Jardins d'hier et d'aujourd'hui: De Karnak à l'Eden 9782296961012, 2296961010

La création et l'organisation des jardins ont étonnamment varié au gré des cultures, du temps et de l'espace.

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Jardins d'hier et d'aujourd'hui: De Karnak à l'Eden
 9782296961012, 2296961010

Table of contents :
SOMMAIRE
INTRODUCTION : UN BREF REGARD SUR LES JARDINS OU DUJARDIN DES DIEUX AU JARDIN THÉRAPEUTIQUE
LE PRÉTENDU “JARDIN BOTANIQUE” DE THOUTMÔSIS III À KARNAK : UN TÉMOIGNAGE DEVANT AMON-RÊ
LE JARDIN D’ÉDEN À LA FAÇON HITTITE
LE JARDIN INTÉRIEUR : SA PLACE ET SON RÔLE DANS
LES ARBRES EN ÉDEN
RÉFLEXIONS SUR LE JARDIN DANS LA MÉSOPOTAMIE ANCIENNE
JARDINS ET PRAIRIES DANS LE ROMAN D’ACHILLE TATIUS
LES JARDINS DANS LA LITTÉRATURE LATINE
LES JARDINS DE THÉLÈME Utilisation du jardin dans la prise en charge institutionnelle de la maladie d’Alzheimer
CONCLUSION SUR LE JARDIN

Citation preview

JARDINS D’HIER ET D’AUJOURD’HUI DE KARNAK À L’ÉDEN

JARDINS D’HIER ET D’AUJOURD’HUI DE KARNAK À L’ÉDEN Actes des Cinquièmes Journées universitaires de Hérisson (Allier) organisées par la Ville de Hérisson et les Cahiers Kubaba (Université de Paris I – Panthéon-Sorbonne) les 20-21 juin 2008

Comité des Fêtes de Hérisson — Association Jacques et Hélène Gaulme — Communauté de Communes du Pays de Tronçais — Association de sauvegarde du Château de Hérisson

Organisateurs du colloque Michel MAZOYER (Paris I Panthéon-Sorbonne) et Jean-Pierre MAURIN (Association de Sauvegarde du Château de Hérisson) Édition du colloque Sydney H. AUFRERE (CNRS, UMR 6125, Univ. de Provence) – Michel MAZOYER

Association KUBABA, Université de Paris I Panthéon – Sorbonne 12, place du Panthéon 75231 Paris CEDEX 05

L’Harmattan 2012

Reproductions de la couverture : Logo KUBABA : la déesse KUBABA (Vladimir Tchernychev) Logo CPAF (Morgane Aufrère, graphiste) Affiche des 5es Journées universitaires de Hérisson (David-Olivier Lartigaud)

Directeur de publication : Michel Mazoyer Directeur scientifique : Jorge Pérez Roy Comité de rédaction Trésorière : Christine Gaulme Colloques : Jesús Martínez Dorronsoro Relations publiques : Annie Tchernychev Directrice du Comité de lecture : Annick Touchard Comité scientifique (Série Antiquité) Sydney H. Aufrère, Nathalie Bosson, Pierre Bordreuil, Dominique Briquel, Sylvain Brocquet, Valérie Faranton, Gérard Capdeville, Jacques Freu, Charles Guittard, Jean-Pierre Levet, Michel Mazoyer, Alain Meurant, Eric Pirart, Dennis Pardee, Jean-Michel Renaud, Nicolas Richer, Bernard Sergent, Claude Sterckx, Patrick Voisin, Paul Wathelet Ingénieur informatique Patrick Habersack ([email protected])

Avec la collaboration artistique de Jean-Michel Lartigaud et de Vladimir Tchernychev. Ce volume a été imprimé par © Association KUBABA, Paris © L’Harmattan, Paris, 2010 5-7, rue de l’École Polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-96101-2 EAN :9782296961012

Bibliothèque Kubaba (sélection) http://kubaba.univ-paris1.fr/ CAHIERS KUBABA Barbares et civilisés dans l’Antiquité. Monstres et Monstruosités. Histoires de monstres à l’époque moderne et contemporaine. COLLECTION KUBABA 1. Série Antiquité Dominique BRIQUEL, Le Forum brûle. Jacques FREU, Histoire politique d’Ugarit. ——, Histoire du Mitanni. ——, Suppiliuliuma et la veuve du pharaon. Éric PIRART, L’Aphrodite iranienne. ——, L’éloge mazdéen de l’ivresse. ——, L’Aphrodite iranienne. ——, Guerriers d’Iran. ——, Georges Dumézil face aux héros iraniens. Michel MAZOYER, Télipinu, le dieu du marécage. Bernard SERGENT, L’Atlantide et la mythologie grecque. Claude STERKX, Les mutilations des ennemis chez les Celtes préchrétiens. Les Hittites et leur histoire en quatre volumes : Vol. 1 : Jacques FREU et Michel MAZOYER, en collaboration avec Isabelle KLOCKFONTANILLE, Des origines à la _n de l’Ancien Royaume Hittite. Vol. 2 : Jacques FREU et Michel MAZOYER, Les débuts du Nouvel Empire Hittite. Vol. 3 : Jacques FREU et Michel MAZOYER, L’apogée du Nouvel Empire Hittite. Vol. 4 : Jacques FREU et Michel MAZOYER, Le déclin et la chute du Nouvel Empire Hittite. Sydney H. AUFRÈRE, Thot Hermès l’Égyptien. De l’infiniment grand à l’infiniment petit. Michel MAZOYER (éd.), Homère et l’Anatolie. Michel MAZOYER et Olivier CASABONNE (éd.), Mélanges en l’honneur du Professeur René Lebrun : Vol. 1 : Antiquus Oriens. Vol. 2 : Studia Anatolica et Varia. 2. Série Monde moderne, Monde contemporain Annie TCHERNYCHEV, L’enseignement de l’Histoire en Russie.

Eysteinn ÁSGRIMSSON, Le Lys, Poème marial islandais. Présentation et traduction de Patrick Guelpa.

3. Série Grammaire et linguistique Stéphane DOROTHEE, À l’origine du signe : le latin signum. Adverbes et évolution linguistique en latin. 4. Série Actes Michel MAZOYER, Jorge PEREZ, Florence MALBRANT-LABAT, René LEBRUN (éd.), L’arbre, symbole et réalité. Actes des premières Journées universitaires de Hérisson, Hérisson, juin 2002. L’Homme et la nature. Histoire d’une colonisation. Actes du colloque international de Paris, décembre 2004. L’oiseau entre ciel et terre. Actes des Deuxièmes journées universitaires de Hérisson, 2004 ? Actes des Journées universitaires de Hérisson, 18 et 19 juin 2004. La fête, de la transgression à l’intégration. Actes du colloque sur la fête, la rencontre du sacré et du profane. Deuxième colloque international de Paris, organisé par les Cahiers Kubaba (Université de Paris I) et l’Institut catholique de Paris, décembre 2000 (2 volumes). D’âge en âge. Actes des Troisièmes journées universitaires de Hérisson, 23-24 juin 2004. Claire KAPPLER et Suzanne THIOLIER-MEJEAN (éd.), Alchimies, Occident-Orient. Actes du Colloque tenu en Sorbonne les 13, 14 et 15 décembre 2001, publiés avec le concours de l’UMR 8092 (CNRS-Paris-Sorbonne). Sydney H. AUFRERE et Michel MAZOYER (éd.), Clémence et châtiment. Actes du colloque organisé par les Cahiers Kubaba (Université de Paris I) et l’Institut catholique de Paris, Institut catholique de Paris, 7-8 décembre 2006. Série Éclectique Élie LOBERMANN, Sueurs ocres. Patrick VOISIN, Il faut reconstruire Carthage.

PRÉFACE

Faisant suite à la manifestation intitulée Jardin d’hier et d’aujourd’hui, qui s’est tenue à Hérisson du 17 au 19 juin 2010, les Actes que nous avons le plaisir de lire sont dus au travail d’édition de Sydney Hervé Aufrère et de Michel Mazoyer, ainsi qu’au travail iconographique de Jean-Michel Lartigaud ; qu’ils en soient vivement remerciés. Microcosme d’une nature dominée, fenêtre ouverte sur des mentalités et des représentations, le jardin a été l’expression d’une harmonie toujours recherchée, quoique rarement atteinte, entre l’homme et l’univers. Comparant des formes de jardins dans les cultures, le temps et l’espace, des chercheurs de différentes régions de France et d’Europe évoquent, dans leur dimensions religieuse, paysagère, utilitaire et psychologique, tant ceux de l’Antiquité, du Moyen Âge que des Mondes moderne et contemporain, jusqu’à ceux du Bourbonnais et des régions voisines. Cette manifestation, organisée par l’Association « KUBABA » de Paris 1Panthéon Sorbonne et l’Association « Sauvegarde du Château de Hérisson », a été rendue possible par la participation de la Ville de Hérisson, ses associations et ses habitants, lesquels ont accueilli chaleureusement les participants. Nous remercions aussi Mme Christine Mazoyer pour avoir veillé à l’organisation de cette rencontre. Une exposition de peinture consacrée aux Peintres de l’Aumance (de 1880 à 1950) a été organisée à la Maison Mousse. Elle a présenté la collection de la Mairie associée aux collections particulières. Son objectif était de mettre en valeur le patrimoine culturel de Hérisson et d’en dégager la spécificité. Le Petit théâtre d’à côté s’est joint à cette manifestation en donnant une représentation. Hérisson est flattée d’accueillir, tous les deux ans, ce colloque, heureuse d’offrir l’histoire de son passé, son charme et sa douceur de vivre.

Bernard FAUREAU Maire de Hérisson

SOMMAIRE

Sydney H. AUFRÈRE, Michel MAZOYER Sydney H. AUFRÈRE Raphaël NICOLLE Michel MAZOYER Paul MIRAULT Roberto BERTOLINO Valérie FARANTON Michèle FRUYT Mauro LASAGNA Jennifer KERNER Patrick ETTIGHOFFER Claude MOUSSY

Introduction : un bref regard sur les jardins ou du jardin des dieux au jardin thérapeutique Le prétendu “Jardin botanique” de Thoutmôsis III à Karnak : un témoignage devant Amon-Rê Le jardin d’Éden à la façon hittite Le jardin intérieur : sa place et son rôle dans l’architecture hittite. Un reflet de l’Éden ? Les arbres en Éden Réflexions sur le jardin dans la Mésopotamie ancienne Jardins et prairies dans le roman d’Achille Tatius Le jardin utilitaire en latin : étude lexicale Les jardins dans la littérature latine Jardins d’agrément et jardins funéraires en Gaule Romaine L’île d’Abalo ou Avallon et le Jardin des Hespérides ne font-ils qu’un ? La description du jardin d’Éden dans le De Laudibus Dei de Dracontius

11-17 1-30 31-38 39-43 45-52 53-67 69-77 79-113 115-132 133-147 149-154 155-164

Marie-Anne ÉVRARD Pascale BOURGAIN Pierre LEVRON

Patrick GUELPA Christian BANAKAS Janine CHRISTIANY

Une poésie amoureuse des jardins, des Troubadours à Ronsard L’arbre et la fleur dans les textes religieux et poétiques au XIIe siècle La mélancolie en ses jardins, de la crise à la guérison. Enquête dans quelques textes littéraires des douzième et treizième siècles Le jardin dans la mythologie scandinave : les causes d’une absence troublante Regard sur les jardins anglais Les promenades publiques parisiennes au XIXe siècle.

165-180 181-194 195-233

235-246 247-254 255-266

Un autre modèle de société — L’eau dans tous ses états — mise en place des jardins et promenades de Paris

Hubert BEAUFRÈRE

Les jardins de Thélème.

267-277

Utilisation du jardin dans la prise en charge institutionnelle de la maladie d’Alzheimer

René VARENNES

Conclusion sur le jardin

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279-285

Jardins d’hier et d’aujourd’hui. De Karnak à l’Éden. Édité par Sydney Hervé Aufrère et Michel Mazoyer. Cahiers Kubaba, Paris, 2012, p. 11-17.

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INTRODUCTION : UN BREF REGARD SUR LES JARDINS OU DU JARDIN DES DIEUX AU JARDIN THÉRAPEUTIQUE

À l’heure d’un intérêt partagé pour les jardins et leur histoire, notamment pour les jardins d’Orient1, Jardins d’hier, jardins d’aujourd’hui : de Karnak à l’Éden en explore quelques facettes. On ouvre ici une perspective afin de comprendre, au moyen de quelques jalons, comment cette projection d’une nature ordonnée se constitue et évolue culturellement à travers le temps et dans l’esprit des hommes qui les ont imaginés, depuis les jardins égyptiens et leurs transpositions dans l’iconographie des temples jusque dans les Jardins de Thélème créés dans un but thérapeutique. En Égypte et en Orient tout d’abord, jusque dans la littérature biblique… car c’est là que les premières traces de jardins conçus comme un univers privilégié, comme lieux de rencontre avec les dieux, se perçoivent. Si les temples égyptiens sont des répliques d’un univers ordonné et hiérarchisé où le végétal prend une place de première importance, la culture égyptienne a favorisé l’éclosion de jardins conçus par leurs propriétaires comme des microcosmes, voire de véritables arboretums du plus simple au plus complexe comme celui d’Ineni, lorsque commence la grande aventure du Nouvel Empire. Les abords du temple égyptien s’ouvrent sur un foisonnement végétal de part et d’autre d’une allée, qui se poursuit par un jardin minéralisé sous forme de l’architecture. Sydney H. Aufrère (p. 9-31) prend le parti de se pencher sur un aspect du jardin, en abordant celui que l’on appelle peut-être à tort le « Jardin botanique » de Karnak, lequel désigne une salle de l’Akhmenou du temple de Karnak. Cette salle contient une « collection » de représentations botaniques ou animales des plus étranges qui ont beaucoup surpris les égyptologues qui ont eu à en traiter. D’un point de vue factuel et sur la base des textes qui y sont gravés, elles concrétisent 1

Rika GYSELEN (éd.), Jardins d’Orient (Res Orientales III), Paris, 1991.

S.H. AUFRÈRE ET MICHEL MAZOYER

les découvertes faites lors de campagnes en Syrie et en Nubie sous le règne de Thoutmôsis III. Il s’agit d’une salle où sont disposées, sans que l’on y soupçonne un esprit de collection particulier. Les curiosités végétales sont comme posées sous les yeux d’Amon-Rê afin de suggérer, suite à la fascination qui a découlé des découvertes de territoires inconnues lors des conquêtes de ce souverain, le pouvoir de création de ce dieu universel audelà des frontières naturelles de l’Égypte, laquelle apparaît comme un jardin clos par les montagnes et les déserts qui l’environnent. On évoque à travers les âges d’autres jardins orientaux ou leurs représentations, à commencer par l’Éden, ce jardin primitif, microcosme où débute l’« Histoire » de l’Humanité et qui procède d’un modèle commun à toutes les cultures du ProcheOrient. Raphaël Nicolle (p. 33-38) montre, d’après les textes, que l’évocation du jardin du dieu de l’Orage qui s’étend sur la Montagne, présente des points communs avec l’Éden de la Bible. De l’Éden hittite, tout mal est exclu et les espèces animales vivent dans une paix éternelle sous le regard du souverain des dieux. Michel Mazoyer (p. 39-43) traite, quant à lui, d’un point de vue archéologique. D’après le rituel de fondation CTH 414 (III 37IV28), il met en évidence l’existence de jardins intérieurs dans les temples et les palais hittites. Ces jardins arborés, qui renvoient eux aussi à celui du dieu de l’Orage situé au sommet de la Montagne sacrée, abritaient probablement un chêne vert, garantie de renaissance et de renouveau, et différentes espèces végétales. C’est grâce aux rites pratiqués dans ce jardin où se situe le foyer sacrificiel garantissant des relations éternelles entre les dieux et les hommes que sont maintenues la cohésion et la stabilité de la dynastie hittite. Abordant le thème biblique en resituant la problématique de l’Éden entre maschâl et mythe, Paul Mirault (p. 45-52) le recontextualise à l’aide de la vision du jardin en Mésopotamie. « Un maschâl, rappelle-t-il, n’est pas un mythe pour la raison qu’il ne prétend absolument pas nous raconter une histoire du passé, mais nous faire comprendre une réalité par une image, de manière allégorique ; le mâschâl est un récit concret portant une signification. » Le texte biblique véhicule un thème très archaïque où l’auteur met en exergue l’arbre de vie, également connu par des hypotextes mésopotamiens, et l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Roberto Bertolino (p. 53-67) guide le lecteur dans le domaine des jardins mésopotamiens en évoquant la tradition des jardins suspendus de Babylone construits, d’après la légende accréditée par Flavius Josèphe, sur l’ordre de Nabuchodonosor II pour son épouse Sémiramis afin de lui rappeler les montagnes de Médie. La légende le fait apparaître comme un conservatoire 12

INTRODUCTION

de plantes et d’arbres, ce qui peut se comprendre d’un pays qui dispose d’un nombre d’essences limitées, où l’arbre acclimaté apparaît comme une richesse en soi. Ainsi le jardin, dans une contrée composée d’espaces désertiques et de marécages, devient-il un espace privilégié depuis l’époque de l’antique Sumer au IIIe millénaire jusqu’au Ier millénaire où l’art des jardins — lesquels prolifèrent — et l’acclimatation des arbres non indigènes atteignent leur apogée, s’imposant au cours du temps comme un lieu de loisir et de détente, ce qui explique le souvenir des Jardins suspendus de Babylone. Plusieurs auteurs se sont efforcés de montrer la symbolique du jardin dans les monde hellénistique et romain. Valérie Faranton (p. 69-77) propose une visite du jardin à l’époque hellénistique, notamment à travers ceux du roman d’Achille Tatius (IIe siècle apr. J.-C.), Les aventures de Leucippé et Clitophon. Une série de topoï culturels liés à la thématique du jardin naît dans la littérature grecque dès les poèmes homériques, tradition perpétuée par les poètes alexandrins et la littérature romaine, qui met en exergue une « nature à la fois sacrée et humaine, puisant une partie de ses sources dans l’épopée ». Le roman de Tatius, comme d’autres romans hellénistiques, évoque à plusieurs reprises l’image des jardins, imaginaires ou réels et même dans l’ekphrasis d’un tableau décrit par l’auteur. Ils jouent un rôle précis dans l’intrigue de tels romans car, considérés comme des morceaux de bravoure, leur évocation selon un mode convenu constitue un invariant de la littérature antique. Les deux communications suivantes sont ici conçues comme un diptyque. Se cantonnant à la littérature latine, entre le Ier siècle avant et le Ier siècle apr. J.-C., exploitant tous les genres littéraires, Mauro Lasagna (p. 79-96)) souligne qu’à Rome, le jardin, comme dans d’autres civilisations, est une « synthèse de nature et de culture ». La contribution, qui se veut une autopsie, adopte la forme d’un diptyque. D’une part, l’auteur explore le thème des présences, fonctions et signifiés du jardin où il est successivement question de l’œuvre de Virgile complétée, sur le chapitre des jardins, par celle de Columelle. La question du lien entre le jardin et la philosophie est traitée ainsi que le réalisme du jardin traité dans la littérature. D’autre part, il aborde le thème du jardin créé par la langue littéraire, qui procède d’une véritable mise en scène par les « procédés de l’imitatio, de l’aemulatio et de l’allusion ». Mais c’est aussi le jardin de l’intériorité car ce sont les jardins qui procurent l’inspiration poétique. C’est par le jardin que le poète effectue sa « recherche de la béatitude philosophique », qui n’est autre que le bonheur d’Épicure.

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S.H. AUFRÈRE ET MICHEL MAZOYER

Dans la poursuite de l’investigation de Maura Lasagna, l’importance du jardin à l’époque romaine est soulignée par Michèle Fruyt (p. 97-132) qui soumet le jardin utilitaire des Latins à une étude lexicale. Après un examen du terme générique hortus, il est étudié dans différents contextes comme lieu clos et privé ou lieu de subsistance. Ainsi, la localisation et le contenu de l’hortus sont systématiquement passés en revue, non seulement les produits consommables par l’homme mais les simples dont il se soigne, voire les plantes magiques. « … la communauté linguistique latine, assure-t-elle, le jardin était conceptualisé comme le prototype de l’entité bénéfique indispensable à la vie humaine dans les aspects concrets de sa subsistance journalière. » Dans sa communication, Jennifer Kerner (p. 133-147) explore les jardins d’agrément et les jardins funéraires en Gaule romaine, car le goût du jardin, qui découle d’un besoin de sa présence qui investit tant l’espace public que les cours minuscules des insulae. L’auteur décline toutes les espèces de jardins depuis ceux des insulae jusqu’aux hortuli de banlieues. Mais elle apporte beaucoup concernant les jardins funéraires, les cepotaphia dont elle précise à la fois la fonction économique et la valeur symbolique, notamment à travers un document inestimable : le « testament du Lingon » (IIe siècle) e connu par une copie du X siècle. Au final, l’auteur constate que les jardins sont bien, comme le répétait Pierre Grimal, « une réserve de Nature et une réserve de Culture », et qu’ils sont, quel que soit leur statut, — jardins d’agrément ou jardins funéraires, — empruntant aux traditions orientale et hellénistique, un reflet de la société romaine : hétéroclite, métissée et créative. Constituant un pont entre l’Antiquité et le Moyen Âge, voici la question posée par Patrick Ettighoffer (p. 149-154) : l’île d’Abalo ou Avallon et le Jardin des Hespérides ne font-ils qu’un ? C’est aux extraits de Pythéas qu’il faut revenir pour découvrir que ce dernier, lorsqu’il revient de l’île de Thulé, accoste à une île où l’on récolte l’ambre et que Pline nomme Abalus ou Basilcia, laquelle ne serait autre qu’Helgoland, dont l’activité serait, en se plaçant sur le terrain mythique, à l’origine de la légende du Jardin des Hespérides où se rejoignent la pomme et l’ambre. Cette légende, d’après l’hypothèse de travail de Patrick Ettighoffer, aurait été recueillie à l’époque mycénienne ou géométrique auprès des populations de la mer du Nord à propos d’un site religieux protégeant un trésor contenant de l’ambre.

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INTRODUCTION

La littérature médiévale est quant à elle une source inépuisable concernant les jardins. Revenant sur l’arbre de la connaissance du bien et du mal du jardin d’Éden qui fait l’objet des premières contributions de ce volume, Claude Moussy (p. 155-164) évoque comment l’Éden est perçu dans le De Laudibus Dei de Dracontius, poète de la fin du Ve siècle. Si la Genèse fournit de multiples thèmes d’inspiration aux poètes chrétiens, le jardin d’Éden représente un thème des plus prévilégiés. Mais Dracontius, dont le vocabulaire réduit à hortus et locus (une étude lexicographique est fournie) se démarque clairement de Eden ou Paradisus, en offre une description originale. L’auteur présente le jardin d’Éden chez Dracontius, qui en imagine sa naissance le troisième jour de la Création et étudie tout particulièrement le vocabulaire employé par Dracontius pour le décrire ainsi que ses sources. Effectuant une exploration de la poésie amoureuse des jardins, des troubadours à Ronsard, Marie-Anne Evrard (p. 165-180) souligne de son côté que « l’histoire du jardin semble avoir depuis toujours entretenu un échange fructueux avec la littérature et plus particulièrement la poésie, au point qu’on ne sait jamais véritablement qui inspire ou a inspiré l’autre ». Le trouvère ou trouveur est celui qui met le jardin en poèmes. Pour le trouvère, le jardin est le lieu de la reverdie printanière car celle-ci évoque, par analogie, la beauté de la dame, voire le corps même de la dame aimée, — un jardin clos aux mille fleurs. Le jardin devient donc le lieu du poème amoureux, celui de la jeunesse éternelle, de la sensualité et de l’érotisme en sorte de faire échec à Saturne, évocation du temps qui passe. L’arbre et la fleur dans les textes religieux et poétique au XIIe siècle offrent à Pascale Bourgain (p. 181-194) l’occasion d’une réflexion sur le symbolisme médiéval qui fait assaut de métaphores. On assiste à la métamorphose du jardin (hortus conclusus) considéré comme « le lieu de l’intériorité personnelle : le jardin de l’âme » du XIe siècle en jardin où se concentre la puissance dynamique de la nature du XIIe siècle, le viridarium, différence alimentée par les noms du jardin liés à des étymologies fausses ou vraies. Compte tenu de cette évolution, arbres et fleurs, dans le domaine de la poésie, sont celles de la botanique biblique, notamment dans le Cantique des Cantiques qui renvoie à des noms de plantes bien connues des hommes du Moyen Âge. Pascale Bourgain aborde ainsi les arbres au moyen de l’arbre du jardin d’Éden, l’arbre de la Croix, l’arbre de Jessé ainsi que les différentes métaphores employant l’arbre comme support : arbor a fructibus cognoscitur. La fleur, elle, n’a rien à envier à l’arbre. « Sa fragilité, écrit

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S.H. AUFRÈRE ET MICHEL MAZOYER

Pascale Bourgain, l’attache à l’instant, au précaire, au périssable » : le lys de la virginité, la rose de la sagesse divine ou simplement la fleur de la force vitale et le symbole de l’accomplissement. Les liens existant entre le jardin et la mélancolie dans les textes littéraires des XIIe et XIIIe siècles sont examinés par Pierre Levron (p. 195-233), qui écrit : « Le jardin est l’un des terrains où se joue la tension entre l’effort civilisateur de l’humanité et une mélancolie ambivalente, parce qu’elle incite à l’introspection tout en favorisant des régressions anthropologiques menaçantes. » la question posée est : est-ce qu’il existe des jardins mélancoliques qui se distingueraient du jardin « courtois » ? La réponse est possible en distinguant des jardins « objectifs » et des jardins « subjectifs ». Pour poser la problématique, trois formes du jardin sont abordées : celle du jardin « littéraire », celle du jardin mélancolique, théâtre de crises atrabilaires et celle du jardin « clinique » où l’on soigne la mélancolie. Il est difficile de résumer ce texte riche sinon en empruntant ici aux mots mêmes de l’auteur… Perceptible au premier abord comme un moyen de mettre en évidence une crise mélancolique ou comme un moyen de la soigner, la nature ordonnée — qu’elle soit faite jardin ou lieu naturel — entretient des relations beaucoup plus complexes qu’on ne pourrait le penser avec la mélancolie. Elle peut en être un antagonisme, mais aussi un complément. Très flexible, déterminée par des critères polyvalents et somme toute simples — la fermeture par des végétaux, des bâtiments, des hommes ou par le regard de l’homme, la beauté et l’agrément, — elle apparaît souvent comme un lieu de crises dont elle n’est pas que le théâtre : renforçant le pathétique ou la violence d’un état atrabilaire par le contraste qu’elle forme avec celui-ci, elle sert souvent de commentaire moral implicite à l’état décrit. Les situations où elle sert de cadre à la guérison d’une crise atrabilaire supposent quant à elles que les personnages savent l’utiliser avec pertinence. L’imprécision, le stéréotype ou le motif-cadre recèlent donc une extrême disponibilité et un fonctionnement narratif très subtil : la nature n’est pas figée dans son ordonnancement, mais construite, utilisée et racontée. La mise en ordre est donc proche d’une mise en texte vouée à mettre en forme, à relater et à contrôler cette mélancolie, fascinante et effrayante part de la nature humaine. Dans ce concert de communications autour du jardin médiéval, le cas de la mythologie scandinave que traite Patrick Guelpa (p. 235-246), fait l’objet d’un cas à part puisque dans cette dernière le jardin joue un rôle dont l’insignifiance est soulignée. Pourtant, en s’attardant sur le plan sémantique, 16

INTRODUCTION

le « mot islandais gar"ur correspond, écrit l’auteur, au mot allemand moderne Garten et à l’anglais moderne garden ». Ainsi l’idée de jardin est présente du seul point de vue étymologique. À défaut de jardin, comme lieu de délices, il faut se tourner vers le frêne Yggdrasill, l’Arbre du Monde de la religion scandinave, à savoir un arbre cosmique qui, d’après d’Edda poétique, sert de soutien aux neuf mondes. Pourtant, dans la mythologie scandinave, si l’on en croit la « Prédiction de la Voyante », il existe une nostalgie du « Paradis perdu ». On notera que la notion de jardin, soit réel, soit imaginaire, qui est un héritage intellectuel des cultures orientale et hellénistique, jardin qui est pourtant si prisé de Rome, en Gaule romaine et au Moyen Âge, n’étend pas son influence dans la mythologie scandinave. Deux autres communications nous informent sur des jardins qui, en dépit de leur réalisation remontant au XVIIe siècle, se sont perpétués jusqu’à nous. Considérant le jardin anglais du XIXe siècle, Christian Banakas (p. 247-254) présente des formes spécifiques qui l’opposent au jardin à la française. Le jardin à l’anglaise s’affirme à partir de William Kent (1685-1748), qui a reçu une formation de peintre et subit l’influence de Palladio lors d’un voyage en Italie, ce qui le pousse à agrémenter ses jardins de grottes, de temples, de cascades et de ponts afin de mimer la nature. Quant à Lancelot Brown (1716-1783) qui se fonde sur de solides connaissances d’horticulture, il est à l’origine d’un autre jardin qui va jusqu’à éliminer la notion même de ce dernier au moyen de lacs ainsi que par une judicieuse utilisation du parcours de l’eau, une vision critiquée par son contemporain, William Chambers (1723-1793), qui y voit une copie servile de la nature. Cela dit, l’auteur accorde une attention plus particulière à Hyde Park, Regent’s Park et Holland Park, tous conçus différemment d’un point de vue de la gestion de l’espace. Si la peinture a manifestement influé sur la composition et l’ordonnance des jardins anglais, la littérature n’a pas été en reste, notamment Alexander Pope qui promeut le jardin plongeant ses racines dans la nature telle qu’elle est. La littérature elle-même se fait l’écho des préoccupations des propriétaires de parcs ou de jardins comme dans Mansfield Park de Jane Austen. L’auteur accorde une part à l’histoire du gazon anglais et de son rôle social qui finit par se confondre avec celui de la Gentry, évoqué dans le roman The Garden Party de Catherine Mansfield. Bref, le jardin à l’anglaise, qui est en accord avec l’évolution des courants artistiques, diffère des jardins à la française, dont le but spécifique est de servir l’architecture.

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S.H. AUFRÈRE ET MICHEL MAZOYER

Janine Christiany (p. 255-266), elle, entraîne le lecteur vers les lieux de promenades publiques parisiennes au XIXe siècle, car la création de promenades, de boulevards, de mails, de jardins, lieux de loisirs citadins, se développe avec l’extension des villes et l’accroissement de la population suite à l’industrialisation du paysage urbain. Sous le Second Empire, aux percées haussmaniennes, destinées à prévenir les insurrections, répondent des promenades intérieures de la Ville de Paris, ainsi que les bois de Vincennes et de Boulogne ainsi que le Parc des Buttes-Chaumont, le projet dans son ensemble étant soutenu par plusieurs grands services, à partir de 1853 : le service des eaux, le service des promenades et plantations, le service des travaux d’architecture et la direction de la voirie. Enfin, la place réservée au jardin dans la médecine contemporaine est mise en lumière par Hubert Beaufrère (p. 267-277) à propos des Jardins de Thélème. Après avoir rappelé que la maladie d’Alzheimer n’est pas une maladie psychiatrique, mais une maladie organique dont le « tableau clinique, dit-il, est dominé par des troubles de la mémoire et une désorientation dans le temps et l’espace », il présente l’architecture du jardin de l’unité Alzheimer de Hérisson. Cette dernière a été conçue à l’image des jardins monastiques médiévaux. Il est composé d’une terrasse, un jardin paysager, des jardinières, un jardin anglais. L’intérêt thérapeutique de ce jardin est de prévenir les troubles cognitifs, à savoir l’agitation et la désorientation spatiale ainsi que les troubles mnésiques et l’agnosie, et pour finir la désorientation temporelle et l’apraxie. En d’autres termes, en étant « un pont rassurant entre passé et avenir », il remplace avantageusement les médicaments psychotropes. Belle conclusion que celle empruntée à Théodore Monod : « L’être humain complet, c’est à la fois la cime et les racines ! » C’est bien le souvenir que le jardin, conçu comme un microcosme, est encore à bien des égards le moyen de soigner les âmes sinon la mélancolie, en d’autres temps, où il se fait lieu de thérapie. Par-delà le temps, tous les jardins au cours de l’histoire sont associés par un fil d’Ariane car ils sont d’abord un objet culturel, éternel reflet de notre propre regard. Le beau texte de René Varennes (p. 279-285) avec lequel se referme ce volume, entre dans l’évocation des souvenirs du poète, tant dans les jardins de la région de l’Allier que dans celui de son enfance.

Sydney H. AUFRÈRE et Michel MAZOYER 18

Jardins d’hier et d’aujourd’hui. De Karnak à l’Éden. Édité par Sydney Hervé Aufrère et Michel Mazoyer Cahiers Kubaba, Paris, 2012, p. 19-31. ————————————————————————————————————————

LE PRÉTENDU “JARDIN BOTANIQUE” DE THOUTMÔSIS III À KARNAK : UN TÉMOIGNAGE DEVANT AMON-RÊ Sydney H. AUFRÈRE Centre Paul-Albert Février (UMR 6125 du CNRS)

L’Égypte du Nouvel Empire s’est découvert un fort penchant pour la nature et l’acclimatation de plantes. Sous la conduite des monarques guerriers thébains, l’Empire égyptien de la XVIIIe dynastie, au début de la seconde moitié du deuxième millénaire, scelle un pacte avec l’âge d’or. Cet empire s’étend vers la Nubie et la Syrie et avec lui s’agrandit l’univers des ressources végétales, phénomène intéressant à étudier. L’exotisme végétal de ces lointaines contrées montre son visage à Thèbes, comme autant de productions de la gracieuse Hathor, qui règne sur des contrées lointaines. La société égyptienne tout entière s’inscrit sous le signe d’une ivresse de vivre que confère la domination de mondes inconnus qui ouvrent leurs mines et carrières et témoignent des ressources de leurs sols et de leur agriculture. Les règnes des Amenhotep, des Thoutmôsis et a fortiori celui d’Akhenaton, se placent sous le signe de l’exubérance végétale qui apparaît partout sur les monuments. Fleurs, plantes et fruits (exotiques ou non) — perséa, lotus, grenades, fruits de balanite — ne cessent de prêter leurs formes charnues aux objets de toilette pour le plaisir des élégants et des élégantes de Thèbes. Parmi les membres de la cour thébaine, un haut personnage incarne ce goût nouveau et dispendieux, c’est l’architecte en chef Ineni, qui, pendant soixante ans, est un pilier des règnes successifs d’Amenhotep Ier, de Thoutmôsis Ier, de Thoutmôsis II pour finir sa vie sous le règne de Thoutmôsis III (1526-1458). C’est un fait rare sur les rives de la Basse vallée du Nil qu’une longue vie1 et encore plus d’avoir été un témoin de tels souverains par qui s’est faite une conquête sans précédent sur les glacis de l’Égypte. Qu’Ineni eût fait rapporter des essences rares du Pays de Kouch 1

32.

AUFRÈRE et BOSSON, « La vieillesse et la hiérarchie des Anciens », et en particulier p. 31-

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lors de l’expédition militaire conduite sous le règne d’Amenhotep Ier, et les ait acclimatées dans un jardin privé planté à son attention, est un fait significatif. D’ailleurs, pour maintenir le souvenir de cette réalisation destinée à l’accompagner dans l’au-delà, Ineni prend soin de reproduire, à côté des silhouettes des différentes essences acclimatées, les noms de celles-ci, permettant ainsi de constituer la première encyclopédie naturaliste des jardins à laquelle Nathalie Baum a consacré un travail fondateur. On ne saurait cependant imaginer qu’un simple privé eût fait planter un jardin d’agrément dans la demeure qu’il possédait non loin du Palais royal sans que ce dernier n’eût pas été doté d’un espace semblable tant un « jardin de délices » est important dans une vie de cour où il n’est d’ordinaire question que de romances et de séduction2. L’existence de jardins dans le domaine du palais royal d’Amarna plaide pour le fait qu’il en eût été ainsi des palais de la XVIIIe dynastie que l’on connaît moins bien. Mais ne cédons pas à cette impression, et, à défaut de connaître en détail le palais royal, examinons la villa d’Ineni, qui pourrait fournir un modèle plus discret des arrangements d’un plus vaste ensemble qui aurait été destiné au roi et à son Harem. Le domaine d’Ineni (ci-dessus) est quadrangulaire et cerné d’un mur à merlons. Côté rue, il est précédé d’une rangée d’arbres au centre de laquelle se dresse un grand portail surmonté d’une corniche à gorge, sur le linteau duquel ont été reproduits ses noms et titres. Sitôt à l’intérieur, la demeure, que le visiteur devine en perspective, se situe dans l’axe de la propriété qui est scindée en deux parties symétriques. Une fois franchie l’entrée, le visiteur aperçoit de part et d’autre deux grands bassins entourés d’arbres, et alimentés par la nappe aquifère, qui permettent d’irriguer les plantations. Un espace ombragé par une rangée de cinq palmiers dattiers permet d’accéder à un enclos dans lequel se dressent douze arbres. Ensuite on accède par une 2

MATHIEU, Chants d’amour de l’Égypte ancienne.

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porte plus petite, à un espace central agrémenté de quatre treilles, qui prodiguaient une ombre salutaire et on parvenait à une maison à un étage pourvu de deux portes et de fenêtres. La maison elle-même, sur les côtés exposés, recevait la fraîcheur bienfaitrice dispensée par des arbres, notamment des palmiers dattiers et des palmiers doum, ainsi que par des parterres de fleurs. De là, on accédait à deux parties symétriques de par et d’autre de la maison, qui rejoignent les deux ensembles précédemment décrits, le tout formant une sorte de U. Dans chacune de ces parties, devant des bassins à poissons pouvant servir à l’irrigation, se dresse un kiosque en bois surmonté d’un toit cintré où le propriétaire et sa famille pouvaient se rendre en fonction des heures de la journée pour profiter de la fraîcheur. Dans les parties haute et basse du dessin, on voit une rangée d’arbres alternés3. Ce nouveau goût n’est pas sans expliquer que la bibliothèque d’Amenhotep III conservera plus tard la trace de monographies portant sur des arbres. Si n’ont subsisté que les titres de deux ouvrages sur le grenadier ou le moringa4, — deux arbres importés de Syrie Palestine, on est porté à penser que la bibliothèque d’Amenhotep III devait probablement accueillir des monographies sur les arbres importés à l’instar de ceux qu’Inéni5.

3

Champollion-Figeac considère tous les jardins comme s’ils eussent ressemblé au jardin d’Ineni : « Un vaste jardin était une dépendance ordinaire d’une habitation égyptienne complète (pl. 55). Il était carré ; une palissade en bois formait sa clôture ; un côté longeait le Nil, ou un de ses canaux, et une rangée d'arbres taillés en cônes s'élevait entre le Nil et la palissade. L'entrée était de ce côté, et une double rangée de palmiers et d’arbres de forme pyramidale ombrageait une large allée qui régnait sur les quatre faces. Le milieu était occupé par une vaste tonne en treilles, et le reste du sol par des carrés garnis d’arbres et de fleurs, par quatre pièces d'eau régulièrement disposées, qu'habitaient aussi des oiseaux aquatiques ; par un petit pavillon à jour, espèce de siège ombragé ; enfin, au fond du jardin, entre le berceau de vignes et la grande allée, était un kiosque a plusieurs chambres, la première fermée et éclairée par des balcons à balustres ; les trois autres, qui étaient à jour, renfermaient des fruits, de l'eau et des offrandes. Quelquefois ces kiosques étaient construits en rotonde à palustres surmontés d'une voûte surbaissée. » (CHAMPOLLION-FIGEAC, Égypte, p. 177.) 4 AUFRÈRE, « Note à propos des ex-libris ».

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L’esprit des jardins plane à Thèbes en dehors de la villa d’Ineni, dans le domaine des temples où la nature se doit d’être ordonnée annonçant un univers aux colonnes florales pétrifiées, qu’il s’agisse des lotus et des papyrus du marais primordial. Vers la fin de la XVIIIe dynastie, la tombe de Neferhotep6 montre les abords du pylône du temple d’Amon-Rê à Karnak dont le débarcadère, au fond d’un canal en T, est agrémenté par un jardin planté de vingt-et-un sycomores, de deux plans de vigne arborescents et de deux mares où poussent de vigoureux papyrus tandis que sur les eaux du canal s’étalent des feuilles et pointent des fleurs de lotus dont la forme laisse supposer qu’il s’agit de la variété Nymphaea caerulaea DELILE. Les jardiniers affectés au temple n’ont pas cherché la complexité. Ils se sont contentés de plantes indigènes, au point qu’on devine derrière ces arbres fruitiers et ces plantes d’eau un univers accueillant et favorable à la vie, ce qui convient bien à l’idée d’un dieu créateur de l’univers. Rien à voir avec l’idée d’un jardin aux plantes acclimatées, mais bien de plantes égyptiennes, celles d’un hortus conclusus avant la lettre, celui que forme la vallée du Nil enserrée dans un corset de montagnes et de déserts. Il semble même, si l’on y prête un peu plus attention, que ce jardin annonce un jardin qui n’est pas de même nature puisqu’il minéralise le microcosme de la vallée du Nil. Naturellement, le décor du jardin paysager ne s’arrête pas au jardin d’Ineni ou aux approches du temple de Karnak, mais cela peut constituer une entrée en matière dès lors que l’on cherche à comprendre le rapport qu’entretiennent les Égyptiens avec l’idée de nature domestiquée ou sauvage7. Il se trouve que le temple d’Amon-Rê abrite un décor surprenant qui se déploie sur les parois d’une salle relevant du sanctuaire de l’Akhmenou construit sous le règne de Thoutmôsis III (1458-1425) au chevet du temple, c’està-dire à l’est et auquel on accède par le temple principal. La salle en question précède le sanctuaire de cet Akhmenou, qui occupe un emplacement étrange que l’on va aborder sous peu. Si l’on s’en tient à ses caractéristiques architecturales, elle est soutenue par quatre colonnes papyriformes fasciculées à chapiteau fermé8, signifiant, en langage symbolique, que la salle est théoriquement plongée dans l’obscurité, ce que confirme le fait que les parties sculptées sont en relief et non en relief dans le creux, caractéristique des décorations extérieures. Et la partie basse du mur est décorée par une frise qui mêle quelques animaux à des plantes, le tout exotiques. Pour cette raison, une tradition persistante a voulu en faire un « jardin botanique », d’où ce nom-ci qu’on lui donne le plus souvent : « jardin botanique de Thoutmôsis 5 6 7 8

Ibid., p. 223. CABROL, « Remarques au sujet d’une scène de la tombe de Neferhotep ». THIERS, « Les jardins de temples ». BEAUX, Le cabinet de curiosités de Thoutmôsis III, p. 20.

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III ». Cependant, il serait imprudent d’entériner a priori cette nomination en l’employant sans se poser de question même s’il s’agit du nom qu’a imposé le regard égyptologique. Pour s’en tenir à une appellation objective, on la qualifiera pour l’instant de « salle à décor naturaliste », mais étant donné qu’il est difficile d’étudier cet espace sans le resituer dans son environnement architectural et cultuel, on le nommera « salle à colonnes » car il est le seul du complexe latéral de l’Akhmenou dont on va à présent parler, lequel occupe une place toute particulière dans l’accès au sanctuaire principal, qui se trouve décalé à l’est de l’Akhmenou. Ce complexe latéral, il convient de le préciser, se présente du côté solaire (au nord) tandis que la partie méridionale correspond à des salles chthoniennes (elles sont dédiées à Sokaris). Ce caractère solaire et ouranien est confirmé par le contexte architectural et les épithètes du dieu. Le cheminement dans le sanctuaire, que l’on appelle le Grand-Temple (Hw.t-aA.t), a été retracé par Jean-Claude Golvin et Jean-Claude Goyon dans Les bâtisseurs de Karnak9. Le souverain pénétrait par une enfilade de trois salles ouest-est dont la dernière abritait un autel placé sur une estrade 10. Il lui fallait ensuite se faufiler par un passage situé au nord-est pour accéder à la « salle aux colonnes », qui fait office de vestibule. Celui-ci livre en effet accès, au Nord, à deux espaces. 1°) Au milieu, une entrée flanquée de fines colonnes engagées ouvre sur un sanctuaire axial (sud-nord) dans les parois latérales duquel étaient ménagées quatre niches-tabernacles à gauche et quatre autres à droite (en tout huit), restaurées à l’époque post-amarnienne, tandis que le fond était occupé par un socle de quartzite où se dressait un naos abritant la statue du dieu Amon et fixé à l’aide que quatre tenons 11. Penser que ces huit niches-tabernacles correspondraient aux huit divinités qui composent l’Ogdoade a naturellement la logique pour soi. Nathalie Beaux, qui a consacré un beau travail à ce monument, souligne un fait intéressant : « Au sud, à côté de l’entrée, les parois présentaient d’abord un décor botanique et zoologique dans leur soubassement, et une scène figurant Thoutmosis III avec un dieu dans le registre supérieur12. » Et ce décor se poursuit en direction du nord sous les niches, sur les parois est et ouest13. Au centre de la salle était posée une table d’offrandes14. 2°) Au nord-est dudit vestibule, s’ouvrait une 9

GOLVIN, GOYON, Les batisseurs de Karnak, p. 45. Mais voir aussi BEAUX, Le cabinet de curiosités de Thoutmôsis III, p. X, plans I et II ; p. 6, plan III. 10 BEAUX, Le cabinet de curiosités de Thoutmôsis III, p. 9, A-B. 11 BARGUET, Temple d’Amon-Rê, p. 199-201 ; BEAUX, op. cit., p. 22-28. Sur le naos : ibid., p. 24-27. 12 Ibid., p. 22. 13 Ibid., p. 24. 14 Ibid., p. 27-28.

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enfilade énigmatique de deux salles, qui menait à une mezzanine15, la seconde salle présentant une niche au nord-est visible sur les trois qui existaient. Pour Nathalie Beaux, la seconde salle pouvait être un sanctuaire ou parallèle ou faire office de magasin16, idée à laquelle je souscris. Cependant, il est difficile de dire s’il existe une communication entre la mezzanine de la seconde salle et le couloir nord de l’Akhmenou17. Paul Barguet rend compte de l’existence, dans « la salle à colonnes », de deux sphinx de Thoutmôsis III « allongés entre les colonnes ». Ceux-ci font allusion à « Amon maître du ciel qui réside dans l’Akhmenou » (Hrj-jb "xmnw) et à « Amon dans l’Akhmenou »18, deux inscriptions confirmant les noms de l’hôte divin du lieu. À ce stade de la description, on note que, sur le plan architectural, cette salle occupe un statut notable puisqu’elle est soutenue par quatre colonnes encore surmontées de trois architraves19, qui permettent d’attester la hauteur de son plafond. Cela dit, les représentations en relief de la « salle à colonnes » fait l’objet de l’essentiel de la thèse due à Nathalie Beaux20, qui les a identifiées. À l’extrémité nord de la paroi est de la « salle à colonnes », une colonne de hiéroglyphes livre le texte suivant : An 25 auprès du roi de Haute et de Basse-Égypte, Menkheperrê, vivant éternellement. Plantes que Sa Majesté a trouvées au (littéralement « sur le ») Pays de Retenou21. 15 BARGUET, Temple d’Amon-Rê, p. 201 ; BEAUX, op. cit., p. 28-33. Pour ne pas manquer d’être explicite sans entraver la démonstration, le complexe comprend une seconde partie à laquelle on accède au Nord-Est de l’Akhmenou. Celui qui y pénètre débouche sur une première salle soutenue par deux colonnes polygonales (il y est respectivement question d’ « Amon-Rê, maître des Trônes du Double-Pays » et d’ « Amon-Rê qui préside à ses harems »), laquelle livre accès, à son tour, à deux autres salles au nord (contenaient-elles, comme le dit Barguet, deux images d’Amonet et de Mout ?) et à une salle au sud. Voir BARGUET, op. cit., p. 202-203 (La salle aux deux colonnes polygonales). Sans vouloir pousser très loin l’analogie, il semble bien que cette partie, séparée de la première — le Grand-Temple (Îw.t-#".t), — correspondait au harem du dieu. 16 BEAUX, op. cit., p. 32. 17 Ibid., p. 33-35. Toutefois, si l’on en croit l’axonométrie dressée par Jean-Claude Golvin et Nathalie Beaux (ibid., p. 37, fig. 15 ; et GOLVIN et GOYON, Les bâtisseurs de Karnak, p. 46), il n’y a pas de passage et dès lors la discussion s’éteint d’elle-même. 18 BARGUET, Temple d’Amon-Rê, p. 199 ; BEAUX, Le cabinet de curiosités de Thoutmôsis III, p. 20. 19 BEAUX, Le cabinet de curiosités de Thoutmôsis III, p. 6, pl. 1. Voir les inscriptions sur les architraves (ibid., p. 21, fig. 6c : titulatures de Thoutmôsis III) et la face Sud des colonnes (ibid., p. 21, fig. 6b : dito). 20 Ibid. 21 Urkunden IV, 777, 2-3 ; BEAUX, Le cabinet de curiosités de Thoutmôsis III, p. 38, pl. 1, p. 39-40.

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Cette colonne hiéroglyphique occupe la hauteur formée par deux registres ou un seul de plantes et d’individus appartenant au règne animal (mammifères, oiseaux, insectes). La date de l’an 25 correspond à la troisième campagne de Thoutmôsis III en Syrie-Palestine, mais on peut souscrire à l’idée de l’auteur, selon laquelle les silhouettes des plantes et des animaux observés auraient été collectées entre l’an 22 et l’an 25, c’est-à-dire au cours des deux premières campagnes du souverain. Un autre texte, sur la paroi nord précise le contexte de cette découverte : […] toutes sortes de végétaux curieux et de belles fleurs qui sont dans le Paysdu-Dieu (qu’a rapportés) Sa Majesté lorsqu’elle progressait vers le Pays du Retenou pour renverser les Pays étrangers septentrionaux, selon ce qu’avait ordonné Son père Amon, qui a placé tous les pays sous ses sandales depuis aujourd’hui pour des millions d’années. Alors Sa Majesté dit : « Aussi vrai que Rê vit pour moi et que mon père Amon me loue, cela s’est en vérité produit et il n’y a aucune fausseté. C’est à cause de la puissance de Ma Majesté que la terre arabe a façonné ses produits. Si Ma Majesté a fait cela, c’est pour faire en sorte qu’ils soient devant mon père Amon dans son Grand Château de l’Akhmenou éternellement et à jamais22. »

Si l’on en croit certaines identifications, il conviendrait de postuler qu’il existait, à côté du registre des plantes tirées des expéditions en Syrie, un registre des plantes provenant de Nubie, ce qui laisserait penser qu’il y avait un texte parallèle faisant allusion à ces dernières, qui a disparu. Cela dit, plusieurs remarques peuvent être faites. Les deux textes restants en question, dont on peut raisonnablement établir la corrélation, parlent de végétaux étranges (zmw xpp.w) et de belles fleurs (Hrr.wt nfr.wt). Le rédacteur établit ainsi une nomenclature bipartite intéressante en attirant notre attention sur des végétaux (étranges, remarquables, extraordinaires par leurs formes et par leur port), et des fleurs (aux pétales colorés) dont les Égyptiens apprécient la beauté. En revanche, il n’est pas question des animaux dans ce passage, ce qui ne leur confère pas pour autant un caractère anecdotique. L’Égyptien représente surtout les oiseaux qui empruntent les couloirs de migrations avant d’arriver en Égypte, oiseaux dont les silhouettes lui sont familières. Le Pays du Rétenou désigne ici un ensemble géographique, qui correspond à l’aire actuelle du Liban et de la partie non désertique de la Syrie. Ce pays, bien arrosé, est connu pour sa richesse floristique, et c’est 22

Urk. IV, 775, 14-776, 16. Même si, par principe, j’ai adopté une traduction différente, je suis d’accord pour l’essentiel avec le commentaire fourni par BEAUX, Le cabinet de curiosités de Thoutmôsis III, p. 42-45. Pour zmw nb xpp, je préfère la traduction « toutes plantes curieuses » plutôt que « toutes plantes extraordinaires ».

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sans doute cela qui attire l’attention du souverain. Par ailleurs, le registre des plantes ne s’arrête pas à la seule « salle à colonnes » mais ce même décor se prolonge sur les plinthes du sanctuaire axial sous les niches23. Dès lors, cela modifie une partie de la problématique dans la mesure où la diversité floristique dont il est question dans le second texte se trouve « devant » (mb"H-#) le dieu, ce qui correspond très exactement à la disposition des lieux. En d’autres termes, ce sanctuaire et son décor commémoreraient une disposition très particulière prise par Thoutmôsis III. Même s’il n’est pas possible d’établir une analogie entre la volonté de ce souverain et l’Expédition d’Égypte, pour souscrire à un double objectif militaire et scientifique, les Égyptiens qui se sont rendus en Syrie ont manifestement été sensibles à l’originalité de chaque contrée, à laquelle sont liées une flore et une faune particulières. J’hésite à croire que Thoutmôsis III, à moins d’imaginer en lui un Bonaparte conscient des découvertes qu’il allait faire, eût emmené à dessein à sa suite des artistes en vue de copier les curiosités des régions traversées. Bien que ce souverain eût commis des hécatombes d’éléphants sur le cours de l’Euphrate, il n’en était pas moins, pour le reste, un esprit fin et cultivé. Il a mené, de l’an 22 à l’an 42, quatorze campagnes dans cette région, lesquelles sont consignées dans les Annales de Karnak, qui comptabilisent les produits rapportés au cours de chacune d’entre elles au profit d’Amon24. L’idée à retenir est que la re-découverte de cette contrée, déjà connue de Sinouhé, a exalté l’imagination du souverain et de ceux qui étaient avec lui. Nathalie Beaux, dans son analyse des représentations, a scindé les plantes en deux grandes catégories : 1) Les plantes étrangères ; 2) Les plantes extraordinaires, en subdivisant celles-ci en plantes tératologiques et en plantes remarquables (à fructification optimale ou à capacité de production végétative). Les oiseaux ainsi que les mammifères font l’objet de deux autres parties à part que l’on ne traitera pas ici. Au vu de l’examen critique des silhouettes de plantes reproduites sur les parois de la « salle à colonnes » et à l’intérieur du sanctuaire axial effectué 23

C’est ce qui explique que Barguet (Le temple d’Amon-Rê, p. 198), dans le titre d), évoque Les salles particulières d’Amon, à décor naturaliste, alors qu’il n’évoque pas, contrairement à Nathalie Beaux, les reliefs naturalistes qui se trouvent dans le sanctuaire même. 24 D’ailleurs les Annales de Thoutmôsis III, lorsqu’il s’attaque au Pays de Djahy, traduisent la surprise du roi par rapport à un pays d’une grande richesse agricole : « Alors, Sa Majesté découvrit le Pays de Djahy en son entier, ses arbres remplis de leurs fruits. On découvrit leurs vins abondants dans leurs pressoirs coulant à flots, leurs récoltes de céréales en tas sur les aires plus abondantes que le sable sur les rives. » (Urkunden IV, 687, 9-16.)

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par Nathalie Beaux, il n’est pas possible de valider systématiquement toutes les identifications qui ont été proposées, quoique ces identifications permettent globalement de comprendre l’état d’esprit de ces observateurs de la nature. Elle a divisé ces identifications de la façon suivante : sûres, possibles, probables, incertaines. Il me semble que, pour que la démonstration soit probante, il convient que les identifications proposées emportent la conviction, ce qui serait en soi très significatif. J’en ai donc effectué une sélection. Ainsi, parmi les plantes qui ne semblent pas poser de problème, on reconnaît parfaitement, dans les reproductions données, les plantes suivantes, où l’on distinguera des plantes asiatiques (méditerranéennes) ou africaines25 : 1. Plantes étrangères ***Iris atropurpurea BAKE26, attesté en Syrie et en Palestine. ***Iris albicans LANGE27, originaire d’Arabie. **Euphorbia abyssinica GMEL.28, attestée couramment en Érythrée et au Soudan. ***Arum dioscoridis SM29, dito Méditerranée orientale. **Melissa officinalis L.30, dito aire méditerranéenne. ***Eminium spiculatum SCHOTT31, dito Syrie, Liban, Israël, et Palestine. *** Centaurea depressa M. BIEB32, dito Asie austro-occidentale et centrale. **Scilla hyacinthoides L.33, dito Méditerranée septentrionale et Syrie, Liban, Palestine. ***Zygophyllum dumosum BOISS.34, dito déserts de Palestine. ***Kalanchoe lanceolata (FORSK.) PERS.35, dito Yémen, Arabie, Afrique occidentale et orientale. ***Dracunculus vulgaris SCHOTT36, dito la région méditerranéenne, surtout en Turquie. Convolvulacées37. 25 Ces plantes sont affectées de plusieurs astérisques en fonction du nombre de critères de reconnaissance. 26 BEAUX, Le cabinet de curiosités de Thoutmôsis III, p. 69-70 27 Ibid., p. 72-73. 28 Ibid., p. 75-76. 29 Ibid., p. 78-80. 30 Ibid., p. 81-82. 31 Ibid., p. 88-89. 32 Ibid., p. 91-92. 33 Ibid., p. 95-96. 34 Ibid., p. 97-98. 35 Ibid., p. 98-100. 36 Ibid., p. 103-104. 37 Ibid., p. 106-107.

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2 a. Plantes extraordinaires (tératologiques) Nymphaea Lotus L.38, attestée en Égypte, Soudan, Afrique orientale et en Afrique du Sud. Salix subserrata, WILLD39, dito Égypte, Libye, Soudan. Hordeum vulgare L.40, dito Égypte et Proche-Orient. Lactuca sativa, L., var. longifolia Lam.41, dito Égypte. 2 b. Plantes extraordinaires (remarquables) FRUCTIFICATION OPTIMALE Vitis vinifera, L.42, attestée dans le bassin méditerranéen. Punica granatum L.43, dito Proche-Orient. Balanites aegyptiaca DELILE, dito Sahara central, Sahel, Égypte, Soudan, Afrique orientale, Arabie, Palestine. CAPACITÉ DE PROPAGATION VÉGÉTATIVE Hyphaene thebaica (L.) MART.44, dito aire soudanienne. On aura noté que ces plantes sont parfaitement reconnaissables, sur la base de critères morphologiques, par un œil non expert en la matière, et qu’elles regroupent bien des spécimens originaires de Syrie ou de Palestine ou du Soudan, ce qui contribue à confirmer l’idée présentée ci-dessus, à savoir que ce catalogue intègre des plantes provenant de deux aires différentes, qui correspondent à des campagnes diverses. En conclusion, sur la base de l’examen qui vient d’être proposé, les Égyptiens ont dressé un catalogue iconographique des plantes étrangères qu’ils ont rencontrées au cours des campagnes menées par Thoutmôsis III, non seulement en SyriePalestine mais au Soudan et ce souci s’est également étendu aux oiseaux et aux mammifères. Mais l’on est loin d’une flore systématique. Il est manifeste que les accompagnateurs du roi ont catalogué des plantes étranges, sensibilisés à ce problème par un souverain probablement curieux. Thoutmôsis III ne serait pas le premier à avoir entretenu un intérêt pour la curiosité dans la mesure où l’on a la preuve que les Égyptiens ramassaient des objets bizarres découverts dans le désert, — un test d’oursin fossile « trouvé, dit le texte gravé sur ses flancs, au sud de la carrière de Sopdou par 38 39 40 41 42 43 44

Ibid., p. 143-157. Ibid., p. 161-162. Ibid., p. 174-177. Ibid., p. 182-183. Ibid., p. 192-195. Ibid., p. 196-201. Ibid., p. 206-209.

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le père divin Tjanefer » 45, un nom typique du Nouvel Empire ; un strombe revêtu du cartouche d’Amenhotep III a été découvert à Karnak46. Il ne sera pas non plus le dernier si l’on en croit l’intérêt d’un fils de Ramsès II, Khâemouaset, pour tout ce qui était ancien. Il y aurait lieu de croire que l’entourage royal avait pour mission de contenter une curiosité royale consistant à signaler tout ce qui pouvait sortir de l’ordinaire pour en faire dresser le portrait par des spécialistes. On ne peut raisonnablement imaginer un transport de ces plantes afin de les acclimater en Égypte. La présence de ces silhouettes végétales dans la fameuse « salle à colonnes » et dans le sanctuaire même d’Amon qui est dans l’Akhmenou, répond à l’objectif de placer sous le regard de l’Amon conquérant de la XVIIIe dynastie la diversité des manifestations de la création hors des frontières d’Égypte, où étranger rime avec étrangeté. Du fait que ce sanctuaire se trouve dans la partie solaire du temple, le lien entre le soleil et ces productions aux formes parfois malmenées par la nature est univoque. Dès lors, il vaudrait mieux abandonner la notion de « jardin botanique » de Thoutmôsis III, qui voile la signification de cet ensemble. En outre, inscrire cette curiosité royale sous le signe de la science irait probablement au-delà du sens réel de cette réalisation. La nomination traditionnelle des choses finit par dévoyer leur sens originel. Si elle est belle, l’expression choisie par Nathalie Beaux pour intituler son livre — « cabinet de curiosités de Thoutmôsis III » n’est pas neutre car l’expression « cabinet de curiosités » sous-entendait, pour des hommes du XVIIe siècle, la volonté de rassembler autour de soi des objets rares dans une perspective de collection47. Or le but proclamé ici est avant tout religieux. À défaut d’entreposer quoi que ce soit dans le sanctuaire et la « salle à colonnes », qui n’est pas qu’un simple lieu de passage, mais une antichambre permettant de prolonger le décor du sanctuaire, les curiosités de la nature (naturalia) sculptées en relief sur les parois illustrent la diversité de celles-ci dans les contrées au-delà des frontières égyptiennes, même si elles présentent des éléments communs avec les plantes, les oiseaux et les mammifères d’Égypte. Ce défilé iconographique des naturalia — asiatiques et nubiens — identifie bien l’étranger à l’étrangeté paradoxalement liée au rayonnement d’Amon-Rê48, rayonnement universel qui n’est pas sans lien 45

AUFRÈRE, « L’Étrange et la Curiosité », p. 72, et fig. 5. Ibid., p. 72-73, et p. 73, fig. 6. 47 Ce n’est pas non plus, bien que l’expression soit apparemment plus neutre, une wunderkammern, « une chambre des merveilles » car l’expression est connotée de la même façon que celle de « cabinet de curiosité ». 48 J’aurais le sentiment d’invoquer artificiellement les propos tenus par l’auteur du Grand hymne du Caire, à propos d’Amon, qui, après avoir fait les hommes et les dieux, « fait l’herbe pour faire vivre le bétail, 46

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avec l’idée originelle de Thoutmôsis III de dresser l’obélisque unique — celui qui se trouve aujourd’hui érigé devant la basilique Saint-Jean-de-Latran — et le contre-temple dirigé en direction du soleil levant qu’il fait construire à l’occasion de son jubilé. Il se pourrait que ces chambres de naturalia de Thoutmôsis, dont l’originalité n’a pas d’équivalent dans l’archéologie égyptienne, expriment cependant une idée propre à un souverain frappé, lors de ses campagnes, par une étrangeté qui, d’une part révélait l’existence de frontières naturalistes et de la diversité qui s’y exprimait, et qui, d’autre part, touchant l’étendue de la création, ne pouvait, selon l’entendement de ces hommes d’un autre temps, que relever de l’ordre divin. Tout rapprochement avec l’Éden ou le Paradis, sur la base des informations que nous avons, ne serait naturellement qu’une vue de l’esprit, mais on ne peut nier que réunir la diversité d’une nature sauvage dans un lieu précis d’un sanctuaire est une façon de proclamer l’universalité du pouvoir créateur en lien avec le pouvoir royal, un moyen de témoigner de l’appropriation d’un territoire exceptionnel par le truchement de sa richesse végétale. Ainsi « végétaux curieux et belles fleurs » témoignent-ils « devant [son] père Amon »49.

et les arbres fruitiers pour les henememet. Il fait ce dont vivent les poissons du fleuve Et les oiseaux qui peuplent le ciel. Il donne le souffle à ce qui est dans l’œuf, Vivifie le petit du lézard, Fait ce dont vivent les mouches Ainsi que les vers ou les puces, Fait ce dont les souris ont besoin dans leurs trous Et vivifie la gent ailée sur tout arbre » (BARUCQ et DAUMAS, Hymnes et prières, p. 197). 49 Le 5 janvier 2012, la notice consacrée à ce jardin dans la Wikipedia affichait le texte suivant : « Le jardin botanique représenté sur les parois de l’Akhmenou est peut-être la représentation magnifiée et sublimée du jardin sacré du temple d’Amon où animaux et oiseaux avaient l’habitude de se côtoyer, protégés par un enclos, dans la douce fraîcheur d’une végétation luxuriante. Il existait un enclos identique à côté du lac sacré, à proximité des magasins. De cet endroit partait une galerie couverte qui permettait aux oies sacrées d’aller s’ébattre dans le lac et de rentrer au bercail à l’abri des regards. » Cette définition de « représentation magnifiée et sublimée du jardin sacré du temple d’Amon », qui s’éloigne des textes gravés sur les parois de la salle, doit être considérée avec le regard du doute légitime.

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LE PRÉTENDU “JARDIN BOTANIQUE” DE THOUTMÔSIS III

BIBLIOGRAPHIE NOTE. — Les faits consignés ici étant bien connus des égyptologues, et ce texte constituant une mise au point, je n’ai livré qu’une sélection bibliographique. AUFRÈRE, Sydney H., « L’Étrange et la Curiosité. Minéraux, coquillages, fossiles, météorites et plantes curieuses dans les mentalités des anciens Égyptiens et des habitants du désert (Autour de l’Univers minéral IX) », dans Sydney H. Aufrère (éd.), Encyclopédie religieuse de l’Univers végétal. Croyances phytoreligieuses de l’Égypte ancienne (ERUV) I (OrMonsp X), 1999, p. 69-85. AUFRÈRE, Sydney H., et Nathalie BOSSON, « La vieillesse et la hiérarchie des Anciens. Des « quarante-neuf vieillards de Scété » à Chénouté l’archimandrite d’Atripé », dans D’Âge en Âge. Hérisson 23-24 juin 2006 (Cahiers KUBABA), L’Harmattan, 2007, p. 11-49. BARGUET, Paul, Le temple d’Amon-Rê à Karnak (RAPH XXI), Ifao, Le Caire, 1962, p. 198200. BARUCQ, André, DAUMAS, François, Hymnes et prières de l’Égypte ancienne (LAPO 10), Cerf, Paris, 1980. BAUM, Nathalie, Arbres et arbustes de l’Egypte ancienne. La liste de la tombe thébaine d’Ineni (n° 81) (OLA 31), Peeters, Louvain, 1988. BEAUX, Nathalie, Le cabinet de curiosités de Thoutmôsis III. Plantes et animaux du « Jardin botanique » de Karnak (OLA 36), Peeters, Louvain, 1990. CABROL, Agnès, « Remarques au sujet d’une scène de la tombe de Neferhotep (TT 49) : les fonctions de Neferhotep, la représentation des abords Ouest de Karnak et son contexte », CRIPEL 15, 1993, p. 19-30. CHAMPOLLION-FIGEAC, Égypte ancienne, Paris, Firmin Didot Frères, éditeurs, 1843. DZIOBEK, Eberhard, Das Grab des Ineni Theben Nr. 81 (ArchVeröff 68), Ph. Von Zabern, Mainz am Rhein, 1992. GOLVIN, Jean-Claude, et Jean-Claude GOYON, Les bâtisseurs de Karnak, Presses du CNRS, Paris, 1987. JONCKHEERE, Franz, « Les expéditions pharaoniques et leur apport botanique », Les cahiers de la Biloque (Revue médicale gantoise, 4e année, n° 4, 1954, p. 155-188. KEIMER, Ludwig, dans Walter Wreszinski, Atlas zur altaegyptischen Kulturgeschichte, Leipzig, 1923-1935 (rééd. Zlatkine, Genève, 1988), II, p. 26-31. KOEMOTH, Pierre P., Osiris et les arbres (AegLeod 3), Liège, 1994. LABOURY, Dimitri, « Archaeological and textual evidence for the function of the “botanical garden” of Karnak in the initiation ritual », dans P. F. Dorman et Betsy Bryan (éd.), Sacred Space and Sacred Function in Ancient Thebes, University of Chicago, 2007, p. 27-34. MATHIEU, Bernard, Chants d’amour de l’Égypte ancienne (BdE 115), Ifao, Le Caire, 1996. THIERS, Christophe, « Les jardins de temples aux époques tardives », dans Sydney H. Aufrère (éd.). Encyclopédie religieuse de l’Univers végétal. Croyances phytoreligieuses de l’Égypte ancienne (OrMonsp X), Université Paul Valéry, Montpellier, 1999, p. 107-120. SETHE, Kurt, Urkunden des Ägyptischen Altertums. IV. Abteilung. Bd. III (Urkunden der 18. Dynastie), Leipzig, 1907.

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Jardins d’hier et d’aujourd’hui. De Karnak à l’Éden. Édité par Sydney Hervé Aufrère et Michel Mazoyer Cahiers Kubaba, Paris, 2012, p. 33-38. ————————————————————————————————————————

LE JARDIN D’ÉDEN À LA FAÇON HITTITE Raphaël NICOLLE

Université de Paris-Ouest Nanterre

La mention du jardin est relativement fréquente dans les textes hittites du deuxième millénaire. Le jardin, comme les champs, ou les vergers, sont placés à ce titre sous la responsabilité des divinités veillant sur le monde urbanisé et en particulier de Télipinu, le dieu agraire et fondateur. En effet le jardin constituait un complément important à l’activité agricole1. Placés à côté des bâtiments, non loin de ceux-ci ou même les jouxtant, les jardins sont à la périphérie de la ville ou intégrés à la ville. Ils supposent une manipulation des outils adéquats et des gestes propres à l’agriculture. On laboure et on délimite le sol, on plante des végétaux qui nécessitent un soin constant. D’où la présence de Télipinu, le dieu des techniques agricoles. Les relations de Maliya avec les jardins sont également mentionnées dans les textes. Elle est présentée comme la mère de la vigne et des céréales et accompagne le dieu fondateur Télipinu2. Maliya semble être le prototype de l’eau fécondante ; depuis l’époque de Kane& (XXe-XIXe siècles)3, elle est associée à Pirwa4 qui symbolise la pierre. Il s’agit là de deux éléments structurels du panthéon hittite. L’eau occupe une place essentielle dans la fertilité des jardins. Dans les textes hittites, le dieu fondateur Télipinu est ainsi régulièrement accompagné d’une déesse aquatique (Hatépinu, Katahha). À côté des jardins extérieurs, qui fournissent un complément économique, il existe un jardin idéal placé sur la Montagne qui sert de lieu de résidence au du dieu de l’Orage du ciel. Le jardin sauvage n’est pas le seul type de jardin. 1 2 3 4

HOFFNER, Alimenta Hethaetorum, p. 95-112. TARACHA, Religions of Second Millenium Anatolia, p. 115-116. Ibid., p. 30-31. LEBRUN, « Maliya », p. 126-127.

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Il existe également le jardin civilisé que l’on trouve à l’intérieur des temples et des palais5. Le jardin édénique placé sur la montagne Un de ces jardins est décrit dans le rituel de fondation CTH 4146. Le texte s’ouvre sur la description du jardin idéal qui s’étend sur la Montagne et se termine par l’évocation du jardin intérieur, son correspondant : I. 26-27 Je célèbre de nouveau mon père, le dieu de l’Orage. (Moi), le roi, je demande au dieu de l’orage les arbres que les pluies ont fortifiés, qu’ils ont fait grandir. 28-31 Sous le ciel, vous avez verdoyé. Le lion couchait dessous, la panthère couchait près de vous, mais l’ours grimpait à vous. Et le dieu de l’orage, mon père, a éloigné de vous le mal. 32-34 Les bœufs paissaient près de vous, les moutons paissaient près de vous. Maintenant moi, le roi, je me suis allié à vous et j’ai appelé le Trône, mon ami : 35-38 « N’es-tu pas mon ami, (celui) du roi ? Accorde-moi cet arbre et je le couperai. » Le Trône répond au roi : « Coupe-le ! Coupe ! Le Soleil et le dieu de l’orage te l’ont accordé. »

La Genèse présente le jardin d’Éden comme une terre où Dieu et sa création vivent en harmonie totale. Il est possible de retrouver ce type de monde paradisiaque chez les Hittites dans le document CTH 414. Dans ce récit de fondation, le jardin est situé sur la Montagne qui sert de résidence au dieu de l’Orage. Il est composé d’animaux sauvages et domestiques, qui vivent dans une harmonie totale, et d’arbres, qui se développent à l’écart du mal. Ce jardin est donc vierge de toute influence humaine. La mort semble y être abolie, le temps semble figé et à l’abri de toute dégradation. Ce jardin idyllique n’est pas coupé du monde de l’Homme. Sa présence y est occasionnelle. Il est représenté par les artisans qui viennent couper des arbres inaltérables, et le roi, pour lequel les dieux procèdent à un processus de régénération. Pour les Hittites, la Montagne était un lieu bénéfique au royaume. La sigillographie donne quelques indications permettant de compléter le document CTH 414. Le sceau de Tuthaliya IV7, d’époque impériale, est 5

Voir ici même la contribution de Michel Mazoyer (p. 39-43). Traduction empruntée à KELLERMAN, Recherche sur les rituels de fondation hittites, p. 26. 7 BITTEL, Hittites, p. 172.

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LE JARDIN D’ÉDEN À LA FAÇON HITTITE

décoré d’un dieu-montagne sous un soleil ailé. Le dieu porte une coiffe conique à cornes, une barbe, une masse8 et soutient le hiéroglyphe 370 « BONUS2 » (bien)9. Le hiéroglyphe au-dessus de sa main gauche le classe parmi les dieux-montagnes. Ce hiéroglyphe semble être également lié au dieu de l’Orage du ciel10, comme le prouve le fait qu’il soit présent sur sa statue dans le document KUB XXXVIII.2 ii 8-1311. Emmanuel Laroche12 considérait les montagnes comme des hypostases du dieu de l’Orage auxquelles correspondaient les sources de leurs parèdres. La Montagne et le dieu de l’Orage procurent aux Hittites des produits bienfaisants nécessaires au bon fonctionnement du royaume. Le jardin édénique et l’éternité du palais Le bois inaltérable. — Le bois placé sous la protection du dieu de l’Orage est inaltérable (I 26-27)13. L’arbre que le dieu fait grandir est offert au roi pour bâtir sur la terre son palais. Le bois sauvage, qui bénéficie de la protection du dieu de l’Orage, est inaltérable14. L’éternité du palais, expression de l’éternité du pouvoir royal. — Lors de sa construction, le palais, qui est l’aspect matériel de la souveraineté, reçoit les biens nécessaires à son éternité15. Il reçoit « les longues années » (III 32). Il reçoit également des biens politiques, « le bien » (III 32), « la crainte », et « l’obéissance » (III 33-34). Ces biens sont nécessaires pour assurer le bon fonctionnement du gouvernement royal. Le palais permet à la royauté d’être affermie et éternelle.

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HAAS, Geschichte der hethitischen Religion, p. 461. L’auteur considère que la masse est un symbole des dieux montagnes. C’est également un attribut du dieu de l’Orage. 9 LAROCHE, Les hiéroglyphes hittites, p. 196. Pour un classement à jour du hiéroglyphe, voir PAYNE, Hieroglyphic Luwian, p. 186. 10 LAROCHE, op. cit., p. 196. 11 HALLO et LAWSON YOUNGER, Jr. (dir.), Context of scripture III, p. 65. 12 LAROCHE, « Eflatun Pinar », p. 46-47. 13 KELLERMAN, Recherche sur les rituels de fondation hittites, p. 26. 14 Ce qui expliquerait la tutelle qu’exerçait le dieu de l'Orage sur certains bâtiments. Ainsi, dans les documents Kbo XIX 128 (datable de Tuthaliya IV) et KBo IV 13, « le dieu de l'Orage de la grande maison » (dI%KUR ÉTIM GAL) est intégré au cercle fondateur de Télipinu lors des sacrifices. Voir également OTTEN, Festritual (KBo XIX 128), p. 29. 15 KELLERMAN, Recherche sur les rituels de fondation hittites, p. 28-31.

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Le jardin édénique et l’éternité de la royauté hittite Le roi est rajeuni. — Les dieux eux-mêmes restaurent le roi dans sa jeunesse. Ils lui enlèvent ses maladies et les débilités apportées par la vieillesse de son corps (II 19-22 et 33-38). Ils prennent les mauvais sentiments et donnent au roi un corps d’étain, une tête de fer, métaux inaltérables, mais aussi des yeux d’aigle et des dents de lion (II 52-54). L’aigle et le lion sont des animaux du monde sauvage soumis au dieu de l’Orage. Le dieu donne alors au roi la jeunesse et la force, caractéristiques du monde sauvage, afin que le monde civilisé puisse en bénéficier. La convention entre les dieux et le roi est renouvelée. — Ce don n’est pas gratuit. Le roi et les dieux renouvellent la convention passée entre le souverain et les divinités (II 47-51). En échange du culte dispensé par le roi et qui est nécessaire à leur survie, ce dernier bénéficie de la protection des dieux et notamment de celle des dieux souverains le dieu de l’Orage et le Soleil Les dieux sur la Montagne Tous les dieux à l’exception des divinités souterraines sont présents sur la Montagne pour leur rencontre avec le roi. Mais deux catégories de dieux jouent un rôle essentiel : 1. Les divinités souveraines, le Soleil et le dieu de l’Orage. Elles dirigent le cosmos et patronnent la royauté hittite. Toutefois dans ce rituel, ces divinités n’ont pas les mêmes fonctions. Le dieu de l’Orage est pourvoyeur du bois, là où le Soleil est le commanditaire de la construction. 2. Le Trône et le dieu fondateur Télipinu. Ces dieux sont les intermédiaires entre les dieux souverains et les hommes. Le trône permet au roi de prendre de quoi construire son bâtiment. Télipinu est celui qui permet au bâtiment d’être construit. Les divinités infernales ne sont pas présentes mais associées au processus de régénération. Télipinu, le dieu de la fondation, apporte le vin destiné à accomplir des libations destinées à Lelwani (III 1-5). On sait par CTH 726.116 que c’est 16

KLINGER, Untersuchungen, p. 615-680 ; MAZOYER, « Défense et illustration du Hatti ». — En CTH 413 ro 8-10, il est invoqué que le temple « se dresse, éternel, sur la terre noire ». Cette affirmation associe ici également la déesse souterraine Lelwani avec les fondations. Voir aussi KELLERMAN, Recherche, p. 134.

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Lelwani, la divinité du monde souterrain, qui maintient les fondations du bâtiment. Les divinités du destin sont consultées (II 1-4) afin de s’assurer de la pérennité de la royauté. La royauté17 est un pilier de la fondation du royaume. Sans elle, la fondation s’écroule.

CONCLUSION À la fois proches et différents de l’Éden Biblique, les deux jardins sont des territoires paradisiaques. Ils bénéficient de la protection des forces divines. Ils sont exempts de toute souillure et de toute violence. La Bible présente un jardin d’Éden comme l’environnement primordial de l’Homme avant le péché originel. Il y vit en harmonie avec Dieu et le reste de la Création. L’Éden imaginé par les Hittites est un monde idéal auquel l’Homme n’a accès qu’en certaines occasions. Il n’existe pas pour les Hittites de rupture entre l’Éden et le monde terrestre. Les mondes divin et humain s’interpénètrent sans pour autant former un maelström indistinct. Ce jardin divin permet aux Hittites, par l’intermédiaire de leur roi, de rentrer en communication directe avec les dieux dans le but de renforcer la fondation du royaume. La convention entre le souverain et les dieux y est renouvelée. Le roi y est régénéré par le don de qualités qui relèvent du monde sauvage. Le monde sauvage offre le bois et les pluies au monde civilisé. D’une certaine façon, ce jardin représente l’éternelle jeunesse du monde sauvage. Cette éternelle jeunesse est offerte par le dieu de l’Orage au monde civilisé lors de la rencontre entre le roi et les dieux. Ce rôle de truchement du roi, entre des dieux vivant dans un monde paradisiaque et les hommes, est caractéristique des fêtes hittites. Le sanctuaire de Yazılıkaya pourrait en être l’illustration18. La perception idyllique qu’ont les Hittites de la forêt et de la montagne semble originale dans le Proche-Orient. Pour les Mésopotamiens, ces territoires pouvaient être porteurs d’êtres hostiles comme il est possible de le voir dans l’épopée de Gilgame&, avec l’épisode de Huwawa19 ou encore dans le mythe du LUGAL.E20.

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MAZOYER, Télipinu, le dieu au marécage, p. 149-161. FREU et MAZOYER, Déclin et Chute du Nouvel Empire Hittite, p. 327-328. 19 GEORGES, Babylonian Gilgamesh Epic, p. 144. 20 BOTTÉRO, Lorsque les dieux faisaient l’homme, p. 338-377. Dans ce mythe, la montagne devient grâce à la victoire de Ninurta qui assure la libération des eaux. Par ce combat il permet l’agriculture. 18

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BIBLIOGRAPHIE BITTEL, Kurt, Les Hittites, Gallimard, Paris, 1976. BOTTÉRO, Jean, Lorsque les dieux faisaient l’homme, Gallimard, Paris, 1989. FREU, Jacques, et Michel MAZOYER, Le Déclin et la Chute du Nouvel Empire Hittite. Les Hittites et leur Histoire, tome 4 (KUBABA, Série Antiquité), L’Harmattan, Paris, 2010. GEORGES, Andrew R., The Babylonian Gilgamesh Epic: Critical Edition and Cuneiform Texts, 2 vol., Oxford University Press, Oxford, 2003. HAAS, Volkert, Geschichte der hethitischen Religion (Handbuch der Orientalistik 15), Brill, Leiden-New York-Köln, 1994. HALLO, William W., et K. LAWSON YOUNGER, Jr. (dir.), The context of scripture : Archival documents from Biblical World, tome 3, Brill Academic Publishers, Leiden-Boston, 2003. HOFFNER, Harry A., Alimenta Hethaetorum. Food production in Hittite Asia Minor (American oriental series 55), American Oriental Society, New Haven, 1974. KELLERMAN, Galina, Recherche sur les rituels de fondation hittites, Thèse présentée à l’Université de Paris I en vue du doctorat de 3e cycle, Paris, 1980. KLINGER, Jörg, Untersuchungen zur Rekonstruction der hattischen Kultschicht (Studien zu den Bogazköy Texten 37), Akademie der Wissenschaften und der Literatur, Harrassowitz, Wiesbaden, 1996. LAROCHE, Emmanuel, « Eflatun Pinar », Anatolia 3, 1958, p. 43-47. ——, Les hiéroglyphes hittites, CNRS, Paris, 1960. LEBRUN, René, « Maliya, une divinité anatolienne mal connue », dans Simone Scheers, Jan Quaegebeur (éd.), Festschrift. Studia Paulo Naster Oblata. 2. (Orientalia Antiqua, OLA 13), Peeters, Louvain, 1982, p. 123-130. MAZOYER, Michel, « Défense et illustration du Hatti », dans Colloquium Anatolicum III, Turkish Institute of Archaeology, Istanbul, 2004, p. 53-66. ——, Télipinu, le dieu au marécage. Essai sur les mythes fondateurs du Royaume hittite (KUBABA Série Antiquité), L’Harmattan, Paris, 2003, p. 149-161. OTTEN, Heinrich, Ein hethitisches Festritual (KBo XIX 128) (Studies in the Bogazkoy Texts 13) (1re éd.), Akademie der Wissenschaften und der Literatur, Harrassowitz, Wiesbaden, 1971. PAYNE, Annick, Hieroglyphic Luwian (Elementa Linguarum Orientis 3), Harrassowitz, Wiesbaden, 2004. TARACHA, Piotr, Religions of Second Millenium Anatolia (Dresdner Beitrage zur Hethitologie 27), Harrassowitz, Wiesbaden, 2009.

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Jardins d’hier et d’aujourd’hui. De Karnak à l’Éden. Édité par Sydney Hervé Aufrère et Michel Mazoyer Cahiers Kubaba, Paris, 2012, p. 39-43. ————————————————————————————————————————

LE JARDIN INTÉRIEUR : SA PLACE ET SON RÔLE DANS L’ARCHITECTURE HITTITE UN REFLET DE L’ÉDEN ? Michel MAZOYER Université Paris I Sorbonne

Les dernières lignes du rituel de fondation CTH 414 (III 37-IV28) pourraient permettre d’avancer l’hypothèse de l’existence d’un jardin à l’intérieur du palais royal. Cette hypothèse semble confirmée par les données archéologiques relatives à certains temples de Hattu$a. Dans le passage mentionné de CTH 414, le jardin intérieur est le reflet terrestre de l’Éden décrit au début du même texte. Dans ce jardin, situé à l’intérieur du palais, on construit, un foyer sacrificiel, à côté duquel on plante un clou de fondation et cinq espèces d’arbre. Après chaque plantation, on fait des incantations. Après avoir été plantés dans le sol, ces végétaux ne peuvent vivre et se développer que s’ils bénéficient de l’apport de la lumière extérieure et de l’humidité. On mentionnera le rôle du chêne vert, qui symbolise traditionnellement la fondation, comme dans le cas du Mythe de Télipinu. Associé au foyer, il est le garant de la pérennité de celui-ci et assure un équilibre entre les trois parties du cosmos (le ciel, la terre et le monde souterrain). On plantait des chênes verts à la porte des maisons, sans doute pour assurer la prospérité et la longévité de celles-ci. Il est probable que ce jardin était le cadre de fêtes et de rituels en dehors du rite initial décrit dans CTH 414. Les données archéologiques confirment l’existence d’une cour intérieure dans les temples et les palais. De façon analogue, on connaît l’existence de sanctuaires à ciel ouvert, comme à Yazılıkaya. Ainsi, le grand temple de Hattu$a présente une cour intérieure devant les deux cellae consacrées au dieu de l’Orage et à la déesse solaire d’Arinna. Cette cour (dimensions : 7, 5 % 10, 2 m) présentait un édifice — en ruines aujourd’hui — qui aurait pu être

M. MAZOYER

utilisé pour protéger un foyer. On peut supposer que ce bâtiment, qui avait une structure en pierre, était doté d’un toit destiné à protéger le feu et que des arbres étaient plantés à l’extérieur de l’édicule. Deux autres sites — le temple V et Yazılıkaya — présentent des éléments architecturaux analogues1. À Yazılıkaya, on note la présence d’une cour intérieure, dans laquelle se trouvait un autel ou un foyer destiné au culte. On peut supposer qu’on trouvait ici également des arbres « magiques », parmi lesquels, probablement, le chêne vert. Cette cour précédait la chambre A, où se trouvent les reliefs représentant le panthéon. De la même manière, la cour du Grand Temple, comme nous venons de le signaler, précède les cellae du dieu de l’Orage et de la déesse solaire d’Arinna. Le jardin intérieur permettait de communiquer directement avec les forces du cosmos. Grâce aux arbres plantés, notamment au chêne vert, on crée une relation et une harmonie entre le monde souterrain, le ciel et la terre. Dans le jardin intérieur, évoqué dans CTH 414, est érigé un foyer d’argile installé par les dieux eux-mêmes, selon les KISAL.LUH2 ; il est couvert d’une enveloppe de fer décorée de pierre, les deux matériaux symbolisant l’éternité. Ce foyer est conforme au foyer de Zinkirli datant du VIIIe siècle, situé dans le bâtiment K, pièce 2. G. Kellerman le décrit ainsi : « C’est un foyer rond de 2, 3 m de diamètre, cimenté en argile, surmonté d’une couche de briques entourée d’une ceinture en bronze, avec six boutons en bronze rempli d’argile3. » Lorsque les dieux ont fini de construire le foyer, toute la famille royale est présente. La construction du foyer par les dieux est un acte de parole équivalent à la réalité même. On sait que certaines formes de langage, chez les Hittites, sont efficientes et valent création de faits4. On le voit en particulier dans les incantations qui suivent : Quand les KISAH.LUH installent un nouveau foyer au nouveau palais, ils parlent ainsi : ’Les dieux ont installé le foyer. Ils l’ont orné de bijoux et ils l’ont couvert de fer. Les dieux siègent’5.

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Voir NEVE, « Hoftürme in den hethitischen Tempeln Hattusa’s ». Il s’agit d’artisans qui dépendent du palais ou du temple, mais dont le travail s’accompagne d’une dimension religieuse. 3 KELLERMAN, Recherche sur les rituels de fondation hittites, p. 64 (Fondation infra) ; NAUMANN, Architektur Kleinasiens, p. 187. 4 MAZOYER, « Poésie sacrée et rituel de fondation à l’époque hittite » (en cours de publication) , « Poésie sacrée » infra. 5 KELLERMAN, Recherche, p. 30. 2

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UN REFLET HITTITE DE L’ÉDEN

La construction du foyer est l’expression de la collaboration entre les dieux et le roi6. Tous les dieux sont associés à cette construction. Le roi fournit les éléments permettant de retenir les divinités, les Hittites étant habités par la peur de les voir disparaître : on prend du palais royal différents éléments garantissant la présence éternelle des dieux et on les dépose sur le foyer : parmi ces objets, un pot de saindoux, un pot de miel, du fromage ou encore une peau de bœuf7. La plupart de ces éléments se retrouvent dans les rituels destinés à faire rentrer les divinités disparues. Parmi ceux-ci, la peau de bœuf pourrait désigner symboliquement l’étendue du territoire sur lequel repose l’autorité du roi8. On se rappellera que Télipinu, qui dirige les bœufs de labour, trace dans le sol les sillons destinés aux céréales et aux pierres de fondation. La famille royale est présente. Le roi, la reine, les concubines, « sautillent comme des cerfs ». Les garçons « s’amusent comme des aigles ». Les filles sont assises9. Les cerfs sont couramment associés au dieu fondateur Télipinu. L’harmonie entre les dieux et les membres de la famille royale est manifeste : le Foyer divinisé exprime sa satisfaction en déclarant : « Cela me plaît10. » Quand on a fini de construire le foyer, on place à proximité de celui-ci des éléments cultuels en relation avec la fondation. On plante alors dans le sol divers éléments : 1. 2 3. 4.

Un clou de fondation, symbole d’une fondation qu’on rêve éternelle Un cep de vigne Un chêne vert Un artarti et un marsiqqa, arbres cultivés, demandant, d’après le texte, le soin constant des paysans

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Le foyer comme symbole de la famille, de la maison et de l’État est connu en Mésopotamie, en Grèce, à Rome. C’est le lieu où les hommes et les dieux communiquent. On rappellera que dans ces religions polythéistes, contrairement à ce qui existe dans la Bible, les hommes et les dieux sont complémentaires : c’est de leur collaboration qu’est issu l’équilibre du monde. 7 La peau de bœuf pourrait désigner symboliquement l’étendue du territoire sur lequel repose l’autorité du roi. On se rappellera que Télipinu laboure traçant dans le sol les sillons destinés aux céréales et peut-être l’enceinte de la ville. Il doit être aidé dans cette tache par les bœufs de labour (voir Le Mythe de la disparition du Soleil, dans MAZOYER, Télipinu, le dieu au marécage, p. 176-177). 8 En ce qui concerne la peau de bœuf et son lien avec le territoire détenu par une autorité, on relira avec intérêt le récit de la fondation de Carthage fait par Virgile dans l’Enéide, I, 418sq. 9 Ces animaux sont emblématiques. Les cerfs représentent couramment les divinités de la deuxième fonction (la fonction économique), l’aigle, qui est le symbole de la souveraineté, est associé au Soleil. 10 KELLERMAN, Fondation, p. 31.

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M. MAZOYER

On associe à ce geste cultuel des incantations qui tendent à rendre éternelle la fondation. Voici le texte en traduction : 9-12 On plante dix clous de fondation (wa-al-lu-us) et on parle ainsi : « De même que ces clous de fondation se dressent solidement (arlipa), que les paroles du roi se dressent solidement ! » 13-16 On plante un cep de vigne. Dito (KI.MIN = et on parle ainsi) : « De même que la vigne fait pousser des racines (su-u-ur-ku-us) en bas (katta) et des sarments vers le haut (sara), que le roi et la reine poussent leurs racines en bas (katta) et leurs sarments en bas (katta) ! 17-21 On plante un chêne vert. Dito. « De même que le chêne vert est éternellement vert et ne se dépouille jamais du feuillage, que le roi et la reine soient éternellement verts et que leurs paroles soient éternelles ! 22-25 On pose un artari et un marsiqqa et l’on parle ainsi : « De même qu’on soigne ces (plantes), que les descendants soignent le roi et la reine11 ! »

Autant que les objets eux-mêmes, c’est le langage qui rend l’incantation effective. Il est assimilable à de la poésie sacrée12 : le clou de fondation consolide les paroles du roi ; le chêne vert rend éternellement vert le couple royal et leur parole ; le cep de vigne renforce la lignée royale ; le artari et le marsiqqa, qui sont sans doute des arbres fruitiers, garantissent au roi les soins attentifs de leurs descendants. Jardin céleste, jardin terrestre Ce jardin situé dans le palais royal semble être le double de l’Éden évoqué au début du texte et commenté dans une autre communication13 par Raphaël Nicolle. Au commencement, tous les dieux se réunissent sur le jardin idéal situé sur la Montagne, qui sert de lieu de résidence au dieu de l’Orage. Le roi se rend à cette réunion et, au cours de celle-ci, il est rajeuni et régénéré au moyen de différents rituels. À la fin de la cérémonie, tous les dieux se rendent sur la terre, dans le palais du roi. On procède alors à des incantations destinées à renforcer le pouvoir de celui-ci, à consolider son avenir et son autorité. Le premier passage, qui évoque l’Éden, ouvre le rituel. Il est centré sur le roi. Les divinités souveraines (le Soleil et le dieu de l’Orage du ciel), associés aux autres dieux, participent à la régénérescence du pouvoir royal. 11 12 13

Traduction empruntée à G. KELLERMAN (Fondation, p. 31.) avec quelques modifications. MAZOYER, « Poésie sacrée et rituel de fondation ». Voir la communication de R. NICOLLE (p. 33-38) dans le même volume.

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UN REFLET HITTITE DE L’ÉDEN

Le second passage, qui clôt le rituel, évoque la création d’un jardin intérieur. Il est centré sur la famille royale. On notera la place jouée par les animaux dans les deux scènes. Ils sont l’expression d’une harmonie universelle. Deux objets en relation avec le pouvoir royal jouent un rôle primordial : le texte s’ouvre avec la mention du Trône divinisé, qui veille sur la pérennité de la dynastie royale ; il se clôt avec le foyer, qui apparaît comme le garant de la communication entre les dieux et les hommes. CONCLUSION Grâce à ce texte, on peut enfin mettre en évidence le fait, déjà suggéré par l’archéologie, qu’il existait des jardins intérieurs dans le palais comme dans les temples et que ceux-ci avaient un rôle cultuel important. Les deux jardins évoqués dans les textes que nous commentons se répondent. Le jardin terrestre situé à l’intérieur du palais renvoie au jardin céleste habité par le dieu de l’Orage. L’un et l’autre sont associés à l’idée de régénérescence et de renouveau. Grâce aux rituels magiques exécutés dans le jardin d’Éden, les dieux régénèrent le roi et confortent la convention les unissant avec celui-ci. Grâce aux rituels exécutés dans le jardin intérieur du palais, on garantit la stabilité de la dynastie royale. Dans ces derniers rituels, le langage sacré auquel on a recours assure la pérennité de la fondation.

BIBLIOGRAPHIE NEVE, Peter, « Hoftürme in den hethitischen Tempeln Hattusa’s », Istanbuler Mitteilungen 17, 1967, p. 78-92. KELLERMAN, Galina, Recherche sur les rituels de fondation hittites, Thèse présentée à l’Université de Paris-1, Paris, 1980. NAUMANN, Rudolf, Architektur Kleinasiens, 2e éd., Ernst Wasmuth, Tübingen, 1971. MAZOYER, Michel, « Poésie sacrée et rituel de fondation à l’époque hittite » (en cours de publication), dans MAZOYER, Michel (éd.), Poésie sacrée et rituel de fondation à l’époque hittite (en cours de publication). ——, Télipinu, le dieu au marécage, L’Harmattan, Paris, 2e édition (à paraître).

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Jardins d’hier et d’aujourd’hui. De Karnak à l’Éden. Édité par Sydney Hervé Aufrère et Michel Mazoyer Cahiers Kubaba, Paris, 2012, p. 45-52. ————————————————————————————————————————

LES ARBRES EN ÉDEN Paul Mirault Professeur de philosophie

L’auteur du second récit de la création dans lequel il est fait mention du jardin planté en Éden, (peut-être un contemporain d’Ézéchiel ainsi que l’affirme la critique biblique), n’avait aucunement l’intention de nous rapporter un fait historique, mais bien plutôt un fait anhistorique ou transhistorique, c’est-à-dire qu’il voulut nous donner une clef pour comprendre le destin contrarié de l’homme (haadam). On sait que saint Paul reviendra sur ce mystère de l’inadéquation d’adam à son destin ultime et à son incapacité originelle de le réaliser dans sa nature première, notamment dans sa lettre aux Romains 7, 14 et suiv. : « En effet, nous savons que la Loi est spirituelle ; mais moi je suis un être de chair, vendu au pouvoir du péché. Vraiment ce que je fais je ne le comprends pas : car je ne fais pas ce que je veux, mais je fais ce que je hais. Or si je fais ce que je ne veux pas, je reconnais, d’accord avec la Loi, qu’elle est bonne ; en réalité ce n’est plus moi qui accomplis l’action, mais le péché qui habite en moi. Car je sais que nul bien n’habite en moi, je veux dire dans ma chair ; en effet, vouloir le bien est à ma portée, mais non pas l’accomplir : puisque je ne fais pas le bien que je veux et commets le mal que je ne veux pas. Or si je fais ce que je ne veux pas, ce n’est plus moi qui accomplis l’action, mais le péché qui habite en moi1. » Il serait donc absurde de vouloir lire dans ce texte autre chose qu’un maschâl aussi bien que de le réduire à un mythe. Il n’y a de mythe adamique que pour ceux qui commettent le contresens de prendre le mot hébreu adam pour un nom propre désignant un être singulier, alors qu’il y est question de l’Humanité, de l’espèce « homme ». « Au jour où il a fait YHWH dieu terre

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Traduction des éditions du Cerf, 1973.

P. MIRAULT

et cieux, et alors tout buisson du champ n’existait pas encore sur la terre, et toute herbe du champ n’avait pas encore germé, car il n’avait pas fait pleuvoir, YHWH dieu, sur la terre, et de l’homme (adam) il n’y en avait pas pour travailler (le sol de) la terre (…) et il façonné YHWH dieu l’homme (ha-adam), poussière prise de la terre (ha adamah) et il a soufflé dans ses narines un souffle de vie et il a été l’homme (ha-adam) une âme vivante2. » Si nous insistons sur la vocation de ce texte, c’est parce que de nombreux théologiens ou docteurs chrétiens ont fait une lecture littérale de ce récit, supposant certainement que l’inspiration du texte supposait l’absence d’images, d’allégories. Par exemple, à la question 102 de la première partie de la Somme Théologique, Thomas d’Aquin, après une hésitation perceptible, choisit de prendre le récit de la Création pour un texte historique. L’homme aurait donc historiquement connu un temps de perfection dont il se serait ensuite écarté. Un maschâl n’est pas un mythe pour la raison qu’il ne prétend absolument pas nous raconter une histoire du passé, mais nous faire comprendre une réalité par une image, de manière allégorique ; le mâschâl est un récit concret portant une signification. Il est donc vraisemblable que le théologien a utilisé un thème très archaïque transmis par tradition orale dans l’Orient ancien. Dans ces régions désertiques, on voit quelle peut être la force évocatrice d’une oasis où coule une eau abondante, et où poussent toutes sortes de végétaux dont des arbres fruitiers. Mais ce récit est détourné pour être mis au service d’un enseignement anthropologique et métaphysique majeur. L’auteur nous rappelle d’abord, contre le panthéisme, contre la tendance gnostique propre à l’homme spéculatif, que l’homme a été créé pour le bien, que donc sa création est bonne, sa situation n’est pas le résultat d’une catastrophe dans le monde divin. Tout est bon dans la parole (dabar) créatrice de Dieu. De plus, toute l’écriture nous montre que l’humanité n’est pas créée achevée, mais doit connaître une métamorphose, une mutation ontologique. Tel est bien le message de tout le prophétisme qui annonce que les cœurs de pierre seront changés en cœur aimant (Ezéchiel 36, 26), entendez que le premier adam dominé par les programmations psychiques animales (la chair dont parle saint Paul) renaîtra en une humanité nouvelle.

2 Traduction de Cl. TRESMONTANT, dans Les malentendus principaux de la théologie, Paris 1990.

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LES ARBRES EN ÉDEN

C’est bien, nous semble-t-il, la signification profonde qu’il faut attacher à ces deux arbres, qui parmi tous les autres, sont distingués par l’auteur de cette parabole. « Parce que ces racines plongent dans le sol et que ses branches s’élèvent dans le ciel, l’arbre est universellement considéré comme un symbole des rapports qui s’établissent entre la terre et le ciel. Il possède en ce sens un caractère central, un axe, un rapport qui organise les mondes » (Dictionnaire des symboles, Robert Laffont/Jupiter). Il est le symbole de la vie en perpétuelle évolution. Dans ce récit biblique, il symbolise plus précisément les rapports entre Dieu créateur et la créature. On trouve ce symbolisme à plusieurs reprises dans les Écritures, et notamment dans le fameux songe de Jacob : « voilà qu’une échelle était dressée sur la terre et que son sommet atteignait le ciel, et des anges de Dieu y montaient et descendaient ! » (Gn 28, 10 et suiv.3) On retrouve cette même symbolique dans la croix du Christ qui ouvre à Adam la possibilité d’entrer dans l’Éden éternel qui est Dieu lui-même, terre promise où coulent toutes les bénédictions et où l’homme devient véritablement homme, nouvel adam, né une nouvelle fois. Revenons à notre texte « et il a planté yhwh adonaï un jardin en éden les délices du côté du levant et il a placé là l’homme qu’il a façonné Et il a fait germer yhwh dieu au sortir de la terre tout arbre désirable à la vue et bon à manger et l’arbre de la vie au milieu du jardin et l’arbre de la connaissance du bon et du mauvais. (…) Et il a commandé yhwh dieu à l’homme pour dire De tout arbre du jardin manger tu mangeras Et de l’arbre de la connaissance du bon et du mauvais tu ne mangeras pas de lui parce qu’au jour où tu mangeras de lui mourir tu mourras.4 »

Deux arbres donc sont mis en évidence et réclament toute notre attention. Ces arbres n’ont pas d’essence, mais représentent deux tendances contrariées, deux types possibles d’hommes, deux rapports à la finalité, deux métaphysiques et donc deux attitudes fondamentales face à la vie. De fait, les arbres d’Éden symbolisent des hommes selon le prophète Ezéchiel 3

Traduction des éditions du Cerf, 1973. Traduction de Cl. TRESMONTANT, dans Les malentendus principaux de la théologie, Paris 1990. 4

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P. MIRAULT

(chap. 31) ou encore pour l’évangéliste Marc (8, 24). Il y a l’homme sage qui veut épouser la durée créatrice qui l’appelle (dabar) pour le mener jusqu’à sa parfaite réalisation et il y a l’homme stupide dont l’intelligence refuse la Parole. Dans la notion biblique de stupidité, il y a l’idée d’une inversion, un péché contre la création, une fixation infantile à ce qui est périmé et mort, un manque de souplesse ; le péché est donc un manque d’intelligence spirituelle qui s’appuie sur l’affirmation de l’autonomie de la raison, d’une raison qui croit être l’Intelligence divine : « Les rois de la terre s’insurgent, les princes tiennent tête à Yahvé et à son Messie : “Rompons leurs chaînes, débarrassons-nous de leurs liens !” Celui qui siège dans les cieux s’en amuse, Yahvé les tourne en dérision. » (Psaume 2, 2-45) Commençons par l’arbre de vie L’arbre de vie est bien connu par les textes et par l’iconographie de Mésopotamie. Souvent, à l’entrée des temples, on voit un génie monter la garde devant un palmier et faire des libations. Dans l’épopée de Gilgamesh, le héros, bouleversé par la mort de son ami Enkidou, part à la recherche de la plante de vie. Quand après avoir affronté mille périls, il a pu cueillir la plante « qui rend le vieillard jeune », un serpent la lui ravit (Gilgamesh, XI, 280288). Les dieux en effet se sont réservés la vie pour eux-mêmes et ont condamné l’homme à mourir ! L’arbre de vie est la sagesse si on en croit le livre des Proverbes (3, 18) ; son fruit est donné à ceux qui sont nés à nouveau comme hommes spirituels selon saint Jean dans l’Apocalypse (22, 2-14) et qui les fait participer à la vie divine. L’arbre a donc la vie comme sève. Cet arbre symbolise la création divine : l’arrivée d’une imprévisible nouveauté — ainsi qu’en parlait Bergson — qui défie nos catégories puisque ce qui n’est pas encore, ce qui ne peut même pas être prévu, sera un jour ; qui pourra croire que d’une simple petite graine de sénevé puisse jaillir un arbre majestueux ? Le royaume des cieux, c’est-àdire la foi est semblable à cette graine dans son jaillissement, dans son accroissement ontologique (Mt 13, 31/Mt 17, 20). La vie c’est donc l’exultation de cette création qui jaillit sans cesse, la foi est l’intelligence de cette créativité et l’exultation de l’Humanité en métamorphose. L’arbre de vie, c’est le verbe créateur devenu homme, puisque comme nous l’avons déjà vu, dans la Bible l’arbre symbolise l’homme dans son rapport à la transcendance. Le verbe efficace de Dieu qui fait surgir de rien un monde, de ce 5

Traduction des Éditions du Cerf, 1973.

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LES ARBRES EN ÉDEN

monde la vie, de cette vie l’homme doué d’intelligence et libre, de cet homme premier, de cet adam, une nouvelle humanité divine, ainsi que le souligne le franciscain Jean Duns Scot. L’opposition entre le rationalisme des systèmes philosophiques et l’affirmation d’une réelle ontogenèse du monde par le monothéisme hébraïque est irréductible et c’est bien elle que posait Émile Bréhier# : … le cosmos des Grecs est un monde pour ainsi dire sans histoire, un ordre éternel, où le temps n’a aucune efficacité, soit qu’il laisse l’ordre toujours identique à lui-même, soit qu’il engendre une suite d’événements qui revient toujours au même point, selon des changements cycliques qui se répètent indéfiniment. L’histoire même de l’humanité n’est-elle pas, pour un Aristote, un retour perpétuel des mêmes civilisations ? L’idée inverse qu’il y a dans la réalité des changements radicaux, des initiatives absolues, des inventions véritables, en un mot une histoire et un progrès au sens général du terme, une pareille idée a été impossible avant que le christianisme ne vienne bouleverser le cosmos des Hellènes : un monde créé de rien, une destinée que l’homme n’a pas à accepter du dehors, mais qu’il se fait lui-même par son obéissance ou sa désobéissance à la loi divine, une nouvelle et imprévisible initiative divine, pour sauver les hommes du péché, le rachat obtenu par la souffrance de l’Homme-Dieu, voilà une image de l’univers dramatique, où tout est crise et revirement, où l’on chercherait vainement un destin, cette raison qui contient toutes les causes, où la nature s’efface, où tout dépend de l’histoire intime et spirituelle de l’homme et de ses rapports avec Dieu. L’homme voit devant lui un avenir possible dont il sera l’auteur ; il est délivré pour la première fois du mélancolique sunt eadem omnia semper de Lucrèce, du Destin stoïcien, de l’éternel schème géométrique où Platon et Aristote enfermaient la réalité.

La sève de cet arbre de vie est l’esprit créateur de Dieu et ceux qui en mangent manifestent leur adhésion profonde à ce projet qui leur est proposé par la parole divine. Ils refusent de rester dans un état adamique insatisfaisant, ils refusent la stagnation de la nature abandonnée à ses seules puissances et que la seule raison naturelle ne peut dépasser, elle qui ne peut comprendre que ce qui est de l’ordre de la juxtaposition, de la spatialisation, du temps réduit à un empilement statique et donc de l’ordre de la fabrication ; or pour les métaphysiciens hébreux l’intelligence c’est la foi, émounah, qui contrairement à ce que nous racontent nos traductions n’est pas la pistis grecque, mais l’adhésion de toute l’intelligence à la durée créatrice qui chante au fond de notre être comme désir.

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Histoire de la philosophie tome II, p. 490-491.

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L’arbre de la connaissance du bien et du mal Cet arbre est interdit dans le mâschâl. Pour être précis, c’est de son fruit dont il est interdit d’user. Cet arbre marque l’entrée de l’homme dans la discrimination, de cette capacité attachée à son intelligence et donc à son libre arbitre. Entre le bien et le mal il faut choisir, mais qu’est-ce que le bien qu’il nous faudrait choisir pour ne pas nous refuser à la durée créatrice ? C’est du fruit de l’arbre de vie. En d’autres termes, le théologien et métaphysicien qui rédigea ce poème de la Genèse, nous met en garde contre un mauvais usage de notre raison qui marque pourtant, dans l’histoire de la création, notre supériorité sur les autres créatures (nous les nommons alors qu’elles ne nous nomment pas (Genèse 2, 19), nous sommes prédestinés pour être animés du ruah (pneuma), c’est-à-dire de l’esprit (l’anthropologie biblique et chrétienne n’est pas binaire mais ternaire : âme/corps et esprit7). Contrairement à elles, nous ne sommes par achevés, nous ne sommes pas réglés sur un instinct, un programme général qui puisse nous servir de norme immanente. Non, nous devons nous déterminer et avons le choix entre deux choses : accepter le plan de la création en nous et croître jusqu’à atteindre notre nature surnaturalisée, ou choisir l’autonomie, c’est-à-dire choisir le sens de notre existence au mépris donc du projet divin, donner donc un sens à cette vie en l’inventant, comme pourrait le dire Jean-Paul Sartre. L’autonomie — que les philosophes des Lumières nous présentèrent comme la réalisation la plus souhaitable pour l’homme — consiste à décider par nousmêmes du sens profond de notre existence réduite ainsi au monde présent. Dans cette revendication, c’est bien tout le mouvement de la Création qui est nié ; soit nous admettons l’idée que l’homme n’est qu’un élément du cosmos et notre liberté se réduit alors à admettre l’ordre éternel du monde qui est inaltérable (c’est le panthéisme). Soit nous revendiquons l’identité de la liberté et du libre-arbitre, comme si nous devions nous-mêmes nous assigner une fin, donner un sens à cette existence par ailleurs absurde (monisme matérialiste). Ou encore, nous désespérons de cette vie conçue comme une illusion perverse dont il faudrait se déprendre afin de nous fondre dans l’Un sans second, comme la statue de sel dans l’eau (monisme acosmique). Toute la Révélation défend une idée métaphysique qui va à rebours du monisme acosmique, du panthéisme et du matérialisme : nous sommes effectivement doués de libre-arbitre, mais ce libre-arbitre n’est pas la liberté puisque nous ne trouverons la liberté que dans l’arbre de vie, c’est-à-dire dans notre assentiment profond à la durée créatrice, au travail de la Parole de

7 On peut lire à ce sujet les travaux de Michel FROMAGET, notamment La drachme perdue, 2010.

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Dieu en nous, afin qu’elle nous fasse entrer dans l’ordre supérieur de la charité, de l’agapè. Le péché dont il est question dans ce mâschâl ne réside donc pas dans une violation d’une règle, une rupture de contrat avec un Dieu cartésien qui inventerait les valeurs pour tendre un piège à notre liberté et nous rétribuer selon que nous aurions consenti à nous soumettre à l’impératif de sa loi ou au contraire que nous nous serions révoltés. Non le péché consiste dans le refus de la durée créatrice, dans le refus de la métamorphose dont parle saint Paul (I Cor. 15, 45) : « C’est ainsi qu’il est écrit : le premier homme — Adam — a été fait âme vivante ; le dernier Adam, esprit vivifiant. Mais ce n’est pas le spirituel qui paraît d’abord ; c’est le psychique, puis le spirituel. Le premier homme, issu du sol, est terrestre, le second, lui, vient du ciel8. » Deux étapes sont donc nécessaires pour achever l’homme et l’amener à la plénitude de sa destinée, selon le texte prophétique de la genèse qui lui promet de le créer à l’image et à la ressemblance de Dieu. La première étape poursuit la création naturelle entreprise à travers la cosmogénèse et la biogenèse. La seconde étape franchit un seuil décisif, et passe d’un ordre naturel à l’ordre surnaturel : c’est la création d’une humanité sainte, spirituelle, en laquelle habite l’Esprit saint de Dieu. C’est dans le Christ que la création tout entière a été entreprise ; c’est dans le Christ qu’elle se continue par la surnaturalisation de l’humanité et la constitution d’une humanité spirituelle. C’est dans le Christ qu’elle s’achèvera, quand l’arbre mystique aura atteint son âge et sa taille parfaite, la plénitude, quand Dieu sera tout en tous. Le péché qui est une maladie de l’intelligence oppose un barrage à l’ontogenèse. La séduction exercée par cette fausse liberté de l’autonomie est pour nous une malédiction puisqu’elle suppose le refus de la création. L’amphibologie du désir en présente le témoignage le plus éclatant qui est manifesté par les malédictions qui tombent alors sur l’homme soumis aux vieilles programmations de son psychisme : il ne peut que se sentir exilé, épuisé par un labeur devenu absurde, et sa frustration immense ne peut alors que s’exprimer par la violence contre les autres et contre lui-même. C’est ainsi que la consommation du fruit de l’autonomie conduit à ouvrir les yeux de l’homme sur sa propre nudité, sa déréliction et l’absurdité de sa vie ainsi atrophiée ; ce déséquilibre spirituel, devient un déséquilibre psychique. Il ne peut alors plus entretenir de sains rapports avec son prochain, à commencer dans cette société intime du couple qui est consumé par le doute, qui reproche à l’autre de n’être pas l’arbre de vie, mais seulement une créature finie.

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Traduction des éditions du Cerf, 1973.

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P. MIRAULT

N’ayant plus ce projet divin de divinisation surnaturelle, c’est dans le désir de domination que l’homme cherche sa satisfaction. Ce désir de domination qui peut aller jusqu’au crime rend impossible la constitution d’une société juste.

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Jardins d’hier et d’aujourd’hui. De Karnak à l’Éden. Édité par Sydney Hervé Aufrère et Michel Mazoyer Cahiers Kubaba, Paris, 2012, p. 53-67. ————————————————————————————————————————

RÉFLEXIONS SUR LE JARDIN DANS LA MÉSOPOTAMIE ANCIENNE Roberto BERTOLINO Université de Paris I Laboratoire d’archéologie de l’E.N.S.

Par définition1, un jardin (de l’allemand Garten signifiant « enclos ») est un espace extérieur ou intérieur, clos ou délimité où l’on cultive des végétaux, doté selon l’usage d’équipements hydrauliques, d’entretien, d’aides à la végétation, de circulations, d’espaces, meubles et constructions fonctionnels ou décoratifs. Ces végétaux peuvent être des fleurs, des légumes, des arbres fruitiers ou d’ornement, une pelouse, des collections végétales. De nos jours, cette définition s’applique plutôt à des jardins aménagés sur des balcons ou sur les toits en terrasse des immeubles urbains. Si l’on transpose ce concept dans la Mésopotamie ancienne, l’image des jardins suspendus de Babylone vient immédiatement à l’esprit. Ces jardins, une des sept merveilles du monde, furent construits sur ordre de Nabuchodonosor II (604-562) pour son épouse perse Sémiramis2. Il s’agissait d’un jardin botanique où l’on cultivait les plantes et les arbres de Mésopotamie ainsi que ceux des montagnes de Médie, patrie de Sémiramis. Cependant ils restent juste une légende, car il s’agissait de magasins, 1

Définition dans Wikipédia. Voir DI PASQUALE et PAOLUCCI (éd.), Il giardino antico da Babilonia a Roma. 2 La légende de Sémiramis nous est rapportée par plusieurs sources grecques qui rassemblent et mêlent plusieurs figures historiques différentes. Hérodote d’Halicarnasse fait de Sémiramis une reine de Babylone qui vécut cinq générations avant la destruction de l’Assyrie. Il lui attribue la construction des quais de Babylone le long de l’Euphrate, qui ont transformé la ville. Si Ctésias est une source relativement fiable pour l’étude de l’empire perse, ses sources sur la Mésopotamie sont un peu plus fantaisistes. Il reprend des légendes incroyables sur les origines semi-divines de Sémiramis.

R. BERTOLINO

contrairement à l’interprétation de l’Allemand Robert J. Koldewey3. D’ailleurs, aucun historien grec n’a jamais affirmé les avoir vus directement. Diodore de Sicile, au premier siècle avant notre ère, décrit des « machines qui élèvent l’eau des rivières »4. Il s’appuie sur les travaux de Ctésias de Cnide5, un médecin grec qui exerça auprès du roi des Perses à la fin du Ve siècle avant notre ère. Flavius Josèphe, un siècle plus tard, attribue la paternité des jardins à Nabuchodonosor II6. Il s’appuie cette fois sur Bérose, un prêtre babylonien du IIIe siècle av. J.-C. Enfin, Strabon parle des « vis sans fin » pour monter l’eau de la rivière. De même, Hérodote et Xénophon, qui ont traversé la Mésopotamie au Ve siècle, n’en parlent pas. On découvre d’ailleurs, en regardant de près les témoignages, une confusion complète entre Babylone et Ninive, en particulier chez Ctésias. Les deux empires ont toujours eu leur propre identité politique, sociale, économique et culturelle : ils avaient leurs villes, leurs bâtiments civils et religieux et leurs divinités. Toutefois, la distinction entre les deux peuples était uniquement politique et non pas ethnique. Mais on peut bien imaginer que dans l’antiquité les deux puissances mésopotamiennes, qui ont souvent interagi entre elles, ont été parfois perçues comme une seule identité culturelle, celle du pays entre les deux fleuves.

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La version anglaise de son œuvre, The Excavations at Babylon, parut en 1914. KOLDEWEY conduisit, pour le compte du Musée impérial de Berlin et de la Deutsche-Orient Gesellschaft (DOG), les fouilles de Babylone entre 1899 et 1917. Le 26 mars 1899, il découvre les murailles de l’antique ville mésopotamienne. Par la suite, il découvrira encore la Voie processionnelle, longue de 250 mètres et large de 20 à 24 mètres, la porte d’Ishtar, le palais de Nabuchodonosor, les hypothétiques Jardins suspendus de Sémiramis, et la ziggourat, nommée Etemenanki (« la maison-fondement du ciel et de la terre »), dédiée au dieu Mardouk (« Tour de Babel » dans Gn 11). Sur la découverte de Babylone et la légende de l’arbre ayant survécu aux jardins suspendus voir le chapitre II de HANNO, Les villes retrouvées. 4 Diodore de Sicile, Histoire universelle, Livre II, chap. X, 40-41 (trad. de F. Hoefer, Paris 1854) : « Il y avait dans la citadelle le jardin suspendu, ouvrage, non pas de Sémiramis, mais d’un roi syrien postérieur à celle-ci : il l’avait fait construire pour plaire à une concubine. On raconte que cette femme, originaire de la Perse, regrettant les prés de ses montagnes, avait engagé le roi à lui rappeler par des plantations artificielles la Perse, son pays natal ». Selon la plupart des historiens, ce n’est pas Sémiramis, mais Bélus qui fut le fondateur de Babylone. Quinte-Curce, V, I : Semiramis Babylonem condiderat ; et, ut plerique credidere, Belus, cujus regia ostenditur. Ammien Marcellin, XXIII, 6, 23 : Babylon, cujus moenia bitumine Semiramis struxit; arcem enim antiquissimus rex condidit Belus. Voy. PERIZONIUS, Orig. Babylon., chap. 7 (Histoire de Rome, M. Nizard [éd.], Paris, 1860). 5 Ctésias de Cnide, Histoire des Perses. (Trad. de Larcher dans J.A. Buchon, Choix des historiens grecs Paris 1857.) 6 Flavius Josèphe, Antiquités judaïques, livre I chap. IV. (Trad. de J. Weill, dans J.-A. Buchon, Œuvres complètes de Flavius Joseph, A. Desrez, Paris 1838.)

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RÉFLEXIONS SUR LE JARDIN DANS LA MÉSOPOTAMIE ANCIENNE

D’après la tradition, les jardins suspendus se composaient de plusieurs étages en terrasses, de cent vingt mètres carrés, soutenus par des voûtes et des piliers de brique. Les terrasses étaient reliées par un immense escalier de marbre, arrosées par l’eau de l’Euphrate grâce à un système hydraulique complexe7. D’après la tradition « romantique », sur la première terrasse de huit mètres de haut furent plantés des grands arbres : platanes, palmiers dattiers, pins et cèdres, sur la deuxième de treize mètres, on trouvait les genévriers, les cyprès et quantité d’arbres fruitiers. Et encore plus haut, sur les deux dernières terrasses, moins vastes, fleurissaient les anémones et les tulipes, les lis et les iris, sans oublier les roses si chères à la belle Sémiramis. Ils faisaient partie du palais « sud » du souverain babylonien, à l’intérieur de la ville, tandis que le palais d’été était situé au nord de Babylone. C’est un complexe, architecturalement articulé et répondant à la conception du pouvoir de l’époque, donc différent des palais néo-assyriens quelque peu antérieurs. Le souverain avait fait construire une nouvelle Babylone sur la rive droite de l’Euphrate. Sur la rive gauche surgissaient les quartiers principaux, les temples et les palais. La nouvelle Babylone était entourée par deux remparts dont l’intérieur était plus consistant (deux murs avec des 7

Le jardin décrit par Diodore voyait chaque terrasse entourée d’une promenade à ciel ouvert de 3, 5 mètres de largeur. Sur le côté intérieur des promenades s’ouvraient des murs de soutien des terrasses formant des pièces éclairées par des puits de lumière placés dans le plafond. Le noyau de cette colline artificielle était un gigantesque pilon traversé d’une part à l’autre par des galeries. Le dernier étage, soutenu par des arcs et occupant le sommet de la construction, était destiné au jardin. La terrasse fut édifiée de manière à empêcher les infiltrations d’eau et s’appuyait sur un plafond en pierre, sur lequel on aurait ensuite placé des couches de matériaux dont la dernière constituée de dalles de plomb servant de base pour la création du jardin. Une réserve d’eau, placée au centre du terrassement pour la cacher à la vue de l’extérieur, était alimentée par l’Euphrate grâce à « certaines machines » placées dans les arcs les plus élevés et à des canaux invisibles pour arroser les différentes plateformes. La description de Strabon (Géographie, trad. de A. Tardieu, Paris 1867, livre II, chap. 31) diffère de la précédente, même s’il s’agit du même type de structure. D’après Strabon, les arbres du dernier étage n’étaient pas plantés dans la terre couvrant le dallage en plomb mais dans des cubes maçonnés vides, sur chaque pilon, remplissant l’espace entre les arcs. Les cubes étant remplis de terre, la surface de la terrasse ne nécessitait pas de base d’humus totale. L’arrosage était, d’après lui, assuré par des esclaves prenant l’eau du fleuve grâce aux norias et aux pompes installées. Les deux historiens étaient d’accord pour affirmer que ces jardins se trouvaient à côté de l’Acropole, correspondant au palais royal. C’est ici que, plus tard, Alexandre le Grand aima séjourner. Il paraît aussi qu’il voulut y cultiver le lierre, en vain. Des jardins associés à des terrasses sont également connus en Égypte : la reine Hatchepsout (XVIIIe dynastie) commande des arbres à encens pour égayer ses jardins en terrasses. On sait que, plus tard, Thoutmôsis III (XVIIIe dynastie) fait rapporter de ses campagnes d’Asie toutes sortes de plantes et d’animaux exotiques afin de peupler ce que l’on appellera son « jardin botanique » (à ce sujet voir dans ce même volume la contribution de Sydney H. Aufrère).

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tours, protégés par un fossé, s’articulant et pourvus de bastions à proximité des palais royaux). Le palais sud comportait une succession de cinq cours qui, même si elles ne présentaient pas une axialité parfaite, permettaient un parcours direct. L’immeuble comportait également l’intégration de parties plus anciennes, datant de Nabopolassar et même Assarhaddon (680-669). Il s’agissait donc d’un projet architectural imposant et précis se fondant sur l’addition de plusieurs parties au fur et à mesure de sa construction, — incontestablement un projet de longue durée. Les cours permettaient la bipartition de l’espace avec plusieurs quartiers ayant une destination précise. C’est dans l’angle nord-est qui se trouvait le complexe des magasins censés être les jardins suspendus. Avant de poursuivre notre réflexion sur les jardins mésopotamiens, il est également intéressant d’observer la situation actuelle pour mieux comprendre les espèces représentées en art : la végétation est rare partout en Iraq dans la mesure où les parties situées au sud, sud-ouest et ouest du pays sont enveloppées dans les déserts. Le pays a peu d’arbres, à part la date cultivée, le pommier et le peuplier. Les forêts, réduites à une superficie de 17.776 km2, sont confinées aux zones montagneuses de Mossoul, Erbil, Sulaymaniyya et Kirkuk. Elles sont essentiellement constituées de chênes, peupliers et pins, ainsi que de mélèzes et de hêtres avec quelques noyers, pommiers, et cerisiers sauvages. On peut rajouter des tamaris et des sycomores prospérant dans les plaines. Pendant ces dix dernières années, les sources du haut de la Mésopotamie et les marais du sud de la Mésopotamie au confluent des deux fleuves ont connu de grands changements. Dans la région des sources, des centaines de kilomètres de vallées montagnardes et d’écosystèmes terrestres riches en espèces ont été inondées par une série de réservoirs créés par une succession de grands barrages. Couvrant à l’origine une surface de 15.000 à 20.000 km- selon les estimations, les marais de la Mésopotamie représentent un des plus grands marais au monde. Pendant des millénaires, leur écosystème aquatique a permis à des communautés humaines uniques de vivre. Ces terres marécageuses comprennent le plus grand écosystème de marais du sud-ouest de l’Asie. Leur importance mondiale dérive de plusieurs facteurs : ces marais jouent un rôle dans la migration intercontinentale des oiseaux, abritent une faune et une flore rares et endémiques, joyaux de la biodiversité. Situés dans la section en aval du bassin, au sud de l’Irak et s’étendant en partie en Iran, les marais ont été dévastés par de plans de drainage massifs, l’accumulation de barrages construits en amont et les dommages de guerre. C’est en fait à l’époque néo-assyrienne qu’on trouve le plus de témoignages iconographiques et épigraphiques sur le jardin au sens large du terme. Les reliefs assyriens, en particulier, illustrent de manière assez précise 56

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les plantes cultivées, autochtones ou introduites de l’étranger. Grâce aux études sur les textes et l’iconographie des reliefs, on possède à présent des manuels, comme celui d’Erika Bleibtreu, qui proposent des descriptions des plantes et une lexicographie assez riche8. La représentation de palmes reste incontestablement la plus attestée, qu’il s’agisse d’éléments du paysage ou d’arbres sacrés. Suivent les arbustes d’ornements, des conifères, des plantes d’étang, des arbres fruitiers et des plantes importées, comme le lotus. L’histoire du jardin dans la Mésopotamie ancienne n’est pas facile à retracer, d’autant plus que la conception même du jardin était différente par rapport à la nôtre. À travers l’analyse des sources écrites et de l’iconographie dans l’art mésopotamien on parvient toutefois à retrouver des éléments permettant d’évoquer la notion de jardin à partir de l’époque sumérienne jusqu’à l’Assyrie et à Babylone du premier millénaire av. J.-C.9. Grâce à la brillante recherche de Marie-Françoise Besnier au sujet du jardin comme espace urbain au Proche-Orient ancien10, on a quelques références pour se représenter la situation en Mésopotamie dès l’époque sumérienne. Du haut des murailles d’Uruk, Gilgamesh contemple sa ville et la décrit en ces termes : « 3.600 arpents de cité, 3.600 arpents de vergers, 3.600 arpents d’argilière, le terrain du temple d’Ishtar, 10.800 arpents composent l’aire d’Uruk11. » Qu’il s’agisse d’espaces associés à la campagne environnant la ville ou de jardins à l’intérieur du tissu urbain, il semble évident qu’au IIIe millénaire av. J.-C. la civilisation sumérienne disposait de ce genre d’endroit, qui a fait parfois l’objet de pillage lors de guerres. Par exemple, le roi sumérien Uru-inim-gina de Lagash se vante d’avoir pillé des vergers. Après lui c’est le roi d’Ur, Shulgi, qui se glorifie du même genre d’actions. Ce qui nous intéresse est le fait que les textes parlent de ces espaces conquis et pillés faisant partie du patrimoine de la ville, témoignage de sa richesse. Certes, il s’agissait d’espaces cultivés en dehors de la ville, mais dont la

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BLEIBTREU, Die Flora der neuassyrischen Reliefs. GRIMAL, L’art des jardins. Il insiste dans le premier chapitre sur le caractère religieux des plus anciens jardins mésopotamiens et sur la difficulté de parler d’un véritable art du jardin avant le Ier millénaire av. J.-C. 10 BESNIER, « Les jardins urbains du Proche-Orient antique ». 11 Traduction de TOURNAY et SHAFFER, L’Épopée de Gilgamesh, p. 40 et 246. Voir aussi le mythe d’Etana le héros, mythique roi de Kish, qui voulut monter au ciel Dans la tablette IV l’aigle dit à Etana : « Regarde mon ami comment est le pays ? La mer est devenue comme une rigole autour d’un lopin de jardinier ! » L’aigle pose ensuite d’une manière répétitive la question de savoir comment est le pays, en bas, devenu un jardin, la vaste mer étant comme un baquet, puis le pays n’est plus visible. Ce mythe est partiellement connu par de nombreux fragments de tablettes paléobabyloniennes (Suse, Tell Harmal), médioassyriennes (Assur), et de la bibliothèque d’Assurbanipal à Ninive. 9

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fonction pour le ravitaillement de la cour royale et des citoyens était considérable. Dans les textes les références à des situations dramatiques suite aux razzias ne manquent pas, où les campagnards doivent se réfugier dans la ville et créer donc des vergers au sein de la ville elle-même12 pour approvisionner les habitants. On sait également que les temples sumériens avaient des jardins, mais l’archéologie n’a pas pu les localiser précisément lors des fouilles. Un texte de Nippur mentionne le jardin comme jardin divin, tel qu’on le retrouve ensuite dans les inscriptions royales. D’après les textes, on apprend que le jardin peut devenir un lieu privilégié où les dieux se rendent, comme le cas de la déesse Inanna13, séduite par la beauté d’un jardin14. C’est au début du IIIe millénaire que le site semble avoir connu sa plus importante occupation. Le site s’étendait alors sur toute la partie occidentale du fleuve et avec un prolongement vers le Sud qui abritait des jardins et des vergers au milieu desquels étaient disposées de grandes demeures. Hors des remparts, la cité possédait un port qui communiquait avec l’Euphrate par l’ancien canal Shatt-En-Nil (« Canal aux eaux pures »). Un plan de la cité retrouvé sur une tablette datant de la période kassite apporte des précisions sur d’autres parties de la cité. On y voit que l’angle Sud-ouest était occupé par un jardin et des vergers. Ce qui est sûr, c’est que, malgré le manque de témoignages archéologiques pour cette période, la mention du « jardin » est assez fréquente et renvoie à un lieu verdoyant, source de provisions alimentaires ou de loisir. Les informations pour le IIe millénaire sont plus riches, d’où il ressort que les villes sont souvent fières de leurs espaces verts, comme c’est le cas de Borsippa15 pour ses jardins et de Babylone16 pour ses pâturages. La situation demeure cependant incertaine lorsqu’on attend plus de précisions sur l’évolution du jardin au sein de la ville ou en toute proximité. Il semblerait en fait que les espaces verts restent concentrés surtout à l’extérieur de la ville. Les traces de systèmes d’irrigation pourraient éventuellement suggérer 12

Malédiction d’Agadé, 170. Traduction d’après COOPER, The curse of Agade. VOLK, Inanna und Shukaletuda. 14 Inanna et Shukalletuda. Poème qui subsiste presque entièrement, en quelque 300 vers, avec des lacunes. La déesse, ayant quitté le ciel pour descendre sur la terre, s’endort dans un jardin où le jardinier (?), Shukalletuda, en profite pour lui détacher son pagne, — et il « la baisa et la pénétra puis il s’en retourna à l’extrémité du jardin ». Au réveil, Inanna, s’étant aperçue du viol, chercha en vain son agresseur et, de colère, elle envoya trois pestes à travers le pays des Sumériens. 15 KÖCHER, « Ein Spätbabylonischer Hymnus », p. 237. 16 FOSTER, Before the Muses, p. 280-281. 13

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la présence de jardins, comme dans le cas de la ville de Mari17 et Uruk18 mais la concordance de sources épigraphiques et archéologiques n’est malheureusement pas toujours possible. Les textes évoquent des événements qui se sont déroulés dans les jardins d’Hammourabi à Babylone : il semblerait qu’ils étaient assez grands pour accueillir des troupes19. Le jardin comme lieu de détente et de loisir semble devenir de plus en plus courant à partir du IIe millénaire et les archives de Mari contribuent à renforcer l’existence de jardins royaux au sein de la ville20. C’est vers la fin du IIe millénaire en Assyrie que les informations sur les jardins royaux semblent devenir plus consistantes, comme par exemple dans la ville d’Assur21. L’Assyrie est située en zone d’agriculture ne nécessitant pas l’irrigation, bien que celle-ci fût pratiquée pour augmenter les rendements ou limiter le stress hydrique. La production de base était la culture céréalière, et on trouvait aussi des zones de cultures maraîchères, notamment aux abords des cités, et aussi arboricoles. La viticulture, qui était d’un très bon rapport, était également pratiquée sur les terres des grands propriétaires. Les champs étaient généralement divisés en deux ensembles distincts : des terres communes, et des grandes propriétés contrôlées par le pouvoir royal, qui pouvait les redistribuer à des temples ou bien à des fonctionnaires royaux. À l’époque des grandes conquêtes médio-assyriennes, et surtout néoassyriennes, les dignitaires de la cour assyrienne ont pu se constituer de très grands domaines agricoles, souvent constitués de parcelles se trouvant sur divers terroirs. Le pouvoir royal prend néanmoins un poids de plus en plus grand dans la première moitié du Ier millénaire, de même qu’un nombre restreint de grands nobles. Les domaines peuvent changer de mains avec les paysans qui les exploitent, sans pour autant que ceux-ci soient considérés comme des esclaves. Généralement, la situation des petits exploitants assyriens est précaire. Les crises de subsistance sont fréquentes, et peuvent déboucher sur des disettes et des famines. L’endettement paysan est également important et la pratique courante de l’antichrèse fait que les moins riches perdent souvent leurs terres au profit des notables qui sont leurs créanciers. On comprend donc que la couche basse de la population subisse de plein fouet l’effet des périodes troublées et également la conscription militaire à l’époque néo-assyrienne, entraînant un dépeuplement qui peut 17

MARGUERON, « Die Gärten im Vorderen Orient », p. 54. COCQUERILLAT, Palmeraies et cultures de l’Eanna d’Uruk, p. 20-25. 19 VILLARD, « Parade militaire dans les jardins de Babylone ». Voir aussi le texte ARM 26/2, 366 publié dans le volume de CHARPIN, et al. (éd.), Archives épistolaires de Mari. 20 BIROT, Textes administratifs de la salle 5 du palais, nos 267, 268 et 271. 21 GRAYSON, Assyrian Ruler, p. 145 et 155 ; ID., Assyrian Royal Inscriptions I, p. 33, 42-43. 18

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expliquer la chute de l’Empire assyrien. L’élevage est également attesté en Assyrie. De nombreuses tribus de semi-nomades pratiquent le pastoralisme depuis des temps reculés. Les grands troupeaux peuvent relever des grands organismes, mais aussi de personnes privées. Les petits exploitants disposaient de quelques bêtes. La fondation d’une ville, ou sa refondation, a toujours été un moment d’importance capitale en Mésopotamie depuis la révolution urbaine : on sait que l’implantation d’un système d’irrigation avait déjà caractérisé la révolution agricole, et que le creusement de canaux intéressait également l’intérieur des villes, c’est pourquoi cela n’a pas dû être sans intérêt pour l’aménagement d’espaces verts, malgré le manque d’attestations archéologiques. Il est évident que, de plus en plus, les souverains bâtisseurs implantaient leurs demeures de manière éblouissante, à l’image de leur pouvoir. En outre, par le biais des conquêtes, ils rencontraient de nouvelles cultures et introduisaient des nouveautés dans leur pays. Les arbres devenaient donc un butin de guerre très convoité, surtout s’ils avaient été soustraits à l’ennemi vaincu. On sait bien que l’arbre sacré, depuis le début de l’art mésopotamien, a toujours été représenté. Symbole de régénération et immortalité, il était un des moyens pour s’élever au ciel22 (fig. 1). Les arbres de rosettes furent associés à la déesse Inanna et les tiges de grains à son mari Dumuzi dans la célèbre hiérogamie, afin d’assurer la fertilité de la terre. Une très longue tradition perpétuée à travers les millénaires, qui faisait que les arbres étaient considérés comme symbole d’impérialisme et hégémonie à côté de l’or, des chevaux et d’autres tributs pour le roi ou butin de guerre23. Planté ou utilisé dans les constructions et la sculpture, le bois a pris beaucoup d’importance, surtout quand il était incrusté d’ivoire dans la création d’objets raffinés, comme ce fut le cas des cadeaux offerts à Sargon II par Chypre. Sensible aux arbres, Sargon II en parle lors de sa campagne à Ulhu en Urartu en 714 av. J.-C. Dans les reliefs assyriens, les arbres deviennent de plus en plus un élément précieux du paysage (fig. 2 et 3), eu égard à l’endroit où la scène se déroule. Ils restent un élément de civilisation même dans les représentations de la cruauté assyrienne, bien connue par la Bible. Il n’est donc pas étonnant d’assister, dès la fin du IIe et surtout pendant le er I millénaire av. J.-C., à une prolifération de constructions et d’aménagements d’espaces verts.

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Voir l’étude de MALBRAN-LABAT, « L’arbre au Proche-Orient ancien », et surtout bibliographie. Sur l’arbre de la vie, voir l’étude de PARPOLA, «The Assyrian Tree of Life ». 23 MEIGS, Tree and Timber in the ancient Mediterranean World, p. 89-96 et 416-420.

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Le premier roi assyrien à nous avoir laissé les traces d’un véritable jardin reste Teglath-Phalasar Ier (vers 1100 av. J.-C.)24. Il rapporta dans son pays, comme butin de guerre, le cèdre du Liban et le buis, se vantant de posséder des arbres que personne parmi ses ancêtres n’avait jamais eus. Cela suggère bien évidemment que les jardins existaient déjà avant lui25. Parmi les rois assyriens qui ont montré le plus d’intérêt pour la botanique et les jardins, il y a incontestablement Sennachérib. Ses inscriptions racontent qu’il avait érigé un palais incontournable (« Le palais sans rival ») et à côté il avait crée un parc semblable au mont Amanus, en Chaldée, un endroit où poussaient les épices et les arbres. Dans un autre parc, destiné au public, Sennachérib aurait cultivé des plantes exotiques26. Il créa également des jardins pour les dieux et l’un d’entre eux a été fouillé. Avec une technique exploitant les terrassements rocheux, ce jardin couvrait une aire de 16.000 mètres carrés, comportant des puits d’1, 50 m. Un réseau de canaux permettait l’arrosage des plantes autour du bâtiment. Tout près se trouvaient trois réserves d’eau également destinées aux poissons d’après les textes. Au milieu du parc s’érigeait la grande salle pour les fêtes du dieu Assur. Rappelons que, lors des fouilles du pavillon du Nouvel An d’Assur27, des structures d’un jardin ornemental ont été trouvées. Un autre jardin a été révélé lors des fouilles de Tall +#h %amad, site correspondant à la métropole provinciale de Dur-Katlimmu, par les traces de plantation et de système d’irrigation, confirmant les mentions de ce jardin dans les textes cunéiformes28. Salmanazar Ier est le premier roi à établir un palais royal à Ninive, et deux autres sont construits sous ses successeurs, initiés par Assur-resh-ishi Ier et Teglath-Phalasar Ier, le palais de ce dernier ayant été entouré d’un jardin

24

GRAYSON, Assyrian Royal Inscriptions I, p. 33. ANDRAE, « Der kultische Garten » ; EBELING, « Garten » ; WISEMAN, « Mesopotamian Gardens ». 26 LUCKENBILL, The Annals of Sennacherib. 27 L’akîtu était l’édifice à l’extérieur à la ville où l’on déposait la statue du dieu tutélaire lors de la fête du Nouvel An. Une synthèse est proposée par ODISHO, The Akitu Festival in Mesopotamia, p. 17-19. Sennachérib, après avoir détruit Babylone en 681 av. J.-C., a fait construire un temple tripartite à 200 mètres de la ville, pourvu d’un jardin au centre de la cour principale, entourée de porches (ANDRAE, Das Wiedererstandene Assur, p. 41 et 153 ; fig. 44). D’autres jardins entouraient le temple ; ils étaient arrosés par un système de canalisations puisant l’eau du Tigre. Il affirmait dans ses inscriptions qu’auparavant la ville d’Assur était douée d’une structure destinée à cette célébration dans un jardin à l’intérieur de la ville (VAN DRIEL, Cult of Assur, p. 161). 28 KUHNE (éd.), Die rezente Umwelt von Tell Sheikh Hamad. 25

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alimenté par un canal dérivé depuis le Khosr29. Les restes de ces édifices n’ont pu être identifiés avec certitude sur le terrain, de même que les niveaux de cette période du temple d’Ishtar. Sous le règne de Sennachérib (704-681), d’autres aménagements importants furent entrepris pour maîtriser l’eau de la région de Ninive, afin d’améliorer la vie des habitants de la campagne et de la ville, ainsi que de créer des espaces d’agrément30. Le cours du Khosr fut canalisé, contrôlé par deux nouveaux barrages, son débit fut augmenté par le détournement d’eau venant de la région haute au nord de la ville, amenée par différents ouvrages d’art dont le plus notable est l’aqueduc de Jerwan31. Sennachérib fit ensuite identifier tous les points d’eau disponibles autour de Ninive pour en tirer de l’eau permettant d’augmenter les disponibilités, notamment en saison chaude. Cela a permis d’augmenter la zone cultivée autour de Ninive, d’alimenter de vastes parcs et jardins hors de la ville et à l’intérieur : tout le paysage de la région entourant Ninive fut donc bouleversé, puisqu’on alla jusqu’à créer des marécages, une sorte de réserve naturelle d’agrément, dans l’espace rural. Pour ce qui est des reliefs par exemple, on trouve sous le règne d’Assurbanipal (668-629)32 le célèbre « banquet sous la treille », une représentation du roi et son épouse installés dans un jardin, tandis qu’à la branche d’un arbre est attachée la tête du roi élamite Te’umman, décapité (fig. 4). On sait en fait qu’après une trentaine d’années de bonnes relations entre l’Assyrie et l’Élam, en 664 une guerre féroce éclata entre ces deux pays. L’image du jardin comme espace de loisir revient, malgré le détail macabre de la tête accrochée à l’arbre. La chasse, activité préférée des souverains assyriens au cours de leur temps libre, se déroulait dans les parcs royaux, où les animaux sauvages comme les lions, par exemple, étaient libérés après avoir été détenus dans les ambassu, des jardins. Les plus célèbres reliefs nous montrent en fait le roi à la chasse et les animaux attaquant et ensuite mourant sous la pluie des flèches du roi. Les éléments 29

TENU, « Ninive et A,,ur », p. 30. LACKENBACHER, Le palais sans rival, p. 93-95. 31 JACOBSEN et LLOYD, Sennacherib's Aqueduct at Jerwan. 32 Comme pour les jardins de Babylone, Ctésias commet un certain nombre de confusions auxquelles s’ajoutent les préjugés et les idées reçues de la tradition grecque. En réalité, Assurbanipal ne fut pas le dernier roi d’Assyrie. Ninive est prise en 612 av. J.-C. et l’empire lui survit jusqu’en 610. Assurbanipal fut un des rois les plus puissants de son temps et dirigea l’empire avec une main de fer. Il fit détruire Babylone, puis il écrasa l’Élam, la Phénicie et l’Égypte. Sous son règne, l’empire ne connut pas une année de paix. Il fut également un grand lettré et rassembla dans sa capitale la totalité des savoirs mésopotamiens qu’il pu rassembler. Il mourut sans doute fort âgé après avoir choisi son successeur. 30

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végétaux décorent toujours ce genre de scène et enrichissent le répertoire botanique dans l’art mésopotamien. En conclusion, qu’il s’agisse d’un espace vert à l’extérieur de la ville ou d’un lieu privilégié conçu par le roi, le « jardin » demeure important dans l’histoire mésopotamienne. On est encore loin de l’image du jardin qu’on retrouvera dans les civilisations classiques et qui nous est ensuite parvenue par l’intermédiaire du Moyen Âge, mais on s’aperçoit comment dans l’esprit d’un pays assez steppique comme le fut la Mésopotamie, la nécessité d’espaces verts a été toujours plus ou moins ressentie selon les époques et les endroits. Grâce à l’abondance des témoignages iconographiques et épigraphiques, le Ier millénaire reste, en Assyrie comme à Babylone, la période la plus florissante pour la création de jardins privés, destinés entre autre à être repris par les civilisations qui se sont succédées en Mésopotamie, dont la perse.

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LISTE DES ILLUSTRATIONS : Fig. 1 : L’arbre de la vie. (A.H. LAYARD, The Monuments of Niniveh, I, London 47, 4; détail) Fig. 2 : Les archers de Sargon II (P.E. BOTTA – E. FLANDIN, Monuments de Ninive, II, 145 ; détail). Fig. 3 : La coupe des palmiers sous Sennachérib. (A.H. Layard, The Monuments of Niniveh, I, 73 ; détail). Fig. 4 : Le banquet sous la treille d’Assurbanipal. Détail. (Image libre de copyright : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/a/a2/Musicians_assurbanipal.png).

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RÉFLEXIONS SUR LE JARDIN DANS LA MÉSOPOTAMIE ANCIENNE

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Fig. 2

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RÉFLEXIONS SUR LE JARDIN DANS LA MÉSOPOTAMIE ANCIENNE

Fig. 3

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Fig. 4

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Jardins d’hier et d’aujourd’hui. De Karnak à l’Éden. Édité par Sydney Hervé Aufrère et Michel Mazoyer Cahiers Kubaba, Paris, 2012, p. 69-77. ————————————————————————————————————————

JARDINS ET PRAIRIES DANS LE ROMAN D’ACHILLE TATIUS

Valérie FARANTON Université d’Arras

Introduction : Les topoï culturels liés à la thématique du jardin La thématique du jardin est née très tôt, dans la littérature grecque, puisqu’on la rencontre déjà dans les poèmes homériques : nous avons tous en mémoire les vergers d’Alcinoos et ceux de Laërte — symboles de la richesse royale — ou les jardins de Phéacie, aux fruits produits en abondance : poires, pommes, grenades, olives, figues et raisins deviennent dès lors les symboles des orkhatoi homériques à la fécondité légendaire. De là est né peu à peu l’amalgame entre abondance, âge héroïque et idéal de simplicité rustique. Cette tradition fut perpétuée par les poètes alexandrins, puis par la littérature romaine. C’est ainsi que l’on trouve chez Théocrite l’évocation d’une nature féconde, pleine de fruits chauds d’où émane une odeur suave. « Maintenant, que les violettes fleurissent sur les ronces, sur les chardons, et que le frais narcisse éclaire le genévrier ; change l’ordre de toute chose, que le pin donne des poires1 ! » Par ailleurs, l’épopée est à l’origine d’une seconde tradition : celle du jardin des dieux, dont la caractéristique n’est plus la fécondité, mais l’esthétique des divers éléments qui le composent : grotte, feuillage, fleurs, en particulier. Si l’on se réfère une fois encore aux poèmes homériques, et, plus spécifiquement, à l’Odyssée, le jardin divin le plus emblématique est certainement celui de Calypso, avec sa pelouse, sa vigne grimpante, ses bosquets — aux essences variées — peuplés d’oiseaux. La beauté de ce jardin est telle qu’elle ravit même Hermès. Pourtant, ce qui fait l’admiration de la divinité, c’est moins la beauté naturelle du site que l’effet esthétique 1

Théocrite, Idylles I, 138 s.

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qu’il produit : la nature est mise au service de la déesse, elle est disciplinée, embellie aussi par des effets d’artifices et de symétrie, elle est proche de l’art humain. Dès lors il faut entendre jardin dans son acception élargie : celle d’un espace où « l’artifice se mêle à la nature et la compose2. » Il faut noter que cette conception d’une nature cultivée gratuitement, pour le seul agrément du maître des lieux, est fortement liée à la religion. En ce sens, le jardin de Calypso3 n’est pas isolé dans la littérature grecque : la littérature hellénistique4 se complaît dans la description des téménai, jardins sacrés, funéraires ou divins qui présentent tous la même caractéristique : ils sont humains mais établissent un rapprochement entre la nature divinisée et les hommes. Le jardin représente donc une nature à la fois sacrée et humaine, puisant une partie de ses sources dans l’épopée, mais une partie seulement car il ne faudrait pas omettre la part de l’influence orientale, telle que Xénophon nous l’a transmise dans ses « romans perses ». Les « paradis », dont le plus connu est celui de Cyrus à Sardes, sont proches du jardin d’Alcinoos en ce qui concerne leur fécondité. Ils sont, également, bien ordonnancés, offrent des effets de symétrie et sont propices à l’épanouissement des valeurs morales ; ils s’apparentent donc aux jardins sacrés par leur grandeur et le caractère sauvage de certaines parties, qui les transforme presque en forêt – on sait par ailleurs que ces parcs étaient de véritables réserves de gibier5. Enfin, il ne saurait être question de clore ce survol de la thématique des jardins, qui permet de mieux appréhender le climat culturel de la Païdéia, qui a vu naître le genre romanesque, sans mentionner la dimension philosophique qui lui est attachée. Ce nouveau prestige du jardin remonte, selon Plutarque6, à une décision de Cimon, qui fit planter des platanes sur l’agora d’Athènes et aménager l’Académie ; mais le véritable prestige est venu avec Platon et ses épigones, qui firent du jardin le lieu philosophique par excellence. Les jardins que nous vous proposons de visiter sont ceux que l’on découvre dans le roman d’Achille Tatius, romancier du IIe siècle apr. J.-C. Les aventures de Leucippé et Clitophon présentent les aventures sentimentales de deux jeunes gens épris l’un de l’autre mais dont la Fortune contrarie les projets. Alors, quelle place y a-t-il pour les jardins, dans cette 2 Pierre GRIMAL, Dictionnaire de mythologie grecque et romaine, Belles Lettres, Paris, 1963, p. 68. 3 V, 57 sq. 4 Théocrite, I, 21 sq. 5 Voir par exemple Xénophon, Cyropédie, I, 3, 14. 6 Cimon, 13, 7 (487c).

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intrigue ? Dans un premier temps, seront présentés les trois jardins qui servent de cadre au récit d’A. Tatius, puis nous essaierons d’analyser les symboliques qui lui sont attachées, avant de montrer tout le parti littéraire que le romancier a su tirer de l’utilisation de cette thématique.

Inventaire des jardins chez Achille Tatius Les jardins sont assez nombreux dans les romans grecs. On connaît tous le jardin du roman de Longus ; ceux du roman de Leucippé et Clitophon sont différents et moins connus, mais tout aussi merveilleux et inventifs. Si nous faisons allusion à Longus, c’est que, comme dans les Pastorales, le roman d’Achille Tatius s’ouvre sur l’ekphrasis d’un tableau — dans lequel l’artiste a représenté un jardin — qui préfigure d’autres paysages du récit ainsi que bien des péripéties à venir. Le premier paysage est donc un paysage décrit, l’ekphrasis d’un tableau offert en offrande à la déesse Astarté. Le narrateur premier et anonyme, qui vient d’arriver à Sidon après avoir essuyé une tempête, souhaite remercier la déesse de l’avoir gardé sain et sauf ; c’est là qu’il contemple l’offrande : un tableau représentant l’enlèvement d’Europe. Le second paysage est une prairie entourée d’un petit bois ; c’est là que le narrateur premier anonyme entraîne Clitophon pour entendre ce dernier lui conter ses aventures amoureuses : en effet un soupir intempestif poussé par le jeune homme alors qu’il contemplait le tableau amène le narrateur à engager la conversation et à l’entraîner à l’écart. Vient ensuite le jardin d’Hippias, père de Clitophon, dans lequel le couple d’amoureux se dévoilera. Reprenons les passages en question pour essayer d’en déterminer les caractéristiques : Le roman s’ouvre donc sur un jardin qui est totalement imaginaire : il est décrit à partir d’un tableau : Zeus métamorphosé en taureau et guidé par Eros est en train d’enlever Europe, déjà installée sur son dos. Depuis une prairie en bordure de la mer, quelques jeunes filles — des amies d’Europe — regardent la jeune princesse s’éloigner, emportée vers le large par le puissant animal. La description de la prairie (I, 1, 3-8), qui précède celle de l’animal, progresse par thème éclaté : après avoir indiqué les grandes lignes de l’ensemble, le narrateur reprend les éléments un à un pour fournir des indications plus détaillées. C’est ainsi que l’on passe de la voûte des arbres qui ombrage la prairie aux fleurs qui composent le parterre. L’ensemble est fondé sur des sensations visuelles précises de lumière ou de couleur : on signale les jeux d’ombre et de lumière ; on précise la nature des fleurs : 71

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narcisses, roses, myrtes. Ce que l’on pourrait appeler, de façon très anachronique et très fautive, un parti pris d’hyperréalisme dans la description est en fait le reflet d’un des buts que les théoriciens assignaient à l’écriture de l’ekphrasis : donner l’impression de voir l’objet, l’animal ou le paysage décrit. Ici, la virtuosité du romancier donne un relief particulier à ce passage qui étonne par la profusion verbale qui se met au service de la rhétorique. Nous terminerons cette présentation en signalant que la description de la prairie repose sur un paradoxe, puisqu’elle représente un lieu à la fois ouvert et fermé, clair et obscur, un endroit où deux éléments fondamentaux, la terre et la mer, se rejoignent, tout comme le masculin et le féminin, l’humain et l’animal, le mortel et l’immortel… Le narrateur, en effet, insiste sur le fait que les arbres recouvrent la prairie comme le ferait un toit, mais que ce toit est ajouré pour laisser passer le soleil, bien que des zones d’ombre persistent, sur la fait que cet endroit est entouré d’une clôture mais que celle-ci est terminée par une bande de terre qui s’avance jusqu’à la mer. Si l’on compare cette prairie avec le deuxième paysage qui apparaît très vite dans le roman après celui-ci, le contraste est saisissant. Tout d’abord, il s’agit d’un petit bois de platanes au sein duquel coule une eau fraîche. Ce paysage est tout aussi fictif que le précédent — il n’existe que par les mots — mais il a une réalité pour les personnages. C’est là que le narrateur premier conduit Clitophon qui lui a répondu au moment où il constatait à voix haute la puissance d’Éros en contemplant l’ekphrasis dont on vient de parler. Ce bois de platanes, abritant une source, n’est pas sans rappeler le début du Phèdre de Platon. M. Trapp a bien étudié l’importance de ce dialogue platonicien pour les prosateurs de l’époque impériale et l’on peut affirmer sans prendre beaucoup de risque que notre romancier n’échappe pas à la règle. Mais, ce romancier qui peut faire preuve de tellement de virtuosité et de verve, réduit ici au strict minimum le modèle platonicien ; à vrai dire, il n’en garde que les apparences : les platanes et l’eau fraîche et deux hommes qui conversent sur le thème de la puissance d’Éros. Toutefois, là où — chez Platon — Socrate s’allongeait sur un gazon en pente douce pour entendre Phèdre lui faire la lecture, nous n’avons plus que deux personnages qui s’installent sur un banc, au milieu d’un bosquet. Le dialogue platonicien est convoqué pour être aussitôt repoussé, caricaturée à tel point que l’on a presque envie de sourire. On pourrait presque, à l’instar d’A. Billault, pousser la comparaison encore plus loin entre les deux textes et voir en Clitophon un ersatz de Phèdre quand le narrateur ne serait qu’une pâle copie de Socrate. Mais, comme le rappelle le professeur Billault, Phèdre lit un discours composé par Lysias ; il faudrait donc conclure que Clitophon raconte une histoire dont il n’est pas l’auteur, alors même qu’il présente son récit comme autobiographique. Ce second jardin est donc aussi artistement composé que 72

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le premier : il n’est pas la réplique littéraire d’un paysage peint mais la réplique littéraire d’un paysage écrit. Toutefois, là où l’ekphrasis fait entrer en concurrence deux formes d’art, la réécriture littéraire est réduite à une esquisse minimale et ironique. La virtuosité verbale que l’on avait remarquée dans le premier paysage se retrouve dans le troisième jardin, celui du parc de la maison de Clitophon. La description n’est pourtant pas en concurrence avec une œuvre picturale, mais le jardin — paradeison — est tellement façonné par la main humaine, tellement composé avec art, qu’il est lui-même une œuvre d’art. Si la prairie du tableau était en pleine nature, au bord de la mer, elle n’était pas vierge de tout ouvrage humain, puisqu’un jardinier était occupé à l’irriguer. Le jardin de Clitophon est, quant à lui, totalement marqué par la présence humaine : c’est un paradeison attenant à une maison, entouré d’un portique (I, 15, 1), agrémenté de fleurs qui s’épanouissent autour d’un bassin qui recueille l’eau d’une source qui jaillit en son sein. Cette eau fait se refléter le jardin, qui, de ce fait, paraît double (I, 15, 6). Toute la description est à analyser en termes de rhétorique car rien ne paraît vraiment naturel : ni le chant des cigales ou des hirondelles, qui aurait pour thème la couche d’Aurore et le festin de Térée, ni la couleur des fleurs, qui rivalise avec les plumes du paon qui se pavane dans ce paradeison. Si le parc est tout à fait différent de la prairie initiale, il lui ressemble toutefois par bien des aspects : présence d’arbres, jeu du soleil à travers les branches, présence de l’eau et de fleurs, dont certaines sont communes aux deux descriptions : la rose et le narcisse. Les deux lieux sont, en même temps, clos et ouverts : si le paradeison est clos d’un portique, il est ouvert sur le ciel et les oiseaux y volent librement. On notera, enfin, que la progression des deux descriptions est identique : on part des grandes lignes pour arriver aux détails, dans une progression en thème éclaté. En guise de conclusion, nous signalerons donc que ces trois descriptions sont situées au début du roman, dans le livre I, et que la thématique du jardin est, à ce titre, très importante dans la mise en place de l’intrigue. La première et la troisième description ont bien des points communs ; elles obéissent à une esthétique de l’écho, du double, de la correspondance qu’A. Tatius affectionne ou, tout du moins, qu’il pratique avec autant de virtuosité que d’automatisme dans son roman.

Significations symboliques des jardins et prairies Si les jardins ont une place privilégiée dans la mise en place de l’intrigue, c’est qu’ils sont le lieu privilégié de l’amour : n’oublions pas que la grande 73

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affaire des romans de l’époque impériale est l’amour, toujours contrarié, d’ailleurs, que se portent un jeune homme et une jeune fille. Dans la première partie de notre intervention, nous avons présenté les lieux mais il faut à présent porter un regard plus attentif à la lettre du texte grec et observer les mots employés pour chacun des lieux : leimôn, kepos, paradeison, trois termes pour trois univers irréductibles l’un à l’autre. C. Calame est un philologue qui a étudié le paradigme des jardins dans la littérature grecque et qui en a établi les caractéristiques : en ce qui concerne la prairie : ho leimôn, il l’a définie comme un espace ouvert, caractérisé par la présence de fleurs : le narcisse, la jacinthe, la violette et la rose. Il s’agit aussi d’un lieu lié à l’adolescence et aux préludes de l’éros. En ce sens, il faut distinguer la prairie du jardin : ho kepos, espace clos aux limites parfaitement définies, caractérisé cette fois par la présence de fruits, symboles de la consommation de l’éros. Or, les romans, apparus tardivement, n’ont pas de canons définis et n’entrent pas toujours dans les cadres et les codes habituels. Les lignes de partage entre le jardin et la prairie, établies par C. Calame à partir de l’étude de textes classiques, n’est pas opérante pour les romans : si on y trouve bien les mêmes éléments, — les mêmes essences florales en particulier, — les deux espaces s’interpénètrent. La prairie ho leimôn est bien attestée dans l’ekphrasis initiale ; apparemment close, elle est cependant ouverte, vers la mer et vers le ciel. Toutefois, le terme kepos n’appartient pas au vocabulaire romanesque, qui lui substitue systématiquement le terme de paradeison, indiquant par là une orientation nouvelle, plus orientalisante et vouée au plaisir. Dans les romans, la clôture terrestre de l’espace n’est pas liée à la consommation de l’acte amoureux. Le paradeison est seulement le lieu du dit d’amour ou de l’initiation. Ainsi, le jardin prairie du tableau qui représente l’enlèvement d’Europe n’est que la mise en abyme du cadre dans lequel se trouvent Clitophon et le narrateur ; ce jardin-prairie est donc le lieu privilégié du récit d’une aventure amoureuse, de même que le jardin de la maison d’Hippias est le lieu privilégié de la déclaration de l’amour. La nature se fait même, à l’occasion, complice des jeunes gens ; elle sert de substrat au discours de Clitophon et vient à son secours pour l’inspirer quand il est en difficulté. C’est ainsi que le paon se met à faire la roue précisément au moment où la jeune fille le contemple, ce qui permet à Clitophon de commencer sa — maladroite — déclaration. Relayé dans ses propos par son malicieux esclave Satyros, Clitophon poursuit sa déclaration en évoquant les amours des reptiles, des plantes et des pierres ; c’est aussi l’occasion, pour le romancier de se livrer au jeu des excursus et de développer des histoires d’amour légendaires à propos de la pierre de Magnésie, du palmier, de la source Aréthuse et des murènes. 74

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Peu après, c’est une abeille qui se fait complice des amoureux, qui vont alors échanger leur premier baiser. Cette complicité de la nature envers les amours de jeunes gens est mise en valeur par le romancier qui se sert, pour décrire le visage de l’héroïne des termes mêmes dont il se servait pour décrire le lieu : Lorsque Clitophon voit Leucippé pour la première fois, il est ébloui par sa beauté et il traduit son émotion amoureuse et esthétique au moyen de la métaphore des fleurs : « Sa bouche avait l’éclat des roses, lorsque la rose commence à ouvrir les lèvres de ses pétales7. » Ce jeu de réflexivité entre le visage de la femme aimée et la fleur emblématique d’Aphrodite est repris, de façon beaucoup plus systématique après la déclaration d’amour dans le jardin ; Leucippé devient alors une femme-fleur : « La beauté de son corps rivalisait avec les fleurs de la prairie. C’est de la couleur du narcisse que resplendissait son visage, une rose apparaissait sur ses joues, la lumière de ses yeux brillait comme une violette, ses cheveux formaient plus de boucles que le lierre : tel était le visage fleuri de Leucippé, semblable à une prairie8. » Le visage de Leucippé apparaît alors comme le reflet du jardin dans lequel elle se trouve, redoublant les jeux de miroirs et d’échos visuels présents dans tout le passage. Achille Tatius a su renouveler l’expression du jardin et montre là qu’il est possible d’étonner et de séduire le lecteur avec des éléments connus et attendus. Les éléments de la nature, on le voit clairement, ne sont plus alors de simples éléments de décor, décrits avec complaisance pour faire valoir le romancier ou charmer le lecteur, mais ils ont un rôle symbolique dans l’histoire d’amour du couple de héros. Le jardin comme morceau de bravoure. Nous avons vu, dans la première partie de notre intervention, que le premier paysage décrit dans le roman était un paysage fictif, une description de tableau. Pourquoi le romancier a-t-il fait un tel choix ? N’est-ce pas, précisément pour nous signifier, dès le début, que nous entrons dans une œuvre d’art, un univers façonné de toutes pièces, par un poiétès ? N’est-ce pas aussi nous indiquer que son œuvre s’inscrit dans la longue lignée des œuvres littéraires contenant des ekphrasis — dans une tradition rhétorique qui remonte jusqu’à Homère — où les descriptions valent pour autre chose qu’elles-mêmes ? Nous avons vu qu’Achille Tatius ouvre son roman par une ekphrasis, celle d’un ex-voto qui représente l’enlèvement d’Europe par Zeus, thème clas7 8

I, 4, 3. I, 19, 1.

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sique et en vogue à l’époque impériale, comme le montrent les fresques retrouvées à Pompéi, qui illustrent cette scène. Au-delà de la prouesse littéraire, technique et esthétique, il faut bien considérer cette description comme l’élément déclencheur du récit : Clitophon et le narrateur sont saisis par le spectacle que leur offre le tableau, qui leur rappelle en même temps une loi de la nature — le pouvoir d’Eros — qu’ils ont manifestement déjà expérimentée, comme le montre le ton geignard de Clitophon. L’ekphrasis n’est donc pas détachée du corps du roman, elle ne constitue pas non plus un préambule, mais c’est par son truchement que le romancier nous fait entrer dans l’action : l’ex-voto provoque la plainte de Clitophon, la curiosité du narrateur et in fine la narration de Clitophon, contraint de raconter son passé parce qu’il le revoit sur le tableau. On voit clairement ici que l’ekphrasis a un rôle important, autre qu’esthétique, dans le récit : elle provoque un événement majeur. La motivation dramatique de l’ekphrasis est d’ailleurs un procédé courant chez Achille Tatius, puisque toutes les ekpraseis qu’il a écrites peuvent s’analyser dans les mêmes termes : toutes constituent des événements constitutifs du récit. Plus encore, ces passages descriptifs constituent des programmes narratifs qu’il convient de lire avec une attention toute particulière : Au-delà de la volonté du romancier de montrer sa virtuosité et de son désir de soigner l’incipit de son roman, cette description peut s’analyser en termes programmatiques, c’est-à-dire que tout le récit qui va suivre y figure : tout d’abord, le point de départ du récit — Sidon — est le lieu même où se trouve le tableau ; par ailleurs, la mer de Phénicie qui baigne Sidon sera aussi le cadre de bien des mésaventures pour les héros. Le tableau représente l’enlèvement d’Europe, accompagnée d’un chœur de jeunes filles qui se trouvent sur une prairie : « La prairie avait une parure de multiples fleurs ; s’y mêlaient des rangées d’arbres et d’arbustes. Les arbres étaient serrés, les feuillages très denses ; les jeunes branches unissaient leurs feuilles et l’entrelacs des feuilles formait un toit pour les fleurs9. » Ces jeux de la végétation annoncent la description du jardin de la maison de Clitophon, qui est le lieu où se dit l’amour de Leucippé et Clitophon ; ils annoncent aussi, par leur beauté et l’harmonie qui s’en dégage, la description du visage de Leucippé, qui est transfiguré en jardin. Par ailleurs, le narrateur précise que les jeunes filles ont « une attitude de joie mêlée de crainte », attitude caractéristique des jeunes filles confrontées à l’amour dans les représentations de l’époque hellénistique et qui rappelle la posture timide de la jeune mariée sur la fresque des Noces Aldobrandines. 9

I, 1, 3.

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JARDINS ET PRAIRIES DANS LE ROMAN D’ACHILLE TATIUS

Toutefois, à cet endroit du roman, ces sentiments mêlés peuvent être aussi interprétés comme l’annonce des variations sentimentales de Leucippé, tour à tour confiante et désespérée face à l’adversité et aux épreuves. La position d’Europe, qui correspond aussi à certains realia de l’époque10, est peu stable : elle annonce les nombreuses péripéties qui attendent l’héroïne. Ainsi, par le lieu et le motif mythologique qu’il représente, l’ex-voto annonce bel et bien certains passages très précis du roman à venir. On pourrait encore détailler et préciser la façon dont sont annoncés les grands thèmes qui soustendent le roman : la découverte de l’amour, par exemple, matérialisée par la présence d’Éros, dont le sourire moqueur laisse entrevoir son triomphe final et la violence de la passion, symbolisée par le motif de l’enlèvement. Bien sûr, cette description liminaire de l’ex-voto, qui peut être lue pour elle-même, et le motif mythologique en font un passage agréable et raffiné. La valeur programmatique de cette ekphrasis n’apparaît d’ailleurs pas spontanément aux lecteurs qui lisent le roman pour la première fois : c’est la rencontre, au cours du récit qui suit, des divers éléments qui la composent qui attire l’attention et va contraindre à un mouvement double : d’une part, elle entraîne un mouvement analeptique — il va s’agir d’interrompre la lecture pour aller relire l’ekphrasis et tenter de décrypter ce que le premier mouvement n’avait pas permis de saisir ; — d’autre part, elle invite, dans un mouvement prospectif, à faire preuve d’un surcroît d’attention envers les autres ekphraseis du roman car, chez Achille Tatius, toutes les ekphraseis peuvent être analysées en terme d’annonce, d’anticipation, de programmation. Mais évoquer les autres ekphraseis nous entraînerait trop loin et nous nous en tiendrons là pour aujourd’hui. CONCLUSION Nous pouvons dire que le thème des jardins est un invariant dans la littérature antique, dans la littérature grecque en particulier. Elle appartient à des codes précis, qui se transmettent de génération en génération et chacun essaie de faire aussi bien que les grands maîtres qui ont écrit avant. Avec l’irruption du roman dans le paysage littéraire, à l’époque impériale, nous assistons à un double mouvement : l’écriture référentielle, en hommage aux générations précédentes — écriture typique de la Païdéia — mais aussi écriture inventive, écriture renouvelée. La thématique traditionnelle du jardin, de la prairie se voit revivifiée par l’apport d’autres traditions et par la réflexion nécessaire sur le genre romanesque, qu’il convient de fonder et d’illustrer. 10

Voir GRIMAL, Dictionnaire de mythologie grecque et romaine (cf. supra, n. 2).

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Jardins d’hier et d’aujourd’hui. De Karnak à l’Éden. Édité par Sydney Hervé Aufrère et Michel Mazoyer Cahiers Kubaba, Paris, 2012, p. 79-96. ————————————————————————————————————————

LES JARDINS DANS LA LITTÉRATURE LATINE Mauro LASAGNA

Ma recherche se borne aux jardins tels qu’ils se présentent dans la littérature latine (et donc pas d’histoire des jardins romains1, d’archéologie2, de représentations des jardins dans l’art romain, de botanique3 etc.) et elle ne prend en compte que la littérature de l’âge classique, du Ier siècle avant au Ier siècle apr. J.-C., bien qu’il y ait des exemples intéressants jusqu’à l’époque tardive. Peu de mots sur le caractère fondamental du jardin romain : il était conçu, pensé comme une synthèse de nature et de culture (comme cela arrive également chez d’autres civilisations). Quand on parlera des jardins, il faudra comprendre surtout le jardin de plaisance (et/ou le parc d’agrément), le potager, le verger, le fruitier et moins fréquemment le jardin de rapport. La documentation sur les jardins romains se trouve surtout dans des textes littéraires, de tous les genres littéraires, prose et poésie4.

1

Pour une vue d’ensemble, cf. CATALANO, Il giardino di Roma antica, p. 372-374 ; BOWE, Jardins du monde romain. 2 Très important surtout pour les jardins antiques de Roma le volume : CIMA, LA ROCCA (éd.), Horti Romani. 3 Pour le lexique latin de la botanique cf. ANDRÉ, Les noms des plantes. 4 Voici la liste des principaux textes techniques sur l’agriculture en général : Caton l’Ancien, 234-149 av. J.-C., De agri cultura ; Varron, 116-27 av. J.-C., De re rustica, 3 livres ; Columelle, er e I siècle apr. J.-C., De re rustica, 12 livres ; Palladius, IV siècle apr. J.-C., Opus agri culturae, 14 livres ; dans l’encyclopédie de Pline l’Ancien, 24 av.-79 apr. J.-C., Naturalis historia, les livres 12-19, 21-22, 25 s’occupent de botanique et d’agriculture, les livres 20, 23-24, 26-27 d’herboristerie et des remèdes tirées des végétaux.

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1. Présences, fonctions et signifiés 1.1. Un traité technique en vers C’est l’Espagnol Columelle qui s’est chargé de la tâche de compléter l’œuvre de Virgile, les Géorgiques, à propos des jardins, en composant le livre 10 de son De re rustica, 10, 1-5 : Hortorum quoque te cultus, Siluine, docebo, atque ea quae quondam spatiis exclusus iniquis, cum caneret laetas segetes et munera Bacchi, et te, magna Pales, necnon caelestia mella, Vergilius nobis post se memoranda reliquit. 5 Je vais, Silvine, t’enseigner aussi l’horticulture et les préceptes que Virgile nous a laissé le soin de traiter après lui, lorsque, jadis prisonnier d’étroites frontières, il chantait les riantes moissons, les présents de Bacchus, et toi, grande Palès, et le miel, don céleste.

Il suit ainsi le modèle du poème didactique, en hexamètres (qui avait une longue tradition, grecque avant d’être romaine) : un traité technique en vers. En 436 vers, il expose les travaux à faire pendant l’année en suivant le calendrier et en partant des vendanges (v. 41-44) pour y revenir (v. 423-432), de sorte que les évocations des réjouissances automnales encadrent son exposé. L’hortus de Columelle n’est pas seulement le jardin potager et le verger (qu’il déconseille de parer de statues ou d’autres œuvres artistiques, v. 29-34, qui, à son avis, encombrent les parcs d’agrément des riches Romains). L’auteur, dès le v. 94, conseille de semer une longue série de fleurs5 dont il rappelle pour chacune les qualités esthétiques et aussi médicinales, 10, 96-105 : pingite tunc uarios, terrestria sidera, flores, candida leucoia et flauentia lumina calthae narcissique comas, et hiantis saeua leonis ora feri, calathisque uirentia lilia canis, nec non uel niueos uel caeruleos hyacinthos. 100 Tum quae pallet humi, quae frondens purpurat auro, ponatur uiola, et nimium rosa plena pudoris. Nunc medica panacem lacrima sucoque salubri glaucea et profugos uinctura papauera somnos spargite… 105 … alors parez-la d’une floraison multicolore, constellations de la terre, de nivéoles blanches et de soucis aux yeux jaunes, de narcisses chevelus et de 5 Sur les difficultés d’identification et les variantes de nomenclature des plantes et des fleurs latines cf. les pages VII-XI du lexique de Jacques ANDRÉ, Les noms des plantes.

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gueules-de-lion sauvagement béantes, de lis verts au blanc calice, et aussi d’iris neigeux ou bleus. Plantez encore des violiers, ceux qui rampant à la terre ont des fleurs pâles et ceux dont les tiges feuillues ont des fleurs d’un or rutilant, ainsi que la rose trop pudique. Et puis semez le panax dont les larmes sont un remède, les glaucions dont le suc est bon pour la santé, et les pavots qui peuvent enchaîner le sommeil fugitif…

Suivant le déroulement des saisons, il enseigne d’autres travaux culturaux concernant les fleurs : v. 166-177 le repiquage des plantes odoriférantes et des fleurs, v. 255-274 la cueillette des fleurs épanouies6. Columelle parle de la culture des fleurs aussi au livre 9, lorsqu’il traite de l’élevage des abeilles, 9, 4, 4 : Mille praeterea semina uel crudo caespite uirentia uel subacta sulco flores amicissimos apibus creant, ut sint uirgineo solo frutices amelli, caules acanthini, scapus asphodeli, gladiolus narcissi. At in hortensi lira consita nitent candida lilia nec his sordidiora leucoia, tum Punicae rosae luteolaeque et Sarranae uiolae, nec minus caelestis luminis hyacinthus ; Corycius item Siculusque bulbus croci deponitur, qui coloret inodoretque mella. Mille plantes en outre, qu’elles verdoient soit sur une terre inculte, soit sur un sol travaillé, donnent des fleurs très appréciées des abeilles, par exemple, sur un sol vierge, les pieds d’aster, les tiges d’acanthe, le stipe de l’asphodèle, le petit glaive du narcisse. Mais, plantés sur la plate-bande des jardins, brillent les lis d’une blancheur éclatante, les violiers qui ne leur sont pas inférieurs, puis les roses puniques, les giroflées jaunes et pourpres et la dauphinelle, d’une luminosité non moins céleste ; on y plante aussi le bulbe du safran de Corycus et de Sicile, pour colorer et parfumer les miels.

La plupart du livre 11 du De re rustica est consacrée à la culture du jardin potager, la culture maraîchère. 1.2. Le jardin, un sujet philosophique La culture romaine situe le jardin dans le domaine de la philosophie, et donc à un niveau élevé de la hiérarchie culturelle, en lui prêtant la valeur symbolique et exemplaire du $)&%' d’Épicure. C’est là qu’on peut trouver le bonheur, comme le dit Sénèque (1 av. J.-C. - 65 apr. J.-C.), Epist. 21, 10 : 6

Sur le plan du livre 10, E. de Saint-Denis écrit (Introduction à Columelle, De l’agriculture, livre X, Paris, Les Belles Lettres, CUF, 2002, p. 13) : « Technique, il raboute les indications que les calendriers anciens procuraient aux gens de campagne sur le cours des astres, la météorologie et les travaux agricoles, mois après mois. Poétique, il évoque la vie du jardin et ses métamorphoses : son sommeil hivernal, son réveil au renouveau, sa gloire estivale ». Et d’ailleurs, on doit tenir compte que le but de Columelle, en écrivant le livre 10 de son traité, c’est de donner une parure “honnête” et poétique au jardin rustique.

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Cum adieris huius hortulos et inscriptum hortulis: “Hospes, hic bene manebis, hic summum bonum uoluptas est”, paratus erit istius domicilii custos hospitalis, humanus, et te polenta excipiet et aquam quoque large ministrabit et dicet: “Ecquid bene acceptus es ? Non irritant, inquit, hi hortuli famem, sed extinguunt, nec maiorem ipsis potionibus sitim faciunt, sed naturali et gratuito remedio sedant : in hac uoluptate consenui”. Lorsque tu arriveras devant ses modestes jardins, devant l’inscription qui s’y trouve : « Mon hôte, tu seras ici bien logé ; ici le bien suprême est le plaisir », tu trouveras, prêt à te recevoir, le gardien de cette demeure ; il est hospitalier, aimable ; il te servira de la polenta, te versera aussi de l’eau largement, puis dira : « Es-tu content de la réception ? Ces jardinets, ajoute-il, n’irritent pas la faim, ils l’apaisent ; ils n’augmentent pas la soif précisément par l’abus des breuvages, ils la font tomber par un calmant naturel, qui ne coûte rien. Voilà l’état de plaisir où j’ai vieilli. »

Mais le jardin est moins un sujet philosophique qu’un moyen idéologique : Lucrèce (98-54 av. J.-C.) imagine la découverte de la musique et l’invention de la danse par l’humanité primitive (ou plutôt par les hommes qui se contentaient de ne satisfaire que les besoins nécessaires) dans une ambiance apparemment naturelle, mais qui doit beaucoup à la connaissance et à l’expérience des jardins romains de son époque, De rerum natura 5, 1392-1396 : Saepe itaque inter se prostrati in gramine molli, propter aquae riuom, sub ramis arboris altae, non magnis opibus iucunde corpora habebant, praesertim cum tempestas ridebat et anni 1395 tempora pingebant uiridantis floribus herbas.

Souvent donc étendus entre eux sur un gazon moelleux, au bord d’un ruisseau, sous les branches d’un grand arbre, ils pouvaient sans grand frais se donner du plaisir, surtout quand le ciel leur souriait, et que la saison brodait de fleurs les herbes verdoyantes.

D’après Sénèque, la contemplation de la nature prouve l’existence de Dieu, Epist. 41, 3 : Si tibi occurrerit uetustis arboribus et solitam altitudinem egressis frequens lucus et conspectum caeli ramorum aliorum alios protegentium , summouens, illa proceritas siluae et secretum loci et admiratio umbrae in aperto tam densae atque continuae fidem tibi numinis faciet. Si quis specus saxis penitus exesis montem suspenderit, non manu factus, sed naturalibus causis in tantam laxitatem excauatus, animum tuum quadam religionis suspicione percutiet. Si tu arrives devant une futaie antique d’une hauteur extraordinaire, bois sacré où la multiplication et l’entrelacs des branches dérobent la vue du ciel, la

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grandeur des arbres, la solitude du lieu, le spectacle impressionnant de cette ombre si épaisse et si continue au milieu de la libre campagne te feront croire à une divine présence. Cet antre tient sur des rocs profondément minés une montagne suspendue ; il n’est pas de la main de l’homme ; des causes naturelles ont créé l’énorme excavation : le sentiment d’un religieux mystère saisira ton âme.

Mais la description d’un tel paysage passe à travers l’image bien connue des parcs romains, où la beauté, la magnificence de l’ensemble et son caractère « naturel » sont créés par l’artifice, cf. specus… non manu factus. Et les lieux qui offraient aux hommes des plaisirs simples et purs, une représentation de l’âge d’or d’après Sénèque, ne sont que le contraire des jardins trop artificiels que Sénèque blâmait, Epist. 90, 43 : Non habebant domos instar urbium. Spiritus ac liber inter aperta perflatus et leuis umbra rupis aut arboris et perlucidi fontes riuique non opere nec fistula nec ullo coacto itinere obsolefacti, sed sponte currentes et prata sine arte formosa, inter haec agreste domicilium rustica politum manu : haec erat secundum naturam domus, in qua libebat habitare nec ipsam nec pro ipsa timentem. Ils n’avaient pas de maisons spacieuses comme des villes. Le grand air libre, circulant à ciel ouvert, l’ombre inoffensive d’un rocher ou d’un arbre, des fontaines limpides, des ruisseaux que n’avaient déshonorés ni travaux de maçonnerie, ni conduits, ni direction forcée, mais qui couraient à leur convenance, des prairies belles sans rocailles et, au milieu de tout cela, un agreste logis, chef-d’œuvre d’une main rustique : telle était la maison conforme à la nature, dans laquelle il plaisait d’habiter, sans la craindre et sans craindre pour elle.

Le jardin est bien un moyen idéologique pour expliquer la pensée philosophique et pour donner à l’élève, Lucilius, des enseignements moraux, mais il devient aisément aussi un prétexte pour la diatribe. D’ailleurs, l’art des jardins et surtout l’amour des Romains riches et raffinés pour les jardins somptueusement élaborés par l’ars topiaria se prêtaient merveilleusement aux critiques des moralistes, possédant des traits qui sont souvent stéréotypés. Lucrèce, à l’intérieur de sa polémique contre le luxe, au commencement du livre 2, oppose la richesse surabondante des maisons à la vie simple et sûre du sapiens dans la nature7, la « nature » étant décrite par les traits du jardin, par des vers qui sont les mêmes, très peu variés, que ceux que Lucrèce avait réservés aux hommes primitifs (cf. 5, 1392-1396), 2, 29-33 : cum itaque inter se prostrati in gramine molli, 7 Pour le coté philosophique cf. MONET (éd.), Le jardin romain : épicurisme et poésie à Rome.

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propter aquae riuom, sub ramis arboris altae, non magnis opibus iucunde corpora curant, praesertim cum tempestas adridet, et anni tempora conspergunt uiridantis floribus herbas.

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[Il nous suffit de moins], étendus entre amis sur un gazon moelleux, au bord d’un ruisseau, sous les branches d’un grand arbre, de pouvoir sans grand frais nous donner du plaisir, surtout quand le ciel nous sourit, et que la saison brode de fleurs les herbes verdoyantes.

Les parcs servaient aux riches propriétaires pour se promener et se relâcher. Dans la lettre 114, Sénèque blâme très sévèrement tous les aspects de la vie et de l’œuvre de Mécène : il suffit à Sénèque d’un seul mot, ambulauerit, pour critiquer de façon élégante, et aussi ironique, l’ampleur et la richesse des célèbres jardins de Mécène, Epist. 114, 4 : Quomodo Maecenas uixerit, notius est quam ut narrari nunc debeat, quomodo ambulauerit, quam delicatus fuerit, quam cupierit uideri, quam uitia sua latere noluerit. On connaît trop pour qu’il soit besoin à cette heure de la raconter, la façon de vivre de Mécène, son allure à la promenade, ses raffinements, son péché mignon — se faire voir, — sa répugnance à tenir cachés ses vices.

1.3. Le jardin décrit Un certain nombre de textes littéraires décrivant des jardins possèdent un haut degré de réalisme. Ils appartiennent surtout à la période du haut empire et, quoique leurs occasions, leurs raisons, leurs motivations soient différentes, ils nous offrent une documentation précieuse pour la connaissance non seulement des types de jardin, mais aussi des intérêts et des souhaits des propriétaires et des modes concernant le jardin de leur époque même. Il sera, bien sûr, nécessaire d’examiner ces textes avec beaucoup de prudence, du fait qu’il s’agit de textes littéraires et non de descriptions purement référentielles8. 8 À la fin du Ier siècle apr. J.-C. on cherche à rentrer dans la tradition des uillae rusticae. Pline le Jeune, 61-113 apr. J.-C., en décrivant les domaines qu’il a achetés, et donc aussi les parcs et les jardins qu’ils contiennent, met en relief leur caractère de placement, même s’ils semblent réservés à l’agrément, cf. Epist. 2, 17 (la villa en Toscane), 5, 6 (la villa de Laurentes, cf. CHEVALLEY, Promenade dans les jardins de Pline le Jeune), 9, 7 (les villas du lac de Côme). La description du parc mi-public mi-sacré qui s’était formé autour des sources du Clitumne, epist. 8, 8, vise à se mettre en compétition avec l’art des peintres : elle contient toutes les composantes (prairies, bosquets, le petit temple au centre du parc, la rivière avec des bateaux de plaisance) qui caractérisent les peintures de paysage de son époque, cf. BEK, Ut ars natura - ut natura ars.

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L’Espagnol Martial (~ 40-104 apr. J.-C.), en décrivant l’hortus de la maison qu’il a reçue en cadeau de son ancienne patronne Marcella, à Bilbilis, dans sa patrie, où il est rentré post septima lustra (v. 7) passés à Rome, fait la liste des composantes du jardin : bosquet, treille, pelouse, roseraie, potager ; ruisseau, étang, tour des colombes. C’est l’épigramme 12, 31 : Hoc nemus, hi fontes, haec textilis umbra supini palmitis, hoc riguae ductile flumen aquae, prataque nec bifero cessura rosaria Paesto, quodque uiret Iani mense nec alget holus, quaeque natat clusis anguilla domestica lymphis, 5 quaeque gerit similes candida turris aues munera sunt dominae: post septima lustra reuerso has Marcella domos paruaque regna dedit. Si mihi Nausicaa patrios concederet hortos, Alcinoo possem dicere «Malo meos». 10 Ce bois, ces sources, cette ombre que tressent des pampres redressés, ce flot canalisé d’eau fertilisante, ces prés, cette roseraie nullement inférieure à celles, deux fois productives, de Paestum, ces légumes verts au mois de janvier et qui ne gèlent point, ces anguilles familières qui nagent dans un étang fermé, ce blanc pigeonnier qui héberge des oiseaux blancs comme lui, tels sont les présents de ma dame : à mon retour au bout de sept lustres, voilà la demeure et le petit royaume que Marcella m’a donnés. Si Nausicaa voulait me céder les jardins de son père, je pourrais dire à Alcinoüs : « J’aime mieux les miens. »

Tout cela forme ses parua regna (v. 8), qu’il n’échangerait pas même avec les jardins d’Alcinoüs (cf. Hom. Od. 7, 112-131). C’est l’hortus la raison de sa fierté de propriétaire (il ne décrit nulle part les bâtiments de sa propriété). Cet épigramme nous intéresse aussi parce qu’il présente presque toutes les composantes qui caractérisent le jardin proprement latin et surtout le jardin à moitié rustique et à moitié urbain, et par conséquent il nous exempterait de faire d’autres listes ou descriptions. Dans l’épigramme 3, 58, Martial, en le décrivant en moraliste, fait l’éloge du domaine de Faustinus à Baïes : le terrain n’est pas encombré d’arbres improductifs (v. 2 suiv. otiosis… myrtetis uiduaque platano), mais exploité par toutes sortes de cultures productives, 3, 58, 1-7 : Baiana nostri uilla, Basse, Faustini non otiosis ordinata myrtetis uiduaque platano tonsilique buxeto ingrata lati spatia detinet campi, sed rure uero barbaroque laetatur. Hic farta premitur angulo Ceres omni

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et multa fragrat testa senibus autumnis; … Bassus, la villa de notre ami Faustinus, à Baïes, n’a pas de rangées de myrtes improductifs, de platanes stériles ou de buis bien tondus ; elle n’occupe pas une vaste étendue de terrain sans rapport ; c’est la campagne vraie et rustique qui la réjouit. Là, dans chaque coin, le blé entassé s’amoncèle, et plus d’une jarre exhale le parfum de vieux automnes…

Encore, Martial décrit (v. 8-44) le grand nombre d’activités productives animant toute la propriété : élevage de bétail et d’oiseaux, chasse et pêche, production de miel et de fromage… ; le facilis hortus (v. 29, « le jardin potager facile à cultiver ») permet d’entraîner au travail les jeunes esclaves de la maison urbaine du maître. C’est le contraire de la villa de son destinataire même, aux composantes purement ornementales (v. 45-51), où Bassus, du haut d’une tour, n’admire qu’un bosquet stérile de lauriers : v. 46 et turre ab alta prospicis meras laurus9. Stace (~ 54-96 apr. J.-C.) dans les Siluae nous offre la description d’un jardin qui mêle les éléments référentiels aux caractères culturels, littéraires et mythologiques. Dans le poème 2, 3, Stace s’inspire de la forme originale et inusuelle d’un arbre, un platane (v. 39), du parc de la villa urbaine de Atédius Melior sur le Caelius, pour en donner l’aition mythologique (Pan aurait planté un jeune platane au bord du bassin du jardin pour protéger le point du fond où la nymphe Pholoé s’était cachée en échappant à la poursuite du dieu). L’arbre, qui attire l’attention du poète et qui, manifestement, pour les hôtes du maitre, offrait beaucoup d’attrait, avait le tronc qui, depuis sa base, se courbait jusqu’au niveau de l’eau, puis se relevait et montait verticalement, silu. 2, 3, 1-710 : Stat quae perspicuas nitidi Melioris opacet arbor aquas complexa lacus. Cur robore ab imo curuata uadis redit inde cacumine recto ardua, ceu mediis iterum nascatur ab undis atque habitet uitreum tacitis radicibus amnem ? 5 Quid Phoebum tam parua rogem ? Vos dicite causas, Naides, et faciles (satis est) date carmina, Fauni. Il se dresse, pour ombrager les eaux transparentes de l’élégant Mélior, un arbre, qui couvre tout le bassin ; à peine sorti de terre, pourquoi son tronc vigoureux se ploie-t-il vers l’eau et repart-il ensuite tout droit, d’un jet, comme 9

Parmi d’autres épigrammes critiquant le luxe de ses contemporains, cf. le premier vers de 12, 50, Daphnonas, platanonas et aerios pityonas, « Bois de lauriers, allées de platanes, bois de pins qui montent dans les airs », où Martial raille le propriétaire par les choix lexicaux et l’homéotéleute. 10 Je transcris le texte donné par GAUTIER, Stace, Silves, p. 201.

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s’il renaissait du milieu des ondes et s’enfonçait par de secrètes racines dans le cristal de la fontaine ? À quoi bon invoquer Phébus pour un si mince sujet ? C’est à vous, Naïades, de m’enseigner les causes, à vous, Faunes complaisants, vous y suffirez, d’inspirer mes chants.

Cette description vise à créer une ambiance idyllique et mythologique par la recherche du pittoresque, qui est en même temps naïf et artificiel. C’est le goût qui règle la mode des jardins de cette époque et qui correspond aussi au style précieux de Stace. 1.4. Le jardin littéraire Les écrivains peuvent se passer de toute référence réelle pour parler des jardins. Les jardins de création littéraire sont très nombreux dans la littérature du haut empire. On trouve une description d’un jardin dans le morceau en hexamètres 131, 8 du Satiricon de Pétrone (– 65 ? av. J.-C.). Mobilis aestiuas platanus diffuderat umbras et bacis redimita Daphne tremulaeque cupressus et circum tonsae trepidanti uertice pinus. Has inter ludebat aquis errantibus amnis spumeus, et querulo uexabat rore lapillos. 5 Dignus amore locus : testis siluestris aedon atque urbana Procne, quae circum gramina fusae et molles uiolas cantu sua rura colebant. Le platane mouvant avait répandu ses ombres estivales, et avec lui Daphné couronnée de baies, et le cyprès tremblant, et les pins bien taillés à la cime bruissantes. Parmi les arbres se jouait un ruisseau écumant, aux ondes capricieuses, qui heurtait les cailloux de ses flots plaintifs. Endroit bien fait pour l’amour ; j’en atteste le rossignol des bois, et l’amie des villes, Procné, qui, voltigeant parmi le gazon et les tendres violettes, faisaient de leur chant retentir ce domaine.

Encore une fois, nous avons un lieu qui ressemble à un paysage purement naturel, mais les noms des arbres (le platane, le laurier, le cyprès), leur tenue (v. 3 circum tonsae trepidanti uertice pinus) en font une ambiance de jardin. En outre, les bruits et les sons (de l’eau : v. 4-5 amnis / spumeus et querulo uexabat rore lapillos, le chant des oiseaux, rossignol et hirondelle : v. 6-7) créent un lieu favorable à l’amour, dont la douceur est symbolisée par les molles uiolas (v. 8). C’est l’image du jardin relevant de la topique du locus amoenus, qui, bien qu’ancienne, deviendra très commune et usuelle dès l’âge ancien, au Moyen Âge, jusqu’à nos jours.

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Dans la poésie élégiaque, les allusions aux jardins ou leurs rappels semblent être subordonnés aux exigences du genre littéraire, plutôt que d’avoir une autonomie descriptive. Dans l’élégie 1, 20 de Properce (47-15 av. J.-C.), le thème étant la rivalité en amour, l’exemple mythologique (le rapt de Hylas par les nymphes) d’un côté, et les lieux d’amusement où nagent les jeunes gens (v. 7-10) de l’autre, ont pour but de conseiller à son ami Gallus de ne pas permettre à son mignon Hylas de se baigner dans n’importe quel fleuve. Le sous-entendu malicieux (le beau Hylas risque d’être enlevé par un rival de Gallus) est dévoilé par l’opposition entre les lieux désagréables où Gallus devrait aller le chercher (v. 13-14), pareil à Hercule, et le lieu éblouissant d’où Hylas avait été ravi : ce lieu est peint tel qu’un jardin (à noter les contrastes chromatiques), où d’ailleurs Hylas est décrit cueillant des fleurs tenero pueriliter ungui (v. 39), 1, 20, 33-38 : Hic erat Arganthi Pege sub uertice montis, grata domus Nymphis umida Thyniasin, quam supra nullae pendebant debita curae roscida desertis poma sub arboribus, et circum irriguo surgebant lilia prato candida purpureis mixta papaueribus.

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Il y avait là près de la cime du mont Arganthe, la « Pégè », humide demeure agréable aux nymphes de Bithynie, au-dessus de laquelle pendaient, nés sans soins, des fruits couverts de rosée à des arbres isolés et, autour, dans un pré mouillé poussaient des lys blancs mêlés à des pavots pourpres.

Un autre thème topique de la poésie élégiaque, l’opposition entre le pauper amator, le poète lui-même, et le diues amator, dans l’élégie 1, 14 s’exprime par la représentation du rival du poète s’amusant sur le lit de repos dans un parc d’agrément décrit par les traits des horti suburbani, 1, 14, 1-6 : Tu licet abiectus Tiberina molliter unda Lesbia Mentoreo uina bibas opere, et modo tam celeris mireris currere lintres et modo tam tardas funibus ire rates ; et nemus omne satas intendat uertice siluas, urgetur quantis Caucasus arboribus.

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Tu peux, mollement couché au bord du Tibre, boire du vin de Lesbos dans une coupe de Mentor, admirer tantôt la course des esquifs si rapides, tantôt le mouvement des barges que l’on remorque si lentement ; et tout un bois peut tendre les cimes de sa plantation aussi haut que celles des arbres qui se pressent sur le Caucase.

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Comme nous le dit le v. 5 nemus omne satas intendat uertice siluas, les parcs créés artificiellement par les riches Romains au bord du Tibre contenant des bois, visent à reproduire des paysages naturels, même les forêts vierges des montagnes au bout du monde, cf. l’hyperbole au v. 6 urgetur quantis Caucasus arboribus. Dans les élégies de Tibulle (~ 55-19 av. J.-C.), il n’y a pas de descriptions de jardins, et pourtant on en trouve certaines fonctions et certains signifiés symboliques. En 1, 1 le thème du contentus uiuere paruo (v. 25) conduit le poète à sélectionner, parmi les attraits de la vie paysanne, des traits qui sont liés plutôt aux plaisirs que le jardin engendre. C’est le cas où Tibulle, déguisé en rusticus, s’imagine plantant des vignobles et des arbres fruitiers (cf. Prop. 3, 17, 15 …ipse seram uitis), 1, 1, 7-8 : ipse seram teneras maturo tempore uites rusticus et facili grandia poma manu. que je plante moi-même, dans la saison propice, les ceps délicats, en vrai paysan, et, d’une main adroite, des arbres fruitiers déjà formés,

mais c’est surtout aux v. 27-28 : sed Canis aestiuos ortus uitare sub umbra arboris ad riuos praetereuntis aquae. [Si je pouvais] fuir le lever brûlant de la canicule à l’ombre d’un arbre, sur les bords d’une eau courante !

qu’on voit, encore une fois, l’agrément principal du jardin méditerranéen : jouir de l’ombre et du gazouillis d’une eau courante. Nous avons ici moins l’idée commune du « paradis terrestre »11 qu’un rappel à l’âge d’or12. L’énergie sémantique de la « parole » littéraire suffit, à elle seule, à transmettre au lecteur les valeurs poétiques, philosophiques, symboliques, etc., qui sont concentrées dans l’image du jardin romain. En outre, nous l’avons vu, il faut tenir compte surtout de ce que « dans toute la tradition poétique et “topiaire” du paysage, l’admiration [chez les écrivains romains]

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Cf. MAWET, « Le paradis ». On pourrait en citer beaucoup d’autres exemples, cf. Cic. leg. 1, 21 Etenim propter hunc concentum auium strepitumque fluminum non uereor, condiscipulorum ne quis exaudiat. « Les oiseaux font en effet un tel concert et les sources un tel murmure que je n’ai pas peur qu’aucun de mes compagnons d’études m’entende. » Il en est de même chez Horace dans la Priamel de carm. 1, 1, 21-22 : nunc uiridi membra sub arbuto / stratus, nunc ad aquae lene caput sacrae. « étendant ses membres tantôt sous l’arbousier vert, tantôt près de la source harmonieuse d’une eau sainte. » 12

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n’est accordée qu’à la nature aménagée par la main humaine ou qui, spontanément, a su prendre l’aspect d’un jardin13 ». 2. Le jardin créé par la langue littéraire 2.1. De la « mise en scène » à l’allusion philosophique C’est finalement la langue littéraire elle-même qui crée le jardin, et qui amène le lecteur à en dévoiler les traits constitutifs par les procédés de l’imitatio, de l’aemulatio et de l’allusion, et parfois par des façons qui ne sont pas prévisibles. Dans le morceau des Métamorphoses où Ovide (43 av.-17 apr. J.-C.) raconte l’épisode de Diane et Actéon, le poète décrit le lieu où la déesse va se baigner d’une façon qui nous rappelle moins un lieu purement naturel qu’un véritable parc d’agrément, Met. 3, 155-164 : Vallis erat piceis et acuta densa cupressu, nomine Gargaphie, succinctae sacra Dianae, cuius in extremo est antrum nemorale recessu, arte laboratum nulla; simulauerat artem ingenio natura suo; nam pumice uiuo et leuibus tofis natiuum duxerat arcum. Fons sonat a dextra, tenui perlucidus unda, margine gramineo patulos succinctus hiatus. Hic dea siluarum uenatu fessa solebat uirgineos artus liquido perfundere rore.

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Là s’étendait une vallée qu’ombrageaient des picéas et des cyprès à la cime pointue ; on nomme Gargaphie cet asile consacré à Diane, la déesse courtvêtue ; dans la partie la plus retirée du bois s’ouvre un antre où rien n’est une création de l’art ; mais le génie de la nature a imité l’art ; elle seule avec la pierre ponce toute vive et avec le tuf léger y a formé une voûte sans apprêt. Sur la droite murmure une petite source, dont l’eau transparente remplit un large bassin entouré d’une bordure de gazon. C’est là que la déesse des forêts, quand elle était fatiguée de la chasse, avait coutume de répandre une rosée limpide sur son corps virginal.

Il y a, en effet, au fond de ce lieu apparemment sauvage, un antrum qui évoque un nymphée, et une source gazouillante entourée par le pré. Encore 13

GRIMAL, Les jardins romains, p. 419 ; cf. Cic. Cato 59 Tum eum dixisse mirari non modo diligentiam sed etiam sollertiam eius, a quo illa dimensa atque descripta; et Cyrum respondisse : “Atqui ego ista omnia dimensus”. « Alors il avait déclaré qu’il admirait non seulement la conscience, mais encore le savoir faire de celui par qui avait été fait le tracé de ce jardin: et Cyrus avait répondu : — Mais c’est moi qui ai tracé tout cela ! — »

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une fois, c’est la beauté du lieu qui est favorable à la présence d’un dieu (cf. le texte de Stace) et qui annonce la théophanie ; en particulier un lieu qui doit être fort éloigné du monde humain : natiuum… arcum (v. 160), et exempt de toute intervention humaine : arte laboratum nulla (v. 158). Mais le poète renverse inopinément le rapport entre l’art et la nature : simulauerat artem / ingenio natura suo (v. 158 suiv., litt. « la nature par son propre génie avait imité l’art »). Mais si c’est la nature qui imite l’art, cela signifie que l’art précède la nature, et alors l’art même du poète, l’art littéraire, non seulement devra précéder la nature, mais aussi créer la nature elle-même. Bref, c’est de l’aemulatio, et non de l’émulation au même niveau, c’est-àdire entre des poètes, mais entre l’art de ce poète et la nature réservée aux dieux, inaccessible aux humains (et Actéon sera cruellement puni). C’est un lieu apparemment naturel, mais qui est décrit (mieux : créé) tel qu’un parc romain, qui permet à Ovide de célébrer la force créatrice de la poésie. Cicéron (110-43 av. J.-C.) situe le dialogue sur l’art rhétorique du De oratore dans la villa de Lucius Licinius Crassus à Tusculum en 91 av. J.-C. Dans un des morceaux narratifs qui encadrent le dialogue, Quintus Mucius Scævola propose au maître et aux autres invités de s’arrêter et de s’asseoir pour converser tranquillement. Mais quel est le prétexte de cette suggestion ? C’est la vue d’un platane du parc près duquel ils se sont trouvés ; c’est Scævola lui-même qui le dit : nam me haec tua platanus admonuit. Ce platane sous ses yeux lui a rappelé celui dont Socrate recherchait l’ombre : illam, cuius umbram secutus est Socrates, (cf. Platon, Phèdre, 230 b-c), de or. 1, 28 suiv. 28 Postero autem die, cum illi maiores natu satis quiessent et in ambulationem uentum esset, tum Scaeuolam duobus spatiis tribusue factis dixisse « cur non imitamur, Crasse, Socratem illum, qui est in Phaedro Platonis ? Nam me haec tua platanus admonuit, quae non minus ad opacandum hunc locum patulis est diffusa ramis, quam illa, cuius umbram secutus est Socrates, quae mihi uidetur non tam ipsa acula, quae describitur, quam Platonis oratione creuisse, et quod ille durissimis pedibus fecit, ut se abiceret in herba atque ita, quae philosophi diuinitus ferunt esse dicta, loqueretur, id meis pedibus certe concedi est aequius ». 29 Tum Crassum « immo uero commodius etiam » ; puluinosque poposcisse et omnis in eis sedibus, quae erant sub platano, consedisse dicebat. 28 Le lendemain, lorsque les plus âgés eurent pris assez de repos, on se réunit à la promenade. Après deux ou trois tours d’allée : « Que n’imitons-nous Socrate, mon cher Crassus, dit Scævola, le Socrate du Phèdre de Platon ? Ce qui me fait songer à cette ressemblance, c’est ton platane, aux branches largement déployées. Sans doute il ne répandait pas plus de fraîcheur, celui dont l’ombrage fut si recherché par Socrate, et qui me semble redevable de l’importance qu’il a prise, beaucoup moins au filet d’eau de la source voisine

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qu’à la description que nous en a laissée Platon. Si Socrate, aux pieds nus endurcis, s’est cependant étendu sur l’herbe pour faire entendre les divins propos que lui prêtent les philosophes, la faiblesse de mes jambes mérite plus justement, à coup sûr, le même privilège. » 29 « Elle mérite mieux encore, dit Crassus, et je veux que nous soyons à l’aise. » Alors il fit apporter des coussins, et chacun prit place sur les sièges disposés à l’ombre du platane.

Cicéron, avec beaucoup de finesse et de manière allusive, vise à connecter le présent et le passé, la rhétorique et la philosophie14, la contingence et la durée, l’écriture et la renommée, l’imitation des Grecs et l’originalité latine, grâce à l’ambiance du jardin. En outre, un seul trait garantit que ce lieu-ci est un jardin : tum Crassum « immo uero commodius etiam » puluinosque poposcisse et omnis in eis sedibus, quae erant sub platano, consedisse dicebat, les coussins sur les sièges à l’ombre de l’arbre. On a un procédé d’aemulatio méliorative : on n’est plus dans un lieu naturel hors de la ville, tel que l’endroit choisi par Platon, mais dans un lieu « cultivé », enrichi par la culture ; Rome se met en compétition avec Athènes. C’est le jardin qui permet tout cela, et, d’ailleurs, on ne le décrit nulle part dans cette œuvre : il suffit d’un seul mot, platanus, pour créer une réalité culturelle, en même temps que noétique et axiologique. 2.2. Le jardin de l’intériorité Chez Horace (65-8 av. J.-C.), les paysages en plein air sont des sources de l’inspiration poétique, en même temps épicurienne et dionysiaque. Il le dit ouvertement dans le passage suivi du récit du fait prodigieux du petit Horace et des colombes dans le paysage de sa terre natale (v. 9-20), Carm. 3, 4, 5-8 : Auditis, an me ludit amabilis 5 insania ? Audire et uideor pios errare per lucos, amoenae quos et aquae subeunt et aurae. L’entendez-vous ? Ou suis-je le jouet d’un aimable délire ? Je crois l’entendre, je crois errer à travers les bois pieux sous lesquels passe la fraîcheur et des eaux et des brises.

Concrètement, la description de sa propriété, le cadeau de Mécène, la villa en Sabine, Sat. 2, 6, 1-3 : Hoc erat in uotis : modus agri non ita magnus, hortus ubi et tecto uicinus iugis aquae fons et paulum siluae super his foret. 14

Cf. DROSS, Voir la philosophie.

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C’était mon vœu : un domaine dont l’étendue ne serait pas trop grande, où il y aurait un jardin, une fontaine d’eau vive voisine de la maison, et, au-dessus, un peu de bois

contient les traits communs aux jardins romains : du terrain à cultiver, l’hortus, de l’eau courante, le bosquet (il ne décrit pas les bâtiments). C’est là pour Horace le bonheur : il encadre presque toujours ses conseils de sagesse et ses représentations du bonheur par une ambiance de jardin. C’est le cas de Carm. 2, 3, 9-12 : Quo pinus ingens albaque populus umbram hospitalem consociare amant ramis ? quid obliquo laborat lympha fugax trepidare riuo ?

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À quelle fin le pin immense et le blanc peuplier aiment-ils associer l’ombre hospitalière de leurs branches ? Pourquoi l’onde fugitive bondit-elle avec effort dans le lit sinueux du ruisseau ?

et de Carm. 2, 11, 13-17 : Cur non sub alta uel platano uel hac pinu iacentes sic temere et rosa canos odorati capillos, dum licet, Assyriaque nardo potamus uncti ?... Pourquoi ne pas nous étendre sous ce platane, sous ce pin élevés, sans plus de façons, et, tant que nous le pouvons encore, embaumant nos cheveux gris de l’odeur des roses et les parfumant de nard assyrien, ne pas boire ?

et l’antrum de l’ode de Pyrrha (1, 5, 3) est bien un nymphée. La fons Bandusiae, Carm. 3, 13 : O fons Bandusiae, splendidior uitro … Te flagrantis atrox hora Caniculae nescit tangere, tu frigus amabile fessis uomere tauris praebes et pecori uago. … … cauis impositam ilicem saxis, unde loquaces 15 lymphae desiliunt tuae. O fontaine de Bandusie, plus limpide que le verre… La saison impitoyable de la canicule embrasée ne saurait t’atteindre, tu offres une aimable fraîcheur aux

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taureaux fatigués de la charrue et au bétail errant… l’yeuse posée sur les rochers creux d’où s’échappent en bondissant tes eaux babillardes

concentre en elle-même la beauté et l’agrément d’un jardin familier grâce à la nature et à la disposition de ses composantes, qui évoquent son caractère sacré (le sacrifice du lendemain)15. Dans les Bucoliques de Virgile (70-19 av. J.-C.), il n’y a pas de jardins, parce que les lieux et les ambiances ne sont que l’allusion aux jardins euxmêmes : les bergers sont situés dans un décor de jardin, qui, finalement, n’est que la transfiguration de l’Arcadie16. Dans la première bucolique, Mélibée sélectionne, de la propriété de Tityre, « les cours d’eau familiers, les sources sacrées, l’ombre, le frais, les ramiers roucoulants, la tourterelle gémissante, le léger bourdonnement des abeilles autour de la haie invitant au sommeil », Ecl. 1, 51-58 : Fortunate senex, hic inter flumina nota et fontis sacros frigus captabis opacum. Hinc tibi, quae semper, uicino ab limite saepes Hyblaeis apibus florem depasta salicti saepe leui somnum suadebit inire susurro; 55 hinc alta sub rupe canet frondator ad auras; nec tamen interea raucae, tua cura, palumbes, nec gemere aeria cessabit turtur ab ulmo. Heureux vieillard, ici, au milieu des cours d’eau familiers et des sources sacrées, tu chercheras l’ombre et le frais. D’un côté, comme toujours, à la lisière du voisin, la haie, où les abeilles de l’Hybla butinent la fleur du saule, t’invitera souvent au sommeil par son léger bourdonnement ; de l’autre, au pied de la roche élevée, l’émondeur jettera sa chanson en plein vent ; ce qui n’empêchera pas cependant les ramiers, tes préférés, de roucouler, ni la tourterelle de gémir dans les airs, en haut de l’orme.

Il en est de même pour d’autres passages : l’antrum de 5, 5-7, la compétition de chant sous l’yeuse de 7, 1-5, le lieu ravissant où Gallus souhaiterait passer toute sa vie avec sa Lycoris : hic gelidi fontes, hic mollia prata… / hic nemus, 10, 42-43. Virgile, même s’il renonce à traiter de la culture des jardins (Georg. 4, 116-124 ; 147-148), nous décrit néanmoins le jardin du senex Corycius, le vieillard de Tarente, où il y a toutes sortes de fleurs, de légumes, d’arbres 15

Sur le caractère sacré (et festif) de l’eau dans les jardins romains, cf. GROS MARMIROLI, et RENOUF, Jardins et paysages de l’Antiquité, p. 105-128. 16 Cf. CARILLI, « Natura umanizzata in Virgilio ».

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fruitiers, et où à la fin (v. 146), de toute évidence, ne peut pas manquer le platane ministrantem… potantibus umbras, Georg. 4, 125-146 : Namque sub Oebaliae memini me turribus arcis, qua niger umectat flauentia culta Galaesus, Corycium uidisse senem, cui pauca relicti iugera ruris erant, nec fertilis illa iuuencis nec pecori opportuna seges nec commoda Baccho. Hic rarum tamen in dumis olus albaque circum lilia uerbenasque premens uescumque papauer regum aequabat opes animis, seraque reuertens nocte domum dapibus mensas onerabat inemptis. Primus uere rosam atque autumno carpere poma ; et, cum tristis hiems etiamnum frigore saxa rumperet et glacie cursus frenaret aquarum, ille comam mollis iam tondebat hyacinthi aestatem increpitans seram Zephyrosque morantis. Ergo apibus fetis idem atque examine multo primus abundare et spumantia cogere pressis mella fauis ; illi tiliae atque uberrima pinus ; quotque in flore nouo pomis se fertilis arbos induerat, totidem autumno matura tenebat. Ille etiam seras in uersum distulit ulmos eduramque pirum et spinos iam pruna ferentis iamque ministrantem platanum potantibus umbras.

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Ainsi je me souviens d’avoir vu, au pied des tours de la haute ville d’Œbalos, là où le noir Galèse arrose de blondissantes cultures, un vieillard de Corycus qui possédait quelques arpents d’un terrain abandonné, un fonds qui n’était pas bon pour les bœufs de labour, ni propice au bétail, ni propre à Bacchus. Cependant notre homme plantait, entre des ronceraies, des légumes en lignes espacées, et en bordure des lys blancs, des verveines et du pavot comestible ; dans sa fierté il égalait ses richesses à celles des rois, et quand, tard dans la nuit, il rentrait au logis, il chargeait sa table de mets qu’il n’avait point achetés. Le premier, au printemps, il cueillait la rose, et des fruits à l’automne, et quand le triste hiver faisait encore par le froid éclater les pierres et de sa glace immobilisait les eaux courantes, lui déjà émondait la chevelure de la souple hyacinthe, en se raillant du retard de l’été et de la lenteur des Zéphyrs. Aussi le premier il avait en abondance abeilles fécondes et nombreux essaims, il pressait les rayons pour en extraire le miel écumant ; pour lui les tilleuls et le pin donnaient à foison, et autant l’arbre fertile, en sa parure de fleurs nouvelles, avait promis de fruits, autant il portait encore de fruits mûrs à l’automne. Il transplanta aussi pour les mettre en lignes des ormes déjà grands, le poirier déjà dur, des épines donnant déjà des prunelles, et le platane fournissant déjà son ombrage aux buveurs.

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Le poète nous assure que c’est un jardin qu’il a réellement vu (v. 125-127 memini me…/…/… uidisse), mais, nous le savons, ce n’est qu’un paradoxe qui atteint le symbole : en effet le but de cette autopsie, c’est moins de confirmer l’authenticité du témoignage que de préfigurer, d’anticiper le choix de vie du poète, c’est-à-dire la recherche de la béatitude philosophique17, le bonheur assuré par la doctrine d’Épicure, et donc dans le jardin, le $)&%', des philosophes.

BIBLIOGRAPHIE ANDRÉ, Jacques, Les noms des plantes dans la Rome antique, Les Belles Lettres, Paris, 2010. BEK, Lise, « Ut ars natura - ut natura ars. Le ville di Plinio e il concetto del giardino nel Rinascimento », Analecta Romana Instituti Danici 7, 1974, p. 109-156. BOWE, Patrick, Jardins du monde romain, Flammarion, Paris, 2004. CARILLI, Maria Giuseppina, « Natura umanizzata in Virgilio : spunti dottrinali e fantasia poetica », Studi Umanistici Piceni 26, 2006, p. 101-114. CATALANO, Mario, « Il giardino di Roma antiqua », Studi Romani 46, fasc. 3-4, 1998. CHEVALLEY, Éric, « Une promenade dans les jardins de Pline le Jeune : à propos des Lettres 2. 17 et 5. 6 », Études de lettres 2004 (1-2), p. 93-110. CIMA, Maddalena, et Eugenio LA ROCCA (éd.), Horti Romani, Actes du colloque international, Rome, 4-6 mai 1995, L’Erma di Bretschneider, Roma, 1998. CURRIE MACLEOD, Harry, « Virgilius viator : du Jardin au Portique », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 1992, p. 262-272. DROSS, Juliette, Voir la philosophie. Les représentations de la philosophie à Rome. Rhétorique et philosophie, de Cicéron à Marc Aurèle, Les Belles Lettres, Paris, 2010. GRIMAL, Pierre, Les jardins romains, PUF, Paris, 2000. GROS DE BELER, Aude, Bruno MARMIROLI, et Alain RENOUF, Jardins et paysages de l'Antiquité , 2 vol., Actes Sud, Arles, 2008-2009. LIBERMAN, Gautier, Stace, Silves, Éditions Calepinus, Paris, 2010. MAWET, Francine, « Le paradis », dans Ghislaine Viré (éd.) (référence infra), p. 11-24. MONET, Annick (éd.), Le jardin romain : épicurisme et poésie à Rome. Mélanges offerts à Mayotte Bollack. Actes du colloque « Philodème et Lucrèce : l’épicurisme et la culture littéraire à Rome au Ier siècle avant notre ère », Lille, septembre 2000, Éd. du Conseil scientifique de l’Université Charles-de-Gaulle-Lille III, Villeneuve-d’Asq, 2003. VIRÉ, Ghislaine (éd.), Jardins et paysages, Université Libre de Bruxelles, Bruxelles, 1992.

17 « Virgile était un chercheur » (cf. CURRIE MACLEOD, « Virgilius viator », p. 272), mais l’auteur, de parti pris, ne prend pas en compte notre morceau.

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Jardins d’hier et d’aujourd’hui. De Karnak à l’Éden. Édité par Sydney Hervé Aufrère et Michel Mazoyer Cahiers Kubaba, Paris, 2012, p. 97-131. ————————————————————————————————————————

LE JARDIN UTILITAIRE EN LATIN : ÉTUDE LEXICALE Michèle FRUYT Université de Paris-Sorbonne (Paris IV) Centre Alfred Ernout

1. UN TERME GÉNÉRIQUE : LE LATIN HORTUS Le terme latin usuel pour dénommer le jardin (aussi bien le jardin utilitaire que le jardin d’agrément) est le substantif h*rtus, -( M1. Il s’emploie souvent au pluriel (hort() lorsqu’il s’agit de jardins d’agrément2 et certains jardins célèbres sont désignés par un anthroponyme au génitif ou bien sous forme d’un adjectif déterminatif suffixé, de sorte que l’ensemble du syntagme « hort( + génitif d’un anthroponyme ou adjectif déterminatif de cet anthroponyme » devient un véritable nom propre de lieu, un toponyme pour désigner de manière univoque un espace précis dans la ville de Rome : Caesaris hort( « les Jardins de César »3, hort( Pomp&i%n( « les Jardins de Pompée »4. Mais dans le domaine de l’utilitaire et de la production de plantes cultivées utiles pour l’homme (alimentaires ou non), le sémantisme du terme hortus, par métonymie ou synecdoque, pourra dénoter les entités contenues et produites par les jardins — soit principalement les légumes5 (Caton, De agricultura 8, 2) — ou bien, par extension spatiale, la ferme à la campagne où l’on trouve, entre autres, un jardin utilitaire (Pline l’Ancien, Histoire 1

Le terme était prononcé [ortus] avec un qui était devenu purement graphique déjà à l’époque des premiers textes littéraires dans la ville de Rome. 2 Au pluriel : hort( « jardins, parc », par exemple Cicéron, De officiis 3,58. 3 Horace, Satires 1,9,18 : prope Caesaris hortis. 4 Pétrone, Satiricon 53,5 : in hortis Pompeianis : pomp&i%nus, -a, -um étant l’adjectif déterminatif sur la base de l’anthroponyme Pomp&ius. 5 Les légumes représentent la production la plus importante des jardins. Cf. § 2.2 et § 8.

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naturelle 19, 50)6. Dans tous les cas, en effet, le domaine rural ou suburbain est destiné à nourrir la maisonnée du propriétaire, qui habite en ville. Si l’exposé de Mauro Lasagna, dans ce volume7, traite des jardins d’agrément, le nôtre, de manière complémentaire, étudie les termes employés pour la description, la localisation, la mise en culture, le fonctionnement des jardins utilitaires.

2. QUELQUES TRAITS SAILLANTS DES JARDINS DANS LES TEXTES LATINS

2.1. Le jardin comme lieu clos et privé Le jardin est tout d’abord un lieu clos, un enclos8 et c’est là précisément son sens étymologique9. Sa clôture sert à le protéger de l’extérieur (des voleurs et des prédateurs) afin de garder toutes ses productions pour son jardinier10. Ses productions, en effet, sont précieuses, puisqu’elles servent de nourriture et assurent la subsistance des gens de la maison11. Étant clos, le jardin n’est généralement pas accessible aux regards étrangers à la maison : c’est donc un lieu privé, et parfois même un lieu secret — où l’on peut cultiver certaines plantes à usage personnel12 et par où l’on peut entrer dans une maison sans être vu. Le jardin utilitaire est situé à l’arrière de la maison par opposition aux pièces de réception, qui sont situées à l’avant. On y accède par une porte de derrière13, qui donne souvent sur une ruelle. Un personnage de Plaute qui ne veut pas se faire voir des habitants de la maison où il se rend secrètement, passe par une petite ruelle (angiportus) située à

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Cf. § 3.1. Voir, dans ce volume, l’article de Mauro LASAGNA (p. 79-96). 8 Parce que le jardin est un lieu clos, les textes mentionnent souvent la porte par laquelle on y pénètre : Varron, De lingua latina 5,146 : ostia hortorum ; Priapea 65,4 : horti …ianua, ainsi que la clôture elle-même, par exemple un mur de pierres sèches : Plaute, Truculentus 303 : aceria illa .. in horto quae est ; Tite-Live 23,9,13 : maceriam horti. 9 Voir § 3.2. 10 Pour la protection du jardin grâce à sa clôture, voir § 5 ; et grâce au dieu Priape, voir § 9.1. 11 Pour le jardin comme assurant la subsistance des habitants de la maison, voir § 2.2. et § 8. 12 Pour les accusations de magie dans la bouche d’un personnage de Plaute à l’égard des femmes cultivant en secret certaines plantes dans leur jardin, voir § 7.2.2. 13 Tite-Live 23,8,8 : hortus erat posticis aedium partibus « il y avait un jardin à l’arrière de la maison ». 7

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l’arrière de la maison14, entre par la porte de derrière (postica) et traverse le jardin (per hortum) pour accéder à la maison elle-même15 : Plaute, Asinaria 742 : angiporto illac per hortum circum iit clam, ne quis se uideret huc ire familiarium par la ruelle, par là-bas, en traversant le jardin, il est venu en cachette de peur que quelqu’un de la maison ne le voie venir ici.

Chez Plaute, hortus « jardin » peut ainsi servir d’antonyme à in publicum « en public, publiquement, sous les yeux de tous » : il renvoie à la notion de « secret » : Plaute, Stichus 614 : per hortum transibo, non prodibo in publicum je passerai par le jardin, je n’irai pas dans la partie publique.

Le sème d’intimité et de secret attaché au jardin comme lieu discret à l’abri des regards, peu fréquenté, à l’écart des habitants est mis en valeur par ce passage de Catulle, où figure l’adjectif secretus signifiant « à l’écart, secret » : Catulle 62,39 : ut flos in saeptis secretus nascitur hortis comme la fleur secrète (à l’écart) pousse dans les jardins clos.

Le jardin potager et le verger sont en outre conçus comme une zone intermédiaire entre ce qui relève uniquement de la nature sauvage et ce qui relève de la zone d’habitation située sous le contrôle de l’homme : c’est un endroit où la nature est domestiquée ou du moins apprivoisée, où l’homme contrôle partiellement la nature, ou, du moins, il oriente ses effets, un endroit qui comporte à la fois une composante naturelle et une composante culturelle. 2.2. Le jardin comme lieu de subsistance Si le jardin est entouré d’une clôture, c’est qu’il a besoin d’être protégé des voleurs et des différents prédateurs afin de conserver ses précieux produits pour les gens qui le cultivent. Il fournit, en effet, des nourritures fondamentales pour la vie quotidienne de la maison. Malgré son importance domestique certaine dans la vie concrète matérielle de la maisonnée, le jardin est beaucoup moins mentionné dans les textes que ne l’est la culture des céréales, de la vigne, des légumineuses ou 14

Cf. aussi Plaute, Mostellaria 1045, 1046 : ostium quod in angiportu est horti « la porte du jardin qui est dans la ruelle ». 15 Cf. également Plaute, Casina 613-614.

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l’entretien des pâturages. On trouve mention des jardins au hasard des textes, mais seuls certains auteurs techniques en parlent systématiquement, les plus prolixes à ce sujet étant Columelle (dans les livres 10 et 11 de son traité d’agronomie le De re rustica, la plupart du livre 11 étant consacrée au jardin potager et aux cultures maraîchères16), Pline l’Ancien (essentiellement dans le livre 19 de son Histoire naturelle) et Palladius. L’une des raisons pourrait être que le jardin est une réalité trop quotidienne, et, de ce fait, considérée comme d’un niveau trop « bas » par certains auteurs littéraires. C’est peut-être la raison pour laquelle Virgile, dans les Géorgiques, renonce à développer amplement ce sujet alors qu’il traite la culture des céréales et des autres cultures. Les jardins sont toujours évoqués en termes laudatifs : l’entité dénotée est une « bonne chose », bénéfique pour les hommes. Properce (4, 2, 42) parle des « dons offerts par les jardins » (hortorum … dona). Le personnage auquel Cicéron a prêté le nom de Cato Maior, « Caton l’Ancien », dans son traité du même nom (appelé aussi le De senectute), fait l’éloge de l’agriculture en général17 et termine par celui des jardins en citant une expression dont il dit qu’elle est employée par les paysans eux-mêmes : le jardin est un « second saloir », c’est-à-dire une précieuse réserve de nourriture avec le terme succ(dia « quartier de porc salé » : Cicéron, Cato maior 56 : Iam hortum ipsi agricolae ‘succidiam alteram’ appellant Quant au jardin, les agriculteurs l’appellent eux-mêmes un ‘second saloir’.

Le lexique latin apporte des preuves tangibles du rôle central que joue le jardin dans la vie de la communauté linguistique des habitants de l’Italie ancienne. Les réseaux lexicaux pour les plantes, les fruits, les arbres, les nourritures, les remèdes sont denses18, ce qui est justifié par la nécessité de disposer de dénominations précises pour renvoyer à des entités qu’il était important de bien distinguer et de ne pas confondre.

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Columelle, De re rustica 10, 1 : Hortorum quoque te cultus … docebo « Je vais … t’enseigner aussi l’horticulture ». 17 Cicéron, Cato maior 56 : « l’agriculture profite à tout le genre humain … ; on en tire une pleine abondance de tout ce qui sert à la vie des hommes … ; un bon agriculteur assidu à l’ouvrage a toujours des celliers remplis de vin, d’huile et même de vivres, toute la maison pleine, des porcs, des chevreaux, des agneaux, des poules, du lait, du fromage, du miel en abondance. » 18 Voir § 7.

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3. ÉTUDE SÉMANTIQUE ET ÉTYMOLOGIQUE DU LATIN HORTUS 3.1. Le jardin comme lieu clos par l’homme Selon un procédé de dénomination usuel dans les langues, le terme latin hortus, qui fonctionne — comme nous l’avons vu19, — comme terme générique pour « jardin » en général, a pour sens étymologique « un enclos »20. Ce sens de « surface clôturée » a pu être étendu à la dénotation d’une aire spatiale plus grande21, puisque le terme hortus, selon Pline l’Ancien (HN 19,50), était anciennement employé au sens de « ferme, maison située à la campagne », sens qui, en latin archaïque et classique, est porté par le substantif u(lla « ferme, maison située à la campagne ». Ce sens ancien d’hortus, non attesté en latin classique, devait être attesté dans la Loi des XII Tables, selon le témoignage de Pline l’Ancien : Pline l’Ancien, Histoire Naturelle 19,50 : in XII Tabulis legum nostrarum nusquam nominatur uilla, semper in significatione ea hortus Dans les Lois des XII tables, jamais n’est mentionné le mot uilla ; avec cette signification, on trouve toujours le mot hortus.

3.2. Le latin hortus dans les langues indo-européennes Lat. hortus se rattache à la racine indo-européenne *gher- « clore, enclore, enfermer »22 sous la forme latine d’un participe parfait passif en *-to- au sens de « clos, enfermé ». Dans ce type de formation, la racine est, de manière attendue, au degré zéro, derrière le suffixe *-to- : *gh.-to-s (le *. voyelle i.-e. donnant -or- en latin). Dans hortus, le participe ancien est substantivé au masculin, probablement à cause du genre masculin de l’hyperonyme ager « terrain », qui pourrait correspondre à une catégorie cognitive dans la communauté linguistique latine pour une surface de terre de dimension variable. Lat. hortus a des correspondants dans d’autres langues, i.e. dans les autres langues de l’Italie ancienne : osque húrz, húrtúm « enclos sacré » ; en grec : /1(+&) « enceinte (de cour, de bergerie) » ; en celtique : gallois garth « jardin », breton garz « haie » (de *gh.t%) ; en germanique : vieil-islandais 19

Cf. §1. EM, DHELL 300 : « clos, enclos, propriété close de murs », puis « jardin ». 21 Cf. §1. 22 Selon EM, DELL 300 : i.-e. *gher ; selon RIX, LIV 177 : *'her- « nehmen, holen ». En outre, selon EM, DELL, on pourrait éventuellement rapprocher également des verbes signifiant « prendre » ou des noms dénotant la main : en sanskrit har-a-ti « il prend » et peut-être le grec /A=( « main ». 20

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gardr, vieux-haut-allemand gard « enclos », vieux-saxon gardo, allemand Garten « jardin », anglais yard « cour ». Selon le dictionnaire Le Robert, c’est une forme germanique du francique occidental *gart-, *gardo « clôture » qui aurait donné l’ancien-français gard, jart, d’où fut tiré le français jard-in23. En outre, selon le même dictionnaire, fr. jardin serait probablement issu d’un syntagme lexicalisé d’origine gallo-romane (c.-à-d. de la langue vernaculaire du latin tardif parlé dans la région de la Gaule) contenant le substantif générique hérité du latin (hortus) déterminé par un adjectif spécifique emprunté au francique (*gardinus formé par l’addition d’un suffixe *– inus, qui pourrait être d’origine latine, derrière la séquence empruntée au francique) : cette dénomination *hortus gardinus « jardin enclos » aurait ensuite évolué par élimination du substantif générique hortus et maintien du seul adjectif spécifique *gardinus24. Le terme français jardin fut ensuite emprunté par l’italien (it. giardino) et l’espagnol (esp. jardín) et sa variante anglo-normande gardin passa dans l’anglais garden25. Contrairement au français, certaines autres langues romanes ont conservé le latin hortus, qui a donné l’italien orto, le catalan ort. Parallèlement aux termes d’origine francique mentionnés ci-dessus, l’ancien-français atteste l’existence d’un descendant du latin hortus sous la forme ort (variante orthographique hort), qui n’a pas survécu en français, où on lui a préféré son rival jardin — probablement pour des raisons phonétiques par suite de la matière phonique trop ténue de ce monosyllabe.

4. LA « FAMILLE SYNCHRONIQUE » D’HORTUS EN LATIN Comme hortus était un terme usuel de la vie quotidienne, il possède, de manière attendue, une riche série de dérivés bâtis à l’aide de divers suffixes productifs et dont les « règles » de formation sont bien respectées.

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Selon Le Robert, DHLF 1139, on trouve fr. jardin à la fois au sens de « jardin de légumes » (et jardin potager attesté en 1570) et de « jardin d’agrément ». Le terme français manifeste donc la même valeur générique que le latin hortus, qu’il a remplacé. 24 Ce procédé est bien attesté ailleurs dans le passage du latin aux langues romanes : le français hiver est issu du latin h(bernum, résultat de la « simplification » du syntagme latin lexicalisé tempus h(bernum, litt. « la saison hivernale » (sur tempus « temps). Le terme français descend de l’adjectif latin h(bernus, -a, -um « d’hiver, hivernal », et non du substantif latin pour le nom de l’hiver, qui était hiems. 25 Dans cette hypothèse, malgré sa ressemblance avec l’allemand Garten, le terme anglais garden ne serait pas hérité, mais emprunté.

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En premier lieu, hortus a à ses côtés un diminutif en –lus, -ulus (de *-lo-, suffixe diminutif hérité) de fonction minorative du type du suffixe français – ette lorsqu’il entre dans une relation de dérivation telle que : maison → maisonn-ette. Ce premier diminutif en –ulus sert à son tour de base de dérivation à un second diminutif de valeur minorative, cette fois en –ellus (représentant –el-lus avec une accumulation de deux suffixes *-lodiminutifs) : hortus « jardin » → hort-ulus « petit jardin » → hort-el-lus « très petit jardin »26, ce dernier terme étant à l’origine de l’ancien-picard ortel, qui, après une suffixation supplémentaire, se retrouve dans fr. hortillon, utilisé en Picardie (à Amiens) pour de célèbres jardins potagers. Hortus possède également des adjectifs déterminatifs ou relationnels signifiant « de jardin, du jardin ». Le suffixe –%nus, ajouté ici à un nom de lieu, fournit, sur le diminutif hortulus, l’adjectif hort-ul-%nus, -a, -um « du jardin », substantivé dans le nom de métier hortul%nus, -i M. « jardinier » (qui donna en moyen-français hortolan « jardinier »). Sur hortus on trouve également l’adjectif hort-&nsis, pourvu du suffixe –&nsis, qui s’ajoute ici — conformément à ses « règles » de formation — derrière un toponyme : il s’applique à des plantes qui poussent dans les jardins, donc cultivées par opposition à des plantes sauvages. De même le suffixe –(nus27 forme-t-il l’adjectif dérivé hort-inus, -a, -um avec le même sens de « (plante) des jardins ». Ainsi les adjectifs hort-&nsis et hort-(nus « qui pousse dans les jardins, cultivé » pour des plantes entrent-ils dans une relation d’antonymie avec les adjectifs signifiant « sauvage » pour des végétaux, notamment : siluestris et silu%ticus littéralement « qui pousse dans la forêt » (sur silua « forêt ») ou bien agrestis litt. « qui pousse dans les champs » (sur ager dans son sens de « champs, campagne »).

5. LES AUTRES LEXÈMES LATINS DÉNOTANT UN LIEU CLOS Le concept de ‘lieu clos’ est bien lexicalisé en latin avec une pluralité de termes constituant un réseau lexical assez dense. La clôture d’un espace naturel est une certaine forme de prise de possession de l’homme sur la 26

Ce type de formation est bien attesté en latin, notamment pour les noms de jeunes animaux : porcus « porc » → porc-ulus « porcelet, jeune porc » → porc-el-lus ; agnus « agneau » → agn-ulus → agn-el-lus et de petits objets : arca « coffre » → arc-ula « coffret » → arc-el-la « cassette ». La valeur minorative attestée ici est productive en latin pour ce suffixe –lus (-a, -um) ainsi que pour son allomorphe –culus (-a, -um). Elle fait partie de la valeur dénotative du suffixe, qui est plus large, et qui s’oppose à sa valeur connotative. 27 Selon un type de formation bien représenté par ailleurs dans le lexique latin.

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nature. Lorsqu’il s’agit d’un jardin, la taille de la surface enclose est relativement petite. Mais il peut s’agir d’une surface plus vaste : une réserve d’animaux, par exemple, selon Quinte-Curce avec le terme clausus « fermé, enfermé » (du verbe claudere « fermer »28) : quand Alexandre le Grand mène ses conquêtes vers les territoires de l’Inde, il rencontre des peuples qui clôturent de vastes terrains, où ils laissent se développer librement les bêtes sauvages (notamment les lions) afin d’y constituer une réserve de chasse : Quinte-Curce Histoires 8, 1,11 : magnis nemoribus saltibusque nobilium ferarum greges clausi des groupes de fauves magnifiques enfermés dans de vastes forêts et terrains boisés.

La racine, i.e. qui donna lat. hortus n’est plus en usage en latin. Le verbe usuel pour « fermer » est claudere, qui signifie étymologiquement « mettre la clé dans »29. Par extension sémantique, il s’appliqua à toute opération de fermeture, même sans clé. Le verbe saep(re « entourer d’une haie, enclore, entourer » s’applique à toutes sortes d’espaces, agricoles ou non30. Son participe parfait passif saeptus, -a, -um « clos, entouré d’une clôture » est usuel pour les jardins : Catulle 62,39 : ut flos in saeptis secretus nascitur hortis comme la fleur secrète pousse dans les jardins clos.

Sur le même radical latin saep-, est bâti le substantif saep&s, -is F. « haie, clôture, enceinte », litt. « ce qui ferme, ce qui enclôt ». Il dénote souvent la limite séparative entre deux espaces agricoles31, et est employé tout particulièrement pour une clôture de jardin32 ; par métonymie ou synecdoque, il peut renvoyer à l’espace contenu à l’intérieur de cette clôture, au jardin clos

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Le verbe latin claudere « fermer, enfermer » est continué par le français clore, l’occitan claure et le latin clausum « endroit fermé » ( substantif neutre issu de la substantivation du participe parfait passif clausus, -a, -um « fermé ») par le français clos, l’occitan claus « jardin ». 29 A notre avis, clau-d) est un composé verbal sur le substantif *cl%ui- « clé » en premier terme de composé et la racine i.-e. au degré zéro : *dhh1- « poser, placer ». La présence du nom de la clé à l’initiale de ce verbe est reconnue par EM (DELL 126), WH (229-230), DE VAAN (Etymological Dictionary, 118), mais ces auteurs expliquent autrement le –d- du latin. Le Robert (DHLL 1141) et DE VAAN (Etymological Dictionary, 118), selon une tout autre explication, proposent aussi l’hypothèse de i.-e. *skleud- « fermer ». 30 Cf. saepire urbem moenibus « entourer une ville de remparts » (Cicéron). 31 Cf. Virgile, Géorgiques 1,270 : segeti praetendere saepem « border un champ d’une clôture », litt. « étendre une clôture le long d’un champ ». 32 Cf. Columelle, De re rustica 10,362 : sepem … horti « la clôture du jardin ».

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lui-même. Pline l’Ancien écrit à propos de la plante appelée parthenium « la pariétaire33 » : Pline, HN 21,176 : nascitur in hortorum saepibus elle pousse sur les clôtures des jardins » ou bien « dans les jardins clos.

Ces clôtures sont en osier, en bois, faites de rameaux entrelacés, de buissons épineux (des haies vives), de pierre34. La clôture sert à protéger le jardin des agressions extérieures. Elle est faite aussi bien contre les animaux que contre les voleurs : Columelle, De re rustica 10, 27-28 : Talis humus uel parietibus uel saepibus hirtis / Claudatur, ne sit pecori neu peruia furi. Qu’un tel terrain soit clos soit par des murs, soit par des clôtures épineuses, pour que ni le bétail, ni le voleur ne puisse y pénétrer.

Le lexique latin offre également un terme à part : parad(sus, véritable nom propre désignant un jardin bien particulier dans le vocabulaire spécifiquement chrétien. Le latin l’a emprunté au grec '>(-@A#*&), qui signifie « lieu clos planté d’arbres où l’on entretient des animaux, parc clos » chez Xénophon (Anabase) dans le vocabulaire général, puis se spécialise, dans le vocabulaire chrétien de la Septante, pour « le paradis, l’Éden, Jardin de la Genèse » et désigne, dans le Nouveau Testament, « le séjour des bienheureux ». Le grec a emprunté le terme au persan *pardez (qui provient de l’avestique pairi.da&za « enceinte »). Pour revenir au vocabulaire latin usuel, dans notre quête des termes employés pour dénoter des enclos, il nous faut, enfin, mentionner le substantif cohors (gén. cohortis) F. en raison de son sens ancien « lieu clos situé dans l’espace d’une ferme ». Ce sens de « cour, cour de ferme, basse-cour, parc à bétail, parc à instruments agricoles » est bien attesté dans les textes techniques, chez Varron (De lingua latina 5, 88) et Columelle (De re rustica 8, 3, 8). Il est confirmé par l’adjectif dérivé en –%lis : cohort-%lis « de bassecour, de poulailler » (cohortalis ratio chez Columelle, De re rustica 8, 2, 6 « l’organisation de la basse-cour »). Il est aussi mentionné par certains 33

Cette plante est appelée pariétaire en français parce qu’elle pousse sur les vieux murs (formation savante sur lat. paries, gén. pariet-is « mur »). 34 Il s’agit d’une clôture tressée en osier ou en bois dans Virgile, Géorgiques 2,371 ; d’une clôture en bois dans Tite-live 6,2,10 ; d’une clôture faite avec des rameaux entrelacés dans Quinte-Curce 5,4,24 : arborum rami alius alio implicati …ut perpetuam obiecerant saepem ; d’un mur de pierre, maceria, dans Plaute, Truculentus 303 (cf. supra note 8) ; Columelle (De re rustica 10,27) mentionne des limites de jardin en pierre et en haie vive (avec des épineux) : voir l’exemple suivant dans le texte de cet article.

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auteurs latins faisant œuvre de lexicologues (Nonius 83,11 : cohortes sunt uillarum intra maceriam spatia « les cohortes sont des espaces de ferme situés à l’intérieur d’un mur »). Le terme représente, en effet, un ancien *c*-h*rti-s, bâti sur la même racine, i.e. « enfermer » que lat. hortus « jardin ». Selon EM, DELL 300-301, cohors contient *-gh.ti-, un suffixé en *-ti- au sens de « enclos », précédé d’un préfixe co-. À notre avis, cependant, cohors peut également représenter un composé bahuvr(hi en *co-hort-i-s avec *-hortos en second élément (la forme qui a donné hortus « enclos »), puis un morphème flexionnel en –i-, fréquent dans les composés bahuvr(hi ; le sens littéral serait alors « qui a un enclos (hort-) en commun (co-) »35. Les descendants romans de lat. cohors attestent le sémantisme ancien « enclos » du latin36 37.

6. L’IMPLANTATION DES JARDINS UTILITAIRES On trouve des jardins utilitaires aussi bien à la campagne que dans les banlieues des villes ou dans les villages. La u(lla inclut un jardin utilitaire autour des bâtiments d’habitation et des bâtiments agricoles qui constituent la ferme proprement dite. Lorsque Caton (De agricultura 1) donne des prescriptions pour bien choisir une propriété (praedium) que l’on veut acheter, l’hortus est en bonne place, puisqu’il arrive en seconde position dans l’énumération des lieux constitutifs de la ferme : Caton, De agricultura 1,7 : Praedium quod primum siet si me rogabis, sic dicam : de omnibus agris optimoque loco, iugera agri centum, uinea est prima, uel si uino multo est, secundo loco hortus irriguus, tertio salictum, 35

De Vaan, Etymological Dictionary, 291 propose *-gh.-ti-, (comme EM, DELL), mais estime aussi que, si le thème en i est récent, cohors peut être fait sur hortus. 36 Le nominatif c*h*rs fut prononcé c)rs dans la langue courante (par contraction des deux o brefs en un o long), et pour les mêmes raisons, l’accusatif c*h*rtem devint dans la prononciation dès le latin c)rtem, qui est l’ancêtre de l’ancien-français cort, curt, court (> fr. cour) « cour de ferme », « enclos, maison et jardin », « résidence royale » (emprunté par l’anglais court). L’ancien-français manifeste donc encore clairement le sens étymologique de « lieu clos » dans l’espace agricole. L’accusatif latin c)rtem est également prolongé par l’italien corte « cour ». 37 Pour les significations de la langue militaire, afin de respecter le sens étymologique d’« espace clos », on a proposé de partir de « nombre de soldats que l’on peut faire tenir dans un enclos » ou bien « division du camp », puis par métonymie : « troupes cantonnées dans cette division », et enfin par spécialisation sémantique : « subdivision de la légion ». On interprète également ainsi le sens de cohors « groupement d’êtres animés, troupe » : cohors amicorum chez Suétone (Caligula 19, 2) « un groupe d’amis » ou cohors canum « meute de chiens » chez Pline l’Ancien (HN 8, 143).

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quarto oletum, quinto pratum, sexto campus frumentarius, septimo silua caedua, octauo arbustum, nono glandaria silua. Si l’on me demande ce qui est le plus important dans un domaine, je dirai ceci : (il doit comporter) tous les types de champs (= cultures), se trouver dans le meilleur endroit, avoir une surface de cent jugères ; avec, en premier lieu, un vignoble (notamment s’il produit beaucoup de vin), en second lieu un jardin irrigué, en troisième une saulaie, en quatrième une oliveraie, en cinquième des prés, en sixième une plaine à céréales, en septième une forêt d’arbres à couper (= un bois taillis), en neuvième un lieu planté d’arbres portant des fruits, en neuvième une forêt à glands.

L’expression hortus irriguus « un jardin irrigué » fut ensuite reprise par Varron (Res rusticae 1, 7, 9) et Pline l’Ancien (HN 18, 29) : la présence d’une bonne irrigation naturelle est primordiale pour la prospérité des plantes. La présence de jardins utilitaires est, en outre, recommandée dans les propriétés situées en banlieue, près de la ville : leur proximité par rapport à l’agglomération urbaine permet d’assurer le ravitaillement régulier des propriétaires, qui habitent en ville. Le substantif suburb%num, -( (substantivation au neutre de l’adjectif suburb%nus, -a, -um « de banlieue ») dénote ce type de propriété de banlieue (Quinte-Curce 4, 1, 19 : suburbanum hortum « un jardin de banlieue »). La formation de ce terme est motivée. Pour l’adjectif sub-urb-anus, -a, um « de banlieue », on peut faire l’analyse synchronique suivante : il est constitué de l’élément de relation sub « sous » et « près de » ; puis du radical urb- associable au substantif urbs (gén. urb-is) « ville » ; et enfin du suffixe –%nus, qui s’ajoute ici à un nom dénotant un lieu. En outre, suburbanus pouvait être interprété synchroniquement de deux manières différentes. Il pouvait être associé au syntagme prépositionnel sub urbe « près de la ville, en banlieue, dans les faubourgs », dont il représentait un suffixé en –%nus, formant ainsi un composé à premier élément prépositionnel régissant. L’analyse était alors en suburb-%nus. Des textes comme les suivants, de Varron et Caton, montrent l’association de sub urbe « en banlieue » avec la culture de différentes plantes utiles : Varron, Res rusticae 1,16,3 : sub urbe colere hortos late expedit « il est très utile de cultiver des jardins dans les faubourgs ». Caton, De agricultura 8,2 : Sub urbe hortum omne genus, coronamenta omne genus, bulbos megaricos, …

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En banlieue, (cultivez) des légumes de toute sorte, des fleurs à couronnes de toute sorte, des oignons de Mégare, … (trad. R. Goujard, CUF, 1975).

Dans ce dernier passage de Caton, le terme hortus est employé au sens de « légumes », comme « ce qui pousse dans un jardin », où la dénomination du contenant, le jardin, sert aussi de dénomination pour le contenu, les plantes38. Ce sens d’hortus montre également que les légumes sont conçus comme les productions prototypiques des jardins utilitaires39. Ce trait est confirmé par le fait que la dénomination la plus usuelle pour le jardinier, holitor (Columelle40, De re rustica 10, 229), est faite sur la dénomination du légume (holus) avec le suffixe –(i)tor de nom de métier dé-substantival comme « celui qui s’occupe des légumes » et aussi « celui qui vend des légumes » (qui vient vendre ses légumes à la ville). Mais les propriétés appelées suburb%num pouvaient fournir autre chose que des légumes. Trimalchion, personnage mis en scène par Pétrone, parle d’une telle propriété à propos de son approvisionnement en vin ainsi que de toute autre nourriture : Pétrone, Satiricon 48, 2 : Deorum beneficio non emo, sed nunc quicquid ad saliuam facit, in suburbano nascitur eo quod ego adhuc non noui Grâce aux dieux, je ne l’(=le vin) achète pas, mais aujourd’hui, tout ce qui est bon à manger pousse dans la propriété des faubourgs que je ne connais pas encore.

Suburb%nus pouvait également et de manière concomitante être associé à l’adjectif urb%nus « de la ville, urbain », par rapport auquel il pouvait être analysé comme un préfixé en sub- « près de ». L’analyse était alors en suburb%nus. Ces deux hypothèses sont également celles par lesquelles on pourrait expliquer en diachronie la formation de ce terme en latin même. Des jardins utilitaires, potagers et vergers, étaient également inclus dans les villages et les petits bourgs, entre les habitations. Plaute décrit le jardin d’une maison de ville : on accède au jardin par une petite rue et par la porte de derrière. S’il y a une rue, nous sommes dans une agglomération : Plaute, Mostellaria 1045, 1046 : ostium quod in angiportu est horti la porte du jardin qui se trouve dans la petite rue étroite.

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Il s’agit d’une extension de la polysémie d’hortus par synecdoque ou par métonymie. Voir § 7.1.1. Voir § 7, Introduction.

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7. LE CONTENU DU JARDIN UTILITAIRE Les jardins utilitaires sont indispensables à la vie quotidienne : ils fournissent aux hommes les éléments fondamentaux de leur nourriture. Ils représentent41 l’espace où poussent les plantes cultivées servant à la nourriture de l’homme et à de nombreux autres besoins. Caton décrit ce qu’il faut produire dans une ferme de banlieue pour approvisionner le maître en ville : légumes, fruits, noix, fleurs pour faire des couronnes, condiments : Caton, De agricultura 8,2 : Sub urbe hortum omne genus, coronamenta omne genus, bulbos megaricos, murtum coniugulum et album et nigrum, loream Delphicam et Cypriam et siluaticam, nuces caluas, abellanas, praenestinas, graecas, haec facito uti serantur. Fundum suburbanum, et qui eum fundum solum habebit, ita paret itaque conserat uti quam sollertissimum habeat. En banlieue, faites en sorte de cultiver des légumes de toute sorte, des fleurs à couronnes de toute sorte, des oignons de Mégare, du myrte coniugulus, blanc, noir, du laurier de Delphes, de Chypre, des bois, des noix chauves, des avelines, des noisettes de Préneste, des noix grecques. Une propriété suburbaine, surtout si l’on ne possède que celle-là, qu’on l’aménage et qu’on la complante de manière qu’elle soit la plus productive possible » (trad. R. Goujard, CUF, 1975). Littéralement : « la plus habilement cultivée possible, la mieux agencée possible.

Le terme herba (le plus souvent herbae au pluriel) fonctionne comme un hypernonyme pour des plantes de couleur verte, de petite taille, à tige souple, les herbacées du vocabulaire technique de la phytonymie moderne (Ovide, Métamorphoses 14, 690 : quas hortus alit … herbas « les plantes herbacées que nourrit le jardin »). Les plantes du jardin sont souvent associées à la couleur verte, exprimée en latin par des lexèmes relevant de plusieurs catégories grammaticales : adjectif uiridis « vert », verbe uirere « être verdoyant », participe présent adjectivisé uiridans « verdoyant » (Columelle, De re rustica 10,229 : quae canat … holitor uiridantibus hortis « que chante le jardinier dans les jardins verdoyants »). À côté du terme herba, on trouve, pour dénoter les végétaux poussant dans les jardins, les termes arbor « arbre » (pour des végétaux présentant des troncs ligneux) et fl)s « fleur » pour des fleurs utiles42. Mais un trait définitoire du jardin est aussi qu’il est le lieu de l’activité humaine : c’est, précisément, l’espace naturel que l’homme tente de contrôler à son profit, où il obtient de la nature ce dont il a besoin. Le verbe usuel 41

Varron, De lingua Latina 5, 103 : quae in hortis nascuntur « ce qui pousse dans les jardins ». 42 Voir § 7.3.

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pour « cultiver un jardin » est colere (verbe, en fait, polysémique, qui peut dénoter d’autres procès s’appliquant à d’autres entités). Les noms de procès associés à ce verbe sont cult+ra, -ae F. et cultus, -+s M. « fait de cultiver, culture, mise en culture ». L’activité humaine déployée dans les jardins est variée et les verbes dénotant cette pluralité de procès sont nombreux, constituant un réseau lexical aux mailles serrées. Ces opérations de jardinage étaient dénommées par des termes spécifiques, dont la précision était une conséquence de l’importance de ces activités pour le bien-être de la vie quotidienne43. Il existe, par exemple, un verbe signifiant « nettoyer un jardin », en particulier en arrachant les mauvaises herbes : repurgare (Quinte-Curce 4, 1, 21 : hortum … Abdalonymus repurgabat). 7.1. Les végétaux destinés à la cuisine Les végétaux des potagers et des vergers sont utilisés en cuisine (légumes, condiments, fruits) et en médecine (au sens large du terme) comme remèdes. 7.1.1. La plante prototypique des jardins : les légumes (h)olera Comme nous l’avons vu44, le jardin, hortus, est avant tout un potager : il sert à cultiver des légumes, qui représentent une part importante de la nourriture quotidienne des habitants (avec en outre les céréales pour les farines, les pains, les bouillies). Cette classe cognitive des légumes, dont l’hyperonyme est (h)olera Nt. pl., contient de nombreux hyponymes, puisqu’il s’agit d’une classe ouverte. On y trouve tout ce qui est dénoté par les termes français légume, salade (laitue, etc.) ainsi que les herbae « herbacées » consommables, condiments ou légumes : persil, oignon, ail, basilic, etc. Nous ne mentionnerons ici que les végétaux culinaires les plus souvent cités dans les textes latins. Il faut accorder la première place au chou, puisque Caton, dans le De agricultura, lui consacre de longs passages où il fait la liste de ses nombreuses utilisations, en cuisine comme en médecine ou en art vétérinaire. Il a plusieurs dénominations, qui pouvaient correspondre à plusieurs espèces : – caulis (c)lis, c)l&s) M. « chou » (terme d’origine obscure ; a donné fr. chou) ; 43

Cf. pour le soin accordé aux jardins : Pline l’Ancien, HN 20,33 : Syria in hortis operosissima « la Syrie, qui apporte beaucoup de soin au travail des jardins ». 44 Cf. §1 et § 6.

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– le diminutif suffixé en –culus : cauliculus, qui devrait signifier « petit chou » lorsque le suffixe a valeur minorative — ce qui est peut-être le sens étymologique de cauliculus hort(nus « le chou des jardins » — et « sorte de chou » lorsque le suffixe a valeur approximative de ressemblance — ce qui correspond probablement à cauliculus agrestis « le chou sauvage », puisque les plantes sauvages sont souvent dénommées par le nom de la plante cultivée perçue comme son correspondant suivi d’un suffixe approximatif ; – brassica, -ae F. « chou » est un autre nom du chou, probablement pour dénoter une autre espèce ; il permet, lui aussi, d’opposer un chou cultivé et un chou sauvage qui lui ressemble : brassica (appelé Brassica oleracea dans la nomenclature de Linné) dénote un chou cultivé45 et brassica agrestis un chou sauvage, littéralement « chou des champs ». Le terme brassica est d’origine obscure, mais la fin du mot pourrait représenter le féminin du suffixe adjectival –icus, -a, -um, ou bien une hyper-caractérisation en –% de féminin d’un suffixe consonantique (d’origine probablement péjorative) en – ic- (-ix) ou –ex (cf. rumex « petite oseille » et p+lex « puce, puceron »). On peut citer également les noms de légumes et condiments suivants : – cicer Nt. « pois chiche », – pisum Nt. et -us M. « pois », – porrum Nt. et -us M. « le poireau », – apium « l’ache, le céleri », – r$ta « la rue », – raphanus / radix « le raifort », – coriandrum Nt. « la coriandre », – malua « la mauve » (« la mauve cultivée » malua hortensis / hortina / hortulana « mauve des jardins » vs « sauvage » malua siluestris / agrestis), – cucurbita « la coloquinte, la calebasse », – atriplex M. Nt. F. « l’arroche des jardins » (vs atriplex siluestre « l’arroche sauvage »), – lapatium « la patience », – blitus M. « la blette », « l’amarante-blette », « le maceron » ; blitum nigrum « la bette commune, bette ordinaire » (Beta vulgaris Linné), – b+ta « la bette » (genre Beta Linné) : b&ta alba, b&ta candida « la poirée » ; b&ta nigra, b&ta rubra « bette commune, bette ordinaire »), 45

L’adjectif oler-%ceus dans le vocabulaire de la phytonymie moderne est bâti sur le nom latin du légume cultivé (h)olus, -eris et le suffixe technique –%ceus. Dans la nomenclature moderne de Linné, ce chou est donc désigné comme « le chou qui est un légume cultivé (dans les jardins) ».

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– lact$ca « la laitue » (nombreuses variétés), – intubus (intibus) M. Nt. F. : « la chicorée » ; la chicorée cultivée : « l’endive, l’escarole, la chicorée frisée » ou la chicorée sauvage : « chicorée sauvage, chicorée amère », – nasturtium (-cium) « le cresson alénois », – +r$ca « la roquette », « le vélar », « le vélaret », – pep# (-)nis) F. « la pastèque, le melon d’eau », « le melon », – cucumis (-eris) (et cucumer) M. « le concombre », – carduus « le cardon », dont l’artichaut est une forme améliorée par la culture ; « chardon à glu » (cardus lactea), « panicaut », « chardon à foulon », « grande joubarbe », « chardon » (qui pousse dans les champs de céréales), – alium « l’ail cultivé » (Allium sativum L.) ; les nombreuses variétés sont dénotées par des adjectifs spécifiques, liés à des pays auxquels on attribue l’origine de la plante : alium cyprium, p+nicum, gallicum, ou bien, dans le cas des variétés sauvages, aux animaux dont on estime qu’ils sont en relation de contiguïté avec la plante : urs(num (l’ours), ceru(num (le cerf), colubr(num (la colombe ou le pigeon), u(per(num (le serpent ou la vipère), – pap*uer Nt. M. « le pavot, l’oeillette » : des lexies en « substantif + adjectif » dénotent différentes espèces : pap%uer album pour un pavot aux graines blanches, papauer nigrum pour un pavot aux graines noires ; papauer hort(num « le pavot des jardins », pap%uer sat(uum « le pavot semé » vs sauvage pap%uer silu%ticum, siluestre, sponte n%sc&ns « le pavot cornu », « le silène », « coquelicot », « l’euphorbe maritime », etc.), – satur+ia, -ae F. « la sariette » (satur&ia silu%tica « cuscute »), – #cimum « le basilic », – nepeta « espèce de calament », « la népète », « menthe silvestre », – menta « la menthe », « le vélar » (sauvage « espèce de calament »), – f+niculum Nt. et –lus M. « le fenouil », plante cultivée ayant différents emplois en cuisine. Le terme dénote aussi des plantes sauvages, des espèces d’ombellifères indéterminées. Pour la formation, il s’agit d’un dérivé bâti sur f&num, -( Nt. (faenum) « foin » où le suffixe –(i)culum dit « de diminutif » a probablement une valeur sémantique approximative de ressemblance au sens de « qui ressemble aux plantes qui constituent le foin » ou bien de contiguïté spatiale « que l’on trouve dans le foin » (plutôt qu’une valeur minorative, qui donnerait « petit foin »). – holisatrum (variantes : olosatrum, olosacrum) « le maceron ». Le terme signifie littéralement « le légume noir », le légume étant dénommé par sélection d’une propriété saillante chromatique. Pour la formation, il s’agit d’une séquence agglutinée constituée par le nom du légume (le substantif

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(h)olus Nt.) et l’un des adjectifs signifiant « noir, noirâtre, sombre » (%ter) accordé au neutre dans une analyse en : holis-atrum. – c+pa F. et -e Nt. « l’oignon ». Il en existe de très nombreuses variétés, obtenues par la culture. Elles sont dénommées d’après une région, le peuple, la ville d’où on les croit originaires : c&pa %fric%na « l’oignon d’Africa », c&pa %fra « l’oignon des Afr( » (peuple de Carthage), c&pa amitern(na « l’oignon d’Amiternum » (ville des Sabins), c&pa cr&tica « l’oignon de Crête », c&pa cypria « l’oignon de Chypre », c&pa gallica « l’oignon des Gaules », c&pa germ%na « l’oignon de Germanie », c&pa marsica « l’oignon des Marses » (peuple du Latium), c&pa pomp&i%na (si la base de dérivation de l’adjectif est le toponyme Pomp&i(), c&pa samothr%cia « l’oignon de Samothrace », c&pa sarda « l’oignon de Sardaigne », c&pa tuscul%na « l’oignon de Tusculum » (ville du Latium), etc. Certaines variétés d’oignon sont également dénommées d’après des traits physiques, liés à leur forme, leur taille, etc. : c&pa longa « l’oignon long », c&pa m%ior « le gros oignon », c&pa rotunda « l’oignon rond », etc. – c+pa pallac(h)*na ou pallac*na « la ciboulette » : le terme c&pa, qui par ailleurs sert à dénommer l’oignon, entre ici dans une lexie dénommant ce que nous considérons aujourd’hui comme une autre plante, la ciboulette. La ressemblance entre les deux plantes est liée aux feuilles, semblables par leur forme longue et mince, – an+t(h)um « l’aneth, faux-anis, fenouil bâtard », – sin*pis F. ou M. et -e (-i) Nt. « la moutarde » ; la lexie intégrant l’adjectif signifiant « blanc » sinapis albus dénote la plante appelée « la roquette » (Eruca sativa Lam.), dont la graine est utilisée comme condiment, – asparagus M. « l’asperge » ; asparagus hortulanus signifie « asperge cultivée (des jardins) » (emprunt au grec 3*'-(>?&)), – armor*cia (-cea) F., -ium Nt. « le radis sauvage », « la ravenelle ». Le terme est d’origine obscure, mais l’élément final –%cia pourrait représenter le suffixe technique approximatif –%cus, -a, -um au F., suivi du suffixe –ius, -a, -um également au F., – pastin*ca « la carotte cultivée » par opposition à la carotte sauvage : pastin%ca err%tica « panais sauvage ». Le terme est dérivé de pastinum, -( Nt. « plantoir fourchu, croc, houe » et la carotte est ainsi probablement dénommée d’après l’instrument agricole servant à la planter ; le suffixe –%ca représente –%cus, -a, um au F., suffixe approximatif en latin, qui pourrait être employé ici dans un but technique de spécialisation et de différenciation, – n*pus M. « le navet », « le chou-navet », « le radis », « le raifort » (terme peut-être apparenté au grec %6',),

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– r*pum Nt. et -a F. « la rave », « le chou-rave » (appelée Brassica rapa dans la nomenclature de Linné) (terme peut-être apparenté au grec :-',) ou :-.>%&)), – thymum « le thym », « une espèce de sarriette », « cuscute » (terme emprunté au grec B2μ&%), – or,ganum Nt. (et –us F.) « l’origan » (terme emprunté au grec 5(=?>%&%), – caerefolium « le cerfeuil » (c&rifolium). Le terme pourrait être un emprunt au grec />#(8.,$$&%, avec une ré-interprétation en latin, pour la partie finale du mot, par le latin folium, -( Nt. « feuille ». Ce terme latin, en effet, devait être en synchronie senti comme un équivalent de traduction du grec .2$$&% « feuille ». Les deux mots latin et grec sont également apparentés en diachronie, de même que le nom de la fleur en latin (fl)s). – serpyllum (serpullum) « le serpolet » (Thymus serpyllum dans la nomenclature de Linné) (terme apparenté au grec 4(',$$&%). Le terme dénote à la fois l’espèce cultivée et l’espèce sauvage, – serr*tula « la bétoine ». Pour la formation, il s’agit d’un dérivé bâti sur serra « scie » (parce que les feuilles sont en dents de scie). Le terme se termine par le suffixe –ulus (au F. puisque l’entité se range dans la classe cognitive dénotée par le substantif F. herba) de « diminutif », qui a ici valeur de ressemblance : « qui ressemble à une scie ». Le a long est la voyelle finale de la base de dérivation. Il est possible que le –t- intermédiaire entre base et suffixe résulte d’une adaptation du suffixe possessif en –tus, -a, -um (*-to-) dans une chaîne dérivationnelle en : serra « scie » → serr%-ta « plante qui inclut une scie » → serr%t-ula « plante qui ressemble à une scie », avec un suffixe global en –tula senti comme marquant à la fois l’inclusion et la ressemblance : « qui inclut une partie ressemblant à une scie », « qui ressemble à une scie par l’une de ses parties ». – f+num graecum « le fenugrec » (lexie signifiant littéralement « le f&num grec », « le foin grec »), – samps$chum, sams$cum « la marjolaine » (Majorana hortensis Linné) (terme emprunté au grec *-μ0&,/&% ou *-μB&,/&)), – petrosel,num « le persil » (terme emprunté au grec 'A+(&*8$#%&%), – p$l+ium « le pouliot », plante aromatique du genre des menthes. Pour la formation, il est possible que cette plante soit dénommée par une contiguïté perçue avec l’insecte appelé p+lex (-icis M.) « puce, puceron ».

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7.1.2. Les diverses utilisations culinaires46 En cuisine, on utilise les produits des jardins que sont les noix, noisettes, amandes, et surtout des pignons de pin (voir § 7.1.4). Pour les plantes aromatiques, il s’agit surtout de l’ail, du thym, du romarin, du laurier, du basilic, de la rue, que l’on cultive dans les jardins (voir § 7.1.1.). À côté des condiments indigènes issus des jardins, on emploie aussi des épices importées47. Plaute (Pseudolus 814-837) nous fournit une liste fantaisiste d’épices, où la principale épice exotique est le silphium ou laserpicium, que Caton (De agricultura 116 ; 157, 7) utilise comme remède pour protéger ses plantations de lentilles contre les vers. On emploie les tiges et les feuilles des herbae lorsqu’il s’agit d’ail, de persil, de basilic, de coriandre, d’aneth, de menthe, de céleri, de cerfeuil, de fenouil, de fenugrec (pour le moût cuit), de marjolaine, d’origan, de pouliot, de ciboulette, de poireau vivace (ANDRÉ, L’alimentation, 1981, p. 202-203). Les substances aromatiques sont également tirées de buissons (thym, romarin) ou de petits arbres (laurier : écorce employée dans les gâteaux, feuilles dans les plats). Parfois ce sont les racines (raifort) (voir § 7.1.1.) qui sont utiles ou bien le bulbe (par exemple pour le poireau à grosse tête porrum capitatrum), ou encore les baies pour les câpres (capparis), les baies séchées de genévrier, laurier, lentisque, le fruit de la rue. Pour remplacer le poivre, on emploie les baies de myrte, le fruit du gattilier (piper agreste), la graine de livèche ligusticum (sauvage en Ligurie, mais cultivée ailleurs dans les jardins). Le cumin (cum(num) est cultivé pour ses graines, qui sont parfois commercialisées, puisqu’il est présent dans toutes les recettes d’Apicius et que c’est, selon Pline l’Ancien, « la meilleure des épices », « une plante née pour les cuisiniers et les médecins ». Les graines d’aneth sont cultivées pour les sauces et les tisanes, de même que les graines d’anis (anesum), de carvi (careum), de céleri, de coriandre, de fenouil, de moutarde (moutarde de table et conservation des légumes), de roquette, de rue, de pavot (que l’on colle sur la croûte du pain selon Pline l’Ancien, HN 19, 168). Parmi les plantes les plus appréciées, on trouve aussi la sarriette cultivée (satureia, cunila) rangée par Pline l’Ancien (HN 19,165) dans le genre des condiments (in condimentario genere), la sauge (saluia), la rue pour les 46

C’est le texte d’Apicius qui nous donne les renseignements les plus nombreux et les plus précis à ce sujet : voir ANDRÉ, L’alimentation, 1981. 47 On importe parfois (selon ANDRÉ, L’alimentation, 1981, p. 205) même les épices qui poussent en Italie : le safran de Cilicie, la coriandre d’Égypte, le carvi de Carie et de Phrygie, l’origan d’Égypte, le cumin d’Éthiopie, de Syrie, de Libye.

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assaisonnements, qui est cultivée dans tous les jardins selon Columelle (De re rustica 10, 121), Pline l’Ancien (HN 19, 156 et suivantes) et Palladius (6, 5) — bien qu’elle soit amère et peu utilisée aujourd’hui. 7.1.3. Arbres fruitiers et fruits Les fruits font également partie de la production des jardins et de la nourriture quotidienne. Les jardins intègrent des vergers48 : le nom le plus usuel du verger est p)m%rium, -i Nt. littéralement « endroit de production49 des fruits appelés p)mum, -i Nt. (à l’origine, probablement, fruits à pépins, puis extension à tous les fruits cultivés) avec un suffixe technique en –%rium (substantivation du suffixe adjectival –%rius, -a, -um). Les textes (ainsi que, par exemple, les fresques murales trouvées dans les villas de la région de Pompéi) attestent dans ces lieux cultivés de l’existence de pommiers, grenadiers, cognassiers, pêchers, poiriers, cerisiers, pruniers50. Les lieux plantés d’arbres peuvent également être dénotés à l’aide du suffixe *-to- de collectif et de possession sous la forme de substantifs neutres en -tum ou -&tum : sur arbor F. « arbre », on a arbus-tum « lieu planté d’arbres » ; sur salix (-icis) « saule », salic-tum « lieu où poussent des saules » (Caton, De agricultura 1,7). Comme on le voit, cette formation en – tum et –etum peut correspondre non à des vergers, mais à des arbres entretenus et exploités sans être véritablement cultivés. La dénomination des fruits constitue un réseau lexical aussi serré que la dénomination des arbres fruitiers. On rencontre principalement les termes suivants : – pirum Nt. et -a F. « la poire », correspondant à pirus F. et pira F. « le poirier cultivé » ainsi que pirus siluestris ou pirus silu%tica « le poirier sauvage » (Caton, Varron). – m*lum gr*n*tum Nt. « la grenade » correspondant à m%lus gr%n%ta ou m*lus p$nica F. « le grenadier ». – m*lum Nt. « la pomme » parallèlement à m%lus F. « le pommier ». 48

Pline l’Ancien, HN 10,94,3 : Nomentana ... germinat hortus arbore. Cette formation est conforme à un type productif où le nom de l’endroit où l’on fabrique, extrait ou cultive une entité est fait sur le nom de cette entité suivi du suffixe –%rium, -i Nt., qui dénote un lieu où s’exerce l’activité humaine. Le terme se maintient dans la langue parlée à l’époque tardive : Egérie, Itinerarium 15,2 et 6 (fin de +IVe siècle) signale un p)m%rium créé et cultivé par des moines sur le Mont Sinaï. 50 Pline signale l’existence d’arbres fruitiers dans les jardins (Pline l’Ancien, HN 10,94,3) ; Tibulle (1,1,17) parle d’un lieu qui produit beaucoup de fruits en le qualifiant de p)m)sus littéralement « abondant en p)ma ». 49

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– cyd#nium « le coing », cyd)nea F. « le cognassier ». – persicum Nt. « la pêche », persica (persica arbor) et persicus F. « le pêcher ». – citrium (cetrium) Nt. « le cédrat » et « le cédratier ». – pr$nus F. « la prune » et « le prunier » (cultivé et sauvage ). – mespilum Nt. « le nèfle » et « le néflier ». – zizyphus F. (zizifa) « le jujube » et « le jujubier ». – f,cus F. « la figue » et « le figuier ». – sorbum « la sorbe » (baie rouge), sorbus F. « l’arbre à baies rouges », « le cormier », ou « l’alisier ». – cerasius, -i F. et -a, -ae F. « la cerise » et « le cerisier » ainsi que cerasus, -i F. « le cerisier » et « le merisier » (selon Pline l’Ancien, HN 15,102, le cerisier fut introduit à Rome par Luculus en – 79 avant J.-C. ; il existait auparavant des merisiers sauvages). 7.1.4. Noix, noisettes, amandes, pignons Les noix, noisettes, amandes, pignons jouent un grand rôle dans les plats et les gâteaux. On peut citer les dénominations suivantes51 : – amygdala F. et –um Nt., -us F. « l’amande » et « l’amandier ». – abell*na F. « l’aveline », « la noisette ». – pistacium Nt. « la pistache », -um Nt. et –a F. « le pistachier ». – nux (nucis) F. « la noix » et, comme terme générique : « tout fruit à écale et à amande » et « le noyer, l’amandier ». – p,nea « le pignon de pin », p(nus F. « pin pignon ». 7.2. Plantes servant de remèdes 7.2.1. Plantes potagères utilisées comme remèdes Certaines plantes cultivées dans les potagers et relevant des légumes ou condiments sont en outre employées comme remèdes en médecine et en art vétérinaire : le chou, dont les nombreuses utilisations sont décrites par Caton, De agricultura, la roquette, selon Columelle, De re rustica 10, 372, qui mentionne eruca salax « la roquette aphrodisiaque », la patience (Columelle, De re rustica 10,373 : lubrica lapathos « la patience laxative »). Les auteurs latins mentionnent plusieurs remèdes employés contre les chenilles, les pucerons, les insectes et les maladies des plantes (comme la rub(g) « la rouille »). Des ouvrages entiers sont consacrés à cet aspect de 51

En outre : cast%nea « la châtaigne », etc.

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l’utilisation des végétaux : ainsi Gargilius Martialis52 est-il l’auteur de traités médico-diététiques : Medicinae ex holeribus et pomis, « Les remèdes tirés des légumes et des fruits »53. 7.2.2. Plantes médicinales ou « magiques » On passe facilement de la médecine à la « magie ». Ainsi Plaute mentionne-t-il les pratiques secrètes de certaines femmes utilisant le pouvoir des plantes dans un but parfois maléfique54 et qui cultivent discrètement ces plantes dans leur jardin personnel, sans avoir recours au marchand : Plaute, Miles gloriosus 191-194 : Domi habet animum falsiloquom … / Domi dolos… domi fallacias. / Nam mulier holitori numquam supplicat, si quast mala. / Domi habet hortum et condimenta ad omnes mores maleficos. Elle a en elle-même (litt. « à la maison, chez elle ») un esprit mensonger, … en elle-même des ruses, en elle-même des tromperies. En effet une femme quelque peu maligne ne supplie jamais le marchand de légumes. Elle a à la maison un jardin et des condiments pour toutes ses pratiques malignes. (Ce dernier vers correspond à un proverbe : Thesaurus Linguae Latinae 3016, 33.)

Parmi les plantes (herbae) pouvant servir à des utilisations « magiques », on peut citer différentes sortes d’orchidées aphrodisiaques appelées satur&ia, -)rum Nt. pl., terme associé au mot satyrion (cf. Martial 3, 75, 5 : improba … satureia). Le terme dénote aussi, par métonymie, les philtres que ces plantes servaient à préparer. Selon J. André (L’alimentation, 1981, p. 227), il y aurait eu un croisement lexical entre les deux termes satur&ia, -ae F. « sarriette » et satyrion Nt., ce qui pourrait expliquer le mot satureum « philtre aphrodisiaque » (chez Pétrone, Satiricon 20, 7 ; 21, 1). Outre les plantes cultivées, plusieurs plantes sauvages (telle la gentiane) servaient à fabriquer des médicaments ou des philtres. 7.3. Les fleurs Outre les légumes et les fruits, les jardins produisent des fleurs, comme nous le dit Catulle : Catulle 62,39 : ut flos in saeptis secretus nascitur hortis 52

Auteur mort en + 260 apr. J.-C.. Édition et traduction par B. MAIRE, C.U.F., Paris, Belles Lettres, 2002. 54 Le pouvoir maléfique de certaines plantes, qualifiées de uen&na « poisons », est signalé par Ovide, Ars amatoria 2,2,415 : herbas nocentis … uenena. 53

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« comme la fleur secrète pousse dans les jardins clos »

et Columelle dans son traité d’horticulture : Columelle, De re rustica 3,8,4 : florentes … hortos « les jardins florissants »

Elles sont utilisées pour la décoration, la confection de couronnes55 et guirlandes, les odeurs56 et parfums. Les auteurs notent aussi les couleurs que les fleurs chatoyantes donnent aux jardins57 et parfois les contrastes chromatiques : le blanc pur des lys et le rouge des pavots. Les roses ont une place particulière : elles sont mentionnées pour leur couleur et leur odeur. Elles ornent les maisons et les temples (Columelle, R. 10). Virgile signale aussi l’utilité des fleurs pour les abeilles et la fabrication du miel (Virgile, Géorgiques 4,109). Certains passages de Columelle décrivent magnifiquement la couleur des fleurs58 : Columelle, De re rustica, 10, 94-105 : . .. ubi …tellus / …. nitens sua semina poscet, / pingite tunc uarios, terrestria sidera, flores, candida leucoia et flauentia lumina calthae narcissique comas, et hiantis saeua leonis ora feri, camlathisque uirentia lilia canis, nec non uel niueos uel caeruleos hyacinthos. Tum quae pallet humi, quae frondens purpurat auro, ponatur uiola, et nimium rosa plena pudoris. Nunc medica panacem lacrima sucoque salubri glaucea et profugos uinctura papauera somnos spargite…

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lorsque la terre … brillera .. et réclamera son dû de semences, alors parez-la d’une floraison multicolore, constellations de la terre, de nivéoles blanches et 55

L’apium sert aussi à faire des couronnes : Horace, Carmina 4, 11, 2 : est in horto … nectendis apium coronis. 56 Pour les odeurs des jardins, dues aux plantes aromatiques et aux fleurs (et notamment à la rose) dans les jardins de Tarente : Titinius, com. 183 : Tarentinorum hortorum odores qui geris. 57 Les auteurs latins sont sensibles, de manière générale, à la couleur verte de l’herbe, des arbres. Ils remarquent aussi le vert des jardins. Cette couleur, très appréciée, serait reposante pour les yeux, comme l’écrit Pline l’Ancien (HN 37), selon qui l’émeraude est belle parce qu’elle a la couleur de l’herbe. 58 Voir dans ce volume, l’article de M. LASAGNA (p. 79-96).

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de soucis aux yeux jaunes, de narcisses chevelus et de gueules-de-lion sauvagement béantes, de lis verts au blanc calice et aussi d’iris neigeux ou bleus. Plantez encore des violiers, ceux qui rampant à terre ont des fleurs pâles et ceux dont les tiges feuillues ont des fleurs d’un or rutilant, ainsi que la rose trop pudique. Et puis semez le panax dont les larmes sont un remède, les glaucions dont le suc est bon pour la santé, et les pavots qui peuvent enchaîner le sommeil fugitif… (traduction E. de Saint-Denis, Paris, Belles Lettres, CUF, 1969).

Ce passage de Columelle contient des lexèmes fondamentaux dans le vocabulaire chromatique latin. Le verbe nitere « briller » (participe présent nitens) relève du vocabulaire de la lumière, mais aussi des couleurs vives, qui resplendissent, l’idée commune entre brillance et couleur étant la notion de saillance, de quelque chose « qui saute aux yeux ». La couleur blanche dans sa réalisation la plus intense (le blanc pur) est dénotée ici par candidus et niueus (littéralement « couleur de la neige ») ; la couleur blanchâtre par canus. Pour dénoter une zone chromatique de ce que nous appelons rouge aujourd’hui, le texte offre des dénominations de la couleur pourpre, c’est-àdire le rouge carmin : le verbe purpurare « être pourpre ». Columelle cite ailleurs (De re rustica 10, 242-243) sanguineus « couleur du sang » et rutilus « rouge vermillon très vif »59. La couleur or, également importante dans la palette chromatique latine, est ici dénotée par le nom du métal : aurum « or » à propos d’une fleur appelée uiola « violier », qui doit être la giroflée. Le vert est évoqué par uirens « verdoyant », uirere « être vert » ; le bleu par caeruleus (sur caelum « ciel » : à l’origine probablement « la couleur du ciel ») ; le beige jaune pâle par flauens, flauere, la couleur très pâle, délavée par : pallere. La pluralité des couleurs est également traitée comme une couleur en soi grâce à l’adjectif uarius « de plusieurs couleurs, bigarré ». Le verbe pingere « peindre », qui s’applique normalement à la technique du peintre, est ici employé pour le jardinier qui fournit au jardin la brillance et la variété des couleurs (pingite). L’importance de la rose dans les jardins nous est montrée par les fresques conservées dans la région de Pompéi. Columelle nous confirme le caractère privilégié de cette fleur, dans un passage où il s’attarde sur la description de ses couleurs et de ses odeurs : 59

Columelle, De re rustica 10, 242-243 : Mox ubi sanguineis se floribus induit arbos / Punica, quae rutilo mitescit tegmine grani, /… « dès que le grenadier revêt sa parure de fleurs couleur de sang (ses fruits mûrissent quand l’enveloppe des grains est écarlate), … » (traduction E. DE SAINT-DENIS, Paris, Belles Lettres, CUF, 1969).

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Columelle, De re rustica 10, 260-262 : … ingenuo confusa rubore / uirgineas adaperta genas rosa praebet honores / caelitibus templisque Sabaeum miscet odorem. « la rose, délicatement rougissante, déplisse ses joues virginales pour rendre les honneurs dus aux habitants des cieux et mêler dans les temples son parfum à l’encens de Saba. » (Traduction E. de Saint-Denis, Paris, Belles Lettres, CUF, 1969.) Litt. « la rose, avec sa pudeur qui se manifeste par une noble couleur rouge, ayant déplié ses joues virginales, rend les honneurs aux divinités et mêle dans les temples son odeur à l’encens. »

Ce texte utilise, pour la description de la couleur de la rose, une comparaison avec la couleur des joues des jeunes filles, ce qui prend ici la forme linguistique d’une métaphore (avec l’adjectif uirgin-eus « de jeune fille »), selon un schéma métaphorique usuel, qui part d’une part du corps de l’espèce humaine. La couleur rose y est associée à un sentiment de pudeur. Plus loin, Columelle décrit une rose d’une couleur beaucoup plus vive : Columelle, De re rustica 10, 287-293 : Iam rosa mitescit Sarrano clarior ostro./ Nec tam nubifugo Borea Latonia Phoebe / Purpureo radiat uultu, nec Sirius ardor / Sic micat, aut rutilus Pyrois, aut ore corusco / Hesperus, Eoo remeat cum Lucifer ortu,/ Nec tam sidereo fulget Thaumantias arcu, / Quam nitidis hilares conlucent fetibus horti.

maintenant la rose s’épanouit, plus éclatante que la pourpre de Sarra. La fille de Latone, Phébé, et son visage vermeil ne rayonnent pas autant lorsque Borée chasse les nuages ; les feux de Sirius n’étincellent pas autant, ni Pyroïs rougeoyant, ni le visage resplendissant d’Hespérus, quand il reparaît, Lucifer, au lever de l’aurore, et la fille de Thaumas ne luit pas avec son arc dans le firmament autant que les brillantes productions des jardins riants les illuminent.

Les roses sont si appréciées qu’il existait des roseraies, probablement destinées à la fois à l’utilité et à l’agrément : ros%rium « roseraie »60 (Varron, Res rusticae 1, 16, 3 ; Virgile, Géorgiques 4, 118 ; Pline l’Ancien, HN 18, 242). 60

Le terme ros%rium, -i Nt. est conforme au groupement lexical en –%rium des lieux où s’exerce l’activité humaine sur une entité définie ; cf. § 7.1.3.

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Certains jardins, en effet, devaient être à la fois des jardins d’agrément et des jardins utilitaires, de même que certaines fleurs devaient avoir à la fois une valeur esthétique et des qualités médicinales61. L’hortus de Columelle (De re rustica 10, 29-34)62 est plurivalent : c’est à la fois un potager, un verger et un endroit où se trouvent des choses agréables à l’homme. 7.4. Les animaux des jardins Il est également fait mention de divers animaux rencontrés dans les jardins : des oiseaux (que l’on voit bien sur les fresques de la région de Pompéi), des chenilles (&r+ca), des hérissons63 : (h)&r (h&r-is) « hérisson »64.

8. LA RECHERCHE DE L’AUTOSUFFISANCE ALIMENTAIRE : NE RIEN ACHETER AU DEHORS

Certains textes attestent chez les Romains d’une recherche de l’autonomie alimentaire, d’une vie en autarcie pour ce qui est de l’alimentation : on est fier de se nourrir avec ses propres productions agricoles et de ne pas avoir à acheter de denrées, et notamment de légumes, à l’extérieur. Ainsi Virgile fait-il l’éloge du vieillard de Tarente65 (Géorgiques 4, 125146)66, qui cultive dans son jardin toutes sortes de fleurs, de légumes, d’arbres fruitiers.

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Columelle (De re rustica 10, 94 et suivants) conseille de semer une longue série de fleurs dont il rappelle pour chacune les qualités esthétiques et aussi médicinales. 62 Voir dans ce volume l’article de M. LASAGNA. 63 Le dérivé suffixé en -(c-ius de ce nom latin du hérisson &r-(c-ius et la forme restituée en – (c-i-) *&r(ci) (-i)nis) ont fourni les noms du hérisson dans diverses langues romanes : ancienprovençal *eriz > aritz, italien riccio, espagnol erizo. 64 Ce nom latin du hérisson est généralement considéré comme hérité et apparenté au grec &#%. Le sens anciens serait « piquants durs ». On rapproche, de ce fait, également le terme germanique vieux-haut-allemand gr)t « pointe de rocher, arête de poisson, barbe d’épi » et peutêtre le verbe latin horre) « avoir les poils et les cheveux dressés, hérissés », d’une « racine » indo-européenne *'hers- « devenir ou être raide, frissonner de peur » (RIX, LIV 178), également attestée dans le terme védique hr/yati « il devient raide ». 65 Même s’il dit renoncer à traiter de la culture des jardins : Virgile, Géorgiques 4, 116-124 ; 147-148. 66 Voir dans ce volume l’article de Mauro LASAGNA.

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Virgile, Géorgiques 4, 125-146 : Namque sub Oebaliae memini me turribus arcis, 125 qua niger umectat flauentia culta Galaesus, Corycium uidisse senem, cui pauc relicti iugera ruris erant, nec fertilis illa iuuencis nec pecori opportuna seges nec commoda Baccho. Hic rarum tamen in dumis olus albaque circum 130 lilia uerbenasque premens uescumque papauer regum aequabat opes animis, seraque reuertens nocte domum dapibus mensas onerabat inemptis. Primus uere rosam atque autumno carpere poma ; et, cum tristis hiems etiamnum frigore saxa 135 rumperet et glacie cursus frenaret aquarum, ille comam mollis iam tondebat hyacinthi aestatem increpitans seram Zephyrosque morantis. Ergo apibus fetis idem atque examine multo primus abundare et spumantia cogere pressis 140 mella fauis ; illi tiliae atque uberrima pinus ; quotque in flore nouo pomis se fertilis arbos induerat, totidem autumno matura tenebat. Ille etiam seras in uersum distulit ulmos eduramque pirum et spinos iam pruna ferentis 145 iamque ministrantem platanum potantibus umbras. Ainsi je me souviens d’avoir vu, au pied des tours de la haute ville d’Œbalos, là où le noir Galèse arrose de blondissantes cultures, un vieillard de Corycus qui possédait quelques arpents d’un terrain abandonné, un fonds qui n’était pas bon pour les bœufs de labour, ni propice au bétail, ni propre à Bacchus. Cependant notre homme plantait, entre des ronceraies, des légumes en lignes espacées, et en bordure des lys blancs, des verveines et du pavot comestible ; dans sa fierté il égalait ses richesses à celles des rois, et quand, tard dans la nuit, il rentrait au logis, il chargeait sa table de mets qu’il n’avait point achetés. Le premier, au printemps, il cueillait la rose, et des fruits à l’automne, et quand le triste hiver faisait encore par le froid éclater les pierres et de sa glace immobilisait les eaux courantes, lui déjà émondait la chevelure de la souple hyacinthe, en se raillant du retard de l’été et de la lenteur des Zéphyrs. Aussi le premier il avait en abondance abeilles fécondes et nombreux essaims, il pressait les rayons pour en extraire le miel écumant ; pour lui les tilleuls et le pin donnaient à foison, et autant l’arbre fertile, en sa parure de fleurs nouvelles, avait promis de fruits, autant il portait encore de fruits mûrs à l’automne. Il transplanta aussi pour les mettre en lignes des ormes déjà grands, le poirier déjà dur, des épines donnant déjà des prunelles, et le platane fournissant déjà son ombrage aux buveurs.

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Ce jardin se trouve implanté dans une terre qui pourrait sembler mauvaise à première vue (puisqu’elle n’est bonne ni pour les labours, ni pour les pâturages, ni pour la vigne) et pourtant — et c’est là le message que Virgile veut faire passer — elle peut rapporter beaucoup si elle est astucieusement mise en culture. Dans les ronces, le senex plante des légumes, des lys, des verveines, du pavot et il trouve là son alimentation sans avoir besoin d’acheter sa nourriture. Il a des roses au printemps, des pommes à l’automne. Il taille l’hyacinthe. Il a du miel, des tilleuls, des pins (pour les pignons de pin), des ormes (pour le bois), des poiriers, des épineux donnant des prunelles, etc. Ce besoin de cultiver son jardin est lié à la pauvreté, clairement mentionnée chez des auteurs comme Columelle (De re rustica 10,1-3) et Pline l’Ancien (HN 19,51)67 au + Ier siècle apr. J.-C. C’est cette pauvreté qui explique, selon Columelle, le goût de ses contemporains les plus pauvres pour la culture des jardins et c’est la raison pour laquelle il se dit dans l’obligation de traiter de l’horticulture : Columelle, De re rustica 10,1-2 : Superest ergo cultus hortorum segnis ac neglectus quondam ueteribus agricolis, nunc uel celeberrimus Reste donc l’horticulture, jadis somnolente et délaissée par les agriculteurs d’autrefois, aujourd’hui peut-être la plus répandue des cultures.

Et Columelle poursuit (Columelle, De re rustica 10,2-3) : « la plèbe indigente, écartée des nourritures trop chères, est réduite à une alimentation commune. Aussi la culture des jardins, dont les produits sont d’un usage plus général, doit-elle être enseignée par nous avec plus de soin que ne l’ont fait nos ancêtres ». Columelle consacre tout particulièrement le chapitre 11 du livre 3 aux jardins potagers.

9. LA PRODUCTIVITÉ DES JARDINS : COMMENT L’AMÉLIORER ? On recherche, pour les jardins utilitaires, une productivité maximale. On cherche à l’améliorer par différents moyens : culte des divinités des jardins, irrigation, choix d’une terre naturellement bonne, utilisation d’engrais, amendement. Cet aspect économique du gain est souligné par Columelle, dans une métaphore à partir du profit (fenus, -oris « intérêt ») tiré du capital :

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Selon Pline, les pauvres gens tiraient de leur jardin ce que d’autres achetaient au marché (Pline l’Ancien, HN 19,51 : Romae … per se hortus ager pauperis erat ; ex horto plebei macellum … ; cf. 19,57).

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Columelle, De re rustica 10, 141-142 : Adsiduo grauidam cultu curaque fouemus/ Vt redeant nobis cumulato fenore messes. nous favorisons la gestation en la travaillant et la soignant sans cesse, pour que les semences nous reviennent avec gros intérêt sous forme de moissons.

9.1. Le culte du dieu Priape Le premier moyen pour assurer la fertilité d’un jardin maraîcher est d’honorer le dieu Priape, divinité qui règne dans les jardins, où il a sa statue en bois, grossièrement sculptée. Priape est, en effet, le dieu de la fertilité. Les paysans l’honorent tout particulièrement au printemps au moment de la germination des plantes et des arbres. On peut toujours rencontrer Priape68 dans un jardin puisqu’il se cache derrière les grandes feuilles des légumes ou derrière le tronc des pommiers : c’est là qu’il attend ses victimes. Mais, en même temps, il protège aussi le jardin contre les voleurs et les prédateurs : Columelle, De re rustica 10, 31-34 : … truncum forte dolatum / arboris antiquae numen uenerare Priapi / terribilis membri, medio qui semper in horto / inguinibus puero, praedoni falce minetur. dans un tronc de vieil arbre vaguement dégrossi, vénère le divin Priape au membre terrifiant, qui toujours au milieu du jardin menace avec son aine le jeune garçon et le voleur avec sa faucille.

9.2. L’irrigation Les jardins doivent être irrigués. L’eau, très souvent signalée dans les descriptions des jardins d’agrément, intervient aussi au premier rang pour les jardins utilitaires dans un climat méditerranéen comme celui de l’Italie, aux pluies irrégulières et au soleil parfois trop fort, qui dessèche le sol. Par une métaphore lexicalisée, le jardin est « assoiffé » (sitiens) et il « boit » (bibit) l’eau comme le ferait un être humain69 : Tibulle 2, 1, 44 : bibit … hortus aquas « le jardin boit les eaux … » 68

Les activités ludiques du dieu Priape dans les jardins et les vergers sont décrites dans les Priapea, qui sont une série de poèmes anonymes (de différentes époques entre -Ier siècle et + Ier siècle) : c’est là que le dieu guette ses victimes et se cache pour les attendre. 69 Cf. également : Columelle, De re rustica 10,24 ; Martial 9,18,3.

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Ovide, Pontiques : 1, 8, 60 : dare sitiens quas bibat hortus aquas « donner les eaux à boire au jardin assoiffé ».

A contrario, le passage suivant d’Horace, qui met dans la bouche d’un personnage (Catius) des préceptes absurdes, montre l’importance d’une bonne hydratation pour un jardin : Horace, Satires 2,4,16 : Cole suburbano qui siccis creuit in agris dulcior ; inriguo nihil est elutius horto. Le chou qui a poussé dans des terrains secs a meilleur goût que le chou (qui a poussé dans un domaine) de banlieue ; rien n’est plus fade que (ce qui vient d’)un jardin irrigué.

À l’hydratation naturelle, s’ajoutent les travaux d’irrigation volontaires, qui sont parfois pénibles et nécessitent de toute façon la présence d’un cours d’eau naturel à proximité du jardin : Columelle, De re rustica 10, 23-26 : Vicini quoque sint amnes, quos incola durus / Attrahat auxilio semper sitientibus hortis, / Aut fons inlacrimet putei non sede profunda, / Ne grauis hausuris tendentibus ilia uellat. Il faut aussi à proximité des eaux courantes pour que le rude habitant de l’endroit puisse les amener au secours de ses jardins toujours assoiffés, ou bien qu’une source s’écoule dans un bassin peu profond pour ne pas arracher péniblement les flancs de ceux qui doivent s’évertuer à y puiser. (Traduction E. de Saint-Denis, CUF, Paris, 1969.)

9.3. La qualité de la terre Dans son traité d’horticulture au livre 10, Columelle (De re rustica) fait les mêmes recommandations que pour la culture des céréales et des légumineuses. En premier lieu, pour implanter un jardin, il faut choisir un endroit dont la terre est fertile (pinguis, littéralement « grasse » : Columelle, De re rustica 10, 7 : pinguis ager « un terrain gras »), donc contenant en proportion harmonieuse de l’argile, du calcaire, de l’humus. Ensuite il faut bien travailler la terre, l’ameublir, briser les mottes avec une bêche (pala « bêche » ; Columelle, De re rustica 10, 45 : ferrato … robore palae) et rendre la surface pulvérulente : Columelle, De re rustica 10, 7-8 : putris glebae resolutaque terga

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la partie supérieure friable des mottes pulvérulentes. Columelle, De re rustica 10, 71 : Tu grauibus rastris cunctantia perfode terga Toi, transperce avec les lourds hoyaux les mottes résistantes. (Traduction E. de Saint-Denis, Paris, Belles Lettres, CUF, 1969.)

Il faut profiter de l’hiver, qui désagrège les mottes : Columelle, De re rustica 10, 76 : ut saeuus Boreas Eurusque resoluat pour que l’impétueux Borée les resserre et que l’Eurus les désagrège. » (Trad. E. de Saint-Denis.)

9.4. La fertilisation du sol 9.4.1. Utilisation d’engrais Les agriculteurs connaissaient bien l’emploi des déjections animales (stercor%ti)) pour augmenter les rendements. Elles permettent de « réchauffer » (refou&re) la terre, selon une métaphore lexicalisée qui assimile implicitement la terre à un être vivant : Columelle, De re rustica 2,1,7 : Licet enim maiorem fructum percipere si frequenti et tempestiua et modica stercoratione terra refoueatur Il est possible en effet d’augmenter la production si l’on réchauffe la terre par un fumage (stercoratio) fréquent, fait au moment opportun et modéré.

Pour fertiliser le sol des jardins70, les agronomes latins préconisent l’emploi de certaines déjections animales, comme pour fertiliser les champs destinés aux céréales et autres cultures (oliviers, pâturages, vigne). Ils précisent parfois leur préférence pour tel animal, la méthode de fumage, l’époque du fumage. Caton conseille pour les jardins, les prés et les céréales la fiente de pigeon71. Varron évoque lui aussi la fiente de pigeon, et ajoute celle de grive et de merle72. De manière générale, en effet, les agronomes latins mettent au premier rang les déjections des oiseaux : 70

Cependant, de ce point de vue, les jardins sont moins souvent mentionnés que les autres lieux de culture : Caton (De agricultura 29 et 50) parle du fumage des champs à céréales, des pâturages, des oliviers, des prés, mais ne dit rien sur les jardins. 71 Caton, De agricultura 36 : stercus columbinum spargere oportet in pratum uel in hortum uel in segetem. C’est l’une des raisons pour lesquelles un domaine rural, selon Caton, doit comporter un pigeonnier. 72 Varron, Res rusticae 1, 38 : « Les meilleurs, Cassius écrit que c’est la fiente des oiseaux … Parmi les oiseaux, c’est la fiente de pigeon qui l’emporte… Pour moi, j’estime que la meilleure est celle des volières de grives et de merles… »

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Columelle, De re rustica 2,14-15 : Tria igitur genera stercoris sunt praecipoue, quod ex auibus, quod ex hominibus, quod ex pecudibus confit. Auium primum habetur, quod ex columbariis egeritur, deinde, quod gallinae ceteraeque uolucres edunt… Il existe principalement trois sortes de fumier, celui qui provient des oiseaux, celui qui provient des hommes et celui qui provient du bétail. Celui des oiseaux vient au premier rang, d’abord celui que l’on sort des pigeonniers, ensuite celui que les poules et les autres oiseaux produisent… Pline l’Ancien, HN 17, 50 : Fimi plures differentiae, ipsa res antiqua. …M. Varro principatum dat turdorum fimo ex auiariis …Primum Columella e columbariis, mox gallinariis facit … Il y a plusieurs espèces de fumier ; l’usage en est ancien. … M. Varron donne le premier rang à la fiente de grives des volières… Columelle met au premier rang la fiente de pigeon, puis de poule…

Le terme stercus est générique pour les déjections animales ainsi que le substantif fimum. Sur le substantif stercus (-oris) Nt. « fumier, déjection animale » est bâti le verbe dénominatif stercorare « mettre du fumier, fumer (une terre) » et sur le thème de ce verbe le substantif en –tio servant de nom de procès au sens de « fait de fumer, fait de stercorare » : stercer%-ti) « fumage (des terres) ». Un autre terme générique pour dénoter l’engrais est le substantif laetamen (par exemple pour du fumier chez Pline l’Ancien, HN 18,141 et Palladius 1, 6, 18). Le substantif en -men est bâti sur le thème du verbe laetare, lui-même dérivé de l’adjectif laetus, selon la chaîne de dérivation suivante : laetus « gras » → laetare « rendre gras » → laeta-men « ce qui sert à rendre gras ». Le sens ancien de laetus, en effet, semble être « gras, qui contient de la graisse » et en même temps « prospère », ce qui reflète un niveau de civilisation où les deux notions de graisse et de prospérité-richesse étaient consubstantielles. À partir de ce sens ancien, on aboutit à « fertile » pour une terre et « heureux » pour un être humain. 9.4.2. L’amendement des terres Il est possible également que, pour fertiliser les jardins, les agriculteurs de l’Italie ancienne aient employé la technique connue aujourd’hui sous le nom d’amendement : l’apport d’une terre pour fertiliser une autre terre en lui apportant les éléments dont elle a besoin pour compenser ses manques.

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Ainsi, un texte de Columelle pourrait-il être interprété comme l’utilisation de la marne73 pour ajouter du calcaire à un sol trop argileux : Columelle, De re rustica 10, 81-85 : Rudere tum pingui, solido uel stercore aselli, / Armentiue fimo saturet ieiunia terrae / Ipse ferens holitor diruptos pondere qualos, / Pabula nec pudeat fisso praebere nouali / Immundis quaecumque uomit latrina cloacis. alors il faut que la terre affamée soit rassasiée de marne grasse ou de ferme crottin d’âne, ou de fumier de gros bétail, par le jardinier portant lui-même des corbeilles rompues par leur charge ; qu’il n’ait pas honte de donner en pâture à la terre nouvellement labourée tout ce que les latrines vomissent par leurs immondes égouts. (Traduction E. de Saint-Denis.)

Le terme r+dus (-eris) Nt., qui signifie normalement « pierres concassées, brisées », pourrait dénoter ici une sorte de terre contenant des blocs (cf. Varron, R.1, 9, 2) et, plus particulièrement, la marne, puisqu’elle peut se présenter sous forme de morceaux concassés contenant des blocs blanchâtres.

10. CONCLUSION Après les considérations agronomiques concrètes des derniers paragraphes, revenons à l’aspect lexical de notre sujet. Nous avons pu montrer que le lexique latin portait les traces de l’importance du jardin dans la société romaine (même si les textes littéraires n’en parlent qu’occasionnellement) ainsi que de la manière dont la communauté linguistique associait le jardin avec des concepts axiologiquement valorisants. Comme le vocabulaire agricole et agronomique en général, le vocabulaire du jardin offre de nombreuses métaphores lexicalisées à partir de procès ou d’entités (parties du corps) caractéristiques de l’être humain, ce qui est une preuve indirecte de la proximité entre l’homme et son jardin. Ce rôle primordial du jardin dans la vie intime et quotidienne des membres de la communauté linguistique latine est mis également en lumière par des métaphores lexicalisées ou cognitives ainsi que par des proverbes. 73

Le procédé est signalé par Pline l’Ancien à propos des Gaulois et des Bretons, qui fertilisent leurs champs à l’aide d’une terre qui s’appelle marga en gaulois : FRUYT, « La dénomination des sols », 2010.

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Ainsi le jardin est présenté, à la fin d’une lettre de Cicéron à son frère, sous une forme quasi proverbiale, comme un endroit attirant, un lieu d’abondance plein de bienfaits : Cicéron, Ad Quintum fratrem 2, 8, 4 : Amabo te, aduola … et adduc, si me amas, Marium. Sed adproperate. Hortus domi est. (fin de la lettre) Je t’en prie, viens vite … et amène avec toi, si tu veux me faire plaisir, Marius. 74 Il y a tout un jardin à la maison .

Bien plus, hortus, pris métaphoriquement, dans une autre lettre de Cicéron, dénote les choses fondamentales indispensables à la vie humaine. Par un transfert métaphorique de la nourriture matérielle à la nourriture de la pensée et de l’intelligence, les légumes du potager servent l’entité comparante pour renvoyer aux livres de la bibliothèque d’un homme ‘cultivé’75. Dans une lettre à Varron, Cicéron emploie hortus pour renvoyer à la bibliothèque essentielle pour l’homme instruit : le lieu qui assure la subsistance intellectuelle de l’homme est comparé à l’hortus, le jardin, qui est le lieu garantissant sa subsistance matérielle. Il s’agit probablement pour hortus « jardin » d’un sens renvoyant de manière générale à ce qu’on appelle les res necessariae « les choses fondamentales indispensables à la subsistance »76, sens qui est appliqué ici par Cicéron aux nourritures intellectuelles d’une bibliothèque : Cicéron, Ad familiares 9,4 : Tu si minus ad nos, accurremus ad te. Si hortum in bibliotheca habes, deerit nihil. Si tu ne viens pas auprès de nous, nous accourrons auprès de toi. Si tu as un ‘jardin’ dans ta bibliothèque, il ne nous manquera rien (nous aurons tout ce qu’il nous faut).

Ceci nous confirme que, dans la communauté linguistique latine, le jardin était conceptualisé comme le prototype de l’entité bénéfique indispensable à la vie humaine dans les aspects concrets de sa subsistance journalière.

74

Note de l’édition de la CUF (L.-A. CONSTANS, Paris, 1963) p.188 : « légumes et fruits — fleurs aussi peut-être — sont en très grande abondance ». 75 On parle en français contemporain d’un homme cultivé et de la culture au sens intellectuel (cf. le Ministère de la Culture par opposition au Ministère de l’Agriculture) : la métaphore lexicalisée du jardin cultivé vers l’homme cultivé est donc encore présente aujourd’hui. 76 Voir pour cette interprétation le Thesaurus Linguae Latinae 3016, 35.

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LE JARDIN UTILITAIRE EN LATIN : ÉTUDE LEXICALE

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Jardins d’hier et d’aujourd’hui. De Karnak à l’Éden. Édité par Sydney Hervé Aufrère et Michel Mazoyer Cahiers Kubaba, Paris, 2012, p. 133-147. ————————————————————————————————————————

JARDINS D’AGRÉMENT ET JARDINS FUNÉRAIRES EN GAULE ROMAINE Jennifer KERNER

Introduction L’importance des jardins cultivés et l’usage de leurs représentations sur divers supports dans les demeures romaines se sont exportés dans toutes les provinces de l’Empire, jusqu’aux plus éloignées et aux moins propices à ce genre d’installation. La présence du jardin se fait sentir jusque dans la décoration intérieure et les végétaux s’insinuent dans les « cours minuscules des insulae, les fenêtres en balcon, la maeniana des ruelles romaines »1. Bref, le besoin de contact avec les végétaux se retrouve partout, quel que soit le niveau de vie de la population et les moyens naturels mis à disposition. Les jardins investissent l’espace public et privé, avec pour fonction l’agrément pur mais également la production de biens. En effet si pour Pierre Grimal, « le jardin est d’abord un ornement ». Il a pour mission d’unir l’architecture, la pierre, le marbre et le ciment au cadre naturel qui les entoure et de faire une transition entre eux et la « terre »2 ; les auteurs antiques comme Varron3 nous confirment que le jardin constitue aussi une source de revenu pour le propriétaire. Nous tenterons de dresser une synthèse succincte des connaissances concernant la place des jardins en Gaule sous l’occupation romaine, que ce soit dans le cadre public, privé, ou cultuel.

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GRIMAL, Les jardins romains à la fin de la République, p. 470. Ibid., p. 469. R.RI, 13, 6.

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L’ornementation des jardins gallo-romains L’agrémentation des jardins faisait l’objet d’une attention toute particulière. Leur ornementation pouvait mobiliser le recours aux structures maçonnées, mais également l’apport d’animaux vivants et d’éléments de mobilier particulièrement originaux. Les structures maçonnées associées aux jardins Dans les jardins, de nombreuses structures viennent s’ajouter aux plantations variées4 : on trouve des autels et autres « lieux de culte », des grottes artificielles et des nymphées, des tours ou des «belvédères» (comme la tour ronde du jardin de la villa de Montmaurin5). On trouve également des charmilles et des pergolas, très bien représentées par l’iconographie notamment à Chartres6. Des barrières et des balustrades, des colonnes7, des chemins et des allées parfois dallées, et murs à fonction utilitaire mais aussi décorative viennent compléter la liste. L’implantation de treillis décoratifs à l’est du jardin de la villa de Richebourg a pu par exemple être confirmée par la fouille archéologique8. Les jardins pouvaient également posséder leurs installations sportives : Pline le Jeune parle de son gymnase privé à Laurentum9. Nous n’avons pas d’exemple de telles installations en Gaule romaine mais la logique ne nous interdit pas d’imaginer que certaines propriétés en possédaient. Pline10 souligne que les viviers deviennent particulièrement appréciés à partir de son époque. On trouve de ces viviers dans de nombreuses villae et domus gallo-romaines comme celui de la rue des bouquets à Périgueux connu pour son décor marin particulièrement délicat11. L’eau a une importance de premier ordre, que ce soit sous forme de petits lacs, de fontaines, de bassins ou de canaux étroits (Euripes) dont la forme est influencée par la tradition perse12. Ces ornements nécessitaient l’installation de canalisations pour l’alimentation et l’évacuation des structures porteuses d’eau. Un système particulièrement bien conservé a été révélé par la fouille de la maison des dieux Océan à Saint-Romain-en-Gal13. 4

BOWE, Jardin du monde romain, p. 22-29. FOUET, La villa gallo-romaine de Montmaurin, p. 131. 6 GROS, « Vienne », pl. 3, reconstitution des décors principaux de la place des épars. 7 Notamment dans la « Maison des Antes » à Glanum (ROLLAND, Fouilles de Glanum p. 24). 8 Sur ce point, voir notre développement sur la villa de Richebourg (p. 140 du présent article). 9 BOWE, op. cit., p. 14. 10 Pline, HN, XVIII, 1, 7. 11 BARBET, La peinture murale romaine, p. 305. 12 BOWE, op. cit., p. 5. 13 DESBAT (dir.), La maison des dieux Océan, fig. 108 et 106. 5

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Les animaux Grimal souligne que les jardins pouvaient être occupés par des animaux semi-domestiques14. Leur présence dans l’iconographie au milieu de décor de jardins artificiels étaye cette théorie. On y trouve des oiseaux (en liberté ou dans des volières) et du gibier (conservé dans des parcs qu’on nomme theriotropia). La forme des theriotropia semble être d’influence strictement orientale et rappelle la première forme des jardins romains du IIIe siècle av. J.-C. en Sicile, qui était en réalité des sortes de parcs de chasse.15 Cette présence animalière semble se cantonner à la seule représentation graphique pour les jardins de Gaule. Nous citerons entre autres exemples la présence d’une représentation de faisans dans l’atrium de la domus de la place JulesFormigé à Fréjus et d’un quadrupède pour une domus de Marcin-et-Vaux16. Les éléments de mobilier Les représentations de divinités romaines sont nombreuses dans les jardins gallo-romains, notamment celles de Priape, dieu généralement associé à des symboles de fertilité. Les jardins de la villa de Montmaurin ont fourni par exemple de nombreuses représentations phalliques apotropaïques : les satyrica signa17. Le motif phallique s’impose également sur des supports plus imposants, comme la fontaine de la maison des Dieux océan à SaintRomain-en-Gal18. On trouve aussi des oscillae dans les portiques de la cour d’honneur19. Il semblerait que ces éléments étaient censés détourner le mauvais œil20. Les espèces végétales et leurs soins De nombreux traités d’horticulture nous informent sur les espèces appréciées des Romains et les moyens déployés pour leur entretien et leur conservation dans les jardins des provinces italiques. Toutefois en ce qui concerne la Gaule les écritures sont quasiment muettes. De plus l’absence d’études palynologiques systématiques sur les sites de jardins ne nous permet pas de dresser un inventaire pertinent des espèces utilisées dans l’ornementation des jardins en Gaule, et les résultats obtenus sur certains sites demeurent ainsi anecdotiques. Une étude pollinique menée dans le jardin de la villa de Richebourg a 14 15 16 17 18 19 20

GRIMAL, Les jardins romains, p. 306 à 321. BOWE, Jardin du monde romain, p. 14. Ibid., fig. 455, p. 297 pour Fréjus, fig. 42, p. 54 pour Marcin-et-Vaux. FOUET, La villa gallo-romaine de Montmaurin, p. 131. DESBAT (dir.), La maison des dieux Océan, fig. 4. FOUET, op. cit., p. 131. Pline, HN XIX, 50.

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pourtant donné un spectre des espèces utilisées : on note une pelouse, des conifères (cèdre de l’Atlas, mélèze, épicéa) ainsi que de possibles oliviers21. L’association entre pots horticoles et bassin d’eau soulignée par la fouille de la maison des Dieux Océan laisse supposer que des plantes aquatiques pouvaient être utilisées pour l’ornementation des jardins en Gaule22. Le paléosol du jardin de Richebourg prouve qu’un apport régulier d’engrais et de minéraux était ajouté (coquilles d’huîtres pilées, mortier, charbons, tessons de céramique)23. La compétence des jardiniers gallo-romains ressort ainsi par l’observation de l’organisation raisonnée des jardins24 et la preuve de leur entretien régulier. La végétation dans les insulae Plusieurs sources antiques attestent que la présence de végétaux était appréciée dans les insulae : Martial écrit ainsi que les locataires des insulae romaines apportaient des plantations en pots dans les espaces réduits qu’ils habitaient en les installant sur leur balcon ou leur bord de fenêtre25. Juvénal apporte une confirmation à cette affirmation et ajoute qu’il est dangereux de marcher sur les trottoirs le long des insulae pour cette raison26. La présence d’insulae est attestée archéologiquement dans plusieurs agglomérations secondaires de Gaule comme à Fréjus27 dans le quartier du Clos de la Tour et de l’Agachon. Rivet préfère parler de « zones de lotissement » plutôt que d’insulae car on trouve également des maisons individuelles spacieuses avec des étages « probablement dévoués à la location »28. Aucun reste attestant la présence de plantes en pots n’a pu être trouvé sur ces deux sites toutefois il reste probable que les insulae galloromaines étaient ornées de plantes au même titre que les insulae romaines évoquées par les auteurs antiques.

21

BARAT, « La villa de Richebourg », p. 298. DESBAT (dir.), La maison des dieux Océan, fig 145, p. 200. 23 BARAT, op. cit., p. 297. 24 Voir p. 140 du présent article sur l’organisation des jardins des villae de Montmaurin et Richebourg. 25 Martial, XI, 18. 26 Juvenal, Sat., III, 270/1. 27 RIVET, « Fréjus », p. 97. 28 Ibid., p. 98. 22

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Les jardins privés des domus urbaines Les jardins urbains sont intérieurs et souvent très « conventionnels »29, par rapport aux jardins des domus rurales dont les formes sont généralement plus libres. Pour les domus urbaines romaines, le jardin est souvent installé dans l’atrium, puis en arrière de la maison, en s’inspirant de la forme axiale étrusque mais également égyptienne30 (alignement d’une entrée, d’un atrium, d’un tablinum puis d’un hortus31). Ce type ne se retrouve pas beaucoup en Gaule (mis à part à Vaison-laRomaine, près d’Orange). La Gaule bénéficie en effet tout de suite du modèle plus tardif du jardin à péristyle, qui s’impose à partir du IIe av. J.-C. à Pompéi32. Cette forme demeure la plus employée pour le territoire galloromain bien que celle du jardin en terrasses soit également attestée33. Importance de l’espace dédié au jardin Les domus gallo-romaines possédant des cours à péristyle qui comportent un jardin, conformément au plan fréquent en Campanie au Ier siècle avant notre ère, sont nombreuses. On pourra citer la maison des Antes à Glanum qui possède une cour intérieure à péristyle et à impluvium central et qui a accueilli des plantations arboricoles34. La maison à portique du Clos de la Lombarde à Narbonne comporte également des jardins s’étendant sur 126 m# soit 17 % de la superficie totale utilisable35. Cette proportion apparaît considérable surtout dans un contexte urbain où l’espace utilisable n’est pas extensible à volonté comme en contexte rural. À Orange, la maison dite « à la mosaïque polychrome », datée du milieu Ier siècle, possède un jardin de 182 m# pour une superficie totale encore mal délimitée36. Là encore, la taille consacrée au jardin est conséquente, même si on ne connaît pas exactement ses proportions par rapport à l’installation globale.

29

BOWE, Jardin du monde romain, p. 14. Ibid., p. 4. 31 Caton (R.R., I, 7) liste les différentes parties d’une exploitation agricole dans laquelle l’hortus semble être le potager, et constitue selon lui la plus importante partie de l’exploitation après la vigne. 32 JASHEMSKI, S.A., 1979, p. 16. 33 Voir infra n. 34. 34 ROLLAND, Fouilles de Glanum p. 34. 35 SABRIE, « Narbonne » p. 167. 36 GROS, « Orange », p. 248 et p. 249. 30

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La résistance et l’adaptation des formes de jardins face à la pression démographique en ville Face à la pression démographique en ville, et à la diminution des espaces disponibles qui en résulte, les architectes ont adapté la taille et la forme des jardins associés aux maisons privées. La « Maison aux pilastres » à Lyon, qui s’étend sur une superficie totale de 400 m# environ et qui a été datée de l’époque augusto-tibérienne, possède un hortus37 installé à l’arrière de la construction. Lors de l’évolution de l’habitat à l’époque néronienne, les domus de l’îlot IV laissent la place à des insulae et l’hortus disparaît alors, mais des cours communes conservent un espace potentiellement réservé aux plantations de petites dimensions38. La maison IIIa du Clos de la Tour à Fréjus possède un jardin qui ira également en s’amenuisant au fur et à mesure de l’évolution de l’habitation (les jardins occupent 45 % de la superficie totale durant la phase entre 20 av. et 70 apr. J.-C., puis 34 % pendant la phase intermédiaire, pour ne plus représenter que 18 % à la fin du IIe siècle…) Cette tendance semble très logiquement s’affirmer dans toutes les grandes agglomérations à cause de l’expansion de l’urbanisme qui contribue à rendre l’espace en ville de plus en plus précieux. Pourtant, certaines domus multiplient les jardins même durant les phases tardives, et ceci en extension comme en hauteur. Ainsi, la maison A de Saint-Romain-en-Gal39 construite aux alentours de 150 apr. J.-C., possède 1.447 m# d’espace vert, répartis en deux jardins différents. La villa de Nenning accueille un jardin en terrasse afin de conserver un espace consacré aux plantations sans avoir à réduire l’espace utilisable au sol40. L’eau dans les jardins des domus urbaines L’eau occupe une place importante dans tous les jardins d’époque romaine, qu’ils soient privés ou publics. Les auteurs antiques soulignent par exemple que les domus de Vaison sont connues pour leurs jeux d’eau particulièrement spectaculaires41. En contexte archéologique, ce sont les bassins qui sont l’expression la plus évidente de cet intérêt pour l’eau. La tradition de l’établissement d’un

37 38 39 40 41

DELAVAL, « Espace urbain et habitat privé à Lyon », p. 132. Ibid., p. 133. GROS, « Vienne », p. 358. Ibid., p. 358. LEVEAU, « L’eau dans la maison à l’époque romaine ».

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lacus42 est effectivement bien présente dans les jardins romains43, car elle correspond à la conception idyllique de la nature présentée par les auteurs anciens44. Dès les premières décennies de l’occupation romaine en Gaule, on trouve ainsi des exemples de maisons accueillant des bassins de dimensions imposantes. C’est le cas par exemple à Orange, où la maison dite « à la mosaïque aux méandres » présente bassin central de 94 m# 45. Certaines villae possédaient des bassins tellement importants que ces derniers permettaient d’accueillir des sports nautiques comme dans celle de Welchbillig46 qui comporte un bassin de 60 " 20 m. Les jardins privés des villae47 Les formes des jardins Comme nous l’avons vu précédemment, la forme et l’étendue des jardins des villae rurales de la Gaule romaine sont extrêmement variables par rapport à celles des jardins urbains, même si le type de la cour à colonnades ouvrant sur un jardin ouvert semble particulièrement répandu. La villa de Chiragan possède ce type d’installation pour sa période Trajane. Un jardin à portique ouvrant sur un jardin extérieur et un nymphée sont également présents dans la villa de Montmaurin. Cette villa comporte également ce que les archéologues ont baptisé « un pavillon d’été »48 : original car à moitié couvert, il est très développé et s’organise en plusieurs pièces. Cette villa a aussi révélé un jardin suspendu planté de vigne d’un genre unique à fontaines latérales. L’organisation interne des jardins L’organisation décorative de la grande cour d’entrée et de la cour centrale de la villa de Montmaurin a pu être déterminée à la fouille. Une organisation 42

Terme pris comme désignant une étendue d’eau quelle que soit sa taille, de la simple citerne au lac Léman (lacus lemanus dans les inscriptions de Nautes). 43 GRIMAL, Les jardins romains, p. 344-345 44 Virgile, Géorgiques, IV 8. 45 GROS, « Orange », p. 240-241. 46 BOWE, Jardin du monde romain, p. 138. 47 Varron (R.R. III, 2,3/10) nous apprend que le terme villa désignait tout à la fois les demeures luxueuses urbaines et les fermes ou les domaines ruraux. Nous utiliserons ici ce terme dans sa terminologie moderne définie par A. Ferdière, pour désigner les exploitations rurales comportant une pars urbana et une pars rustiqua. (Selon la définition moderne proposée par FERDIÈRE (dir.), Monde des morts, monde des vivants.) 48 FOUET, La villa gallo-romaine de Montmaurin, p. 128.

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très géométrique à base de parallélépipèdes a été décelée, ainsi qu’un regroupement des arbustes en bosquets49. Dans les pièces du « pavillon d’été » des parvis de sol semi-circulaires de 2,75 m de rayon ont été mis au jour et leur couverture de plantations a pu être reconstituée50. La fouille de la villa de Richebourg nous fournit également des informations très précises sur l’organisation des jardins51. Dans cette villa, les chemins et les parterres ne sont pas les seuls éléments de structuration de l’espace. Les arbres sont utilisés afin de constituer une véritable architecture végétale : les pots sont disposés en arc de cercle pour former une véritable exèdre de verdure. Les parterres sont délimités par des pots horticoles contenant probablement des arbres et qui tracent également un quadrillage orthogonal à l’intérieur des parterres. Ces pots horticoles perforés ont été retrouvés en place. Ils possèdent une taille relativement standardisée (de 8 à 12 cm de diamètre et de 9 à 13 cm de haut). Caton et Pline l’Ancien mentionnent l’utilisation de ce type de pots pour les semis, boutures ou transplantations d’arbres. Les poteaux de calage ont permis de déterminer l’implantation de treillis décoratifs le long des chemins et en fermeture de l’espace vers l’est. À cet endroit, des fonds d’amphores aménagés au pied des pergolas montrent que des plantes, certainement grimpantes, y étaient associées. Les jardins publics Les jardins publics en contexte urbain Les jardins de l’espace public sont souvent intégrés à un programme architectural monumental. L’étude des constructions maçonnées a beaucoup accaparé les archéologues qui ont souvent négligé de rechercher les traces des plantations qui leur étaient associées. Voilà pourquoi nous n’avons que très peu de documentation concernant les plantations dans les espaces verts publics. Toutefois nous pouvons souligner un certain nombre de structures ayant pu être accompagnées de plantations en contexte urbain… Les portiques sont un espace public privilégié pour la promenade, où la culture de végétaux semble tenir une place importante52. On trouve des portiques en grande quantité dans la ville de Rome ainsi que dans l’ensemble du monde romain, en Gaule y compris. La plupart des agglomérations princi49

FOUET, La villa gallo-romaine de Montmaurin, p. 129-130. Ibid., p. 128. 51 Voir BARAT, « La villa de Richebourg », p. 295 à 297 pour toutes les informations du paragraphe suivant. 52 BOWE, Jardin du monde romain, p. 25. 50

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pales et secondaires en possèdent au moins un, intégré à leur centre monumental. On rencontre également en agglomération ce que Pline appelle « des bois sacrés »53, dans lesquels le peuple est autorisé à se promener. C’est par le terme « parcs publics » que Farrar désigne ce type d’installations54. Pourtant les parcs publics tels que nous pouvons les connaître de nos jours sont des structures différentes des « bois sacrés » de Pline. L’existence de ces parcs publics est attestée par la littérature, malheureusement beaucoup plus rarement d’un point de vue archéologique. Martial parle ainsi d’un espace comportant une « combinaisons d’allées, de bosquets, de fleurs parsemées dans l’herbe et de fauteuils ainsi que des petits sanctuaires »55 installés en plein centre urbain. Enfin, il semble que des jardins aient été associés à des édifices thermaux publics de façon assez régulière. Nous en avons peut être un exemple en Gaule à Saint-Romain-en-Gal avec la « villa » A, même si cette hypothèse est encore sujette à caution56. Les « hortuli de banlieues » Les hortuli57 sont des établissements de production et de vente au détail cités par Cicéron58 et Strabon59. Jashemski en cite des exemples archéologiques pour la ville de Pompéi, et Johnson nous cite une occurrence en Égypte romaine60. On trouve également des jardins à vocation de production en association avec des établissements de restauration, cités dans poèmes mineurs de Virgile61 et dont des exemples archéologiques ont été retrouvés en Campanie. Aucune trace archéologique ni aucune mention épigraphique ou littéraire ne peut nous permettre d’affirmer que de pareilles installations avaient leur place en Gaule Romaine, mais la logique ne nous empêche pas de le supposer.

53

Pline, HN XII, 2, 3. FARRAR L., Gardens of Italy, p. 11. 55 Martial, III, 19 à 20 56 LANCHA (Recueil général des Mosaïques de La Gaule III) interprète effectivement la « villa A » de Saint-Romain-en-Gal, qui est pourvue de deux jardins, comme un édifice thermal. 57 GRIMAL, Les jardins romains à la fin de la République, p. 471 58 GRIMAL, Les jardins romains, p. 109. 59 R.R I, 16, 3. 60 JONHSON, 1975, p. 101-102. 61 Copa, 7 et 31. 54

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Les jardins funéraires « Cepotaphia » semble être le terme utilisé pour désigner les ensembles funéraires intégrés dans des espaces verts ou des jardins. Cicéron parle ainsi de l’achat d’un cepotophium pour désigner le jardin funéraire qu’il dédie à sa sœur Tullia62. La présence de ce genre d’installation est bien attestée en Italie par les sources écrites mais la province de Gaule ne semble pas en reste. J.-J. Hatt63 affirme que la province en a abrité en se basant sur l’étude des sources écrites et notamment sur CIL XII, 3637, qui mentionne la présence à Nîmes d’une vigne et d’une roseraie associées à une sépulture64. Valeur économique du jardin au sein des cepotaphia La fonction du jardin en association à un monument funéraire semble double. Tout d’abord, il semble avoir une fonction économique. Une inscription sur marbre (CIL XII, 165765) mentionne clairement que la plantation de vigne servira à fournir le vin pour la pratique des libations sur le tombeau du propriétaire. On trouve également d’autres mentions, exprimant soit que le jardin fournit le nécessaire de façon directe, soit que les ventes des produits servent à entretenir le bâtiment et à acheter le nécessaire pour les cérémonies (une épitaphe mentionne ainsi : « Grâce à ces terres, mes descendants pourront m’offrir des roses à l’occasion de mon anniversaire pour l’éternité »66). Une vigne, dont la vente des produits pourvoit à l’entretien de l’ensemble funéraire, est attestée également à Briord dans l’Ain67. Pour le cepotaphium connu par le testament du Lingon, le bassin a pu constituer un lieu de pisciculture. On trouve aussi dans l’épitaphe de Géligneux68 des mentions pouvant laisser entendre une fonction semblable du jardin comme producteur de richesses en contexte funéraire. Valeur symbolique du jardin dans les cepotaphia et l’iconographie funéraire Ensuite, le jardin possède une dimension symbolique évidente liée au monde des défunts. Les nombreuses représentations de jardins et de végétaux liées à des monuments funéraires en sont la preuve. On retrouve régulièrement la présence de pavots dans la main de gisants. 62

Cicéron, Ad AII, XII, 23 HATT, La tombe gallo-romaine p. 72 : « …la gaule romaine a donc connu la coutume des cepotaphia ou jardin attenant au sépulcre. » 64 CUMONT, Lux Perpetua, p. 43 et 81 65 TOYNBEE, Death and burial, p. 98 66 Traduction personnelle de CIL, V, 7484 partir de la traduction anglaise de TOYNBEE, op. cit., p. 98 67 CIL XIII, 2465, 2566 cité dans HATT, La tombe gallo-romaine, p. 71. 68 CIL XIII, 2494 63

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Cette fleur serait associée symboliquement au monde des morts pour Cumont à cause de ses propriétés soporifiques69. La fleur est aussi un symbole de mort prématurée dans l’épitaphe d’une stèle trouvée à Sardes selon l’interprétation de Cumont70. Le pin (arbre d’Attis) et surtout la pomme de pin, qui est un symbole d’immortalité chez les Romains, tiennent une belle place dans les représentations végétales en contexte funéraire71. Nous apprenons également par l’épigramme du cippe du jeune C. Vibius Licinianus, que des fleurs étaient apportées sur les sépultures simples : « Nous souhaitons que les fleurs croissent en abondance sur ce tombeau que nous venons de faire construire, qu’il n’y viennent ni ronces, ni mauvaises plantes, qu’on n’y voit que des violettes, des marjolaines, et des narcisses, Vibius, et qu’il ne naisse autour que des roses72. » Sauron voit également dans cette description une référence aux efflorescences des Champs Élysées telles que Théocrite et Virgile les ont décrites73. L’importance symbolique du monde végétal ne semble pas s’appliquer uniquement aux représentations lapidaires, mais s’étendrait à l’environnement proche du tombeau romain avec le concept de cepotaphium. L’exemple du cepotaphium décrit par le « Testament du Lingon » Le document appelé « Testament du Lingon » (dont l’original du IIe siècle nous est parvenu par une copie du Xe siècle conservé à la Bibliothèque universitaire de Bâle), nous fournit de nombreuses informations sur l’installation et l’entretien des jardins funéraires. Aucune découverte archéologique n’a pu pour l’instant être liée à ce testament, mais sa lecture nous apporte des informations précieuses sur les cepotaphia de Gaule : sur leur organisation, leur intendance et la législation qui les régissait. L’intendance. — Le texte cite la présence de 3 topiarii pour l’entretien du jardin, employés à l’année pour une ration de 60 modii de blé par an74. Selon Grimal75 la fonction des topiarii se rapprocherait de celle de nos paysagistes contemporains (contrairement aux hortulani, qui semblent être de simples jardiniers). Il faut donc élargir l’équipe dévouée aux jardins d’ouvriers qualifiés, les topiarri s’occupant davantage de la conception que de l’entretien. Une telle équipe d’employés associée à des frais d’entretien et de cérémonies 69 70 71 72 73 74 75

CUMONT, Lux Perpetua, p. 400. Ibid., p. 27. Ibid., p. 155. SAURON, « Cippes gallo-romains », p. 64 et 79. MORETTI, L’architecture funéraire monumentale, p. 233. L’équivalent d’environ 530 litres. GRIMAL, Les jardins romains, p. 58

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de commémoration représente une charge financière considérable. Nous comprenons mieux l’enjeu économique que représente la vente des produits du jardin pour faire vivre le cepotaphium. L’organisation. — Les aménagements cités comme faisant partie de l’installation funéraire sont ceux que l’on peut trouver dans tout jardin romain traditionnel. Sont cités : un point d’eau (lacus), plusieurs voies d’accès, une butte qui accueillait probablement le tombeau lui-même à la manière d’un heroon, un verger, et enfin une enceinte. On trouve également mention de petit mobilier d’agrément comme une lectica76. Une voie d’accès encadre le tombeau qui est lui-même desservi par un « diverticule ». Ce chemin, accessible seulement à certaines conditions, fait l’objet d’une « sorte de droit de passage à travers le domaine rural »77. On ne sait si le verger est intégré dans l’enceinte de l’installation funéraire, qui est délimitée par une barrière qui semble être construite en dur. On trouve de nombreuses mentions où les sépultures sont directement désignées sous le terme de pomeria, traduit par « vergers » (nous pouvons citer CIL X, 3594 à Pouzzoles ; CIL XIII, 5708 à Lingon). Pour la Gaule, le terme de Hortus (CIL XIII, 1072 à Saintes) ou d’hortulus (CIL XIII, 8381) est également rencontré. On peut donc suggérer que l’association entre le verger et l’installation funéraire était suffisamment étroite et régulière pour avoir provoqué ce genre de glissement sémantique. Il n’est donc pas improbable que le verger ait fait partie de l’installation funéraire. La disposition de l’ensemble des éléments composant l’espace funéraire n’est pas explicitement donnée dans le texte. Seule la mention sub exedra est couramment interprétée comme la marque d’une séparation entre le mausolée et la cella memoria par un dénivelé78. En l’absence d’informations complémentaires, on peut imaginer que le propriétaire considérait alors que cette disposition était connue du constructeur, soit parce qu’un autre document le mentionnait, soit parce qu’elle correspondait à un canon bien connu à l’époque. Nous possédons quelques exemples de plans pour des installations de ce type en Italie (comme les plans sur plaques de marbre du tombeau de Claudia Peloris et Tib. Claudius Eutychus — actuellement conservés au musée de Pérouse79 — et ceux de la nécropole d’Hélène, sur la

76

Il s’agit probablement en fait d’une couche funéraire (lectus sepulcralis) c’est en tout cas ce que suppose SAGE, « Le testament du Lingon », p. 26. 77 LE BOHEC, BUISSON, « Tombeau du Lingon », p. 66. Sur la notion d’iterad sepulcrum voir aussi DE VISSCHER, Le droit des tombeaux romains, p. 84, 85. 78 SAGE, op. cit., p. 27. 79 Cité dans TOYNBEE, Death and burial, p. 98 (fig 7) et GRIMAL, Les jardins romains, p. 80 (fig. 2).

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Via Labicana à Rome80). Aucune évidence archéologique de ce type n’a été retrouvée en Gaule à notre connaissance à l’heure actuelle. En ce qui concerne la superficie de l’enclos, la question demeure également ouverte. Nous signalerons simplement que certaines installations funéraires du monde romain semblent s’être étendues sur de grandes surfaces comme le suggère l’étude du tombeau de Lanuejols (où un bâtiment faisant visiblement partie de l’ensemble a été retrouvé à une soixantaine de mètres de la sépulture proprement dite) ainsi que l’inscription CIL VI, 21020 (où les dimensions de l’enclos d’un tombeau de Rome sont données ainsi : cepotafius intus q(ui) cont(inet) p(e)d(es) pl(us) m(inus)81). CONCLUSION Abordant l’importance des jardins dans la civilisation romaine, Grimal les désignera comme étant « à la fois une réserve de Nature et une réserve de Culture »82. On ne peut que le rejoindre sur cette définition qui fait des jardins les acteurs d’une volonté des hommes de se rapprocher trivialement de la nature, des plantes et des animaux pour un simple plaisir sensuel ; mais également les outils d’une affirmation de la persistance d’une vision traditionnelle hellénistique, prônant une nature idéale, mythique, qui pousse les hommes à l’élévation spirituelle par sa fréquentation. Buisson voit dans la pratique du jardin funéraire le reflet d’une volonté d’intégration de la sépulture et de son jardin artificiel à l’environnement naturel proche83. Cette vision pourrait souligner le retour des morts à la Nature après leur sortie de la communauté des vivants, et donc de la société, pur produit de la Culture. Dans la diversité de ses formes, son inventivité, ses emprunts aux mondes hellénistique et oriental, le jardin romain se fait le reflet de la société romaine : hétéroclite, métissée et créative.

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Cité dans TOYNBEE, Death and burial, p. 99 (fig 8) et dans GRIMAL, Les jardins romains, p. 341 (fig 28). 81 Cité dans TOYNBEE, op. cit., p. 99. 82 GRIMAL, Les jardins romains à la fin de la République, p. 475. 83 LE BOHEC et BUISSON, Le Testament du Lingon, p. 89.

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Jardins d’hier et d’aujourd’hui. De Karnak à l’Éden. Édité par Sydney Hervé Aufrère et Michel Mazoyer Cahiers Kubaba, Paris, 2012, p. 149-154. ————————————————————————————————————————

L’ÎLE D’ABALO OU AVALLON ET LE JARDIN DES HESPÉRIDES NE FONT-ILS QU’UN ? Patrick ETTIGHOFFER Docteur ès Lettres

L’on a beaucoup discuté, disserté sur la position exacte de l’île de Thulé dont il devait être abondamment question dans l’ouvrage du géographe et astronome massaliote Pythéas intitulé Autour de l’Océan. Celui-ci est malheureusement perdu. Seuls quelques fragments nous sont parvenus sous forme de citations, principalement dans l’œuvre de Strabon (58 av. J.-C. – 21 ou 25 apr. J.-C.) et celle de Pline l’Ancien (23 à 79 apr. J.-C.). Parmi ces fragments subsistent des données sur les côtes de l’actuelle Basse-Saxe et de l’extrême sud du Jutland occidental. En effet, après son expédition vers Thulé, Pythéas retourna dans la région située au bord de la Manche et, à partir des côtes de l’Angleterre ou du littoral septentrional de la Gaule, il rejoignit l’embouchure de l’Elbe dont il décrivit les côtes et contrées mitoyennes. Ainsi Pythéas évoque une île où l’on récolte l’ambre troqué ensuite auprès des Teutoni, peuplade germanique qui vivait le long des côtes nord-ouest du Jutland. Cette île, Pline l’Ancien (Livre XXXVI § 35) la nomme Abalus. Les marées de printemps apportent l’ambre sur ses rivages. Toujours selon le géographe et naturaliste romain, Pythéas aurait donné à l’île en question tantôt le nom de Basilcia (c’est-à-dire « la Royale » ; Histoire Naturelle Livre IV § 94) tantôt celui d’Abalus (Histoire Naturelle Livre XXXVI § 35). Dans les deux cas, il s’agit probablement de l’actuelle île de Helgoland. Ce dernier toponyme n’apparaît pas avant le Moyen Âge vers la fin du onzième siècle dans l’ouvrage d’Adam de Brême GESTA HAMMABURGENSIS Ecclesiae Pontificum (IV.3)1. L’évêque y 1 En français « Histoire des Archevêques de Hambourg dont la traduction par J.B BrunetJailly est parue en 1998 chez Gallimard, Paris.

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précise que cette île fait l’objet d’une véritable vénération de la part des marins et même des pirates, d’où cette appellation qui signifie « la Sainte ». Le germaniste allemand Siegfried Gutenbrunner2, dans son ouvrage L’Aube des temps germaniques dans les écrits de l’Antiquité, rapproche l’un des deux noms de cette île d’un lieu célèbre de la mythologie celtique, à savoir Avallon, que la Vita Merlini de Geoffrey de Monmouth (vers 1150) qualifie d’Insula Pomorum. Dans les croyances celtiques, il s’agissait de l’île des Bienheureux, séjour paradisiaque des héros, tel que le roi Arthur. À propos du qualificatif d’Insula Pomorum qui correspond au germanique commun *Ap(a)lu et au celtique Avallo, l’on est en droit de se demander d’où vient cette dénomination mise en concurrence avec le terme d’île de l’ambre (cf. Pythéas, fragment VII dans Pline l’Ancien, Histoire Naturelle Livres IV § 54 et XXXVII § 35). L’a-t-on ainsi nommée parce que, outre la présence d’ambre sur ses rivages, les visiteurs grecs et romains (marins, commerçants, soldats) y avaient remarqué l’existence de nombreux pommiers ? À ce propos, les sources helléniques et latines dont nous disposons sont malheureusement muettes. Sa situation aux confins du monde alors connu permet d’envisager la possibilité qu’Aballus, vraisemblablement connue des marins et commerçants hellènes dès l’époque mycénienne ait été, en partie au moins, à l’origine du mythe des Hespérides. Certes, dans un cas, il est question d’un jardin merveilleux où poussent des pommes d’or ; dans l’autre il est non seulement question de ce fruit mais aussi et surtout d’une matière très précieuse : l’ambre. À ce propos, et contrairement à ce qu’il paraîtrait à première vue, il existe bel et bien un rapport entre le toponyme Abalus qui renvoie au substantif pomme et à l’ambre. Cette résine fossile peut évoquer par sa couleur jaune et rouge le fruit en question. En outre, toutes les deux possèdent en commun certaines propriétés magiques plus ou moins liées à la fertilité-fécondité : c’est en particulier le cas de la pomme qui, dans la mythologie nordique, a des vertus à la fois rajeunissantes et magiques lesquelles sont justement en rapport avec la fertilité-fécondité3. Quant à l’autre, il doit également posséder aux yeux des Nordiques de la Préhistoire un caractère magique, du fait de ses propriétés électrostatiques : ainsi un certain nombre d’amulettes en forme de disques d’ambre a été exhumé tant en Norvège qu’au Danemark 2

GUTENBERG, Germanishe Frühzeiten In Benichten Der Antike, Bonn, 1939, p. 71. Cf. le poème eddique Skírnismál Str 19 où Skírnir promet onze pommes d’or à l’élue de son cœur la belle Ger"r, fille du géant Gymir. D’ailleurs, le chiffre onze en tant que chiffre de l’amour renvoie à la magie, elle-même en relation avec la fertilité – fécondité. 3

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ou en Suède. Elles datent, pour la plupart, du Néolithique. Ce genre de talisman était probablement censé conférer protection, bienfait et fécondité. En dépit de ces points communs, les deux concepts paraissent bien difficiles à rapprocher davantage. C’est pourquoi les toponymes Abalus / *Ap(a)lu doivent être considérés dans un contexte mythique davantage susceptible d’élucider cette relation. Le rapprochement entre Abalus et l’île mythique d’Avalon nommée par Geoffrey de Monmouth « l’île des pommes », s’impose. Ce dernier décrit l’endroit comme étant le domaine de l’enchanteresse Morgane (la fée Morgane) et ses sept sœurs, toutes versées dans l’art de guérir. C’est pourquoi le roi Arthur y est transporté après la bataille finale afin que soient pansées ses blessures. Le lien entre la guérison et les pommes nous ramènent à la mythologie scandinave et aux vertus prêtées aux pommes de la déesse Idunn. Or le nom d’Helgoland donné aussi à l’île en question, au moins depuis le haut Moyen Âge, ne renvoie pas seulement au concept de sainteté, mais aussi et surtout à celui de salut et de guérison. En effet le mot germanique *heilagaz signifie d’abord « la relation de salut entre l’homme et les dieux » (selon les termes de Julien Ries dans l’article intitulé « Germains et Scandinaves », p. 629 du Dictionnaire des Religions paru au P.V.F à Paris en 1984). Il s’agit là de salut, de guérison et non de consécration. Voilà qui définit la nature même de l’île qui porte ce nom : c’est un lieu de salut au sens de guérison. Helgoland aurait eu ainsi la même fonction que l’île d’Avallon dans les légendes celtiques. Par ailleurs la présence de sept femmes en ce lieu insulaire rappelle irrésistiblement un autre endroit mythique : « Le Jardin des Hespérides ». Les plus anciens poètes grecs dont Hésiode dans sa « théogonie » ainsi que Mimnermos et Stésichoros qui vécurent au VIIe siècle avant Jésus-Christ, situent ce jardin dans une île de l’extrémité occidentale du monde4. Au milieu de celui-là se dresse un arbre sur lequel croissent des pommes d’or. Il est gardé par un dragon redoutable : Ladon. C’est Géa la déesse de Terre, fille de Nyx (la Nuit) comme les Hespérides, qui en a fait don à Héra, épouse de Zeus, en guise de cadeau de noces. Mise à part la présence des personnages féminins, on retiendra celle des pommes d’or. La localisation à l’extrémité occidentale du monde est également importante.

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Cf. Hésiode, Théogonie, v. 275, et Mimnermos, fragm. 12.

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Manifestement on a affaire ici à un mythe indo-européen commun en partie aux Celtes et aux Grecs, à propos d’une île située aux confins de la terre. Pline l’Ancien dans son Histoire Naturelle (Livre VI, paragraphe 201), la situe dans l’océan Atlantique. Apollodore (180-110 av. J.-C.) dans son ouvrage encyclopédique (Bibliotheke) livre II paragraphe 113 la localise chez les Hyperboréens, autrement dit chez les Nordiques. Cela nous ramène au point de départ, à savoir l’île d’Abalus/Avallon censée être l’actuelle Helgoland. Il est pratiquement acquis que les Celtes de Grande-Bretagne connaissaient cette île : peut-être allaient-ils s’y procurer l’ambre. Des légendes celtes l’attestent5 : il est question d’une « île de verre » habitée par les héros décédés, en somme une autre version quelque peu différente d’Avallon. Le mot utilisé pour « verre » est, dans les textes en latin médiéval gl'sum. Il s’agit en fait d’un emprunt au germanique commun *glaes qui désigne… l’ambre6. Le terme traduit par « île de verre » correspond à l’anglais glan-isle, à l’allemand Glasinsel : il désignait ainsi à l’origine l’île de l’ambre7. Le glissement « île de l’ambre » $ île de verre est dû au passage du sens « d’ambre » à celui de « verre » en raison de l’aspect translucide et légèrement luisant de la résine fossilisée8. Ainsi possède-t-on des indices sérieux en faveur d’un rapprochement entre le concept *gloes « ambre » et * ap(a)lu, « pomme », à propos d’une île de la mer du Nord située d’après Pythéas et ses compilateurs à une journée de voyage des côtes de Basse-Saxe et du Jutland. Il s’agit probablement de Helgoland, l’île salvatrice et sacrée. Le toponyme Abalus transmis par Pline se révèle très précieux. Il rend compte d’une relation établie, dès le départ, avec l’ambre. Mis à part des points communs, les uns objectifs, les autres les plus intuitifs, l’origine de cette liaison réside très probablement dans le mythe,

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D’après Giraldus Cambresis (1146-1220), elles ont été rapportées entre autres par les moines de l’Abbaye de Glastonbury dans le Somerset. 6 Cf. l’anglo-saxon gloer m. ambre, résine, le vieux haut allemand gl&s ambre ; le norrois gloesa : faire briller, orner, décorer. Le norvégien dialectal glosa, étinceler, luire, regarder (cf. le mot allemand familier glotzen, regarder fixement), etc. 7 C’est probablement aussi l’origine du toponyme norrois Gloesisvellir c’est-à-dire « Les champs étincelants » qui, dans les sagas islandaises (Fornaldarsögur), désigne un lieu paradisiaque dans l’au-delà où règne un roi légendaire Gudmundr. Cf. aussi le nom d’un bosquet situé aux portes du Valhall dans ásgar%r : Glasir. Ses arbres ont un feuillage d’or ; cf. Skáldskaparmál 34 et Bjarkamál. 8 D’île de verre, l’on est ensuite passé au concept de Glasberg, montagne de verre dans laquelle sont censés demeurer les défunts, ainsi qu’on le rapporte dans les contes et légendes germaniques, scandinaves, baltes, slaves et même françaises.

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ainsi que cela a déjà été dit auparavant. Tant les mythologies celte que grecque rendent bien compte de cela. Mais quelle peut en être l’origine ? Un premier indice est livré par l’autre dénomination de cette île : basilcia, « royale ». Elle a été transmise par Timée de Syracuse (350-256 av. J.-C.) puis par Diodore de Sicile. Le terme « royal » ne s’appliquait probablement pas à une fonction politique, mais devait plutôt revêtir un sens religieux. Quelle pouvait être la puissance divine vénérée sur cette île qui justifiât un tel qualificatif ? Elle devait, en tout cas, avoir un rapport avec la pomme et l’ambre. La mythologie celtique parle de la fée Morgane accompagnée de sept femmes. Morgane est vraisemblablement identique à la déesse irlandaise Morrigan. Celle-ci est une reine fantomatique qui a le pouvoir de se métamorphoser entre autre un oiseau, corbeau, corneille. Elle a un rapport avec la guerre, la fertilité-fécondité et la mort qu’elle annonce en apparaissant « comme une lavandière en train de faire la lessive à un gué ». Indubitablement Morgan/Morrigan est un des nombreux avatars de la Maîtresse de la Vie et de la Mort, déité suprême du panthéon primitif du Nord de l’Europe. On vient de voir que les Grecs situaient également l’île d’Abalus aux confins occidentaux du monde connu à cette époque. Or, ils associaient, comme d’autres peuples indo-européens — les Germains et les Celtes en particulier, — cette position au coucher du soleil et à la mort. L’on se rappelle ici que l’île d*Ap(a)lu/Abalus ou Avalon (ancienne forme Avelûn) est celle des bienheureux, comme celle des Hespérides, également localisée aux limites occidentales du monde (cf. Hésiode, Théogonie, v. 275). Reprenons à présent le très long fil d’Ariane qui vient d’être dévidé et essayons de faire la lumière sur toutes les données qui viennent d’être énoncées. L’île d’*Ap(a)lu/Abalus était aussi qualifiée de Basilcia car elle aurait été le domaine sacrée de la Puissance Divine Maîtresse de la Vie et de la Mort régnant sur le monde végétal, animal, aquatique et chthonien, l’obscurité et la lumière. Mais ici, c’est davantage son aspect nocturne qui aurait été vénéré, ne serait ce qu’à cause de la situation de cette île à la fois en pleine mer et à l’ouest. Quelle place peuvent alors occuper la pomme et l’ambre dans ce contexte ? Tout d’abord, ainsi que cela a été noté, leur couleur qui rappelle (rouge, orange, jaune) fortement celle du soleil tant au levant qu’au couchant. Par ailleurs, on sait, grâce à la légende de Phaëton, que les Anciens identifiaient l’ambre aux larmes versées par les filles du Soleil — les 153

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Héliades — transformées en peupliers lorsqu’elles assistent à la chute mortelle de leur frère imprudent. En descendant le long des troncs et en tombant dans la mer, les larmes se solidifient comme la résine fossile. Le nom *Ap(a)lu, « pomme », donné à cette île peut-être consacrée à la Maîtresse de la Vie et de la mort, permet d’avancer qu’Avalon, l’île des bienheureux dans la mythologie celtique, fait référence au même lieu. Il en va de même pour les Hespérides où des pommes d’or (référence héliaque) poussent sur l’arbre gardé par le dragon Ladon. Dans la tradition nordique, on connaît au moins un cas où ce fruit est synonyme de mort : dans la saga de Hei"arviga (Hei%arviga såga) #orbjern Brúnason prétend que sa femme lui souhaite « des pommes de Hel (d’enfer !) » donc de la mort. Ainsi ce fruit peut, comme la divinité qui en est détentrice, revêtir une double signification : à la fois jouvence, joie éternelle (cf. Idunn et les Ases) et mort. Dans la mythologie grecque, c’est Gaïa la déesse de la terre qui offre l’arbre et le jardin des Hespérides à la déesse de la fertilité dans le mariage, Héra, l’équivalent de la Frigg/Friggja scandinave. Ainsi l’on possède à présent assez d’indices pour avancer l’hypothèse de travail suivante : l’île d’Ap(a)lu/Abalus/Helgoland aurait été au départ consacrée à la Puissance Divine Maîtresse de la Vie et de la mort. La légende grecque des Hespérides comme celle de Phaëton s’inspirerait des données recueillies à l’époque mycénienne (XVII-XVIe siècle av. J.-C.) ou géométrique (XI-Xe siècle av. J.-C.) auprès des populations nordiques des rivages de la mer du Nord. À l’origine de ces mythes, il y aurait peut-être eu au centre de l’île un sanctuaire avec, entre autres, un arbre sacré, vraisemblablement un pommier et une sorte de trésor contenant de l’ambre. Ce site religieux aurait été gardé par des prêtresses. BIBLIOGRAPHIE Adam de Brême, Histoire des Archevêques de Hambourg. Traduction de J.-B. Brunet-Jailly (coll. L’Aube des Peuples), Gallimard, Paris, 1998. GUTENBRUNNER, Siegfried, Germanische Frühzeiten In Berichten Der Antike, Halle, 1939. RIES, Julien, « Germains et Scandinaves », dans Dictionnaire des Religions, PVF, Paris, 1984. Sturlusson, Snorri, Skáldskaparmál (2 vol., éd. Antony Faulkes, Londres, 1998).

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Jardins d’hier et d’aujourd’hui. De Karnak à l’Éden. Édité par Sydney Hervé Aufrère et Michel Mazoyer Cahiers Kubaba, Paris, 2012, p. 155-165. ————————————————————————————————————————

LA DESCRIPTION DU JARDIN D’ÉDEN DANS LE DE LAUDIBUS DEI DE DRACONTIUS Claude MOUSSY Université de Paris-Sorbonne (Paris IV)

Dracontius et son œuvre Il importe de présenter d’abord Dracontius, poète de la latinité tardive qui a vécu en Afrique du Nord, surtout à Carthage, au Ve siècle de notre ère. C’est à Carthage qu’il a suivi d’abord ses études chez le grammairien Felicianus, puis qu’il a reçu une solide formation rhétorique dont il se souvient dans sa production littéraire, en particulier dans ses œuvres profanes. En effet, il n’est pas seulement connu pour ses poèmes chrétiens, mais est aussi l’auteur d’une importante œuvre poétique profane1. Dracontius a occupé une haute position sociale ; il a certainement exercé une profession juridique, qu’il est difficile de préciser. Il a dû être à une certaine époque l’un des avocats attachés au tribunal du proconsul à Carthage. Sa brillante condition a été brusquement ruinée, quand il a été emprisonné (sans doute vers les années 485-490) pour avoir écrit un poème qui avait irrité le roi vandale Gonthamond (Carthage a été prise puis occupée par les Vandales dès 439). C’est au cours de son séjour en prison que Dracontius a composé une partie du De laudibus Dei (Les louanges de Dieu) et son autre poème chrétien, la Satisfactio (Réparation), œuvre où il s’efforça de fléchir Gonthamond pour obtenir sa libération. Ces deux poèmes ont dû être publiés à la fin du Ve siècle2. Il convient aussi de fournir quelques précisions sur les principales éditions du De laudibus Dei, car ce poème n’a pas toujours été édité sous ce titre. Les 1

Pour un exposé détaillé des œuvres de Dracontius, voir MOUSSY et CAMUS (éd.), Dracontius, Œuvres, I, p. 32 et suiv. 2 Sur cette période de la vie de Dracontius, voir MOUSSY et CAMUS (éd.), op. cit., p. 18-31.

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premières éditions, limitées au premier livre qui est pour l’essentiel une paraphrase des six jours de la Création, ont pour titre De opere sex dierum (« L’œuvre des six jours ») ou Hexaemeron (« Les six jours »)3. Faustin Arevalo fut le premier à publier les trois chants du poème (en 1791), mais sous le titre Carmen de Deo ; c’est son édition qui est reproduite dans la Patrologie Latine de Migne (tome 60, col. 679-901). Une autre étape importante fut franchie grâce aux travaux de Frédéric Vollmer qui a édité le poème (sous le titre De laudibus Dei), ainsi que la Satisfactio et les poèmes profanes de Dracontius, dans les Monumenta Germaniae Historica (MGH, tome XIV) en 1905. Signalons enfin l’édition dans la Collection des Universités de France (Les Belles Lettres) de l’ensemble des œuvres de Dracontius traduites pour la première fois en français. Les deux premiers tomes sont consacrés aux poèmes chrétiens : tome I, Louanges de Dieu, livres I et II (Claude Moussy et Colette Camus), 1985 ; tome II, Louanges de Dieu, livre III. Réparation (Claude Moussy), 1988. Les deux tomes suivants contiennent les poèmes profanes : tome III La Tragédie d’Oreste. Poèmes profanes I-V (Jean Bouquet), 1995 ; tome IV, Poèmes profanes VI-X. Fragments (Étienne Wolff), 1996. D’assez nombreux travaux ont été consacrés à l’œuvre de Dracontius depuis la parution de ces éditions4. La Genèse dans la poésie latine tardive Le thème du jardin d’Éden a été traité par de nombreux poètes chrétiens qui ont consacré à la Genèse une partie plus ou moins importante de leur œuvre. Outre le De laudibus Dei de Dracontius, dont le premier chant se rapporte pour l’essentiel aux six jours de la Création, il faut citer, au Ve siècle, l’Heptateuque du poète Cyprien (appelé d’ordinaire Cyprianus Gallus), le Metrum in Genesim du pseudo-Hilaire, et l’Alethia de Claudius Marius Victor, rhéteur de Marseille (poème dont Dracontius s’est inspiré de façon assez étroite dans plusieurs passages5). On doit mentionner également, au début du VIe siècle, les Libelli de spiritalis historiae gestis d’Avit de Vienne (Geste de l’histoire spirituelle, poème en cinq chants, dont le premier est consacré au « début du monde ») ; l’auteur a certainement connu l’œuvre de Dracontius dont on trouve des réminiscences dans son poème6.

3

Sur ces premières éditions, voir MOUSSY et CAMUS (éd.), Dracontius, Œuvres, I, p. 131-133. Pour une bibliographie récente des travaux consacrés à l’œuvre de Dracontius, voir STOEHR-MONJOU, « Poétique de Dracontius ». 5 Voir MOUSSY et CAMUS (éd.), op. cit., p. 65. 6 Sur ces différentes œuvres, voir surtout GAMBER, Livre de la « Genèse » et FONTAINE, Naissance de la poésie, p. 245-264. 4

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LA DESCRIPTION DU JARDIN D’ÉDEN CHEZ DRACONTIUS

Le jardin d’Éden Le lexique Les désignations du jardin d’Éden dans la Vulgate comportent d’ordinaire Eden ou paradisus. Dracontius n’utilise aucun de ces deux termes, mais désigne ce jardin à l’aide de vocables plus généraux, hortus ou locus, comme nous le verrons. Eden (hébr.). — En hébreu, le jardin d’Éden est désigné par l’expression gan Eden, gan étant le nom du jardin. Le mot hébreu $den est transcrit .23 dans la Septante et Eden dans la Vulgate. Eden est employé soit comme nom géographique (c’est le nom d’un pays dans la bouche de l’Euphrate), soit comme nom commun en rapport avec une racine signifiant « fertilité »7. Comme nom de pays, il se rencontre, par exemple, dans la Vulgate, Gn 4, 16 : in terra ad orientalem plagam Eden (« dans un pays à l’orient d’Éden »). Comme nom commun, il peut être traduit dans la LXX par )&*+0, « délices », et dans la Vulgate par uoluptas, « plaisir » ; le jardin d’Éden est alors désigné comme le « jardin des délices » ; ainsi dans la Vulgate, Gen. 2, 15 : in paradiso uoluptatis (voir aussi 3, 23 et 3, 24). Paradisus. — Le substantif paradisus a été employé avec des sens divers : « jardin, parc », « paradis terrestre » ou encore « paradis, ciel »8. Dans la Vulgate, paradisus peut servir à traduire le mot hébreu gan, « jardin » : l’expression paradisus uoluptatis, « le jardin des délices », sert à traduire gan Eden pour désigner le jardin d’Éden (Gn 2, 15 ; 3, 23 ; 3, 24). Paradisus est un emprunt au grec %1&/23#($' qui est lui-même emprunté au perse ; le mot grec désigne d’abord un « parc clos où se trouvent des animaux sauvages » (chez Xénophon), puis, dans la Septante, un « jardin » et l’Éden. Outre paradis, qui 9 est un mot savant, le français possède la forme populaire parvis . Hortus. — Dracontius, pour sa part, utilise pour désigner le jardin d’Éden des termes très courants, hortus qui est le nom usuel du jardin ou locus qui signifie « lieu ». Ce substantif se rencontre dans les premiers vers du passage décrivant le jardin (1,183)10 :

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Voir ALEXANDRE, Le Commencement. Genèse I-V, p. 247. Voir le Thesaurus Linguae Latinae, tome X, 1 (fasc. 2), col. 297 sq. 9 Le mot parvis désigne d’ordinaire la place située devant la porte principale d’une église. En ancien français, parvis peut servir à dénommer le paradis et en français moderne les expressions célestes parvis, sacrés parvis ou encore parvis éternels sont des désignations du paradis. 10 Je reprends dans mon article, pour le premier chant du poème, les traductions de C. Camus dans MOUSSY et CAMUS (éd.), Dracontius, Œuvres, I. 8

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hortus in orbe Dei cunctis felicior hortis jardin plus heureux que tous les jardins de ce monde créé par Dieu,

puis à propos des sources du jardin (1, 194-195) : … mollior aura / … exsurgens nitidis de fontibus horti … la douce brise /… qui vient des sources brillantes du jardin,

et encore dans l’épisode où Adam et Ève sont chassés du paradis (1, 553-554) : … truduntur ab horto / perpetui floris… … ils sont jetés hors du jardin / de l’éternelle floraison.

Locus. — Ce terme, qui désigne le « lieu », est en apparence encore moins précis que hortus, mais il est davantage chargé de réminiscences littéraires. En effet, c’est également locus qu’emploie Dracontius au début de l’épisode du jardin d’Éden (1, 180) dans l’expression est locus, « il est un lieu », qu’utilise Virgile dans l’Énéide (3, 163) pour introduire une évocation de la terre d’Hespérie (1, 180) : est locus interea diffundens quattuor amnes. cependant il est un lieu où quatre fleuves prennent leur source.

Est locus est une formule qui se rencontre souvent au début de la description d’un locus amoenus. Curtius étudie cette locution sous le titre 11 « le lieu de plaisance » ; il montre comment Virgile emploie d’ordinaire amoenus quand il est question de la belle nature12. L’expression locus amoenus est utilisée par Dracontius lorsqu’il décrit Adam qui s’émerveille de ce qu’il découvre autour de lui (1, 348-349) : … miratur amoenum / sic florere locum… … (Adam) s’émerveille de telles fleurs dans ce lieu charmant…

Un vers particulièrement intéressant qui comporte également l’adjectif amoenus est celui où, dans un passage qui au livre 3 conclut le poème, Dracontius émet le vœu de parvenir au séjour céleste (3, 752-753) : inter odoratos flores et amoena uirecta in nemus aeternum ueniam sedesque beatas. puissé-je parvenir parmi les fleurs odorantes et les délicieuses prairies jusqu’au bois éternel et 11

CURTIUS, Littérature européenne, p. 240 sq. On peut ajouter que dans la latinité classique, l’adjectif amoenus ne s’emploie guère qu’en parlant de l’agrément, du charme, de la beauté que présentent des lieux, des aspects de la nature (il est souvent utilisé ainsi par les poètes) ; voir MOUSSY, Gratia et sa famille, p. 205-207. 12

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LA DESCRIPTION DU JARDIN D’ÉDEN CHEZ DRACONTIUS

aux demeures bienheureuses.

Ce passage est inspiré de la description que Virgile a faite des Champs Élysées au chant 6 de l’Énéide ; les expressions amoena uirecta et sedesque beatas sont empruntées à Virgile (Énéide 6, 638-639 : …amoena uirecta / fortunatorum nemorum sedesque beatas). Le jardin d’Éden chez Dracontius Dracontius situe le création du jardin d’Éden au troisième jour de la Création. Comme le précise M. Alexandre, c’est une conception ancienne selon laquelle le jardin d’Éden a été créé en même temps que la végétation. Mais selon d’autres traditions, Dieu a fondé le paradis avant de faire le ciel et la terre ; dans Gn 2, 8 : « Le Seigneur Dieu planta un jardin en Éden, à l’orient », dans certaines interprétations « à l’orient » est remplacé par « à l’origine » (ainsi dans la Vulgate, on lit a principio)13. Le troisième jour de la Création Dracontius décrit la création de la mer et de la terre, au troisième jour à partir de 1, 149 : Tertia caeruleum ponti lux edidit aequor Le troisième jour produisit la plaine azurée de la mer.

1, 151 : Ipsa dies terram meruit de fluctibus actam. Le même jour reçut en partage la naissance des continents, tirés des flots.

Avec le v. 168, commence la description de l’apparition de la verdure et des arbres : Herba uirens prodit, it surculus omnis in auras. L’herbe verte apparaît, les arbrisseaux de toute espèce s’élèvent dans les airs.

Dans la suite de cette description, deux contextes n’ont pas leur équivalent dans la Bible. Dans les v. 171-174, le poète se complaît à une description de la vigne, en 1, 171 : torta per obliquos it uitis in orbe corymbos, 13

Voir ALEXANDRE, Le Commencement. Genèse I-V, p. 248.

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uerberat et palmes ramos fluitante flagello ; uinea pampineos subarundinat ebria campos, munera laetitiae spondent pendentibus uuis. grâce à ses vrilles sinueuses, la vigne torse déploie en cercle ses rameaux, que les pousses nouvelles frappent de leur fouet ondoyant ; la vigne enivrée couvre d’échalas les plaines riches en pampres et les raisins qui pendent promettent leurs dons joyeux.

Dracontius s’inspire peut-être ici des vignobles africains ; Colette Camus remarque que les mosaïques du IVe siècle exposées au musée du Bardo illustrent la description du poète : les vignes développent leurs rameaux sur des arceaux (v. 171 : in orbe) et elles sont soutenues par des échalas (v. 173 : subarundinat)14. On notera aussi que la vigne est personnifiée (uitis est le sujet du verbe it et uinea celui de subarundinat). Elle est même qualifiée d’ebria : certains commentateurs veulent comprendre « la vigne qui enivre », ce qui serait une observation très banale, tandis que, s’appuyant sur divers rapprochements textuels, C. Camus traduit avec juste raison : « la vigne enivrée » et justifie ainsi son interprétation : « pourquoi la vitalité débordante de la vigne ne serait-elle pas assimilée à une ivresse15 ? » L’autre contexte qui n’a pas son équivalent dans la Bible est celui où l’on relève une mention de l’Inde (1, 178) : India mundus erat gemmans, pigmenta per herbas producunt sub sole nouo rudibusque racemis.

Des commentateurs peu attentifs en ont conclu que Dracontius situait le paradis aux Indes. Cette localisation du paradis à l’Orient de la terre habitable a en effet pu paraître vraisemblable dans l’Antiquité16 ; Avit de Vienne, par exemple, le situe à proximité de l’Inde, Carm. 1, 195 : « un lieu où du côté du soleil levant l’aube naissante frappe de ses rayons l’Inde voisine. » En revanche, Dracontius mentionne l’Inde non pas comme une localisation du paradis, mais seulement pour évoquer, après avoir décrit les senteurs des plantes du monde à sa naissance17, une région qui produit de merveilleux 14

Voir CAMUS, note à 1, 171-174 dans MOUSSY et CAMUS (éd.), Dracontius, Œuvres, I, p. 273. 15 Voir C. CAMUS, note à 1, 173 dans MOUSSY et CAMUS (éd.), op. cit., p. 273. 16 Voir DACL, p. 1603 sq. ; sur la question des localisations diverses du paradis, voir DELUMEAU, Une histoire du paradis, p. 59 sq. et p. 205 sq. 17 Voir, dans les vers précédents les expressions redolent florentia rura (v. 175), « les campagnes fleuries exhalent leurs senteurs » et tot permiscentur odores (v. 177), « autant de parfums qui se mêlent ».

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LA DESCRIPTION DU JARDIN D’ÉDEN CHEZ DRACONTIUS

parfums, un pays célèbre pour ses aromates ; il faut comprendre ainsi les vers 1, 178-179 : « en son printemps, le monde était une Inde ; parmi les herbes, en grappes sauvages, sous le soleil nouveau, poussent les aromates. » La description du jardin d’Éden C’est aussitôt après que le poète a dépeint l’apparition de la végétation au troisième jour de la Création que s’insère le passage consacré au jardin d’Éden (v. 180-205). Il débute par la formule est locus, qui introduit souvent la description d’un locus amoenus18, et comporte ensuite de fréquentes mentions des fleurs, des fruits et des arbres. Nous insisterons sur les éléments les plus caractéristiques de cette description. Parmi les adjectifs qui attirent l’attention, on peut d’abord relever ceux qui décrivent la longue durée, l’éternité, comme perennis et perpetuus ; ces adjectifs servent en particulier à qualifier de « continuel », « perpétuel », uer, le « printemps » : 1, 185 : illic floret humus semper sub uere perenni. le sol y est toujours fleuri en un printemps continuel.

1, 199 : uer ibi perpetuum communes temperat auras un printemps perpétuel modère les vents et les rend agréables.

Ce printemps permanent favorise à la fois une continuelle floraison (v. 185 : floret humus semper 19) et l’absence de toute intempérie (v. 199 : temperat auras20). On peut évidemment rapprocher certaines descriptions de l’Âge d’Or, comme celle d’Ovide dans les Métamorphoses (1, 90 et suiv.), où dans les vers 1, 107-108, par exemple, le poète mentionne le printemps éternel (uer aeternum) et les paisibles zéphyrs (placidi zephyri). Dracontius décrit le jardin comme toujours paré de fleurs et d’herbes odorantes (1, 181-182) :

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Sur le locus amoenus, voir supra n. 11 et 12. Voir aussi 1, 553-554 : …truduntur ab horto / perpetui floris… « ils sont jetés hors du jardin de l’éternelle floraison ». 20 Dans les vers 1, 189-194 Dracontius mentionne la chaleur étouffante du « soleil haletant » (sol anhelus) et différentes manifestations du mauvais temps, l’orage (procella), la glace (glacies), la grêle (grando), le frimas (pruina) pour montrer qu’aucun de ces dérèglements climatiques ne se produit dans le jardin d’Éden. 19

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floribus ambrosiis gemmato caespite pictus, plenus odoriferis nunquam marcentibus herbis. paré d’un gazon étincelant de fleurs au parfum d’ambroisie, plein d’herbes qui embaument et jamais ne se fanent

et comme produisant pendant toute l’année les récoltes, les fruits qui se succèdent habituellement au cours des saisons : 1, 184 21 : … fructus inest anni, cum tempora nesciat anni. il porte la récolte de l’année : il ignore pourtant les saisons de l’année

1, 188-18922 : …omnes pendent ex arbore fructus et passim per prata iacent… toute sorte de fruits pendent aux branches et, çà et là, sont tombés dans les prés.

Dans la description de la végétation, les arbres tiennent une grande place ; on notera l’expression arboreus chorus, « le chœur des arbres » (1, 186) : arboreus hinc inde chorus uestitur amoene partout le chœur des arbres porte son aimable parure,

mais, parmi les passages qui les décrivent, on retiendra surtout ces vers qui ont souvent été commentés (1, 196-197) : arboribus mouet illa comas, de flamine molli frondibus impulsis immobilis umbra uagatur. elle (la brise) émeut la chevelure des arbres ; sous cette douce haleine, les frondaisons s’ébranlent et leur ombre immobile divague.

J. Fontaine, avant de citer ce passage, écrit : « Dracontius manifeste le coup d’œil et la plume d’un épigrammatiste doué et expert. Tel ce paradis plein de formes en mouvement23. » 21

Ce vers comporte, avec la répétition de anni, une formule antithétique d’un type cher à Dracontius ; voir MOUSSY et CAMUS (éd.), Dracontius, Œuvres, I, p. 85. 22 Ce vers comporte, avec la répétition de anni, une formule antithétique d’un type cher à Dracontius ; voir MOUSSY et CAMUS (éd.), op. cit., p. 85. 23 FONTAINE, Naissance de la poésie, p. 254. Sur la juxtaposition paradoxale de immobilis umbra et de uagatur, voir la note de C. Camus à 1, 197 dans MOUSSY et CAMUS, Dracontius, Œuvres, I, p .274.

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LA DESCRIPTION DU JARDIN D’ÉDEN CHEZ DRACONTIUS

Les derniers vers du passage consacré au jardin d’Éden comportent sans doute une allusion à l’Arbre de Vie qui procurait une nourriture d’immortalité24 (1, 201-205 ) : non apibus labor est ceris formare cicutas : nectaris aetherei sudant ex arbore mella, et pendent foliis iam pocula blanda futura ; pendet et optatae uiuax medicina salutis, et quae dependent sollers pictura figurat. les abeilles n’ont pas la peine de façonner des rayons de cire : le miel, nectar céleste, exsude des arbres ; déjà pend aux rameaux la promesse de breuvages exquis, pend le remède impérissable qui donne le salut tant désiré ; et ce qui pend ainsi est dessiné par une main habile.

La lecture des deux premiers vers pourrait faire croire qu’il faut chercher dans ce passage simplement des souvenirs de l’Âge d’Or ; on pense, par exemple, à Ovide qui, décrivant l’âge d’or, évoque « l’yeuse distillant le miel blond » (Met. 1, 112) et à Virgile, quand il annonce le retour de l’Âge d’Or dans la quatrième Bucolique (4, 30 : « le bois dur des chênes distillera la rosée du miel »). Dans les deux vers suivants (203-204), il est fait allusion à l’usage qui sera fait ultérieurement du miel dans la préparation de divers breuvages et sans doute aux vertus médicinales du miel, mais, comme le remarque avec juste raison C. Camus, « il est difficile de croire qu’un chrétien, dans une évocation de l’Éden, s’attarde à énumérer les propriétés du miel »25. Elle ajoute que l’on peut, en suivant l’opinion d’Arevalo26, penser que Dracontius fait ici référence à l’Arbre de Vie27 et que le mot salus (dans l’expression optatae salutis au vers 204) ne s’applique pas ici seulement à la santé physique, mais aussi au salut de l’âme. Enfin, le dernier vers de ce passage a posé des problèmes d’établissement du texte et d’interprétation28. Dans le texte retenu dans l’édition de la CUF (et quae 24

Voir, dans la Vulg., Gn 2, 9 et 3, 22. Voir la note de C. Camus à 1, 204 dans MOUSSY et CAMUS, op. cit., p. 275. 26 Arevalo est, nous l’avons vu, le premier éditeur à avoir publié les trois chant du poème. La remarque d’Arevalo, à laquelle C. Camus fait allusion, est reproduite dans la Patrologie Latine (tome 60, col. 706), note au vers 202 (= v. 204) : « Loquitur, ut puto, de ligno vitae in medio paradisi ex Gen. II, 9 ». 27 Sur l’Arbre de Vie et l’Arbre du savoir de la connaissance du bien et du mal qui, dans les commentaires du Livre de la Genèse, sont parfois identifiés, mais sont plus souvent opposés, voir le commentaire détaillé de M. Alexandre (ALEXANDRE, Le Commencement, p. 252-258). 28 Voir la note de C. Camus à 1, 205 dans MOUSSY et CAMUS (éd.), Dracontius, Œuvres, I, p. 276. 25

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dependent sollers pictura figurat), on peut comprendre que l’art d’un peintre habile a dessiné les fruits du jardin, comme le propose C. Camus qui ajoute : « Or l’idée d’un Créateur artiste n’est pas étrangère à la Genèse : le premier caractère des arbres du Paradis n’est-il pas la beauté29 ? » BIBLIOGRAPHIE ALEXANDRE, Monique, Le Commencement. Genèse I-V. La version grecque de la Septante et sa réception, Christianisme antique 3, Beauchesne, Paris, 1988. CORSARO, Francesco, Influssi di Draconzio su Milton, M.S.L.C.A. 4, 1954, p. 110-126. COURCELLE, Pierre, Les Pères de l’Église devant les enfers virgiliens, Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Age 30, Vrin, Paris, 1955. CURTIUS, Ernst R., La littérature européenne et le Moyen Âge latin, PUF, Paris, 1991. DELUMEAU, Jean, Une histoire du paradis. Tome 1, Le jardin des délices, Fayard, Paris, 1992. FONTAINE, Jacques, Naissance de la poésie dans l’Occident chrétien. Esquisse d’une histoire de la poésie latine chrétienne du IIIe au VIe siècle, Paris, Études Augustiniennes, 1981 (chapitre XV, p. 245-264 : De l’éclat à l’éclatement de l’épopée biblique aux Ve et VIe siècles). GAMBER, Stanislas, Le livre de la « Genèse » dans la poésie latine au Vème siècle, Fontemoing, Paris, 1899. GRIMAL, Pierre, Les jardins romains, 3e éd., Fayard, Paris, 1984. LECLERCQ, Dom Henri, « Paradis », dans Dom F. Cabrol et Dom Henri Leclercq, Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie, Paris, Letouzey, 1938, t. XIII, 2e partie, p. 1578 et suiv.). MOUSSY, Claude, Gratia et sa famille, PUF, Paris, 1966. MOUSSY, Claude, et Colette CAMUS (éd.), Dracontius, Œuvres, Tome I, Louanges de Dieu, Livres I-II, Les Belles Lettres, CUF, Paris, 1985. MOUSSY, Claude (éd.), Dracontius, Œuvres, Tome II, Louanges de Dieu, Livre III. Réparation, Les Belles Lettres, CUF, Paris, 1988. SMOLAK, Kurt, « Die Stellung der Hexamerondichtung des Dracontius innerhalb der lateinischen Genesispoesie, Antidosis », Wiener Studien, 5, 1972, p. 381-397. SPEYER, Wolfgang, « Das Leben im Garten Eben nach Dracontius », dans Jean-Michel Carrié et Rita Lizzi Testa (éd.), « Humana sapit ». Mélanges en l’honneur de Lellia Cracco Ruggini, Brepols, Turnhout, 2002, p. 277-282. STOEHR-MONJOU, Annick, [Poétique de Dracontius dans ses œuvres profanes]. Thèse de Doctorat, Université d’Aix-Marseille I, 2007.

29 Voir Genèse 2, 9 : Produxit …Dominus Deus de humo omne lignum pulchrum uisu, « Le Seigneur Dieu fit germer du sol tout arbre beau à voir. »

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Jardins d’hier et d’aujourd’hui. De Karnak à l’Éden. Édité par Sydney Hervé Aufrère et Michel Mazoyer Cahiers Kubaba, Paris, 2012, p. 165-180. ————————————————————————————————————————

UNE POÉSIE AMOUREUSE DES JARDINS, DES TROUBADOURS À RONSARD Marie-Anne ÉVRARD Docteur ès-Lettres

L’histoire du jardin semble avoir entretenu depuis toujours un échange fructueux avec la littérature et plus particulièrement la poésie, au point qu’on ne sait jamais véritablement qui inspire ou a inspiré l’autre. Ce parcours dans la poésie des jardins, des troubadours à Ronsard, voudrait souligner une constante : le dialogue incessant entre le territoire des jardins et leurs représentations symboliques et la littérature. Car le jardin s’écrit autant qu’il se construit dans un jeu de reflets et de temporalités brèves : l’imaginaire du jardin réel puise dans la fiction comme l’image poétique prolonge les constructions horticoles de la réalité et les rêves sans doute plus librement. Ainsi, au-delà d’une tradition d’imitation héritée de l’Antiquité et d’une conception stylisée de la nature venue du Moyen Âge, mettre le jardin en poème, ou faire du poème un jardin, c’est avant tout lier l’espace au temps pour ne faire plus qu’une entité ; faire du poème un jardin revient alors à considérer celui-ci comme un lieu où s’inscrit un temps précis et particulier : le temps de l’instant, facteur à la fois de synthèse des choses et de multiplication de leurs détails. Le troubadour est un « trouveur », de l’ancien occitan trobador. C’est un inventeur de code qui érige en valeur un art d’aimer et une nouvelle façon de se comporter en société dans les cours seigneuriales du Midi de la France aux XIIe et XIIIe siècles. Trouver une poésie des jardins à la manière de ces troubadours, c’est ainsi la travailler, la styliser, la construire à la saison qui lui convient le mieux, le printemps ; car la fonction première du printemps est de dire un espace où le poète puisse lire les commencements du jour, de la vie nouvelle qui reprend, de la nature et de l’amour. Et c’est bien là le parti-pris que nous prenons en considérant près de quatre siècle de poésie :

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les jardins-poèmes ne se conçoivent qu’à la lumière d’une invitation amoureuse un beau jour de printemps. Les outils et les gestes de ce jardinage poétique peuvent changer de forme ou d’intensité, le fonds reste presque le même : un lieu amène où s’apprend le souffle de la saison nouvelle et le chant des oiseaux, où se promènent les muses et les dieux de l’Antiquité, lieu qui protège ses fleurs et ses parfums, pour en faire le réceptacle sacré d’un monde amoureux, clos et intime. C’est dans cette perspective donc que nous considèrerons l’espace du jardin, comme un lieu dans lequel se concentre une conjonction de destinées amoureuses : destinée du poète et de son écriture, destinée de la dame aimée et de ses attraits physiques, destinée aussi de la nature, de ses « mille fleurs », du reflet de ses fontaines et de ses multitudes d’oiseaux. Le paysage clos de l’évocation d’un jardin au printemps est constitutif du désir du poète de concentrer l’invitation d’amour en un espace aux limites rapprochées et dans ce monde devenu intime, l’obstacle du temps semblerait presque, pour un instant s’estomper. Le jardin comme décor poétique peut se lire alors dans deux thèmes de la poésie lyrique amoureuse : la reverdie printanière et le corps de la dame considéré comme un jardin aux mille fleurs. Nous étendrons l’espace géographique de ce voyage bucolique à quelques poètes de la Renaissance italienne et espagnole, pour recréer ainsi une continuité logique entre ces troubadours du Midi de la France et les pays influencés par la culture occitane : l’Italie et la Catalogne en particulier. 1. Le jardin, lieu de la reverdie Le topos du jardin printanier constitue le schème inaugural de l’amour courtois et du poème lyrique. Au seuil de toute chanson d’amour, il y a le renouveau dans un jardin-poème allégorique protégé des servitudes terrestres tandis que s’effectue la douceur des floraisons. C’est cette douceur des floraisons qui révèle pour les troubadours les choses de l’amour en un moment privilégié, tout en les protégeant ; car maîtriser le moment du dire d’amour, c’est pour le poète courtois, maîtriser l’espace où s’inscrit ce moment, c’est donc préserver la parole poétique du mouvement et du passage, par un effet de concentration et de clôture. L’instant devient un temps arrêté, dans un lieu aux limites proches, le jardin, où le désir trouve la possibilité de son accomplissement, hors des contingences du monde et de l’usure de la durée terrestre. Ce décor circonscrit et printanier, c’est celui dont nous parle Bernard de Ventadour,

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troubadour du XIIe siècle, chantre de la fin’amor, dont il reste quarante-cinq pièces qui sont presque toutes des chansons d’amour : Quand paraissent l’herbe fraîche et la feuille, que la fleur boutonne sur la branche, que le rossignol haut et clair élève sa voix et module son chant, j’ai joie de lui et j’ai joie de la fleur, et joie de moi, et encore plus de ma dame ; de toutes parts je suis de joie enfermé et ceinturé, mais celle-ci est la joie qui dépasse toutes les autres 1.

Cette joie enfermée et ceinturée est celle engendrée par l’espace clos et concentrique du jardin. C’est celle de l’amour de mai, associé au chant du rossignol, le messager secret des amoureux. Ainsi encore Bernard de Ventadour campe son décor dans une variation du jardin, le pré, l’enclos ou le verger : J’ai entendu la douce voix du rossignolet sauvage et elle a si bien pénétré mon cœur qu’elle tempère la douleur et adoucit les tourments qui me viennent d’amour. […] c’est à cette joie que s’adonne en cette saison tout ce qui existe ; écoutez plutôt les accents dont retentissent prés, enclos et vergers2…

Les poètes de la Renaissance utilisent aussi la reverdie printanière pour introduire une analogie, une juxtaposition de deux plans, celui de la nature et celui de l’amoureux. Cette analogie fonctionne comme une relation projective et réflexive ordonnée par le regard. Ainsi, chez Bembo, poète de la Renaissance italienne, l’évocation du jardin, liée à la démarche amoureuse de l’amant, fait-elle de l’instant de comparaison des beautés un lieu d’accomplissement potentiel du désir et un lieu d’interdit : Votre beauté est presque un jardin, vos tendres années avril et mai : alors s’y rend par joie et par plaisir votre amant, lorsqu’il le peut, mais s’il est sage3.

Le décor devient signification car, la beauté de la dame étant comparée à un jardin, sa jeunesse étant circonscrite aux mois d’avril et de mai, il s’opère une mise en miniature à la fois dans l’espace et dans le temps, une transposition dans l’ordre de l’intime de l’amplitude des phénomènes saisonniers. Ce décor détermine le sens à donner à la conquête amoureuse, le poème mettant en scène deux événements étroitement liés : le premier est celui d’une symbiose entre la beauté de la dame, la nature et la saison, le 1

JEANROY, Anthologie des Troubadours, p. 58. Bernard de Ventadour, « Quand par la flors josta’l verd fuelh », textes établits par Robert Lafont, dans Las 2.Cançons dels Trobadors, Institut des Études occitanes, Toulouse, 1979, p. 146, collection « Opera Omnia » dirigée par Rodrigo de Zayas. 3 JEANROY, Anthologie des Troubadours, p. 108. 2

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second est celui d’un franchissement métaphorique des limites interdites du jardin intime. La circonscription de l’espace printanier dans un jardin permet ainsi au poète de créer des conjonctions de destinée : ainsi, le temps est-il souvent, chez Ronsard, étroitement lié à l’évocation de l’espace : J’errois en mon jardin quand au bout d’une allee Je vy contre l’Hyver boutonner un Soucy. 4 Ceste herbe et mon Amour fleurissent tout ainsi .

La coïncidence des deux destins, dans cet espace et cet instant, celui de la fleur « boutonner un Soucy » et celui de l’amour du poète, « ceste herbe et mon Amour fleurissent tout ainsi », permet le rapprochement intime et la circonscription de la scène, où le microscopique événement qui se produit dans un « jardin », « au bout d’une allée », est en soi, par un renversement des dimensions, une victoire contre l’hiver. La promesse ainsi née de l’analogie avec le destin végétal de la fleur, ne peut susciter d’espérance que dans le bref, le petit, le clos, et non dans la durée, car cette promesse n’appartient qu’à l’instant et au jardin qui l’ont fait naître. Un autre exemple de cette coïncidence du destin de la fleur et de la dame chez le troubadour Giraut de Borneil, protégé par les princes de son temps qui passait pour le maître des poètes : J’entrai l’autre jour en un verger gracieusement couvert de fleurs, retentissent du chant des oiseaux : et quand je fus en ce beau jardin, alors m’apparut la belle fleur de lis qui prit mes yeux et saisit mon cœur5…

L’instant de la rencontre se construit ici sur un espace aboli de la nature : qu’il soit jardin, pré, place ombragée, petit creux, intimité d’une fontaine, il est toujours un monde clos, modelé par les lignes courbes et les rondeurs, les reflets et les détails précieux des fleurs, ici la beauté symbolique de la fleur de lys. La même comparaison se retrouve chez Aimeric de Péguilhan, troubadour de Toulouse, évoquant Béatrice d’Este, sa protectrice : « Dame Béatrice, 6 jamais de votre temps je n’ai trouvé une fleur plus gracieuse ni plus belle . » La poésie printanière est une poésie de l’amour ; une poésie où la nature est réinventée au profit de la conquête amoureuse ; elle est stylisée chez ces troubadours du Moyen Âge ; stylisation que la Renaissance reprendra en y ajoutant une vision plus intimiste introduite par les pétrarquistes ; une vision plus anthropomorphique, dans laquelle l’homme devient l’élément central. 4 5 6

Ronsard, Le Second Livre des Sonnets pour Hélène, LVI, t. I, p. 407, v. 1-3. JEANROY, Anthologie des Troubadours, p. 107. GIRONCE-ÉVRARD, Le Troubadour Aimeric de Peguilhan, p. 129.

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Cette place accordée à l’homme dans l’espace se révèle par la stimulation du sens de la vue : le regard accomplit une exploration circulaire du lieu printanier, dont l’enjeu est la création d’un temps involutif, tourné sur luimême. Dans une Ode de son Livre de vers lyriques, le poète lyonnais Pontus de Tyard, par l’usage itératif du verbe « voir », consacre chaque strophe à une rose différente, le décor recréé étant traité comme un ensemble de miniatures aux teintes vives, comme autant de petits jardins évoqués en une vision concentrique : « Je veis par une verte jointe Une petite blanche pointe, Puis une rouge, un peu mieux née, (…) La blanche et la rouge je veiz, Qui l’une en l’autre se courboient, Et le teint naïf des Rubiz, Et du lait, s’entre-desrobboient : La blanche print de sa voisine Un peu de couleur cramoisine : Et d’une blancheur délicate, La rouge se feit incarnate » 7.

Le choix des lignes courbes et encloses, des rondeurs, accentue l’impression d’un lieu fermé, où les détails de l’énumération révèlent au regard la présence d’une vie limitée, d’un monde empli de l’œil du poète, refermé sur lui-même et sans perspective. Ce jeu d’un regard intimiste sur un monde fait de rondeur et de petitesse aboutit à une vision anthropo8 morphique de la fleur, enserrée dans l’écrin délicat d’une main : Je veis d’une égale rondeur Cinq petits doiz fermans un cloz, Où vint feuillons crespez en coeur Estoient mignonnement encloz9.

Ce resserrement de l’espace et du temps, par l’évocation d’un lieu circonscrit et intime, où éclosion et clôture se répondent en écho, dans une 7

Pontus de Tyard, Ode, Les roses de son isle, p. 196-198, v. 21-23 et 49-56. Ce traitement de la fleur correspond à un genre poétique très en faveur au XVIe siècle : celui du blason, qui participe dans cette ode de Pontus de Tyard aux procédés de concentration et de clôture, prétextes à un arrêt sur le temps. Héritier en quelque sorte du dit médiéval, le procédé du blason est destiné, par le jeu de descriptions détaillées et intimistes des parties du corps, à faire l’éloge ou bien la satire d’un être ou d’une chose. J’en approfondirai plus loin l’utilisation symbolique dans l’évocation printanière du corps de la dame comme un lieu clos, et son effet sur la désignation de l’instant. 9 Ibid., p. 196, v. 25-28. 8

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description concentrique, correspond également au besoin du secret. Garcilaso de la Vega, poète espagnol de la Renaissance, évoque ainsi, à l’instant de l’aurore, la recherche d’un lieu secret, protégé, associé au premier mouvement de l’amoureux, désireux de fuir la société des hommes pour 10 éprouver le calme et le repos, dans une nature muette qui s’éveille à peine : … Dès que l’aube montrait ses joues de rose, Et dès que ses cheveux d’or fin Humectaient les fleurettes, Nous en allant tous deux à travers champs, Nous cherchions un vallon le plus secret Et le plus éloigné des conversations; (…) nous traversions ce vallon Sans aucun bruit, d’un pas silencieux.

L’argument anthropomorphique d’une nature humanisée, avec l’évocation 11 d’une aurore aux joues de roses (souvenir d’Homère) et aux cheveux d’or, si elle participe de cette conception d’un monde concentré sur l’homme, renvoie aussi à un univers aux frontières imminentes où la parole poétique est signe de proximité et de suspension à la fois temporelle et spatiale, loin du monde, dans le secret, l’isolement et le silence. Du Bellay, en réflexion sur sa propre écriture, souhaitera également un 12 espace poétique concentré et retiré, propice à une reverdie intimiste : De fleurs et de rameaux verts Sera la riche peinture, Et la rondeur de mes vers Y servira de ceinture. Qu’il n’y ait en ce beau clos Branche qui ne reverdisse, Ni herbe qui ne florisse13.

Dans l’évocation de Du Bellay, nous pouvons observer une sorte de contamination de tous les plans : celui de l’espace du poème (« la rondeur de 10

Garcilaso de la Vega, Égloga II, p. 234-235, v. 203-208 et 210-211. Trad. par P. Verdevoye, Aubier, p. 192 et 194. 11 Nous remarquons ici une référence à la célèbre image de l’aurore évoquée par Homère pour le retour de Télémaque : « Dans son berceau de brume, à peine avait paru l’Aurore aux doigts de roses…» (dans l’Odyssée, IV. Préface de Paul Claudel. Traduction, introduction et notes de Jean Bérard, Paris, Gallimard, 1983, p. 111). 12 Déjà, chez les troubadours la reverdie était réflexive, personnelle : les effets du renouveau printanier se concentraient uniquement sur l’environnement proche du poète, sur les contours de son paysage intime, sur sa dame et les espérances qu’elle suscitait à la saison nouvelle. 13 Du Bellay, Divers jeux rustiques, Chant de l’Amour et du Printemps, t. V, p. 44-45, v. 169-176.

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mes vers y servira de ceinture »), celui de l’espace physique (« ce beau clos »), celui de l’espace temporel (« qu’il n’y ait », « qui ne rêverdisse », « qui ne florisse »). L’usage du subjonctif dans sa forme négative introduit l’idée d’un temps conçu par l’esprit, un temps du désir non encore accompli, mais comme fixé dans un instant hyperbolique qui laisse espérer toutes les possibilités de la douce floraison. Ainsi enclos dans un espace contourné, maîtrisé par le poète, l’instant printanier est pérennisé par le jardin et la jeunesse maintenue dans une immobilité rassurante. C’est cette pérennisation de la jeunesse que symbolise également la présence de la fontaine dans le jardin de la poésie printanière, par ses eaux toujours changeantes, toujours rajeunissantes. Le poète fera sien son pouvoir de jouvence, en créant par les mots un décor heureux. Symbolique d’un bonheur insoucieux et oublieux du temps, la fontaine est par excellence un lieu de l’instant printanier. Matteo Maria Boiardo, poète italien, dans un poème de son Canzionere, opère une fusion, dans l’instant, de la présence d’une fontaine et de la reverdie : Le ciel si serein resplendissait tant à mon visage que nul saphir ne l’égalait, quand je parvins à une fontaine vive qui semblait en son sein contenir du cristal14.

La fontaine, ici, établit des rapports particuliers entre les choses du lieu auquel elle appartient : elle est le lieu des correspondances et des reflets entre le ciel, le visage du poète, le saphir imaginé de la pierre et le cristal de l’eau. Chez Garcilaso de la Vega, on observe également une présence simultanée de la floraison printanière et de la fontaine qui, comme chez Boiardo, remplit une fonction de transfiguration des couleurs et de 15 démultiplication des reflets : Les fleurs, qui offraient à nos yeux une rare diversité de coloris, exhalaient de même des parfums divers. Et au milieu de cette fontaine claire et pure qui resplendissait comme du cristal (...) le sable qui semblait d’or, nuancé de pierettes blanches d’entre lesquelles jaillissait l’eau, remuait.

14

Boiardo, Canzionere, 82, p. 110, v. 31-37. Garcilaso De La Vega, Égloga II, p. 243-244, v. 440-444 et 446-448, trad. par Paul Verdevoye, Aubier, p. 207. 15

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Par ces jeux de reflets, la fontaine est ainsi liée à la fois à la saison du printemps et au jardin qui la reçoit. Cependant, le lieu poétique du jardin ou des alentours d’une fontaine ne garantit pas l’éternité de la beauté, la permanence de la jeunesse. Malgré ces inquiétantes fissures de l’imaginaire du lieu, l’espace courbe et circonscrit de l’évocation du jardin garde encore son pouvoir de concentration et de préservation des beautés, en particulier lorsqu’il révèle une autre caractéristique, celle d’une intensification emblématique de l’objet aimé. C’est ainsi que le corps de la dame, en lui-même, peut être considéré comme un lieu clos, dans cette recherche inlassable d’un espace consacré à l’optimisme de l’instant printanier. 2. Le corps de la dame aimée : un jardin clos aux mille fleurs Ce lieu correspond dans la poésie lyrique de la Renaissance et du début du e siècle à un genre poétique précis : le blason. Pétrarque célébrait déjà, après les élégiaques latins, la main, les yeux, le sourire de Laure ; puis à la fin du XVe siècle, les pétrarquistes chanteront avec une plus grande précision telle ou telle partie du corps de leurs dames aimées. En France, c’est Marot qui en répandra le goût et l’usage en adaptant le blason médiéval à la poésie amoureuse. Nous considérerons donc ici le blason comme un genre sans doute, mais aussi comme une technique amoureuse utilisant l’argument de la nature printanière pour faire du corps de la dame un jardin agréable. C’est donc la portée significative du blason que nous retiendrons, c’est-à-dire son contenu : la description concentrée et circonscrite d’un être, ou d’une partie de cet être, dont le poète fait l’éloge par la médiation symbolique du printemps. Ainsi commence un poème de Guiraut Riquier, troubadour de Narbonne, amoureux de la nature qui associe l’écriture de son poème aux beautés et à la jeunesse de sa dame : « Avec la venue du temps joyeux et plaisant, le corps jeune et blond, plein de grâce et de fleurs, que j’aime, a commandé un 16 poème qui convienne . » La récurrence de cet éloge du corps renvoie à la dame le reflet répété de son propre narcissisme mais traduit également le narcissisme du poète, car c’est son désir qu’il voit dans les différentes parties de ce corps-poème contemplé. La rondeur et la douceur du corps de la dame réduisent l’univers amoureux aux limites d’un jardin évoqué sous les bons augures de la saison XVII

16

Guiraut Riquier, « Amb lo temps agradiu gai », textes établits par Robert Lafont, dans Las cançons dels Trobadors, Institut des Études occitanes, Toulouse, 1979, p. 606, collection « Opera Omnia » dirigée par Rodrigo de Zayas.

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bénéfique ; toute l’attention du poète est alors concentrée sur les beautés secrètes de ce lieu particulier à découvrir dans la proximité. Ce narcissisme idéalisant place l’écriture dans l’imminence de la réussite amoureuse et c’est aussi, pour le poète, une autre manière de dire le temps du désir. Aussi, ce qui nous intéresse ici n’est pas de recenser les manières de décrire les beautés de la Dame, mais de considérer son visage et son corps, comme un lieu d’élaboration poétique, où les allusions à la saison et aux couleurs de la saison, constituent la substance même de la création, de l’évocation, toujours dans la même idée d’un espace, défini comme un lieu dont la clôture permet la suspension de l’usure du temps. Le poète vénitien Bembo, imitant un poème de Pétrarque, évoque implicitement le pouvoir de réflexion représenté par les joues de sa dame ; il s’opère une sorte de projection narcissique à deux niveaux : le premier 17 concerne la naturalisation métaphorique d’une partie du corps ; le deuxième établit, par la comparaison du miroir des pierres précieuses, une relation reflétée qui perd le poète un instant) mais, en même temps, l’immobilise dans sa contemplation18 : Roses blanches et vermeilles, vos deux joues semblent cueillies au paradis même ; (elles semblent) perles précieuses et rubis, propres à éloigner tout homme de lui-même ; le regard semble un soleil qui réchauffe et frappe, et le doux rire, un agréable printemps.

Par la comparaison avec les fleurs, par la présence du paradis, il s’opère une idéalisation du corps de la dame ; ses joues se « floralisent », les roses sont plus que des roses : le poète peut dès lors voir dans le jeu des miroirs de la fleur et de la dame l’image de son propre désir. La dame se regardant en fleur, prend ses couleurs et les multiplie comme dans ce poème du poète 19 espagnol Herrera : Comme la rose étend ses couleurs, Et les couleurs s’ouvrent dans la rose, Ainsi vous transformez votre visage en couleurs De blanche neige et de rose flamboyante.

Le thème des beautés de la dame permet ici au poète d’unir dans une même exaltation esthétique le corps de l’aimée et la nature. L’idéalisation 17

Cf. mon article « De l’Amour de Mai à l’hiver de la vie : l’isomorphisme des cycles saisonniers dans la poésie de la Renaissance ». 18 Bembo, XXVII, p. 262, v. 1-6, (inspiré de Pétrarque : Due rose fresche, et colte in paradiso, CCXLV, p. 392). 19 Herrera, Estançias, 68, p. 288, v. 9-12.

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pétrarquiste du portrait féminin s’enrichit par cette fusion entre dame et nature ou dame et fleur puis, dans ce lieu du visage ou du corps où toutes les qualités sont concentrées après l’échange de reflets, la dame va surpasser la nature ; le poète peut alors prolonger la comparaison en en rompant l’ordre et l’unité, comme le fait Du Bellay dans son Chant de l’amour et du printemps : les fleurs deviennent l’écrin de la beauté de la dame, le support et l’accessoire de son épanouissement : Je voy dedans ces œillets Rougir les deux lèvres closes Dont les boutons vermeillets Blesmissent le teict des roses. Je voy pallir dans ces liz, Qui en longueur se blanchissent, La nege des doigts polis, Qui en dix perles finissent20.

La supériorité esthétique de la dame est si grande que son influence va renverser la logique du paysage : Ronsard, par exemple, voit dans le spectacle de la nature les reflets du visage et du corps de Marie : Si j’apperçoy quelque champ qui blondoye D’espics friséz au travers des sillons, Je pense voir ses beaux cheveux de soye (…) Quand j’apperçoy la rose sur l’espine, Je pense voir de ses lèvres le teint (…) Quand j’apperçoiy les fleurs en quelque prée Ouvrir leur robe au lever du Soleil, Je pense voir de sa face pourprée 21 S’éspanouyr le beau lustre vermeil .

Les verbes de perception exprimant la vision prennent une place très importante : dans un monde où tout se réfléchit, le regard devient essentiel, il a pour fonction de sublimer la dame en mettant sa supériorité en valeur. La hiérarchie de l’aimée par rapport à la nature est, ainsi, marquée par la différence de degré entre le verbe « apercevoir » et le verbe « voir ». Ronsard aperçoit la nature mais il voit les beautés du corps de sa Dame. À la différence de Pétrarque qui contemple de loin et d’en bas, les perspectives se 20

Du Bellay, Divers Jeux Rustiques, XVI. Chant de l’Amour et du Printemps, t. V, p. 42, v. 105-112. 21 Ronsard, Le Second Livre des Amours, Chanson, t. I, p. 179-180, v. 37-39, 49-50, 53-56.

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réduisent, chez Ronsard, les yeux se penchent : le verbe « voir » affirme la réalité et la matérialité du désir ; alors que le verbe « apercevoir » se place dans une perception des choses plus lointaine : Que de Beautez que de Graces écloses Voy-je au jardin de ce sein verdelet Enfler son rond de deux gazons de lait, Où des Amours les fleches sont encloses ! Je me transforme en cent metamorfoses, Quand je te voy petit mont jumelet, Ains du printemps un rosier nouvelet, 22 Qui le matin caresse de ses roses .

Ronsard reprend, ici, dans un de ses blasons du sein, quelques détails des portraits que l’Arioste a fait d’Alcine et d’Olympe dans son Roland furieux ; les figures qui dominent dans cette évocation sont les courbes, les rondeurs, les convexités qui circonscrivent en un jardin enclos, cette partie du corps de la dame (« sein verdelet »), (« Enfler son rond de deux gazons de lait »), (« encloses »), (« petit mont jumelet »). Là encore, le verbe « voir » prend une fonction hyperbolique, celle qui doit traduire l’élan du désir ; la vision devient le reflet de la perfection et transforme ainsi la description en mouvement lyrique. L’évocation du printemps est liée dans ce poème de Ronsard à un érotisme à la fois végétal et humain. Le thème de la métamorphose (« Je 23 me transforme en cent metamorfoses ») imité de Pétrarque nous donne une illustration de la position ambiguë du poète par rapport à la nudité de la dame ; l’évocation des « cent metamorfoses » reprend les mythes de Daphné et d’Actéon. Daphné représente une option de chasteté imposée au poète par l’allusion à la métamorphose en laurier ; le mythe d’Actéon, quant à lui, prend une dimension délibérément transgressive puisque le jeune chasseur thébain surprend Diane nue dans une rivière. Le jeu insinué par Ronsard entre ces deux mythes exprimant tour à tour la continence obligée et la transgression par le regard, n’a d’autre finalité que l’exacerbation du désir. Dans ces deux mondes du jardin-poème et du corps de la dame, tout est reflet, car les limites rapprochées se réfléchissent l’une sur l’autre et font de chaque détail du lieu des centres de contemplation et de sublimation. La structure de concentration et de clôture liée à la symbolique du jardin correspond à la mise en scène du mythe répété de Narcisse qui, pour se protéger de l’ambivalence du carpe diem, invente un espace protégé à l’abri du mouvement du temps.

22 23

Id., Sonnet XI, t. I, p. 44-45, v. 1-8. Pétrarque, Canzoniere- Le Chansonnier, 23, p. 77, v. 38-40 et 51, p. 131, v. 3-5.

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Parallèlement à l’évocation du corps de la dame, le poète utilise souvent le motif des mille fleurs, motif éternel du jardin amoureux. Dans les jardins de la poésie lyrique, les mille fleurs, dont le motif est hérité du travail des lissiers du XVe siècle, occupent une grande place : c'est souvent par elles que nous sommes amenés à deviner le printemps du poème. Le lieu des mille fleurs évoque, quant à lui, la diversité et un certain état virginal de la nature. Les « mille fleurs » sont un accessoire poétique destiné à traduire un lieu de félicité, circonscrit et protégé à l’image du jardin clos, jardin de Marie dans l’iconographie chrétienne. Le nombre « mille » possède, par ailleurs, une signification paradisiaque : c’est l’immortalité du bonheur ; il faut, en fait, entendre « mille » comme un nombre indéfini destiné à évoquer la perfection de la vie. Ainsi, s’ajoute à la désignation du décor de printemps une connotation plus abstraite et plus conventionnelle : l’idée d’un moment sacré dans un lieu sacré ; les « mille fleurs » constituent l’espace privilégié de l’instant, car leur indétermination et leur pluralité permettent à la saison évoquée d’entrer dans une sorte d’éternité. Dans son Chant de l’Amour et du Printemps, Du Bellay met le renouveau de la nature sous le signe de la multiplication et de l’indétermination, preuves de la victoire d’un temps nouveau24 : Le flambeau, dont les chaleurs Ardent l’antique froidure, De mille sortes de fleurs Repeing le jeune Verdure.

« Les mille fleurs » signalent un lieu et un temps particuliers, elles sont la périphrase synecdochique du printemps, comme ici chez Agrippa d’Au25 bigné : Portés, Zephirs pillards sur mille fleurs trottans, L’haleine du Printemps Si je vis, si je meurs, o bien heureux ce jour Ou paradis d’Amour.

De mille fleurs, on passera à « cent mille » chez Ronsard : Ceste fontaine en ruisseaux separée Baignoit les fleurs d’une course esgarée S’entre-lassant en cent mille tortis26,

24

Du Bellay, Divers Jeux Rustiques, Chant de l'Amour et du Printemps, XVI, t. V, p. 39, v. 49-52. 25 D’Aubigné, Ode VIII, p. 90, v. 11-12 et 29-30. 26 Ronsard, Chant pastoral, t. I, p. 196, v. 95-97.

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ou à un « million » chez d’Aubigné : Sur un chevet touffu esmaillé des coulleurs D’un million de fleurs27

Góngora nous donne la même indétermination en faisant une variation sur le nombre des lys : au lieu de mille, nous en aurons « de cent en cent » : Les blancs lys que de cent en cent, fils du soleil nous donne le Printemps28.

C’est ici le foisonnement des « fils du Soleil » qui devient perfection du printemps et donc possibilité pour le poète de créer un temps nouveau ; ce temps nouveau, d’Aubigné le mettra en concordance avec la beauté de Diane : Nous ferons, ma Diane, un jardin fructueux : J’en seray laboureur, vous dame et gardienne. (…) Vous y verrez mellés mille beautez escloses, Soucis, œillets et lys, sans espines les roses29.

Parfois, les mille fleurs se transforment non seulement en « mille beautez », comme ici, mais aussi en mille couleurs, la fleur devenant ainsi le synonyme de la couleur : chez Ronsard, par exemple, dans son Avant-Venue du Printemps : Afin que la saison verte Se monstre aux amans couverte D’un tapis marqué de fleurs : Et que la campagne face Plus jeune et gaye sa face Peinte de mille couleurs30. 31

Les « mille fleurs » sont les éléments de ce « lieu de plaisance » , éléments qui participent à l’édification du paysage idéal ; la présence des 27

D’Aubigné, Ode VIII, p. 90, v. 6-7. Góngora, Sonetos Completos, p. 157, v. 1-2, trad. par F. Turner, Imprimerie Nationale, p. 101. 29 D’Aubigné, Ode XX, p. 253, v. 1-2 et 9-11. 30 Ronsard, Le Premier Livre des Odes, Avant-Venue du Printemps, XIX, t. I, p. 670, v. 1924. 31 Se reporter à l’étude d’Ernst Robert Curtius sur la définition et l’origine du locus amoenus : « …depuis l’époque impériale jusqu’au XVIème siècle, il est le thème principal de toute description de la nature. C’est, nous l’avons vu, une “tranche” de nature belle et ombragée ; son décor minimum se compose d’un arbre (ou de plusieurs), d’une prairie et d’une source, ou d’un ruisseau. A cela peuvent s’ajouter le chant des oiseaux et des fleurs. (…) Au 28

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« mille fleurs » s’accompagnent souvent de mots tendres, comme les diminutifs « fleurettes » chez le troubadour Raimon de Miraval, « rossignolet », « jeunette » chez Bernard de Ventadour, « angelette », « seulette » chez Ronsard. Cette association tendre dans ce lieu enclos est une sorte de substitut poétique de l’idée du paradis, c’est le signe d’une saison extratemporelle qui doit servir d’euphémisation du passage du temps et surtout de la mort. CONCLUSION Ces jardins d’hier deviennent pour nous, lecteurs du XXIe siècle, des jardins de toujours car la poésie amoureuse est étroitement associée au paysage idyllique. Le jardin tel que l’inventent ou le « trouvent » les poètes devient une certitude intime, celle d’un décor délectable et agréable, propice à la parole d’amour. Chez nos troubadours du Sud de la France comme chez nos poètes de la Renaissance, le jardin est donc un décor, décor de l’éclosion et de la cueillaison de la fleur ; et entre le « naître » et le « faner », la comparaison de cette fleur va s’épanouir pour démontrer la nécessité du carpe diem. Le jardin au printemps n’est donc pas seulement un argument de conquête amoureuse, mais aussi une tentative pour maîtriser le temps, pour concentrer le désir dans la douceur du « naître » et l’urgence du « cueillir ». Dans tous ces jardins d’hier, il y avait mille choses à dire encore, mais la conclusion que nous pourrions apporter revient à résumer les trois fonctions essentielles du thème des jardins dans la poésie courtoise des troubadours et poésie amoureuse de la Renaissance : Une fonction analogique : par l’analogie avec la nature au printemps, la dame est faite jardin aux mille fleurs. Une fonction de révélation : le lieu du poème amoureux est un jardin où se révèlent le carpe diem et le carpe florem. Une fonction d’amélioration du monde : car c’est contre l’angoisse du passage du temps que se construit en fin de compte le jardin-poème. La conscience aiguë de l’instant printanier dans un lieu protégé de la vieillesse participe à une appropriation du temps afin d’élaborer une contreoffensive de la sensualité et de l’érotisme pour ainsi mettre en échec toutes les images du Saturne dévoreur.

Moyen Age, les lexicographes et les maîtres de style enregistrent le locus amoenus comme accessoire poétique… », dans La Litterature européenne et le Moyen Âge latin, p. 317 et 319.

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Les poètes de tous les temps et de tous les lieux ne rêvent-ils pas encore et toujours à l’Éden perdu, à la conquête des improbables jardins de Plaisance ou à ceux plus improbables encore de la Jérusalem Céleste ? Pourtant, « Maintes gens disent que dans les songes il n’y a que fables et mensonges ». Ainsi parle Guillaume de Lorris s’apprêtant à nous livrer son rêve d’une entrée dans le verger de Déduit : « Si quelqu’un me demande comment je veux que ce récit soit intitulé, je répondrai que c’est le Roman de la Rose où tout l’Art d’amour est enclose… » à la mesure du jardin qui l’enceint. BIBLIOGRAPHIE 1) ÉDITIONS Bernard de Ventadour, « Quand par la flors josta’l verd fuelh », textes établis par Robert Lafont, dans Las 2. Cançons dels Trobadors, Institut des Etudes occitanes, Toulouse, 1979, p. 146, collection « Opera Omnia » dirigée par Rodrigo de Zayas. Garcilaso de la Vega, Égloga II, p. 234-235, v. 203-208 et 210-211, trad. par P. Verdevoye, Aubier, Paris. l’Odyssée, IV, préface de Paul Claudel, traduction, introduction et notes de Jean Bérard, Paris, Gallimard, 1983. Du Bellay, Divers jeux rustiques, Chant de l’Amour et du Printemps, t. V, p. 44-45, v. 169176. Boiardo, Canzionere, 82, p. 110, v. 31-37, Garcilaso De La Vega, Égloga II, p. 243-244, v. 440-444 et 446-448, trad. par Paul Verdevoye, Aubier, p. 207. Guiraut Riquier, « Amb lo temps agradiu gai », textes établis par Robert Lafont, in Las cançons dels Trobadors, Institut des Etudes occitanes, Toulouse, 1979, p. 606, collection « Opera Omnia » dirigée par Rodrigo de Zayas. Góngora, Sonetos Completos, p. 157, v. 1-2, trad. par F. Turner, Imprimerie Nationale, p. 101. Ronsard, Le Premier Livre des Odes, Avant-Venue du Printemps, XIX, t. I, p. 670, v. 19-24. La Litterature européenne et le Moyen Age latin, p. 317 et 319. 2) ARTICLES ET MONOGRAPHIES ÉVRARD, Marianne, « De l’Amour de Mai à l’hiver de la vie : l’isomorphisme des cycles saisonniers dans la poésie de la Renaissance », dans Actes du Colloque L’Homme et la nature, histoire d’une colonisation, Université de Paris 1, Institut Catholique de Paris, éd. L’Harmattan, 2006, p. 183-198. JEANROY, Alfred, Anthologie des Troubadours XIIe-XIIIe siècles, édition refondue, textes, notes, traductions par J. Boecke, Librairie A.G. Nizet, Paris, 1974. GIRONCE-ÉVRARD, Marie-Anne, Le Troubadour Aimeric de Peguilhan, Analyse et traduction, Mémoire de Maîtrise de l’Université Michel de Montaigne, Bordeaux 3, Bordeaux, 1988. CURTIUS, Ernst Robert, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, Presses universitaires de France, Paris, 1948.

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Jardins d’hier et d’aujourd’hui. De Karnak à l’Éden. Édité par Sydney Hervé Aufrère et Michel Mazoyer Cahiers Kubaba, Paris, 2012, p. 181-194. ————————————————————————————————————————

L’ARBRE ET LA FLEUR DANS LES TEXTES RELIGIEUX ET POÉTIQUES AU XIIE SIÈCLE Pascale BOURGAIN

École nationale des Chartes

Menant une réflexion sur la symbolique du jardin à travers deux des plantes qu’on y rencontre : l’arbre et la fleur, rappelons que ce que nous appelons le symbolisme médiéval est une foi enracinée en l’efficacité des métaphores pour une compréhension à la fois intuitive et intellectuelle des phénomènes1. Les jardins (du germanique gart, épieu, clôture) ont deux caractéristiques : ils sont enclos, par besoin de protection ainsi des jardins véritables, si l’on ne veut pas que les animaux ou les passants les ravagent, et si l’on veut y passer des moments agréables, choisis. À partir environ de la fin du XIe siècle, le jardin représente métaphoriquement le lieu de l’intériorité personnelle : le jardin de l’âme. Comme le jardin des romans, qui est toujours enclos, et le jardin monastique, qui est le cloître. Le locus amoenus de l’Antiquité se transforme le plus souvent en jardin clos, personnel. On retient surtout la formule biblique du Cantique des Cantiques, l’Épouse appelée hortus conclusus, jardin clos. Ce jardin de l’âme a un jardinier, qui est le Christ, Ortolanus, puisqu’au matin de Pâques, dans le jardin de la Résurrection, Marie Madeleine l’a d’abord pris pour un jardinier. La deuxième propriété du jardin correspond à la fausse étymologie du mot hortus, destinée, dans une souveraine indifférence à l’identification des radicaux, à exprimer la véritable nature d’un jardin : hortus est rapproché par Isidore de Séville du verbe orior, naître, et en conséquence est le plus souvent écrit sans h. Dans un jardin naissent et croissent des plantes, arbres et 1

Quelques aperçus et une bibliographie sommaire dans BOURGAIN et HUCHARD, Le jardin médiéval, un musée imaginaire, p. 202, notamment « L’imaginaire du jardin médiéval », p. 83125 et anthologie p. 53-82. On trouvera la bibliographie complète des éditions de textes à la fin de cet article.

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fleurs. Il y vient aussi des légumes, dans les jardins réels ; mais très peu dans les textes, parce que leur puissance métaphorique est moins riche. Tel auteur cistercien, comme Geoffroy d’Auxerre, faisant le tour des différents jardins cités par le Cantique des Cantiques, trouvera bien une valeur allégorique même au jardin de légumes2. Mais cela est négligeable face à l’omniprésence des arbres et des fleurs. Le troisième nom du jardin, c’est viridarium, qui, avant de se spécialiser au sens de ‘verger’ qui en dérive, donc de jardin d’arbres fruitiers, désigne tout jardin d’agrément, qu’il y pousse ou non des arbres fruitiers. Ainsi le troisième aspect du jardin indiqué par le lexique, c’est la verdeur et la vitalité des plantes. La puissance dynamique de la nature, qui fait naître inlassablement la vie et la végétation, a été spécialement ressentie et célébrée au XIIe siècle, le grand siècle de la nature (au sens philosophique), nature qui apparaît dans les titres et sous-titres des œuvres importantes de façon dominante. Une véritable admiration pour l’œuvre de la Création apparaît chez Hugues de SaintVictor, notamment dans le De tribus diebus où il s’émerveille sur le bleu du ciel et sur la verdeur qui monte irrésistiblement vers le ciel et la vie. La verdeur, viriditas, « cette viriditas, qui dans tous les écrits d’Hildegarde évoque la merveille de la fécondité terrestre et céleste, dans les sens tout comme dans l’âme »3, est plus théologique que descriptive. Liée à la vie (vita), à la force et à la puissance (vis, vir), la verdeur exalte la puissance vitale qui est celle de Dieu et se manifeste dans la nature et dans la foi du croyant quand, comme la nature, il s’épanouit en Dieu. Dieu créateur ne cesse de donner vie à sa création, car s’il cessait une seconde de le faire, elle disparaîtrait. Il contient en soi les graines, semina, de la création, et est parfois appelé le Semeur, comme dans la poésie irlandaise Altus prosator. La fécondité de la nature, ouvrière de Dieu, chante ses louanges. Mais cette fécondité obéit à la pulsion annuelle de la montée de la sève comme de la multiplication des troupeaux. Le printemps est la gloire de Dieu. La poésie printanière, née dans les hymnes pour le matin de Pâques avant de se prolonger dans la poésie d’amour, est donc en plein accord avec l’exaltation de la capacité de création du créateur. Les jardins dépendent du temps des saisons, mort et renouveau, attente longuement préparée et naissance. Mais pour les penseurs et poètes (sinon pour les jardiniers), l’éternel recommencement du cycle fait passer le concept, ‘l’universel’ de la notion de jardin, dans cet au-delà du temps 2

Expositio in Cantica canticorum, VI, éd. F. Gastaldelli, vol. 2 p. 588 et suiv. DRONKE, « Les conceptions de l’allégorie chez Jean Scot Érigène et Hildegarde de Bingen », p. 239-240. 3

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mortel d’ici-bas qu’ils percevaient dans la notion d’aevum, intermédiaire entre le temps et l’éternité. L’idée de jardin est liée au paradis d’avant et d’après notre bas monde, où ont été placés les premiers parents et où l’espoir de l’Humanité est de retourner. Entre les véritables jardins des jardiniers, avec leurs méthodes de plantation et de récolte, qui correspondent au temps de cette terre, et le jardin d’éternité, immuable et inaccessible, le jardin, dans l’aevum intermédiaire, promet à qui sait s’en donner la peine de participer à l’œuvre divine en faisant pousser et fleurir des fleurs qui ne se faneront pas, qui garderont à jamais l’éclat de leur viriditas. Le jardin de l’âme est une notion fréquente depuis les Pères de l’Église grecque. Y poussent les vertus. Si l’on jardine bien, c’est-à-dire si l’on en expulse les mauvaises herbes et les plantes stériles…4. Dans les jardins se trouvent donc des arbres et des fleurs. Les plantes qui ont le plus de succès en poésie et dans tous les textes qui font appel au symbolisme du monde végétal, ce sont celles qui sont citées dans la Bible, dont le grand nombre, parce qu’il faut bien comprendre tous les sens possibles du texte inspiré et mystérieux, justifie l’apprentissage de la botanique, comme d’autres sciences d’ailleurs. La plupart des plantes citées sont inconnues dans nos climats, et de simples plantes sont prises pour des arbres par les glossateurs et exégètes (la notion même d’arbre ne correspondant d’ailleurs pas exactement à la nôtre). Leurs propriétés, avec les possibilités d’interprétation qu’elles offrent, sont donc enseignées avec d’autant plus d’intérêt que, pour leur aspect concret, on devait avoir moins d’idées précises. La botanique biblique, notamment pour le Cantique des Cantiques, cet épithalame qui parle d’un grand nombre de jardins (jardin d’aromates, jardin de noix, jardin de grenades…) comprend pas mal de plantes aromatiques et odorantes. Une partie de celles-là étaient connues par le commerce, au moins sous forme de graines pilées ou d’essences, et certaines acclimatées dans les jardins de simples. Ce sont des plantes nobles, pas comme les légumes… À part les plantes aromatiques, la Bible parle d’arbres et (un peu moins), de fleurs. Passons donc aux arbres5. L’histoire de l’humanité commence par un arbre. Un arbre fruitier, Ève en cueillit le fruit. Et cet arbre, mais c’est une autre histoire6, on ne put se 4

Voir par exemple, pour les chartreux, NABERT, Des jardins d’herbes et d’âme. Voir le tout récent ouvrage de FASSEUR, JAMES-RAOUL, VALETTE (dir.), L’arbre au Moyen Âge, notamment l’introduction, p. 7, et PASTOUREAU (dir.), L’arbre. Histoire naturelle et symbolique de l’arbre, du bois et du fruit, avec bibliographie. 6 Voir par exemple l’histoire légendaire de la Croix publiée avec des bois gravés en 1483, Illustrations from the Legendary History of the Cross […] from a Dutch Book published by Veldener, 1483, éd. John Aston, Londres, 1937. 5

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résigner à le voir disparaître ensuite de l’histoire de l’Humanité. À vrai dire, il y avait deux arbres au jardin d’Éden, l’arbre de vie et l’arbre de la connaissance, et dans certaines légendes ils fusionnent. L’arbre, ou un de ses rejetons, finit par arriver sur terre pour être coupé et devenir le bois dont fut fait la croix, donc l’arbre de vie. L’arbre qui entraîna la chute de l’homme est aussi la source de la rédemption, et il n’est pas rare de voir le Christ crucifié sur un arbre7. De toute façon, comme saint Bernard le dit dans une incise sans emphase, presque sans s’en apercevoir, l’arbre de la croix n’est pas un arbre de forêt. « Le bois de la croix fait germer la vie, il porte des fruits en nous guérissant. Ce n’est pas un arbre de forêt8. » Si je cite l’arbre de la croix, c’est pour signaler qu’en fait, dans les jardins, comme on peut s’y attendre, il y a peu d’arbres uniquement destinés à faire du bois. Ils sont en dehors, dans les forêts. Et l’arbre en tant que bois virtuel excite assez peu les imaginations. À part telle miniature représentant l’abattage d’un arbre par des moines (par ex. Dijon 173, fol. 41), l’arbre comme bois sur pied intéresse peu. Peut-être parce que le bois introduit l’idée de mort de l’arbre, or c’est sa survie à travers les hivers qui compte, sa pérennité à travers les ans et les saisons. En revanche, ce qui rend l’arbre un symbole actif et vivant, c’est sa capacité à présenter, par sa double ramure, dans la terre et dans le ciel, racines et branches9, des possibilités d’arborescences, de regroupements, de filiations. L’arbre de Jessé, qui permet de représenter visuellement la généalogie du Christ, en est la meilleure illustration. Or c’est au XIIe siècle que s’opère un mouvement de bascule. Auparavant, la métaphore de l’arbre sert à exprimer le développement de quelque chose qui, parti de presque 7

Le Lignum vitae de saint Bonaventure concentre, sous forme de ramification des douze branches de l’arbre de la Croix, toute l’histoire de la rédemption. Les peintres s’en inspirent pour représenter le Christ sur l’arbre de vie. 8 Lignum crucis vitam germinat, fructificat jam medicans nos. Non est silvestris arbor. Saint Bernard de Clairvaux, Sermones, dans Sancti Bernardi Opera, éd. J. Leclercq, C.H. Talbot et H.M. Rochais, V, p. 428 l. 4. 9 Quot radicibus arbor innititur, tot ramis, sicut aiunt, decoratur. Saint Bernard de Clairvaux, Sermo in natali sancti Benedicti, dans Sancti Bernardi Opera, VI (éd. citée), p. 7, l. 1. — Nous laissons de côté, comme minoritaires et plutôt tardives, les représentations d’un arbre sec ou arbre seul, identifié en Orient par Jean de Mandeville ou Marco Polo (Devisement du monde chap. 9), voir PASTOUREAU (dir.), L’arbre au Moyen Âge, p. 60, qui se rattache à l’arbre mortel de la connaissance. Il est rare que les arbres aient une connotation négative, comme l’arbre sec entouré de flammes qui supporte les damnés (le rufian, le blasphémateur, le traître, le voleur, le fornicateur, le sacrilège, l’homicide et le tyran) pendus par la partie de leur corps par laquelle ils ont péché, dans l’enfer du Jugement dernier de l’église Sant’Annunziata de Sant’Agata dei Goti, prov. Benevento, Italie (XIVe siècle) ; voir FRUGONI, Lavorare al inferno : gli affreschi.

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rien, une graine, peut monter vers le ciel comme une force irrésistible10, à condition de partir d’un terreau sain et sur de bonnes bases11. Puis, au cours du XIIe siècle, une hantise à chercher les origines et les conséquences trouve dans la métaphore de l’arbre un moyen d’analyse. Avec la mentalité numérique qui tend à s’installer, à partir du XIIIe siècle, cette métaphore sert à ordonner, dénombrer, classer. Alors que l’unité du tronc concentre son énergie en une seule notion, on analyse sous forme de racine les origines, les préparatifs d’un phénomène, et sous forme de branches son développement et ses conclusions. Pour Ruysbroek, l’arbre aux douze branches, c’est la foi avec les douze articles de la foi. Pour Raymond Lull, l’arbre de la volonté porte neuf fleurs. Le même Lull énumérant le titre de ses livres en cite trois qui parlent d’arbre, « L’arbre de science, l’arbre de la philosophie, l’arbre de l’amour de la philosophie » (ou de la philosophie de l’amour). Et ainsi de suite. Que d’arbres ne rencontre-t-on pas ? L’arbre de vie, l’arbre du bien (et du mal), les vertus12, l’Église, la bonne volonté de l’homme13, la crainte du Seigneur14, l’âme surtout, bois stérile avec Adam, chargé de fruits par la grâce du Christ15. Le point commun étant que, pour que ces arbres se développent, ils ont besoin d’un jardinier, qui est le Christ16, ou Dieu qui

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L’arbre de l’Église, un tout petit grain au temps des prophètes, grandit avec les apôtres, et s’épanouit en très grand arbre pour l’Église actuelle, arbor frondosa nimis, pour Paschase Radbert, Expositio in Mattheum, éd. Beda Paulus, 7, l. 1249. Pour Hugues de Saint-Victor, qui dans le De archa Noe (l. II) compare longuement les trois livres de vie, les trois paroles de vie et les trois arbres de vie, l’arbre de la sagesse, parallèle à l’arbre matériel planté au paradis par Dieu, au début faible comme un roseau, se fortifie et s’élève progressivement, en quinze étapes correspondant à celles de la vie d’un arbre (De archa Noe, l. III, surtout chap. 17, éd. P. Sicard, p. 83). 11 La pensée combien subtile d’Hildegarde de Bingen compare le Christ à un arbre dont la puissance vitale (viriditas) part des racines, plantées dans le terreau de son humanité, pour accomplir ses œuvres de par sa divinité comme un arbre étend ses grandes branches, sicut arbor de viriditate radicis grossos suos profert, ita et ipse in divinitate, de qua in humanitate radicavit, universa opera perfecit. Liber divinorum operum, III, visio 2, 14, éd. A. Derolez et P. Dronke, p. 373 l. 20. Les œuvres (ici la rédemption), sont universellement les fruits. 12 Universel, mais voir spécialement Aelred de Rievaulx et Ambroise Autpert. 13 La bonne volonté de l’homme est un arbre qui doit planter ses racines dans le Christ, pour Paschase Radbert, Expositio in Mattheum (éd. citée), II, l. 2792-2802. 14 Videtur mihi quod timor Domini sit arbor pulcherrima in corde viri sancti plantata, quam Deus rigat continue. Saint Bonaventure, Collationes de septem donis Spiritus sancti, II, par. 6, l. 18. 15 Lignum aridum factus eras in Adam, sed nunc per gratiam Christi pomiferi arbor pullulas, Guillaume de Saint-Thierry, Excepta de libris beati Ambrosii super Cantica, § 85 l. 3. 16 Métaphore complète chez Bonaventure, Sermones dominicales 19, § 85 l. 3, à propos de la parole du Christ « si quelqu’un conserve ma parole … » : tanquam bonus hortolanus desiderans quamlibet arborem sui horti scilicet militantis ecclesiae fructificare, ne securi aeternae

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dispense l’eau de vie. Et en tout cas de beaucoup d’efforts, comme le répètent inlassablement les écrits mystiques, et notablement ceux adressés aux femmes à la fin du Moyen Âge, comme si les soins attentifs du jardinage les touchaient particulièrement17. Un arbre doit donc porter du fruit, et c’est à son fruit qu’on reconnaît sa qualité. Le Christ l’a dit, dans le Sermon sur la montagne : « Ainsi un bon arbre fait de bons fruits, un mauvais arbre de mauvais fruits. C’est impossible qu’un bon arbre fasse de mauvais fruits, et qu’un arbre mauvais fasse de bons fruits » (Mt 6, 17-18). D’où le proverbe : arbor a fructibus cognoscitur. Lorsqu’Abélard veut déconsidérer l’enseignement d’Anselme de Laon, le maître réputé, il le compare à un arbre au superbe feuillage, très beau à voir de loin, mais sans fruit18. Et Hugues de Fouilloi, en appendice à son livre sur les oiseaux, définit ainsi l’arbre dans sa liste alphabétique des êtres et objets naturels : « Plus profondément l’arbre a enfoncé ses racines en terre, plus fermement il s’attache au sol, fait de l’ombre, verdit à la saison, fleurit, porte du fruit, se dessèche en hiver, et lorsqu’on élague les branches superflues porte davantage et plus généreusement du fruit19. » Hugues est sensible au rapport d’équivalence racines/branches et à la force vitale qui fait grandir et verdoyer l’arbre, mais il cite les fruits deux fois, avec l’art de la taille qui améliore la productivité : l’arbre générique est bien un arbre fruitier. Dans la littérature, on rencontre parfois des arbres-jalon d’un paysage, sous lequel s’arrête un roi, ou un héros ; le pin sous lequel meurt Roland ou celui de la fontaine de Narcisse dans le Roman de la Rose (les pins sont prestigieux car ils sont encore rares en dehors du bassin méditerranéen). Puis les arbres protecteurs, ceux sous lesquels se rencontrent les amants, ceux qui servent d’abri en fournissant l’ombre20 propice, abri ou cachette, et ceux-là damnationis succidatur ... sed quia primo arbor recipit solaris radii influentiam, deinde producit fructuum abundantiam, et postea habetur super eum ne pereat diligens custodia, ideo ... 17 À commencer par Hildegarde de Bingen : Nam bona arbor ut fructum ferat irrigatur, circumciditur atque circumfoditur, et ab ea vermes, ne fructuum ejus comedat, abstrahuntur. Scivias III, visio 8, c. 8, éd. A. Fühkötter, p. 490, l. 460. Arrosage, élagage, sarclage, chasse aux parasites, Hildegarde s’y connaît fort bien. 18 Arbor ejus tota in foliis aspicientibus a longe conspicua videbatur, sed propinquantibus et diligentius intuentibus infructuosa reperiebatur. Historia calamitatum, éd. J. Monfrin, p. 68, l. 172-173. 19 Arbor, quanto altius radicem figit , tanto firmius haeret, umbram facit, in aestate viret, floret, fructificat, in hieme marcescit, superfluis abscissis magis et uberius fructificat. Hugo de Folieto, De avibus, IV, 1, PL 177, c. 137B. 20 L’ombre fournie par les arbres est un élément apprécié dans une civilisation qui craint le soleil. C’est un héritage des deux civilisations antique et biblique, pour lesquels la fraîcheur est un des ingrédients du plaisir de vivre. Mais, dans nos textes concentrés sur la productivité en

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sont le plus souvent dans des jardins ou des vergers. Et, rarement, on peut retrouver le souvenir de Tityre sous son arbre au début des Bucoliques, l’arbre protecteur du soleil étant alors une métaphore pour le patron de l’auteur qui le protège de sa haute puissance21. De fait ce que l’on trouve plutôt dans les jardins décrits par les poètes, ce sont des arbres productifs, donc fruitiers. Ainsi le Palais de nature, dans l’Anticlaudianus d’Alain de Lille, est un endroit où le temps n’a pas de prise, où chaque plante est constamment à son acmé. Les arbres qui cernent le palais, lui servant de clôture, sont des arbres à fleur et à fruit. « Est exilé tout arbre qui ne sait rendre son tribut de germination et de fruit à Nature. Cherchant à se procurer sa faveur par un fruit meilleur, à surpasser les autres par ce qu’il offre, chaque arbre ne cesse de penser à ce qu’il va produire. » Mais ils ne produiront pas de bois, puisque la hache n’y pénètre pas plus que l’hiver22. Dans le palais antithétique de Fortune, le désordre du hasard empêche les arbres de produire régulièrement et les dénature, le rapport avec le temps est frénétique et instable : « Ici, le bois est entre deux temps, les arbres y naissent mal accordés ; l’un demeure stérile, l’autre porte des fruits ; l’un se réjouit d’un feuillage nouveau, l’autre pleure, orphelin de ses feuilles mortes. L’un est en pleine verdure, d’autres se dessèchent, un seul fleurit, les autres perdent leurs fleurs ; l’un s’élève en hauteur, les autres gisent au sol. Tandis que l’un prospère, les autres dépérissent […] Le caprice du sort fait à cet endroit bien des choses à l’envers ; le cèdre, demeurant court et bas comme un pygmée, cesse d’être un géant, alors que le tamaris nain est atteint de gigantisme. Le laurier perd sa verdeur, le myrte a des fruits, l’olivier se dessèche, le saule devient fécond et le poirier stérile, le pommier orphelin est sans fruit et l’orme rivalise avec la vigne féconde23. » Nature, émanation de Dieu, a un jardin qui flotte dans l’aevum, antichambre de l’éternité, c’est-àdire le temps non soumis à la mort qui règne sur le monde sublunaire. Mais à l’inverse le jardin de Fortune dévoie et dérègle les lois naturelles, y compris celle du temps : le temps annuel, garant de la floraison et de la fructification même s’il repasse par le sommeil de l’attente, apparaît bien, avec ses lois inexorables, comme nécessaire à tout ce qui est épanouissement et fructification, dans le jardin de l’âme comme dans les jardins terrestres. Pour pousser jusqu’au XIIIe siècle, ce que Déduit a planté dans le jardin du Roman de la Rose, ce sont des arbres exotiques, puis des arbres de chez fruits, c’est le seul élément qui annonce les jardins d’agrément, où arbres et tonnelles offrent la juste température à la belle saison. 21 Préface de Geoffroi de Monmouth, Historia regum Britanniae, éd. N. Wright, 1985, p. 12. 22 Alain de Lille, Anticlaudianus, éd. Robert Bossuat, I, v. 55-106, p. 58-60. 23 Ibid., VII, v. 405-438, p. 169-170.

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nous. Dans cet ancêtre des arboretums, poussent un ou deux spécimens de chaque espèce (grenadiers, noyers, amandiers, figuiers, dattiers) sauf celles qui n’ont aucun intérêt, puis tous les arbres de chez nous qui produisent des fruits, jusqu’aux sorbes, alises et noisettes (mais pas de glands ni de faînes) ; et un peu partout des oliviers et des cyprès, qui ne poussent pas dans nos pays, précise Guillaume de Lorris. Dans toute cette liste, seuls les cyprès sont improductifs, et il est possible que, n’en ayant jamais vu, Guillaume de Lorris ne le sache pas24. Pour lui, un arbre digne de ce nom produit quelque chose de comestible. C’était d’ailleurs l’avis du Christ, qui a maudit le figuier stérile (Mt. 21, 19) et qui dans une parabole promet l’abattage au figuier qui ne porte pas de fruit (Mt. 3, 10). Dans l’encyclopédie en images de Lambert de Saint-Omer, Liber floridus, avant 1122, l’arbre du Bien et du Mal est représenté en deux parties25. Du côté du mal, identifié à la Synagogue, dont les racines sont le siège de la Cupidité (car Radix omnium malorum cupiditas), toutes les branches sont celles de ce figuier maudit, et la hache, qui représente la damnation éternelle, repose déjà sur ses racines. L’arbre sans fruit sera abattu. Du côté du bien, que la Charité rend verdoyant, on a des branches occupées chacune par une vertu, qui sont le pin, le térébinthe, le buis, le cèdre, l’olivier, le cyprès, le sapin, le platane, le cynamome et le balsame, chacun avec ses fruits, qui bordent ou parsèment les feuilles qui les représentent, même le buis et le pin bien que ces fruits soient chez eux discrets. Le commentaire est fait d’une suite de citations bibliques qui parlent uniquement de fruit. Où sont les chênes26, les hêtres, les ormes, les frênes de la vie quotidienne ? Aucun ne figure dans aucun jardin, ils sont le propre des espaces sauvages, de la forêt de tous les dangers. Aucun n’a été jugé digne de représenter une vertu. Seul le buis, symbole de la mansuétude27, et peut-être le sapin, avec pour vertu la sobriété, poussent dans nos 24 Pourtant les prédicateurs savent qu’il est improductif : cyprus inutilis est arbor que plura habet folia quam fructus, Thomas de Chobham, Summa de commendatione et extirpatione virtutum, éd. Juan Carlos Morero Garcia, 3, l. 114. 25 Liber floridus, codex autographus bibliothecae Universitatis Gandavincis [92], éd. A. Derolez ; et DEROLEZ, The autograph manuscript of the Liber Floridus. 26 Le chêne figure essentiellement dans les traités de grammaire, mais on ne parle que de ses fruits, pas de sa force : Quercus est arbor glandifera et dicitur a querendo, eo quod antiqui ibi victum querebant, Sedulius Scotus, In Donati Artem maiorem, éd. Bengt Löfstedt, III, p. 306, l. 6-8. — Robur proprie dicitur arbor ferens glandes, Ars Laureshamiensis, Expositio in Donatum, III, éd. Bengt Löfstedt, Grammatici hibernici carolini aevi, II, p. 226, l. 48. 27 Il représente chez lui la mansuétude ; ailleurs, on l’applique à désigner l’ascétisme monastique : buxus est arbor parva, suco amara, dura valde, et signat eos qui amara condicione vite et dura religione vincunt mundum, carnem, demonem, Hermann de Werden, Hortus deliciarum, éd. P. G. Schmidt, p. 420, l. 105.

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contrées. Donc, pour qu’un arbre excite l’imagination et des pensées spirituelles et élevées, il faut de préférence qu’il produise du fruit, mais surtout qu’il soit exotique, cité dans les ouvrages sur les plantes antiques ou les manuels d’exégèse biblique. Lorsque Chrétien de Troyes imagine un arbre qui puisse abriter à l’air libre les amours de Cligès et Fénice, il ne lui donne pas de nom : c’est un arbre greffé, chargé et recouvert de fleurs, dont les branches ont été menées de façon à former tonnelle. Mais ce prodige de l’art du jardinier n’est d’aucune espèce spécifiée, contrairement au poirier de Jehan et Blonde de Philippe de Beaumanoir ou à celui du Roman de la Poire de Tibaut au XIIIe siècle. Gageons cependant, pour être aussi fleuri, que c’était un arbre fruitier. L’intérêt de l’arbre, c’est son fruit, bien qu’on ne parle jamais de récolte ou de cueillette. Une seule fleur se mêle aux arbres du Liber floridus. C’est la rose, qui accompagne la vertu de continence. Pour occuper l’espace entre les branches il y a bien aussi, encadrant la figure de la Chasteté, deux longues tiges de lys, très reconnaissables, et d’autres roses qui encadrent l’Espérance. Mais seule la rose a droit à une véritable tige munie de la large feuille qui représente aussi les autres arbres. Qu’est-ce qu’une fleur, dans nos textes ? Comme dans l’Antiquité, comme dans toutes les langues de la terre, la fleur a servi à exprimer la plus belle réussite de la vie, l’épanouissement, la beauté, et aussi la jeunesse, ou du moins le temps de l’état maximal ou de la plus grande perfection. On appellera un clerc flos cleri, fleur du clergé, comme on dit fleur de chevalerie, c’est l’épithète louangeuse qui sert à exprimer qu’un individu est l’espoir d’une classe ou d’une catégorie sociale parce qu’il en représente assez bien la perfection. La fleur connote aussi l’espoir et l’attente, puisqu’elle est promesse du fruit28. Ainsi la fleur de la chasteté donnera le fruit d’éternité29. Mais la fleur est liée au temps de façon plus inquiétante que l’arbre, destiné à braver les années. Sa fragilité l’attache à l’instant, au précaire, au périssable. Les moralistes les plus sévères rappellent qu’une fleur n’est pas fruit : elle peut toujours se dessécher avant maturation. La fleur est donc ambivalente. Et justement, deux apparitions de la fleur dans la Bible illustrent ces deux aspects. D’abord la fleur du foin, flos foeni, qui exprime dans les Épîtres de Pierre et de Jacques tout le pessimisme du périssable. La fleur d’herbe dure si peu

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Sicut enim in flore futurus fructus promittitur, ita in bono opere futurae retributionis praemium exspectatur. Hugues de Saint-Victor, De archa Noe, III, 12, (éd. citée), p. 80, l. 4. 29 Speculum virginum, éd. J. Seyfahrt, 1, l. 199.

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de temps30. Comme elle la gloire, la jeunesse, la vie passeront. Avant Ronsard, Alain de Lille médite sur la fugacité des roses31. La fleur d’espoir et d’émerveillement, qui échappe au temps de cette terre, c’est celle qui fleurit au bout de la tige de Jessé, radix Jesse, virga Jesse, et que l’on interprète généralement comme le Christ, rejeton de la race de David. Le Christ est la fleur suprême, l’espoir et l’accomplissement. Sans difficulté, puisque en latin le mot est masculin, alors qu’arbor est féminin. La fleur qu’est le Christ naît de la virga/virgo, la Vierge qui est aussi la verge, la tige. Virgo Dei genitrix virga est, flos filius ejus32. Et de plus, dans le Cantique des Cantiques, l’Époux, que l’on interprète comme le Christ, s’appelle lui-même fleur des champs et lys des vallées : Ego sum flos campi et lilium convallium. L’Épouse est un jardin clos, mais l’Époux, suscitant l’ingéniosité des exégètes, est une fleur des champs, pas une fleur de jardin. Pour représenter la simplicité, l’humilité, nous dit-on, parce qu’il est une fleur sauvage, — venu du ciel et non de l’industrie humaine et de l’avidité des paysans. C’est donc un lys qu’on dessine au bout de la tige de Jessé. Le Christ a aussi parlé des lys des champs, plus beaux en leur naturel que les plus riches parures de Salomon. Le lys est bien une fleur biblique, et sa blancheur en fait symbole de pureté. C’est d’ailleurs une fleur stérile33. Ce sera donc, dans les poésies religieuses, la fleur des vierges. L’autre fleur citée par la Bible est la rose. Dans l’Ecclésiastique, c’est la seule fleur à laquelle se compare la sagesse divine, parmi une longue énumération de plantes aromatiques et d’arbres (Eccl. 24, 17-23). Ce qui explique la rose unique fleur de l’arbre de vie chez Lambert de Saint-Omer. Et il est bien entendu que c’est la plus belle des fleurs, la plus éclatante34, et rouge, ce qui lui permet de symboliser la gloire du martyre par la couleur du sang. C’est la fleur de la Vierge, mais une rose sans épine puisque sans défaut35. 30

Sicut flos foeni transibit. Arefecit foenum, et flos ejus decidit, Jac. 1, 10 ; omnis gloria ejus tanquam flos foeni. Exaruit foenum, et flos ejus decidit, 1 Petr. 1, 24. Dans les deux cas il s’agit de la chair. 31 Omnis mundi creatura, éd. F.J.E. Raby, The Oxford book of medieval latin verse n° 242, p. 369, str. 2 et 3. 32 Saint Bernard, Sermo in adventu Domini 2, dans Sancti Bernardi Opera IV, p. 173, l. 9. Il continue : Flos utique Virginis filius, flos candidus et rubicundus, electus ex millibus ... et, sicut ipse testatur, flos campi est, et non horti. 33 Lilium flos est inter flores pulcherrimus, sed sterilis. Guillaume de Saint-Thierry, Expositio altera super Cantica, PL 180, c. 535D. Le lys se reproduit par dédoublement du bulbe, ce qui lui vaut peut-être cette caractérisation, commode pour symboliser la chasteté. 34 Porro quis flos pulchrior vel rubicundior rosa ? Quid in ecclesia pulchrius quantum ad puram conscientiam virgine sacra ? — Speculum virginum, 1, éd. J. Seyfahrt, l. 199. 35 Par exemple : flos de spina, spina carens […] nos peccati spina sumus cruentati, sed tu spine nescia, Adam de Saint-Victor, Salve mater Salvatoris, str. 2, éd. B. Jollès, p. 204 ; ou :

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Blanc et rouge, et justement, quand l’Épouse du Cantique décrit l’Époux, elle le dit blanc et rouge, dilectus meus candidus et rubicundus (Cant. 5, 16). Michel Pastoureau a montré que la triade des couleurs essentielles, pour tout le haut Moyen Âge, est blanc–rouge–noir. Pas de noir pour les fleurs, sauf la couleur foncée de la violette, parfois citée pour sa modestie36, qui apparaît timidement dans quelques hymnes. Le lys, symbole de la virginité par sa candeur, et la rose couleur de sang, symbole du martyre et de la passion, écrasent toutes les autres fleurs, depuis saint Cyprien et surtout saint Ambroise37. Dans la description des jardins des romans, il arrive que seule la rose soit nommée. Mais à part le lys et la rose, c’est plutôt une fleur générique, l’absente de tous bouquets, comme eût dit Mallarmé, qui sort des textes médiévaux, avant le XIIIe siècle et son désir encyclopédique de dénombrement et de description des différentes espèces. Il y a d’ailleurs étonnamment peu de fleurs dans les descriptions de jardin des romans, qui retiennent surtout l’ombre, la fraîcheur de la source, le chant des oiseaux, les odeurs aromatiques. Ainsi le Roman de la Rose ne signale violettes et pervenches que pour dire qu’il y en a dans ce jardin toute l’année, été comme hiver, et nous retrouvons le désir de surpasser le temps dans les jardins rêvés. Au-delà du temps où les roses se fanent, les fleurs éternelles sont, outre le Christ et sa mère, surtout les vertus, qui fleurissent dans les jardins de l’âme. Les vertus personnifiées : « Je suis la Charité, fleur aimable […] venez à moi, vertus, je vous emmènerai dans le candide lumière de la Fleur de la Tige (de Jessé) », proclame la Charité de l’Ordo virtutum38. Ce sont surtout les vertus des saints, reconnus ou en devenir, ou ces saints euxmêmes. Si ce sont des femmes, comme chez Hildegarde chantant les onze Rosa sine spina, 8e str. de la séquence : Ave Maria gratia plena, Analecta hymnica, t. 54, n° 216, p. 337. 36 La violette, chez saint Jérôme (Epist. 54, 14), représente les veuves, à côté des lys des vierges et des roses des martyrs. Ce qui forme une triade de fleurs (et de couleurs). Ainsi chez Pierre le Vénérable : […] castitatis liliis, humilitatis violis, rosis passionum, dans son Sermo II in laudem sancti Sepulchri, PL 189, col. 973B. 37 Ambroise, Expos. in Lucam, 7, l. 1335 : Illic lilia virginum, rosae martyrum sunt. Saint Grégoire, Homiliae in Ezech., I, 6, explique une allégorie qui est déjà solidement établie : aliter flos rosae, quia […] redolet ex cruore martyrum, aliter flos lilii, quia candida vita carnis est de incorruptione virginitatis. On retrouve le binôme, devenu un poncif, dans quantité d’hymnes à l’époque carolingienne, ainsi dans le célèbre chant de pèlerin O Roma nobilis, du Xe ou XIe siècle : roseo martyrum sanguine rubea, /albis et virginum liliis candida. Sedulius Scottus au IXe siècle en fait un poème complet, sous forme de débat : De rosae liliique certamine. 38 Ego Karitas, flos amabilis … Venite ad me, Virtutes, et perducam vos in candidam lucem floris virge, qui est évidemment le Christ, Ordo virtutum, éd. P. Dronke, dans Hildegardis Opera minora II, p. 309, l. 103. Les Vertus accourent vers la Charité en l’appelant O dilectissime flos…

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mille vierges39, on se rapproche des jeunes filles en fleur, celles qui apparaissent dans la poésie d’amour. La fleur est donc métaphore de la force vitale et symbole de l’accomplissement, qui suggère la perfection. Il existe pourtant un sentiment moins intellectuel, plus sensuel pourrait-on dire, dès le XIIe siècle. Par exemple dans ce distique des Carmina burana (n° 186 II) qui oppose la réalité sensitive à la représentation, imagée ou intellectuelle, en une sorte de protestation amusée : Flos in pictura non est flos immo figura. Qui pingit florem non pingit floris odorem. Une fleur en peinture n’est pas fleur mais figure. Qui peint une fleur ne peint pas son odeur.

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L’ARBRE ET LA FLEUR DANS LES TEXTES RELIGIEUX ET POÉTIQUES AU XIIE SIÈCLE

Lambert de Saint-Omer, Liber floridus, codex autographus bibliothecae Universitatis Gandavincis [92], éd. Albert Derolez, Story-Scientia, Gand, 1968. Paschase Radbert, Expositio in Mattheo libri XII (CCCM 56), éd. Beda Paulus, Brepols, Turnhout, 1984 Pierre Abélard, Historia calamitatum, éd. Jacques Monfrin, Paris, Vrin, 1959. [Saint Bernard de Clervaux], Sancti Bernardi Opera, éd. Jean Leclercq, Charles Hugh Talbot et Henri M. Rochais, 8 vol., Editiones cistercienses, Rome, 19571977. Sedulius Scotus, Ars Laureshamensis : Expositio in Donatum Maiorem (Grammatici hibernici carolini aevi, II ; CCCM 40A), éd. Bengt Löfstedt, Brepols, Turnhout 1977. Sedulius Scotus, In Donati Artem Maiorem (Grammatici hibernici carolini aevi, III, 1 ; CCCM 40B), éd. Bengt Löfstedt, Brepols, Turnhout, 1977. Speculum virginum (CCCM 5), éd. Jutta Seyfahrt, Brepols, Turnhout 1990. Thomas de Chobham, Summa de commendatione et extirpatione virtutum (CCCM 82B), éd. Franco Morenzoni, Brepols, Turnhout 1997. 2) MONOGRAPHIES ET ARTICLES BOURGAIN, Pascale, et Viviane HUCHARD, Le jardin médiéval, un musée imaginaire, PUF, Recto-verso, Paris, 2002. DEROLEZ, Albert, The autograph manuscript of the Liber Floridus : a key to the encyclopedia of Lambert of Saint-Omer (CCAMA, 4), Brepols, Turnhout, 1998. DRONKE, Peter, « Les conceptions de l’allégorie chez Jean Scot Erigène et Hildegarde de Bingen », dans Gilbert Dahan et Richard Goulet (dir.), Allégorie des poètes, allégorie des philosophes, études sur la poétique et l’herméneutique de l’allégorie de l’Antiquité à la Réforme, Vrin, Paris, 2008, p. 231-244. FASSEUR, Valérie, D. James-Raoul, et Jean-René VALETTE (dir.), L’arbre au Moyen Âge (Cultures et civilisations médiévales), Presses de l’Université ParisSorbonne, Paris, 2010. FRUGONI, Chiara, Lavorare al inferno : gli affreschi, Laterza, Roma, 2004. NABERT, Nathalie, Des jardins d’herbes et d’âme (Spiritualité cartusienne, Thèmes et textes), Beauchesne, Paris, 2009. PASTOUREAU, Michel, L’arbre. Histoire naturelle et symbolique de l’arbre, du bois et du fruit (Cahiers du Léopard d’Or, 2), Le Léopard d’or, Paris, 1993. 3) ABRÉVIATIONS : CCCM = Corpus Christianorum continuatio mediaevalis, Turnhout. PL + tome = Patrologie latine. CCAMA = Corpus christianorum. Autographa medii aevi.

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Jardins d’hier et d’aujourd’hui. De Karnak à l’Éden. Édité par Sydney Hervé Aufrère et Michel Mazoyer Cahiers Kubaba, Paris, 2012, p. 195-233. ————————————————————————————————————————

LA MÉLANCOLIE EN SES JARDINS, DE LA CRISE À LA GUÉRISON. ENQUÊTE DANS QUELQUES TEXTES LITTÉRAIRES DES DOUZIÈME ET TREIZIÈME SIÈCLES. Pierre LEVRON

La mélancolie décrite par les textes littéraires des douzième et treizième siècles résulte de la synthèse entre la théorie hippocratico-galénique des humeurs et la notion théologique d’acedia. Si elle a des symptômes ainsi que des modes de guérison et si des personnages y sont particulièrement exposés, elle a aussi des lieux. La mélancolie décrite par les textes littéraires met en cause le rapport de celui qui l’éprouve à une bipartition fondamentale entre les espaces naturels et les lieux créés par l’homme. Le jardin est l’un des terrains où se joue la tension entre l’effort civilisateur de l’humanité et une mélancolie ambivalente, parce qu’elle incite à l’introspection tout en favorisant des régressions anthropologiques menaçantes. Existe-il des jardins mélancoliques, au sens où ils seraient le théâtre de crises atrabilaires ou parce qu’ils la favoriseraient ? Qu’est-ce qui les distingue — éventuellement — de jardins plus « courtois » ? La notion de « belle nature » définie par Michel Zink1 aide à mieux cerner cette problématique. Elle permet de distinguer des « jardins de fait » espaces naturels singularisés par leur beauté des jardins réels. La réflexion peut alors s’organiser en deux axes principaux : la définition de jardins « objectifs » et de jardins « subjectifs », et le rôle qu’ils jouent dans les textes narratifs du Moyen Âge central. Nous aborderons trois axes : les formes du jardin « littéraire », tout d’abord ; le jardin mélancolique proprement dit, c’est-à-dire celui qui est le théâtre de crises atrabilaires ; le jardin « clinique », c’est-à-dire celui où l’on soigne la mélancolie ou qui contribue à la soigner. 1 ZINK, « Nature et sentiment ». — On trouvera les références complètes en bibliographie, à la fin de cet article.

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« Le jardin prend la forme de mon regard. » Cette paraphrase du titre d’un ouvrage d’Hubert Reeves2 met l’accent sur un phénomène essentiel : le jardin n’est pas toujours un hortus conclusus au sens où les médiévaux l’entendaient. Pour dire les choses plus précisément, il ne l’est pas parce que les textes littéraires du moyen-âge central ne se limitent pas aux définitions typologiques du jardin quand ils décrivent une nature « ordonnée » servant de théâtre à une crise atrabilaire ou à sa guérison. On considérera donc que la notion de « nature ordonnée » prime dans le cadre de notre étude sur celle de « jardin », pour deux raisons : l’importance psychologique des notions d’ordre et d’ordonnancement pour les mentalités médiévales, soulignées d’ailleurs par certains travaux de linguistique portant sur le français médiéval3 ; elles sont fondamentales dans le cadre d’une étude sur les passions mélancoliques, tant celles-ci contreviennent à l’ordre moral collectif. La fréquence très élevée des cas de « belle nature » définie par le regard de l’homme dans le corpus étudié est le second motif qui incite à orienter nos réflexions de la sorte. Une double typologie s’impose donc : celle des jardins que les textes littéraires évoquent et celle de la « belle nature » où éclatent les passions mélancoliques. Quels types de jardins apparaissent ? Les médiévaux conçoivent le jardin comme un lieu enclos de murs (ou, parfois, de haies ou de palissades)4 au milieu duquel se trouve fréquemment une fontaine5. On en distingue trois types fondamentaux : les jardins utilitaires monastiques tout d’abord ; il s’agit du potager et du jardin de plantes médicinales, identifiables sur le plan de l’abbaye de Saint-Gall6). Ce sont ceux qui sont documentés le plus tôt (le capitulaire De Villis édicté par Charlemagne et le Liber De Cultura Hortulum de Walafrid Strabon les décrivent au neuvième siècle)7. Les milieux monastiques connaissent également le verger au sens moderne du terme, un jardin planté d’arbres fruitiers, qui sert aussi de cimetière dans certains cas8. Il y a ensuite le jardin utilitaire urbain, tel celui dont les plantations sont évoquées par le Mesnagier de Paris. On recense enfin le jardin de plaisance aristocratique. Sa genèse est progressive. On commence à parler de plus en

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REEVES, L’espace prend la forme de mon regard. MATORÉ, Le Vocabulaire et la société médiévale ; PICOCHE, Le vocabulaire psychologique dans les Chroniques de Froissart, p. 24, 26, 28, 96. 4 MICHAUD-FRÉJAVILLE, « Images et réalités du jardin médiéval ». 5 HOWARD ADAMS, L’Art des jardins ou la nature embellie, p. 59. 6 CHAMBLAS-PLOTON, Jardins médiévaux, p. 8-9. 7 Ibid., p. 11. 8 FUHRMANN, « Les différentes sources, caractéristiques et fonctions des jardins monastiques au moyen-âge », p. 118. 3

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plus fréquemment de la beauté des fleurs à partir de la conquête normande9. Il est le résultat, sur le plan historique, de l’essor des arts horticoles, qui commence aux alentours du douzième siècle sous l’influence des Croisades, les savoirs horticoles du monde musulman étant alors découverts10, mais aussi des progrès de la médecine : nous sommes à l’époque de la fondation de l’École de Salerne et de la rédaction du Circa instans de Platearius. C’est aussi le moment où Alexandre Neckam conseille d’embellir les jardins avec des fleurs dans son De Natura Rerum, légèrement antérieur à 120011. Très souvent évoqué ou décrit — nous y reviendrons, — il apparaît en littérature avec un poème d’Hildebert de Lavardin décrivant le virgultum — ou jardin de plaisance — créé par l’évêque de Coutances Geoffroy de Dancrey dans le Somerset en 106612. Il ne connaît pas de traité antérieur au De vegetabilibus d’Albert le Grand, rédigé en 1260. Albert estime que l’esprit distingue le jardin utilitaire du jardin d’agrément selon ses propres désirs13. Il apparaît également dans le Rustican (ou : Livre des profits champêtres et ruraux) de Pierre Crescenzi, le plus important des traités d’agriculture et d’économie rurale au Moyen Âge14. Quels types de jardins se rencontrent dans les textes ? Le potager ne connaît qu’une seule occurrence, observable dans le fabliau Estula15 : Andui se sont cele part mis : Pauvretez fait maint home fol ! Li uns prant un sac a son col, L’autres un coutel en sa main. Par un santier saillent a plain El cortil, et l’uns s’asiet : Qui que il poist ne cui il griet, Des chos tranche par le cortil. (vers 24 à 31).

Une première hypothèse peut être formulée : il existe un lien structurel entre le type de mélancolie décrit par la narration et le genre de jardin qu’elle emploie. Le fabuliste évoque un égarement intellectuel dû à la misère et 9

HOBHOUSE, L’histoire des plantes et des jardins, p. 75. Le Livre de l’Agriculture d’Ibn al-Awwam (dit Abou Zakaria) datant de la fin du XIIe siècle en est un exemple important. Voir LE DANTEC, Jardins et paysages, p. 27-31. 11 Ibid. 12 Ibid., p. 78. 13 PONNECHERE, DE BRUYN, L’Art et l’âme des jardins, p. 158. 14 Le Rustican a été écrit entre 1304 et 1309 et traduit en français pour la première fois en 1373. Voir LE DANTEC, Jardins et paysages, p. 40-42. 15 Présenté et traduit par BRUSEGAN, Fabliaux, p. 194-201. 10

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décrit un comportement pragmatique dans un lieu utilitaire. Le jardin devient donc le théâtre d’une crise concrète. Le jardin de plantes médicinales apparaît dans le Roman de Silence d’Heldris de Cornuälle16 au moment où il raconte comment Eufemie soigne les blessures de Cador, qui vient de triompher d’un dragon jetant un feu empoisonné : Selonc le cambre ert li vergiés U li mie et li clergiés Ont fait planter erbes moult chieres Qui vertus orent de manieres. Bials est li vergiés les les estres. Entre l’odors par les fenestres Ki plus soef i olt de piument (vers 615 à 621).

Ce jardin hybride subtilement deux catégories : le jardin d’agrément nobiliaire, tout d’abord, rappelé par le terme canonique de verger qui désigne souvent un « jardin de plaisance » en ancien français, et qui se distingue très nettement du cortil (« potager ») d’Estula, tout autant d’ailleurs que du Hortus, latin et monastique17, et par l’association du verger à la beauté. Le lieu et la vertu forment un binôme visuel (les destinataires du roman se figurent un lieu plaisant à regarder) mais surtout idéologique : la beauté est une caractéristique essentielle de l’idéal nobiliaire parce qu’elle exprime la santé, la vitalité, mais aussi la fécondité. Le jardin d’herbes médicinales vient ensuite. L’héritage monastique transparaît aussi bien par la population du jardin (tout entier consacré aux herbes médicinales) que par le fait que c’est un espace créé et utilisé par les gens de médecine et de religion18. Parfaitement accordé à sa fonction — soigner Cador, qui souffre d’une maladie mélancolique puisqu’il a été empoisonné19 — il est aussi le lieu d’une translatio studii : la noblesse recueille les savoirs et les lieux cultivés par les clercs. Le jardin des simples devient alors le contraire de la forêt, lieu sauvage hanté par le monstre20. Une seconde hypothèse peut être avancée : le jardin peut servir de « réactif » à un état mélancolique qu’il est appelé à

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Le Roman de Silence, édité par L. Thorpe. Sur le lexique médiéval des jardins, voir GOUIRAN, « Le jardin de Belauda » ; FUHRMANN, « Les différentes sources… », p. 111. 18 FUHRMANN, op. cit., p. 116-117. 19 LEVRON, Naissance de la mélancolie dans la littérature des douzième et treizième siècles, t. I, p. 583-585 : « La mélancolie et ses poisons : du venin objectif au poison atrabilaire ». 20 DUBOST, Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale ; LEVRON, « La mélancolie et ses monstres ». 17

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soigner. Le verger-cimetière monastique subit également d’importantes transformations, comme le montre Cligès21, roman de Chrétien de Troyes : Au cemetire andui s’an vont, Armé, a coite d’esperon, Mes clos estoit tot anviron Li cimeteres de haut mur ; (…) La dedanz estoit uns vergiers, Ou avoit arbres a planté » (vers 6096 à 6111).

Il est modifié tout d’abord sur le plan spatial : le verger, lieu courtois, est distinct du cimetière proprement dit, alors même qu’ils partagent la même clôture. Il est ensuite doublement transformé du point de vue de sa fonction. Le déplacement initial du monde monastique vers le monde nobiliaire se double de l’extrême somptuosité de la tombe de Fenice, pleinement caractéristique des tombeaux « littéraires » de personnages nobles22, mais surtout du stratagème qui fait passer la jeune femme pour morte. Le vergercimetière est donc le lieu d’un double discours : le deuil officiel cache les retrouvailles entre les amants. Le jardin cristallise donc la mélancolie amoureuse des amants, mais aussi celle qui consiste à ne pas déceler immédiatement une ruse ou un stratagème ; la mélancolie du Moyen Âge central sollicite en effet la sagacité de ceux qui doivent l’éviter ou la combattre23. Une troisième hypothèse peut donc être suggérée : l’adéquation formelle entre un jardin, sa fonction et un type particulier de crise mélancolique n’est pas toujours univoque. Le lieu peut révéler, mais il peut également cacher. Il rejoint donc de ce point de vue la forêt, dont le caractère ambigu a été souligné24. Les écrivains prennent, de ce point de vue, le contre-pied du symbolisme religieux que les jardins acquièrent au Moyen Âge : le lieu n’est pas une métaphore des vertus du croyant ou des entités divines25, mais un système polyvalent (il rejoint ici une caractéristique essentielle des passions mélancoliques dans la littérature du Moyen Âge central) générant des fonctions ambivalentes. Très présent dans le corpus interrogé, le verger aristocratique se comprendra dans une tension entre sa beauté et les passions dont il est le théâtre ou qu’il suscite. Pourquoi est-il si 21

Édité par A. Micha. Voir les vers 5996 à 6043. 23 Voir le Dialogue de Placides et Timéo, édité par Cl. Thomasset, § 432, p. 211. 24 MATADO, « Le paysage comme stratégie de captation et de persuasion chez Chrétien de Troyes ». 25 BEAUNE, « Le langage symbolique des jardins médiévaux ». 22

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important ? Quelques considérations sociologiques permettent de l’expliquer. Le verger est, d’abord, l’un des rares lieux d’intimité dont l’on dispose dans la réalité historique26. Il est surtout de par son ambivalence, l’un des lieux où s’affrontent avec le plus d’acuité les passions mélancoliques et les normes courtoises. La fontaine de Narcisse qui se trouve dans le verger de Deduit décrit par le Roman de la Rose27 de Guillaume de Lorris le montre bien : En un trop biau lieu aisié, En un destor, ou je trouvé Une fontaine sous un pin. Mes pois Charle ne pois Pepin Ne fu aussi biaus lieus veüz, Et si estoit si haut creüz Qu’el vergier n’ot nul plus haut arbre. Dedenz une piere de marbre Ot Nature par grant mestrise Soz le pin la fontaine asise ; Si ot desuz la pierre escrites El bort amont letres petites, Qui disoient, ilec desus Estoit morz li biaus Narcisus » (vers 1423 à 1436).

Le discours combine l’intervention humaine et la beauté naturelle. Le verger est défini par deux éléments : l’existence de son haut mur de clôture où sont sculptées des figures contraires à la courtoisie et donc exclues idéalement du jardin ; la beauté, naturelle celle-ci, de l’arbre et de la source. Une première ambivalence réside donc dans cette combinaison de l’intervention de l’homme et de l’action naturelle. La seconde gît dans la tension apparente entre le drame dont le lieu porte la mémoire et la beauté ; le jardin devient alors la métaphore d’une séduction amoureuse générant une mélancolie délétère. Il est important de relever que le verger n’est pas seulement une succession d’espaces : il est aussi défini par le regard du spectateur qui en souligne la beauté. Le registre de la beauté — humaine et naturelle —, très présent dans ces vers, témoigne d’un choc émotionnel ; ce n’est donc pas tant une réalité objective qu’une interprétation qui se place à mi-chemin entre la vue d’un lieu que la sensibilité du temps permet de considérer beau et l’émotion ressentie par l’Amant. Il ne s’agit pas pour 26 27

DELUZ, « Le jardin médiéval, lieu d’intimité ». Guillaume de Lorris, Le Roman de la rose, édité par F. Lecoy, t. I.

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autant d’un « entre-deux » : les ambivalences du lieu se traduisent dans l’esprit du spectateur. Centré sur la conquête métaphorique d’un bouton de rose poussant dans un verger, le Roman de la Rose surévalue fonctionnellement le jardin. Ce n’est pas le choix unanime des écrivains du moyen-âge central. Il arrive que ce lieu ne soit qu’un lieu de passage, comme au moment où Guenièvre chasse Lancelot qu’elle a surpris avec la fille du roi Pellès. Ce passage de la rédaction V.II. du Tristan en Prose28 en témoigne : Quant il ot cel conmandement, si n’ose mot dire, ains s’en vait tout ensi com el estoit, sans armeüre, et s’en vait en la cort aval et s’en vait vers le garding le roi ; si entre dedens, et s’en vait toute la voie tant que il vint as murs de la cité et se mist hors par une fenestre29.

Le jardin est littéralement réduit à une fonction d’itinéraire ; Lancelot le traverse, mais il ne s’y déroule rien de façon explicite. Il se situe certes sur un chemin que le chevalier prend pour quitter la cour et l’on peut supposer qu’il se lamente, mais il n’est pas le théâtre de la crise, qui éclatera alors qu’il sera sorti de la ville pour fuir dans la forêt. Le narrateur évince donc l’option envisageable d’un jardin lieu d’une crise atrabilaire pour le remplacer par un concurrent beaucoup plus fort symboliquement : la forêt. Les espaces naturels peuvent ainsi se substituer aux espaces cultivés. Les écrivains en privilégient quelques types particuliers. La source apparaît souvent comme un substitut ou une alternative au jardin, comme le montre une autre scène de la même rédaction du Tristan en Prose30 où Palamède se lamente : Mais il31 n’a pas granment alé qu’il trueve la fosse d’une fontainne, et il s’en vait adont tout contremont. Et adonques voit devant lui grant planté d’arbrisiaus, qui avironnoit la fontaine dont il avoit trouvé la source. Et saciés vraiement que cele fontainne estoit trop bele et trop delitable durement. Delés cele fontaine estoit atachiés li chevaus au cevalier et li cevaliers s’estoit delés la fontaine tous pensis durement et delés lui estoit ses escus32.

Le récit décrit un espace totalement naturel mais organisé par l’esprit de l’homme. Il transpose les données fondamentales du jardin d’agrément (la source, la végétation abondante et la clôture) dans la nature. Les arbrisseaux séparent la fontaine du monde extérieur ; ils délimitent l’espace dans lequel 28 Le Roman de Tristan en Prose, édité sous la direction de Ph. Ménard par E. Baumgartner et M. Szkilnik, t. VI. 29 Ibid., chap. VI, § 51, p. 154. 30 Le Roman de Tristan en Prose (op. cit.), t. VII. 31 Tristan. 32 Le Roman de Tristan en Prose (op. cit.), t. VII, chap. I, § 29, p. 114.

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Palamède se tient. La source, quand à elle, est l’objet central de la composition ; remonté par Tristan, son cours structure l’espace parce qu’il fournit un repère. L’insistance du narrateur sur la beauté du lieu, désignée par l’intensification complexe des adjectifs Bele et delitable , qui sont renforcés par l’adverbe intensif trop et par l’adverbe de manière durement attire l’attention sur un élément central pour la définition d’un jardin « subjectif » : la beauté et l’agrément de l’endroit. Micheline de Combarieu du Grès a souligné qu’il s’agissait là de l’élément minimal pour évoquer une fontaine33. Les rédactions V.I.34 et V.III35. de ce roman montrent que ce paysage idéologique fonctionne grâce à la complémentarité de ses éléments : La fontaine sordoit droit el mileu d’une praerie el pré d’un grant arbre, et estoit cele fontaine environnee de toutes parz d’arbrissiaus qui ombre donnoient a la fontaine si que li leus en estoit assez plus delitables36.

S’il n’est pas un jardin, le lieu devient un paysage. Le récit le structure autour de deux pôles principaux : le grand arbre et le cours d’eau. Les petits arbres les complètent : participant de la verticalité de l’arbre principal et de l’horizontalité de l’eau par l’ombre qu’ils donnent, ils relient l’agrément végétal à l’agrément aquatique. La « belle nature » devient un jardin parce qu’elle satisfait à la vocation d’agrément d’un verger, et parce que le regard humain y retrouve les éléments constitutifs d’un jardin. La distinction entre le lieu « naturel » et le lieu « culturel » s’estompe en partie, chante Jaufre Rudel dans sa canso Pro ai del chan essenhadors37 : Pro ai del chan essenhadors Entorn mi et ensenhairitz: Pratz e vergiers, albres e flors, Voutas d’auzelhs e lays e critz Per lo dous termini suau Qu’en un petit de joy m’estau (I, vers 1 à 6)38.

Le monde naturel et le monde cultivé s’imbriquent, pourvus qu’ils sont des mêmes caractéristiques et de la même valeur courtoise. L’apparente 33 34

DE COMBARIEU DU GRÈS, « De la source fraîche à la fontaine ardente », p. 48.

Le Roman de Tristan en Prose (rédaction ms. Fr 757, B.N., Paris), édité par Th. Delcourt et N. Laborderie, t. II, chap. IV, § 36, p. 116. 35 Les Deux captivités de Tristan, éditées par J. Blanchard. 36 Ibid., 150, p. 171. 37 Les Chansons de Jaufre Rudel, éditées par A. Jeanroy, p. 6-9. 38 « J’ai autour de moi beaucoup de maîtres et de maîtresses de chant : les près, les vergers, les arbres, les fleurs, les roulades, les chants et les cris des oiseaux (causés) par la douce et suave saison où je n’ai (malgré tout) que peu de joie. »

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ouverture des vergers de cette cobla ne doit pas cacher l’extension du regard qui contient ce que le troubadour voit en entend ; les limites de l’ensemble sont celles de la vue et de l’interprétation. La mélancolie est ici ambivalente : tranchant immédiatement avec des sollicitations sensorielles gaies, elle semble revêtir une fonction organisatrice implicite : la gaieté de la « belle nature » cultivée ou non la rend visible en même temps qu’elle motive le chant. Très polyvalent et extensible39, ce motif est susceptible de s’étendre à une région entière. Boccace décrira la Vallée des Dames dans son Décaméron, postérieur d’un à deux siècles aux textes de notre corpus dans des termes relativement comparables40. Voici surtout la description du Sorelois donnée par le Lancelot en Prose41 : Et c’estoit la plus delitable terre qui fust sor les illes de mer de Bertaigne, et la plus aasie de boenes rivieres et de bones forés et de plantourouses terres ; et si n’estoit mie granment loin de la cour le roi Artu42.

L’extension des critères de beauté et d’agrément concerne l’ensemble des lieux naturels de l’île ; le Sorelois est défini par des termes surdéterminés comparables par leur teneur et leur renforcement rhétorique (usage du superlatif) à ceux qui sont utilisés pour un jardin. L’insularité est, quant à elle, un avatar de la clôture ; l’exception d’une terre placée dans une étroite continuité avec le monde civilisé se dit donc par son assimilation à un jardin de fait. La notion de « paysage idéologique » s’applique très bien à ces milieux. Tout d’abord, le cours d’eau sourd dans un site d’autant plus enchanteur qu’il relève de l’écriture. Le site naturel romanesque est le résultat d’une combinatoire de motifs et d’un travail de composition. Il rejoint donc, par ses caractéristiques rhétoriques essentielles, le travail de façonnage du paysage dont Georges Duby a souligné l’importance historique43. Il est par ailleurs très vraisemblable que la nature ordonnée littéraire ait contribué à façonner le concept de paysage, qui se profile tout d’abord dans le vocabulaire44, mais là n’est pas notre sujet. Le rôle idéologique d’une nature parfaite est beaucoup plus important : disposée dans un ordre conventionnel, elle met en évidence l’anarchie atrabilaire dont souffre un personnage. Le cours d’eau n’est pas, malgré son importance, un

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COMBARIEU DU GRÈS, « De la source fraîche à la fontaine ardente », p. 49. Voir LE DANTEC, Jardins et paysages, p. 50-51. 41 Lancelot en prose, « De la marche de Gaule à la première partie de la quête de Lancelot », éditée par D. Poirion. 42 « La première partie de la quête de Lancelot » (op. cit.), chap. 610, p. 594. 43 DUBY, Art et société au Moyen Âge, p. 58-59. 44 DONADIEU, PÉRIGORD, Le paysage, p. 9. 40

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élément indispensable à la définition de la nature ordonnée. Des clairières peuvent en relever, comme le montre le Perlesvaus45 : E chevauche grant aleüre tant qu’il vint endroit l’eure de tierce en une des plus beles landes que nus veïst onques, e avoit a l’entrée une barre lanceïce46.

Le roman affectionne d’ailleurs ce type de lieux, qui apparaît assez fréquemment47. L’ordonnancement de la clairière correspond au critère de fermeture : la barre coulissante et la chapelle la bornent, et témoignent d’un façonnement par l’homme. Le critère de beauté — qui peut se substituer dans les faits au critère d’agrément — est canonique, mais très sommaire, parce qu’il n’est pas motivé. La présence humaine délimite parfois un « jardin de fait ». Cela se produit dans Claris et Laris48 : Un jour erroit par une place Qu’iert en un bois mout delitable. La place iert bele et agradable Car entor iert de gent vestue ; Lucains vient la sanz attendue. (Vers 9964 à 9968)

Le terrain est entouré de deux cercles concentriques : celui que dessine implicitement la forêt et celui que forme l’assistance qui va regarder le combat imminent entre Lucain et le géant breton. La beauté et l’agrément de l’endroit résident dans la présence humaine. Le récit pousse très loin le principe de l’organisation du milieu naturel par l’homme, dans la mesure où ce dernier se substitue aux éléments définissant canoniquement la beauté d’un lieu. Il est possible également que l’ordonnancement de la nature corresponde aux besoins circonstanciels des hommes, comme le montre un passage de la Suite-Vulgate du Roman de Merlin49 : Et tant qu’ils vinrent en un jour qu’il aloient main a main deduisant parmi la forest de Brocheliande, si trouverent un boisson bel et haut d’aubespines tous chargés de flours50.

Le buisson n’est pas « ordonné » parce qu’il est inséré dans un paysage idéologique construit par le narrateur, mais parce qu’il obéit au principe fondamental de la nature ordonnée : l’isolement d’un élément particulier. Il 45

Le Haut Livre du Graal, édité par A. Strubel. Ibid., branche I, p. 148. 47 Ibid., branche VII, p. 396 ; branche IX, p. 620 ; ibid., p. 748. 48 Claris et Laris, édité par C. Pierreville. 49 Les Premiers faits du roi Arthur, édités par I. Freire-Nunès, sous la direction de Ph. Walter, et présentés et traduits par A. BERTHELOT, Le Livre du Graal, t. I. 50 Ibid., p. 1630-1631.

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l’est ensuite par les événements : Viviane profite de l’endormissement de Merlin dans ses bras et sous le buisson pour l’enserrer. Le critère de beauté signale la transformation prochaine du bosquet en jardin de fait ; le narrateur l’utilise pour asseoir la primauté du regard humain sur la nature proprement dite. Que signifie cette notion de nature ordonnée ? Elle est tout d’abord un dispositif de construction d’un paysage idéologique qui a deux buts fondamentaux : fixer l’expression d’une crise ou d’une passion mélancolique en un lieu et construire un contexte qui la rendra visible. On peut la considérer alors comme un dispositif intellectuel, mais aussi comme un dispositif littéraire, parce qu’elle permet de générer des motifs-cadres et des motifs circonstanciels en très grande abondance. Elle s’avère d’ailleurs beaucoup plus opérante de ce point de vue que le concept plus compréhensible mais aussi plus restrictif de jardin, dans la mesure où le corpus analysé révèle une fréquence beaucoup plus forte de la nature ordonnée que du jardin proprement dit51. Elle est ensuite un dispositif anthropologique. Elle assied tout d’abord la primauté de la vue, très présente dans la mentalité médiévale qui considère qu’elle ne trompe pas52. Avatar littéraire de la Création, elle reproduit sur le mode mineur l’acte divin. Son enjeu est donc la prise de contrôle sur la nature, mais aussi et peut-être surtout sur des passions mélancoliques que l’on voudrait endiguer, sinon guérir. Le jardin ou le paysage naturel ordonné ne permet pas toujours d’y parvenir. De l’ordre de la nature au désordre des crises Située dans un jardin ou dans un autre spécimen de nature ordonnée, la mélancolie littéraire du Moyen Âge central est toujours considérée comme un désordre psychique et moral au milieu d’un monde que l’on veut mettre en ordre. Trois catégories président à cette conception. Deux d’entre elles sont théologiques : il s’agit, tout d’abord, du thème du Péché originel provoquant l’expulsion des premiers hommes du jardin d’Éden. Colette Beaune rappelle que les médiévaux sont obsédés par le Jardin d’Éden53. L’homme, « jardinier de Dieu », devrait perpétuer l’harmonie originelle entre le Créateur et sa créature54. Il s’agit ensuite de l’acedia, que l’on peut définir comme une crise spirituelle provoquant l’abattement, le doute quant à

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La typologie que nous donnons ne tient pas compte des fréquences réelles des lieux examinés ! 52 FRITZ, Paysages sonores du moyen-âge, p. 25. 53 BEAUNE, « Le langage symbolique des jardins médiévaux », p. 64. 54 GOUSSET (avec la coll. de FLEURIER), Éden, le jardin médiéval, p. 5.

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sa vocation et l’incapacité à la satisfaire55. La troisième catégorie est médicale : il s’agit de ce que la théorie des humeurs dit de la mélancolie et de ce que les médecins humoristes proposent pour en soigner les accès. La nature ordonnée est le théâtre de crises qui concernent fréquemment la mélancolie amoureuse ; elle en connaît aussi qui mettent en cause la défaite narcissique d’un personnage. S'ajoutent à ces deux types de souffrances certaines péripéties de l’aventure chevaleresque. Le spectre des états atrabilaires qui se manifestent dans les types de nature ordonnée définis plus haut va de la tristesse légère à la démence. Deux éléments seront étudiés dans cette partie : les types de crises situées dans un cadre de nature ordonnée et les relations qu’elles entretiennent avec leur décor. Nous analyserons successivement ces deux points pour chaque texte. Sone de Nansay56 montre son héros éponyme pleurant son échec auprès de la trop inexorable Yde de Doncheri : Sones desous l’arbre sëoit, Dedens la fontainne esgardoit, Si vit son cors et sa figure, U plus ne pot former nature De grant biauté que il avoit, Qui toute le deviseroit. Quant il se voit en tel biauté, De lui meïsmes a pité, A poi li cuers ne li fondi (vers 8833 à 8841).

La mélancolie amoureuse est aggravée par le regard spéculaire. La pitié pour lui-même éprouvée par Sone confronte son image narcissique (sa beauté) à sa tristesse. Le jardin est réduit à deux éléments définitoires : l’arbre et surtout la fontaine, qui est l’objet actif du décor. Le mythe de Narcisse se conjoint à l’image courtoise du miroir mélancolique57 : on passe

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Voir JÉQUIER, La folie, un péché médiéval. Sone de Nansay, édité par M. Goldschmidt. Elle est présente dans la Lauzeta de Bernart de Ventadorn : « Anc non agui de me poder « Je n'ai plus eu de pouvoir sur moi et je ne me suis plus appartenu Ni no fui meus de l'or 'en sai depuis l'heure où elle m'a laissé en ses yeux voir un miroir qui me Que.m laisset en sos olhs vezer plaît beaucoup. Miroir, depuis que je me suis miré en toi, les soupirs

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progressivement de la vue à une affirmation violente d’un point de vue émotif de la crise atrabilaire. Très présent dans ce passage, le terme de Melancolie58 est l’outil rhétorique qui désigne la prise de conscience de son état par le jeune homme ; la fontaine transforme une lamentation en oxymore, dans la mesure où la « bonne nature » de Sone, avatar microcosmique de la « belle nature » du jardin, devrait logiquement le faire aimer. Renvoyant au personnage une image séduisante mais dégradée, le lieu n’échange pas avec lui. L’eau se met alors à ressembler à une métaphore d’une aimée refusant le commerce amoureux59 et renvoyant l’amant à sa solitude. Le lien entre le jardin et l’aimée apparaît également dans le Roman de la Poire de Tibaut60 : Gente de cors, sinple de vis, Mort m’a li mors, ce m’est avis, Que emprés vos fis el vergier. Vostre est li torz, ce m’est avis. Plendré m’en lors, g’en sui toz fis, Qant n’i avra nul recouvrier (vers 243 à 247).

Le jardin d’agrément, la poire et l’aimée forment un complexe microcosmique et macrocosmique61 qui définit un paradigme de la séduction courtoise. La poire est un intermédiaire dramatique entre l’Amant et l’Aimée (la dame la lui donne), mais aussi entre l’Aimée et le jardin. Provenant d’un arbre fruitier, elle est initialement une partie de celui-ci ; l’Amant mord donc dans une fraction de la « belle nature » sélectionnée par l’homme, puisque le fruit est d’une espèce réputée62. Partagée entre la Dame et l’Amant, la poire est touchée et mordue ; elle est donc un vecteur de contact physique entre les personnages. Si la scène est harmonieuse, l’épreuve de la conversion à l’amour est violente ; l’Amant parlera un peu plus loin de l’amertume du En un miralh que mout me plai. profonds m'ont tué. C'est ainsi que je me suis perdu tout comme se Miralhs, pus me mirei en te, perdit le beau Narcisse en la fontaine ». M'an mort li sospir de preon, C'aissi.m perdei com perdet se Lo bels Narcisus en la fon » (troisième cobla, vers 20 à 24). Le texte est édité par R. Nelli et R. Lavaud, Les Troubadours, t. I : L’Œuvre épique, p. 72-77. Voir les vers 8817 et 8846. 59 Voir les vers 8570 à 8630. 60 Tibaut, Le Roman de la poire, édité par Chr. Marchello-Nizia. 61 RIBÉMONT, « Du verger au cosmos ». 62 Voir les vers 405-406.

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fruit63. Le jardin est donc à la fois une métaphore d’une passion amoureuse désirée mais amère, et un objet de séduction: la « belle nature », conjointe ici à la « bonne nature » de la dame est extrêmement ambiguë, parce qu’elle cache un péril mélancolique qu’elle aggrave par la définition d’un ensemble séduisant. Le lien entre la nature ordonnée et l’aimée n’est pas toujours constant dans le corpus interrogé. Elle témoigne parfois de l’éloignement ou de l’absence de l’objet d’amour. Dans Flamenca64, Guilhem est touché dans un verger par le chant du rossignol : Ab tan s ‘en passon per la plaza E van s ‘en fors en un gardi On le roncinols s ‘esbaudi Pel dous tems e per la verdura. Guillems se get ‘en la frescura Desotz un bel pomier florit. L’ostes lo vi escolorit E cujet si que.l malautía De que.l parlet a l’autre día L’agues en aissi descolrat; Fort prega Deu que.l don santat E.l lais complir tot zo qu ‘el vol. Guillems entent al rossinol E non au ren que l’ostes prega. Vers [es] qu ‘Amors homen encega E l’auzir e.l parlar li tol, E.l fai tener adonc per fol Cant cuja aver plus de sen! (vers 2332 à 2348)65.

Fondé sur l’absence de Flamenca, enfermée dans une tour par son mari, le récit propose plusieurs dérivatifs apparents à la mélancolie de Guilhem : avant que la messe ne commence, son hôte l’a conduit à l’église66. Il 63

Voir les vers 515-520. Flamenca, édité par R. Nelli et R. Lavaud, Les Troubadours, t. II, l’Œuvre épique, p. 6431061. 65 « Voici qu'ils traversent la place. Ils sortent (de la ville) dans un jardin où le rossignol se réjouit de la verdure et du temps doux. L’hôte vit (que) Guilhem (était) pâle ; il songea que la maladie dont il lui avait parlé l’autre jour lui avait ôté ses couleurs de la sorte. Il prie avec ferveur Dieu de lui rendre la santé et de lui permettre d’accomplir tous ses désirs. Guilhem écoute le rossignol, mais n’entend rien des prières de son hôte. Il est bien vrai que l’amour rend aveugle et ôte l’ouïe et la parole. Il fait passer (l’amant) pour un fou quand il croit posséder toute sa raison et plus encore ! » 66 Voir les vers 2224 à 2330. 64

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l’emmène ensuite se promener. Destiné implicitement à distraire l’amant de sa mélancolie amoureuse, le verger met en évidence la distorsion entre les intentions médiatrices, religieuses et affectives, de Pierre Gui et les pensées de Guilhem. Discret sur les sollicitations visuelles — le récit évoque le verger et se concentre ensuite sur le pommier, investi du critère de beauté et sur le chant du rossignol — le passage oppose fonctionnellement deux sollicitations auditives. Les prières de l’hôte relient le patient au divin ; le chant du rossignol, quant à lui, l’insère dans un paradigme courtois traditionnel — le rossignol est l’un des « oiseaux lyriques » par excellence — qui connaît parfois l’union des amants67. Deux sensibilités coexistent dans ce jardin : Pierre Gui l’utilise comme un moyen clinique ; le complexe qui unit ses prières au lieu doit créer un paradigme de la joie et du recours spirituel. Guilhem participe par contre d’un paradigme de la mélancolie amoureuse mêlant des motifs lyriques et littéraires — auxquels il est sensible, le narrateur nous ayant dit plus haut qu’il a beaucoup lu sur l’amour68 — au fantasme de l’absente. Le jardin sera donc le révélateur d’une illusion désirante mélancolico-courtoise. Claris est un autre cas d’amoureux-lecteur se trouvant dans un jardin : En may, qant li orïeux crie Et li aloëte s ‘escrie, Prent contremont l’air a chanter Pour les faus amanz enchanter, Et li soleuz de ses rais cueuvre La terre pour enbelir l’ueuvre, Claris en un vergier seoit. En un petit livre veoit La mort Tibé et Piramus Et come Hebé et Firamus Morurent d’amors voirement. (Vers 155 à 165)

Le personnage est exposé à trois types de sollicitations : le chant des oiseaux appelle son ouïe ; les premiers vers décrivent un cadre général qui s’applique également à Claris. La lecture sollicite quant à elle sa vue et son intellect. Partant du cadre général d’euphorie printanière, le discours se particularise en passant du monde aérien au jardin dans lequel se trouve le héros. Si ce lieu a l’air neutre, il n’en définit pas moins un paradigme courtois incitant à aimer; le livre des « amours antiques » est un substitut à 67

Comme dans la première strophe de la chanson de Walther von der Vogelweide Unter den Linden… Voir BUSCHINGER, DIOT et SPIEWOK, Poésies d’amour du moyen-âge allemand, p. 139-143. 68 Voir les vers 1706 à 1710 et surtout les vers 1761 à 1773.

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l’aimée encore absente, le rôle du jardin étant de souligner l’absence de cette dernière. La scène joue donc sur les codes respectifs de la rencontre courtoise-elle se déroule dans un jardin — et de la mélancolie — Claris est seul. Le jardin soulignera donc la posture atrabilaire de l’individu en déjouant partiellement un horizon d’attente traditionnel et en associant subtilement l’effort intellectuel à la pensée. La « belle nature » revêt des acceptions semblables. La rédaction V.I. du Tristan en Prose montre Tristan racontant à Palamède dans quel lieu Dinadan s’est épris d’une jeune fille : ‘La ou nous chevauchiom en tel maniere entre nous trois et alions parlant de maintes aventures, il nous avint qe nos venismez sor une bele fontaine qi estoit au pié d’une roche en un trop bel leu et trop soulaçeux, plain d’erbe dure et haute, et arbrissiax i avoient moult qi la fontaine avironnoient ‘69.

Très canonique, la description du lieu précède celle des amours de Dinadan. Le schéma narratif de l’épisode est analogue à celui que le Tristan en Prose applique à plusieurs reprises pouir décrire une crise atrabilaire qui se produit dans une nature ordonnée : le cadre est le premier à être décrit, l’état mélancolique du personnage l’étant ensuite70. L’énamourement du personnage rompt la logique antérieure ; l’arrivée au bord du cours d’eau est d’ailleurs elle aussi lisible comme une rupture. Fortuite, elle interrompt la chevauchée et la conversation ; le lieu se donne à voir d’abord comme un havre de paix bienvenu au cours d’une chevauchée. Marie-Luce Chênerie attire l’attention sur le fait que la halte auprès de la fontaine est souvent l’occasion d’un rebondissement privant en définitive un chevalier de repos71. Cet épisode conforte cette hypothèse : Dinadan affrontera le chevalier qui accompagne la demoiselle, son frère Brunor le Noir72, qui devra ensuite combattre contre Gaheriet73 et Tristan74. La disponibilité des motifs-cadres de la source et de la nature ordonnée fait que le décor n’est pas neutre : renvoyant fortement à l’érotisme courtois, il introduit et facilite une conversion à l’amour proprement révolutionnaire chez un personnage qui ne veut pas aimer et qui a raillé assez peu de temps auparavant Espinogre songeant à ses amours75 ! Plus sérieuses sont certaines crises pathologiques ou menaçant de le devenir. Il arrive par exemple qu’un jardin soit le cadre où 69

Le Roman de Tristan en Prose (édité par J.-P. Ponceau), t. III, chap. IV, § 18, p. 224. Voir Le Roman de Tristan en Prose (édité par R.L Curtis), t. III, chap. 783, p. 93 ; V.II., Ménard, t. VI (op. cit.), chap. XXI, § 133, p. 309-311 ; Ménard, t. IX (édité par L. HarfLancner), chap. VII, § 54, p. 152. 71 CHÊNERIE, Le chevalier errant dans les romans arthuriens, p. 187-194. 72 Le Roman de Tristan en Prose, V.I., t. III (op. cit.), chap. IV, § 186, p. 229 73 Ibid. 74 Ibid. 75 Ibid., chap. II, § 21, p. 91-92. 70

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un personnage fou apparaît. Dans le Tristan en Prose, Lancelot (qui n’est pas encore guéri de sa démence76) entre dans le jardin d’agrément du château du roi Pellés à Corbenic : Celui jour entra Lanselos en un vergier desous la tour, qui mout iert biaus et plains d’arbres, si i avoit une fontainne desour un sicamor, qui estoit bele et envoisie. Et quant il fu a la fontaine, si em but et s’endormi delés, si vestus com il estoit77.

Le récit saisit le personnage dans une phase de stabilisation. Lancelot n’a plus de comportements furieux, mais n’a pas retrouvé la raison. La particularité de cet épisode, qu’il figure dans le Lancelot ou dans le Tristan en Prose, est d’articuler la démence du personnage avec sa mélancolie « post-clinique ». Lancelot est décrit juste avant sa guérison ; le narrateur opère une transition progressive de la crise à sa résolution en commençant par faire recueillir son personnage par la cour du roi78 ; il est ensuite vêtu d’habits de serviteur79, puis d’un habit « aristocratique80 ». La fontaine du jardin d’agrément constitue un degré supérieur de l’évolution de Lancelot. Elle tranche sur les motifs-cadres habituels de la démence mélancolique : l’environnement sauvage (où une rivière peut couler81) est remplacé par un environnement déterminé par l’homme ; le comportement furieux de Tristan au bord du ruisseau82 est remplacé par des actions logiques. Contrairement au principe qui fait de la folie une maladie très visible, elle n’est pas décelable par un œil non averti ; la fontaine est le lieu où le malade peut se comporter comme un personnage courtois. Elle n’est toutefois pas un lieu de guérison, la nature ordonnée conservant donc sa fonction plus classique de souligner le contraste entre la norme qu’elle représente et l’état du patient. La tentative de suicide d’Yseut, que le roman a décrite beaucoup plus tôt, révèle l’importance de cette fonction : Li roys s’en entre dedenz le jardin qi molt estoit biaux et verdoianz et plains de menus arbrisiaus ou cil oiseillons envoisié s’aloient deduiant de lor chanz divers. Li roy s’en vait parmi le garding tant qu’il est venuz dusques as chambres, si coiement qu’il n’est veüz ne oïz. Et il se met dedenz une chambre par ou l’en pooit auques veoir dedenz la chambre la roine; et ou gardin veoit il 76

La démence de Lancelot relatée par la rédaction V.II. du Tristan en Prose reprend le récit de la troisième folie du personnage dans le Lancelot en Prose. 77 Le Roman de Tristan en Prose, V.II., t. VI (op. cit.), chap. X, § 71, p. 196. 78 Ibid., § 70, p. 195. 79 Ibid. 80 Ibid., p. 195-6. 81 Le Roman de Tristan en Prose, V.II., t. I (édité par Ph. Ménard), chap. XII, §169, p. 249 ; chap. XIV, § 178, p. 260 ; XV, p.183, p. 269. 82 Ibid., chap. XII, § 169, p. 249.

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ausint tot apertement et assez loing.(...) La ou li roys estoit a la fenestre en tel guise com je vos di, il regarde et voit la roine venir qui sa harpe aportoit et la mist ilec devant un arbre; puis se departi d’ilec et s’en retorna en sa chambre. Et ne demora pas gaires quant ele revint et aporta une espee molt richement apareillie de totes choses. Tot maintenant qe li roys voit l’espee, il connoist lors qu’ele fu de Tristram et que ce fu l’espee que Tristanz ama onques plus. Et lors reconoist bien li roys sans faille que la royne se velt occire, et de cele meisme espee83.

La scène commence par l’évocation du jardin, qui est un élément stable soumis au regard panoptique de Marc, relevant à la fois de l’intérieur et de l’extérieur. Lieu immeuble, le jardin appelle un discours constant exploitant le motif du chant joyeux des oiseaux revêtant une valeur normative : la joie est la réaction normale et attendue84. La discrétion d’une nature ordonnée évoque donc une réaction de référence. Relevant de la ruse, le comportement de Marc est le premier élément qui permet de supputer une déviation morale de ce cadre. Le second est le comportement d’Yseut. La harpe semble constituer le pendant humain du chant des oiseaux ; Yseut y fera allusion au début du lai qu’elle va chanter dans le jardin85. Amenée ensuite, l’épée déroge à l’environnement courtois en train de se dessiner; elle déroge également aux fonctions de la reine, qui paraît incarner momentanément les deux pôles idéologiques de la version que le Tristan en Prose donne de la légende des amants de Cornouaille86. La déduction de Marc paraît découler de la rupture de la logique première du comportement de la reine; l’arme est vue comme un corps étranger dans un système lyrique et courtois. Le jardin a donc pour fonctions principales de définir une logique fondée sur les motifs-cadres de la lyrique courtoise mais aussi de souligner l’infraction fondamentale que constitue la tentative de suicide d’Yseut : un peu à l’image du récit de la Genèse, l’enjeu du discours est de souligner la rupture d’une harmonie, esthétique bien sûr, mais aussi morale et politique entre les éléments d’une création miniature réunis dans ce jardin. La « subversion du locus amoenus » (pour reprendre les termes de Micheline de Combarieu du Grès)87 se fait donc par l’irruption d’un désir suicidaire dans un lieu entièrement promis à la joie de vivre. Les jardins ne sont pas les seuls à être concernés par cette subversion. La nature ordonnée est parfois le théâtre de 83

Le Roman de Tristan en Prose, édité par R. L Curtis (op. cit.), chap. 930, p. 224. « En tel guise com je vos cont estoit li roys March a la fenestre et escoutoit le chant des oisiaux qui ja avoient comencié la matinee si durement que nuls ne dist que bien ne s’en deüst resjoïr. » (ibid.) 85 Ibid., chap. 932, p. 225. 86 BAUMGARTNER, La Harpe et l’épée. 87 COMBARIEU DU GRÈS, « La mort en ce jardin », p. 203. 84

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comportements auto-destructeurs. Chrétien de Troyes montre Yvain, le héros du Chevalier au Lion88, manquer de sombrer à nouveau dans la démence en passant devant la fontaine « perilleuse89 » possédée par Laudine : Tant qu’aventure a la fontainne Desoz le pin, les amena. Las ! Par po ne reforsena Mes sire Yvains, cele foiee, Quant la fontaine a aprochiee, Et le perron, et la chapele; Mil foiz las et dolans s’apele, Et chiet pasmez, tant fu dolanz ; Et s’espee qui ert colanz Chiet del fuerre, si li apointe Es mailles del hauberc la pointe Enprés le col, pres de la joe ; N’i a maille qui ne descloe, Et l’espee del col li tranche La pel desoz la maille blanche, Si qu’il en fist le sanc cheoir. (Vers 3484 à 3499)

La fontaine témoigne de la fragilité de la guérison d’Yvain. Atteinte par hasard, au cours d’une trajectoire où l’errance se substitue à l’aventure initiale90, elle menace littéralement d’être le cadre d’une rechute et est celui d’une perte de conscience avec blessure accidentelle. L’évanouissement est plus qu’un symptôme de deuil ; il est une métaphore de la folie, définie par la perte de la raison, mais aussi par la survenue d’un choc psychique91 consécutif à un choc émotionnel très violent92. Il reproduit donc le processus initial d’entrée dans la démence. La blessure, quant à elle, évoque la réalisation d’une tentation suicidaire93. Intimement liés dans le discours littéraire sur les mélancolies furieuses, la démence et le suicide sont réalisés en mode mineur au cours de cet épisode. Quelle est la fonction de la fontaine ? Marie-Luce Chênerie a suggéré que l’on avait avec elle un prototype des « fontaines des pleurs » du Tristan en Prose94 ; elle a parlé de leur fonction de « stimulation mélancolique95 ». Comment se réalise-elle ? 88 89 90 91 92 93 94 95

Chrétien de Troyes, le Chevalier au Lion, édité par M. Roques. Ibid., vers 810. Voir les vers 677 à 928. Voir les vers 2806 et 2807. Voir les vers 2776 et 2777. TOURY, La tentation du suicide dans le roman français du douzième siècle, p. 101-102. CHÊNERIE, op. cit., p.190. Ibid.

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Le lieu joue sur plusieurs registres : il y a tout d’abord celui de la réminiscence : Yvain est confronté à la perte de Laudine. La tension entre le caractère fondateur de l’aventure initiale et la conscience de la perte est matérialisée par un paysage devenu personnel. La fontaine périlleuse tranche nettement de ce point de vue avec les autres exemples de nature ordonnée du corpus : les lieux naturels sont presque toujours « impersonnels » au sens où ils se situent sur le passage d’un personnage ou servent de carrefours aux itinéraires de plusieurs personnages. Hélie interdisant l’accès à une fontaine à deux chevaliers qui n’aiment pas est une exception relative à ce principe, dans la mesure où il veut réserver les loci amoeni aux seuls seuls chevaliers qui aiment96. Il y a ensuite un conflit structurel entre l’histoire originelle du chevalier et son histoire présente. Le Chevalier au Lion est un roman à accomplissement partiel direct97 dont le centre narratif réel est précisément cette fontaine. Guéri de sa folie, Yvain devient d’une certaine manière un homme neuf; il affronte en tout cas des aventures nouvelles et vient de changer d’identité, puisqu’il est devenu le chevalier au lion peu de temps auparavant98. Dans sa matérialité constante en apparence, le lieu le renvoie à une identité sociale et amoureuse qu’il avait conquise consciemment et à laquelle il ne cesse d’adhérer. La scène réalise un principe que l’on observera dans les romans de chevalerie postérieurs : le retour d’un personnage sur un lieu important de son histoire personnelle engendre assez fréquemment la mélancolie. La fontaine périlleuse du Chevalier au Lion attire l’attention sur un point essentiel : la nature ordonnée peut aussi être le théâtre d’aventures très aptes à provoquer des crises mélancoliques. La tension entre l’amoenitas de l’endroit et la violence de l’épreuve est le phénomène que l’on observe le plus directement en pareil cas. Jaufre99 relate l’entrée de son héros éponyme dans le verger de Brunissen, à Monbrun : Et es vengutz per aventura En un verger tot claus de marbre, Q ‘el mun non cre qe aja arbre, Per so qe sía bels ni bos, Qe non aja .J. o dos, Ni bona erba ni bela flor, 96

Le Roman de Tristan en Prose, V.II., t. VI (op. cit.), chap. XXI, § 134, p. 312-314. L’accomplissement partiel direct est une construction narrative dans laquelle un personnage commence par réussir une carrière chevaleresque, sanctionnée par un mariage et par la souveraineté. Ayant perdu sa position référentielle à la suite d’une crise, il doit la reconquérir et y parvient à la fin du récit. Erec et Enide, le Chevalier au Lion mais aussi le Conte du Graal sont des exemples de romans à schéma d’accomplissement partiel direct. 98 Voir Le Chevalier au Lion (op. cit.), vers 3337 à 3411. 99 Jaufre, édité par R. Nelli et R. Lavaud, Les Troubadours, t. II.

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Qe laïns nu n’aja largor ; Es eix una flairor tan grans, Tan dousa e ten ben flairans, Cun si fus dins de paraïs. E aitan tost col jorn falis E.ls ausels d’aqela encuntrada, Tot entorn una gran jornada, S’en venon els arbres jogar, E puis comensun a cantar Tan asaut e tan dousament Qe nus es negus estrument Qe fassa bon escoutar, E tenun o tro al jorn clar. E.l vergier es d’una piucela Qe a nun Brunissens la bela, E sus castels a num Monbrun. (Vers 3040 à 3061)100

Exemple typique de nature ordonnée faisant la synthèse entre la culture et la nature (les oiseaux s’y rendent librement), ce jardin de plaisance accumule les éléments qui surdéterminent les critères de beauté et d’agrément. La description multiplie les conjonctions : elle lie la beauté et l’abondance des végétaux, la somptuosité des murs et la belle nature, la beauté de Brunissen et sa richesse à celle de ses possessions. Le récit se construit cependant sur une tension entre cette nature ordonnée lisible selon les critères de l’esthétique courtoise et les événements qui s’y produisent. Jaufre y parvient par hasard, alors qu’il s’est endormi sur son cheval101 ; comme dans le Chevalier au Lion, le cheminement conscient et volontaire de l’amant vers l’aimée, sous-jacent dans des romans relatant la découverte de l’amour et la (re)conquête de l’aimée, est remplacé par un déplacement erratique dont le caractère inconscient est renforcé par le sommeil dans le roman d’oc. Le personnage atteint donc le verger dans un état « péri-mélancolique » défini par la fatigue et par l’errance. Le verger est ensuite beaucoup plus inquiétant 100

Et il est arrivé par hasard dans un jardin entièrement clos de marbre. Je ne crois pas qu’il n’y ait d’arbre, pourvu qu’il soit beau et bon, qui ne s’y trouve pas à un ou deux (exemplaires), ni de bonne herbe ni de belle fleur que l’on n’y trouve pas en abondance. Il sort (de ce jardin) un parfum si pénétrant, si doux et à l’odeur si agréable, comme si l’on était au paradis. Et dès que le jour cesse, les oiseaux de toute la région jusqu’à une grande journée de route alentour viennent jouer dans les arbres et commencent ensuite à chanter d’une manière si harmonieuse et si douce qu’il n’existe aucun instrument dont l’écoute soit aussi agréable. Ce jardin appartient à une jeune fille qui s’appelle la Belle Brunissen ; son château, quant à lui, s’appelle Monbrun. » 101 Voir les vers 3025 à 3037.

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qu’il ne le laisse paraître. Les oiseaux s’arrêtent de chanter une fois le chevalier entré dans le jardin102; Brunissen s’irrite de ne pas les entendre, et demande à son sénéchal de chasser l’intrus en lui ordonnant de le tuer ou de le capturer103 ; il réveille Jaufre, qui l’affronte et le défait104 ; avant d’être finalement capturé et menacé d’être exécuté le lendemain105, le chevalier a vaincu Simon le Roux106. Le jardin est l’avatar visible d’un antagonisme entre la « bonne nature » de sa propriétaire et de sa suite107 et une mélancolie profonde : les habitants de la terre poussent régulièrement des lamentations108 à cause de la captivité de leur seigneur, détenu par Taulat de Rogimon109. Le contraste entre la perfection courtoise des lieux et la violence des chevaliers affrontant puis capturant Jaufre fait du jardin un lieu paradoxal : le chevalier y est soumis à une épreuve parfaitement logique pour ses adversaires mais qu’il ne comprend pas. Mélant l’hospitalité courtoise (représentée ici par l’ouverture de la porte du jardin110) à la violence, le jardin est le signe pragmatique d’une mélancolie individuelle et collective violente, en même temps qu’il révèle un conflit existentiel entre cette mélancolie et la nature réelle des habitants de Monbrun. La Première Continuation de Perceval111 propose quant à elle un autre type d’aventure atrabilaire se déroulant dans un jardin : la défaite de Guerrehet face au Petit Chevalier112. Là encore, le verger où se déroule le combat répond au critère fondamental de la beauté : Une grande fenestre a trovee Si l’a maintenant desfermee ; Hors garda, si vit un vergier, De nus plus bel parler ne quier. A la fenestre s’apuia Et tot contreval esgarda, Si voit des paveillons tendus De dras de soie a un tesus ; Rices pumiaus avoit desus, 102

Voir les vers 3191 à 3201. Voir les vers 3202 à 3212. 104 Voir les vers 3220 à 3280. 105 Voir les vers 3530 à 3607. 106 Voir les vers 3333 à 3372. 107 Voir les vers 3066 à 3150. 108 Voir les vers 3151 à 3161. 109 Voir les vers 6452 à 6464. 110 Voir les vers 3171 à 3184. 111 La Première continuation de Perceval, éditée par W. Roach, traduite et présentée par C.-A. Van Coolput-Storms. 112 Vers 8805-8888.

103

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Ja de plus biaus ne paraut nus. (Vers 8723 à 8732)

La beauté des tentes répond à celle du jardin, qui n’est pas décrit. Le critère de beauté se diffuse donc concrètement de la nature ordonnée à la construction humaine, investie d’une partie de ses caractéristiques, dont l’harmonie et le raffinement esthétique. Là encore, la tension entre ce que l’on voit et ce qui se produit est très forte. Contrairement à Jaufre, la Première Continuation de Perceval annonce l’épisode de manière elliptique à deux reprises avant qu’il ne survienne113. L’espace public où circule la lettre transmettant la nouvelle lui confère un caractère officiel : l’aventure de Guerrehet sera une véritable « contre-aventure » exemplaire par sa transmission écrite. Le récit décrit surtout un véritable complexe humiliant: vaincu par le Petit Chevalier, c’est-à-dire par un personnage atteint de nanisme assimilable à un être sinon monstrueux, du moins anormal, Guerrehet doit choisir entre apprendre le métier de tisserand, affronter à nouveau son adversaire et mourir. Le Petit Chevalier le fait sortir du jardin par la fenêtre114. Guerrehet est ensuite insulté par les habitants du château115, puis par la population de la ville qui lui jette des ordures. Il erre ensuite sans boire et sans manger et en fuyant les habitants116. Le jardin sert de point de référence à une mécanique de l’inversion des postures : la situation initiale est celle d’un combat chevaleresque dans un cadre aristocratique. Le fait qu’il se déroule dans un jardin est toutefois une dérogation — très rare d’ailleurs dans le corpus étudié — au principe qui fait du jardin un lieu de paix. Une première fissure de l’ensemble apparaît ici : le Petit Chevalier ne respecte pas la répartition habituelle des espaces, qui distingue habituellement le jardin où l’on ne combat pas des autres avatars de la nature ordonnée, telle la source ou la clairière, où il est non seulement possible, mais encore assez fréquent que l’on se batte. Plus importante est la seconde fissure idéologique de l’ensemble : la courtoisie n’est qu’un simulacre. La violence de l’épreuve va inverser littéralement le spectacle initial. Le jardin dissimule un complexe mélancolique axé sur la révolution des propriétés intrinsèques du chevalier et sur la cruauté de son humiliation. L’épisode du château de Pesme Aventure du Chevalier au Lion ne propose pas le même dispositif narratif. Yvain commence par passer devant l’atelier des prisonnières :

113 114 115 116

Voir les vers 8423 à 8430 et 8603 à 8612. Voir les vers 8889 à 8946. Voir les vers 8941 à 8972. Voir les vers 9051 à 9056.

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Et mes sires Yvains, sanz response, Par devant lui s’an passe, et trueve Une grant sale haute et nueve ; S’avoit devant un prael clos De pex aguz reonz et gros ; Et par entre les pex leanz Vit puceles jusqu’à trois cenz Qui diverses oevres faisoient. (Vers 5182 à 5189)

Le terme de prael est ambivalent : désignant littéralement un « pré », il sert parfois de synonyme au jardin. Le chevalier passe donc par un espace noble, mais dévoyé par son caractère carcéral. Il pénêtre ensuite dans le jardin d’agrément : Et mes sires Yvains lors s’an antre El vergier, aprés li sa rote; Voit apoié desor son cote Un riche home qui se gisoit Sor un drap de soie; et lisoit Une pucele devant lui En un romans, ne sai de cui. (Vers 5354 à 5360)

Les deux espaces antagonistes du pré et du verger sont définis par leur fonctions. Dans les deux cas, les personnages sont dehors. Le verger représente l’intérieur courtois et aristocratique ; le pré-ouvroir un « extérieur » idéologique, les prisonnières étant exclues du monde noble et harmonieux du verger. Comme dans la Première continuation de Perceval, le contraste entre l’espace noble et les espaces « ignobles » est très violent; il l’est d’autant plus que les deux lieux sont inversement symétriques. Le préouvroir radicalise la notion de jardin utilitaire en la dévoyant; il devient un lieu d’enfermement et d’exploitation. Spécialisé dans des fonctions nobles comme la vie de famille et la lecture, le verger revêt une valeur de simulacre courtois, dans la mesure où la réalité du château se compose de la captivité des ouvrières et du combat ultérieur contre les deux netuns117. La famille réunie autour de la lecture est foncièrement ambivalente : situé entre la découverte des prisonnières et le combat contre les deux monstres, le tableau paraît apaisant118. Il est surtout le second volet d’un diptyque destiné à dénoncer l’illusion courtoise : la jeune fille lisant son roman est une image du caractère littéraire du spectacle. Miroir des lectrices de Chrétien de 117 118

Voir les vers 5506 à 5687. BIBOLET, « Jardins et vergers dans l’œuvre de Chrétien de Troyes », p. 37.

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Troyes, elle dit une fiction, mais aussi l’illusion d’une harmonie aristocratique : la violence des rapports politiques réels débouchant sur le tribut qui cause la captivité des ouvrières remplace les désirs poétiques de grandeur et d’exploits chevaleresques. Les exemples de nature ordonnée où se déclenchent des aventures confrontant un personnage à un péril mélancolique prégnant ont un point commun : ils mettent en évidence les failles de la société courtoise, et, partant, les conflits entre les comportements réels des destinataires originaux de ces textes et leurs aspirations. Si la nature ordonnée a pour mission de souligner un décalage entre l’état d’un personnage et la beauté d’un lieu quand elle sert de théâtre à une crise mélancolique, elle sert, quand elle est le cadre d’une épreuve « atrabilaire », à mettre en évidence les défaillances morales des personnages, mais aussi de lecteurs ou d’auditeurs qui n’agissent pas aussi noblement que leurs valeurs le demandent. Il est donc possible de parler dans les deux cas de nature ordonnée à valeur exemplaire, parce qu’elle sert de métaphore à l’ordre moral défendu par les textes étudiés. Là n’est pas sa seule valeur : elle intervient aussi quand il faut guérir une crise mélancolique. La clinique au jardin, ou de la belle nature curatrice La guérison de la mélancolie est en effet un impératif fondamental pour les mentalités médiévales. On pense bien sûr aux jardins de plantes médicinales ou à l’usage thérapeutique des « meschantes herbes des jardins119 ». Les choses sont un peu plus complexes en littérature. Ce n’est pas une vision fausse : il existe des scènes de guérison où un thérapeute se sert d’herbes médicinales. Le passage du Roman de Silence où Eufemie soigne les blessures de Cador en est sans doute le meilleur exemple dans notre problématique. On pourrait citer également un extrait du Lancelot en Prose120 où une jeune fille soigne Lancelot, qui a bu une eau intoxiquée par le venin de serpents : Lors vait par la praerie et quelt herbes teles come ele cuide bonnes a venin oster, puis revient et les trible au pont de l’espee Lancelot en la coupe meïsmes qu’il ot beü et met avec triacle, puis li oevre la bouche et l’an met anz .I. petit121.

119 120 121

LORÇIN, « Les meschantes herbes des jardins ». Lancelot, roman du treizième siècle, édité par A. Micha, t. IV. Lancelot (op. cit.), chap. LXXVI, § 5, p. 136.

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Les herbes sont issues d’un espace naturel ; le récit a décrit l’agrément du lieu et l’harmonie de la scène courtoise qui président à l’épisode. C’est un cas d’utilisation de ressources naturelles qui s’insère dans un complexe de domination de la nature et d’organisation de son regard. Comme le dit Mireille Demaules, « la jeune fille possède une intime connaissance de la nature122 ». Elle oppose surtout son savoir, fondé sur l’usage des propriétés positives de la nature au venin des serpents, phénomène naturel destructeur. Ses connaissances médicales lui permettent donc d’ordonnancer la nature environnante. Ce type de scène est exceptionnel dans un corpus qui ne s’intéresse guère aux jardins de plantes médicinales; l’effet déformant d’une littérature destinée à un public aristocratique et qui privilégie ses propres espaces explique cette situation. Très présents dans les traités d’horticulture médiévaux, les jardins de « simples » sont extrêmement rares dans la littérature du Moyen Âge central. Geneviève Sodigné-Costes n’utilise ainsi aucun texte narratif de cette époque pour décrire la littérature qui les concerne123, tandis que d’autres études littéraires ne les mentionnent pas alors qu’elles décrivent l’évolution de la nature ordonnée124 ou le contenu des jardins dans certains genres littéraires du temps125. L’usage thérapeutique de la nature ordonnée est toutefois beaucoup plus vaste que ses seules indications médicales. Nous partirons des modèles médicaux utilisés pour soigner la maladie atrabilaire par excellence, l’amour héroïque; nous élargirons notre perspective aux fonctions cliniques mais non médicales et curatrices de la nature ordonnée. Le jardin ou la « belle nature » servant de lieu de soin n’est pas une invention littéraire. Les écrivains s’inspirent de principes édictés par les médecins pour soigner l’amour héroïque, c’est-àdire une passion amoureuse pathologique. Bernard de Gordon recommande dans le chapitre De melancolia et mania de son Lilium Medicinae126 de conduire le patient dans des lieux relevant de la nature ordonnée : Utile igitur est mutare regimen et esse inter amicos et notos et quod vadat per loca ubi sint prata fontes nemora odores boni pulchri aspectus cantus avium instrumenta musica127.

122

DEMAULES, « Lancelot et l’empoisonnement », p. 84. SODIGNÉ-COSTES, « Les simples et les jardins ». 124 LEGROS, « Du verger royal au jardin d’amour ». 125 LABBÉ, « Nature et artifice dans quelques jardins épiques ». 126 LIVINGSTON LOWES, «The loveres maladye of hereos », p. 497-501. 127 « Il est donc utile de changer de régime de vie et que (le malade) se trouve en compagnie d’amis et de connaissances. Qu’il aille dans les endroits où se trouvent des prés, des sources, de bonnes odeurs, (des choses de) bel aspect, le chant des oiseaux et des instruments de musique ». 123

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Jacques Roubaud a souligné l’extrême proximité du vocabulaire du médecin avec celui de la littérature : « Le langage médical reproduit alors étrangement les descriptions ‘printanières’ des troubadours : fleurs, oiseaux, eaux et jardins »128. On retrouve effectivement un cadre de nature ordonnée extrêmement semblable dans le traité de Bernard de Gordon à celui des textes narratifs que nous avons consultés. L’ensemble des composantes d’une « belle nature » appréciables par un regard « courtois » se retrouve ici. Deux éléments doivent être pris en considération pour expliquer une proximité qui n’est peut-être pas si étonnante : la nature ordonnée n’est pas propre à l’imaginaire littéraire du Moyen Âge central. Ses origines religieuses demeurent très présentes dans les esprits et excitent la curiosité intellectuelle; il est possible que le Livre de l’échelle de Mahomet qui expose la conception musulmane du paradis ait été traduit en latin en partie à cause de cela129. Il y a de grandes similitudes entre le paradis où le Prophète est conduit et l’hortus conclusus idéal des esprits médiévaux de la chrétienté130. Il y a ensuite une continuité anthropologique du désir des jardins dans de nombreuses civilisations131; le jardin a connu une utilisation métaphorique particulière : embrasser l’ensemble des connaissances sacrées, souci partagé par L’Hortus Deliciarum d’ Herrade de Landsberg et le Liber Floridus de Lambert de Saint-Omer132. La nature ordonnée et le jardin en particulier font donc partie de l’horizon culturel et spirituel d’un très grand nombre de personnes au Moyen Âge. Plus à la croisée de la médecine et de la littérature, un autre élément doit être considéré: le fait que la littérature courtoise s’adresse à un public aristocratique et que l’amour héroïque est la maladie par excellence des nobles. Arnaud de Villeneuve conteste certes cet aspect133, mais d’autres médecins insistent là-dessus, comme les écrivains d’ailleurs : l’amour héroïque « littéraire » touche avant tout des aristocrates. Valescus de Tarente affirmera dans son Philonium, paru en 1418, que : Hereos grece idem est quod dominus latine. Et alemani dicunt heer. Id est dominus134.

La noblesse des patients et l’imaginaire religieux collectif semblent donc pouvoir expliquer cette convergence entre les médecins et les gens de lettres. 128

ROUBAUD, « Galehaut et l’Eros mélancolique », p. 375. BROSSARD, « Les vergers du paradis dans le Livre de l’échelle de Mahomet ». 130 Ibid., p. 57. 131 HÜE, « Reliure, clôture, culture ». 132 Ibid., p. 168-169. 133 LIVIGSTON LOWES, «The loveres maladye of hereos », p. 495. 134 « Hereos est la même chose en grec que dominus en latin. Et les Allemands disent : Herr, c’est-à-dire seigneur. » 129

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Jacques Roubaud range ces promenades parmi les « diversions135 ». De quoi s’agit-il ? De déplacer le patient pour tenter de lui faire oublier celle qu’il aime. Le corpus dépouillé n’a pas permis de découvrir des avatars littéraires de cette pratique, alors que les récits de quête de l’aimée perdue par son amant ne sont pas rares dans la littérature médiévale. Il existe cependant des cas de déplacement du malade dans une « belle nature ». Partenopeu de Blois136 en propose un. Son héros éponyme, qui a fui dans la forêt d’Ardenne pour s’y faire dévorer par les serpents qui la hantent après avoir été chassé par son amie, la fée Melior, a été recueilli par Uraque, sœur de Melior. Elle le conduit dans l’île de Salence, qui lui appartient : Salence est uns petis islés Et bons et beils et purs et nés, Mais ne dure c’une loëe, Si n’i a c’une sole entrée ; Tant a de lonc come de le, De peschiers i a grant planté, Et fruit et char et vins et bles Et bos et chans et fluns et pres, Dras et chevals, argent et or. Uraque l’a de Melior; Doné li a por sejorner Quant el velt desduire u jüer. Uraque i a molt bon chastel, Molt bien assis et fort et bel Et grant palais et chambres beles, Cleres et bla[n]ches et noveles, Froides fontaines es vergiers, Dont purs et clers est li graviers. (Vers 6197 à 6214)

Il y a deux diversions dans ces vers. La première est la diversion géographique : le patient est conduit dans un lieu extrêmement caractéristique de la nature ordonnée dont il reprend l’ensemble des caractéristiques fondamentales. L’île revêtira d’elle-même une valeur thérapeutique, en vertu du principe galénique selon lequel une maladie doit être traitée par son contraire : caractérisée par une nature domestiquée que l’on exploite raisonnablement et qui donne d’excellents résultats, l’île s’oppose à l’espace hostile, sauvage et antiéconomique de la forêt d’Ardenne. La seconde diversion est « personnelle » : Partonopeu est conduit dans un lieu où existent deux figures affectives et aimantes — Uraque et sa cousine 135 136

ROUBAUD, « Galehaut et l’Eros mélancolique », p. 375. Partonopeu de Blois, édité par J. Gildea, t. I.

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Persowis — mais qui sont malgré tout différentes de Melior. Le romancier montrera la jeune femme et la jeune fille s’éprenant du chevalier137. On s’éloigne du modèle médical par le fait que le malade est conduit en un seul lieu assimilé d’ailleurs à un jardin par sa taille très réduite et par son unique accès, alors que l’affection que les deux jeunes personnes éprouvent pour leur patient se rapproche d’un conseil d’Ovide repris dans le Lilium Medicinae : aimer deux amies ou davantage si on le peut138 ! Là encore, le récit dévie le principe médical, son héros ne s’éprenant d’aucune d’entre elles. La modification la plus importante pour notre propos concerne toutefois l’usage de l’espace dans le récit. Bernard de Gordon envisage un espace ouvert, et, citant Ovide une fois de plus, invite également à faire voyager le malade139. Le roman, quant à lui, opte pour un espace complet, mais fermé : Salence est un véritable jardin insulaire renfermant les échantillons indispensables à toute contrée prospère. Destinée à restituer son essence aristocratique à un patient que l’on lavera140, l’île doit être pure, au sens où elle doit être exempte de tout élément favorisant la mélancolie. Le modèle de l’hortus conclusus s’impose alors au romancier désireux de créer un véritable microcosme clinique. Objet culturel intermédiaire entre la nature et la culture, le jardin se prête, à la perfection, à l’organisation de l’espace. Il peut servir à agréger à nouveau un patient à la société humaine. Guillaume de Palerne141 propose une utilisation originale de ce motif. Guillaume et Melior, revêtus de peaux de cerf, ont pénétré dans le magnifique verger de la reine de Sicile142. La reine, qui les a vus dormir143, revêt à son tour une peau de cerf et rejoint les amants : Atant s’en va, plus n’i arreste, A .IIII. piés comme autre beste S’est entree par le guichet Ens el vergier, tot souavet Venue en est jusc’au prael Ou gisoient li jovencel ; Dalès le bos se rest couchie (…) La roïne respont briement : ‘Bien sai vostre convenant, 137 138 139 140 141 142 143

Ibid., vers 6316 à 6328. LIVINGSTON LOWES, «The loveres maladye of hereos », p. 501. Ibid. LEVRON, « La clinique cosmétique ». Guillaume de Palerne, édité par A. Micha. Voir les vers 4671 à 4704. Voir les vers 4896 à 4926.

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Ne, por vos ne m ‘enfuirrai mie, En sus de vostre compaignie, Ne ja por moi n’i perdrés rien, Et je vos di que je sai bien Vos erremens et vos estres’. Seignié se sont de leurs mains destres, Quant il entendent la roïne. (Vers 5172 à 5211)

La reine implore ensuite le secours de Guillaume et lui promet la seigneurie144; elle conduit ensuite le couple au château145 où il est dépouillé de ses peaux de bêtes, lavé, baigné et revêtu146. Le récit exploite en profondeur la nature intermédiaire du jardin entre la culture et la nature. S’il est canoniquement fermé, les amants y pénètrent par une fente du mur147 ; ils ne perçoivent pas l’endroit comme le lieu d’une solution possible, mais comme le théâtre d’une situation problématique148. Deux instances revêtent une fonction clinique : le jardin fonctionne comme un lieu de stabilisation matérielle dans lequel le couple éprouve un certain bonheur149. Le narrateur évoque alors l’harmonie de leur aspect150, et, plus important, l’absence de manques essentiels151. Le lexique qu’il utilise est celui du divertissement courtois152. Après avoir inversé l’incertitude de départ, il fait du jardin un lieu où les impératifs esthétiques, matériels et amoureux du couple sont satisfaits. Plus précisément, il en fait un lieu intermédiaire entre le déguisement animal, signe de la crise, et le retour dans l’humanité, dès lors que ses personnages se sont déplacés dans le jardin en passant manifestement de ses marges à son centre153. La réduction de l’errance dans un espace circonscrit par une enceinte et beaucoup plus réduit ne résout pas à elle seule la mélancolie des personnages, mais l’endigue, parce qu’elle oppose un lieu stable et plaisant aux espaces sauvages ou utilitaires (forêts, carrières…) utilisé auparavant. Contrairement à la troisième démence de Lancelot, le palier de stabilisation améliore leur état psychique, qui est 144

Guillaume de Palerne, édité par A. Micha, vers 5220 à 5235. Ibid., vers 5309 à 5315. 146 Ibid., vers 5350 à 5379. 147 Ibid., vers 4693. 148 Ibid., vers 4698 à 4704. 149 Ibid., vers 4903 à 4915. 150 Ibid., vers 4902 « a merveille i faisoit bel ». 151 Ibid., vers 4907 « Car nule riens ne lor souffroient ». 152 Ibid., vers 4909 à 4912: « Guilliaumes est avec sa drue/Sor l’erbe verte, fresche et drue,/Illuec ensemble s’esbanoient/ Jeuent et parolent et rient. » 153 Ibid., vers 4903 et 4904. 145

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beaucoup plus serein. La reine, quant à elle, maîtrise à la fois l’espace et la ruse. Placée d’abord en posture de médiatrice, elle met métaphoriquement sa situation en parallèle avec celle de Guillaume et de Melior154. Le registre de la bête chassée de ses pâturages par d’autres animaux renvoie aux fables ou au Roman de Renart, qui exposent des questions politiques grâce à des récits animaliers. Le déguisement et le discours métaphorique réinsèrent les personnages dans une culture humaine. Le roman fait de l’état intermédiaire entre nature et culture une donnée existentielle capitale pour des personnages suivant une passion amoureuse partiellement instinctive ou exposés à des conduites de conquête matrimoniales et territoriales qui le sont également. Inversant l’idée théologique chrétienne de l’ « homme jardinier de Dieu », il fait du jardin un modèle typologique permettant une alliance entre des personnages qui doivent résoudre mutuellement leurs problèmes. Le rôle clinique de l’espace revient dans le Cléomadès d’Adenet le Roi155 au pré où le héros éponyme fait monter Clermondine sur le « cheval de fust » pour la conduire en Espagne où il doit l’épouser. Le roman présente un phénomène qui intéresse notre réflexion au premier chef: le morcellement de l’espace thérapeutique. Clarmondine, qui feint la folie pour n’avoir pas à épouser le roi Meniadus, connaît deux « jardins thérapeutiques ». Il y a, tout d’abord, celui qui jouxte le bâtiment où est installée la chambre de Clarmondine156 ; il y a ensuite celui d’où le couple prend son envol : Dedenz le prael sont entré. Li huis estoient si fermé Que dedenz le prael n’entra Nus fors cil qui erent la. Sachiez bien que en cel prael Faisoit et mout noble et mout bel ; Arbres et flours i ot assez Et estoit de haus murs fermés. (Vers 13470 à 13476)

Le récit décrit deux espaces différents : un petit jardin et un pré plus étendu157. Leurs évocations respectives sont neutres : le jardinet n’est pas décrit mais qualifié, et le pré correspond aux critères essentiels de clôture, de beauté et d’agrément. Une spécialisation fonctionnelle se met en place : le jardinet est un lieu faussement neutre, parce qu’il participe de la captivité de 154

Ibid., vers 5224 à 5227. Adenet le Roi, Cléomadès, édité par Al. Henry. 156 Ibid., vers 7796 à 7800. 157 Ibid., vers 7796 à 7799 : « Droit devant leurs deux chambres ot/un petit faitis jardinet/et un trop noble praelet/enclos de mur fait a cretiaus. » 155

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la jeune femme. Le pré est le lieu de l’évasion : il revêt donc une fonction clinique caractérisée tout d’abord par l’accès de la patiente, déliée par Cléomadès158 qui s’est fait passer pour un médecin, à l’extérieur, et puis par le départ sur le dos du cheval de fust159. L’absence d’éléments favorables à une guérison dans ces deux lieux, l’intervention du héros exceptée, s’explique par le fait que le roman déjoue tout d’abord toutes les solutions médicales possibles : Crompart, ravisseur de Clarmondine et concepteur du cheval de fust, est aussi médecin et utilise les herbes médicinales d’un jardin de Séville160. Le roman de Méliacin, écrit par Girart d’Amiens161, exploite le même argument, tiré d’un conte des Mille et une nuits162, mais insiste beaucoup plus sur ce dernier aspect: aucun médecin n’ose s’approcher de Célinde-avatar de Clarmondine dans ce roman, — qui contrefait une démence très agressive163. Sa haine pour les médecins est extrême164. La tension entre les amants et un monde médical qui est considéré comme leur adversaire écarte toute médicalisation éventuelle. Le pré clos est un lieu médiateur, mais dans la mesure où il facilite le projet d’évasion. Le rôle libérateur et circonstanciel du jardin apparaît également dans un passage du Lancelot en Prose où Lancelot s’évade d’une prison où Morgue le retient : Or dist li contes que tant demora Lanselos en la prison Morgain qu’il i ot esté .II. ivers et un esté. Et tant que ce vint aprés Pasches que il vit verdoier le garding qui dalés sa chambre estoit, et li arbre estoit foilli et chargé de flours et li rose espanissoit chascun jour devant la fenestre. […] ‘Et pour ce ‘ fait il, ‘ que je ne le puis avoir, couvient il que j ‘aie ceste rose qi de li me fait ramembrance ‘. Et lors jete la main parmi la fenestre, et le tint pour prendre la rose. Mais en nule maniere n’i pot avenir car trop ert loing de lui. Et il retrait ses mains a lui, puis regarde fers de la fenestre, si les voit fors a merveilles. ‘Que est ce dont? ‘ fait Lanselos, ‘me porra detenir forterece que je ne face ma volenté? Certes, nenil’. Lors prent .II. des fers de la fenestre de ses .II. mains et les traist a lui si durement qu’il les a tous desrous, si les rue enmi la chambre. Mais il a ses mains teles atournees qu’eles sont toutes escorcies si que li sans en saut a terre. Mais il ne s’en sent mie granment. Atant s’en ist fors de la chambre et s’en vait la ou il ot veüe la rose, si le baise pour l’amour de sa

158

Ibid., vers 13130 à 13165. Ibid., vers 13503 à 13568. 160 Ibid., vers 7871 à 7876. 161 Girart d’Amiens, Méliacin ou le cheval de fust, édité par A. Saly. 162 Il s’agit de l’Histoire du cheval enchanté, dans les Mille et une nuits, traduction d’A. Galland, t. III, p. 231-266. 163 Méliacin, op. cit., vers 15809 à 15825. 164 Ibid., vers 15946 à 15953. 159

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dame a qui ele resembloit, si le touche a ses ex et a sa bouche, si le met en son sain emprès sa char, puis s’adrece vers la tour et treuve l’uis ouvert165.

La clinique littéraire166 ne passe pas par un médiateur, contrairement aux exemples précédents, mais par une double sollicitation idéologique : le portrait de Guenièvre que Lancelot a peint, et la vue de la rose167. Projection fantasmée de la dame168, la rose est le point central du jardin. Le récit insiste sur la force de suggestion mélancolique représentée par l’adéquation métaphorique entre la fleur et Guenièvre. Une accumulation de souffrances se produit alors: le personnage souffre à la fois de son désir et de sa captivité. Planté par Morgue pour soigner la mélancolie de son prisonnier169, le jardin est le second terme d’un antagonisme entre deux cliniques. La fée propose un allégement circonstanciel de la souffrance du chevalier, tandis que ce dernier cherche une clinique définitive. Contrairement à l’usage habituel du « point de mire » d’un jardin, ce dernier est donc en contradiction idéologique totale avec son environnement. Investi d’une signification personnelle, le rosier va permettre une scène d’auto-clinique fondée sur plusieurs éléments capitaux : la restauration, tout d’abord, des repères amoureux et courtois, donc moraux ; la restauration ensuite de la volonté et de la capacité de concentrer ses forces sur un but. Très évocateur de la scène où Lancelot retrouve Guenièvre dans le Chevalier de la Charette de Chrétien de Troyes170 mais aussi dans le Lancelot en Prose171, cet épisode repose comme eux sur l’annihilation de la souffrance physique parce que le personnage résout sa souffrance psychique. Il en inverse cependant les données fondamentales, dans la mesure où le jardin est un but et l’enjeu d’une controverse implicite et typologique entre deux types de guérison de la mélancolie. Plus qu’un instrument clinique, le jardin pose le problème de son appropriation: il est un outil clinique pertinent quand un personnage parvient à l’accorder avec ses intérêts. 165

La seconde partie de la quête de Lancelot, éditée sous la direction de D. Poirion par I. Freire-Nunes, t. III, chap. 425-427, p. 471-472. 166 HUCHET, Littérature médiévale et psychanalyse. 167 La seconde partie de la quête de Lancelot (op. cit.), chap. 417, p. 462. 168 « Et la rose qui chascun jour espanissoit fresche et nouvele se li sovint de sa dame la roïne et de sa face qu’ele avoit clere et vermeille que la rose li ramentevoit tous dis. Car, quant il regardoit la rose, il li menbroit de sa dame. Si ne savoit pas li ques estoit plus vermaus, ou la rose ou la face sa dame, et ce fu la chose qui le dut avoir mis fors del sens. » (Ibid., chap. 425, p. 471) 169 « Car Morgue ot illoc planté un molt bel vergier pour ce que Lancelot i fust plus a aise tout l’esté, car il ot esté tout l’iver trop a malaise, car moult li anuioit la prisons ou il ot tant este. » (Chap. 425, p. 470) 170 Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la charrette, édité par M. Roques, vers 4633 à 4646. 171 Le livre du Graal, t. II (op. cit.), chap. 458-459, p. 1395-1396.

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Perceptible au premier abord comme un moyen de mettre en évidence une crise mélancolique ou comme un moyen de la soigner, la nature ordonnée — qu’elle soit faite jardin ou lieu naturel — entretient des relations beaucoup plus complexes qu’on ne pourrait le penser avec la mélancolie. Elle peut en être un antagonisme, mais aussi un complément. Très flexible, déterminée par des critères polyvalents et somme toute simples-la fermeture par des végétaux, des bâtiments, des hommes ou par le regard de l’homme, la beauté et l’agrément-elle apparaît souvent comme un lieu de crises dont elle n’est pas que le théâtre : renforçant le pathétique ou la violence d’un état atrabilaire par le contraste qu’elle forme avec celui-ci, elle sert souvent de commentaire moral implicite à l’état décrit. Les situations où elle sert de cadre à la guérison d’une crise atrabilaire supposent quant à elles que les personnages savent l’utiliser avec pertinence. L’imprécision, le stéréotype ou le motif-cadre recèlent donc une extrême disponibilité et un fonctionnement narratif très subtil: la nature n’est pas figée dans son ordonnancement, mais construite, utilisée et racontée. La mise en ordre est donc proche d’une mise en texte vouée à mettre en forme, à relater et à contrôler cette mélancolie, fascinante et effrayante part de la nature humaine… BIBLIOGRAPHIE 1) ŒUVRES a) Textes anonymes ou non attribués Claris et Laris, édité par Corinne Pierreville, Champion, Paris, 2008, C.F.M.A. Dialogue de Placides et Timéo, édité par Claude Thomasset, Droz, Genève, 1980, T.L.F. Flamenca, édité par René Nelli et René Lavaud, Les Troubadours, tome II : L’Œuvre épique, Desclée de Brouwer, Paris, 2000, p. 643-1061. Estula, présenté et traduit par Rosanna Brusegan, Fabliaux, U.G.E, Paris, 1994, collection « 10/18 », p. 194-201. Jaufre, édité par René Nelli et René Lavaud, Les Troubadours, tome II : L’Œuvre épique, Desclée de Brouwer, Paris, 2000, p. 17-609. Guillaume de Palerne, édité par Alexandre Micha, Droz, Genève, 1990. Histoire du cheval enchanté, conte des Mille et une nuits. Traduction d’Antoine Galland, Flammarion, Paris, 2004, tome III, p. 231-266. Lancelot en Prose, « De la marche de Gaule à la première partie de la quête de Lancelot », éditée par Daniel Poirion sous la direction de Philippe Walter, Le Livre du Graal, tome II, Gallimard, collection « N.R.F. La Pléiade », Paris, 2003, La seconde partie de la quête de Lancelot, éditée sous la direction de Daniel Poirion par Irène Freire-Nunes, Le Livre du Graal, tome III, Gallimard, Paris, 2009. Partonopeu de Blois, édité par Joseph Gildea, Villanova University Press, Villanova, 1967, tome I.

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LE JARDIN DANS LA MYTHOLOGIE SCANDINAVE : LES CAUSES D’UNE ABSENCE TROUBLANTE Patrick GUELPA, Université Charles de Gaulle – Lille III à Villeneuve d’Ascq

Introduction Le jardin ne semble jouer aucun rôle dans la mythologie des Germains du Nord que sont les anciens Scandinaves des temps vikings (VIIIe-XIe siècles). Les païens du Nord qu’étaient les Vikings n’ont pas livré leur mythologie avant leur conversion pacifique au christianisme autour de l’an 1000 et, paradoxalement, c’est à des écrivains catholiques que nous devons de connaître aujourd’hui l’essentiel de leurs croyances et de leur mythologie1. Le mot islandais gar"ur correspond au mot allemand moderne Garten et à l’anglais moderne garden. Friedrich Kluge et Elmar Seebold (Etymologisches Wörterbuch der deutschen Sprache) nous apprennent que le mot « jardin », en allemand moderne (= nouveau-haut-allemand, langue standard depuis environ 1500), Garten, est attesté depuis le VIIIe siècle en vieux-hautallemand (environ entre 750 et 1150) sous la forme garto, puis plus tard en moyen-haut-allemand (environ de 1150 à 1350, voire 1500, selon les spécialistes) sous la forme garte. En gotique (attesté depuis le IVe siècle), on a la forme translittérée gards (« maison »2) et en vieux-norrois (islandais ancien)

1

Il s’agit du laïc islandais Snorri Sturluson (1178-1241), le plus grand écrivain scandinave du Moyen-Âge, auteur de l’Edda dite en prose, et du clerc danois Saxo Grammaticus, qui a écrit ses Gesta Danorum vers 1220, à la même époque que Snorri. L’Edda poétique, recueil d’une quarantaine de poèmes mythologiques et héroïques, est consignée par écrit par des chrétiens (clercs ou laïcs) à partir des grands centres culturels que sont les premiers monastères d’Islande. 2 KRAHE et MEID, Germanische Sprachwissenschaft I, § 78. Cf. aussi HEMPEL, Gotisches Elementarbuch, p. 100 (texte gotique et original grec de l’évangile de saint Matthieu 8:6).

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on trouve gar"r dans le sens de « clôture, enclos, cour ou ferme »3, puis dans le sens de « résidence, demeure ». En Islande, le mot gar"ur désigne aussi le foyer, le logement des étudiants. Voyez les dénominations des différents « mondes » dans l’Edda en prose de Snorri : Ásgar$r ou « demeures des Ases », c’est-à-dire des dieux, Mi$gar$r ou « demeure du milieu », c’est-àdire des hommes, Útgar$r ou « demeure extérieure », c’est-à-dire des géants4. C’est le cognat du latin hortus (« jardin »). Le vieil-anglais (anglo-saxon) nous fournit geard (« cour ») et le vieuxhaut-allemand gart signifie « cercle », tous deux remontant à l’indo-européen restitué *ghortó (« enclos »), attesté en grec translittéré sous la forme chórtos (« cour, clôture »). 1. La demeure, la résidence Les glissements sémantiques sont nombreux, mais nous retiendrons, pour le Nord ancien, que le mot « jardin » comporte un champ sémantique plus étendu qui nous conduit à le considérer comme synonyme de « résidence » ou « demeure », voire « monde », car la demeure des géants (Útgar$ur : « Demeure extérieure ») dans les Edda est également appelée Jötunheimr, soit « monde des géants ». Le mot gar"ur désigne également une cour située entre des maisons, mais aussi, et c’est plus surprenant, un vent froid qui souffle toujours dans le même sens. Le mot islandais moderne correspond aussi à « jardin » et ce mot évoque immanquablement les fleurs, du moins les plantes, la végétation, mais aussi les fruits (verger). Et c’est sous ce double aspect que l’Edda nous fournit certaines correspondances avec la mythologie grecque : la déesse I$unn, détentrice des pommes de jouvence des dieux, rappelle les Hespérides, ces nymphes qui possèdent un jardin dont les arbres produisent des pommes d’or qui confèrent l’immortalité5. En outre, le mythe d’I$unn est illustré par le poème intitulé Haustlöng, (“Longueur d’automne’’) du scalde norvégien &jó$ólfr ór Hvini (IXe siècle), lequel comporte une description de bouclier (strophes 1-13, où la seule différence avec la version de Snorri est que la métamorphose d’I$unn en noix n’est pas mentionnée). Mais à la différence du jardin d’Éden de la Bible6, il n’est pas dit que l’homme y soit placé pour le travailler. À aucun moment la mythologie nordique ne mentionne un

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RANKE et HOFMANN, Altnordisches Elementarbuch, p. 169. DILLMANN, L’Edda. (Voir index des noms.) Gylfaginning 26, Skáldskaparmál 1. Gn 2:15.

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quelconque travail de l’homme et la déesse I$unn n’entretient pas ce verger, elle ne fait que disposer de ses fruits. Le jardin en lui-même n’est pas important. 2. Un jardin des Hespérides ? Le mythe de l’enlèvement d’I$unn confirme, a contrario, l’absence de signification du « jardin » : Bragi est un Ase renommé pour sa sagesse et son éloquence. Seuls Snorri (Gylfaginning 26, Skáldskaparmál 1) et la Lokasenna (8-14) le donnent pour l’un des dieux. Il s’agirait en fait de la divinisation progressive du poète norvégien Bragi inn gamli Boddason (Bragi l’Ancien, fils de Boddi), qui a vécu au IXe siècle et dont déjà les auteurs des Hákonarmál (« Dits de Hákon ») et des Eiríksmál (« Dits d’Eiríkur », fin du IXe siècle), poèmes scaldiques, font saluer l’entrée à la valhöll (le paradis des guerriers, chez le dieu suprême, Ó$inn/Odin/Wotan). Le mot bragr signifie « parangon » et aussi « poésie ». Son épouse, I$unn (« toujours jeune »), conserve dans son coffre les pommes de jouvence des dieux. Gangleri (personnage principal de la première partie de l’Edda en prose, la Gylfaginning), s’étonne de la responsabilité confiée par les dieux à I$unn (au chapitre 26). Le Très-Haut lui répond qu’une fois la catastrophe fut évitée de justesse. Il commente les noms de quelques autres Ases (la principale famille de dieux nordiques, qui correspond aux deux premières fonctions duméziliennes, la troisième étant assumée par l’autre famille de dieux, les Vanes), puis le mythe de l’enlèvement d’I$unn par le géant &jazi : Lors d’un banquet à Ásgar$r, Bragi raconte à Ægir, le magicien, qu’Ó$inn, Loki et Hoenir voulaient un jour faire cuire un bœuf afin de le manger. Or le bœuf ne voulait pas cuire. Un aigle qui se tenait perché audessus de la fosse à cuisson leur réclame sa part du bœuf en les assurant qu’une fois cette condition remplie, le bœuf cuira normalement. Mais comme l’aigle se taille la part du lion, Loki s’en irrite et se met à le frapper avec une longue perche. L’aigle s’envole, mais la perche reste collée à son dos, si bien que Loki est entraîné dans les airs. Loki le supplie de lui faire grâce et n’obtient la vie sauve qu’en jurant de faire sortir I$unn d’Ásgar$r avec ses pommes. Loki attire donc I$unn en dehors de la demeure des Ases, prétextant avoir trouvé des pommes intéressantes dans une forêt. Alors, le géant &jazi, sous la forme d’un aigle, s’empare d’I$unn et la conduit chez lui à &rymheimr (« monde du vacarme »). Privés d’I$unn et de ses pommes, les Ases commencent à vieillir. Ils se consultent et attribuent à Loki la responsabilité de ce malheur. Menacé de mort, celui-ci s’engage à partir à la recher-

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che d’I$unn si Freyja lui prête sa forme de faucon. Cette condition remplie, il s’en va chez &jazi. I$unn est seule au foyer, car &jazi est parti pêcher. Loki la métamorphose en noix et l’emmène avec lui. Une fois rentré, &jazi, ne trouvant pas I$unn, prend sa forme d’aigle et se lance à la poursuite de Loki. Lorsque les Ases aperçoivent le faucon qui tient la noix et l’aigle qui les poursuit, ils allument un grand feu dans l’enceinte d’Ásgar$r. L’aigle s’y brûle les ailes et est contraint de se poser. C’est alors qu’il est tué par les dieux. &jazi était le fils d’Ölvaldi (« maître de la bière »). Ölvaldi avait trois fils : &jazi (« bedaine »), I$i (« labeur ») et Gangr (« voyageur »). Chacun reçoit comme part d’héritage autant d’or que peut en contenir sa bouche, jusqu’à l’épuisement de l’or de leur père. C’est pourquoi, explique Snorri, on appelle l’or « la bouchée de &jazi ou d’I$i ou de Gangr », « la parole ou les mots ou encore les discours des géants » (Skáldskaparmál 1). 3. Un lieu sûr On voit que l’importance du jardin est insignifiante. Poursuivant notre investigation philologique, nous allons revenir, en islandais ancien et donc dans la littérature non seulement mythologique (Edda en prose et Edda poétique), mais encore narrative dans la prose des sagas, à une acception restrictive, cette fois, du mot gar"ur : « enclos, jardin, demeure entouré d’une palissade ». C’est le cas pour les noms de pays comme Gar$aríki (« état des palissades », c’est-à-dire des villes entourées de palissades) qui désigne la Russie. C’est aussi le cas pour des villes de l’Est de l’Europe où les Varègues (les Víkings de l’Est, en fait nom donné aux Scandinaves qui ont pris la Route de l’Est), ont grandement contribué à l’organisation de la société slave ou grecque (en entrant dans la garde prétorienne du basileus, id est de l’empereur chrétien de Constantinople) : Hólmgar$ur : Novgorod, Kænugar$ur : Kiev, Miklagar$ur : Constantinople7. Et l’on rejoint ainsi l’acception extensive de « domaine, demeure ». Mais dans les mythes nordiques, la demeure des dieux (Ásgar$ur), des hommes (Mi$gar$ur) ou des géants (Útgar$ur) est toute autre chose qu’un paisible jardin fleuri agrémenté d’arbres fruitiers. Ces lieux ne sont aucunement paradisiaques, c’est le moins qu’on puisse dire, puisque s’y affrontent soit les dieux entre eux lors de la première guerre du monde (cf. la Völuspá), soit les dieux, les hommes et les géants.

7 Cf. BOYER, La Russie des Vikings, p. 19, 35 n. 5, 79, et du même auteur : La saga de Harald l’impitoyable, p. 37 et 151.

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Notons, à titre documentaire, que les expressions islandaises modernes formées avec gar$ur abondent : Ganga í gar" : « commencer, advenir, survenir, faire son entrée, entrer ». Gest bar a" gar"i, tournure impersonnelle, signifie qu’un invité (gestur, ici objet à l’accusatif : gest) est arrivé (dans la demeure, chez, soi). Vera gó"ur í gar" eihnvers : « être bon à l’égard (à l’endroit) de quelqu’un ». Búa í gar"inn : non pas « habiter dans le jardin », mais : « préparer, organiser »! Rí"a úr gar"i : « partir de chez soi ». Um gar" gengi", ou um gar" gert : « terminé ». Gera/búa úr gar"i : « préparer une fille à quitter le foyer de ses parents, lui donner son douaire ». Vel úr gar"i ger"ur : « bien équipé, soigneusement préparé ». Autrement dit, le mot gar"ur convoie l’idée de « chez soi », d’un endroit où l’on est en sécurité, plutôt qu’un aimable lieu où poussent des fleurs, des fruits et des légumes. Tout récemment encore, en ce mois d’avril 2010, un site internet islandais note, à propos de l’éruption volcanique sous le glacier du sud-ouest de l’Islande, le Eyjafjallajökull : Afar litlu mátti muna a" áin ryddi sér braut í gegnum varnargar"a fyrir ofan bæinn…8 Je traduis : « Il s’en fallut de très peu pour que la rivière ne se ruât hors de son lit pour passer au travers des enclos de sécurité au-dessus de la ferme… » Le mot varnargar"ar signifie littéralement : « enclos de défense ». 4. L’Arbre du Monde Certes, à défaut de jardin, on trouve dans les textes qui nous parlent de la mythologie nordique un arbre, et quel arbre ! C’est Yggdrasill, l’Arbre du Monde de la religion scandinave, véritable « idéogramme » de celle-ci9. Il soutient tous les mondes (9 en tout), dont les principaux : la demeure des deux familles de dieux, Ases et Vanes, le monde des hommes (Mi$gar$ur : « demeure du milieu »), et le monde des demeures extérieures, Útgar$ur, où habitent les géants. Yggdrasill, l’arbre cosmique, qui soutient tous les mondes, les demeures des dieux et des hommes, est considéré par Mircea Éliade (Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase) comme « l’idéogramme de la mythologie nordique » et par Régis Boyer (Yggdrasill, L’Edda poétique, p. 208 et suiv.) comme « l’expression la plus pure de l’esprit de la religion scandinave

8 9

Extrait du premier quotidien islandais, Morgunbla"i", du 15 avril 2010. Cf. Mircea Eliade cité par BOYER, infra.

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ancienne, Yggdrasill étant source de toute vie, de tout savoir (Ó$inn y demeure suspendu neuf nuits et le puits de Mímir se trouve au pied d’Yggdrasill) et de tout Destin (source d’Ur$r) ». L’arbre cosmique entretient la vie et englobe même le domaine de Hel, domaine de la mort. Tout est donc soumis au Destin. La loi sacrée du Destin (ørlög : « lois originelles, Destin ») s’accomplira pour les dieux et pour les hommes. Les hommes sont créés à partir de troncs d’arbres (donc d’éléments terrestres) par les dieux, ces dieux qui avec les géants primitifs sont les dépositaires d’un savoir originel qui gît dans la source de Mimir, au pied du grand frêne Yggdrasill. L’ordre du monde est précaire, car Yggdrasill est rongé à ses deux extrémités : un cerf broute ses feuilles et le dragon Ní$höggr s’attaque à ses racines. Les géants ne cessent de provoquer et de menacer les dieux. Heureusement, &órr, véritable gardien de la paix des dieux et des hommes, veille et garantit le maintien de l’ordre. Les bændur (paysans-propiétaires-libres) peuvent prospérer. &órr assume là un rôle social éminent. Nous voyons que le centre de l’édifice mythologique est l’Arbre du Monde, le frêne Yggdrasill (son étymologie sera donnée infra), dont les racines s’étendent au-delà du monde habité. (Il n’est pas superflu de mentionner ici l’étymologie de Villeneuve d’Ascq : Ascq correspond au germanique askr : « frêne ». L’arbre du monde étant un frêne, on ne saurait s’étonner que dans les armoiries de cette dynamique ville nouvelle de la banlieue de Lille figure une feuille de… frêne !). Cet arbre est le soutien du ciel. Il existe une correspondance chez les Germains du continent en l’énorme colonne appelée Irminsúl. Cette colonne a été vénérée chez les Saxons avant leur conversion. Le sanctuaire où les dieux rendent la justice se trouve à l’endroit où s’élève Yggdrasill (drasill : « coursier », Yggr : « Redoutable », surnom d’Ó$inn, donc : « coursier du redoutable »), le frêne cosmique, l’Arbre du Monde. C’est le plus grand de tous les arbres et ses branches s’étendent au-dessus du monde entier. Il a trois racines : La première racine est située chez les Ases, dans le monde des hommes. Sous cette racine se trouve la source très sacrée appelée source d’Ur$r. C’est là que siègent les dieux quand ils rendent la justice. Les dieux y parviennent à cheval en traversant le pont Bifröst. La seconde racine va chez les géants des frimas (hrím#ursar), là où était autrefois le ginnungagap. Sous elle se trouve la source de Mímir, dans laquelle sont enfouies sagesse et intelligence. Le propriétaire de cette source, Mímir, est un homme plein de sagesse car il boit de l’eau de la source avec la corne Gjallarhorn (« corne tonitruante »). Alfa$ir vint à la source et demanda à en boire une gorgée, mais il ne l’obtint

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pas avant d’avoir mis en gage l’un de ses yeux. Voici ce qui est dit dans la Völuspá 28 : « Je sais exactement, Odin, Où tu cachas ton œil : Dans la source de Mímir, Très célèbre entre toutes. Mímir, chaque matin, Boit l’hydromel Du gage de Valfa$r. En savez-vous davantage, vraiment ? (DILLMANN, L’Edda, p. 46.)

La troisième racine est située au-dessus de Niflheimr et en-dessous d’elle il y a la source Hvergelmir (« source tonnante »), mais le dragon Ní$höggr ronge cette racine par le bas. « Près de la source d’Ur$r (« Destin »), sous le frêne, se trouve une halle splendide d’où sortent trois vierges appelées Ur$r (« ce qui fut » : le passé), Ver$andi (« ce qui advient » : le présent) et Skuld (« ce qui doit advenir » : le futur). Ce sont elles qui façonnent la vie des hommes, et nous les appelons Nornes… Les Nornes bienveillantes et bien nées façonnent la vie heureuse des uns, tandis que les Nornes malveillantes sont la cause du Destin hostile qui frappe les autres. » (Dillmann, L’Edda, p. 47). Les nornes aspergent chaque jour le frêne avec la boue de la source d’Ur$r afin que les branches ne pourrissent pas. L’écureuil Ratatoskr (« dent qui fore ») court de bas en haut du tronc d’Yggdrasill, rapportant au dragon Ní$höggr (« qui frappe avec haine » ou « qui frappe en bas », suivant que le i est long, comme ici, ou bref) les paroles de l’aigle perché dans les branches afin de semer la discorde (Gylfaginning 16). Entre les yeux de l’aigle est perché un faucon, Ve$rfölnir (« qui a pâli sous l’effet de la tempête »). Quatre cerfs, Dáinn, Dvalinn, Duneyrr et Dura'rórr, courent dans les branches du frêne et broutent les feuilles. Dans Hvergelmir, il y a une foule de serpents avec Ní$höggr. Tout au nord dans le ciel siège le géant Hræsvelgr (« avale-charogne ») qui a forme d’aigle. Le bruissement de ses ailes produit le vent (Gylfaginning 18). Mais de jardin à proprement parler, point ! Cependant, il est parfois question d’une forêt : à l’est de Mi$gar$r habite une géante dans la forêt de fer. C’est là qu’habitent également les tröllkonur (« trolles, trollesses », c’est-à-dire d’affreuses géantes) : « La vieille géante met au monde de nombreux fils, tous des géants à forme de loups, et ce sont d’eux que proviennent ces (deux) loups. On raconte qu’un membre de cette race, appelé Garmr (chien de la lune), deviendra très puissant. Il se rassasiera du sang de tous les hommes à l’agonie, puis il dévorera la lune et aspergera de sang le ciel et l’air tout entier. Suite à cela le soleil perdra de son éclat, tandis 241

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que les vents se déchaîneront et mugiront avec fureur dans toutes les directions »10. Voici ce qui est dit dans la Völuspá 40-41 : À l’est habite la vieille Dans la forêt du fer, Et là elle met au monde Les enfants de Fenrir. Parmi eux tous, L’un deviendra, Sous la forme d’un monstre, De l’astre le destructeur. Il se rassasiera du sang Des hommes à la mort voués. Il rougira de sang pourpre La demeure des dieux. Noirs deviendront les rayons du soleil Tout au long des étés suivants, Et terribles seront les tempêtes.

5. Le paradis des guerriers Si l’on s’imagine le paradis comme un jardin de félicité, alors le paradis des Germains du Nord païens correspond à la demeure d’Ó$inn, dieu de la victoire. Sigfa$ir, Sigfö$r (« père de la victoire», Völuspá 55, Lokasenna 58, Grímnismál 48), Sigt%r (« dieu de la victoire »), Sig-Gautr (« Goth de la victoire », Ó$inn étant l’ancêtre éponyme des Goths, dont la patrie est sans doute la Scandinavie)11, sont des surnoms fréquents d’Ó$inn. Il donne la victoire et donc aussi la mort à qui il veut. Il attend « les guerriers morts au champ de bataille » (valr) dans une grande halle appelée valhöll (« halle des occis », allemand moderne Walhall ou Walhalla). Cette halle est décrite dans les Grímnismál (8-10, 18-26) et dans la Gylfaginning (40). Elle est couverte de lances et de boucliers. Les valkyries (de valur : « guerriers morts au combat », et de kjósa, apparenté à l’allemand küren : « choisir, élire »), filles d’Ó$inn, vierges montant de fringants palefrois, s’élancent (cf. la « Chevauchée des Valkyries » de Richard Wagner) sur le champ de bataille pour ramener les élus d’Ó$inn à la valhöll. Ces guerriers sont appelés les einherjar (« guerriers uniques »). Ils sont accueillis par Ó$inn et les valkyries leur servent la viande du sanglier Sæhrímnir (« suie de mer »), qui 10

GUELPA, Dieux et mythes nordiques, p. 46. Cf. WAGNER, Die Urheimat der Goten (traduction française : D’où les Goths sont-ils originaires ?), p. 111-121. 11

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se renouvelle chaque jour, que le cuisinier An$hrímnir (« suie du visage ») prépare dans le chaudron El$hrímnir (« suie du feu »). Ils boivent l’hydromel qui coule des pis de la chèvre Hei$rún, laquelle se tient sur le toit de la valhöll. Ó$inn, lui, ne mange pas et ne boit que du vin. Il passe son temps à regarder les einherjar qui s’entraînent à combattre toute la journée. Le soir, les einherjar ressuscitent et boivent ensemble (Vaf#rú"nismál 41). La valhöll est le paradis des guerriers germaniques. Elle compte 540 portes qui peuvent chacune laisser passer 800 guerriers à la fois. Les einherjar se préparent à défendre la demeure des dieux lors des ragnarök (« Destin des Puissances ») contre le loup Fenrir et les Puissances de l’autre monde. Les valkyries exécutent la volonté d’Ó$inn. Elles entreront plus tard dans la poésie héroïque en s’humanisant quelque peu. Certaines d’entre elles s’éprendront de simples mortels. Dans la deuxième partie de l’Edda de Snorri (Skáldskaparmál12 48) et l’Edda poétique (Helrei" Brynhildar13 11) et dans la Völsunga saga14 20, Brynhildr endormie par son père, Ó$inn, repose sur une montagne entourée de feu. Ce thème se trouve dans le cycle héroïque de Sigur$r ; il s’agit là d’un motif de la littérature savante du Moyen Âge dans laquelle le paradis est entouré d’une infranchissable murailles de flammes, cf. Isidore de Séville au début du VIIe siècle, Étymologies, PL 82, 496 ; l’œuvre d’Isidore est l’une des plus populaires au Moyen Âge et il se pourrait que ce motif lui soit directement emprunté). CONCLUSION Saurait-on y voir une sorte de nostalgie du paradis perdu ? Peut-être, car finalement, Surtr, en lançant des flammes sur la terre, provoque l’incendie gigantesque qui détruira le monde entier. Mais à ce cataclysme succède le paradis, à la mort la résurrection : la terre surgira de la mer et elle sera verte et belle, les champs porteront du fruit sans avoir été ensemencés. Ví$arr et Váli vivront. Ils habiteront I$avöllr (« plaine toujours jeune »), là où se trouvait jadis Ásgar$r. Les fils de & órr, Mó$i et Magni, seront avec eux. Reviendront de Hel Baldr et Hö$r. Ils discuteront paisiblement sur le passé. Le serpent Ní$höggr disparaîtra définitivement (Völuspá 66). Les hommes

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Soit : « Affaire de poésie », poétique. Snorri y explique les métaphores mythologiques ainsi que les appellations convenues qui désignent des êtres. 13 « Chevauchée de Brynhildur jusqu’à la demeure de Hel ». 14 « Saga des Völsungar », les descendants de Völsi, qui descend lui-même d’Ó$inn.

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renaîtront de Líf (« vif ») et Líf'rásir (« vivace »), Sól (« le soleil », féminin en vieux-norrois) aura donné naissance à une fille aussi belle qu’elle. Cf. notre petite monographie chez L’Harmattan (Paris, 2009) : Essai sur l’ancienne poésie islandaise : la Völuspá. Il est clair que le jardin en tant que lieu de délices ne joue aucun rôle dans la mythologie nordique et que cela n’empêche pas les anciens Scandinaves de rêver, comme en témoigne cette nostalgie du paradis perdu qu’on ressent en lisant la « Prédiction de la Voyante » (Völuspá), strophes 59 à 64 : 59. Elle voit émerger15 Une seconde fois Une terre de l’onde, Éternellement verte ; Coulent les cascades, Au-dessus plane l’aigle Qui dans les montagnes Pourchasse les poissons. 60. Les Ases se rassemblent Dans Idavöllr, Du Serpent puissant S’entretiennent, Se remémorent Les grands événements Et les runes anciennes 16 De Fimbult%r . 61. Là, vont se retrouver Dans la verdure Les merveilleuses Tables d’or Qu’aux jours d’autrefois Possédaient les peuples. 62. Sur les champs non ensemencés Croîtront les récoltes, Tous maux seront réparés, Baldr va revenir; Hödr et Baldr habiteront Les lieux de victoire de Hroptr17, 15 16

Voici la dernière partie : régénération. « Le dieu suprême », Ódinn, sans doute (Alfödr).

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Seigneur du séjour des morts. En savez-vous davantage ? — ou quoi ? 63. Hœnir18 sait Choisir le rameau fatidique Et les fils des deux frères19 Bâtissent Dans le vaste séjour des vents. En savez-vous davantage ? — ou quoi ? 64. Elle voit une salle se dresser Plus belle que le soleil, Couverte d’or, À Gimlé20 : C’est là que les fidèles Troupes vont habiter Et pour l’éternité Jouiront du bonheur21.

Le jardin en tant que paradis est encore à venir ! BIBLIOGRAPHIE BOYER, Régis, L’Edda poétique, Paris, Fayard, 1992. ——, La Russie des Vikings. Saga d’Yngvarr le Grand Voyageur, suivie du Dit d’Eymundr Hringsson, , Anacharsis, Toulouse, 2009. ——, La saga de Harald l’impitoyable, traduite, présentée et annotée, petite bibliothèque Payot, Paris, 1979. DILLMANN, François-Xavier, L’Edda, récits de mythologie nordique par Snorri Sturluson, Gallimard, Paris, 1991. ÉLIADE, Mircea, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase, Paris, Payot, 3e éd. 1974. GUELPA, Patrick, Dieux et mythes nordiques, nouvelle édition n° 27, Collection : Savoirs mieux, Presses Universitaires du Septentrion, Lille, 2009. Kluge, Friedrich et Seebold, Elmar, Etymologisches Wörterbuch der deutschen Sprache, Berlin, W. De Gruyter, 24. Auflage, 2000, sur internet.

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Hroptr : Ódinn. Dieu obscur, archaïque. « Le rameau fatidique » : le rameau du devin ou du magicien. 19 De Hödr et de Baldr, ou de Vili et Vé ? 20 « Abri du feu ». Snorri développe ce passage (Gylfaginning, chap. 51) : « Il restera maintes bonnes résidences et maintes mauvaises. C’est à Gimlé dans le ciel qu’il sera meilleur d’habiter. » 21 Strophes extraites de GUELPA, Dieux et mythes nordiques. 18

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HEMPEL, Heinrich, Gotisches Elementarbuch, Sammlung Göschen 79/79a, Berlin, 1966. KRAHE, Hans et MEID, Wolfgang, Germanische Sprachwissenschaft I, Einleitung und Lautlehre, Sammlung Göschen 238, W. de Gruyter, Berlin, 1969. RANKE, Friedrich, et HOFMANN, Dietrich, Altnordisches Elementarbuch, Sammlung Göschen (5e édition), W. de Gruyter, Berlin, 1988. Saxo Grammaticus, Gesta Danorum. (En français : Saxo Grammaticus. La Geste des Danois. Traduit du latin par J.-P. Troadec, Paris, Gallimard (l’aube des peuples), 1995.) WAGNER, Norbert, Die Urheimat der Goten, Universität Würzburg, 1989. (Traduction française par André Rousseau et Patrick Guelpa : D’où les Goths sont-ils originaires ? Sur les traces de Bousbecq et du gotique, Presses Universitaires de Lille III, 1991.)

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Jardins d’hier et d’aujourd’hui. De Karnak à l’Éden. Édité par Sydney Hervé Aufrère et Michel Mazoyer Cahiers Kubaba, Paris, 2012, p. 247-254. ————————————————————————————————————————

REGARD SUR LES JARDINS ANGLAIS Christian H. BANAKAS Université de Paris I-Sorbonne

Le jardin et le gazon, symbole de l’Angleterre Ce qui est le plus typiquement anglais, et qui symbolise l’Angleterre, c’est encore un espace de gazon bien tondu avec, au milieu, des joueurs de cricket. Ces espaces de verdure se retrouvent d’ailleurs, dans toutes les banlieues, et il est fréquent d’y retrouver des jeunes s’exercer à ce sport. On retrouve tout autour de ces espaces de verdure régulièrement tondus, des bancs publics revêtant partout le même aspect. Une photo aérienne montre que l’on n’est jamais très loin d’un espace de verdure en Angleterre. À Londres comme partout ailleurs, de grands parcs bien connus des visiteurs tels Hyde Park, offrent une atmosphère paisible où il est possible d’oublier la ville que les Anglais n’aiment pas. Car, le puritanisme anglais a toujours attribué à la ville la débauche liée à l’alcoolisme. Ces immenses parcs sont clôturés et bien verrouillés la nuit (Hyde Park reste ouvert de cinq heures du matin à minuit. Ce parc est pourtant de la dimension du bois de Boulogne !). Il faut se protéger des nuisances que représente Londres tout en protégeant le sanctuaire naturel de Hyde Park qui doit rester de jour comme de nuit dans le calme et la paix1. Les établissements scolaires sont construits généralement au milieu de grands espaces de verdure. Transposés en France, des jardins conçus à cette échelle seraient susceptibles de créer bien des soucis de gardiennage. C’est 1

Entretiens avec deux universitaires britanniques : Mme Christine Brooke-Rose, célèbre romancière, et John Edwards. Tous deux étaient enseignants en France en 1970.

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également au cœur d’espaces de verdure que sont construits les célèbres collèges universitaires. Les vieux cimetières autour des églises présentent des espaces gazonnés pittoresques et invitent à la méditation. Il y a de remarquables espaces de verdure dans les anciens châteaux ou palais. Ces remarquables parcs sont pour la plupart payants. On y voit des daims que les Anglais affectionnent particulièrement. Le jardin anglais présente des formes dont l’aspect n’est pas géométrique comme le jardin à la française. Il est impossible de retrouver l’équivalent du jardin du Luxembourg ou celui des Tuileries à Londres. En effet, les jardins à la française présentent des perspectives d’ensemble savamment étudiées avec des dégagements comme ces contre-allées des Champs-Élysées où les grandes avenues arborées convergent selon un plan géométrique en étoile, autour de l’Arc de triomphe. Il s’agit là d’une esthétique propre à la France. Si on ose faire une comparaison, les espaces qui conduisent à Buckingham Palace sont dépourvus de cette impression de majesté et de fête pour les yeux. L’espace des jardins est organisé différemment. Il semble que la nature soit plus présente à Londres qu’à Paris, comme si les Anglais voulaient cacher leur ville derrière un rideau de verdure, protecteur des nuisances de la ville. On peut, quand il fait beau, rêver au soleil de Brighton ou de Bournemouth en s’allongeant sur l’herbe pour prendre gratuitement quelques UV dans Hyde Park ou Holland Park. On est inévitablement amené à parler des espaces gazonnés qui occupent une place importante dans les jardins et dans les parcs. Autrefois, avant l’invention de la tondeuse à gazon, il fallait, pour s’en occuper, une main d’œuvre très importante qui donnait du travail à de nombreux métayers. On utilisait la faux et les cisailles pour le couper. Les moutons, les chevaux en assuraient la finition. L’invention de la tondeuse à gazon par un Américain du nom d’Edwin Budding (1795-1846) en 1830, et qui n’était au départ qu’un simple objet de curiosité, va être exploitée par son compatriote Frederik Law Olmstead (1822-1903) qui, lui, va créer Central Park à New York et les autres parcs autour de la Maison Blanche ainsi que les grands parcs nationaux actuels. Le gazon anglais apparaît au Moyen Âge, mais c’est au cours du XVIe siècle intègre réellement l’espace des jardins et fait l’objet d’une admiration et d’une attention particulières des promeneurs car, avant cette date, le gazon ne se détachait pas vraiment des pâturages dont il constituait un prolongement. C’est ce qui explique, chez Lancelot Brown (1716-1783), la volonté

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de réintroduire une certaine forme de pâturage dans la composition de ses jardins. Au XVIIe siècle, l’habitude de tondre le gazon pour lui donner un aspect plus dru va faire l’admiration de tous les pays d’Europe. Le gazon était essentiellement utilisé comme chemin ou terrain de jeu, comme nous pouvons le voir encore aujourd’hui. Il pousse d’autant mieux que le climat est favorable, et qu’il est régulièrement arrosé. À cette même époque, il va devenir un symbole important pour une certaine catégorie sociale : « la Gentry ». Sous la Période victorienne, l’espace gazonné va être réduit par l’introduction de plantes, de terrasses, de statues, pour imiter les Français et les Italiens. Les grands jardiniers anglais Ce que les promeneurs ne connaissent pas forcément c’est l’histoire de ces grands parcs avec les célèbres architectes qui ont su donner à ses jardins un style bien anglais. Le jardin anglais va s’affirmer avec la personnalité de William Kent (1685-1748)2 qui avait reçu une formation artistique dans le domaine de la peinture lorsqu’il peignait des carrosses, et que son patron encourageait à cultiver ses dons dans d’autres domaines, celui notamment de l’architecture, et de la peinture murale. Cela va le conduire à Rome où il recevra une distinction honorifique pour ses qualités de peintre. Il sera au service du cardinal Pietro Ottoboni (1667-1740) pour lequel il peint des tableaux dont il ne reste cependant aucune trace. Il rencontre d’autres personnalités au cours de son voyage culturel en Italie, en la personne du comte de Leicester avec lequel il décide de parcourir le Nord de l’Italie, lui faisant découvrir l’architecture des palais d’Andrea Palladio qui a très fortement influencé l’architecture en Angleterre. On doit à William Kent la décoration picturale du palais de Kensington. Il s’intéresse à l’architecture des jardins malgré ses faiblesses dans le domaine horticole, mais il saura donner aux jardins anglais les caractéristiques que nous lui connaissons : des jardins le plus proche de la nature, avec la présence de grottes, de temples, de cascades, de ponts du style d’Andrea Palladio qui s’est beaucoup inspiré de l’Antiquité romaine. Pour conclure, son architecture des jardins est comme une tentative de mimer le plus fidèlement possible la nature. Mais derrière tout cela il y a le génie de William Kent. 2

A biography of William Kent from the landscape and gardens guide. (Gardenvisit.com). Cf. Jonathan CROWTHER, Guide to British and American Culture, Oxford University Press, 1985 (edition révisée).

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Une autre personnalité va marquer son temps : celle de Lancelot Brown (1716-1783)3, qui avait de solides connaissances en horticulture pour avoir travaillé très jeune dans les jardins de Sir William Lorraine, et par la suite, il travailla pour William Kent dont nous venons de parler .Il devint très connu et apprécié par Horace Walpole, romancier gothique qui en dira beaucoup de bien. On estime qu’il s’est occupé d’au moins 170 jardins. Le jardin botanique actuel de Kew Garden a reçu son influence, de même que Croome Court dont il a dessiné l’architecture du château ; Blenheim Palace ; Warwick Castle ; Bowood House ; Milton Abbey (et, dans les environs, Milton Abbas village). On retrouve les mêmes caractéristiques dans tous les parcs que nous venons d’indiquer, à savoir des bosquets, des arbres répartis dans un ordre qui se veut encore plus naturel que la nature elle-même, en essayant d’éliminer la notion de jardin, avec des lacs en forme de serpentins, alimentés par des petits cours d’eau régulés et par un ensemble de petits barrages qui échappent à la vue du visiteur. C’est avec des termes grammaticaux que Lancelot Brown explique ce qui l’a conduit à composer ces nouveaux jardins. Écoutons-le : « Ici, dit-il, j’ai posé une virgule et là, en montrant du doigt, un lieu qui marquait un tournant décisif (dans l’architecture du jardin) j’ai indiqué deux points, et là bas où il était important et souhaitable d’interrompre la vue, j’ai posé une parenthèse, puis un point pour poursuivre un autre thème ». C’est ainsi qu’il s’exprimait, en compagnie de la poétesse Hannah More (1745-1833), en 1782, dans les jardins d’Hampton Court. Cette nouvelle manière de concevoir les parcs a reçu des éloges et des critiques. Un historien actuel dit que « par une judicieuse organisation des éléments qui composent un jardin, en y plantant ici ou là un arbre (…) avec une fontaine d’eau bien cachée, certains visiteurs ne voyaient pas la différence avec les champs dans le monde rural, au lieu d’y voir la perfection d’une nature idéalisée ». Malgré toutes les corrections apportées par le paysagiste pour y faire découvrir un monde rural idéalisé, Lancelot Brown n’a pas été compris. Sir William Chambers (1723-1793), son contemporain, qui avait fait un long séjour au Japon et était un fin connaisseur de l’architecture des jardins, se plaignait de la fadeur des jardins de Lancelot Brown : « la nature était recopiée tellement à l’identique qu’on ne pouvait pas en mesurer la différence. » Par nature, il faut entendre la vie rurale telle qu’elle se présentait à l’époque. C’est lui qui va développer ce goût pour les jardins japonais.

3 Lancelot ‘Capability Brown’ a biography from the landscape and gardens guide (Garden visit.com) cf. Guide to British.

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Les grands parcs et leur présence dans les arts On peut observer que les tableaux des peintres ont joué un rôle important dans l’architecture des jardins. En effet, les romantiques ont préféré les paysages tourmentés de Salvador Rosa (1615-1673) à ceux de Claude Gellée dit le Lorrain (1600-1682). La publicité qui est actuellement faite à propos des grands parcs conçus par lui, témoigne de la très large considération dont il bénéficie encore aujourd’hui. Cependant, si Lancelot Brown a été sévèrement critiqué au cours du XIXe siècle, il s’est vu réhabiliter au XIXe siècle. Sa conception classique des jardins, avec des vallons et des vallées qui rappellent le paysage rural, connaît un grand succès. Il est incontestable que les parcs les plus visités en Angleterre sont ceux que Lancelot Brown a laissés à la postérité. Pour s’en convaincre, il suffit d’aller voir le nombre impressionnant de visiteurs à Harewood et Bleinheim, créés par Lancelot « Capability » Brown, surnom qui lui a été donné en raison de ses prouesses. (Devant des terrains appelés à être transformés en parcs, il avait pour habitude de dire : « Il y a de quoi faire ! ») Lieu de naissance de Winston Churchill, qui descend des ducs de Marlborough, le palais de Bleinheim appartient toujours à sa famille. Bien qu’il ait été redessiné, ce parc a conservé le caractère que Lancelot Brown lui avait donné. Il est d’ailleurs considéré comme son chef-d’œuvre. Quant au parc de Harewood, dans le Yorkshire, bien qu’il ait subi de nombreuses transformations, le visiteur y retrouve le style de Lancelot Brown. Les parcs royaux dont font partie Hyde Park, Regent’s Park et Holland Park feront l’objet de notre attention. Il existe une dizaine de parcs appartenant à la Couronne britannique. Ils sont ainsi appelés, car ils correspondaient à des terrains de chasse. Ouverts au public avec des droits de passage bien établis, ils dépendent toujours, pour leur entretien, des services de Sa Majesté. Hyde park a une superficie de 144 ha ; en son milieu s’inscrit un immense lac où il est possible de faire de la voile. C’est le plus grand parc royal de Londres. Hyde Park jouxte les célèbres jardins de Kensington, agrandissant ainsi les espaces de verdure. En effet, les deux ensembles réunis sont aussi grands que la principauté de Monaco ; cependant Hyde Park et Kensington Gardens ont une architecture différente. Tandis que Hyde Park est légèrement vallonné, Kensington Parks est plat. Comme on peut l’imaginer, ces deux parcs sont des points de repères pour les historiens. Hyde Park était la propriété des moines de l’abbaye de Westminster qui a été confisquée par Henri VIII (« hyde » correspond à une unité de mesure). Ouvert au public dès 1637, ce parc a accueilli des rassemblements et des manifestations à l’époque des suffragettes ; c’est à Hyde Park que s’est tenue la Grande exposition de 1851 (Crystal palace) (les pavillons de l’exposition

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ont été déplacés, et reconstruits à un autre endroit de Londres). Le lac, créé en 1739, est séparé par un pont édifié en 1826. Hyde Park est une référence culturelle susceptible de mettre en valeur les entreprises de tout genre. Les parcs dans la littérature et la peinture anglaises Hyde Park un point de repère pour les peintres impressionnistes. Claude Monet (1840-1926), par exemple, a fait un tableau de Hyde Park en 1871, intitulé Hyde Park, et le nom de Hyde Park a été repris dans d’autres pays anglo-saxons. Les hôtels et restaurants qui l’avoisinent ont acquis de la notoriété. Beaucoup d’impressionnistes ont peint en Angleterre. Camille Pissaro (1830-1903) avec Church, Lower Norwood (1871) ; Hyde Park (1890) ; Kew Garden (août 1892) ; Bath Road (1897). Se fondant sur ces dates, on constate qu’il a effectué de nombreux voyages en Angleterre. Citons Monet pour ses autres tableaux : Green Park (1871) et Sisley (†1899) qui a surtout peint autour d’Hampton Court. Nous savons que la peinture a eu une grande influence pour l’architecture des jardins d’agrément. Monet fait partie de ces peintres qui, avec beaucoup de soin, ont peint les jardins attenant aux maisons de campagne. Nombre d’Anglo-saxons pensent que ce sont les travaux de jardinage et les peintures de Monet qui ont contribué à donner aux jardins de maisons de la campagne anglaise l’aspect qu’elles ont aujourd’hui. Nous avons parlé des peintres dont l’influence a été déterminante pour l’architecture des jardins, mais il faut aussi parler de l’influence des écrivains anglais du XVIIIe siècle. Citons Alexander Pope (1688-1744) qui a lancé le mouvement romantique, en donnant une plus grande place au monde rural avec les scènes paysannes de l’époque. Il écrivit un essai resté célèbre dans un journal, en 1713, pour défendre son point de vue sur le jardin qui ne doit pas selon lui, avoir une dimension décorative, mais plonger ses « racines » dans la nature telle qu’elle est. En d’autres termes, il fallait respecter l’esprit des lieux, en s’écartant de beaucoup de la période classique, où les jardins avaient une configuration plus intellectuelle par l’ordre, la discipline et la modération qui y régnaient. Nous pouvons constater de nombreuses allusions aux jardins et aux parcs dans les romans de Jane Austen (1775-1815). En effet, Kensington Gardens et Hyde Park sont des lieux où se retrouvent les personnages de l’écrivain. Dans ses lettres, Jane Austen elle-même nous montre l’importance qu’elle attachait aux jardins de sa famille et tous les projets d’aménagement qu’elle envisageait. Nous comprenons qu’à cette époque le jardin était la première activité de loisirs. Par ailleurs, le jardin matérialisait des mouvements de

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pensée comme le Classicisme et le Romantisme. Jane Austen se rattache à la pensée du poète William Cowper (1731-1800) dont la préférence allait vers les scènes rurales et ses romans reflètent les nouvelles idées sur la nature que Walter Scott (1771-1832) et Lord Byron (1788-1824) ont propagées. Les propriétaires des parcs et jardins, à cette époque, avaient tous l’intention d’améliorer l’architecture de leurs jardins. C’était en quelque sorte une préoccupation majeure que nous avons du mal à imaginer dans notre société post-industrielle. Un des romans de Jane Austen porte le nom d’un parc : Mansfield Park (1814). Certains éditeurs illustrent les romans de Jane Austen avec les tableaux de John Constable (1776-1837) et de George Stubbs (1724-1806). Nous pouvons, à partir des peintres, montrer cette fois comment ils renvoient vers les philosophes et écrivains de cette époque afin de voir quels étaient les thèmes les plus récurrents dans leurs tableaux. Il est intéressant de regarder les tableaux de Constable et de lire ce qu’il disait de la peinture : « la peinture est une science, et elle devrait être une constante recherche des lois de la nature. Et pourquoi ne pas considérer la peinture des paysages comme une branche de la philosophie de la nature, dont les expériences ne seraient autres que des tableaux ? » Pour Constable, la nature est un grand jardin qu’il faut respecter sans y imposer les règles des peintres classiques. Le célèbre tableau intitulé Cathédrale de Salisbury (vers 1825) montre au premier plan un couple de promeneurs — l’évêque et son épouse — avec les vaches d’une ferme qui se désaltèrent dans un cours d’eau. La nature occupe la première place et l’atmosphère religieuse émane tant de l’architecture de la cathédrale que de la voûte de verdure constituée par les deux arbres, encadrant le monument, qui font écho aux piliers de cet édifice gothique. CONCLUSION C’est encore autour d’un jardin que la célèbre romancière britannique Katherine Mansfield (1888-1923) présente les personnages de son roman intitulé The Garden Party dont le style était jalousé par Virginia Woolf (1882-1941). Incontestablement le jardin, comme au Japon, occupe une place à ce point singulière dans la culture anglaise que les grandes décisions, dans les différents domaines de la vie sociale, peuvent être prises au cours d’une « Garden party ». Les impressionnistes voulaient rompre avec un art qui exigeait des connaissances du passé en Histoire de l’Art, et de la mythologie, pour se concentrer sur les impressions du moment. Le jardin anglais était à l’unisson avec ce mouvement artistique, car le jardin classique à la française, si nous 253

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prenons comme exemple Versailles, est en quelque sorte le miroir du château, dont il reflète les lignes architecturales. Le jardin à l’anglaise introduit le promeneur dans un espace qui le rapproche subitement de la nature tandis que le jardin à la française met en valeur, par sa conception géométrique, les lignes architecturales du bâtiment.

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Jardins d’hier et d’aujourd’hui. De Karnak à l’Éden. Édité par Sydney Hervé Aufrère et Michel Mazoyer Cahiers Kubaba, Paris, 2012, p. 255-266. ————————————————————————————————————————

LES PROMENADES PUBLIQUES PARISIENNES AU XIXE SIÈCLE

Un autre modèle de société — L’eau dans tous ses états — mise en place des jardins et promenades de Paris*

Janine CHRISTIANY Architecte DPLG Historienne de l’architecture

La création de promenades, de boulevards, de mails, de jardins, lieux de loisirs citadins, va se développer avec l’extension des villes. La promenade plantée dans l’espace urbain n’existait pratiquement pas avant 1700-1720. L’évolution se fera beaucoup plus rapidement en province y compris dans de petites villes. Arthur Young, lors des trois voyages qu’il fit en France en 1787, 1788, 1789, fait part de son admiration pour toutes les promenades provinciales et critique sévèrement les pratiques si difficiles de la promenade à Paris. La cité est très peuplée, très étendue, avec des structures économicopolitiques complexes qui ne permettent que des implantions ponctuelles au coup par coup. Il faudra une volonté politique forte pour procéder à son embellissement tout au cours du XIXe siècle. L’accroissement de la population due au développement de l’industrialisation, nécessite d’organiser et de mettre en place les services nécessaires pour éviter l’asphyxie de Paris. D’un demi-million d’habitants en 1801, elle passe à deux millions en 1860, pour atteindre quatre millions en 1900. Louis-Philippe ébauche les premières transformations de Paris entre 1830 et 1848. Le préfet Rambuteau commence les travaux d’assainissement, l’installation de l’éclairage à gaz dans les rues et les maisons bourgeoises, *

Ce texte a été déjà publié dans Giulio MONDINI (dir.), Scuola di specializzazione in Beni architettonici e del Paesaggio, Politecnico di Torino, Celid, Turin (ISBN 978-88-7661-881-9).

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réalise une première percée avec la rue Rambuteau. Trois gares1, entre 1837 et 1846, et de nouveaux modes de transport urbain sont mis en place. L’architecte Hittorff achève la place de la Concorde, la place de l’Étoile, aménage les Champs Élysées, le bois de Boulogne. Des arbres en alignement sont plantés le long des avenues, des boulevards et des nouveaux quais de la Seine. Les grands travaux d’Haussmann Sous le Second Empire, les lignes directrices du nouveau plan de Paris sont mises en place en moins de vingt ans. Elles correspondent à plusieurs objectifs : relier les gares entre elles, dégager et relier les édifices les plus importants, ouvrir un réseau d’avenues permettant de lutter contre les insurrections et, enfin, combattre l’insalubrité en détruisant les taudis des vieux quartiers. L’ensemble des promenades intérieures de la ville de Paris, ainsi que les bois de Vincennes et de Boulogne font partie du plan d’embellissement établi dès la prise de pouvoir de Napoléon III. Un service des jardins et promenades de la Ville de Paris est créé en 1850. Ces travaux d’embellissement commencent à partir de 1853, date à laquelle le Baron Haussmann est nommé préfet de la Seine. Pour réaliser ce programme à partir des indications données par l’Empereur, Haussmann met en place une administration centrale soutenue par le pouvoir politique. Il réorganise, contrôle, coordonne les services de la ville, choisit des fonctionnaires dévoués, capables de mener à bien le projet et de le réaliser. Non seulement, il augmente le nombre des services, mais les spécialise et les hiérarchise. Quatre grands services sont créés : le service des eaux qui sera dirigé par Belgrand2, le service des promenades et plantations confié à Alphand, le service des travaux d’architecture sous la direction de Baltard3 et, enfin, la direction de la voirie, transformée en service du plan de Paris, administré par Deschamps4. En 1860 le cadre administratif de la ville est définitivement en place, les onze villages situés en dehors de l’enceinte de Paris sont annexés. La capitale est alors divisée en vingt arrondissements, et sa superficie passe de 3.100 à 7.100 hectares. 1 Gare Saint-Lazare et gare du Nord, 1837 ; gare Montparnasse, 1846 ; gare de Lyon, 1849 ; gare d’Orsay, avec hôtel et restaurant, inaugurée pour l’exposition universelle de 1900. 2 Marie-François Eugène Belgrand (1810-1878), ingénieur polytechnicien, directeur des eaux et égouts de Paris. 3 Victor Baltard (1805-1874), architecte de l’École des Beaux-arts. 4 Eugène Deschamps (?-1880), architecte de l’École des Beaux-arts.

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LES PROMENADES PUBLIQUES PARISIENNES AU XIXE SIÈCLE

Organisation du service des eaux Fournir en abondance de l’eau salubre aux diverses parties d’une grande ville et l’y distribuer avec régularité, jusque sur les points culminant, est un bienfait, que les travaux accomplis dans ce dessein comptent parmi les actes considérables des souverains les plus glorieux et tiennent une place durale 5 dans la mémoire des hommes .

C’est ce qu’écrit Haussmann dans ses mémoires en 1858. Il fait souvent référence pour la mise en place tout autant pour l’alimentation en eau que pour son système de dérivation des eaux superflues aux travaux entrepris dans l’ancienne Rome. L’étendue des nouvelles limites de la ville nécessitait de concevoir un projet d’approvisionnement en eau complétant celui déjà existant. Deux services furent mis en place, un service public et un service privé. Le service public était chargé de dériver les eaux de source sur Paris, de gérer celles des puits artésiens et le service privé d’amener les eaux de rivière par le canal de l’Ourcq, de puiser celles de la Seine et de la Marne au moyen de machine élévatoires, dériver les eaux de la vallée Somme-Soude, enfin de conduire les eaux de source et les eaux artésiennes surabondantes pour les quartiers élevés de la ville et accessoirement, si nécessaire, d’utiliser des eaux impropres aux usages domestiques. Cette division du service des eaux nécessita un double réseau de conduites et de réservoirs distincts. Un premier réservoir de 31.000 m3 fut construit sur le point le plus élevé de la colline de Passy, un deuxième de 100.000 m3 sur la croupe la plus proche des Buttes-Chaumont et un troisième également de 100 000 m3 construit sur le territoire de la ville de Montrouge. Parallèlement à ces travaux, il fallait développer le réseau des égouts de l’ancien Paris de 1858. Le parcours total des galeries était d’une longueur de 54 km, chiffre supérieur à la longueur des voies publiques. Les nouvelles galeries varient de 2,4 m à 3,9 de hauteur et de 1,5 à 4 mètres de largeur. C’est dans ces galeries que les différents réseaux d’eau et le réseau des égouts sont distribués. Cette eau, si difficile à capter et si chèrement payée, fierté de la ville haussmannienne, doit être également présente dans les parcs et les jardins.

Organisation du service des promenades et plantations Jean-Charles-Adolphe Alphand, chargé des embellissements de la capitale, est nommé directeur des promenades en 1859. Sous sa direction, les 5

DE MONCAN et MAHOUT, Le Paris du Baron Haussmann, p. 289.

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bois de Boulogne et de Vincennes sont aménagés, deux grands parcs intramuros sont construits, les Buttes-Chaumont et le parc Montsouris, le parc Monceau est restructuré, des jardins sont créés ainsi que des promenades et des places. Pour réaliser ce projet il s’entoure de collaborateurs compétents tels que Gabriel Davioud, architecte, et Jean-Pierre Barillet-Deschamps, ingénieur horticole. Davioud est responsable, à l’intérieur du service des promenades, de la direction des travaux d’architecture. Il construit pavillons, chalets, restaurants, fabriques... Il dirige l’élaboration d’un mobilier urbain : candélabres, grilles, balustrades, urinoirs, porte-affiches, abris. Ces architectures familières vont donner à Paris et à ses promenades une originalité et une unité qui n’ont pas encore, aujourd’hui, complètement disparu. Très vite, ce service d’architecture, au fur et à mesure de l’avancement des travaux d’embellissement, s’accroît. À côté de cette agence d’architecture, Alphand met en place un service d’horticulture, sous la direction de BarilletDeschamps. Il lui confie le tracé des allées, le vallonnement des pelouses, la composition des massifs d’arbres et d’arbustes, des bois, des parcs et des squares. Il a en charge, aussi, les plantations des arbres d’alignement des boulevards de ceinture, des avenues, des promenades, les plantations des abords des divers édifices créés par Gabriel Davioud et, enfin la composition des corbeilles de plantes vertes et de fleurs. Dans ses mémoires, Haussmann souligne l’intérêt et l’apport personnel de l’Empereur Napoléon III dans l’implantation et la conception des nouveaux espaces plantés parisiens. « La création de promenades, parcs, jardins, squares, spécialement affectés à l’usage du Public, est à peu près sans exemple, avant la seconde moitié de ce siècle. […] C’est à l’initiative de l’Empereur Napoléon III que sont dues les magnifiques donations des Bois Domaniaux de Boulogne et de Vincennes faites à la ville par l’État, qui n’en a pas moins profité qu’elle, en fin de compte c’est à ses aspirations qu’il faut attribuer la transformation en parcs, jardins et squares intérieurs, des terrains aménagés à cet effet par ses ordres, dans le lotissement de ceux que laissait disponibles le percement de nos nouvelles voies. C’est encore lui qui décida la plantation d’arbres sur les trottoirs de celles des avenues dont la largeur permettait cette entreprise »6. Les promenades, les parcs et les squares Sous l’Empire, dans la capitale, 2.000 hectares d’espaces publics, dont près de 70 hectares de jardins, sont plantés. Les bois de Boulogne et de 6

Ibid., p. 264.

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LES PROMENADES PUBLIQUES PARISIENNES AU XIXE SIÈCLE

Vincennes extra-muros, situés à l’ouest et à l’est de Paris (soit 1.720 hectares supplémentaires) sont aménagés en promenades et espaces de loisirs, ils sont, aussi, dotés de cafés, restaurants, buffets, kiosques de concert, de chalets d’habitation pour les gardes. Aux abords immédiats des deux bois, un champ de course est construit. Ces bois étaient des lieux de promenade et de distraction, mais surtout des lieux où grands et petitsbourgeois aimaient à se montrer. C’est seulement le dimanche et les jours de fêtes qu’ils étaient fréquentés par les petites gens. Haussmann écrit encore : « L’Empereur ne s’était pas fait d’illusions quant à la nécessité de poursuivre, parallèlement à la transformation des Bois de Boulogne et de Vincennes, la création, dans Paris même, de Parcs moins considérables, de Squares, d’espaces plantés répartis sur toute la surface de la ville, où les classes ouvrières puissent employer sainement une portion des heures de repos, interrompant leur travail, et toutes les familles, riches ou pauvres, trouver des emplacements salubres et sûrs pour les ébats de leurs enfants » 7. Les anciens et les nouveaux arrondissements furent dotés de places plantées et de squares, vingt-quatre squares furent créés de 1853 à 1869, à savoir dixsept8 dans la vieille ville et sept9 dans la zone suburbaine annexée. Il ne faut pas oublier les plantations mises en place sur les voies nouvelles et anciennes qui avaient une largeur minimum de 20 mètres : 100.000 arbres y furent plantés. Les Promenades de Paris, qu’Alphand a rédigé entre 1867 et 1873 expose ses théories et principes de composition pour concevoir les parcs et promenades des villes qui diffèrent des jardins particuliers, ainsi que les différentes typologies des parcs et promenades, leur mise en œuvre et énumère les variétés des plantations et les équipements les accompagnant.

Des embellissements exemplaires Le programme et l’analyse de quelques promenades urbaines permettent de percevoir l’ampleur des travaux qui ont été entrepris pendant cette deuxième moitié du XIXe siècle et l’œuvre tout à fait exceptionnelle de Barillet Deschamps.

7

Ibid., p. 249. Dans la vieille ville : les squares Saint-Jacques, du Temple, des Arts et Métiers des Innocents, Sainte-Clotilde, Louvois, Vintimille, Montholon, Louis XIV, La Trinité, Laborde, de l’Observatoire, Monge, des Ménages, de l’Archevêché. 9 Dans les nouveaux arrondissements : les squares des Batignolles, de Belleville, Montrouge, La Chapelle, Réunion, Victor, Grenelle. 8

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LE BOIS DE BOULOGNE Les travaux vont s’échelonner de 1852 à1858. Le Bois de Boulogne, d’une étendue initiale de 767 hectares, étouffait dans ses murs. Le baron Haussmann propose de lui annexer les plaines de Longchamp et de Bagatelle, le long de la Seine. Ces terres, situées en partie basse du terrain, durent être assainies pour assurer l’écoulement des eaux. Il fallut, à cet effet, creuser deux pièces d’eau et former un ruisseau qui serpente au milieu de la pelouse et contourne la butte de l’ancienne abbaye de Longchamp. Ces nouveaux terrains furent affectés en partie à un hippodrome qui allait remplacer le champ de course du Champs de Mars inadapté. À l’est de cet hippodrome, un champ d’entraînement fut aménagé. L’ensemble du Bois de Boulogne atteignait alors une surface de 846,5 hectares. L’ensemble de l’ancien bois était sillonné de longues avenues rectilignes qui le traversaient de part en part d’une porte à l’autre. Seules, deux avenues furent conservées qui furent bordées par des trottoirs plantés d’arbres. Les autres plus sinueuses composèrent un réseau de nouvelles avenues ouvertes en forêt ou dans la plaine de Longchamp, des allées cavalières sablées complétèrent le réseau carrossable de 58 km. Des sentiers serpentent en sous-bois, courent le long des ruisseaux et se développent sur une longueur de 25 km. Dans le sud du bois, deux lacs artificiels furent creusés et les terres des déblais furent utilisées pour constituer la Butte de Mortemart qui domine le bois et les localités environnantes. Après ces premiers travaux, entrepris en 1852 par l’architecte Jacques Hirtoff, associé au paysagiste Varé, il fut remercié par le baron Haussmann, après les difficultés de mise en eau impossible de ces deux lacs implantés sur une pente de terrain. Il est remplacé par l’ingénieur des Ponts et Chaussées Jean-Charles Alphand et le jardinier-paysagiste Jean-Pierre Barillet Deschamps qui reprennent les travaux du Lac Supérieur appelé, aussi Petit Lac, d’une superficie de 3 hectares, et du Lac Inférieur, appelé Grand Lac, d’une superficie de 19 hectares, et de deux îles de 8 hectares reliées par un pont. La dénivellation est assurée par deux cascades. La première d’une hauteur de 4 mètres, qui se jette dans le lac supérieur, et la deuxième d’une hauteur de 6 mètres, qui se jette dans le lac inférieur. Un ruisseau principal s’échappe du Grand Lac et donne naissance à deux cours d’eau. L’un alimente la Mare d’Ermenonville, entoure de ses méandres les plantations de cèdres et de junipérus, et se perd dans la Mare 260

LES PROMENADES PUBLIQUES PARISIENNES AU XIXE SIÈCLE

de Neuilly, l’autre va alimenter près de la Porte Saint-James, un lac de trois hectares, le Lac Saint-James, puis le Bassin de patinage. Le Ruisseau principal se développe à une centaine de mètres au nord du Grand Lac, sa largeur est de trois mètres sur une longueur de près de quatre kilomètres. Son cours est échelonné d’une série de cascades : l’une la sortie du Grand Lac, la deuxième au-dessus du Pré-Catelan, la troisième à la Mares-aux-Biches, puis son cours alimente le réservoir de la Grande Cascade de Longchamp et chute, d’une hauteur de 7 m 50, dans un lac. L’alimentation du réseau d’eau est fournie par une première conduite maîtresse établie en 1854. Elle part des réservoirs de la ville à Chaillot où l’eau est pompée dans la Seine. Elle suit l’avenue d’Eylau pénètre dans le bois par la porte de la Muette arrive en tête du Grand lac alimente une des deux cascades, puis contourne les rives du Petit Lac et alimente la seconde puis remonte ensuite sur la Butte de Mortemart. Ces travaux répondaient aux premières exigences du service. En adoptant le projet général d’embellissement du Bois de Boulogne et l’annexion des plaines de Longchamp et de Bagatelle, on entreprit de faire descendre l’eau du canal de l’Ourcq prise au réservoir de Monceau par une deuxième conduite maîtresse, qui entre dans le bois par la Porte Dauphine : un embranchement rejoint le Grand lac, un autre alimente la partie la plus basse du bois en suivant le boulevard de ceinture perpendiculaire à la Seine, pénètre dans la bois par les Portes de Bagatelle et de la Seine et parcourt la Plaine des sports, la Plaine de Longchamp et rejoint la Porte de Saint-Cloud. Enfin, les eaux du puits artésien de Passy arriveront en 1861 et seront employées à l’alimentation des deux lacs, en tête des cascades. De vastes pelouses sont créées autour des lacs, ainsi que des plantations d’arbres et d’arbustes, les allées supprimées sont replantées. Des grottes, kiosques, chalets, restaurants, maisons de garde sont construits. Le Pré-Catelan, d’une surface de 8 hectares, concession louée, est composé d’un théâtre ouvert, le « Théâtre des fleurs », de salles de concert, de café-restaurants d’une laiterie, d’une brasserie, d’une vacherie, de buvettes afin d’y donner des fêtes de jour et de nuit. Il est situé dans l’avenue qui va du Grand Lac à la Grande Cascade. Pour répondre aux besoins des plantations, « Le Jardin Fleuriste » est créé en 1855 à La Muette. Il comprend des serres, une orangerie, une cave pour conserver les bulbes, une écurie, des bureaux et une bibliothèque. Il a été nécessaire de créer d’autres succursales de fleuristes, en particulier dans le bois de Vincennes, et des pépinières à Auteuil, à Longchamp, à Brie-sur-Marne. Un jardin d’acclimatation est mis en place dans le bois de Boulogne, pour l’enseignement et 261

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les expériences de la Société impériale d’acclimatation où sont construits écuries, volières, aquariums, étables. Le bois de Vincennes a été, lui aussi, restructuré, agrandi, il fait le pendant du bois de Boulogne et a nécessité aussi des travaux importants.

LE BOIS DE VINCENNES « Il s’agissait ici de créer, à l’Est de Paris, conformément aux desseins généreux de l’Empereur pour les populations laborieuses des XIe et XIIe arrondissements nouveaux et des ouvriers du Faubourg Saint-Antoine en particulier, une promenade équivalente à celle dont venaient d’être dotés, à l’ouest, les quartiers les plus riches, élégants, de notre Capitale ».10 Le programme d’aménagement fut sensiblement le même que celui du bois de Boulogne. Lors de la cession du bois de Vincennes à la ville de Paris, en 1860, sa surface fut portée à 901 hectares avec l’annexion de la partie sudest sur la commune de Charenton. Cette surface était coupée en deux parties inégales, la partie centrale de 142 hectares étant frappée de servitudes militaires. Elle était réservée au Polygone de l’artillerie et au champ de manœuvre de la garnison du château de Vincennes. Deux parcs distincts sont donc à projeter et à relier. Le premier sur les territoires de Charenton, Saint-Mandé et Vincennes, (aux Minimes) le second au-delà de Vincennes sur ceux de Fontenay, Saint Maurice, Joinville et Saint-Maur11. Les travaux commencent par le creusement de quatre lacs : celui des Minimes et de ses trois îles, celui de Saint-Mandé, celui de Charenton ou Daumesnil « placé au fond d’une vallée verdoyante, entouré de routes sinueuses, encadré de plantations magnifiques, alimenté par des ruisseaux aux capricieux méandres, retombant ça et là en chutes sonores, le lac de Charenton est une des parties les plus pittoresques de la nouvelle promenade »12, et le quatrième creusé sur le plateau de Gravelle d’où l’on découvre un vaste panorama embrassant le bois, les communes avoisinantes et Paris dans le lointain. Pour alimenter en eaux, lacs, ruisseaux, cascades, les usines hydrauliques de Saint-Maur installées sur les berges de la Marne, élèvent les eaux sur le plateau de Gravelle qui domine toute la région et fournissent une quantité d’eau de 6.000 m3 par 24 heures au moyen de pompes, mues par les 10 11 12

DE MONCAN et MAHOUT, Le Paris du Baron Haussmann, p. 241.

Ibid., p. 241. ALPHAND, Les promenades de Paris [1867-1873], p. 159.

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turbines, des anciens moulins de Saint-Maur. Du Lac de Gravelle sortent trois rivières : l’une aboutissant au Lac de Saint-Mandé, l’autre au grand Lac de Charenton et la dernière, dite rivière de l’Hippodrome, se dirige, à travers le Champ de course, vers le Lac des Minimes. De nombreuses allées, des sentiers, des ruisseaux sont tracés. Plus heureux qu’au bois de Boulogne, les ingénieurs de la ville de Paris ont trouvé de magnifiques futaies de chênes, de bouleaux, de châtaigniers et de tilleuls Des constructions sont affectées aux jeux populaires : café-théâtre, billard, jeu de boule, théâtre de marionnettes. Comme à Boulogne, des établissements viennent compléter ces équipements, un hippodrome, un jardin d’arboriculture, une pisciculture et la ferme modèle impériale. Les terres extraites du Lac de Gravelle ont formé une butte au-dessus du sol du plateau d’où l’on a une vue magnifique sur tout le cours de la Marne, et sur sa luxuriante vallée, à l’Ouest et au Midi ; sur celle de la Seine et sur Paris à l’Est ; sur les coteaux de Fontenay, de Rosny, de Belleville au Nord. « On va bien loin pour chercher des panoramas qui ne valent pas celui-ci13. »

LE PARC DES BUTTES-CHAUMONT Le Parc des Buttes-Chaumont est édifié sur l’ancien gibet de Montfaucon qui, après 1789, est devenu un lieu où les ordures d’une partie de la capitale étaient déposées. En 1860, après l’annexion des communes de Belleville et de la Villette, il est décidé d’acheter à la société propriétaire des carrières de gypse, tout le massif des buttes et de les transformer en jardin public sur une surface de 25 hectares. C’est un terrain accidenté aux importantes dénivellations où « le sol et le sous-sol uniquement composés de glaise, de marne compacte et de gypse se refusaient absolument à toute végétation »14. Le parc devait concourir à l’embellissement du quartier et sa valorisation. L’équipe chargée de sa réalisation était composée d’Alphand, de Jean Darcel ingénieur des Travaux publics, de Barillet Deschamps, et d’Édouard André botaniste paysagiste, nouveau venu dans le service, qui sera responsable des plantations. Se servant du relief des anciennes carrières, amplement modifié, un paysage de région montagneuse va être composé. Les travaux, commencés en 1864, seront en partie terminés en 1867 pour l’ouverture de l’exposition universelle et se poursuivront jusqu’en 1869. Les deux premières années sont consacrées à extraire les déblais, creuser, 13 14

DE MONCAN et MAHOUT, Le Paris du Baron Haussmann, p. 248.

Ibid., p. 256.

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remblayer, combler, terrasser, dresser les routes carrossables et les allées : 800.000 m3 de terre sont remués et 200.000 m3 de terre végétale sont apportés. Ces travaux considérables nécessitent l’installation d’une voie ferrée mobile et l’utilisation d’une locomotive à vapeur. Pour alimenter en eau, lac, ruisseaux, cascades et le système d’arrosage, une machine spéciale monte l’eau du canal de l’Ourcq dans la partie la plus élevée de la nouvelle promenade. La composition du parc consiste à mettre en relation le système de voierie qui entoure et traverse le parc, à intégrer la voie de chemin de fer de la petite ceinture, qui passe en tranchées, et mettre en valeur une série d’éléments forts : le lac, les falaises, la cascade avec ses rochers. « Les caractères de ces éléments sont systématiquement poussés à l’extrême pour démontrer la capacité des ingénieurs à les recréer artificiellement, tels par exemple le paysage de montagne ou le paysage suisse composés de rochers, qui tendent en outre à manifester le talent des horticulteurs en même temps que celui des ingénieurs. »15 La nécessité de construire un mur de soutènement, pour retenir les terres de la rue de Vera Cruz, aujourd’hui boulevard Manin, qui surplombe le parc, offrit l’opportunité d’aménager une cascade qui descend en chutes successives d’une hauteur de 32 mètres. Elle se précipite dans une immense grotte, creusée dans le gypse, et rejoint le lac d’où émerge un promontoire formé de gros bloc rocheux d’une hauteur de 50 mètres. Sur la plate-forme de ce promontoire planté d’arbres, un édifice, copié du temple de la Sibille à Tivoli, est construit. De là on perçoit l’ensemble de la ville de Paris et la campagne suburbaine. À l’intérieur du rocher, un escalier permet de descendre jusqu’au lac. On y accède par deux ponts, un pont suspendu, d’une portée de 65 mètres, rejoint la butte qui lui fait face, et un pont en maçonnerie le relie à la falaise. Trois monts plantés, belvédères constituant des salons de verdure, s’opposent au côté minéral du promontoire. Ils permettent d’autres points de vue sur le site. Les plantations, commencées dès 1865, accompagnent les reliefs, révèlent des perspectives, créent une succession de percées ou de masques, incitent à la découverte des ponts, des cours d’eau, des falaises, des différents bâtiments, privilégient les vues sur le lac, le promontoire et les belvédères. Allées carrossables et sentiers aux larges courbes, pentes ne dépassant pas 6 centimètres par mètre pour les allées et 10 centimètres par mètre pour les sentiers permettent de parcourir toute l’étendue du parc, la ligne courbe est privilégiée. « Il faut que le paysage change d’aspect à mesure que l’on se déplace c’est encore une raison qui doit faire proscrire la ligne droite dans les jardins pittoresques 15

LIMIDO, Art des jardins sous le second empire, p.126.

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LES PROMENADES PUBLIQUES PARISIENNES AU XIXE SIÈCLE

indépendamment de tous les autres motifs qui imposent son abandon. La ligne courbe force le promeneur à se déplacer latéralement, et la ligne de vue est toujours tangentielle à la courbe de l’allée ; par conséquent, le tableau change constamment d’aspect durant la promenade. Le tracé d’une allée ne doit donc jamais être parallèle à l’axe d’une ligne perspective, à moins qu’on ne veuille prolonger la durée de la vision dans la même direction. » Ce sont les propositions édictées par Alphand, dans l’introduction de son ouvrage, qui seront suivies dans l’ensemble des réalisations des Promenades. Après la destitution d’Haussmann, en 1870, les travaux vont se poursuivre. Alphand continuera les projets de l’Empire jusqu’à sa mort en 1891. En effet, sous la Troisième République, Thiers le nomme directeur des travaux publics de Paris et héritera, en plus de sa charge, de la majeure partie des services de l’administration municipale : voirie, adduction d’eau et réseau des égouts, architecture et travaux. Il poursuivra ainsi l’œuvre inachevée et terminera l’essentiel du projet. Il sera responsable de l’organisation des expositions universelles de 1867 et 1899 qui se tiennent à Paris Jean-Claude Nicolas Forestier et Jules Formigé prendront la relève. Les travaux se ralentissent et ils reprendront après la destruction des fortifications, le déplacement de plusieurs usines à gaz dans les années 1930.

BIBLIOGRAPHIE ALLAIN, Yves-Marie, et Janine CHRISTIANY, L’art des jardins en Europe, de l’évolution des idées et des savoir-faire, Citadelles et Mazenod, Paris, 2006. ALPHAND, Adolphe, Les promenades de Paris, Connaissance et mémoire, Paris, 2002. LIMIDO, Luiso, L’art des jardins sous le second empire, Jean-Pierre BarilletDeschamps, Éditions Champ Vallon, Seyssel, 2002. DE MONCAN, Patrice et Christian MAHOUT, Le Paris du baron Hausmann, Paris sous le Second Empire, Centenaire du baron Haussmann 1891-1991, Les mémoires, éditions SEESAM-RCI, Paris, 1991. PINON, Pierre, et Bertrand LE BOUDEC, Les plans de Paris, histoire d’une capitale, Le grand livre du mois, Paris, 2005.

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Jardins d’hier et d’aujourd’hui. De Karnak à l’Éden. Édité par Sydney Hervé Aufrère et Michel Mazoyer Cahiers Kubaba, Paris, 2012, p. 267-277. ————————————————————————————————————————

LES JARDINS DE THÉLÈME Utilisation du jardin dans la prise en charge institutionnelle de la maladie d’Alzheimer Hubert BEAUFRÈRE À Catherine, Angélique, Béatrice, Christelle — alias Chloé —, Christine, Delphine, Isabelle, Lætitia, Linda, Marianne, Murielle, Patricia, Stéphanie, Sylvie.

Quelques notions sur la maladie d’Alzheimer La maladie d’Alzheimer n’est pas une maladie psychiatrique, comme le pensent encore aujourd’hui beaucoup de personnes, mais une maladie organique, en l’occurrence une pathologie cérébrale. Cependant, son évolution, s’exprimant cliniquement par une altération progressive, continue et inéluctable des fonctions supérieures, est émaillée de troubles psychologiques et comportementaux qui expliquent qu’elle fût longtemps un champ d’investigations pour les psychiatres avant de devenir celui des neurologues et des gérontologues. Sans vouloir discourir sur la maladie d’Alzheimer, une description sémiologique succincte est nécessaire pour comprendre l’intérêt du propos que nous nous proposons de développer. Pour faire simple, le tableau clinique est dominé par des troubles de la mémoire et une désorientation dans le temps et l’espace. À condition de demeurer dans un environnement qui lui est familier, une personne atteinte de cette maladie compense ses déficits par des conduites automatiques et répétitives dictées par l’habitude. Ainsi fait-elle illusion durant une période allant de quelques mois à deux ou trois ans ; les proches notent quelques comportements inadaptés, quelques oublis, mais qui sont mis fatalement sur le compte de l’âge. C’est alors bien souvent à l’occasion d’un événement dramatique, une chute par exemple, que la personne est dirigée vers un

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service hospitalier d’urgence. Privée de ses repères, elle devient confuse, les troubles cognitifs apparaissent évidents. Le médecin, s’il se montre curieux, en interrogeant la famille et les personnes de l’entourage, s’aperçoit rapidement que se sont développés depuis quelques mois chez ce patient une négligence de l’habitus, un émoussement des affects, une indigence lexicale et conceptuelle réalisant une aphasie, une détérioration des capacités de reconnaissance des personnes, des lieux et des objets, l’agnosie, une altération des fonctions créatrices et exécutives, l’apraxie, autant de signes constituant le syndrome aphaso-agnoso-apraxique qui témoigne de l’installation insidieuse d’une démence. Si, au terme de l’hospitalisation, la personne n’est pas en mesure de réintégrer son domicile, l’institutionnalisation dans un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes devient souvent pour la famille l’unique solution. Les manifestations d’ordre psychiatrique qui apparaissent au cours de l’évolution de la maladie, et qui l’ont fait longtemps assimiler à une pathologie psychiatrique, n’ont été recensées et décrites de manière exhaustive qu’à partir de 1996 ; elles sont regroupées sous l’appellation consensuelle de « symptômes psychologiques et comportementaux des démences » (SPCD)1. Tous les auteurs estiment que, dans la plupart des cas, les SPCD2 doivent être pris en charge sans recourir nécessairement à la prescription de médicaments psychotropes3. C’est ce que les équipes soignantes de la maison de retraite de Hérisson s’évertuent à observer quotidiennement, nourries d’une philosophie de stimulation par le plaisir et les émotions. Parmi les moyens à leur disposition, le jardin occupe une place d’autant plus essentielle que nos résidents sont issus en majorité du milieu rural.

1

MONTFORT, HERVY, et FÉLINE, « Troubles psycho-comportementaux dans la maladie d’Alzheimer » ; PANCRAZI et MÉTAIS, « Maladie d’Alzheimer, diagnostic des troubles psychologiques et comportementaux. » 2 Les SPCD peuvent être classés en quatre groupes : – Les perturbations affectives et émotionnelles (apathie, dépression, anxiété, perturbations émotionnelles, états confusionnels, conduites régressives) – Les troubles comportementaux proprement dits (instabilité psychomotrice, agitation, agressivité, stéréotypies motrices et vocales) – Les signes psychotiques (délires, hallucinations) – Les perturbations des fonctions instinctuelles troubles du rythme circadien, troubles alimentaires, troubles de la sexualité, troubles sphinctériens) 3 BENOIT, et alii, « Concertation professionnelle sur le traitement de l’agitation, de l’agressivité, de l’opposition et des troubles psychotiques dans les démences. »

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Les jardins de Thélème L’unité Alzheimer de Hérisson (fig. 1-2) fut conçue à l’image des anciens carrés monastiques. Son architecture rappelle en effet celle d’un cloître où le préau est un espace de deux cent cinquante mètres carrés environ. Pour des raisons de logistique, ses bâtiments ont été construits dans le prolongement de la maison de retraite existante. En référence à l’abbaye idéalisée par François Rabelais dans Gargantua, nous l’avons baptisée Thélème et fait nôtre la devise « Fay ce que vouldras ». Thélème a deux jardins, ce qui en fait aujourd’hui, à notre connaissance, une unité Alzheimer unique en France. 1) Le jardin intérieur réalise un patio ; il comprend une terrasse, un bassin paysager et des jardinières. – La terrasse borde le côté occidental de la construction, le long de la zone d’activité et de l’espace dédié aux repas. On y accède par des baies vitrées dont l’ouverture coulissante, permanente aux beaux jours, permet de passer sans obstacle à l’extérieur. Ainsi le patio devient une pièce supplémentaire ouverte sur le ciel. Des tables et des sièges permettent des moments de repos, des activités et, quand le temps le permet, de faire des barbecues et de déjeuner. – Le bassin paysager4 est abrité du soleil, l’après-midi, par une grande jardinière en maçonnerie qui le domine d’un mètre et dans laquelle sont cultivées des plantes aromatiques et condimentaires (menthe, romarin, sarriette, thym, origan, …), des fleurs annuelles, des buis. Un figuier, planté au milieu, étale sa ramure au dessus de l’eau. Le bassin est donc caché au regard des personnes se trouvant sur la terrasse ; pour le découvrir, il faut s’avancer dans le patio. Il s’offre aussi au regard de la personne qui marche dans la partie orientale du déambulatoire. D’une largeur de deux mètres et d’une longueur de six mètres, sa profondeur varie de quelques centimètres à l’endroit de la lagune à quatre-vingt-dix centimètres dans ses « abysses ». Il est bordé de rochers et de végétaux, fougères, azalées, hellébores, lavandes, clématite et d’un très bel érable japonais qui abrite des plantes d’ombre. Des plantes aquatiques (iris, menthe d’eau, joncs, roseaux, prêles, nénuphars, etc.) et de surface (jacinthes et laitues d’eau) contribuent à lui donner un caractère sauvage et vivant. Un jet d’eau naît d’une ancienne auge en pierre posée sur la margelle de la jardinière, générant un clapotis permanent et 4

Thélème a reçu cette année le premier prix de la Fondation Médéric-Alzheimer (initiatives locales) pour la création du bassin par des bénévoles avec des matériaux de récupération ou offerts par des entreprises.

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reposant. Des carpes Koï évoluent dans ce petit paradis où libellules, papillons et oiseaux viennent se poser, butiner, se désaltérer ou se baigner. Le bassin est sécurisé par des grilles que l’on peut éventuellement ouvrir et sur lesquelles on peut s’appuyer pour le contempler. – Deux grandes jardinières en bois, d’un mètre de hauteur, sont disposées en pendant du bassin en face de la terrasse. Elles ont une fonction identique à la précédente s’agissant des activités de jardinage et sont plantées de fleurs annuelles. L’une d’elle reçoit en outre un olivier. 2) Le jardin anglais s’étale sur une surface de sept-cents mètres carrés environ. Il est accoté au mur nord-ouest, à l’extérieur de Thélème et est accessible grâce à un sas vitré en débordement de la façade, ouvert en été, servant de serre froide en hiver. Le local de travail du personnel soignant déborde également dans ce jardin, à l’autre extrémité de la même façade, par de larges baies vitrées permettant une vue panoramique sur l’ensemble. A l’heure actuelle, ce jardin est en cours d’élaboration. Il sera clos de palissades en châtaigner sur lesquelles nous ferons courir une glycine. L’espace est en partie arboré et il existe déjà une grande pelouse avec des endroits ombragés dont une tonnelle. Un carré sera réservé pour le potager, des parterres arbustifs seront aménagés, d’autres plantes odoriférantes installées ainsi que quelques arbres fruitiers, des plates-bandes fleuries, une volière et peut-être des aménagements pour accueillir des animaux. Des allées sont tracées pour guider la déambulation. Intérêt thérapeutique des jardins 1) Dans les troubles cognitifs Sur l’agitation et la désorientation spatiale. — À domicile, la déambulation et les fugues sont les troubles psycho-comportementaux qui créent le plus de soucis aux aidants familiaux parce qu’ils mettent directement leur parent en danger. Elles se manifestent pratiquement systématiquement au cours de l’évolution de la maladie. En institution elles imposent la sécurisation des locaux pour ne pas que les malades échappent à la surveillance des soignants. Une unité Alzheimer est donc un service fermé. La première solution à la déambulation est l’espace : il doit être suffisamment vaste pour donner une impression de liberté. Pour ne pas créer une atmosphère carcérale, les maîtres d’œuvre de Thélème ont pensé une architecture et un environnement agréables et apaisants, sans couloirs ni culs-de-sac. Appliquant cette règle de la même manière à l’extérieur, persuadés qu’il n’y a pas de belle maison sans beau jardin, ils ont voulu 270

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augmenter les possibilités pédestres des thélémites par la création d’un jardin hors les murs. Ils en ont dessiné les allées selon des circuits qui obéissent à des critères que définit ainsi Patrick M. Vellas5 : « Des allées et des cheminements permettent de marcher ou de déambuler suivant des tracés choisis, en disposant de zones d’ombre ou d’ensoleillement en fonction des saisons et de la courbe du soleil. À des lignes droites découvrant un espace qui invite à s’y engager, succèdent des courbes qui adoucissent le tracé, limitent l’espace et ramènent les promeneurs vers leur point de départ, en les maintenant toujours sous le contrôle visuel du personnel de l’établissement »6. Les centres d’intérêt (arbres remarquables, fleurs, bancs, charmilles, volière, …) qui jalonnent le parcours incitent à interrompre la déambulation. Ils constituent aussi des repères, tout comme la signalisation lorsqu’elle est mise en place, et atténuent la désorientation spatiale. L’errance devient alors une promenade, une marche bienfaisante, une activité physique qui entretient l’autonomie motrice, la souplesse des articulations et prévient les complications de l’immobilisme et du décubitus. Les autres formes d’agitation, qui témoignent souvent d’une anxiété, et l’agressivité sont constamment améliorées par l’ambiance sereine des jardins. La tasikinésie, autrement dit l’impériosité du mouvement, l’impossibilité à rester assis ou immobile, est sans doute moindre quand le malade s’abandonne à la contemplation du bassin. Sur les troubles mnésiques et l’agnosie. — Dans une institution, l’un des dangers est l’apprentissage à ne rien faire. En l’absence de stimulation, le déficit cognitif s’aggrave, majoré de surcroît par la désafférentation sociale et sensorielle. Les souvenirs les plus anciens et les plus chargés affectivement s’effacent en dernier dans la maladie d’Alzheimer7. Ce sont en priorité ceux qui se sont forgés au contact de nos parents. À la campagne, ils ont un lien étroit avec la nature et les animaux. En compagnie du soignant, le jardin est le lieu d’une stimulation cognitive. La mémoire et les gnosies sont réveillées par les rappels du nom des fleurs, des fruits, des arbres, des oiseaux, etc. C’est un lieu de détente et de joie où l’on chante et où l’on rit beaucoup ! Une récente étude anglo-saxonne révèle que les informations délivrées par le chant sont retenues à plus de 40 % par les malades Alzheimer qui ne se souviennent ordinairement que de 20 % des mots parlés. 5

Patrick M. Vellas est architecte (Groupe de recherche Architecture, Urbanisme et Vieillissement, 31320 AUZEVILLE-TOLOSANE). 6 VELLA P., « Jardins thérapeutiques », Année Gérontologique, 1991. 7 SCHWENK B., « Psychiatrie et Art. Sémiologie et pathologie psychiatriques à travers l’art pictural », éd. Privat, Toulouse, 1999.

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Sur la désorientation temporelle. — La lumière et la végétation rythment le temps. Les personnes qui vivent majoritairement dans la campagne connaissent intuitivement le moment de la journée grâce à leur pendule biologique. « Sous nos latitudes, écrit Hubert Reeves, les paysages sont profondément marqués par le cycle des saisons : printemps, été, automne, hiver. Son importance est inscrite dans notre âge. “Avoir vingt ans” se dit aussi “avoir vingt printemps”. » À l’hiver de la vie, quand les capacités de jugement font défaut, l’observation de la végétation, la longueur des jours, la durée de l’ensoleillement, renseignent inconsciemment sur les saisons. Sur l’humeur. — Au sein d’une unité Alzheimer, tout comme dans un monastère, parce que les individus sont reclus, le jardin constitue l’unité de nature élémentaire primordiale à leur équilibre. Il a une influence majeure sur leur humeur, la régulation des périodes de veille et de sommeil, il participe à leur épanouissement psychologique et à leur bien-être. Sur l’apraxie. — N’oublions pas que la fonction initiale du jardin est avant tout dans les activités de jardinage. Le travail de la terre, les plantations, la taille des végétaux, l’arrosage, la cueillette, etc. préservent les fonctions exécutives et créatrices en reproduisant les gestes et les automatismes acquis par le passé. Mais les raideurs articulaires et rachidiennes des thélémites ne les autorisent, hélas, pas souvent à travailler au niveau du sol. Les jardinières du patio sont là pour pallier ce handicap en mettant la terre à leur portée. Les jardins sont souvent de véritables terrains de jeu et la pelouse une surface idéale pour jouer à la balle ou travailler les équilibres, aidé de la psychomotricienne avec de gros ballons porteurs. Les jeux de quilles et de boule se déroulent dans les allées ou le patio, et concourent à prévenir l’incoordination gestuelle. 2. Dans la désafférentation sensorielle À Thélème, une large place est faite à la stimulation par le plaisir et les émotions. L’affaiblissement des récepteurs sensoriels, comme la vue ou l’ouïe, n’est pas la seule cause de l’isolement sensoriel des personnes en institution ; l’absence de stimuli due à un environnement pauvre, aseptisé, normalisé, participe à cette désafférentation. Or, en plus du plaisir immédiat qu’elle procure, la stimulation sensorielle réveille la mémoire perceptive. La sensorialité fonctionne comme une information, source d’émotion qui évoque un souvenir et provoque une conduite8. 8

CYRULNIK, Les nourritures affectives.

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L’olfaction joue un rôle très important dans la reconnaissance et le rappel de souvenirs anciens. « Sitôt perçue, écrit Boris Cyrulnik, une odeur diffuse au cerveau olfactif qui, par son circuit limbique, fonctionne en même temps que le cerveau des émotions et celui de la mémoire. Ce qui revient à dire qu’une information olfactive, même non consciente, présentifie l’absent, comme chez le chat, mais, chez l’homme, cette présentification se fait sous forme de souvenir »9. Autrement dit, l’odeur est un champ organisé par l’expérience personnelle10. En plus de son pouvoir temporel et culturel, l’olfaction investit l’espace par la mise en place d’un véritable paysage d’odeurs qui nous ramène à la notion éthologique de territorialité. L’oranger, le citronnier et les plantes aromatiques parfument l’atmosphère du patio de Thélème jusque dans le déambulatoire. Dans le jardin anglais, ce seront bientôt la glycine, les chèvrefeuilles, seringas, lilas, et autres orangers du Mexique qui viendront à leur tour confondre leurs senteurs aux fragrances d’humus et d’arômes extérieurs véhiculés par le vent. Le goût est fortement lié à l’odorat et les mémoires gustative et olfactive, qui sont les plus tardivement affectées dans la démence dégénérative, nous rappellent ce que Boris Cyrulnik nomme les nourritures affectives de notre enfance. Il est classique de faire référence à Marcel Proust qui a fort bien décrit le pouvoir d’évocation des madeleines offertes le dimanche matin par la tante Léonie associées à des réminiscences de lieu, d’objets, de personnes. À Thélème, les souvenirs gustatifs de l’enfance vécue à la campagne sont plutôt à chercher dans le jardin aromatique et à cueillir bientôt dans le potager ou le verger en vue de préparations culinaires élaborées en commun dans la cuisine thérapeutique pour d’autres promesses gustatives et conviviales. « De tous les sens, la vue, est celui qui fournit à l’âme des perceptions plus promptes, plus étendues, plus variées ; il est la source féconde des plus riches trésors de l’imagination ; et c’est à lui principalement que l’âme doit les idées du beau, de cette unité variée qui la ravit. » C’est ainsi que s’exprimait le naturaliste Charles Bonnet au XVIIIe siècle. La vue est surtout le sens le plus accompli pour se repérer dans l’espace et le temps. C’est pourquoi l’une des finalités de l’attention particulière portée à l’aménagement des lieux de l’unité Alzheimer est de susciter le plaisir dans la contemplation de la végétation, des effets de lumière, du jardin, des oiseaux et de l’eau. Le toucher est un sens important. Le malade Alzheimer est comme un enfant qui touche tout. Gare aux plantes toxiques ! Mais il n’est pas utile de 9 10

Ibid. SICARD, « Des représentations olfactives du stimulus chimique ».

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préciser qu’elles sont bannies de Thélème où tout peut être touché, les feuillages palpés, les troncs d’arbre enlacés, la terre malaxée, les végétaux cueillis, la surface de l’eau caressée ; l’on peut même frôler le museau d’un poisson montant à la surface chercher sa nourriture. L’ouïe est le sens le plus parfait de la réception émotionnelle de l’univers abstrait ! C’est aussi celui qui résiste le plus longtemps à la dégradation, non pas dans sa fonction de récepteur qui est altérée souvent très tôt, mais dans celle de la reconnaissance vocale. Boris Cyrulnik pense qu’il peut y avoir une disparition de la représentation par le canal visuel et sa reconnaissance par le canal vocal. Un visage est perçu mais non reconnu, alors que la voix, sitôt entendue, évoque toujours la personne totale. Il existe donc une sorte de sémiologie naturaliste où, sitôt perçu, le signal acoustique renvoie à une autre information non perçue et représentée11. La conservation de cette mémoire acoustique est particulièrement évidente avec la musique, celle de l’enfance en particulier, imprégnée dans le cerveau avant la parole, et qui resurgit lors du grand âge en ramenant le plaisir des petites années12. Cette dernière persiste tant que la vie persiste13. Le chant des oiseaux tient naturellement une place de premier plan dans l’univers de la population rurale. Thélème est heureusement érigée au milieu d’un bocage habité d’une grande quantité d’oiseaux qui sont attirés par le bassin, les oiseaux de la volière et l’agrainage pendant la mauvaise saison. Dès le printemps le silence de la nuit donne toute son intensité poétique au chant du rossignol, le réveil se fait au son du roucoulement des tourterelles turques et des strophes inventives du merle noir, les journées s’écoulent au rythme du gazouillis des hirondelles rustiques, du pépiement guilleret du moineau domestique, des trilles roulées du pinson des arbres, des roulades sifflées de la linotte mélodieuse, du dialecte flûté de la fauvette à tête noire, pour ne citer que quelques musiciens d’un orchestre de troglodytes, chardonnerets, mésanges variées, rougequeues noir et à front blanc, sitelles, tarins des aulnes, et autres verdiers…

POUR CONCLURE « L’être humain complet, c’est à la fois la cime et les racines ! » pensait Théodore Monod. Cette belle analogie à l’arbre, en écho à celles, si nombreuses, de la Bible évoquées par Paul Mirault, rappelle que l’Homme ne peut se développer harmonieusement ni vivre sans nuire gravement à son épanouissement psychique et physique hors de la nature primordiale. Une 11 12 13

CYRULNIK, Les nourritures affectives. CYRULNIK, De chair et d’âme. HAZIF-THOMAS, BOUCHÉ, TOMAS, « Plaisir, personnalité et maladie. d’Alzheimer ».

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société civilisée se doit donc de ne pas imposer à ses aînés une solution finale entre quatre murs, sans contact aucun avec notre « biotope » originel. Dans toute institution, mais plus encore dans un service de soins fermé, telle que l’est une unité Alzheimer, l’existence d’un jardin est essentielle à l’équilibre et à l’état de santé de ceux que le destin a contraints à vivre leurs ultimes années dans une réclusion cénobitique. Le jardin, par le paysage familier qu’il reproduit et que l’on a connu « avant », est un pont rassurant entre passé et avenir. Il participe au bien-être et à la qualité de vie dans l’institution, concourt au maintien de la forme physique et de l’autonomie, prévient les troubles du comportement, favorise la stimulation sensorielle et cognitive et lutte contre la désafférentation socio-environnementale. Il remplace enfin avantageusement les médicaments psychotropes. Thélème vient du grec '%(#μ$, volonté, qui dérive du verbe '"(), « je veux, je désire ». Je veux m’abandonner à la chaleur du banc sur lequel je suis assis, Offrir mon visage à la caresse des rayons du soleil en regardant le ciel, Écouter le chant des oiseaux dans le souffle du vent, Me laisser envahir par l’espace, Humer et ressentir, écouter, regarder, toucher, goûter, … Désirer aimer encore, Vouloir être encore aimé !

BIBLIOGRAPHIE BENOIT, M., C. ARBUS, F. BLANCHARD, V. CAMUS, V. CÉRASE, J.-P. CLÉMENT, C. GUÉRIN, F. HAZIF-THOMAS, C. JEANBLANC, O. LAFONT, M. MOREAUD, M. PEDRA, M. PONCET, S. RICHARD-HARSTON, A.-S. RIGAUD, M.-E. SOTO-MARTIN, J. TOUCHON, B. VELLAS, L.-J. FITTEN, et P. ROBERT, « Concertation professionnelle sur le traitement de l’agitation, de l’agressivité, de l’opposition et des troubles psychotiques dans les démences », La Revue de Gériatrie 31 n° 9, 2006, p. 689-696. CYRULNIK, Boris, De chair et d’âme, Odile Jacob, Paris, 2006. ——, Les nourritures affectives, éditions, Odile Jacob, Paris, 1993. HAZIF-THOMAS, C., C. BOUCHÉ, et P. TOMAS, « Plaisir, personnalité et maladie. d’Alzheimer », Neurologie-Psychiatrie-Gériatrie 7, n° 39, 2007, p. 13-20. MONTFORT, J., M.-P. HERVY, et A. FÉLINE, « Troubles psycho-comportementaux dans la maladie d’Alzheimer », Annales médico-psychologiques 158/5, 2000, p. 357-369. PANCRAZI, M.-P., et P. MÉTAIS, « Maladie d’Alzheimer, diagnostic des troubles psychologiques et comportementaux », La Presse Médicale 34, n° 9, 2005, p. 661-666. SCHWENK, B., « Psychiatrie et Art. Sémiologie et pathologie psychiatriques à travers l’art pictural », éd. Privat, Toulouse, 1999. SICARD, G., « Des représentations olfactives du stimulus chimique », Neurologie-PsychiatrieGériatrie, 7 n° 39, 2007, p. 31-35. VELLAS Patrick M., « Jardins thérapeutiques », Année Gérontologique, 1991.

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Fig. 1 – Projet de Thélème

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Fig. 2. : Vue aérienne de Thélème

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Jardins d’hier et d’aujourd’hui. De Karnak à l’Éden. Édité par Sydney Hervé Aufrère et Michel Mazoyer Cahiers Kubaba, Paris, 2012, p. 279-285. ————————————————————————————————————————

CONCLUSION SUR LE JARDIN René VARENNES

Un après-midi, c’était une des premières journées d’avril, déjà chaude, encore fraîche, le moment de la grande gaîté du soleil, les jardins qui environnaient les fenêtres de Martin et de Fanchette avaient l’émotion du réveil ; l’aubépine allait poindre, une bijouterie de giroflées s’étalaient sur les vieux murs, les gueules-de-loup roses baillaient dans les fentes des pierres, il y avait dans l’herbe un charmant commencement de pâquerettes et de boutons d’or, les papillons blancs de l’année débutaient, le vent, ce ménétrier de la noce éternelle, essayait dans les arbres les premières notes de cette grande symphonie aurorale que les vieux poètes appelaient le renouveau. Martin dit à Fanchette : « Nous avons dit que nous irions revoir notre jardin de la rue Plumet. Allons-y. Il ne faut pas être ingrats. » Et ils s’envolèrent comme deux hirondelles vers le printemps. Ce jardin de la rue Plumet leur faisait l’effet de l’aube. Ils avaient déjà derrière eux dans la vie quelque chose qui était comme le printemps de leur amour. La maison de la rue Plumet, étant prise à bail, appartenait encore à Fanchette. Il allèrent à ce jardin et à cette maison. Ils s’y retrouvèrent, ils s’y oublièrent. Fanchette était si enivrée de sa promenade à « leur jardin » et si joyeuse d’avoir « un jour dans son passé » qu’elle ne parla pas d’autre chose le lendemain. Il existe toujours une crainte à dominer, lorsqu’on est chargé de la conclusion d’une conférence animée par des érudits : la peur que ce que vous allez dire ait déjà été largement développé par les orateurs précédents. Cependant je suis à peu près certain que dans cette salle personne n’ait lu le numéro 30 de l’excellent revue CO diffusé dans de nombreux pays étrangers. Mélanie Lafontey, qui partage son temps entre Châteauroux et son École de Madrid, et Louis Delorme, artiste écrivain, directeur des Éditions Brontosaure, s’y sont partagés leur tâche horticole, l’une en cultivant le

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détail, par exemple, en nous racontant le myosotis et les dernières paroles d’amour d’un chevalier : « Dans un village dont le nom a été oublié depuis bien longtemps, un chevalier et sa dame se promenaient au bord d’une rivière. La jeune fille aperçut de jolies fleurs bleues et s’extasia devant leur couleur et leur fragilité. Pour lui plaire, le chevalier se pencha dans l’intention de lui offrir un bouquet, mais glissa, tomba dans la rivière et fut entraîné par la violence du courant. Avant de mourir, et au prix d’un énorme effort, le chevalier jeta les fleurs vers la rive et murmura d’une voix éteinte : “Ne m’oubliez pas...” Quelques secondes plus tard, la rivière l’engloutit. » et Louis Delorme en cédant à la philosophie : « Il peut paraître paradoxal qu’on ne puisse trouver réconfort et joie de vivre que sur cette Terre malade. C’est que nous n’avons qu’elle, et qu’au cours de nos voyages ou dans notre vie quotidienne nous ne pouvons rester insensibles à ses beautés préservées. Ainsi, bien qu’en souffrance, cette terre est encore richissime d’une flore délicate et extravagante, sensible et généreuse, toujours bienfaisante, guérisseuse. Elle ne cesse d’inspirer les travaux d’art les plus divers, expression de nos désirs profonds, eux, indestructibles. » Par contre, je me livrerai sans doute à une répétition, si j’évoque les jardins du Château de Bourges bâti sous Louis XV et peuplé d’arbres extraordinaires, du parc floral d’Apremont-sur-Allier, qualifié de « plus beau village de France », des jardins du Prieuré d’Orsan où chaque pas conduit au merveilleux et chaque allée vers l’étonnement du regard. Situé sur la commune de Loye-sur-Arnon, les jardins de Drulon qui offrent chaque année leur hospitalité à des dizaines d’artistes ; Ainay-le-Viel, c’est Colbert, Nohant, George Sand et ceux qui vinrent dans le Berry, Flaubert, Delacroix, Balzac, Chopin. Sans me livrer à une nomenclature fastidieuse, je citerai deux jardins attachés à mon souvenir, celui d’Orléans. La source que j’ai vue croître et embellir ; celui de Cambo-les-Bains dont le romantisme fulgurant d’Edmond Rostand a inspiré l’architecture. Un beau jardin, finalement, avec des sentes ombragées et des espèces protégées de leurs fleurs que l’on aime en rêvant Des massifs clairs en étalages des jets d’eau remplis d’allégresse...

comme l’écrit Philippe Boiry dans Comme une odeur de chèvrefeuille. Des jardins il n’en existe à l’évidence pas seulement dans notre pays ; tout au long des civilisations, ils ont contribué à la splendeur des nations ; des récits bien que rares, nous laissent croire que les peuples sauvages, réputés 280

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pour leur goût de la destruction, respectaient parfois la sérénité des jardins. Les jardins suspendus de Babylone, les jardins du Génèralife à Grenade ne témoignent-ils pas du raffinement avec lequel les hommes ont traité la terre, que ce soit en Orient ou en Occident ? Parmi les célèbres jardins japonais, l’un d’eux, situé à Kyoto, nommé jardin du Kinkaku (traduisons du Pavillon d’or) ne met-il pas en valeur les eaux, les pierres, les mousses, les feuillages et les aspects somptueux du paysage. S’il symbolise « le palais du Paradis », son jardin agrémenté de bacs et d’îles n’est-il pas accepté comme « le pays du bonheur ». Et nous voilà dans le ciel retrouvé des chrétiens, l’éden où Adam et Ève, eurent la mésaventure de rencontrer le serpent. Il serait simpliste d’en conclure que le bonheur habite où le serpent n’est pas ; mais plus logique d’affirmer que la perfection du Kinkaku, les délices de l’Éden, la quête du nirvana pourraient favoriser l’unité des religions qui, trop souvent, se sont montrées guerrières, plus proches d’une rivalité jalouse que d’une harmonieuse conception de l’infini. Je ne nourris pas l’intention de jeter une pierre dans votre jardin, ni d’offenser votre raison, en rappelant l’agitation qui s’empare du côté jardin d’un théâtre au moment où retentissent les trois coups conviant les acteurs à se produire en scène. Ce jardin des coulisses est ainsi bien nommé parce qu’autrefois, en le parcourant, une partie des personnages de la pièce pouvaient apercevoir des arbres et des fleurs ; mais surtout se souvenir qu’au début des mots, celui de culture concernait autant celle de la terre que celle de l’esprit. Les fleurs qu’on présente à l’objet de son amour servant de passerelle entre la parfum et la passion. Elle est dans le jardin à respirer les roses et s’attarde à sentir la nostalgie des choses. Rien n’est jamais fini ; nul n’est jamais défunt car c’est vivre un peu plus que d’humer un parfum.

L’auteur de ce quatrain n’a pas oublié les roses d’Ispahan, ni l’Ode à la rose de Ronsard que celui-ci composa dans le Château de Marchenoir dont un souterrain reliait le puits au sien, creusé à deux lieues de là. Les guerres de religion sévissant, il valait mieux imaginer un moyen de disparaître ! Près du Château de Marchenoir et de ses rangées d’arbres d’où l’on partait à la chasse tournent encore les ailes d’un vieux moulin juché sur un tertre en vue de la Loire. Chevaliers et combats effacés par le temps, les jours y coulent paisiblement et la poésie retourne aux poètes. Plus embarrassé se sent-il, lorsque, revenu au pays de ses aïeux, il déniche dans la bibliothèque de sa jeunesse, recouvert de la poussière des années Candide de Voltaire et s’attarde sur sa dernière phrase que sa mémoire mutile : « il est préférable de cultiver son jardin. » Comment celui qui 281

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reprochait dans un écrit à l’auteur de l’Émile de s’attarder dans la contemplation de la nature en est-il arrivé à l’apologie du jardinage ? Pourtant ses activités subversives ne l’avaient-elles pas mené en prison ; puis à l’exil au point de rechercher une première fois le repos chez Madame du Châtelet et de croire qu’on pouvait convertir un Prince en l’occurrence Frédéric II de Prusse, aux bienfaits de la philosophie politique ? Son échec avéré, la sagesse lui conseillant de résider non loin de frontières sûres, le voilà dans son domaine de Ferney, ne pouvant s’empêcher toutefois de plaider pour les victimes de l’injustice, Jean Calas en étant un exemple historique. L’âge diminuant ses forces et sa virulence — il a soixante cinq ans — lorsque paraît Candide — il se peut que cet ouvrage soit la traduction d’une lassitude concevable chez un écrivain fatigué par ses voyages, ses angoisses et la mobilité de son esprit. Se rend-il compte que le siècle des philosophes sera celui de la Révolution et d’événements majeurs pour l’humanité et que des feuilles arrachées aux arbres du jardin du Palais-Royal seront les premières armes des insurgés ? Non, il est fatigué, très fatigué… plutôt que de se lancer dans des luttes sans espoir de succès — du moins le croit-il — il aurait mieux fait de cultiver son jardin ou de regarder son jardinier s’y employer. Il aurait éprouvé du plaisir et de la fierté en se promenant dans les allées soigneusement ratissées, sur des pelouses tondues avec art, en admirant des massifs de fleurs aux teintes assorties, en levant la tête vers le sommet d’arbres rares, en respirant à pleins poumons l’odeur de plantes exotiques. C’est à cela qu’il aurait dû consacrer sa vie ; il ne serait pas fatigué, si fatigué ; car le travail manuel ne fatigue pas, chacun en conviendra. On pourrait se contenter de cette explication sommaire ; mais une hypothèse se promène généralement avec un cortège d’hypothèses plus ou moins différentes. Il n’est pas invraisemblable d’ailleurs que Voltaire ait astucieusement vêtu sa phrase d’ambiguïté. Ce qu’on nomme communément le for intérieur, s’il est synonyme de « conscience profonde », peut l’être moins exactement de « jardin personnel », celui où l’on cultive les idées, les secrets, les connaissances et les fleurs de rhétorique. Dans cette approche, Voltaire ne regretterait plus de ne pas s’être assez penché vers la terre ; mais, dans une époque où les découvertes foisonnaient, de n’avoir pas, comme il aurait dû nourrir son esprit des innovations du temps, en résumé de n’être pas Galilée ou Léonard de Vinci, après eux ou Jules Verne avant lui. Il avouerait ainsi son échec à vouloir changer le monde et sa volonté de combler ses lacunes tant que le destin lui laisserait un souffle de vie et que son dictionnaire philosophique ne serait

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pas complet, ne serait-ce que pour ne pas souffrir de la comparaison avec l’encyclopédie que Diderot conduisit à son terme. AU JARDIN Entre le cerisier Les iris mauves Et l’olivier Le sommeil m’a lourd cueilli Malgré l’air bruissant et le roucoulis Incessant de deux tourterelles. Les yeux clos je revois la neige Épandue tout à l’heure au pied des acacias Neige de floraison brunissante déjà Sous les pas du rôdeur Qui marche dans son rêve Jusqu’à ce que l’éveil Le ramène à lui même Entre le cerisier Les iris mauves Et l’olivier.

(Poème d’Henri Heinemann, distingué poète contemporain.) Ce texte pour confirmer, s’il est nécessaire, combien les jardins, les fleurs et les arbres, qu’il soient à l’état sauvage ou soumis à une certaine discipline, ont inspiré beaucoup d’œuvres littéraires, artistiques ou musicales ; mais l’on ne saurait négliger leur vocation sociale, comme nous le rappelle Guy Boulianne, poète canadien à la fois lucide et imaginatif. Jugez-en : Ce jour de printemps Est frais comme la fleur Qui s’épanouit dans le jardin Les nuages — couleur crème — Se pourchassent dans le ciel. Je m’étends dans l’herbe Verte et jaune Parmi les marguerites et les roses Et je respire, les yeux fermés Sur le monde. Les moustiques font bourdonner Leurs ailes dans mes oreilles. Les oiseaux me chantent Leur berceuse. Hier, dans la ville Grise, blanche, froide

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Je souffrais, Je souffrais d’une maladie que j’appelle Sociale.

Puisque le sujet s’y prête et qu’on peut s’émerveiller de la façon dont la terre transforme une graine que le vent dépose à sa surface, soyons terre-àterre et réjouissons nous que les jardins, souvent dits « ouvriers » soient, quand la pénurie s’installe, l’un des meilleurs remèdes contre la faim et la misère. Est-ce la désolation à laquelle j’assistais dans les années que précédèrent la Seconde guerre mondiale ou une vocation jardinière précoce qui me poussa, encore enfant, à bêcher une partie du trottoir de la rue Lavoisier à Montluçon ? J’entourais « mon » jardin d’un grillage pour le protéger des chiens errants et des passants grincheux dont la plupart se plaignait de mon empiétement, les autres prenant mon petit manège pour une obligation impérieuse ce qui n’était qu’une occupation fantaisiste. Arrosé par l’eau de mon bocal de poissons rouges et les pluies intermittentes, ma production n’aurait pas été assez abondante pour nourrir ma famille. Dans mon enclos illégal ne poussaient qu’une douzaine de radis et grimpaient sur le mur voisin des volubilis dont j’attendais l’éclosion avec une impatience chaque année renouvelée. Et ce fut pour moi une amertume immense, lorsque mes parents ayant déménagé, je dus faire mes adieux à mon modeste jardin. Je mis longtemps, par crainte justifiée, avant de revenir rue Lavoisier. Plus aucune trace de celui que j’avais tant aimé. D’un coup de pied rageur et triomphal quelqu’un avait sans doute écrasé mon grillage, mes radis et mes volubilis. Ne coulait plus dans le caniveau que l’eau mousseuse des lessives. Les secrets que j’ai confiés, plus tard, dans d’autres jardins, à d’autres fleurs, à d’autres arbres, des bêches bien aiguisées les ont enterrés à jamais. Les voyages n’ont pas que des avantages. Georges Brassens en convient : Auprès de mon arbre Je vivais heureux J’aurais jamais dû m’éloigner d’mon arbre. Auprès de mon arbre Je vivais heureux J’aurais jamais dû le quitter des yeux.

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