Sociologie de la traduction : textes fondateurs 9782356710239, 9782911762758, 2911762754

Au début des années 80, un groupe de chercheurs de l’École des mines se penche sur un aspect du monde contemporain négli

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Sociologie de la traduction : textes fondateurs
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Presses des Mines 

Sociologie de la traduction Textes fondateurs

Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour (dir.)

DOI : 10.4000/books.pressesmines.1181 Éditeur : Presses des Mines Lieu d’édition : Paris Année d’édition : 2006 Date de mise en ligne : 19 avril 2013 Collection : Sciences sociales EAN électronique : 9782356710239

https://books.openedition.org Édition imprimée EAN (Édition imprimée) : 9782911762758 Nombre de pages : 401 Ce document vous est offert par Fondation nationale des sciences politiques

Référence électronique AKRICH, Madeleine (dir.) ; CALLON, Michel (dir.) ; et LATOUR, Bruno (dir.). Sociologie de la traduction : Textes fondateurs. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Presses des Mines, 2006 (généré le 08 janvier 2023). Disponible sur Internet : . ISBN : 9782356710239. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pressesmines.1181.

© Presses des Mines, 2006 Licence OpenEdition Books

RÉSUMÉS Au début des années 80, un groupe de chercheurs de l’École des mines se penche sur un aspect du monde contemporain négligé par les sciences sociales : les sciences et les techniques. Comment sont-elles produites ? Comment leur validité ou leur efficacité sont-elles établies ? Comment se diffusent-elles ? Comment contribuent-ils à transformer le monde ? Ces travaux donnent naissance à une approche aujourd’hui reconnue : la sociologie de la traduction, dite aussi théorie de l’acteur réseau, avec ses concepts clefs, la traduction, l’intéressement, le script, la controverse, etc. Cette théorie est si féconde que les sciences sociales mobilisent désormais très largement ses concepts, mais aussi ses règles de méthodes et ses outils de travail. Or, nombre de ses textes fondateurs n’étaient pas ou plus disponibles en français. En rassemblant des textes de trois de ses pionniers, Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour, on permettra au lecteur de comprendre les développements de la sociologie de la traduction et la manière dont elle a interrogé le lien social, les machines, les objets, les usagers, les pratiques scientifiques. Pour montrer en conclusion comment cette approche permet de renouveler l’analyse sociologique classique.

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u début des années 80, un groupe de chercheurs de l’École des mines se penche sur un aspect du monde contemporain négligé par les sciences sociales : les sciences et les techniques. Comment sont-elles produites ? Comment leur validité ou leur efficacité sont-elles établies ? Comment se diffusent-elles ? Comment contribuent-ils à transformer le monde ? Ces travaux donnent naissance à une approche aujourd’hui reconnue : la sociologie de la traduction, dite aussi théorie de l’acteur réseau, avec ses concepts clefs, la traduction, l’intéressement, le script, la controverse, etc. Cette théorie est si féconde que les sciences sociales mobilisent désormais très largement ses concepts, mais aussi ses règles de méthodes et ses outils de travail. Or, nombre de ses textes fondateurs n’étaient pas ou plus disponibles en français. En rassemblant des textes de trois de ses pionniers, Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour, on permettra au lecteur de comprendre les développements de la sociologie de la traduction et la manière dont elle a interrogé le lien social, les machines, les objets, les usagers, les pratiques scientifiques. Pour montrer en conclusion comment cette approche permet de renouveler l’analyse sociologique classique. Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour sont tous trois chercheurs au Centre de sociologie de l’innovation (CSI) de l’École des mines de Paris. Madeleine Akrich est directrice du CSI ; elle a consacré l’essentiel de ses travaux à la sociologie des techniques, en s'intéressant spécifiquement aux usagers. Depuis quelques années, ses travaux concernent plus particulièrement la médecine. Michel Callon est directeur de recherche au CSI. Ses travaux couvrent un large spectre d'intérêts autour des questions relatives aux interrelations entre sciences, techniques et société, à la socio-économie de l'innovation, aux questions de démocratie et à la médecine. Bruno Latour, professeur à l’École des mines de Paris, à la London School of Economics et au département d'histoire des sciences de Harvard, est l’auteur de très nombreuses publications consacrées à la sociologie et à la philosophie des sciences et des techniques, à l’anthropologie de la démocratie et du monde moderne.

Sociologie de la traduction, Textes fondateurs — Madeleine Akrich, Michel Callon, Bruno Latour

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MADELEINE AKRICH MICHEL CALLON BRUNO LATOUR

Sociologie de la traduction Textes fondateurs

Collection Sciences sociales

29 euros

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COLLECTION SCIENCES SOCIALES Responsable de la collection : Cécile Méadel Centre de Sociologie de l’innovation (http://www.csi.ensmp.fr/) [email protected]

Dans la même collection Bruno Latour, Chroniques d’un amateur de sciences

© École des mines de Paris, 2006 60, boulevard Saint-Michel - 75272 Paris Cedex 06 - France email : [email protected] http://www.ensmp.fr/Presses

© Photo de couverture : M. Demange

ISBN : 2-911762-75-4 Dépôt légal : octobre 2006 Achevé d’imprimer en 2006 (Paris)

Tous droits de reproduction, d’adaptation et d’exécution réservés pour tous pays.

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Préambule Le Centre de sociologie de l’innovation (CSI), laboratoire de sociologie de l’école des mines, créé en 1967, a joué un rôle indéniable dans la constitution et le développement du champ STS, Science, Technique et Société. L’originalité du CSI dans ce domaine a été non seulement d’étudier l’impact des sciences et des techniques sur la société, mais de développer une théorie originale pour analyser les multiples façons dont la société et les sciences se mélangent. De proche en proche, cette théorie transforme l’économie de l’innovation, l’histoire et la philosophie des sciences, la sociologie de la culture et des médias, l’anthropologie médicale et biologique, l’analyse des marchés… De nombreux outils pratiques pour la gestion de l’innovation, la politique scientifique, l’enseignement des controverses, la description de l’activité de recherche, le suivi des transformations techniques ont été développés. La dimension politique et citoyenne de toutes ces recherches devient de plus en plus visible, quand le développement des sciences et des techniques multiplie les interrogations, voire les inquiétudes. Cette approche, la sociologie de l’acteur réseau, souvent désignée sous son appellation anglaise Actor Network Theory est désormais très largement mobilisée par les sciences sociales et étudiée dans les cursus universitaires. Elle a donné lieu à une ample littérature, principalement en langue anglaise. Or, nombre de ses textes fondateurs sont aujourd’hui introuvables, parce qu’ils ont été publiés dans des revues qui ne sont plus disponibles, qu’ils sont difficiles à trouver ou parce qu’ils n’ont jamais été traduits en français. Ce premier recueil, qui réunit les textes de trois chercheurs du CSI : Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour, privilégie les approches anthropologiques des sciences et des techniques. Deux principaux critères ont présidé au choix des textes : d’une part l’intérêt qu’ils présentent encore aujourd’hui dans leur approche et dont témoigne leur notoriété, et d’autre part leur faible disponibilité, en particulier pour des lecteurs francophones (plusieurs n’avaient jamais été publiés en français). Les textes sont présentés dans 5

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leur ordre chronologique de rédaction, sauf « Pour une sociologie des controverses technologiques » qui a été rapproché des autres textes sur la technique. Ils ont été relus et corrigés par leurs auteurs et peuvent donc être différents de la version précédemment publiée. La bibliographie a été mise à jour, en indiquant, dans la mesure du possible, les dernières versions éditées. Elle est regroupée en fin d’ouvrage. Plusieurs recueils sont prévus dans cette collection, ils s’ouvriront plus largement à d’autres auteurs du domaine. Certains seront consacrés à des terrains d’études spécifiques : la santé, le marché, les politiques de recherche et d’innovation, la culture…

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Présentation des auteurs Madeleine AKRICH est actuellement directrice du Centre de Sociologie de l’innovation. Après son diplôme d’ingénieur des mines, elle a rejoint le CSI où elle a consacré l’essentiel de ses travaux à la sociologie des techniques, en s'intéressant spécifiquement aux utilisateurs : elle a essayé de comprendre comment les innovateurs, concepteurs, promoteurs de dispositifs techniques construisent des représentations des utilisateurs auxquels ils destinent leurs dispositifs et inscrivent ces représentations dans les choix techniques et organisationnels qu'ils effectuent, produisant ainsi des « scénarios » qui cadrent les relations possibles entre les utilisateurs et les dispositifs. Par ailleurs, elle s'est intéressée à la manière dont les utilisateurs s'approprient les technologies et dont ces technologies redéfinissent leurs relations à leur environnement. Depuis quelques années, ses travaux concernent plus particulièrement la médecine : elle a réalisé une comparaison des pratiques obstétricales en France et aux Pays-Bas (avec Bernike Pasveer Comment la naissance vient aux femmes. Les techniques de l'accouchement en France et aux Pays-Bas), deux pays entre lesquels existent des différences massives dans l’utilisation des techniques, et s’est attachée à décrire la manière dont les expériences que font les femmes de leur grossesse et de leur accouchement sont liées à ces ensembles spécifiques de pratiques. Actuellement, elle mène, avec Cécile Méadel, une recherche qui porte sur les collectifs constitués sur Internet dans le domaine de la santé. Michel CALLON est directeur de recherche et professeur à l’École des mines de Paris. Après son diplôme d’ingénieur des mines, il est entré comme chercheur au centre de sociologie de l’innovation qui venait d’être créé par Pierre Laffitte. Il y a effectué toute sa carrière et l’a dirigé de 1982 à 1994. Auteur majeur de la sociologie de l'acteurréseau, ou encore sociologie de la traduction, ses travaux couvrent un large spectre d'intérêts autour des questions relatives aux interrelations entre sciences, techniques et société : l’anthropologie des sciences et des techniques, la socio-économie 7

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de l'innovation (The Laws of the Markets) et l’économie expérimentale, les questions de démocratie (avec P. Lascoumes et Y. Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique), et la sociologie de la médecine et de la santé (Le Pouvoir des malades avec Vololona Rabeharisoa). Depuis quelques années il s’intéresse plus particulièrement au rôle des profanes dans le développement et la diffusion des connaissances scientifiques et techniques, ainsi qu’à l’anthropologie des marchés économiques. Parallèlement à ces recherches, il a également impulsé tout un ensemble de travaux destinés à améliorer la maîtrise des processus de recherche et d'innovation. Ceci l'a amené à réaliser de nombreuses études à la demande de responsables industriels et à conduire des analyses comparatives internationales, notamment entre la France et le Japon, sur la gestion de l'innovation dans les firmes. Il a ainsi contribué à une meilleure connaissance de la fonction et du rôle des organismes publics de recherche, ainsi qu'à une réflexion sur les conditions de l'efficacité des politiques publiques de la recherche et de l'innovation. Bruno LATOUR. Après plus de vingt années comme professeur de sociologie à l’école des mines, il a rejoint à la rentrée 2006 l’Institut d’études politiques de Paris. Agrégé de philosophie, il s'est formé à l'anthropologie en Côte d'Ivoire puis a rejoint le Centre de sociologie de l’innovation en 1982. Très vite il s'est intéressé aux sciences et aux techniques. Son premier livre, La Vie de laboratoire, décrit le fonctionnement quotidien d'un laboratoire californien en utilisant des méthodes ethnographiques. Il a travaillé ensuite sur les liens entre la révolution de Pasteur et la société française du XIXe siècle (Les Microbes : guerre et paix, 1984). De plus en plus intéressé par les multiples connections entre la sociologie, l'histoire et l'économie des techniques, il a publié un livre de synthèse (La Science en action) et de nombreux articles sur l'innovation technique. Il a écrit ensuite un ouvrage sur l'ethnographie du Conseil d'État (La Fabrique du droit : une ethnographie du Conseil d'État, 2002). Son dernier ouvrage (Reassembling the Social - An Introduction to Actor-Network-Theory, 2005. Publié en français sous le titre Changer de société - Refaire de la sociologie) fait le point sur l'impact des « science studies » sur la philosophie des sciences. Après avoir été commissaire de l'exposition Iconoclash, il a organisé en 2005 une autre exposition, toujours avec Peter Weibel, au ZKM de Karlsruhe La Chose politique - Atmosphères de la démocratie deux expositions qui ont toutes les deux fait l'objet de volumineux catalogues aux presses du MIT, Cambridge, Mass. Les bibliographies des auteurs sont disponibles sur le site du CSI : http://www.csi.ensmp.fr/

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Remerciements Nous remercions les auteurs et les éditeurs qui nous ont autorisés à reproduire les textes de ce recueil.

M. CALLON ET B. LATOUR. « Le grand Léviathan s'apprivoise-t-il ? » Première publication en 1981 : “Unscrewing the Big Leviathan; or How Actors Macrostructure Reality, and How Sociologists Help Them To Do So?” in Karin D. Knorr, and Aron Cicourel (dir.) Advances in Social Theory and Methodology. Toward an Integration of Micro and Macro Sociologies, London: Routledge & Kegan Paul, pp. 277-303. B. LATOUR. « Les “Vues“ de l'Esprit. Une introduction à l’anthropologie des sciences et des techniques » Première publication en 1985 in Culture technique, 14, pp 4-30. S. STRUM ET B. LATOUR. « Redéfinir le lien social : des babouins aux humains » Première parution en anglais en 1987 : “The Meanings of Social: from Baboons to Humans”, Information sur les Sciences Sociales/Social Science Information, 26, pp 783802. La traduction française par Catherine Rémy est inédite. B. LATOUR. « Le prince : Machines et machinations » Première publication en anglais en 1988 : “The Prince for Machines as Well as for Machinations.” In Technology and Social Change, edited by B. Elliott. Edinburgh: Edinburgh University Press. Publié en français en 1990 in Futur Antérieur, 3, pp. 35-62. M. AKRICH. « La construction d’un système socio-technique. Esquisse pour une anthropologie des techniques » Publié en 1989 in Anthropologie et Sociétés, 13, 2, pp 31-54. 9

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M. CALLON. « Pour une sociologie des controverses technologiques » Publié en 1981 in Fundamenta Scientiae, 2, pp 381-99. M. AKRICH. « La description des objets techniques » Une première version de cet article a été publiée sous le titre « Comment décrire les objets techniques ? » Techniques et Culture, no 9 (1987) : 49-64. Puis modifiée dans sa version anglaise, reprise ici “The De-Scription of Technical Objects.” In Shaping Technology/Building Society. Studies in Sociotechnical Change, edited by Wiebe E Bijker and John Law, 205-24. Cambridge, Massachussetts, London : MIT Press, 1992. M. AKRICH. « Les objets techniques et leurs utilisateurs de la conception à l'action » Une première version de cet article a été publiée en 1993 in Les Objets dans l'action, Bernard Conein, Nicolas Dodier et Laurent Thévenot (dir.), pp 35-57, Paris, Éditions de l'EHESS. M. CALLON. « Quatre modèles pour décrire la dynamique de la science. » Une première version de ce texte, ici remanié, et traduit pour la première fois en français par Guenièvre Callon, a été publiée en 1995 : “Four Models for the Dynamics of Science”, In Jasanoff, Sheila, Markle, Gerard E., Peterson, James C. et Pinch, Trevor (dir.), Handbook of Science and Technology Studies, London, Sage, pp 29-64. M. AKRICH. « Les utilisateurs, acteurs de l’innovation » Une première version a été publiée en 1998 dans Éducation permanente, n° 134, pp 78-89. M. CALLON. « Sociologie de l’acteur réseau » Une première version en anglais a été publiée en 2001 in N. Smelser et P. Baltes (dir.), International Encyclopedia of the Social and Behavioral Sciences, Oxford, UK, Pergamon, pp 62-66. Cette version, traduite par Guenièvre Callon est inédite.

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Le grand Léviathan s’apprivoise-t-il ? Michel Callon et Bruno Latour

« Cribleras-tu sa peau de dards, piqueras-tu sa tête avec le harpon, Pose seulement la main sur lui : au souvenir de la lutte tu ne recommenceras plus ! Il devient féroce quand on l’éveille, Nul ne peut lui résister en face » Job, 40-25

Soit une multitude d’hommes égaux et égoïstes qui vivent sans aucun droit dans un état de nature impitoyable que l’on décrit comme « la guerre de chacun contre chacun1 ; comment mettre fin à cet état ? Chacun connaît la réponse proposée par Hobbes : par un contrat que chaque homme passe avec chaque autre et qui donne le droit de parler au nom de tous à un homme, ou à un groupe d’hommes, qui ne sont liés à aucun autre. Ils deviennent « l’acteur » dont la multitude liée par contrat sont les « auteurs »2. Ainsi « autorisé »3, le souverain devient la personne qui dit ce que sont, ce que veulent et ce que valent les autres, le comptable de toutes les dettes, le garant de tous les droits, l’enregistreur des cadastres de propriété, le mesureur suprême des rangs, des opinions, des jugements et de la monnaie. Bref, le souverain devient ce Léviathan : « ce dieu mortel auquel nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et notre protection »4. 1. 2. 3. 4.

[Hobbes, 1651 [1971]], p. 124. Toutes les citations se rapportent à cette édition. Ibid, p. 163, ch. XVI Ibid, p. 166, ch. XVI Ibid, p. 178, ch. XVII

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Intéressante pour la philosophie politique, la solution de Hobbes est capitale pour la sociologie, car elle formule pour la première fois en toute clarté la relation des microacteurs et des macroacteurs. Pour Hobbes, en effet, il n’y a pas de différence de niveau ou de taille entre les microacteurs et le Léviathan, qui ne résulte d’une transaction. La multitude, dit Hobbes, est à la fois, la Forme et la Matière du corps politique ; la construction de ce corps artificiel est calculée de telle sorte que le souverain absolu ne soit rien que la somme des volontés de la multitude. Même si l’expression « un Léviathan » passe pour un synonyme de « monstre totalitaire », le souverain chez Hobbes ne dit rien de son propre chef. Il ne dit rien sans avoir été autorisé par la multitude dont il est le porte-parole, le porte-masque5 ou encore l’amplificateur. Le souverain n’est, ni par nature ni par fonction, au dessus du peuple, ou plus haut, ou plus grand, ou d’une matière différente : il est ce peuple même dans un autre état – comme on dit un état gazeux ou solide. L’importance de ce point nous paraît capitale et nous voudrions dans cet article en tirer toutes les conséquences6. Hobbes affirme qu’il n’y a pas de différence entre les acteurs qui soit donnée par nature. Toutes les différences de niveau, de taille, d’envergure, sont le résultat d’une bataille ou d’une négociation. On ne peut pas distinguer les macroacteurs (institutions, organisations, classes sociales, partis, états) et les microacteurs (individus, groupes, familles) en fonction de leur dimension, puisqu’ils ont tous, pourrait-on dire, la « même taille », ou plutôt puisque la taille est le premier résultat et le premier enjeu pour lequel on se bat. La question pour Hobbes et pour nous n’est pas de classer les macro et les microacteurs ou de réconcilier ce que l’on sait des premiers avec ce que l’on sait des seconds, mais de reposer à nouveau cette vieille question : comment un microacteur obtient-il d’être un macroacteur ? Comment des hommes peuvent-ils agir « comme un seul homme » ? Certes, l’originalité du problème posé par Hobbes est en partie caché par la solution qu’il en donne, le contrat social, dont l’histoire, l’anthropologie et maintenant l’éthologie démontrent l’impossibilité. Mais le contrat n’est qu’un cas particulier d’un phénomène plus général, celui de la traduction7. Par traduction on entend l’ensemble des négociations, des intrigues, des actes de persuasion, des calculs, des violences8 grâce à quoi un acteur 5. Ibid, p. 161, ch. XVI 6. Remerciements : Nous remercions spécialement John Law, Shirley Strum, Karin Knorr, Lucien Karpik et Luc Boltanski pour leurs judicieuses critiques auxquelles nous n’avons su que partiellement répondre. 7. Ce concept a été développé par Michel Serres, [Serres, 1974] ; il a été appliqué ensuite à la sociologie par Michel Callon, [Callon, 1975]. 8. Même la victime sacrificielle de René Girard [Girard, 1978] n’est rien d’autre qu’une forme plus cruelle et plus solennelle de contrat et qu’un cas particulier de traduction ; elle ne saurait donc être considérée comme le fondement des autres formes de traduction.

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ou une force se permet ou se fait attribuer l’autorité de parler ou d’agir au nom d’un autre acteur ou d’une autre force9 : « vos intérêts sont les nôtres », « fais ce que je veux », « vous ne pouvez réussir sans passer par moi ». Dès qu’un acteur dit « nous », voici qu’il traduit d’autres acteurs en une seule volonté dont il devient l’âme ou le porte-parole. Il se met à agir pour plusieurs et non pour un seul. Il gagne de la force. Il grandit. Ce que le contrat social montre en termes juridiques, à l’origine de la société et une fois pour toutes dans une cérémonie par tout ou rien, les opérations de traduction le démontrent empiriquement, de façon réversible, tous les jours dans les négociations multiples et parcellaires qui élaborent peu à peu le corps social. Il suffit de remplacer le contrat par les opérations de traduction pour voir grandir le Léviathan et rendre ainsi à la solution de Hobbes toute son originalité. Le but de cet article est de montrer ce que devient la sociologie si l’on maintient l’hypothèse centrale de Hobbes – une fois le contrat remplacé par la loi générale de la traduction. Comment décrire la société en prenant la construction des différences de taille entre micro et macroacteurs comme l’objet de l’analyse ? Une façon de ne pas comprendre la contrainte de méthode que nous voudrions imposer à la description du Léviathan serait d’opposer les « individus » aux « institutions » et de supposer que les premiers ressortissent à la psychologie et les seconds à l’histoire sociale10. Il y a bien sûr des macroacteurs et des microacteurs, mais cette différence est obtenue par des rapports de force et la construction de réseaux qui échappent à l’analyse si l’on suppose a priori que les acteurs sont plus grands ou d’une essence supérieure au microacteurs. Ces rapports de force et ces opérations de traduction réapparaissent en pleine lumière dès qu’on fait avec Hobbes cette étrange supposition de l’isomorphie de tous les acteurs11. L’isomorphisme ne signifie pas que tous les acteurs ont la même taille mais qu’elle ne peut être décidée a priori puisqu’elle est le résultat de longs combats. La meilleure façon de comprendre la notion d’isomorphisme est de considérer les acteurs comme des réseaux. Deux réseaux peuvent avoir la même forme même si l’un d’entre 9. Le mot acteur doit être pris dans sa signification sémiotique donnée par Greimas, A., [Greimas et Courtès, 1979]. Selon lui, l’acteur correspond à toute unité discursive investie par des rôles qui peuvent être multiples et évolutifs. Comme la notion de force, celle d’acteur n’est pas limitée à l’univers humain. 10. Cf. la critique dévastatrice de la psychanalyse fait par G. Deleuze et F. Guattari, [Deleuze et Guattari, 1972]. Pour ces auteurs, il n’y a pas de différence de taille entre les rêves d’un enfant et l’empire d’un conquérant, entre le roman familial d’un individu et une tragédie politique nationale. L’inconscient n’a rien d’individuel et nos rêves les plus intimes se meuvent dans un espace qui couvre l’ensemble du territoire social. 11. Sur ce point comme sur de nombreux autres, C.B. Macpherson [Macpherson, 1971] n’a pas vu l’originalité de Hobbes. Contrairement à ce qu’il soutient le marxisme ne fournit pas la clé de la théorie de Hobbes ; c’est plutôt l’inverse qui est vrai.

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eux reste local tandis que l’autre s’étend à travers tout un pays, de la même façon que le souverain est une personne comme les autres en même temps que l’émanation personnifiée de ceux-ci. Le bureau du financier n’est pas plus grand que la boutique du cordonnier, ni son cerveau, ni sa culture, ni son univers, ni le réseau de ses amis ; le premier n’est qu’un homme, le second comme on dit est un grand homme. Trop souvent les sociologues, comme les hommes politiques et les simples citoyens changent leur grille d’analyse selon qu’ils abordent un macroacteur ou un microacteur, le Léviathan ou une interaction sociale. Ce faisant, ils entérinent les rapports de force, ils donnent le coup de pied de l’âne aux vaincus et se portent au secours du vainqueur. C’est ainsi que les ethnométhodologues, emportés par leur critique de la « sociologie positive », en sont maintenant à croire que seuls existent les micro-interactions sociales. Ils pensent descendre plus loin encore que les interactionnistes, dans les détails de la vie quotidienne et se complaisent à étudier les gestes, silences, bégaiements, éructations et borborygmes de ceux qu’ils appellent les « competent members » de la société. De cette société elle-même ils nient l’existence ou prétendent qu’on n’en peut rien dire. Pour la décrire, ils imposent des contraintes telles qu’aucun sociologue ne peut les suivre12. Indifférents au fait que les acteurs autour d’eux parlent constamment au nom de l’État, de la France, d’IBM, de la Royal Society – et déplacent ainsi des chars d’assaut, des usines pétrochimiques, des banques de données ou des congrès de radio-astronomes –, ils rejettent tous ces macroconcepts comme des « inventions » ou des « constructions » des sociologues. Certes, ils n’ont pas tort, nombreux sont les sociologues qui sont occupés à plein temps à élaborer eux aussi le Léviathan. En inventant des catégories (cadres, intérêts, classes), en simplifiant les variables, en élaborant des statistiques, en cuisinant les chiffres, ils construisent toute la journée des théâtres, des sketches et des pièces reliant entre eux des récits et des explications. Mais ce travail de construction et de fabrication – revendiqué parfois ouvertement13 – est le travail de tous, ethnométhodologues inclus. Il nous semble que les sociologues sont trop souvent à contre pied. Soit ils croient que les macroacteurs existent vraiment, et ils anticipent ainsi leur solidité en aidant ces acteurs à se renforcer14 soit ils nient leur existence, une fois qu’ils existent vraiment et nous interdisent même le droit de les étudier. Pour analyser le Léviathan, on se trouve 12. Voir notamment A. Cicourel, [Cicourel, 1964]. Ce livre est un recueil d’exigences qui paralysent l’observateur. Depuis la parution de ce livre, les ethnométhodologues n’ont pas cessé d’accroître la force de ces exigences. 13. Voir la conclusion de l’article 14. Ceux qui acceptent comme une évidence les différences de niveau dans l’analyse sociologique quitte à les vouloir réconcilier en une vaste synthèse, comme par exemple, P. Bourdieu, A. Touraine ou T. Parsons, n’évitent pas cet écueil.

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donc désarmé deux fois par ceux-là mêmes qui font profession de l’étudier. Ces deux erreurs symétriques découlent d’un seul et même présupposé : admettre comme un donné qu’il y a des différences ou des égalités de taille entre acteurs. Dès qu’on rejette ce présupposé on se trouve affronté de nouveau au paradoxe de Hobbes : aucun acteur n’est plus grand qu’un autre sinon par une transaction (une traduction) qu’il faut étudier. Nous allons montrer dans cet article, que l’on peut se maintenir dans le paradoxe de Hobbes, que l’on peut ainsi passer entre les deux erreurs symétriques des ethnométhodologues et de leurs ennemis, et qu’il est tout à fait possible d’étudier avec les mêmes égards et la même impertinence les grands et les petits, les vainqueurs et les vaincus. Nous espérons montrer que c’est même là une condition sine qua non pour comprendre comment grandissent ces Léviathans. Dans une première partie, nous allons résoudre le paradoxe suivant : si tous les acteurs sont isomorphes et qu’aucun n’est par nature plus grand ou plus petit qu’un autre, comment se fait-il qu’il y ait, en fin de compte, des macroacteurs et des individus. Dans une deuxième partie, nous étudierons comment des acteurs croissent et décroissent et comment la méthode que nous proposons permet de les suivre dans leurs variations de taille sans devoir modifier les grilles d’analyse. Enfin, dans la conclusion nous analyserons en détail le rôle des sociologies dans ces variations de dimension relative.

LES BABOUINS OU L’IMPOSSIBLE LÉVIATHAN Après le mythe du Léviathan de Hobbes, prenons un autre mythe : l’impossible Léviathansinge ou la difficile construction de macroacteurs dans une troupe de babouins sauvages, près de Gilgil dans la grande vallée du rift au Kenya15. Hobbes croyait que la société n’émergeait qu’avec l’homme16. On l’a cru assez longtemps jusqu’à ce qu’on observe les rassemblements d’animaux d’assez près pour s’apercevoir que les théories sur l’émergence des sociétés valaient autant pour les primates et les canidés que pour les hommes. Cette troupe « désordonnée » de bêtes brutes qui mangent, copulent, aboient, jouent et se battent dans un chaos de poils et de crocs, ne correspondrait-elle pas à l’image même de cet « état de nature » postulé par Hobbes ? Nul doute que la vie des babouins 15. Cette partie s’appuie sur une étude sociologie de la primatologie que l’un d’entre nous (Bruno Latour) réalise actuellement. Elle s’inspire en grande partie du travail de Shirley Strum. Cette dernière ne doit en aucune façon être tenue pour responsable de l’insolite situation dans laquelle nous plaçons ses babouins, mais seulement du renouvellement radical qu’elle a introduit dans la compréhension des sociétés animales. Voir, en particulier, [Strum, 1975a, b, 1982]. Pour l’analyse des liens entre la primatologie et la philosophie politique, voir en particulier Donna Haraway [Haraway, 1978]. 16. En dehors des insectes bien sûr, Hobbes, T., op. cit., p. 175, ch. XVII.

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ne soit « solitaire, pénible et brève »17. Cette image de désordre absolu a permis d’opposer depuis toujours les sociétés d’hommes à la bestialité, et l’ordre social au chaos. C’est ainsi du moins qu’on imaginait les bêtes avant qu’on aille les étudier. Lorsqu’on s’est mis avant la guerre mais surtout depuis les années cinquante, à étudier les babouins, chaque observateur a reconstruit pour son propre compte le Léviathan de Hobbes18. Les babouins ont cessé de vivre en bandes désordonnées. Ils se sont mis à vivre en cohortes rigides où les femelles et leurs petits sont encadrés par des mâles dominants organisés selon une stricte hiérarchie. Année après année on en a fait un système social si rigide qu’on a pu le mettre en relation avec l’écologie et utiliser le système social comme critère taxonomique au même titre que la forme du crâne. Dans les années 70, l’image d’une société de singes construite comme une pyramide a peu à peu servi de repoussoir aux sociétés humaines que l’on disait plus souples, plus libres et plus complexes. En trente ans on a donc utilisé l’étude des primates comme un test projectif pour y voir soit un chaos de bêtes, soit un système rigide quasi totalitaire. On a forcé les babouins à reconstruire le Léviathan et à passer de la guerre de tous contre tous à l’obéissance absolue. Pourtant un autre Léviathan a été progressivement élaboré par des observateurs plus proches de leurs singes. Il y a bien chez ces babouins une organisation : tout n’y est pas possible également ; n’importe qui n’est pas près de n’importe quel autre ; on ne se monte ni ne s’épouille au hasard ; on ne s’écarte pas de n’importe qui ; on ne va pas n’importe où… Mais cette organisation n’est jamais assez rigide pour faire un « système intégré ». Plus les observateurs se sont mis à connaître leurs babouins, plus les hiérarchies de dominance se sont assouplies puis dissoutes – du moins pour les mâles [Strum, 1982]. L’agressivité primaire est devenue plus rare ; on l’a vue toujours canalisée, socialisée, et finalement les groupes de babouins sont devenus étonnamment « civils ». Les fameuses pulsions élémentaires qui alimentaient la guerre de tous contre tous – manger, copuler, dominer, se reproduire – se sont vues constamment suspendues, arrêtées, diffractées par le jeu des interactions sociales. Ni chaos, ni système rigide, les babouins vivent maintenant en unités dont aucune n’est rigide et dont aucune n’est fluide. En plus des différences de tailles, de sexes et d’âges, les liaisons sociales suivent des réseaux de famille, de clans, d’amitiés, ou même des habitudes liées aux traditions ou aux coutumes, dont aucune n’est clairement définie car elles jouent toutes à la fois et peuvent s’interrompre l’une l’autre. Désormais les observateurs construisent une société dont le tissu est beaucoup plus solide que ne l’avaient imaginé ceux qui en faisaient un chaos de bêtes brutes mais infiniment plus souple que ne l’avaient pensé les observateurs de l’après-guerre.

17. Hobbes, T., ibid, p. 125, ch. XIII 18. Voir en particulier les deux présentations générales suivantes. [Kummer, 1971] ; [Rowell, 1972]. Pour un point de vue historique voir D. Haraway., op. cit. ainsi que [Haraway, 1983].

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Pour qu’une société de babouins puisse être à la fois si souple et si serrée, il a fallu faire une hypothèse stupéfiante : il a fallu attribuer à ces petits singes des compétences sociales de plus en plus étendues afin de les rendre aptes à réparer, accomplir, consolider sans arrêt la fabrique d’une société aussi complexe et aussi peu rigide19. Rien n’est simple pour un babouin dans cette société nouvelle qu’on lui a forgée. Il doit constamment déterminer qui est qui, qui est inférieur ou supérieur, qui mène ou non la troupe, qui doit laisser le passage, mais il n’a à sa disposition que des ensembles flous dont la logique porte sur l’évaluation de centaines d’éléments. À chaque instant, il faut, comme disent les ethnométhodologues, réparer l’indexicalité. Qui appelle ? Que veut-il dire ? Ni marques, ni costumes, ni signes discrets. Bien sûr, il y a de très nombreux signes, grognements et indices mais aucun n’est sans ambiguïté. Le contexte seul le dira, mais simplifier ce contexte et l’évaluer est un casse-tête de tous les instants. D’où l’impression étrange que donnent aujourd’hui ces bêtes : en pleine brousse ces animaux qui ne devraient penser qu’à bouffer et qu’à baiser, ne s’intéressent qu’à stabiliser leurs relations ou, comme Hobbes dirait, à associer durablement les corps entre eux. Avec une obstination égale à la nôtre, ils construisent une société qui est leur milieu, leur tâche, leur luxe, leur jeu, leur destin. Pour simplifier, on peut dire que les babouins sont des « animaux sociaux ». On connaît la dérive du mot « social » à partir de « sequi-suivre ». D’abord suivre, s’allier ou se liguer, avoir quelque chose en commun, puis partager : plusieurs agissent comme un seul, le lien social est là. Les babouins sont sociaux comme tous les animaux sociaux, en ce sens qu’ils se suivent, s’enrôlent, s’allient, partagent certains liens et territoires ; mais ils sont également sociaux parce qu’ils ne peuvent maintenir et fortifier ces alliances, ces liaisons et ces partages qu’à l’aide des seuls outils ou procédures que les ethnométhodologues nous concèdent pour réparer l’indexicalité. Ils passent leur temps à stabiliser les liens entre les corps en agissant sur d’autres corps20. Il n’y a que chez les babouins que les corps vivants et eux seuls sont, comme le demande Hobbes, en même temps la forme et la matière du Léviathan. Mais que se passe-t-il lorsque le Léviathan n’est fait qu’avec des corps ? Réponse : il n’y a pas de Léviathan du tout. Ceci nous conduit à formuler la question cruciale : si les babouins satisfont aux conditions imposées par Hobbes et nous offrent le spectacle d’une société sans Léviathan solide et sans macroacteurs durables, comment ces macroacteurs solides et durables que l’on voit foisonner dans nos sociétés humaines sont-ils construits ?

19. Cette hypothèse est déjà visible in [Kummer, 1968]; elle est parfaitement explicite in [Kummer, 1978]. 20. Ceci est le cas aussi bien dans la sociologie à la Bourdieu que Kummer utilise pour décrire ses babouins, que dans le mythe sociobiologique de la défense des investissements.

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Hobbes croyait construire le Léviathan avec des corps mais il ne parlait alors que des babouins et son Léviathan ne se fût jamais construit si seuls les corps avaient été forme et matière du corps social. Pour stabiliser une société, chacun – homme ou singe – doit produire des associations qui durent plus longtemps que les interactions leur ayant donné naissance ; en revanche les stratégies et les ressources utilisées pour obtenir ce résultat changent lorsque l’on passe de la société des babouins à la société des hommes. Par exemple, au lieu d’agir sur le corps des collègues, parents, amis, on s’attache des matériaux plus solides et moins changeants pour agir plus durablement sur le corps des collègues, parents et amis. Dans l’état de nature, personne n’est assez fort pour résister à toutes les coalitions21. Mais si vous transformez l’état de nature en remplaçant partout les alliances indécises par des murs et des contrats écrits, les rangs par des uniformes et des tatouages, les amitiés réversibles par des noms et des marques, vous obtiendrez un Léviathan : « Son dos, ce sont des rangées de boucliers que ferme un sceau de pierre » (Job, 41, 7). La différence de taille relative, dont nous cherchons à rendre compte depuis le début de cet article, est obtenue lorsqu’un microacteur peut ajouter à l’enrôlement des corps celui du plus grand nombre de matériaux durables. Il créé ainsi de la grandeur et de la longévité. Par comparaison, il rend les autres petits et provisoires. Le secret de la différence entre les micro et les macroacteurs, tient justement à ce que l’analyse laisse le plus souvent de côté. Les primatologues omettent de dire que leurs babouins ne disposent, pour stabiliser leurs mondes, d’aucun des instruments humains que l’observateur manipule. Hobbes omet de dire qu’aucune promesse, même solennelle, ne pourrait effrayer suffisamment les contractants pour les forcer à l’obéissance ; il omet de dire que c’est le palais d’où il parle, les armées bien équipées qui l’entourent, les scribes et les appareils d’enregistrement qui le servent, qui rendent le Souverain formidable et le contrat solennel22. Les ethnométhodologues oublient d’inclure dans leurs analyses que l’ambiguïté du contexte dans les sociétés humaines est levée par l’ensemble des outils, règlements, murs et objets qu’ils n’analysent pas. Il est temps 21. Hobbes, T., op. cit., p. 123, chap. XIII pour les sociétés humaines et Strum, S., op. cit., pour les babouins. 22. Lewis Mumford [Mumford, 1966] s’efforce d’intégrer plusieurs catégories de matériaux mais il commet deux graves erreurs ; premièrement, il s’accroche à la métaphore de la machine sans la critiquer, deuxièmement, il tient pour acquise la taille des mégamachines au lieu de rendre compte de leur développement. La position de A. Leroi-Gourhan [LeroiGourhan, 1964] est symétrique de celle de Mumford. Bien qu’il essaie avec opiniâtreté d’effacer les limites entre la technique et la culture, il reprend en permanence cette distinction sur laquelle il fonde une sorte de déterminisme. Nous préférons nous débarrasser de toutes ces distinctions et de tous ces déterminismes pour ne plus considérer que les gradients de résistance.

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de recueillir ce que leur analyse élimine et d’étudier du même œil et avec les mêmes notions, les stratégies qui enrôlent des corps, des discours, des sentiments, des lois, des organisations… Notre analyse, au lieu de retenir les dichotomies social/technique, humain/animal, micro/macro, ne considère que les gradients de résistance, c’està-dire les variations de durée et de solidité relatives des différentes sortes de matériaux (habitudes, mots, bois, aciers, lois, institutions, gênes, sentiments…). En associant des matériaux de différentes durées, on hiérarchise un ensemble de pratiques de telle sorte que certaines deviennent stables et qu’il n’est plus nécessaire d’y revenir. C’est ainsi seulement qu’on peut « grandir ». Pour construire le Léviathan il faut enrôler un peu plus que des relations, des alliances et des amitiés. Un acteur grandit à proportion du nombre de relations qu’il peut mettre, comme on dit, en boîtes noires. Une boîte noire renferme ce sur quoi on n’a plus à revenir ; ce dont le contenu est devenu indifférent. Plus l’on met d’éléments en boîtes noires – raisonnements, habitudes, forces, objets –, plus l’on peut édifier de constructions larges. Bien entendu, comme c’est en particulier le cas chez les babouins, les boîtes noires ne restent jamais complètement fermées ; mais pour les macroacteurs tout se passe comme si elles étaient closes et vraiment noires. Alors que nous passons notre temps à nous battre, comme les ethnométhodologues l’ont montré, pour colmater les fuites et restaurer l’étanchéité de nos boîtes noires, les macroacteurs, eux, ne sont pas obligés de tout renégocier en permanence avec la même ardeur. Ils peuvent compter définitivement sur une force et passer à autre chose pour engager une nouvelle négociation. S’ils n’y parviennent pas, ils ne peuvent simplifier le monde social dans lequel ils vivent. En terme mécanique, ils peuvent en faire une machine, c’est-à-dire interrompre l’exercice continu d’une volonté pour donner l’impression de forces qui se meuvent par elles-mêmes ; en termes logiques, ils ne peuvent enchaîner des arguments, c’est-à-dire stabiliser un raisonnement sur des prémisses pour pouvoir opérer une déduction ou bien établir entre des éléments une relation d’ordre. Mais le mot « boîte noire » est encore trop figé pour rendre compte des forces qui ferment ces empilements de boîtes, les maintiennent hermétiquement closes, les rendent obscures. Une autre métaphore est possible, celle même de Hobbes mais d’un Hobbes qui aurait lu Waddington [Waddington, 1977]. Aux premiers instants de la fécondation, toutes les cellules sont semblables ; mais un « paysage » épigénétique se dessine bientôt dans lequel se creusent des parcours qui tendent à l’irréversibilité et qu’on nomme chréodes : alors commence la différenciation cellulaire. Qu’on parle de boîtes noires ou de chréodes, c’est d’asymétries qu’il s’agit. Qu’on imagine alors un corps dont la différenciation ne serait jamais irréversible, dont chaque cellule chercherait à obliger les autres à devenir irréversibles, spécifiées et dont une multitude d’organes prétendraient en permanence être la tête ou le programme. Qu’on imagine un tel monstre et l’on aura une idée pas trop inexacte du corps du Léviathan dont la construction se déroule à tout instant devant nos yeux. 19

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Le paradoxe avec lequel nous terminions l’introduction est résolu. Nous avons maintenant des acteurs isomorphes mais de tailles différentes, parce que certains d’entre eux ont été capables de mettre suffisamment d’éléments en boîtes noires pour accroître et maintenir leurs tailles relatives. La question de méthode est également résolue. Comment étudier les macroacteurs et les microacteurs, demandions-nous, sans entériner les différences de taille ? Réponse : en portant l’attention non pas sur le social mais sur les opérations par lesquelles un acteur créé des asymétries plus ou moins durables. Que certaines de ces opérations soient considérées comme strictement sociales (l’association des matières) n’a plus pour nous aucune signification. La seule différence que nous conservons est entre ce qu’on peut mettre en boîte noire et ce qu’il faut continuer à négocier. En résumé, un macroacteur c’est un microacteur assis sur des boîtes noires. Il n’est pas plus complexe ni plus grand qu’un microacteur ; il est au contraire plus simple. Nous devons maintenant examiner la construction du Léviathan sans être impressionné par la taille des maîtres et sans avoir peur du noir.

ESSAI DE TÉRATOLOGIE Nous allons, dans cette partie, abandonner le Léviathan sauvage et juridique de Hobbes mais aussi le Léviathan de « brousse et de savane » que nous avons vu à l’œuvre chez les babouins, pour nous attacher dans un exemple moderne à un détail de ce vaste monstre mythique : la façon dont deux acteurs, Électricité de France et Renault, font varier leurs dimensions relatives au cours d’une lutte qui les opposent pendant les années 70 [Callon, 1978]. Pour remplacer les deux divisions habituelles (macro/micro, social/technique) dont nous avons montré l’inutilité, il nous faut des termes qui respectent les principes de méthode énoncés plus haut. Qu’est-ce qu’un acteur ? N’importe quel élément qui cherche à courber l’espace autour de lui, à rendre d’autres éléments dépendants de lui, à traduire les volontés dans le langage de la sienne propre. Un acteur dénivelle autour de lui l’ensemble des éléments et des concepts que l’on utilise d’habitude pour décrire le monde social ou naturel. En disant ce qui appartient au passé et de quoi est fait l’avenir, en définissant ce qui est avant et ce qui est après, en bâtissant des échéanciers, en dessinant des chronologies, il impose une temporalité. L’espace et son organisation, les tailles et leurs mesures, les valeurs et les étalons, les enjeux, les règles du jeu, l’existence même du jeu, c’est lui qui les définit ou se les laisse imposer par un autre plus puissant. Cette lutte sur l’essentiel a souvent été décrite mais rares sont ceux qui ont cherché à savoir comment un acteur peut faire durer ces asymétries, imposer une temporalité, un espace, des différences. La réponse à cette question est pourtant simple : par la capture d’éléments plus durables qui se substituent 20

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aux dénivellations provisoires qu’il est parvenu à imposer. Les interactions faibles et réversibles sont remplacées par des interactions fortes. Les éléments dominés par l’acteur pouvaient s’échapper dans toutes les directions, ils ne le peuvent plus. Des éléments d’un raisonnement, d’un rite, d’un appareil étaient dissociables ; ils ne le sont plus. Au foisonnement des possibles se substituent des lignes de force, des points de passage obligés, des cheminements et des déductions23.

A. EDF et Renault : hybrides et chimères Prenons le cas d’EDF qui se bat au début des années 70 pour lancer un véhicule électrique. Cet acteur qui s’aventure sur un terrain nouveau pour lui va faire exister son véhicule électrique idéal en redéfinissant la totalité d’un monde dans lequel il découpe ce qui est naturel et ce qui est technique. EDF met en boîte noire l’ensemble de l’évolution des sociétés industrielles et l’enrôle à son profit. D’après les idéologues de l’entreprise publique, la consommation à outrance qui a caractérisé les années d’aprèsguerre est condamnée à terme ; il faut maintenant tenir compte du bonheur de l’homme et de la qualité de la vie pour orienter les productions futures. De cette vision de l’avenir de nos sociétés, ces idéologues déduisent que la voiture thermique individuelle, qui symbolise le mieux les réussites et les impasses de la croissance pour la croissance, est maintenant condamnée. EDF propose alors de tirer les leçons de cette évolution sociale et économique « inéluctable », et de substituer progressivement son véhicule électrique au moteur à explosion. Après avoir défini le monde social et son évolution, EDF détermine l’évolution des techniques soigneusement distinguée de la première. Cette nouvelle boîte noire est également indiscutable et inéluctable. EDF choisit de considérer le problème du VEL comme un problème de générateur. Une fois ces prémisses imposées, EDF délimite les choix possibles, ce qu’elle appelle d’une façon très évocatrice des « filières ». À chaque filière est associé – toujours inéluctablement – un ensemble de procédés, un ensemble de laboratoires et d’industriels et surtout une chronologie. Les accumulateurs à plomb, à condition d’être perfectionnés par telle et telle entreprise pourront être utilisés jusqu’en 1982 ; de 1982 à 1990 ce sera le tour des accus au zinc et au nickel et du générateur zinc air à circulation ; puis à partir de 1990 les piles à combustibles seront prêtes à fonctionner. Ces chaînes de choix sont fabriquées à partir d’éléments épars arrachés à divers contextes, glanés par les ingénieurs, dirigeants et idéologues d’EDF, partout où ils sont disponibles. De ces membres épars, EDF fait un réseau de filières et de séquences réglées. EDF ne se contente pas de monter en parallèle l’évolution sociale globale et les filières techniques, elle se met à traduire en langage clair les produits que les industriels ne peuvent pas manquer 23. Voir notamment [Nietzsche, 1995] ; [Deleuze et Guattari, 1980] ; [Latour, 1984].

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de vouloir produire, et les besoins que les clients et usagers ne peuvent pas ne pas manquer d’avoir. Aux accumulateurs à plomb, EDF prédit un vaste marché, celui des véhicules légers utilitaires ; avec le zinc, c’est le taxi électrique qui ne peut pas manquer d’être souhaité et préféré ; quant aux piles à combustible, c’est l’ensemble du marché de la voiture particulière qui leur est assuré. En quelques années, à force d’organiser filières, embranchements et évolutions, EDF s’est mis à traduire les désirs profonds, les connaissances techniques, les besoins et les aptitudes d’un grand nombre d’acteurs. EDF construit une réalité en bâtissant un gigantesque organigramme dans lequel chaque boîte noire, chaque îlot soigneusement délimité est relié par un ensemble de flèches à d’autres boîtes. Les îlots sont fermés et les flèches univoques. C’est ainsi que se construit le Léviathan. L’acteur vous dit ce que vous voulez, ce que vous pourrez faire dans cinq, dix ou quinze ans, dans quel ordre vous le ferez, ce que vous allez aimer et posséder, ce dont vous serez capable, et vous le croyez en effet, vous vous identifiez à cet acteur et lui prêtez vos forces, irrésistiblement attirées par les dénivellations qu’il a créées. Ce que Hobbes décrivait comme un échange de mots en période universelle doit être décrit plus subtilement : un acteur dit ce que je veux, ce que je sais, ce que je peux faire, délimite le possible et l’impossible, ce qui est social et ce qui est technique, leurs évolutions parallèles, l’émergence du marché des taxis au zinc et du marché des poubelles électriques. Comment résisterais-je si c’est là, en effet, ce que je veux, si c’est là la traduction compétente de mes volontés informulées ? Un acteur comme EDF nous montre bien comment s’élabore pratiquement – et non juridiquement – le Léviathan. Il s’insinue dans chaque élément sans faire aucune différence entre ce qui est de l’ordre de la nature – catalyse, texture des grilles de la pile à combustible –, ce qui est de l’ordre de l’économie – coût des voitures à moteur thermique, marché des autobus –, de l’ordre de la culture – vie urbaine, homo automobilis, peur de la pollution – et il lie tous ces éléments épars d’une chaîne qui les rend indissociables et force à les parcourir comme si l’on déroulait un raisonnement ou si l’on développait un système ou appliquait une loi. Cette chaîne ou cette séquence trace une chréode ou un ensemble de chréodes qui définissent par contrecoup la marge de manœuvre des autres acteurs, leurs positions, leurs désirs, leurs savoirs et leurs compétences. Ce qu’ils vont vouloir et pouvoir faire est canalisé. Ainsi EDF, comme tout Léviathan, sédimentet-elle progressivement les interactions : il y a maintenant comme un contenu et comme un contenant, un contenu fluide et un contenant stable ; nos volontés coulent dans les canaux et les réseaux d’EDF ; nous nous précipitons vers le moteur électrique comme les eaux fluviales vers la Seine à travers les conduits de pierre et de béton des ingénieurs hydrauliciens. Contrairement à ce que dit Hobbes, grâce à cette minéralisation préalable, certains acteurs deviennent la Forme du corps du Léviathan et certains autres la Matière. Pourtant, nous l’avons dit, malgré qu’il en ait, un acteur n’est jamais seul. Il a beau saturer le monde social, totaliser l’histoire et l’état des volontés, il ne peut jamais être 22

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seul puisque tous les acteurs sont isomorphes et que ceux qu’il enrôle peuvent déserter. Un acteur, par exemple, a vu son rôle redéfini par EDF au cours de ce vaste montage des nécessités. Renault, jusque-là producteur de voitures thermiques, à l’avenir brillant, symbole de la réussite industrielle française, a vu son destin changé par EDF. Son avenir lui a été retiré. Renault est maintenant le symbole de ces industries condamnées à terme par l’engorgement des villes, la pollution et l’avenir des sociétés industrielles. La Régie doit donc, comme les autres, modifier ce qu’elle veut produire. Renault veut maintenant faire des châssis pour les futurs véhicules électriques conçus par EDF. Ce rôle modeste lui convient bien et il correspond à ce qu’il ne peut pas ne pas vouloir. Renault coule ainsi dans les désirs d’EDF comme le reste de la France vers un avenir tout électrique. Nous n’avons pas dit, jusqu’à maintenant, s’il s’agissait pour EDF d’un rêve d’ingénieurs ou d’une réalité. Cette différence-là, personne ne peut la faire a priori car elle est justement ce sur quoi les acteurs se battent avant tout. Le véhicule électrique est donc « réel ». Les acteurs pressentis et mobilisés par EDF pour devenir le soubassement dur qu’elle a dessiné pour eux ne s’écartent pas en effet des dénivellations que l’entreprise publique a tracées. Pourtant quelque chose va se produire qui nous fera comprendre ce que nous cherchons à expliquer depuis le début de notre article : comment change-t-on de dimension relative ? Renault va disparaître dans quelques années en tant qu’acteur autonome. Il est condamné en même temps que le moteur thermique. Il ne lui reste plus qu’à se reconvertir. À moins qu’il ne soit possible de remodeler le paysage projeté devant et autour de soi par EDF. Mais est-ce possible ? Dans les premières années, Renault ne peut remonter le courant des prédictions d’EDF. Tout le monde s’accorde à reconnaître que la voiture individuelle est condamnée ; comment le contester ? Le moteur thermique est polluant, de conception désuète, coûteux ; comment ouvrir cette boîte noire ? Plus personne ne va vouloir de voiture individuelle comme le clament à l’unisson tous les sociologues ; comment revenir là-dessus ? Qui peut prendre en défaut les connaissances électrochimiques et les prédictions d’une entreprise qui a le monopole de la production et de la distribution d’électricité ? Devant ces nécessités, il ne reste qu’à conclure à la faillite de Renault et à s’adapter au mieux à ce nouveau paysage déserté par la voiture thermique. Pourtant, Renault ne veut pas disparaître ; Renault veut rester autonome et indivisible, décidant soi-même de l’avenir social et technique du monde industriel. Ce qu’EDF associe si fortement, Renault voudrait bien le dissocier. Renault commence alors un travail de sape, sonde les murs, remonte les pentes, cherche des alliés. Comment transformer en fiction ce qui va devenir, s’il n’y prend garde, la réalité de demain ? Comment forcer le réel d’EDF à « rester », comme on dit « dans les cartons ». EDF affirmait que plus personne ne voudrait de voiture thermique. Malgré le renchérissement de l’essence, la demande automobile ne cesse de croître. Ces deux éléments qu’EDF 23

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lie par une interaction forte se révèlent, à l’épreuve, dissociables. Le pétrole peut augmenter en même temps que la demande pour l’automobile, en même temps que la lutte antipollution, en même temps que l’engorgement des villes. Renault reprend espoir et retraduit différemment les désirs des consommateurs : ils veulent la voiture individuelle classique à tout prix. De ce fait l’avenir est une fois de plus modifié : le VEL n’a pas de marché naturel. Le mot est lancé. Les lois naturelles interprétées par le Léviathan EDF ne sont pas les mêmes pour Renault. La nature du consommateur exige le respect de performances (vitesse, confort, reprises) que le VEL ne pourra jamais approcher. Voilà déjà l’une des prémisses d’EDF renversée ; une des dénivellations aplanie ou remblayée ; une des boîtes noires ouverte ou profanée. Renault s’enhardit. Si l’interprétation de l’évolution sociale imposée par EDF peut être désarticulée, peut-être en est-il de même de ses connaissances électrochimiques ? Pourrait-on modifier les nécessités techniques ? Renault commence un travail très lent de dissociation des associations faites par EDF. Chaque interaction est testée, chaque calcul refait, chaque boîte noire ouverte. Les ingénieurs sont réinterrogés, les laboratoires revisités, les archives redépouillées, l’état de l’électrochimie remis en cause. EDF avait choisi de simplifier certaines informations et d’agréger des masses de chiffres que Renault trouve maintenant contradictoires ; en conséquence la chronologie se trouve ébranlée. Chez EDF, le moteur à explosion était une impasse. Renault découvre qu’avec l’électronique on peut le perfectionner pour le rendre imbattable pendant plusieurs décennies. Inversement, EDF parlait de filière à propos des accus au zinc. Renault refait ses calculs, réévalue les évaluations, réexpertise les experts et fait des accus au zinc une voie de garage technique susceptible, dans le meilleur des cas, d’équiper quelques bennes beaucoup plus que ne l’avait prévu EDF. De même ce qu’EDF appelle la « filière » de la pile à combustible n’est pour Renault qu’une oubliette. Au lieu d’être la chréode le long de laquelle coulaient les volontés des ingénieurs, c’est l’ornière où ne tombent que les laboratoires qui se trompent de révolutions techniques en mettant tous leurs espoirs dans l’étude de la catalyse. Comme ces fleuves chinois qui changent parfois brutalement de lit, les nécessités et les filières techniques sont ainsi détournées. La société industrielle coulait vers le tout électrique ; elle poursuit sa course majestueuse vers la voiture individuelle à moteur thermique amélioré. Renault grandit encore, son avenir est plus brillant qu’elle ne le croyait avant l’affrontement. EDF rapetisse d’autant. Au lieu de définir les transports et de réduire Renault au rôle d’agent subalterne, EDF doit vider le terrain, retirer ses troupes et transformer le monde qu’elle construisait en un rêve d’ingénieurs.

B. Les règles de la méthode sociologique Cet affrontement nous montre bien comment se construit le Léviathan qui ne fait aucune différence a priori entre la taille des acteurs, entre le réel et le rêve, entre le nécessaire 24

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et le contingent, entre le technique et le social. Ni l’état des techniques, ni la nature du système social, ni l’évolution de l’histoire, ni la dimension des acteurs, ni les logiques n’échappent à ces combats primordiaux par lesquels s’élaborent les Léviathans. Ces combats se révèlent être le principe même du Léviathan, dès qu’on impose au discours sociologique de n’accepter aucune différence a priori entre acteurs et entre stratégies. Il s’agit pourtant bien d’une analyse sociologique puisqu’elle suit les associations et les dissociations, mais elle les suit sur tous les terrains où les acteurs les opèrent. Peu importe alors que l’acteur lie en un bloc des millions d’individus ; peu importe également qu’il s’allie du fer, des grains de sable, des neurones, des mots, des opinions ou des affects, pourvu qu’on puisse le suivre avec une liberté égale à celle dont il fait preuve. Dans ces combats primordiaux que nous venons de décrire, il y a bien des vainqueurs et des vaincus – au moins pour un temps. Le seul intérêt de notre méthode est de permettre de mesurer ces variations et de désigner ces vainqueurs – et c’est pour cela que nous insistons tellement pour les regarder du même œil et les traiter avec les mêmes concepts. Quelle notion nous permettra de suivre les acteurs dans toutes leurs associations et leurs dissociations, et d’expliquer aussi leurs victoires et leurs défaites sans croire aux nécessités de toutes sortes qu’ils invoquent ? Un acteur, nous l’avons vu, est d’autant plus solide qu’il peut associer fortement le plus grand nombre d’éléments – et, bien sûr, dissocier d’autant plus rapidement les éléments enrôlés par d’autres acteurs. La force, c’est donc le pouvoir d’interrompre ou d’interrelier24. La force, c’est plus généralement l’inter-vention, l’inter-ruption, l’inter-prétation, l’intérêt comme l’a magistralement démontré Serres [Serres, 1980]. Un acteur est d’autant plus fort qu’il peut intervenir davantage. Mais qu’est-ce qu’intervenir ? Reprenons le Léviathan : ce que tu veux, la paix, je le veux aussi ; faisons un contrat. Reprenons les babouins : Sara mange une noix, Beth arrive qui la supplante et lui prend à la fois la place et la noix. Reprenons EDF : un laboratoire étudie la pile à combustible, les ingénieurs sont interrogés, leur savoir est résumé et simplifié : « On aura une pile à combustible dans 15 ans ». Encore le Léviathan : nous avons fait un contrat, mais un troisième arrive qui ne respecte rien et nous vole tous deux. Encore les babouins : Sara aboie, attire son fidèle ami Bob, lequel enrôlé approche Beth et la supplante ; la noix tombe à terre, Bob s’en empare. Encore EDF : les ingénieurs de Renault relisent la littérature et modifient la conclusion : « il n’y aura pas de pile à combustible dans 15 ans ». C’est toujours « la guerre de chacun contre chacun ». Mais qui va donc gagner à la fin ? Celui qui peut stabiliser un certain état des rapports de forces en association le plus grand nombre d’éléments irréversiblement liés. Qu’est-ce qu’associer ? Nous répétons toujours le chapitre du Léviathan. Deux acteurs ne peuvent être rendus indissociables que s’ils ne font qu’un ; il faut donc pour cela que leurs volontés deviennent équivalentes. Celui qui tient les équivalences, tient le secret

24. [Hobbes, 1651 [1971]], p. 82

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du pouvoir. Par le jeu des équivalences, des éléments jusque là épars peuvent être agrégés en un tout et servir ainsi à la stabilisation d’autres rapports de force.

C. « Qui donc l’a affronté sans en pâtir ? Personne sous tous les cieux ! » (Job, 40, 32) Par comparaison avec le Léviathan débusqué par le sociologue, celui que Hobbes a décrit est une plaisante idéalisation : « Mais l’art va encore plus loin en imitant cet ouvrage raisonnable et le plus excellent de la nature, l’homme. Car c’est l’art qui créé ce Léviathan qu’on appelle République ou État, lequel n’est qu’un homme artificiel quoique d’une stature et d’une force plus grandes que celles de l’homme naturel, pour la défense et la protection duquel il a été conçu ; en lui la souveraineté est une âme artificielle ; les magistrats et les autres fonctionnaires préposés aux tâches judiciaires et exécutives sont les articulations artificielles25 ». Pour Hobbes en effet, le Léviathan est un corps conçu lui-même à l’image d’une machine. Il y a donc un principe unique de construction – un plan d’ingénieur – et une métaphore homogène qui règle l’ensemble – celle de l’automate. Le véritable Léviathan est beaucoup plus monstrueux que cela. Le Léviathan est une machine. Soit, mais qu’est-ce qu’une machine sans machiniste ? Rien de plus qu’une ferraille en panne. La métaphore de l’automate ne vaut donc pas. Si c’est une machine qui se meut, se construit, se répare elle-même, c’est donc un vivant. Passons donc à la biologie. Mais qu’est-ce qu’un corps ? De nouveau, une machine, mais de plusieurs espèces : machines thermiques, hydrauliques, cybernétiques, informatiques dont le machiniste est encore absent. Dira-t-on que c’est, en fin de compte, un ensemble d’échanges chimiques et d’interactions physiques, mais à quoi les comparer ? À un marché d’intérêts ou à un système d’échanges ? et ceux-ci, à un champ de force en lutte ? Le Léviathan est d’autant plus monstrueux qu’on ne peut stabiliser son essence dans aucune des grandes métaphores qui nous servent d’habitude ; il est à la fois machine, marché, code, corps, guerre ; parfois des efforts se transmettent en effet comme une machine, parfois des organigrammes se mettent en place à la manière de feed-back cybernétiques, parfois il y a un contrat, parfois en effet il y a une traduction automatique, mais jamais on ne peut décrire l’ensemble des éléments en n’utilisant qu’une de ces métaphores. Comme pour les catégories d’Aristote, on saute d’une métaphore à l’autre dès qu’on cherche à préciser le sens de l’une d’entre elles. Monstrueux, il l’est aussi, nous l’avons vu, parce qu’il n’y a pas un Léviathan mais des Léviathans emboîtés les uns dans les autres comme des chimères dont chacune prétendrait être la réalité du tout, le programme de l’ensemble, et dont quelques-unes parviennent parfois à déformer si horriblement les autres qu’elles apparaissent pour un temps comme l’âme unique de ce corps artificiel. Monstrueux, le Léviathan l’est encore parce 25. [Hobbes, 1651 [1971]], p. 5

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que Hobbes l’avait édifié seulement avec des contrats et des corps d’hommes idéaux supposés nus. Mais comme les acteurs l’emportent en s’associant d’autres éléments que des corps d’hommes, le résultat est effrayant. Ce sont des plaques d’acier, des palais, des rites, des habitudes durcies qui flottent à la surface d’une masse gélatineuse, couleur de viscère, qui fonctionne à la fois comme les rouages d’une machine, les échanges d’un marché, le crépitement d’un téléscripteur. Parfois des éléments entiers d’usine ou de systèmes techniques se trouvent redissouts et démembrés par des forces qu’on n’avait pas encore vu à l’œuvre et qui font émerger en un point du dispositif une ébauche de chimère que d’autres s’efforcent aussitôt de démembrer. Ni Job sur son tas de fumier, ni même les tératologues dans leurs laboratoires n’ont observé d’aussi épouvantables monstres. Comment ne pas se laisser terrifier par ce combat primordial qui porte sur tout ce que la philosophie politique, l’histoire et la sociologie considèrent comme les cadres indiscutables de la description ? Comment ne pas se laisser terrifier également par le flot de discours que les Léviathans portent sur eux-mêmes. Certains jours et avec certaines personnes, ils se laissent ausculter ou démonter (selon ce qu’ils ont choisi d’être ce jourlà, corps ou machine) ; parfois, ils jouent le mort et font semblant d’être une ruine (métaphore de l’édifice), un cadavre (métaphore biologique) ou une vaste ferraille pour un autre musée d’archéologie industrielle. À d’autres moments ils sont impénétrables, aiment à s’avouer avec délices, monstrueux et inconnaissables. Ils changent l’instant d’après et selon l’auditoire s’allongent sur le divan pour murmurer leurs secrètes pensées ou tapis dans l’ombre des confessionnaux, ils leur arrivent d’avouer leurs fautes et de se repentir d’être tantôt si gros ou si petits, si durs ou si mous, si anciens ou si nouveaux. On ne peut même pas dire qu’ils sont des suites continues de métamorphoses, car ils ne changent que par plaques et ne varient de taille qu’avec lenteur, encombrés et alourdis par les énormes dispositifs techniques qu’ils ont secrétés pour grandir et limiter justement le pouvoir de métamorphoses. Ces Léviathans imbriqués ressemblent plus au chantier toujours ouvert d’une grande métropole. Ni architecte totalisateur, ni dessin, même inconscient, ne les informent. Chaque mairie et chaque promoteur, chaque roi et chaque visionnaire prétend avoir le plan d’ensemble et comprendre le sens de l’histoire. Des quartiers sont aménagés et des voies ouvertes en fonction de ces plans d’ensemble que d’autres luttes et d’autres volontés limitent bientôt à l’expression égoïste ou particulière d’une époque et d’un individu. Constamment, mais jamais partout à la fois, des rues sont ouvertes, des maisons rasées, des cours d’eau couverts. Des quartiers qu’on trouvait désuets et dangereux sont réhabilités ; d’autres bâtiments modernes sont rendus démodés et détruits. On se bat sur ce qui constitue le patrimoine, sur les moyens de transport et les itinéraires à suivre. Des abonnés meurent, d’autres les remplacent, des circuits s’imposent de proche en proche qui permettent à des informations de courir le long des fils. Par endroit, on se replie sur soi-même, acceptant le sort que d’autres décident ; ou bien l’on accepte de se définir comme un acteur individuel 27

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qui ne modifie que la cloison de son appartement ou le papier de sa chambre à coucher. À d’autres moments au contraire, des acteurs qui s’étaient toujours définis et qu’on avait toujours définis comme des microacteurs s’allient le long d’un quartier menacé, marchent sur la mairie, enrôlent des architectes dissidents et font, par leur action, dévier une radiale, abattre une tour qu’un macroacteur avait construite ou proposent, comme pour le trou des Halles, six cents projets alternatifs aux centaines que la Mairie de Paris avait déjà négociés. Comme dans la comptine, « Le chat renverse le pot ; le pot renverse la table ; la table renverse la chambre ; la chambre renverse la maison ; la maison renverse la rue ; la rue renverse Paris ; Paris, Paris, Paris est renversé ! », un acteur minuscule est devenu un macroacteur. On ne sait pas qui est gros et qui est petit, qui est dur et qui est mou, qui est chaud et qui est froid. Et l’effet de ces langues qui se délient ou de ces boîtes noires qui se ferment, c’est une ville, des Léviathans intotalisables qui ont la beauté de la bête, du monstre et des cercles de l’enfer. Oui, décidément, le Léviathan de Hobbes était un paradis à côté de ce que nous décrivons ici ; quant à celui des babouins, c’est le rêve du social pur dans la beauté de la savane encore sauvage. Le monstre que nous sommes, que nous habitons et que nous façonnons se met à chanter une toute autre chanson. Si Weber et ses descendants ont trouvé qu’il se « désenchantait », c’est qu’ils se sont laissés intimider par les techniques et par les macroacteurs. C’est maintenant ce que nous allons montrer.

LE LÉVIATHAN SOCIOLOGUE Pour croître, il faut enrôler d’autres volontés en traduisant ce qu’elles veulent et en réifiant cette traduction de manière à ce qu’aucune d’elles ne puisse plus vouloir autre chose. Hobbes limitait cette opération de traduction à ce qu’on appelle maintenant « la représentation politique ». Les volontés éparses se récapitulent dans la personne du souverain qui dit ce que nous voulons et dont la parole qui a force de loi ne peut être contredite. Il y a bien longtemps pourtant que la « représentation politique » n’est plus seule pour traduire les volontés de la multitude. Après la science politique, la science économique prétend elle aussi sonder les reins et les coffres et dire non seulement ce que veulent mais aussi ce que valent les biens, les services et les gens qui composent le Léviathan. Ni la science politique, ni la science économique ne nous intéressent dans cette article. Nous nous intéressons aux tard venus, les sociologues qui eux aussi traduisent par sondages, enquêtes quantitatives ou qualitatives, non seulement ce que veulent et ce que valent les acteurs, mais ce qu’ils sont. À partir d’informations éparses, de réponses à des questionnaires, d’anecdotes, de statistiques, de sentiments, le sociologue interprète, ausculte, agrège et dit ce que sont les acteurs (classes, catégories, groupes, cultures,…etc), ce qu’ils veulent, ce qui les intéresse et comment ils vivent. 28

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Porte-parole autodésigné de la multitude, il relaie depuis un bon siècle le Souverain de Hobbes : la voix qui parle dans le « masque », c’est la sienne.

1) Le Léviathan sociologue Après avoir suivi la formation du Léviathan politique par le contrat, celle du Léviathan-singe et enfin celle du Léviathan-monstre, nous allons maintenant assister à la construction du Léviathan-sociologue. Par principe, on peut déjà dire que les Léviathans s’élaborent comme les sociologies ou les sociologies comme les Léviathans. Que font les sociologues ? Certains disent qu’il y a un système social ; cette interprétation du social prête à l’ensemble des opérations de traduction une cohérence qui leur manque. Dire qu’il y a un système, c’est faire croître un acteur en désarmant les forces qu’il « systématise » et « unifie ». Bien sûr, nous l’avons vu, l’arithmétique du Léviathan est très particulière car chaque système, chaque totalité, chaque unification, s’ajoutent aux autres sans jamais se retrancher produisant ainsi le monstre hybride à mille têtes et mille systèmes. Que fait encore le sociologue ? Il interprète le Léviathan et dit, par exemple, que c’est une machine cybernétique. Toutes les associations entre acteurs sont donc décrites comme les circuits d’une intelligence artificielle, et les traductions sont vues comme des « intégrations ». Là encore le Léviathan s’élabore par une telle description ; il est fier d’être une machine et impose aussitôt de proche en proche aux forces et aux affects de se transmettre comme dans une machine. Bien sûr cette interprétation s’ajoute à toutes les autres et lutte contre elles car le Léviathan est par période et par endroit une machine classique et non cybernétique, mais aussi un corps, un marché, un texte, un jeu, etc… Comme toutes les interprétations agissent simultanément sur lui, per-formant et trans-formant des forces selon qu’elles sont machines, codes, corps ou marchés, le résultat est à nouveau ce monstre à la fois machine, bête, dieu, parole et ville. Que peut encore faire le sociologue ? Par exemple dire qu’il « se limite à l’étude du social ». Il divise alors le Léviathan en « niveaux de réalité », laissant par exemple de côté les aspects économiques, politiques, techniques et culturels, pour se limiter au « social » ; les boîtes noires qui contiennent ces facteurs sont ainsi scellées et nul sociologue ne peut les ouvrir sans sortir de son domaine. Les Léviathans ronronnent d’aise car leur construction disparaît aux regards pendant qu’ils laissent ausculter leurs parties sociales. Bien sûr, nous le savons, aucun acteur n’est assez puissant (voir EDF) pour obtenir définitivement qu’on appelle « technique » l’ensemble de ses décisions et associations. Ces autres acteurs aidés par ces sociologues retracent et repoussent les limites entre le technique, l’économique, le culturel et le social, si bien que là encore, les Léviathans, travaillés par les équipes contradictoires de sociologues, apparaissent couturés comme Frankenstein. Que fait encore le sociologue ? Il n’arrête pas de travailler, comme tout le monde, à définir 29

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qui agit et qui parle. Il met sur bandes magnétiques les mémoires d’un ouvrier, d’une prostituée ou d’un vieux mexicain ; il interviewe ; il passe des questionnaires ouverts et fermés sur tous les sujets possibles ; il sonde sans trêve les opinions de la multitude. Chaque fois qu’il interprète les sondages, il informe le Léviathan, le transforme et le performe. Chaque fois qu’il construit une unité, définit un groupe, prête une identité, une volonté, un projet26, chaque fois qu’il explique ce qui se passe, le sociologue Souverain et Auteur – au sens de Hobbes – ajoute aux Léviathans en lutte de nouvelles identités, définitions et volontés qui permettent à d’autres auteurs de croître ou de diminuer, de se cacher ou de se révéler, de s’étendre ou de se réduire. Comme tous les autres et au même titre, le sociologue travaille au Léviathan. Son travail, c’est de définir ce qu’est le Léviathan, s’il est unique ou s’il y en a plusieurs, ce qu’ils veulent et comment ils transforment et évoluent. Mais ce travail particulier n’est pas d’une nature extraordinaire. Il n’y a pas, pour parler comme jadis, de « métadiscours » sur le Léviathan. Chaque fois qu’il écrit, le sociologue lui-même croît ou se réduit, devient ou non un macroacteur, s’étend comme Lazarsfeld à l’échelle d’une multinationale [Pollak, 1979] ou se réduit à un secteur limité du marché. Qu’est-ce qui le fait croître ou diminuer ? Les autres acteurs dont il traduit ou non les intérêts, les désirs et les forces et avec lesquels il s’allie ou se brouille. Selon les époques, les stratégies, les institutions ou les demandes, le travail du sociologue va s’étendre au point d’être ce que tout le monde dit du Léviathan ou se réduirent à ce que trois thésards pensent d’eux-mêmes dans une université britannique. Le discours du sociologue n’entretient avec le Léviathan aucun rapport privilégié. Il agit sur lui. S’il dit que le Léviathan est unique et systématique, s’il fabrique des soussystèmes cybernétiques hiérarchiquement intégrés cela va plaire ou non, s’étendre ou non, servir ou non de ressources pour d’autres. La réussite de cette définition du Léviathan ne prouve rien quant à la nature de celui-ci. Un empire se crée, celui de Parsons, voilà tout. Inversement que des ethnométhodologues anglais puissent convaincre leurs collègues que les macroacteurs n’existent pas, ne prouve rien quant à leur inexistence. Les sociologues ne sont ni meilleurs ni pire que les autres acteurs ; ils n’occupent pas une place privilégiée ; ils ne sont ni plus ni moins scientifiques que les autres, semblables en cela à tout un chacun.

2) Comment passer entre deux erreurs Un macroacteur, comme nous l’avons vu, c’est un microacteur assis sur des boîtes noires, c’est une force capable d’associer tant d’autres forces qu’elle agit « comme un seul homme » ou comme un seul bloc. Or, le résultat de cette définition, c’est qu’un macroacteur n’est pas plus difficile à étudier qu’un microacteur. On ne grandit 26. Voir par exemple [Boltanski, 1979].

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que si l’on parvient, en s’associant des forces plus durables, à se simplifier l’existence. Un macroacteur est donc au moins aussi simple qu’un microacteur, puisque sans cela il n’aurait pu grandir. On ne se rapproche pas de la réalité sociale en « descendant » vers les micronégociations ou en « montant » vers les macroacteurs. Abandonnons le préjugé qui nous fait croire que les macroacteurs sont plus compliqués que les microacteurs. L’exemple des babouins nous l’a montré, c’est le contraire qui est vrai. Un macroacteur ne grandit qu’à mesure qu’il se simplifie. De ce fait, en se simplifiant l’existence, il simplifie le travail du sociologue. Il n’est pas plus difficile de faire entrer les chars dans Kaboul que d’appeler Police Secours ; il n’est pas plus difficile de décrire Renault que la secrétaire qui répond aux appels téléphoniques du commissariat de Houston. Si c’était beaucoup plus difficile, les chars ne se déplaceraient pas et Renault n’existerait pas, il n’y aurait pas de macroacteurs. En prétendant que les macroacteurs sont plus complexes que les microacteurs, les sociologues découragent l’analyse, coupent les bras et les jambes des enquêteurs et empêchent de saisir le secret de la croissance des macroacteurs : rendre les opérations d’une simplicité enfantine. Le roi n’est pas seulement nu ; le roi est un enfant qui joue avec des cubes noirs (percés). L’autre préjugé, assez souvent partagé par les sociologues, c’est que les micronégociations individuelles seraient plus réelles, plus vraies que les constructions abstraites et lointaines des macroacteurs. Mais ici encore rien n’est plus faux car dans l’énorme travail de construction des macroacteurs, presque toutes les ressources sont utilisées. Ce qui reste aux individus n’est qu’un résidu. Ce que ces sociologues étudient, c’est un être amoindri, exsangue, préréduit, qui s’efforce d’occuper la peau de chagrin qu’on lui a laissée. Dans un monde déjà construit par les macroacteurs, rien n’est plus abstrait et pauvre que l’interaction sociale individuelle. Ceux qui rêvent de reconstruire les macroacteurs à partir de cet individu-là ne peuvent obtenir qu’un corps encore plus monstrueux car ils omettent toutes les parties dures qui ont permis aux macroacteurs de se simplifier la vie et d’envahir tout l’espace.

3) À monstrueux, monstrueux et demi Qu’est-ce donc qu’un sociologue ? Quelqu’un qui étudie les associations et les dissociations voilà tout, comme le mot l’indique. Des associations d’hommes ? Pas seulement car il y a trop longtemps que les associations d’hommes croissent et s’étendent grâce à d’autres alliés – mots, rites, fers, bois, graines et pluies. Non, le sociologue étudie toutes les associations mais surtout la transformation d’interactions faibles en interactions fortes et vice versa. C’est là ce qui lui plait particulièrement, car c’est là que les acteurs changent de dimension relative. Quand nous disons « étudier », il faut bien nous entendre : il n’y a pas de connaissance. Toute information est une transformation 31

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et une performation à chaud sur et dans le corps même du Léviathan. Si nous nous efforçons de passer entre deux erreurs, ce n’est pas pour nous retirer sur la planète Sirius. Ce qui vaut pour les autres vaut également pour nous. Nous aussi, nous travaillons au Léviathan, nous aussi nous cherchons à vendre nos concepts, nous aussi nous cherchons des alliés et des associés et nous décidons à qui nous voulons plaire ou déplaire. En acceptant comme données des différences de niveaux et de taille entre acteurs, le sociologue entérine les vainqueurs présents, passés ou futurs, quels qu’ils soient et plait aux puissants qu’il fait paraître rationnels. En acceptant de limiter à un social résiduel l’étude des associations, le sociologue met les scellés sur toutes les boîtes noires et, là encore, garantit la sûreté des forts et la paix des cimetières – rangées de boîtes noires hermétiquement closent ou pullulent les vers… La question de méthode devient alors pour le sociologue de savoir où se placer. Comme Hobbes lui-même, il doit s’installer là où le contrat est passé, là où se traduisent les forces, là où l’irréversible devient réversible et où les chréodes inversent leurs pentes. Il suffira alors d’une énergie infime pour tirer du monstre naissant un maximum d’informations sur la croissance du monstre. Le sociologue qui choisit de tels lieux n’est plus le laquais ni le tuteur de personne. Il n’a plus à disséquer les cadavres des Léviathans déjà rejetés par d’autres. Il ne s’effraie plus des grandes boîtes noires qui dominent partout le « monde social » dans lequel il erre comme une ombre, froid comme un vampire, avec sa langue de bois, à la recherche de « social » qui ne soit pas encore coagulé. Le sociologue tératologue est là où il fait chaud et clair, là où les boîtes noires s’ouvrent, les irréversibilités s’inversent, les techniques s’animent ; là où s’engendrent les incertitudes sur ce qui est grand et sur ce qui est petit, ce qui est social et ce qui est technique. Il est en ce lieu béni où les voix trahies et traduites des Auteurs – matière du corps social – deviennent la voix de l’Auteur Souverain décrit par Hobbes – Forme du corps social.

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Nous voudrions bien comprendre ce qui fait la différence entre les sciences et les autres activités, entre nos sociétés scientifiques et celles, préscientifiques, qui les ont précédées. Mais nous souhaiterions aussi trouver des explications qui soient les plus légères possibles. En appeler à des changement dans le cerveau, ou dans l’esprit, ou dans les relations sociales, ou dans les infrastructure économiques, voilà qui est trop lourd ; c’est prendre un bulldozer pour dépoter un géranium. Un homme nouveau n’a pas émergé au début du XVIe siècle et ceux qui travaillent dans leurs laboratoires ne sont pas des mutants au grand front. Un esprit plus rationnel, une méthode scientifique plus contraignante qui émergeraient ainsi de l’obscurité et du chaos, voilà une hypothèse trop compliquée1. Je l’admets, il s’agit là d’une position a priori mais ce préjugé est une étape nécessaire. Il nous permet de dégager le terrain de toute distinction préalable entre l’activité scientifique et les autres. Selon l’expression consacrée, le grand partage avec ses divisions hautaines et radicales doit être remplacé par de nombreux « petits partages » aux emplacements imprévus [Goody, 1979]. En procédant ainsi, nous nous débarrassons des divisions imposées par d’autres auteurs, celle de Lévi-Strauss entre « science » et « bricolage » [Levi-Strauss, 1962], de Garfinkel entre raisonnement quotidien 1. Originellement publié comme introduction au numéro 14 de Culture Technique Les « Vues » de l’Esprit, sous la direction de Bruno Latour & Jocelyn de Noblet (sous la direction de), Juin 1985 pp. 4-30 ; republié dans Daniel Bougnoux (sous la direction de) Sciences de l’information et de la communication, Paris, Larousse, 1993 pp. 572-596.

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et raisonnement scientifique [Garfinkel, 1967], de Bachelard entre esprit préscientifique et esprit scientifique [Bachelard, 1934, 1967], ou même de Horton entre refus des contradictions et acceptation des contradictions [Horton, 1967, 1990]. Toutes ces « coupures épistémologiques » ne peuvent être administrées que par un autre préjugé qui traite différemment les deux côtés de la frontière. Dès qu’on laisse la frontière ouverte, les aptitudes intellectuelles sautent de tous côtés, les sorciers deviennent des popperiens de stricte obédience, les ingénieurs deviennent des bricoleurs – bricoleurs qui deviennent à leur tour tout à fait rationnels2. Ces renversements sont si rapides qu’ils prouvent assez que nous avons affaire à une frontière artificielle, comme celle qui sépare la France de la Wallonie. Elle peut être maintenue avec des douaniers, des barbelés et des bureaucrates, mais elle ne souligne rien de naturel. La notion de « coupure épistémologique » est utile pour faire des discours, pour remonter le moral des troupes, mais loin d’expliquer quoi que ce soit, elle est au contraire une manie que l’anthropologie devrait expliquer [Latour, 1983].

1. CONNAÎTRE DE VUE a. Sombrer ou flotter sur le relativisme Pourtant, il nous faut admettre qu’il y a de bonnes raisons pour maintenir ces dichotomies en dépit du fait qu’elles sont contredites par l’expérience quotidienne. La position relativiste à laquelle on arrive en les rejetant semble à première vue grotesque. Il est impossible de mettre sur le même pied l’intellectuel de brousse décrit par Goody [Goody, 1979] et Galilée dans son studiolo ; l’ethnobotanique et la botanique du Muséum d’histoire naturelle ; l’interrogation méticuleuse d’un cadavre en Côted’Ivoire et l’interrogation d’un gène par une sonde d’ADN dans un laboratoire californien ; un mythe d’origine en Thaïlande et le Big Bang ; les calculs hésitants d’un gamin dans le laboratoire de Piaget et ceux d’un mathématicien récompensé par la médaille Fields ; une abaque japonaise et le Cray I. Il y a une telle différence dans les effets qu’il semble légitime de se mettre à la recherche d’énormes causes. Ainsi, même si chacun admet en privé que les « coupures épistémologiques » sont extravagantes, contradictoires, contraires à l’expérience, tous les acceptent néanmoins afin d’éviter les conséquences absurdes du relativisme. « La botanique, se disent-ils, doit dépendre de quelque chose qui est radicalement différent de l’ethnobotanique ; nous ne savons pas quoi mais si la notion de « rationalité » nous permet de colmater la voie d’eau et de ne pas sombrer dans le relativisme, elle est bonne à prendre. » 2. [Augé, 1975] ; [Hutchins, 1980] ; [Knorr, 1981] ; [Latour, 1981]

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Nous allons essayer de flotter sur le relativisme au lieu d’y sombrer et d’expliquer les énormes différences dans les effets, que personne ne peut contester, grâce à un tout petit nombre de causes très humbles, très simples et que nous pourrons étudier empiriquement. Il s’agit donc, dans cette recension de la littérature disponible, de maintenir l’échelle des effets mais de diminuer celle des causes. Ne risquons-nous pas de tomber alors sur un autre problème? Lorsque les chercheurs évitent d’expliquer le développement des sciences par des facteurs intellectuels, c’est pour en appeler, d’habitude, à des facteurs matériels. Des mouvements gigantesques dans le mode de production capitaliste expliqueraient, après de nombreuses réflexions, distorsions et autres médiations, certains changements dans les façons de croire, d’arguer et de prouver. Malheureusement de telles explications ont toujours semblé assez ridicules dès lors qu’on s’intéresse non à la science en général mais à telle équation, tel peptide du cerveau, tel moteur Diesel. Il y a une telle distance entre la petite bourgeoisie et la structure chimique du benzène que les explications sociologiques font toujours rire. Il y a plus grave. Afin de croire aux explications matérialistes des sciences, il faut capituler en face de l’une de ces sciences, l’économie. C’est pourquoi les explications matérialistes ressemblent tellement aux explications intellectualistes ; dans les deux cas, le chercheur (historien, philosophe, ethnologue ou économiste) demeure caché et nous n’apprenons rien sur les pratiques artisanales qui lui permettent d’expliquer et de savoir. Nous allons donc éviter les explications « mentales » aussi bien que les « matérielles » ; nous allons rechercher les causes les plus petites possibles capables de générer les vastes effets attribués aux sciences et aux techniques.

b. Attention à ce qui est écrit Les explications les plus fortes, c’est-à-dire celles qui engendrent le plus à partir du moins, sont, d’après moi, celles qui attirent notre attention sur les pratiques d’écriture et d’imagerie. Ces pratiques sont si simples, si répandues, si efficaces que c’est à peine si nous sommes encore capables de les éprouver. Chacune d’elles permet pourtant de dégonfler d’immenses et flatteuses baudruches et c’est cette opération qui donne à beaucoup d’auteurs, que tout sépare par ailleurs, le même style ironique et rafraîchissant. Lorsque Goody [Goody, 1979] s’intéresse au grand partage qui séparerait la « pensée sauvage » de la « pensée domestiquée », il n’accorde à Lévi-Strauss aucune des grandes coupures que celui-ci se plaît à aiguiser : « Durant les quelques années que j’ai passées chez les gens des « autres cultures », je n’ai jamais rencontré ce genre d’hiatus dans la communication auquel on aurait dû s’attendre si eux et moi avions eu du monde physique des approches de sens opposé. » (Ibid., p. 46.) Il y a bien sûr un grand nombre de petites différences, mais elles ne se situent pas pour Goody entre le « chaud » et le « froid », l’ingénieur et le bricoleur ; il faut

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les rechercher dans les moyens d’inscription, par exemple dans le dressage d’une simple liste : « La liste implique discontinuité et non continuité. Elle suppose un certain agencement matériel, une certaine disposition spatiale ; elle peut être lue en différents sens, latéralement et verticalement, de haut en bas comme de gauche à droite, ou inversement, elle a un commencement et une fin marqués, une limite, un bord, tout comme une pièce d’étoffe. Elle facilite, c’est le plus important, la mise en ordre des articles par leur numérotation, par le son initial ou par catégories. Et ces limites, tant externes qu’internes, rendent les catégories plus visibles et en même temps plus abstraites. » (Ibid., p. 150.) Que se passe-t-il si la pensée sauvage s’applique à une liste au lieu d’écouter un récit? Elle se domestique sans qu’il soit nécessaire, pour Goody, de faire appel à d’autres miracles. Comme Walter Ong [Ong, 1982], Jack Goody finit sa longue enquête à travers les procédés scriptovisuels par ces mots : « Si l’on accepte de parler d’une “pensée sauvage”, voilà ce que furent les instruments de sa domestication. » (Id., p. 267.) L’aptitude à raisonner par syllogismes est souvent prise, dans les sondages de psychologie, comme le meilleur critère de classement [Vygotsky, 1978]. Qu’estce qui est classé, demandent Cole et Scribner [Cole, 1974] ? Les capacités cognitives des paysans russes, des chasseurs mandingues et des enfants de cinq ans? Non, le nombre d’années d’école. C’est le « métier » d’élève et d’enseignant qu’il faut étudier si l’on s’intéresse aux syllogismes, et si l’on veut comprendre pourquoi si peu de gens sont capables de répondre à la question « tous les A sont B, x appartient à A, estce que x appartient à B ? » Lorsque Luria demande à un paysan russe : « Dans le Nord tous les ours sont blancs, la ville de Minsk est dans le Nord, quelle couleur ont les ours à Minsk ? », il répond : « Comment le saurais-je, demandez à votre collègue, c’est lui qui a été à Minsk, moi je n’y ai jamais été… » Il faut deux à trois ans d’école pour que des cercles tracés sur le papier blanc, et des éléments x inscrits dans ces cercles permettent aux fils de paysans de donner une réponse adéquate. Accèdentils à l’abstraction comme les psychologues se plaisent souvent à le dire? Non, d’après Cole et Scribner, ils acquièrent par dressage et discipline le « métier » d’écolier. Une énorme division (abstrait/concret ; logique/illogique) se trouve ramenée à de modestes distinctions de métier. « La conclusion la plus solide et la plus importante à laquelle nous sommes arrivés aujourd’hui c’est qu’il n’y a aucune preuve que différentes espèces de raisonnement existent ; nous ne pouvons pas mettre en évidence une “pensée primitive”. » (1974, p. 170.) Facile, dira le sceptique, il ne s’agit là que de capacités cognitives minimales, ce serait bien autre chose si nous abordions les sciences. Pourtant, le même travail a été fait par Elizabeth Eisenstein pour la révolution copernicienne [Einsenstein, 1980]. « Les “conséquences radicales” qui suivirent le travail “modeste et non révolutionnaire” de Copernic sembleraient bien moins étranges si les pouvoirs nouveaux de la presse 36

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à imprimerie étaient pris en considération. » (p. 614.) Avant l’imprimerie une version complète de l’Almageste de Ptolémée se trouvait rarement disponible dans une bibliothèque (p. 623). Il était encore plus rare d’en posséder plusieurs : « Il y a une grande différence entre posséder un traité complet lorsque l’on dessine des diagrammes ou que l’on compile des tables (astronomiques) et se débrouiller avec un compte rendu du livre ; cette différence vaut qu’on s’y arrête. » (p. 623.) L’imprimerie d’Eisenstein joue le même rôle que les listes de Goody. Ces techniques d’inscription et d’enregistrement permettent aux mêmes esprits de produire des effets différents. Que cherche à faire Copernic? À établir enfin une version correcte et complète de Ptolémée. Le même vieux travail s’applique cette fois-ci à un grand nombre de versions toutes simultanément présentes. Les contradictions sautent enfin aux yeux de Copernic au fur et à mesure qu’il rassemble le texte : « Lorsque Kepler était étudiant à Tübingen les astronomes avaient à décider entre trois théories différentes. Un siècle plus tôt, à Cracovie, les étudiants avaient de la chance lorsqu’ils pouvaient prendre connaissance d’une seule. » (p. 629.) En faisant attention à ces techniques d’inscription, Eisenstein n’a pas de peine à critiquer Kuhn. Copernic ne rompt pas avec des siècles de « science normale » ; il ne propose pas un nouveau paradigme à la place de l’ancien. Il cherche seulement à rendre systématique le puzzle épars des textes adultérés de l’Almageste. En cinquante ans, entre les mains de Copernic, les textes de Ptolémée deviennent enfin un système et, pour les mêmes raisons, s’effondrent… Cette manie d’attribuer à l’esprit des mutations qui appartiennent à d’autres instances se retrouve en tous les points de la psychologie. C’est ce que montre la critique méticuleuse que Perret-Clermont fait des tests de Piaget [Perret-Clermont, 1979]. Les tests de celui-ci sont tellement épurés de tout leur contexte social et matériel, qu’il ne reste plus que les structures de l’esprit pour expliquer les modifications du comportement des enfants. Mais lorsque Perret-Clermont ajoute à la situation de test quelques éléments « sociaux », les structures mentales se trouvent modifiées en quelques minutes, ce qui est un défaut mortel pour une structure ! Un enfant non conservant, par exemple, peut devenir conservant après quelques minutes d’interaction avec un enfant plus âgé qui s’est opposé à lui : « Au vu de ces résultats nous serions tentés d’affirmer que si l’échange collectif peut certainement faciliter le travail cognitif et la formation des opérations, le conflit sociocognitif peut lui, dans certaines conditions et à un moment donné du développement de l’individu, les susciter. » (1979, p. 206.) L’enfant n’est jamais seul avec le monde et le principe de réalité, c’est souvent les autres. Ne pas faire attention à ce contexte c’est abstraire le travail d’abstraction et idéaliser le travail d’idéalisation. C’est sur ce contexte et sur ces techniques d’inscription que l’ethnographie des laboratoires a attiré l’attention [Latour et Woolgar, 1979]. L’esprit scientifique a bon dos. 37

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En appliquant les mêmes méthodes ethnographiques aux esprits scientifiques et aux esprits préscientifiques l’« esprit » se dissout peu à peu et les coûteuses et locales circonstances apparaissent en pleine lumière. Penser est un travail des mains et ce travail ne semble insaisissable qu’aussi longtemps qu’il n’est pas étudié [Lynch, 1985c] [Pinch, 1985a]. Il en est de même de la « pensée technique » [Ferguson, 1985]. « C’est la pensée non verbale qui a fixé les grandes lignes de tout le monde matériel qui nous entoure et qui en a élaboré les détails. Les pyramides, les cathédrales, les fusées n’existent pas à cause de la géométrie, de la résistance des matériaux ou de la thermodynamique ; elles existent parce qu’elles furent d’abord une image – littéralement une vision – dans l’esprit de ceux qui les construisirent. » [Ferguson, 1977], p. 835.) Si j’indique brièvement ces travaux différents c’est pour indiquer la direction de nos efforts. Au lieu de nous précipiter dans l’esprit, pourquoi ne pas regarder d’abord les mains, les yeux et le contexte matériel de ceux qui savent. « Matériel », on le voit, ne nous renvoie pas à des infrastructures mystérieuses que seul l’économiste connaîtrait, ou à des agencements de neurones que seul le neurobiologiste connaîtrait, ou à des capacités cognitives que seul le psychologue connaîtrait, ou à des paradigmes que seul l’historien des sciences connaîtrait. L’adjectif « matériel » nous renvoie à des pratiques simples par lesquelles toutes choses sont connues, y compris les économies, les cerveaux, l’esprit et les paradigmes. Il est nécessaire de s’attaquer en même temps à toute cette littérature parce qu’il n’y a, au fond, qu’un seul préjugé, qu’un seul grand partage, que les différentes disciplines ne font que souligner à plaisir. C’est la même division que l’on emploie pour diviser les sauvages des civilisés, les profanes des experts, les techniciens des ingénieurs, l’esprit de finesse de l’esprit de géométrie, le monde précopernicien du monde copernicien, les pseudo-sciences des sciences, les enfants des adultes, les autres civilisations de l’Occident. La force du grand partage c’est qu’il semble invincible puisqu’il partage tant de choses. Sans lui notre culture s’effondrerait, c’est ce que laissent entendre les rationalistes ; il serait impossible de distinguer le passé du présent, le haut et le bas, le bien et le mal, l’enfantin et le profond, le primitif et le moderne. Le chaos du relativisme nous menacerait. Rejetez le grand partage et le ciel vous tombera sur la tête ! Heureusement pour nous, cette universalité du grand partage est aussi sa grande faiblesse. C’est un seul préjugé, répété à temps et à contretemps et imposé par force à chaque domaine d’étude, par Lévi-Strauss aux sauvages, par Bachelard aux sciences, par Piaget aux enfants. Dès que des travaux empiriques permettent de mettre en doute l’un des partages, les autres viennent à la rescousse. Mais les autres c’est le même ; c’est la même ritournelle fondatrice de l’épistémologie, la même tautologie : la pensée rationnelle est la pensée rationnelle [Latour, 1984]. Pour se convaincre que l’épistémologie est un tigre de papier il suffit de débusquer son unique préjugé partout à la fois. 38

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C’est ce que je m’efforce de faire dans cet article et qui explique à la fois la diversité de ses sources et son unité.

II. MISE AU POINT D’UNE VISÉE BINOCULAIRE Notre premier pas est de rejeter a priori tout grand partage a priori ; le second est de rassembler les études qui expliquent les vastes effets des sciences par des pratiques simples d’inscription, d’enregistrement, de visualisation. À la place du grand partage nous avons maintenant une multiplicité de petites distinctions qui sont pour la plupart imprévues et très modestes. Ce double mouvement nous amène pourtant à une impasse. S’intéresser aux techniques d’inscription est à la fois évident – à la limite c’est un lieu commun – et insuffisant pour expliquer les sciences et les techniques. Tout lecteur admettra volontiers que les pratiques d’inscription et de visualisation sont des causes nécessaires des révolutions scientifiques ; mais de là à en faire les causes suffisantes, il y a un pas que nul n’est prêt à effectuer. Ce n’est vraiment pas la peine, dira le sceptique, de vous être débarrassé de la mystique du grand partage pour retomber dans une mystique pire encore, celle des icônes et de nous faire croire à la puissance du signe isolé de tout le reste. Nous ne pouvons prendre cette objection à la légère parce que l’immense littérature sur ces questions peut nous offrir aussi bien des clichés que des explications nouvelles. Les diagrammes, les listes, les formules, les archives, les dossiers, le dessin technique, les équations, les dictionnaires, les collections, selon la façon dont on les introduit, peuvent expliquer presque tout ou rien du tout. C’est trop facile d’enfiler comme des perles sur un fil les arguments de Havelock sur l’alphabet grec [Havelock, 1981], de Walter Ong sur les tables de Ramus [Ong, 2005], jusqu’à McLuhan [McLuhan, 2003] en passant par les idéogrammes chinois, les livres de comptes en partie double, sans oublier la Bible et la grammatologie de Derrida [Derrida, 1967]. Tout le monde est bien d’accord que les techniques scriptovisuelles sont présentes partout, mais quel poids leur accorder ? Combien d’aptitudes cognitives peuvent être non seulement facilitées mais expliquées complètement en ayant recours à l’écriture ? Lorsque nous abordons ces questions, nous avons l’impression tantôt de nous embourber dans une vieille ornière, tantôt de marcher sur un terrain neuf et ferme. Pour faciliter le débat, il s’agit de mettre au point l’image floue que nous donne cette littérature sur les images. La première chose à faire est de spécifier dans quelles situations une modification des techniques d’inscription pourra introduire une différence quelconque dans les façons d’arguer et de convaincre. Sans cette étape préliminaire, nous risquons d’attribuer trop de poids aux phénomènes rassemblés dans ces pages, ou pas assez. Pour situer le problème, il convient de rappeler quelques résultats de l’anthropologie des sciences. 39

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Un fait est un énoncé qui est répété par quelqu’un d’autre sans qualification pour être utilisé sans contestation comme prémisse d’un raisonnement. « L’ADN a la forme d’une double hélice » est un fait lorsqu’il est repris dans la phrase suivante : « Puisque l’ADN a la forme d’une double hélice, il est possible d’imaginer un mécanisme simple pour la réplication des gènes. » Ce cas de reprise sans discussion est rare. La plupart du temps, les énoncés que nous proposons ne sont repris par personne, ou s’ils le sont, c’est pour être disputés. Ainsi Chargaff, dans les années 50, pouvait dire de l’énoncé précédent : « Deux ignorants au Cavendish s’obstinent à penser sans aucune preuve que l’ADN a la forme d’une double hélice. » C’est bien le même énoncé, mais modalisé, dépecé, situé dans le temps et l’espace, mis en doute. Chargaff, au lieu d’être un conducteur fidèle de l’énoncé, l’interrompt et le dévie. Selon le rapport des forces parmi les collègues, le même énoncé deviendra davantage un fait ou davantage une fiction. C’est le passage progressif et réversible du fait à l’artefact, et c’est le sort collectif des faits scientifiques qui établissent la possibilité d’une anthropologie des sciences [Latour, 1987] ; [Callon, et al., 1986]. Bien que les combinaisons de la rhétorique scientifique soient sans fin, il est possible de dégager pour l’instant quelques règles pratiques. 1) Un énoncé ne se déplace jamais par lui-même d’un locuteur à un autre, il n’y a pas de force d’inertie qui expliquerait son mouvement. 2) Pour cette raison, le sort d’un énoncé est donc entièrement entre les mains des autres locuteurs qu’il doit intéresser ; sa destinée est, par définition, collective ; vous pouvez avoir prouvé sans conteste que la lune est un fromage, cet énoncé ne sera fait que si d’autres le répètent et le croient. 3) À cause de 1) et de 2), chaque locuteur se saisira d’un énoncé pour des raisons qui lui seront propres ; il agit comme un multiconducteur : il peut être indifférent, hostile, il peut trahir l’énoncé, l’incorporer avec un autre, le déformer de toutes sortes de façon ou même, dans certains cas, le passer à un autre sans discussion. 4) À cause de cette traduction continue, l’énoncé va changer en passant de main en main ; chaque fois qu’il sera transféré il sera transformé et, selon toute probabilité, il sera difficile de lui attribuer un auteur bien identifié. 5) Si l’on part de cette situation agonistique, il est possible de définir, dans l’ensemble des jeux de langages, le cas le plus rare : celui d’un énoncé cru par chaque membre du collectif sans autre dispute, et passé de main en main sans autre déformation ; cas encore plus rare, : le propriétaire de cet énoncé stable et répandu reste bien identifié et est reconnu comme tel par tout le monde : « Crick et Watson ont découvert que l’ADN avait la forme d’une double hélice. » L’énoncé à la fois accepté, stable, répandu et approprié est une rareté. Comment le rendre plus fréquent? Il faut à la fois intéresser un plus grand nombre de gens à sa construction, pour que l’énoncé se répande, et rendre le comportement de ceux 40

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qui le saisissent entièrement prévisible, pour qu’il ne soit pas déformé ou trahi. Ces deux conditions sont évidemment contradictoires : si l’on intéresse beaucoup de gens, c’est en s’approchant au plus près de leurs lubies, passions et croyances ; il sera donc d’autant plus difficile d’empêcher qu’ils ne transforment ou discutent profondément l’énoncé. D’un autre côté, si personne n’est intéressé ou enrôlé, l’énoncé ne bougera pas d’un centimètre, demeurant dans la tête de son locuteur un rêve, une lubie, une folie. La difficulté deviendra presque insoluble si le locuteur veut convaincre d’un fait nouveau qui va contre l’intérêt et les croyances d’un grand nombre de gens. Pour résoudre cette tension, il faut durcir le fait, passer des faits souples et mous qui se négocient aisément aux faits durs (hard facts). Pour cela, il faut accompagner l’énoncé de tellement d’éléments qu’il soit impossible pour ceux qui s’en emparent de le déformer. Qui va gagner dans ces controverses parfois vives ? Celui qui est capable de rassembler en un point le plus grand nombre d’alliés fidèles et disciplinés. Cette définition de la victoire, dira-t-on, est commune à la guerre, à la politique, au droit. En effet, et je vais montrer qu’elle est aussi commune aux sciences et aux techniques ou, plutôt, que nous avons fini par appeler « science et technique » ce rassemblement disproportionné de forces en un point. Il nous est possible de revenir maintenant au problème des images et des inscriptions. La thèse que je voudrais illustrer est la suivante : les inscriptions par elles-mêmes ne suffisent pas à expliquer le développement cognitif des sciences et des techniques ; elles le peuvent seulement lorsqu’elles améliorent d’une façon ou d’une autre la position du locuteur dans ses efforts pour convaincre. Nous n’allons donc pas nous intéresser à toute l’anthropologie de l’écriture [Leroi-Gourhan, 1964], mais seulement aux techniques d’écriture qui permettent d’accroître soit la mobilisation, soit la présentation, soit la fidélité, soit la discipline des alliés dont la présence est nécessaire pour convaincre. Un exemple fera comprendre cette approche. Dans un célèbre passage de son journal de bord, La Pérouse relate comment, ayant abordé à Sakhaline, un groupe de Chinois lui enseigna la géographie de l’île ou de la presqu’île. La Pérouse est très surpris parce que les Chinois sont parfaitement capables de dessiner sur le sable leur île en projection. Voyant que la marée efface la carte, un Chinois plus jeune prend le carnet de La Pérouse et la redessine. Le reste de la journée se passe à échanger des connaissances nautiques[Latour, 1983] p. 226-231. Pour analyser cet exemple, il est inutile de rameuter de grands partages entre esprit préscientifique et esprit scientifique, entre une géographie implicite et concrète – celle des natifs – et une géographie explicite et abstraite – celle des visiteurs. L’aptitude à inscrire et à visualiser ne fait pas de différence non plus puisque les Chinois et La Pérouse se comprennent fort bien et que le jeune Chinois utilise de la même façon le même carnet. Est-ce à dire qu’il n’y a pas de différence et que, toutes les géographies étant nées libres et égales, le relativisme a raison ? Non, parce 41

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que La Pérouse va faire quelque chose qui va créer une énorme différence entre lui et les natifs. Ce qui pour ces derniers est un dessin sans importance que la mer peut effacer, un simple intermédiaire qu’ils peuvent redessiner à volonté, est pour La Pérouse le seul but de sa mission. Garder la trace de la carte est inutile pour le Chinois, puisqu’il peut la refaire, qu’il est né dans ces lieux et qu’il y mourra. Mais La Pérouse ne fait que passer, il n’y est pas né et il ne compte pas y mourir. Pourquoi est-il là ? Afin de rapporter à Versailles un nombre suffisant de preuves qui décideront si Sakhaline est une île ou une presqu’île. Comment rapporter ces preuves ? En les inscrivant toutes dans le même langage, selon la longitude et la latitude. Ce qui pour le natif est l’intermédiaire consommé dans l’échange devient pour l’autre le but ultime de tout son déplacement. Un intermédiaire est devenu la seule chose digne d’être capitalisée. Si la carte est effacée, peu importe au Chinois ; mais si La Pérouse perd son carnet de bord, tout son voyage est perdu. Inversement, s’il disparaît, mais que ses notes aient pu parvenir à Versailles, son voyage se trouvera justifié [Stafford, 1984]. Pour comprendre cette obsession pour la trace inscrite, il convient de prendre en compte à la fois le déplacement de La Pérouse – envoyé par Versailles, il doit y revenir pour convaincre de la forme qu’il donne au Pacifique – et les techniques d’inscriptions. Sans le premier, aucune technique ne serait suffisante pour expliquer la création en quelques dizaines d’années d’une nouvelle géographie. Sans les secondes, aucun « esprit capitaliste », aucune « soif de connaissance », aucun « appât du gain », aucun « impérialisme » ne serait suffisant pour expliquer la capitalisation, en quelques points du globe, de tout le globe terrestre. C’est seulement en considérant à la fois le mouvement pour convaincre et les techniques qui favorisent la mobilisation des ressources, que nous pouvons avoir une vision vraiment « binoculaire » des rapports entre visualisation et capacités cognitives. Nous ne trouvons pas convaincante n’importe quelle explication des sciences qui parlent d’inscription, de reliure, de physiographe, d’instrument, de diagrammes ; mais seulement celles qui rattachent ces pratiques au mouvement de mobilisation. Inversement, nous ne trouvons pas également convaincantes toutes les explications – et Dieu sait s’il y en a – en terme de groupes, d’intérêts, de classes, de cycle économique ; mais seulement celles qui proposent en même temps un mécanisme précis pour que ces groupes, intérêts, classes et cycles soient additionnés quelque part grâce à certaines techniques nouvelles d’inscription.

III. DES MOBILES IMMUABLES Ce n’est pas à un problème de perception que nous nous trouvons confrontés, mais à un problème de mobilisation. Si vous souhaitez convaincre un grand nombre de gens 42

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de choses inhabituelles, c’est vous qui devez d’abord sortir de vos habituels chemins ; vous reviendrez, accompagnés d’un grand nombre d’alliés imprévus et nouveaux, et vous convaincrez, c’est-à-dire que vous vaincrez tous ensemble. Encore faut-il que vous soyez capables de revenir avec les choses. Si vous en êtes incapables, vos mouvements seront perdus. Il faut donc que les choses puissent supporter le voyage sans se corrompre. Il faut aussi que toutes ces choses puissent être présentées à ceux que vous souhaitez convaincre et qui n’ont pas été là-bas. Pour résumer, il faut que vous inventiez des objets qui soient mobiles, immuables, présentables, lisibles et combinables. J’ai la conviction que ceux qui ont étudié les nombreuses relations entre les inscriptions et l’esprit scientifique ont fait, à leur manière, l’histoire de ces mobiles immuables.

a. Les chemins de la perspective La révolution scientifique, pour William Ivins, ne vient pas de l’esprit, de la philosophie ou même de l’œil. Elle vient de la vision [Ivins, 1985]. L’esprit va devenir scientifique en voyant le monde en perspective. Pourquoi la perspective, inventée à la fois par les géomètres, les peintres et les graveurs, a-t-elle autant d’importance ? « Normalement, ce sont les relations extérieures des objets… qui se transforment lorsqu’ils changent de lieux, ou alors ce sont leurs relations internes qui se déforment… » La perspective joue un rôle crucial « parce qu’elle reconstruit logiquement les invariances internes à travers toutes les transformations produites par les déplacements dans l’espace ». Dans la perspective linéaire, un objet peut apparaître à n’importe quelle distance et sous n’importe quel angle ; il sera néanmoins possible de le déplacer sous un autre angle et à une autre distance sans qu’il ait subi de déformation. Grâce à la perspective, les formes vont devenir immuables malgré leur mobilité. Cette immuabilité, d’après Ivins, a pour conséquence de créer des « allers et retours » entre les objets et leurs images. L’image d’une église romaine peut être déplacée à Paris, mais peut aussi revenir à Rome, comparée au modèle, et remaniée. Grâce à la perspective, c’est l’ensemble des objets du monde qui peut être cartographié par longitude et latitude, transporté sur des rouleaux de papier, amendé et corrigé lorsque d’autres voyageurs reviennent aux modèles. Comme le dit Ivins, des avenues à double voie relient le monde et ses images, avenues qui permettent la circulation et la collaboration : « La science et la technologie ont progressé en relation directe avec la capacité de l’homme à inventer des méthodes grâce auxquelles des phénomènes qu’on ne pourrait sans cela connaître que par les sens du toucher, du goût et de l’odorat, ont pu être visuellement reconnus et mesurés. » Ce que permet la perspective, c’est d’offrir une « cohérence optique » à toutes les images. Tous les autres sens sont abandonnés, la vue seule permet enfin de penser. Avantage capital, il est enfin possible de capitaliser en quelques points tous les autres 43

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points du globe. Personne ne peut écouter, toucher ou sentir l’île Sakhaline, mais tout le monde peut lire à Versailles la carte de l’île et décider sur pièces l’itinéraire de la prochaine mission. Ils se disputent peut-être, mais entourés par les choses ellesmêmes, absentes et présentes à la fois. Comme autrefois, dira-t-on ! Non, parce que ces images calibrées peuvent supporter autant de voyages aller et retour que l’on voudra. Du local au global, pour parler comme Michel Serres, un chemin est frayé. Grâce à des inventions graphiques et géométriques (le quadrillage, le point de fuite, la projection de Mercator, l’eau-forte), la forme des choses a survécu aux déplacements continuels. On a bien inventé des mobiles immuables. Il y a un autre avantage offert par la perspective, bien illustré par Samuel Edgerton [Edgerton, 1980]. Grâce à elle, il est possible d’offrir la même cohérence optique à des objets venus du monde et à des objets venus de la fiction ou de la croyance. Des utopies, des scènes mythologiques, des épiphanies religieuses, des créations humaines ou des objets naturels, tous se retrouvent dans le même lieu commun, l’espace homogène de la perspective : « En Occident, même si le sujet d’un texte imprimé n’était pas scientifique, l’image imprimée présentait une forme rationnelle établie selon les lois universelles de la géométrie. En ce sens, la révolution scientifique doit probablement plus à Dürer qu’à Vinci. » (p. 190.) Bien sûr, ce n’est pas le lieu commun par lui-même qui est intéressant. Ce sont les échanges qu’il permet. Les éléments les plus hétérogènes peuvent s’éparpiller en morceaux, en pièces détachées, et se recombiner librement dans l’espace blanc du papier. Commentant les planches d’Agricola, Edgerton attire notre attention sur cette nouvelle liberté : « Curieusement, la perspective linéaire et le clair-obscur qui permettent aux images d’acquérir une solidité géométrique permettent aussi au spectateur d’échapper provisoirement à sa dépendance envers la gravitation. Avec un peu d’habitude, le spectateur imagine des volumes solides qui flottent librement dans l’espace comme s’ils étaient les pièces détachées d’un même engin. » (Idem, p. 193.) Lorsque de tels échanges se font, toutes les images se recombinent, créant sur le papier des hybrides. C’est là tout l’intérêt du langage de la perspective. Il ne permet pas seulement de décrire, il permet de voir la nature comme une fiction et la fiction comme une nature. Le monde peut être battu comme un jeu de cartes. De nouvelles donnes sont possibles sans aller chercher bien loin dans l’esprit : « Le Saint Jérôme d’Antonello est le meilleur exemple qui soit de cette nouvelle conscience du monde à laquelle parvint, vers la fin du XVIe siècle, l’intelligentsia d’Occident. Cette conscience se manifeste dans les œuvres d’artistes comme Léonard de Vinci, Francesco di Giorgio Martini, Albrecht Dürer, Hans Holbein et bien d’autres. Tous, ils avaient développé une grammaire et une syntaxe très complexes pour quantifier les phénomènes naturels dans des images. Entre leurs mains, la construction des images devint un langage pictural 44

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qui, avec un peu d’habitude, pouvait communiquer plus d’informations, plus rapidement et à beaucoup plus de gens, qu’aucun autre langage au cours de l’histoire humaine. » (Idem p. 189.) Ce langage pictural permet au même esprit d’avoir d’autres visions. Il lui permet de combiner en quelques points la totalité de ce qui avait été imaginé, visité, vu et projeté : des machines, mais aussi des villes, des monstres, des planches anatomiques, des Vierges Maries, des saints et des cieux. L’histoire de la perspective illustre à merveille la double ligne d’arguments que j’ai présentée dans la section précédente : les inventions dans le graphisme sont capitales, mais seulement parce qu’elles permettent d’accélérer la mobilité des images, d’accroître leur immutabilité, ou d’amplifier leurs recombinaisons.

b. Les cultures de l’œil Si nous voulons considérer à la fois la mobilisation du monde et les inventions picturales, il nous faut étudier la culture de l’œil [Baxandall, 1972], ou ce que Svetlana Alpers appelle, après Foucault, l’« art de décrire » (the art of describing) [Alpers, 1983]. Alpers nous explique que les Hollandais ne peignent pas à la manière italienne de grandes scènes historiques auxquelles le spectateur assiste comme à travers une fenêtre. Ils utilisent la surface même du tableau – prise comme l’équivalent d’une rétine – pour y laisser le monde s’inscrire directement. L’astuce de la camera obscura est de transformer de grands volumes en une surface réduite autour de laquelle le spectateur peut tourner à volonté. Quand une telle capture d’images a réussi, il n’y a plus pour le spectateur de site privilégié, de même qu’il n’y a plus pour l’image de cadre nécessaire. « Les artistes du Nord, de façon caractéristique, cherchèrent à représenter, en transportant l’étendue de la vue sur leur surface de travail, plate et petite (…) C’est cette capacité de la surface à contenir une telle illusion du monde – c’est-à-dire une combinaison de vues différentes – qui est typique de la plupart des images du Nord. » (p. 51.) Au lieu de faire allusion au monde à travers des symboles dramatisés, à la manière italienne, les Hollandais transfèrent le monde « à même » l’image. De là une série de traits bien connus : l’échelle des tableaux se trouve modifiée (p. 84), l’artiste n’est plus nulle part, l’image devient plus horizontale que verticale ressemblant souvent à une carte (chapitre IV), le cadre devient une limite arbitraire, de nombreux aspects du même objet peuvent être simultanément présents (p. 91), les thèmes apparaissent dérisoires (églises vides, citrons pelés, lettres lues…). Le grand intérêt pour nous du livre d’Alpers est qu’il ne porte pas seulement sur les images mais sur l’ensemble de la culture visuelle d’un pays et d’une époque. Cette culture comprend à la fois certaines images, mais aussi des sciences nouvelles, des théories de l’optique, une certaine organisation des arts et des métiers, et surtout une économie. On parle souvent de « vues du monde » sans 45

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comprendre que cette métaphore doit toujours être prise littéralement. Alpers la prend très au sérieux : comment une culture voit le monde ? Comment le rend-elle visible ? Une nouvelle « vue du monde » redéfinit ce que c’est que voir et ce qu’il y a à voir. Avant les Hollandais, tout le monde bien sûr avait regardé des huîtres, des nuages, des fleurs ou des églises. Personne pourtant avant eux n’avait regardé ces images particulières dessinées pour transporter les objets du monde, les capitaliser en Hollande, les étiqueter à même le tableau avec des légendes, les combiner à d’autres images et à des textes. Alpers donne un sens concret à la notion encore intellectuelle de Foucault : celle d’épistémê. Elle s’efforce d’expliquer comment les mêmes yeux se mettent soudainement à voir les mêmes représentations. Elle va plus loin encore que le « panoptique » [Foucault, 1975], parce que c’est une certaine façon de mettre en scène le monde qui définit en même temps une science, un art et ce que c’est que d’avoir une « économie-monde ». Loin d’expliquer des images en ayant recours à une infrastructure économique, elle présente un nouveau régime des images qui établissent une nouvelle économie. Pour utiliser mes termes : les Pays Bas deviennent puissants grâce à un petit nombre d’inventions qui accélèrent la mobilité et augmentent l’immutabilité d’un plus grand nombre d’inscriptions. Le monde littéralement s’accumule dans ce petit pays, comme Diderot le disait si joliment. Tous les aspects de la vie sont touchés par cet « art de décrire toute chose » : l’obsession pour les lettres, pour les miroirs, les lentilles, pour les perspectives, les inventaires, les dictionnaires, pour les cartes ethnographiques, pour les microscopes et les télescopes. La principale qualité de ce nouvel espace visuel n’est pas d’être plus « objectif », c’est de posséder cette « cohérence optique » étudiée par Ivins, cohérence qui permet à des éléments à première vue éloignés, d’échanger leurs caractéristiques : cartes, livres de comptes, descriptions de voyages, missives, théories de l’œil. Un ensemble très hétérogène d’innovations sont sélectionnées afin de « voir secrètement et sans qu’on le sache ce qui se passe en des lieux très éloignés » (cité p. 201) !

c. Rassembler l’espace et le temps L’invention de l’imprimerie et ses effets sur la connaissance sont un cliché aussi vieux que l’imprimerie elle-même. Personne n’a renouvelé ce vieil argument autant qu’Elizabeth Eisenstein dans son livre capital [Einsenstein, 1980]. Elle considère en effet les nombreuses inventions du système technique « presse à imprimer » comme un moyen d’améliorer à la fois la mobilisation et l’immutabilité des écrits et des images. Eisenstein ne cherche pas comme tant d’autres une seule cause à la révolution scientifique ; elle ne cherche pas non plus à accumuler dans le désordre un grand nombre de petites causes. Elle cherche une cause seconde qui, par sa nature, permettrait à toutes les petites causes 46

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signalées par les auteurs d’agir comme une seule cause efficiente. L’invention de l’imprimerie est évidemment la réponse. Comme pour Ivins, Ferguson, Edgerton et pour Mukerji3, c’est la combinaison du texte imprimé et des gravures à l’eau-forte dessinées selon les règles de la perspective, qui fait vraiment la différence. Le monde peut enfin se cumuler en quelques places et être synoptiquement présenté. Mieux encore, ces éléments une fois assemblés, amendés et corrigés peuvent être déplacés à nouveau partout sans autre modification. Après avoir critiqué des historiens qui proposent, pour expliquer le développement de l’astronomie, un grand nombre de facteurs contradictoires, Eisenstein explique : « Que l’astronome du XVIe siècle soit confronté à des textes du IVe siècle avant JésusChrist ou récemment composés au cours du XIVe siècle après Jésus-Christ, qu’il soit plus réceptif à des courants de pensée scolastiques ou humanistes, tout cela semble avoir moins de signification dans ce contexte que le fait que toutes sortes de matériaux divers soient vus au cours d’une vie par la même paire d’yeux. Pour Copernic comme pour Tycho Brahe, le résultat était le même : ils étaient beaucoup plus conscients et beaucoup moins satisfaits des contradictions présentes dans les données. » (p. 602.) La conscience des contradictions dépend de la présence synoptique des données diverses venues de siècles différents. Sans cela, l’esprit ne voit rigoureusement rien, aussi « scientifique » soit-il. Avec une ironie charmante, Eisenstein déplace l’attention de l’esprit vers ce qu’il voit : « John Locke écrit que “pour découvrir la vérité d’une proposition d’Euclide, il n’est pas besoin ou nécessaire d’attendre une révélation, puisque Dieu nous a procuré des moyens naturels et plus sûrs de parvenir à les connaître”. Au XIe siècle pourtant, Dieu n’avait pas procuré aux érudits de l’Occident un moyen naturel et sûr de comprendre un théorème d’Euclide. Bien au contraire, les plus savants hommes de la chrétienté étaient engagés dans une recherche désespérée pour comprendre ce qu’Euclide pouvait bien vouloir dire par angles rentrants. » (p. 649.) Il n’est pas, pour Eisenstein, de question sur la Réforme ou la révolution scientifique ou l’économie capitaliste, qui ne puisse être renouvelée en devenant attentif à la mobilisation et à l’immutabilité permise par la presse à imprimer. Après Ivins [Ivins, Williams M., 1953], elle explique par exemple le décalage de centaines d’années entre l’apparition de la presse et le début des images « exactes », décalage qui est souvent utilisé afin de dénier à l’imprimerie tout pouvoir sur l’intellect. Les premiers livres imprimés reproduisent des herbiers, des planches anatomiques, des schémas géométriques, des cartes comme on le faisait depuis deux mille ans et « sans aucun souci d’exactitude ». Si nous considérions la seule perception, cela serait, bien sûr, étonnant ; en nous attachant à la structure discutée plus haut, nous pouvons y voir, au contraire, l’illustration de notre thèse : le déplacement des mobiles immuables est premier ; 3. [Ivins, William M., 1985] ; [Ferguson, 1985] ; [Edgerton, 1985] ; [Mukerji, 1983]

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de vieux textes vénérables sont répandus partout dans la forme adultérée où le dernier copiste les a laissés. Seulement, les contradictions entre les vieux textes ainsi répandus deviennent visibles, au sens littéral du terme, ainsi que les contradictions entre ces textes et les innombrables lieux où ils se trouvent assemblés : d’autres fleurs, d’autres noms d’organes, d’autres montagnes et caps, d’autres taux d’échange… Ces contreexemples, maintenant visibles, peuvent être ajoutés aux vieux textes et seront à leur tour, aussi faux soient-ils, reproduits et répandus. Comme pour le code génétique, les erreurs sont reproduites exactement et multipliées, mais les corrections le sont aussi, si bien qu’après quelques dizaines d’années, l’exactitude glisse du médium vers le message. Ce nouvel intérêt pour une information exacte ne vient pas d’un nouvel esprit, mais du même esprit s’appliquant à un objet nouveau qui mobilise différemment l’espace et le temps. La preuve qu’il ne s’agit point là de pensée ou de méthode, c’est que le même mécanisme a sur la croyance religieuse un effet exactement inverse. La précision mécanique du médium jette le doute sur le message à partir du moment où toutes les versions du texte sacré se trouvent présentes à la vue. Plus les réformés veulent retrouver le texte primitif, plus les contradictions sautent aux yeux. Là encore, les effets de vérité ou de doute sont obtenus par contamination à partir d’un médium qui mobilise en certains points toutes les versions possibles. La notion de « contexte » change avec le texte et les adultérations continues de la Bible, normales jusqu’ici, deviennent autant de scandales [Latour, 1983]. L’avantage du mécanisme mis en évidence par Eisenstein, c’est d’expliquer l’accumulation irréversible de l’exactitude, trait particulier à la fois aux sciences et au capital. Là encore, il faut en revenir aux conditions particulières de l’argumentation. Aucune des sciences nouvelles ne peut décrire par un texte ce dont elle parle : elle doit le montrer par l’image. Dès que quelqu’un commence à accompagner son texte d’un certain nombre d’images du monde, fidèles et bien alignées, le seul moyen de disputer l’argument est de présenter d’autres images, plus nombreuses, plus fidèles et mieux alignées [Mukerji, 1985]. Les planches anatomiques se multiplient et deviennent de plus en plus nombreuses, détaillées et exactes, simplement à cause de la pression agonistique et de la nécessité d’augmenter sans cesse le « coût de la preuve ». Une fois que Tycho Brahe commence à inonder l’Europe de tables imprimées et calibrées pour y noter les observations du ciel, il devient beaucoup plus difficile aux autres astronomes de s’en passer. Ou bien ils abandonnent le combat, ou bien ils reviennent avec encore plus de « preuves » visuelles. La course aux preuves obéit au même mouvement que la course aux armements et pour les mêmes raisons. Cette course, commencée à l’époque décrite par Eisenstein, continue aujourd’hui dans tous les laboratoires. N’importe quelle invention qui accélérera la mobilité des traces, ou qui améliorera leur immutabilité, ou leur lisibilité, ou leur combinaison, sera aussitôt sélectionnée par des chercheurs passionnés : une nouvelle manière de colorer les microbes, 48

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un nouveau radiotélescope, un nouveau programme pour dessiner des diagrammes, une nouvelle chambre à bulle, un nouveau produit pour mouler les fossiles, un nouveau satellite, un nouveau scanner… Tout sera choisi, construit, acheté, qui permet à quelqu’un d’accumuler localement des images du monde lisibles et combinables pour rendre plus fort son argument. La pensée sauvage est toujours en train d’être domestiquée.

IV. DES AVANTAGES QU’IL Y A À INSCRIRE Pourquoi les inscriptions de toutes sortes sont-elles aussi importantes pour les chercheurs, les ingénieurs, les architectes, tous ceux qui pensent avec leurs yeux et leurs mains ? Parce qu’elles offrent un avantage unique lors des discussions : « Vous doutez de ce que je dis ?… Vous allez voir, je vais vous montrer ! » et sans remuer de plus de quelques centimètres, l’orateur déploie devant les yeux de ses critiques autant de figures, diagrammes, planches, silhouettes qu’il en faudra pour convaincre. Aussi médiates que soient ces inscriptions, aussi lointaines que soient les choses dont on parle, des chemins à double voie s’établissent. L’objecteur se trouve dominé par le nombre de choses dont parle l’orateur, toutes présentes dans la salle. Il peut douter de chacune d’elles, mais toutes ensemble, elles composent une formidable preuve4. Nous sommes tellement habitués à recourir à ces alliés, que nous avons oublié ce que c’est que penser sans index, sans bibliographies, sans dictionnaires, sans fiches bristol, sans physiographes, sans cartes, sans diagrammes…

a. « La voie sûre d’une science » Dans de très beaux livres5, François Dagognet a montré ce que c’était que de penser, par exemple la chimie, sans cette iconographie cohérente. Un fouillis de corps et de recettes, de réactions et de tours de main, ne devient un savoir scientifique que lorsque tout commence à s’écrire dans des termes optiquement cohérents. Bien qu’il aborde le sujet par un tout autre biais, Dagognet parle du symbole chimique comme Goody parle de ses listes et tableaux à double entrée : « Nous avons beau traiter d’infimes détails (un léger changement de plan pour un chlore) : ce sont ceux qui, paradoxalement, détiennent les forces du monde moderne. » (1969, p. 199.) En effet, la chimie écrite et visualisée va pouvoir se recombiner sur le papier autant que dans les cornues. L’attention du chimiste se perd dans le laboratoire, mais se concentre à nouveau sur la surface même du papier. Comme l’intellectuel de brousse décrit par Goody, 4. [Lynch, 1985b] ; [Lynch, 1985c] ; [Latour et Bastide, 1983] ; [Callon, et al., 1986] 5. [Dagognet, 1969] ; [Dagognet, 1973] ; [Dagognet, 1984]

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Mendeleïev apprend de son tableau plus qu’il n’y a mis : « Qu’on le veuille ou non, pour qui sait voir et lire le tableau périodique final, les propriétés des éléments et celles de leurs diverses combinaisons découlent directement, entièrement, de leur emplacement. C’est ainsi (…) il faut bien le souligner contre les iconoclastes. » (Id., 213.) Les iconoclastes sont ceux qui veulent que l’esprit pense à Dieu, aux trous noirs, au benzène ou à la balance des paiements, sans voir aucune image de ces êtres. Cette présence des icônes est si importante pour Dagognet qu’elle fait dire à cet épistémologue des phrases qu’un sociologue ne renierait pas : « Autre notion que Lavoisier nous a léguée : le pouvoir du vocabulaire, la valeur des échanges et de la communication. On ne s’en étonne pas de la part de ce sociologue (chimiste malgré lui) et même de ce physiocrate qui souhaitait la circulation des signes, comme la liberté du commerce et des marchandises. » (Id., 209.) Je vous le disais bien : il ne s’agit pas de perception seulement, mais de mobilité, de combinaison, d’accélération, de thésaurisation : « La chimie a dû son statut et son essor moins aux chimistes qu’à un collecteur d’impôts et à un organisateur social. » (Id.) Ce lien si fondamental entre ce que l’esprit peut voir et l’organisation de ce qu’il doit voir, c’est bien sûr Michel Foucault qui l’a développé le plus loin, du moins pour les sciences humaines. En médecine, ce n’est pas l’esprit qui va changer, qui va devenir plus sceptique, plus scientifique, plus expérimental, c’est le regard [Foucault, 1963]. Et ce regard luimême, pourquoi change-t-il ? Mais parce qu’il s’applique, dans l’intérieur de l’hôpital, à un nouveau régime d’inscriptions et de traces. Le corps est invisible ; chaque malade est particulier. Il n’en est pas de même de l’accumulation des planches anatomiques, des dossiers homogènes où se trouvent enregistrées avec soin les réponses à des examens identiques. Les fièvres s’agencent autrement si, au lieu de voir un malade enfiévré, puis un autre, c’est cent fièvres décrites qu’on inspecte d’un regard. Dans Surveiller et punir, Foucault précise quel est ce regard logé dans une institution construite pour lui. La prison ou l’école deviennent des laboratoires et ceux-ci sont des « panoptiques » : le seul moyen de voir la totalité est d’organiser, à la fois, les murs, les rondes, les dossiers et les instruments pour présenter synoptiquement les phénomènes. L’esprit changera sans autre révolution et comme par surcroît : « Les procédures d’examen ont été tout de suite accompagnées d’un système d’enregistrement intense et de cumul documentaire. Un “pouvoir d’écriture” se constitue comme une pièce essentielle dans les rouages de la discipline. Sur bien des points, il se modèle sur les méthodes traditionnelles de la documentation administrative. » (1975, p. 191) Dans tous ses livres, Foucault suit la transformation de savoirs en sciences plus ou moins exactes, et rapporte ce surcroît d’exactitude à un dispositif d’inscription. L’avantage de son analyse c’est d’attirer notre attention non pas sur la perception – ce qui serait, nous le savons, insuffisant – mais sur l’ensemble du dispositif qui mobilise, enregistre et assemble. Le « panoptique » procure aux savants et surveillants 50

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la « cohérence optique » dont parlait Ivins, cohérence sans laquelle le pouvoir exercé sur une grande échelle serait impossible (voir dernière section). L’expression de « révolution copernicienne » sert à Kant pour décrire ce passage des savoirs obscurs, tournant autour des choses sans les comprendre, à ces sciences devenues exactes parce qu’elles font tourner le monde autour d’elles. Chaque savoir entre à son tour dans la « voie sûre d’une science ». Cette inversion des rapports n’est pas un problème théorique ; c’est une question pratique : il y faut des chemins et des voies. C’est un problème de Ponts et Chaussées ou de navigation. Rudwick a par exemple étudié l’entrée de la géologie dans cette voie assurée [Rudwick, 1976]. Ou bien les voyageurs se promènent à travers le monde et regardent les sols et les mines mais reviennent à Paris ou à Londres les mains vides ; ou bien ils sont capables de rapporter les profils, les strates et les fossiles avec eux. La première situation est précopernicienne, la seconde copernicienne. Comment passer de l’une à l’autre? Là encore, le médiateur obligé est un langage visuel, un protocole de descriptions des couches et des azimuts, un ensemble de conventions de couleurs et de tracés. La « voie sûre d’une science » c’est toujours l’invention d’un nouveau mobile immuable capable de rassembler les choses en quelques points. Comme Lagardère, le géologiste s’écrie : « Si tu ne vas pas à la Terre, la Terre ira à toi. » Ce transport de la Terre se fait par des véhicules trop humbles pour intéresser Kant : des carottes, des carnets, des relevés, des grisés, des hachures… Pourtant ce sont eux qui assurent le surcroît de certitude gagné par les géologues : ces images peuvent se combiner, se superposer, se redessiner. Le regard du géologue devient scientifique rien qu’à les regarder. Pour se convaincre de l’importance de ces inscriptions il suffit de descendre en nousmêmes et de mesurer combien peu nous savons dès qu’on nous en prive. Dans un livre passionnant, François Fourquet a décrit la construction de cet autre panoptique, l’INSEE, qui nous permet de dire quelque chose de l’économie française [Fourquet, 1980]. Vous ne pouvez pas parler de l’économie française en « la » regardant. « Elle » est totalement invisible autant que la chimie, la maladie ou la terre. Jusqu’à la guerre de 40, les économistes interrogés par Fourquet avouent qu’ils ne savaient pas grand-chose de l’économie française. Ils regardaient les cours de la Bourse, seul indicateur mesurable de l’état « des affaires ». Il faut pour la rendre visible cette économie, des milliers d’inspecteurs, d’enquêteurs, de clavistes, d’économistes, d’ordinateurs, de programmeurs. L’INSEE, malgré sa taille, est un grand laboratoire qui procure aux activités innombrables de la France une cohérence optique. Cela ne suffit pas, car la simple accumulation des traces au bout des imprimantes suffirait déjà à noyer les économistes les plus courageux. Il faut donc d’autres ordinateurs, d’autres analystes, d’autres dessinateurs, qui, partant de ce monde de papier, en tirent quelques diagrammes très simples : le taux d’inflation, la balance des paiements, le produit national brut. L’« économie » est le produit de ce gigantesque et coûteux instrument au même titre que les radiosources sont le produit des coûteux radiotélescopes. On comprend pourquoi 51

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j’ai refusé, dès le début de cette présentation, de recourir aux « explications » économiques. Ce sont elles, au contraire (les infrastructures, les économies-mondes), qu’il convient d’expliquer… Nous savons tous, surtout en France, à quel point les « théories » informent notre vision des choses. Aucun de nous n’est plus d’un empirisme naïf. Pourtant, ces « pouvoirs d’écriture » nous échappent, qui ne sont ni de l’ordre de la perception empirique, ni de l’ordre des théories et des paradigmes. Il s’agit plutôt d’organisation, de régime, de mouvement et nous ne nous en rendons pas compte tant ces pouvoirs sont évidents. Dans un livre très suggestif, Johannès Fabian a étudié la façon dont nous composions par exemple l’anthropologie [Fabian, 1983]. L’idée de « culture » et surtout de cultures « closes » est pour Fabian un artefact de l’anthropologie comme sciences : comme Bourdieu avant lui [Bourdieu, 1972], et comme Goody, Fabian reprend la critique de l’anthropologie. « Nous » visualisons « leurs » cultures. Nos anthropologues voyagent à travers le monde et ne reviennent pas les mains vides. Ils rapportent des cartes, des inventaires, des chronologies, des généalogies, des herbiers, des photos, des totems, des masques, des récits de mythes. Tous ces éléments, même s’ils supportent bien le voyage, subissent à Paris, Londres, Berlin ou New York une transformation fondamentale : ils deviennent synoptiquement visibles. Les contradictions se multiplient alors entre les généalogies malaises et les botaniques andines, entre les rites iroquois et les initiations bantoues. Le seul moyen de résoudre ces contradictions c’est de faire de chaque culture une totalité close et immobile qui comprend le monde à sa façon, symbolique et bizarre, pendant que « nous », qui les voyons toutes ensemble, considérons à la fois le monde tel qu’il est et les visions déformées que les « autres » cultures en ont. Fabian prétend que cette transformation est à la fois petite et radicale, qu’elle nous interdit à « nous » de rien dire sur « eux ». Là n’est pas la question. Pour convaincre nos collègues ethnologues, pour leur faire changer d’avis, il nous faut bien aller dans le monde et revenir avec autant d’images des choses que possible, images combinables et présentables. Respecter les autres cultures ne pourrait signifier que trois choses : ne pas y aller ; y rester ; revenir les mains vides. Si l’on veut revenir et « savoir », il faut transporter tous les aspects des peuples traversés en mobiles immuables, enregistrer, filmer, remplir des questionnaires, noter les mythes, garder les masques et les calebasses. Tout ce qui sert d’intermédiaires aux peuples traversés devient à la fois la fin et le début d’un cycle indéfini de capitalisation. Les « faits » qu’il faut produire à Berlin, Paris ou Londres sont à ce prix.

b. Simplifier les jugements perceptifs Ce qui est en question dans ce virage des sciences n’est pas qu’elles soient exactes ou humaines. L’obsession pour les inscriptions est la même qu’il s’agisse d’un économiste, 52

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d’un géologue, d’un ethnographe ou d’un astronome. Ce qui est en question, c’est le bénéfice à attendre d’une inscription pour convaincre des collègues. Si les scientifiques regardaient la Terre, les économies, les organes ou les étoiles, ils ne verraient strictement rien. Cette « évidence », si l’on peut dire, est souvent utilisée pour critiquer l’empirisme et pour prouver que les chercheurs voient avec les yeux de l’esprit dans un ciel baigné d’une lumière platonicienne un peu analogue à celle du néon. La rupture totale avec la vision commune est même considérée par Bachelard comme une conversion nécessaire pour « entrer en science ». La critique de l’empirisme n’oblige pourtant pas à tomber dans ces « vues de l’esprit » et à croire aux « coupures épistémologiques ». L’esprit du savant ne quitte à aucun moment ses yeux et ses mains. Mais ce qu’il voit change en effet. Il ne regarde pas les étoiles, mais l’image en couleur artificielle que l’ordinateur a recomposée à partir de l’image optique ; il ne regarde pas les économies, mais les statistiques de l’INSEE. L’opposition entre empirisme et théorie, entre perception et paradigme, oublie ce petit décalage qui permet d’aller d’images complexes à des images plus simples. Tycho Brahe par exemple dans son observatoire commence à discerner de nombreuses contradictions dans les savoirs anciens. Est-ce parce qu’il a rompu avec le « paradigme » qui le précède. Eisenstein en doute : « Ce n’est pas parce qu’il observait le ciel nocturne au lieu de vieux grimoires que Tycho Brahe différait des astrologues du passé. Ce n’est pas non plus, je crois, parce qu’il faisait plus attention aux “faits têtus” et aux mesures précises que les Alexandrins ou les Arabes avant lui. Mais il est vrai qu’il avait à sa disposition ce que peu de gens avaient eu avant lui, à savoir deux ensembles distincts de computations établies à partir de théories différentes et compilées à plusieurs siècles de distance qu’il pouvait comparer l’une à l’autre. » (1979, p. 624.) Les hagiographes font de Tycho Brahe l’un des premiers qui regarda le ciel l’esprit libre de préjugés d’un autre âge. C’est pourquoi, disent-ils, il s’aperçut enfin de contradictions qui lui sautèrent aux yeux. Pourtant, les contradictions ne sont pas des puces, fussent-elles dialectiques. Elles apparaissent seulement entre des colonnes de chiffres : « L’observateur danois ne fut pas seulement le dernier qui fit des observations à l’œil nu ; il fut aussi le premier qui profita pleinement des nouvelles possibilités offertes par la presse à imprimer ; possibilités de détecter des anomalies dans d’anciennes compilations, de repérer précisément et d’enregistrer dans des catalogues la position de chaque étoile ; d’enrôler des collaborateurs dans de nombreuses régions, de fixer chaque nouvelle observation dans une forme permanente et de les corriger, si nécessaire, au cours des éditions suivantes. » (Id., p. 625.) Ce scepticisme, cette falsification, cet amour des contradictions, l’esprit scientifique se les attribue un peu vite. Il n’y a pas de contradiction en dehors d’un système d’écriture et d’enregistrement synoptique. L’esprit scientifique est mauvais joueur ; il doit partager ses mérites avec les humbles colonnes, listes, et inventaires. 53

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Les chercheurs commencent à voir quelque chose et à parler avec autorité quand ils arrêtent de regarder la nature – les critiques de l’empirisme ont jusque-là raison – et qu’ils collent leur œil obstinément à des inscriptions plus simples – c’est là que les amoureux de la théorie se trompent. Eh oui, plus simples… Des objets lointains en trois dimensions, rien ne peut être dit. On ne peut parler sérieusement, c’està-dire être cru par d’autres, que si l’on commence à se pencher sur des objets aplatis, écrits dans le même langage et qui se peuvent combiner l’un l’autre. Cette simplicité des images est toujours oubliée et frappe les observateurs qui s’ intéressent aux sciences en venant des sciences du langage6. La polémique propre à chaque science marque toujours la même tendance : les premières images sont toujours trop compliquées, il faut revenir quelques années et quelques centaines de milliers (ou de millions) de francs plus tard avec des images plus simples. Plus simples ne signifie pas qu’elles sont faciles à lire pour un non-initié, mais que le jugement perceptif demandé à l’objecteur en fin de polémique se résume à des termes enfantins : « ça monte, ça descend, c’est différent, c’est superposé. » Les dinosaures ont-ils disparu écrasés par un météorite de 10 km de large ? Les aérosols sont-ils en train d’éliminer la couche d’ozone qui nous protège des radiations ? L’univers est-il en train de s’épandre ou au contraire de se contracter ? Avons-nous détecté la particule W ? Ces questions, si compliquées qu’elles soient, si énormes soient les enjeux, se ramènent à lire des diagrammes aussi simples que les publicités à la télévision pour ou contre une lessive qui lave plus blanc… Cette simplicité surprend tellement les vulgarisateurs qu’ils illustrent toujours les sciences par des dessins plus compliqués sous prétexte de les faire comprendre [Jacobi, 1984]. On demande à des enfants de concevoir ce que c’est qu’une « année-lumière » alors que le chercheur mesure avec un double-décimètre une carte du ciel. Les enfants bien sûr ne parviennent pas à concevoir l’année-lumière ; mais le chercheur non plus n’y parviendrait pas ; c’est bien pourquoi il a rusé avec le ciel pour transformer ces distances en quelque chose d’assez plat et familier pour qu’un double-décimètre s’y applique. Bien sûr, pour « ramener » ainsi le débat à cette pierre de touche, à ce jugement enfantin, il faut se donner beaucoup de mal. Encore une fois, ce n’est pas la perception seule qu’il faut considérer, mais le mouvement de conviction qui force à mobiliser un grand nombre de ressources : alors, et alors seulement, des inscriptions toujours plus simples, toujours plus faciles à lire, peuvent faire la différence et emporter la conviction. Le phénomène à étudier n’est pas tant celui des images scientifiques que celle d’une cascade d’images toujours plus simples afin de mobiliser en un point le plus grand nombre d’alliés. N’oublions pas le principe formulé dans la deuxième section : les auditeurs peuvent à tout moment se comporter comme des multiconducteurs et refuser de croire ; pour 6. [Lynch, 1985c] ; [Jacobi, 1984] ; [Bastide, 1985]

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les tenir en lisière, il faut constamment accumuler de nouvelles traces et simplifier continuellement le jugement final qui doit décider de tout. Rapporter de tous les coins du monde des collections de fossiles, c’est bien, mais bientôt les milliers de rochers s’accumulent en désordre dans les caves et les greniers. Il faut donc partir des rochers et en extraire un nouvel ordre exactement comme on a extrait ces fossiles de la confusion des couches d’anthracite ou de calcaires. Des années de travail mettent de l’ordre dans les collections du Muséum d’histoire naturelle ; chaque pièce est étiquetée. Même le fichier est encore trop vaste pour qu’un esprit s’y retrouve. Il faut donc le sommer, le simplifier encore, inventer des diagrammes qui décrivent les fossiles sur le papier. À la fin de cette cascade d’inscriptions sommées par d’autres, l’esprit du paléontologue commencera à discerner quelque chose. S’il est privé, pour une raison ou pour une autre, de cet empilement de traces, si des fiches ont été mélangées, si un fossile a été déplacé, l’obscurité la plus profonde régnera à nouveau7. La dynamique des instruments scientifiques permet souvent de prendre conscience de cette cascade d’inscriptions. L’analyse de séquences d’ADN, dans les années 70, nécessitait la lecture et l’interprétation de subtiles nuances de gris sur les bandes d’un chromatographe. En 1985 c’est la séquence écrite en lettres qu’il suffit de lire au sortir de l’imprimante. On pouvait discuter de la nuance des gris, il fallait de l’entraînement pour en décider ; on ne peut plus discuter de la différence entre les lettres « ATGCCTTCCGGTTA » – un enfant de cinq ans en déciderait pour vous. En pratique, les premières images sont toujours trop riches pour emporter la décision. Une photo du ciel est encore trop confuse ; il faut inventer un laser qui puisse compter et mesurer les points de la photo. L’astronome ne regardera ni le ciel ni la photo ; il lira le nombre des étoiles classées par dimension sur un grand tableau sorti de l’imprimante. Nous oublions toujours l’importance des inscriptions, de leurs strates successives et leur « mise en instrument » alors que nous parlons pourtant d’êtres qui ne sont visibles qu’ainsi. Les trous noirs, les chromosomes, les microbes, l’inflation, les leptons, les rites baoulés ne sont ni des êtres de raison inspectés seulement par l’esprit, ni des objets qui tombent sous le sens : ce sont les effets d’une scénographie compliquée ; ce sont des êtres de papier produits par la « phénoménotechnique », selon le mot de Bachelard. Cette scénographie se retrouve pour la pompe à vide de Boyle [Shapin, 1979], pour les neutrinos du soleil [Pinch, 1986], comme pour les microbes de Pasteur [Latour, 1984]. Les décorateurs et les metteurs en scène savent bien que tous les détails comptent ; il en est de même pour ce « théâtre de la preuve » : un nouveau mordant pour une culture de microbes, et c’est un nouvel objet qui se colore au microscope ; un nouveau programme pour donner aux images du scanner des couleurs artificielles, et c’est tout l’éclairage du cerveau qui s’en trouve modifié ; un nouvel amplificateur 7. [Pinch, 1985a] ; [Latour et Woolgar, 1979]

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pour le physiographe et ce sont des signaux plus subtils qui se détachent en pics majestueux sur le bruit de fond… Des détails? Oui, bien sûr, pour ceux qui croient que le monde se voit à l’ œil nu ou devient l’objet d’une contemplation appelée théorie. Mais les chercheurs, comme les décorateurs, les éclairagistes et les peintres savent combien ils sont tous gens de l’image. Ce n’est pas à l’œil nu que l’on voit leur monde mais à l’ œil habillé.

V. L’ACCÉLÉRATION DES MOBILES IMMUABLES Dans les sections précédentes, j’ai essayé de montrer où se trouvaient les vues de l’esprit : à mi-chemin du monde et de notre cerveau, dans des inscriptions étalées sur la table d’un laboratoire, discutées par quelques collègues. Ces deux objets : le monde réel et l’esprit scientifique (se reflétant l’un l’autre), sont des images virtuelles produites par les humbles pratiques d’écriture et d’enregistrement. L’ethnographie des laboratoires ou l’anthropologie des sciences et des techniques peuvent décrire certaines de ces humbles pratiques. En voici sept que nous rencontrons le long des chemins de la référence.

a. Les sept travaux des chercheurs 1. Mobiliser : il faut pouvoir transporter des états quelconques du monde en quelques lieux ; qu’il s’agisse du Big Bang ou de la fin du monde ; qu’il s’agisse des animaux du crétacé ou des gènes d’E. Coli ; tous doivent être rassemblés quelque part et se mettre en chemin pour ce recensement universel. 2. Fixer immuablement les formes : la plupart des mobilisations entraînent une déformation, une corruption, voire une disparition des traces. Tout sera donc fait pour réduire la déformation, ne prélever que des traces, et conserver la forme à travers le mouvement. Les spécimens seront chloroformés, les colonies microbiennes seront fixées dans la gélatine, les fossiles dans la résine époxy, la perspective sera inventée et continûment améliorée. Surtout, à force de ruses, on gardera des traces de tous les états successifs du même phénomène. La chronophotographie de Marey, par exemple, maintient synoptiquement toutes les étapes d’un mouvement8. Grâce à ces deux procédés, la nature de l’espace-temps se trouve complètement modifiée : tous les états du monde s’accumulent en un point ; des chemins à double voie mènent de ce point à tous les autres ; le temps devient un espace inspecté par le regard.

8. [Marey, 2002] ; [Frizot, 1984] ; [Dagognet, 1987]

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3. Aplatir : il n’y a rien que l’homme soit capable de vraiment dominer : tout est tout de suite trop grand ou trop petit pour lui, trop mélangé ou composé de couches successives qui dissimulent au regard ce qu’il voudrait observer. Si ! Pourtant, une chose et une seule se domine du regard : c’est une feuille de papier étalée sur une table ou punaisée sur un mur. L’histoire des sciences et des techniques est pour une large part celle des ruses permettant d’amener le monde sur cette surface de papier. Alors, oui, l’esprit le domine et le voit. Rien ne peut se cacher, s’obscurcir, se dissimuler. Feuilleter le monde, folio après folio, tel est le rêve du chercheur. La question ethnographique est donc celleci : comment faire de la nature le livre de la nature, ou si l’on veut l’atlas, le dictionnaire, le listing, le fichier, la banque de données de la nature? 4. Varier l’échelle : cette pratique est ce qui permet de vraiment dominer l’infiniment petit et l’infiniment grand. C’est tellement simple que personne ne s’en aperçoit. L’esprit ne commence à voir quelque chose qu’à partir du moment où le phénomène occupe un ou deux mètres carrés et se compose d’une centaine de signes (c’est aux psychologues de la cognition de nous donner la limite précise). Les milliards de galaxies, au moment où l’astronome vous en parle avec autorité, n’occupent jamais plus de place que la carte du génome d’E. Coli, au moment où le biologiste parle à ses collègues ; les tableaux d’échange industriel occupent à peu près la même place que ceux des particules élémentaires ; le modèle réduit d’une raffinerie ne dépasse jamais de beaucoup la taille d’un modèle en plastique de la molécule d’hémoglobuline… Laissons le vertige pascalien pour les moments où les chercheurs délirent en public sur l’infiniment grand ou l’infiniment petit. Quand ils ne délirent pas, ils dominent, en privé, des phénomènes qui ont quelques mètres carrés. Au-delà, la confusion renaît et, quelle que soit notre discipline, nous nous mettons tous à balbutier. Ces deux pratiques expliquent déjà une grande partie de la supériorité des sciences accordée un peu vite à l’esprit. Il est rare que nous dominions ainsi les phénomènes dont nous parlons, que nous les inspections du dessus et en manipulions les traces et modèles à la main. À ce titre la « vie courante » peut se distinguer assez facilement des laboratoires. On n’y est pas plus bête, mais les objets n’y sont ni aplatis ni homogénéisés. 5. Recombiner et superposer les traces : l’avantage énorme des inscriptions assemblées, fixées, aplaties, et ramenées à la même échelle, c’est de pouvoir être battues comme un jeu de cartes, recombinées à loisir et surtout superposées l’une à l’autre. À première vue, il paraît impossible d’établir une liaison entre la géologie et l’économie ; mais superposer une carte géologique et les cours de la Bourse, voilà une opération qui peut se faire sur un bureau, qui ne demande que du papier et une bonne documentation. Le déplacement paraissait énorme : il est de quelques centimètres. 57

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Découvrir les structures de tous les mythes de la planète paraît insensé ; quel est le cerveau capable d’un tel exploit ? Il faut d’abord un bon fichier. Sous les yeux de Lévi-Strauss, à même son bureau, des connexions vont s’établir qui n’ont rien à voir avec le cerveau (et probablement peu avec la pensée sauvage). La plupart des coups de génie, des éclairs d’intuition que l’on impute soit aux neurones des chercheurs, soit à la « cognition » peuvent s’expliquer par cette proximité, sur les tables du laboratoire, de traces recombinées. C’est bien des modèles en carton des bases que Watson manipule au moment décisif de la construction de la double hélice [Watson, 1999]. Le chemin de l’analogie et de la métaphore est fait, lui aussi, de ces humbles véhicules qui déplacent littéralement les montagnes sur quelques centimètres carrés. Des objets « sans rapport » se trouvent brusquement « mis en rapport ». La plupart de ces objets appelés « structure », « pattern », « lois » émergent avant tout comme les effets visuels d’une certaine disposition de traces. Bertin le sait bien qui apprend aux chercheurs à créer à la fois les inscriptions et leurs structures [Bertin, 1973]. Curieusement cette évidence échappe même aux observateurs les plus astucieux. Dans un très bel article Carlo Ginzburg parle du « paradigme de la trace » [Ginzburg, 1980]. Il retrace – justement – l’obsession de notre culture pour les indices et symptômes depuis la médecine grecque jusqu’aux lapsus de Freud et à la détection des fraudes. Va-t-il parler aussi de la physique, des mathématiques, ou de la géologie? Pensez-vous ! Il met en dehors de son paradigme les sciences exactes sous l’amusant prétexte qu’elles sont fondées sur des phénomènes « abstraits et universels » ! Mais comment devenir abstrait et universel sans cartes, sans photographies, sans physiographes et sans télémètres ? L’aveuglement de Ginzburg nous donne la mesure du préjugé épistémologique ; dans les laboratoires où crépitent de toutes parts des centaines de stylets, d’imprimantes, d’aiguilles, de marguerites et de rosaces, les traces ne seraient pas intéressantes? C’est devant de tels préjugés que l’on mesure la distance entre l’épistémologie et l’ethnographie des sciences. 6. Incorporer l’inscription dans un texte : cet avantage énorme distingue la littérature scientifique de toutes les autres ; elle est la seule dont le référent soit présent à l’intérieur même du texte qui le commente. Le texte n’est pas seulement « illustré » par des images, il est le développement de celles-ci. Cette exégèse particulière, qui permet d’offrir aux objets du monde, aux écrits déjà imprimés et au commentaire, la même cohérence optique ainsi que la même homogénéité sémiotique, explique bien sûr pourquoi la littérature scientifique est aussi exacte et convaincante. 7. Fusionner avec les mathématiques : nous l’avons vu avec la perspective [Ivins, Williams M., 1953], le trait principal de ces nouvelles images c’est de s’immerger 58

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dans l’espace de la géométrie [Latour, 1991a]. Le blanc du papier, au lieu d’être simplement blanc, devient un espace significatif. De ce fait, chaque trait d’une machine, d’une construction, d’un fossile ou d’une carte, peut être étudié à nouveau avec des règles et des compas. Il est ainsi possible de partir de la surface du papier pour y trouver autre chose que ce qu’on y avait mis9. C’est là ce qui permet la cascade d’inscriptions dont j’ai parlé plus haut. Les images deviennent formes géométriques, puis diagrammes, histogrammes, chiffres, colonnes, équations… En fin de parcours, quelques équations permettent de tenir un grand nombre d’inscriptions primaires, secondaires, tertiaires, etc., jusqu’aux perceptions les plus complexes et les plus floues. Aucune de ces étapes ne reproduit seulement l’étape précédente, elle la concentre, la résume, la silhouette, l’idéalise. Chaque inscription offre une plus-value au chercheur : la carte rend cent fois plus d’informations que celles qu’on y avait mises. En fin de parcours, il est possible en effet de capitaliser sur une grande échelle toutes ces plusvalues. Les épistémologues – et les savants – s’étonnent souvent que les mathématiques s’appliquent au monde sensible. Cet étonnement les honore mais ne remplace pas une bonne étude ethnographique des procédés d’inscriptions par lesquels ils font écrire la nature en courbes sur du papier millimétré. L’application des mathématiques au papier millimétré sorti d’un physiographe est déjà beaucoup moins miraculeuse… Ces sept ruses ne doivent pas être isolées l’une de l’autre ; ce sont toutes ensemble qu’elles accroissent la mobilisation, la fidélité et la combinaison des traces. Autrement dit, toute innovation, si petite soit-elle, qui permettra d’améliorer l’une de ces sept ruses, sera aussitôt sélectionnée, mise au point et conservée : une nouvelle pellicule, de nouveaux colorants, une nouvelle notation mathématique, un nouveau système de classement, une nouvelle interface, un nouveau chauffage pour garder les spécimens plus longtemps, un nouveau stylet… Quand on aura fait l’histoire de ces innova-tions et de ces ruses, alors il sera possible de voir ce qu’il reste à étudier dans l’esprit, les mentalités, les idées et les vues du monde ; à mon avis, peu de chose, la part de l’esprit dans l’histoire des sciences a été terriblement exagérée, comme celle de la providence dans l’histoire telle qu’on la faisait avant le XIXe siècle, ou celle de la pensée sauvage dans l’étude des sociétés non scientifiques.

b. Donnez-moi des représentants qui ne soient pas des potiches… La pensée quotidienne, l’introspection, les croyances populaires, les certitudes magiques, l’émotion, tout cela est sûrement trop difficile à étudier. Par contraste, 9. [Dagognet, 1973] ; [Edgerton, 1976] ; [Ferguson, 1985]

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la pensée des savants est plus facile à étudier tant ils se donnent de peine pour simplifier leur champ de vision et pour matérialiser leurs procédures dans des textes et des laboratoires. Le travail de la pensée scientifique peut se suivre littéralement « à la trace » en utilisant à la fois la psychologie et l’anthropologie cognitives [Lave, 1988] et la microsociologie des laboratoires10 : le chercheur doit se déplacer, reproduire, capter des images, recueillir et conserver des inscriptions, trouver des emplacements qui permettent au monde de s’étaler à la vue ; il doit améliorer le rendu des traits, silhouetter les graphismes pour que ceux-ci puissent se combiner plus aisément [Dagognet, 1973] ; il doit conspirer avec les formes qui ressemblent déjà à un texte ou à un schéma [Lynch, 1985a]. Si l’on veut comprendre comment il pense il ne faudra pas se concentrer sur la tête (qu’il a dit-on fort grosse) et sur ses idées, mais le suivre dans ses déplacements, regarder ses mains et ses yeux. On objectera qu’il ne s’agit pas là de pensée, mais d’arrière-cuisine, qu’il ne s’agit pas là de théorie mais d’empirisme. L’ethnographie, dira-t-on, peut s’appliquer peutêtre à ces chercheurs qui ont besoin d’instruments, mais pas à ceux qui pensent dans leur bureau avec un papier et un crayon. Selon cette objection, il n’y aurait pas d’ethnographie possible du travail de pure formalisation. Il est indéniable que cette ethnographie n’existe pas, malgré quelques tentatives11. Cela ne veut pas dire pour autant qu’elle est impossible ou même plus difficile que celle des « instrumentistes ». Au contraire, j’aurais tendance à croire qu’elle est beaucoup plus facile encore, et que seule la timidité nous a empêché de la tenter. En passant de l’empirique au théorique, on ne passe pas du matériel à l’intellectuel, de l’accessible à l’inaccessible, on passe de mobiles immuables à d’autres encore plus mobiles, encore mieux combinables et toujours plus immuables. Ce qui change – car quelque chose change en effet – c’est l’accélération des déplacements sans transformation. Le travail d’abstraction n’est pas lui-même abstrait, mais concret bien sûr et plus simple, malgré les apparences, que tout ce qui le précède. La nécessité d’abstraire vient d’un problème très simple et presque trivial : chaque instrument, chaque campagne de fouille, chaque satellite, chaque passage d’un questionnaire, chaque interrogation de banques de données, chaque collection du Muséum, chaque console d’ordinateur vomit en quelques mois des masses d’inscriptions qui suffisent à noyer le plus intelligent chercheur. Plus il est habile à penser – au sens donné plus haut – plus il se retrouve en fin de compte Gros-Jean comme devant, écrasé sous les papiers comme il l’était avant par les perceptions confuses du monde. Il n’a qu’une seule solution : faire avec les papiers ce que ceux-ci faisaient avec le monde, c’est-à-dire trouver des chemins et des véhicules qui les déplacent sans les transformer, et qui permettent 10. [Livingston, 1985] ; [Traweek, 1988] ; [Lestel, 1985] 11. [Derrida, 1967] ; [Bloor, 1982] ; [Ong, 2005]

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d’y revenir vite. Construire une théorie n’est jamais qu’une question de travaux publics et de mouvements rapides : comment tenir le maximum d’occurrences en perdant le minimum d’énergie et de temps ? C’est d’ailleurs toujours en terme de mouvement, de rapidité, de nombre de connexions, de régularité ou d’aisance, que les théories sont louées et que sont critiquées les simples collections de faits. L’idéal pour une théorie c’est, avec quelques éléments et quelques opérations, de retrouver tous les objets du monde, déformés aussi peu que possible. C’est toujours autour des icônes qu’il faut chercher la réponse à cette « puissance » tant révérée dans les théories. Dans un article sur l’efficacité du travail de Galilée, Stillman Drake nous donne un bon exemple d’une telle icône [Drake, 1970]. Drake compare le travail de Galilée à celui de deux de ses collègues, Jordan et Stevin. Jordan lui aussi fait un diagramme, mais géométrique uniquement : « L’élément physique comme on peut le voir est rajouté après coup à la géométrie, de façon presque forcée. » (p. 163.) Avec Simon Stevin, c’est le contraire ; il dessine bien un diagramme, mais qui reproduit un phénomène physique, la forme géométrique ne pouvant s’y ajouter que par surcroît : « La géométrie, écrit Drake, est éliminée au profit d’une pure intuition mécanique. » (Id.) Tout se passe comme si les deux prédécesseurs de Galilée ne pouvaient littéralement accommoder sur la surface de papier et y voir à la fois le phénomène physique et la forme géométrique. Un léger changement dans la forme géométrique utilisée permet à Galilée de superposer physique et géométrie et d’accommoder enfin sa vision binoculaire sur le livre de la nature : « La façon dont Galilée fondit la géométrie et la physique (…) lui suggéra non seulement de nombreux corollaires mais des améliorations successives de sa preuve ainsi que de nouvelles applications physiques. » (p. 104.) Cette possibilité de partir du papier sur lequel les phénomènes sont dessinés en formes géométriques, et de s’y tenir malgré le démenti des autres sens, de l’autorité, de la tradition et de l’Écriture, est l’un des traits le plus marquant des études sur Galilée. C’est ce qui permet à la physique d’exister. Les instruments capables de faire écrire les phénomènes en signes mathématiques n’existaient pas encore dans de vastes et coûteux laboratoires, mais Galilée en anticipe la création en inventant déjà leur « produit-papier », c’est-à-dire la courbe que dessinerait par exemple le glissement d’un grave sur un plan incliné. C’est d’ailleurs parce que Galilée anticipe les instruments que les historiens se battent sans pouvoir démontrer s’il fit ses expériences ou s’il les rêva. Peu importe, puisque, dans les deux cas, il en tira un diagramme bien dessiné. L’innovation capitale c’est que Galilée part de cette « bonne forme » pour la travailler, en quelque sorte, à même le papier. On peut parler comme Koyré [Kornhauser, 1962] de platonisme pour expliquer cette innovation, mais elle est à la fois plus matérielle, plus graphique et plus radicale : il faut donner aux phénomènes une forme qui soit telle que l’on puisse, en la retravaillant, gagner sur eux plus d’informations qu’on y a mis. Ce supplément de forces c’est celui que la géométrie a accumulé depuis 1 500 ans 61

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en travaillant sur les formes élémentaires. Encore faut-il qu’elle puisse venir au secours de la physique. Entre les mathématiques et le monde, la distance est trop grande, c’est ce que l’on savait avant Galilée. Il faut que celui-ci invente un « lieu commun » pour leur rencontre. La distance est déjà beaucoup plus petite entre les triangles de la chute d’un corps et le triangle. La loi de la chute des corps se lit à même le graphique et cette loi qui n’y était pas au moment du dessin est pourtant une loi physique12. Chose amusante, mais qui ne saurait nous étonner, Herbert Simon, en testant les aptitudes cognitives des novices et des experts, trouve le même recours aux diagrammes « accommodés » [Sigaut, 1984]. Il propose à ses sujets de petits problèmes de robinet, de pompes et de vases communicants. Novices aussi bien qu’experts, tous grattent du papier. Mais les novices font un grand nombre de dessins distincts alors que les experts n’en font qu’un seul : « La chose cruciale qui nous est apparue dans le comportement des experts était que la formulation initiale et finale du problème était assemblées de telle façon que les relations entre elles – et donc la réponse au problème – pouvaient pratiquement être lues directement sur le diagramme. » (p. 169.) Ce que nous appelons « pensée rigoureuse » est probablement cette aptitude à construire des images qui peuvent être retravaillées au deuxième degré. En partant d’elles, d’autres choses sont découvertes si bien que les représentations finissent par avoir tout le pouvoir. La difficulté n’est pas dans la pensée, mais dans le fait de s’en tenir exclusivement au papier, quelles que soient les conséquences, les apories, les absurdités que l’on découvre, sans jamais chercher à faire appel du résultat à l’aide du « bon sens » ou des autres sens. Cette icônolatrie définit plus le mathématicien, le géologue, le physicien, le biologiste, que les méthodes ou les normes scientifiques. Un charmant contre-exemple de cette aptitude nous est fourni par Edgerton [Edgerton, 1980]. Commentant les premiers traités chinois de mécanique occidentale, il remarque cette différence à la fois infime et énorme. Les dessinateurs chinois ont peu de confiance dans le graphisme technique et se servent des images comme illustrations. Tous les liens entre les rouages d’une pompe, par exemple, deviennent des décorations et, après quelques copies, se transforment en vagues sur un étang. Inutile de dire qu’il eût été impossible de partir de ces images ainsi redessinées pour penser une pompe, ou pour en construire une. Les Chinois ne dessinent pas moins bien et ne sont pas moins friands d’images que nous. Simplement, leurs représentations traditionnelles ne sont pas utilisables comme points de départ d’un nouveau travail qui, mobilisant les ressources millénaires de la géométrie, permet à celui qui accumule des traces de capitaliser en grand. Edgerton rejoint là Needham qui signale le même phénomène pour les idéogrammes : aussi nombreuses et bien tenues que soient les archives des mandarins chinois, il est impossible de partir des milliers d’idéogrammes pour produire des textes 12. [Kornhauser, 1962] ; [Drake, 1970] ; [Wisan, 1984] 13. Voir aussi [Havelock, 1981]

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de textes. Le contexte doit rester présent ou du moins assez proche13. Autrement dit, comme les signes ne se déplacent pas très loin sans perdre leur sens, la mise en cascade est impossible. McNeill, dans son livre magistral [McNeil, 1982], y voit même la cause des limites toujours imposées à l’empire et au capitalisme chinois. L’image et l’idéogramme représentent bien sûr, mais ce ne sont pas des mobiles immuables que l’on peut travailler chez soi, à même le papier, en toute ignorance du contexte d’origine et en toute confiance dans l’écrivain rationnel qui les a d’abord rédigés. De ce fait, celui qui les accumule ne gagne pas un avantage décisif sur tous les autres. Comme on le voit, c’est dans des termes classiques de pouvoir et de domination que l’on peut parler le plus simplement de forme et d’abstraction. Il s’agit de tenir le plus petit nombre de représentations et de transformer ces simulacres en une source nouvelle de pouvoir, inconnue de tous ceux qui s’en tiennent aux choses elles-mêmes. Dès que les inscriptions manquent, ou dès qu’il devient impossible de les retraiter au deuxième degré, le pouvoir se perd et la confusion renaît.

VI. CONCLUSION : DES CENTRES DE CALCUL Il y a deux façons de ne pas comprendre ce que j’ai présenté dans cet article. La première serait d’accorder à l’esprit scientifique ce qui dépend des mains et des yeux, des instruments et de la « guerre de position » faite par les chercheurs. Ce serait de l’iconoclastie. La seconde serait de s’occuper uniquement des signes et images, de la perception et du graphisme, en oubliant la mobilisation du monde dont ils ne sont que la pointe et le moyen. Ce serait de l’idolâtrie. Comme dans les querelles théologiques de jadis, les uns croient qu’ils penseraient mieux sans aucune image (alors que leur cerveau serait entièrement vide) ; les autres que les images suffisent à constituer le phénomène. Pour le dire autrement, nous cherchons notre chemin entre deux erreurs : l’une qui constitue l’histoire « des sciences » ; l’autre qui constitue l’histoire « du capitalisme » (sans parler de la troisième qui voudrait comprendre les relations de « la science » et « du capitalisme »). L’un des moyens de se faufiler entre Fafner et Fasolt est de se demander comment il est possible de capitaliser quoi que ce soit. Dès que cette question est posée, on s’aperçoit que les réponses ne sont pas légions ; il faut faire venir le monde en certains points qui deviennent alors des centres ou des points de passage obligé. Très bien, mais sous quelle forme faire venir le monde pour que, d’une part, ce qui est loin, distant et périssable, s’y trouve assemblé, et que, d’autre part, le centre ainsi constitué ne soit pas un formidable embouteillage? Il faut inventer des dispositifs qui mobilisent les objets du monde, maintiennent leur forme et puissent s’inspecter du regard. Il faut surtout que toutes ces formes puissent se combiner à loisir et se retravailler de telle sorte que celui qui 63

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les accumule dispose d’un surcroît de pouvoir. Alors, et alors seulement, certains points deviennent des centres capables de dominer sur une grande échelle. Dans la suite des recherches, je ne parlerai plus des lieux où se cumulent les mobiles immuables que comme des centres de calcul, sans plus m’occuper de savoir à quels domaines ces calculs ressortissent. Il me semble qu’en reformulant ainsi le problème des « vues de l’esprit », il serait possible de sortir de l’impossible étreinte de Fafner et Fasolt et de comprendre pourquoi « la science » et « le capitalisme » font depuis toujours si bon ménage. Voici quelques pistes ouvertes par ce numéro.

a. Calculer les machines S’il est un sujet que l’étude des inscriptions graphiques a renouvelé de fond en comble, c’est bien l’histoire des techniques. Peter J. Booker a retracé l’histoire du dessin technique [Booker, 1979], histoire reprise en France par Yves Deforges [Deforge, 1981] et qui a fait l’objet d’un des plus beaux livres de machine qui soit, celui de Ken Baynes et Francis Pugh [Baynes et Pugh, 1981]. Quand on va des sciences aux machines, on ne va pas du monde des idées et des principes à celui du cambouis et des applications; on va des dessins à plus de dessins [Ferguson, 1985]. La notion même de technologie est indissociable, comme l’a montré Bertrand Gille pour les Alexandrins, du rassemblement des modèles réduits et des dessins de tous les mécanismes précédents [Gille, 1980]. Sans ce rassemblement, les techniques, affirme-t-il, évoluent presque avec la lenteur de l’évolution biologique [Leroi-Gourhan, 1964]. Pour qu’elles s’accélèrent, il faut qu’elles deviennent des êtres de papier présents tous ensemble à la vue du bibliothécaire. Il faut aussi, nous le savons grâce à Ivins, que le dessin permette de les penser et de les voir. La perspective linéaire n’y suffit pas, car l’image qu’elle permet de tracer dépend encore du « point de vue » du spectateur. Une machine dessinée en perspective ne peut être déplacée, élargie et éclatée sans subir de graves déformations. Surtout, ses différentes parties se dissimulent l’une l’autre, à mesure qu’elle devient plus complexe. C’est, après Desargues, Monge qui permit au dessin technique d’obtenir enfin la mobilité et l’immuabilité qui lui manquait. En géométrie projective « (l’objet) peut être vu et photographié de n’importe quel angle – c’est-à-dire déformé – et pourtant le résultat final demeure vrai » (1979, p.35). « [Desargues et Monge] aidèrent à changer le “point de vue” ou la façon de concevoir les choses mentalement. À la place des lignes imaginaires – si malaisées à concevoir clairement – qui étaient le fondement de la perspective jusque là, la géométrie projective permit à la perspective d’être vue en terme de géométrie des solides14. » 14. [Booker, 1979] p. 34.

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Les sept travaux du chercheur (voir section précédente) peuvent alors s’exécuter également à propos des machines qui deviennent pensables, calculables, combinables. Tous les avantages dont j’ai fait la liste plus haut se retrouvent ici. En y ajoutant les conventions de grisés, les cotes et quelques symboles, la mécanique se lit maintenant aussi facilement que la terre sur une carte. Elle se domine du regard, quelle que soit la taille gigantesque du produit final. Chaque partie se détache des autres et s’y rattache – une fois acceptées les conventions permettant les vues éclatées. Il va de soi que les machines elles-mêmes aussi bien que les machines-outils se couvrent d’instruments permettant aux phénomènes de se lire sur le papier15. Lorsque tous ces papiers convergent, comme ils sont tous superposables et combinables, des domaines qui paraissaient fort éloignés sont, littéralement, à quelques centimètres l’un de l’autre. La résistance des matériaux, la géométrie, l’économie politique, la mécanique et l’organisation du travail sont des domaines épars. Oui, tant qu’on les « idéalise ». Lorsqu’on les a tous transformés en papier, ils se superposent aisément : des cotes, des calculs, des numéros de code, des salaires horaires, des contrôles qualité, tout cela peut enfin se combiner. Là encore, la pensée technicienne doit peu à la pensée et beaucoup au montage de traces homogènes en tous lieux. Comme le montrent Booker [Booker, 1979] et Deforges [Deforge, 1981], il n’y a plus qu’à attendre que l’ordinateur ait digitalisé l’image, les tolérances, les règlements, les calculs et les ordres, pour brasser tout cet ensemble dans un centre de calcul devenu enfin tout-puissant. On l’aura compris, la nature des calculs importe moins que leur présence simultanée en un lieu devenu centre. L’anthropologie des techniques peut étudier librement ces centres de calculs, aussi librement que ceux qui les ont construits.

b. Faire l’ethnographie des dossiers Il y a peu d’ethnographes qui se soient intéressés à cet objet méprisé, le dossier [Cambrosio, et al., 1990b]. En revanche, j’ai lu beaucoup de pamphlets contre les bureaucrates et les paperassiers. Il paraîtrait que ces ronds-de-cuir remueraient du papier au lieu de travailler. C’est là une accusation aussi grave que gratuite. D’après ce que nous avons vu jusqu’ici, remuer du papier ne peut pas être inutile ; ce doit être au contraire la source d’un pouvoir capital puisque l’on trouve des « gratte-papier » aussi bien dans les laboratoires que dans les bureaux d’étude. Un bureau ressemble d’ailleurs de plus en plus à un laboratoire pour cette raison essentielle que des « domaines » éloignés s’y trouvent là aussi conjugués. Dans le même dossier se superposent des règlements, des curriculum vitae, des contrôles qualité, des calculs économiques, des plans, des cartes,

15. [Hills et Pacey, 1982] ; [Constant, 1983]

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des questionnaires, des listings. La « pensée » là encore dépend autant des connexions établies entre pages du dossier qu’entre neurones. Se moquer des gratte-papier et des dossiers, c’est oublier que nous ne savons rigoureusement rien ou, du moins, rien avec rigueur, sans regarder nos fiches de paye, nos cartes, nos tickets, nos factures, nos règlements, nos livrets de famille… Nous sommes incapables de dire combien nous gagnons, quand nous avons été vaccinés, quelle heure il est, quelle est la taille de notre appartement, combien nous pesons, quel bus il faut prendre, sans avoir sous les yeux une inscription bien réglée. Même pour vérifier si le document est exact et bien rédigé, c’est encore à d’autres dossiers que nous avons recours (annuaires, dictionnaires, archives, fichiers, modèles). De deux choses l’une : ou bien nous savons quelque chose et nous avons sous les yeux un dossier ou un document ; ou nous ne voyons rien et alors nous ne savons que confusément, cherchant à nous rappeler vaguement de quoi il pouvait s’agir. Il est amusant de constater que les sociétés industrielles soient si fières de leur secteur tertiaire et méprisent autant les bureaucrates. Si le grattage de papier n’était pas la source d’un pouvoir unique, on ne voit vraiment pas pourquoi l’on remplirait les tours de Wall Street, de la Défense ou de la City avec des millions de « paper-shufflers ». Par un curieux effet de symétrie, c’est le même préjugé qui fait croire que les chercheurs « pensent » et que les gratte-papier « ne font rien ». Tous, au contraire, sont absorbés exclusivement par l’exactitude des tracés, des inscriptions, des colonnes, par leur accumulation réglée, leur vérification, leur superposition et leur retraitement. Tous savent parfaitement que la moindre interruption, la moindre faute de frappe et c’est le désordre qui se réintroduirait. Ce qu’on admire chez les uns mais qu’on déteste chez les autres est le fruit de la même obsession : ni le bon sens, ni l’autorité, ni le copinage, ni les autres sens ne valent plus que l’inscription devenue pierre de touche de toute réalité. Encore une fois, qu’ils soient comptables, physiciens, inspecteurs, sportifs, surveillants, biologistes, cartographes compte moins que la possibilité de rassembler tous les comptes en quelques dossiers. Ce sont les mobiles immuables et combinables qui sont le véritable « échangeur universel ». La raison pour laquelle nous ne parvenons pas à comprendre l’importance des grattepapier est que nous supposons qu’il existe quelque part de grandes entités appelées « organisations » ou « institutions » ou « États » ou « forces productives ». Nous utilisons alors ces entités pour « expliquer » la société. C’est aller un peu vite en besogne et ce serait aussi bizarre que d’expliquer le développement des sciences par celui de la méthode scientifique. Avant d’expliquer la société par ces entités, il convient d’abord de se demander comment diable elles sont produites. Comment faire pour qu’il existe un « État », une « économie », une « firme », une « institution » ? Eh oui, il y faut des documents, des papiers, des instruments, des questionnaires ; il faut que tous ces documents soient résumés, sommés, subsumés quelque part. Il faut que quelqu’un 66

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les inspecte de l’œil. L’échelle des entités n’est pas une donnée, c’est un résultat (fragile) d’une montagne de dossiers et de bureaucrates16. Oublier ce travail d’enregistrement, de sommation, de compilation, de rassemblement, oublier cette mise en scène, c’est croire aux géants. Le géant science est formé par le même mécanisme de projection que le géant société ou le géant firme [Chandler, 1977]. On part de ces projections pour expliquer le monde, au lieu de partir des nombreux centres de calcul qui permettent de composer peu à peu ces géants, c’est-à-dire de changer l’échelle de la capitalisation.

c. Arpenter la métrologie En nous intéressant aux mobiles immuables au lieu de nous intéresser soit aux « esprits » scientifiques soit aux signes perçus, il semble que nous ayons beaucoup dérivé. En fait, nous sommes arrivés à poser un problème commun à la fois à la sociologie, à l’économie, à la gestion et à l’histoire des sciences ou des techniques : comment capitaliser ; comment donc mobiliser le monde à grande échelle ; comment rendre toute chose mobile et combinable. Braudel l’a bien montré, la capitalisation de l’argent ne suffit pas [Braudel, 1979]. La monnaie est un mobile (particulièrement mobile), immuable (particulièrement immuable) et combinable (particulièrement combinable), mais c’est une trace parmi d’autres qui ne saurait les résumer toutes. Un centre de calcul qui ne compterait que de l’argent serait incapable de gagner quoi que ce soit ; il faut, comme Alpers l’a si magnifiquement montré, qu’il puisse compter aussi des images du monde, des cartes, des récits, des lettres. En ce sens, il n’y aurait pas une histoire des sciences et une histoire de l’économie, il y aurait une histoire commune des moyens et des centres de calcul. Leur problème unique pourrait se formuler ainsi : comment agir à distance [Latour, 1987]. C’est certainement la métrologie – au sens large – qui permet de se rendre compte à la fois de l’ampleur et de la fragilité des centres de calcul [de Noblet, Jocelyn, 1983a]. Quels que soient en effet la qualité des calculs opérés dans les centres et le surcroît de force que l’on gagne dans ces laboratoires, encore faut-il que les chaînes continues permettent de revenir depuis les traces vers le monde. C’est là le problème des avenues à deux voies que nous avons signalé depuis le début de cette présentation. Les mobiles immuables permettent de mobiliser le monde en créant des allers et des retours ; encore faut-il que les chemins ne soient pas interrompus. La plus petite incertitude dans l’instrument, le plus petit doute sur la fiabilité de l’inscription, la plus petite trahison dans la longue chaîne qui va du questionnaire au chiffre, et voilà que celui

16. [Fourquet, 1980] ; [Callon et Latour, 1981]

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qui croyait tenir le monde dans ses mains ne tient plus qu’un morceau de papier gribouillé. À l’histoire des centres de calcul, il faut donc ajouter l’histoire des réseaux métrologiques qui assurent la constance des constantes, justement, et maintiennent ainsi la supériorité difficilement acquise de ceux qui comptent, dans tous les sens du mot. Un chiffre fera comprendre l’ampleur du problème et l’étendue de nos ignorances. Hunter estime à 6 % du produit national brut les sommes dépensées aux États-Unis pour maintenir les chaînes métrologiques primaires [Hunter, 1980]. Aussi flou que soit ce chiffre, c’est déjà trois fois l’ensemble des dépenses de recherche et développement. On sait que l’étude de Machlup donne des chiffres beaucoup plus élevés pour l’entretien, la maintenance et, si l’on peut dire, la reproduction élargie de ce qu’il appelle l’économie de l’information [Machlup, 1962]. Pour décider ce que nous avons sur nos comptes en banque, ce que nous devons et ce qu’on nous doit (c’est-à-dire la simple définition des agents économiques), cela nécessite déjà une gigantesque machine à prélever ou à traiter de l’information. Sans elle, c’est-à-dire sans la multiplicité des instruments de mesure, des dossiers, des réseaux de communication, l’existence de tel ou tel agent économique est tout simplement indécidable. Les économistes comme les sociologues ou comme les épistémologues oublient toujours les causes de leurs certitudes. Ils l’attribuent à des vues de l’esprit ou à des structures, sans se rendre compte qu’ils bafouillent dès qu’ils n’ont plus les yeux rivés sur un instrument de mesure. Cette présence des instruments, présence qui permet à la fois le prélèvement et l’application de la trace, se retrouve, sans que nous nous en rendions compte, dans tous les aspects de la vie quotidienne. Sans regarder nos montres, nous ne pouvons dire exactement le temps ; sans lire sur l’écran à cristaux liquides de la balance le poids et le prix des saucisses que nous achetons, nous sommes incapables de finir la longue dispute qui pourrait commencer avec notre boucher ; sans regarder le chiffre de la course au taximètre, nous sommes incapables de vérifier si le chauffeur de taxi nous trompe ou a raison. Partout, dans tous les détails de nos vies, dès que nous ne sommes plus familiers avec ceux à qui nous parlons, le recours aux inscriptions de toutes sortes permet de résoudre les contradictions [de Noblet, Jocelyn, 1983a]. De chaque inscription part un long réseau, parfois interrompu par la fraude, qui nous mène toujours à quelque centre de calcul (centre des impôts, chaîne du temps, chaîne des poids et mesures, administration, etc.). Le lecteur comprendra, je l’espère, où nous voulons en venir. On a beaucoup parlé pour décrire nos sociétés de désenchantement, de rationalisation, de bureaucratisation. On a vu notre histoire comme celle d’une scientifisation croissante, d’une montée inéluctable des « rapports marchands », de l’abstraction de l’argent, voire de la « déterritorialisation ». Tous ces termes supposent que l’esprit scientifique est dans l’esprit, que la rationalité croît dans les têtes, que les rapports marchands rendent nos pensées indifférenciées. Curieusement, comme ce préjugé est encore plus fort chez ceux 68

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qui critiquent cet état de choses, le résultat est une belle unanimité sur le désenchantement et l’indifférenciation, caractéristiques de nos sociétés industrielles, de notre modernité et, pour faire bon poids, de notre postmodernité… Les études ici parcourues indiquent une toute autre direction. Nous ne parvenons à obtenir quelques certitudes fragiles qu’en extrayant quelques mobiles immuables, en les faisant courir le long d’étroits réseaux entretenus à grands frais, interrompus au moindre relâchement de la vigilance. L’esprit qui s’applique, en fin de parcours, à ces traces superposées n’est en rien plus sûr, plus désenchanté, plus rigoureux, plus rationnel ; on peut seulement dire qu’il s’applique à ces traces au lieu d’embrasser la complexe réalité, et que, grâce à l’une des sept ruses résumées plus haut, il gagne parfois de la force, force qu’il ne peut exercer qu’aussi longtemps que les chaînes qui lui permettent de retourner au point de départ ne sont pas coupées. Pour le dire de façon plus philosophique, l’équivalence ne doit jamais être supposée a priori ; elle s’obtient comme un résultat provisoire du montage d’un instrument. Pour le dire encore d’une façon plus anthropologique, il n’y a pas de monde moderne que l’on pourrait distinguer « des autres ». Le monde moderne est une « vue de l’esprit », comme la science, ou l’économie, ou le capitalisme. C’est ce que l’esprit croit voir lorsqu’il oublie qu’il ne voit que des traces et des dossiers au bout d’instruments coûteux à mettre en place et à maintenir. Il y a de nombreuses distinctions, certes, mais aucune n’est aussi fabuleuse que le grand partage entre la raison et la croyance, entre le capitalisme et l’économie primitive. Même la précédente phrase est encore trop affirmative. Nous espérons seulement convaincre les lecteurs que nous savons au fond fort peu de chose sur les façons dont nous savons. C’est cette soudaine humilité qui nous donne à tous envie de continuer cette anthropologie comparée des sciences, des techniques et des organisations.

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Dans la dernière décennie, une importante production de données sur les sociétés humaines et non-humaines est venue questionner, de manière implicite, les anciennes idées sur la nature de la société et du lien social. Ces recherches foisonnantes ont rendu obsolètes toutes les définitions trop simples de la vie en société qu’il s’agisse des humains ou des non-humains. Mais elles ont aussi multiplié les difficultés, les contradictions et les apories. Ces inconsistances sont-elles simplement le résultat de « difficultés pratiques » qui seront bientôt éliminées grâce à l’apport de nouvelles données, d’une meilleure méthodologie et d’une plus grande distance des scientifiques à l’égard de l’idéologie et de l’amateurisme ? Dans cet article1, nous ne voulons pas mettre fin à toute ces difficultés mais proposer une approche différente. Nous prétendons que les inconsistances dans les recherches actuelles sont largement dues à l’utilisation d’un mauvais cadre d’analyse. Afin d’explorer les implications d’une telle rupture du cadre d’analyse, nous passerons d’abord en revue les deux paradigmes opposés qui servent à définir la société et ensuite nous prendrons un cas spécifique : 1. Traduction Catherine Rémy. Shirley C. Strum est professeur au département d’anthropologie de San Diego. Cet article d’abord paru en 1987: « The Meanings of Social: from Baboons to Humans », Information sur les Sciences Sociales/Social Science Information, 26 : 783802 et plusieurs fois réédité est ici traduit, sans modification, pour la première fois en français. Pour l’élaboration de l’argument sur les babouins, il faut se référer au livre de Shirley Strum [Strum, 1995] et à l’important volume collectif qu’elle a publié avec Linda Fedigan [Strum et Fedigan, 2000]. Pour une élaboration plus récente de l’argument sociologique on peut se référer à [Latour, 2006]. Sur l’ensemble du domaine, voir le maître-livre de Donna Haraway [Haraway, 1989].

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l’histoire des idées au sujet de la société des babouins. Dans un deuxième temps, nous examinerons les conséquences de l’adoption d’une nouvelle définition du social sur notre conception de l’évolution du lien social. Nous conclurons en suggérant l’utilité de ce nouveau cadre d’analyse pour résoudre des problèmes récurrents au sein de la sociologie des humains comme des non-humains, notamment en ce qui concerne la conception de la politique.

REDÉFINIR LA NOTION DE SOCIAL Les sciences sociales souscrivent couramment à un paradigme dans lequel la notion de « société », bien que difficile à éclaircir et à mobiliser, peut faire l’objet d’une définition ostensive. Les acteurs de la société, même si le degré de leur capacité à agir peut varier entre les diverses écoles de sociologie, sont contenus dans cette vaste entité. Ainsi, les scientifiques du social reconnaissent l’existence d’une différence d’échelle : le niveau « micro » (celui des acteurs, des membres, des participants) et le niveau « macro » (celui de la société entendue comme un tout) [Knorr et Cicourel, 1981a]. Au cours des deux dernières décennies, cette définition ostensive de la société a été mise à mal par l’ethnométhodologie [Garfinkel, 1967] et par la sociologie des sciences [Knorr-Cetina, Karin D. et Mulkay, 1983], plus particulièrement celle des sciences sociales [Law, 1986c] et de la technologie [Latour, 1986]. À la lumière de ces études, les distinctions conventionnelles entre les niveaux micro et macro sont apparues moins évidentes et il est devenu plus difficile d’accepter une définition traditionnelle de la société. Celle-ci est désormais perçue comme une construction ou une performation continuelle, accomplie par des êtres sociaux actifs qui passent d’un « niveau » à l’autre au cours de leur « travail ». Les deux positions, le modèle ostensif et le modèle performatif, diffèrent en principe et en pratique, ce qui implique des conséquences cruciales sur la caractérisation du lien social. Ces deux perspectives peuvent être résumées de la manière suivante.

La définition ostensive du lien social 1. Il est, en principe, possible de découvrir les propriétés typiques qui permettent à une société de former un tout homogène, propriétés qui pourraient expliquer le lien social et son évolution, même si, en pratique, il apparaît difficile de les repérer. 2. Ces propriétés sont en elles-mêmes sociales. Si d’autres propriétés sont incluses, il en résulte que l’explication de la société est économique, biologique, psychologique, etc. 72

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3. Les acteurs sociaux (quelle que soit l’échelle d’analyse – micro ou macro) appartiennent à la société définie en 1. Même s’ils sont considérés comme actifs, leur activité est restreinte puisqu’ils ne constituent qu’une partie au sein d’une société plus large. 4. Les acteurs sont dans la société et de ce fait peuvent s’avérer des informateurs utiles pour les sociologues qui cherchent à découvrir les principes de la société. Néanmoins, ne représentant qu’une partie du « tout », ils ne peuvent en aucun cas, en dépit de leur « conscience », percevoir ou rendre compte de celui-ci. 5. À l’aide d’une méthodologie adéquate, les chercheurs en sciences sociales peuvent découvrir les principes qui donnent à la société sa consistance et son homogénéité, en distinguant notamment les croyances des acteurs de leurs comportements. Cette représentation de la société comme un tout n’est pas à la portée des acteurs sociaux individuels qui la composent. Selon le paradigme traditionnel, la société existe et les acteurs y participent en adhérant à des règles et à une structure déjà déterminées. Les acteurs ne sont pas en mesure de découvrir ou de connaître la nature de la société. Seuls les scientifiques, se situant à l’extérieur de la société, ont la capacité d’envisager et de comprendre cette dernière dans sa globalité.

La définition « performative » du lien social 1. Il est impossible, en principe, d’établir les propriétés qui seraient spécifiques à la vie en société, même si, en pratique, cela s’avère possible. 2. Un ensemble d’éléments et de propriétés définis par les acteurs sociaux contribuent au lien social. Ces éléments ne sont pas purement sociaux et peuvent renvoyer à l’économie, la biologie, la psychologie, etc. 3. En pratique, les acteurs (quelle que soit l’échelle d’analyse – macro ou micro) définissent, pour eux-mêmes et pour les autres, ce qu’est la société, le tout qu’elle représente et les parties qui la composent. 4. Les acteurs qui « performent » la société savent ce qui est nécessaire à leur succès. Cela peut inclure une connaissance des parties et du tout et de la différence entre croyances et comportement. 5. Les chercheurs en sciences sociales soulèvent les mêmes questions que les autres acteurs sociaux et « performent » la société ni plus ni moins que les nonscientifiques. Dans cette perspective, la société est construite à travers les nombreux efforts qui sont faits pour la définir. Ce processus est accompli en pratique par tous les acteurs, 73

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y compris les scientifiques qui s’efforcent eux aussi de qualifier la société. Pour reprendre l’expression de Garfinkel [Garfinkel, 1967], les acteurs sociaux ne sont plus, dans cette optique, des « idiots culturels » mais bien des créateurs de la société. Le lien social n’est plus à rechercher dans les relations entre les acteurs, mais se découvre dans la façon dont les acteurs l’accomplissent au cours de leur tentative de définition de ce qu’est la société. Ce passage du cadre d’analyse traditionnel au cadre d’analyse performatif crée deux séries de relations paradoxales, une première qui révèle une symétrie surprenante entre tous les acteurs et une seconde qui met en évidence une nouvelle asymétrie. La première relation paradoxale est la suivante : plus les acteurs sont actifs, moins ils diffèrent les uns des autres. Cela revient à dire que tous les acteurs sont des chercheurs en sciences sociales à part entière dans le sens où ils s’interrogent sur ce qu’est la société, ce qui la fait tenir et la façon dont elle peut être altérée. La seconde relation paradoxale est la suivante : plus les acteurs sont perçus comme égaux, en principe, plus les différences pratiques entre eux deviennent apparentes aux vues des moyens dont ils disposent pour produire la société. Voyons maintenant comment nous pouvons appliquer ces principes aux sociétés babouines.

BABOUINS : HISTOIRE DES IDÉES Lorsque Darwin écrivit que « nous pourrions apprendre plus des babouins que de beaucoup de philosophes occidentaux », il ne savait en fait que très peu de choses sur les babouins puisque ce fut la révolution darwinienne qui initia l’étude scientifique moderne du comportement et de la société des autres animaux [Darwin, 1977]. Avant elle, le sens commun se représentait les babouins comme un gang de brutes désordonnées, ne possédant aucune organisation sociale, errant au hasard [Morris et Morris, 1946]. Toutefois, l’image d’une société ordonnée émergea dès le commencement des enquêtes « scientifiques ». Les premières études de laboratoire sur des singes [Kempf, 1917] et des babouins captifs [Zuckerman, 1932] n’incorporaient que très peu de connaissance sur le comportement des animaux en milieu naturel2. En dépit de cela, les études démontraient que les babouins possédaient effectivement une société, encore que très simplement organisée. Le sexe et la domination étaient les principaux facteurs de cohésion3. Le sexe faisait tenir la société, ou plutôt le désir des mâles d’avoir un accès sexuel aux femelles. Les babouins s’avéraient ainsi les représentants les plus primitifs et les plus classiques de la société simple et ordonnée des primates. 2. [Marais, 1939, 1969] [Zuckerman, 1932] 3. [Maslow et Flanzbaum, 1936] [Zuckerman, 1932]

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Les études de terrain modernes sur les babouins initiées dans les années 19504 comptèrent parmi les premières tentatives de compréhension du comportement des primates en situation naturelle et donc évolutionniste5. Les données suggéraient que cette société n’était pas fondée sur le sexe. La structure sociale était, au contraire, produite par les effets de l’agression des mâles et de la hiérarchie entre eux qu’elle engendrait. Les liens sociaux, et non sexuels, semblaient maintenir la cohésion du groupe. Lorsqu’ils comparèrent leurs résultats, Washburn, DeVore et Hall6 furent impressionnés par la ressemblance de leurs babouins, et cela en dépit du fait que trois espèces différentes étaient impliquées et que les différentes populations vivaient à des distances de milliers de kilomètres. Non seulement les babouins fournissaient le modèle d’une vie sociale ordonnée, mais, en outre, ils affichaient une « loyauté » à l’égard de leur société en demeurant indifférents à la géographie ou aux distinctions entre les espèces. Cependant, dans les années 1960 et 1970, les études de terrain sur les primates, et notamment sur les babouins, proliférèrent7. Certaines observations menées dans différents habitats de babouins vinrent mettre en question les idées régnantes sur leur société. Par exemple, les babouins vivant dans la forêt en Ouganda8 n’avaient pas une hiérarchie stable de mâles dominants, et ils n’exhibaient pas la variété de comportements « adaptatifs » masculins repérés dans les études antérieures. La parenté et l’amitié apparurent comme les bases de la société babouine9 plutôt que la lutte des mâles pour la domination. Ces découvertes furent rendues possibles par l’introduction de nouvelles méthodes comme la « filature » d’individus connus sur une longue période de temps. Rapidement, chaque groupe de babouins observé apparut diverger de la norme, et les variations dans les comportements ébranlèrent le modèle officiel de l’espèce ainsi que son interprétation évolutionniste. La première façon de sortir de ce dilemme de la variabilité au sein de l’espèce et d’éliminer les incongruités multiples (et, du coup, l’imprévisibilité croissante du comportement des babouins), fut de rejeter les données et les opinions des observateurs ! Une prise de position commune défendit l’idée que les babouins des premières enquêtes ne se comportaient pas différemment, mais que simplement ils n’avaient pas été étudiés correctement. En deçà de la variété des observations, la structure sociale des babouins existait donc de manière stable. 4. 5. 6. 7.

[DeVore, 1965, DeVore et Hall, 1965] ; [Hall, 1963] [Washburn et DeVore, 1961] [Washburn et Hamburg, 1965] ; [Washburn, et al., 1965] [DeVore et Hall, 1965] ; [Hall et DeVore, 1965] ; [Washburn et DeVore, 1961] Cf. [Altmann, Jeanne, 1980] ; [Altmann, Stuart A. et Altmann, 1970] ; [Ransom, 1981] ; [Rowell, 1966] ; [Stoltz et Saayman, 1970] 8. [Rowell, 1966] ; [Rowell, 1969] 9. [Ransom, 1981] ; [Ransom et Ransom, 1971] ; [Strum, 1975b] ; [Strum, 1982]

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Néanmoins, l’importance de la variation mise en évidence à propos des babouins eut finalement pour effet, dans une certaine mesure, d’atténuer la controverse méthodologique. Les scientifiques acceptèrent l’idée que le comportement et la société sont flexibles10. La difficulté consistait à trouver les principes qui gouvernaient cette variabilité. Les meilleurs candidats de l’époque étaient l’écologie et la phylogénie mais seule l’approche socio-biologique du milieu des années 1970 [Wilson, 1975] fournissait une synthèse satisfaisante. Cette réorganisation du cadre d’analyse évolutionniste permettait d’envisager une solution irrésistible à la question des principes de la société. Les propriétés stables ne se trouvaient pas dans la structure sociale elle-même mais plutôt dans les génotypes individuels. Ce n’étaient pas les groupes qui étaient sélectionnés, comme les formulations évolutionnistes précédentes l’avait soutenu, mais les individus. La société elle-même était un résultat stable mais « accidentel » de décisions individuelles, de stratégies évolutionnistes stables (Evolutionary Stable Strategy) qui variaient selon les circonstances11. La solution socio-biologique n’a pas résolu la question des moyens par lesquels la société est réalisée. Les « gènes intelligents » auraient pu être de bons candidats pour une explication lointaine et ultime, mais pas pour une explication des mécanismes causaux proches (proximate explanation). Toutefois, l’existence d’individus à part entière qui coexistaient, co-opéraient et donc s’avéraient les véritables participants de la société, ne pouvait être niée. Les recherches plus récentes sur les babouins (et les primates) se sont penchées sur cette existence sociale. Les premiers résultats ont été établis à partir d’études de longue durée en milieu naturel (les sites d’étude se trouvant au Kenya – Amboseli, Gilgil/Laikipia, Mara ; en Tanzanie – Gombe, Mukumi ; au Bostwana – Okavango). Ces nouvelles recherches sont tout à fait intéressantes pour notre propos. La voie empruntée involontairement par la sociobiologie fut d’attribuer aux babouins une conscience sociale et des savoir-faire sociaux plus importants12 : on n’avait plus à faire à des babouins biologiquement astucieux mais socialement astucieux. Leurs savoirfaire impliquent la négociation, l’expérimentation, l’évaluation et la manipulation13. Un babouin mâle, poussé par ses gènes à maximiser ses chances de reproduction, ne peut pas seulement compter sur sa taille, sa force ou son rang hiérarchique pour obtenir ce qu’il veut. Même si sa force de domination était suffisante, la question suivante ne cesserait de se poser : comment les babouins savent-ils qui est dominant ? 10. [Crook, 1970, Crook et Gartlan, 1966] ; [Eisenberg, et al., 1972] ; [Gartlan, 1968] ; [Jay, 1968] ; [Struhsaker, 1969] 11. [Maynard Smith, 1976, Maynard Smith et Parker, 1976, Maynard Smith et Price, 1973] 12. [Griffin, 1981, 1984] 13. [Strum, 1975b] ; [Strum, 1975c] ; [Strum, 1981] ; [Strum, 1982] ; [Strum, 1983b] ; [Strum, 1983a] ; [Strum, 1984] ; [Western et Strum, 1083]

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La domination est-elle un fait ou un artefact ? Si la réponse est un artefact, de quel artefact s’agit-il ? Est-ce celui de l’observateur, à la recherche d’un cadre stable dans laquelle il puisse insérer les babouins ? (Même dans l’étude classique de la dominance, l’investigateur doit intervenir en associant deux par deux les mâles en lutte pour la nourriture, ceci afin de « découvrir » qui est dominant.) Ou bien a-t-on ici affaire à un problème universel que l’observateur et le babouin doivent tous les deux résoudre ? Telle est la solution la plus intéressante pour une définition performative. Si les babouins sont constamment en train d’expérimenter, d’essayer de voir qui est allié avec qui, qui dirige qui, quelles stratégies peuvent être utiles, comme les enquêtes récentes l’ont suggéré, il s’ensuit que les babouins et les scientifiques se posent les mêmes questions. Et, dans la mesure où les babouins sont constamment en négociation, le lien social est transformé en un processus d’acquisition de savoir sur « ce qu’est la société ». Pour le dire quelque peu différemment, si nous admettons que les babouins ne pénètrent pas dans une hiérarchie stable mais plutôt qu’ils négocient ce que sera cette structure, et qu’ils se surveillent et se poussent les uns les autres à de telles négociations, la variété de la société babouine s’accorde avec l’idée d’une structure simple qui peut être vue comme la résultante toujours en mouvement de la définition « performative » du lien social. Ce constat est encore plus frappant dans l’autre sens. S’il existait une structure stable dans laquelle les acteurs trouvent leur place et leur rôle, comment expliquer l’ensemble de ces comportements s’efforçant de tester, négocier et contrôler ce cadre, ces places et ces rôles14 ? Et les babouins ne sont pas les seuls parmi les primates non-humains15. Nous pouvons résumer cette évolution des idées, des données et des théories de la manière suivante : tout d’abord, la définition traditionnelle, ostensive, de la société babouine n’a pas pu prendre en compte la variété des données sur la vie sociale de ces primates. Par conséquent, certaines informations ont été traitées comme des « données » et d’autres comme des incongruités à ignorer ou bien à expliquer dans un champ différent. Ensuite, les études plus récentes ont démontré que les babouins

14. Cf. [Strum, 1975b, c] ; [Strum, 1981] ; [Strum, 1982] ; [Strum, 1983a, b, 1984] ; [Boese, 1975] ; [Busse et Hamilton, 1981] ; [Cheney, 1977] ; [Dunbar, 1983] ; [Gilmore, 1980] ; [Hamilton, et al., 1975] ; [Hausfater, 1975] ; [Kummer, 1967, 1973, 1978] ; [Kummer, et al., 1974] ; [Nash, 1976] ; [Packer, 1979, 1980] ; [Parker et MacNair, 1978] ; [Popp, 1978] ; [Post, et al., 1980] ; [Rasmussen, 1979] ; [Rhine, 1975, Rhine et Owens, 1975, Rhine et Westlund, 1978] ; [Sapolsky, 1982, 1983] ; [Seyfarth, 1976] ; [Smuts, 1982] ; [Stein, 1984] ; [Walters, 1980, 1981] ; [Wasser, 1981] 15. Cf. [Bernstein et Ehardt, 1985] ; [Chepko-Sade, 1974, Chepko-Sade et Olivier, 1979, ChepkoSade et Sade, 1979] ; [de Waal, 1982] ; [Drickamer, 1974] ; [Gouzoules, 1984] ; [Kaplan, 1978] ; [Kleiman, 1979] ; [Parker et MacNair, 1978] ; [Seyfarth, 1977, 1980] ; [Silk, 1980]

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investissent beaucoup de temps dans la négociation, la surveillance et le contrôle des uns et des autres. Une définition performative de la société nous permet d’intégrer les deux séries de « faits ». Selon cette définition, les babouins ne sont plus perçus comme s’intégrant à l’intérieur d’un groupe. Ils sont plutôt vus comme luttant pour définir la société et les groupes au sein desquels ils existent, leur structure et leurs frontières. Ils ne sont plus perçus comme participant à une hiérarchie, mais plutôt comme ordonnant leur monde social grâce à leur activité. Dans une telle perspective, les hiérarchies stables ou mouvantes sont le résultat, non pas de l’existence d’une société pyramidale au sein de laquelle les babouins devraient prendre place, mais de la recherche de repères provisoires pour rendre les interactions prévisibles. Plutôt que de pénétrer un système d’alliance, les babouins performateurs de la société testeraient la disponibilité et la solidité des alliances sans être certains de connaître à l’avance les relations susceptibles de tenir. Bref, les babouins performateurs sont des acteurs et des joueurs sociaux qui négocient et renégocient activement ce que leur société est et sera. La version performative de la société semble plus capable que le modèle traditionnel de rendre compte des données longitudinales de très longues durées concernant un site de babouins. Cela s’avère vrai lorsque l’on se penche sur les comportements de prédation16, les interactions des mâles17, la morsure agonistique18, les stratégies sociales19, l’évolution de la manipulation sociale20, et la fission de la principale troupe étudiée. Les babouins performant la société pourraient aussi fournir une interprétation plus cohérente des données dont nous disposons maintenant sur l’ensemble des populations et sur les autres primates.

COMPLEXITÉ ET COMPLICATION SOCIALE Lorsque nous transformons les babouins en interprètes actifs de leur société, cela revient-il à les placer à égalité avec les humains ? Le paradigme performatif laisse entrevoir une distinction importante mais inaperçue jusque là. Ce qui diffère, ce sont les moyens pratiques dont les acteurs disposent pour imposer leur conception de la société ou pour orienter les autres sur une plus large échelle. Si les acteurs n’avaient qu’eux-mêmes, que leur corps comme ressource, la tâche qui consiste à construire des sociétés stables serait très difficile. C’est probablement 16. 17. 18. 19. 20.

[Strum, 1975b, 1981, 1983a] [Strum, 1982, 1983b, 1984] [Strum, 1983b, 1984] [Strum, 1982, 1983b, 1984] [Western et Strum, 1083]

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le cas pour les babouins. Ces derniers tentent de décider qui est un membre du groupe, quelles sont les unités pertinentes du groupe devant être prises en compte, quelle est la nature de l’interaction de ces diverses unités, et ainsi de suite, mais ils ne disposent pas de moyens permettant de simplifier ces questions ou encore de les poser séparément. Bien sûr, l’âge, le genre et peut-être la parenté peuvent être considérés comme déjà déterminés dans la plupart des interactions et préalablement connus des intervenants qui, rappelons-le, interagissent constamment sur de très longues périodes – parfois plus de trente ans pour le groupe le plus longuement étudié. Dans la mesure où les systèmes de dominance sont liés à la parenté, le rang hiérarchique peut lui aussi être prédéterminé21. Mais même l’âge, la parenté et le lien entre parenté et dominance peuvent faire l’objet d’une négociation lors de moments critiques22. Une profusion d’autres variables s’affectent mutuellement, profusion qui nous amène à définir les relations des babouins entre eux comme « incluent simultanément une multitude de variables dont aucune ne peut être clairement distingué des autres et prises à part des autres dans une procédure séquentielle procédant pas à pas ». Pour repérer la différence entre babouins et humains nous n’allons pas dire que les uns ont une société simple et les autres une société complexe. Au contraire, nous allons dire que les babouins vivent dans des sociétés complexes et qu’ils ont une sociabilité complexe. Lorsqu’ils construisent ou restaurent leur ordre social, ils le font à l’aide de ressources limitées, leurs corps, leurs savoir-faire sociaux et toutes les stratégies sociales qu’ils peuvent élaborer. Un babouin est, de notre point de vue, le cas idéal du « membre compétent » dépeint par les ethnométhodologues, un acteur social qui n’arrive pas à négocier un facteur à la fois, et qui est constamment sujet à l’interférence des autres à qui se posent des problèmes similaires. Ces ressources limitées ne rendent possible qu’une stabilité sociale limitée. Une plus grande stabilité ne peut être acquise qu’à l’aide de ressources additionnelles. Il faut introduire dans la description quelque chose de plus, quelque chose qui se situe au-delà de ce que le corps biologique a intégré et qui ne peut être atteint que grâce à des savoir-faire sociaux nouveaux. C’est précisément le point d’entrée où nous pouvons reconnaître l’irruption des techniques au sens très large de ressources extrasomatiques. Les ressources matérielles et les symboles peuvent être utilisés pour imposer ou réimposer une vue particulière de « ce qu’est la société » et permettent de déplacer la vie sociale de la complexité vers ce que nous appellerons la complication. La différence des deux termes complexité et complication n’est pas canonique. Dans notre vocabulaire, quelque chose est « compliqué » quand il est composé d’une succession d’opérations 21. [Chapais et Schulman, 1980] ; [Hausfater, et al., 1982] 22. [Altmann, Jeanne, 1980] ; [Cheney, 1977] ; [Chepko-Sade et Sade, 1979] ; [Popp et DeVore, 1979] ; [Trivers, 1972] ; [Walters, 1981] ; [Wasser, 1982] ; [Wasser et Barash, 1981]

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simples dont chacune peut être traité séquentiellement dans une procédure pas à pas qui ne traite à chaque fois qu’un petit nombre de variables. L’ordinateur, par exemple, est l’archétype d’une structure compliquée : la machine accomplit les tâches par le biais d’une série de petits pas. Selon nous, ce déplacement de la complexité vers la complication correspond à la distinction pratique cruciale entre les différents types de vie sociale. Lorsque Descartes demande « de diviser les difficultés en autant de parties qu’on les pourra résoudre », il vise une situation compliquée mais pas complexe puisque cette division est justement impossible. Afin d’éclaircir ce point, on peut se pencher sur ce que les observateurs des babouins font pour comprendre la vie sociale de ces derniers. Tout d’abord, les individus sont identifiés et un nom leur est attribué, la composition du groupe est déterminée par l’âge, le sexe et la parenté et peut-être aussi par le rang dans une hiérarchie de dominance. Ensuite des items de comportement sont identifiés, définis et codés. Chaque jour au cours de l’étude, l’attention est consciemment focalisée sur un sous-ensemble d’individus, de moments et d’activités, parmi l’ensemble des interactions qui ont lieu simultanément et dans laquelle un humain serait incapable de se repérer. Bien sûr on pourrait interpréter cette procédure comme une façon rigoureuse de « découvrir » la structure sociale sous-jacente dont l’existence serait la condition de la société babouine. Cette interprétation du travail scientifique est en accord avec la définition ostensive de la société. De notre point de vue, cependant, le travail entrepris par les observateurs humains afin de comprendre les sociétés de babouins s’apparente au processus lui-même qui rend la société humaine différente de celle des babouins. Les observateurs scientifiques modernes remplacent la complexité de relations, de significations, et de comportements changeants, souvent confus et continus, par un ensemble compliqué d’items simples, symboliques et précis. Il s’agit d’un énorme travail de simplification. Comment le passage de la complexité à la complication sociale s’opère-t-il ? Le schéma 1 illustre la façon dont nous imaginons cette progression. La première ligne représente une société de babouins dans laquelle la sociabilité et la société sont complexes et non pas compliquées puisque les individus sont incapables d’orienter les autres sur une large échelle. L’intensité de leur négociation sociale reflète leur incapacité à imposer leur conception de la société aux autres, ou de la transformer en une version stable et définitive. La seconde ligne positionne des hypothétiques chasseurs-cueilleurs qui sont, en comparaison des babouins, riches en matériel et en significations symboliques pour construire une société, mais plus pauvres que les sociétés industrielles modernes. À ce niveau, le langage, les symboles et les objets matériels peuvent être utilisés pour simplifier la tâche de négociation sur la nature de l’ordre social. Les corps ont toujours une place importante dans les stratégies de performation de la société, mais 80

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sur une échelle plus large, plus durable et moins complexe. Les ressources matérielles et les innovations symboliques liées au langage permettent aux individus d’avoir plus de pouvoir sur les autres et, par conséquent, d’accroître leur capacité à déterminer la nature de l’ordre social.

+

4 Sociétés industrielles

3 2

Sociétés agricoles

Chasseurs-cueilleurs

1 Sociétés babouines

– –

Degré décroissant de complexité sociale

+

Schéma 1 Complexité versus complication : la progression La ligne 3 représente des sociétés agricoles au sein desquelles un plus grand nombre de ressources peut être mobilisé afin de créer le lien social. En fait, ce dernier peut être maintenu en l’absence relative d’individus. Parce que les négociations à chaque étape perdent en complexité, ces sociétés sont plus compliquées et puissantes que celles des chasseurs-cueilleurs et la performation de la société est possible sur une plus large échelle. Les sociétés industrielles modernes – ligne 4 – sont capables d’organiser et de « mobiliser » les autres sur une très vaste échelle. Mais selon notre schéma, les savoir-faire dans une société industrielle sont ceux de la simplification qui rend les tâches sociales moins et non pas plus complexes. Une structure stable et compliquée est créée par le biais du maintien d’une variété de facteurs constants et d’une négociation pas à pas des variables. Grâce aux ressources extrasomatiques qui sont employées dans le processus de la complication sociale, des unités comme les entreprises multinationales, les États et les nations, peuvent être constituées [Latour, 1987]. La tendance que nous venons d’ébaucher part d’une sociabilité complexe, comme celle que l’on trouve chez les babouins, pour aller vers 81

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une sociabilité compliquée que l’on repère chez les humains. Au commencement, les individus n’ont que peu de chances d’affecter les autres, ou d’imposer leur conception de la société, ou encore de produire un ordre social solide, puis nous rencontrons une situation dans laquelle les individus emploient de plus en plus de matériel et des moyens « extra-sociaux » afin de simplifier les négociations sociales. Cela leur donne la capacité d’assigner des rôles sociaux aux autres, même quand ces derniers ne sont pas physiquement présents. En utilisant des ressources additionnelles, les acteurs sociaux peuvent transformer des associations faibles et renégociables, comme les alliances entre les mâles babouins, en unités fortes et incassables23.

L’ÉVOLUTION DU LIEN SOCIAL PERFORMATIF L’usage d’un cadre d’analyse performatif produit deux changements importants. Premièrement, il octroie une capacité d’action complète à tous les participants sociaux. Individuellement et collectivement, ils créent la société et, en théorie, sont tous égaux. Mais, deuxièmement, de nouvelles asymétries sont introduites dès qu’on prend en compte les moyens pratiques dont disposent les acteurs pour imposer leur propre définition du lien social et pour organiser les autres en fonction de leurs vues individuelles sur ce qu’est la société. Ce constat suggère une nouvelle façon d’examiner l’évolution du lien social. Dans les lignes suivantes, nous proposons une classification des significations du social qui peuvent avoir des répercussions sur un scénario évolutionniste. On peut commencer par la définition commune du social – « associer ». Mais comment un acteur entretient-il le lien social ? Certaines associations sont plus faibles tandis que d’autres sont plus fortes et durables. Notre comparaison entre complexité et complication, des babouins aux humains, suggère que les ressources, en particulier extrasomatiques, jouent un rôle dans la construction de la société et dans la stabilité sociale. L’étymologie du mot social est également instructive. La racine est seq-, sequi et le sens premier est donc « partisans ». Le latin socius est un compagnon, un partenaire, un camarade, un associé. Socio signifie s’unir, s’associer, faire ou avoir ensemble. Dans les différentes langues, la généalogie du mot « social » emprunte le chemin suivant : d’abord « suivre quelqu’un », ensuite « enrôler et s’allier avec » et, enfin, « avoir quelque chose en commun ». Ces trois sens sont assez appropriés pour les babouins. Une signification plus tardive de social est « avoir sa part, être associé dans une entreprise commerciale ». Le « social » du « Contrat social » est l’invention de Rousseau. Le « social » des « problèmes sociaux », de la « question 23. [Callon et Latour, 1981] ;[Latour, 1986]

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sociale », est une innovation du dix-neuvième siècle. Des mots voisins comme « sociable » « sociabilité » font référence à des savoir-faire permettant aux individus de vivre poliment en société. Si l’on se réfère au sens général du mot, il est clair que le sens de « social » s’est rétréci avec le temps. Partant d’une définition qui englobe toutes les associations, nous avons maintenant, dans le langage courant, un usage qui est limité à ce qui reste lorsque la politique, la biologie, le droit, l’économie, la technologie, et ainsi de suite, ont pris leur part dans ces associations. Le cadre d’analyse performatif pour lequel nous plaidons, redonne au mot « social » son sens originel d’association. En utilisant une telle définition, on peut comparer les façons pratiques par lesquelles les organismes produisent les sociétés. Le schéma 2 résume notre point de vue au sujet de l’évolution du lien social performatif. Nous nous sommes concentrés sur les types de ressources que possèdent les acteurs afin de créer la société et de s’associer, mais nous ne restreignons en aucune manière l’étendue et la nature des « ressources ». Agrégation

Asocialité

Adaptation secondaire aux congénères

Manipulation des phénotypes par sociabilité

Manipulation des génotypes pour obtenir des phénotypes différents : insectes eusociaux

Société construite par des ressources somatiques seulement : sociétés de primates non-humains

Usage minimal des ressources extrasomatiques : sociétés nonindustrielles

Société construite aussi par des ressources extra-somatiques : sociétés de primates humains

Usage maximal des ressources extrasomatiques : sociétés industrielles

Schéma 2 L’évolution du lien social performatif

L’agrégation de congénères est la première signification du social dans les nombreux récits sur l’origine de la société [Latour et Strum, 1986]. Cependant, la plupart 83

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de ces explications échouent à distinguer cette agrégation de l’origine des savoir-faire sociaux. Une fois que l’agrégation s’est produite, quelle qu’en soit la cause24, notre modèle envisage deux stratégies différentes. La première consiste pour l’acteur à partir, à fuir les autres dès que possible. Cette option génère des animaux asociaux qui vivent seuls à l’exception des brefs moments de reproduction et de quelques associations temporaires. La seconde stratégie a plus d’intérêt pour nous. Si le choix n’est pas celui de la fuite, l’individu doit s’adapter à un nouvel environnement constitué par la présence des autres. Il s’agit du sens le plus commun du social que l’on trouve dans la littérature sur le comportement animal : modifier son propre comportement afin de vivre à proximité des membres de son espèce. Acquérir le savoir-faire pour créer la société et la faire tenir est donc une adaptation secondaire à un environnement composé en large partie de congénères. Afin de ne pas se laisser dépérir dans ce nouveau contexte social, les individus doivent gagner en intelligence dans la manipulation des autres. Une fois que l’option sociale a été choisie, deux autres possibilités apparaissent. Dans la première, ce sont les génotypes qui sont modifiés jusqu’à ce qu’ils soient socialement distincts. Par exemple, au sein des sociétés d’insectes les corps des acteurs se trouvent modelés de manière irréversible. La seconde possibilité met en jeu une signification différente du social. Dans ce cas, les génotypes produisent des phénotypes similaires. Mais ces phénotypes sont ensuite manipulés par les savoir-faire sociaux des individus, qui ne cessent de s’accroître. Cette option elle aussi donne lieu à deux solutions alternatives. Les babouins offrent un exemple de la première. Des savoir-faire sociaux sont nécessaires aux acteurs afin d’imposer aux autres leur conception de ce qu’est la société. Mais les babouins ne disposent que « d’instruments légers » et ne peuvent construire que des « sociétés souples », corps sur corps en quelque sorte. Pour ce faire, ils n’ont en effet que leurs corps, leur intelligence et la mémoire des interactions passés, ce qui est loin d’être négligeable. Il s’agit d’une tâche complexe et, dans la société des babouins, seuls les individus socialement « intelligents » et habiles peuvent espérer l’accomplir. La seconde possibilité consiste à acquérir des moyens supplémentaires afin de définir et de renforcer le lien social. Ici, nous disposons du cas humain : l’usage de ressources et de symboles permet aux hommes de simplifier la tâche de création de la société. Les interactions sociales deviennent plus compliquées. La plupart des savoir-faire nécessaires pour accomplir la société résident désormais dans la création de liens symboliques et matériels. Le résultat paradoxal est que les acteurs n’apparaissent plus comme les créateurs de la société, mais sont plutôt perçus comme insérés dans une société matérielle qui les domine (le paradigme traditionnel discuté précédemment). 24. [Alcock, 1975] ; [Hamilton, 1971]

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En ce qui concerne les sociétés humaines, il existe une branche supplémentaire qui a trait cette fois à la quantité de ressources disponibles. Les sociétés non-industrielles (autrefois considérées comme primitives) sont créées avec une quantité minimale de ressources matérielles, alors que l’augmentation de ces ressources produit les sociétés « modernes ». On voit ainsi que c’est la technologie qui devient la variable décisive pour résoudre le problème de la construction de la société sur une large échelle. Elle représente une ressource de plus en ce qui concerne la mobilisation des individus dans la performation de la société. Pour résumer notre modèle théorique, une fois que les individus sont agrégés et ont choisi de ne pas s’éviter, une adaptation secondaire à un nouvel environnement compétitif de congénères est nécessaire. Deux stratégies sont possibles : manipuler les génotypes pour en obtenir des différents (insectes sociaux) ou manipuler les phénotypes de génotypes similaires à travers l’accroissement des savoir-faire sociaux. Des corps identiques qui s’adaptent à la vie sociale ont, eux-mêmes, deux possibilités : construire la société en utilisant seulement des savoir-faire sociaux (les primates non-humains) ou utiliser des ressources matérielles supplémentaires et des symboles pour définir le lien social (les sociétés humaines). Au cours de la « marche » humaine différents types de sociétés sont créés en fonction de l’étendue des nouvelles ressources utilisées.

POLITIQUE Quel peut être l’intérêt de notre discussion sur les significations du social à propos de la politique ? La réponse dépend, bien sûr, de la façon dont la politique est définie [Mackenzie, Donald, 1967]. À un niveau général, elle renvoie simplement à l’action traditionnelle de représentants, c’est-à-dire de personnes « avisées, prudentes et habiles » qui engagent des actions « opportunes et arbitraires »25. Schubert propose une définition de la politique qui permet des comparaisons entre les espèces dans une perspective évolutionniste [Schubert, 1986]. Pour lui, la politique est la façon dont les individus cherchent à influencer et à contrôler ceux qui ne sont pas étroitement liés à eux mais qui vivent dans le même groupe social. Dans ce groupe, il y a des « sous-groupes » qui coopèrent ou luttent pour le choix d’une ligne d’action qui déterminera les règles culturelles en vigueur. Notre approche et celle de Schubert suggèrent que l’habileté à influencer et à contrôler ses congénères est un aspect important du comportement politique. En passant à une définition performative du social, nous concevons le lien social comme le produit d’un exercice actif de négociation et de contrôle. Ce qui diffère, entre les espèces et entre les divers 25. Cf. Oxford English Dictionary

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groupes humains, c’est l’échelle à laquelle les autres peuvent être organisés, mobilisés et influencés. En suivant notre modèle, les ressources matérielles et les symboles ont un rôle significatif dans l’instauration d’une différence entre les sociétés « molles » qui ont une stabilité limitée, au sein desquelles les individus possèdent un pouvoir d’influence sur les autres lui aussi limité, et une société « dure » et stable, au sein de laquelle les autres peuvent être influencés sans être présents. Pouvons-nous identifier les balbutiements du comportement politique dans ceux de la sociabilité, telle que nous l’entendons, et retracer son développement en suivant notre version de l’évolution du lien social ? Si l’on accepte la perspective traditionnelle qui définit les individus comme relativement passifs, dominés par la société, l’action politique commence lorsque ces derniers deviennent « acteurs », c’est-à-dire quand ils prennent l’initiative de définir « ce qu’est la société ». Dans cette optique, l’initiative arrive très tard dans l’échelle d’évolution. En revanche, si tous les acteurs « performent » jusqu’à un certain point la société et sont, dès le départ, des participants actifs, explorant, négociant et renégociant, où peut-on situer de manière satisfaisante les débuts du comportement politique ? Devons-nous exclure les insectes sociaux parce que les négociations majeures ont lieu avant que les phénotypes apparaissent ? Devons-nous écarter les primates non-humains parce que leur sphère d’influence est limitée par l’étendue de leurs ressources symboliques et matérielles ? Alors que la définition « biopolitique behaviouriste » de Schubert préconise la prudence en ce qui concerne l’attribution de comportement politique aux primates non-humains tel que l’ont proposé certaines études récentes [de Waal, 1982], la visée de notre argument est de dessiner un parallèle plus étroit entre ce que nous appelons « social » et ce qui a été défini comme politique. Ces efforts n’effacent pas les différences significatives entre les fourmis, les babouins et, par exemple, les technocrates et le Pentagone. Il s’agit plutôt d’éclairer dans une nouvelle perspective l’origine de ces différences : les ressources utilisées et le travail pratique nécessaire afin de les mobiliser. Dans notre définition des ressources, les gènes, le pouvoir, le langage, le capital et la technologie, par exemple, sont tous vus comme des moyens stratégiques pour renforcer, d’une façon de plus en plus durable, l’influence de chacun sur les autres. La politique n’est pas une sphère d’action étanche. La politique, de notre point de vue, est ce qui permet le mélange de ressources hétérogènes pour produire un lien social qui devient de plus en plus difficile à rompre.

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Le prince : machines et machinations Bruno Latour

Machiavel, républicain de cœur, a établi les fondements de la démocratie dans son Discours sur la première décade de Tite-Live. Malgré cela, on le considère souvent comme un cynique d’une dangereuse amoralité1 parce qu’il a aussi écrit le Prince. Pratiquement pourtant, les deux œuvres sont de même nature : si l’on veut que la démocratie soit solide, il faut avoir compris les dures réalités du pouvoir. Pour Machiavel, le double langage ne tient pas à sa propre analyse ni même au cœur des souverains qu’il analyse, mais bien aux historiens qui distinguent arbitrairement les vices et les vertus. Hannibal, par exemple, fut capable de maintenir la cohésion d’une armée composée de plusieurs peuples et races : « Ce fut entièrement grâce à une cruauté inhumaine. Jointe à ses autres qualités-et elles étaient innombrables- elle le fit craindre et respecter de ses soldats. S’il n’avait pas eu cette cruauté, ses autres qualités eussent été insuffisantes. Les historiens, qui ont peu réfléchi à ce problème, admirent d’un côté ce que Hannibal a réalisé, mais condamnent de l’autre ce qui a rendu ces réalisations possibles » (p.667)2. Dans le Prince, Machiavel présente un ensemble de règles de gouvernement qui vont au delà de la distinction que font les moralistes, les citoyens ou les historiens entre le bien et le mal. Toutes ces règles peuvent se déduire d’une notion essentielle : comment garder le pouvoir longtemps malgré les ennemis et les revers de fortune ? Une fois cette notion essentielle clairement conçue, tout ce qui apparaissait auparavant comme des exceptions choquantes ou bizarres est perçu correctement comme différentes stratégies ou tactiques pour parvenir à un seul et même but. Ainsi, l’action 1. Traduit de l’anglais pas Denis Canal originellement publié dans Bruno Latour (1988) “The Prince for Machines as well as for Machinations” in Brian Elliott (edited by), Technology and Social Change. Edinburgh: Edinburgh University Press. Publié en français en 1990 dans Futur Antérieur n° 3 pp. 35-62 2. Les citations françaises du Prince sont tirées de la Pléiade.

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vertueuse ne sera ni une règle ni une exception, mais simplement une possibilité parmi tant d’autres : « Le fait est que l’homme qui veut agir vertueusement en toute circonstance connaît nécessairement l’échec parmi tant d’hommes qui ne sont pas vertueux. Dans ces conditions, si un prince veut se maintenir au pouvoir, il doit apprendre à ne pas être vertueux et faire usage ou non de la vertu en fonction des besoins » (p. 339). Bien que cette phrase ait puissamment contribué à décrier la réputation de Machiavel, elle exprime au contraire, de son point de vue, la seule manière possible d’augmenter les chances de moralité et non pas une échappatoire commode. Son livre aspire à définir une position dans laquelle la marge de manœuvre des démocrates vertueux est au moins aussi importante que celle des tyrans assoiffés de sang. Si vous voulez être vertueux, dit-il à tous les républicains, il vous faut beaucoup plus que votre pharisaïsme moral, beaucoup plus d’alliés, dont beaucoup vous trahiront. Au lieu de vous satisfaire de discours éthiques, faites-vous des alliés, combattez vos ennemis et méfiez-vous de tout. Malgré toute son astuce, sa passion et sa générosité, Machiavel n’était pas en mesure d’anticiper par l’imagination la duplicité des Princes d’aujourd’hui, ni la pusillanimité et le pharisaïsme des démocrates modernes. Les intrigues qu’il a décrites sont fondées sur les passions et les manipulations des hommes par d’autres hommes. Les seuls alliés « non-humains » qu'il ajoute explicitement à la combinazione sont les forteresses et les armements, les premières parce qu’elles ralentissent l’arrivée éventuelle des ennemis, les seconds parce que « il n’y a simplement aucun rapport entre un homme qui est armé et un homme qui ne l’est pas » (p.353). Cela mis à part -sans parler des alliés surnaturels qu’il met ironiquement de côté- Machiavel construit ses intrigues par des combinaisons successives d’échecs et de succès, les hommes se contrôlant et se dominant tour à tour. Son monde est un monde social. Pour restaurer l’ordre social constamment menacé de décrépitude, les forces de la société sont, sinon les seules, du moins les principales ressources.

ACTUALITÉ DE MACHIAVEL Ce n’est plus le cas aujourd’hui et c’est la raison pour laquelle l’univers de Machiavel, malgré ses troubles sanglants, nous apparaît par contraste facilement compréhensible ; c’est aussi pourquoi ses astucieux stratagèmes nous semblent si désarmants de naïveté comparés à ceux que nous devons ourdir à présent. La duplicité qu’il nous faut comprendre ne se trouve plus chez les Princes ou les Papes, qui ont fait leur temps, mais dans le recours simultané à des alliés humains et non-humains. Aux éternelles passions, traîtrises et autres stupidités des hommes et des femmes, il nous faut ajouter l’entêtement, la ruse et la force des électrons, des microbes, des atomes, 88

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des calculateurs et des missiles. Duplicité bien sûr, car les Princes ont toujours deux fers au feu : l’un pour agir sur les alliés humains, l’autre pour mettre en œuvre les alliés non-humains. En résumé, les démocrates en péril qui eurent à combattre durant des siècles contre des machinations doivent se colleter aussi maintenant avec des machines. Ce chapitre explore les voies qui permettraient d’étendre les analyses du Prince à la description des machines et des machinations, de la technologie et de la société.

TECHNOLOGIE ET SOCIÉTÉ SONT DEUX OBJETS CRÉÉS PAR LE DOUBLE LANGAGE DE L’ANALYSTE Comme au temps de Machiavel, la duplicité est avant tout dans les propres interprétations de l’analyste. Au lieu de suivre le Prince faisant son chemin grâce à ses alliés humains et non-humains, elles transforment cette masse désordonnée en deux ensembles distincts et homogènes, groupant d’un côté les humains entre eux, de l’autre considérant en bloc tous les éléments non-humains des stratégies qu’il leur faut analyser et expliquer. Le système de l’apartheid sud-africain est moins artificiel que cette séparation qui implique une politique de développement séparé, d’un côté pour les liens sociaux, de l’autre pour la technologie. Or il est impossible de comprendre les formes modernes du pouvoir si l’on ne saisit pas d’emblée que ce que l’on appelle « société » et ce que l’on appelle à tort « technologie3 » sont deux objets fabriqués (des artefacts), créés simultanément et symétriquement par les analystes qui ont trop rétréci la définition du pouvoir pour trouver la puissance. Transformer la finesse du Prince en deux lignes parallèles à l’infini a autant de sens que de séparer les prouesses d’Hannibal de sa cruauté ou que de préparer une bataille mettant d’un côté tout le matériel et de l’autre tous les hommes nus. C’est exactement comme si Thomas Hughes [Hughes, Thomas P., 1979], dans son étude exemplaire sur Edison, avait mis ici tous les éléments techniques (lampes, stations électriques, transformateurs…), là tous les éléments sociaux (organisation, financements, relations publiques…) puis tenté d’établir ensuite quelque rapport entre ces deux ensembles ! Si l’histoire d’Hannibal est rendue obscure à cause du moralisme des historiens, que ne doit-on pas dire de l’histoire des imbroglios socio-techniques que nous avons trop souvent à lire ? La première chose que l’on devrait faire pour étendre les analyses du Prince et pour rendre l’histoire moins opaque est de se débarrasser de ces deux objets fabriqués que sont 3. Convaincre les auteurs anglo-saxons que le terme « technologie » devrait être utilisé comme « épistémologie » – c’est-à-dire comme signifiant « science des techniques » et non comme un doublet pour désigner les artefact eux-mêmes –, est, j’en suis bien persuadé, une cause perdue.

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la société et la technologie. Il suffit pour cela de se placer simplement dans la position des nouveaux Princes. On suivra ainsi la démarche même de Machiavel, qui dépassa la définition étroite de la morale donnée par ses prédécesseurs: c’est également ce qu’ont fait les meilleurs analystes contemporains dans le domaine de l’interaction entre technique et société4. Si l’on peut résumer les quelques études de terrain, je proposerai de dire que chacune de ces études de cas se détourne des deux objets traditionnels que sont société et technologie pour nous amener à une position socio-technique dans laquelle nous voyons les décideurs, ou entrepreneurs, recourir d’un ensemble d’alliances à l’autre (de l’humain au non-humain, et réciproquement), augmentant ainsi l’hétérogénéité du mélange à chaque tournant de la négociation. Selon les mots même de Gilfillan : « Les hommes rivalisent entre eux non pas avec leurs dents mais avec leurs outils » (1935-63) (p.19). C’est ce que John Law a justement appelé « ingénierie hétérogène » [Law, 1986c] ou ce que Thomas Hughes nommait, dans un contexte similaire: « le tissu sans couture » [Hughes, Thomas P., 1979]. La duplicité apparaît dans la négociation commune entre alliés hétérogènes, et non plus dans le développement séparé de deux communautés séparées. L’analyste qui tire les leçons de ces études de cas, au lieu d’être déchiré entre technologie et société, est désormais aussi libre que les agents qu’il (ou elle) observe [Callon, 1986]. Inutile de dire que cette nouvelle position n’est pas un heureux compromis qui équilibrerait soigneusement les aspects sociologiques et les aspects technologiques, pas plus que le Prince de Machiavel n’est à moitié honnête, à moitié vicieux. C’est une position stratégique qui subordonne toutes les définitions éthiques, sociales et techniques à un nouveau but qui sera défini plus loin. Il est intéressant de noter que le principal résultat des études de terrain sociologiques ou historiques est aussi la visée essentielle des investigations économiques et de programmation, comme le projet SAPPHO parfaitement résumé par Christopher Freedman [Freeman, 1982] : « Le seul paramètre discriminatoire entre échec et succès a été la « relation besoins-utilisateurs ». Cela ne doit pas être interprété comme simplement, voire principalement, un indicateur d’étude de marché efficace; cela ne porte atteinte ni à X ni à Y ni au projet, pas plus qu’à la direction de l’entreprise. Le produit ou le procédé doit être étudié, développé et débarrassé de ses défauts pour satisfaire les besoins spécifiques des futurs usagers, de sorte que la « compréhension du marché

4. Dans cet article, je pille les œuvres de Thomas Hughes, Michel Callon, John Law, Mickès Coutouzis, Madeleine Akrich et de plusieurs autres. Pour trois ouvrages de référence, voir [Bijker, et al., 1987] ; [de Noblet, Jocelyn (ed.), 1983b] ; [Mackenzie, Donald A. et Wajcman, 1985] et le numéro spécial de [Lécuyer, 1986]. On y ajoutera le livre toujours essentiel de Gilfillan [Gilfillan, 1935]. Voir aussi [Elzen, 1986].

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doit être présente dès le tout début du processus » (p.124). Ce résultat est confirmé par les études de nouveauté que nous avons faites5, mais aussi par une littérature plus orientée vers le management [Peters et Austin, 1985]. Ce n’est pas diminuer la qualité de ces études que de dire qu’elles ne sont pas vraiment surprenantes d’un point de vue machiavélien. Cette « sagesse sapphique » souligne simplement que, dans une guerre, celui qui gagne est celui qui coordonne les soldats, les armes et la logistique pour triompher d’un ennemi spécifique sur un terrain spécifique. C’est plutôt le contraire qui serait à la vérité surprenant ! Pour prendre un exemple plus pacifique, c’est comme si quelqu’un s’étonnait de ce que, pour bien jouer au Scrabble, il faille à la fois examiner l’aspect changeant de la grille et la multiplicité des combinaisons possible des lettres que l’on a tirées. L’état déplorable de notre sociologie et de notre technologie fait que nous arrivons à trouver nouvelles et importantes de telles études de sociologie ou de management.

UNE MACHINE EST EFFECTIVEMENT UNE MACHINATION, MAIS À PLUS D’UN TITRE. Maintenant que nous nous sommes libérés de cet excès de duplicité ajouté par les analystes flatteurs du passé à l’habileté manœuvrière du Prince, il nous faut nous interroger sur cette habileté elle-même. La première question à soulever, si nous voulons suivre notre modèle machiavélien, est la suivante: quels genres de combats obligent le Prince à recourir à des alliés humains et non-humains ? Marx a fourni à cette question une réponse si influente qu’elle a d’abord stimulé, puis étouffé l’analyse de l’interaction socio-technique. Il a placé le Prince – rebaptisé « capitaliste » – dans une situation de lutte de classes, de sorte que chaque machine ou chaque mécanisme introduit dans le processus de production fût en fait destiné à déplacer, remplacer, déqualifier, humilier et finalement mettre au pas les travailleurs: en somme, briser leur résistance. Les règles tactiques de ce schéma sont simples: si vos ouvriers vous ennuient, recourez aux fabricants de machines; s’ils font la grève ou manquent de discipline, remplacez les liens entre eux par les relations entre les diverses composantes d’un mécanisme [MacKenzie, Donald, 1984]. Dans ce nouveau monde à la Braverman [Braverman, 1974], chaque machine est une machination contre les travailleurs et le « luddisme », quelle que soit sa forme, est une résistance contre ce stratagème, (je serais tenté d’appeler « élullisme » la contrepartie intellectuelle…)

5. [Callon et Latour, 1986] [Akrich, et al., 1988]; [Coutouzis, 1984] [Coutouzis et Latour, 1986]

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La principale difficulté de cette position a été joliment notée par Donald MacKenzie [MacKenzie, Donald, 1984]. Lorsque l’introduction d’un dispositif technique n’attaque pas les travailleurs, de nombreux marxistes restent sans voix, puis commencent à évoquer facteurs techniques et autres déterminismes. Lorsqu’une machine déqualifie les ouvriers du textile, ils savent quoi dire; lorsque des compagnies créent des postes d’ouvriers hautement qualifiés, ils parlent d’exceptions incompréhensibles, ou même, selon la terminologie de MacKenzie, d’« orientation antagoniste ». Pendant un siècle, les exceptions ont proliféré, mais les marxistes ont difficilement abandonné la doctrine selon laquelle la seule façon de prouver « le déterminisme social de la technologie » – selon leur terminologie – était de montrer la lutte des classes en action. L’idée leur est rarement venue à l’esprit qu’un « Prince » pouvait avoir plus de deux ennemis – les travailleurs et les autres « Princes » – et que, luttant sur plusieurs fronts à la fois, il pouvait avoir besoin de collaborateurs hautement qualifiés et libres d’esprit pour résister, par exemple, à d’autre Princes. Les historiens moralisateurs louent les prouesses d’Hannibal mais déplorent sa cruauté; les marxistes déplorent la cruauté du capitaliste et louent à haute voix la technologie qui accroît la qualification du travailleur: même contradiction dans les deux cas. Ils posent en principe une seule division (bien/mal; capitalistes /travailleurs), là où il en existe plusieurs parmi lesquelles le Prince choisit en fonction de l’objectif principal. Excellents analystes lorsque l’objectif essentiel du capitaliste était de discipliner les paysans et les ouvriers du XXe siècle, les marxistes d’aujourd’hui sont presque toujours à côté de la plaque. Ainsi, lorsqu’il n’y a visiblement aucune lutte des classes pour expliquer une technologie nouvelle, il leur faut ou bien en inventer une particulièrement dissimulée, et si dissimulée qu’elle échappe à tout le monde sauf à eux, ou bien – ce qui est pire – admettre que certains aspects de la technologie peuvent être « neutres », voire « positifs » après tout. Il serait toutefois aussi absurde de dire que la lutte des classes n’existe plus que de dire que les Princes de Machiavel sont toujours pervers. Ce qu’il nous faut comprendre, c’est bien le nombre des luttes dans lesquelles le Prince est engagé, de sorte que, en fonction des besoins, il doit tantôt exploiter, tantôt récompenser; tantôt mentir, tantôt dire la vérité; tantôt qualifier, tantôt déqualifier. Combien de fronts faut-il ainsi ajouter au front de la classe pour commencer à avoir une idée de la subtilité nécessaire aux stratagèmes du Prince ? Je voudrais ici faire une liste des plus évidents. La lutte dans le palais avec ses propres collaborateurs, ses conseillers et ses services est loin d’être la moins importante, comme on le constate d’après l’étude des « Nobles » selon Machiavel et d’après les modernes sociologues de l’organisation. De nombreuses technologies – spécialement les « douces » – sont élaborées, empruntées ou transformées pour tenir les collaborateurs à distance ou sous contrôle. La lutte est particulièrement dure lorsque le Prince ne commande pas directement, mais lorsqu’il a à combattre d’autres gens qui disent, eux aussi, qu’ils sont le Prince. La dimension même du « Prince » ne doit 92

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pas être supposée d’avance; elle varie avec le temps depuis le pays entier jusqu’à un seul homme dans la masse des autres6. Il n’est jamais établi si le Prince, nouveau Protée, est un individu, un ensemble, une technostructure, une nation ou un collectif. Le troisième front est ouvert en permanence par les autres Princes. Pour resister à leurs entreprises, de multiples alliés nouveaux (humains et non humains, indifféremment) doivent être convoqués et mis en œuvre – et cela peut nécessiter un apaisement du front intérieur. La conjonction des trois fronts – travailleurs, collaborateurs et pairs – requiert déjà des trésors d’ingéniosité, c’est-à-dire des trésors d’« ingénierie hétérogène ». Un quatrième front est aussi capital; il est étudié par Machiavel sous le nom de « peuple », ou par les économistes modernes sous le nom de « consommateurs » : comment persuader le peuple de suivre le Prince, ou les consommateurs d’acheter les produits ? À quelles extrémités le Prince n’est-il pas amené pour intéresser, séduire, contraindre, capturer ou emprisonner les consommateurs ? Le peuple est tellement ondoyant et divers, passant brutalement d’une opinion à une autre au gré des modes et des passions. Pour le maintenir dans une direction constante, il faut en permanence des ressources constamment renouvelées. La conjonction des quatre fronts (travailleurs, collaborateurs, consommateurs, pairs) requiert désormais la multiplication de nouveautés socio-techniques et spécialement de ce nouveau Léviathan qu’est la compagnie géante, si magistralement décrite par Chandler [Chandler, 1977]. Un cinquième front est aussi important, même si on l’oublie trop souvent. Machiavel l’a évoqué brièvement en parlant de fortifications et d’armements, mais les ingénieurs et les technologues l’ont amplement développé : comment amener des alliés non-humains à participer aux affaires humaines, à prendre part aux luttes sociales, à jouer un rôle dans l’établissement du pouvoir ? Comment former et manœuvrer les microbes, les électrons, les atomes et leur faire jouer un rôle dans le maintien des hommes et des femmes, malgré leurs caprices, leur versatilité et leur manque de discipline ? Ne fuient-ils pas notre prise, passant d’une opinion à une autre et décevant notre attente ? Quelle confiance accorder a des gens qui prétendent parler au nom de ces acteurs non-humains ? Combattre sur les cinq fronts en même temps requiert beaucoup d’ingéniosité sociotechnique et engendre ce que Machiavel n’a pas pu anticiper, c’est-à-dire ces « réseaux de pouvoir » que Hughes a magnifiquement décrits [Hughes, 1983], dans lesquels de nombreuses forteresses pour maintenir les gens en place sont faites d’électricité, de cuivre, de compteurs ou même d’air pur. « Les liens de l’affection sont tels que les hommes, dans leur misère, les brisent quand cela les avantage; mais la crainte est renforcée par une menace de punition qui est toujours efficace » (p.666): telle est la réponse de Machiavel à la question de savoir s’il vaut mieux être aimé que craint. Voilà 6. Voir chapitre 1 de cet ouvrage: M. Callon et B. Latour, Le grand Léviathan s’apprivoise-t-il ?

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qui est intelligent; mais il l’est beaucoup plus encore de maintenir enchaîné les hommes – ces misérables créatures toujours prêtes à rompre leurs contrats pour rallier la concurrence –, par des ondes, des compteurs, du cuivre et des lampes à filament. Au lieu d’une liste restreinte ne comportant que l’amour et la crainte, le Prince moderne dispose d’un vaste arsenal qui comprend, outre l’amour et la crainte, de nombreux autres éléments. William McNeill [McNeil, 1982] a résumé tous ces terrains d’affrontement sous la notion-clef de mobilisation des hommes et des ressources. Chaque innovation, que ce soit dans le domaine de l’organisation, du dessin des navires, de la métallurgie ou des communications, est évaluée en fonction de sa contribution aux guerres civiles ou étrangères. Le commerce est un substitut à la politique et il n’y a pas beaucoup de différence entre guerres commerciales et autres guerres, excepté une petite différence terminologique entre « marché » et « hiérarchie ». Les Princes européens qu’il décrit, comme les italiens que Machiavel avait décrits en son temps, sont tous de même force. Cela signifie que le léger supplément de puissance apporté par les ingénieurs, puis par les scientifiques, peut effectivement faire pencher la balance. Chacun d’eux, coincé entre un Beyrouth de guerres civiles (froide et chaude, commerciale et militaire) et une guerre atomique totale (simulée), doit innover à tout prix pour survivre quelques temps. En d’autres termes, chacun d’eux est prêt à trahir sa « société » et à recourir de plus en plus à des alliés étrangers pour l’aider, accroissant du même coup le mélange socio-technique7. Avoir présente à l’esprit la simultanéité de tous ces fronts et ne jamais grouper ensemble les alliés non-humains, est d’autant plus nécessaire que c’est la clef pour comprendre pourquoi les technologies sont sophistiquées et pourquoi les « boîtes noires » sont noires. Plus on doit faire de transactions sur des fronts élargis, plus on doit coudre ensemble des éléments humains et non-humains et plus les mécanismes deviennent obscurs. Ce n’est pas parce qu’elle échappe à la « société » que la « technologie » paraît avoir un « dedans », c’est bien parce qu’elle a un « dehors » ou, pour parler plus exactement, société et technologie sont deux aspects de la même ingéniosité machiavélienne. C’est pourquoi, au lieu de la distinction dénuée de sens entre liens sociaux et relations techniques, nous préférons parler d’association. À l’alternative 7. McNeill est sans doute l’écrivain qui a formulé le plus clairement – à défaut de le résoudre – le puzzle anthropologique : « pourquoi nous et pas eux ? » La grande séparation ne doit pas être cherchée dans les aptitudes mentales, technologiques ou politiques, mais le long des problèmes suivants : dans quelle société est-il possible au Prince de recourir à des mercenaires et alliés étrangers et non-humains sans être considéré comme un faible ou un horsla-loi ? Quelle société accepte le recours à des faits et à des artefacts plus hard comme autant de moyens de poursuivre la politique à plus grande échelle ? Quelle société est à ce point « balkanisée » que quelques faits et artefacts plus hard suffisent à faire pencher la balance ?

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« est-ce social ou technique? », nous préférons substituer la question « telle association est-elle plus forte ou plus faible que telle autre? » [Callon et Latour, 1981] [Latour, 1986] [Latour, 1987]. Il y a bien sûr beaucoup plus d’autres fronts, mais je crois avoir suffisamment montré combien la définition de la « construction sociale de la technologie » serait étroite si l’on ne prenait en compte que l’antagonisme entre le capitaliste et ses ouvriers. Marx avait raison de dire qu’une machine vaut l’occupation d’une position – à l’instar d’un mot dans le jeu de scrabble – ; mais il se trompait sur le nombre d’éléments détenus simultanément grâce à cette position. En outre, il faut inclure dans le tableau tous les échanges, toutes les trêves et tous les renversements d’alliance que l’activité sur un front rend nécessaires sur les autres, de sorte que, quand les tensions s’y relâchent un peu, on ne saurait en conclure immédiatement que la guerre est finie et qu’il ne faut pas entamer de stratégie supplémentaire. dire cela, ce n’est pas disculper le Prince, mais simplement donner à l’analyste autant d’intelligence et de sournoiserie que celui-ci. Réciproquement, j’en ai dit assez pour faire comprendre que le simple ajout de quelques éléments techniques factuels à une discussion sociologique ou économique ne rend pas justice aux stratagèmes machiavéliens que je voudrais ici analyser. Comme de nombreux autres économistes, Rosenberg [Rosenberg, 1982] prétend « ouvrir la boîte noire ». L’intention est excellente, mais il ne fait en réalité qu’une description claire, neutre et homogène des parties technologiques des innovations qu’il étudie. Cela n’a pas plus d’utilité que si Tolstoï avait décrit la bataille de Borodino d’après le plan du chef d’état major [Tolstoï, 1869/1986]. En fait, la partie technologique n’est pas faite d’éléments linéaires et homogènes que l’on pourrait utiliser comme toile de fond tranquille pour mettre en scène le « modèle désordonné de la vie politique ou directoriale. Il s’agit d’un mélange discutable qui ne peut pas, qui ne doit pas être décrit sur le ton du factuel. C’est précisément quand on se tourne vers les éléments nonhumains que le discours polémique, contradictoire et stratégique doit prendre de l’importance et non en perdre. Pourquoi? Simplement parce que c’est là que l’on peut trouver des ressources nouvelles pour traiter de polémique, de controverses et de batailles. Un nouveau style tolstoïen serait souhaitable pour les batailles techniques [Latour, 1984]. Ouvrir la boîte noire est une excellente idée, pourvu que l’on sache que c’est la boîte noire… de Pandore qui est en jeu8.

8. Les contraintes littéraires de ce que je pourrais appeler une bonne étude de terrain sur l’interaction socio-technologique sont faciles à cerner. Chaque fois qu’il y a autant de versions des aspects techniques qu’il y a d’acteurs dans l’histoire, c’est une bonne histoire. Chaque fois qu’il n’y en a qu’une, c’est un compte-rendu inutile, même si d’autres chapitres le complètent par les aspects « sociaux », « économiques » ou « manégériaux » de la même histoire.

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Nous sommes parvenus à occuper ce point où le choix entre alliés humains et nonhumains est effectué, pour n’importe quelle combinaison, par le Prince ou par l’analyste sans aucun privilège ou simplification. Les Princes florentins avaient la tâche facile comparativement aux nouveaux Princes et le travail de Machiavel était simple comparé au nôtre. Pour saisir ce point, il faut embrasser d’un coup d’œil l’objectif du Prince, de sorte que ce qui apparaît comme exceptions ou contradictions puisse être vu comme de simples alternatives parmi lesquelles le Prince choisit librement. « Tenez votre parole » n’est évidemment pas une bonne règle puisque le Prince qui la suivrait disparaîtrait rapidement, mais « mentez » n’est pas pour autant la règle. « Déqualifiez vos ouvriers » n’est pas la bonne règle, puisqu’il est parfois nécessaire de leur donner une qualification. « Innovez le premier » n’est pas un principe général, puisqu’il est souvent nécessaire de ne pas être le premier à innover ([Rosenberg, 1982] pp.102-20). « Attaquez » n’est pas le bon conseil, ni en guerre ni en management, puisque, comme Freedman le fait justement remarquer (1982, p.170), « restez sur la défensive », « soyez dépendants » ou « copiez » sont aussi de bons choix possibles. « Plaisez aux consommateurs » est souvent moins efficace pour certaines industries (françaises?) que le conseil opposé « négligez les consommateurs ». « Fiez-vous aux machines » est aussi recommandable que l’avis opposé « ne leur faites jamais confiance ». Si je tire une leçon commune du Prince et des études de terrain sur les décideurs à l’ouvrage, c’est parce que chaque « Prince » a besoin de recruter d’autres hommes pour réaliser ses objectifs, mais aussi parce que ces autres hommes, étant par définition changeants et peu fiables, il faut les maintenir en bride. Personne n’est là pour vous tirer d’affaire et, par là même, aucun pouvoir ne vous est garanti; si d’autres vous viennent en aide, c’est parce qu’ils poursuivent leurs propres objectifs, et non les vôtres. Plus les projets du Prince sont grands, plus sa tâche devient paradoxale. L’intérêt du jeu est donc toujours de résoudre la difficulté suivante: comment contrôler ceux qu’il faut obligatoirement recruter ([Latour, 1987] chapitre III)9 ? Machiavel essayait d’imposer la conception selon laquelle tous les avis contradictoires donnés au Prince signifient en fait: cramponnez-vous au pouvoir malgré les vicissitudes de la fortune. La conception que je choisirais est plutôt la suivante: façonnez votre entourage de sorte que, quoi que fassent ou pensent les acteurs humains ou non-humains, ils soient tenus en bride, ou mieux, vous aident à conforter votre position en rendant le monde plus sûr, plus prévisible et plus profitable pour vous. Avec cette perspective générale à l’esprit, choisissez n’importe quelles tactiques ou stratégies pour y parvenir. 9. Ainsi exposé, ce but revêt certains aspects psychologiques, comme si je définissais ce que les gens s’efforcent d’obtenir dans l’intimité de leur âme. Malgré cette limite, je le garde parce qu’il cadre bien avec la définition que Machiavel donne du pouvoir et des motivations. Pour une interprétation moins psychologique, voir Latour [Latour, 1984].

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LA MAILLE ÉLÉMENTAIRE DU « TISSU SANS COUTURE » Trois points sont clairs désormais: le Prince est engagé sur plusieurs fronts à la fois; c’est pour tenir certains de ces fronts que des éléments non-humains sont introduits, enrôlés, disciplinés et rendus manœuvrables; la simple addition d’éléments techniques à des éléments sociaux ne nous apprendra rien sur la nouveauté cruciale en matière de moyens pratiques d’acquérir le pouvoir10 : comment des alliances entre humains et non-humains peuvent-elles être conclues? Le problème est de définir la maille élémentaire de ce « tissu sans couture » – le mouvement de l’aiguille, pour ainsi dire. Bien qu’il soit souvent brouillé par des distinctions artificielles, ce mouvement est très simple: quand votre avancée sur un front est battue en brèche, recherchez la possibilité de nouvelles alliances qui soient suffisamment inattendues pour rééquilibrer la balance des forces; liez-les ensemble de façon à ce qu’elles agissent comme une seule et même force; lancez-les de façon décisive dans la bataille en cours [Latour, 1987]. Pour des raisons que je trouve peu claires, certains analystes tendent à appeler « science » le premier mouvement, « technologie » le second, « économie » le troisième, et font tout pour les séparer les uns des autres, ou pour attribuer le prix d’excellence à l’un d’eux au détriment des autres. Dans la pratique, cependant, le Prince – qu’il soit individu, collectivité, bureaucratie ou oligarchie – doit simultanément définir tous ses alliés et tous ses ennemis d’un bloc. Comme Mowery et Rosenberg (1979) [Rosenberg, 1982] l’ont montré, il est également difficile de déterminer ce que veulent les consommateurs, ce que le stratagème peut être et ce que la nature peut fournir. La belle étude de Hoddeson [Hoddeson, 1981] sur l’enrôlement des électrons de Millikan par la compagnie Bell devrait suffire à montrer que l’aiguille ne peut coudre que si elle exécute les trois mouvements à la fois: trouver les consommateurs et les marchés, redéfinir la physique, créer la technologique. Oui, les électrons sont des alliés inattendus qui peuvent permettre à la compagnie Bell de se débarrasser des vieux mécanismes répétiteurs et d’étendre son réseau téléphonique à travers le continent américain. Non, les électrons ne sont pas suffisants parce que, dans le laboratoire de Millikan, ils sont indisciplinés, non manœuvrables, inutilisables en l’état, « abstraits » ou « analytiques » comme aurait dit Simondon [Simondon, 1958]; ils commencent à constituer une boîte noire, une pièce d’équipement. Pourtant ce n’est toujours pas suffisant. Comme dans toute bataille, il faut non seulement connaître la balance des forces mais aussi la manière de les disposer; il faut beaucoup d’autres éléments pour placer

10. L’expression « pouvoir » est prise ici sans critique préalable, bien que ce soit évidemment la première notion qui doive être « démontée » une fois les éléments techniques entrés en jeu. Pour une critique de cette notion, voir Latour [Latour, 1986].

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les répétiteurs électroniques de façon à ce qu’Alexander Bell, à San Francisco, puisse appeler M. Watson et lui dire; « Allô, M.Watson, pouvez-vous monter un instant… ». Le mouvement qui crée le premier réseau continental et relie la côte Est à la côte Ouest des États-Unis, liant à la compagnie Bell les millions d’Américains qui doivent passer par ses lignes s’ils veulent entrer en contact et renforcer leurs relations de famille ou d’affaires, – est-il fondé sur la science ? Sur la technologie ? Sur l’économie ? Les analyses du Prince ne pourront jamais être étendues et nous ne pourrons pas comprendre la fabuleuse expansion des nouveaux Princes si nous conservons ces distinctions archaïques. « Science », « technologie » et « économie » sont trois étiquettes différentes et erronées appliquées à un seul et même problème stratégique sérieux: faire un pas de côté, recruter de nouveaux alliés, les contraindre à obéir au commandement, les jeter dans la bataille, gagner la journée – ou la perdre. Comme pour toute stratégie, l’argent dépensé, le temps passé et la force de travail employée sont des indicateurs utiles des manœuvres, mais ne fournissent aucune explication sur elles11. L’expression « anthropologie de la science et de la technologie » a été forgée pour rendre compte de ce tissu aux multiples ornements et broderies, qui coud ensemble des éléments si étrangers et si nombreux: des pierres et des lois, des rois et des électrons, des téléphones et de l’amour, de la peur et des atomes, des étoiles et des travailleurs. Les ethnographes, qui sont si habiles pour décrire ce genre de tissus bariolé lorsqu’ils étudient les cultures exotiques, sont frappés d’un étrange aveuglement quand il leur arrive de tourner les yeux vers le monde moderne; ils ne voient que deux masses, l’une composée de machines grises, l’autre de machinations doucereuses [Latour, 1984]. Laissons-les, comme les moralistes, dormir en paix; ils croient toujours que l’homme est dominé par la technologie ! Deux interprétations erronées et symétriques entravent le développement de cette nouvelle anthropologie de la science: d’abord, un privilège accordé aux stratégies « sociales » ; ensuite, un privilège accordé au hardware. Débarrassons-nous d’abord des « explications sociales ». Par exemple, chaque fois que je veux resserrer les liens avec ma vieille mère, je fortifie du même coup la compagnie Bell. Suis-je soumis pour autant à une démonstration de force de « Ma Bell » ? Pas du tout. La compagnie Bell s’est installée de telle façon que, quoi que je pense ou fasse, elle se diffuse et s’étend sans effort, tranquillement et inéluctablement. Elle s’est constituée elle-même en point de passage obligé pour tout le reste. Peut-on expliquer l’influence de Bell en usant de termes tels que « force », 11. La limitation regrettable de la liste n’est pas un problème pour les sociologues parce qu’ils croient que chaque mot de la liste constitue la cause de ce dont les diverses technologies sont simplement les effets. Ils ne sont donc pas surpris de voir la même cause puissante capable de produire tant d’effets différents. Pour le Prince, il n’y a pas de cause, uniquement des effets. La « cause » n’est jamais qu’une assignation rétrospective une fois que tout a été mis en place.

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« puissance », « domination », utilisés par les historiens et les sociologues pour décrire les politiques de Machiavel ? En aucune façon, parce que le mélange d’alliés non-humains (ondes, satellites, électricité, cuivres, fibres optiques) a été constitué pour se dégager des fronts bloqués définis par les luttes politiques classiques. On ne peut jamais réduire des stratagèmes socio-techniques à des explications sociales – non pas parce que ce ne sont pas des stratagèmes, mais bien parce qu’ils ont été élaborés pour contourner les explications sociales et les réduire à néant ! Les sociologues scientifiques ont toujours une guerre de retard et voient des manœuvres politiques tortueuses derrière les technologies, alors que les socio-technologies permettent au Prince d’ajouter des moyens nouveaux et inattendus pour redéfinir son pouvoir. Vous vous attendiez à subir une démonstration de force; vous ne sentez rien d’autre que le violent désir de parler à votre vielle mère au téléphone. L’affection, l’électronique et le management sont liés entre eux. C’est parce que la liste des ruses de pouvoir définies par les sociologues machiavéliens est plus courte que celle des nouveaux Princes; ils ont à considérer l’essentiel de la science et de la technologie comme partiellement neutre, ou à réduire le téléphone, les bombes atomiques et les pilules contraceptives à l’état de ruses cachées qu’ils sont libres d’inventer. Contre toute nouvelle invention, ils répètent la même interprétation: « C’est le pouvoir des multinationales, du capitalisme » etc. D’un côté, ils ont une longue liste de combinaisons à expliquer, de l’autre une liste brève et répétitive pour fournir les explications. Mais la discussion des manœuvres de Prince est tout autant entravée lorsqu’un privilège est accordé aux alliés non-humains, comme s’ils constituaient le meilleur et le seul moyen de gagner la journée. Ce n’est jamais le cas. Dans une étude qui n’est pas dépassée parce qu’elle a la valeur et la netteté d’un mythe fondateur, Marc Bloch a illustré ce point remarquablement [Bloch, 1935]12. À la fin du Moyen Âge, les meules, les engrenages, les roues et les rivières sont d’excellents alliés inattendus qui composent, une fois regroupés dans un moulin, une formidable forteresse. Mais leur efficacité s’arrête là. Une forteresse peut se trouver sur le champ de bataille – et elle influence alors décisivement l’issue de la bataille – ou loin du champ de bataille. Si chaque famille continue à écraser son grain à la meule à main, le Prince, qui détient le moulin communal, ne possédera rien d’autre que du bois, de l’eau et des pierres. Le moulin ne deviendra une forteresse que si le Prince rassemble des milices, fait respecter le pouvoir du Roi et les enseignements de l’Église, et oblige chaque ménage à briser sa meule à main pour venir moudre son grain au moulin communal. Beaucoup d’industries et même des pays se sont enlisés parce que la solidité des forteresses qu’ils avaient construites les assurait – à tort – qu’ils n’avaient plus à développer d’analyse stratégique. Ce n’est pas la solidité des alliés qui compte, mais la solidarité que cela procure avec d’autres luttes humaines. Ce ne sont pas les deux lignes parallèles du social 12. Repris in [Mackenzie, Donald A. et Wajcman, 1985]

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et du technique qui nous apprennent quelque chose, mais bien la négociation sinueuse du milieu. Les immenses usines de fer et d’acier de la Lorraine sont mangées de rouille, quel qu’ait été le nombre des éléments qu’elles reliaient, parce que le monde qu’elles étaient supposées maintenir a changé13. Elles ressemblent beaucoup à ces mots magnifiques que les joueurs de scrabble aiment à composer, mais qu’ils ne savent comment placer sur la grille parce qu’elle a été modifiée par d’autres joueurs. La même limite peut être trouvée dans la notion de trajectoire par laquelle les machines sont transformées en espèces biologiques dotées d’une sorte de vie autonome. Par exemple, la caméra de Wernecke appartient-elle à la même lignée génétique que celle d’Eastman [Jenkins, 1975] ? En un sens oui, puisque les idées de Wernecke ont été prises et copiées par Eastman. Mais pourquoi Eastman les a-t-il reprises? Parce qu’il partait avec une stratégie complètement différente, celle d’un marché de masse pour les photographes amateurs, avant de se tourner vers les systèmes antérieurs qui n’étaient pas encore brevetés. La profonde transformation que la boîte noire de Wernecke subit dans les mains d’Eastman n’a rien à voir avec une mutation biologique ou une sélection; elle concerne seulement une nouvelle stratégie: comment mettre au point une caméra qui devienne indispensable à des millions de gens? Ce n’est que rétrospectivement, après qu’Eastman eut réussi à gagner et à garder un marché de masse avec sa caméra profondément différente, que les conservateurs de musée ont pu aligner les deux objets dans la même vitrine en marquant les différences avec de jolies étiquettes et des flèches. Le hardware n’est que l’ombre projetée par la ruse sociotechnique. Réduit à lui-même, il est aussi fantomatique que la société14. 13. C’est la raison pour laquelle la notion de « système technique » de Bertrand Gille (1978) est malencontreuse, malgré son utilité pour regrouper des artefacts sans être limité par le hardware. Par exemple, dans ce système technologique, l’engrenage du moulin irait sur la même liste que la roue et la rivière et la meule et les routes. Mais que dire de l’Église, du Roi et des gens d’arme ? Ils appartiennent à la même liste chez Machiavel, mais pas chez Gille. Ces éléments figureront sur une autre page, où Gille traitera de la structure sociale, économique ou culturelle. 14. Plus généralement, les métaphores biologiques me semblent inutiles, d’abord parce que la biologie évolutionniste est en elle-même un nœud de contradictions à propos de ce qui est en fait une stratégie de survie pour les organismes ; ensuite parce que, en biologie, ce sont les organismes eux-mêmes qui sont les Princes calculateurs. Cela ne signifie pas que l’étude biologique des premiers outils des Hominidés ne soit parfaitement sensée, comme Leroi-Gourhan [Leroi-Gourhan, 1964] l’a montré de manière si péremptoire, mais ces outils sont aussi distincts du corps lui-même que le cerveau ou les mains. Une fois qu’ils sont distincts du corps, ils ne peuvent pas être groupés avec lui selon des trajectoires, excepté dans les musées. Cela ne signifie pas non plus qu’une étude évolutionniste des artefacts soit impossible, mais elle requiert un point de vue socio-biologique généralisé. De ce point de vue, le corps lui-même serait à considérer comme la stabilisation technologique des stratégies primitives – connexion hard contre connexion soft, inné contre acquis [Dawkins, 1982].

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À cause de ces deux interprétations erronées et symétriques, l’information que nous acquérons sur les manœuvres du Prince est rendue incompréhensible. Ou bien nous saisissons les relations sociales – sans aucune signification si elles sont privées des alliés non-humains qui les gardent en place -ou bien le hardware – sans signification non plus s’il est privé des positions stratégiques qu’il occupe. Si l’on parcourt la littérature des sciences sociales ou des sciences naturelles, la situation est souvent aussi absurde que celle du géographe qui obtiendrait des navigateurs envoyés autour du monde soit les latitudes, soit les longitudes des points qu’il souhaite reporter sur la carte, mais jamais les deux en même temps ! Pour « cartographier » ce qui nous lie tous ensemble, il nous faut inventer un système de projection qui fournisse en même temps les informations sur les acteurs humains et non-humains.

LONGITUDE ET LATITUDE DE NOTRE SYSTÈME DE PROJECTION Les nouveaux Princes sont libres de choisir des ressources humaines ou non-humaines pour tisser leur trame dans les nombreux conflits où ils sont engagés. Le Prince est comme le Tisserand royal que Platon décrit comme l’homme d’État idéal. Il ne s’arrête jamais de tisser, mais ce qu’il entrelace ainsi est tantôt soft, tantôt hard, tantôt humain, tantôt non-humain. Son seul problème est de décider quel nœud est plus fort et lequel est plus faible dans une circonstance donnée. Des observateurs pusillanimes y verront soit la redéfinition de nouveaux liens sociaux, soit l’introduction de nouvelles associations techniques, et s’émerveilleront alors de la possibilité entre les deux de relations, d’interconnexions, de reflets, d’influences. Si l’on veut être un peu plus audacieux et suivre les nouveaux Princes d’aussi près que Machiavel a suivi les anciens, on doit être capable de définir la chaîne et la trame du « tissu sans couture ». En reprenant et poursuivant la métaphore cartographique, nous allons essayer de définir la longitude et la latitude du système de projection de telle façon que tout imbroglio sociotechnique puisse être défini selon les deux dimensions: d’abord combien de gens sont persuadés et le tiennent pour une boîte noire non contestable; en deuxième lieu, si le processus est interrompu par des gens qui le mettent en doute et qui veulent ouvrir la boîte, quelle sorte de transformations le projet doit-il subir pour persuader davantage de gens, c’est-à-dire quelle sorte de nouveaux alliés non-humains doit être requise? Dans le schéma suivant, j’ai esquissé ces deux dimensions: la transformation (ou translation, ou négociation) en abscisse, le succès de l’entreprise en ordonnée. L’histoire de la vie d’un projet donné est représentée par la ligne sinueuse. Plus on avance, plus on s’éloigne de l’idée originale, plus dure est la lutte et plus violente la contestation. Plus la ligne se rapproche du haut, moins les gens sont nombreux à être 101

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intéressés et convaincus par l’avenir du projet. La surface située derrière la « ligne de front » sinueuse représente approximativement le nombre d’éléments liés à la destinée du projet. Cela signifie que le moment de la fin prochaine (5), quand une foule de gens utilisent le boîte noire comme un équipement de routine qui n’est plus transformé, est aussi le moment où le plus grand nombre de ressources et de personnel a été mobilisé pour tenir les usagers en bride. Quelques éléments de ce schéma m’intéressent. Premièrement, bien qu’il recouvre les catégories usuelles – recherches, (1); développement, (2) à (4); production et ventes, (5) – le projet ne cesse jamais d’être une ligne de front, même quand il semble que tout a été fait et qu’il faut à présent convaincre les simples consommateurs. Du commencement à la fin, il ne cesse jamais d’être la résultante d’une stratégie quadruple: qui dois-je convaincre? Quelle est la force de résistance de ceux que j’ai choisi de convaincre? Quelles nouvelles ressources dois-je enrôler? Quelles transformations le projet doit-il subir? En second lieu, le temps ((t1) à (t5)) n’est pas une des coordonnées du schéma, mais une des conséquences du processus de persuasion et d’enrôlement. « Cela prend du temps » ou bien « cela va vite », tout dépend du nombre de gens à persuader et de l’habileté du Prince à négocier. Un élément plus suggestif est que la réalité d’un projet est un résultat variant en fonction de la stratégie du Prince. A (t2) par exemple, le degré de réalité du projet décroît et avoisine zéro. La faisabilité, la crédibilité ou l’absurdité d’un projet dépendent entièrement des coutures et des nœuds confectionnés par le stratège. Ni la réalité, ni le temps, ni l’état des choses n’expliquent l’évolution d’un projet, tous deux sont des variables dépendantes.

Transformations du projet t1

1

t2

3 2 Ligne de front

t3

4 t4

5 t5

Schéma 3 102

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Quelles que soient les futures connexions entre les économies, la micro-sociologie des innovations et l’histoire de la technologie, il est d’ores et déjà clair qu’il faudra faire des efforts pour adapter les schémas, le type de données et probablement les outils mathématiques, à ces notions de translation, de fronts, d’association et de persuasion. Cette intégration passe probablement aussi par une compréhension du caractère métrologique de sciences telles que comptabilité, management et économie. Chaque nouveau stratagème, pour réussir, doit également définir, développer, positionner et faire respecter ses propres méthodes d’affirmation de soi-même. Chaque innovation est également risquée, difficile à évaluer, coûteuse et peu fiable, non pas parce que nous n’avons pas de bons outils économiques ou techniques pour l’estimer, mais parce que l’innovation elle-même doit redéfinir les outils appropriés pour évaluer sa chance, son coût, son efficacité et sa fiabilité. En d’autres termes, il y a dans ce sujet un principe d’incertitude qui est inhérent non pas à la faiblesse de nos instruments, mais bien au phénomène lui-même que nous voulons détecter. Ou bien l’on est placé devant une nouveauté dont une partie réside dans la lutte pour constituer des instruments de mesure ou pour établir la responsabilité: en ce cas, on manque de définitions précises et l’affaire entière est frappée d’incertitude; ou bien l’on a de bon chiffres, des statistiques fiables, mais qui sont le résultat final d’un réseau stable, tranquille et réduit à la routine – et dans ce cas, on n’étudie plus de nouveauté. Il y a ainsi une contradiction entre l’approche des nouveautés grâce à des instruments éprouvés pour évaluer la productivité, et l’attribution de responsabilité au travail, au capital et au management. Le défi réside dans l’adaptation de notre économie et de notre sociologie à la qualité du réseau des manœuvres du Prince, [Callon, et al., 1986].

RETOUR À LA DÉMOCRATIE Maintenant que nous sommes capables d’éviter l’illusion de l’existence de la société ou de la technologie, il est possible de comprendre ce qui rend le nouveau Prince si difficile à écrire et ses pouvoirs si difficiles à combattre. Les « puissants » de Machiavel qui s’étaient emparés du pouvoir avaient peu de ressources extra-humaines pour rendre leur position inexpugnable. Mis à part Dieu – à qui tous avaient également recours –, les épées et quelques murs de pierre, les princes de l’époque ne pouvaient compter que sur des moyens soft comme les passions, les craintes, les amours et les ambitions, moyens aussi soft que les corps qu’ils permettaient d’attacher. La « méga-machine » chère au cœur de Mumford [Mumford, 1966] n’était pas une vraie machine et c’est pourquoi sa métaphore fondamentale est aussi déroutante. Quelle que soit l’ardeur de la lutte, les armées étrangères que les Princes vont constituer à l’étranger pour triompher ne seront jamais qu’étrangères. Au pire, elles sont faites de mercenaires 103

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– de ceux dont Machiavel considérait qu’ils étaient les moins fiables des alliés – c’està-dire d’hommes que l’on doit tenir à nouveau en bride par les mêmes liens humains, soft. La situation commence à se modifier radicalement lorsque les Princes sont prêts à emprunter d’autres voies, à faire un détour, à trahir et à introduire dans le combat des alliés qui sont vraiment des étrangers et qui ne ressemblent pas du tout à des hommes ou à des femmes. Une course aux armements généralisée est ainsi déclenchée, que nul Prince ne saurait éviter. À l’accumulation des liens humains soft vient alors s’ajouter l’accumulation de liens non-humains plus hard; à la course au software du passé vient s’ajouter une course au hardware, dont la course aux armements n’est que l’un des aspects, ainsi que McNeill l’a magistralement démontré dans un livre qui est à l’évidence le meilleur brouillon d’un nouveau Prince que l’on puisse trouver [McNeil, 1982]. Un petit exemple montrera les conséquences de ce « surmachiavélisme ». La municipalité radicale de Paris et les grandes compagnies privées de chemin de fer avaient lutté pendant deux décennies avant que ne fût décidée la construction d’un métro à la fin du siècle dernier. Comment faire pour que ces compagnies ne missent pas la main sur le métro, si d’aventure une municipalité de droite venait à être élue? Comment l’équilibre temporaire des forces pourrait-il être préservé? Une première solution aurait pu consister à utiliser un écartement de voie plus petit pour le métro que pour les trains; les militaires s’y opposèrent pour des raisons de sécurité nationale. Convaincue par la réalité de cette menace en cas de guerre nationale, mais refusant d’abandonner leurs positions de guerre (froide) civile, la municipalité décida finalement de faire des galeries de métro plus petites que le plus petit des wagons de chemin de fer [Daumas, 1977]15. Ils transférèrent ainsi leurs alliances du domaine légal ou contractuel à celui de la pierre, de la terre et du béton. Ce qui était aisément réversible en 1900 le devint de moins en moins au fur et à mesure que le réseau grandissait ; les ingénieurs du métropolitain prirent les kilomètres de tunnel construits par la compagnie comme élément technique inéluctable et définitif. C’est ainsi que la question de la liberté des ingénieurs et du peuple est en fait exactement liée au nombre de ressources non-humaines qui sont impliquées dans leur lutte. Certes, ils restent libres de décider, comme les personnages de Sartre, qui incarnera le destin et qui incarnera la liberté. La meilleure preuve en est que, soixante-dix ans plus tard, lorsque les chemins de fer nationalisés, devenu SNCF, et le métro nationalisé devenu RATP, décidèrent d’interconnecter leurs réseaux, les ingénieurs furent chargés d’inverser une situation « irréversibilisée » et d’élargir quelques-uns de ces tunnels. C’est là où la course

15. J’ai choisi à cet effet un exemple qui est l’antithèse parfaite de l’architecte de New York Moses, étudié par Winner [Winner, 1980] ainsi que par MacKenzie [MacKenzie, Donald, 1984].

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au hardware se manifeste le mieux. Ce qui aurait pu être inversé par des élections soixantedix ans auparavant dut être inversé quand même, mais à un prix plus élevé. Chaque alliance conclue par la municipalité radicale socialiste avec la terre, le béton et les pierres dut être défaite, pierre à pierre, pelletée après pelletée. Pire encore, pour détruire chacune de ces alliances anciennes, des outils nouveaux et plus puissants durent être mis en œuvre, manœuvrés et engagés dans le combat (bulldozers, explosifs, machines à forer les tunnels, etc.). La « méga-machine » devint plus grande encore. Des millions de gens parcourent maintenant le réseau souterrain du RER. Mais la seconde conséquence de la course au hardware est d’autant plus frappante. Tenir une position est nécessaire, mais non suffisant, puisque cela implique aussi de rester sur place. L’idéal serait de garder ses acquis tout en étant capable de se déplacer ailleurs. Par malheur, le Prince sait parfaitement que quitter son palais ou sa forteresse, c’est ouvrir la porte à la trahison, à la traîtrise et aux révoltes. Comment bouger et rester au pouvoir? La politique fournit une réponse: en déléguant le pouvoir à d’autres. Mais la délégation de pouvoir à d’autres hommes est aussi fragile et aussi peu fiable que les liens humains eux-même. Pourquoi ne pas déléguer des pouvoir à quelques agents non-humains qui seraient ainsi chargés de leur correspondants non-humains? Pourquoi ne pas inventer une sociologie et une politique des choses elles-mêmes16. Par exemple, des policiers sont utiles à chaque carrefours pour régler le trafic, mais ils ne peuvent plus se déplacer ailleurs pour d’autres opérations. Remplacer leurs bras et leurs gants blancs par des feux de circulation est l’une des manières d’être absent tout en restant présent. Les conducteurs et les feux de circulation s’arrangeront entre eux. Oui, mais les conducteurs sont de faibles créatures, tentées de franchir le carrefour même si le feu est au rouge lorsqu’il n’y a aucun véhicule en vue. Pourquoi donc ne pas relier les feux aux roues même des véhicules par une impulsion électrique quelconque, de sorte que ces feux adaptent leur rythme au flux du trafic? Désormais, les feux sont pilotés par un surveillant beaucoup plus « souple », qui ne porte pas de képi ou de casquette. Un automatisme est né, qui deviendra rapidement plus complexe et « concret » ou « organique » – selon la terminologie de Simondon – parce qu’un ensemble de feux de circulation seront réglés par un ordinateur. Puis tout ces ensembles sont « visualisés » à la Préfecture de Police sur un écran devant lequel sera assis un policier en gants blancs. En procédant du machiavélisme politique aux automatismes, nous ne procédons pas de la sociologie à la technologie; nous poursuivons simplement la même « associologie » avec une liste plus longue de relations et de liens. L’histoire n’est pas celle du remplacement des hommes et des femmes par des machines ; l’histoire est celle 16. Les notions de délégation, de distribution des rôles et de « sociologie interne » forment les bases de la sémiotique comparative des produits techniques, que l’on pourrait appeler technographie.

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de la redistribution complète et permanente des rôles et des fonctions, certains d’entre eux étant maintenus en place par des liens humains, d’autres par des liens non-humains. L’inertie et l’automatisme sont ainsi les deux principaux effets de la course au hardware17. C’est là que la question de la démocratie soulevée par Machiavel rentre en jeu, question qui est la seule justification de la présentation amorale du Prince et de notre description « associologique » des nouveaux Princes. Les deux clichés les plus courants à propos de la technologie – son inertie, qui serait trop forte pour que l’on pût y résister ; sa complexité interne, qui serait trop grande pour que quelqu’un pût en prendre la mesure – correspondent bien à des réalités, non pas comme causes des manœuvres du Prince, mais comme effets que le Prince s’efforce d’obtenir. Le premier principe d’une démocratie technique est ainsi de ne jamais offrir ce résultat au Prince sur un plateau doré. Malheureusement, cette capitulation anticipée est très fréquente parmi les analystes de la technologie, les mieux intentionnés, qui admettent les trajectoires, les inerties et les complexités internes – bref, l’existence de la technologie. Capitulation également lorsque les analystes de la société, non moins bien intentionnés que les précédents, affirment qu’il existe quelque chose comme une société prééminente, connaissable au moins en principe, qui doit contrôler et dominer le développement de la technologie. Ces deux capitulations symétriques paralysent de fait la démocratie parce que la seule façon d’envisager une modification de la technologie et de la société est alors de faire appel à une technologie et à une société de remplacement18. S’il existe une Société et si le seul moyen de concevoir des changements est d’imaginer une Société et une Technologie de rechange, le Prince peut dormir tranquille dans son palais: il est parfaitement libre de mélanger à loisir les agents humains et non-humains, retouchant localement en fonction des besoins, autant qu’il lui plaît, les liens qui nous lient tous. De l’extérieur, les observateurs ne verront rien d’autres que des changements de technologie, dus à ses propres progrès autonomes, et des changements de société, en fonction de ses propres lois autonomes.

17. Ruth Cowan a démontré cette redistribution inattendue dans une excellente étude sur le travail des ménagères [Cowan, 1983]. Avec de nouveaux automatismes (qui rendent quelques nouvelles compagnies indispensables), les femmes travaillent davantage, mais elles sont elles-mêmes transformées, redéfinies, réagencées. Réduire cette histoire aux « femmeslibérées-par-la-mécanisation » ou aux « femmes-réduites-en-esclavage-par-le-capitalisme » serait regrettable. 18. Cette position n’est nulle part plus saisissante que chez les marxistes, qui ont développé une relation sado-masochiste extrême avec la technologie : sadique, parce que sa version stalinienne autorise les massacres de masse au nom d’une société alternative, masochiste dans la gauche européenne parce qu’elle permet aux gens d’être délicieusement inefficaces, mutilés et torturés au nom d’une société alternative – mais toujours dans la certitude du bon droit.

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Au lieu des contraintes strictes de la démocratie, le Prince ne subira que les remontrances des moralistes et quelques discours creux sur la « participation du public aux décisions techniques » – une fois que tout aura été décidé et entériné. Si la science et la technologie ne sont que de la politique poursuivie par d’autres moyens, la seule façon de rechercher la démocratie est de pénétrer la science et la technologie, c’està-dire de pénétrer là où la société et la science sont définies simultanément par les mêmes stratagèmes. C’est précisément là que se tiennent les nouveaux Princes. C’est là que nous devons être, s’il est vrai que le Prince est plus qu’une oligarchie et si nous voulons pouvoir l’appeler « le peuple ».

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La construction d’un système socio-technique. Esquisse pour une anthropologie des techniques Madeleine Akrich

INTRODUCTION Dans cet article1, nous nous proposons de traiter des relations entre les systèmes techniques et tout ce qui est généralement entendu sous le vocable de contexte ou d’environnement, et qui va de l’organisation sociale, aux représentations du monde physique et naturel, en passant par les modèles dits culturels. Il existe plusieurs manières d’envisager cette question : la plus populaire sans doute, c’est-à-dire celle qui est souvent véhiculée par les médias, raisonne en termes d’impacts de la technologie sur la société2. Cette métaphore balistique suppose l’existence séparée d’un projectile, la technologie, et d’un milieu, la société ; la trajectoire du projectile résulte du jeu combiné de l’énergie du mobile et de la résistance du milieu dans lequel il est propulsé : il peut être rapidement arrêté par la présence d’obstacles de grande inertie, comme 1. Une première version de cet article a été publiée en 1989 in Anthropologie et sociétés, 13, 2, pp. 31-51. 2. Pour un exemple de cette position, on peut voir [Amado, 1982]. Il faut noter que la littérature sur les transferts de technologie dans les pays en développement regorge de ce type d’analyses, dans la mesure où la séparation technologie/société se trouve inscrite bien souvent dans le dispositif même du transfert, et où les analystes peuvent se permettre quelques raccourcis, – qui seraient jugés plus difficiles à accepter sur le cas des pays industrialisés – sur la nature des sociétés réceptrices, souvent supposées posséder un ancrage particulièrement fort dans les traditions et être, de ce fait, plus réfractaires aux innovations.

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la résistance au changement, les forces sociales etc., ou poursuivre très loin sa route en bousculant ce qui se trouve sur son passage, et créant ainsi les fameux impacts qui peuvent être jugés positifs ou négatifs selon les cas. Ce n’est pas tant que cette représentation soit fausse, nous nous efforcerons de montrer dans la suite comment elle participe du processus technologique lui-même, c’est plutôt qu’elle pose plus de questions qu’elle n’en résout : d’où les objets tirent-ils leur « énergie cinétique » ? Comment décrire les propriétés du « milieu » ? Force est de constater que nous ne disposons pas du plus petit élément permettant de construire la théorie mécanique qui décrive et rende prévisible les formes d’interaction entre technologies et sociétés. À l’opposé de cette approche qui installe deux ordres de réalité autonomes, la technique et le social, obéissant à des logiques distinctes, on trouve un modèle, plus savant, qui fait de la technologie une construction éminemment sociale : dans cette perspective, l’explication consistera à ramener l’ensemble des choix techniques, opérés lors de la conception du dispositif, à des déterminations sociales, comme le milieu d’origine des innovateurs, leur formation, leurs relations sociales, leurs convictions religieuses, philosophiques ou politiques, le contexte dans lequel l’idée a pris corps etc.3 Ce type d’analyse permet de caractériser des styles techniques, et de retracer la genèse des formes prises par tel ou tel dispositif ; elle a l’intérêt majeur de défaire l’idée selon laquelle l’élaboration des objets techniques obéirait à une rationalité purement technique, l’intrusion de facteurs sociaux dans le processus d’innovation constituant alors une dégradation, un parasitage inacceptable, qui serait à l’origine des cas d’échecs et de dysfonctionnements des technologies4. Mais à trop s’installer dans une position relativiste, elle perd la faculté de rendre compte des destins différenciés que subissent les objets techniques : comment, en effet, penser l’efficacité technique et sociale d’un dispositif, ou plus généralement les relations que celui-ci entretient avec son environnement, physique ou humain, si on le ramène au rang d’une production, presque organique, émanant d’un individu ou d’un groupe socialement marqué ? Un certain nombre d’études5, menées indifféremment par des historiens, des sociologues, des ethnologues ou même des journalistes, permettent fort heureusement de sortir de l’alternative laissée par les approches précédentes, qui, en les caricaturant, obligent à verser soit dans le « sociologisme », soit dans le « technologisme ». Ces différentes contributions, qui traitent de cas d’innovations techniques ou scientifiques, nous 3. Relevant de ce genre, on peut citer l’intéressante analyse comparative menée par Eda Kranakis sur les ingénieurs en France et aux USA : [Kranakis, 1996]. 4. Voir par exemple [Micuta, 1984]. 5. Parmi ce corpus qui s’étend chaque jour davantage, nous citerons, par exemple, en ce qui concerne l’histoire et la sociologie des technologies « modernes » : [Jenkins, 1975], [Hughes, Thomas P., 1979], [Kidder, 1982], [Shapin et Schaffer, 1993], [Latour, 1984]. Dans un domaine plus ethnologique ou anthropologique : [Lemonnier, 1984].

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montrent des innovateurs naviguant sans arrêt en eaux troubles entre le social, le technique, l’économique etc, négociant les contenus mêmes de leurs innovations avec les acteurs qu’ils souhaitent enrôler, y incorporant les résultats des différentes épreuves qu’ils s’imposent, sachant changer de registre argumentaire en fonction des circonstances, de sorte que l’innovation y apparaît, selon l’expression devenue célèbre de Hughes6, comme un « tissu sans couture » mêlant des éléments que l’on rapporte généralement à des catégories hétérogènes, comme le social, la technique etc. Le cas d’Edison, tel qu’analysé par Hughes, est exemplaire de la fécondité d’une telle méthode : Edison a été présenté comme le prototype de l’inventeur fou mais génial. Le regard porté par Hughes sur son aventure nous le montre sous un jour tout à fait différent. Pour atteindre son but, construire un système électrique capable de supplanter les réseaux gaziers, il se dote d’une étonnante palette de moyens : il commence par multiplier les déclarations fracassantes, ce qui lui permet de mettre en forme l’opinion publique en même temps qu’il la teste, il s’entoure des scientifiques les plus brillants de l’époque dans tous les domaines susceptibles d’avoir un rapport avec son problème, s’associe avec un expert de la question financière capable de négocier avec les banques, déploie des trésors de mise en scène, lors d’une fastueuse réception dans son laboratoire, pour séduire les maires des grandes villes, visées par son projet, et va même jusqu’à prévoir la reconversion des employés du gaz. Mais surtout, il trouve le moyen d’intégrer ces différentes « expériences » dans le processus même de conception du système technique. L’exemple de la lampe à incandescence est caractéristique de cette démarche : on a retrouvé dans ses carnets, un ensemble de notes et de calculs qui mêlent de façon inextricable les lois de la physique au calcul des coûts et qui lui permettent d’inférer la nécessité, s’il veut supplanter l’éclairage au gaz, de mettre au point une lampe dotée d’un filament à haute résistance. Nous nous trouvons ici devant un objet technique qui incorpore dans sa définition même une certaine description du monde social, naturel, économique dans lequel il est appelé à fonctionner. Cet article se situe dans la lignée des travaux que nous venons d’évoquer : nous nous attacherons à décrire un projet d’innovation – la conception, au Nicaragua, d’un système technique7 permettant de fabriquer des briquettes, destinées à la combustion, à partir des tiges de cotonnier – en montrant comment chaque choix technique se trouve au nœud entre des contraintes et des problèmes de nature très diverse. Mais, nous intéressant plus spécifiquement à la manière dont les objets techniques participent à la construction de notre culture, entendue au sens large du terme, nous 6. [Hughes, Thomas P., 1979], 7. Nous employons le terme de système technique dans la mesure où il s’agit de développer un ensemble de technologies correspondant à des étapes de production différenciées.

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essayerons de prolonger ce travail en direction de ce que l’on pourrait appeler une anthropologie des techniques. Nous ne nous arrêterons pas à l’analyse de la mise en forme des objets techniques, mais nous tenterons, à chaque étape du processus, de montrer comment le tracé d’un détail du dispositif technique est en même temps une description de l’univers socio-économico-physico-etc. dans lequel l’objet est appelé à évoluer et, à l’autre bout, comment chaque mouvement de l’univers, déployé par le développement du projet, redéfinit le contour des objets techniques. Plus que de suivre strictement l’élaboration d’un système technique, il s’agira de montrer la genèse simultanée de l’objet et de son environnement : en découvrant les différentes machines et leurs composants, nous verrons apparaître des pans de société ou de géographie nicaraguayenne, de sorte qu’il ne devrait plus rester, dans cette description, aucun élément que l’on puisse rapporter à la catégorie du « contexte », c’est-à-dire qui ne soit pas en quelque sorte traduit par l’objet lui-même. De cette manière, nous espérons avancer vers une compréhension affinée des relations que nous entretenons avec les objets techniques et de la place que ceux-ci tiennent dans notre monde quotidien.

DE L’IDÉE AU PROBLÈME L’idée de l’utilisation des tiges de coton à des fins énergétiques est née de la rencontre, en 1982, entre le Beijer Institute, organisme suédois de recherche ayant des activités de coopération, et l’INE (Institut nicaraguayen de l’Énergie), institution dont les attributions sont semblables à celles d’un ministère de l’ Énergie qui, de plus, se chargerait de la gestion du réseau électrique national et du développement des nouvelles sources d’énergie. Les objectifs du projet, tels que définis dans les documents récents, sont formulés de la façon suivante : « – utilisation d’une ressource agricole saisonnière, avec un pouvoir calorifique semblable à celui du bois et considéré habituellement comme un déchet ; – réduire la pression actuelle sur les ressources forestières avec substitution des tiges de coton au bois ; – substituer partiellement l’utilisation des dérivés du pétrole en utilisant un combustible solide, local et renouvelable.

La réalisation concrète de ces objectifs est, dès le départ du projet, inséparable de l’utilisation d’une technologie particulière qui est à l’origine même de leur formulation. La Suède, pays aux ressources forestières abondantes, a développé un certain nombre de technologies spécifiques parmi lesquelles figure une machine qui compacte et transforme en « briquettes » (de forme cylindrique) les résidus forestiers. 112

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Ces briquettes sont utilisées comme combustible dans des chaudières de différents types, des petits modèles de chauffage en milieu résidentiel aux grandes installations industrielles. Pour les Suédois, le bénéfice principal des briquettes se mesure en économies réalisées sur la consommation de combustibles fossiles, ce qui, dans un contexte de crise du pétrole, n’est pas négligeable. Les promoteurs du projet nicaraguayen sont d’emblée confrontés à une situation « végétalo-économico-politique » qui exclut le transfert terme à terme de la technologie. Le pays est partagé en trois zones différentes : la plaine de l’Ouest – très fertile, principal foyer de l’activité économique du pays, mais à l’intérieur de laquelle les forêts ont disparu au profit des cultures vivrières et d’exportation –, la zone montagneuse centrale – bien pourvue en arbres mais difficile d’accès –, et enfin, la zone de l’Est, considérée comme un « enfer tropical ». À ce premier partage, s’en superpose un second entre la partie du pays sous contrôle gouvernemental – c’est-à-dire essentiellement la plaine occidentale – et le reste du pays, soumis à la pression de la guerre. Cette intrication entre paramètres géographiques et paramètres politiques se traduit par des difficultés chaque jour croissantes pour assurer l’approvisionnement en bois de feu de la plaine occidentale. Pour la quasi-totalité de la population, ce combustible représente l’unique source d’énergie utilisée pour la cuisine, d’où le caractère crucial de la situation qui rend impossible le déplacement, sans modifications, du système technique suédois : de l’avis général, on ne peut pas augmenter davantage la pression sur des ressources forestières déjà insuffisantes ; en d’autres termes, il faut trouver une autre matière première que le bois pour faire les briquettes. Les promoteurs du projet de briquettes en sont donc amenés à faire une hypothèse technique sur la capacité de la machine de compactage à traiter aussi bien que les résidus forestiers d’autres types de résidus, en l’occurrence des résidus agricoles. Cette substitution de matière première constitue la première transformation de la technologie effectuée par ceux qui s’efforcent de la transférer. Nous reviendrons longuement sur les conséquences de ce choix.

Le choix du coton La culture du coton occupe une très grande place au Nicaragua : elle permet d’importantes rentrées de devises8 et, à ce titre, de larges superficies lui sont consacrées dans la partie occidentale du pays. Cette culture est caractérisée par un fort regroupement géographique et administratif (la taille moyenne des exploitations est élevée), et par une certaine abondance de ressources techniques du fait de sa totale mécanisation : aucun facteur limitant de ce côté-là à l’extension de la production de briquettes. 8. Le coton est le deuxième générateur de devises au Nicaragua, après le café.

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Dès le début des années 80, les Nicaraguayens s’étaient demandés dans quelle mesure ils pouvaient valoriser ce déchet ; ils ont réalisé à l’époque quelques essais de récolte afin d’évaluer la quantité de tiges disponibles par unité de surface. Cette expérience les amena à la conclusion que les tiges de coton représentent une énorme quantité de biomasse perdue : elles doivent être détruites après chaque récolte, soit brûlées, soit réincorporées dans le sol, afin d’éviter que la récolte suivante ne soit infestée et ruinée par des insectes parasites. Si la qualité des sols ne s’est pas altérée avec la pratique de la monoculture, celle-ci a favorisé le développement de ces fléaux dont l’élimination grève lourdement les coûts de production du coton. Le raisonnement des promoteurs du projet de briquettes (que nous désignerons dans la suite par leur appartenance institutionnelle : « l’INE ») peut se résumer ainsi : « Si nous proposons aux agriculteurs de les débarrasser des tiges de coton, nous les soulageons d’une tâche à laquelle ils ne peuvent se dérober, puisqu’elle est prescrite par la loi, et ils ne peuvent nous en être que reconnaissants. ». La source de la déforestation – l’extension démesurée des cultures d’exportation – devient dans ce dispositif ce par quoi cette même déforestation peut être vaincue : schéma séduisant, au moins intellectuellement. Reste à trouver les moyens de capter cette richesse potentielle : le problème de la récolte des tiges de coton est un volet essentiel du projet9.

La substitution au bois Comme nous l’avons vu plus haut, à l’origine du projet, ses promoteurs attendaient des briquettes de coton qu’elles permettent d’économiser à la fois sur la consommation en dérivés du pétrole et sur la consommation en bois ; cela aurait été rendu possible par la présence de ce nouveau combustible sur deux segments de marchés distincts : « À l’origine, on avait pensé aux petites et moyennes industries, en substitution au pétrole. Les briquettes auraient servi de combustible pour produire de la vapeur… Mais ce n’était pas faisable : il fallait changer les équipements de ces industries. On s’est tourné vers les petites entreprises de boulangerie et, plus généralement pour substituer au bois utilisé pour les activités domestiques. » (cadre de l’INE)

Face à une épreuve (convaincre les industriels) dont l’issue est par trop incertaine, l’INE prend délibérément un cap qui l’éloigne encore un peu plus de l’expérience suédoise :

9. Notons que, parallèlement au coton, d’autres sources de biomasse ont été envisagées, comme les tiges de tabac ou les pailles de riz ; elles ont été progressivement éliminées au fil des épreuves imposées par le projet.

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le transfert de celle-ci se trouve ainsi limité au déplacement de la machine de compactage, en vue d’objectifs distincts de ceux qui ont favorisé sa définition et son usage en Suède. En même temps que se définissent des objectifs techniquement et socialement « réalistes », s’affine l’argumentation qui permet d’en justifier le choix. Deux point forts en scandent l’énoncé : les possibilités gigantesques offertes par l’utilisation de briquettes de coton – on estime la production potentielle à 1/6 de la consommation totale de bois de feu au Nicaragua – et la difficile mise en place de solutions alternatives. Pour faire des plantations d’arbres, il faut de la surface, aussi près que possible des lieux de consommation, afin de minimiser les coûts de transport. La plaine occidentale concentre à la fois la majeure partie de la population et la quasi-totalité des activités agricoles : c’est même cette conjonction qui est à l’origine des problèmes de déforestation et d’approvisionnement en bois. La reforestation passe obligatoirement par la conversion de terres agricoles en plantations d’arbres, opération coûteuse en devises, ce qui, dans la conjoncture actuelle de pénurie, est difficile à faire accepter. La situation du bois est grave, mais pas au point de remettre en cause la partie de la politique agricole tournée vers l’exportation. C’est du moins l’un des points sur lequel repose l’argumentation de l’INE en faveur de la substitution d’autres combustibles au bois : le manque de devises milite pour les briquettes de coton. Cette définition des objectifs et des « causes » du projet ne s’est pas faite du jour au lendemain, elle a été nourrie par le déroulement du projet lui-même : en effet, tout choix portant sur les paramètres techniques, aussi primaire soit-il (transfert d’une compacteuse, utilisation des résidus du coton), repose sur un certain nombre d’hypothèses sur l’environnement qui, dans le même temps qu’elles sont explicitées, sont éprouvées par la réalisation (ou l’irréalisation) progressive du projet. À la fin de cette première étape, nous nous retrouvons avec une description « naturalisée » du monde dans lequel doit prendre place le dispositif technique : ce n’est plus parce qu’il s’avère trop difficile de convaincre les industriels de changer leurs machines que l’on se tourne exclusivement vers la substitution au bois de feu ; à l’inverse, la situation du bois de feu fait figure de cause première du projet, qui se présente comme l’unique solution possible permettant de résoudre ce problème.

Conclusion Nous étions partis d’une « idée », transférer une machine suédoise de compactage au Nicaragua : comme dans tout projet d’innovation, cette idée se présente essentiellement comme un nœud, qui a la forme d’un projet socio-technique (construire l’environnement technique et social dans lequel la machine suédoise va s’intégrer), entre des « faits » jusqu’alors disparates (d’un côté, une machine suédoise, de l’autre, 115

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la situation nicaraguayenne). Dans un second temps, le travail des acteurs peut être décrit comme un processus de problématisation10, qui les conduit à formuler un problème, et ce faisant, à définir les acteurs concernés par la résolution du problème, et enfin, à placer leur projet en position de point de passage obligé pour tous ces acteurs. La compacteuse constitue un dispositif d’intéressement, qui permet de tenir ensemble les consommateurs de bois de feu, la politique agricole nicaraguayenne, la géographie économico-politique du pays, les contraintes liées à la culture du coton. Mais pour solidifier cet assemblage et le rendre vraisemblable, il faut d’abord démontrer que la compacteuse est capable de traiter les tiges de coton : il existe un certain nombre de présomptions favorables, en particulier du fait que les tiges de coton, bien que d’une densité beaucoup plus faible, ont la même composition chimique que le bois ; encore faut-il qu’elles aient le même comportement mécanique lors de l’épreuve de compactage. Cette vérification est l’une des premières tâches auxquelles s’attelle l’INE. Tout se passe pour le mieux : aucune modification n’est nécessaire pour que le compactage se fasse correctement, et les briquettes ont une tenue suffisante qui rend inutile la recherche d’un produit agglutinant. Au travers de cette expérimentation, les Nicaraguayens établissent formellement l’équivalence entre les tiges de coton et le bois, équivalence qui leur permet de passer à l’étape suivante du projet. La machine de compactage n’est qu’un élément du dispositif global mis en place pour aboutir aux briquettes : fait relativement inhabituel dans ce type d’opérations, le transfert sans modification de la machine de compactage a entraîné autour d’elle une prolifération d’innovations spécifiquement conçues en rapport avec la situation particulière du Nicaragua, pour résoudre le problème de la captation de la matière première qui ne pouvait que se poser en des termes très différents du cas Suédois.

QUAND LA TECHNIQUE DÉFINIT SON MONDE… Le problème de la captation La cueillette des tiges de coton doit satisfaire un certain nombre d’exigences : la plus importante concerne la durée. Les insectes prédateurs du coton imposent non seulement la destruction des tiges, mais déterminent une périodisation de l’activité agricole. Pour éviter leur prolifération, la loi prescrit un délai de 60 à 90 jours après la cueillette de la fibre de coton pour la réalisation de cette opération d’élimination des résidus. Les promoteurs du projet de briquettes doivent inscrire leur action dans ce scénario fixé par avance : d’emblée se trouvent définis deux « temps », celui de la cueillette limité à trois mois 10. Nous utilisons ici ce concept au sens défini par [Callon, et al., 1986]

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de l’année, et celui de la production des briquettes qui, pour maximiser l’utilisation des machines et assurer une fourniture continue, s’étale sur l’année entière. L’articulation entre ces deux unités temporelles requiert un dispositif « tampon » de stockage, de taille importante, étant donné la faible densité des tiges de coton à l’état brut. La nécessité du stockage des tiges est donc une conséquence de l’action des insectes prédateurs qui participent à plusieurs titres à la mise en forme du projet. Les premiers essais de cueillette se font manuellement : les ouvriers agricoles coupent les tiges à l’aide de machettes, puis avec des scies circulaires portatives. Il apparaît très vite que ce mode de fonctionnement n’est pas envisageable à grande échelle. C’est un travail très dur qui, de plus, doit être effectué sous un soleil de plomb, pendant la période la plus chaude de l’année. La légèreté du matériau induit des rendements faibles ; pour arriver à des tonnages conséquents, il faut couper une énorme quantité de tiges11. Le fait décisif qui rend irréaliste la cueillette manuelle est la pénurie de main d’œuvre. Avant la guerre, déjà, un certain déficit existait, mais il était comblé par l’apport saisonnier de travailleurs venus des pays voisins. Depuis le début du conflit nicaraguayen, non seulement cette migration traditionnelle ne peut plus avoir lieu, mais de plus une certaine part de la population active se trouve engagée dans les opérations militaires. Enfin, la périodisation obligatoire des opérations d’élimination des tiges introduit une nouvelle rigidité. Pour respecter les délais prescrits, le front défini par la cueillette des tiges doit progresser à la même allure, en léger décalage, avec celui de la récolte du coton, ce qui implique un recouvrement temporel important des deux opérations : il est impossible d’affecter le personnel, déjà occupé par le prélèvement de la fibre, aux opérations de cueillette des tiges. C’est, à ce stade du projet, la seule contrainte non négociable avec les haciendas. Partant de cet ensemble de constatations, l’INE tente une deuxième expérience, dite cueillette semi-mécanisée, qui s’effectue à l’aide d’une arracheuse anglaise, venue du Soudan, laquelle s’utilise montée sur un tracteur, emprunté au matériel agricole de l’hacienda. Comme le Nicaragua, le Soudan pratique la culture intensive du coton et, comme au Nicaragua, les insectes prédateurs sont le fléau majeur de cette agriculture. Mais, là-bas, l’élimination du réservoir à fléau que constituent les tiges passe par l’arrachage obligatoire des arbustes. D’où l’existence d’une machine à arracher : au fur et à mesure de l’avancée du tracteur, les tiges rencontrent des couples de roues, en gros placées dans un plan perpendiculaire au mouvement du tracteur12. Chaque couple est constitué de deux roues ayant un faible écartement entre elles et tournant en sens 11. Chaque arbuste mesure environ deux mètres de haut, pour un diamètre de 2 à 3 centimètres et un poids total d’environ 250 grammes. 12. En fait, elles sont légèrement obliques, pour que le mouvement global, résultant de la vitesse du tracteur et de l’action des roues, communiqué à la tige soit vertical.

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inverse l’une de l’autre. Lorsqu’une tige se trouve à proximité de ces roues, elle est happée dans leur interstice et tirée vers le haut, ce qui provoque son arrachement. La semi-mécanisation se révèle ne pas remplir exactement les fonctions qu’on en attendait. Après arrachage, les tiges tombent en désordre sur le sol, ce qui rend le ramassage long et encore trop coûteux en main d’œuvre13. D’où l’idée de concevoir une machine spécifique pour la cueillette des tiges qui permette de prendre en compte la situation particulière de la main d’œuvre au Nicaragua. Le « détour » par la machine anglo-soudanaise va aboutir à une pré-définition du nouvel engin : deux options différentes ont été testées au cours des expériences précédentes, le coupage et l’arrachage. L’arrachage fait apparaître au grand jour la partie souterraine de l’arbuste ; les racines représentent à elles seules 40 % de la biomasse totale : l’utilisation d’une nouvelle technique modifie ainsi la définition des tiges de coton et leur « poids » physique, mais aussi socio-économique. Pour cette raison, les concepteurs de la machine optent dès le départ pour une machine d’arrachage et non de coupage et empruntent au modèle soudanien son principe technique fondamental, à savoir les couples de petites roues tournant en sens inverse l’une de l’autre. Sur ce dispositif premier, vont se greffer tout un ensemble d’autres organes qui ne font de la machine nicaraguayenne qu’une lointaine cousine de la soudanaise.

Naissance d’un « monstre »14 Pour remplir la mission qui lui est impartie, la nouvelle machine doit pouvoir collecter les tiges de coton et les mettre en ordre de telle sorte que les interventions humaines dans le champ, jusqu’à l’aire de stockage, soient réduites au minimum. Une autre contrainte émerge des expériences précédentes ; si l’hacienda collabore dans la phase expérimentale en prêtant du matériel agricole, elle fixe les limites de cette collaboration au stade industriel : « Étant donné le rapport entre le volume de machines et la surface à traiter, durant la période de récolte du coton, on ne peut pas prêter de machines. C’est impossible. Il faut des machines spécifiques pour les tiges. » (directeur de l’hacienda) 13. Un article écrit par la partie suédoise du projet [Svenningsson, 1985] fait état d’un autre problème : au Nicaragua, pays dont le climat est plus humide que le Soudan, les tiges de coton y atteignent des dimensions supérieures ; de ce fait, lors de l’arrachage, elles ne sont pas expulsées comme au Soudan vers l’arrière de la machine, mais restent à l’avant, entraînant le blocage de la machine. Le climat joue donc ici un rôle de différenciateur entre le Nicaragua et le Soudan, dont on avait pensé a priori la similitude au moins du point de vue des problèmes liés au coton. 14. C’est ainsi que ses concepteurs qualifient leur machine, imposante de par sa taille et la complexité des opérations qu’elle réalise.

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Le tracteur, c’est-à-dire à la fois le moyen de déplacement et la source d’énergie pour les équipements annexes, doit être intégré à la nouvelle machine. Son ossature est composée d’une plateforme reposant sur quatre roues, sur laquelle se trouve la cabine du chauffeur-opérateur. L’ensemble est mu par un moteur classique. Là s’arrêtent les comparaisons : devant la multiplicité des opérations à réaliser, mais en même temps leur parenté profonde – transmettre des mouvements –, il est opéré une séparation stricte entre tout ce qui relève de la fourniture de la puissance première, fonction que le moteur est seul à assurer, et tout ce qui relève de la transmission du mouvement dont un unique système hydraulique est chargé. « Tout le système est un système hydraulique : les moteurs qui actionnent les tambours qui donnent le mouvement pour le transport sont des moteurs hydrauliques. Pour l’avancement de la machine, une seule pédale : quand on lève le pied, elle s’arrête. Avoir un système hydraulique, ça veut dire que la force se transmet par une pression d’huile, fournie par le moteur. Cela peut être aussi pneumatique, mais dans ce cas, l’hydraulique paraissait plus adaptée. C’est beaucoup plus simple et plus fiable que les transmissions mécaniques. » (ingénieur de l’INE)

Pour éviter une prolifération d’engrenages, de mécanismes qui, chacun, peuvent être indépendamment source de défaillance, les concepteurs choisissent la centralisation avec l’utilisation d’un principe unique et vont de ce fait jusqu’à redéfinir la conduite d’un tel engin ; dans un pays aux ressources techniques et financières limitées, l’économie de moyens, loin de n’être qu’une recherche d’élégance technique, représente une méthode permettant de s’affranchir des contraintes d’approvisionnement : les pièces d’un dispositif hydraulique sont en nombre limité et en partie interchangeables. À partir de cette plateforme centrale, partent deux grands bras, au bout desquels se trouvent les petites roues arracheuses. Celles-ci peuvent être orientées, depuis la cabine, en hauteur et en angle, ce qui permet d’adapter leur position aux irrégularités du terrain et à la vitesse de l’engin. Les deux grands bras ne sont pas, à la différence de la machine soudanaise, de simples relais entre la partie motrice de l’engin et la partie arrachage : ils servent de support au système de transport des tiges. Venant d’être arrachés au sol, les arbustes sont en position verticale, d’où l’intérêt d’avoir un système de transport qui « profite » et conserve ce pré-arrangement ou plutôt de cette absence de perturbation de l’ordre naturel. L’arbuste, à peine sorti des petites roues extractrices, va être pris entre deux courroies (plus exactement deux jeux de deux courroies) qui poursuivent en moins intense et en plus long le travail d’élévation entamé par les petites roues. Sur la plate-forme, à l’arrivée du système de transport, se trouve un dispositif de confection de fagots. Il est constitué d’un arbre-tronc, sur lequel sont implantées trois paires 119

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de bras qui ont la capacité de s’ouvrir et de se refermer, analogue de l’ouvrier qui enserre des paquets de branches de plus en plus gros ; l’ouvrier n’a pas seulement besoin de la force brute de ses bras, il lui faut aussi disposer d’une faculté de jugement qui lui fasse arrêter la constitution de son fagot quand celui-ci dépasse une certaine taille, déterminée par la capacité du porteur (ici des hommes) qui va ensuite le ramasser : « La pression exercée par les bras est toujours la même ; ce qui fait que leur course est fonction de la quantité de tiges amassées. Quand la course des bras atteint un certain seuil, l’arbre des bras pivote de 180°. Pendant ce temps, les tiges s’accumulent à la sortie du système de transport. Ensuite le fagot est attaché et libéré ; puis les bras recommencent leur travail… » (ingénieur de l’INE)

Rendre « raisonnables » les bras, c’est limiter leur force et l’amplitude de leurs mouvements, les rendre encore plus anthropomorphes. Une fois son travail achevé, l’« ouvrier » se retourne et passe à son « voisin » le fagot constitué. Les fagots sont ensuite lâchés sur le champ où ils restent à sécher pendant quelques jours avant d’être emmagasinés : le travail humain est réduit à leur ramassage. La machine incorpore dans son dessin une certaine définition de l’organisation du travail : celle-ci résulte du rétrécissement des possibles réalisé par les expérimentations précédentes qui ont forcé les contraintes techniques et sociales à se déterminer. L’environnement spatial est lui aussi intégré dans la machine : le champ de coton apparaît, avec ses irrégularités de terrain, dans le système moteur de l’engin. Les quatre roues ne sont pas de simples roues de tracteur : elles sont à traction et à suspension indépendantes, ce qui permet de préserver à tout moment l’horizontalité du système d’arrachage. Pour résoudre ce problème, il y avait en théorie deux possibilités : soit rendre effectivement plat le terrain, ce qui requiert une transformation profonde des processus agricoles, soit modifier le point de vue de la machine pour qu’elle ne voit qu’un terrain plat ; c’est cette opération que réalisent les tractions et suspensions indépendantes.

Conclusion Les concepteurs de la machine ont inscrit, dans sa forme même, une certaine définition de l’environnement social, technique, spatial etc, dans lequel elle doit fonctionner : la description que nous en avons donnée est indissociablement description de la machine et description de cet environnement ; elle serait incompréhensible autrement. Si la machine fonctionne parfaitement bien, elle rend « réaliste » sa définition de l’environnement ; à l’inverse, tout dysfonctionnement peut être lu comme l’intervention d’un (f)acteur inattendu. Un innovateur qui réussirait du premier coup à produire une machine performative, c’est-à-dire qui réalise par son existence le monde 120

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dont elle est l’inscription, serait doué de facultés divinatoires hors du commun : de fait, de petits problèmes ont émaillé l’expérimentation nicaraguayenne, dont nous ne retiendrons ici que celui lié à la morphologie des tiges de coton. Envisagés au départ comme une simple tige verticale et homogène, les arbustes ne se laissent pas réduire à cette définition. Les racines « revendiquent » leur spécificité en se coinçant dans le système de transport et en enrayant son bon fonctionnement ; l’ensemble de l’arbuste manifeste son hétérogénéité de densité (il y a plus de volume de tige en bas qu’en haut) en s’inclinant au cours de son déplacement ; deux modifications du dispositif vont permettre de contourner cette « résistance » des tiges : la pente du système de transport est réduite, ce qui permet de répartir différemment le poids et d’arriver à l’équilibre ; un fond est ajouté sous l’ensemble afin de mieux contrôler le passage des racines, et d’éviter leur coincement. Acteurs, au sens plein du terme, que l’on n’attendait pas, les tiges entraînent par leur comportement une remise en cause, partielle et momentanée, de l’objet technique, dans le même temps que leur « nature » se trouve redéfinie. Dans un processus d’innovation (mais nous pourrions dire dans toute situation qui suppose une confrontation, qu’il s’agisse du droit, de la science ou de la sorcellerie), les catégories du social, du technique, du naturel etc. sont produites par une épreuve qui vise à faire se déterminer des causes et à introduire un ordre dans une réalité confuse et indifférenciée. Dans le cas des objets techniques, ce partage entre différents ordres de réalité n’est définitivement stabilisé que lorsque plus rien ni plus personne ne vient revendiquer, d’une manière ou d’une autre, une place, un rôle, une volonté, des compétences, etc, différents de ceux qui lui sont attribués dans le scénario que constitue la machine : supposons que par exemple les tiges continuent à ne pas transiter correctement dans le dispositif de transport, il faudrait alors de nouvelles épreuves permettant de départager les causes possibles de ce phénomène, un paramètre de la géométrie des tiges que l’on n’aurait pas pris en compte, un défaut des courroies, ou un conducteur de l’engin incompétent. Dans cette première partie, nous nous sommes placés essentiellement du point de vue de l’objet technique et de ses concepteurs et nous avons essayé de montrer comment l’on cherchait à produire l’alignement entre le scénario inscrit dans la machine et l’histoire décrite par son fonctionnement. Dans le cas précis de la récolte des tiges de coton, il paraît vraisemblable (ou du moins, c’est l’objectif fixé à terme) que l’on arrive à déléguer suffisamment de tâches et de compétences à l’objet technique pour que celui-ci, ayant intégré en lui-même son environnement, n’ait pratiquement plus besoin pour fonctionner que d’autres acteurs fassent preuve de beaucoup de volonté et de compétences. Mais ni l’arracheuse, ni la compacteuse ne sauraient suffire à elles seules pour faire aboutir le projet de briquettes, il faut encore que les briquettes trouvent des utilisateurs : ceux-ci, de par la relative richesse des opérations qui leur incombent 121

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(achat, stockage, utilisation pour des tâches culinaires et domestiques variées), constituent une pièce maîtresse dans le dispositif.

QUAND LE MONDE REDÉFINIT LA TECHNIQUE Avant de nous tourner vers les utilisateurs et afin de situer plus précisément leur place, il nous faut donner un aperçu sur l’organisation finale de la production et de la commercialisation, telle qu’elle a été prévue par l’INE. Très tôt, les concepteurs ont réfléchi à la manière dont les différentes étapes, du ramassage à la vente, pourraient s’articuler : le processus, qui permet de transformer des tiges de coton en un bien marchand, est relativement complexe et demande une série d’opérations distinctes qui peuvent être liées entre elles par des procédures différentes, du simple enchaînement technique à la transaction marchande. Et selon la manière dont cette liaison est effectuée, le partage des tâches et des bénéfices entre les différents acteurs, des hommes aux machines, que le projet est forcé d’associer diffère, ce qui signifie qu’il est extrêmement difficile de prendre des décisions techniques sans avoir une idée de l’organisation globale du système. Le scénario prévu est le suivant : « Il y aura une unité centrale qui assurera le suivi, la maintenance des équipements et une série de sites de production, localisés à l’intérieur ou à proximité des exploitations agricoles et produisant chacun 5 000 tonnes par an de briquettes. Dans chaque site, il y aura des machines d’arrachage et des machines de fabrication des briquettes. » (INE)

Le choix de cette forme d’organisation centralisée/décentralisée est liée aux caractéristiques « naturelles » des tiges de coton et à l’organisation socio-économique de leur culture : la faible densité des tiges rend irréaliste sur le plan économique le transport à grande échelle et à grande distance de la matière première ; par ailleurs, l’organisation de la culture du coton en grandes haciendas permet de concentrer en un seul lieu des quantités suffisantes de biomasse pour justifier l’implantation d’un système de production. L’unité de base pour la production serait constituée d’une machine d’arrachage pour deux machines de compactage. Mais si la production des briquettes se fait dans les haciendas, quel type de relations faut-il envisager avec celles-ci ? L’INE part de l’idée que le simple fait de retirer les tiges de coton du sol pour les transformer en combustible leur confère une valeur économique15. C’est autour de cette économicisation

15. Bien que l’on puisse considérer qu’elles sont « incorporées » négativement dans les coûts de production du coton.

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de l’arrachage que l’INE entend construire un système organisationnel qui permette de dégager des bénéfices pour les exploitants agricoles : « Il n’y a pas de prix de vente des pailles de coton, c’est un projet expérimental, l’hacienda collabore. Dans le futur, la situation peut changer : il est fort possible qu’on paie les pailles ; mais on pourra négocier le fait qu’ils nous les livrent toutes préparées à l’usine. » (INE)

L’idée est donc de séparer, dans le processus de fabrication des briquettes, deux sphères d’activité, l’arrachage et la préparation des tiges qui seraient prises en charge par les opérateurs agricoles et la production proprement dite des briquettes qui relèverait d’une société indépendante, fonctionnant sur le double mode décentralisé/centralisé comme nous l’avons vu précédemment. L’échange entre ces deux sphères se faisant par le biais de transactions marchandes. Le fonctionnement de la sphère agricole suppose un équilibre entre, d’un côté, les investissements nécessaires en machines et les dépenses de fonctionnement et de l’autre côté, les recettes dégagées par la vente des tiges. Du côté des coûts, le travail de mise au point et d’expérimentation des arracheuses est le point clé du dispositif ; c’est seulement à la fin de ce processus que l’INE pourra avoir une idée claire des prix d’achat possibles, des rendements probables des machines, et des bénéfices escomptables par les exploitants agricoles. Rien ne dit, à ce stade du raisonnement, si les prix finals de production sont en rapport avec les prix de vente que l’on peut escompter pour les pailles de coton. Pour cela, il faut être capable d’évaluer le prix de vente des briquettes sur le marché et les coûts de production des briquettes à partir des tiges de coton préparées : le deuxième terme est le plus immédiatement accessible ; les compacteuses existent déjà dans le commerce et on peut imaginer l’ordre de grandeur de leur rendement global. En revanche, le premier terme demande une expérimentation qui permette de tester en réduction les possibilités du marché. Les promoteurs sont dans une situation presque paradoxale, mais qui est celle de la plupart des innovateurs : ils ont besoin de connaître le marché avant même qu’il n’existe et d’estimer le prix de machines pas encore conçues : ils se trouvent dans l’obligation de tenir simultanément, sans en tenir encore aucun, les deux bouts de la chaîne. Les paramètres techniques, sociaux, économiques sont intriqués les uns dans les autres et l’on ne peut les démêler qu’en avançant dans le projet, en faisant des machines dont on ignore l’avenir réel, en testant des utilisateurs dont on ne peut être sûr de la représentativité etc. Dur labeur que celui de l’INE qui s’efforce de progresser en même temps sur tous les fronts.

Les utilisateurs, des acteurs à part entière La fabrique de briquettes compte une soixantaine de clients réguliers, appartenant à deux types différents : les consommateurs domestiques et les consommateurs 123

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artisanaux. Ces derniers se répartissent en deux groupes, les boulangeries et les autres entreprises (tortilleria16, comideria17). Les boulangeries consommatrices de briquettes sont au nombre de 17 sur un total départemental de 300. Elles sont organisées en coopérative et travaillent à tour de rôle, une ou deux fois par semaine chacune, cette faible fréquence étant due au manque de farine. Grâce à cette organisation, le recrutement des 17 boulangeries s’est en partie fait de bouche à oreille : les premiers boulangers impliqués dans l’expérience en ont parlé à leurs confrères qui ont réclamé à leur tour l’approvisionnement en briquettes. Les consommateurs domestiques habitent soit Chinandega, la petite ville dans laquelle est implanté le projet, soit Posoltega, un village aux environs de Chinandega. Cette double localisation permet de tester la réaction des citadins et des ruraux, deux groupes qui n’ont pas forcément ni les mêmes habitudes, ni l’accès aux mêmes ressources. Dès le départ, les briquettes ont été vendues à un prix dit arbitraire, c’est-à-dire qui ne correspondait à aucune évaluation des coûts de production. Peu à peu lorsque des « bénéfices » liés à l’utilisation des briquettes sont apparus et se sont consolidés, ce prix a été réévalué de telle sorte qu’il peut être considéré comme une mesure de la confiance et du niveau de satisfaction des usagers : en un an et demi, l’on est passé de 750 à 1 000, puis 1 600 cordobas pour le sac de 50 kg, sans qu’aucune baisse de consommation n’ait été entraînée par ces augmentations successives. Cela est dû au fait que la valeur d’usage des briquettes a été progressivement établie par les utilisateurs eux-mêmes qui, au fur et à mesure de l’expérimentation, ont défini les caractéristiques du produit qu’on leur proposait : par cette opération, l’INE va recueillir de la bouche même des usagers une série d’arguments propres à renforcer sa propre conviction et celles des partenaires qu’il lui reste encore à impliquer. L’attitude des utilisateurs est assez remarquable : dans leur majorité, ceux-ci fournissent un travail d’expérimentation et d’analyse de leurs expériences qui aboutit à la formulation d’une série de modes opératoires applicables dans les diverses situations culinaires, et à la spécification des briquettes par rapport au combustible, le bois, dont elles viennent prendre la place. L’INE a de la chance : la pénurie de bois se manifeste pour le consommateur sous plusieurs aspects. Pour l’observateur économiste, le plus évident paraît être celui du prix : il est vrai qu’au fil des saisons, le prix du bois connaît des augmentations importantes ; mais, bien que cité, ce facteur arrive très loin derrière d’autres considérations dont la plus importante paraît être la commodité et le confort d’utilisation. Parce que le bois se fait rare, il est coupé de plus en plus vert. Ceci se traduit pour l’utilisateur par des difficultés d’allumage et la production de fumées importantes. À côté de ce premier aspect, unanimement reconnu comme primordial, d’autres caractéristiques des briquettes 16. Fabrique de tortillas : crêpes de maïs. 17. Sorte de « cantine », fabrication de plats simples vendus dans la rue : maïs, brochettes etc.

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les rendent séduisantes. Vendues en sac de 50 kg, elles sont faciles à stocker : aucun effort particulier n’est requis pour leur rangement, à la différence du bois. D’une taille adaptée à celle des fourneaux, elles sont prêtes à l’utilisation : pas besoin de se saisir d’une hache pour les découper. Enfin, de l’avis général, elles chauffent plus et plus vite et produisent moins de cendres que le bois. Constatation qui, pour l’INE, n’est que la traduction d’un plus fort pouvoir calorifique : 4 600 kC/kg au lieu de 3 700 kC/kg pour le bois. Le prix n’est mentionné qu’en dernier : tous les utilisateurs affirment que les briquettes sont moins chères que le bois. Mais le facteur d’économie est très variable, puisqu’il va de 2 à 5. Ces différences sont liées à l’organisation du marché du bois, très éclaté, qui permet de grandes variations de prix, à l’imprécision de la mesure : les prix se calculent à la bûchette ou à la charrette, et, de plus, les utilisateurs (surtout domestiques) ne tiennent pas une comptabilité rigoureuse de leurs consommations. Il est remarquable de constater qu’une part importante des utilisateurs disent ne pas acheter le bois, mais se le procurer gratuitement, par exemple grâce à des parents qui possèdent un lopin de terre boisée en bordure des montagnes. Ceci confère une crédibilité importante à l’affirmation générale selon laquelle l’attachement aux briquettes persisterait même au cas de nouvelles augmentations de prix18. Nous ne nous trouvons pas ici devant la simple substitution d’un produit à un autre, mais devant un processus de création de marché, à petite échelle pour le moment, qui implique le passage d’un mode d’échanges informels à une véritable économie. Sur le plan technique, les utilisateurs ont élaboré un certain nombre de « méthodes » adaptées à leur situation particulière. Une des plus spectaculaires est la méthode d’allumage mise au point par le boulanger : « Pour l’allumage des briquettes, c’est d’une simplicité totale. J’arrose le sac d’essence, je le pousse au fond du four. Ensuite, j’approche quelques bouts de papier enflammé. Ça s’enflamme tout seul et je peux partir faire autre chose et revenir deux heures après : ça marche tout seul. Avec le bois, c’est beaucoup plus difficile. Il faut surveiller tout le temps que ça ne s’éteigne pas. »

D’autres éléments du savoir pratique concerne la manière de s’y prendre pour faire des grillades, les précautions nécessaires pour la bonne conservation des briquettes : 18. Il faut noter par ailleurs que, malgré un prix très bas, le gaz ne s’est pas imposé comme combustible de substitution pour la cuisine : « Malheureusement, le gaz est très peu cher. C’est le problème général des prix relatifs de l’énergie : les produits importés sont beaucoup moins chers que les produits nationaux. Le taux de change introduit de fortes distorsions. Par exemple, un litre de lait coûte le même prix qu’un gallon d’essence. » (INE)

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pas d’eau, sinon elles se désagrègent, etc. Leur rôle ne se limite pas à cela : nous avons vu que les boulangers eux mêmes avaient favorisé la diffusion des briquettes auprès de leurs confrères. Certains utilisateurs domestiques font de même : « Ma mère en a donné à des voisines qui font des tortillas, ou des gens qui passaient comme ça et qui demandaient ce que c’était. Les gens, une fois qu’ils ont essayé, sont très intéressés et viennent demander régulièrement quand on sera livré. »

Ainsi, se trouve ébauché le mini-réseau qui peut permettre la mise en place des points de vente décentralisés. Dans le cas de Posoltega, le village testé par l’expérience, l’organisation est déjà en place : « Ils m’amenaient 25 sacs à la fois, à peu près tous les mois, et les gens les prenaient par un, deux ou trois. Le dernier prix des sacs était de 1 600 cordobas. Au bout d’une semaine, je n’avais plus rien. Il y a une demande assez importante. Même avec un prix plus important, les gens sont disposés à acheter des briquettes. Je fournissais à peu près 10 maisons, le hameau qui est alentour ; parce qu’ici, ce n’est pas vraiment le village de Posoltega. Quand ils ont su que j’avais des briquettes, il y a même des gens qui sont venus du village pour m’en acheter. »

Les utilisateurs jouent dans le processus d’innovation un rôle primordial, qui peut être décliné selon trois modes principaux : ils spécifient par rapport à leur propre environnement les qualités, au sens presque physique du terme, des briquettes ; ils développent un savoir pratique qui permet de routiniser l’utilisation du produit et enfin, ils expérimentent la mise en place de réseaux qui permettront ultérieurement de diffuser et de commercialiser les briquettes. Leur travail peut être décrit comme une série d’expériences qui visent à produire l’alignement entre un objet et le contexte dans lequel il doit s’intégrer : leur position est rigoureusement symétrique de celle des innovateurs, dans la mesure où ils partent d’un objet relativement figé, qu’ils ne peuvent eux-mêmes modifier, et redéfinissent l’environnement (leurs propres comportements, habitudes, relations avec les autres) jusqu’à ce qu’il colle à l’objet, spécifiant du même coup la description de ce dernier. Que l’on s’appuie au départ plutôt sur l’objet ou plutôt sur le contexte, nous remarquons que, dans tous les cas, l’épreuve de l’un par l’autre aboutit à la production simultanée et inséparable de l’objet et du contexte. Si l’action des utilisateurs augmente le degré de réalisme du projet – mais c’est aussi dans la nature de l’innovation que de susciter des enthousiasmes inespérés –, un ennemi inattendu opère le mouvement inverse, en défaisant en partie le travail des acteurs : c’est à lui que nous allons maintenant nous intéresser. 126

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Amphiserus Cornutu, ou le diable dans la tige Brusquement, alors que tout semblait s’ordonner pour le mieux, l’incident : lorsqu’elles passent dans la déchiqueteuse19, les tiges se trouvent réduites en poudre, tout à fait impropre à la fabrication des briquettes. Pourtant, de l’extérieur, l’apparence des branches est normale. Pour éclaircir ce mystère, l’INE procède à des études sur la faune environnante, à l’intérieur des hangars de stockage. Deux importuns sont repérés ; mais seul l’un d’entre eux paraît menaçant : « Au départ, on avait fait des échantillons très détaillés de la terre dans les magasins : on n’avait rien trouvé, pas un seul prédateur. On était assez tranquilles. Et puis, ça a été un fléau inattendu… On a trouvé beaucoup d’Amphiserus Cornutu qui est un insecte qui mange le bois : il attaque l’intérieur des tiges de coton en laissant l’écorce intacte. On n’a aucune expérience de ces insectes, car ici, il n’y a pas tellement de stockage de bois. On a fait une révision bibliographique et on s’est rendu compte que c’est un hôte du bambou. » (INE)

Or, à une trentaine de mètres des hangars de stockage20, se trouvent quelques bambous. Nul n’aurait pu dire a priori que la présence de bambous à proximité des magasins constituerait un contexte défavorable pour le stockage… Encore fallait-il des circonstances particulières pour qu’Amphiserus Cornutu se manifeste : lors des deux premières campagnes, il n’était pas apparu. Les récoltes avaient été effectuées manuellement, ou semi-manuellement avec l’arracheuse soudanaise ; pour simplifier la manutention lors des opérations de chargement et de déchargement, et pour économiser du transport, une déchiqueteuse avait été installée sur le champ. Au fur et à mesure de leur ramassage, les tiges étaient débitées par la déchiqueteuse qui les évacuait, sous forme de tronçons d’une dizaine de centimètres de long, dans les remorques qui, ensuite, étaient amenées par un tracteur jusqu’aux hangars de stockage. Le stockage s’effectuait donc sous une forme légèrement compactée. Avec la nouvelle machine, nous avons vu que l’on obtient des fagots qui facilitent la manutention : de cette manière, l’on peut réduire les opérations de déchiquetage qui, dans le dispositif antérieur sont au nombre de deux (une sur le champ, et la deuxième couplée avec l’opération de compactage). Cela permet de limiter les investissements 19. La compacteuse ne travaille pas directement à partir du matériau brut ; mais elle est couplée à une déchiqueteuse qui réduit les tiges en copeaux qui, eux, peuvent être compactés. 20. Ces hangars sont d’immenses « maisons de soin du tabac » (traduction littérale de l’espagnol), dans lesquelles les feuilles de tabac sont mises à sécher après récolte. Par un heureux hasard, la période d’utilisation normale de ces hangars débute vers le mois de novembre, ce qui laisse les « maisons » libres pour les tiges de coton dont la récolte se déroule entre janvier et avril.

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– il n’y a plus besoin de déchiqueteuse pour le champ –, et la consommation en énergie qui est relativement importante pour ce genre d’opérations. Pour établir le lien entre la forme du stockage et l’attaque d’Amphiserus Cornutu, l’INE se livre à une nouvelle expérience : les tiges emmagasinées et non encore attaquées sont débitées comme lors des années précédentes. Les résultats sont probants : « Ces insectes ont besoin d’espace pour bouger et d’oxygène pour respirer ; c’est pour cela que quand les tiges sont stockées sous forme de tronçons, c’est-à-dire quand elles sont plus compactées, ils ne peuvent pas survivre. »

Pour essayer de préserver le montage prévu avec la nouvelle machine, l’INE tente l’application d’insecticides qui sont disponibles sous deux formes différentes : un fumigant, impossible à appliquer correctement dans les hangars, trop largement ouverts sur l’extérieur ; et un pyreptoïde qui s’épand sur les grains emmagasinés. Au bout de trois applications successives, aucune amélioration n’est constatée : il semblerait que cela soit lié à la forme des tiges qui empêche la pénétration du liquide à l’intérieur du tas. Il ne reste plus qu’une seule solution, le déchiquetage avant l’emmagasinage : « Le problème, c’est qu’on a fait une machine qui arrache, transporte, compacte et attache les tiges en fagots, avec l’idée qu’elles seraient stockées sous cette forme. La déchiqueteuse coûte assez cher. Il va peut-être falloir revoir la philosophie de l’arracheuse. » (INE)

En même temps qu’il la défait, Amphiserus Cornutu met en évidence la cohérence des choix opérés par les concepteurs : l’arrachage et le stockage ne sont pas deux opérations indépendantes ; elles forment un ensemble technico-économique : qu’Amphiserus Cornutu attaque les tiges stockées, il met en péril l’analyse qui a orienté les choix techniques lors de la conception de l’arracheuse. Deux possibilités sont offertes aux promoteurs : – garder l’arracheuse actuelle et ajouter une opération de déchiquetage : mais il faut pouvoir sauvegarder la rentabilité de l’ensemble, en fonction des hypothèses qui ont été faites sur l’organisation de la production ; or cette rentabilité n’est évaluable qu’au bout de l’expérimentation, quand le dessin des machines est complètement fixé, quand les acteurs qui doivent participer à la production et à la commercialisation ont pris place dans le dispositif, etc. À ceux qui pensent qu’il est possible de faire a priori un calcul économique fiable, l’intervention d’Amphiserus Cornutu vient apporter le plus clair démenti : l’évaluation ne se consolide que dans les mises à l’épreuve successives que constitue l’élaboration du projet. – redéfinir une autre machine, qui prenne en compte les possibilités technicoéconomiques modifiées par Amphiserus Cornutu. 128

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En fait, avant même ce dernier épisode, les concepteurs s’étaient ménagé une porte de sortie : conscients de la complexité de l’arracheuse, ce « monstre », mais à la fois convaincus, par les résultats déjà obtenus, de l’intérêt global du projet, ils avaient déjà réfléchi à la conception d’une autre machine qui permettrait d’obtenir un compromis légèrement différent entre les contraintes sur la main d’œuvre et la complexité technique, le poids financier des machines. Dans la mesure où Amphiserus Cornutu ne s’était pas manifesté à l’époque, cette machine n’est pas une réponse directe à son attaque ; mais elle représente une alternative susceptible de faire jouer différemment la répartition des coûts et, à ce titre, elle pourrait être rendue, par l’intervention de cet acteur inattendu, relativement plus intéressante que la solution précédente. L’idée qui a présidé à sa conception est liée à une analyse des problèmes rencontrés avec la machine précédente21 : ce qui la rend complexe, c’est le fait d’avoir voulu coupler en une seule machine deux opérations très différentes, l’arrachage et la mise en fagot. La machine soudanaise est un bon outil pour arracher les tiges ; le problème à résoudre est celui du ramassage. La nouvelle machine constitue un essai pour trouver une solution à ce problème, indépendamment de l’arrachage. Le principe de base est celui de la fourche, l’outil artisanal de ramassage : au bout d’un bras se trouve une fourche ; l’ensemble du dispositif est mû par un tracteur classique ; dans un premier temps, la fourche repose sur le sol et, au fur et à mesure de l’avancement du tracteur, les tiges s’accumulent sur la fourche. Quand une certaine quantité de tiges a été amassée, le tracteur s’arrête, le bras se lève et une autre fourche située en sens inverse par rapport à la première se referme sur le fagot, de telle sorte que l’ensemble des deux fourches forment une sorte de pince. Un ouvrier attache le fagot qui est libéré ensuite par la réouverture de la pince et l’abaissement du bras. La machine devait arriver au Nicaragua22 au mois de décembre 198723 et être expérimentée lors de la campagne suivante en même temps que continuerait

21. Lors de l’unique campagne menée avec le « monstre », un problème était en effet apparu : les courroies de transport des tiges s’étaient distendues sous l’effet de la chaleur, ce qui les rendaient impropres à leur fonction. D’autres courroies, dans un matériau différent, ont été envoyées par les Suédois, mais elles ne sont pas arrivées à temps pour pouvoir être testées lors de cette récolte, ce qui n’a pas permis d’établir en toute certitude la faisabilité technique de ce mode de collecte. Les Nicaraguayens conservaient des doutes sur le principe même du transport et se demandaient s’il ne faudrait pas envisager des remaniements importants de la machine. 22. Comme les autres machines du projet, elle est fabriquée en Suède. De l’avis des gens de l’INE, cette situation devrait se prolonger même en cas de passage de la production de briquettes au stade industriel : « Il n’est pas prévu de faire les machines ici mais de continuer à les acheter en Suède. C’est impensable. Ce pays ne produit rien ; il n’y a pas d’industries. » 23. Cette enquête a été réalisée en novembre 1987.

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l’expérimentation du « monstre » : de la sorte, les Nicaraguayens s’étaient munis d’une bouée de sauvetage qui devait en principe leur permettre d’assurer la récolte quels que soient les problèmes techniques de l’une ou l’autre machine. Notons que cette nouvelle machine s’inscrit dans un espace socio-technique assez différent de celui du « monstre » : alors qu’avec cette dernière, une seule « passe » permettait d’obtenir le matériel prêt au stockage, il faut maintenant trois machines et trois opérations différentes (arrachage, ramassage, déchiquetage) ; si chacune d’entre elles est plus « simple »24 et moins coûteuse à l’investissement, l’investissement total ne sera sans doute pas négligeable alors même que les coûts de fonctionnement sont plus lourds en combustibles et en main d’œuvre, laissant encore en suspens une question cruciale : à quel prix faudra-t-il acheter les pailles préparées pour convaincre les haciendas de se lancer dans leur production ?

Conclusion De la même manière que les utilisateurs, intégrant les briquettes dans leur environnement, contribuaient à en définir les caractéristiques, Amphiserus Cornutu, en étendant son espace de l’univers des bambous à celui des tiges de cotons, spécifie la nature et les conditions d’utilisation de ces dernières : les deux mouvements sont donc tout à fait analogues à ceci près qu’au lieu de consolider le montage sociotechnique construit par le projet, Amphiserus Cornutu en défait l’une des articulations principales. De ce fait, le partage des compétences prévu initialement entre la sphère agricole et la sphère de production, au sens strict, des briquettes se trouve remis en cause par l’action de ce prédateur. De l’utilisation de la compacteuse à la définition de l’arracheuse, puis de la ramasseuse, nous n’avons cessé de voir des concepteurs extrêmement mobiles, se déplaçant sans arrêt pour être capables d’appréhender les contraintes d’un monde qu’ils organisent peu à peu. Si nous retournons mentalement au point de départ « fabriquer des briquettes avec une compacteuse suédoise », nous pouvons jauger la distance 24. Ceci étant, la simplicité est une notion toute relative : le principe de cette machine est simple au sens où il met en œuvre peu de mécanismes, entre autres, parce qu’il n’a été pris en compte qu’un nombre faible de paramètres : le fonctionnement risque d’être moins simple ; c’est du moins ce que craint l’INE : « J’ai un certain nombre de réserves : à cause de la faible densité du coton, je crains que les fourches ne fassent que pousser le coton au lieu de le ramasser. Il faudrait à mon avis une forme de fourche beaucoup plus fine, aigue qui gratte quasiment le sol. J’ai peur que pour que les fourches fonctionnent, il ne faille déjà que les tiges soient en ordre, à peu près toutes dans le même sens. Or l’arracheur les laisse à peu près n’importe comment. Peut-être faudrait-il faire un premier arrangement manuel avant le ramassage. Mais ça risque d’être coûteux en main d’œuvre ».

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parcourue ; nous nous trouvons devant un projet qui, comme tout projet d’innovation, doit mettre en relation des éléments et des acteurs très divers dont on ne peut mesurer le poids relatif qu’a posteriori : d’où les différentes tentatives techniques qui sont autant d’essais pour faire prendre corps à cet ensemble et le solidifier, l’étape ultime de ce processus étant de parvenir à une description économique du réseau ainsi constitué. Nous allons maintenant nous intéresser aux conditions nécessaires à cette mise en « chiffres ».

CONCLUSION GÉNÉRALE : L’ÉCONOMISATION DU SYSTÈME SOCIO-TECHNIQUE, MISE EN ÉQUIVALENCE FINALE DES RÉSEAUX Nous avons déjà signalé, au fur et à mesure de la présentation des différentes parties du dispositif, les incertitudes qui pèsent sur les coûts, qu’ils s’agissent des coûts d’investissement ou de fonctionnement. Quel prix peut-on par exemple prendre en compte pour les différentes machines ? « Il y a un certain nombre d’incertitudes, sur les économies d’échelle par exemple. La première compacteuse nous a coûté 100 000 dollars. Il y a eu un appel d’offres pour deux compacteuses : c’est déjà seulement moitié prix. Pour l’arracheuse, on a dépensé pour le moment 214 000 dollars. C’est un prototype, c’est normal que ça coûte cher. Mais on n’a pas tellement idée du prix de production en série. » (INE)

Le prix final est fonction de la confiance des promoteurs dans leur projet : il ne peut être définitivement évalué que lorsque l’INE se sentant assurée de maîtriser les paramêtres principaux, se lancera dans la consultation des fabricants en leur faisant miroiter un carnet de commandes suffisamment fourni. Les coûts de production au sens strict, c’est-à-dire hors investissements, sont encore loin d’être accessibles : seule la cueillette manuelle ou semi-manuelle a pu faire l’objet d’une évaluation qui met en relief des coûts de main d’œuvre élevés. L’arracheuse a été testée seulement sur une saison ; les problèmes rencontrés avec le système de transport n’ont pas permis d’atteindre un rythme de travail assez soutenu pour établir un chiffrage du travail assuré par les différents « acteurs » : ouvriers, conducteur, pétrole… Le plus surprenant, dans cette liste d’incertitudes, est celle qui pèse sur les rendements surfaciques pour les tiges de coton. Elle constitue le grand « mystère » du projet : « On ramasse 4 tonnes par hectare. Normalement, ça devrait être beaucoup plus. C’est un problème : on n’est pas arrivé à une règle qui permette de déterminer précisément le rendement par hectare. On nous a dit : il y a 27 000 plants de coton par hectare. Chaque

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Sociologie de la traduction. Textes fondateurs plant fait à peu près 400 gr une fois séché c’est-à-dire à 18 % d’humidité. Normalement, on devrait obtenir 10,8 tonnes à l’hectare. Or, on en obtient que 4 au maximum. On ne peut pas dire que le travail prévu n’a pas été fait ; c’est nous-mêmes qui surveillons les ouvriers agricoles lors de la récolte. Il y a plusieurs explications, aucune ne me satisfait pleinement : – dans les opérations de chargement des brindilles sur les remorques, il y en a une partie qui se perd dans l’environnement ; – il y a les chemins pour les tracteurs qui doivent prendre un peu de surface ; – on a des cartes des parcelles qui nous donnent la surface. Il y a une certaine distance entre chaque plante : c’est parfaitement mesurable et vérifié, il y a bien les 27 000 plants. La seule chose qu’on n’a pas vérifiée, c’est la surface. » (INE)

Cet exemple rappelle à ceux qui l’auraient oublié que, pour parler de productivité en agriculture, il faut disposer d’une cartographie à peu près fiable ! Tant qu’on n’est pas vraiment sûr qu’un hectare est bien un hectare, le bilan et surtout la prévision économique de la part « activité agricole » sont difficiles à inférer de l’expérience passée. La dernière incertitude de taille concerne la taille du marché et les prix acceptables pour les consommateurs. La viabilité finale du projet ne peut s’évaluer qu’en réunissant l’ensemble de ces « données », qui, contrairement à ce que ce mot pourrait laisser supposer, ne sont accessibles qu’au terme d’un long travail de mise en forme sociotechnique : le calcul du rendement surfacique pouvait être fait avant toute expérimentation ; il a d’ailleurs été fait ; mais, hors de sa « réalisation » par la récolte, il était impossible d’appréhender la taille de l’incertitude qui pesait sur lui. Nous avons vu plus haut que les consommateurs semblaient bien disposés à l’égard des briquettes et prêts à suivre pendant un certain temps un processus d’augmentation de leur prix, les avantages extra-économiques des briquettes justifiant à leurs yeux un effort de ce type. Dès que l’on sort du cadre de la petite production artisanale, le problème du prix change de sens : la décision de passer au stade opérationnel sera prise par des instances politiques d’un niveau élevé. Pour celles-ci, deux éléments sont à prendre en compte : il faut d’une part, que les briquettes ne soient pas « plus chères » que le bois, jugé excessivement onéreux, et d’autre part, que le bilan global de l’opération, à défaut d’être « positif », le soit relativement plus que toute autre solution, la reforestation par exemple, au problème du bois. La comparaison avec le « prix du bois » est un exercice périlleux, malgré son caractère a priori évident. Les deux produits, briquettes et bois, fonctionnent dans des réseaux totalement disjoints et surtout de formes profondément différentes. La production et le commerce du bois est laissé à une foultitude d’agents indépendants qui opèrent sans concertation, ni contrôle fort. Ce qui signifie une grande variabilité des prix comme nous l’avons déjà signalé et une imprécision des systèmes de mesure, qui vont de la bûchette à la charrette. Le concept de « substitution » rend très mal compte 132

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La construction d’un système socio-technique. – Madeleine Akrich

du processus engagé par l’INE : il y a création d’un marché, au sens où des individus qui s’approvisionnaient hors de tout circuit commercial réorientent leur consommation vers un produit commercial ; de surcroît, l’extension de ce marché est susceptible à moyen terme de redéfinir les caractéristiques et le mode de fonctionnement du marché du bois25. De la même manière, l’existence des briquettes crée un nouveau contexte pour les différentes solutions à la situation de pénurie. Certaines études avaient été faites pour évaluer le coût d’une reforestation par plantations ; elles avaient conclu à la non-rentabilité d’une opération de ce type. Mais de l’avis de l’INE, il sera nécessaire de refaire ce travail afin de pouvoir disposer d’éléments de comparaison entre les différentes possibilités, et d’établir la rentabilité de la production de briquettes, non plus considérée comme une activité productive séparée, mais à l’intérieur d’une politique globale de l’énergie26. Bien souvent, l’on entend dire qu’une innovation a réussi parce qu’elle était économiquement rentable. L’exemple nicaraguayen démontre que le problème de la rentabilité est une question particulièrement délicate à traiter : la difficulté vient de ce qu’elle n’est possible à évaluer que lorsque l’ensemble des paramètres techniques, sociaux, organisationnels ont été stabilisés, c’est-à-dire lorsque le partage des tâches et des compétences entre le dispositif technique et les différentes composantes de l’« environnement » est devenu consensuel. En d’autres termes, cela signifie que la description du micro-univers propre à chaque acteur admet des référents fixes : aux tiges de coton inscrites dans les machines, correspondent, point à point, les tiges de coton présentes, chaque année, sur les différents champs de coton nicaraguayens ; de même pour les briquettes telles quelles décrites par les modes opératoires des usagers et les briquettes effectivement livrées par les producteurs, etc. À partir de là, chaque microunivers peut être considéré comme une sorte de boîte noire, recevant d’autres boîtes noires un certain nombre d’objets et redistribuant elle-même d’autres objets ; l’ensemble de ces micro-univers fonctionne alors comme un réseau, décrit, aux deux sens du terme, par la circulation d’objets entre des points (haciendas, consommateurs, fabricants des machines etc) auxquels peuvent être ramenées les boîtes noires. L’économicisation 25. Le marché des briquettes est un marché de type industriel, en forme de réseau centralisé dans lequel circule des objets stabilisés, dans leur forme, leur composition, leur densité, leurs performances, leur présentation, leur prix… Les marchands de bois se comportent en « agents égoïstes », qui détiennent chacun l’accès à leur petit réseau ; ils vivent en quelque sorte dans une économie de cueillette qui n’intègre que le court terme : ils prélèvent en premier lieu les meilleures essences, puis passent aux essences de deuxième qualité, etc. Par ailleurs, l’introduction des briquettes peut amener les consommateurs à redéfinir leurs exigences et, en conséquence, induire une transformation importante du marché du bois. 26. Cette vérification sera indispensable dans le cas où l’activité « briquettes » ne serait pas rentable en elle-même, et où il serait nécessaire de la subventionner.

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du réseau n’est qu’un des modes possibles par lesquels les mises en équivalence locales, réalisées entre deux points du réseau par la circulation d’un objet, se trouvent globalisées dans une mise en équivalence générale du réseau27. Cette économicisation n’est cependant pas une simple redondance du réseau : elle participe, en tant qu’elle est projetée comme résultat final par les innovateurs, à la mise en forme du système sociotechnique ; de plus, elle requiert, comme nous venons de le voir, la mise en place d’instruments de mesure spécifiques qui permettent la stabilisation de certains paramètres, laissés jusqu’alors dans l’indétermination. Mais, lorsqu’elle réussit, elle vient en quelque sorte naturaliser le travail considérable, accompli par les acteurs, de manière simultanée et inséparable, sur la technique, le social, le monde physique, etc. Alors, s’accomplit ce renversement caractéristique des innovations réussies : la cause du succès devient la rentabilité du projet, alors que, dans le même mouvement, les propriétés imputées aux acteurs et aux objets, dont nous avons vu plus haut qu’elles n’étaient que le résultat des différentes épreuves qui constituent le processus d’innovation, participent désormais, par un effet de rétroactivité, de l’essence même de ces acteurs et de ces objets. En bout de course, les tiges de coton sont équivalentes au bois, ont telle ou telle forme, les consommateurs ont tel ou tel besoin, possèdent telle ou telle compétence, la technique a telle ou telle caractéristique etc. C’est la raison pour laquelle nous pouvons dire que la construction des systèmes techniques participe pleinement à la construction de notre monde et de notre culture, mais qu’elle ne s’accomplit totalement que dans la dénégation de ses propres effets : la connaissance repose bien souvent sur la méconnaissance de ce qui la fonde28.

27. Les lois scientifiques ou le vote représentent d’autres modes de mise en équivalence générale. Sur l’analyse des réseaux scientifiques et la construction des boîtes noires, on peut voir : [Callon, et al., 1986]. Par ailleurs, Luc Boltanski et Laurent Thévenot [Boltanski et Thévenot, 1991] ont construit un certain nombre de « cités » – modèles permettant de décrire diverses situations d’interaction sociale, ces cités étant caractérisées, entre autres, par le principe à partir duquel se construit l’équivalence entre les acteurs de la cité. 28. Sur un tout autre sujet, puisqu’il s’agit d’une analyse du « populaire » dans la sociologie de Pierre Bourdieu, Antoine Hennion arrive à une conclusion similaire : [Hennion, 1985].

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Au cours des cinq dernières années, la sociologie des sciences a accompli un immense travail. Délaissant pour un temps l’étude des institutions ou celle de l’organisation de la communauté scientifique, elle s’est progressivement intéressée à la science en train de se faire. C’est ainsi que, multipliant les études de cas, les sociologues ont montré que rien n’échappait à la négociation depuis l’interprétation des résultats jusqu’à la reproduction des expériences en passant par l’administration de la preuve1. Ils ont mis en évidence que dans la délimitation des problèmes aucune séparation définitive ne pouvait être opérée entre le cognitif et le social [Callon, 1981b]. Ils sont entrés dans les laboratoires pour étudier la construction sociale des faits scientifiques2, pour analyser les stratégies des chercheurs qui rédigent un article ou rendent compte d’un résultat3. Ils ont mis en lumière le rôle des intérêts dans les controverses scientifiques et on suivi leur influence jusque dans les détails de l’argumentation4. Le résultat de ce travail collectif est remarquable. C’est ainsi que le vocabulaire de l’épistémologie ou de la philosophie des sciences est devenu de moins en moins adapté à la description du travail scientifique. Des mots comme rationalité, logique, preuve, démonstration, cachent, comme de nombreuses études empiriques l’ont déjà montré, l’infinie variété des stratégies et des rapports de force à travers lesquels

1. 2. 3. 4.

[Collins, Harry M., 1975] [Pickering, 1981] [Pinch, 1981b] [Latour et Woolgar, 1979] [Callon, 1989] [Latour et Fabbri, 1977] [Woolgar, 1981] [Barnes, 1977] [Mackenzie, John M., 1990] [Shapin, 1979]

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les sciences se fabriquent réellement5. Celles-ci nous apparaissent comme des enchevêtrements d’éléments hétérogènes habilement associés les uns aux autres6, comme un mélange de sentiments, d’argent, de chantages, d’intérêts et de socio-logiques durablement cimentés7. Si l’on commence à savoir comment sont fabriquées les connaissances scientifiques, on ignore tout ou presque tout de la production technologique. On continue à parler de solutions techniques, d’efficacité, de rentabilité, de filières ou de systèmes techniques sans critiquer une seule de ces expressions, c’est-à-dire sans montrer comment les acteurs sociaux négocient la signification de chacun de ces mots avant de les imposer aux autres comme des vérités premières. Certes les discussions et controverses ne manquent pas. Elles sont même plus bruyantes que dans les sciences: des conflits surgissent un peu partout, exploités et entretenus par de nombreux protagonistes. Mais ceux-ci pénètrent rarement jusqu’au cœur de la création technique et envisagent essentiellement les conditions de la mise en œuvre des technologies existantes, s’intéressant en particulier à leur intégration et à leurs conséquences sociales, culturelles et politiques8. Que sait-on sur les mécanismes par lesquels se définissent des familles de problèmes dits techniques, s’élaborent puis se négocient des solutions et s’imposent certains choix qui deviennent de plus en plus irréversibles ? Rien ou presque rien9. Sociologues, économistes et technologues se retrouvent ensemble pour présenter les arbitrages à opérer entre des techniques ou des filières techniques déjà fabriquées, concoctées dans le secret des laboratoires et des centres de recherche. Dans cet article, nous allons montrer que pour développer une sociologie des technologies il faut commencer par oublier ce que les sciences sociales se sont acharnées à nous apprendre et accepter de remettre en cause les catégories qui nous conduisent à décrire un monde déjà fait, avec sa science, sa culture, ses institutions, sa technologie, plutôt qu’un monde en train de se faire. Comme nous allons le voir, à l’épicentre des controverses technologiques, là où la technique prend forme, les acteurs sont plus audacieux que les sociologues ou les économistes, puisqu’ils n’hésitent pas à remettre 5. Les scientifiques eux-mêmes contribuent à ce travail de démystification en ouvrant leurs laboratoires, en laissant enregistrer leurs conversations ou en racontant comment ils croient qu’ils ont réussi. Le pionnier en la matière est bien évidemment [Watson, 1999] 6. Comme le suggère la métaphore du bateau dans la bouteille, développée par [Collins, Harry M., 1985b] 7. [Knorr et Cicourel, 1981b] 8. C’est le point de vue adopté par des auteurs aussi différents que [Nelkin, 1979], [Ellul, 1977], [Missika et Wolton, 1974] 9. Signalons cependant quelques brillantes exceptions [Dupuy, 1978] [Jamous et Grémion, 1978], [Stourdzé, 1979]

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en cause et à réagencer toutes ces notions « fondamentales » que nous utilisons pour décrire la société. C’est en ce point de fusion de la réalité que nous allons nous rendre.

BIEN CHOISIR LA CONTROVERSE L’intérêt des controverses technologiques est double. D’abord elles révèlent l’existence des nombreuses négociations qui précèdent et délimitent les choix techniques proprement dits, tout en montrant le caractère limité de ces négociations10. Ensuite elles constituent un terrain privilégié pour étudier les mécanismes par lesquels certaines solutions, qui s’imposent d’abord localement, finissent par s’étendre à toute la société. Dans ce texte, nous envisageons essentiellement les controverses techniques comme des lieux de négociations et nous nous contenterons de donner quelques indications sur la façon dont le succès toujours provisoire est obtenu et diffusé. Le sociologue désireux d’étudier une controverse technologique semble n’avoir que l’embarras du choix. Partout surgissent des alternatives technologiques. Ici on oppose le TGV à l’avion, ailleurs l’autobus 1985 au véhicule spécifiquement urbain, là le solaire au nucléaire, ou encore les égouts séparatifs aux bassins de retenue des eaux de pluie, l’annuaire papier à l’annuaire électronique11. Ces débats s’insinuent dans les détails les plus menus de la vie quotidienne et nous n’en finissons jamais d’arbitrer ou de chercher des compromis en adaptant, en modifiant ou en fusionnant les technologies existantes12. Force est de reconnaître cependant que les marges de manœuvre dont disposent les acteurs sont en général faibles car ils se trouvent face à des techniques déjà constituées et confrontés à des choix qui ont produit des irréversibilités déjà fortes13. Les situations les plus courantes conduisent à distinguer, d’un côté, des technologies alternatives, fruit d’un long travail spécialisé et, de l’autre côté, leurs mises en œuvre et leurs avantages socio-économiques respectifs. Les controverses 10. Par les divergences qu’elles révèlent au sein de la communauté des spécialistes les controverses font éclater l’illusion d’une pure nécessité technique et rendent accessibles aux profanes et en particulier aux sociologues les contenus techniques eux-mêmes. Ce point méthodologique et théorique sera développé ailleurs. 11. Voir les nombreuses et passionnantes études d’A. Nicolon. 12. Si le débat sur le nucléaire engage des forces politiques d’envergure nationale, il ne doit pas faire oublier les minuscules controverses quotidiennes qui envahissent les ateliers de production et les maisons particulières. Bricoler une machine, modifier un plan c’est poursuivre l’interminable mouvement de la création technique. La distinction entre le producteur et le consommateur, le technologue et le profane est en grande partie arbitraire. Ce qui varie c’est l’ampleur des modifications et des transformations qui peuvent être opérées. 13. Ce goût pour l’irréversibilité est bien français si l’on en croit [Stourdzé, 1981a]

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qui naissent alors n’ont de technologiques que le nom ; elles sont plutôt post-technologiques car la technique s’y trouve complètement réifiée14. L’éventail des choix encore possibles a été progressivement restreint et la relative diversité qu’ils laissent apparaître ne témoigne plus que de manière appauvrie du caractère ouvert de la création technique. D’arbitraire il n’est plus question ; celui-ci a laissé place à une forteresse technologique dans les interstices de laquelle s’insinue un social réduit comme une peau de chagrin, parcouru par des acteurs sociaux condamnés à comparer les mérites relatifs des filières existantes sous peine de sombrer dans l’irréalisme et l’aventure. Cette situation est bien décrite, mais mal interprétée, par A. Touraine qui montre le face à face tragique des technocrates tout-puissants et des citoyens amoindris, et met en scène le conflit de la technologie et de la conscience, du sérieux et du prophétisme15. Pour ne pas rester prisonnier de cette vision d’un monde préconstruit où les machines surplombent la société et structurent l’espace social, le sociologue doit partir à la recherche d’une controverse suffisamment ouverte dans laquelle les négociations sont multiples, la nature des choix encore discutable, les acteurs impliqués nombreux et variés, les exclusions non définitives. C’est pour satisfaire ces exigences que nous avons étudié dans le détail l’ensemble des débats et négociations auxquels a donné lieu le véhicule électrique (VEL) entre 1960 et 1975. Pendant ces quinze années, et pour des raisons que nous avons exposées ailleurs, le VEL revient à l’ordre du jour dans tous les pays industrialisés16. La France n’échappe pas à ce mouvement et, pendant plus de quinze ans, font rage d’âpres discussions sur les mérites relatifs du VEL Des actions sont engagées, des rapports de force se nouent, des stratégies compliquées s’élaborent dont certaines conduisent à la faillite. Ramenée à l’essentiel, cette controverse présente quatre caractéristiques : (1) Elle porte sur un objet technique (le VEL), mais dans certaines de ses phases et pour certains des acteurs engagés les problèmes ne se réduisent pas à de la pure et simple technique ; des recherches scientifiques de base sont envisagées et parfois mises en œuvre ; la science et la technique sont en compétition durant toute la controverse. (2) Les solutions envisagées sont multiples. Selon les périodes et les protagonistes, il est question de véhicules spécifiquement urbains, de véhicules utilitaires, 14. C’est la caractéristique essentielle de la majorité des controverses étudiées par [Nelkin, 1979] 15. Comme le dit très bien P. Andelot « ils (A. Touraine el al.) analysent ce qui se passe après que les connaissances ont été produites, une fois délimité et déterminé l’ensemble des choix possibles. C’est le spectacle désolant des lendemains de bataille qu’ils nous décrivent. C’est une société mutilée, amputée de son labeur scientifique et technique qu’ils nous offrent en pâture ». [Andelot, 1981]. 16. Pour une analyse détaillée de cette innovation voir la série des rapports que nous avons consacrés au VEL: [Callon, 1978]

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de voitures de tourisme tous usages ; pour certains, l’essentiel est de faire porter l’effort sur les générateurs électrochimiques tandis que d’autres estiment qu’il faut d’abord maîtriser la technologie d’ensemble du VEL (transmission, moteur). (3) Les groupes sociaux impliqués et leurs intérêts sont aussi nombreux et variés que possible. Se côtoient, s’opposent, s’excluent, puis ressurgissent tour à tour, des scientifiques fondamentalistes ou appliqués, des technologues, des fonctionnaires, des agences de l’État, des industriels, des usagers, des entreprises publiques. Chacun défend des intérêts spécifiques, sujets à négociations, qui l’amènent à privilégier tel problème technique, tel usage, tel programme de développement. (4) Enfin les forces qui s’opposent tout au long de la controverse s’équilibrent en permanence ; même si à certains moments un acteur particulier parvient à faire taire les autres, à s’ériger en porte-parole du plus grand nombre, il est bien vite contesté et débordé de tous côtés. Cet équilibre rend peu efficaces les arguments d’autorité et permet à la controverse de demeurer ouverte, mélangeant sans cesse considérations scientifiques, techniques, politiques ou économiques. L’étude de cette controverse montre que les principales catégories utilisées pour décrire la réalité sociale sont en permanence construites et déconstruites par les acteurs. C’est ce que nous allons montrer en décrivant les quatre types de négociations que nous avons pu observer.

OÙ PASSE LA FRONTIÈRE ENTRE CERTITUDES ET INCERTITUDES ? L’examen attentif de la production scientifique a permis d’en finir avec une mythologie bien ancrée dans nos esprits. Un des aspects importants de cette mythologie est l’idée que la science conduit à des connaissances certifiées qui font l’objet d’un consensus. Or non seulement, et le mérite d’avoir souligné ce point revient à Popper, aucun résultat n’est assuré contre les remises en cause, mais en plus, et ceci est crucial, ce qui est considéré à un moment donné comme certain et comme incertain varie à l’intérieur même de la communauté scientifique. T. Pinch a bien mis en évidence cette situation dans le cas des recherches sur les neutrinos solaires: chaque groupe de spécialistes, en fonction de ses origines, de ses positions et de ses intérêts cognitifs et professionnels, interprète différemment les résultats acquis, ne doute pas des mêmes choses et place les certitudes à des endroits différents17. 17. [Pinch, 1981a] ; voir également [Callon, 1981b]

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Les controverses suscitées par le VEL montrent le caractère conflictuel de ce que scientifiques et technologues appellent l’état de la question. Deux exemples permettront d’illustrer ce point. En 1960, soutenus par la DGRST, quelques scientifiques, électrochimistes de formation, imposent les piles à combustible comme thème de recherche prioritaire. Un des débouchés envisagés est constitué par le véhicule électrique. Les piles à combustible, connues depuis longtemps, ont été encore peu étudiées. Ce que les chercheurs savent c’est qu’entre les performances théoriques et les performances réelles subsiste un écart qu’ils se proposent de combler. Mais sur la définition des problèmes à résoudre, sur les limites entre ce qui est considéré comme acquis et ce qui est jugé comme étant empreint d’incertitudes, les scientifiques manifestent rapidement l’ampleur de leurs désaccords. Pour les uns il s’agit avant tout d’étudier et de maîtriser la cinétique des réactions dont les électrodes sont le siège. Ils considèrent les électrodes et l’électrolyte dans lequel elles plongent comme des entités naturelles indiscutables. Leur objectif est de repérer les mécanismes par lesquels les réactifs sont transportés et évacués de manière à connaître les paramètres qui définissent la cinétique de la réaction. De ce point de vue, la catalyse n’apparaît pas comme un problème en soi et le catalyseur ne pose pas de questions particulières : pour éliminer les difficultés de rendement, il suffit de bien le choisir et de bien le répartir dans l’électrode. Tous les électrochimistes ne l’entendent pas de cette oreille là. Un petit groupe de jeunes chercheurs conteste violemment l’idée que la catalyse ne soit pas problématique. Formés à la physique du solide, peu enclins à considérer les applications industrielles comme prioritaires, ils affirment avec force que le problème du fonctionnement des piles à combustible c’est d’abord celui de l’électro-catalyse. La cinétique, le transfert des réactifs et des produits de la réaction sont de l’ordre du connu et du prévisible ; en revanche les trop rares connaissances sur l’ électro-catalyse elle-même sont criblées d’incertitudes et d’approximations.

La controverse entre les deux camps commence en 1960. Rapidement l’ancienne génération fait taire les jeunes électrochimistes. En dehors des spécialistes et de ceux qui en sont proches, personne ne saura rien de cette controverse dont l’issue, favorable à la vieille garde, entraîne le lancement d’un projet technico-industriel ambitieux qui se poursuivra sans discontinuer pendant dix ans grâce au soutien de la DGRST. Les conflits sur l’état de la question, le certain et l’incertain ne se limitent pas aux domaines scientifiques. L’histoire du VEL montre qu’il concerne également l’identification des marchés et la définition des actions à entreprendre pour les créer ou pour les maîtriser. En 1975 le VEL est devenu une affaire d’État. Ministères et administrations soutiennent ouvertement les initiatives visant à créer des débouchés 140

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et de premiers marchés. Ceci n’interdit pas le foisonnement des analyses et points de vue contradictoires. EDF, accompagnée par plusieurs petits innovateurs, joue la carte des créneaux successifs. Dans un premier temps, les marchés visés correspondent à des utilisations spécialisées (bennes, autobus) que les performances modestes des générateurs connus permettent de satisfaire ; les seuls problèmes à résoudre concernent la conception d’ensemble du véhicule (carrosserie) ou la chaîne de traction. D’autres débouchés seront envisageables lorsque des générateurs nouveaux seront disponibles. Ce qu’il convient de souligner dans l’analyse d’EDF ce sont les éléments qu’elle tient pour acquis et certains. Pour EDF, l’automobile n’est remise en cause ni dans sa conception générale, ni dans ses modes d’utilisation. La substitution de l’énergie électrique à l’énergie thermique n’introduit pas de bouleversement particulier: elle conduit à la pure et simple modification d’un organe et de ses annexes. Au même moment, un innovateur indépendant définit de façon radicalement nouvelle les caractéristiques du VEL et les problèmes qui doivent être résolus pour le réaliser. Cette innovation invite selon lui à un changement radical de la conception même de l’automobile et de sa conduite. Il observe qu’entre le conducteur et sa machine circulent des flux d’informations, des ordres, des interventions et des rétroactions. Il estime que les concepteurs de véhicules thermiques n’ont jamais reconnu l’importance de ces phénomènes et qu’ils se sont contentés de gérer ces interactions de façon anarchique et désordonnée: le conducteur ne dispose jamais des bonnes informations au bon moment, ses délais de réponse sont en général très longs, ses moyens de modifier le fonctionnement de la mécanique très rudimentaires. Dès la fin des années 60, cet innovateur se bat pour introduire l’électronique qui pourrait, selon lui, améliorer et rationaliser cette relation difficile du conducteur et de son véhicule. Promouvoir le véhicule électrique, ce n’est pas seulement modifier la source d’énergie, c’est rendre enfin possible l’électronisation totale de l’automobile.

L’histoire du VEL et des controverses qui l’entourent montre que les protagonistes s’opposent constamment pour définir ce qui est certain et ce qui ne l’est pas, ce qui est problématique et ce qui ne l’est pas. Cette organisation de la réalité s’applique aussi bien aux aspects cognitifs, techniques ou sociaux: certitudes ou incertitudes sur les désirs des conducteurs, les besoins des usagers, les modes d’insertion sociale des véhicules mais également sur les stratégies industriellement payantes ; certitudes ou incertitudes sur la nature des processus catalytiques ou l’importance de la carrosserie. À travers le VEL et l’élaboration de ses éléments, chaque acteur définit, selon une logique qui lui est propre et selon ses projets de transformation du monde dans lequel il évolue, la frontière entre ce qu’il considère comme acquis et ce qu’il considère comme problématique. 141

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QUI EST THÉORICIEN ET QUI EST TECHNOLOGUE ? Les sciences et les techniques n’en finissent pas d’écrire une histoire paradoxale. D’un côté, elles semblent s’inscrire dans un projet global et original de compréhension et de transformation de la Nature (même les sociologues les plus relativistes se laissent parfois aller à parler des sciences en général comme d’une entité saisissable et aisément repérable18) tandis que, d’un autre côté, elles ne cessent de se fragmenter, et se distribuant en spécialités de plus en plus nombreuses et en projets de connaissance de plus en plus complexes et variés. Comment rendre compte simultanément de cette unité et de cette diversité ? Pour répondre à cette question, différentes classifications ont été proposées, qui sont durement critiquées mais constamment utilisées19. Si l’on s’en tient aux distinctions classiques force est de reconnaître leur inadéquation. Pour séparer la recherche de base de la recherche appliquée, quels critères utiliser ? Doit-on tenir compte des intentions des chercheurs, des stratégies cognitives déployées, de la nature des résultats obtenus ou des contextes institutionnels dans lesquels se déroulent les recherches ? Aucun de ces critères n’est vraiment satisfaisant car leur application à des cas précis aboutit toujours à des réponses contradictoires. La distinction entre Sciences, Technologies et Techniques, n’est pas plus satisfaisante. Veut-on définir la science pour l’opposer à la technique ? Il faut un critère de scientificité. Or, même les philosophes des sciences dont c’est pourtant le métier ne parviennent pas à se mettre d’accord sur un critère général dénué d’ambiguïté (vérifiabilité, falsifiabilité, simplicité, fécondité, progressivité) qui permette d’établir le caractère scientifique d’une pratique intellectuelle. Les sociologues nous l’ont appris: il n’y a d’autres moyens de repérer les fluctuations de la science et de ses territoires que de suivre les scientifiques dans leurs luttes pour délimiter le terrain de la production scientifique [Collins, Harry M. et Pinch, 1979] et pour définir la frontière entre ce qui est scientifique et ce qui ne l’est pas. De même l’analyse de la technique nous renvoiet-elle constamment sur ses marges comme le prouve la notion inévitable de connaissance technique qui permet de mettre en évidence dans ce que certains appellent 18. Ceci commence à changer ; mais tant qu’on parlera de sociologie des sciences au lieu de parler d’une sociologie générale de l’objectivation, on admettra implicitement l’unité de l’objet d’étude. 19. Ceux qui sont plutôt sensibles à l’unité des pratiques scientifiques et techniques parlent de système de recherche [Salomon, 1971], de systèmes symboliques (voir l’œuvre de A. Koyré, E. Cassirer et E. Panofsky) ou encore de projet scientifico-technique [Thuillier et Tardi, 1980]. Ceux qui sont sensibles aux différenciations mettent en avant des notions comme celles de recherche fondamentale/recherche appliquée/développement, Science/Technologie/ Société, disciplines, spécialités (voir en particulier des auteurs aussi différents que D. De Solla Price ou C. Freeman).

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la pensée technique tout ce qui la rapproche de la pensée scientifique20. En l’absence de frontières claires, et compte tenu du fait que ces frontières sont des enjeux pour les acteurs, il est illusoire d’introduire une catégorie intermédiaire comme celle de Technologie qui redouble les difficultés de classement au lieu de les simplifier. Si ces classifications sont à la fois inutilisables par les observateurs et indispensables aux acteurs, c’est qu’elles désignent pour ces derniers une réalité cruciale, celle des stratégies complexes et des actions ininterrompues par lesquelles ils définissent et négocient leur identité et les relations qu’ils établissent entre eux. C’est ce que montrent de façon exemplaire les controverses autour du VEL. Retournons au seuil des années 60 et à la question épineuse de la catalyse. On y voit à l’œuvre, à l’échelon local, cette lutte généralisée pour définir les rôles et les compétences respectives du technologue et du fondamentaliste. L’enjeu est d’abord de localiser le travail théorique. Pour les uns il s’agit d’explorer la cinétique des réactions électrochimiques en utilisant des instruments conceptuels éprouvés. La stratégie de ces chercheurs est d’appliquer à un secteur non encore investi des outils conceptuels et des techniques d’investigation déjà constitués, quitte à introduire les quelques remaniements jugés nécessaires. Aux yeux de leurs adversaires, une telle démanche manque l’originalité et la nouveauté du problème de l’électrocatalyse. Celuici ne peut être cerné et élucidé à l’aide des connaissances existantes car il prend en défaut les théories disponibles et implique qu’elles soient profondément complétées ou réorganisées. Ce sont deux définitions de la recherche de base et deux manières de localiser les « tâches théoriques » qui s’opposent. Il va sans dire que les seconds « accusent » les premiers de faire de la recherche appliquée et que les premiers dénoncent les impasses dans lesquelles, selon eux, se fourvoient les seconds. Cette controverse sur la nature et les enjeux de la pensée théorique a partie liée avec la définition et l’identification des activités techniques. Ceux qui considèrent que la recherche de base doit s’intéresser prioritairement et exclusivement à l’exploration de la cinétique des réactions, écartent purement et simplement la question de la catalyse. Pour eux la catalyse est un problème technique ; il pensent qu’il n’y a rien de neuf à apprendre à son sujet et que son examen et sa maîtrise ne peuvent que déboucher sur des problèmes liés à la texture des électrodes et à l’agencement des éléments et des matériaux qui les composent. Leurs adversaires recourent aux mêmes oppositions, mais proposent une analyse symétrique de la précédente. C’est la catalyse qui selon eux constitue le seul problème théorique, tandis que les questions de cinétique sont liées à l’observation de paramètres faciles à contrôler, une fois compris le rôle joué par les catalyseurs. En somme, pour les uns, l’électrode en tant qu’association structurée de matériaux définit la sphère de la technique, tandis que, pour les autres, elle est le point 20. Voir notamment [Gille, 1978]

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Sociologie de la traduction. Textes fondateurs d’application d’une pensée théorique qui doit dissoudre et simplifier l’objet pour le reconstruire autrement21.

Dans leurs luttes pour définir recherche fondamentale et recherche appliquée, science et technique, les acteurs, selon les circonstances, utilisent tous les critères auxquels nous ont habitués sociologues, historiens et épistémologues. Ces critères peuvent être rangés dans les rubriques suivantes : (1) compétences et formations des chercheurs ; (2) appartenances et positions institutionnelles ; (3) nature des résultats et des produits (qui peuvent être : des articles dans des revues, elles-mêmes qualifiées en fonction de leur caractère fondamental ou appliqué, technique ou scientifique ; des brevets ou encore des biens industriellement exploitables) ; (4) relations de dépendance : un problème A est théorique si sa résolution est considérée comme nécessaire pour résoudre un problème B qui sera jugé appliqué ; (5) mécanismes cognitifs qui sont proches du bricolage ingénieux ou au contraire de la réflexion rationnelle22. On pourrait allonger la liste et décrire les diverses situations dans lesquelles les chercheurs se comportent en épistémologues, sociologues, politologues ou anthropologues, s’intéressant là aux contextes institutionnels pour qualifier leur travail ou celui de leurs concurrents, se penchant ici sur les biographies et les cursus universitaires, inspectant ailleurs les origines des financements ou qualifiant brutalement les mécanismes de la pensée23. Tous les critères que nous connaissons, les chercheurs les utilisent quotidiennement mais avec moins de dogmatisme que nous, n’hésitant pas à en changer fréquemment. Ce jeu incessant et mobile des attaques et des contre-attaques, des frontières qui glissent, des labels qui s’échangent fait qu’un sociologue qui voudrait à un moment donné séparer les stratégies théoriques des stratégies techniques ou le fondamental de l’appliqué ne saurait qui croire et devrait faire des paris aussi risqués pour lui que pour les scientifiques. Le recours à des experts ou l’exploration personnelle des contenus ne fourniraient aucune garantie supplémentaire24. 21. La distinction entre savoir et objet est négociée en permanence par les acteurs. Opposer une analyse des objets à celle des savoirs qui les produisent, conduit à ignorer ce qui pour les acteurs est un enjeu permanent. Dans le cas présenté, les électrodes constituent un objet qui circonscrit les savoirs mobilisables ou à l’inverse une fiction qui ne résiste pas aux savoirs nouveaux de la physique du solide. L’opacité et la résistance des objets, c’està-dire la solidité des règles qui les constituent, sont toujours liées à une certaine interprétation des connaissances disponibles. 22. Ces chercheurs reprendraient volontiers à leur compte l’opposition célèbre de C. Lévi-Strauss entre le bricoleur et l’ingénieur. Sur la difficulté de ces distinctions que les acteurs trouvent pourtant à leur goût, voir [Izard et Smith, 1979] 23. Une position institutionnelle ne détermine jamais le contenu d’une activité. Par exemple: une des grandes découvertes théoriques récentes de la chimie macromoléculaire a été produite par un chercheur d’entreprise ayant publié ses résultats sous la forme d’un brevet. 24. D’où la nécessité de développer des méthodes d’analyse qui permettent d’éviter le recours aux experts [Callon, et al., 1981]

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Deux conclusions s’imposent. La première c’est qu’il est impossible de concevoir sciences et techniques (et technologie), recherche fondamentale et recherche appliquée comme des domaines ou des secteurs distincts. Quelle que soit l’unité soumise à l’analyse, on y découvre des oppositions conflictuelles entre ces catégories. Les frontières passent partout ; chaque microcosme, déchiré, quadrillé, constitue le champ clos de luttes qui visent à établir des frontières. Ces divisions locales ne sont pas capitalisables de manière univoque sur une grande échelle. Certes, nombreux sont les acteurs qui s’efforcent de repérer de grands domaines (science, technique, recherche fondamentale, recherche appliquée), mais il s’agit en général de fonctionnaires, de sociologues, d’économistes ou d’industriels qui veulent simplifier pour leurs propres besoins une réalité qui se reconstruit partout en permanence: ces définitions générales sont incertaines, contestables et contestées. Comme pour les objets fractaux ou les monades leibniziennes, on ne peut passer simplement des divisions locales aux divisions générales, d’autant plus que les divisions locales sont constamment déstabilisées [Serres, 1981]. Restent les stratégies d’acteurs dont l’identité est toujours en chantier et qui rendent dépendants leurs adversaires, en les privant de certaines ressources, en les enfermant dans certains enchaînements et en leur fixant des territoires. Ce sont ces stratégies et leurs rapports mutuels qui définissent localement les modes de fonctionnement de la pensée et non l’inverse.

QU’EST-CE QUI EST TECHNIQUE ET QU’EST CE QUI EST SOCIAL ? On n’en finirait pas d’énumérer tous les stratagèmes mis au point par les sociologues et les anthropologues pour séparer production mentale et structures sociales. Même ceux qui dans une perspective culturaliste considèrent la technique et la science comme des composantes essentielles des sociétés, finissent toujours par opposer les activités symboliques et la « réalité » des fonctionnements institutionnels, ou par séparer pour les mettre en rapport les logiques techniques et les logiques sociales25. 25. Voir sur ce point la juste critique de R.K. Merton à l’égard de la sociologie des connaissances : [Merton, Robert K., 1945]. En règle générale tous ceux qui opposent et séparent des instances (L. Althusser), des systèmes (T. Parsons) ou des espèces de capital (P. Bourdieu) tombent sous le coup de cette critique. Chez P. Bourdieu par exemple le cycle des capitaux, c’est-à-dire les transformations des espèces de capital (économique, culturel, social, symbolique…) les unes dans les autres, postule des équivalences entre espèces qui ne sont jamais expliquées. Même la sociologie Tourainienne, qui devrait échapper à cette difficulté, aboutit dans la même impasse: empruntant à S. Moscovici la notion d’État de Nature, rebaptisé modèle culturel, elle adopte les présupposés fondamentaux de l’analyse koyréenne qui, fautil le rappeler, exclut la prise en considération des structures sociales pour expliquer les faits culturels et confère à ces derniers une totale autonomie.

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Cette tendance à mutiler le social, en extirpant sa composante technique pour lui réserver un traitement non sociologique, se retrouve à des degrés divers chez les sociologues des sciences. Certains n’hésitent pas à parler de normes cognitives qu’ils opposent aux normes sociales [Mulkay, 1972]. D’autres recourent à la notion d’intérêts pour expliquer la croissance des connaissances et leurs orientations, sans expliquer comment ces intérêts sont eux-mêmes socialement construits26. Et même le relativisme le plus extrême semble rencontrer ses limites27. Ce que les sociologues ont du mal à faire – traiter les différentes catégories instituées de la pratique sans les doter a priori de propriétés spécifiques – les acteurs le réalisent quotidiennement. Ils ne connaissent que des gradients de résistance. Une loi scientifique est plus ou moins solidement établie, une machine est plus ou moins modifiable, des règles organisationnelles sont plus ou moins rigides : ils sont pris dans des interactions fortes ou faibles (sociales, symboliques, matérielles) qu’ils ont plus ou moins de mal à défaire ou à consolider. Les stratégies suivies pour distendre des règles institutionnelles, défaire des alliances et en nouer de nouvelles, modaliser des lois scientifiques, démontrer un théorème, interrompre une argumentation juridique, prétendre qu’on parle au nom du plus grand nombre, ne poursuivent pas des fins différentes. Les sociologues risquent de ne pas comprendre comment le social se construit s’ils se montrent plus timorés que certains acteurs et s’ils prolongent dans l’avenir les rapports de forces du passé en imputant à certaines pratiques des logiques qui leur seraient propres au lieu de reconnaître que, à tout moment, ces logiques peuvent être interrompues ou déviées par une simple modification des rapports de forces. Certaines controverses mettent clairement en évidence les jeux d’oppositions et d’alliances suivis par les acteurs pour identifier, contenir et éventuellement dévier les contraintes qui pèsent sur eux ou pour imposer des logiques inattendues. Dans ce cas, elles ne méritent pas d’être qualifiées de purement techniques. Une controverse ne devient vraiment technique qu’en bout de course, lorsque les rapports de forces ont été stabilisés et que sont connus les noms des vainqueurs possibles. En revanche dans les moments initiaux, ces controverses sont socio-techniques car un des principaux enjeux est de délimiter la sphère de la technique et les enchaînements qui lui sont imputables. Nous sommes en 1973. Au terme d’un long et habile travail, EDF a réussi à unifier des débats jusqu’alors épars. Cette unification s’opère autour du VEL et du projet présenté par EDF qui définit non seulement les caractéristiques précises du véhicule à promouvoir mais également l’univers social dans lequel cet objet doit fonctionner. Nous avons appelé projet socio-technique cette construction simultanée de l’objet et de son environnement. Loin de nous l’idée de soutenir qu’un objet technique ne peut fonctionner que dans un seul 26. Voir les analyses de B. Barnes et D. Bloor et la critique de S. Woolgar, [Woolgar, 1981b]. 27. C’est ainsi que K. Mannheim respecte l’objectivité des mathématiques.

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contexte. Nous disons simplement que des acteurs comme EDF, au moment où ils élaborent l’objet technique qu’ils souhaitent réaliser, ne peuvent décrire son fonctionnement indépendamment du contexte social dans lequel il doit prendre place28. La puissante entreprise publique se transforme alors en sociologue et en technologue. Examinons d’abord EDF-sociologue. Pour apprécier son travail à sa juste valeur, il faut souligner que l’analyse proposée par EDF intervient avant la crise pétrolière de 1974 et que les événements de mai 1968 sont encore présents dans toutes les mémoires. EDF définit la société comme une société de consommation, urbaine, post-industrielle aux prises avec des mouvements sociaux. De son point de vue, l’automobile occupe une position névralgique car elle concentre sur elle tout un ensemble de critiques et sert de point de départ à la formulation d’exigences radicales. D’abord elle symbolise la civilisation industrielle qui est derrière nous : le cycle de Carnot et ses rendements déplorables sont constamment cités pour montrer la nécessité d’autres formes de conversion d’énergie. Elle est également désignée comme responsable des pollutions atmosphériques et sonores qui envahissent nos villes. La voiture thermique d’autre part symbolise la prééminence des désirs individuels sur les intérêts collectifs : l’accroissement des performances, la course aux grosses cylindrées, le jeu de la distinction sociale font de la voiture (thermique) un des lieux d’investissement de l’individualisme forcené. Certains d’ailleurs réclament la mort de l’auto-symbole. EDF souligne que le retour à la traction électrique (déjà développée au début du siècle) aiderait à banaliser la voiture et pourrait être le point de départ d’une renaissance des transports en commun. Pour (se) convaincre de la validité de cette interprétation très tourainienne, EDF note que les mouvements d’usagers, l’écologisme, la critique des villes se développent un peu partout. Ces nouveaux mouvements sociaux annoncent la fin de la société industrielle. En rendant discutables le progrès technique et ses orientations, ils font apparaître sur le devant de la scène des groupes sociaux inhabituels qui se substituent aux classiques catégories socio-professionnelles et à leurs revendications statutaires. 28. Cette règle pourrait être généralisée. il est impossible de décrire un objet technique, même en s’en tenant aux soi-disant aspects techniques, sans stabiliser partiellement le ou les contextes dans lesquels il fonctionne. Une lampe diode et sa description supposent un environnement stabilisé dont G. Simondon peut se dispenser de parler tant il semble évident et non problématique pour le lecteur [Simondon, 1958] : la lampe diode se branche pourtant sur des réseaux qui, comme Y. Stourdzé l’a bien montré pour les machines à laver, sont à la fois techniques, politiques, économiques et culturels [Stourdzé, 1981b]. De façon générale en recourant à des catégories comme celles de lignée technique, de filière, de structures élémentaires qui donnent l’illusion de se tenir toutes seules et de se suffire à elles-mêmes, on oublie purement et simplement de parler des conditions qui permettent cette autonomie et qui aboutissent à cette localisation et à cette stabilité des problèmes et des solutions admises.

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Sociologie de la traduction. Textes fondateurs Il faut présenter maintenant EDF-technologue. Dès 1973 EDF annonce la saturation technique du moteur thermique. Les progrès à attendre sont négligeables car la filière est arrivée en bout de course. Face au déclin du moteur thermique s’impose le dynamisme des générateurs électriques. EDF distingue plusieurs filières, c’est-à-dire plusieurs lignes de développement technique. En première position figurent les accumulateurs au plomb dont les performances, certes limitées, peuvent être améliorées rapidement grâce à des travaux de recherche assez simples. Dans un deuxième temps prendront place les accumulateurs zinc/air à circulation: plusieurs groupes industriels, dont la Compagnie Générale d’Électricité (CGE), travaillent à leur développement et les premiers résultats sont prometteurs. Puis, à l’horizon 1990, prendront place les piles à combustible et les accumulateurs alcalins qui seront compétitifs avec les moteurs thermiques. Il est clair que, en décrivant ces évolutions, EDF impose une certaine évaluation de l’état des connaissances et de leur développement et définit du même coup la hiérarchie des investissements scientifiques et techniques à promouvoir. La notion de filière, choisie par EDF pour désigner les options disponibles et leur échelonnement dans le temps, souligne le caractère inévitable de ces évolutions. En dessinant le paysage dans lequel les décisions à prendre se situent, EDF fabrique de la nécessité technique. Ayant délimité deux logiques, la logique sociale et la logique technique, ainsi que les évolutions qu’elles commandent, EDF n’a plus qu’à les mettre en relation. C’est ce qu’elle réalise en faisant correspondre à chaque filière les besoins qu’elle permettra de satisfaire. Les accumulateurs au plomb équiperont des véhicules spécialisés comme les autobus desservant le centre des villes ou les camions-bennes qui collectent les ordures ménagères. L’accumulateur zinc/air en circulation ouvrira de nouveaux débouchés en augmentant les distances parcourues (le véhicule, une fois épuisée l’énergie de ses accus, pourra changer l’électrolyte dans des stations-service implantées tout le long du réseau routier à la manière des pompes à essence actuelles). Quant aux piles à combustible et aux accumulateurs alcalins, ils rendront possible la substitution du véhicule électrique au véhicule thermique et viendront clore définitivement un chapitre de l’histoire des transports. Au moment où EDF développe son projet socio-technique aucun acteur n’est en mesure de remettre en cause l’argumentation proposée. Même Renault, pourtant concernée au premier chef par ce projet qui porte un coup funeste à l’avenir de l’automobile thermique, ne dit rien: la puissante firme de Billancourt est réduite au silence. Les mouvements sociaux, tels que les exprime EDF, balayent les catégories socio-professionnelles sur lesquelles Renault a construit sa stratégie commerciale et l’essoufflement du moteur thermique semble un fait indéniable. De plus la Régie a contre elle son inexpérience en électrochimie : elle est incapable d’évaluer le réalisme des prévisions technologiques d’EDF. Renault est convaincue parce que vaincue, c’est-à-dire incapable de construire une contre-argumentation, de mobiliser des forces qui lui permettraient de déconstruire le projet d’EDF et de le réduire à l’état de fiction. Consciente de son état de faiblesse et de la paralysie qu’il entraîne,

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Pour une sociologie des controverses technologiques – Michel Callon la Régie se met au travail pour contester l’avenir promis par EDF. Dans son entreprise, elle est soutenue par une série d’éléments extérieurs qui se retournent contre EDF. Au terme d’études économiques et techniques qui lui prennent trois ans, portée par un contexte socio-politique qui s’est retourné (les mouvements sociaux sont retombés et les Français, comme le déclarera le Président Pompidou, aiment la bagnole !), Renault prend la parole solennellement en publiant un livre blanc contre le VEL. L’argument développé est simple. Ce que EDF appelait technique ou logique technique, Renault le nomme social ou logique sociale, et réciproquement. EDF parlait par exemple de filière technique pour désigner les accus zinc/air en circulation. Renault conteste cette désignation. La filière n’existe pas. Pour les ingénieurs de Renault, il ne s’agit que d’idées développées par des chercheurs appartenant à un grand groupe industriel et dont l’objectif principal est d’entraîner leur direction générale dans un projet industriel qui leur permettrait d’exercer, au sein de l’entreprise, une influence dont ils s’estiment injustement privés. En insistant sur l’avenir du VEL, et en montrant qu’il dépend de la filière zinc/air, ces chercheurs se placent en position de force et récupèrent un pouvoir totalement perdu au cours des dernières années. Mais ce n’est pas tout. Renault enfonce le clou. La réussite de la filière suppose la mise en place d’une infrastructure considérable, puisqu’il faut prévoir des stations-service réparties sur tout le territoire pour changer l’électrolyte usé. Quel groupe industriel osera défier les puissants pétroliers sur leur propre terrain ? Là où EDF voit des accumulateurs et des systèmes techniques permettant leur fonctionnement, Renault ne voit que des stratégies sociales, des groupes luttant pour obtenir du pouvoir ou pour le conserver, des intérêts économiques considérables. La Régie dissout l’accumulateur pour faire apparaître des chercheurs aux prises avec leur direction ainsi que des entreprises confrontées à des investissements coûteux et risqués. Le discours technicien ne tient pas ; il est de part en part social : c’est ce que Renault démontre pratiquement. La Régie ne s’arrête pas là. Poursuivant sur son élan, elle montre que, à l’inverse, là où EDF découvre des problèmes sociaux il ne faut voir que des difficultés techniques. C’est ainsi que la remise en cause de l’automobile traditionnelle ne vise pas les équilibres sociaux dans leur ensemble et ne désigne pas un nouveau mode de développement des sociétés industrielles. Elle exprime seulement des insatisfactions provisoires et locales liées à la stagnation technique de l’industrie automobile. Cette stagnation est passagère. Renault donne maintenant une interprétation différente de l’avenir technique du moteur thermique et fait foisonner tous les progrès possibles. En somme l’automobile thermique présente des imperfections techniques qui entraînent des conséquences sociales négatives ; pour faire disparaître celles-ci il suffit d’injecter de l’électronique à haute dose – la société nouvelle annoncée par EDF ne résistera pas à des microprocesseurs bien placés ! Il n’y a pas de crise sociale majeure mais de simples imperfections techniques à éliminer !

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Cette controverse qui dure quatre ans montre que les notions fondamentales de technique et de social sont matière à débat. Ce que l’acteur A considère comme social, l’acteur B le tient pour technique (et réciproquement) ; les logiques elles-mêmes sont discutées. Dans ce combat primordial, les acteurs se muent en technologues et en sociologues afin d’imposer leur propre construction de la réalité, à travers la définition des problèmes et des ressources à mobiliser.

QUI PARTICIPE À LA CONTROVERSE ? T. Pinch et H. Collins, dans un article consacré aux sciences dites paranormales, ont proposé de distinguer deux forums pour rendre compte des différents lieux dans lesquels s’organisent et s’enferment des controverses scientifiques particulières [Collins et Pinch, 1979]. Le forum constituant ou officiel inclut la théorisation scientifique, l’expérimentation ainsi que les publications dans des revues spécialisées ou les communications dans des congrès professionnels : c’est là que se discute et se publie la science considérée comme orthodoxe et légitime. Au forum constituant s’oppose le forum officieux dans lequel circulent « les articles des revues populaires ou semi-populaires, les discussions et les ragots, les actions visant à réunir des fonds ou à se faire de la publicité ». La différence entre ces deux forums, selon Pinch et Collins, ne tient pas à l’opposition entre la science (ou la technique) pure et la vulgarisation, mais au fait que les acteurs, les stratégies, les ressources, les intérêts ou les règles du jeu ne sont pas les mêmes. L’intérêt de cette distinction est de mettre en évidence le caractère construit et négocié de l’organisation du travail scientifique. En effet, pour Pinch et Collins, la frontière entre les deux forums est un enjeu permanent, et les acteurs passent leur temps à se battre pour savoir qui participe à l’un des deux forums, quels sont les arguments et les sujets recevables dans chacun d’entre eux. D’ailleurs les stratégies internes à chaque forum ne sont pas distinctes des stratégies pour contrôler les entrées et les sorties. Nous allons utiliser cette distinction pour montrer que, dans une controverse, rien n’est plus important que les mécanismes par lesquels se fixent l’identité des participants, les rôles qu’ils jouent et les sujets qu’ils abordent. C’est ainsi que certains acteurs sont réduits au silence, d’autres cantonnés dans un forum officieux soigneusement séparé du forum constitutif où se trouvent les quelques acteurs qui déterminent les problèmes, les arguments et les intérêts légitimes. C’est ce que nous allons montrer en prenant le cas des controverses sur le VEL aux alentours de l’année 1973 et en suivant les variations des différents forums. Au terme d’un long travail préparatoire EDF parvient à imposer en 1973 le projet socio-technique que nous venons de présenter dans le paragraphe précédent. Tout d’abord, et ceci est

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Pour une sociologie des controverses technologiques – Michel Callon fondamental, le VEL est devenu progressivement l’enjeu d’une controverse organisée. Auparavant l’unité des débats était problématique: certains acteurs discutaient du VEL, mais aussi de l’avenir des générateurs électrochimiques. Grâce à une série d’actions décisives, EDF unifie en 1973 le champ des controverses et lui impose un objet: le VEL. À cette date, les frontières entre les forums sont clairement établies, et pour chacun d’entre eux sont formulés sans ambiguïté l’identité et les intérêts des acteurs impliqués ainsi que les problèmes à résoudre. Cette clarification de la situation, patiemment construite, s’exprime symboliquement dans l’organisation par EDF de journées d’études rassemblant tous ceux que la puissante entreprise publique a réussi à intéresser au VEL. C’est à Arc et Senans, que se tient la réunion plénière du forum constituant. Le pouvoir d’EDF est si grand qu’elle parvient à rassembler dans un même lieu et au même moment des acteurs dûment sélectionnés qu’elle fait parler sur des sujets préalablement définis29. Son objectif est clair : donner consistance au projet socio-technique et pour cela mobiliser des acteurs, distribuer les tâches, fixer les intérêts de chacun, les formes de coopération, le calendrier des opérations, les problèmes à résoudre et les résultats à obtenir, puis mettre tout le monde au travail. Le forum constitutif mérite bien son nom puisqu’il s’agit de constituer en objet le VEL. Sont convoqués et assistent aux séances: la CGE qui est chargée de mettre au point le moteur électrique et d’élaborer la deuxième filière de générateurs (zinc/air) ; Renault à qui EDF propose sans rougir de monter les châssis et les carrosseries du futur véhicule ; des représentants de deux municipalités qui se sont montrées activement intéressées par l’application de la traction électrique aux transports en commun ; l’administration, ou plutôt certains ministères comme le Ministère de la Qualité de la Vie (MQV) qui est prêt à débloquer des crédits parce qu’il voit dans le VEL le moyen d’avoir une influence sur une politique industrielle qui lui échappe complètement et qui retentit pourtant sur la qualité de la vie qu’il a mission de restaurer ; des scientifiques spécialistes en électrochimie ; des petits innovateurs qui visent des créneaux spécialisés et qui seraient chargés d’adapter les modèles mis au point par les grands industriels. EDF distribue les rôles, lie ensemble ces acteurs et montre ce que chacun doit faire pour s’adapter aux évolutions scientifiques et techniques prévues. À ce moment précis, grande est la capacité d’EDF d’imposer son analyse, de définir qui est acteur et de fixer les intérêts de chacun puisque Renault, qui représente les constructeurs automobiles, n’en conteste pas la justesse. L’opération ne se limite pas à organiser le forum constitutif. Simultanément est délimité le forum officieux, qui rassemble les acteurs non invités mais qui ont déjà eu l’occasion

29. Le long et patient travail préparatoire où se sont mélangés ruses, chantages, opérations financières plus ou moins souterraines, alliances, expérimentations, aboutit à un résultat remarquable. EDF a créé une situation où les mots ont une efficacité propre, où il suffit de parler pour convaincre ou de citer des chiffres pour faire taire.

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Sociologie de la traduction. Textes fondateurs de parler du VEL. S’ils ne sont pas là c’est que, selon EDF, leurs stratégies désorganiseraient le forum constitutif, c’est-à-dire remettraient en cause le VEL tel qu’elle le définit techniquement et socialement. On trouve notamment dans le forum officieux quelques petits innovateurs qui continuent à se battre pour une révolution électronique dans l’automobile et dénoncent le programme trop prudent d’EDF. Il y a également l’Institut Français du Pétrole qui ne croit pas aux accumulateurs et qui soutient qu’il faut tout miser, et tout de suite, sur la pile à combustible à hydrogène. Figurent également dans le forum officieux les municipalités qui réfléchissent activement à leurs politiques de transport en commun mais qui ne croient pas à l’autobus électrique. Tous ces acteurs parlent haut et fort, mais ils agissent en ordre dispersé et sans qu’entre eux ne soit établie une quelconque coordination. Ils apparaissent comme des francs-tireurs qui ne parlent que pour leur propre compte et qui semblent acharnés à défendre leurs propres intérêts. Ils ne s’expriment pas sur les sujets techniques ou sociaux délimités par EDF et n’écrivent pas dans des revues savantes. Le fait qu’ils appartiennent au forum officieux ne tient pas à la moindre « qualité » de leurs analyses mais résulte d’un rapport de force qui a permis à EDF de les écarter du forum constitutif. Au-delà du forum officieux c’est le non-dit, la non-existence, une sorte de réserve obscure où se côtoient à l’état inchoatif tous ceux qui pourraient éventuellement avoir leur mot à dire mais qui n’ont pas la possibilité de s’exprimer ainsi que ceux qui ne se sentent pas concernés par le sujet. Entre les deux forums jouent des mécanismes de représentation. Les deux municipalités du forum constitutif prétendent parler au nom de toutes les municipalités, que celles-ci appartiennent au forum officieux ou soient réduites au silence ; le MQV parle au nom de l’administration.… C’est l’organisation et la consolidation de ces forums qui permettent à certains acteurs et donc à certaines conceptions de traduire les intérêts des autres acteurs qu’ils trahissent inévitablement. Toute la société se trouve dans les forums, mais c’est une société simplifiée pour l’occasion, réduite à quelques lignes de force, à quelques intérêts, à quelques projets et quelques problèmes. À chaque forum correspondent des argumentations et des sujets spécifiques. Dans le forum constitutif, EDF, appuyée sur son analyse sociologique et technologique (voir plus haut), est en mesure d’autonomiser les problèmes techniques (filières) et les problèmes sociaux pour faire porter les discussions exclusivement sur l’un ou l’autre de ces thèmes (mesure des performances de tel ou tel générateur, coût d’utilisation de tel véhicule,…). Les acteurs du forum officieux dénoncent les arguments techniques du forum constitutif en s’appuyant entre autres sur des considérations socio-politiques. Ils veulent redéfinir les catégories et modifier les divisions qui permettent à EDF de délimiter un terrain technique solide et de légitimer du même coup une analyse socio-politique qui demeure implicite et qui n’est pas débattue. La séparation entre les deux forums indique non seulement un rapport de force mais également des modalités différentes de construction

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Pour une sociologie des controverses technologiques – Michel Callon de la réalité. C’est ainsi que l’opposition entre le forum constitutif et le forum officieux peut être vécue et imposée comme la distinction entre, d’un côté, les experts s’intéressant à des problèmes limités et clairement définis et, de l’autre côté, les profanes engagés dans des débats socio-politiques imprégnés de passion plus que de raison. Une telle situation dure aussi longtemps qu’est maintenu le rapport de forces qui lui a donné naissance. Renault, comme nous l’avons montré dans le paragraphe précédent, courbe d’abord l’échine. Puis la Régie remonte la pente qu’EDF lui a fait dévaler, redéfinit le social et le technique, redonne un avenir au moteur thermique et reconquiert un espace qui lui est propre. La controverse se réorganise ; le forum constitutif vole en éclat et se recompose ailleurs ; des alliances nouvelles se créent, les intérêts sont renégociés, des acteurs changent de forum ; des exclus se découvrent des porte-parole et voient apparaître des discours conformes à leurs intérêts. Les catégories socioprofessionnelles qu’EDF avait transformées en fictions statistiques, se remettent à exister avec leurs besoins et leurs statuts, les classes moyennes sortent de l’ombre. La technique et les controverses changent de terrain, se réorganisent différemment ; le débat se déplace et son contenu se modifie.

Pour comprendre les enjeux d’une controverse il ne faut pas se limiter au forum constitutif. Celui-ci n’existe qu’adossé aux forums officieux. De plus la possibilité d’expression et d’action de certains a pour nécessaire contrepartie l’exclusion d’autres acteurs ainsi que leur réduction au silence. Les interdits et les exclusions sont parfois explicites comme lorsque certains participants du forum constitutif interviennent pour maintenir ou rejeter certains acteurs dans le forum officieux ou pour leur retirer tout accès à une tribune publique30. Face aux controverses, le sociologue doit se demander : quels sont les arguments illégitimes ? qui est exclu ? qui est empêché de s’exprimer ? qui prétend être un porte-parole et au nom de qui ? Mais comme le disent les psychanalystes, on ne peut échapper constamment au retour du refoulé. C’est alors que se dit ce qui avait été tu et qui permettait à la controverse technique d’être un lieu d’exclusion des acteurs et d’imposition des problèmes légitimes31.

ENJEUX D’UNE SOCIOLOGIE DES CONTROVERSES TECHNIQUES Dans cet article nous avons essayé d’esquisser la perspective générale dans laquelle devait se situer une analyse des controverses techniques. Nous avons du même coup éliminé plusieurs autres interprétations envisageables. 30. C’est cette analyse qui a été brillamment réalisée par [Collins, Harry M. et Pinch, 1979] 31. Notons au passage une conséquence importante. L’existence des controverses n’est pas nécessairement synonyme de démocratie puisque les controverses sont avant tout des lieux d’exclusion des acteurs et d’imposition des problèmes légitimes.

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La première objection serait de dire que toutes les argumentations qui s’échangent dans la controverse (et en particulier celles d’EDF) ne sont au pire que de banales idéologies ou au mieux des rationalisations destinées à camoufler des intérêts économiques bien compris (par exemple: vendre de l’électricité). L’analyse que nous proposons est à l’opposé d’une telle interprétation, et pour deux raisons. Reconnaissons, tout d’abord, qu’il est impossible de déduire le contenu du projet d’EDF à partir des seuls intérêts économiques. On pourrait montrer sans difficulté qu’un grand nombre d’autres projets, différents du VEL, auraient pu être envisagés dans une optique d’accroissement des ventes d’électricité. De plus, comme nous l’avons vu, une fois admise l’idée du VEL, une grande variété de stratégies socio-techniques sont encore possibles, qui sont toutes également compatibles avec les intérêts supposés d’EDF32 ! La deuxième difficulté qu’entraîne le recours à la catégorie d’intérêt est plus sérieuse, car elle conduit à une incompréhension totale des mécanismes de la controverse. En effet dans une controverse, ce qui est en jeu c’est non seulement l’identification des acteurs impliqués mais également la définition de leurs intérêts. Par exemple un des enjeux du débat en 1973 est de fixer les intérêts de Renault. Dans son programme EDF impute à Renault certains intérêts et en déduit les actions à mettre en œuvre. À partir de là, seule une modification du rapport des forces en présence permet à la Régie de redéfinir différemment ses propres intérêts. Les actions entreprises ne peuvent être interprétées comme la simple conséquence d’intérêts qui leur seraient extérieurs et préexistants. La notion d’intérêt est certes utile mais à condition de reconnaître qu’ils se définissent dans le même mouvement que l’action, au fur et à mesure que des résistances sont éprouvées, que des leçons sont tirées et que des connaissances sont acquises33. Ce n’est donc qu’a posteriori, une fois stabilisés les rapports de force et les marchés, que l’explication en terme d’intérêt devient possible, mais elle prend alors la forme d’une pure et simple tautologie, c’est-à-dire qu’elle confère le statut de nécessité à une série d’événements dont l’enchaînement a été patiemment et longuement négocié. Imputer l’existence de la controverse et son dénouement à la mauvaise qualité technico-économique du projet soutenu par EDF ne serait guère plus convaincant. 32. Les intérêts jouent le même rôle que les exigences fonctionnelles si bien critiquées par Robert K. Merton. 33. Sur l’impossibilité de fixer des intérêts qui sont toujours l’objet de négociations, voir [Caillé, 1981]. Dans une controverse « technique », comme celle suscitée par le VEL, nos sociétés modernes ne sont pas différentes des sociétés traditionnelles pour lesquelles, comme le dit A. Polanyi, le marché est « enchassé » (embedded) dans des relations non économiques. Dans les controverses techniques comme dans les sociétés primitives le marché économique est en gestation, invisible: fusionnent toutes les catégories qui dans les sociétés industrielles semblent séparées une bonne fois pour toute.

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On commence à savoir que la règle générale, en science comme en technique, est l’existence de controverses qui n’opposent pas les idées vraies aux idées fausses ou l’efficacité à l’inefficacité: il y a toujours des « bons » scientifiques et des « bons » technologues dans les deux camps, et il serait vain de distinguer entre une bonne science qui serait silencieuse et une mauvaise science qui, elle, serait bruyante34. D’autre part rien ne permet de dire que la solution proposée par EDF est définitivement mauvaise et l’avenir peut encore réserver bien des surprises. EDF n’échoue pas pour des raisons techniques (ou économiques) mais parce qu’elle ne parvient pas à mobiliser et à agréger de manière durable des acteurs et des intérêts prêts à réaliser et à utiliser le VEL qu’elle a conçu. Comme nous l’avons souligné, un objet ne fonctionne que sous certaines conditions d’organisation de son environnement. Dans cette perspective, une même interprétation sociologique peut être donnée pour l’échec ou pour le succès35. C’est parce qu’EDF ne réussit pas à construire et à stabiliser l’univers socio-économique nécessaire au fonctionnement de son VEL qu’elle échoue dans son entreprise « technique ». Des forces nombreuses et puissantes (Renault par exemple) lui échappent et elle s’avère incapable de redéfinir les besoins, la demande, les orientations du système du travail et les problèmes de recherche36. Comme la rationalité économique, la nécessité technique se construit, se négocie en même temps que l’identité des acteurs, leurs besoins, leurs intérêts et leurs stratégies. Il ne s’agit pas de dire que tout est constamment négocié, mais de reconnaître que rien ne peut être exclu a priori de la négociation et qu’il n’existe aucun critère (de vérité ou d’efficacité) qui s’impose irrévocablement aux acteurs. Les nécessités sont construites, consolidées et garanties (plus ou moins bien) par des rapports de force. Mais ceux-ci, et c’est ce que montre lumineusement le cas du VEL, ne sont jamais complètement et totalement irréversibles. Tout capital peut être brutalement dévalorisé: des millions de francs ne suffisent pas à EDF pour coincer Renault, ni de puissants appuis ministériels, ni la maîtrise des savoirs de l’électrochimie. Dire que l’économie ou la technique déterminent le succès ou l’échec c’est ignorer que la création technique se fait, partiellement, contre les nécessités économiques ou techniques. Dans cet article, nous n’avons pas répondu à la question: comment analyser ces rapports de force ? Nous n’avons pas voulu décrire l’échec ou le succès mais repérer les terrains sur lesquels se déroulent les confrontations. Nous avons montré qu’avant

34. Voir le numéro spécial de Social Studies of Science, 11 (1), février 1981 35. C’est le principe de symétrie énoncé par David Bloor. 36. S’il y a échec, c’est parce que les forces d’EDF étaient trop faibles comme elles l’étaient pour les réalisateurs de Concorde qui eussent dû, pour réussir, contrôler non seulement des aciers, des gaz d’échappement et des turbulences, mais aussi le prix du kérozène. les mouvements des riverains des aéroports et la démocratisation des transports aériens.

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de parler de technique, de social, de contrainte scientifique, d’intérêts économiques, de recherche fondamentale ou appliquée, le sociologue devait s’efforcer de comprendre comment ces catégories ont été localement construites et déconstruites. S’il plonge dans les contenus, il doit d’abord se demander comment ont été éliminés certains acteurs et certains problèmes. S’il oublie ces précautions élémentaires, le sociologue devient l’otage des acteurs et de l’histoire qu’ils fabriquent. Ainsi, analyser les controverses nucléaires et les mouvements sociaux qu’elles alimentent sans tenir compte des défaites et des succès qui ont défini les filières techniques et les ont séparées des revendications sociales, c’est accepter le terrain des acteurs les plus puissants. Dans le débat nucléaire, la controverse arrive quand presque plus rien n’est négociable, si ce n’est le rythme de développement du nucléaire, les implantations ou le recours à d’autres filières concurrentes ; plus on avance et plus on s’engage dans une politique du tout ou rien, plus on se détermine en fonction des techniques existantes37. Il ne reste plus que l’opposition entre des acteurs sociaux impuissants et indignés, et des technocrates victorieux qui ont imposé des irréversibilités qui ne sont plus négociables et qui s’appellent : filières techniques, centrales nucléaires. De ce point de vue Touraine et Nelkin sont plus semblables qu’ils ne le croient. Ils nous décrivent les lendemains de bataille, c’est-à-dire qu’ils font l’impasse sur l’histoire qui a rendu puissants les forts et faibles les petits. D’un côté, les spécialistes qui discutent des boulons, de la température du sodium, de l’épaisseur du béton et qui s’efforcent de contrôler ou de parasiter les institutions et les citoyens ; de l’autre côté, les exclus qu’on a fait taire pendant trente ans et qui prennent la parole pour dire qu’ils ont les mains nues, que cette histoire n’est pas la leur et qu’on ne les y reprendra plus. Ces études ne nous disent rien sur l’essentiel, c’est-à-dire sur la façon dont la technique a été élaborée et imposée. Dans une controverse technologique, ce qui est intéressant c’est ce qui l’amène à être technique et ce qu’il faut éviter ce sont les controverses où il ne reste plus qu’un social résiduel et des technologies durcies. Il est facile de voir que les ingénieurs, après avoir résolu ce qu’ils appellent les problèmes techniques, ont besoin des sociologues pour poursuivre leur action et imposer le monde qu’ils ont rêvé. Méfions-nous

37. Seuls quelques problèmes locaux constituent encore des enjeux. La sûreté et les risques transgressent les limites acquises entre technique et social et obligent à renégocier des dispositifs en diluant les nécessités technologiques et en réintroduisant brutalement d’autres considérations : le coût, les intérêts (des dirigeants et des travailleurs), la réglementation. Mais là aussi les issues semblent bloquées. Les acteurs les plus forts sont tellement puissants qu’ils sont en mesure d’étouffer et de contrôler complètement la controverse c’està-dire de définir et d’imposer les coûts admissibles, les intérêts des travailleurs et les solutions techniques à adopter.

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de la télématique, des biotechnologies ou du nucléaire car tous ces terrains sont déjà soigneusement balisés, organisés et la sociologie risque de n’y être que la continuation de la technologie par d’autres moyens ! Attachons-nous plutôt à explorer et à rendre visibles les territoires où les techniques et les sciences ne se sont pas constituées, où l’on débat pour savoir ce qui est acquis et ce qui ne l’est pas, pour délimiter les frontières entre recherche fondamentale et recherche appliquée, où l’on se bat pour définir et articuler logiques socio-économiques et logiques techniques, où l’on définit l’identité des acteurs impliqués, où l’on négocie les intérêts, les problèmes légitimes, la répartition des tâches et où, même partiellement, les divisions et les catégories imposées sont remises en cause sous la poussée des nouveaux acteurs.

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COMMENT DÉCRIRE L’INTERACTION ENTRE LES TECHNIQUES ET LES HUMAINS ? Bien que sciences et techniques soient souvent associées dans le langage courant, elles présentent des physionomies fort différentes1. Les sciences renvoient à l’extérieur du monde social et se veulent l’expression d’une vérité non soumise aux contingences de la vie humaine. De là un certain nombre de tâches que la sociologie des sciences s’est définies : l’analyse fine du travail du scientifique, la mise en évidence de l’hétérogénéité des ressources qu’il manipule et associe, la reconstruction des mécanismes par lesquels il étend le domaine de pertinence d’un savoir localisé jusqu’à lui faire atteindre le statut de vérité universelle et intemporelle… Le sociologue des techniques se trouve devant un objet qui, bien que clairement défini dans son aspect physique, n’en est pas moins curieusement insaisissable : les objets techniques se donnent d’emblée comme composites, hétérogènes ; mi-chair, mi-poisson, on ne sait par quel bout les prendre. Ils renvoient toujours à une fin, une utilisation pour laquelle ils sont conçus, en même temps qu’ils ne sont qu’un terme intermédiaire sur une longue chaîne qui associe hommes, produits, outils, machines, monnaies. Même l’entrée dans les contenus proprement techniques ne permet pas de faire une mise au point parfaite qui substitue à cette image aux contours mal définis la vision simultanée et détachée de l’objet et du « fond » sur lequel il s’inscrit. Il suffit de considérer les objets les plus banals qui nous entourent pour constater que leur forme est toujours le résultat d’une composition de forces dont la nature est des plus diverses. La résistance des matériaux qui sont utilisés pour la construction des voitures est 1. Une première version de cet article a été publiée en 1987 dans la revue Techniques & Culture [n°9, 1987].

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en rapport avec la violence supposée des chocs qu’ils peuvent avoir à subir, lesquels chocs sont liés à la vitesse des véhicules, qui elle-même est le résultat d’un compromis complexe entre performances des moteurs, réglementation en vigueur, moyens mis en œuvre pour la faire respecter, valeur attribuée aux différents comportements individuels… En retour, l’état d’une carrosserie devient ce par quoi on (les experts des assurances, la police, les badauds, etc.) évalue la conformité d’un comportement à la norme dont elle est une matérialisation. Nous voyons déjà sur ce petit exemple que l’objet technique est la mise en forme et la mesure d’un ensemble de relations entre des éléments tout à fait hétérogènes. Décrire en ces termes l’ensemble du véhicule automobile requerrait un travail colossal2. Mais, il y a fort à parier que, de cette grande fresque se dégagerait une impression de banalité : l’automobile adhère tellement au monde dans lequel nous vivons que sa sociographie (c’est-à-dire la mise en évidence de l’ensemble des liens qu’elle effectue) se présenterait comme une constellation de lieux communs, c’est-à-dire d’endroits où éléments techniques, sociaux, économiques se superposent rigoureusement, l’acteur étant libre à un moment donné, en fonction de la relation particulière dans laquelle il est pris, d’accommoder sur l’un ou l’autre élément, d’utiliser l’un ou l’autre registre3. Or, c’est précisément à cet endroit que se joue l’« efficacité » d’un objet technique, dans ce clignotement incessant entre « intérieur » et « extérieur ». L’objet technique ne peut pas plus être confondu avec un dispositif matériel qu’avec l’ensemble des usages « remplis » par ce dispositif : il se définit très exactement comme le rapport construit entre ces deux termes. En d’autres termes, les objets techniques sont partie prenante dans la constitution de réseaux hétérogènes qui associent des actants de toute nature et de toute taille, 2. Il y aurait sans doute quelque satisfaction esthétique à considérer un grand tableau où, partant de boulons et d’écrous, de pistons et de bielles, de pignons et de courroies, on arriverait en certains endroits au mode de scrutin électoral, à la stratégie des grands groupes industriels, à la définition de la famille ou à la physique des solides… Tout au long de notre enquête, nous trouverions probablement une foule d’indicateurs (hommes, textes, objets…) prêts à effectuer pour nous une traduction supplémentaire qui étendrait encore un peu plus le réseau constitué ; et tant qu’il s’en présenterait, au nom de quel principe les refuser autre que l’arbitraire lassitude de l’analyste ? Outre la durée indéfinie d’un tel travail, la question principale qui se pose est celle de son intérêt. 3. Nous nous plaçons là dans ce que l’on pourrait appeler la zone consensuelle de l’automobile, qui est définie à la fois par les principaux éléments techniques communs à la plus grande part des véhicules et par leurs usages habituellement reconnus. Il est bien évident qu’aux marges subsistent des zones fortement controversées et que ce sont autour de ces points de friction que se jouent les batailles qui permettent d’établir la suprématie de tel ou tel constructeur ou de tel ou tel type de voiture.

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« humains »4 et non-humains confondus. Comment peut-on alors décrire leur rôle spécifique à l’intérieur de ces réseaux ? S’agissant de montrer comment ils construisent, maintiennent, stabilisent un ensemble des liens entre divers actants, nous ne pouvons nous contenter ni d’un simple déterminisme technologique, qui ne tiendrait aucun compte de ce qui est associé et finalement remplacerait par un effet de structure ce qui, pour nous, relève du réseau, ni d’un constructivisme social, qui dénie aux objets une consistance propre et n’accorde de fait le statut d’actant qu’aux humains, stricto sensu. Autrement dit, notre problème n’est pas de savoir si, par exemple, l’informatique est un formidable progrès ou un instrument supplémentaire d’asservissement des peuples, mais plutôt sous quelles conditions et selon quels mécanismes, l’introduction d’une nouvelle technologie peut aboutir à la recomposition partielle des relations qui définissent notre société, et même dans un second temps, à la modification de la représentation et des connaissances que nous en avons. Pour remplir ce programme, il nous faut donc naviguer constamment du technique au social, et, sans doute, faut-il dire plus justement, de l’intérieur de l’objet technique à son extérieur : car, ce qui nous intéresse, c’est précisément de savoir comment la configuration même de l’objet technique impose ou non un certain nombre de contraintes sur les relations que les actants entretiennent entre eux et avec l’objet, et, réciproquement, comment la nature de ces actants et les liens qui existent entre eux peuvent (re-)former l’objet et ses usages. Dans cette perspective, la frontière entre intérieur et extérieur est plutôt le résultat de ces interactions que leur commencement et elle ne peut être décrite que comme une ligne de partage tracée dans une géographie de la délégation5 entre ce qui est assumé par l’objet technique et ce qui relève de la compétence exclusive des autres actants. Mais décrire ces mécanismes élémentaires d’ajustement pose deux problèmes, l’un de méthode, l’autre de vocabulaire. Commençons par ce dernier : la difficulté dans la description est effectivement d’éviter les termes qui reposent sur une distinction entre technique et social, puisque, comme nous venons de le dire, les liens auxquels nous nous intéressons sont inextricablement techniques et sociaux. Tout au long de cet article, nous essayerons de fixer un certain nombre de termes qui permettent de contourner cette difficulté. Du point de vue de la méthode, si nous voulons décrire ces mécanismes de prise élémentaire, il nous faut nous éloigner de ces zones 4. Ce terme n’est utilisé que comme un raccourci commode, mais dont l’exactitude laisse à désirer : selon les circonstances, l’actant réquisitionné (et c’est la raison pour laquelle nous préfèrerions le terme d’actant à celui d’acteur) peut être un citoyen, le membre d’une classe sociale particulière, une profession et même seulement un doigt, un corps à une température donnée (dans les systèmes de détection), etc. 5. Sur ces mécanismes de délégation, on peut voir [Latour, 1992b].

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où les mouvements sont trop bien ajustés les uns aux autres ; il nous faut introduire une distance, une discordance là où tout et tous adhèrent. Plusieurs solutions ou terrains se présentent qui défont « naturellement », c’està-dire indépendamment de la volonté de l’analyste, l’évidence d’une offre qui irait sans effort particulier à la rencontre d’une demande, ou d’un objet qui viendrait se loger en douceur dans l’espace défini par une fonction : l’histoire ou l’archéologie, l’innovation, le transfert de technologies. Si nous laissons de côté la première possibilité, les deux autres présentent une caractéristique commune : à suivre des processus d’innovation ou de transfert de technologie, nous nous trouvons devant des acteurs qui se posent en pratique la même question que nous et qui expérimentent des solutions pour la résoudre. Dans la suite, nous nous appuierons sur un ensemble d’exemples tirés d’expériences dans des pays en voie de développement (PVD), expériences que nous avons pu suivre personnellement et qui recouvrent des situations contrastées, depuis la transplantation pure et simple d’un dispositif technique largement diffusé dans les pays industrialisés, jusqu’à l’élaboration d’objets spécifiquement destinés aux PVD6. Au travers de ces exemples, nous nous attacherons à mettre en évidence les mécanismes élémentaires d’ajustement réciproque de l’objet technique et de son environnement. Notre propos sera scindé en deux grandes parties : dans un premier temps, nous nous intéresserons à la manière dont les objets techniques définissent des actants et des relations entre ces actants ; nous verrons en particulier que, selon les choix qui ont été opérés par les concepteurs, l’ajustement entre les actants définis par l’objet et ceux auxquels il va finalement être confronté se fait plus ou moins facilement : la plasticité des objets, qui s’éprouve dans la rencontre avec l’utilisateur, dépend des partages de compétences qui ont été effectués dans le processus de conception. La seconde partie sera consacrée aux objets techniques comme « distributeurs de causes » : s’il est vrai que la plupart des choix opérés lors de la conception peuvent se décrire comme des décisions portant sur ce qui va être délégué à qui ou à quoi, cela signifie que l’objet technique contient et produit une certaine géographie des responsabilités ou plus généralement des causes7. Ceci implique que non seulement l’introduction d’une nouvelle technologie est susceptible de construire un nouvel arrangement des choses et des gens,

6. Nous sommes conscients de la frustration possible du lecteur, face au traitement que nous réservons à ces exemples : il n’est effectivement pas question, étant donné le cadre général de cet article, de traiter chacun d’entre eux de manière détaillée, d’en faire l’histoire complète. Mais, comme il s’agit d’exemples relativement simples et en conséquence particulièrement propices à un effort de conceptualisation, nous espérons que le lecteur sera davantage sensible aux bénéfices de la méthode, qu’aux simplifications qui auront été nécessaires. 7. Cette géographie peut, bien entendu, être mise en question, contestée lors d’épreuves de force comme lorsque l’on cherche à résoudre une panne.

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mais de plus, qu’au travers de l’imposition conjointe de certaines formes de causalité, il se produit une stabilisation et une « naturalisation » de ce nouvel ordre qui peuvent aller jusqu’à la production de nouvelles connaissances sur tel ou tel aspect de notre monde. Nous nous interrogerons donc sur ces processus de « mises en cause », jusque dans leurs implications les plus inattendues, venant de la technologie, à savoir la production de jugements moraux.

ACTEURS ET DISPOSITIFS EN TRAIN DE SE FAIRE Du script à la description La sociologie des techniques a montré depuis un certain temps déjà que, par la définition des caractéristiques de son objet, le concepteur avance un certain nombre d’hypothèses sur les éléments qui composent le monde dans lequel l’objet est destiné à s’insérer8 : ils définissent des acteurs avec tels ou tels goûts, compétences, motivations, aspirations, opinions politiques, imaginent telle ou telle évolution des mœurs, des techniques, des sciences, de l’économie etc. Une grande part de leur travail de conception consiste à « inscrire » cette (pré)vision du monde dans les contenus techniques de leur innovation. Nous proposons d’appeler l’aboutissement de ce travail « script », ou « scénario » : cette mise en forme technique, par le concepteur, de son point de vue sur les relations nécessaires entre son objet et les acteurs qui doivent s’en saisir se veut une prédétermination des mises en scène que les utilisateurs sont appelés à imaginer à partir du dispositif technique et des prescriptions (notices, contrats, conseils…) qui l’accompagnent. Mais tant qu’il ne se présente pas d’acteurs pour incarner les rôles prévus par le concepteur (ou en inventer d’autres), son projet reste à l’état de chimère : seule la confrontation réalise ou irréalise l’objet technique. Tout comme un script cinématographique, l’objet technique définit le cadre de l’action, c’est-à-dire des personnages et l’espace dans lequel ils vont évoluer. F. Sigaut [Sigaut, 1984] donne quelques exemples d’outils de labour dont la forme décrit (comme dans un « Sherlock Holmes ») précisément l’utilisateur : ainsi la houe à deux manches d’Angola qui est destinée aux femmes portant leur enfant dans le dos, ou le pieu à labourer qui avec son unique pointe ne s’utilise qu’en paire et suppose donc la constitution d’un utilisateur collectif. Mais, dès lors que l’on s’éloigne d’un cas de figure aussi trivial, quelle méthode adopter pour mettre en évidence les liens entre choix techniques, représentation des utilisateurs et utilisation effective des technologies ? L’analyse 8. Pour avoir un exemple frappant de l’inter-relation entre la définition de paramêtres techniques et la définition d’un « monde » pour lequel l’objet est destiné : [Callon, 1981a]

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de contenu, telle qu’elle se pratique par exemple sur des textes, ne peut guère être considérée que comme une expérience psychologique individuelle dépourvue de pertinence au regard des problèmes qui nous intéressent : elle repose effectivement sur une hypothèse de déterminisme technologique, démentie par l’expérience commune qui révèle la grande diversité des usages que les utilisateurs sont amenés à mettre en œuvre à partir d’un même objet. De plus, au nom de quoi pourrait-elle prétendre expliquer les destins si divers des projets techniques, certains accédant au statut d’objets, d’autres étant relégués à l’état de chimères ? Une des solutions qui se présentent pour résoudre ce problème consiste à suivre l’innovateur dans sa négociation avec les différents acteurs qu’il souhaite intéresser et dans ses efforts de traduction, au plan technique, des résultats de ces négociations : c’est l’une des méthodes qui a été couramment adoptée en histoire et en sociologie des techniques. Si ce sont les objets techniques qui nous intéressent et non les chimères, nous ne pouvons méthodologiquement nous contenter du seul point de vue du concepteur ou de celui de l’utilisateur : il nous faut sans arrêt effectuer l’aller-retour entre le concepteur et l’utilisateur, entre l’utilisateur-projet du concepteur et l’utilisateur réel, entre le monde inscrit dans l’objet et le monde décrit par son déplacement. Car dans ce jeu incessant de bascule, seuls les rapports nous sont accessibles : ce sont les réactions des utilisateurs qui donnent un contenu au projet du concepteur, de même que l’environnement réel de l’utilisateur est en partie spécifié par l’introduction d’un nouveau dispositif. C’est dans ce cadre que doit s’entendre le sens de la dé-scription que nous proposons, comme le recensement et l’analyse des mécanismes qui permettent cette mise en rapport entre une forme et un sens que (et qui) constitue l’objet technique. Ces mécanismes d’ajustement (ou de non-ajustement) sont rendus encore plus visibles quand ils fonctionnent sur l’exclusion, que celle-ci soit recherchée comme l’un des résultats majeurs de la construction technique9 ou qu’elle ne soit explicitement voulue par quiconque, comme dans le cas du kit d’éclairage photovoltaïque que nous allons examiner maintenant. 9. Par exemple : [Winner, 1980], [Latour, 1988]. L. Winner a montré comment la hauteur des passerelles à l’intérieur du parc de Long Island a été choisie afin d’interdire le passage des cars, moyen de transport privilégié des Noirs, de telle sorte que la fréquentation de ces zones de loisir reste l’apanage des Blancs. B. Latour reprenant l’étude de Maurice Daumas raconte comment, d’une manière tout à fait analogue, la municipalité radicale du Paris de la fin du XIXe siècle décida de construire des tunnels de métro trop étroits pour autoriser le passage des trains de ligne : leur objectif, réalisé sur 70 ans, était d’empêcher la mainmise des compagnies privées de chemin de fer (soutenues par les partis de droite) sur le métro parisien, et ceci quels que soient les résultats des élections postérieures…Il est bien évident que de multiples traductions sont nécessaires pour arriver à ce résultat : dans

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Le kit photovoltaïque ou comment produire un non-utilisateur ? Les détours particuliers qui ont abouti à sa conception permettent d’expliquer certaines de ses caractéristiques qui de restrictives qu’elles se voulaient, deviennent répulsives : le kit d’éclairage photovoltaïque est né de la volonté d’une agence gouvernementale de promotion des énergies nouvelles, l’AFME10, qui souhaitait, dans le cadre de ses activités de coopération, tester et apporter une réponse à ce que des informateurs bien intentionnés lui avaient décrit comme un besoin crucial dans les PVD – l’éclairage – tout en aidant l’industrie française de photopiles dans son travail de création de marchés. Pris dans un réseau très particulier qui mêle la coopération au soutien par l’État de l’industrie, les différents acteurs ont conçu leur dispositif en fonction des besoins, contraintes, spécificités que ce réseau leur permettait d’appréhender. À aucun moment, par exemple, des considérations commerciales ne sont entrées en jeu : en ce sens le kit d’éclairage décrit très bien le fonctionnement de ce réseau qui est caractérisé par la circulation de certains types de ressources, circulation qui nécessite que le réseau ne s’ouvre pas sur d’autres acteurs. Le modèle narratif, le script imaginé par les concepteurs du kit est très spécifique et lié à leur position dans ce réseau : en suivant un objet technique tel que le kit d’éclairage, nous nous trouvons en position de produire une « sociologie » du réseau défini par sa circulation. Dans la première description du kit d’éclairage proposée par les industriels et concepteurs, il apparaît comme un simple assemblage de trois éléments fonctionnels ; un panneau de production d’électricité, une batterie de stockage, et une lampe qui consomme l’électricité. Une fois en Afrique, où nous avons suivi les kits d’éclairage, ce schéma se complique notablement ; participant aux missions de l’équipe chargé de la mise en place et du suivi des kits, nous avons pu être directement témoin de leurs difficultés. Le premier problème auquel ils ont été confrontés provient du fait que les câbles qui font le lien entre les trois éléments précédents sont d’une longueur fixée dès le départ et qui ne peut être facilement modifiée : les connexions sont réalisées par des prises non standard. D’où une impossibilité d’adapter simplement les kits à la configuration plus que variable des pièces dans lesquelles ils sont installés.

le cas de Winner, il faut passer de la séparation Noir/Blanc à celle voiture/car puis à la hauteur des passerelles ce qui n’est possible que parce que la séparation Noir/Blanc est déjà pré-inscrite dans l’accès aux ressources économiques et par voie de conséquence dans la possession d’un bien coûteux comme l’automobile ; dans le cas cité par B. Latour, c’est la largeur des tunnels qui permet de séparer chemin de fer et métro, et derrière les différentes compagnies et les différents partis politiques. 10. Agence française pour la maîtrise de l’énergie

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Le remplacement des éléments à courte durée de vie (lampes, batteries) est à la source d’un deuxième type de difficultés : les tubes fluorescents utilisés sont d’un modèle introuvable sur le marché local hormis dans les capitales, de même que les batteries choisies étanches pour que l’entretien ne soit pas un facteur limitant de la durée de vie du système. Le commerce local n’est d’aucune ressource pour l’utilisateur ; pourtant la batterie est un élément courant de son environnement technique, comme en témoigne le fait qu’une des premières questions posées concerne la fréquence des ajouts d’eau. En devenant étanche, cet objet familier bascule dans l’étrange et échappe en quelque sorte à l’utilisateur. Enfin, un dernier élément vient empêcher l’appropriation par l’usager de son installation ; en effet, celui-ci se voit interdire par l’équipe chargée du suivi des installations le recours à un électricien local. Le panneau photovoltaïque qui, comme le dit la notice « convertit directement l’énergie lumineuse en énergie électrique », fournit cette énergie sous une forme particulière, un courant continu. Le courant continu définit des pôles et rend non équivalents les points de branchement. Du point de vue de l’équipe en charge de l’expérimentation, le recours à un électricien local, formé au courant alternatif qui ne distingue pas de pôles, devient périlleuse dans la mesure où n’existe aucun marquage des pôles et où tout branchement défectueux est susceptible d’endommager définitivement l’installation. Nous nous permettons d’insister sur un point de méthode : avant de quitter Paris pour l’Afrique, nous n’avions vu ni les prises non-standard, ni l’importance du courant continu, ni même le rôle de la batterie étanche : ce n’est que dans la confrontation entre l’utilisateur réel et l’utilisateur projeté qu’apparaissent les connexions qui donnent une mesure du décalage entre eux deux. Autrement dit, le dessin du concepteur n’est autre qu’un dessein (les deux mots sont d’ailleurs indistincts l’un de l’autre jusqu’au 18ème siècle) ; la mise en forme de l’objet technique passe par un processus long de fabrication simultanée des éléments techniques et sociaux qui se poursuit bien au-delà des frontières du laboratoire ou de l’atelier. Ces caractéristiques, qui nous sont apparus dans l’aller et retour entre le concepteur et l’utilisateur ne sont pas le fait du hasard ou de la négligence ; dans l’argumentation des concepteurs elles possèdent toutes une justification : le courant continu est plus économique, un dispositif de conversion absorberait une grande part de l’énergie disponible ; les batteries étanches et les connexions non standard sont là pour empêcher toute intervention, la longueur des fils doit être contrôlée, car trop importante, elle induirait des pertes néfastes pour le rendement de l’installation… Le but ultime de ces dispositifs est que le kit d’éclairage « marche » envers et contre tout (et tous) ; c’est une nécessité pour les industriels vis-à-vis de leur client qui, rappelons-le, n’est pas l’utilisateur mais l’AFME, et pour l’AFME vis-à-vis des pays à qui elle en fait don. Cela va même au point que les concepteurs ont volontairement omis 166

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de proposer un interrupteur disjoint du tube fluorescent, ce qui présente quelques inconvénients lorsque les lampes sont placées, comme il convient, à une certaine hauteur au milieu de la pièce qu’elles doivent éclairer : un interrupteur risquerait d’être un point d’entrée « illicite » dans le système. Nous voyons donc sur ce premier exemple comment l’objet technique définit les acteurs auxquels il s’adresse ; en l’occurrence le kit d’éclairage (et derrière lui, son concepteur) procède par élimination et ne tolère qu’un utilisateur docile à l’exclusion de tout autre acteur qui contribue normalement à la constitution de réseaux technico-économiques, comme les techniciens et les commerçants. Remarquons que si l’utilisateur avait été d’emblée aussi docile que le souhaitait le concepteur, nous n’aurions pas non plus vu l’ensemble des dispositifs qui constituent autant de prescriptions adressées par le concepteur aux utilisateurs, et déléguées à l’objet technique. Pour faire la description des objets techniques, nous avons besoin de médiateurs qui effectuent pour nous les liens entre contenus techniques et usages : ce peut être l’innovateur ou l’utilisateur dans le cas de technologies non encore stabilisées. En revanche, face à des technologies mises en boîte noire, le concepteur est absent et l’utilisateur ordinaire ne nous est pas d’une grande utilité, car il a déjà intériorisé l’ensemble des prescriptions, modèles de comportement auxquels il doit se conformer dans son interaction avec l’objet. Pour avoir accès à ces prescriptions, nous pouvons recourir aux notices et modes d’emploi dans lesquelles elles sont parfois explicitées, ou nous pouvons suivre les disputes, voire les procès qui naissent autour des dysfonctionnements, ou encore suivre le déplacement de l’objet dans des contrées lointaines, culturellement, économiquement etc, différentes de celles pour lesquelles l’objet avait été initialement conçu. C’est ce que nous allons voir maintenant avec l’utilisation de groupes électrogènes au Sénégal.

La description dans le transfert de technologies : quand les utilisateurs réinventent les objets techniques Une des utilisations les plus répandues, en milieu rural, au Sénégal, des groupes électrogènes semble être ce que nous avons appelé le « groupe festif » : une administration achète des petits groupes qu’elle distribue aux associations des jeunes des villages, les groupes pouvant être accompagnés de matériel divers comme des lampes, un électrophone, un porte-voix. L’association de jeunes s’en sert pour ses activités, théâtre, fêtes, le prête à ses membres pour leurs propres réjouissances, ceux-ci payant le carburant et l’huile nécessaire, le loue aux villageois non-membres qui doivent eux aussi assurer par leurs propres moyens l’approvisionnement en carburant. L’argent de la location est séparé en deux parts, l’une qui revient au porteur et l’autre à l’association. Se greffent ainsi sur le groupe électrogène une petite foule d’acteurs 167

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qui peuvent être considérés comme autant d’appendices sur des éléments repérables du groupe. Le châssis métallique qui supporte le groupe et permet son déplacement joue un rôle de premier ordre : c’est dans la circulation du groupe que se définissent le champ des utilisations possibles et les relations entre les divers acteurs. Le réservoir à essence lui dispute la vedette : il opère une distinction fondamentale entre ce qu’il est convenu d’appeler coûts d’investissement et coûts de fonctionnement. Ce partage est inscrit dès le départ dans le montage social qui fait aboutir le groupe dans le village : d’un côté l’administration qui assure l’investissement et de l’autre l’association qui gère le fonctionnement. Les négociations entre les deux parties se réduisent au minimum grâce au dispositif technique qui propose d’emblée un accord tout négocié ; bien évidemment, il est toujours possible de mettre en place des formes d’organisation différentes. Mais cela suppose de déléguer un ensemble de tâches à des dispositifs annexes (légaux, humains, techniques), externes à l’objet technique ; dans certains cas, cela nécessite même la mise en place de nouveaux systèmes de mesure, d’où la question : s’agit-il encore du même objet ? Par comparaison, la situation serait fort différente si nous nous trouvions par exemple devant un dispositif dont les coûts sont concentrés sur l’investissement comme c’est le cas pour le photovoltaïque : quel mode de relation prévoir entre l’acheteur et l’utilisateur ? Cette question se pose très pratiquement aux promoteurs du développement du photovoltaïque en Polynésie Française ; après l’implantation de systèmes photovoltaïques dans le cadre de l’électrification rurale, ils n’ont, semble-t-il, toujours pas trouvé le moyen d’introduire un partage des coûts alors que le dispositif n’en opère aucun et, qui plus est, ne fournit aucune mesure susceptible d’être retraduite en termes socioéconomiques : quelle qu’en soit l’utilisation, un panneau photovoltaïque fournit du courant, dans une quantité qui est déterminée par le climat et la position par rapport à l’Équateur ; la relation « habituelle » entre production et consommation (qui manifeste la dépendance réciproque entre deux groupes d’acteurs) se trouve coupée et remplacée par une soumission individuelle, directe et de ce fait arbitraire aux forces de la Nature. Situation là encore bien différente de celle que crée le groupe électrogène : le réservoir mesure la proportionnalité entre l’utilisation du groupe et la dépense occasionnée par cette utilisation, proportionnalité que réalise le moteur dans son ensemble. L’établissement d’un lien social particulier, celui de la location, est conditionné par l’existence de cette proportionnalité qui permet la délocalisation de la jouissance du groupe électrogène. Les groupes d’acteurs suscités par le groupe électrogène sont donc fort nombreux puisqu’il nous faut distinguer acheteurs-investisseurs, propriétaires-utilisateurs, utilisateurs-associés, utilisateurs-locataires et enfin porteurs. Ces derniers rendent encore plus « pur » le contenu de la propriété puisqu’ils la libèrent 168

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de toute servitude ; leur rétribution marque la limite de la solidarité associative : le travail d’un seul ne peut contribuer à enrichir la collectivité. Dans le même processus, le groupe électrogène construit son espace dont la géographie est sociale ; il est significatif à cet égard que les instituteurs d’un de ces villages qui étaient à la recherche de moyens d’éclairage pour assurer des cours du soir n’aient pas envisagé d’utiliser le groupe et le matériel de l’association à cet effet : dans ce village, la frontière entre le monde « marchand » et le monde « civique » est, sinon créée, du moins modifiée par l’introduction du groupe électrogène qui sert en quelque sorte de différenciateur social. Le kit d’éclairage se présentait comme un objet « hypothétique », alors que le groupe électrogène est un équipement banal, intégré dans de multiples secteurs de la vie économique. Nous ne devons cependant pas exagérer la distance qui les sépare et qui peut être décrite en termes de résistance différentielle : pour (re)mettre en pièces le groupe électrogène, il faut un mouvement de rejet d’une toute autre ampleur que pour le kit d’éclairage. Mais, dans les deux cas, nous avons affaire à la création ou à l’extension de réseaux socio-techniques, qui s’effectue par spécification conjointe du « social » et du « technique » : les connexions non standard, l’interrupteur etc. apparaissent dans le mouvement d’effacement de l’utilisateur-projet derrière l’utilisateur réel ; l’étendue des compétences de l’Association de Jeunes, la forme des relations qu’elle entretient avec les autres composantes du village, la définition même de ces composantes sont précisées conjointement à la liste des éléments qui constituent le groupe électrogène. Si nous nous intéressons uniquement à la « fonction » assurée par ce dispositif à l’intérieur de l’Association, nous pouvons imaginer qu’un autre système technique (photovoltaïque, raccordement au réseau…) assure le même « service » d’éclairage et de sonorisation : ceci étant, les relations de l’Association avec le reste du village seraient en partie différentes ou auraient atteint un degré moindre de spécification. C’est en ce sens que nous pouvons dire que nos rapports avec le « réel » sont médiatisés par les objets techniques.

La pré-inscription comme mode d’enrôlement des acteurs : la fabrication des citoyens Jusqu’à présent, nous avons envisagé des technologies « douces » du point de vue des contraintes qu’elles exercent sur l’utilisateur : l’usage du groupe électrogène, s’il fait basculer dans le monde de l’économie un certain nombre de relations, ne semble pas créer de déséquilibre grave ; quant au kit d’éclairage, il ne court guère d’autre risque que celui de n’intéresser personne. Mais, dans certains cas, les concepteurs ou constructeurs peuvent explicitement utiliser des systèmes techniques, en tant que médiateurs, leur permettant d’atteindre certains acteurs et de leur assigner des rôles particuliers. C’est ce qui se produit en Côte d’Ivoire avec le réseau électrique, dont l’implantation 169

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physique est inséparable d’un vaste mouvement d’organisation du pays sur le plan spatial, architectural, juridique… qui aboutit dans certains cas à la construction d’entités nouvelles et « modernes » telles que l’individu-citoyen. Y a-t-il, comme le suggérait Winner (1980), des technologies intrinsèquement politiques, i.e. non démocratiques, ce qui remettrait en question le type d’analyse que nous avons développé et aboutirait à une forme de déterminisme technique. Nous allons voir ici que, même dans des situations où les relations de pouvoir sont assez marquées, il faut arriver à intéresser les acteurs pour qu’ils acceptent de rentrer dans les rôles qui leur sont proposés. Jusqu’à des périodes récentes, la propriété villageoise en Côte d’Ivoire est une propriété collective régie par les anciens, qui allouent à chacun des parcelles selon leurs besoins : ce partage n’est pas stabilisé, il arrive même que la zone d’habitation soit entièrement déplacée. Les autorités ivoiriennes ont décidé de subordonner l’implantation du réseau à l’existence d’un plan de lotissement, c’est-à-dire d’un partage de l’espace physique inscrit dans l’espace du droit, partage qui distingue propriétés privées individuelles et propriétés publiques. Le réseau contribue à matérialiser ce partage puisque, dans la perspective de ceux qui l’implantent et se font les porteparole de l’intérêt général, il ne peut survoler que l’espace public ; il permet à l’État de se créer un espace propre, inappropriable par un groupe particulier, – l’espace de l’intérêt commun –, en même temps qu’il lui définit des interlocuteurs : seul l’individu a une existence de droit dans le nouveau système qui exclut les modes antérieurs de représentation de la collectivité villageoise. La mise en forme d’un plan de lotissement garantit l’existence d’un consensus minimal du village sur l’opportunité de sa stabilisation : ce sont les villageois euxmêmes qui doivent demander aux autorités la réalisation de ce plan. Il constitue par ailleurs le document à partir duquel les autres services publics (voirie, hydraulique, éducation sanitaire…) travaillent et sur lequel ils inscrivent leurs projets. L’état de la propriété marque pour la compagnie électrique l’existence d’un accord à plusieurs niveaux, villageois et inter-administratif, sur le « village-en-projet » : leur prise en compte dans le processus d’électrification permet son intégration dans les différents programmes de modernisation, en faisant l’économie de procédures de consultation et de négociation politique. Par le plan de lotissement, il est demandé aux villageois d’effectuer ce que nous appellerons une pré-inscription, qui manifeste leur consentement à un certaine forme d’avenir. La construction du réseau vient réaliser, stabiliser cet accord, en l’inscrivant durablement dans le paysage. On peut légitimement se demander pourquoi les villageois acceptent de rentrer dans le jeu qui leur est proposé alors qu’ils semblent y perdre une part de leur indépendance et se mettre sous la coupe d’un pouvoir central qui s’accroît de ce fait même. Pour être plus exact, il convient de dire que, d’une part, ils font plus qu’accepter 170

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– ils « courent » tous après l’électricité – et d’autre part, que la représentation que nous avons donnée d’un pouvoir central en face d’une masse indifférenciée est assez réductrice : en pratique, chaque village se dote de porte-parole (il y a toujours quelqu’un qui a « réussi » et qui est monté à la capitale) auprès des instances administratives et politiques, porte-parole qui négocient âprement l’amélioration des conditions de vie du village. Enfin et surtout, en dehors des bénéfices directs de l’électricité, celle-ci est un formidable dispositif d’intéressement : tout village en disposant peut prétendre attirer de meilleurs instituteurs, un service de santé plus performant, des financements et des projets de développement plus nombreux… Si le processus de l’électrification se présente comme une méthode permettant d’éviter autant que possible la discussion et la négociation directes, il y a malgré tout une transaction, un échange entre les parties en présence, échange dont les termes sont fixés d’avance : les villageois ont au moins la ressource de la refuser. Remarquons qu’un individu ne se voit attribuer le rôle de citoyen qu’à condition d’être pris dans une relation, ici effectuée par l’intermédiaire de câbles, de poteaux, de transformateurs, de compteurs, avec un représentant reconnu de l’État. En France, l’individu est enserré dans un ensemble de réseaux tel qu’il a peu de chances d’échapper à son destin de citoyen : depuis l’état civil, en passant par l’école obligatoire jusqu’à la sécurité sociale, les mailles du filet « étatique », formé par l’enchevêtrement de différents réseaux, se referment sur lui. Dans les pays de constitution plus récente, certains réseaux peuvent fournir un appui à un État faible ou inexistant : le réseau électrique effectue et maintient la relation entre un individu et un lieu. Ainsi, en Côte d’Ivoire où seule la minorité des salariés paient des impôts sur le revenu, la facture d’électricité devient le moyen par lequel s’opère le recouvrement des impôts locaux dans les communes qui sont de création récente : confirmation flagrante de ce que le réseau électrique est le réseau socio-technique qui permet aujourd’hui, dans ce pays, de donner l’extension la plus large au concept de citoyen.

CAUSES, ACCUSATIONS ET PRODUCTION DE CONNAISSANCES Dans les différents exemples qui ont précédé, nous avons vu comment l’objet technique définit des acteurs, l’espace dans lequel ils se meuvent et bien que nous n’ayons pas insisté sur ce point, des relations entre ces acteurs. Le script effectue un partage des compétences, au sens large du terme ; une grande partie des choix réalisés par les concepteurs peuvent être directement lus comme une réponse à la question : que dois-je déléguer à la machine, que puis-je laisser à l’initiative des humains ? Au travers de ce type de décisions, le concepteur affine le scénario, le script à partir duquel l’histoire future du dispositif doit s’élaborer : il ne se contente plus de fixer 171

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la distribution des acteurs, il donne maintenant la « clé » à partir de laquelle tout événement postérieur pourra et devra être interprété ; bien évidemment, cette interprétation peut être remise en question – les organisations de consommateurs en savent quelque chose –, mais disons que si les circonstances d’utilisation ne s’écartent pas trop de ce que le concepteur a prévu, il y a de grandes chances pour que son script soit un des éléments constitutifs du sens attribué à l’interaction objet-utilisateur, ce dernier enrichissant l’histoire de sa propre expérience.

Abobo-La-Guerre et Marcory-Sans-Fil : quand la technique, c’est de la morale Dans cette partie, nous allons nous intéresser à un type de délégation particulier, la délégation « morale ». Nous allons examiner un certain nombre de dispositifs, mis en place par le concepteur, afin de lui permettre de garder à distance le contrôle sur le comportement « moral » de ses utilisateurs et nous verrons comment ces dispositifs mesurent et hiérarchisent des comportements, exercent des contrôles, répartissent les causes, attribuent des sanctions ou des récompenses, manifestent une soumission etc. Nous l’avons vu, le réseau électrique établit une solidarité forcée entre les différents individus de Côte d’Ivoire. Les relations de chaque individu-consommateur avec le réseau et à travers le réseau avec la société électrique sont codifiés, quantifiés par un dispositif technique banal : le compteur. Le compteur matérialise dans la durée le contrat initial passé entre producteur et consommateur : si l’un des deux faillit à ses obligations, le compteur est soit inactif, soit déposé. Alors que chaque compteur a un effet de symétrisation sur la relation producteur-consommateur – il faut « l’accord » des deux pour le faire tourner –, l’ensemble des compteurs constitue un instrument fort de contrôle qui mesure la cohésion de l’édifice socio-technique matérialisé par le réseau. Ainsi peut-on lire dans le journal de l’EECI, le Kanien, dans son numéro daté de Février-Mai 85 : « OPÉRATION COUP DE POING À « ABOBO LA GUERRE » Un clignotant rouge s’allume à la DR d’Abobo, banlieue populaire d’Abidjan, qui gère 66 854 abonnés : la chute du rendement de réseau (rapport entre l’énergie émise par la production et l’énergie facturée à la clientèle) qui tombe de 0,93 à 0,87 en un an !

Toute baisse de rendement est lisible comme multiplication de branchements sauvages, corruption d’agents ou traficage des compteurs. Parce qu’il fonctionne sur l’assemblage maîtrisé d’acteurs aussi bien techniques qu’humains, le réseau mesure l’intensité des phénomènes de marges et des comportements illicites dont il détermine l’existence ou du moins fixe la forme. 172

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Cette définition de l’espace social va encore plus loin puisqu’elle s’étend aux zones non électrifiées qui se trouvent caractérisées par rapport à ce qui devient la norme, à savoir l’électrification. Ainsi un autre quartier d’Abidjan, Marcory, se voit scindé par le réseau en deux parties, chacune identifiée par un nom et une physionomie sociale : « Marcory-Sans-Fil, c’est contrairement à Marcory résidentiel par exemple, Marcory sans électricité, sans fil électrique. Les Abidjanais ont de l’humour, c’est connu. Un quartier sans fil, imaginez ce que cela peut offrir comme spectacle. Car si l’électricité est un signe de progrès, son absence suppose d’autres absences : hygiène des rues, habitat construit selon certaines normes, dispensaire, terrain de jeu ou de sport, etc. À l’obscurité la nuit, ajoutez ces manques et vous obtiendrez un repaire de brigands, diraient les gardiens de l’ordre11. »

Des négociations peuvent néanmoins avoir lieu sur la limite qui sépare le licite de l’illicite : lors de leurs opérations coup de poing, les agents de l’EECI ont pour mission de remplacer les compteurs dits « russes » qui se montrent défaillants sans pénaliser leurs propriétaires : il suffit de tapoter sur le compteur pour le bloquer et continuer à consommer de l’électricité qui ne sera pas facturée. À l’inverse de ces homologues, le compteur russe s’avère techniquement incapable de faire le partage entre comportements licites et illicites, entre « influences » humaines et non-humaines : l’attribution est ici enrayée et le compteur est désavoué dans son rôle d’inscription matérielle du contrat alors que le contrat lui-même est maintenu entre les deux parties en cause. Le compteur intervient comme arbitre et gestionnaire d’une relation quand il est considéré seul. L’ensemble des compteurs opère davantage en gendarme de l’organisation collective : il constate, sans les localiser ni les sanctionner, des « irrégularités », lisibles dans un premier temps comme un écart sur une courbe, mais vite retraduites en termes « sociaux ». Certains dispositifs vont plus loin dans le « contrôle social » : ils établissent des normes de comportement et punissent les impudents qui les transgressent. Les systèmes de stockage-régulation sur les installations photovoltaïques sont généralement composés de batteries et de modules électroniques : les batteries stockent l’énergie produite et non consommée au moment de sa production ; elles sont indispensables dans le cas de systèmes d’éclairage qui fonctionnent la nuit quand le panneau ne fournit plus d’électricité faute de lumière. Les dispositifs de régulation sont au centre d’un imbroglio technico-économico-social : une batterie ne doit pas être trop déchargée sous peine de voir sa durée de vie considérablement écourtée ; si elle est à l’inverse trop chargée, elle risque de se décharger sur le panneau photovoltaïque en l’endommageant de manière 11. [Touré, 1985]

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irrémédiable. Pour éviter ce type d’inconvénients, il serait possible de fournir à l’utilisateur quelques instruments de contrôle qui lui permettent de planifier sa consommation en conséquence : ce n’est jamais la solution adoptée, car les constructeurs n’ont qu’une confiance très limitée dans la capacité des utilisateurs à maîtriser leurs désirs et à les subordonner aux exigences techniques du système. Une autre solution consisterait à dimensionner très largement le dispositif de production et de stockage d’énergie par rapport à la consommation occasionnée par l’utilisation prévue. Le coût d’un tel surdimensionnement est très élevé, ce qui incite à préférer d’autres arrangements, tel la mise en place d’un dispositif de régulation. Cette régulation comporte généralement deux seuils qui correspondent aux deux effets mentionnés plus haut : au delà d’une certaine charge, mesurée par la tension aux bornes de la batterie, la régulation coupe la connexion entre le panneau et la batterie ; en deçà d’un autre seuil, c’est la connexion entre la batterie et le système utilisant l’énergie qui est interrompue. Pour être complet, il convient d’ajouter un troisième seuil qui correspond au moment où cette dernière connexion est rétablie, quand la batterie est suffisamment rechargée. Certains modes de consommation se trouvent ainsi imposés par la régulation : l’utilisateur ne peut être trop gourmand ; et il ne peut espérer « racheter » ses excès de gourmandise par une abstinence prolongée. La sanction d’un comportement hors normes – nous voyons là que ces normes sont inextricablement techniques et sociales – est immédiate et abrupte : la coupure et l’impossibilité de « rétablir le courant » avant que la charge de la batterie n’ait atteint un nouveau seuil. La régulation s’avère constituer un système de dressage de l’utilisateur comportant sanction et récompense qui conduit à une intériorisation des normes de comportement. Il existe cependant une faille dans ce système : on ne sait pas mesurer simplement la charge d’une batterie ; la mesure de la tension de sortie ne représente qu’une approximation grossière. Quand l’on n’est pas sûr de ses troupes, deux possibilités se présentent : redoubler de précautions et de mesures disciplinaires ou ne rien faire mais s’exposer à des contestations et des revers de fortune. La première solution a été adoptée par les constructeurs des kits d’éclairage photovoltaïque dont nous avons déjà parlé : la trahison possible du dispositif de régulation, qui pourrait se retourner contre eux en accusateur, est une des raisons qui les a incité à rigidifier totalement leur système par des connexions non standard. Alors que la régulation se contente de dire à l’utilisateur : « Ne te crois pas plus grand que tu n’es ! Si tu te soumets à mes injonctions, tu seras récompensé, car tu tireras le maximum de ton dispositif. », les connexions non standard sont plus castratrices : « Nous serons plus fortes que tes désirs ! » crient-elles à l’utilisateur12. 12. Il faudrait inventer quelques injonctions de base qui décrivent les principales opérations effectuées par les objets techniques, à l’instar du charmant « suivez-moi-jeune-homme » de nos grand-mères…

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En Polynésie française, la régulation s’est avérée une bien mauvaise alliée dans le camp des constructeurs et de leurs représentants qui ont pourtant réalisé un grand nombre d’installations photovoltaïques. Imposant sa sanction d’une manière jugée arbitraire par les utilisateurs au vu des promesses initiales du système, ils la dénoncent et manifestent leur mécontentement en téléphonant à l’installateur, à chaque fois que, tranquillement installés devant leur télévision, le système les lâche traîtreusement. Le malheureux installateur, lassé de passer ses soirées en dépannage, a rusé avec la régulation et lui a imposé un redoutable concurrent. Il a installé, en parallèle avec la régulation, un circuit fermé par l’interposition d’un fusible : quand la régulation coupe le courant, l’utilisateur peut le rétablir en créant un court-circuit avec le fusible qui « shunte » la régulation ; ce qui permet d’attendre le lendemain matin avant de déranger l’installateur. Le fusible marque la soumission de l’installateur à ses clients et lui permet d’être là par objet interposé dès que ceux-ci le jugent souhaitable. De par son caractère précaire et bricolé, il rend manifeste la nécessité d’une intervention, fût-elle différée. L’installateur plaide coupable dans ce procès : il reconnaît par l’intermédiaire du fusible à la fois la légitimité d’une régulation et celle des réclamations de ses clients ; il se met en position d’être sommé par ceux-ci de rectifier l’arbitrage opéré par la régulation en place sur le dispositif.

« L’ordre des choses et la nature des hommes » : stabilisation et naturalisation des scripts Nous venons de voir sur plusieurs exemples comment les objets techniques préforment les relations qu’ils suscitent ou supposent entre les différents acteurs, y compris sur un plan « moral » ; attribuant rôles et responsabilités, ils constituent en puissance des ressorts d’accusation. En théorie, rien ni personne n’est à l’abri d’une telle dénonciation : dans le cas du réseau, les utilisateurs sont désignés pour n’avoir pas respecté le contrat-compteur, mais l’EECI dénonce certains compteurs comme de mauvais représentants du contrat ; dans le cas des systèmes photovoltaïques c’est l’installateur et par lui le constructeur qui sont au banc des accusés par l’intermédiaire de la régulation. L’histoire des kits pourrait se lire comme une longue série d’accusations réciproques entre les différents intervenants : d’un côté les industriels soutiennent que « si ça ne marche pas (sous-entendu techniquement), c’est que c’est mal utilisé (socialement) », de l’autre, les utilisateurs ou plutôt ceux qui se veulent leurs représentants répliquent que « si ça ne marche pas (socialement), c’est que c’est mal conçu (techniquement) ». Nous nous trouvons devant une « réversibilité » presque parfaite qui illustre essentiellement l’absence de relations nouées par le kit entre concepteurs et utilisateurs. L’utilisateur n’« intéresse » pas l’industriel, il ne lui est pas nécessaire en tant qu’utilisateur mais seulement comme butoir qui lui permet 175

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de revenir vers l’AFME en démontrant la nécessité d’un soutien de l’État pour le développement de produits encore sans marchés. Le kit n’a pas à « bouger » dans cette histoire, c’est l’utilisateur qui est instrumentalisé dans la relation AFME-industriels. Bien différente est la situation du réseau. Nous ne pouvons pas, si ce n’est en basculant dans un registre politique, imaginer une argumentation plausible qui justifie les branchements sauvages et qui place l’EECI en position d’accusée. Le réseau réalise une multitude de relations : nous avons donné les exemples du compteur et du partage de l’espace auxquels il faudrait ajouter la stabilisation et la mise en forme de l’habitat (seules les maisons en « dur » sont électrifiées pour des raisons de sécurité et parce que c’est une manière d’évaluer la solvabilité), la création de réseaux commerciaux le long desquels circulent tout un ensemble de matériel électrique, l’interposition de ces équipements entre l’utilisateur et les principaux objectifs qu’il poursuit quotidiennement etc… La stabilité du réseau, aussi bien physique que sociale, est un des résultats de l’association de tous ces éléments et du poids qu’elles lui donnent. Une petite frange de « déviants » ne peut trouver la force nécessaire pour contrebalancer cette multitude d’acteurs dont les compteurs sont les porte-paroles univoques que l’EECI convoque à souhait. Nous nous trouvons devant une double irréversibilité, une irréversibilité matérielle inscrite dans l’espace et les usages, et une irréversibilité de sens – on ne peut pas renverser les processus d’imputation ou d’accusation –, les deux étant intimement liées. Un objet technique définit non seulement des acteurs et des relations entre ces acteurs, mais il doit, pour continuer à fonctionner, les stabiliser et les canaliser : il établit des systèmes de causalité qui s’appuient sur des mécanismes de raréfaction du sens. Le remplacement des compteurs « russes » relève très directement de ce processus dont un des aboutissements est constitué par le diagnostic automatisé et plus loin l’intelligence artificielle13.

CONCLUSION À partir du moment où l’objet technique est quasiment stabilisé, il devient, par son effacement, un instrument de connaissance14. En proposant des tarifs d’électricité 13. Le problème de la panne est assez intéressant à cet égard et mériterait qu’on s’y attarde : la panne renvoie précisément à la définition que nous avons donnée de l’objet technique puisqu’elle ne peut se comprendre qu’« en acte », comme rupture de ce rapport constitué par l’objet technique entre un dispositif matériel et un usage. Toute panne est donc une épreuve de la solidité de l’assemblage « socio-technique » matérialisé par l’objet technique, la rapidité avec la recherche des causes aboutit à un consensus donnant une mesure de cette solidité. 14. On devrait peut-être même dire que la stabilisation d’un objet technique est inséparable de la constitution, qui prend selon les cas plus ou moins d’importance, d’un savoir.

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différents selon qu’il s’agit d’une consommation domestique très faible (éclairageventilateur), confortable, professionnelle-artisanale, ou industrielle, la société d’électricité se donne les moyens de caractériser les différentes strates sociales qu’elle permet d’identifier. Si elle choisit des catégories utilisées dans d’autres réseaux socio-économicopolitiques, elle se met en position de fabriquer une connaissance « exportable », au sens où ces « données » peuvent être « abstraites » du réseau, qui seul les rend possibles. Ainsi, des légions d’économistes ont-ils travaillé sur la relation prix de l’énergieconsommation, ou PIB-consommation d’électricité. La transformation de faits socio-techniques à des faits tout courts passe donc par la transformation de l’objet technique en boîte noire : il s’efface dans le même temps qu’il devient plus indispensable que jamais. Encore une fois, un exemple tiré des expériences des PVD va nous permettre de préciser le propos. Le Burkina-Faso est un pays très peu électrifié ; depuis quelques années, le gouvernement tente de modifier cette situation en procédant à l’électrification de centres urbains. Le premier problème qui se pose aux ingénieurs et techniciens est celui du dimensionnement du réseau : comment évaluer la demande ? Deux méthodes ont été expérimentées. Le Service des Études économiques a procédé à des enquêtes auprès des abonnés potentiels en leur demandant à quel prix (déterminé par des fourchettes) ils seraient prêts à demander leur branchement au futur réseau. Un tel questionnaire repose sur l’idée implicite qu’il y a, c’est un fait, une relation entre offre et demande, prix et consommation. Le service technique a procédé très différemment ; il a dressé des plans des villes en question en repérant les quartiers lotis et les caractéristiques de l’habitat : taille, en « dur » ou non etc. À partir de ce plan, les ingénieurs ont dessiné le réseau « possible » juridiquement, économiquement, techniquement, c’est-à-dire un réseau qui survole l’espace public et qui dessert les maisons en « dur » et les administrations. Le service technique s’est félicité d’avoir adopté cette méthode car, dit-il, en suivant les consignes du service économique, les puissances installées auraient été ridiculement faibles par rapport à la demande qui s’est exprimée une fois le réseau construit. Le Service des Études économiques a agi comme s’il n’y avait pas besoin de la médiation technique pour fonder une relation entre prix et consommation, comme si cette relation était un fait de « nature » auquel l’objet technique viendrait donner un contenu concret. Ils ont en quelque sorte été « abusés » par l’effet de naturalisation que produit l’intégration complète de systèmes techniques dans le tissu social. Quand le script proposé par le concepteur ou le constructeur à ses acteurs-en-projet est réalisé par des acteurs en chair et en os (que cette réalisation soit ou non conforme avec ce qu’en avait imaginé le concepteur), nous pouvons dire qu’un réseau, mêlant de manière inextricable des objets techniques et des acteurs (humains ou non-humains), 177

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s’est constitué, stabilisé et peut alors être décrit par la circulation d’éléments (objets, éléments physiques, éléments monétaires) en nombre fini. La constitution de disciplines (l’économie, la technique, etc…) passe par la mise en place et l’effacement de dispositifs externes au champ disciplinaire : l’économie effectue une mise à disposition des objets techniques de même que la technique une mise à disposition de l’économie ou du social (par exemple dans le cas du diagnostic automatisé…). Ces mécanismes fonctionnent dans des situations bien stabilisées : si l’on introduit par exemple des appareils de chauffage électrique, l’économiste intègrera ce changement technique dans la relation prix-consommation ; l’économie n’est pas en rupture avec la technique ; simplement, elle « suspend » ses relations avec elle. C’est en ce sens que les objets techniques peuvent être considérés comme des instruments politiquement forts : dans le même temps qu’ils produisent des modes d’organisation sociale, ils les naturalisent, les dé-politisent, leur confère un contenu autre. Le renversement a posteriori de toutes les histoires particulières qui ont abouti à la mise en place et au fonctionnement de certains objets techniques est à la base de ces processus de naturalisation, c’est-à-dire de fixation univoque de liens de causalité. Nous-mêmes, en attribuant aux objets techniques la capacité de produire des modes de réorganisation sociale, de les stabiliser, de les naturaliser etc., nous nous situons en aval de cette histoire : car, ce que nous avons essayé de montrer tout au long de cet article, c’est que la « réalisation » (au sens de rendre réel) des objets techniques passe par un processus d’entre-définition, et de spécification conjointe des objets par les humains et des humains par les objets ; ce n’est qu’une fois ce long travail achevé que la répartition des causes se stabilise et qu’enfin nous pouvons dire que les objets font telle ou telle chose de même que les humains font telle ou telle autre chose. C’est de cette manière que les objets techniques construisent notre Histoire et nous « imposent » certains cadres de pensée. C’est aussi ce qui rend possible et indispensable une anthropologie des techniques.

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INTRODUCTION La sociologie des techniques s’est peu intéressée à la question de l’objet dans l’action, si l’on entend par cela l’analyse des modalités par lesquelles les objets sont mobilisés et utilisés dans un cours d’action particulier1. Les raisons en sont diverses : elles tiennent à la fois aux filiations sur lesquelles ce courant de recherches s’est construit, à ces choix méthodologiques et à ces ambitions affichées. Dans la période récente, la sociologie des techniques est venue prolonger certains développements de la sociologie des sciences. Elle lui a, entre autres, emprunté son programme – l’analyse de la production des artefacts tout comme celle des faits scientifiques – et une part de ses méthodes qu’il s’agisse de suivre l’innovateur au travail pour décrire les mécanismes par lesquels il mobilise des entités variées, ou de s’appuyer sur l’étude des controverses pour montrer comment se constitue le partage entre social et technique2. Cette approche, renforcée par la référence à un certain nombre de travaux en histoire des techniques et en économie du changement technique, a conduit à définir l’objet technique d’une façon assez différente de la philosophie ou de l’anthropologie : il y est avant tout considéré en tant que résultat socialement 1. Une première version de cet article a été publiée in B. Conein, N. Dodier et L. Thévenot, Les objets dans l’action, Paris, Éditions de l’EHESS, pp. 35-57. 2. Un certain nombre d’articles et d’ouvrages font explicitement le lien entre les deux disciplines. On peut citer par exemple: [Aitken, 1985], [Bijker, et al., 1987], [Callon, 1981a], [Callon, et al., 1986]

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construit d’un processus d’innovation. Il s’agit en particulier de montrer que ni des nécessités purement techniques3, ni l’imposition de certaines formes socio-politiques4 ne peuvent expliquer la forme prise par les innovations. De façon plus spécifique, le processus d’innovation est décrit comme la construction d’un réseau d’association entre des entités hétérogènes, acteurs humains et non-humains : à chaque décision technique, l’innovateur éprouve les hypothèses sur lesquels il s’est appuyé, hypothèses qui concernent à la fois la nature des entités dont il a besoin pour faire avancer son projet et les désirs, intérêts, aspirations de ces entités ; en acceptant au fil de ces épreuves de négocier les contenus techniques, il mobilise toujours davantage d’entités et étend son réseau. Le processus d’innovation s’achève lorsque la circulation du dispositif technique ne génère plus de revendications susceptibles de défaire le réseau ainsi constitué et de remettre en cause le partage stabilisé des compétences entre l’objet et son environnement. À partir de ce moment là, les hypothèses implicites ou explicites sur lesquelles se sont fondés les choix techniques sont en quelque sorte naturalisées… et le sociologue de décrire l’histoire précédente comme la production simultanée du dispositif et de son contexte, des techniques et de la société. Dans cette perspective, dès que l’objet technique devient objet de consommation ou objet d’utilisation, il cesse d’intéresser l’analyste qui ne voit dans l’utilisateur que le prolongement non problématique du réseau constitué par l’innovateur. Autrement dit, cette analyse a certes redonné de l’épaisseur aux objets, mais cela, au détriment des acteurs qui s’en saisissent. À ces premières raisons du désintérêt de la sociologie des techniques pour tout ce qui touche à la mobilisation des objets dans l’action, il faut ajouter un élément plus méthodologique lié aux choix des terrains d’analyse : à l’instar de la sociologie des sciences,

3. Cette position est assez rare, à l’état pur, en sciences sociales. Gille [Gille, 1978], par exemple, qui est considéré comme un déterministe technique, construit un modèle à double causalité: bien qu’il postule l’existence d’un système technique autonome, défini comme l’ensemble de toutes les techniques utilisées à une époque donnée et dont l’évolution est fortement prédéterminée par une exigence de cohérence entre les diverses composantes de ce système, la direction et le rythme de cette évolution sont cependant commandés de l’extérieur du système technique, au travers de l’expression des besoins par laquelle s’effectue l’articulation entre le système technique et les systèmes politique, économique, social et démographique. On retrouve cette double causalité chez certains philosophes de la technique comme Lafitte [Lafitte, 1972] ou Simondon [Simondon, 1958] : chez ces deux auteurs, le milieu ou l’environnement, qui comprend tout ce qui n’est pas strictement technique, joue un rôle crucial sur les directions prises par l’évolution des techniques, elle-même régie par des règles internes qui déterminent le champ des possibles. 4. Les travaux d’Ellul [Ellul, 1977], de Marcuse [Marcuse, 1968] et dans une moindre mesure ceux de Winner [Winner, 1980], relèvent d’une approche de ce type.

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la sociologie des techniques s’est imposé comme principe méthodologique d’utiliser les mêmes ressources explicatives, qu’il s’agisse de rendre compte des innovations réussies ou ratées ; or, pour défaire l’impression d’évidence que peuvent laisser les choix techniques lorsqu’ils conduisent à des dispositifs qui « marchent », il n’y avait de meilleure stratégie que de s’intéresser aux cas d’échecs et de montrer qu’a priori il est impossible de faire le partage entre les bonnes et les mauvaises décisions. Par ailleurs, dans les situations d’échec ou de controverses, les acteurs explicitent les relations entre choix techniques et environnement social et facilitent d’autant le travail du sociologue… avec la contrepartie évidente qu’il ne peut être question de l’objet dans l’action, puisque les conditions mêmes qui permettent d’isoler l’objet en tant que réalité autonome qui « tient » ne sont alors pas réunies. Enfin, en faisant du réseau l’une de ces métaphores de prédilection, la sociologie de l’innovation a voulu se donner les moyens de circuler dans plusieurs espaces conceptuels et, en particulier, de montrer comment les marchés, classiquement décrits par l’économie, peuvent être appréhendés comme une des configurations possibles des réseaux5. Plus précisément, on considère que le degré de convergence entre les différentes descriptions des objets techniques que fournissent les acteurs est significatif de l’état de stabilisation des réseaux [Rabeharisoa, 1992]. Or, comme cela a été souligné par certains auteurs [Eymard-Duvernay, 1989] [Thévenot, 1990], si les objets-produits occupent une place centrale dans l’économie, celle-ci repose cependant sur l’hypothèse qu’ils peuvent être perçus et décrits de manière homogène en tout point de l’espace. D’où l’idée qu’il doit être possible, grâce au vocabulaire des réseaux, de décrire le processus de construction des marchés et d’aboutir à cette situation limite dans laquelle ne subsiste plus qu’une seule description consensuelle des objets techniques, devenus objetsproduits. Dans ces conditions, il n’y a rien à dire, sociologiquement parlant, de l’objet dans l’action qui ne soit déjà en quelque sorte déjà inscrit dans l’objet lui-même tel qu’il résulte de ce travail de construction et d’alignement des réseaux. En privilégiant la continuité et la transparence des espaces de circulation que suppose l’idée du réseau, la sociologie des techniques, s’est rendue passible d’une critique qui lui est souvent opposée, à savoir la pauvreté des modèles d’acteurs et d’action6 ; ainsi, l’utilisateur des dispositifs techniques n’est perçu qu’au travers de sa confrontation avec les objets, soit qu’il corresponde aux hypothèses faites lors

5. On peut voir par exemple [Callon, 1991]. 6. Par exemple, Chateauraynaud [Chateauraynaud, 1991] considère que si la faiblesse des hypothèses qui sont faites sur les compétences des acteurs est productive quand il s’agit d’étudier des moments d’épreuve et de recomposition d’état, elle présente de sérieux inconvénients lorsque l’on s’intéresse à toutes les situations, statistiquement importantes, de relatives stabilité et certitude sur les états des personnes et des objets.

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de la conception, soit qu’il s’en démarque… sans avoir la possibilité d’échapper à cette alternative, ce qui signifie qu’il n’est en fait que faiblement acteur. Deux angles d’attaque seront ici utilisés afin d’échapper à ces travers : d’une part, nous analyserons le processus d’innovation en partant de la question des représentations des utilisateurs mobilisées dans le cours de ce processus et nous essaierons de reconstituer les modalités sous lesquelles les innovateurs eux-mêmes pensent l’action ou les actions avec des dispositifs techniques. D’autre part, nous ferons l’hypothèse que les objets techniques ne sont pas seulement des dispositifs de traduction mais aussi des « objets-frontière7 », qui séparent en même qu’ils permettent une certaine coordination : de la sorte, l’on essaiera d’établir une relation entre sociologie de l’innovation et sociologie de l’action. Ceci implique une redéfinition de l’innovateur lui-même, qui s’efforce non seulement d’étendre les réseaux par lesquels son innovation se définit, mais aussi de construire des séparations ou, au moins, des articulations entre des espaces qui ne doivent communiquer que d’une façon réglée sous peine que les réseaux ne se défassent : ainsi par exemple, est-il primordial dans certains cas de ménager la transition entre un espace de circulation économique, dans lequel une certaine description de l’objet sera prédominante, et un espace privé ou domestique dans lequel l’objet sera défini d’une manière différente de la précédente. En introduisant, à l’instar de Thévenot [Thévenot, 1990], cette exigence de coordination et en essayant de comprendre comment elle se distribue entre les acteurs et les objets, nous faisons l’hypothèse de voies de passage possibles entre l’analyse en termes de réseau et d’autres formes d’analyse sociologique : s’il est vrai que les objets techniques sont capables d’être à la fois une liaison et une barrière entre des espaces incommensurables, alors ils peuvent être considérés comme l’une des matérialisations possibles des compromis entre les cités des économies de la grandeur [Boltanski et Thévenot, 1991]. Il ne s’agit pas dans cet article de fournir une démonstration complète de cette hypothèse, au demeurant proposée par d’autres auteurs [Callon, 1991], mais de suggérer l’ouverture d’horizons nouveaux pour la recherche. Cet article, qui s’inscrit dans le prolongement de la sociologie des techniques telle qu’elle a été décrite plus haut, sera articulé en deux temps. Dans une première partie, je montrerai que les innovateurs eux-mêmes ont une définition « riche » de l’action qui ne peut être réduite à cette abstraction que constituerait le face-à-face de l’objet et de son utilisateur détaché de tout contexte : l’environnement dans lequel l’action est susceptible de prendre son sens se trouve spécifié, de même qu’un certain nombre de compétences cognitives, psycho-motrices, mais aussi proprement sociales sont imputées aux acteurs. Autrement dit, même lorsque l’on s’intéresse à la dynamique de l’innovation, l’on ne peut se contenter d’une définition de l’action rabattue sur ses seules dimensions techniques. 7. Tels qu’ils ont été défini par [Star, 1989].

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Dans un deuxième temps, je définirai un certain nombre de concepts qui ont pour objectif de permettre une circulation entre tout ce qui concerne le processus d’innovation proprement dit et l’analyse des formes d’action qui engagent les objets techniques. Le passage de l’un à l’autre ne va pas de soi, car, comme l’a noté Chateauraynaud [Chateauraynaud, 1991] dans le premier cas l’on se trouve dans une situation d’incertitude – la définition des entités et la délimitation les frontières entre les objets et les acteurs sont en voie de constitution –, alors que, dans le second, cette incertitude disparaît et il s’agit de rendre compte des modalités de l’action et des conséquences que les formes prises par l’action avec des dispositifs techniques ou par leur médiation ont sur la définition même des intentions et des acteurs qui les portent. Je me propose de décrire, grâce aux concepts définis précédemment, un certain nombre de situations d’infélicité dans l’action, en maintenant autant que possible une symétrie dans le traitement des objets et des acteurs, ce qui me conduira à analyser l’action avec des objets techniques sous l’angle de la coordination. L’ensemble de l’article sera appuyé sur une étude, menée en collaboration avec D. Boullier8, portant sur les façons dont des utilisateurs sont représentés dans le processus de conception, jusqu’à la rédaction du mode d’emploi, document dans lequel la mise en scène des utilisateurs est, si ce n’est la plus aboutie, du moins tout à fait explicite. L’étude de ces représentations des utilisateurs s’est effectuée grâce à un travail d’archives, complété par des entretiens avec des personnes ayant directement participé au projet. Ces représentations sont construites par les méthodes les plus diverses : dans certains cas, assez fréquents, les acteurs en appellent à l’expérience personnelle et au sens commun ; à d’autres endroits, ils font intervenir, sans formalisme excessif, de supposés représentants des utilisateurs : ainsi par exemple du sondage interne à l’entreprise sur l’esthétique du dispositif ; enfin, ils en appellent à des méthodes plus formalisées et demandent à tel cabinet expert un test ergonomique du produit avec de « vrais » utilisateurs, ou font effectuer des sondages d’opinion chez les usagers. Aucune de ces modalités de construction ne détient le monopole du vrai en matière de représentation ; l’utilisation de chacune se définit au croisement entre des impératifs institutionnels : qui faut-il convaincre et comment s’y prendre et des impératifs liés au dispositif lui-même : jusqu’à quel point peut-on supposer qu’il se développera avec le seul support des dispositifs analogues ? En d’autres termes, même s’il nous arrivera d’utiliser des données ou des faits sur les utilisateurs, produits dans le contexte d’études ergonomiques ou d’études de marché, nous essaierons à chaque fois que possible de rapporter ces données et ces faits aux modalités dans lesquelles ils ont été construits. L’un des cas traités concernait le coffret d’abonné des réseaux de vidéocommunications de première génération (RV1G). Pour fixer les idées, disons simplement que le coffret 8. [Boullier et Legrand, 1992] [Akrich, et al., 1990]

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d’abonné se présente sous une forme similaire à celle de la plupart des équipements audio ou vidéo (tuner, ampli, magnétoscope), à savoir une boîte parallélépipédique comportant en face arrière une série de prises et en face avant, des touches et des voyants.

LES REPRÉSENTATIONS DE L’ACTION DANS LE PROCESSUS DE CONCEPTION Le projet des RV1G a démarré à l’initiative du CNET9 au début des années 80 : il s’agissait de développer les réseaux câblés en fibre optique en tirant parti des caractéristiques de ce matériau pour créer un support multimédia d’un genre nouveau10. En transformant à la fois les produits et la répartition des coûts et des bénéfices entre les différents acteurs du domaine, ces nouveaux réseaux câblés étaient supposés redéfinir le marché des télécommunications et de l’audiovisuel. Les premiers services prévus concernaient l’accès à un ensemble de chaînes télévisuelles ainsi qu’à des programmes radio : comme le projet général des RV1G a été finalement abandonné, nous traiterons dans cet article d’exemples essentiellement tournés vers la télévision. Pour retracer cette histoire, nous sommes partis de l’idée, déjà appuyée par un certain nombre de travaux11, qu’un projet d’innovation peut être compris comme l’élaboration d’un scénario, constitué d’un programme d’action, d’une certaine répartition de la réalisation de ce programme à diverses entités, principalement les dispositifs techniques et leurs utilisateurs, qui sont donc définies comme des entités actives, et d’une représentation de l’espace dans lequel va se situer l’action : par espace, il faut entendre ici l’ensemble des entités considérées comme passives, c’est-à-dire qui n’ont pas 9. Centre national d’études des télécommunications. 10. En effet, elle permet le transport simultané de signaux hétérogènes (télévision, son hifi, données, téléphone, etc.) avec un niveau de qualité jusque là inégalé par les autres supports existants (câble coaxial par exemple) ; par ailleurs, des échanges d’informations dans les deux sens sont possibles entre tous les points du réseau. La fibre optique cumule donc les avantages du câble téléphonique et ceux du câble coaxial utilisé pour le transport des signaux télévisuels: elle permet de concevoir des réseaux dits interactifs, c’est-à-dire avec, à l’instar des services téléphoniques et télématiques, des modalités variées de taxation et d’accès aux services ainsi que des dispositifs d’observation et de mesure du trafic qui bouleversent le calcul des audiences. L’une des applications emblématiques du réseau parmi celles envisagées par les concepteurs concernait la diffusion d’émissions d’information que proposeraient les laboratoires pharmaceutiques à destination exclusive des médecins: dans le montage prévu, les opérateurs de réseau vendaient non seulement le droit de diffusion des émissions, mais aussi des données sur l’écoute (nombre de spectateurs, durée d’écoute, etc.) censées permettre aux laboratoires de mesurer l’impact de leur politique de communication. 11. Parmi lesquels outre les deux chapitres précédents de ce livre, on peut mentionner [Latour, 1992a, 1993]

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d’action particulière à accomplir mais sur lesquelles l’action des autres s’appuie ou qu’elle doit contourner ; ainsi, l’éclairage ambiant de la pièce dans laquelle se trouve le CA est un élément de cet environnement incorporé dans le projet sous la forme de critères d’aspect du CA, lequel doit être traité antireflets, et d’intensité des diodes qui doivent suffisamment puissantes pour être visibles mais pas trop puissantes pour ne pas éblouir. Dans la perspective ouverte par la sociologie des techniques, l’analyste décrit les opérations par lesquelles se transforme la distribution du récit, c’est-à-dire par lesquelles l’on passe d’un scénario porté et énoncé par un nombre restreint d’acteurs – les concepteurs entre autres – à un scénario approprié, au moins par fragments, par un ensemble toujours plus vaste d’entités. Si l’on s’intéresse plus particulièrement à l’action qui engage conjointement l’objet technique et son utilisateur, on lira les décisions techniques comme des opérations de spécification et de partage entre ce qui est pris en charge par l’utilisateur et ce qui est délégué à l’objet technique, voire à d’autres dispositifs ou acteurs : à tout moment du projet, il est possible de tracer un diagramme qui met en scène la conjugaison des choix techniques et des états de l’utilisateur qui sont associés à ces choix. L’examen des archives du projet est de ce point de vue fort instructive : il ne se trouve pratiquement aucune décision qui ne fasse intervenir, sous des formes diverses mais de façon explicite, des considérations portant sur l’usager12. Dans ces conditions, la question pour l’analyste est de savoir comment gérer cette prolifération. Un premier examen des documents, appel d’offres et cahier des charges techniques particulières13, qui définissent l’ensemble du projet, nous a permis de repérer trois marqueurs linguistiques qui désignent autant de positions du coffret d’abonné (le CA comme l’appellent les ingénieurs en charge du projet) dans 12. Le terme d’usager qui est utilisé par les acteurs eux-mêmes marque bien le fait que les concepteurs prennent en compte dans la définition du destinataire du CA une multitude de variables qui débordent de loin le seul aspect de l’interaction, au sens technique du terme, entre le dispositif et l’utilisateur-manipulateur. 13. L’initiative du projet RV1G revient à des institutions publiques ou parapubliques: le CNET (et plus généralement l’administration des Télécoms) ainsi que le CCETT (Centre Commun d’Études en Télécommunication et en Télédiffusion). L’appel d’offres lancé par le CNET va permettre de sélectionner deux industriels qui vont être chargés de monter, en grandeur nature, deux projets de réseaux répondant aux spécifications de départ. La conception va se faire en étroite collaboration entre les industriels et les diverses administrations: chaque élément du projet, le réseau en fibres optiques, le système d’exploitation, les installations d’usager, etc. est confié à un groupe de travail composé de membres des différentes institutions mentionnées et de représentants des industriels. C’est d’ailleurs cette forme de travail qui a permis que nous puissions étudier en détail le projet, puisque chaque réunion, et elles furent nombreuses, a donné lieu à un, voire plusieurs compte rendus. C’est aussi ce qui explique que, si l’on veut situer le CA dans une description d’ensemble du réseau, il faille remonter aux tout premiers documents du projet.

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ce dispositif socio-techno-économique baptisé RV1G. Il apparaît d’abord dans la partie « spécifications du réseau » sous la rubrique « équipements d’usager » : il est ici défini essentiellement comme le point d’aboutissement du réseau, l’installation terminale qui fait la médiation entre le réseau et l’utilisateur. Puis il figure comme « équipement chez l’usager » à côté d’autres éléments comme le logement, les meubles, le magnétoscope, les cordons de raccordement, etc. : par rapport à la définition précédente qui installe un continuum indifférencié, la préposition « chez » situe d’emblée le CA dans un espace clairement délimité, au milieu d’objets avec lesquels il est en relation de proximité, voire de promiscuité. Enfin, dans une partie intitulée « équipements de commande », il est question de toutes les parties du CA qui sont destinées à gérer l’interaction, au sens strict, avec l’utilisateur-usager des réseaux. Nous allons voir comment, du point de vue de l’action, à chacune de ces trois manières de définir le CA correspond un ensemble de problèmes particuliers.

Les équipements chez l’usager : le cadre de l’action Tout au long du développement du CA, des débats ont eu lieu sur ce que pouvait ou devait être l’environnement dans lequel le CA viendrait s’intégrer : dans quelle proportion les téléviseurs seraient-ils munis de prises péritel14 ? Le téléphone se situaitil en général dans le séjour ou dans l’entrée ? La chaîne hifi se trouvait-elle à proximité du téléviseur ? Quel modèle de CA s’intègrerait le mieux à l’esthétique des logements et de leur mobilier ? Devait-on concevoir une clé qui permette à certains membres du foyer de contrôler l’accès des autres membres au CA ? etc. Cette première liste, non exhaustive, permet de constater que, dans ces discussions, il était question de deux types d’éléments, ceux nécessaires au dispositif pour qu’il fonctionne, et ceux qui définissent l’univers de l’usager tel qu’il est supposé préexister à l’intrusion du dispositif. Dans le premier cas, il s’agit de la définition de l’environnement inscrite dans le dispositif lui-même, alors que, dans le second, l’environnement est vu au travers du prisme de l’attachement que lui porte l’usager : pour éviter certaines épreuves à l’issue incertaine, les concepteurs essaient d’anticiper ce dont l’usager ne pourra être détaché sans effort. Dans les deux cas, le problème est de savoir quelles conditions doivent être réunies pour que l’environnement réel constitue un cadre adéquat au déroulement de l’action, du double point de vue du dispositif et de l’usager. Autrement dit, les actions en vue desquelles un dispositif 14. La prise péritel est l’interface normalisée qui permet le raccordement du téléviseur à une source de signaux SECAM (pouvant provenir d’un réseau câblé ou d’un magnétoscope), alors que la prise d’antenne permet le raccordement à une source de signaux UHF, provenant du réseau hertzien.

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technique est conçu supposent toujours l’existence d’un cadre composé d’un certain nombre d’éléments sur lesquelles cette action peut ou doit s’appuyer ou, au contraire, qu’elle doit contourner. Deux possibilités se présentent : soit les deux définitions que nous avons données de l’environnement convergent doublement – tous les éléments nécessaires au fonctionnement du dispositif sont effectivement présents, et aucune tension n’existe entre le dispositif et l’environnement de l’usager – soit, ce qui est le plus fréquent, leur convergence n’est pas assurée. Auquel cas les concepteurs doivent choisir à qui ou à quoi déléguer la tâche de cet ajustement nécessaire : un grand nombre de décisions techniques peuvent être décrites comme l’incorporation dans le dispositif de prescriptions destinées à désamorcer des tensions éventuelles avec les éléments supposés de l’environnement ou, à l’inverse, comme des prescriptions adressées à l’usager ou à ses représentants en vue de rendre son environnement conforme à celui qui est prévu pour le dispositif. Il ne faudrait pas déduire de ce qui précède qu’à chaque dispositif technique est associé de manière rigide un environnement délimité une fois pour toutes : il n’y a pas de description sans épreuve, quelles que soient l’origine et la nature de cette épreuve, imaginaire ou réelle, instrumentée par le concepteur ou provoquée par l’usager. De ceci découle qu’en particulier, le degré de « présence » des différents éléments de l’environnement est susceptible de varier en fonction de la situation créée par l’expérience mutuelle du dispositif et de l’usager, tout comme varient les acteurs impliqués : l’existence d’une prise en état de délivrer du courant électrique, qui « va sans dire » dans les conditions normales d’utilisation, est remise en scène par le mode d’emploi dans le chapitre consacré aux pannes ; de même que, dans cette situation, l’expert, représenté par le mode d’emploi, s’interpose dans le face à face usager-dispositif. Par ailleurs, les relations entre l’usager et tel élément de son environnement peuvent être supposées plus ou moins intenses selon les individus et donner lieu à des programmes d’action facultatifs laissés à la convenance de l’usager : la possibilité de verrouillage du CA qui interdit l’accès aux services du réseau permet, le cas échéant, une redistribution différentielle des compétences au sein du sous-groupe défini par l’accès à un CA particulier. Ceci implique qu’en fonction des possibilités laissées par les choix techniques, la signification d’une « même » action, par exemple « allumer la télé », est susceptible de varier et, surtout, de s’inscrire dans des configurations générales plus ou moins spécifiées. Les équipements de commande : l’interaction et la coopération dispositif-usager L’interaction soutenue entre un dispositif technique et l’usager, ici défini essentiellement comme utilisateur, repose sur une exigence d’intercompréhension : le dispositif doit être capable de réagir de manière cohérente à toute sollicitation non prohibée 187

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de l’usager, tout comme l’usager doit être en mesure d’appréhender le programme d’action qui lui est prescrit afin d’atteindre tel ou tel objectif désiré. Ces deux impératifs sont liés l’un à l’autre : c’est bien parce qu’on ne peut jamais contraindre totalement l’action de l’usager qu’il faut essayer d’anticiper tout ce qu’il peut imaginer. Autrement dit, y compris du point de vue des concepteurs, il y a toujours une forme d’opacité, irréductible à l’objet, dans la série des actes par lesquelles l’intention se transforme en résultat : l’action avec un dispositif technique ne peut être ni rabattue sur l’intention, ni sur la prescription et c’est dans l’espace laissé entre ces deux termes que peut se loger l’acteur-utilisateur. Plus précisément, il est utile de distinguer l’action proprement dite des mécanismes par lesquels elle est attribuée à une entité particulière15 : en opérant cette disjonction, il devient possible de considérer la façon dont l’action est répartie entre le dispositif, l’utilisateur et éventuellement d’autres éléments, répartition qui est susceptible de traitements différenciés de la part des concepteurs. Ainsi, pour permettre à l’usager d’appréhender son programme d’action, plusieurs stratégies sont possibles qui conduisent à des répartitions différentes de l’action : l’on peut tendre vers l’explicitation maximale par l’intermédiaire de systèmes tels que des barrettes de visualisation (ce qui avait été envisagé dans le cas du CA), des écrans, ou même simplement des affichettes, ce qui suppose un quadrillage très précis des intentions et des actions ; l’utilisateur est « pris par la main » et son initiative est réduite au minimum. Par ailleurs, les concepteurs s’appuient sur les compétences de l’usager que suppose l’utilisation d’autres dispositifs techniques : l’utilisateur des organes de commande du CA saura inférer de sa pratique du minitel les fonctions de la touche « ENVOI » ; il ne sera pas dérouté par la disposition des chiffres empruntée à son téléphone à touches, etc. On retrouve ici ce que Norman désigne sous le terme d’affordance ou ce que d’autres auteurs entendent par repères [Dodier, 1993] [Norman, 1988], à ceci près que, dans le cas du CA, il est fait référence explicitement à des modèles techniques qui supposent l’incorporation de schémas cognitifs. L’exemple de la télécommande est à cet égard instructif : l’un des deux industriels sélectionnés a choisi de disposer les touches de la télécommande en largeur comme sur la face avant du CA, ce qui a comme conséquence d’inverser le sens de prise de la télécommande par rapport

15. Dans toutes les situations ouvertes sur la controverse, cette disjonction apparaît clairement, puisqu’il s’agit généralement de rapporter les résultats d’une série d’actions réparties entre des entités diverses à une cause. Entre l’excuse ou la mise hors de cause que cherche à réaliser l’énoncé suivant: « J’ai fait les photocopies demandées : la machine a coupé toutes les notes de bas de pages » et l’accusation du type: « elle n’est pas capable de voir qu’il faut photocopier en réduction », on peut supposer qu’il s’agit bien d’une même série d’actions attribuées différemment.

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à ce qui se fait d’habitude. Elle doit être tenue à deux mains, le grand côté orienté vers le CA. Il s’agissait de faciliter le repérage par l’utilisateur du modèle technique de référence. Ce choix a été à l’origine d’une difficulté imprévue liée au fait qu’à angle égal d’émission des signaux infrarouges, la visée avec une télécommande dont le côté large est orienté vers le récepteur demande une précision dans le geste beaucoup plus importante qu’avec une télécommande classique : en effet, celle-ci prend en charge, par sa forme même, une part importante de la précision nécessaire à la visée. En d’autres termes, ce n’est pas seulement le travail de repérage de la situation qui se trouve en partie assumé par le dispositif lui-même, c’est l’action elle-même qui se définit comme coopération du dispositif avec son utilisateur. Plus encore, cet exemple plaide en faveur d’une définition « située » des modèles cognitifs : ce ne sont pas seulement les capacités cognitives de l’utilisateur, en prise directe sur une similitude formelle qui permettent d’assurer le bon fonctionnement du dispositif avec son utilisateur, mais un mixte qui associe capacités cognitives et ajustement corporel, de sorte que le modèle cognitif ne marche qu’à la condition expresse d’une prise en charge par la disposition du corps d’une contrainte habituellement mieux tenue par le dispositif technique. Les équipements d’usager : l’action comme coordination Nous partirons ici de la notion d’engagement ou d’implication dans l’action avec les objets techniques : par ces termes, nous entendons rapporter l’action à la quantité, à la durée, et à la couverture spatiale des effets qu’elle est susceptible d’entraîner en retour sur l’acteur. On peut proposer deux modes d’appréhension de cette notion, selon que l’on se place plutôt dans le cadre de la sociologie de la traduction ou plutôt dans celui posé par les Économies de la grandeur. Dans ce dernier cas, l’implication a à voir avec la quantité des registres différents dans lesquels une action, simple ou complexe, peut être qualifiée. Dans la perspective de la sociologie de la traduction, l’implication est liée à l’étendue et à la forme des réseaux dans lesquels l’usager se trouve pris au travers de son utilisation du dispositif technique. Dans cette perspective, si l’on place les dispositifs techniques ordinaires sur un axe représentant le niveau d’engagement ou d’implication auquel l’interaction avec ces dispositifs est susceptible de conduire, il est probable que l’ouvre-boîte ou le presse-citron occupent une extrémité du graphique, car même si l’utilisation de ces dispositifs est susceptible de s’inscrire dans le cadre d’une action à plusieurs, les formes de coordination à l’œuvre ne permettent pas de se mettre en relation avec d’autres objets que ceux qui peuplent habituellement les cuisines ; l’automobile ou le CA seront à l’autre extrémité : l’utilisation de certains dispositifs suppose l’établissement de relations plus ou moins codifiées, souvent souscrites préalablement mais aussi activées dans 189

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l’interaction, entre l’utilisateur et un certain nombre d’autres acteurs. Se déplacer du côté de l’implication revient à adhérer aux conventions collectives décrites par Thévenot [Thévenot, Laurent, 1990] et implique chez l’usager l’incorporation de compétences proprement sociales, définies ici comme la capacité à qualifier les situations16 et à ajuster son comportement en conséquence – mobiliser des ressources pertinentes, utiliser le vocabulaire adéquat, se conformer aux règles en vigueur, etc. Parce que le CA constitue le médiateur principal entre l’usager et l’opérateur de réseau, engagés dans des relations contractuelles diverses et variables au cours du temps – à côté de l’abonnement classique, il est prévu des programmes payants à la durée ou au forfait, des programmes accessibles sur abonnement optionnel, des programmes réservés à certaines catégories d’usagers, qui peuvent de surcroît être ou non payants… – une grande partie de l’effort des concepteurs va porter sur l’ensemble des dispositifs qui permettent aux usagers et aux gestionnaires de se spécifier conjointement l’état de leurs engagements réciproques. On citera par exemple l’existence d’un voyant « payant », clignotant tant que l’usager n’a pas signifié son acceptation des conséquences financières qu’implique la réception d’un tel programme, à allumage fixe tout au long de l’émission payante, ou encore la possibilité d’installer des clés (sous forme de code numérique) qui protègent l’accès aux programmes payants. Ceci implique que si la plupart des actions sont descriptibles en des termes « techniques » – « j’appuie sur la touche 3 », puis sur la touche « envoi », le voyant « payant » et le voyant « clé » clignotent, j’appuie sur les touches « clé » puis « 4 », « 8 », « 5 », « 2 »… – elles ne prennent de sens que mises en relation avec des registres communs à un ensemble de situations et dont l’usager sait qu’ils s’appliquent à la configuration présente, à savoir : « je veux regarder le dernier film de Z, qui passe sur la troisième chaîne, ah oui, c’est payant, qu’est-ce c’est déjà mon code, ah oui, ça y est, tiens je devrais bientôt recevoir la facture… ». C’est d’ailleurs le constat sur lequel les rédacteurs du mode d’emploi se sont appuyés, puisque, en dehors des opérations initiales de branchement de l’installation, la présentation des différentes manipulations possibles est organisée par des entrées qui renvoient explicitement à la dimension juridique et contractuelle de l’action : « vous avez souscrit un abonnement avec/sans option clés » ; « sélection d’une émission à accès libre/payante ». La description technique de l’action n’est pas simplement la description des moyens par lesquelles une action, elle-même projetée sur l’intention, se réalise. Car, à l’autre bout du réseau, elle constitue pour le gestionnaire l’action elle-même, ce qui lui permet de mettre en route toute une série d’actions associées (facturation, recouvrement de créances…), sans qu’il ait à se poser la moindre question sur les intentions réelles de l’usager, sur 16. Les Économies de la grandeur [Boltanski et Thévenot, 1991] présentent un ensemble de registres dans lesquels ces qualifications peuvent être effectuées.

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le contexte dans lequel l’action se situe, sur la signification que lui attribue l’usager : autrement dit, le dispositif technique joue ici pleinement en tant que dispositif de coordination qui met en relation réglée des univers disjoints, en même temps qu’il maintient une certaine étanchéité entre ces univers. Ou encore, pour reprendre la terminologie de Thévenot, il permet que l’action puisse être interprétée en termes de convenances personnelles et, en même temps, s’inscrive dans le cadre de conventions plus générales.

LES OBJETS TECHNIQUES DANS L’ACTION Pour le moment, je me suis concentrée principalement sur le moment de la conception, et, dans le prolongement de la sociologie de l’innovation, j’ai voulu montrer que l’action telle qu’elle est appréhendée par les concepteurs ne peut simplement être rabattue sur une dimension technique : le processus d’élaboration technique se construit sur une double spécification qui porte à la fois sur les contenus techniques, mais aussi sur l’environnement, les acteurs, les registres d’action – autrement dit, la façon dont l’action définie par le dispositif peut être accrochée à des configurations générales. Ceci a pour conséquence d’infléchir sensiblement la manière dont on envisage l’action : sa préparation, son accomplissement, sa signification ne résultent pas d’une simple projection de l’intention du sujet agissant mais sont répartis entre l’objet, l’acteur et l’environnement et se constituent au point de rencontre entre ces différents éléments. De la sorte, j’ai essayé de rétablir une forme de continuité entre une sociologie plutôt centrée sur l’action et une sociologie attentive aux objets, en important dans la seconde un certain nombre de ressources provenant de la première. Dans la suite, je voudrais accomplir la démarche inverse et montrer comment la sociologie de l’innovation peut enrichir notre manière de considérer la question des objets dans l’action. Pour cela, un certain nombre de concepts intermédiaires, qui facilitent le passage de l’un à l’autre, vont nous être utiles. Nous avons vu plus haut que l’action avec un dispositif technique est susceptible d’une pluralité de descriptions et acquiert sa signification dans l’articulation entre ces différents registres : il est bien entendu question de l’action comme manipulation – parmi lesquelles on trouvera les corps à corps avec l’objet chers à Bessy et Chateauraynaud17 – mais aussi de l’action en tant que concrétisation d’une intention du sujet – « je veux regarder tel film » – et encore de l’action en tant que création ou actualisation de liens avec des tiers, qu’il s’agisse 17. [Bessy et Chateauraynaud, 1993]. Ainsi par exemple, quand il est question des choix techniques en matière de claviers, certaines solutions réputées donner la sensation de « touches molles » sont rejetées.

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d’individus, de collectifs ou d’entités abstraites. Utiliser d’emblée un descripteur unique pour désigner celui qui agit revient à faire l’hypothèse que la superposition entre ces différentes modalités de l’action s’effectue « naturellement », ou autrement dit à se placer dans l’espace continu et transparent des réseaux : l’analyste n’a plus alors la possibilité de saisir les mécanismes par lesquels l’on passe de l’acteur-usager de la sociologie de l’innovation, platement défini par le dispositif technique, à l’acteur multidimensionnel de la sociologie de l’action. C’est la raison pour laquelle je vais introduire deux notions qui me permettent de déconstruire le concept d’acteur. La première, celle de posture, désigne l’acteur pris dans une ou un ensemble de relations régies par un unique principe d’équivalence : l’abonné, le spectateur, le contribuable sont autant de termes qui spécifient une posture qui peut être assignée à l’usager des réseaux. Chaque posture est associée à un ensemble de dispositifs techniques et sociaux ; donner un sens à l’expression « l’abonné des réseaux RV1G » suppose d’installer une chaîne de traduction qui permette d’inscrire les relations de l’usager avec le réseau dans le cadre défini par le terme « abonné », c’est-à-dire qui implique un « abonnant », un contrat, des produits qui circulent et des formes particulières de rétribution… L’analyse des innovations montre que tout comme certains composants sont intégrés en tant que tels par les concepteurs, certaines formes d’organisation sociale sont instrumentalisées sans qu’à aucun moment, leur boîte noire ne soit ouverte : aucune description, sous peine d’être illisible, ne peut, de fait, faire l’économie de ce savoir partagé. Autrement dit, les entités qui peuplent les récits des sociologues de l’innovation sont bien sûr configurées localement par l’ensemble des relations qu’elles entretiennent entre elles, mais leur densité et la stabilité de l’assemblage résultent d’une multitude d’autres relations, qui ne donneront lieu que très partiellement à l’explicitation, et qui permettent le cas échéant des rapprochements ou des raccourcis. Ainsi, on peut parfaitement définir « l’abonné » dans le cadre restreint des réseaux câblés, en repérant les objets et les acteurs engagés dans toutes les situations où la notion d’abonné apparaît ; mais c’est passer sous silence le fait que tout le monde a une représentation à peu près claire de ce que ce terme recouvre, et, plus important, c’est s’empêcher de prévoir les ressources qui pourront éventuellement être mobilisées dans le cours de cette histoire particulière, par le simple fait qu’inscrire quelque part une relation d’abonné, c’est autoriser des rapprochements avec l’ensemble des situations dans lesquelles « l’abonné » a un sens, quel que soit leur degré de généralité admis. Ce point est relativement banal en sociologie des sciences, puisque celleci s’est intéressée à la manière dont des entités non-humaines peuvent être traduites et transportées d’un lieu à un autre, il l’est moins, pour le sociologue de l’innovation, dès lors qu’il s’agit de formes organisationnelles ou sociales. L’utilisation du terme posture ne préjuge en rien de l’acceptation par l’usager du cadre d’action qui lui est proposé ; elle permet plutôt de prendre en compte l’existence d’une forme de savoir 192

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dont les concepteurs font l’hypothèse implicite qu’il est partagé, hypothèse que peut venir contredire l’expérience. J’appellerai actant l’entité désignée par tel ou tel élément du dispositif technique, en vue de l’action duquel il a été conçu. Pour comprendre les différences et les liens qui existent entre posture et actant, je prendrai l’exemple de la touche « ENVOI » (baptisée à l’origine du projet touche « VALIDATION »). Cette touche a selon ses concepteurs « essentiellement pour fonction d’éviter les fausses manœuvres susceptibles de conduire à un changement de sélection intempestif » : la sélection d’une chaîne de télévision suppose de composer le numéro de la chaîne sur le clavier numérique et de valider ce numéro par l’appui sur la touche « ENVOI ». Cette touche réalise donc l’assujettissement du réseau à la volonté de l’usager : celle-ci se trouve spécifiée par rapport à l’activité motrice plus ou moins contrôlée des individus (ou des bébés, ou des animaux domestiques…) par l’appui sur « ENVOI » qui redouble les actions antérieures et équivaut formellement à l’énoncé « je veux ». Du coup, elle installe un actant défini par sa capacité à enchaîner une série de micro-actions coordonnées entre elles, compétence par lequel s’effectue le passage de l’action elle-même à la volonté dont l’action est l’expression. Cette volonté elle-même se trouve rapportée à une intention qui déborde l’exécution d’une série signifiante d’actes : pour les concepteurs, cette intention est probablement celle de regarder un programme de télévision. Autrement dit, la posture de téléspectateur se trouve associée à l’actant défini plus haut. Ceci étant, il se peut parfaitement que cette association soit plus ou moins prise en défaut : quelqu’un, s’absentant un moment de chez lui, veut abuser d’éventuels cambrioleurs en laissant le téléviseur allumé ; quelqu’un d’autre cherchera à comparer la qualité des images du réseau câblé avec celles du réseau hertzien… on peut imaginer des situations plus ou moins rocambolesques dans lesquelles une chaîne est sélectionnée sans que quiconque ne se mette en posture de spectateur du moins dans le sens où l’on entend généralement ce terme. La différence entre posture et actant ne doit pas être rabattue sur une simple dichotomie entre technique et social mais renvoie à la distribution des compétences : dans un cas, celui de l’actant, il est fait référence à la façon dont l’utilisateur est inscrit dans le dispositif, dans l’autre, il s’agit en quelque sorte de désigner la manière dont le dispositif est déjà inscrit, incorporé chez l’utilisateur. Si la touche « ENVOI » s’était appelée comme prévu touche « VALIDATION », elle aurait porté une certaine définition de l’action orientée vers les aspects contractuels et juridiques : l’opération de traduction, effectuée ici directement par le dispositif technique et qui permet de passer à la posture du sujet juridique, peut être appuyée du côté de l’usager par la familiarité avec d’autres dispositifs analogues comme les distributeurs de billets de banque. Étant baptisée « ENVOI », elle se donne d’autres modèles de référence, le Minitel essentiellement, ce qui dirige l’attention davantage vers des formes de dialogue que vers 193

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les conséquences juridiques de l’action : le travail de rapprochement avec des situations marquées juridiquement est donc ici laissé plutôt à l’usager, épaulé par quelques autres dispositifs comme le voyant « PAYANT » ou le mode d’emploi. Autrement dit, les actants définis par ces deux touches sont configurés différemment, l’un étant plus « technique » et l’autre plus « social ». Enfin, je définirai l’auteur comme celui auquel l’action est imputée, ce qui suppose d’emblée l’existence d’un « imputateur », ou autrement dit défait le face à face entre l’objet et son utilisateur et introduit un tiers pour lequel et par lequel l’action prend une partie de son sens. À partir de ces trois concepts, actant, posture, auteur, je me propose d’analyser un certain nombre de situations d’usage, qui peuvent avoir été imaginées par les concepteurs, construites pour les besoins d’une expérimentation, ou vécues par des utilisateurs réels. Ces situations ont pour caractéristique commune de faire l’objet d’un jugement négatif ou critique de la part des usagers eux-mêmes ou d’autres acteurs qui, d’une manière ou d’une autre, y sont engagés : il peut s’agir des opérateurs de réseau ou des concepteurs anticipant le travail de ces opérateurs et s’en faisant les porte parole. Dans tous les cas, il apparaît un décalage entre les attentes de ces acteurs et ce qui se réalise dans l’action : l’utilisateur n’arrive pas à atteindre l’objectif qu’il poursuit, ou s’il l’atteint, le chemin parcouru lui paraît tortueux ; l’opérateur ne dispose pas des éléments nécessaires qui lui permettent d’enchaîner de façon satisfaisante sa propre action à celle des usagers : comme nous l’avons vu plus haut, l’interaction entre le CA et l’utilisateur n’est que le point de départ d’une série d’actions engageant des dispositifs et des acteurs variés par lesquelles l’action de départ se voit conférer une part de sa signification. Nous verrons que les situations d’infélicité peuvent être rapportées à trois types particuliers de contraintes liées aux exigences de coopération, de traduction et de coordination qui pèsent sur l’action.

La définition des actants ou les contraintes de la coopération Qu’il s’agisse de la sociologie des sciences ou de la sociologie de l’action, les moments d’épreuve, de conflit, de controverse constituent un outil d’analyse majeur, car la lisse ordonnance des choses et des gens se trouve défaite, livrant du même coup la composition de ce qui est engagé dans les situations pacifiées et montrant l’ampleur du travail nécessaire pour faire tenir ensemble ces éléments. Que, par exemple, la télécommande de télévision prenne en partie en charge la précision de visée n’apparaît pas dans les circonstances ordinaires tant l’ajustement entre le dispositif et son utilisateur est réalisé finement. Dans ce cas, l’infélicité des relations entre l’usager et le dispositif 194

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technique peut être interprétée par l’existence d’un écart entre l’actant, défini par le dispositif technique, et les compétences de l’acteur qui s’en saisit : la coopération entre le dispositif et son utilisateur n’est pas possible, ce qui peut donner lieu selon les configurations à la mise en cause du dispositif ou de l’utilisateur. On pourrait multiplier les exemples, car une grande partie des difficultés rencontrées avec des dispositifs techniques appartiennent à cette catégorie ; ces difficultés sont levées par la réforme de l’utilisateur (mode d’emploi, apprentissage…), celle du dispositif (réparation, modification…), ou par l’instauration d’un compromis qui ménage les deux parties sous la forme d’accommodements comme ceux que décrit Thévenot [Thévenot, Laurent, 1990], à savoir d’arrangements locaux qui permettent de rétablir l’ajustement entre le dispositif et son utilisateur.

La relation entre actant et posture ou les contraintes de la traduction Dans d’autres situations, la chaîne de traduction qui doit permettre la mobilisation des ressources associées à une posture particulière ne fonctionne pas. Certains « maillons » peuvent manquer : ainsi, dans le cas des réseaux RV1G, des dispositifs nombreux et sophistiqués permettent de gérer techniquement une demande très segmentée ; en revanche, en l’absence d’une offre finement spécifiée, il n’y a pas de moyen de donner un sens, dans le cadre des réseaux, à la posture de « consommateur de services payants » (pensée à l’origine un peu sur le modèle du minitel). Ce peut être aussi que le dispositif de traduction repose sur une définition inadéquate de la posture : la clé parentale, transformée tardivement et à la suite de controverses internes au groupe de concepteurs en clé de verrouillage, a été rejetée par la quasitotalité des parents-usagers des réseaux, car les formes de relations familiales qu’elle supposait étaient inacceptables pour les intéressés18. Dans d’autres cas, les chaînes de traduction sont trop lâches et laissent place à une ambiguïté gênante. Deux incidents survenus lors d’une expérimentation destinée à tester les modalités de dialogue auprès d’usagers « naïfs » peuvent être interprétés en ces termes. Dans le premier cas, l’expérimentateur demandait à l’usager de sélectionner un canal payant et d’introduire la clé associée aux services payants, clé qui lui avait été préalablement fournie. Certains usagers, se rendant compte au cours de l’action qu’ils avaient fait une erreur de frappe, appuyaient sur la touche « ANNULATION », ce qui les faisait revenir à la mire d’accueil et les obligeait à recommencer intégralement la séquence d’action, y compris la sélection du canal désiré. Le dialogue repose sur l’hypothèse que l’usager utilise la touche « ANNULATION » soit parce qu’il ne veut pas payer, soit que, n’étant pas habilité à prendre une telle décision, 18. C’est en tous cas ce qui est ressorti d’une enquête menée auprès des utilisateurs du réseau.

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il ne connaît pas la clé d’accès. Le contexte d’expérimentation exclut ce type de situation – l’usager est censé savoir et ne vouloir que ce qu’il peut – et met en scène une autre situation dans laquelle, ayant fait une erreur dans la frappe de sa clé, il maintient son désir de réception du canal considéré et souhaite composer à nouveau sa clé. Le fait de retourner à la mire est ressenti soit comme un phénomène incompréhensible soit comme une punition injuste. Pour lever cette difficulté, les expérimentateurs proposent de distinguer deux opérations, l’annulation qui exprime le renoncement à l’action engagée, autrement dit le refus de prendre la posture correspondante, et la correction qui permettrait de pallier aux maladresses physiques ; introduire cette distinction revient à répartir différemment le travail d’interprétation associé à l’action, qui va alors porter davantage sur le CA. Dans le même temps, la définition de l’actant s’affine puisqu’il lui est reconnu une nouvelle compétence, celle de juger de la conformité de l’opération pendant son déroulement. L’ambiguïté est ici liée au fait que le CA confond sous une même action « technique » deux situations distinctes du point de vue de l’utilisateur ; autrement dit, deux postures très différentes se trouvent associées au même actant. Dans l’exemple suivant, à l’inverse, à chaque posture correspond un programme d’action spécifique ; mais la difficulté naît du fait que ces deux postures peuvent être rigoureusement superposées dans certaines situations. Lors de la même expérimentation, après avoir attribué à l’usager deux clés, une clé d’accès aux programmes payants, et une clé d’accès aux programmes réservés à un groupe particulier d’usagers, l’expérimentateur demandait à l’usager de sélectionner un canal diffusant un programme réservé et payant. Après qu’il ait composé le numéro de canal, il se trouvait plongé dans une grande perplexité, car rien ne lui indiquait au nom de quel principe le réseau exigeait l’introduction d’une clé. Dans les différents cas que nous avons envisagés, parce qu’il y a ambiguïté sur la posture, ou autrement dit sur les rapprochements pertinents qui peuvent être effectués entre la situation d’usage et un ensemble de configurations sociales, l’usager est en proie au trouble : il hésite sur la représentation du cours d’action engagé et ne sait comment le conduire à son terme. Nous constatons à nouveau que l’action ne saurait se comprendre sans analyser la manière dont ses composantes se répartissent entre le dispositif technique, l’utilisateur et l’environnement : l’établissement des traductions qui autorisent le rapprochement, la comparaison et conditionnent l’exercice du jugement est le résultat d’un travail collectif dans lequel l’utilisateur, l’environnement et le dispositif sont engagés.

De l’actant à l’auteur ou les contraintes de la coordination L’exemple qui va suivre se distingue de ceux que nous venons de présenter dans la mesure où nous retournons vers la conception. Deux éléments permettent 196

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cependant de le considérer à l’égal des exemples précédents : d’une part, la narration est orchestrée par des épreuves, certes imaginaires mais produites par les concepteurs eux-mêmes, de l’utilisation. Par ailleurs, le point de vue privilégié n’est plus celui de l’utilisateur, mais celui des autres acteurs engagés par l’action, pour lesquels la question n’est pas de saisir la multiplicité des configurations qui organisent l’action, mais au contraire de rabattre cette multiplicité sur une scène conventionnelle. Le problème posé est le suivant : quelles sont les conditions nécessaires pour que la réception d’une émission désignée comme payante puisse entraîner le paiement différé d’une facture ? Autrement dit, comment faire pour qu’une série d’actions s’enchaînent : réception du programme, édition d’une facture, paiement de celle-ci, sans que le passage de l’une à l’autre ne soit l’objet de conflit ou de négociation ou ne nécessite la dissolution des frontières entre l’univers domestique dans lequel l’on regarde des émissions de télévision à côté et en relation avec d’autres activités, et l’univers marchand dans lequel s’effectuent les transactions sur les produits délivrés par le réseau ? Nous avons vu plus haut que le CA avait été doté d’un voyant « PAYANT » qui a pour objet d’informer l’usager du statut tarifaire des programmes ; mais, pour que l’exploitant soit certain d’être payé, encore faut-il que l’usager ait exprimé une demande effective à l’égard de ces programmes payants : d’où la mise en place d’une procédure d’acceptation de ce contrat implicite, procédure constituée d’un double appui sur la touche « ENVOI », manœuvre qui équivaut par son redoublement à une signature. De la résolution de ce premier point, naît un nouveau problème : l’actant « signataire du contrat d’abonnement » est déjà associé à la posture juridique. Or, la procédure adoptée ne garantit pas que cet actant se superpose à celui défini par le double appui sur « ENVOI ». Aux yeux des concepteurs, échaudés par l’expérience du Minitel, la disjonction possible entre ces deux actants peut laisser place à la contestation par les abonnés de leurs factures. Ils décident alors d’implanter une « clé d’accès payant » fournie à tout usager-abonné qui en fait la demande et qui a pour objet de garantir l’existence d’un répondant légal, auteur de la demande, en forçant la superposition entre les deux actants définis plus haut. Cette clé permet l’allocation à l’abonné d’une compétence de décision sur la détermination de ceux qui sont ou ne sont pas autorisés à engager sa responsabilité financière, les opérateurs de réseau ne voulant rien savoir de ces tractations internes : elle réalise une double opération, d’abord de différenciation à l’intérieur du collectif défini par l’accès à un CA, et ensuite de séparation puisqu’en instituant un « auteur » de l’action, elle fait tomber un voile opaque entre le collectif domestique et les opérateurs de réseau. Ou encore, elle permet de gérer le passage des convenances aux conventions. Les dispositifs techniques peuvent être alors envisagés comme des dispositifs de coordination qui permettent l’enchaînement d’actions hétérogènes : portées par des acteurs différents, elles se situent dans des configurations en partie incommensurables mais admettent néanmoins 197

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des points d’articulation. En admettant l’existence de tels objets frontière, l’on se donne la possibilité de décrire l’utilisation en des termes rigoureusement symétriques de ceux qui sont utilisés pour rendre compte de la conception.

CONCLUSION En définissant quelques concepts d’analyse, j’ai essayé de construire une voie de passage entre la sociologie de l’innovation et la sociologie de l’action : attentive au déplacement de certaines compétences humaines ou sociales dans les objets techniques, la première a souvent laissé de côté les mécanismes par lesquels se réalise le renversement, caractéristique d’une action réussie, qui réattribue à l’acteur la paternité de l’action tout en ramenant son rapport au dispositif technique à une relation instrumentale. Mais, à l’opposé, prendre ce résultat comme point de départ conduit à ignorer l’ensemble des conditions, inscrites dans la matière, qui autorisent l’action en même temps qu’elles la contraignent. Cet aller-retour entre la conception et l’usage des dispositifs techniques, entre la sociologie de l’innovation et celle de l’action, a produit à mon sens deux ensembles de résultats. D’abord, j’ai tenté de montrer comment, en séparant la question de l’action de celle de son attribution, l’on pouvait recomposer un espace dans lequel dispositifs, acteurs et environnement occupent des places moins contrastées que l’on a coutume de le supposer ; plus précisément, il apparaît qu’aussi bien la préparation de l’action, la définition de ses repères, son déroulement, sa signification se constituent dans l’interaction entre les dispositifs, les acteurs et l’environnement. S’intéresser à la façon dont l’action est répartie entre ces différentes entités représente de ce point de vue un préalable méthodologique pour qui souhaite développer une sociologie des usages. Dans un deuxième temps, cette démarche m’a amenée à considérer trois façons différentes d’effectuer le lien entre conception et usage et qui sont également importantes pour décrire ce qu’est l’action avec un dispositif technique : les opérations de traduction, sur lesquelles se concentre la sociologie de l’innovation, sont celles qui, envisagées du point de vue de l’action, permettent aux acteurs d’effectuer les rapprochements avec d’autres situations, rapprochements nécessaires tant pour la conduite de l’action que pour l’établissement d’un jugement sur son accomplissement. Ces opérations de traduction peuvent être effectuées dans des proportions diverses par les acteurs, les objets techniques ou toutes sortes d’autres dispositifs appartenant à leur environnement commun. En deuxième lieu, l’action peut être considérée comme une coopération entre l’utilisateur et le dispositif ; le degré de coordination nécessaire à son bon déroulement 198

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varie selon les dispositifs de même que les moyens par lesquels se construit l’ajustement du dispositif et de son utilisateur : toute une gamme de solutions existe, de l’inscription dans le dispositif de l’utilisateur à l’inscription par la pratique du dispositif dans le corps de l’utilisateur, en passant par le recours à des intermédiaires, modes d’emploi, instruments annexes, formes socialisées d’apprentissage. Enfin, l’action avec un dispositif technique peut n’être qu’un élément dans une chaîne d’actions par lesquelles acteurs et dispositifs divers se trouvent mis en relation et sur lesquelles pèse une exigence de coordination. C’est à cet endroit là qu’une analyse centrée sur les objets techniques rencontre le plus rapidement ses limites : elle peut certes montrer comment certains dispositifs prennent en charge cette exigence de coordination, mais, par définition, elle ne peut restituer les pratiques que les dispositifs ont pour objet de rabattre sur un plan conventionnel.

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« Nous devons expliquer pourquoi la science – exemple le plus accompli qui soit de savoir assuré – progresse comme elle le fait, et pour y parvenir nous devons tout d’abord découvrir comment elle progresse effectivement » ([Kuhn, 1962] 20 ; notre traduction)1. Les réponses apportées à ces deux questions, formulées dès les débuts de la science moderne, sont nombreuses. Chacune d’entre elles contribue à sa manière à la compréhension du rôle singulier joué dans l’histoire occidentale par ce qu’il est convenu d’appeler la connaissance scientifique. Dans ce texte, je m’intéresserai prioritairement aux outils conceptuels qui ont été proposés au cours des dernières décennies pour rendre compte de la spécificité de la connaissance scientifique et de la dynamique de sa production. J’ai donc laissé au second plan les travaux historiques qui ont porté sur les circonstances de l’émergence de la révolution scientifique ou qui ont suivi l’évolution ultérieure des disciplines, des institutions et des pratiques. Ces historiens, à l’exception d’un petit nombre d’entre eux (parmi lesquels Alexandre Koyré, Georges Canguilhem ou Michel Foucault, auteurs dont l’œuvre est bien connue en France), n’ont qu’indirectement contribué à la production de ces outils analytiques ou conceptuels. Ainsi restreint, le champ à couvrir reste encore immense. Il englobe une bonne partie de la philosophie des sciences, discipline qui est très florissante dans le monde anglo-saxon, ainsi que les recherches plus récentes et également très riches que l’on désigne en anglais par le terme de (social) studies of science (SSS) et qui rassemblent des travaux sociologiques et anthropologiques, ainsi que quelques contributions d’économistes. 1. Traduction Guenièvre Callon. Une première version de ce texte a été publiée en anglais en 1995 : « Four Models for the Dynamics of Science », In Jasanoff, Sheila, Markle, Gerard E., Peterson, James C. et Pinch, Trevor (dir.), Handbook of Science and Technology Studies, London, Sage, pp. 29-64.

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Il aurait été tentant, dans un article destiné à présenter de manière synthétique des travaux multiples et foisonnants, de choisir comme points de départ les œuvres d’un petit nombre de grands auteurs, jugés représentatifs des différentes démarches envisageables. J’ai délibérément choisi de suivre une autre voie. En préparant cette synthèse, en lisant ou relisant des travaux qui m’étaient apparus d’abord comme faiblement intégrés, j’ai été frappé par le petit nombre de modèles entre lesquels il était possible d’opter pour décrire et analyser les ressorts de l’activité scientifique ainsi que la dynamique d’ensemble dans laquelle elle s’insérait. Les auteurs consultés, qu’ils soient philosophes, sociologues, anthropologues ou économistes, sont en effet confrontés au même problème, qu’ils ne peuvent ni ignorer ni éviter, celui de la double nature de la science, activité simultanément et indissociablement cognitive et sociale. Ceux que passionne le contenu cognitif de la science sont bien obligés, à certaines étapes de leurs raisonnements, de faire des hypothèses sur les aspects sociaux ; et ceux qui s’intéressent presque exclusivement aux institutions, aux normes ou aux pratiques, ne peuvent éviter de faire référence à la singularité de la connaissance scientifique. Considérés dans leur ensemble, ces travaux, qui s’efforcent de caractériser la science et son extraordinaire dynamisme, font ainsi apparaître de manière explicite l’existence d’un petit nombre de questions inévitables. La liste de ces questions, qui couvrent à la fois les aspects cognitifs et sociaux, ne peut être établie que de manière pragmatique, à partir des auteurs eux-mêmes. Il m’a semblé qu’elles étaient au nombre de six : a) Quels sont les produits caractéristiques de l’activité scientifique ? b) Quels sont les acteurs qui contribuent à cette production ? De quelles compétences doivent-ils être dotés pour mener à bien cette activité ? c) Comment expliquer le caractère ininterrompu et éventuellement cumulatif de l’activité scientifique ? d) Comment l’accord sur les connaissances produites est-il obtenu ? e) Quelle est la forme d’organisation requise par l’activité scientifique ? (il peut s’agir de l’organisation interne aussi bien que de l’organisation des rapports entre science et société.) f) À quelle dynamique d’ensemble, à la fois sociale, politique, culturelle et économique, contribue le développement scientifique ? Soit par goût, soit du fait de leurs compétences, les auteurs réservent habituellement l’essentiel de leur énergie et de leurs réflexions à une seule de ces questions ; parfois ils se risquent à traiter plusieurs d’entre elles ; ils considèrent plus rarement l’ensemble de la liste. Mais le fait d’apporter un certain type de réponses à l’une des six questions limite les choix pour les réponses possibles aux autres questions. Si je définis la science (question a) comme un ensemble d’énoncés (éventuellement organisé sous la forme de théories), je serai tenu d’expliquer comment apparaissent 202

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en permanence de nouveaux énoncés qui viennent modifier ou compléter les énoncés existants (question c). C’est pour tenir compte de ces contraintes logiques, qui s’imposent aux auteurs, que j’introduis la notion de modèle. Un modèle est une catégorie abstraite et analytique qui rassemble une série de réponses, cohérentes entre elles, aux six questions susmentionnées. Il arrive fréquemment que des auteurs appartenant à des disciplines différentes, ne se citant jamais, contribuent au même modèle de manière complémentaire : les modèles soulignent ainsi le caractère collectif de la réflexion en même temps que la diversité, réelle mais limitée, des positions qui peuvent être adoptées (à l’intérieur d’un même modèle ou entre modèles). Une fois la décision prise d’organiser la littérature en fonction de modèles rassemblant de manière logique les diverses réponses apportées aux six questions retenues, il restait à identifier les modèles eux-mêmes. Cette opération laisse également place à un certain arbitraire. J’ai finalement choisi de retenir quatre modèles. Chacun d’entre eux met en avant un problème central. Le premier est celui de la science comme savoir rationnel et son objet est de mettre en évidence ce qui distingue la science des autres formes de savoir pour expliquer l’accès privilégié au réel qu’elle fournit. Le second est celui de la science comme activité concurrentielle ; le souci principal est celui de la forme organisationnelle qui permet à la science d’exister et de se développer. Le troisième est le modèle socioculturel : la réponse à la question de la spécificité de la science est recherchée du côté des pratiques et plus particulièrement des savoirs tacites qu’elles mettent en œuvre. Le quatrième modèle, celui de la traduction élargie, tente de montrer comment est produite la robustesse des énoncés scientifiques et comment est simultanément créé l’espace de circulation de ces énoncés. Je suis conscient que cette classification est contestable. Comme je serai amené à le suggérer, les modèles 1 et 2 sont partiellement compatibles et complémentaires : chacun développe les dimensions que l’autre laisse largement inexplorées. Certains auteurs soutiendront que le modèle 3 englobe le modèle 4, alors que l’auteur de cet article, pour des raisons faciles à imaginer, a tendance à penser que c’est l’inverse qui est vrai ! Il faut enfin observer que chaque modèle renvoie de manière privilégiée à certaines disciplines. Le modèle 1 est proche de la philosophie des sciences ; le modèle 2 d’une sociologie qu’on peut qualifier de durkheimienne ; les modèles 3 et 4 sont fortement influencés par la démarche anthropologique. On aurait cependant tort de s’en tenir à cette correspondance : les économistes ont contribué de manière non négligeable au modèle 1 ; les sciences cognitives et plus particulièrement les travaux sur l’action et la cognition distribuées rejoignent et renforcent le modèle 4. Il arrive d’ailleurs que certains auteurs, à des moments différents de leur carrière intellectuelle et sans pour autant changer d’affiliation disciplinaire, apportent des contributions à différents modèles. Notons pour finir que chaque modèle est ouvert. Il serait absurde de soutenir que le modèle 1 est dépassé par les modèles suivants. Chaque modèle reste une source active et vive de questions et d’inspiration. 203

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MODÈLE 1 : LA SCIENCE COMME SAVOIR RATIONNEL Ce modèle cherche à clarifier ce qui distingue la science des autres activités humaines. Il se concentre sur le discours scientifique et explore les liens qu’il établit ou qu’il est supposé établir avec la réalité dont il parle.

Nature de la production scientifique Le résultat de la recherche scientifique consiste en des énoncés et des réseaux d’énoncés. La classification de ces énoncés et la caractérisation de leurs relations constitue une question centrale. La classification la plus commune est celle qui oppose les énoncés relevant de l’observation (ou énoncés empiriques) et les énoncés théoriques. Cette distinction rend compte de la dimension duelle de la science qui combine à la fois l’observation de régularités factuelles et l’élaboration de systèmes abstraits qui ont pour objectif d’expliquer ces régularités, et éventuellement de prédire des phénomènes encore non observés. Un des problèmes posés par cette distinction est celui des rapports entre les deux familles d’énoncés, c’est-à-dire entre les données observables et les entités abstraites qui sont mobilisées pour en rendre compte Considérons les énoncés suivants : a) Tout électron placé dans un champ électrique est soumis à une force proportionnelle à sa charge. b) Dans le circuit C installé dans le laboratoire de physique de l’École des mines de Paris, l’intensité du courant est de 50 ampères. c) L’aiguille de l’ampèremètre placé dans le circuit C indique le nombre 50. Ces trois énoncés sont logiquement indépendants et le vocabulaire qu’ils utilisent est en grande partie différent. Dans l’énoncé a, les entités auxquelles il est fait référence ne sont pas observables à l’aide des seuls cinq sens – personne n’a jamais vu d’électron et encore moins de champ électrique : ces notions sont abstraites ; certains diront qu’il s’agit de fictions utiles, d’autres que des objets cachés mais réels leur correspondent. Dans l’énoncé b, le vocabulaire est en partie abstrait ; certains mots réfèrent cependant à des objets observables, comme « le circuit C » ou « le laboratoire de physique de l’École des mines de Paris ». C’est avec l’énoncé c que nous entrons dans le royaume des phénomènes ou des faits observables par un être humain normalement constitué : le nombre 50 peut être vu et lu, comme peuvent être observés l’ampèremètre ou l’aiguille ; que l’aiguille soit placée en face du nombre 50 est un fait dont on peut convenir sur la foi d’une simple inspection visuelle. Comment passe-t-on de l’énoncé a à l’énoncé c ? Pour décrire ce mouvement, je propose de recourir à la notion de traduction, d’ailleurs utilisée par certains philosophes. 204

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Cette notion a l’avantage de souligner qu’il existe un rapport de signification très étroit entre ces énoncés sans que soit pour autant postulée une équivalence totale, voire une relation logique simple : pour passer de a à b puis de b à c il faut ajouter à chaque fois des termes nouveaux et en retrancher d’autres. De petites trahisons en petites trahisons, on aboutit ainsi à deux énoncés a et b qui semblent être situés dans deux univers linguistiques complètement étrangers l’un à l’autre puisqu’ils n’ont aucun mot en commun. Il s’agit de traductions que je qualifie de limitées ou de restreintes, pour les distinguer des traductions élargies ou étendues que j’introduirai dans le modèle 4. Les traductions qui lient les énoncés a, b et c obéissent à une logique qui est loin d’être évidente. Pour décrire ces traductions, leurs origines et leurs modalités de fonctionnement, plusieurs stratégies ont été proposées. On peut par exemple fonder ces traductions sur la constitution de règles de correspondances (Carnap, Nagel), de définitions coordonnées (Reichenbach), de dictionnaires (Ramsey, Campbell) ou de systèmes interprétatifs (Hempel, Achinstein) qui fournissent des indications pour établir des liens entre les significations des différents termes utilisés, qu’ils soient abstraits ou concrets, et pour fixer leurs conditions d’utilisation. On peut également, et de manière plus convaincante, associer aux énoncés observationnels des modèles empiriques (décrivant les régularités observées) qui reçoivent leur signification de modèles explicatifs qui sont eux associés aux énoncés abstraits2. Il est généralement reconnu qu’il est impossible (contrairement à ce que pouvaient prétendre certains membres du cercle de Vienne), de passer d’un type d’énoncé à un autre par le seul recours à la logique [Grünbaum et Salmon, 1988] : les termes théoriques ne peuvent être sémantiquement réduits à des termes observables. La stratégie retenue, quelle qu’elle soit, conduit à la création d’une troisième famille d’énoncés intermédiaires qui associent certains des termes des énoncés observationnels à certains des termes des énoncés théoriques : ils agissent, par conséquent, comme des opérateurs de traduction. Avec l’inévitable prolifération des énoncés intermédiaires, la distinction entre les énoncés relevant de l’observation et les énoncés théoriques perd de sa clarté et de sa pertinence. Ceci explique que différentes interprétations de cette distinction ont pu être proposées. Une première position, qui peut être qualifiée de réductionniste, consiste à minimiser la distance entre les deux types d’énoncés. Elle revêt deux formes extrêmes selon la direction suivie par la tentative de réduction. La première affirme que les énoncés théoriques dérivent (ou doivent dériver) le plus directement possible des énoncés issus de l’observation. Cette doctrine, que l’on peut qualifier de positiviste et qui accorde une grande importance à l’induction, fournit à la fois des critères de validité (les connaissances abstraites sont vraies si elles sont produites par induction à partir des énoncés observationnels) et des critères de démarcation entre des énoncés qui ont 2. Sur certains de ces auteurs et les notions qu’ils proposent, voir [Jacob, 1981].

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un sens et ceux qui n’en ont pas3. La seconde considère, à l’inverse, que les énoncés tirés de l’observation sont façonnés par des considérations théoriques sans lesquelles ils n’ont aucune signification4 : les données ne sont jamais données, elles sont faites, fabriquées, préconstruites à partir de propositions et d’éléments théoriques. Une seconde position, plus pragmatique, consiste à refuser d’établir des liens hiérarchiques entre énoncés théoriques et énoncés tirés de l’observation : on suppose que les différentes catégories d’énoncés sont relativement indépendantes les unes des autres et que le travail scientifique consiste à établir des connexions entre ces énoncés et à les modifier en tant que de besoin. La traduction et ses opérations sont entre les mains des scientifiques qui fabriquent des récits et élaborent des mises en intrigue destinées à donner du sens aux observations faites, mais également à en suggérer de nouvelles. Les métaphores et le flou qu’elles introduisent, les notions ambivalentes et les ambiguïtés qu’elles suscitent ne sont pas à écarter mais à encourager au moins dans une certaine mesure [Cartwright, 1983]. Dans ces circonstances, il est possible de tester des prédictions empiriques dérivées d’énoncés théoriques ou de décider si une théorie rend mieux compte qu’une autre d’un ensemble d’observations. Dans ce modèle, au-delà des différentes interprétations qui sont proposées pour rendre compte des traductions entre énoncés, la production de savoir est synonyme de production d’énoncés. La traduction ne sort jamais de l’univers des énoncés. Ceci explique le glissement naturel vers les questions ontologiques5. Avec cette définition

3. Pour une présentation complète, voir [Jacob, 1981]. Pour le recours à des classes de modèles différents, voir [Fraassen, 1980] 4. Comme dans la théorie radicale de Carnap qui refuse tout sens aux énoncés qui ne peuvent pas être directement reliés à l’observation [Carnap, 1955]. Ceci lui permet de dire que l’énoncé suivant, correct sur le plan de la construction : « César est un nombre premier », n’a aucun sens. Ce point de vue est également défendu par Wittgenstein dans le Tractatus [Wittgenstein, 1921]. Cette position a été vigoureusement défendue par [Bachelard, 1934] et reprise par [Hanson, 1965]. Elle est compatible avec le réalisme philosophique pour qui le progrès théorique, par l’augmentation de la précision des énoncés observationnels qu’il permet, fournit une représentation de plus en plus juste de la réalité naturelle. Elle s’accommode également du relativisme puisque la dimension nécessairement théorique (et donc arbitraire) des énoncés tirés de l’observation peut être vue comme une preuve du caractère conventionnel de la théorie. 5. Une illustration frappante de ces développements est fournie par l’opposition entre [Quine, 1969] qui dénie toute possibilité de traduction radicale (l’ontologie est aussi multiple que les énoncés qui décrivent le monde) et [Davidson, 1984] qui développe à l’opposé sa théorie de la traduction transcendantale (qui justifie la possibilité de traduction parfaite d’un énoncé à un autre) : ce désaccord fondamental prouve la centralité de la notion de traduction.

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restreinte de la traduction, on ne peut éviter de discuter de ce qui est « représenté » par les énoncés. La question du réalisme est au cœur de cette démarche6.

Acteurs Les acteurs nécessaires au modèle sont essentiellement les chercheurs, mais réduits au rôle de producteurs et de consommateurs d’énoncés. Ceux qui diffusent le savoir et l’enseignent, les techniciens dans les laboratoires, les fabricants d’instruments, et les instruments eux-mêmes ne sont là que comme des éléments du décor : ils sont utiles mais secondaires. La société est raréfiée, réduite à sa plus simple expression. Une conséquence de ce travail de purification est l’attribution de compétences extrêmement étendues aux (rares) acteurs impliqués. Les compétences des chercheurs sont sensorielles et cognitives. Le scientifique doit être capable d’articuler des énoncés qui intègrent ses observations. Il est ainsi dépendant de ses cinq sens et particulièrement de la vue (l’observation est toujours mentionnée). Le scientifique doit être également capable d’imaginer des énoncés qui ne sont pas directement liés à l’observation et d’introduire entre eux des traductions. Des auteurs comme Holton et Hesse7 soulignent sa capacité à produire des métaphores et des analogies. D’autres insistent sur la sensibilité esthétique dont doit être doté le chercheur : certaines théories ou certains raisonnements séduisent par leur simplicité, leur élégance ou leur beauté. Ces compétences cognitives et imaginatives sont placées au service d’une démarche rationnelle. La notion d’activité rationnelle est étroitement liée à la capacité de prendre des décisions justifiables : dans une controverse ou un débat publics entre spécialistes, des arguments sont avancés qui doivent être suffisamment forts et étayés pour emporter la conviction de l’adversaire le plus fermé. La nature des raisons pour lesquelles des arguments sont considérés comme convaincants diffère suivant les auteurs. Une traduction peut être convaincante parce qu’elle ouvre des perspectives fructueuses, parce qu’elle renforce et étend des traductions existantes, parce qu’elle fournit une explication simple et générale à des données complexes, parce qu’elle 6. On retrouve ici tous les débats entre le réalisme, le pragmatisme, le positivisme et le relativisme. Les réalistes insistent sur le fait que les énoncés se rapprochent de plus en plus de la réalité [Putnam, 1978] ; les positivistes soutiennent que l’accumulation d’énoncés observationnels étend et accroît la précision de notre savoir [Carnap, 1955]. Pour les pragmatistes, la science est envisagée comme un ensemble de méthodes et de procédures qui, ayant été soumises à des processus sélectifs, ont assuré sa fiabilité et son efficacité (notamment en termes de contrôle de la nature) [Laudan, 1990]. Enfin, les relativistes insistent sur le fait que les énoncés ne nous apprennent rien de substantiel sur la réalité extérieure [Feyerabend, 1975] [Quine, 1969]. 7. [Holton, 1973], [Hesse, 1974]

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suggère des tests qui viennent la confirmer etc. Dans ce modèle, le scientifique est un être héroïque et qui sort de l’ordinaire – un être qui incorpore un large éventail de compétences habituellement distribuées entre des êtres différents.

Dynamique Pourquoi la science avance-t-elle ? Ou pour le formuler en termes qui reprennent ceux du modèle considéré, pourquoi les scientifiques ajoutent-ils inlassablement de nouveaux énoncés à ceux qui existent déjà ? Pourquoi consacrent-ils autant d’énergie à les amender, les invalider ou les réfuter ? Premièrement, si le scientifique poursuit inlassablement son travail de production et de transformation des énoncés, c’est parce qu’il est doté de qualités morales peu communes qui le poussent à une sorte d’ascèse intellectuelle faite de rigueur et de passion inextinguible pour la vérité. On peut choisir de considérer que ces qualités sont innées ou qu’elles résultent tout simplement du jeu de la concurrence et de la critique impitoyable qu’elle implique. Il est sans doute plus raisonnable de penser qu’elles sont une combinaison de ces deux facteurs et que les dispositions morales, naturelles ou acquises, des chercheurs doivent s’accorder aux règles du jeu qui prévalent dans la communauté scientifique. Ces qualités l’incitent à produire toujours plus d’énoncés qu’il doit être préparé à tester et éventuellement à abandonner. Le scientifique est prisonnier d’une double injonction : il doit imaginer, concevoir et produire sans relâche un nombre croissant d’énoncés qu’il doit soumettre simultanément à la critique impitoyable des collègues. Deuxièmement, des éléments de réponse peuvent être trouvés dans l’institution de la science ; c’est là que la complémentarité de ce modèle avec le modèle 2, celui de la science comme entreprise concurrentielle, est la plus évidente. Le système de récompense de la science est essentiel, car le scientifique doté du sens moral le plus aigu ne s’évertuera à produire de nouveaux énoncés que s’il reçoit des gratifications qui l’incitent à s’engager dans cette activité. Les institutions scientifiques agissent pour susciter et canaliser les forces qui mettent en mouvement les scientifiques et gouvernent leur comportement – que ce soit la passion pour la vérité, le désir de participer à l’entreprise collective du savoir, le souhait de contrôler la nature ou la volonté implacable de résoudre des problèmes ou des contradictions. Dans cette perspective, institutionnaliste, le scientifique n’est qu’un opérateur par lequel des énoncés sont amenés à l’existence et confrontés les uns aux autres. Le modèle peut alors impliquer une sorte de darwinisme des énoncés qui trouvent dans les chercheurs les vecteurs de leur prolifération, de leur évolution et de leur sélection. Le modèle exige donc des institutions qui incitent les chercheurs à jouer ce rôle en organisant la lutte impitoyable des énoncés pour leur survie. À la limite, et de manière paradoxale, une version de ce modèle affirme que la science est une entreprise de connaissance sans sujet. Évoquant cette accumulation auto 208

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organisée de savoir objectif, c’est-à-dire d’énoncés qui vivent indépendamment de ceux qui les produisent et les consomment – un savoir diffusé dans les livres, les articles les bibliothèques ou les mémoires des ordinateurs –, Popper [Popper, Karl Raimund, 1972] parle d’un « troisième monde » qui existe et se structure indépendamment des projets, des subjectivités et des passions des scientifiques.

Accord Dans ce modèle, l’accord concerne aussi bien les énoncés, qu’ils soient théoriques ou tirés de l’expérience, que les constructions, modèles ou théories, dont ils fournissent les éléments constitutifs. L’accord est d’abord expliqué par le fait que les acteurs partagent des compétences similaires. Ils sont capables de s’entendre sur des énoncés strictement observationnels comme ceux-ci : « ce fil auquel est suspendu un poids de vingt kilos casse » ou : « la courbe a atteint un pic cinq minutes après le début de l’expérience » (ce qui implique qu’un accord existe sur ce que signifie l’expression : « le fil casse » ou sur ce qu’est un pic ; mais on peut imaginer des procédures à la fois simples et raisonnables produisant cet accord élémentaire). Ils doivent être également capables d’apprécier la robustesse d’une traduction permettant de passer d’un énoncé à un autre, sa généralité8, les perspectives qu’elle ouvre en termes d’expérimentations futures, son élégance, sa simplicité, sa force logique. Ces compétences ne sont pas données à tous les êtres humains, mais les meilleurs et les plus doués d’entre eux sont supposés les maîtriser : d’où l’importance des mécanismes de sélection qui assurent que les scientifiques ont bien le profil intellectuel et moral requis. La disponibilité de ces compétences est nécessaire, elle n’est pas suffisante. L’existence d’un champ de discussion où les énoncés peuvent être confrontés les uns aux autres est essentielle dans la construction de l’accord. L’activité rationnelle n’est pas entièrement contenue dans les cerveaux des êtres humains, aussi talentueux soient-ils. Il faut en plus une assemblée de cerveaux échangeant entre eux, polissant les arguments, les frottant les uns aux autres, sans trêve ni repos. L’invention de cet espace sans lequel l’activité rationnelle ne peut ni s’épanouir ni se déployer date au moins de la Grèce antique. Par un retournement frappant, Vernant [Vernant, 1990] suggère que la science n’est que la continuation du débat politique dans une arène différente – sa transposition du social au cosmos. Les deux révolutions, la révolution démocratique et la révolution de la raison, se renforcent mutuellement, mais celle-là précède celle-ci. Étant centré sur les énoncés 8. Par exemple, l’énoncé : « la force gravitationnelle est une fonction inverse d’une puissance de la distance » est moins exigeant que l’énoncé : « la force gravitationnelle est une fonction inverse du carré de la distance ».

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et les arguments dont ils sont parties prenantes, le modèle 1 ne peut traiter que de manière très sérieuse l’existence de l’espace de débat dans lequel ces arguments sont exprimés et dans lequel leur robustesse est testée : la science est publique. Les discussions entre scientifiques ont lieu dans les colloques, dans les revues, ou de manière plus informelle mais tout aussi exigeante entre chercheurs autour de la paillasse lorsqu’ils préparent une publication ou une présentation, ou lorsqu’ils organisent une démonstration. Elles prennent également la forme plus subtile d’un dialogue intérieur lorsqu’un scientifique débat avec lui-même pour anticiper les objections et simuler une controverse probable. La rigueur qu’un scientifique s’impose à lui-même n’est pas moindre que celle qui est exercée entre collègues. L’espace public et l’espace privé ne s’opposent pas l’un à l’autre : chacun est un prolongement de l’autre. S’il existe une frontière, c’est celle qui sépare les erreurs que l’on garde pour soi ou pour ses collègues proches, et qui peuvent donc être corrigées sans dommages, et les erreurs qui une fois répandues dans l’espace public aboutissent à réduire la crédibilité du chercheur9. Il existe un lien entre l’organisation des échanges dans l’espace public de la science et les compétences argumentatives des scientifiques, telles qu’elles ont été décrites précédemment, puisque ce sont eux qui réalisent les traductions qui transforment des énoncés observationnels en énoncés théoriques (vice-versa) et assurent leur robustesse. À la diversité des critères utilisés par les scientifiques pour démontrer la pertinence et la validité de leurs traductions correspond la diversité des critères de justification invoqués dans l’espace public et assurant à la fois l’accord et sa légitimité [Boltanski et Thévenot, 1991]. Le modèle 1 laisse ouvert un large éventail de tels critères. Certains érigent ces critères en catégories a priori qui n’ont pas à être justifiées en tant que telles. Leur identification passe généralement par la référence, souvent stylisée, à des épisodes jugés significatifs de l’histoire des sciences, et plus particulièrement des sciences physiques (la révolution einsteinienne et celle de la physique quantique sont des sources inépuisables de telles réflexions). Ces critères, dont on montre le rôle déterminant qu’ils ont joué dans la résolution de ces crises, sont supposés caractériser l’activité scientifique dans ce qu’elle a de plus irréductible et de plus universel. Ces critères concernent généralement l’organisation des tests et leur interprétation. Ils débouchent sur la mise en place de procédures qui permettent de lier le destin des énoncés théoriques à celui des énoncés observationnels avec lesquels des traductions ont été établies (falsifiabilité des énoncés théoriques à partir de leur confrontation avec des observations expérimentales ; puissance de prédiction des énoncés théoriques ; diversité et nombre des observations avec lesquelles les énoncés théoriques sont jugés compatibles, etc.). 9. On peut appliquer avec profit la sociologie de Goffman pour expliquer comment les acteurs essaient d’éviter de perdre la face (et tentent également d’empêcher leurs opposants de la perdre) : sur ce point, voir [Wynne, 1979].

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Une stratégie plus prudente pour identifier ces critères est de considérer qu’ils sont variables dans le temps et qu’ils dépendent des disciplines. Ce point de vue, qui peut être qualifié de pragmatique, conduit à souligner l’historicité de l’activité scientifique : ce qui est considéré comme une activité scientifique à un moment donné et pour un corps de savoir donné est soumis à évolution. Le pragmatisme ne conduit pas au relativisme (tous les critères se valent) mais au contraire à un plus grand réalisme : les critères de scientificité (efficacité, pouvoir de prédiction, fécondité, capacité de résister à des tests, économie de concepts, etc.) sont en compétition les uns avec les autres ; ce sont ceux qui sont les mieux adaptés aux circonstances qui s’imposent. Cette sélection peut être remise en cause à tout moment. Le point de vue pragmatique, s’il était dépouillé de sa référence à l’évolution et à la sélection des critères qu’elle impose, conduirait tout droit au relativisme ou au constructionnisme. Les critères seraient alors considérés comme de pures conventions, totalement arbitraires, qui ne sont suivies que par ceux qui acceptent de les suivre. On conçoit aisément qu’une position aussi extrême est difficilement compatible avec le souci de saisir la dimension rationnelle de l’activité scientifique. Le conventionnalisme, qui depuis Duhem, postule la sous-détermination de la théorie par l’expérience (on ne peut ni déduire logiquement ni justifier totalement des énoncés théoriques à partir d’énoncés observationnels) ne se risque pas sur ces terres dangereuses : les tests expérimentaux, aussi plastiques et peu contraignants soientils, sont la source de contraintes qui rendent intenable le relativisme total. Lorsqu’un scientifique opte pour une position théorique, il est tenu d’avancer des raisons qui prennent en considération les résultats des expériences faites ou à faire. Ce travail nécessite la mobilisation d’entités (sous la forme de termes abstraits: gènes, forces, électrons, champs) auxquels il est fait référence pour rendre compte des observations, et éventuellement les expliquer et les mettre en relations les unes avec les autres. Si ce n’était pas le cas, la connaissance scientifique se limiterait à la simple répétition des énoncés observationnels eux-mêmes. Pas de science sans référence à des entités, qui peuvent être fictives, mais dont il est admis qu’elles produisent des effets de réalité, c’està-dire qu’elles sont à l’origine de faits observables. Pas de science sans la convention minimale, puisque c’en est une, selon laquelle il vaut la peine de tester les références existantes, de les traquer pour éprouver leur solidité, et éventuellement de les transformer pour tenir compte des résultats des tests et de la traque. Science sans référence n’est que fiction. C’est pourquoi la notion de traduction est bien adaptée à cette vision de la science : traduire c’est rapporter un énoncé à un autre, une catégorie à une autre. Traduire c’est référer. Cette convention, une fois admise, se monnaye en toute une série de critères différents qui précisent comment ce travail de référence et de traduction doit être conduit. Ceci pourrait expliquer à la fois l’unité du projet scientifique et la diversité de ses modalités de mise en œuvre. 211

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Organisation sociale Ce modèle impose de sévères contraintes à l’organisation sociale du travail scientifique. En effet, plus on demande aux chercheurs d’observer des règles strictes en matière de production des savoirs et plus on accroît les exigences qui pèsent sur son organisation sociale. Ceux qui articulent des énoncés ne peuvent entreprendre leur travail – discuter, tester, expérimenter, sélectionner, réfuter, et ainsi de suite – que s’ils sont protégés par la société dans sa totalité et par des institutions convenablement conçues, elles-mêmes soutenues par la société dans son ensemble. Sans l’existence d’un espace public de (libre) discussion, la science est vite mise sous l’éteignoir. L’activité scientifique, pour déployer toutes ses potentialités, requiert un ordre démocratique ou, pour reprendre l’expression de Popper [Popper, Karl, 1945], une société ouverte. Dans une société ouverte, savoirs et institutions sont considérés comme des créations de l’activité humaine auxquelles peuvent et doivent être apportées des corrections pour que l’idéal de liberté ne soit pas perverti ; l’esprit critique ne connaît aucune limite – ni dieux, ni césars, ni tribuns. Aucun dossier n’est considéré comme définitivement fermé ; aucun sujet ne peut être exclu sans discussion préalable. Dans ces sociétés démocratiques, l’individu est privilégié parce que c’est lui qui introduit la nouveauté (des énoncés) et est responsable de son évaluation. C’est sans doute dans l’œuvre d’Habermas [Habermas, 1987] que le lien entre les deux exigences, l’exigence démocratique et l’existence de discussion publique, est opéré de la manière la plus directe. Il ne suffit pas que la science soit immergée dans une société ouverte ; des institutions puissantes qui garantissent la production des énoncés et leur mise en compétition sont également nécessaires. Ce qui sera dit dans la présentation du modèle 2 s’applique ici sans restriction ; en ce qui concerne l’organisation sociale, le modèle 2 peut être considéré comme le prolongement logique du modèle 1.

La dynamique d’ensemble Le développement de la science s’exprime dans la prolifération d’énoncés qui sont le résultat d’un dialogue entre l’homme et la nature. Un homme silencieux, face à une nature tout aussi silencieuse, ne pourrait jamais accumuler des énoncés ni produire de savoir révisable. Les scientifiques ne se contentent pas de lire le grand livre de la Nature ; ils le déchiffrent, le décodent, le transcrivent, le traduisent en une foule d’énoncés inscrits dans des argumentations qui se coulent dans des récits. Mettre l’univers en mots est la tâche essentielle du scientifique. 212

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La science se développe ainsi sous la forme d’un double dialogue, d’abord entre les scientifiques et la Nature et ensuite entre les scientifiques eux-mêmes. Ces deux dialogues sont interdépendants ; ils prennent la forme d’un triangle dans lequel l’un des protagonistes (la Nature) se contente de répondre sur un mode crypté aux questions qu’on lui pose, aux interrogatoires et contre-interrogatoires qu’on lui fait passer. Comme dans toute confrontation, des contradictions et des incompréhensions surgissent en permanence. Quel est exactement le message de la Nature ? Comment les expériences doivent-elles être conçues pour recueillir ce qu’elle a à dire ? Comment interpréter ses propos, c’est-à-dire comment mettre en mots les résultats de ces expériences ? Quels sont les énoncés théoriques qui apportent des explications plausibles aux faits et phénomènes observés? Des incompréhensions, et des divergences qui naissent de ce travail de mise en mots surgissent de nouvelles questions, de nouvelles réponses : la roue de la science trouve dans ces écarts, énigmes et mystères l’énergie qui la fait tourner. Une telle vision implique sinon la notion de progrès du moins celle de progression. Des énoncés toujours plus nombreux, plus précis et plus exigeants recouvrent la Nature d’un réseau toujours plus serré de significations, d’observations et d’explications. L’investigation n’a pas de fin, elle continue encore et toujours ! L’identification du but vers lequel elle tend et le fait même qu’il existe un but ne font l’objet d’aucun accord : il s’agit là d’une simple question de préférence métaphysique. Selon certains, la succession des énoncés produits aboutit à une description toujours plus précise et plus juste de la structure réelle de la nature. D’autres se gardent de telles affirmations difficilement démontrables et s’en tiennent à observer l’extension et la différenciation jamais terminées du réseau des énoncés produits par la science10. Réseau dont ils se contentent de dire, sans trop prendre de risque, que la robustesse, la fiabilité et l’utilité s’accroissent constamment. Que les énoncés produits tendent vers la vérité, qu’ils relient entre eux un nombre toujours croissant d’observations empiriques et d’interprétations théoriques ou qu’ils augmentent simplement notre capacité à contrôler et à manipuler le monde, dans tous les cas ce qui fait la tragique beauté du modèle 1, c’est que c’est aux scientifiques et à eux seuls que revient l’écrasante tâche d’organiser le dialogue avec la Nature en tissant inlassablement le filet des énoncés pour en resserrer la maille. Les scientifiques agissent comme nos délégués. En échange de l’autonomie (régulée) que nous leur accordons, ils nous rendent chaque jour un peu plus puissants. 10. C’est le point de vue de Popper qui cite à plusieurs reprises ces beaux vers de Xénophane de Colophon: « La vérité certaine, personne ne l’a jamais connue et ne la connaîtra jamais, ni sur les dieux ni sur aucune des choses dont nous parlons. Car celui-là même qui par hasard profèrerait la vérité ultime n’en saurait rien lui-même. Tout est seulement un filet tissé de conjectures. »

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MODÈLE 2 : LA COMPÉTITION Les variantes de ce modèle sont nombreuses. Leur unité tient aux deux hypothèses fondamentales qu’elles partagent: a) la science produit des énoncés théoriques dont la validité tient à la mise en œuvre de méthodes appropriées; b) l’évaluation des connaissances ainsi produites, qui aboutit à leur certification, est le résultat d’un processus de compétition ou plus généralement d’une lutte qui est habituellement décrite à l’aide de catégories empruntées à l’économie politique ou à la théorie de l’évolution.

Nature de la production scientifique Dans ce modèle, rien n’est dit sur le contenu de la science. Il est simplement supposé que les scientifiques développent un savoir qui est soumis au jugement de leurs collègues. Le savoir est transmis sous la forme de publications qui sont diffusées sans restrictions particulières. Ces publications transmettent des connaissances codifiées qui sont en principe intelligibles sans difficulté par un spécialiste du domaine concerné. On peut également recourir à la notion d’information pour qualifier leur contenu. Ces connaissances ou ces informations sont susceptibles d’être qualifiées par leur nouveauté, leur originalité ou encore leur degré de généralité11. Une appréciation de leur utilité, telle qu’elle est perçue par d’autres scientifiques voire par des non scientifiques, est également envisageable12. Ce modèle n’exclut pas l’existence de connaissances tacites, mais cellesci constituent plus un substrat qu’une composante à part entière de la connaissance scientifique.

Acteurs Dans ce modèle, les acteurs de la production du savoir scientifique sont les chercheurs eux-mêmes. Une distinction forte est établie entre le monde des scientifiques (les spécialistes ou les experts) et celui des profanes. Les techniciens sont réduits à un rôle instrumental situé au même niveau que les dispositifs expérimentaux. La science est d’abord et avant tout une aventure intellectuelle, et ses dimensions pratiques et techniques sont euphémisées.

11. Dans la sociologie mertonnienne, qui constitue une des meilleures illustrations de ce modèle, l’originalité joue un rôle crucial, puisque c’est d’elle que dépend le système de gratification (award system) des scientifiques. 12. La notion d’utilité est directement liée à celle d’information. L’étude des citations permet d’accéder à une mesure empirique de cette utilité.

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Les scientifiques sont des êtres sociaux dont les compétences individuelles ne sont pas définies ou analysées en tant que telles. Le fait qu’ils soient membres d’une discipline ou d’une spécialité détermine leurs objectifs et leurs ambitions, ainsi que leurs choix théoriques et expérimentaux. Ainsi la rationalité de l’activité scientifique résulte-t-elle plus des interactions qui se développent entre les chercheurs, et notamment des relations de compétition, que d’une prédisposition particulière qui les rendraient différents des autres humains. Les motivations qui sous-tendent les actions des scientifiques ne leur sont pas propres. Diverses suggestions ont été faites pour en rendre compte. Merton [Merton, Robert K, 1973] insiste sur le rôle des normes qui définissent un comportement acceptable et sur les systèmes de récompense qui institutionnalisent la production du savoir. Bourdieu [Bourdieu, 1975] voit les scientifiques comme des agents guidés par leur habitus, et qui développent des stratégies pour se positionner dans un champ structuré par l’entrelacement de ces différentes stratégies. Hagstrom [Hagstrom, 1965] conçoit les scientifiques comme des individus luttant pour créer et maintenir des relations de réciprocité et de confiance avec leurs collègues. Les scientifiques ont par conséquent un double rôle. Comme dans le tribunal darwinien de l’évolution, ils sont à la fois juges et parties. Chaque chercheur juge son ou sa collègue (le savoir qu’elle a produit est-il nouveau et robuste ? l’information est-elle utile ?) mais est de manière similaire jugé par eux.

Dynamique Quels sont les mécanismes responsables de cette quête organisée et collective du savoir qui amène des scientifiques, mus par des motifs multiples et hétérogènes, à produire toujours plus de connaissances? Les réponses apportées par ce modèle sont inspirées de différentes versions de la théorie économique. L’on peut tout d’abord, à l’instar d’Hagstrom, concevoir une économie généralisée du troc ou de l’échange. Le scientifique offre gratuitement à ses collègues des connaissances qu’ils utilisent pour produire eux-mêmes des connaissances qu’ils offrent à leur tour à la communauté scientifique, etc. Il s’agit, selon les propres termes de Hagstrom, d’une économie du don telle qu’elle a été décrite par Mauss avec sa triple obligation : l’obligation de donner, l’obligation de recevoir, l’obligation de rendre. Celui qui se soustrait à cette triple obligation est exclu de la communauté. Le modèle peut être celui de l’économie néoclassique. Ici, le scientifique est comparable à un entrepreneur. Les produits qu’il propose à ses collègues sont des connaissances que ces derniers évaluent en fonction de leur utilité et de leur qualité. Cette évaluation se concrétise sous la forme d’une récompense symbolique (voir ci-dessous 215

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la section « Organisation sociale »). Chaque scientifique est supposé améliorer son profit personnel, c’est-à-dire la reconnaissance qu’on lui accorde. Un climat de compétition est ainsi créé qui, comme dans le marché néoclassique, canalise les passions individuelles et les intérêts égoïstes pour les mettre au service d’une entreprise collective, rationnelle et morale [Ben-David, 1991] ; [Cole, 1973] ; [Hull, 1988] ; [Merton, 1973]. Ou bien le modèle peut être celui de l’économie capitaliste telle qu’elle est décrite par l’analyse marxiste. Les scientifiques ne cherchent pas tant la reconnaissance que la possibilité d’en obtenir toujours plus: accumulez, accumulez, c’est la Loi et les prophètes ! On rencontre ici les travaux de Bourdieu [Bourdieu, 1975] et les premières analyses de Latour [Latour et Woolgar, 1979]. Le chercheur n’a pas le choix: s’il veut survivre au milieu de ses collègues, il doit accumuler du crédit ou de la crédibilité qui prend la forme d’un véritable capital. Sans capital, il est incapable d’obtenir des soutiens pour lancer de nouveaux programmes et l’échec est au bout du chemin. En revanche, plus son capital est élevé et plus il lui est aisé de lancer et de réaliser des recherches dont les résultats viendront accroître sa dotation initiale: il se place ainsi dans une logique de réussite. Ces cycles d’accumulation expliquent à la fois la logique d’ensemble du développement scientifique et les comportements observables des scientifiques. Une des vertus de la métaphore économique est de faire passer au second plan les motivations ou les projets des scientifiques. La compétition coordonne les comportements individuels et incite les scientifiques à choisir les bons sujets, à développer des connaissances robustes, et à ne jamais s’arrêter de travailler ! On retrouve l’hypothèse d’une science sans sujet connaissant chère à des philosophes aussi différents que Popper [Popper, 1972] ou Althusser [Althusser, 1974] : le scientifique est absorbé dans le social. Le fait que certains auteurs développent une métaphore darwinienne tandis que d’autres empruntent leurs métaphores à l’économie politique ne fait aucune différence fondamentale en ce qui concerne l’analyse qui est proposée ici.

Accord Dans ce modèle, l’accord suppose la confrontation des points de vue, ou ce que l’on pourrait appeler la libre discussion entre les scientifiques. La science est prise dans un double mouvement d’ouverture et de clôture. L’ouverture garantit que tous les points de vue peuvent se faire entendre, la fermeture signifie que l’obtention de l’accord est l’objectif assigné à ces discussions. L’ouverture du débat ne doit pas aller au-delà de la communauté scientifique. Dans ce modèle, les chercheurs ont le monopole de la parole et toute interférence explicite avec des préoccupations ou des points de vue extérieurs est une source potentielle de désordre. Il ne s’agit pas d’exclure les échanges avec l’environnement sociopolitique : 216

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des demandes externes peuvent être formulées, des préoccupations et des convictions être transmises. Ce modèle tolère par exemple que l’industrie ou les décideurs politiques posent des questions et orientent des programmes [Merton, 1970] ; il admet également que des préoccupations métaphysiques ou des convictions philosophiques animent les chercheurs. C’est ainsi que Forman [Forman, 1971] établit une correspondance entre le climat politique et culturel de l’Allemagne du début du XXe siècle et le développement de la mécanique quantique ou que Freudenthal [Freudenthal, 1986] lie la physique newtonienne à la philosophie politique de Hobbes. Les exemples pourraient être multipliés. Ils montreraient que ces influences ne vont (ou ne devraient jamais aller) jusqu’au cœur de l’activité scientifique. Elles contribuent à hiérarchiser ou à mettre en forme les problèmes posés ou à la limite à déterminer le style des réponses apportées. Pour cette raison, et dans la mesure où elles sont partagées, elles jouent un rôle important dans la création de conditions favorables à la constitution de l’accord. Mais l’accord ne se réalise finalement que s’il est soutenu par des éléments techniques qui par définition échappent au moins en partie aux influences extérieures. Le modèle oppose ainsi les contextes dans lesquels l’activité scientifique prend place et le noyau dur de cette activité scientifique. Le scientifique ne peut être convaincu que si la production suit des règles, qui sont celles de la méthode scientifique et qui s’incarnent dans des normes techniques spécifiques. Ces normes peuvent varier en fonction des disciplines et de l’état de développement de la science et être liées à des contextes philosophiques ou politiques particuliers. Mais tout n’est pas possible : ce sont les scientifiques et eux seuls qui en dernier ressort jugent de la qualité de la méthode et élaborent les normes. Il faut noter en particulier que, bien que traversée par des rapports de force et de domination (certains scientifiques créent de véritables empires et imposent à la fois le style des questions et celui des réponses), la communauté scientifique ne laissent pas ces rapports de force contaminer la méthode elle-même. Ceci suppose des formes d’organisation finement adaptées.

Organisation sociale L’organisation est l’une des variables centrales du modèle. C’est d’elle que dépend la viabilité de l’entreprise scientifique. Elle repose sur une stricte séparation entre ce qui relève de l’organisation interne et ce qui concerne les relations avec l’extérieur.

ORGANISATION INTERNE Le système d’incitation joue un rôle essentiel car c’est lui qui pousse les scientifiques à produire les connaissances. Il repose sur un mécanisme à double détente : des découvertes 217

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(ou plus largement des contributions) sont identifiées et attribuées à certains scientifiques qui sont récompensés en fonction de la qualité de ces contributions. Ce double mécanisme est considéré comme un processus, qui a évidemment un fondement technique, mais qui est pour l’essentiel social. En effet, la notion de découverte ne va pas de soi. Il faut d’abord identifier dans le flux incessant de la production scientifique des événements suffisamment distincts les uns des autres, ce qui suppose généralement une bonne dose d’arbitraire : une nouvelle observation, un nouveau modèle ou un nouveau concept ont très fréquemment des précurseurs. Il faut ensuite associer à ces événements des conséquences évaluables sur le développement scientifique. Enfin une fois cernées les contributions et mesurés leur importance et leur impact, il reste à attribuer ces découvertes à des personnes ou à des groupes qui en sont considérés comme les auteurs. Il n’existe pas de procédure universelle et objective pour apporter des réponses indiscutables à ces différentes questions. C’est pourquoi la délimitation des contributions ainsi que leur imputation [Gaston, 1973] ; [Merton, 1973], donnent souvent lieu à des controverses et font parfois l’objet de réévaluations qui interviennent longtemps après qu’elles ont eu lieu [Brannigan, 1981] ; [Woolgar, 1976]. L’identification des découvertes et de leurs « auteurs » serait irréalisable en l’absence de dispositifs matériels et de règles qui codifient la mise en forme des connaissances et de leur transmission. L’article scientifique, tel qu’il existe sous sa forme actuelle et qui est le résultat d’une longue évolution toujours en cours, permet de délimiter de manière précise des « paquets » d’informations, distincts les uns des autres [Price, 1967]. Il rend aisée l’identification des auteurs qui les ont produits ; il permet de dater leurs contributions et de repérer, grâce aux citations, les emprunts effectués à d’autres auteurs, ce qui donne des indications sur le degré d’originalité de la contribution et permet d’apprécier indirectement l’importance des contributions faites par les chercheurs cités. L’article n’est évidemment qu’un des éléments qui assurent l’identification des découvertes et leur imputation; les cahiers de laboratoires dans lesquels sont consignées les expériences et les dates auxquelles elles ont été réalisées jouent un rôle important, notamment lorsque des litiges apparaissent et qu’un chercheur doit prouver qu’il est bien l’auteur d’une découverte ou qu’il l’a réalisée avant un concurrent qui prétend être arrivé le premier. La stricte séparation, dans les laboratoires, entre les techniciens et les chercheurs, et parmi ces derniers entre ceux qui prennent des initiatives et ceux qui sont cantonnés dans des rôles d’exécution, constitue un mécanisme supplémentaire qui contribue à cette clarification : jusqu’à une date récente ils ne pouvaient prétendre au statut d’auteurs de découvertes. À ces éléments matériels s’ajoutent des règles, des normes ou des formes d’organisation qui empêchent les conflits de dégénérer. Le fonctionnement des revues est étroitement encadré et surveillé ; les comités de lecture veillent au bon fonctionnement de l’évaluation ; en cas de litige, 218

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elles peuvent mandater des experts pour qu’ils vérifient la régularité des expériences et établissent de manière indiscutable la chronologie des événements. La distinction cruciale entre techniciens et chercheurs, sans laquelle l’imputation des découvertes risquerait de se dissoudre dans le travail d’équipe, est tenue par les systèmes de diplômes, par des procédures de recrutement et par une stricte hiérarchie des statuts professionnels. On peut aller très loin dans l’analyse de ce dispositif complexe, de son histoire et de ses transformations. De telles investigations seraient d’autant plus intéressantes que l’institution scientifique connaît actuellement de profonds bouleversements : le caractère collectif du travail de recherche, la multiplication des collaborations, l’importance grandissante du travail expérimental et l’énormité des enjeux économiques associés à la possibilité d’être désigné comme l’auteur d’une découverte, contribuent à une évolution rapide des règles existantes13. Le fonctionnement du système de gratification est étroitement lié aux procédures d’identification et d’imputation des contributions. Suivant les disciplines, l’évaluation porte sur des aspects différents : virtuosité technique, solidité, impact, originalité, utilité, élégance, etc. Les rétributions qui ont été imaginées au fil des siècles sont nombreuses et diversifiées. Elles établissent une correspondance entre le niveau de la gratification et l’importance supposée de la contribution: promotion statutaire, attribution de prix qui peuvent aller des plus modestes aux plus prestigieux, élection comme membre d’une Académie (elle-même plus ou moins prestigieuse), éponymie (qui consiste à donner le nom du scientifique à un résultat qui lui est attribué comme dans le cas de la loi d’Ohm). Par le biais de ces gratifications, les chercheurs (généralement individuels) sont à la fois constitués en acteurs du développement scientifique et incités à contribuer à l’avancement des connaissances. L’institution qui distribue ces gratifications joue un rôle essentiel dans le fonctionnement de la science : c’est elle qui assure qu’il y ait des chercheurs qui fassent de la recherche ! Il faut ajouter que le choix et la conception des incitations peuvent avoir des effets non négligeables sur les orientations du développement scientifique lui-même. Lorsqu’une Académie ou une Fondation promettent une récompense au chercheur qui parviendra le premier à résoudre un problème donné, elles favorisent une allocation des ressources (la force 13. L’identification des découvertes et leur attribution ont toujours donné lieu à d’intenses controverses. De ce point de vue, la sociologie a constamment souligné le caractère construit de ces deux notions. Qu’appelle-t-on calcul infinitésimal et la paternité doit-elle en être attribuée à Newton ou à Leibniz? À cette question, aucune réponse indépendante et objective ne peut être donnée. Les réponses sont entre les mains des acteurs qui s’affrontent pour tenter d’imposer leur propre version de l’histoire. Dans la controverse, ils mobilisent toutes les traces qui sont fournies par les nombreux dispositifs destinés à cerner les découvertes et à remonter à leurs auteurs. Mais comme dans un procès, ces traces ne fournissent que des présomptions.

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de travail des scientifiques) qui vient conforter ses propres priorités. L’examen approfondi des impacts possibles des différents types de gratification, conçus comme des systèmes d’incitation, reste en grande partie à réaliser. Pour le modèle, les gratifications attribuées aux scientifiques sont considérées comme symboliques c’est-à-dire qu’elles contribuent à établir la réputation de ceux à qui elles sont décernées. Ceci n’empêche pas certaines de ces récompenses d’être monétaires : les prix Nobel assurent à leurs récipiendaires un coquet capital. Par ailleurs, selon des mécanismes faciles à comprendre, et qui ne leur échappent pas !, les chercheurs prestigieux peuvent monnayer leur réputation scientifique sur les scènes politiques ou médiatiques et de plus en plus fréquemment en se lançant dans des activités économiques. Mais ces différentes formes de rétribution ne peuvent être que dérivées. Le caractère prioritairement symbolique des gratifications accordées au scientifique – quelles que soient les interférences observées entre ce système et des formes de rétributions plus matérielles – est une invention historique qui n’avait rien de nécessaire. Il est aisé de comprendre les raisons et la logique de cette invention, si l’on adopte le point de vue du modèle 2 : les énoncés scientifiques peuvent être assimilés à des informations, c’est-à-dire à des messages qui vont permettre à d’autres acteurs d’entreprendre des actions (notamment productives) qu’ils n’auraient pas décidées s’ils n’en avaient pas disposé. Ces informations, puisqu’elles sont utiles, peuvent être assimilées à des biens économiques ; elles pourraient par conséquent faire l’objet d’une valorisation marchande : les scientifiques qui produisent des énoncés pourraient les faire payer par ceux qui souhaitent les utiliser, le prix s’établissant comme sur tout marché en fonction de l’offre et de la demande. Une telle valorisation est difficile, voire dans certain cas impraticable, parce que l’information à portée générale et en particulier les énoncés scientifiques (notamment théoriques) constituent, sous certaines conditions, ce que la théorie économique appelle un bien public. Les marchés économiques sont inefficaces pour la commercialisation des biens publics parce que ces biens sont non rivaux et non exclusifs. Considérons l’énoncé : « la structure de l’ADN est celle d’une double hélice ». L’information qu’il contient peut être utilisée par Monsieur Martin sans que soit diminuée son utilité pour Madame Durand, qui souhaite éventuellement s’en servir pour ses propres affaires (par exemple pour produire un autre énoncé ou pour concevoir une innovation dont elle espère tirer profit). Un énoncé ne s’use pas si l’on s’en sert ! Tout au contraire : il devient plus riche en informations lorsqu’il a été utilisé un grand nombre de fois. À la différence d’une part de gâteau, qui une fois mangée n’existe plus, un énoncé scientifique est un bien non rival : le consommer une fois ne lui retire pas la faculté d’être consommé un grand nombre d’autres fois. Ce n’est pas tout ! Si je suis l’auteur de cet énoncé et que je souhaite qu’il ne soit utilisé que par moi, je vais rapidement être confronté à de graves et difficiles problèmes. Il est impensable de le breveter, puisque je devrai le divulguer. Quant à garder le secret sur une information aussi simple, c’est tout simplement impensable. 220

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C’est parce qu’il est difficile, et pratiquement impossible, d’empêcher qui que ce soit de l’utiliser qu’il est dit non exclusif. Il est facile de montrer que le marché n’est pas adapté pour organiser de manière efficace et rationnelle la production et la consommation des biens publics et ceci pour au moins deux raisons. Premièrement, personne n’est incité à prendre le risque de produire un bien dont il est incapable de s’assurer la propriété et qu’il ne pourra empêcher de passer librement de main en main (du fait de sa non exclusivité). Deuxièmement, si l’on parvenait néanmoins, en acceptant d’y mettre le prix, à attacher à ce bien des droits de propriété forts, on diminuerait la quantité de richesse qu’un usage large et libre du bien en question aurait permis de produire (du fait de sa non rivalité). Ce que les scientifiques ont inventé c’est un système de gratification non monétaire qui incite les acteurs, dans ce cas les chercheurs, à produire ce bien bizarre qu’est un bien public, dans ce cas les énoncés scientifiques, et à assurer sa dissémination. Du fait des gratifications symboliques qui lui sont promises, le chercheur est incité non seulement à produire des énoncés mais également et simultanément à les rendre disponibles à un coût nul. Bien sûr ce système ne peut fonctionner que si des financements sont attribués aux chercheurs, puisque leur activité ne les rémunère pas directement. Il revient à l’État d’assurer une partie du soutien financier. Des fondations privées, des associations caritatives, et plus généralement des organisations à but non lucratif peuvent également contribuer. On comprend mieux pourquoi, dans le modèle 2, la publication constitue la pierre angulaire de la science. C’est elle qui permet le fonctionnement de cet étrange système, dans lequel altruisme, désintérêt et recherche obsessionnelle de la réputation sont rendus conciliables, pour le plus grand bénéfice de la science et de la société. L’organisation doit inciter les scientifiques à produire des connaissances qu’ils acceptent de rendre publiques, mais elle doit également assurer que tout scientifique désirant s’engager dans une controverse ou dans un débat a les moyens de le faire. Ce libre accès à la discussion fonctionne comme un principe supérieur qui s’inscrit dans des normes et des formes institutionnelles spécifiques : le fait par exemple que les manuscrits envoyés à une revue soient évalués de manière anonyme garantit l’impersonnalité des jugements et élimine toute évaluation et par conséquent tout rejet, ou plus largement toute exclusion, qui seraient fondés sur des critères autres que ceux de la qualité et de l’intérêt des contributions. Toutes ces règles, toutes ces normes et tous ces dispositifs sont loin d’être parfaits. La sociologie peut en montrer les limites, pour souligner les effets pervers, les contradictions (par exemple entre, d’un côté, le système de gratification qui tend à renforcer les privilèges et les monopoles et, d’un autre côté, le droit à l’expression). Mais ces dysfonctionnements ne surviennent que sur fond d’un accord primordial: celui de la libre discussion compétente ; ils peuvent par conséquent être dénoncés comme illégitimes. 221

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On a vu que le modèle met l’accent sur le rôle des individus (les chercheurs). Pourtant, l’activité scientifique est de plus en plus une affaire de travail d’équipe. Comment le modèle parvient-il à expliquer l’émergence et les raisons d’être des laboratoires ? Dans ce modèle, la question est tout aussi problématique que l’existence d’entreprises l’était pour l’économie néo-classique [Coase, 1937]. Même si cette question n’est pas traitée en tant que telle (il faut néanmoins signaler le travail original de [Whitley, 1984], sur les structures, performances et stratégies des organisations de recherche), on pourrait poursuivre plus avant la métaphore économique qu’affectionne le modèle, en analysant le laboratoire comme un dispositif facilitant les économies d’échelle (efficacité technique liée à la taille et à la complémentarité des instruments) ou organisant de manière moins coûteuse les échanges répétés entre des chercheurs qui coopèrent aux mêmes projets ou aux mêmes programmes.

RELATIONS AVEC L’ENVIRONNEMENT Le modèle 2 explore la relation entre la science et ses différents contextes, mais il le fait en établissant une frontière claire entre l’intérieur et l’extérieur. Lorsque cette frontière est franchie, les normes, les règles du jeu, les incitations, les ressources changent de nature. Des notions comme celle d’institution scientifique dotée de ses propres objectifs, valeurs et normes [Merton, 1973] ainsi que celle de champ scientifique avec ses espèces de capital [Bourdieu, 1975] marquent l’existence d’un territoire. De nombreuses analyses historiques ont montré comment cet espace social gouverné par ses propres lois est devenu autonome et comment parallèlement le rôle du scientifique professionnel a progressivement émergé et été consolidé [Ben-David, 1971]. L’existence d’une autonomie n’exclut pas pour autant les échanges avec le monde extérieur ni l’influence de ce dernier. Bourdieu conçoit par exemple l’existence de deux marchés : un marché restreint, limité aux spécialistes, où les théories scientifiques sont débattues, et un marché général qui transmet les produits, ainsi stabilisés et certifiés, aux acteurs externes qui sont intéressés par eux – les entreprises, les agences étatiques et le système d’éducation [Bourdieu, 1971]. La valeur d’un produit (une théorie) sur le marché externe dépend en partie, mais pas uniquement, de la valeur qui lui est attribuée par le marché interne (vice-versa). David, Mowery et Steinmueller [David, et al., 1992], développant le point de vue de l’économie orthodoxe considèrent que la science (fondamentale) produit des informations qui sont inappropriables et qui sont utilisées librement et sans coûts supplémentaires en dehors de l’institution scientifique, notamment par les agents économiques. Cela n’empêche pas ces derniers de produire pour leur compte personnel, de manière plus facile à programmer et moins coûteuse, des connaissances scientifiques qui sont adaptées à leurs besoins et dont 222

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la spécificité et la particularité facilitent l’appropriation : ces énoncés sur mesure s’apparentent plus à des biens privés qu’à des biens publics. A. Rip [Rip, 1988] quant à lui propose une généralisation des cycles de crédibilité de Latour et Woolgar en introduisant la « capacité à être financés » des projets de recherche, liant la logique du développement scientifique à celle des acteurs politico-économiques : ces cycles élargis coordonnent l’activité des scientifiques avec les attentes de leur environnement. Dans ce modèle, la dualité des formes organisationnelles est cruciale. La frontière entre l’interne et l’externe est un élément essentiel de la science et en protège le cœur, mais elle doit être suffisamment perméable pour transmettre les influences qui nourrissent la science et assurent son utilité sociale14. Les organisations qui lient la science à son environnement (comme les centres de recherche industrielle ou les agences publiques encourageant la recherche et les coopérations entre universités et entreprises) jouent un rôle crucial dans l’organisation de ces échanges et les médiations qu’ils supposent. Jusqu’à ce jour, elles ont fait l’objet de peu d’études. Il convient néanmoins de citer les travaux déjà anciens de [Barnes, 1971], [Cotgrove et Box, 1979], [Kornhauser, 1962] et [Marcson, 1960].

La dynamique d’ensemble Dans ce modèle, la dynamique d’ensemble est assimilée à un processus de croissance dont il est possible d’expliciter les mécanismes et les conditions. Les scientifiques, on l’a vu, sont assimilés à des entrepreneurs qui sont mus par la recherche de gratifications symboliques, qui accroissent leur réputation et leur crédibilité. Ils choisissent donc les domaines de recherche dans lesquels les profits à venir sont susceptibles d’être les plus élevés, soit que les problèmes posés soient considérés comme importants et difficiles, soient que les applications attendues paraissent prometteuses, soient que les zones d’ignorance y soient nombreuses. Tout ce qui améliore la perception par les chercheurs de ces différences de profits escomptés, ainsi que tous les dispositifs qui facilitent leur mobilité à la fois thématique et institutionnelle, accroît la fluidité de l’allocation des ressources et favorise une élévation du taux de croissance d’ensemble de la science15. Par ailleurs, si le libre débat est entravé, et avec lui l’évaluation des projets et des résultats, si le système de gratification et d’incitation connaît des dysfonctionnements, si des situations de monopole apparaissent, alors la productivité d’ensemble peut être affectée. Les raisonnements développés sont, comme on peut le vérifier, relativement proches de ceux qui sont utilisés dans l’analyse de la croissance économique. 14. Shapin donne une présentation et une généalogie détaillées de cette ambivalence [Shapin, 1992]. 15. [Ben-David, 1971, Ben-David, 1991] ; [Mulkay, 1972]

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Ce modèle, qui naît dans les années qui suivent la fin de la seconde guerre mondiale et qui se développe pendant la guerre froide, insiste enfin sur la nécessité d’une surveillance renforcée de la frontière entre la science et son environnement. Cette frontière doit permettre les échanges mais interdire les incursions barbares dont les exemples historiques les plus tristement célèbres sont fournis par les Nazis et leur prétention folle à vouloir opposer la bonne physique aryenne à la mauvaise physique juive ainsi que par le parti communiste soviétique qui rejetait la génétique mendélienne au nom du matérialisme dialectique. Au total ce qui fait la force de la science et lui permet de survivre et de prospérer dans un monde dominé par les passions et la volonté de puissance, ce sont de fragiles institutions, inventées il y a quelques siècles par l’occident, qu’il faut à tout prix préserver et transmettre de générations en générations pour permettre à la Raison de résister et de répandre ses bienfaits.

MODÈLE 3 : LA SCIENCE COMME PRATIQUE SOCIOCULTURELLE Ce modèle peut être considéré comme l’antithèse du modèle 1. Pour lui la science ne se distingue pas vraiment des autres activités et les certitudes auxquelles elle conduit ne jouissent d’aucun privilège particulier. Cette démonstration repose sur le fait que la science ne saurait être réduite au seul travail sur les énoncés. La dimension expérimentale de la recherche scientifique est essentielle; elle implique des composantes culturelles, matérielles et sociales qui sont aussi importantes que les contraintes liées à l’ordre du discours. La science doit être analysée comme n’importe quelle autre pratique: elle est encastrée dans le social.

Nature de la production scientifique Le modèle 1 ne se contente pas de centrer l’analyse sur les seuls énoncés, il fait en outre l’hypothèse que ceux-ci se suffisent à eux-mêmes : leur signification n’a pas à être recherchée ailleurs que dans le système qu’ils forment ; le monde du discours se ferme sur lui-même, il est distinct du monde auquel il fait référence et peut être séparé de l’environnement dans lequel il prend place. Pourtant, comme l’analyse pragmatique du langage nous l’a appris, un énoncé n’a de sens que rapporté au contexte de son énonciation. Le modèle 3 adopte cette hypothèse et souligne l’importance des éléments culturels, sociaux et matériels qui expliquent le rôle joué par les savoirs tacites et les compétences incorporées dans la production des connaissances scientifiques. La contribution d’auteurs comme Kuhn [Kuhn, 1962] et Wittgenstein [Wittgenstein, 1953] est essentielle. Les notions de règles (avec tous les problèmes que pose une expression comme : suivre une règle), de jeux de langage, de formes de vie 224

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et d’apprentissage par l’exemple soulignent l’importance du savoir tacite [Polanyi, 1958] et des connaissances incorporées (dans les êtres humains ou dans les instruments). Certains savoirs – par exemple, les savoirs liés au fonctionnement des instruments ou à l’interprétation des données fournies par ces instruments – ne peuvent être exprimés sous la forme d’énoncés explicites. Dans cette vision, la production scientifique dépend prioritairement de savoir-faire locaux, de ficelles du métier et de règles qui ne peuvent être facilement transportées ou transposées. Les énoncés formels, car bien sûr ils existent même s’ils ne constituent que la partie visible de la science, ne peuvent voyager et être compris que si leur environnement instrumental et les savoirs incorporés dans les êtres humains qui les mettent en œuvre et les utilisent sont eux-mêmes transportés ou déjà disponibles. Ce thème a été brillamment développé par des auteurs comme Fleck [Fleck, 1935] puis [Ravetz, 1971] : « Dans chacun de ses aspects, l’enquête scientifique est une activité artisanale qui dépend d’un corps de savoir qui est informel et en partie tacite16 ». Collins a considérablement enrichi cet argument dans plusieurs études. Par exemple, dans son analyse de la construction du laser TEA, il a montré que la diffusion du savoir ne pouvait être réduite à la simple transmission d’informations : « Le point essentiel est que la transmission des compétences ne se fait pas par l’intermédiaire de mots écrits » [Collins, 1974]. Collins distingue ainsi deux types de modèles pour décrire l’activité scientifique: le modèle algorithmique et le modèle d’enculturation. Pour le premier, la science consiste en une production d’informations codifiées transparentes ; dans le deuxième, les compétences tacites et l’apprentissage sont importants – un énoncé scientifique est toujours opaque, sa signification n’est réductible ni à ce qu’il énonce ni à ce qui est dit par le système d’énoncés auquel il appartient. La différence entre le modèle algorithmique et le modèle d’enculturation devient essentielle lorsque l’on envisage la question de la reproduction des expériences. La reproduction d’une expérience implique toujours une interaction étroite entre les scientifiques et leurs arrangements expérimentaux ; pour qu’elle réussisse, il faut qu’une culture entière soit transmise incluant des savoir-faire, des manières de voir et d’interpréter, et de traduire les résultats en énoncés observationnels17. Comme le dit Collins : « Seuls ceux des scientifiques qui ont passé un peu de temps dans le laboratoire où un succès a été remporté se révèlent capables de construire avec succès leur propre

16. [Ravetz, 1971], p. 103. 17. De nombreuses études empiriques viennent à l’appui de cette hypothèse. Cambrosio montre tout ce que les meilleurs chercheurs devaient maîtriser comme savoirs et savoir-faire, jamais explicités dans les textes ou dans les échanges verbaux, pour produire les premiers anticorps monoclonaux [Cambrosio, 1988]. Il remarque même avec amusement que la partie tacite des pratiques était si importante que certaines superstitions se développaient pour expliquer le succès ou l’échec d’une expérience qu’un savoir explicite ne pouvait expliquer.

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version du laser » [Collins, 1974]. L’affirmation du modèle d’enculturation a une implication générale : les pratiques incorporées dans les êtres humains (ceux qui manipulent et interprètent) sont entrelacées avec les dispositifs expérimentaux, les protocoles et les énoncés observationnels et théoriques ; extraire les énoncés de cette totalité et les transformer en un objet privilégié de la production scientifique revient à les sortir de leur contexte et à les dépouiller de leur signification.

Acteurs Les acteurs impliqués dans la dynamique du développement du savoir scientifique ne se limitent pas aux seuls chercheurs réalisant des expériences ou élaborant des théories. Dans un article extrêmement suggestif, Collins et Pinch introduisent une distinction entre ce qu’ils appellent les forums constitutifs et contingents [Collins et Pinch, 1979]. Ils montrent comment les groupes situés hors de la communauté scientifique, et appartenant aux forums contingents, peuvent être mobilisés dans la production du savoir. La liste de ces groupes dépend des situations particulières qui sont analysées: on y trouve à titre d’exemples les fabricants et les marchands d’instruments, les médias, les agences étatiques, les entreprises avec leurs ingénieurs et leurs financiers, des groupes de pression qui appartiennent à la société civile (associations, comités d’éthique, etc.). Tous ces acteurs, qui ne sont pas des scientifiques, sont susceptibles de participer, d’une manière ou d’une autre. La frontière entre les « insiders » (les scientifiques du forum constituant) et les « outsiders » fluctue et se négocie au coup par coup. Une question importante est celle des mécanismes par lesquels les contraintes, les exigences et les intérêts situés à l’extérieur du cercle des chercheurs influencent le savoir scientifique. Dans un travail exemplaire consacré à la controverse du grand Dévonien en géologie, Rudwick suit les différents acteurs qui étaient directement ou indirectement intéressés au débat durant les années 1830 sur l’existence d’une strate géologique (le Dévonien) [Rudwick, 1985]. Il confère à tous ces personnages une réelle profondeur, reconstituant le réseau de leurs relations et les situant dans les structures institutionnelles de l’époque. Le travail de Wise [Wise et Smith, 1988] sur Lord Kelvin, celui de Schaffer sur les astronomes [Schaffer, 1991], celui de MacKenzie sur l’émergence des statistiques [MacKenzie, 1981] et celui de Pestre sur Neel et ses réseaux sociaux [Pestre, 1990] sont d’autres exemples de ce type d’analyses. Cette attention portée aux non-scientifiques, qui à l’extérieur des laboratoires participent au travail collectif de la recherche, s’exerce également à l’intérieur des laboratoires. Dans les modèles 1 et 2, les techniciens sont partout présents mais sous la forme d’ombres transparentes. Ce sont eux qui réalisent les expériences, collectent les échantillons, établissent les mesures: leur travail n’a pourtant aucune influence sur 226

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le processus de production ou d’utilisation des connaissances. Ils jouissent, si l’on peut dire, du même statut que les instruments. Le modèle socioculturel répare cet oubli : de la même manière qu’il insiste sur le travail expérimental, il met en scène ceux qui montent les « manips », préparent les échantillons, réalisent les mesures. Shapin dans un article très instructif a fortement contribué à cette réhabilitation [Shapin, 1979] ; plusieurs auteurs ont souligné le rôle particulier des thésards dans la vie des laboratoires. Les chercheurs ne sont pas oubliés. Leurs compétences sont à la fois plus diversifiées (leur corps se met à exister) et moins écrasantes (ils sont semblables aux autres êtres humains, avec leurs limites et leurs passions), que dans le modèle 1. Elles incluent la capacité de formuler et d’interpréter des énoncés et des modèles, comme dans le modèle 1, mais également et surtout d’élaborer et de mettre en œuvre des compétences tacites et des savoir-faire, de bricoler des règles et de les suivre sans trop se poser de questions. Les chercheurs (il faut inclure les techniciens dans cette catégorie) raisonnent, mais raisonner est une activité complexe qui consiste tout à la fois à manipuler, déchiffrer, inspecter, suspecter, bricoler, interpréter. La raison est encastrée dans des pratiques dont il est difficile de considérer indépendamment les unes des autres les composantes cognitives et corporelles18. La notion d’apprentissage, bien que centrale dans ce modèle, a largement été laissée à l’écart des études empiriques, même si elle se voit accorder une place théorique de choix. Plusieurs approches différentes de l’apprentissage existent dans la littérature. Les analyses Bayesiennes insistent sur le caractère probabiliste du savoir et sur le rôle des expériences dans le renforcement ou la transformation des probabilités subjectives [Hesse, 1974] ; d’autres s’appuient sur les théories Piagetiennes et sur celles de l’intelligence artificielle [Mey, 1982] ou font référence à la psychologie de la Gestalt [Kuhn, 1962]. Ceci ouvre un vaste champ de recherche. Quelle que soit la position théorique adoptée, les hypothèses sous-jacentes sont claires ; la capacité d’apprentissage des acteurs les dote à la fois d’une profondeur historique (elle garantit une certaine continuité du savoir) et d’une faculté (permanente) d’invention, c’est-à-dire d’une capacité de redéfinir les routines et les règles de la coordination de l’action : la science est à la fois création et répétition. L’accent mis sur les connaissances tacites ainsi que sur les mécanismes d’apprentissage conduit à privilégier le groupe social par rapport à l’acteur individuel. Les interactions sociales ne peuvent se développer que dans le cadre d’une culture partagée et de pratiques communes: l’activité scientifique, avec ce qu’elle suppose de négociations, d’interprétations, de transmissions d’informations, de jugements n’échappe pas à cette loi. Cette hypothèse trouve évidemment sa source dans la notion de paradigme d’abord proposée par Fleck puis

18. [Knorr, 1981] ; [Latour et Woolgar, 1979] ; [Lynch, 1985c]

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reprise de manière sans doute un peu trop schématique par Kuhn. Le paradigme désigne simultanément le groupe des spécialistes, leurs compétences et savoir-faire ainsi que les connaissances formelles ou informelles qu’ils élaborent et mettent en œuvre. L’analyse se focalise par conséquent sur les groupes sociaux pour aboutir dans un deuxième temps aux individus qui les constituent. Pour Collins, le groupe des chercheurs qui sont au cœur d’un domaine de recherche et qui partagent les mêmes problèmes et la même culture, constitue le véritable acteur de la production des connaissances et de leur transmission. Collins se réfère explicitement à Granovetter [Granovetter, 1973] pour établir que l’impact d’un chercheur sera d’autant plus fort que les relations dans lesquelles il entre sont inhabituelles ou atypiques par rapport aux relations les plus fréquemment développées. On voit poindre ici une théorie purement sociologique de l’invention qui se rapproche de la théorie des marginaux sécants qui sont situés à la périphérie de différents groupes sociaux et permettent des fertilisations croisées inattendues. Schaffer [Schaffer, 1991] adopte un point de vue analogue: « La coordination entre ces deux réseaux était cruciale car elle montrait que les managers des observatoires et les astronomes engagés dans les expériences pouvaient collaborer pour étendre leur contrôle au-delà des frontières des mécanismes célestes. » Les groupes sociaux formés par les scientifiques attachés à la résolution des mêmes problèmes ont été fréquemment analysés comme des réseaux sociaux, réseaux qui peuvent se densifier, se clore sur eux-mêmes ou au contraire s’ouvrir et s’étendre, se fragmenter ou fusionner19. La dynamique de ces réseaux dépend évidemment des stratégies de mise en relations que poursuivent leurs membres. Il est possible de montrer qu’à des transformations du réseau social et de sa structure correspondent des modifications dans les stratégies de formulation des problèmes et de justification des résultats [Mullins, 1972]. En incluant dans le champ de l’analyse l’ensemble des groupes sociaux qui interviennent dans le processus de la création du savoir, les tenants du modèle 3 donnent à la description une réelle épaisseur sociologique, sans pour autant sombrer dans le réductionnisme (les pratiques sont analysées avec minutie). Pour la première fois la sociologie traite les contenus scientifiques avec la même profondeur et le même souci du détail que n’importe quelle autre activité humaine.

Dynamique Pour expliquer la dynamique de l’activité scientifique, il n’est nullement besoin d’inventer de nouvelles explications sociologiques. Barnes fournit la présentation la plus claire et la plus systématique de ce point de vue [Barnes, 1977]. Inspiré par la tradition marxiste, il rapporte la dynamique de la science au jeu de deux grandes familles d’intérêt, 19. [Crane, 1972] [Mullins, 1972]

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« un intérêt déclaré pour la prédiction, la manipulation et le contrôle, un intérêt déclaré pour la rationalisation et la persuasion »20. Ainsi, dans la controverse phrénologique étudiée par Shapin [Shapin, 1979], retrouve-t-on un mélange d’intérêts sociopolitiques et cognitifs. La mise en évidence de l’existence des sinus frontaux permet tout à la fois de marquer des points dans la lutte des classes à Edinburgh et de percer les secrets du cerveau. Ces deux familles d’intérêts, ajoute Barnes, se retrouvent dans toutes les sociétés ; si certaines sociétés comme les nôtres ont développé la science, c’est pour des raisons historiques contingentes. L’importance des intérêts liés au contrôle et à la prédiction s’est trouvée exacerbée puis inscrite et pérennisée dans des institutions spécifiques. Je viens d’évoquer la macrosociologie de Barnes, mais elle ne constitue qu’une possibilité parmi d’autres. Dans le modèle 3, les explications sont aussi diverses que peuvent l’être les modèles sociologiques. La microsociologie fournit de nombreux outils. Dans les textes récents de Pickering, la science est considérée comme une pratique, comme un travail : « faire de la science est un vrai travail » [Pickering, 1990] et est analysée comme toutes les pratiques orientées vers un but. Un chercheur dispose de ressources ; il essaie d’atteindre les objectifs qu’il s’est fixés ou qu’on lui a fixés ; il s’efforce pour y parvenir de créer une cohérence entre les éléments disparates et parfois difficiles à maîtriser, voire récalcitrants, qui constituent son environnement (instruments, modèles théoriques et expérimentaux, collaborateurs) et dont certains résistent à toute réorganisation. K. Knorr [Knorr, 1999], s’appuyant sur la philosophie de Merleau-Ponty, donne une description éclairante de ce qu’elle appelle les « cultures épistémiques » de la physique des hautes énergies et de la biologie moléculaire. Elle met l’accent sur l’absence d’unité des pratiques scientifiques qui dépendent de « la manière dont elles envisagent les signes et leurs traitements, de leurs relations à elles-mêmes, des formes d’alignements qu’elles instituent entre les sujets connaissants et les objets naturels, ainsi que de la façon dont elles établissent des liens entre les investigations qu’elles promeuvent et les effets de vérité qu’elles produisent. » Il existe encore d’autres possibilités, dont l’ethnométhodologie [Lynch, 1985a], l’interactionnisme symbolique21 ou l’anthropologie culturelle22. Ces différentes approches reposent sur la même hypothèse : la science est une activité humaine, activité qui certes présente un certain nombre de spécificités, qui font qu’on ne peut la confondre avec d’autres activités tout aussi humaines, mais qui n’impliquent pas que l’on change d’instruments analytiques pour en rendre compte. Les explications possibles du développement de la science sont par conséquent aussi nombreuses que les théories sociologiques ! 20. [Barnes, 1977], p. 38 21. [Clarke et Gerson, 1990] ; [Fujimura, 1992] ; [Star, 1989] 22. [Hess, 1992] ; [Traweek, 1988]

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Accord Dans le modèle 3, l’accord entre les scientifiques doit s’expliquer dans les mêmes termes que le consensus qui se réalise entre n’importe quels acteurs sociaux pour n’importe quelle autre activité. Les principes du « Programme fort » de Bloor [Bloor, 1975] sont la traduction méthodologique de cette hypothèse. Comme rien ne permet d’affirmer que la science se situe en dehors de la sphère des activités humaines et comme les scientifiques sont des êtres humains comme les autres, l’accord ou le désaccord, le succès ou l’échec n’ont pas besoin d’être expliqués en des termes différents. Le travail qui illustre le mieux cette thèse est celui de Collins et notamment les études qu’il a consacrées aux ondes gravitationnelles [Collins, 1985a]. L’objet choisi est celui de la réplication des expériences et des controverses auxquelles elles donnent lieu. Comme le résume très bien Golinski [Golinski, 1990], pour Collins, Une expérience reste toujours ouverte, au moins en principe. Dans la perspective de Collins, à aucun moment la nature ne force les expérimentateurs à adopter une interprétation particulière.… La preuve recèle toujours plus de signification que ne lui en accorde n’importe quel système d’explication et elle est toujours trop faible pour déterminer sans ambiguïté le choix entre plusieurs systèmes théoriques qui sont compatibles avec elles… La controverse peut se poursuivre aussi longtemps que les scientifiques qui s’opposent peuvent trouver des ressources pour soutenir leurs arguments.… Un critique qui souhaiterait nier que la reproduction exacte d’une expérience a eu lieu pourrait toujours trouver suffisamment de différences entre deux versions de cette expérience. (p. 494)

Collins considère que ce type de débat, toujours possible et fondé sur la thèse de la sous-détermination de la théorie par l’expérience (thèse de Quine-Duhem), n’a aucune raison logique de s’arrêter et est pris dans une régression sans fin qui caractérise tout travail fondé sur l’expérience23. Ce qu’il reste à expliquer, c’est pourquoi cette « régression de l’expérience » s’arrête parfois et pourquoi des protagonistes ayant des intérêts, des savoir-faire, des convictions, des compétences et des objectifs 23. Pour Duhem et Quine, il existe toujours plusieurs systèmes alternatifs qui permettent d’expliquer les résultats de l’expérience et les observations empiriques. Il n’y a aucune raison logique de préférer un de ces systèmes aux autres. Cette hypothèse permet à certains tenants du modèle 3 de considérer que ce que la nature n’explique pas, c’est la société qui l’explique : si in fine une explication finit par s’imposer, c’est pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la science stricto sensu. La force de cette interprétation tient au fait que, malgré cette intrusion massive de la société dans la science, le résultat reste scientifique: les facteurs sociaux ne font que trier entre des options qui sont également robustes sur le plan de la logique et de la compatibilité avec les observations.

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différents finissent par abandonner la critique, par mettre fin à la régression et par considérer que le débat est clos. On pressent que dans le modèle 3 l’explication de l’accord constitue un point sensible. Les solutions retenues combinent les analyses sociologiques classiques de la création du consensus avec de subtiles considérations sur le rôle des instruments. On trouve d’un côté des explications macrosociologiques traditionnelles. Puisque l’accord ne peut reposer sur aucun élément qui soit par nature indiscutable, sa construction ne dépend que de l’état des forces sociales et notamment de celles qui sont extérieures à la communauté scientifique ou plus précisément au groupe des chercheurs qui sont pris dans la controverse. L’école d’Edimbourg a multiplié les études de cas dans lesquels des intérêts politiques, économiques ou culturels globaux faisaient sentir leur influence jusqu’au sein de l’arène scientifique et créaient ainsi un rapport de force favorable à certaines des thèses ou des interprétations proposées (Barnes, Bloor, Shapin et MacKenzie). Cette explication peut être plus ou moins déterministe et mécaniste: ou bien on affirme sans autre détour que des groupes ou des classes sociales extérieurs, parfaitement identifiables, viennent ajouter leur force propre à celle des scientifiques avec lesquels ils sont en accord; ou bien on laisse les scientifiques choisir eux-mêmes leurs alliés, négocier avec eux la nature et les objectifs de leur soutien. Ces alliances ne pervertissent pas la science puisque la nature est suffisamment ambiguë et les expériences suffisamment complexes, pour nourrir des appréciations et des jugements différents. On voit ici toute l’importance du principe philosophique de sous détermination de l’observation par l’expérience: il laisse place à l’explication sociologique sans mettre en péril l’autonomie du travail scientifique [Barnes et Shapin, 1979] ; [Wallis, 1979]. Une autre explication de l’accord peut être obtenue en mobilisant des notions comme celles de confiance ou de crédibilité qui ont fait l’objet de nombreux travaux en sociologie et en économie. Dans son travail sur les neutrinos solaires, Pinch combine avec élégance ces deux concepts [Pinch, 1986]. La crédibilité des résultats expérimentaux est en grande partie mesurée par l’importance des investissements opérés qui rendent coûteux la réplication, c’est-à-dire la possibilité d’entrer dans une controverse (on retrouve ici le modèle 1). Mais le plus important est la construction d’un climat de confiance pendant toute la période de conception et de réalisation des expériences: en associant des représentants de plusieurs disciplines, en tenant compte des objections au fur et à mesure qu’elles sont soulevées, le projet devient une entreprise collective qui s’appuie sur des relations de réciprocité (échange des informations, collaborations): la crédibilité des résultats est le fruit de cette montée en confiance. Ce type d’analyse, dont on sait qu’il a donné lieu à des développements très intéressants en termes de théorie des jeux24, n’a été que peu exploité mais mériterait un traitement systématique. 24. [Axelrod, 1984] ; [Kreps et Wilson, 1982]

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L’accord peut enfin être facilité par des opérations sur les instruments eux-mêmes. L’étude de Collins, relayée par de nombreux autres travaux empiriques, a montré que la difficulté des réplications tient en grande partie à la non similitude des dispositifs expérimentaux qui sont utilisés. Comme le suggère Collins, le calibrage, l’étalonnage et la standardisation préalables des instruments, en fermant les possibilités de divergence, favorisent l’accord. Si aucun calibrage n’est réalisé, on se trouve ramené à la situation bien décrite par Schaffer à propos des expériences de Newton sur la réfraction de la lumière par les prismes [Schaffer, 1989] : La « loi » de Newton n’arrivait pas à convaincre des expérimentateurs comme Rizetti : « ce serait une drôle de situation », s’exclama l’Italien, « si dans les laboratoires favorables à la loi, les prismes fonctionnaient de manière à la vérifier tandis que dans les endroits hostiles ils se mettaient à fonctionner de travers ! » Pour tous ceux qui critiquaient Newton, les prismes ne devinrent jamais des dispositifs transparents venant soutenir la philosophie expérimentale. (p. 100)

L’exigence de réalisation d’instruments transparents, c’est-à-dire conduisant à des observations non problématiques, s’est imposée dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Le mot d’ordre de la science était alors qu’il fallait « laisse(r) la nature parler par elle-même » [Daston et Galison, 1992] et pour cela disposer d’instruments standardisés et calibrés dans lesquels on pouvait avoir une confiance totale et dont on était convaincu qu’ils ne produisaient pas d’artefacts. Cette mise en boîte noire des instruments [Latour, 1987] suppose un long travail de mise au point au cours duquel les divergences sont progressivement réduites. En principe ces accords sont toujours susceptibles d’être remis en cause. En pratique, une fois qu’ils sont réalisés, il est commode de ne pas revenir dessus : les instruments sont alors de véritables boîtes noires qui délivrent à la demande des données que l’on interprète sans état d’âme. Les possibles retours en arrière ont conduit Fleck, dans un travail pionnier, à distinguer entre les connexions passives [Fleck, 1935], qui ne sont pas reconsidérées, et les connexions actives, qui soulèvent constamment de nouvelles questions, fabriquant des incertitudes et des ambiguïtés. Plutôt que de mise en boîte noire, il serait peut-être plus judicieux de suivre Fleck et de distinguer entre des instruments passifs, les fameux dispositifs expérimentaux transparents dont parlent Daston et Galison, et des instruments actifs qui relancent les controverses et les débats. Il faut rappeler ici que la notion de « phénoménotechnique » proposée par Bachelard [Bachelard, 1934] a également contribué à faire prendre conscience de l’importance des instruments dans l’acceptation et la diffusion des modèles théoriques. Quand les instruments en viennent à incarner des théories entières, qui se trouvent câblées [Galison, 1987], le désaccord devient plus difficile [Latour et Woolgar, 1979], car leur réfutation impliquerait la mise au rancart 232

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d’instruments qui présentent pourtant de bons et loyaux états de service et dont personne n’a envie de se passer. Dans le modèle 3, les instruments passifs, et les accords qu’ils concrétisent et scellent, constituent autant d’éléments solides qui permettent à l’édifice scientifique de s’élever toujours plus haut et de s’étendre toujours plus loin.

ORGANISATION SOCIALE Le modèle socioculturel ne s’intéresse paradoxalement que modérément aux questions d’organisation et de formes institutionnelles. Cette observation s’applique autant à l’organisation interne de l’activité scientifique qu’à ses relations avec l’environnement sociopolitique. Les acteurs, scientifiques inclus, ne se laissent pas enfermer dans la logique de la production d’énoncés, de modèles ou de théories. La notion de règle est souvent sollicitée pour rendre compte d’une organisation sociale capable de gérer la pratique scientifique dans sa globalité. La règle est à la fois implicite et explicite: elle n’est pas extérieure à l’action, elle se manifeste, s’interprète, s’élabore et se transforme dans l’action. La règle est à la fois sociale et technique. Elle assure un minimum de cohérence, rend possibles les anticipations et la discussion collective. Étant elle-même diverse et susceptible d’évolution et d’adaptation, elle est compatible avec la prolifération des groupes sociaux et la diversité de leur identité: les règles sont plus ou moins locales et spécifiques, elles constituent le point fixe autour duquel peuvent se développer des relations de pouvoir et d’influence… Les travaux sociologiques et économiques sur l’émergence et la constitution de règles ou de conventions peuvent être utilement mobilisés pour venir enrichir le modèle socioculturel et imposer l’idée selon laquelle les pratiques scientifiques peuvent et doivent être analysées comme des activités réglées25. Mettant l’accent sur le rôle de l’apprentissage, le modèle souligne l’importance de la transmission des compétences et de la formation. Ceci engendre des relations de dépendance entre maîtres et disciples, et explique également que, au sein des laboratoires, se développent des relations de pouvoir entre des acteurs inégalement dotés en termes de compétences et de savoir-faire. Shapin [Shapin, 1989] donne une bonne illustration de ce type d’analyse en mettant en lumière la position à la fois cruciale et subordonnée qu’occupaient les techniciens dans les premiers laboratoires. Cette sociologie peut être attentive aux rapports de domination qui traversent le monde de la science26. 25. [Bloor, 1992] ; [Favereau, 1994] ; [Lynch, 1992] ; [de Vries, 1992]. 26. [Schaffer, 1988] ; [Bourdieu, 1975]

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Soulignons enfin que, dans le modèle 3, le tracé des frontières entre la science et ses contextes constitue un enjeu permanent. Les acteurs se battent pour savoir qui est dedans et qui est dehors. Ces affrontements et ces négociations se déroulent dans quelques sites remarquables qui peuvent être qualifiés d’hybrides, car ils sont à la croisée d’exigences et de logiques hétérogènes. L’étude de Jasanoff sur la science régulatrice [Jasanoff, 1990], l’enquête d’Abir-Am sur la politique de la fondation Rockefeller en biologie moléculaire [Abir-Am, 1982], les travaux de Wynne sur l’intrication de la science et de la politique dans les questions environnementales [Wynne, 1992], fournissent de bons exemples de ce champ d’analyse en expansion.

Dynamique de l’ensemble Dans le modèle socioculturel, la description de la dynamique d’ensemble conduit à remettre en cause l’idée de continuité dans le développement des connaissances scientifiques dont la capitalisation est considérée comme problématique. Si la science ne progresse pas de manière linéaire, c’est qu’elle est impliquée dans des relations sociales qui possèdent leur propre logique. La notion d’intérêt de Barnes est de ce point de vue très utile. Certes les connaissances scientifiques répondent toujours au même type d’intérêt, celui de prédiction et de contrôle, mais leurs contenus s’organisent et se structurent en fonction de configurations sociales qui sont à la fois changeantes et irréductibles les unes aux autres. Les connaissances conservent la marque des conditions de leur production: l’approche de Kuhn est exemplaire dans son insistance sur l’incommensurabilité des savoirs et des paradigmes. L’historicité de la science est celle des problèmes qu’elle se pose et qui dépend elle-même de l’histoire globale. Une analyse plus fine est également possible. Collins, par exemple, fait remarquer que la diffusion du savoir ne peut avoir lieu sans qu’il y ait transposition et adaptation à des circonstances locales. La reproduction d’une expérience quelle qu’elle soit n’est jamais identique au modèle qui l’a inspirée, et ceci même lorsque les instruments ont été parfaitement calibrés et les procédures scrupuleusement explicitées et standardisées. Le transfert implique répétition et création, élimination et addition. Ce point de vue est semblable à l’interprétation originale du travail de Kuhn par Masterman, qui établit un parallèle entre la notion de paradigme et celle de ressemblance familiale telle qu’elle a été proposée par Wittgenstein. Lorsqu’un chercheur s’inspire de l’exemple que lui fournit le paradigme pour formuler et résoudre ses propres problèmes, il crée un écart par rapport au modèle qu’il suit. Au début de la vie du paradigme, ces écarts restent peu nombreux, mais plus le paradigme est utilisé et plus les écarts se multiplient : d’écart en écart, la distance à l’original s’accroît et le paradigme finit par se trahir luimême, de la même manière qu’au sein d’une famille l’accumulation des différences entre générations va jusqu’à rendre impossible la perception d’un air de famille [Masterman, 234

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1970]. La dynamique des sciences naît de ces divergences successives – divergences qui sont consubstantielles au processus de recherche lui-même. C’est parce que la diffusion d’un exemple, d’un modèle ou d’une méthode expérimentale implique de manière inhérente la transformation et la transposition que la science est en perpétuelle évolution. Ceci conduit à concevoir la science comme « un authentique processus historique: les faits et les phénomènes, les concepts et les théories tout comme les instruments et les institutions scientifiques constituent des événements qui s’inscrivent dans le flux des événements qui les ont précédés » [Pickering, 1990].

MODÈLE 4 : LA TRADUCTION ÉLARGIE Nous avons vu dans le modèle 1 que la notion de traduction pouvait être utilisée pour expliquer la mise en relation, voire en équivalence, d’énoncés observationnels et théoriques. Le modèle 4 développe cette notion au-delà de la seule sphère des énoncés. La traduction réfère à l’ensemble des opérations par lesquelles des énoncés sont mis en relation non seulement les uns avec les autres (modèle 1), mais également avec des éléments matériels (des substances, des instruments techniques), des compétences incorporées dans des êtres humains, des procédures ou des règles. Chacun de ces éléments permet aux autres de fonctionner, et chacun tire en partie sa signification et sa portée des relations qu’il entretient avec les autres. Les énoncés considérés sont évidemment ceux du modèle 1, mais ils incluent également l’ensemble des textes qui circulent dans les laboratoires, qu’il s’agisse de brevets, de projet de recherche, d’appels d’offres, etc. La notion d’énoncé est d’ailleurs trop restrictive car l’énoncé n’est qu’un cas particulier d’inscription. La notion de traduction conduit à celle de réseaux de traduction, qui désigne à la fois un processus (celui des traductions qui s’enchevêtrent) et un résultat (celui toujours provisoire des équivalences réussies) : les réseaux de traduction sont des assemblages hétérogènes, également appelés réseaux sociotechniques. Ce modèle cherche à expliquer la prolifération des énoncés scientifiques et leur sphère de circulation grandissante. Pour finir, il en appelle à une reformulation approfondie de la relation sociale.

NATURE DE LA PRODUCTION SCIENTIFIQUE Fabriquer des énoncés Comme le modèle 1, le modèle de la traduction élargie suppose que l’objectif primordial de l’activité scientifique est de produire des énoncés. Mais, comme 235

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le modèle 3, il met l’accent sur le processus de production et sur le rôle dans ce processus des éléments non propositionnels. Prenons les deux énoncés suivants : (a) « La structure de l’ADN est celle d’une double hélice » ; (b) « La façade, élevée de trois étages et surmontée de mansardes, est bâtie en moellons, et badigeonnée avec cette couleur jaune qui donne un caractère ignoble à presque toutes les maisons de Paris. » La différence entre les énoncés (a) et (b) ne réside pas dans les énoncés eux-mêmes, mais dans la possibilité pour un lecteur incrédule et persévérant de remonter la chaîne des éléments qui assure que l’énoncé fait référence à des entités dont l’existence est montrable ou démontrable, par exemple par le truchement des traces qu’elles ont indiscutablement laissées dans leur sillage. Dans le cas de l’énoncé (a), le lecteur peut, s’il le désire, se rendre dans un laboratoire où ont été réalisées des expériences dont les résultats interprétés à la lumière d’autres énoncés déjà admis soutiennent l’idée de la double hélice. Ces résultats sont composés, au moins en partie, par des traces déposées sur un papier ou sur un écran par les différents instruments qui ont été utilisés. On ne passe pas d’un énoncé à un autre (par exemple d’un énoncé théorique à un énoncé observationnel), comme on passe d’une ligne à une autre d’un modèle ou d’une démonstration, mais en voyageant, au sens propre du terme, à travers des mondes qui, au fur et à mesure qu’on se rapproche du terme du voyage, sont de plus en plus encombrés par des dispositifs matériels, des êtres humains, et des piles de papier où se trouvent pêle-mêle des diagrammes, des images retraitées par des ordinateurs, des courbes produites par des spectromètres, etc. Le lecteur de l’énoncé (b), qui souhaiterait retrouver la fameuse pension où vivait le père Goriot, serait irrémédiablement et rapidement condamné à tourner en rond dans un monde fait de papiers et uniquement de papiers, même s’il était contemporain de Balzac, même s’il connaissait par cœur La Comédie humaine, et même s’il avait accès aux manuscrits de l’auteur. La notion de chaîne de traduction a été conçue pour marquer cette différence : ce qui permet de se transporter dans le laboratoire, ce qui permet le déplacement quasiphysique d’un monde de papier vers un monde matériel (incluant évidemment des textes), ce sont les inscriptions qui circulent de l’un à l’autre. Elles rendent présentes dans les énoncés finals les traces qui ont été produites, grâce à des instruments habilement conçus, par des entités auxquelles il devient possible de faire référence et à qui il est plausible d’imputer une existence réelle. La notion d’inscription circulante, proposée par Latour et Woolgar27, permet d’éviter les trop fortes discontinuités introduites par les seuls énoncés, discontinuité entre le monde des instruments et celui du discours, entre l’univers des énoncés observationnels et celui des énoncés théoriques. Elle inclut les représentations graphiques, les carnets de laboratoire, les tables de données, les rapports, les articles 27. [Latour, 1987] ; [Latour et Woolgar, 1979]

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savants, et les livres de vulgarisation…, bref tout ce qui rend réalistes et d’une certaine manière moins héroïques les traductions postulées par le modèle 1. La notion d’inscription confirme l’importance de l’écrit tout en attirant l’attention sur sa diversité. Des traces ou marques au diagramme qui les résume, de la table au graphique qui lui donne une forme traitable par l’analyse fonctionnelle, du graphique à l’énoncé et de l’énoncé à l’énoncé, il s’agit à chaque fois d’une traduction. Le modèle 4 découvre sous les traductions du modèle 1 une série foisonnante de micro-traductions qui font avancer pas à pas le chercheur vers son analyse finale. À la transcendance d’une nature muette dont on essaye de recueillir le message, se substitue une chaîne de micro-transcendances plus humbles, chacune préparant la suivante et participant au travail d’articulation en quoi consiste la production scientifique. Exemple stylisé de chaîne de traduction : —> instrument —> marques (produites par l’instrument) —> diagrammes —> tableaux —> courbes —> énoncés observationnels 1 —> énoncés théorico-observationnels 2 —> énoncés théoriques 3 —> etc.

On peut par certains aspects assimiler la science à une vaste entreprise d’écritures, ou plutôt à un dispositif conçu pour faire écrire, par inscriptions interposées, des entités qu’il devient alors possible de qualifier, de décrire et sur lesquelles ou avec lesquelles on peut envisager d’agir. Foucault, dans un travail pionnier [Foucault, 1975], analyse par exemple l’hôpital comme un dispositif qui place l’individu dans un « réseau d’écritures28 » et montre l’importance des traductions dans la constitution simultanée du savoir et de l’objet du savoir. De nombreux autres sites peuvent être analysés dans les mêmes termes. Les dispositifs à mettre en place varient selon les entités à traduire : l’expérience montre et apprend qu’un quark, un corps souffrant, un gène défaillant, un groupe social humilié ou une strate géologique et ses fossiles n’acceptent d’écrire que s’ils sont pris dans des arrangements qui leur sont adaptés29. La constitution des chaînes de traduction et leur interprétation (comment passer d’une inscription à un énoncé puis d’un énoncé à un autre énoncé etc.) demande des compétences incorporées à la fois dans des êtres humains et/ou dans des artefacts techniques (et notamment dans des instruments). Sans eux, la manufacture

28. « L’examen, qui place les individus dans un champ de surveillance, les situe également dans un champ d’écriture. Il les engage dans toute une épaisseur de documents qui les captent et les fixent. Les procédures d’examen ont été tout de suite accompagnées d’un système d’enregistrement intense et de travail documentaire » ([Foucault, 1975] p. 191). 29. Pour une analyse détaillée de la variété des dispositifs de traduction en physique et en biologie moléculaire, voir [Knorr-Cetina, Karin, 1999].

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du savoir [Knorr, 1981] serait improductive. Les interactions entre ces différents éléments peuvent être observées dans la conception des expériences [Hacking, 1983], dans l’interprétation des inscriptions30, dans les conversations entre scientifiques ou entre scientifiques et techniciens, et dans l’écriture ou la réécriture des articles ou des rapports [Myers, 1990]. Toutes ces interactions peuvent être analysées comme des traductions, puisqu’elles contribuent à la constitution des chaînes de traduction et à travers elles à la production des énoncés. Pour décrire ce processus complexe, Law a proposé l’expression d’ingénierie hétérogène [Law, 1986b]. Des travaux ethnographiques nombreux ont permis de décrire ce processus dans différentes disciplines. Des méthodes graphiques comme celles développées par Fujimura31 ou Gooding [Gooding, 1992] ont été inventées pour faciliter leur description.

Faire sortir les énoncés hors des laboratoires L’activité scientifique ne s’arrête pas avec la fabrication d’énoncés ; elle se poursuit avec leur mise en circulation hors du laboratoire. Des biochimistes qui étudient l’absorption sélective d’un polymère par certains organes du corps humain ne se contentent pas de traduire les phénomènes qu’ils observent [Law, 1986a]. Ils opèrent, simultanément, une seconde traduction : ces polymères, selon eux, sont utilisables comme vecteurs pour transporter jusqu’à leur cible désignée des molécules anticancéreuses. Un énoncé supplémentaire est ajouté à la chaîne de traduction telle que nous l’avons décrite dans la section précédente. Le polymère est doté de propriétés biologiques (il est absorbé par le foie), mais il possède également des propriétés sociopolitiques qui en font une arme précieuse dans la lutte que les autorités sanitaires mènent contre le cancer. Si cette seconde traduction réussit, les chercheurs, qui sont déjà en position de parler au nom du polymère et de ses capacités d’action, se trouvent des alliés de poids (les pouvoirs publics et les entreprises pharmaceutiques) qui vont contribuer à la circulation des énoncés et des entités (les polymères) qu’ils traduisent. Le polymère qui était une obscure substance étudiée par une poignée de biochimistes peu connus, devient une juteuse affaire boursière et se met à sillonner la planète d’est en ouest et du nord au sud. Tout énoncé scientifique est ainsi pris dans des chaînes de traduction qui mettent en relation des entités dont certaines sont explorées à l’intérieur du laboratoire et d’autres à l’extérieur du laboratoire : pour faire court, des non humains et des humains.

30. [Amann et Knorr-Cetina, 1988a, b] ; [Lynch, et al., 1983] ; [Pinch, 1985b] 31. Voir chapitre 6 de [Fujimura, 1996]

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Ces traductions internes ou externes sont programmatiques. Leur réussite n’est jamais assurée. Elle passe par la mise en place de dispositifs qui les rendent robustes et capables de résister à d’éventuelles contre-traductions. Dans ce cas, il faut non seulement que les biochimistes parviennent à établir (par inscriptions interposées) la sélectivité de l’absorption, il faut également qu’ils confirment l’intérêt des firmes pour les polymères et la capacité des polymères à maintenir leurs propriétés dans un corps malade, sans produire d’effets secondaires : ceci passe notamment par de coûteux essais cliniques à l’issue incertaine. Ces traductions que, par commodité, j’ai qualifiées d’internes et d’externes, ne sont pas de nature différente : il n’est ni plus aisé ni plus difficile de parler au nom d’une entreprise, d’une politique de santé publique, qu’au nom d’un polymère ou d’un organe ; dans les deux cas, il s’agit d’établir qui sont les acteurs, ce qu’ils sont capables de faire et ce qu’ils désirent faire [Callon, 1981b]. De plus comme l’exemple précédent le montre, il serait faux de distinguer entre d’un côté le contexte social de l’énoncé (les firmes et le cancer) et de l’autre côté le contenu de l’énoncé (les polymères auxquels il réfère). Ce que la notion de traduction élargie met en relief c’est que l’énoncé propose une double référence (au polymère et à la lutte contre le cancer). C’est lui qui fabrique le lien et associe le destin d’une molécule à celui de malades, à travers une chaîne de traduction longue et compliquée. Pourquoi, dans ces conditions, parler de contexte et de contenu ? Pourquoi vouloir maintenir à tout prix la séparation entre la société et la nature, alors que le laboratoire se libère de cette séparation en proposant constamment des associations nouvelles entre des entités inattendues. Là où l’analyste s’efforçait de découvrir la présence ou l’absence de relations entre un contexte social et des contenus scientifiques, s’étend un nouvel espace, qu’il reste à explorer, celui où se développent les réseaux de traduction. Chaque traduction nouvelle résulte d’investigations, d’interprétations, d’interactions, de choix qui ne peuvent être abstraits des circonstances particulières dans lesquelles ils prennent place et qui interdisent toute vision étroitement déterministe. Le même polymère aurait pu conduire à des traductions et à des alliances différentes ; il aurait pu dessiner d’autres configurations. Ce polymère là, qui prend forme dans un laboratoire anglais, tout à la fois capable d’envahir certains organes et d’être mobilisé dans la lutte conte le cancer, constitue un événement tout comme l’arrivée sur le marché de nouveaux traitements et l’engagement de firmes dans leur commercialisation.

Réseaux de traduction Un réseau de traduction constitue le résultat provisoire et souvent instable d’une série d’opérations de traduction qui ont abouti simultanément à l’élaboration d’énoncés 239

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et à leur mise en circulation. Ils associent des éléments hétérogènes qui ont été liés les uns aux autres pour former un tissu d’équivalences et dans lesquels on trouve des inscriptions (et en particulier des énoncés), des dispositifs techniques, des acteurs humains (chercheurs, techniciens, industriels, politiciens) et des organisations (entreprises, associations caritatives, agences publiques) en interaction les uns avec les autres. La longueur de ces réseaux ainsi que leur structure varient d’un cas à un autre. Certains, qui ne vont guère au-delà de l’univers des laboratoires et des communautés de spécialistes, ne communiquent avec l’extérieur que de manière épisodique par exemple à l’occasion d’activités de formation ou de vulgarisation. D’autres, qui semblent également confinés, communiquent abondamment avec l’extérieur par le truchement de dispositifs matériels (comme des instruments ou des échantillons purifiés) qu’ils conçoivent et mettent à la disposition de larges communautés d’utilisateurs : Wise, par exemple, décrit comment les machines agissent comme des médiateurs durables entre l’ingénierie, l’industrie et les intérêts ésotériques de domaines particuliers de la recherche [Wise, 1988, Wise et Smith, 1988]. D’autres se déploient largement et s’étendent loin de leur lieu d’origine : chercheurs, techniciens, énoncés, instruments et matériaux sont engagés dans de larges espaces de circulation. Dans tous les cas, on peut dire de l’activité scientifique qu’elle établit des réseaux de traduction, dont la morphologie, l’ethnographie, et la dynamique restent en grande partie à faire.

L’inversion des traductions Lorsqu’un réseau est établi, les scientifiques ne parlent pas seulement au nom des électrons ou de l’ADN, qu’ils traduisent dans leurs laboratoires, mais aussi au nom des innombrables acteurs extérieurs qu’ils ont intéressés. Les biochimistes mentionnés précédemment se constituent, on l’a vu, en porte-parole des polymères, des firmes, de la politique de santé publique et des aspirations des malades eux-mêmes pour proposer un monde dans lequel le sort de chacune de ces entités est lié à celui des autres. Une chaîne de traductions peut être assimilée à une chaîne de représentations. Dans le fameux dispositif imaginé par Galilée pour traduire l’effet de la pesanteur sur la chute d’un corps, les représentations se succèdent : la clepsydre représente le temps en le traduisant sous la forme de volumes d’eau écoulée, l’inclinaison du plan représente les différences de hauteur de chute (en traduisant les variations de distance parcourue en variations angulaires), le tableau qui fait correspondre temps et distance représente la course de la boule en la traduisant sous la forme d’une double série de nombres, la courbe représente le tableau qu’elle traduit sous la forme d’un graphique et la formule mathématique, qui donne la loi de la chute des corps, représente la courbe en la traduisant sous une forme algébrique qui est celle de la parabole. La loi 240

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et sa formule sont le point d’aboutissement d’une chaîne de traduction, qui peut également s’analyser comme une cascade de représentations successives, emboîtées les unes dans les autres, et qui font passer de la chute d’une boule à une formule mathématique. La formule est une re-présentation de rang quatre ou cinq, comme l’on parle de degrés de représentation dans une élection (les sénateurs sont désignés par des élections au second degré.) Ceci conduit Star à proposer la notion de (re-)n présentation [Star, Susan Leigh et Griesemer, 1989] pour désigner la cascade de représentations qui va permettre à un scientifique (dans ce cas Galilée) de parler au nom de la nature (dans ce cas, en énonçant une loi qui représente ce que fait la pesanteur sur un corps qui chute). Ce travail de (re-)n présentation vaut également pour les chaînes de traduction qui sortent du laboratoire. Les biochimistes dans leur laboratoire (re-)n présentent les polymères mais également la chimiothérapie et la lutte contre le cancer. La force particulière du scientifique est qu’il est capable de cumuler les deux types de (re-)n présentation et d’être porte-parole à la fois de la nature et de la société. Cette analyse jette une lumière nouvelle sur le problème standard de la référence. L’énoncé qui donne la formule de la chute des corps est le dernier maillon d’une chaîne de (re-)n présentation. Il ne représente pas une réalité qui serait extérieure à lui ; il est simplement un point d’aboutissement, un point d’arrêt dans un réseau continu de traductions-représentations. La cascade des (re-)n présentations assure la circulation de l’entité représentée le long de la chaîne de traduction : cette entité se retrouve, sous une forme chaque fois différente, à chaque étape de la traduction, comme l’électeur se retrouve, sous une forme chaque fois différente, à chaque degré de l’élection. D’équivalence en équivalence, d’écart en écart, quelque chose circule le long de la chaîne qui assure que la formule représente la loi de la chute des corps. Mais ce n’est que lorsque l’attention est concentrée sur l’énoncé final et que la chaîne de traductions est mise entre parenthèse qu’on peut parler d’une adéquation de l’énoncé au monde qu’il représente. Quand on ne s’intéresse plus qu’aux représentants et qu’on oublie la logistique de la (re-)n présentation, on réalise une inversion de la traduction : le pulsar, dont le chercheur s’est efforcé de recueillir les traces pour les transformer en un énoncé qui décrit ses propriétés, est alors considéré comme la cause de l’énoncé au lieu d’être analysé comme ce qui circule dans la chaîne de traduction [Latour et Woolgar, 1979] [Woolgar, 1988]. L’inversion de la traduction s’applique à tous les éléments traduits, qu’ils soient humains ou non humains. Elle contribue à accréditer l’hypothèse d’un monde dans lequel chaque entité, que les mots sont chargés de capturer, a son identité et sa place. Les conditions de possibilité de cette inversion, qui crée tant de problèmes logiques et ontologiques, est aisée à comprendre lorsqu’on accepte de voir dans la référence un cas particulier de la (re-)n présentation. 241

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Acteurs Le modèle de la traduction élargie substitue à la notion d’acteur celle d’actant32. La notion d’actant désigne toute entité dotée de la capacité d’agir, c’est-à-dire de produire des différences au sein d’une situation donnée, et qui exerce cette capacité. Cette attribution peut être produite par un énoncé : l’énoncé « la somatostatine inhibe la libération de l’hormone de croissance » attribue à l’actant somatostatine la capacité d’inhiber l’hormone de croissance, c’est-à-dire de modifier un mode de fonctionnement de l’organisme ; elle peut être produite par un artefact technique : un chromatographe fournit aux gaz la capacité et l’occasion de se diffuser dans une colonne comportant des éléments qui ont été conçus pour faire obstacle à sa progression. Dans le cas de la science, la production de nouveaux actants tient, comme on l’a vu, à une intense activité d’élaboration d’énoncés et de mise en œuvre de dispositifs expérimentaux. Elle implique également l’intervention active d’êtres humains spécialisés qui inspectent les traces livrées par les instruments qu’ils ont conçus et les incorporent dans des chaînes de traduction. La notion d’actant est particulièrement importante dans l’étude de l’activité scientifique. Celle-ci a en effet pour principale propriété de modifier en permanence la liste des entités qui composent le monde naturel et social. Des laboratoires sortent quarks, enzymes ou protéines qui sont autant d’actants nouveaux qui n’existaient pas encore sous cette forme et avec ces compétences. Dans les laboratoires se construisent également des groupes sociaux intéressés aux productions de la science. Avant la lettre qu’Einstein, dûment mandaté par ses collègues, expédie à Roosevelt, les hommes politiques ne pouvaient pas vouloir la bombe atomique; après cette lettre, ils la désirent de toutes leurs forces. L’actant: Roosevelt-qui-veut-la-bombe-atomique afin de combattre les forces qui menacent le monde libre ne sort pas moins du laboratoire que la somatostatine-qui-inhibe-l’hormone-de-croissance. La notion d’actant est suffisamment souple et accueillante pour rendre compte de la prolifération des entités qui contribuent toutes à la production scientifique: l’électron comme le chromatographe, le stylet de la machine d’Atwood comme la force de la pesanteur, le président des ÉtatsUnis comme Einstein l’intermédiaire ou Fermi le physicien avec ses assistants, la Ligue contre le cancer comme le fabricant de microscope électronique. La liste et la définition des actants, qui résultent des traductions présentées dans la section précédente, sont variables dans le temps et donnent fréquemment lieu à des controverses. Le jour où l’on affirme dans un autre laboratoire que la somatostatine existe également dans le pancréas et n’inhibe pas l’hormone de croissance mais la production d’insuline, alors la somatostatine change de définition: en même temps que l’énoncé, se transforme l’identité de l’actant somatostatine, même s’il conserve le même 32. Sur cette notion empruntée à la sémiotique, voir [Latour, 1984, 1987]

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nom. Il en est de même pour Roosevelt, s’il est convaincu de l’irréalisme du projet Manhattan. Tout actant peut résister aux définitions qu’on veut lui imposer, agir différemment et par conséquent devenir…différent. De ces actants, on peut dire que leur identité dépend de l’état du réseau considéré et des traductions en cours, c’est-à-dire de l’histoire à laquelle ils participent: la société et la nature sont aussi changeantes, évolutives que les réseaux qui les élaborent. L’existence, conçue comme la liste des actions imputées à une entité dans une situation d’épreuve, précède l’essence. Celle-ci est à géométrie variable : elle a une histoire et elle peut être aussi multiple que les traductions qui en sont proposées, sachant que n’importe quelle traduction n’est évidemment pas possible ! On comprend pourquoi le modèle refuse les grands partages, comme celui entre nature et société ou celui entre humains et non humains (même s’il utilise fréquemment ces distinctions pour souligner leur caractère négociable !). Il ne remet pas en cause l’existence de différences ; au contraire il les laisse se multiplier et il permet à l’observateur de les enregistrer toutes et de suivre leurs fluctuations. C’est pourquoi, à condition d’être agnostique, l’analyse de la science est un merveilleux laboratoire pour les sciences humaines qui y découvrent le lien social en formation.

Dynamique Le modèle de la traduction généralisée fournit une définition large de l’action. Un actant peut être une firme pharmaceutique qui cherche à développer des médicaments anti-cancéreux, un parti politique qui veut doter son pays de missiles de croisière, un technicien qui bricole un spectromètre de masse, un chercheur qui interprète des tableaux de données, un électron qui interagit avec un flux de protons. Tous ces actants sont mis en scène, mobilisés dans des énoncés, des instruments ou des compétences incorporées. Leur liste et leur définition constituent un des résultats des opérations de traduction. Toute nouvelle traduction peut contribuer à modifier, à transformer, à contredire ou au contraire à renforcer les traductions antérieures c’est-à-dire à modifier ou à stabiliser l’univers des actants. Traduire c’est décrire, organiser tout un monde peuplé d’entités (actants) dont les identités et les interactions sont par là même définies ainsi que la nature de leurs interactions. Dans ce modèle, la notion d’action disparaît au profit de celle de traduction. Comment dans ces conditions imaginer une force simple et facile à identifier, à laquelle on puisse imputer le ressort de la dynamique de la science? Sur ce point, le modèle de la traduction est très proche du modèle socioculturel. Toute traduction d’un dispositif dans une inscription, d’une inscription dans un énoncé, d’un énoncé dans des compétences incorporées introduit un écart, une trahison. L’équivalence est un résultat exceptionnel, difficile à obtenir, coûteux et fragile. Dans ce modèle, la règle est la divergence des traductions et la prolifération des entités qu’elles 243

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engendrent. Le stylet trace une courbe, le technicien dresse des tableaux, le scientifique passe d’un énoncé à un autre, ses compétences s’inscrivent dans un dispositif expérimental qui produit de nouvelles traces… Chaque traduction nouvelle produit un écart par rapport aux traductions antérieures qu’elle menace. L’hypothèse du modèle de la traduction est simple : le monde est peuplé d’actants, qui ont été construits par les traductions antérieures et qui sont eux-mêmes engagés dans des traductions nouvelles qui accroissent les risques et les occasions de divergence. Chacun de ces actants, confrontés à des événements inédits, dévie de manière imprévisible, s’écarte de sa trajectoire, recompose au moins partiellement son monde. Si l’existence précède l’essence, on pourrait dire qu’exister c’est dévier, circuler, traduire, agir et donc fabriquer des différences. La traduction n’a pas à être expliquée, elle est le mode même de l’existence. Ce que l’entreprise scientifique apporte, c’est le projet inouï, et jamais complètement réussi, de multiplier les entités en leur fournissant la possibilité inédite pour elle d’exister, tout en s’efforçant de cadrer leurs existences, de les rendre prévisibles et contrôlables, en un mot de participer à l’instauration d’un monde toujours plus complexe, différencié, multiple, mais…ordonné. Mais ce monde n’en finit pas de déborder. Ce que le modèle 4 ne décrit pas encore de manière satisfaisante c’est l’ensemble des conditions qui stimulent la dynamique de ces traductions ; des éléments de réponse existent néanmoins dans l’analyse de la dynamique d’ensemble des réseaux sociotechniques (voir plus bas).

Accord Le modèle de la traduction généralisée lie les notions de controverses et d’accords à celles plus générales d’alignement ou de dispersion des réseaux sociotechniques. Parler de consensus comme dans le modèle 1 et 2, ou de clôture de controverses comme dans le modèle 3, c’est accorder un privilège à la dimension discursive de la science. Par antithèse, le modèle de la traduction attribue une grande importance à la face matérielle, et par conséquent moins visible, des débats c’est-à-dire à tout ce qui n’est pas discuté mais dont la présence permet au dialogue de se nouer. Toute controverse, même la plus violente et la plus irréductible, suppose un accord tacite sur l’essentiel. Collins lui-même le montre bien dans son étude des ondes gravitationnelles. La discussion entre Weber et ses collègues, l’échange d’arguments et de contre-arguments, seraient impossibles sans un accord plus profond sur les théories einsteiniennes, sur les capacités des ordinateurs, sur les outils mathématiques ou sur les couples de torsion…Pour qu’un désaccord se manifeste sur l’interprétation d’un enregistrement, il faut que soit présente, active mais invisible, toute une infrastructure de compétences incorporées, d’artefacts techniques connus et acceptés. Son existence permet la discussion entre des protagonistes qui se comprennent même s’ils ne sont 244

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pas d’accord. Dans le modèle 4 la signification d’un énoncé, c’est-à-dire la possibilité pour cet énoncé d’être repris ou discuté, lui est donnée par les chaînes de traduction dont il ne constitue que la pointe extrême. L’explication de la force d’un énoncé, c’est-à-dire de sa capacité à convaincre et à s’imposer dans une controverse, va de pair avec l’explication de sa signification. Celle-ci tient aux chaînes de traduction et aux références qu’elles construisent, celle-là est mesurée par la robustesse de ces chaînes et plus particulièrement par la morphologie des réseaux qu’elles composent. Un énoncé isolé n’a pas plus de force qu’il n’a de sens. Plus le réseau comporte d’éléments différenciés traduits les uns dans les autres, plus ces relations s’enchevêtrent, plus elles sont redondantes et plus les chaînes de traduction deviennent robustes et stables, car toute contestation locale se trouve rapidement confrontée à un réseau dense d’équivalences qui se soutiennent mutuellement. Le réseau de traduction, l’hétérogénéité de ses constituants (dispositifs techniques, énoncés, inscriptions, compétences incorporées, groupes sociaux extérieurs au laboratoire), expliquent la robustesse éventuelle des arguments. Les travaux de Pickering ou de Hacking, principalement centrés sur les traductions réalisées au sein des laboratoires, développent à ce sujet des perspectives intéressantes. Pickering distingue trois catégories d’éléments : les modèles de phénomènes, les procédures expérimentales et les modèles interprétatifs. Les chaînes de traduction sont stabilisées lorsque ces trois sous-ensembles sont rendus cohérents, c’est-à-dire lorsque « le modèle d’interprétation établit une traduction sans heurt entre la procédure expérimentale et l’un des deux modèles phénoménaux qui sont en compétition » [Pickering, 1990]. C’est l’association des éléments et les traductions qui les font converger – ce que Pickering nomme la « mangle of practice » [Pickering, 1993] – qui mènent à la robustesse et à la stabilité. Hacking s’intéresse à la manière dont « les sciences de laboratoire tendent à produire une sorte de structure auto-justificative qui leur permet de rester stables » [Hacking, 1992]. Ceci le conduit à explorer les interactions entre une série d’éléments hétérogènes qui se renforcent les uns les autres – éléments qu’il regroupe dans trois grandes familles : les idées, les choses et les marques/inscriptions33.

33. Voir également [Ackermann, 1985]. Chacun de ces trois groupes comprend cinq items différents. Nous y trouvons des énoncés allant des théories générales à la modélisation du fonctionnement des instruments ; les éléments matériels mobilisés, incluant les cibles (substances naturelles traitées, animaux de laboratoire, échantillons) soumis à des vérifications mais également des outils et d’autres générateurs de données ; des inscriptions (ou « marques ») produites par les générateurs de données et sur lesquelles sont réalisées des opérations (évaluation, réduction, analyse et interprétation). C’est de la convergence de ces items, qui est toujours difficile et qui constitue le fil conducteur de la science, que résultent la robustesse du savoir et sa stabilité.

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La robustesse des réseaux dépend de l’alignement et de l’entrelacement des traductions créées dans les laboratoires. Mais elle s’étend bien au-delà. Fujimura, par exemple, souligne la multiplicité des liens qui contribuent à créer de longs réseaux robustes [Fujimura, 1992]. Comme le résume élégamment Pickering [Pickering, 1992] : Ses exemples incluent les cellules qui circulent entre la salle d’opération et les chercheurs engagés dans la recherche clinique ou dans la recherche biologique, les techniques de l’ADN recombiné qui circulent entre les différents laboratoires qui constituent les divers champs de la pratique technique, les bases de données informatisées qui transportent les découvertes d’un monde social dans l’autre… et la théorie oncogène qui sert à organiser les relations conceptuelles, sociales et matérielles entre tous les mondes sociaux impliqués. (p. 13)

Ceci conduit le modèle de la traduction à proposer une définition locale de l’universel. Les énoncés, les dispositifs expérimentaux et les savoir-faire incorporés ne sortent jamais des réseaux de traduction qu’ils composent et dans lesquels ils circulent, puisqu’ils en forment la matière. L’universalité de la science est une universalité en réseau.

Organisation sociale Dans le modèle de la traduction élargie, l’organisation est considérée sous deux perspectives différentes : soit du point de vue de la dynamique globale des réseaux soit du point de vue de leur gestion. L’établissement et le développement des réseaux dépendent d’un ensemble de conditions qui peuvent faciliter ou au contraire entraver le déploiement des traductions, que celles-ci s’engagent sur le front de la nature ou sur celui de la société. Certaines traductions et les dispositifs dans lesquels elles s’inscrivent peuvent déclencher dans une société donnée des oppositions qu’elles n’ont pas la force de surmonter. Va-t-on accepter n’importe quel dispositif d’enregistrement pour faire écrire un embryon? Va-t-on admettre de faire souffrir un être humain pour étudier les limites de sa résistance ? Va-t-on décider de lancer des recherches pour développer des armes bactériologiques réclamées avec insistance par certains généraux au nom du réalisme politique ? Certaines réponses sont parfois considérées comme illégitimes. Les limites, en principe toujours révisables, s’incarnent dans des protestations, des normes, des règlements voire des dispositifs techniques qui restreignent le champ des traductions tolérées. D’autres obstacles à la prolifération des traductions tiennent aux dispositions, plus ou moins explicites, qui définissent l’espace de circulation des énoncés, des instruments et des compétences incorporées. Des règles de confidentialité peuvent faire obstacle à l’extension des réseaux, cependant que des droits d’exclusivité sur certains résultats peuvent limiter les possibilités de mise en relation 246

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et de transfert, comme dans le cas de brevets qui pourraient protéger l’identification des gènes humains. De ce point de vue, l’attribution des droits de propriété joue un rôle essentiel [Cambrosio, et al., 1990a]. De manière encore plus générale, la dynamique des réseaux peut-être encouragée ou au contraire freinée par des règles ou des procédures qui favorisent ou entravent les traductions envisageables en agissant sur des variables comme : l’accès au statut de chercheur, l’ouverture de la définition des programmes de recherche à des parties prenantes extérieures au monde scientifique proprement dit (par exemple par le biais de l’évaluation sociale des technologies), le contrôle de la diffusion et de l’utilisation de certains matériaux, techniques ou dispositifs expérimentaux (par exemple, les cellules souches embryonnaires). Le modèle s’intéresse également à la gestion interne des réseaux et des formes organisationnelles dans lesquelles ils s’incarnent. L’extension des réseaux et la diversité de leurs traductions signifient que l’organisation de l’interaction entre leurs éléments hétérogènes est une question stratégique importante. De nouveaux outils analytiques sont nécessaires pour étudier la distribution et les liens entre les instruments, les énoncés, les compétences incorporées et, plus généralement, tous les actants mobilisés. Ce sont à la fois les contenus et les modes de circulation de ce qui est produit qui dépendent de la dynamique de ces interactions. Quelques études récentes34 mettent en lumière la variété des configurations et soulignent l’importance croissante des réseaux de laboratoires qui sont liés avec les entreprises, les agences étatiques ou les hôpitaux. L’étude de leur organisation est particulièrement importante pour le modèle de la traduction élargie qui, aux formes habituelles de coordination (marché, hiérarchie ou confiance), ajoute la coordination par les dispositifs techniques.

La dynamique d’ensemble Pour décrire la dynamique d’ensemble à laquelle contribue le développement scientifique, le modèle 4 part de la notion de réseau de traduction. Les réseaux de traduction, parce qu’ils sont des réseaux, rendent inutile l’habituelle distinction entre macro-structures et micro-structures. Mais surtout parce qu’ils déploient des traductions qui traversent aussi bien les contenus scientifiques que les contextes sociaux, ils remettent en cause l’opposition entre nature et société. La distinction entre société et nature a été imaginée pour établir une frontière infranchissable entre les êtres humains et les autres entités constituant le cosmos. Elle postule une radicale différence entre des êtres dont les comportements obéissent à des lois qui les dépassent et un monde d’acteurs humains capables d’imagination, d’invention 34. Qui sont encore en nombre réduit : [Cambrosio et Keating, 1992] ; [Cambrosio, et al., 1990a] ; [Knorr-Cetina, Karin, 1999] ; [Law, 1993] ; [Vinck, et al., 1993]

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et d’expression. Les réseaux de traduction ne se laissent pas enfermer dans ce genre de division. Ils font surgir en permanence de nouvelles entités et tissent inlassablement entre elles des liens qui contribuent à faire émerger des configurations hybrides, des socio-natures habitées par une gamme d’actants dont les compétences et les identités varient en même temps que les traductions qui les transforment. L’histoire de la science est indissociable de celle de ces socio-natures, qui sont aussi variées et se présentent sous autant de formes différentes que les réseaux qui les abritent. Parler de la dynamique d’ensemble à laquelle contribuent les sciences, c’est évoquer celles des socio-natures dont elles sont parties prenantes. C’est par conséquent mettre au centre de l’analyse la dynamique des réseaux sociotechniques. Les concepts et les outils de l’analyse des réseaux, qui permet par ailleurs de se libérer de l’opposition entre micro-structure et macro-structure, s’appliquent de plein droit pour analyser cette dynamique. Trois notions méritent d’être mises en avant : celles d’irréversibilité, d’extension et de variété35. Un réseau devient irréversible à proportion que les traductions qu’il déploie augmentent leur degré de consolidation et de robustesse, rendant les traductions suivantes prévisibles et inévitables. Dans ces circonstances, les compétences incorporées, les dispositifs expérimentaux et les systèmes d’énoncés deviennent de plus en plus interdépendants et complémentaires. L’apprentissage collectif gagne en intensité et en extension, assurant l’accumulation des savoirs et des savoir-faire. Le développement finit par suivre un chemin sociotechnique parfaitement déterminé qui réduit progressivement la marge de manœuvre des actants impliqués. L’irréversibilité d’un réseau n’est jamais totale ni définitive. Comme on l’a vu plus haut, pas de traductions sans écarts, sans trahisons. Tout réseau, quel que soit son degré d’alignement et de disciplinarisation des entités qui le composent, est parsemé de germes de différenciations incontrôlables et d’espaces d’abord limités où peuvent se reconstruire des traductions divergentes. Un réseau de traduction s’allonge dans la mesure où il engage un nombre croissant d’actants divers. Ceux-ci peuvent être enrôlés à l’intérieur des laboratoires ou être recrutés à l’extérieur. La seule chose qui compte ici, c’est le nombre d’entités qui sont associées les unes aux autres. L’extension d’un réseau s’accompagne de la mise en « boîte noire » de certains sous-réseaux, particulièrement denses, qui le composent : des chaînes entières de traduction sont rassemblées, résumées, compactées dans des énoncés, des dispositifs techniques, des substances techniques ou des compétences incorporées qui ne sont plus discutés et qui agissent de manière quasi-machinale. Un sous-ensemble de chaînes d’équivalence a été stabilisé une bonne fois pour toutes : on place des fragments d’ADN dans un robot séquenceur qui crache des suites de bases 35. [Callon, 1991] [Callon, 1992b] ; [Callon, et al., 1986] ; [Callon, 1986] ; [Callon, 1989] ; [Latour, 1991c] ; [Law, 1992b]

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automatiquement reconnues et cartographiées ; on utilise des formules et des codes de calcul sans s’interroger sur les raisons de leur validité. Ce processus de mise en boîte noire, qui simplifie les réseaux au fur et à mesure qu’ils s’allongent et qui leur permet de fonctionner de manière efficace en débit de leur extension, se trouve au cœur de la dynamique scientifique [Latour, 1987] : des réseaux entiers, à certains moments de leur développement, peuvent être ainsi ponctualisés sous la forme d’un nouvel actant qui sert de point de départ fiable et commode pour de nouvelles traductions. La mise en boîte noire assure la continuité des stratégies de production des connaissances, puisqu’elle fait peser de tout leur poids les traductions passées dans l’économie des traductions à venir et elle rend possible l’accumulation. La science passive agit silencieusement sous forme d’énoncés, de compétences incorporées, d’instruments qui ont été mis en boîtes noires et sur lesquels il n’est plus besoin de revenir. Un réseau de traduction crée sa propre cohérence. Là où il y a divers réseaux déconnectés ou faiblement connectés, coexistent de nombreuses traductions potentiellement divergentes. Inversement, lorsque les réseaux sont si fortement interconnectés qu’ils finissent par former un système, le niveau de diversité est bas et le degré de convergence des traductions est élevé. Deux éléments sont particulièrement importants pour expliquer le maintien d’un certain degré de diversité. Premièrement, certains acteurs (par exemple les autorités étatiques) encouragent la prolifération des réseaux de traduction et par conséquent le maintien de la diversité. Deuxièmement, l’existence d’objets frontières [Star, Griesemer, 1989] ou de médiateurs [Wise, 1988] peut permettre à des réseaux de traduction différents de coexister pacifiquement et d’éviter des affrontements qui pourraient conduire à l’élimination pure et simple de certains d’entre eux. Ces objetsfrontières et ces médiateurs servent de liens entre des réseaux de traduction distincts, qui se connectent alors les uns aux autres sans aller nécessairement jusqu’à la fusion. Ils sont suffisamment ambigus (polysémiques dans le cas de notions et d’énoncés, multifonctionnels dans le cas de dispositifs techniques, complexes dans le cas de compétences incorporées36) pour servir de points de départ à différentes chaînes de traduction auxquelles ils servent de portes d’entrée. Parfois les faibles liens formés par les objets – frontières peuvent se renforcer et aboutir à une quasi-intégration : les connexions se multiplient et les mêmes énoncés, compétences et dispositifs techniques circulent librement entre les différents points du nouveau réseau.

36. Un énoncé peut être un objet frontière. Un exemple bien connu est celui de l’équation de Lorentz qui établit un lien entre les mécaniques newtoniennes et einsteiniennes. Répétonsle, les instruments sont souvent des médiateurs puissants et silencieux.

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CONCLUSION Les modèles présentés nous ont permis de regrouper, en quatre unités cohérentes, des travaux qui sont éparpillés entre différentes disciplines. L’argument consiste à dire que pour comprendre la dynamique de la science et sa croissance, il faut explorer à la fois ses contenus et son organisation, ses composantes cognitives et ses composantes sociales. La manière dont chaque modèle accorde la priorité à certaines questions et à différentes formulations de ces questions explique la diversité des réponses apportées. Il convient de remarquer que ces modèles ne rendent pas compte de certains développements très prometteurs. Par exemple, les analyses encore isolées consacrées aux sciences sociales n’ont pas été mentionnées, alors que l’importance sociale d’une discipline comme l’économie devient croissante. Elles pourraient être intégrées dans le modèle 4 : il faudrait alors montrer comment elles coopèrent (avec les sciences de la vie et de la nature, et également avec les technologies matérielles) à la performation du monde dans lequel nous vivons et des agents humains qui le peuplent. Un autre exemple de travaux stratégiques, et dont il n’a pas été question dans cette présentation, est fourni par les études consacrées au gendre : l’activité scientifique a une dimension virile qui a été souvent notée ; il reste à observer et à imaginer ce que seraient des sciences et des techniques moins marquées par le modèle masculin d’action et de comportement. Par ailleurs la présentation adoptée, avec son insistance sur les différences, minimise l’importance des convergences et complémentarités qui existent entre les modèles. Par exemple, les modèles 4 et 1 partagent la notion de traduction. Les modèles 3 et 4 mettent l’accent sur le rôle des instruments et des compétences incorporées dans la dynamique de la science ; ils reconnaissent également l’importance des réseaux – qu’il s’agisse de réseaux sociaux, de réseaux de concepts, ou de réseaux sociotechniques – notamment pour comprendre la construction des accords. Il est certain qu’il existe d’autres points communs. Mais ce qui est plus important, c’est que chaque modèle enrichit le précédent. La nature et l’extension exactes de cet enrichissement constituent une question ouverte. Le lecteur doit comprendre qu’il est difficile pour l’auteur, qui a contribué au développement du modèle 4, de ne pas concevoir ce modèle comme étant plus polyvalent et complet que les autres. Le modèle 4 a été conçu pour apporter des éléments de réponse à ceux qui cherchent à expliquer la robustesse et la vérité des énoncés (il accorde une grande place à la dimension discursive des sciences et aux forme d’intelligibilité qu’elle procure), à ceux qui voient la science comme une entreprise ouverte où la raison est engendrée par la compétition libre entre des projets en concurrence les uns avec les autres, et enfin à ceux qui concentrent leur attention sur le travail des scientifiques et sur les pratiques sociales, culturelles et cognitives qu’ils développent. Il souligne en outre le rôle de l’activité scientifique dans la prolifération 250

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d’entités nouvelles que nous devons décider d’accueillir ou non dans les collectifs que nous formons. Un des mérites de la présentation adoptée, quel que soit le bien-fondé de la classification proposée, est de faire apparaître, du fait de son caractère systématique et ordonné, des pistes de recherche potentielles mais également de possibles rapprochements disciplinaires. Chaque modèle a des points forts et des points faibles. Par exemple, dans le modèle 2, les emprunts faits à l’économie sont limités aux théories les plus générales et, convenons-en, les plus anciennes. Les concepts de l’économie industrielle moderne ne sont pas utilisés. Des notions telles que celles de barrières à l’entrée, de retour sur investissement, de concurrence imparfaite, de stratégies de diversification ou de différenciation enrichiraient certainement l’analyse, surtout si on les combinait avec certaines perspectives ouvertes par la théorie des jeux [Tirole, 1989]. De manière plus générale, l’investigation historique sur l’émergence et l’évolution des institutions scientifiques mérite d’être reprise en détail. Ceux qui travaillent dans le cadre du modèle 1 pourraient souhaiter explorer la manière dont ont évolué les critères d’évaluation de la robustesse et du degré de vérisimilitude des énoncés, et réfléchir plus avant à la notion de référence et aux similitudes et différences entre science et fiction. Les adeptes du modèle 3 pourraient approfondir leur recherche sur l’établissement de l’accord et développer une histoire culturelle des pratiques scientifiques attentive à la construction des frontières entre les sciences et leur environnement social, et notamment entre recherche professionnelle, expertise et expérience profane. Enfin, ceux qui croient à l’avenir du modèle 4 ont actuellement peu de choses à dire sur les formes organisationnelles et procédurales accompagnant ou entravant le déploiement des réseaux de traduction : les rapports entre politique, économie et technosciences constituent un terrain qui reste à défricher. Il existe encore peu de travaux sur les liens entre d’une part les réseaux de traduction de la science et d’autre part ceux de la technologie [Bijker et Pinch, 1987] et de l’économie. L’exploration de ces liens devrait permettre de comprendre comment les réseaux technoéconomiques parviennent à constituer des espaces où circulent tout à la fois des énoncés, des dispositifs techniques, des biens engagés dans des transactions commerciales, des compétences incorporées, des demandes de consommateurs insatisfaits, de l’argent et des produits financiers. Si une telle recherche était menée, alors un lien théorique solide pourrait être construit avec les disciplines voisines, en particulier avec l’économie du changement technique dont les résultats récents montrent une convergence remarquable avec ceux de la sociologie de la science et de la technologie. Ceci constitue de toute façon une possibilité stimulante.

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L’UTILISATEUR REPRÉSENTÉ Quel peut-être le rôle des utilisateurs dans le processus d’innovation1 ? Cette question pouvait paraître saugrenue tant que l’on restait dans un modèle linéaire de l’innovation, modèle selon lequel les chercheurs se consacraient à l’élaboration de connaissances fondamentales que les ingénieurs appliquaient en concevant des produits ou des technologies qui étaient ensuite adoptés ou rejetés par leur destinataire final. Mais cela fait maintenant assez longtemps que les sociologues et économistes [Akrich, et al., 1988] sont sortis de ce paradigme et ont mis au point des modèles plus sophistiqués qui supposent l’interaction soutenue entre un certain nombre d’acteurs aux compétences variés (chercheur, ingénieur, responsable marketing, responsable commercial, responsable de fabrication, distributeur, publicitaire, responsable emballages etc.) et qui substituent au découpage séquentiel une série d’allers et retours entre recherche, développement, production, tests, commercialisation… Rien ne s’oppose donc en principe à l’intégration de l’utilisateur dans l’analyse du processus d’innovation dès lors que l’on abandonne toute vision cloisonnée de ces processus. En pratique, de nombreux travaux en marketing ou en ergonomie se posent de fait la question des méthodes qui permettent, dans le travail de conception, de prendre en compte voire de susciter le point de vue de celui que l’on appellera plus justement peut-être l’usager. Utiliser ce mot d’usager permet en effet de ne pas préjuger de la position visée par l’analyste qui peut aussi bien s’intéresser à l’acheteur, au consommateur qu’à l’utilisateur au sens quasi-technique du terme, etc. » Dans un travail précédent [Akrich, 1990], nous avons montré que l’usager était, contrairement à une idée reçue, sur-représenté dans le travail de conception. Plusieurs 1. Une première version de cet article a été publiée dans Éducation permanente, n° 134, 1998, p. 79-89.

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« techniques » sont utilisées par les concepteurs, techniques que nous avons groupées en deux ensembles, les techniques implicites et les techniques explicites. Les premières font appel en quelque sorte à des représentants des usagers « encapsulés » soit dans des personnes, soit dans des dispositifs : lors des discussions concernant telle ou telle décision, les participants au projet en question ont souvent recours à leur propre expérience ou à celle de leurs proches pour justifier tel point de vue, argumenter telle position ; dans d’autres cas, ils pourront faire appel à des experts, c’est-à-dire des personnes supposées avoir une connaissance particulière des usagers sous tel ou tel aspect. Ainsi, dans le cas des objets de puériculture étudiés par L. Thévenot [Thévenot, 1993], il sera fait appel à des spécialistes de la petite enfance, de l’auxiliaire de puériculture au pédiatre, afin de cerner les besoins de ces usagers encore peu enclins à verbaliser leurs opinions, de connaître leurs comportements habituels et au vu de ces différentes données, d’évaluer les risques éventuels que peut faire courir tel ou tel dispositif. Enfin, les concepteurs s’appuient aussi sur des objets déjà existants : il peut s’agir soit, en s’inspirant de certains produits, de s’assurer d’une compétence minimale des usagers et de faciliter leur apprentissage, soit, en se démarquant de produits peu appréciés, de lever les objections supposés des usagers potentiels de ces produits. Dans ces trois cas détaillés précédemment, nous nous trouvons devant des représentants indirects des usagers, alors que les techniques qualifiées d’explicites ont pour objectif de convoquer des représentants « directs » des usagers en s’appuyant sur des méthodes plus ou moins formalisées pour les faire s’exprimer, recueillir leur point de vue et le traiter d’une manière qui le rende opérationnel pour la poursuite du travail de conception2. Dans cette catégorie, on trouve les études de marché et les tests dont la variété est considérable : selon que l’on souhaite tester la capacité d’un dispositif à se faire acheter, installer, comprendre, aimer… et en fonction des hypothèses que l’on fait sur l’objet lui-même – il doit satisfaire un goût ou un besoin « moyen » ou au contraire permettre l’expression de la plus grande pluralité en la matière. Enfin, les remontées des services après vente ou équivalents, vers lesquels les usagers insatisfaits, désemparés, repentis font retour, peuvent être encore utilisées afin de modifier le produit, ses adjuvants (mode d’emploi entre autres), ou les services qui lui sont associés. Dans certains domaines et tout particulièrement celui des technologies de l’information, l’implication des usagers ou du moins de certains de leurs représentants peut être encore plus intense que nous ne le suggérons : un grand nombre de méthodes ont été développées dans cette optique, bien qu’en même temps, de plus en plus de travaux posent explicitement la question de leur utilité et des bénéfices observés en terme d’acceptabilité des produits. 2. Dans le domaine alimentaire, on peut voir une palette de ces techniques dans : [Méadel et Rabeharisoa, 2001]

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Cependant, même dans ces derniers exemples, il semble que l’on en reste à un partage assez stabilisé des tâches entre les différents intervenants. Le plus souvent, les usagers sont sommés de rester à leur place ; ils n’ont pas à prendre part directement aux débats techniques, et encore moins à définir à la place des innovateurs l’éventail des choix possibles. Le travail de traduction de leur point de vue en paramètres techniques au sens large est parfois entre les mains de spécialistes – ceux qui réalisent les tests par exemple – soit directement entre celles des concepteurs. Dans la suite de cet article, nous voudrions essayer de montrer que, dans un certain nombre de cas, les usagers, qui ici redeviennent essentiellement des utilisateurs, peuvent être encore plus actifs que nous ne l’avons suggéré et prendre une part importante dans la définition des fonctionnalités d’un dispositif ou d’un produit, mais aussi dans les choix techniques qui déterminent sa physionomie définitive. Dans une première partie, nous nous emploierons à montrer l’activité ordinaire des utilisateurs face à des objets déjà stabilisés, accessibles par l’intermédiaire du marché : on verra qu’ils font très couramment subir à ces dispositifs un certain nombre d’opérations qui les transforment et les décalent par rapport à la définition qu’en auraient donné les concepteurs. Nous nous attacherons à qualifier ces différentes opérations et à montrer qu’elles débordent parfois du cadre local dans lequel elles prennent naissance, conduisant soit à prolonger le travail des innovateurs en installant une définition différente du produit, soit à créer de fait un nouvel objet sur le marché. Dans un second temps, nous nous intéresserons à quelques cas extrêmes d’utilisateurs devenant de fait innovateurs professionnels ou quasi-professionnels et nous chercherons à caractériser certaines configurations qui peuvent conduire à ce rapprochement, voire cette identité entre innovateurs et utilisateurs.

L’UTILISATEUR ACTIF Nous distinguerons quatre formes d’intervention des utilisateurs sur des dispositifs déjà constitués, que l’on peut approximativement décliner selon deux axes principaux, celui de l’objet lui-même et celui de ses usages prescrits : le déplacement, l’adaptation, l’extension, le détournement.

Le déplacement Le déplacement consiste à modifier le spectre des usages prévus d’un dispositif, sans annihiler ce en vue de quoi il a été conçu, et sans introduire de modifications majeures dans le dispositif. Il s’agit d’exploiter la flexibilité relative des dispositifs : cette flexibilité est liée au fait que le concepteur produit en même temps que son 255

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dispositif un scénario de ses usages possibles. Pour la bonne réalisation de ce scénario il va choisir d’inscrire certains éléments dans le dispositif lui-même et à l’inverse en laisser d’autres à la charge des différents acteurs impliqués ou de l’environnement général : par exemple, tout concepteur d’équipements fonctionnant à l’électricité peut faire l’hypothèse que, dans un certain nombre de pays, il n’a pas besoin de se préoccuper de la disponibilité de cette énergie ; en revanche, il peut soit faire prendre en charge par son dispositif l’existence de plusieurs voltages, soit laisser à l’utilisateur le soin de se procurer le cas échéant les équipements de transformation nécessaires. Autrement dit, la partie du scénario inscrite dans le dispositif est nécessairement incomplète, puisque sa réalisation « idéale » prévoit l’intervention active de l’usager, voire la présence d’un certain type d’environnement. À partir de cette incomplétude et des prises que lui offre l’objet, l’utilisateur peut explorer d’autres possibilités que celles strictement prévues. Prenons par exemple le cas trivial du sèche-cheveux : une rapide enquête produit des résultats édifiants sur la polyvalence de cet objet qui, en dehors de ce que sa dénomination même suppose, peut être employé à sécher une plaie en cours de cicatrisation, à soulager un torticolis, à accélérer le séchage d’un vernis ou d’une colle, et même à attiser des braises, laquelle utilisation est suivie d’un passage au réfrigérateur pour éviter que l’excès de chaleur ne détériore le sèche-cheveux ! Bien évidemment, ces usages s’appuient sur des fonctionnalités particulières du sèche-cheveux, le fait qu’il souffle de l’air et le fait qu’il puisse chauffer cet air. De même lorsque l’on utilise un biberon comme verre à mesure, l’on ne fait qu’exploiter une des fonctions prévues du biberon qui est son propre instrument de mesure. Il suffit d’y songer quelques instants et l’on constate qu’en permanence, nous opérons de tels déplacements. En quoi cependant ces opérations sont-elles susceptibles de déboucher sur quelque chose qui ait à voir avec l’innovation et ne soit pas seulement de l’ordre d’un bricolage quotidien ? Dans la mesure où l’effort est minimal, où le dispositif reste inchangé, et où l’on constate une grande variabilité des déplacements, cela n’est pas si fréquent : il faut probablement qu’une nouvelle utilisation se distingue par son caractère assez général pour qu’elle puisse être reprise par le marché. Nous en donnerons trois exemples. Depuis de nombreuses années, les nouveaux-nés et les bébés jusqu’à deux ans se voient prescrire un complément quotidien en vitamine D. Il y quelques années encore, l’administration de cette vitamine se faisait par l’intermédiaire d’un petit récipient doseur-verseur fourni avec le flacon de vitamines. Ce récipient était en forme de cylindre étroit dans sa partie basse – afin de permettre un dosage plus précis – puis de cylindre plus large en haut de sorte qu’il formait une sorte de mini-verre ou tasse à l’échelle de l’enfant. N’importe quel parent sait que l’opération sans être périlleuse, présente tout de même quelques risques : pour peu que l’enfant fasse un mouvement brusque ou que l’on renverse 256

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le doseur un peu vite dans sa bouche et c’est une partie des vitamines qui se retrouve sur les vêtements, ces vitamines ayant la fâcheuse tendance ensuite à foncer à la lumière et à laisser des tâches indélébiles ; vers 1992, dans une maternité parisienne prestigieuse, les auxiliaires de puériculture ont l’idée d’utiliser une seringue en plastique pour réaliser la même opération : celle-ci permet un dosage précis et surtout une administration beaucoup plus facile à contrôler que précédemment. Peu de temps après, les flacons de vitamines sont vendus avec un petit piston qui est l’exact analogue de la seringue, à ceci près qu’il a perdu l’épaulement qui permet la fixation d’une aiguille. Nous n’avons pas étudié la genèse de cette innovation dans les laboratoires pharmaceutiques, il ne nous est donc pas possible d’inférer qu’il y a bien relation de filiation entre le déplacement opéré par certains dans l’usage des seringues et l’émergence de ces pistons, mais cette hypothèse ne nous paraît pas déraisonnable, compte tenu des liens forts que les laboratoires entretiennent avec ces lieux de prescription que sont les maternités. D’une manière assez analogue mais dans un domaine tout à fait différent, il y a une bonne quinzaine d’années, certains randonneurs se sont mis à utiliser des bâtons de skis, lesquels, par rapport aux bâtons classiques présentaient quelques avantages : légèreté, hauteur, tenue en main… Quelques années plus tard, les fabricants proposent des bâtons de randonnée conçus sur le modèle des bâtons de ski, avec quelques petits aménagements spécifiques. Dans ces deux cas, nous manquons évidemment des données permettant de suivre la trajectoire précise des déplacements opérés par les utilisateurs : il nous semble cependant raisonnable de faire l’hypothèse que les professionnels dont nous avons vu en première partie comment ils s’appuient sur différentes formes de représentation des utilisateurs pour tester leurs produits peuvent aussi par ce biais faire remonter certaines innovations des utilisateurs. Dans notre dernier exemple, la perspective est un peu différente dans la mesure où nous n’avons pas à proprement parler création d’un nouveau produit mais déplacement des utilisations d’un produit existant. Dans une recherche précédente [Akrich et Rabeharisoa, 1989] que nous avons menée, nous avons pu observer comment le travail collectif d’un ensemble d’acteurs – utilisateurs, distributeurs, médias – conduisaient à déplacer l’usage de certains matériaux conçus à l’origine comme des matériaux d’isolation vers la rénovation. Au point qu’en définitive, ce déplacement s’inscrivant dans de multiples supports – place du produit dans les rayons du magasin, désignation, catalogues, etc. – on puisse dire qu’il s’agit d’une véritable redéfinition de ce qu’est le produit. Nous sommes ici face à une extension du travail de l’innovateur qui se continue, au delà même de la fabrication, dans la qualification par les utilisateurs du produit et dans la spécification de ses caractéristiques primordiales. La reprise par le marché de ces déplacements est donc susceptible de déboucher soit sur l’autonomisation d’un nouveau produit, soit sur un positionnement différent des produits. 257

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L’adaptation On parlera d’adaptation lorsqu’il s’agit d’introduire quelques modifications dans le dispositif qui permettent de l’ajuster aux caractéristiques de l’utilisateur ou de son environnement sans pour autant toucher à sa fonction première. Par exemple, l’allongement des manches d’outil pour permettre une utilisation à distance, le rehaussage d’une poussette de marché pour les personnes qui ont des difficultés à se baisser, plus généralement toute la gamme des transformations qui visent à améliorer l’ergonomie pour des personnes s’étant défini des besoins particuliers font partie des adaptations courantes qui ne nécessitent pas de grandes capacités techniques. D’autres adaptations sont nécessaires lorsque l’environnement prévu ne correspond pas tout à fait à l’environnement réel. De ce point de vue, les transferts de technologie d’un pays à un autre, surtout lorsqu’il s’agit de pays dont les niveaux de développement sont différents, sont souvent accompagnés d’adaptations plus ou moins importantes. Nous en donnerons deux illustrations, détaillées dans d’autres chapitres de cet ouvrage : des kits d’éclairage constitués d’un panneau solaire, d’une batterie et de deux lampes sont envoyés depuis la France vers des pays d’Afrique noire. Il s’agit de fournir un éclairage de bonne qualité sans recours à un réseau électrique inexistant, et en exploitant des sources d’énergie renouvelables disponibles en abondance. Mais les concepteurs ont imaginés l’installation de ces dispositifs dans des locaux de petite taille, habitation, éventuellement dispensaire. Or, sur place, les villageois souhaitent éclairer la mosquée, il faut donc adapter le kit à cet usage, c’est-à-dire essentiellement allonger les câbles qui relient le panneau solaire à la batterie puis aux deux lampes. Si les promoteurs avaient réussi à trouver des modes de financement pour ce type d’utilisation, il est possible que cette adaptation locale aurait pris un caractère général. Au Nicaragua, dans le cadre d’un programme de coopération avec la Suède, une machine à déchiqueter les résidus de bois et à les transformer en briquettes utilisées pour le chauffage est transférée afin de permettre la récupération des tiges de coton et la confection de briquettes destinées à servir de combustible pour la cuisine. Là encore, toute une série d’adaptations sont nécessaires pour faire fonctionner la machine dans ce nouveau contexte. Le contexte, on le voit sur ces deux exemples, est le produit de la rencontre entre un dispositif et des utilisateurs et il inclut aussi bien des préférences sociales que des éléments matériels. Dans certains cas, ces adaptations peuvent être intégrées par les fabricants, en particulier lorsque l’utilisation d’un dispositif exige un niveau de technicité important et s’inscrit dans une activité évolutive. C’est le cas par exemple du sport de haut niveau : l’évolution ces dernières années de la forme des manches de piolets résulte directement de l’influence exercée par quelques utilisateurs de pointe qui ont fait forger puis tester des formes de plus en plus incurvées. Ces nouveaux piolets se sont intégrés dans 258

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leur technique d’alpiniste, laquelle a été elle-même modifiée par la transformation du piolet. Nous verrons dans la suite que cette configuration particulière – technicité et évolution de l’activité – paraît particulièrement propice au développement des capacités innovatives des utilisateurs.

L’extension On parlera d’extension lorsqu’un dispositif est à peu près conservé dans sa forme et ses usages de départ mais qu’on lui adjoint un ou plusieurs éléments qui permettent d’enrichir la liste de ses fonctions. L. Thévenot citait dans son article3 le cas des cartons que placent certains parents en dessous du siège de la poussette canne dans laquelle circule leur progéniture, initiative reprise par certains constructeurs. De même constatant probablement l’habitude qu’ont les parents de suspendre les sacs en plastique de leurs courses aux poignées de ces mêmes poussettes, des fabricants ont proposé des filets qui s’y accrochent très simplement. Toujours dans le registre du transport, mais cette fois-ci non plus des enfants mais de l’herbe coupée, il existe depuis un certain temps une pratique répandue qui consiste à utiliser un bidon en plastique dont on coupe la base et que l’on pose sur la brouette pour augmenter sa capacité de transport ; or, l’on trouve depuis peu des brouettes qui comportent un dispositif permettant grosso modo de remplacer ce bricolage ingénieux. Bref, l’on pourrait là encore multiplier les exemples. Nous voudrions simplement attirer l’attention sur le fait que ces transformations peuvent ne pas être aussi anodines qu’elles y paraissent, en nous appuyant sur un cas qui concerne les technologies de l’information. Dans un travail précédent [Akrich et Méadel, 1996], nous avions étudié l’implantation d’un logiciel, baptisé « main-courante informatique », dans la police française. Ce logiciel prend la place de plusieurs dispositifs qui lui préexistaient : une première main-courante, recueil de compte-rendus d’incidents ou plus généralement d’opérations menées par les patrouilles de la police en tenue, une seconde maincourante, recueil de déclarations faites par des personnes se présentant au poste de police et ne pouvant véritablement porter plainte, d’autres registres, permettant de suivre la composition des brigades de roulement et la répartition de leur temps de travail entre différents postes. Le logiciel main-courante est un outil rigide, qui ne laisse que très peu d’initiative à l’utilisateur. Pour en revenir à un point évoqué plus haut, le concepteur de ce dispositif a cherché à cadrer le plus possible l’utilisation en limitant les marges de manœuvre, un des objectifs étant de permettre une meilleure élaboration des statistiques sur l’activité de la police. Ceci étant, 3. [Thévenot, 1993]

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une enquête menée dans un certain nombre de commissariats nous a permis de constater à quel point à partir d’un même outil, rigide de surcroît, il était possible de développer des usages radicalement différents. La variabilité de ces usages est en partie due aux différences dans les montages organisationnels qui accompagnent l’utilisation du logiciel, ce qui ne nous intéressera pas ici. En revanche, nous avons pu observer qu’à défaut de pouvoir s’exprimer dans l’utilisation de telle ou telle fonction prévue dans le logiciel, certains ont fait un travail de couplage de la main-courante avec d’autres logiciels, couplage qui étend la signification même de la main-courante. Ainsi, à partir des interventions des brigades de roulement reportées dans la main-courante, les commissaires construisent de nouveaux indicateurs visant à rendre compte du « sentiment d’insécurité », indicateurs qui peuvent être utilisés autant pour programmer le travail policier que pour discuter avec les autres professionnels de la justice et du maintien de l’ordre des mesures à prendre ou encore argumenter face aux citoyens ordinaires. Ces différentes extensions ont circulé, de commissariats en commissariats au gré des contacts qu’entretiennent les commissaires entre eux, et il paraît assez vraisemblable qu’elles soient intégrées, sous leur forme actuelle ou sous une forme modifiée, dans des versions ultérieures du logiciel « main courante ».Autrement dit, même lorsque le dispositif est assez fermé, les utilisateurs trouvent moyen de le réouvrir et de l’étendre d’une manière qui modifie assez profondément ses capacités globales et qui est susceptible, du coup, de transformer son insertion dans une organisation qu’il contribue à redéfinir.

Le détournement La notion de détournement renvoie à un concept assez répandu, en particulier dans le domaine de l’art : un dispositif est détourné lorsqu’un utilisateur s’en sert pour un propos qui n’a rien à voir avec le scénario prévu au départ par le concepteur et même annihile du coup toute possibilité de retour à l’usage précédent. Il y a plusieurs formes de détournement : la récupération d’objets usagés s’effectue souvent par le détournement ; de ce point de vue, l’ingéniosité des personnes dans le dénuement est sans limites. À la frontière de la récupération, l’on trouve aussi toutes les pratiques qui visent à s’appuyer sur des matières ou produits bon marché pour étendre les champs d’activité des enfants : lorsque les institutrices leur proposent de faire des colliers avec des trombones ou des tableaux en relief à l’aide de pâtes alimentaires, elles leur font faire l’apprentissage d’une récupération possible. Dans le domaine de l’art, le détournement peut introduire une ambiguïté qui est moins présente dans les usages courants : lorsque Tony Cragg [Marontate, 1997] construit des œuvres à partir de détritus récupérés dans le Rhin, son travail se constitue à la fois sur un détournement (dans la carrière supposée de ces objets) et par un appui sur ces objets en tant que tels, qui de par leur histoire, deviennent significatifs de quelque 260

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chose. Au point que la restauration de ces œuvres menacées de ruine posent des problèmes insurmontables, puisqu’il ne peut être question de remplacer telle boîte de conserve des années 70, ni par un fac-similé, ni par une boîte conservée amoureusement par un collectionneur et retravaillée pour lui donner l’apparence d’un détritus, au risque de perdre la vérité de l’œuvre du point de vue de l’artiste. Ceci étant, cette ambiguïté n’est que la forme extrême d’un lien qui perdure toujours entre l’objet produit par le détournement et l’objet détourné : tout comme les autres modalités de transformation des dispositifs que nous avons envisagées plus haut, le détournement prend nécessairement appui sur des propriétés de l’objet de départ, même si à la différence des cas précédents, ces propriétés peuvent être marginales dans la définition de l’objet et même peuvent n’émerger en tant que telles que dans la confrontation avec un nouvel usage. Nous prendrons l’exemple des steel drums ou pans4. Dès les années 30, dans les Caraïbes, les musiciens utilisent toutes sortes d’objets en tant qu’instruments de percussions (boîte à biscuits métalliques, poubelles, poêles à frire etc.). Il est clair que les propriétés acoustiques des objets de départ ne sont pas réellement centrales dans la définition de ces objets, du moins si l’on se place du point de vue que peut en voir consciemment un adulte : les petits enfants ont en effet l’habitude de tester acoustiquement tous les objets qui leur passent entre les mains, c’est même ainsi qu’ils se construisent des liens entre leurs différentes perceptions et apprennent par exemple à anticiper à sa seule vue le bruit que peut produire un objet donné. Un de ces instruments de fortune va connaître une postérité importante, il s’agit de bidons de pétrole coupés en leur milieu et utilisés comme tambours. Dans une seconde étape, les musiciens vont se mettre à en travailler la surface supérieure de manière à être capable de produire deux puis un certain nombre de sons de hauteur différente. Peu à peu, ces instruments se sont répandus dans les Caraïbes, puis par l’intermédiaire entre autres de carnavals antillais organisés à Londres et à Brooklyn un peu partout dans le monde. Aujourd’hui, cet instrument s’est totalement émancipé de ses origines et a été « récupéré » par le marché, puisqu’il est produit en tant que tel par des fabricants d’instruments avec des matériaux qui n’ont plus de rapports avec les bidons de pétrole. Même le détournement, qui suppose pourtant un rapport de l’utilisateur un peu destructif à l’objet de départ, peut conduire à une innovation au sens plein du terme, débouchant sur un marché.

L’UTILISATEUR-INNOVATEUR Nous venons de voir que les utilisateurs déploient de fait une certaine capacité innovative dans leurs rapports avec des dispositifs variés, produits la plupart du temps 4. [Leymarie, 1996]

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de manière industrielle. Au point que si l’on s’intéresse à la carrière d’un objet à l’instar d’Appadurai [Appadurai, 1986], l’on constate qu’un objet donné après avoir été conçu, produit, distribué, acheté, peut recommencer une carrière complète du fait même de l’activité de ses utilisateurs. À l’exception des détournements, certains considèreront cependant que l’on a affaire ici essentiellement à des innovations incrémentales, c’est-à-dire qui ne modifient pas significativement ni les conditions de production, ni les conditions d’utilisation des dispositifs. Peut-on repérer des cas dans lesquels l’innovation pourrait être considérée comme assez radicale ? En d’autres termes, y a-t-il des personnes qui se définissent d’abord par leur position d’usager potentiel d’un dispositif et qui en seraient les inventeurs ou du moins qui joueraient un rôle leader dans le processus d’innovation ? Von Hippel [Von Hippel, 1976], dans un article déjà ancien, avait étudié le cas des instruments scientifiques et montré que, dans ce domaine, les utilisateurs sont les véritables acteurs de l’innovation : confrontés à un problème expérimental dans leur recherche, ils sont en quelque sorte obligés de concevoir des instruments pour le résoudre. Afin de réaliser ces instruments, ils se font aider des fabricants qui, une fois que l’instrument a fait ses preuves dans la communauté scientifique et s’est stabilisé, sont à même de passer à une production plus industrielle, en intégrant éventuellement quelques modifications si les utilisateurs potentiels sont un peu différents des utilisateurs-innovateurs. Si l’on ne peut qu’être d’accord avec son point d’arrivée, à savoir que les besoins sont construits en même temps que les dispositifs et qu’il est hasardeux de faire une dichotomie entre des innovations « poussées » par les développements de la technologie et des innovations « tirées » par la demande ou les besoins, on ne dispose d’aucun élément permettant d’apprécier les spécificités du cas qu’il utilise et de comprendre pourquoi les utilisateurs se confondent avec les innovateurs. Dans une analyse très exploratoire, nous avons identifié deux cas de figure dans lesquels il nous semble plus probable que se produise cette identification. Le premier qui intègre le cas étudié par Von Hippel et que nous avons déjà mentionné correspond à des domaines de forte technicité et à évolution rapide. Dans le second cas de figure, nous avons affaire à des domaines dans lesquels les utilisateurs sont peu nombreux, ont des besoins très spécifiques qui demandent des investissements technologiques non négligeables. Les équipements destinés à certaines catégories de malades nous semblent entrer dans ce cadre ; ainsi, les parents d’enfants atteints de myopathies sontils particulièrement actifs en ce domaine. Dans certains cas, il s’agit d’une démarche individuelle fondée sur la double « compétence » du parent, à la fois technicien et, en tant que parent, capable de formuler une définition assez précise et réaliste des besoins de son enfant : Dan Everard, père d’une petite fille atteinte d’une maladie de Werdnig-Hoffmann qui l’empêche de pouvoir jamais marcher et ingénieur électronicien, a ainsi conçu un fauteuil électrique adapté aux enfants de 12 mois à 12 ans 262

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et qui permet une verticalisation de ces enfants indispensable pour le maintien de leurs capacités. Ce fauteuil n’avait pas d’équivalent puisque les matériels existants ne peuvent être utilisés que par des enfants de plus de trois ans, alors que le Turbo Freedom Everaids est conçu pour permettre un apprentissage du « mouvement » à un âge analogue à celui auquel les enfants non handicapés apprennent à marcher : dans l’esprit de son concepteur, il s’agit de favoriser le plus tôt possible l’autonomie de l’enfant et son intégration sociale5. Dans d’autres cas, la démarche est collective et prend appui sur des associations de malades ou de parents de malade : ainsi, l’Association Française contre les Myopathies (AFM) développe des programmes scientifiques et technologiques en vue entre autres de concevoir des matériels adaptés aux différents types de malades. Dans ce cadre, les chercheurs et techniciens impliqués ne sont pas toujours des utilisateurs directs des équipements ; cependant, comme l’ont montré V. Rabeharisoa et M. Callon [Rabeharisoa et Callon, 1999], l’AFM a mis au point une organisation très particulière et très innovante qui lui a permis de conserver l’ascendant sur ceux dont elle finance les travaux. Les représentants de l’AFM définissent les objectifs des recherches et suivent de très près leur évolution : parce qu’ils rentrent dans le contenu scientifique ou technique des travaux qu’ils financent, ils discutent pied à pied avec les chercheurs de sorte qu’il faut les considérer au minimum comme des participants à part entière au processus d’innovation. Nous sommes donc dans des cas où le marché n’étant pas à même de fournir une réponse adaptée, des personnes ou des collectifs réorganisent leur environnement, de la recherche de financement à l’activité scientifique et technique, pour permettre le développement de certaines innovations dont ils seront les utilisateurs. Revenons rapidement sur le premier cas de figure que nous avons mentionné précédemment, à savoir des domaines à forte technicité et à évolution rapide : au delà de la recherche, on pense immédiatement aux technologies de pointe, en tous cas à des domaines dans lesquels les utilisateurs sont plutôt des professionnels ; en nous appuyant sur l’exemple de l’escalade, nous allons montrer que cette configuration déborde largement de ce cadre. L’escalade est un sport récent : jusque vers les années 1980, il était considéré comme inclus dans les divers activités liées à l’alpinisme. En quelques années, il s’est complètement autonomisé par rapport à l’alpinisme et durant ces années d’effervescence, tout ou presque a été inventé : les règles du jeu – qu’estce que « faire une voie » ? – le matériel, les terrains de jeu et leur équipement, l’entraînement, les modes de classement des grimpeurs, les compétitions, la professionnalisation, etc. Ce qui n’a pas été bien évidemment sans controverses et polémiques très vives, dont certaines sont toujours actives. Nous nous intéresserons ici à l’émergence de la notion d’entraînement spécifique et aux objets qui ont été conçus à cet égard. 5. Sur le travail de co-construction du fauteuil roulant et des personnes : [Winance, 2001]

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Jusqu’au début des années 1980, l’entraînement du grimpeur consiste à… grimper en falaise ou sur des rochers. Mais encore cela n’est-il possible que lorsque les conditions météo le permettent, sans parler des problèmes de distance. Du coup, quelquesuns installent chez eux des barres et font moult tractions et rétablissements. Mais peu à peu, certains grimpeurs deviennent plus précis dans leur recherche de performance : en particulier, ils se rendent compte que les capacités développées par les tractions simples sont insuffisantes, car les doigts et les avant-bras ne sont pas assez mobilisés. On voit donc apparaître des poutres, puis des planches sur lesquelles sont vissées des prises en bois de formes variées, souvent fabriquées par le grimpeur lui-même, qui permettent de se rapprocher davantage des conditions d’escalade habituelles. Parallèlement se développent les premiers « programmes d’entraînement » spécifiques, tout ceci bien sûr dans un climat « chaud », car certains perçoivent ces pratiques comme une forme de perversion de l’escalade. Un grimpeur amateur, ingénieur des arts et métiers, a l’idée de créer des prises artificielles en résine, matière qui permet de s’approcher beaucoup plus près du toucher, de l’adhérence et des formes des prises « naturelles » sur le rocher. Agencées selon le goût de chacun, ces prises permettent de créer des structures artificielles pour l’entraînement en intérieur. En fonction de l’espace et du budget dont ils disposent, un certain nombre de grimpeurs remplacent la poutre de bois par un mur équipé de prises en résine ou une poutre en résine qui apparaît à la même époque. Toutes ces innovations qui renvoient les unes aux autres sont des innovations de grimpeurs, amateurs au départ, puisque le professionnalisme lui-même, en dehors de quelques exceptions, ne devient possible qu’avec l’émergence de ces structures artificielles qui vont devenir le terrain quasi-exclusif de la compétition. Comme le dit l’inventeur des prises en résine, « pour réussir ce genre de choses, il faut être à la fois sculpteur et grimpeur. Je ne pourrais imaginer ces prises sans mettre moi-même la main à la pâte, dans la résine ou sur le rocher »6. La « technicité » est ici celle incorporée du grimpeur qui n’est pas facilement objectivable : lui seul sait ce que veut dire pour sa peau, ses doigts, ses bras, son corps, tel ou tel dessin de rocher avec tel ou tel grain. Et seule la communauté des grimpeurs constituée entre autres au travers d’un petit nombre de revues fort lues dans le milieu, sait ce que veut dire telle ou telle performance… L’infinie variété des rochers et des falaises et la diversité des aptitudes s’opposent à une objectivation des savoirs et des savoir-faire qui permettrait à un non-pratiquant d’anticiper les besoins d’une telle communauté. De plus, à l’époque dont nous venons de parler, c’est-à-dire les années 80, l’évolution de la discipline est fulgurante et passe par des innovations comme celles que nous avons décrites, innovations qui suscitent des débats eux-mêmes constitutifs de la discipline. Dans un tel contexte, un outsider a bien peu de chances de s’imposer, car il lui faudrait 6. Interview de François Savigny, Vertical, Spécial n° 1, avril-mai 1990, p. 87.

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maîtriser intellectuellement la technique de l’escalade et comprendre les articulations entre les pratiques individuelles et la définition de la discipline et de ses pratiquants. De fait, les innombrables innovations de la période sont, si ce n’est toutes, du moins en grande partie, dues à des innovateurs-utilisateurs. La division du travail entre ceux qui conçoivent et ceux qui utilisent n’est donc pas si nette que cela : nous constatons que les allers et retours entre concepteurs professionnels et utilisateurs sont plus nombreux qu’on ne pourrait le croire à première vue. Ceci étant, leur invisibilité ordinaire tient au fait que dans la plupart des cas, l’on n’a pas affaire à des relations directes entre les uns et les autres, mais à des médiations multiples qui, souvent, permettent aux concepteurs de tester leurs dispositifs et, dans un certain nombre de cas, de faire remonter des idées de la « base ». La proximité entre utilisateurs et concepteurs, voire leur identité, n’est probablement réalisée que dans des domaines « tirés » par les utilisateurs pour des raisons variées qui se combinent : la technicité du domaine (au sens d’une incorporation forte des savoirs techniques au sens large), sa nouveauté, sa rapidité d’évolution, la spécificité de leur demande et l’incapacité du marché à la prendre en compte.

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Sociologie de l’acteur réseau Michel Callon

L’expression « sociologie de l’acteur réseau » (SAR)1 combine deux termes habituellement considérés comme opposés : celui d’acteur et celui de réseau. Cette opposition fait écho aux tensions constitutives des sciences sociales, comme celles entre agence et structure ou entre micro et macro-analyse. Cependant, la SAR, connue également comme sociologie de la traduction, n’est pas simplement une tentative supplémentaire pour montrer la nature artificielle ou dialectique de ces oppositions classiques. Bien au contraire : son objectif est de suivre leur construction et de fournir des outils pour l’analyser. L’une des hypothèses au cœur de la SAR – hypothèse qu’elle partage d’ailleurs avec d’autres démarches – est de considérer que la société ne constitue pas un cadre à l’intérieur duquel évoluent les acteurs. La société est le résultat toujours provisoire des actions en cours. La SAR se distingue des autres approches constructivistes par le rôle actif qu’elle fait jouer aux entités produites par les sciences et les techniques dans l’explication de la société en train de se faire. Je commence par présenter la contribution de la SAR aux études sur la science et la technologie pour suggérer ensuite que cette approche permet de renouveler l’analyse de certains problèmes classiques de la théorie sociologique.

LES TECHNOSCIENCES REVISITÉES PAR LA SAR : LES RÉSEAUX SOCIOTECHNIQUES Nées dans les années 1970 et issues de la sociologie de la connaissance, les études sociales de la science ont pour commune ambition d’expliquer, à partir d’études de cas, le processus de fabrication des faits scientifiques et des artefacts techniques pour 1. J’ai choisi de traduire actor-network theory (ANT) par sociologie de l’acteur-réseau (SAR).

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comprendre comment leur validité ou leur efficacité sont établies et comment s’opère leur diffusion. Pour mener à bien ce programme, deux stratégies ont été suivies. La première est restée fidèle au projet d’une explication sociale des contenus scientifiques et techniques [Collins, 1985a]. La seconde, illustrée par la SAR, a rejeté cette possibilité et s’est embarquée dans une entreprise de longue haleine qui débouche sur une redéfinition de l’objet même des sciences sociales. Pour les fondateurs de la SAR, l’explication sociale des faits scientifiques et techniques constitue une impasse. « Fournir une explication sociale signifie que l’on puisse remplacer un objet appartenant à la nature par un autre appartenant à la société » [Latour, 2000]. Dans cette perspective, on considérera qu’un fait scientifique ou un artéfact technologique sont façonnés par des forces extérieures, dont l’origine est placée dans la société : il peut s’agir par exemple d’intérêts ou d’idéologies ou encore de relations sociales de domination ou de pouvoir. Mais, comme le montrent les travaux consacrés aux pratiques scientifiques en laboratoire ou à l’élaboration des artéfacts techniques, cette conception, dans laquelle la nature se trouve dissoute dans la société, n’est pas plus convaincante que la conception plus traditionnelle et prudente dans laquelle les deux sont considérées comme totalement séparées.

Du monde aux mots Entrons dans un laboratoire pour observer les chercheurs et les techniciens au travail. Le laboratoire constitue un environnement artificiel dans lequel des expériences sont organisées. Les objets sur lesquels portent ces dernières, comme les électrons, les neutrinos ou les gènes, ont été placés dans des situations où l’on attend d’eux qu’ils réagissent, dévoilant ainsi une partie de leurs propriétés. C’est la possibilité de produire une divergence entre ce qu’une entité est censée faire et ce qu’elle fait effectivement qui motive le chercheur et le pousse à réaliser l’expérience. Ceci soulève la question de la mystérieuse adéquation entre les mots et les choses, entre ce que l’on dit des choses et ce qu’elles sont. À cette question philosophique classique, la SAR offre une réponse originale basée sur la notion d’inscription [Latour et Woolgar, 1979]. Ce concept désigne les photographies, les cartes, les graphiques, les diagrammes, les films, les enregistrements acoustiques ou électriques, les observations visuelles directes notées dans un carnet de laboratoire, les illustrations, les modèles en 3-D, les spectres sonores, les clichés échographiques, les images produites par interférences d’ondes électromagnétiques, arrangées et filtrées par des techniques géométriques. Toutes ces inscriptions sont fabriquées par des instruments. Le travail des chercheurs consiste à mettre en place des expériences pour faire « écrire » les entités qu’ils étudient, puis à mettre en forme ces inscriptions, et ensuite à les combiner, les comparer et les interpréter. Au terme 268

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de ces traductions successives, les chercheurs produisent des énoncés décrivant ce que sont capables de faire les entités sur lesquelles sont menées les expériences. L’inscription est à double face. D’un côté, elle renvoie (réfère) à une entité (par exemple un électron, un gène ou un neutrino) qui est supposée l’avoir produite et de l’autre côté, combinée à d’autres traces ou inscriptions, elle soutient des propositions qui sont testées et évaluées par la communauté des spécialistes. Plutôt que de poser une séparation entre les mots et les choses, la SAR place au centre de l’analyse la prolifération de traces et d’inscriptions qui sont produites dans le laboratoire et qui, enchaînées les unes aux autres, articulent les mots et les choses. L’analyse de cette articulation conduit aux deux concepts complémentaires de réseau et de circulation. La circulation doit être entendue dans un sens tout à fait traditionnel. La carte qui a été établie par le géologue à partir de relevés de terrain, les clichés qui permettent de suivre des trajectoires repérées par les détecteurs d’un accélérateur de particules, les bandes multicolores empilées sur un chromatographe, les tableaux de mobilité sociale établis par des sociologues, les articles et les livres rédigés par des chercheurs sont autant de documents qui circulent d’un laboratoire à un autre, puis d’un centre de recherche à une unité de production, et enfin d’un laboratoire à une commission d’experts qui les passent à un cabinet ministériel. Quand arrive sur le bureau d’un chercheur un article écrit par un collègue, ce sont les gènes, les particules, les protéines manipulés par ce collègue, dans son propre laboratoire, qui sont présents sur ce bureau, par le biais des tableaux, diagrammes, énoncés élaborés à partir des inscriptions fournies par les instruments. De la même manière quand le décideur politique prend connaissance d’un rapport indiquant que l’émission de gaz par les véhicules diesel est responsable de la pollution urbaine et du changement climatique, il a sous les yeux à la fois le trafic automobile et les couches atmosphériques qui provoquent le réchauffement. On s’éloigne ainsi d’une épistémologie classique qui oppose le monde des énoncés et le monde (plus ou moins réel) des choses auxquelles les énoncés réfèrent et qui constituent en quelque sorte le contexte de ces énoncés. Les références ne sont pas extérieures à l’univers des énoncés : elles circulent avec eux et avec les inscriptions dont ils sont issus. En circulant, les inscriptions articulent un réseau, que l’on qualifiera de sociotechnique, du fait de sa nature hybride [Callon, et al., 1986] [Latour, 1987]. Le réseau sociotechnique auquel appartient l’énoncé : « le trou de la couche d’ozone s’agrandit » inclut tous les laboratoires travaillant directement ou indirectement sur le sujet, les mouvements écologistes, les gouvernements qui se rencontrent lors de sommets internationaux, les industries chimiques concernées et les Parlements qui promulguent les lois, mais également et surtout les substances chimiques et les réactions qu’elles produisent ainsi que les couches atmosphériques concernées. L’énoncé « la couche 269

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d’ozone disparaît du fait de l’utilisation des aérosols » lie tous ces éléments, à la fois humains et non humains : il résume et décrit le fonctionnement du réseau. En certains points de ces réseaux sont placés des centres de traduction qui capitalisent l’ensemble (ou une partie) des inscriptions et des énoncés en circulation. Les inscriptions constituent des informations, qu’il est possible de combiner et d’évaluer et qui permettent à ces centres de décider et d’engager des actions stratégiques mobilisant le réseau, en vue d’agir sur les états du monde (par exemple en interdisant l’usage des aérosols pour faire advenir un monde dans lequel la couche d’ozone est reconstituée et où les cancers de la peau deviennent moins fréquents). De telles actions stratégiques ne sont possibles que parce que le réseau sociotechnique existe fournissant les lignes d’action possibles et autorisant leur accomplissement. L’action et le réseau sont ainsi les deux faces d’une même réalité : d’où la notion d’acteur-réseau.

Mettre l’action collective dans une boîte noire On peut analyser la technologie de la même manière. L’explication sociale des artéfacts technologiques soulève les mêmes difficultés que celle des faits scientifiques. Une fois de plus, c’est en abandonnant l’idée d’une société définie a priori, et en la remplaçant par des réseaux sociotechniques que la SAR évite d’avoir à choisir entre le réductionnisme sociologique ou le grand partage entre techniques et sociétés Considérons un artéfact commun comme l’automobile. Son succès phénoménal est probablement dû au fait qu’elle permet aux utilisateurs d’élargir la gamme et la variété des actions qu’ils peuvent entreprendre avec succès, leur donnant la liberté de voyager sans avoir à dépendre de quiconque. Est « inscrit » dans l’automobile, dans l’artefact technique lui-même, un utilisateur autonome doté de la capacité de décider où il va, de circuler comme il veut et quand il veut [Akrich, 1992]. L’autonomie du conducteur tient paradoxalement au fait que l’automobile n’est qu’un élément dont le fonctionnement est dépendant d’un large réseau socio-technique. Il faut des infrastructures routières avec leurs services de maintenance, des sociétés d’exploitation des autoroutes, l’industrie automobile, le réseau des garagistes et des distributeurs d’essence, une fiscalité spécifique, des auto-écoles, un code de la route, des agents de la circulation, des centres techniques pour contrôler la sécurité des véhicules, des lois, etc…. L’automobile de Monsieur Martin est au centre d’un tissu de relations liant des entités hétérogènes, d’un réseau qui à nouveau peut être qualifié de socio-technique puisqu’on y trouve des humains et des non humains [Callon, et al., 1986]. Ce réseau est actif, ce qui justifie à nouveau le terme d’acteur-réseau. Chacun des éléments humains ou non humains qui le composent participe à une action collective que l’utilisateur doit mobiliser chaque fois qu’il prend le volant de son automobile. En un sens le conducteur fusionne avec le réseau qui définit ce qu’il ou elle est 270

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(un conducteur-choisissant-une-destination-et-un-itinéraire) et ce qu’il peut faire. Lorsque le conducteur tourne la clé de contact d’une Nissan pour aller voir un ami en vacances au lac de Genève, il ne fait pas seulement démarrer un engin : il déclenche également une action collective parfaitement coordonnée. Cette action implique : les compagnies de pétrole qui ont raffiné et distribué le pétrole et installé les stations d’essence ; les ingénieurs qui ont conçu les cylindres et les valves ; les machines et les opérateurs qui ont assemblé le véhicule ; les ouvriers qui ont déposé le bitume constituant les routes ; le bitume lui-même ; l’acier qui résiste à la chaleur ; le caoutchouc des pneus qui accroche la route humide ; les feux rouges qui régulent le flux de la circulation, etc. Nous pourrions considérer chacun des éléments du réseau sociotechnique pour montrer que, humain ou non humain, il contribue à sa manière à faire circuler le véhicule. Cette contribution, qui a été progressivement définie et cadrée durant l’établissement du réseau sociotechnique, n’est pas réductible à une dimension purement instrumentale. Dans ses études de l’innovation technologique, la SAR met l’accent sur la capacité de chaque entité, spécialement les entités non humaines, à agir ou interagir d’une manière spécifique avec les autres humains ou non humains. L’automobile – et c’est ce qui la définit comme artéfact technique – permet à tout moment de mobiliser un grand nombre d’éléments hétérogènes qui participent de manière active, silencieuse et invisible au transport du conducteur. Nous pouvons appeler ces éléments « actants », un terme emprunté à la sémiotique pour mettre précisément en lumière la nature active des entités qui composent le réseau. Nous pourrions également dire que cette activité collective a été mise en boîte noire sous la forme d’un artéfact – ici, une automobile. Lorsque l’automobile se met en mouvement, c’est tout le réseau qui se met en mouvement. Parfois, cependant, les boîtes noires s’ouvrent brutalement. La présence et l’activité de ces actants deviennent visibles lorsque surviennent des échecs ou des incidents : les transporteurs de pétrole font grève ; une guerre éclate au Moyen-Orient ; une route s’effondre ; les taxes augmentent d’une manière jugée inacceptable ; le prix du pétrole s’emballe ; les normes environnementales rendent problématique l’utilisation des moteurs thermiques ; la vigilance d’un conducteur fléchit ; les alliages résistent mal à la corrosion ; des tôles se déchirent au moment de l’emboutissage. Dans ces moments-là, l’action collective devient visible et se dévoilent tous les actants qui contribuent à l’action individuelle et volontaire de l’utilisateur de la voiture [Jasanoff, 1994] [Wynne, 1988]. Mais c’est durant la constitution de ces réseaux sociotechniques, c’està-dire durant la conception, le développement et la diffusion de nouveaux artéfacts techniques, qu’apparaissent le plus clairement, avant la mise en boîte noire, les inévitables négociations et ajustements entre actants humains et non humains. Et c’est vers ces processus de constitution que la SAR tourne son attention [Law, 1987]. Dans le cas de la science comme dans celui de la technique, la notion de réseau socio-technique est placée au cœur de l’analyse. La SAR a consacré beaucoup d’efforts 271

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à l’analyse du processus de construction et d’extension de ces réseaux dont la prolifération caractérise les sociétés dans lesquelles nous vivons. Des concepts comme ceux de « traduction », d’ « intéressement » et de « porte-parole » ont été développés pour expliquer la constitution progressive de ces assemblages hétérogènes [Callon, 1986]. La SAR remplace la pureté des faits scientifiques et des artéfacts techniques par une réalité hybride composée de traductions successives. Ces réseaux peuvent être caractérisés par leur longueur, leur stabilité et leur degré d’hétérogénéité [Callon, 1992a] ; [Bowker et Star, 2000]. Ce point de vue remet nécessairement en cause les conceptions traditionnelles du social.

LA CONSTITUTION DE COLLECTIFS HYBRIDES Pour la SAR, la société doit être composée, établie et maintenue. Cette affirmation n’a rien de nouveau ; elle est partagée par de nombreux courants constructivistes. Mais la SAR diffère de ces approches par le rôle qu’elle assigne aux non humains dans la composition de la société. Dans la vision traditionnelle, les non humains sont évidemment présents, mais leur présence ressemble à celle de meubles dans un intérieur bourgeois. Au mieux, lorsque ces non humains prennent la forme d’artéfacts techniques, ils sont nécessaires à la vie quotidienne qu’ils rendent plus facile et plus agréable ; au pire, lorsqu’ils sont présents sous la forme d’énoncés référant à des entités telles que les gènes, les quarks ou les trous noirs, ils constituent des éléments du contexte à prendre en considération, un cadre de l’action. Dans la mesure où ils sont traités comme étant extérieurs au collectif ou comme étant instrumentalisés par lui, les non humains sont dans une position subordonnée. Les deux dernières décennies d’études consacrées aux sciences et aux technologies ont eu pour effet de remettre en question cette division. Dans le laboratoire, et en dehors du laboratoire, les non humains agissent et les chercheurs qui s’établissent en porteparole de ces entités nous disent ce qu’elles peuvent faire et ce qu’elles sont prêtes à faire. De même, les artéfacts techniques constituent des assemblages d’actants profilés pour rendre envisageables et possibles certaines actions collectives. La notion de société faite d’humains est remplacée par celle de collectif produit par des humains et des non humains [Callon, 1986] [Latour, 1991b]. La contribution des non humains ne peut plus être ignorée ou minimisée par les sciences sociales car les investissements croissants dans la recherche et dans l’innovation technique en augmentent le nombre de manière quasi exponentielle. Cette prise en compte du rôle actif des non humains a de nombreuses conséquences. Nous allons nous concentrer sur l’une d’entre elles en montrant comment la SAR conduit à remettre en cause la distinction entre macrostructures et microstructures au profit de localités cadrées et connectées. 272

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Peut-on parler de micro-interactions ? La réponse, positive, semble évidente. Lorsque notre automobiliste prend à partie un autre automobiliste qui lui a volé la priorité, ou lorsqu’il reçoit une contravention pour l’infraction qu’il a commise, il interagit avec d’autres acteurs individuels parfaitement identifiables. De manière générale, toute interaction se déroule entre des individus et ne peut être que locale, limitée dans sa portée et ses enjeux. Ces observations ne convainquent pas ceux qui croient en l’existence de macro-structures : est-il raisonnable de mettre entre parenthèses des réalités comme les institutions, les organisations, les champs qui façonnent et contraignent de manière évidente le comportement des agents individuels, même lorsque ces macro-structures sont considérées comme le résultat non intentionnel de l’agrégation de nombreuses actions individuelles ? Pour concilier ces deux points de vue, qui semblent aussi fondés l’un que l’autre, la solution habituellement retenue est celle qui est fournie par la notion commode et passe-partout de dialectique (ou de structures structurantes et de structures structurées). Pour éviter les acrobaties conceptuelles de la dialectique, la SAR introduit la notion de localité, définie comme étant à la fois cadrée et connectée. Les interactions, comme celles entre automobilistes qui se chamaillent ou qui sont aux prises avec des agents de la circulation, se déroulent dans un cadre qui les tient et les contient. Autrement dit, il n’y a pas d’interactions sans cadrage pour les contenir. Le mode de cadrage étudié par la SAR étend celui qui est analysé par Goffman en soulignant la part active jouée par les non humains qui préviennent les débordements intempestifs. Les automobilistes et les agents de la circulation sont assistés, pour développer leurs arguments concernant la manière dont l’accident est survenu, des non humains qui les entourent. Sans la géométrie matérielle de l’intersection, sans la présence des feux tricolores qui n’ont pas été respectés, sans l’existence de règles de la circulation qui prohibent certains comportements, sans les lignes continues qui « matérialisent » les voies autorisées, et sans les véhicules eux-mêmes qui prescrivent et autorisent certaines actions, l’interaction serait impossible, car les acteurs ne pourraient donner aucun sens à l’événement et, par dessus tout, ne pourraient se mettre d’accord ni sur la qualification de l’incident ni sur sa description. Ce cadrage qui contraint les interactions en évitant les débordements agit simultanément comme un dispositif de connexion. Il définit un lieu cadré (celui de l’interaction) et dans le même temps le connecte à d’autres lieux également cadrés (où des accidents similaires ou différents ont eu lieu, où les policiers vont écrire leurs rapports, où ces rapports vont être envoyés et traités, etc.). Tous les éléments qui participent à l’interaction et la cadrent établissent simultanément de telles connexions. L’automobiliste pourra par exemple invoquer un défaut de fabrication, le manque de conscience du garagiste qui effectue la maintenance de sa voiture, le détraquement des feux tricolores, le mauvais état de la chaussée, le manque de formation de l’agent chargé de la circulation, etc… Les éléments qui cadraient silencieusement 273

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les micro-interactions deviennent visibles ; ils semblaient passifs, ils révèlent maintenant leur véritable nature : ce sont des actants qui, au lieu de maintenir une frontière imperméable entre le lieu de l’accident et ses contextes, remettent en jeu toute une série d’autres lieux, d’autres acteurs qui viennent se mêler à la scène : les constructeurs automobiles, le réseau des garagistes, les services de maintenance des infrastructures routières, les centres de formation de la police, etc. Ces situations de crise et de controverses, qui rendent visibles les actants engagés dans le cadrage, montrent la voie à suivre : remplacer la notion de microstructures par celle d’interactions localement cadrées entre humains et non humains; remplacer la notion de macrostructures par celle de lieux cadrés qui sont connectés par les actants qui assurent leurs cadrages. La notion de réseau socio-technique inclut les asymétries produites par ces arrangements, asymétries qui deviennent analysables dans les situations de crise ou lors des activités de conception ou de maintenance. La SAR permet d’expliquer les relations de pouvoir ou de domination qui se développent entre lieux cadrés, sans avoir à faire l’hypothèse coûteuse (et difficile à falsifier) de l’existence de niveaux différents, Plus un lieu est connecté, par l’intermédiaire des sciences et des techniques, à d’autres lieux et plus sa capacité de mobilisation est forte. Les centres de traduction où convergent les inscriptions et les énoncés peuvent se connecter aux lieux où les entités, auxquelles réfèrent ces énoncés et inscriptions, sont accessibles et mobilisables à travers les dispositifs techniques (instruments, montages expérimentaux) qui ont servi à les faire écrire et parler. Ces dispositifs techniques assurent la délégation à distance de l’action décidée dans le centre de traduction. Le gouvernement peut par exemple sur la base des rapports et des résultats d’expérimentations qu’il reçoit décider de limiter à un niveau donné l’émission de CO2 par les automobiles: en tant que centre de traduction il est en mesure d’établir une connexion entre le fonctionnement des moteurs, l’état de la pollution et le réchauffement du climat; il voit des entités et des relations que personne d’autre ne peut voir et rassembler. Mais l’application de cette décision suppose la constitution de centres de contrôle de la pollution, d’agents de la circulation qui vérifient que les contrôles ont bien été effectués, et qui, dans le cas contraire, verbalisent, appuyés sur une loi votée par le Parlement. L’action décidée par le centre de traduction mobilise un grand nombre d’entités humaines et non humaines qui participent activement à cette action collective, distribuée. Une évaluation ex-post des effets de la décision peut être entreprise, toujours fondée sur la circulation d’inscriptions et la mobilisation de chaînes de dispositifs. De la même manière que l’automobiliste met en mouvement un immense réseau socio-technique en tournant sa clef de contact, le ministre de l’intérieur met en mouvement tout un réseau, patiemment construit et ajusté, en décidant de lutter contre le réchauffement climatique. Que le même lieu puisse avoir accès à d’autres lieux pour les mettre en mouvement et les faire collaborer 274

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à une décision et à son exécution, qu’il soit centre de traduction et centre d’action à distance, en un mot qu’il soit capable de résumer des réseaux sociotechniques entiers et de les tenir, voilà qui explique l’asymétrie dont on voulait rendre compte en distinguant différents niveaux. L’avantage de la démarche proposée est qu’elle fournit un terrain empirique facile à étudier (au lieu de postuler des réalités abstraites) et qu’elle rend possible l’analyse dynamique de ces relations et de leur évolution, en permettant de comprendre comment des lieux dominés peuvent devenir, par reconfiguration progressive des réseaux, des lieux dominants.

LA SAR : UN CHANTIER OUVERT La SAR est un chantier ouvert et non une construction achevée et fermée [Law et Hassard, 1999]. Elle se méfie des systèmes théoriques abstraits et contraignants. Elle a été conçue pour suivre les collectifs en train de se faire2. D’ailleurs plusieurs points demeurent controversés ou mal compris. Son analyse de l’agence (et en particulier la symétrie qu’elle postule entre humains et non humains) a été fortement critiquée [Collins et Yearley, 1992]. Pour la SAR, ce principe de symétrie n’est pas une affirmation métaphysique mais un choix méthodologique. Les différentes formes d’agences, depuis celles qui sont capables d’action stratégique jusqu’à celles qui sont réduites à développer des comportements quasi-machinaux, peuvent être étudiées empiriquement, et il n’y a aucune raison de s’en tenir à deux grandes familles que tout oppose : les formes d’agence dépendent de la configuration des réseaux sociotechniques. De ce point de vue, la SAR est proche des travaux sur l’action et la cognition distribuées qui permet de dépasser l’opposition entre structure et agence. Dans les années 1990, des chercheurs inspirés par la SAR se sont engagés dans de nouveaux domaines comme l’analyse de l’organisation [Law, 1994] et l’étude de la formation de la subjectivité ou de la construction de la personne [Law, 1992a]. Après avoir inclus les non humains dans le collectif, la SAR s’efforce d’analyser comment ces non humains, membres de plein droit de nos collectifs, participent à la création des subjectivités. En parallèle à ses travaux sur le rôle des sciences dures et de la technologie dans la construction des collectifs et des agences, la SAR analyse également la contribution des sciences sociales à la constitution de la société. Les sciences sociales ne se contentent pas plus de décrire et d’analyser la société que les sciences naturelles ne se contentent de décrire et d’étudier la nature : les unes et les autres contribuent 2. [Star et Griesemer, 1989], [Singleton et Michael, 1993], [Star, 1991], [Lee et Brown, 1994], [Mol et Law, 1994]

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à la mise en forme et de la société et de la nature. Ce point a été établi en détail pour l’économie discipline. Si nous considérons une définition étendue de l’économie discipline incluant notamment le marketing, les sciences du management, la théorie financière, etc., il est possible d’étudier comment cette discipline aide à formater les marchés et les agents économiques de telle manière que les activités économiques deviennent conformes à ce qu’elle en dit [Callon, 1998]. Cette approche, étendue aux autres sciences sociales comme la sociologie, la psychologie, l’anthropologie ou la science politique, devrait faciliter la compréhension du processus par lequel la société tend simultanément à se penser comme distincte de son environnement et comme un ensemble différencié d’institutions ou de sphères spécialisées. C’est en refusant d’admettre, à un niveau méthodologique, les grandes divisions postulées par les sciences (à la fois naturelles et sociales) que la SAR est en position d’expliquer, à un niveau théorique, le rôle des sciences et des techniques dans la construction des collectifs dans lesquels nous vivons.

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Bibliographie [Wynne, 1992]

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Table des matières Michel CALLON et Bruno LATOUR Le grand Léviathan s’apprivoise-t-il ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11

Bruno LATOUR « Les “Vues” de l’Esprit » Une introduction à l’anthropologie des sciences et des techniques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33

Shirley STRUM et Bruno LATOUR Redéfinir le lien social : des babouins aux humains . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71

Bruno LATOUR Le prince : Machines et machinations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87

Madeleine AKRICH La construction d’un système socio-technique. Esquisse pour une anthropologie des techniques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109

Michel CALLON Pour une sociologie des controverses technologiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135

Madeleine AKRICH La description des objets techniques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 159 303

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Sociologie de la traduction. Textes fondateurs

Madeleine AKRICH Les objets techniques et leurs utilisateurs de la conception à l’action . . . . . . . . 179

Michel CALLON Quatre modèles pour décrire la dynamique de la science . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201

Madeleine AKRICH Les utilisateurs, acteurs de l’innovation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 253

Michel CALLON Sociologie de l’acteur réseau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 267

BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 277

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u début des années 80, un groupe de chercheurs de l’École des mines se penche sur un aspect du monde contemporain négligé par les sciences sociales : les sciences et les techniques. Comment sont-elles produites ? Comment leur validité ou leur efficacité sont-elles établies ? Comment se diffusent-elles ? Comment contribuent-ils à transformer le monde ? Ces travaux donnent naissance à une approche aujourd’hui reconnue : la sociologie de la traduction, dite aussi théorie de l’acteur réseau, avec ses concepts clefs, la traduction, l’intéressement, le script, la controverse, etc. Cette théorie est si féconde que les sciences sociales mobilisent désormais très largement ses concepts, mais aussi ses règles de méthodes et ses outils de travail. Or, nombre de ses textes fondateurs n’étaient pas ou plus disponibles en français. En rassemblant des textes de trois de ses pionniers, Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour, on permettra au lecteur de comprendre les développements de la sociologie de la traduction et la manière dont elle a interrogé le lien social, les machines, les objets, les usagers, les pratiques scientifiques. Pour montrer en conclusion comment cette approche permet de renouveler l’analyse sociologique classique. Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour sont tous trois chercheurs au Centre de sociologie de l’innovation (CSI) de l’École des mines de Paris. Madeleine Akrich est directrice du CSI ; elle a consacré l’essentiel de ses travaux à la sociologie des techniques, en s'intéressant spécifiquement aux usagers. Depuis quelques années, ses travaux concernent plus particulièrement la médecine. Michel Callon est directeur de recherche au CSI. Ses travaux couvrent un large spectre d'intérêts autour des questions relatives aux interrelations entre sciences, techniques et société, à la socio-économie de l'innovation, aux questions de démocratie et à la médecine. Bruno Latour, professeur à l’École des mines de Paris, à la London School of Economics et au département d'histoire des sciences de Harvard, est l’auteur de très nombreuses publications consacrées à la sociologie et à la philosophie des sciences et des techniques, à l’anthropologie de la démocratie et du monde moderne.

Sociologie de la traduction, Textes fondateurs — Madeleine Akrich, Michel Callon, Bruno Latour

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MADELEINE AKRICH MICHEL CALLON BRUNO LATOUR

Sociologie de la traduction Textes fondateurs

Collection Sciences sociales

29 euros

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Presses des Mines

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