Hafez El Assad et le parti Baath en Syrie [1st American ed.] 2738446781

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French Pages xiv, 226 p. ; [401] Year 1996

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Polecaj historie

Hafez El Assad et le parti Baath en Syrie [1st American ed.]
 2738446781

Table of contents :
Sommaire
Avant-Propos
Premiere Partie: Les Racines du Nationalisme Arabe
II. La France en Syrie et la Fondation du Parti Baath, 1920 -1947
III. Le Soubresauts de l'Independance et l'Essor du Baath, 1947-1958
IV. La République Arabe Unie: Espoirs et Desillusions, 1958-1962
V. Le Baath au Pouvoir: La Discorde, 1963-1965
VI. Le Schisme, 1966-1970
VII. Hafez El Assad au Pouvoir: Le Mouvement de Redressement, 1970-1975
VIII. Le Temps des Epreuves, 1976-1982
IX. La Syrie au Liban, 1982-1984
X. Le Fil du Rasoir, 1984-1989
XI. Le Nouvel Ordre Regional, 1990-1996
XII. Trente-Trois Ans de Baath en Syrie
Notes
Annexes
Bibliographie Indicative
Index

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Pierre GUINGAMP

HAFEZ EL ASSAD ET LE PARTI BAATH EN SYRIE

Comprendre le Moyen-Orient

HAFEZ EL ASSAD ET LE PARTI BAATH EN SYRIE

Collection Comprendre le Moyen-Orient D irigée p a r Jean-Paul C hagnollaud

Dernières parutions : JACQUEMETI. et S., L'olivier et le bulldozer ; le paysan palestinien en Cisjordanie occupée, 1991. BESSON Y., Identités et conflits au Proche-Orient, 1991. FERJANI M.-C., Islamisme, laïcité et droits de l'homme, 1991. MAHDI F., Fondements et mécanismes de l'Etat en islam : l'Irak, 1991. BLANC P., Le Liban entre la guerre et l'oubli, 1992. MENASSA B., Salut Jérusalem, 1992. JEANDET N., Un golfe pour trois rêves, 1992. GOURAUD P., Le Général Henri Gouraud au Liban et en Syrie, 19191923, 1993. PICARD E. (ed.), La nouvelle dynamique au Moyen-Orient, Les rela­ tions entre l'Orient arabe et la Turquie, 1993. REGNIER P., Ismayl Urbain, Voyage d'Orient suivi de Poèmes de Ménilmontant et d'Egypte, 1993. CHESNOT C., La bataille de l'eau au Proche-Orient, 1993. DESMET-GREGOIRE H., Le divan magique, L'Orient turc en France au XVIIIe siècle, 1994. FIORANI R., Rêves d'indépendance, chronique du peuple de l'Intifada, 1994. HAMILTON A.M., Ma route à travers le Kurdistan irakien, 1994. CORNAND J., L'entrepreneur et l'Etat en Syrie. Le secteur privé du textile à Alep, 1994. MAJZOUBT T., Les fleuves du Moyen-Orient. Situation et prospective juridico-politiques, 1994. HAUTPOUL J.M., Les dessous du Tchador. La vie quotidienne en Iran selon le rêve de Khomeyni, 1994. JMOR S., L'origine de la question kurde, 1994. AL QASIMI, Les relations entre Oman et la France, 1995. DAGHER C., Proche-Orient : Ces hommes qui font la paix, 1995. TRIBOU G., L'entrepreneur musulman, 1995. KHOSROKHAVAR F., L'islamisme et la mort. Le martyre révolution­ naire en Iran, 1995. ARBOIT G., Le Saint-Siège et le nouvel ordre au Moyen-Orient. De la guerre du Golfe à la reconnaissance diplomatique d'Israël, 1995. /

L'Harmattan, 1996 ISBN : 2-7384-4678-1 ©

Pierre GUINGAM P

HAFEZ EL ASSAD ET LE PARTI BAATH EN SYRIE

Editions L'Harmattan rue de l'Ecole-Polytechnique 75005 Paris

L'Harmattan INC 55, rue Saint Jacques Montréal (Qc) - Canada H2Y

SOMMAIRE

I. LES RACINES DU NATIONALISME ARABE Une longue histoire.................................................................................... L'empire ottoman: apogée et déclin.......................................................... La naissance du nationalisme arabe......................................................... La première guerre mondiale et la Révolte arabe....................................

15 17 19 24

II. LA FRANCE EN SYRIE ET LA FONDATION DU PARTI BAATH (1920-1947) La Syrie en 1920........................................................................................ La France en Syrie: les péripéties du Mandat........................................... M. Aflaq, S. Bitar et Z. Arsouzy: l'engagement politique......................... Les partis politiques et les élections de 1943........................................... La lutte pour l'indépendance....................................................................... Le congrès de fondation du parti Baath.................................................... Le nationalisme: la doctrine et les définitions du congrès....................... Le socialisme: le programme du premier congrès................................... Le bilan du premier congrès.......................................................................

33 38 40 45 47 52 55 58 61

III. LES SOUBRESAUTS DE L'INDEPENDANCE ET L'ESSOR DU BAATH (1947-1958) Les élections de 1947................................................................................ La Palestine et les conséquences de la défaite....................................... Stratégies occidentales et début du neutralisme..................................... L'irruption de l'armée dans la politique..................................................... Le règne d’Adib Chichakly......................................................................... Le 2ème Congrès National et la fusion avec le PSA................................ La percée de la gauche, le Pacte de Bagdad et la conférence de Bandoung........................................................................... Le Baath élimine le PPS et appelle à l'union avec l'Egypte..................... Les marchés d'armes avec l'Est et la crise de Suez................................ La gauche élimine ses adversaires........................................................... La doctrine Eisenhower: la Syrie assiégée............................................... Vers la République Arabe Unie................................................................. L'évolution de la crise interne....................................................................

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IV. LA REPUBLIQUE ARABE UNIE: ESPOIRS ET DESILLUSIONS (19581962) Coup d'arrêt au nationalisme arabe...........................................................103 Le Baath à l'épreuve de la RAU................................................................ 107 Le 3ème Congrès National et la crise entre le Baath et Abdel Nasser........................................................................................... 110 Le 4ème Congrès National et les derniers mois de la RAU..................... 113 Le coup d'Etat séparatiste et les réactions du Baath...............................115 7

Le 5ème Congrès National et la reconstruction du Baath en Syrie..............................................

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V. LE BAATH AU POUVOIR: LA DISCORDE (1963-1965) La Révolution du 12 chawal (8 mars 1963).............................................. 125 La Charte du 17 avril 1963......................................................................... 128 L'élimination des pro-nassériens............................................................... 131 Un tournant dans l'histoire du Baath: le 6ème Congrès National......................................................................................... 135 La contre-offensive des chefs historiques: le 7ème Congrès National......................................................................................... 141 La mise en pratique des décisions du 6ème Congrès National......................................................................................... 144 Le 2ème Congrès Régional syrien et le 8ème Congrès National......................................................................................... 151 L'épreuve de force....................................................................................... 154 VI. LE SCHISME (1966-1970) Le coup d'Etat du 23 février 1966.............................................................. 161 Le putsch de Salim Hatoum et le 3ème Congrès Régional..................... 164 Le 9ème Congrès National: la radicalisation............................................. 169 La montée des périls................................................................................... 171 La guerre de juin 1967 et le 9ème Congrès National extraordinaire.................................................................................176 La contestation au sein du Baath: le 4ème Congrès Régional et le 10ème Congrès National.....................................................180 La confrontation entre Salah Jdid et Hafez el Assad................................. 184 Septembre Noir et la prise du pouvoir par Hafez el Assad...................... 187 VII. HAFEZ EL ASSAD AU POUVOIR: LE MOUVEMENT DE REDRESSEMENT (1970-1975) La nouvelle politique du Baath syrien......................................................... 195 Le 5ème Congrès Régional et le 11ème Congrès National...................... 200 Dix années de Baath en Syrie.....................................................................205 La guerre d'octobre 1973............................................................................ 212 La tension avec l'Egypte............................................................................. 218 VIII. LE TEMPS DES EPREUVES (1976-1982) L'intervention syrienne au Liban................................................................. 225 La dégradation de la situation en Syrie......................................................234 Le processus de paix et ses conséquences au Liban............................... 238 Le traité de paix égypto-israélien et l'échec du rapprochement syro-irakien.................................................................. 241 Le Baath en péril: le 7ème Congrès Régional........................................... 245 La lutte contre les Frères musulmans........................................................250 L'épreuve de force entre le Baath et l'opposition islamiste...................... 256 l

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IX. LA SYRIE AU LIBAN (1982-1984) La Syrie sur la défensive...... r .................................... 265 La guerre au Liban........ .............................................. 268 La rupture avec l'OLP................................................................................. 275 Le retour en force de la Syrie au Liban.......................................................279 X. LE FIL DU RASOIR (1984-1989) La crise de régime et le 8ème Congrès Régional..................................... 289 Le chaos libanais......................................................................................... 296 La dégradation de la situation interne........................................................301 L'isolement régional et international de la Syrie.........................................304 La menace irakienne...................................................................................308 XI. LE NOUVEL ORDRE REGIONAL (1990-1996) L'invasion irakienne du Koweït....................................................................313 La Syrie dans la 2ème guerre du Golfe......................................................318 La normalisation au Liban.......................................................................... 321 La conférence internationale de la paix......................................................327 Les négociations syro-israéliennes............................................................ 330 L'impasse....................................................................................................335 XII. TRENTE-TROIS ANS DE BAATH EN SYRIE L'état des lieux............................................................................................ 341 Le système Hafez el Assad......................................................................... 347 Le Baath: principes et organisation............................................................ 354 Le Baath et le terrorisme............................................................................ 358 Stratégies.................................................................................................... 364 Perspectives.................................................................................................371 CARTE .................................................................................................... 373 NOTES .................................................................................................... 375 ANNEXES....................................................................................................389 BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE...................................................................393 INDEX.......................................................................................................... 395

AVANT-PROPOS

L'Occident semble avoir enfin pris conscience du rôle capital que joue la Syrie dans le Proche-Orient arabe. Le fait est nouveau. Pendant des années, on s'est contenté de voir dans ce pays âpre et fier l'inspirateur de dangereuses politiques extrémistes, sans chercher plus loin. Les Français eux-mêmes ont administré le pays pendant vingtcinq années, dans le cadre d'un mandat confié par la SDN, sans jamais tenter de comprendre les motivations et les aspirations des Syriens. La reconnaissance du nationalisme arabe aurait pourtant évité bon nombre de malentendus et de drames. La Syrie moderne, puissance régionale incontestée, a été façonnée par un parti politique, le Baath, au pouvoir depuis 1963, et par un homme, Hafez el Assad, chef de l'Etat depuis 1970. C'est une histoire étonnante que celle du Baath, né à Damas sous l'impulsion d'une poignée de jeunes gens aux idées généreuses, en une période cruciale où les peuples arabes, délivrés de l'occupation ottomane, se voyaient imposer la domination des puissances européennes. Seul parti à se donner pour terrain d'action la nation arabe toute entière, de l'Atlantique au Golfe persique, le Baath entraîne la Syrie dans la quête passionnée de l'unité. Son intransigeance sur la question palestinienne et ses relations orageuses avec l'Egypte nassérienne marquent ses premières années de pouvoir, tandis que, dans l'ombre, se développent les rivalités internes annonciatrices de crises et de coups d'Etat. 11

Militant au Baath dès sa jeunesse, le général Hafez el Assad s'empare du pouvoir en 1970 et fait entrer le parti et la Syrie dans une nouvelle ère. La communauté alaouite a désormais en mains la totalité des leviers de commande. Le régime écrase l'opposition islamiste, tente en vain d'imposer sa tutelle sur la résistance palestinienne et réussit sa mainmise sur le Liban. Après avoir démon­ tré sa fermeté et son habileté politique, Hafez el Assad s'engage prudemment dans les négociations de paix avec Israël. Ce sont là, brièvement résumés, quelques faits marquants de l'his­ toire de la Syrie moderne, une histoire tumultueuse qu'on trouvera relatée dans les pages qui suivent. Il n'est pas question ici de porter un jugement de valeur sur les faits et gestes de ceux qui, depuis les années trente, ont présidé aux destinées de la Syrie et du Baath, mais seulement de rapporter leurs actions et de leur laisser la parole.

PREMIERE PARTIE

LES RACINES DU NATIONALISME ARABE

UNE LONGUE HISTOIRE...

Au Nord les montagnes du Taurus; au Sud le Sinaï et le désert d'Arabie; à l'Est l'Euphrate et à l'Ouest la Méditerranée: les Arabes nomment ce territoire ainsi délimité Bilad ech Cham. Jusqu'au début du XXème siècle les Européens le connaîtront sous le nom de Syrie. Ces 300.000 km2, passage obligé entre les vallées du Nil et de l'Euphrate, regorgent d'histoire comme peu d'endroits au monde. L'homme s'y installa très tôt, comme en témoignent les traces de sa première sédentarisation qui remontent au Vllème millénaire. Les ré­ cents travaux archéologiques ont révélé quels brillants foyers de civi­ lisation furent les royaumes d'Ebla, de Mari, d'Ougarit (Ras Chamra) et de Burmarina (Tell Shioukh Faouqani), du lllème au 1er millénaire. "Tous les dieux ont vécu sous nos deux, écrit Gabriel Saadé, et tou­ tes les grandes civilisations du bassin méditerranéen ont fleuri sur no­ tre sof'. Moins lyrique, Elisée Reclus constatait, dans sa Géographie universelle: "Resserrée entre la mer et le désert [la Syrie] offre la seule route de trajet facile qui mène les armées d'Afrique en Asie, et tous les conquérants et les peuples ont du lui passer brutalement sur le corps". La liste est longue, en effet, de ces peuples qui, par vagues successives, ont traversé la Syrie ou s'y sont établis: Phéniciens, Araméens, Egyptiens, Assyriens, Chaldéens, Perses,... L'arrivée d'Alexandre le Grand (333 av. J-C) fait passer la région sous l’influence de l'hellénisme sans lui épargner pour autant les désordres. Ce n'est qu'en 64 avant J-C, quand les légions de Pompée occupent Damas, que la paix s'installe. Les ennemis extérieurs et les velléités d'indépendance des princes locaux, comme celle de la reine 15

Zénobie à Palmyre, ne troubleront pas durablement la Pax Romana qui s'étire sur quatre siècles et favorise le développement économi­ que de la région. En 395 le partage du monde romain fait de la Syrie une province byzantine et ce pour 240 ans. Puis le pouvoir déclinant de Byzance est balayé par de nouveaux conquérants venus du Sud: les Arabes. Porteuses d'une foi nouvelle en plein essor, les armées musulma­ nes s'emparent de Damas en 635 et occupent Jérusalem en 638. La Syrie toute entière est alors sous l'autorité du calife Omar, second successeur du Prophète. Celui-ci est mort en 632 et déjà la commu­ nauté des croyants (Umma) est la proie des dissensions. La puissante famille des Omayyades lève l'étendard de la révolte contre Ali, gen­ dre et cousin du Prophète, qui accède au califat en 656. A la bataille de Siffin (657) l'Islam se déchire. Le grand schisme est consommé et l'Umma se sépare en deux branches: les chiites tenants de la légiti­ mité d'Ali contre les "usurpateurs omayyades", et les sunnites, ga­ rants de l'orthodoxie et majoritaires au sein de la communauté. La dynastie omayyade s'installe à Damas et la ville devient alors, de 661 à 750, la capitale d’un empire immense qui s'étend de l'Espagne à l'Indus. L'Islam a atteint le point culminant de ses conquê­ tes territoriales. Pour la Syrie s'ouvre une période féconde qui, en dépit de sa brièveté, laissera dans toutes les mémoires un souvenir exaltant — et sans doute quelque peu idéalisé. Les Syriens donnent à l'Islam une pléiade de savants, de théologiens, de poètes,... Ils lui donnent aussi des généraux qui iront, à la tête de leurs armées, por­ ter la parole du Prophète aux limites du monde connu. Centre de gouvernement et centre de culture, Damas rayonne comme jamais elle ne le fit au cours de son histoire. La ville s'embellit de palais, de jardins et de mosquées. En 705 le calife al Walid fait construire la Grande Mosquée, superbe joyau architectural dont la renommée ne cesse de s'étendre. La tradition en fait l'un des lieux les plus sacrés de l'Islam: Jésus y fera sa réapparition pour le Jugement dernier et l'édifice aura l'insigne honneur de subsister quarante ans après la destruction du monde! Mais en Mésopotamie s'est développée une opposition qui vient finalement à bout du pouvoir omayyade. Quand Abu el Abbas, pro­ clamé calife à Bagdad, s'empare de Damas en 750, le centre de gra­ vité de l'empire se déplace vers l'Est. L'ère abbasside durera cinq siècles. Ravalée brutalement au rang de capitale provinciale, Damas s'accommode mal de cette disgrâce et se console en cultivant les sciences et les arts à l'ombre des splendeurs de Bagdad. A l'ombre aussi de son armée. C'est en effet la puissance abbasside qui met Damas à l'abri des convoitises. Et lorsque cette puissance faiblit 16

s'ouvre alors pour la Syrie une période éprouvante. Byzantins, Fatimides du Caire et Turcs seljoukides se livrent sur son sol d'inces­ santes et indécises batailles. L'empire musulman s'est disloqué en une poussière de pouvoirs rivaux. Aussi les Croisés, en débarquant en Syrie, ne trouvent-ils en face d'eux aucune résistance organisée. Jérusalem tombe entre leurs mains le 15 juillet 1099 et un Royaume latin d'Orient est fondé. En 1175 Salah eddin (Saladin) se voit recon­ naître par le calife le gouvernement de l'Egypte et de la Syrie. Fort de cette unité retrouvée, l'Islam mène sa contre-offensive et reprend Jérusalem. En 1260 des nouveaux conquérants, les Mongols, enva­ hissent la Syrie. Le sultan mamelouk d'Egypte les arrête en Palestine et en profite pour s'installer dans la région. Le Caire et Damas sont à nouveau réunies sous un seul pouvoir, celui du sultan Baïbars. En 1303 les Mongols réapparaissent devant les murs de Damas mais les Mamelouks tiennent bon. Un siècle plus tard la ville est pillée et rava­ gée par les bandes armées de Tamerlan, qui repartent aussi vite qu'elles étaient venues. Tandis que les Mamelouks d'Egypte affermissent leur domination sur la Syrie, au Nord se développe une nouvelle puissance musul­ mane, celle qui va donner à la religion du Prophète un second souffle et à la Communauté des croyants ce qui n'était plus qu'un lointain souvenir: la cohésion et la force. Ces nouveaux venus sont les Turcs ottomans. En 1453 ils s'emparent de Constantinople. L'empire byzan­ tin s'effondre et l'Islam pénètre en Europe. Au début du XVIème siècle les Ottomans étendent leurs conquêtes vers le Sud, font irrup­ tion en Syrie et s'emparent de Damas (22 septembre 1516). C'est ensuite le tour de Gaza, Jérusalem, puis Le Caire (22 janvier 1517). Quand Sélim 1er regagne Constantinople, capitale de son nouvel empire, il est calife, Commandeur des croyants et protecteur des villes saintes de La Mecque et Médine. Pour la Syrie, devenue pro­ vince ottomane, une nouvelle ère commence. L’EMPIRE OTTOMAN: APOGEE ET DECLIN Par ses conquêtes Sélim 1er a bouleversé les frontières de l'em­ pire. Mais c'est avec son successeur, Suleyman 1er, sultan de 1520 à 1566, que l'empire atteint son apogée. "Situé au carrefour de trois continents, écrit J. Benoist-Méchin, cet édifice immense couvrait une superficie de près de trois millions de km2. Il allait du Danube à l'Euphrate et de l'Atlas au Caucase. Vingt races différentes et une quinzaine de religions y vivaient côte à côte"1. L'armée ottomane, par la qualité de son organisation et de son armement, est sans rivale. 17

L'Europe, à l'image de Maximilien d'Autriche, "craint les canons du Grand Turc". Mais l'empire ottoman n'est pas seulement remarquable par sa puissance guerrière. Celui que les Occidentaux appellent Soliman le Magnifique a su doter l'empire d'une administration struc­ turée et capable de maintenir sans heurt la cohésion d'un aussi vaste territoire. Les provinces arabes jouissent d'une relative autonomie. Les Turcs y sont peu nombreux. Leur rôle n'est d'ailleurs pas de "turquifier" et encore moins d'assimiler les différentes ethnies. Ils sont là pour assurer le fonctionnement de l'administration et garantir un minimum d'ordre. Des Mamelouks aux Ottomans les populations ara­ bes ont changé de maîtres dans l'indifférence et la passivité. Mais les Arabes vont vite comprendre qu'une ère nouvelle vient de s'ouvrir. S'ils sont sujets ottomans, et en cela pareils à beaucoup d'autres peuples, leur rang est pourtant prééminent dans la mesure où le Prophète fut l'un des leurs et que la langue arabe est la langue de la révélation. Le califat est désormais restauré dans toute sa gloire. L'Islam est défendu et propagé par un empire puissant et uni, objet de fierté pour tous musulmans. Loin d'être des étrangers, les Turcs sont, aux yeux des Arabes, les dignes successeurs des Omayyades et des Abassides. Après la mort de Suleyman l'empire amorce son déclin et les puis­ sances européennes en profitent. Très tôt celles-ci ont cherché à ob­ tenir officiellement la protection des minorités. Dès 1604 la France est reconnue protectrice des chrétiens et bénéficie ainsi des privilèges commerciaux attachés à cette communauté. Ces accords — ou Capitulations — détournés de leur sens premier, connaîtront un ex­ traordinaire développement et seront l'occasion pour la France, l'Angleterre, l'Autriche et la Russie d'obtenir d'exorbitants privilèges et d'accroître leur emprise économique. Les provinces ottomanes sont pour le capitalisme européen naissant la promesse de matières pre­ mières et de débouchés. Ce capitalisme a aussi besoin d'agents lo­ caux pour jouer les intermédiaires. On assiste donc, en Syrie comme ailleurs, à la naissance et à l'essor d'une classe composée de com­ merçants et de professions libérales. Alors que cette classe profite, avec la haute bourgeoisie, de la pénétration économique européenne, le reste de la population syrienne, subissant les effets de la déca­ dence de l'empire, est condamné à la stagnation et à la pauvreté. Ce processus, après s'être développé progressivement, connaît au XIXème siècle une brusque accélération.

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LA NAISSANCE DU NATIONALISME ARABE

Les armées de Bonaparte, après s'être* rendues maîtres de l'Egypte, pénètrent en Syrie en février 1799. Elles n'iront pas plus loin que Saint-Jean d'Acre: la Grande-Bretagne ne peut tolérer pa­ reille menace sur ses intérêts. L'expédition du général français n'en laissera pas moins des traces dans les provinces arabes de l'empire, avant que celles-ci ne vivent, dans la première moitié du XIXème siècle, trois événements lourds de conséquences. Le premier éclate en plein coeur de l'Arabie sous l'action du réformateur religieux Abdel Wahab qui a su rallier à sa cause la puissante famille des Saoud. De nombreuses tribus bédouines sont séduites par une doctrine qui vise à redonner à l'Islam sa pureté première. L'insurrection wahabite n'est pas un soulèvement contre le pouvoir ottoman, même si les Saoudites cultivent l'espoir inexprimé de voir un Arabe gouverner les Arabes. Le moteur de l'action est religieux. Il s'agit avant tout de met­ tre un terme au laxisme, à la corruption, à la gangrène des idées nouvelles venues d'Occident. Ecrasée militairement (en 1818), la ré­ volte ne laisse pas de trace. Pourtant ce mouvement constitue un précédent remarquable: pour la première fois des Arabes se sont op­ posés au pouvoir ottoman. Le second événement a pour point de départ la rivalité entre le sultan et son vassal Mohammed Ali. Celui-ci règne au Caire comme un prince indépendant. Ses réformes ont fait de l'Egypte un Etat puis­ sant. Sous l'influence d'instructeurs et d'experts européens, son ar­ mée est devenue une force redoutable. S'estimant lésé par une déci­ sion du sultan, Mohammed Ali envoie un contingent en Syrie, sous le commandement de son fils Ibrahim Pacha. Les forces égyptiennes écrasent les armées ottomanes. Damas est prise le 18 juin 1832 et bientôt tout le Bilad ech Cham est occupé. Les puissances européen­ nes entrent alors en lice. Tandis que la France encourage Mohammed Ali à la fermeté, des troupes anglaises et autrichiennes débarquent en Syrie (octobre 1840) pour prêter main forte aux Ottomans. Un an plus tard Ibrahim Pacha est contraint de se replier sur l'Egypte. Si la révolte wahabite n'avait pas touché la Syrie, si ce n'est par quelques raids destructeurs, l'occupation égyptienne, elle, a des conséquences autrement importantes. La région a connu pendant un peu plus de huit ans un gouvernement fort et une administration égyptienne largement inspirée des méthodes européennes. Dans tous les domaines les idées neuves en provenance de l'Occident ont fait irruption, bouleversant les manières de vivre et de penser de certai­ nes couches de la population. Le commerce avec l'Europe a pris un nouvel essor. La surface cultivée s'est accrue, notamment par l'apport 19

de techniques modernes. Après 1840 les efforts de la Porte pour ré­ tablir dans le Bilad ech Cham l'ancien ordre ottoman se heurteront aux pires difficultés. L'occupation égyptienne, en dépit de sa brièveté, a modifié le pays de façon irréversible, touchant aussi bien les tech­ niques que les mentalités. L'administration égyptienne, en bouleversant le fragile équilibre entre les communautés peuplant la montagne libanaise, est à l'origine du troisième événement qui ébranle la région. Dès 1841 les combats éclatent entre chrétiens maronites et druzes. En mai 1860 les druzes, avec la complicité des Ottomans, entreprennent l'extermination mé­ thodique des Chrétiens. De représailles en représailles, les massa­ cres ensanglantent la montagne libanaise, gagnent les ports et la côte, puis Damas et d'autres villes de l'intérieur. Les autorités otto­ manes ont dans ces tragédies une lourde responsabilité. Pour ôter aux Grandes Puissances un prétexte d'intervention, Fuat Pacha, mi­ nistre des Affaires étrangères, se rend lui-même en Syrie pour y ré­ tablir l'ordre. Le gouverneur de Damas est exécuté et celui de Beyrouth destitué. Mais depuis longtemps déjà les Européens n'ont plus besoin de prétexte pour intervenir et le 5 septembre 1860 Français et Anglais débarquent à Beyrouth. Le protocole de Beyoglu, signé le 9 juin 1861, érige la montagne libanaise en province indé­ pendante. Le Mont Liban est désormais détaché du reste de l'empire. Les Maronites y voient une étape vers l'indépendance totale vis à vis de la Porte. La France, elle, s'affirme comme la puissance qui peut les aider dans cette ambition. Mais l'effet principal de cette crise est l'ac­ croissement notable de la puissance occidentale. L'Europe exporte vers le Liban, et donc vers le Levant, outre les produits de son com­ merce, ses habitudes, ses modes et ses idées. Beyrouth, porte d'en­ trée des influences occidentales dans les provinces arabes de l'em­ pire, voit son volume de transactions commerciales multiplié par huit de 1825 à 1855! Sur les traces des commerçants arrivent les mission­ naires chrétiens, qui fondent hôpitaux, monastères et écoles. Le Collège Syrien Protestant — qui deviendra plus tard l'American University of Beirut, AUB — et l'Université Saint Joseph joueront un rôle immense dans la formation des nouvelles élites locales, de tou­ tes confessions. Tandis que l'endettement de l'empire atteint des proportions colos­ sales, le capitalisme européen triomphant parachève sa mainmise sur la région. Les minorités, surtout chrétiennes, s'enrichissent dans leur rôle d'intermédiaires commerciaux. La bourgeoisie musulmane profite aussi de la situation, tout en demeurant détentrice de la propriété foncière. Le fossé se creuse entre ces classes aisées et les masses 20

réduites à la misère. Ecartelée socialement, la Syrie l'est aussi sur les options à prendre pour assurer son salut. Alors qu'une minorité (les maronites) regarde résolument vers l'Europe, l'écrasante majorité de la population, qui se sent musulmane avant que d'être arabe ou tur­ que, ne remet aucunement en question l'obéissance au sultan et l'at­ tachement à l'empire. Entre ces deux extrêmes des hommes de tou­ tes confessions s'interrogent. L'alternative est simple: ou bien l'empire se ressaisit; ou bien il disparaît. Un rajeunissement est indispensable à sa survie. Des réformes! Sur ce point tout le monde est d'accord. Mais quand il s'agit d'approfondir la question, le fragile consensus se désagrège. Le réformisme (al islah) se compose de diverses tendances. Faut-il, pour sauver l'empire, copier l'Europe ? Faut-il payer son salut par la perte de son identité ? Certains apportent une réponse conciliatrice. Il n'y a pas de mal à s'inspirer d'idées occidentales, disent-ils, pourvu qu'elles soient compatibles avec les prescriptions de l'Islam. L'Egyptien Rifa al Tahtawi (1801-1873) est le premier représentant de ce courant civico-réformiste. Ses idées trouvent une formulation plus rigoureuse dans l'oeuvre de Jamal eddin el Afghani (1838-1897). Dénonçant les déviations et innovations qui ont dénaturé la religion du Prophète, il en recommande l'étude avec un esprit neuf et ouvert. La pensée d'el Afghani se prolonge dans l'oeuvre de Mohammed Abdu (1849-1905). Dans son ouvrage principal, Risalat al Tawhid (Traité de l'unité), il rappelle le caractère rationnel et libéral de l'Islam et démontre que fidélité à la religion et ouverture à l'Occident ne sont pas nécessairement incompatibles. On trouve chez tous ces penseurs une référence nostalgique aux Anciens et à ce qui est considéré comme l'Age d'or de l'Islam, à savoir la petite communauté de mu­ sulmans réunis autour du Prophète durant son séjour à Médine. Mais n'est-ce pas là reconnaître implicitement que les musulmans les plus qualifiés pour accomplir ce redressement, ce sont les Arabes... et non pas les Turcs ?! Cela sera dit crûment par Rachid Rida (1865-1935). Ce représentant du mouvement des Salafiyya, qui fonde au Caire la célèbre revue al Manar en 1897, fait de l'Islam la seule et unique source de réforme. Mais aussi — et c'est là son originalité — il insiste sur le rôle prépondérant que le peuple arabe est appelé à jouer. Abdur Rahman el Kawakibi (1849-1902), Syrien d'Alep, insiste encore plus que tout autre sur le rôle passé et futur des Arabes, prédisant que c'est par eux que viendra la régénérescence de l'Islam et plus précisément par les Arabes d'Arabie. Eux seuls en effet sont demeu­ rés à l'abri des influences étrangères. L'arabisme a trouvé en Rachid Rida et A.R. Kawakibi ses précurseurs. Le mouvement réformiste, dont ces deux derniers penseurs sont les représentants, n'épargne 21

pas les Ottomans dont les responsabilités sont dénoncées. Ces criti­ ques ont pourtant leur limite, car personne ne va jusqu'à évoquer la possibilité d'une rupture avec eux. En cette moitié du XIXème siècle le lien religieux est encore assez fort pour assurer à lui seul l'unité de l'empire. En sera-t-il encore longtemps ainsi ? Le sentiment anti-ottoman, quand il existe, est d'abord le fait des Arabes chrétiens. Si l'empire s'écroule, ils n'ont nulle envie d'être en­ traînés dans sa chute. Ils en sont donc arrivés à concevoir leur émancipation totale de la tutelle ottomane, tandis que les musulmans veulent encore, par des réformes appropriées, redonner vie et puis­ sance à l'empire. Cette distinction s'effacera bientôt sous la pression des événements. Dès son avènement en 1839 le sultan Abdul Méjid 1er inaugure une série de réformes connues sous le nom de Tanzimat-i Hayriye. Tous les domaines de la vie publique font l'objet d'une réorganisation ou d'une nouvelle réglementation. Promulguée en 1864, la loi de réforme provinciale instaure un vilayet de Syrie (Wilayat Surriya). Toutes ces mesures sont accueillies avec satisfac­ tion dans les provinces arabes. En Syrie la situation s'améliore. L'agriculture et l'industrie bénéficient pour la première fois de mesu­ res d'encouragement. Le Hatti Humayoun (Ecrit souverain) promul­ gué en 1856 va encore plus loin que les Tanzimat. Un parlement de deux chambres est institué. La liberté de religion est garantie et "tous les sujets de l'empire sont appelés ottomans, sans distinction et quelle que soit leur religion". L'empire s'est mis à l'école de l'Europe. La nouvelle constitution de 1876, qui s'inspire largement d'idées occidentales, le prouve. Dans toutes les provinces on attend les signes du redressement tant es­ péré. Et puis brusquement tout s'arrête. Abdul Hamid II, qui vient d'accéder au pouvoir, juge erronée la voie des réformes libérales ou­ verte parson prédécesseur. Il dissout le parlement, suspend la consti­ tution, élimine réformateurs et libéraux et met sous le boisseau la dé­ centralisation. Les Tanzimat sont terminés et une longue période d'absolutisme commence. Vaincu par les armées russes, l'empire ot­ toman perd en 1878 presque toutes ses possessions européennes. L'année suivante l'Angleterre s'empare de Chypre et s'installe en Egypte. Quant aux finances, elles sont catastrophiques. L'endettement extérieur atteint des proportions gigantesques, à la mesure de l'emprise économique des Grandes Puissances. La suspension de la constitution de 1876 et l'abandon de la décentralisation ont été durement ressentis en Syrie. La nomination de Midhat Pacha (le Père des Réformes) au poste de gouverneur, bien qu'accueillie avec enthousiasme, ne suffit pas à faire taire le mécontentement. Mais la répression policière oblige les opposants à 22

entrer dans la clandestinité ou à s'expatrier. Genève, Paris ou Le Caire les accueillent. Témoins de la décadence ottomane et victimes d'une répression aveugle eLsouvent injustifiée,.les Arabes en arrivent progressivement à considérer les Turcs comme indignes de défendre l'Islam. Ces derniers, par leurs exactions, favorisent le rapprochement des points de vue chrétien et musulman et concourent involontaire­ ment au développement du concept d'arabisme (uruba) que partagent les Arabes des deux communautés. Durant la guerre russo-turque (1877-78) un congrès de notables s'est réuni dans le plus grand secret à Damas. Il s'est fixé comme objectif l'indépendance du vilayet de Syrie, sous la direction de l'émir Abdel Kader al Jazaïri, mais tout en reconnaissant l'autorité du calife. La police, en découvrant le complot, met fin prématurément à l'expé­ rience. Au cours de l'année 1880 des affiches anti-ottomanes font leur apparition, à plusieurs reprises, sur les murs des villes syriennes. De nombreuses arrestations sont opérées, surtout dans les milieux chré­ tiens. L'impact de l'événement est faible. C'est néanmoins un signe, un de plus, de la lente mais inexorable dégradation entre Turcs et Arabes. Les consuls européens font à leurs gouvernements des rap­ ports alarmants et en arrivent à considérer comme possible un soulè­ vement arabe contre l'administration ottomane. En outre, l'inlassable activité des exilés syriens au Caire, à Paris et à Londres persuade l'Occident de l'existence de "la question arabe". A Istanbul les événements se précipitent. Sous la direction des Comités Union et Progrès, ceux qu'on appelle les Jeunes Turcs con­ traignent le sultan à rétablir la constitution de 1876 (23 juillet 1908). Alors déferle dans tout l'empire une vague d'enthousiasme sans pré­ cédent. En Syrie la population descend dans les rues. Arabes et Turcs se retrouvent unis dans la même joie et dans la même certitude que l'empire est sauvé. L'illusion sera de courte durée. Des nouvelles défaites font perdre à l'empire ses dernières possessions dans les Balkans et, en 1911, l'Italie annexe la Tripolitaine. Devant ces coups durs les Jeunes Turcs développent un réflexe défensif, se crispent sur leurs positions et abandonnent leurs nobles idéaux. Au pan-islamisme succède un pan-touranisme effréné. La "turquification" de l'empire est désormais de mise. Ce revirement subit constitue un tournant capital dans l'histoire des relations turco-arabes. Au nationalisme turc répon­ dra dorénavant un nationalisme arabe. La défense des intérêts arabes est la finalité des sociétés secrètes qui se constituent à cette époque et qui vont jouer un rôle considéra­ ble dans l'histoire du nationalisme. Al Fatat est fondée à Paris en 1909 et rassemble surtout des étudiants. La même année Aziz el Masri, officier arabe, fonde al Khatamiya, à Istanbul, puis, en 1914, le 23

Parti du Serment (Hizb el Ahad), presqu'exclusivement constitué d'officiers irakiens. Les nationalistes arabes comprennent qu'il est in­ dispensable de coordonner leurs efforts. Les contacts pris entre les différents mouvements aboutissent à la tenue, à Paris, du Premier Congrès Arabe (17 juin 1913). A peu près tous les partis et sociétés des provinces arabes y envoient des délégués, ainsi que les émigrés des Amériques. Les participants, parmi lesquels on relève les noms d'hommes qui seront bientôt appelés à présider aux destinés de la région (Choukri Ghanem, Jamil Mardam, Charles Debbas,... ) sont en majorité syriens2. Le Congrès adopte des résolutions exigeant des réformes urgentes et la participation des Arabes à l'administration de l'empire. Sous l'influence des délégués chrétiens, les participants prennent soin de ne pas mêler la religion à leur réflexion. Une telle idéologie aboutirait à marginaliser les minoritaires, y compris les chrétiens. En revanche, un mouvement fondé sur l'appartenance ethnique — l'arabisme — leur assure une participation effective et les autorise même à jouer un rôle moteur. Fait également remarquable de ce Premier Congrès Arabe, l'appartenance à l'empire n'est pas remise en cause. Enfin, tout le monde tombe d'accord pour s'abstenir de rechercher l'appui d'un pays étranger — ce qui est pour la France une amère déception. Ainsi donc, à partir de la fin du XIXème siècle, tandis que s'accé­ lère inexorablement le déclin de l'empire ottoman, parmi les sujets arabes se développe l'idée d'un destin autonome, l'idée que les Arabes forment une nation et que cette nation ne saurait laisser à d'autres le soin de décider de son avenir. Ces sentiments nationalis­ tes ne sont à l'époque, on ne saurait trop le répéter, que le fait d'une minorité d'intellectuels sans autorité sur la masse du peuple arabe. Quoi qu'il en soit, le Premier Congrès Arabe n'aura guère le temps de mettre en pratique ses résolutions: la Première Guerre mondiale en­ traîne l'Orient dans la tourmente. LA PREMIERE GUERRE MONDIALE ET LA REVOLTE ARABE Sous la conduite du triumvirat Enver, Talaat et Jamal, l'empire ot­ toman entre en guerre aux côtés des puissances centrales le 5 novembre 1914. Plus question dès lors de tolérer ce qui peut res­ sembler de près ou de loin à une opposition. Aziz el Masri, fondateur d’al Ahad, accusé d'intelligence avec l'ennemi, est arrêté et condam­ né à mort. Le 29 octobre 1914 l'autonomie du Mont Liban est supprimée et la région est rattachée au vilayet de Damas. En décembre de la même année Jamal Pacha arrive en Syrie pour 24

prendre le commandement de la IVème Armée et préparer une offensive contre les Anglais installés en Egypte. Dès son arrivée, évoquant "les liens fraternels" qui unissent Turcs et Arabes, il s'efforce de "gagner les coeurs", comme il le dira lui-même. Mais après l'échec de l'attaque contre le canal de Suez, sa politique change radicalement et c'est un régime de terreur qui s'abat sur la Syrie à partir de 1915. Pour les Turcs, toute manifestation de l'arabisme est un acte de trahison. Arrestations, déportations et exécutions se multiplient. Abdel Hamid al Zahrawi, qui fut le président du Premier Congrès Arabe, et Abdel Karim Khalil, un de ses collaborateurs, sont arrêtés et pendus. Le 6 mai 1916 ce sont 17 musulmans et 4 chrétiens, membres du Mouvement de la Conscience Nouvelle, qui sont exécutés à Beyrouth et Damas. Parmi eux Saïd Akl, Abdel Wahab el Inglizi, Youssef el Hani. Le martyre de ces premiers héros du nationalisme arabe mon­ tre aux réformistes qu'il est désormais vain d'espérer une entente avec les Turcs. Le fossé est trop profond pour être comblé. En en­ voyant côté à côte au gibet musulmans et chrétiens, les Turcs favori­ sent l'union des deux communautés sous la bannière de l'arabisme. La guerre a créé en Orient une situation nouvelle, plaçant les na­ tionalistes arabes devant un dilemme: une victoire turque renforcera et pérennisera sur les provinces arabes un gouvernement de plus en plus mal toléré. Si les Alliés sont victorieux, l'impérialisme européen disposera à sa guise des territoires nouvellement tombés sous sa domination. Assad Dagher, témoin de cette époque, se souvient: "En 1916 nous n'avions pas les moyens de faire face avec succès à la si­ tuation qui nous était imposée. Il nous aurait fallu avoir des amis ac­ quis à notre cause et convaincus de notre droit. Or, dans notre lutte contre les Turcs, seuls les Alliés se rangèrent à nos côtés. Nous sa­ vions parfaitement quelles étaient leurs visées sur notre pays. Mais face au danger turc qui nous guettait, qui nous menaçait de mort et d'extermination, nous n'avions pas le choix. Nous avions à opter pour le moindre mal, entre une mort inéluctable et une lutte longue et âpre pour une vie digne et libre"3. Il faut parer au plus pressé, c'est à dire se libérer du joug ottoman, condition indispensable à la création d'une future nation arabe. Sans appui extérieur la chose est impossible. Dans les milieux nationalistes se fait jour l'idée de proposer aux Anglais, dont les intérêts dans la région sont bien connus, l'aide des révolutionnaires arabes dans la guerre contre les Turcs, en échange de l'indépendance d'un Etat arabe dans les territoires libérés. La révolte a besoin d'un chef. L'étendard ne peut être levé que par une personnalité arabe connue, respectée de tous et à l'autorité morale incontestée. Le Chérif Hussein, de l'illustre famille des Hachémites, 25

descendant du Prophète et gardien des Lieux saints, est le seul à réunir ces conditions. Les Syriens soumettent donc à son troisième fils, l'émir Fayçal, le projet de soulèvement arabe (dit Protocole de Damas) contre les Turcs. Dans un mémorandum du 14 juillet 1915, le Chérit Hussein énu­ mère les conditions en échange desquelles il entrera dans le conflit aux côtés des Anglais. Les frontières du futur Etat arabe indépendant son ainsi définies: "A l'Est le Golfe persique; à l'Ouest la Mer Rouge; au Nord les deux vilayet d'Alep et de Mossoul, ainsi que la frontière de la Perse jusqu'au Chatt el Arab". Dans sa réponse, Sir H. Mc Mahon, Haut Commissaire britannique en Egypte, se félicite des sentiments des Arabes à l'égard des Alliés, réaffirme sa volonté de voir l'Arabie indépendante et ajoute: "En ce qui concerne la question des frontiè­ res, il semble prématuré de consacrer notre temps à discuter de tels détails en pleine guerre..." (lettre du 30 août 1915). Quatre-vingts ans plus tard, on mesure encore ce qu'il en a coûté d'éluder "de tels dé­ tails". Mais pour l'instant la machine se met en marche. Le Chérit Hussein juge suffisantes les promesses anglaises et donne le signal, le 10 juin 1916, de la Révolte Arabe. Il ne sait pas que trois semaines plus tôt, Anglais et Français ont signé les accords secrets Sykes-Picot (16 mai)4 par lesquels ils se partagent l'Orient arabe. Il ne sait pas non plus que le gouvernement de Sa Majesté négocie avec les mi­ lieux juifs sionistes la possibilité pour ces derniers de s'installer en Palestine. Trois négociations simultanées et contradictoires! De cet imbroglio savamment mis en place, chef-d'oeuvre de duplicité, le na­ tionalisme arabe sera la première victime. Sous le commandement de l'émir Fayçal, les troupes bédouines parties du Hejaz remontent vers le Nord en direction de Damas, en harcelant les Turcs et en s'acharnant sur la voir ferrée de Médine. Les Anglais fournissent l'argent, l'armement et les conseillers (on sait le rôle joué par T.E. Lawrence). Un an plus tard, alors que les troupes se sont grossies du ralliement de certaines tribus, l'enthousiasme n'a pas faibli mais il s'est teinté d'inquiétude. Il y a de quoi: le 2 novembre 1917 est rendue publique la Déclaration Balfour, dans laquelle la Grande-Bretagne annonce "qu'elle envisage favorablement l'établis­ sement en Palestine d'un Foyer national pour le peuple ju if. Les Arabes ne sont pas au bout de leurs surprises. La même année, lorsque le pouvoir tsariste s'effondre en Russie, Trotsky dévoile et dénonce publiquement la teneur des accords Sykes-Picot. Cette fois la duplicité de la Grande-Bretagne éclate au grand jour. Pressée de s'expliquer, Londres répond avec flegme au Chérif Hussein que "le gouvernement de Sa Majesté confirme les promesses antérieures concernant la libération des peuples arabes". De toutes façons l'heure 26

n'est plus aux tergiversations: il est trop tard pour modifier la stratégie arabe. L'année 1918 voit la fin de la résistance turque en Syrie. Les Alliés sont victorieux en Orient. Le 30 septembre les troupes ottomanes évacuent Damas et le 3 octobre l'armée de Fayçal entre triomphale­ ment dans la ville. Damas vit des heures historiques: le drapeau arabe (noir, blanc, vert et chevron rouge) hissé sur l'Hôtel de ville symbolise la fin de quatre siècles d'occupation ottomane. En octobre 1918 la Syrie toute entière est libérée. L'empire n'est plus. "Cette vic­ toire militaire, écrit Zeine N. Zeine, fut le commencement d'un in­ croyable imbroglio politique et diplomatique entre la Grande-Bretagne et les Arabes et aussi entre les Alliés eux-mêmes". Fayçal sait très bien que la libération de Damas ne résout rien. Maintenant que les promesses contradictoires des Alliés vont se matérialiser, les Arabes doivent être en position de force, sinon malheur à eux! L'Etat arabe n'existe pas, si ce n'est dans les imaginations. Il faut donc le cons­ truire et le doter d'un minimum de structures. Il faut créer des situa­ tions irréversibles en prenant les Alliés de vitesse. Telle est la tâche du gouvernement formé le 5 octobre 1918, présidé par Ali Rida Rikabi et dont l'autorité s'exerce "sur toute la Syrie". Pour apaiser les craintes de plus en plus vives des populations, Paris et Londres publient le 8 novembre 1918 l'importante déclaration suivante: "la Grande-Bretagne et la France sont d'accord pour encou­ rager et aider à l'établissement de gouvernements et d'administrations indigènes en Syrie et en Mésopotamie, actuellement libérées par les Alliés". Cette fois-ci les choses sont claires. La haute silhouette du fils du Chérif Hussein, drapé dans son abaya, fait sensation dans la capi­ tale française où s'ouvre, le 18 janvier 1919, la Conférence de la Paix. A l'appui des droits qu'il revendique, Fayçal dispose des pro­ messes des Alliés et des Principes du président Wilson. Mais les dé­ bats tournent vite à un affrontement entre Clémenceau et Lloyd George. Les deux hommes se livrent à un âpre marchandage dans le cadre des accords Sykes-Picot. En occupant militairement toute la région l'Angleterre est en position de force. Clémenceau veut la Syrie. Il est prêt à la payer par la cession à son partenaire de Mossoul et de la Palestine. Dans ces négociations, les revendications arabes pèsent d'un poids dérisoire. Fayçal regagne la Syrie le 1er mai 1919. Feignant de croire les déclarations de principe faites dans le cadre de la Conférence, il annonce que l'indépendance de la région a été admise et qu'une commission d'enquête internationale va bientôt arriver. Conduite par le Dr. H.C. King et C.R. Crane, cette commission est accueillie avec enthousiasme. Les Arabes n'ont aucune expérience de la politique 27

internationale. Ils ignorent tout des marchandages diplomatiques et du machiavélisme qui régissent les relations entre nations. Un seul parmi eux sait à quoi s'en tenir: Fayçal. Lui sait que tout est joué, que depuis longtemps les décisions sont prises, les questions tranchées et les rôles distribués, et que la Commission King-Crane n'y changera rien. Celle-ci énonce le 28 août 1919 ses recommandations: préser­ vation de l'unité de la Syrie, régime de monarchie constitutionnelle, limitation du programme sioniste en Palestine,... Autant d'avis que la France et l'Angleterre jugent inacceptables. La tension monte dange­ reusement, attisée par la propagande turque, et les premiers accro­ chages ont lieu entre Arabes et Français. Les nationalistes, confiant dans leur bon droit, rêvent d'en découdre dans un combat dont l'issue victorieuse ne fait pour eux aucun doute. Le Congrès syrien réuni le 8 mars 1920 sous la présidence de Hachem Atassi adopte alors une résolution historique: l'indépendance pleine et entière du royaume de Syrie est proclamée "dans ses frontières naturelles". Fayçal est roi et Rida Rikabi forme le gouvernement. Résolution remarquable à plus d'un titre: c'est d'abord l'affirmation de l'indépendance face aux visées européennes; ensuite c'est l'énoncé, par les nationalistes arabes euxmêmes, d'une conception restrictive de la Nation arabe. L'objectif premier de la Révolte Arabe n'était pas l'indépendance de la Grande Syrie, mais d'un territoire qui allait du Taurus à la mer d'Oman et de la Méditerranée au Golfe persique. Cette unité est brisée. La procla­ mation du 8 mars entérine (déjà!) un morcellement imposée par l'Europe. La France et l'Angleterre refusent tout naturellement de reconnaî­ tre le nouveau royaume de Syrie. A Beyrouth le Conseil administratif, où les Maronites sont influents, proclame l'indépendance du Liban, avec la bénédiction française (22 mars 1920). Un mois plus tard, le 25 avril, le Conseil Suprême allié, réuni à San Remo, instaure le principe des mandats. La France se voit nommer puissance manda­ taire en Syrie et l'Angleterre en Mésopotamie (Irak) et en Palestine. Ces décisions, prises en l'absence de tout délégué arabe, sont en totale contradiction avec la déclaration franco-anglaise du 8 novembre 1918 (voir plus haut). La nouvelle provoque en Syrie grèves et manifestations et une Constitution — la première du monde arabe — est élaborée qui fait du pays une monarchie constitutionnelle avec sénat et chambre des députés. Les Français, qui ont compris que le temps ne joue pas pour eux, sont décidés à en finir avec le problème syrien. Le général Gouraud, Haut Commissaire et commandant de l'armée du Levant, fait avancer ses troupes vers Damas. Multipliant les exigences de ses ultimatums, il contraint les Syriens à l'affrontement. La bataille a lieu à Khan Maysaloun, à une 28

vingtaine de kilomètres de Damas, sur la route de Beyrouth. Quelques heures suffisent à la troisième division de l'armée du Levant pour écraser les^ maigres forces arabes à l'armement hétéroclite et faiblement encadrées. A Maysaloun trouvent la mort la plupart de ceux qui avaient conduit la Révolte Arabe de Médine à Damas. Brisée, la résistance syrienne s'effondre. Le 25 juillet 1920 les Français entrent à Damas et ordonnent à Fayçal de quitter la capitale dans les plus brefs délais. Pas un seul des théoriciens syriens du nationalisme arabe, qu'il soit laïc ou religieux, n'a vu ses projets réalisés. Quand la guerre s'achève, le bilan est catastrophique: des milliers de morts pour avoir secoué le joug turc; mais aussi des milliers de morts pour se voir fina­ lement imposer l'occupation française. La région est désormais mor­ celée comme elle ne l'a jamais été. Le rêve des nationalistes s'achève en cauchemar. Pourtant quelque chose s'est produit, un événement inédit, inconcevable quelques années plus tôt: un gouver­ nement arabe a siégé à Damas et une assemblée a élaboré une constitution; une conscience politique s'est développée et un embryon de vie culturelle est né. Pour être éphémère, l'expérience n'en laisse­ ra pas moins des traces profondes dans les esprits.

DEUXIEME PARTIE

LA FRANCE EN SYRIE ET LA FONDATION DU PARTI BAATH

1920 -1947

A

LA SYRIE EN 1920

Voici donc le Bilad ech Cham morcelé au gré des volontés de la France et de la Grande-Bretagne. En Palestine les Anglais organisent l'immigration juive, passant outre l'opposition de la population locale. A l'Est du Jourdain ils créent le royaume de Transjordanie (1921) avec Amman pour capitale. Abdallah, l'un des fils du Chérif Hussein, est installé sur le trône. Fayçal, chassé de Damas par les Français, se voit offrir par les Anglais le royaume d'Irak. Ces Etats seront bientôt les deux seules possessions des Hachémites: le Chérif Hussein, en effet, va perdre les Villes saintes et le Héjaz au profit d'Ibn Saoud qui achève en 1926 l'unification de son royaume d'Arabie. Cinq ans ont suffi pour que s'évanouissent les rêves que T.E. Lawrence fit miroiter à Fayçal et à son père... Le Bilad ech Cham est désormais découpé en trois pays: Palestine, Transjordanie et Syrie du Nord. C'est uniquement à ce dernier territoire que s'appliquera désormais le nom de Syrie: 200.000 km2 délimités par des frontières qui ne s'embarrassent d'aucune con­ sidération humaine ou géographique, mais résultent simplement de marchandages entre Londres et Paris. Ce nouveau pays où la France s'installe en vertu du mandat qu'elle a reçu de la Société des Nations dispose d'une façade méditerranéenne de 500 km s'étirant de Tyr (Sour) à Alexandrette (Iskanderun). La plaine côtière est étroite au Sud, coincée par les montagnes du Liban. Elle s'élargit au Nord, au pied du Jebel Ansariyé. Par-delà les montagnes, l'Oronte et le Litani ont creusé leurs vallées: la plaine de la Béqaa, serrée entre les chaî­ nes du Liban et de l'Anti-Liban, se continue au Nord par la dépression 33

marécageuse du Ghab. Les montagnes dominent encore le paysage au Sud-Ouest, vers la Palestine. Le Mont Hermon (2814 m) et le Jebel Druze (ou Jebel Arab) se font face, séparés par le plateau du Golan et la vallée du Yarmouk. La Syrie dispose d'un réseau fluvial appréciable (Euphrate, Khabur, Oronte, Litani,...). Pourtant l'aridité demeure le trait dominant. Le désert et la steppe couvrent la majeure partie du territoire. Cette dernière (la Badia), balayée par le vent, s'étend sur plus d'un tiers du pays en un arc de cercle adossé aux montagnes côtières et à celles du Taurus. Plus à l'Est, par-delà l'Euphrate, les plaines de la Jézireh sont propices à la culture céréa­ lière. Etés torrides, hivers rudes: le climat syrien est sans complai­ sance. Cette rigueur n'épargne que la côte, région privilégiée où les arbres fruitiers, le tabac, la vigne, bénéficient de l'influence méditer­ ranéenne. La côte, avec ses plaines et ses montagnes, rassemble la majorité de la population, que la guerre de 1918 et les émigrations massives ont rendue exsangue. On compte en 1925 un peu moins de deux millions d'habitants. Les conditions de vie déplorables dans les campagnes ont provoqué l'exode vers les villes. 90% d'Arabes, 60% de musulmans: est-ce à dire que la Syrie est un pays homogène? Il n'en est rien. La diversité est grande et on ne sait pas très bien comment s'y prendre pour faire l'inventaire. Les différences, les spécificités, les oppositions, traversent en tous sens la population: citadins et paysans, sédentaires et nomades, musul­ mans et minoritaires, etc... Autant de mondes qui cohabitent, que d'immémoriales traditions unissent, que de profonds préjugés sépa­ rent, et chez qui l'attachement à la famille, au clan et à la tribu reste le point d'ancrage fondamental. Il faut tout de même, pour avoir une image de la population syrienne, distinguer les groupes, tout en sa­ chant qu'une classification, quelle qu'elle soit, peut en cacher une autre. Les musulmans sunnites. Ils représentent au début du Mandat plus de 50% de la population, répartis dans toutes les zones géogra­ phiques et toutes les classes. Les sunnites comptent aussi parmi eux des Kurdes, minorité ethnique de souche indo-européenne laissée pour compte (encore une!) dans le nouveau découpage de la région. Les musulmans chiites. Devenu religion d'Etat en Iran (1501), le chiisme est resté minoritaire à peu près partout dans le monde arabe, en lutte continuelle avec le sunnisme et ayant avec lui de profondes divergences théologiques. Les chiites ont développé les réflexes pro­ pres aux minorités souvent persécutées: attachement farouche aux dogmes, intransigeance et intolérance, qui n'ont pas peu contribué à leur réputation de gens outranciers aux yeux des sunnites. Très mi­ noritaires en Syrie (7%), les Chiites sont principalement rassemblés 34

dans le Sud du Liban, autour d'Alep et vers l'Euphrate. Il faut men­ tionner également une secte très fermée, les ismaïliens, séparée du chiisme et installée dans la vallée de l'Oronte (moins de 1% de la po­ pulation). Les alaouites. Le Jebel Ansariyé abrite une communauté origi­ nale, les alaouites, encore appelés Nosaïrites, eux aussi issus du chiisme. Le rôle capital que sera appelée à jouer cette communauté dans la Syrie moderne oblige à en faire une présentation détaillée. Au IXème siècle, un certain Ibn Nusaïr propage en Mésopotamie une doctrine complexe où la théologie chiite se voit enrichie d'emprunts faits au christianisme, au judaïsme et à diverses traditions païennes. L'ésotérisme, le sens caché des Ecritures et le recours à l'allégorie caractérisent cette croyance où l'initiation est de règle. Les alaouites, très vite en butte aux persécutions, trouvent refuge dans le Nord de la Syrie où ils s'installent sur la côte autour de Latakieh et dans les mon­ tagnes du Jebel Ansariyé. Là, ils se livrent au prosélytisme jusqu'en 1317, lorsque leur tentative d'insurrection est écrasée par les autori­ tés. Depuis lors, repliés sur eux-mêmes, sur la défensive, isolés au sein de la communauté islamique qui unanimement les considèrent comme hérétiques, les alaouites résistent aux campagnes de persé­ cutions que lancent les différents pouvoirs sunnites. Représentant à peu près 12% de la population syrienne au début du Mandat, ils ne quittent pas leur réduit montagneux. Economiquement dominés par les propriétaires fonciers (sunnites), les alaouites sont tenus dans le plus profond mépris par toutes les communautés. Les druzes. Al Hakim, calife qui régna au Caire de 985 à 1021 et prétendit incarner la divinité, est à l'origine de la communauté. Prêchée un peu partout, c'est en Syrie, dans la montagne libanaise et le Mont Hermon, que la doctrine trouve un terrain favorable. Une communauté se constitue, solide et importante, qui décide bientôt de cesser tout prosélytisme. L'Islam, sunnite comme chiite, refuse cette doctrine où l'on reconnaît les influences mazdéistes, juives et chré­ tiennes. Il s'insurge aussi devant la croyance des druzes en la mé­ tempsycose. L'originalité comme l'homogénéité de la communauté sont indiscutables. Ce qui n'empêche pas les rivalités entre grandes familles (Arslan, Atrach ou Jounblatt). La communauté a participé ac­ tivement à l'histoire de la région, compensant sa faiblesse numérique par de redoutables qualités guerrières et par l’appui que lui dispense traditionnellement la Grande-Bretagne. Défaits après les graves inci­ dents de 1860 dans la montagne libanaise (voir plus haut), nombreux sont les Druzes qui s'installent, sous la conduite des Atrach, à l'Est du Mont Hermon, dans le massif qui portera leur nom, Jebel Druze,

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avant que l'appellation officielle en soit Jébel Arab. Les Druzes représentent en 1920 à peu près 5% de la population. Les chrétiens. Sans entrer dans le détail des rites (innombrables) on peut au moins distinguer quatre familles. Les grecs-orthodoxes sont les plus anciens éléments et forment la plus arabisée des Eglises d'Orient. Ce sont aussi,'pour ces raisons, les chrétiens les plus con­ cernés par le nationalisme arabe. La communauté est installée sur la côte et dans les principales villes de l’intérieur. Contrairement aux or­ thodoxes, les catholiques, représentés surtout par les maronites du Liban, se sont toujours faits les propagandistes d’une puissance étrangère, en l’occurrence la France, dont ils recherchent la protec­ tion. Les protestants, très minoritaires et installés surtout dans le Nord, se sont comme les orthodoxes engagés très tôt dans le natio­ nalisme arabe. Enfin il faut mentionner les Arméniens, dont la faible communauté (5.000 personnes en 1914) s’est vue brusquement grossie par les quelques 90.000 réfugiés fuyant les massacres de Turquie, qui s'installent principalement à Beyrouth et Alep. Les juifs. En 1925 ils constituent 1% de la population (à peu près 16.000 âmes). Installés à Beyrouth, Damas et Alep, ils y exercent les professions d'artisans et de commerçants. Enfin, pour compléter ce tableau, il faut mentionner les yézidis (Kurdes de confession particulière) et les Tcherkesses, ou Circassiens, musulmans venus d'Asie centrale et servant dans l'armée ottomane1. La Syrie, c'est aussi les villes, de fortes personnalités et si vieilles qu'elles en ont oublié leur âge: beaucoup existaient déjà dès le lllème millénaire avant J-C. C'est le cas d'Alep. La grande cité du Nord, su­ perbe et secrète, dominée par la masse imposante de sa citadelle, fut un centre caravanier de première importance. Sa prospérité, fondée sur les échanges commerciaux, dura jusqu'au XVIIIème siècle. Puis ce fut le déclin. Au début du XXème siècle s'amorce la reprise, qui se poursuivra sous le Mandat, basée sur le commerce, les industries textiles, le tabac et les ressources agricoles. Les chrétiens sont nom­ breux à Alep, mais la cité n'en sera pas moins fermement opposée au Mandat. 150 km vers le Sud se trouve Hama (encore appelée Abil Fida), ville élégante et charmante qui semble vivre au rythme des grince­ ments de ses norias sur l'Oronte. Quiétude trompeuse. La bourgeoisie sunnite, représentée par quelques grandes familles (Azem, Barazi,...), possède la quasi-totalité des terres. Entre elle et les paysans se sont établis des rapports de domination qui illustrent parfaitement l'opposi­ tion ville-campagne que connaît la Syrie toute entière. Le sunnisme

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intransigeant de cette bourgeoisie a fait de Hama une ville célèbre pour son conservatisme obstiné, aussi bien religieux que social. A Homs, 50 km plus au Sud, on retrouve ce conservatisme, mais avec le charme en moins. Les citadins ont ici la réputation de gens pragmatiques plutôt adroits en affaires. La ville bénéficie d’une posi­ tion favorable: à mi-chemin entre Alep et Damas, elle est le point de départ de la route qui mène à l’oasis de Palmyre (Tadmor) puis à Deir ez Zor, lointaine bourgade des bords de l’Euphrate. Toujours plus au Sud, c'est Damas. Sa renommée est immense. Capitale des Omayyades, point de départ des caravanes pour La Mecque, la tradition la pare de tout un prestige auquel le Prophète luimême contribua. Adossée au Mont Kassioun, Damas s'étend au mi­ lieu de l'oasis de la Ghouta qu'irrigue le Barada. L'administration ot­ tomane avait commencé des travaux d'urbanisme que les Français poursuivront. En 1920, les 170.000 habitants — que dominent quel­ ques riches familles comme les Azm et les Mardam — vivent du petit commerce, de l'artisanat traditionnel et des cultures fruitières et ma­ raîchères. Aboutissement de la Révolte Arabe et matérialisation de ses espoirs, Damas a fait la preuve de son engagement total dans la cause du nationalisme arabe. Le mouvement a été brisé mais cela n'a rien changé aux sentiments de la ville. Aussi les Français, prudents, ont-ils préféré installer le Haut Commissariat à Beyrouth. Beyrouth, précisément, l'ancienne Bérite des Croisés, connaît à partir de la seconde moitié du XIXème siècle une expansion considé­ rable grâce au commerce avec l'Europe. L'Occident exporte ses mar­ chandises, ses habitudes, ses idées. Il en résulte pour la ville, en ce début des années 1920, un caractère original où se mêlent les in­ fluences turques, arabes et européennes. Dans cette cité levantine de 100.000 habitants au charme étrange et aux allures interlopes, le commerce n'empêche pas un rayonnement culturel certain. En résumé, le territoire dont la France prend possession en 1920 est très diversifié, aussi bien dans ses reliefs et ses climats que dans ses populations. Le retard de la Syrie dans tous les domaines est alarmant. L'opposition entre citadins et ruraux est fortement marquée, comme l'est la différence entre les classes sociales. Il existe une in­ telligentsia très influencée par les idées occidentales mais sans pou­ voir réel. Le pouvoir appartient à ces "grandes familles", dont l'em­ prise sur la société est totale. La nouveauté est le ralliement de tous ces notables au nationalisme arabe. Beaucoup y ont adhéré par op­ portunisme, d'autres s'y sont ralliés par conviction. Enfin, pour para­ chever ce tableau, il est bon de rappeler que la Syrie est orientale et

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qu'en Orient une chose peut être à la fois elle-même et son contraire, que les certitudes sont ici éphémères et l'avenir imprévisible. LA FRANCE EN SYRIE: LES PERIPETIES DU MANDAT La Première Guerre mondiale a disloqué les empires. La Société des Nations, préoccupée du sort des peuples désormais privés de structure étatique, a instauré pour eux le système des mandats. L'article 22 de la Charte de la SDN stipule: "/e bien-être et le dévelop­ pement de ces peuples forment une mission sacrée de civilisation (...). La meilleure méthode est de confier la tutelle de ces peuples aux nations développées qui (...) sont le mieux à même d'assurer cette responsabilité". La puissance mandataire a pour mission de mener à l'indépendance ces régions en les dotant de structures, en protégeant leur intégrité territoriale, les statuts des personnes, les biens religieux, etc... Le Mandat n'est donc pas une colonisation au sens strict. Il ap­ paraîtra néanmoins comme telle aux populations arabes. Les vingt-cinq années d'administration française en Syrie sont une stupéfiante accumulation de maladresses, d'incompréhensions et d'entêtements dressant dès le début la population locale contre la puissance mandataire. La politique du général Gouraud, le premier Haut Commissaire français, est simple: pour faire taire les velléités nationalistes, la France doit diviser la région en petites unités admi­ nistratives et s'appuyer résolument sur la minorité chrétienne maro­ nite, seule communauté "sûre". Les choses sont rondement menées. Un mois après la bataille de Maysaloun et avant même que le Mandat ait été approuvé dans son principe par la SDN (il le sera le 24 juillet 1922), quatre décrets sont promulgués, créant les entités suivantes: 1- L'Etat du Grand Liban. Proclamé le 30 août 1920, cet Etat est constitué en annexant au Mont Liban de nombreuses régions à majo­ rité musulmane. A partir de cette date le Liban, détaché de la Syrie, poursuivra seul son évolution d'Etat indépendant. 2- L'Etat d'Alep, proclamé le 1er septembre 1920. 3- Le Territoire alaouite (2 septembre 1920), placé directement sous administration française. 4- L'Etat de Damas (septembre 1920). Enfin, le sanjak d'Alexandrette, dont la population est composée d'Arabes et de Turcs, est érigé en province autonome sous autorité française. Ce découpage sera encore perfectionné plus tard par la création de l'Etat druze indépendant (mars 1922). La France vient de faire de la Syrie un véritable puzzle. Cette poli­ tique d'encouragement des particularismes trouve bien évidemment 38

un terrain favorable auprès de certaines minorités (maronites, alaouites,...), qui voient dans cette évolution une reconnaissance de leur citoyenneté. Mais dans, son ensemble, la population s'insurge. Des révoltes éclatent, toutes réduites par la force, mais qui amènent les Français à revoir l'organisation du pays, en créant un Conseil fé­ déral des Etats de Damas, d'Alep et des Alaouites, puis en unissant les deux premiers en un "Etat de Syrie" (5 décembre 1924). Ces me­ sures n'apaisent pas la tension. L'opposition nationaliste s'organise. En février 1925 Abder Rahman Chahabandar, Farès el Khoury et Jamil Mardam fondent le Parti du Peuple. Alep et Damas sont des foyers permanents d'agitation. Pourtant c'est du Jébel Druze que part ce qui restera dans l'histoire comme la Grande Révolte syrienne (al Thaoura al Suriya al Kubra), le 18 juillet 1925. Le mouvement, lancé par Sultan el Atrach, est d'abord limité aux druzes. Puis il se propage vers le Nord et prend sa dimension syrienne avec le ralliement du Parti du Peuple et d'autres forces nationalistes. Les autorités françai­ ses, débordées, instaurent la loi martiale. Par deux fois Damas est bombardée, en octobre 1925 et mai 1926. Les arrestations et les dé­ portations se multiplient. Ce n'est qu'au printemps 1927, après un an et demi de violences, que le calme est rétabli. Henri Ponsot, nouveau Haut Commissaire (et déjà le sixième!) joue l'apaisement. L'amnistie, la levée de l'état de siège et le rétablis­ sement des libertés sont autant de mesures qui doivent permettre une vie politique normale et le règlement des problèmes en suspens. Le 24 avril 1928 des élections à deux degrés sont organisées pour for­ mer une Assemblée constituante — élections dont sont exclus les deux "Etats" Alaouite et Druze, déclarés autonomes! Dans les cam­ pagnes les résultats sont favorables aux modérés. Dans les villes ils le sont aux nationalistes. La nouvelle assemblée de 68 députés passe très vite sous l'influence de ces derniers, pourtant minoritaires, et, se situant dans la continuité du Congrès syrien de 1919, élabore un pro­ jet de constitution faisant de la Syrie une république parlementaire englobant tous "les territoires syriens détachés de l'empire ottoman, sans égards aux divisions intervenues après la fin de la guerre mon­ diale". C'est plus que n'en peut tolérer le Haut Commissaire, qui dis­ sout l'Assemblée et promulgue unilatéralement une constitution. Après douze années de Mandat, la France n'a toujours pas défini sa politique. Elle s'obstine à nier le courant nationaliste et persiste à voir dans les troubles que connaît la Syrie le résultat de la subversion entretenue par la Grande-Bretagne pour l'évincer du Levant. Les Hauts Commissaires qui se succèdent à un rythme effréné ne comprennent pas que la génération montante est entièrement gagnée

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aux idées nationalistes, qu'elle ne se contentera plus de promesses et qu'elle n'aura pas la patience de ses aînés. MICHEL AFLAQ, SALAH L’ENGAGEMENT POLITIQUE

BITAR

ET

ZEKI

ARSOUZY:

En 1932 deux jeunes Syriens boursiers du gouvernement sont de retour à Damas après avoir passé quatre ans à Paris, en tant qu'étu­ diants à la Sorbonne. Le premier s'appelle Michel Aflaq. Il est né en 1910 dans une famille de confession grecque-orthodoxe de Damas. Son père, modeste commerçant, a été militant nationaliste de la première heure, ce qui lui a valu d'être arrêté d'abord par les Turcs, puis par les Français. Le second, Salah eddin Bitar, est lui aussi issu de la petite bourgeoisie damascène. Né en 1912, il est musulman sunnite. Comme Aflaq, avec qui il s'est lié d'amitié à Paris, il a com­ mencé très tôt à s'intéresser à la politique et son séjour en France n'a pas interrompu cette activité. A Paris, Aflaq et Bitar ont créé un syn­ dicat des étudiants arabes, participé à des conférences et débats po­ litiques et approfondit leur connaissance des idéologies et théories économiques. De retour en Syrie, M. Aflaq et S. Bitar, licenciés le premier en histoire et le second en mathématiques, entrent dans l'en­ seignement. Devenus tous les deux professeurs de l'établissement secondaire de Tajhiz, à Damas, ils se plient difficilement aux métho­ des d'éducation et au système scolaire que la puissance mandataire a imposés et qui entérinent le morcellement de la Nation arabe. La France, comme l'Angleterre, veille à ce que les relations culturelles entre les régions arabes soient quasi-inexistantes. Michel Aflaq et Salah Bitar ne perdent donc pas une occasion de rappeler à leurs élèves que l'état de domination dans lequel se trouve la Nation arabe ne saurait être une fatalité et que son morcellement, arbitraire et con­ tre nature, doit être remis en cause et combattu. Ces initiatives ne sont guère appréciées par les autorités et les deux professeurs se voient infliger par le Ministère de l'Education des avertissements puis des sanctions. Dans les grands cafés de Damas, autour de la Place Merjé, près de la Citadelle ou dans le quartier de Midan, on joue au trictrac, on fume le narguilé et on refait le monde — plus précisément le monde arabe. Le petit groupe d'étudiants qui se rassemble le soir autour des deux professeurs parle de la situation en Syrie et dans toute la région, de la colonisation européenne, de l'arabisme, etc... Sur ces sujets Michel Aflaq est intarissable. Cet homme aux allures nonchalantes, qui n'a rien d'un tribun, s'anime d'une ferveur et d'une passion 40

insoupçonnées lorsqu'il parle à des jeunes de l'avenir de la Nation arabe. On a assisté, dès la fin du XIXème siècle, explique Michel Aflaq, à une renaissance culturelle arabe (la Napda) qui a permis au peuple de prendre conscience de son existence et par là même de sa désunion et de son état de domination. La Révolte Arabe déclenchée en 1916 était une première étincelle. Malheureusement le mouve­ ment a échoué, broyé par les intérêts de l'impérialisme européen. A bien des égards la situation est aujourd'hui pire que sous l'occupation ottomane: la Nation arabe est plus éclatée que jamais; les Français sont installés au Maghreb et en Syrie; les Anglais occupent l'Egypte, la Transjordanie, l'Irak et la Palestine qu'ils ont ouverte à l'immigra­ tion juive. Pourtant, même occupée, même morcelée, la Nation arabe existe, soutient Michel Aflaq. S'étendant de l'Atlantique au Golfe persique sur plus de 13 millions de km2, en contact avec l'Europe, l'Afrique et l'Asie, son importance stratégique évidente la destine à un rôle de premier plan dans le monde. Ce rôle, elle ne pourra le tenir qu'à la condition de réaliser son unité. Aux jeunes qui l'entourent Michel Aflaq explique que le peuple arabe humilié n'a pas renoncé. Il a simplement compris que la lutte serait plus longue et plus dure que prévu. Il lui faudra non seulement se libérer de l'occupation étrangère, mais aussi bâtir un Etat solide qui le rende apte à tenir sa place dans le monde moderne. Et cela ne se fera pas sans bouleverser nombre de structures et d'habitudes qui régissent la société arabe. Ces changements en profondeur ne pour­ ront être que l'oeuvre d'une génération nouvelle qui n'aura en vue que le bien de la Nation et non pas, comme la bourgeoisie actuelle, la défense de ses propres intérêts. Ce discours n'est pas pour déplaire aux jeunes gens à qui il s'adresse. La Nation arabe, l'unité, sont autant de sujets exaltants pour de jeunes étudiants que l'injustice révolte et qui n'acceptent pas le fatalisme de leurs aînés. M. Aflaq leur communique sa passion et s'installe avec autorité dans son rôle de maître à penser. Lui-même et Salah Bitar défendent également leurs thèses en signant des articles dans le journal al Ayyam, dans la revue communiste al Tariq al Chuyu'iyah (le marxisme exerce sur eux, à l'époque, un certain at­ trait), puis dans la revue qu'ils fondent, al Tali'a (l'Avant-garde). Réunions, débats, articles dans les journaux: l'activité des deux pro­ fesseurs au début des années trente se limite à cela. Mais au fil des discussions la doctrine prend corps et se précise. Sur un point au moins les choses sont claires: l'objectif prioritaire, celui qui doit mobi­ liser toutes les forces et les énergies, c'est le départ des occupants européens. Et dans ce combat la Syrie doit montrer l’exemple. Damas, centre géographique et capitale sentimentale du monde 41

arabe, doit prendre la direction de la lutte de libération. L'effervescence qui se propage dans le pays semble donner raison à Michel Aflaq et Salah Bitar. Battue aux élections brusquées de 1932, l'opposition nationaliste n'a pas désarmé. Les villes sont toujours le théâtre de manifestations anti-françaises. Le 24 novembre 1934 le Haut Commissaire dissout une nouvelle fois l'Assemblée qu'il juge trop indocile. Il faut attendre 1936 et l'arrivée de la gauche au pouvoir à Paris pour voir la France s'engager dans la voie de la négociation. Un projet de traité est pré­ paré, aux termes duquel la Syrie deviendra dans trois ans un Etat in­ dépendant admis à la SDN2. C'est donc dans un climat beaucoup plus détendu que se déroulent, en novembre 1936, des élections qui se soldent par une victoire nationaliste. Hachem Atassi est président de l'Assemblée et Jamil Mardam forme le premier gouvernement na­ tionaliste. A la même époque, le Haut Commissaire a réintégré dans la Syrie le Territoire Alaouite et le Jébel Druze. L'année 1937 com­ mence donc sous le signe de l'apaisement: dix-sept ans après le dé­ but du Mandat, il était temps! Mais les Syriens vont une fois de plus déchanter. Leur indépen­ dance prochaine inquiète la Turquie, qui y voit un obstacle à ses pré­ tentions sur le sanjak d'Alexandrette. Le recensement de la popula­ tion dans ce territoire avait donné en 1933 47,9% d'Arabes et 37,9% de Turcs. La France, qui s'alarme de la détérioration de la situation internationale, cherche à établir de bonnes relations avec Ankara. Aussi ferme-t-elle les yeux sur les transferts de populations opérés par les Turcs, jusqu'à ce que ceux-ci disposent d'une confortable majorité: 63%! La France cède alors la province à la Turquie, contre un pacte de non agression (23 juin 1939). Ainsi, après le Liban, c'est toute la région qui sépare Alep de la mer qui est arrachée à la Syrie. "// s'agissait de la part de la France, note André Raymond, d'un acte flagrant d'immoralité politique qui était en contradiction avec les voeux de la majorité de la population et les obligations qu'elle assumait vis à vis de la Syrie en tant que puissance mandataire"3. Cette scandaleuse affaire a suscité en Syrie une émotion considé­ rable. A Alep, à Latakieh, à Damas, viennent s'installer des milliers de réfugiés contraints de quitter le sanjak. Beaucoup sont alaouites et parmi eux se trouve un jeune professeur du nom de Zéki Arsouzy. Il est né en 1901 à Alexandrette et, comme Aflaq et Bitar, a fait ses études à Paris. Licencié en philosophie, il milite contre le régime du Mandat dès son retour, ce qui lui vaut de perdre en 1934 son emploi dans l'enseignement. Il fonde un journal (al Liwa) et rassemble autour de lui, à Antioche, quelques amis qui partagent ses vues sur l'avenir de la Nation arabe, sur le rôle fondamental de l'arabisme et la 42

nécessité de transformer les structures sociales. Contraint par la collusion entre Turcs et Français de quitter le sanjak, Z. Arsouzy se réfugie à Damas. Là il fonde le Parti Arabe Nationaliste (Hizb al Qawmi al Arabi), groupuscule formé essentiellement d'étudiants et dont les idées et les buts sont identiques à ceux du groupe de M. Aflaq. Des contacts sont donc pris en vue d'associer les deux formations. Mais l'expérience n'ira pas au-delà d'une première réunion commune4. Il y a entre Michel Aflaq et Zéki Arsouzy une incompatibilité d'humeur qui rend impossible toute association. Cet échec est révélateur des faiblesses de ces groupes centrés sur des individualités et dont l'organisation interne reproduit les rapports de maître à disciple. Si les disciples vont d'un groupe à l'autre, les maîtres, eux, s'ignorent ou, pire, se jalousent. Pendant ce temps le ciel s'assombrit. Influencé par une campagne dénonçant "l'abandon de la Syrie", le Sénat français rejette le projet de traité (14 décembre 1938). Le gouvernement du Front populaire n'est pas plus disposé que la droite à accorder l'indépendance aux Syriens. Ce brusque revirement, joint à la pénible affaire du sanjak d'Alexandrette, crée en Syrie une situation explosive. Une fois de plus le Haut Commissaire dissout l'Assemblée et suspend la constitution. Une sévère répression s'abat alors sur les milieux nationalistes. C'est dans ce climat tendu que Zéki Arsouzy rentre à Damas, en 1940, après une année passée à Bagdad. Il fonde alors, avec six étudiants, un groupe qu'il nomme al Baath al Arabi (la Résurrection Arabe). En un peu plus d'un an le groupe va quadrupler ses effectifs et intensifier ses actions anti-françaises. Mais lorsque les autorités exilent Arsouzy hors de Damas (1941), le groupe périclite. De leurs côtés, Aflaq, Bitar et leurs amis s'organisent. L'échec du projet de traité avec la France leur a apporté de nouvelles adhésions. N'avaient-ils pas dénoncé ce traité comme une entente de la bourgeoisie avec les autorités man­ dataires sur le dos du peuple ? Le groupe animé par les deux profes­ seurs du lycée de Tajhiz a pris maintenant une certaine cohésion5. Les événements qui se préparent vont lui fournir l'occasion de s'aguerrir. 1941: la guerre est aux portes de l'Orient arabe. Les autorités françaises au Liban et en Syrie demeurent fidèles au gouvernement de Vichy. Au printemps éclate une grève générale pour protester contre la situation économique, rendue alarmante par le blocus anglais, et l'état d'urgence décrété par les Français. Le Haut Commissaire s'étant engagé à assouplir le régime et à organiser des élections, le leader nationaliste Choukri Kouatly met fin à la grève. Michel Aflaq et ses amis publient alors un manifeste, sous le nom de Mouvement de la Reviviscence (Ihya) Arabe, dénonçant cette 43

initiative qu'ils jugent défaitiste. Mais le grand événement de ce printemps 1941 est le soulèvement qui éclate en Irak contre la présence anglaise. Son chef, Rachid Ali Gaïlani, a pris la tête d'une conjuration d'officiers et espère bénéficier de l'aide allemande. Les nationalistes syriens ont accueilli la nouvelle avec un immense intérêt. Aflaq et Bitar môbilisent leurs faibles troupes pour organiser des manifestations et surtout constituer un "Comité de soutien à l'Irak". Cette instance se charge entre autres de l'envoi de volontaires syriens pour combattre aux côtés des Irakiens. Rachid Ali et ses partisans ne tiendront que quelques jours. Le 30 mai 1941 les Anglais reprennent Bagdad. Bien que se soldant par un échec, l'événement aura marqué les esprits dans l'Orient arabe. C'est la première fois en effet depuis la fin de l'empire ottoman qu'un mouvement nationaliste prenant naissance dans les forces armées combat ouvertement la puissance occupante. Par leur soutien à l’insurrection irakienne, Michel Aflaq et ses amis obtiennent un notable accroissement d'audience. Zéki Arsouzy, quant à lui, a vu dans l'affaire un mouvement de droite soutenu par l'Allemagne nazie et ainsi incompatible avec les idéaux du nationa­ lisme arabe. Il a donc refusé de l'appuyer et a qualifié "d'opportunistes" les initiatives d'Aflaq. Ce dernier rétorque que pour les nationalistes arabes, toute aide, d'où qu'elle vienne, est la bien­ venue pour se débarrasser de la tutelle française ou anglaise. Les ennemis de leurs ennemis sont nécessairement leurs amis, sans qu'il soit pour autant question de leur emprunter une idéologie quelconque. A partir de cette date, Z. Arsouzy prend du recul par rapport à l'action politique. Il quitte Damas pour Latakieh où il restera jusqu'en 1947. La Grande-Bretagne, soucieuse de contrecarrer la propagande al­ lemande, lance alors un appel au monde arabe pour qu'il se tienne aux côtés des Alliés, l'assurant en contrepartie de son aide pour "réaliser son unité"6. Le 8 juin 1941 les forces des Français Libres et les troupes britanniques pénètrent en Syrie, tandis que des avions déversent des milliers de tracts reproduisant la déclaration du général Catroux, au nom du général de Gaulle: "Syriens et Libanais! (...) J'abolis le Mandat et je vous proclame libres et indépendants. (...) Vous pourrez soit vous constituer en deux Etats distincts, soit vous rassembler en un seul Etat. Dans la pratique, toutefois, la France n'est pas disposée à aller aussi loin. Les négociations entre les natio­ nalistes et le général de Gaulle sont délicates et se déroulent sur fond de rivalité anglo-française. Ce sont les pressions de Londres qui con­ traignent le chef de la France Libre à accepter l'organisation d'élections en Syrie, prévues au cours de l'été 1943. Ces élections sont, pour Michel Aflaq et Salah Bitar, l'occasion d'élargir leur 44

audience. Aussi démissionnent-ils de l'enseignement pour se consacrer désormais entièrement au mouvement qu'ils animent. LES PARTIS POLITIQUES ET LES ELECTIONS DE 1943 Les partis politiques sont nés en Syrie dès 1918, issus pour beau­ coup des sociétés secrètes fondées au début du siècle (voir plus haut). Très nombreux et pour la plupart éphémères, ils témoignent du goût des Syriens pour la politique. Au début des années quarante, quatre grandes formations occupent le devant de la scène: le Bloc National, le Parti Populaire Syrien, le Parti Communiste Syrien et les Frères musulmans. Le Bloc National (BN) n'est pas un parti structuré mais un ras­ semblement dirigé par les grands notables, propriétaires terriens et grands commerçants. Fondé par Ibrahim Hananou, il regroupe presque toutes les "cinquante familles" qui détiennent la richesse du pays. L'influence de ces grands possédants est énorme: rien ne peut être obtenu sans eux. Ce clientélisme fait de leurs administrés des obligés qui forment tout naturellement l'électorat du BN. L'engagement politique de ces notables est aussi la continuation des actions menées dans leur jeunesse contre les Ottomans. C'est le cas de Choukry Kouatly, qui combattit aux côtés de Fayçal. Le Bloc National n'a pas d'idéologie et encore moins de programme social et économique puisqu'il n'est pas question de remettre en cause une société et un système dont profite pleinement l'oligarchie. Son objec­ tif, unique mais puissamment mobilisateur, est l'indépendance. Le Parti Populaire Syrien (PPS) est d'un genre tout différent. Son fondateur, Antoun Saadé, est issu d'une famille bourgeoise de la communauté chrétienne grecque-orthodoxe de Latakieh. Sa préoccu­ pation n'est ni la Syrie dans ses frontières actuelles ni la Nation arabe, mais la Grande Syrie, entité qui constitue à ses yeux une véri­ table nation. Fondé le 16 novembre 1932 sous le nom de Parti National Syrien, dissout cinq ans plus tard, reconstitué et dissout à nouveau, il renaîtra en 1944 sous le nom de Parti Populaire Syrien. Il recrute principalement des chrétiens (grecs-orthodoxes) et des alaouites, minorités que rassure le laïcisme défendu par le parti. La forte personnalité d'A. Saadé en fait le chef et le guide (zaïm) indiscuté à qui les militants vouent un véritable culte. D'une discipline toute mili­ taire, le parti a souvent recours aux méthodes expéditives. Cette organisation efficace lui a permis d'être présent dans tous les sec­ teurs, y compris l'armée, dès 1935. Au début des années quarante, on

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dit qu'il est capable de disposer, au Liban comme en Syrie, d'une mi­ lice de 50.000 hommes. Le Parti Communiste Syrien (PCS) a été fondé en octobre 1924 au Liban sous l'appellation de Parti du Peuple Libanais. L'année sui­ vante il devient le Parti Communiste de Syrie et du Liban. Au début des années trente le parti acquiert une structure organisationnelle qui restera longtemps sans égale dans la région. Sous la conduite de Khaled Bagdach, orateur passionné et organisateur compétent, le PCS accroît son audience et recrute surtout dans les milieux kurdes et chrétiens grecs-orthodoxes. Ralenti par des interdictions successi­ ves, son développement reprend avec l'instauration du Front popu­ laire en France. Le PCS se trouve dans une situation embarrassante, car pour avoir pris le parti des Alliés, il s'interdit de combattre le co­ lonialisme français, tolère ses méfaits comme la cession à la Turquie du sanjak d'Alexandrette et met une sourdine à la lutte pour l'indé­ pendance. En outre l'idéologie marxiste-léniniste s’accommode mal du nationalisme arabe en lequel elle voit un résidu dangereux de l'attitude réactionnaire de la bourgeoisie du XIXème siècle. Les Frères musulmans ne sont pas un parti politique à propre­ ment parler. D'ailleurs ils ne se veulent pas tel, puisqu'à leurs yeux tous les partis sont des rassemblements d'athées qui se font les pro­ pagateurs d'idées étrangères à l'Islam. La confrérie est née en Egypte en 1928. Son fondateur Hassan el Banna se situe dans la ligne tracée par al Afghani, en faisant de l'Islam la source unique de tout renou­ veau et le pilier du futur Etat musulman. Il n'existe pas de nation arabe, mais seulement la communauté des croyants (umma). Il est donc primordial de lutter contre le communisme, l'athéisme et la laïci­ sation des institutions. Le mouvement, bien organisé, est essentielle­ ment urbain et compte de nombreux adeptes et sympathisants, surtout à Hama, Homs et Damas, les classes pauvres formant le gros des effectifs. Michel Aflaq et ses amis, qui ne se sentent aucun point commun avec ces formations, se lancent dans la campagne électorale en dé­ veloppant leurs interventions selon trois thèmes: démarquer nette­ ment leur mouvement ‘des autres forces politiques; le présenter comme l'héritier de l'élan nationaliste né au début du siècle; et enfin exposer, en montrant leur interaction, les concepts de nationalisme, d'arabisme, d'unité et de socialisme. Les tracts, les réunions publi­ ques, les déclarations se multiplient. Un appel est lancé à la jeunesse: "Il faut une nouvelle génération arabe consciente, organisée et mili­ tante, ayant foi dans la mission de la Nation (...). Nous représentons cette génération (...). Nous jouons un rôle de précurseur*'. Dans ce manifeste du 24 juillet 1943 apparaît pour la première fois ce qui sera 46

la devise du parti: Une Nation arabe unique à la mission éterneile (ummatum arabiya wahida dhatu risala khalida), devise dont la pa­ ternité revient à Zéki Arsouzy. Un mois plus tôt, un communiqué pu­ blié par Aflaq et Bitar était signé du mouvement de la Résurrection Arabe (Harakat al Baath al Arabi). Le mot Baath remplaçait donc pour la première fois le mot Ihya jusqu'à maintenant employé. Or, en 1940, Zéki Arsouzy avait déjà usé de ce mot pour nommer son propre parti fondé à Damas, al Baath al Arabi (voir plus haut). L'intéressé n'ap­ précie pas l'emprunt et l'incident n'est pas fait pour améliorer ses relations avec Michel Aflaq7! Aflaq et Bitar ont si peu d'illusion en leur chance de succès qu'ils se présentent aux élections à Damas en candidats indépendants! Ils sont bien évidemment battus (le premier n'obtient que 245 voix), tout comme les candidats du PCS. Ces élections de juillet 1943 sont comme prévu un triomphe pour le Bloc National. La nouvelle Assemblée se choisit Farès el Khoury pour président et élit Choukri Kouatly président de la République. Le Baath a surtout cherché, à travers ces élections, à faire parler de lui. Une nouvelle occasion va lui être donnée avec la lutte pour l'indépendance, qui entre alors dans sa phase décisive. LA LUTTE POUR L’INDEPENDANCE La seconde guerre mondiale a considérablement affaibli la posi­ tion de la France au Levant. Elle a perdu le pouvoir effectif au profit des Anglais qui sont dès lors en passe de réaliser un vieux rêve: être seuls présents en Orient. Mais la France est déterminée à défendre ses positions coûte que coûte, s'il le faut au prix de nouvelles maladresses. Au Liban, le Parlement issu des élections de juillet 1943 a décidé de modifier la Constitution en éliminant les ingérences de la puissance mandataire. Le Haut Commissaire réplique en arrêtant le Chef de l'Etat, le président du Conseil et plusieurs ministres (10 novembre 1943)! Ce coup de force provoque de violentes réactions au Liban et l'indignation de par le monde. À Damas le gouvernement proteste. Le Baath publie le 14 novembre une déclaration dénonçant 'l'agression contre l'indépendance du Liban" et rappelant les promesses du général Catroux. En stigmatisant la politique française et en appelant les Syriens — comme tous les Arabes — à se sentir concernés par les événements de Beyrouth, le Baath montre que c'est aussi cela le nationalisme: tout problème doit être appréhendé dans son contexte national (la Nation arabe) et pas seulement régio­ nal (les régions découpées par le colonialisme). 47

Sentant que l’indépendance est dorénavant à portée de la main, les Syriens s'impatientent et l'agitation qui se développe n'est pas sans inquiéter le Bloc National. Pour garder le contrôle de la situation et surtout écarter la menace de surenchères dans ses négociations avec la France, le Bloc réprime les manifestations et fait taire les pe­ tits groupes incontrôlés comme le Baath. Ce dernier est prompt à dé­ noncer la manoeuvre. Il publie sous la signature de Salah Bitar un communiqué (février 1945) particulièrement virulent contre le régime. Le gouvernement de Jamil Mardam est tout aussi prompt à réagir: S. Bitar est arrêté et déporté près de Deir ez Zor, à 700 km de Damas. L'URSS a reconnu la République syrienne dès juillet 1944 et les Etats-Unis en septembre de la même année. En avril 1945 la Syrie est invitée à la conférence de San Francisco. Pour le monde entier le pays est déjà indépendant. Mais pas pour la France. La patience des Syriens est à bout. Le 6 mai le Baath appelle à la grève générale et demande la rupture des négociations. Pressé de toutes parts, menacé de perdre sa crédibilité, le gouvernement rompt les pourparlers avec la France. L'agitation croît de jour en jour. Des troupes sénégalaises ont débarqué à Beyrouth le 7 mai. L'affrontement est proche. En pré­ vision, le Baath organise des équipes de "Jihad nationale" dont le rôle est de mobiliser pour ce "combat sacré" les forces populaires. A peine constituées, ces équipes vont subir le baptême du feu. Le 29 mai 1945, après dix jours de manifestations ininterrompues, les Français bombardent Damas pendant 36 heures d'affilée, avec l'artillerie et l'aviation. Les morts et les blessés se comptent par cen­ taines et la réprobation est unanime contre la politique française. La Grande-Bretagne demande l'arrêt des combats puis intervient direc­ tement le 1er juin pour faire cesser la répression. Désormais c'en est fait de la présence française au Levant. Durant le mois de juillet le commandement de l'armée passe aux mains des Syriens et neuf mois plus tard, le 17 avril 1946, le dernier soldat étranger quitte la Syrie. Cette date sera décrétée fête nationale. Le Mandat s'achève dans la honte. La Syrie a dû arracher à la France l'indépendance que celle-ci n'a pas su lui donner et — fait plus grave — à laquelle elle n'a pas voulu la préparer. Pour avoir nié le sentiment nationaliste, l'administration française a fait le vide autour d'elle. Au lieu de mettre en place des institutions indispensables à l'Etat syrien pour aborder la phase d'indépendance (comme le Mandat le lui enjoignait), la France s'est usée en rapports essentiellement conflictuels avec les Syriens. Ces derniers, systématiquement tenus à l'écart des décisions dans leur propre pays, condamnés à l'opposition permanente, ne pouvaient voir dans le Mandat qu'un artifice destiné à retarder leur accession à l'indépendance. Les effets de l'occupation 48

française ne sont pas tous négatifs. Un réseau de routes a été cons­ truit et les liaisons vers l'extérieur se sont développées. Les modestes aides dispensées à l'agriculture et à l'industrie ont permis un début de démarrage. Le nombre des écoles a été multiplie par quatre en vingt ans. De toutes façons, et quel que soit le jugement que l'on porte sur le Mandat, il reste que la Syrie est marquée par l'influence française et occidentale. Quand le pays accède à l'indépendance, un tiers des Syriens diplômés ont fait leurs études à Paris et la langue française est largement répandue. L'Administration a bien évidemment hérité des habitudes et méthodes de son autorité de tutelle et la tradition ré­ publicaine s'est très vite enracinée. Qui songerait encore à revenir à la monarchie de 1919 ? Enfin il faut noter que la société syrienne a évolué durant l'occupation française. Deux classes sociales se sont développées entre la masse du peuple et la haute bourgeoisie tradi­ tionnelle. Il y a d'abord une nouvelle bourgeoisie née de l'essor des relations commerciales. Il y a ensuite (et surtout) une petite bour­ geoise sans fortune composée de fonctionnaires, enseignants, etc, présente essentiellement dans les villes. Cette classe va connaître un développement considérable. Réceptive aux idées nouvelles, no­ tamment celles de la gauche, elle accepte de plus en plus difficile­ ment d'être tenue à l'écart du pouvoir, un pouvoir que le "club des cinquante familles" accapare. Que représente le Baath à l'époque ? Jamais au cours de son his­ toire le parti n'a révélé le nombre de ses adhérents. Aussi en est-on réduit aux suppositions et aux indications, souvent contradictoires et fragmentaires, fournies par d'anciens baathistes en rupture de ban. La poignée d'étudiants qui se réunissent au début des années trente autour de Michel Aflaq et Salah Bitar ne croît que très lentement. Il faut attendre 1943 et la participation à la campagne électorale pour observer une progression plus rapide des effectifs. Chibli Aysami, un adhérent de la première heure, se souvient que "dans la seule école secondaire de Tajhiz (où les deux professeurs enseignaient) le nom­ bre des baathistes était de 45 en 1944". Il semble qu'à cette époque on puisse situer les effectifs entre 200 et 300. L'activité du Baath est centrée sur Damas mais le mouvement gagne de plus en plus les villes de province par l'action des militants qui regagnent leurs con­ trées d'origine après avoir achevé leurs études dans la capitale. Chacun recrute principalement (mais pas exclusivement) parmi ses coreligionnaires: des druzes à Suwayda, des chrétiens à Alep, plus tard des alaouites à Latakieh, etc. Ces pratiques qui s’instaurent progressivement donneront au parti un visage et une sensibilité diffé­ rents selon son implantation géographique, particularités qui ne seront pas sans conséquences. 49

Essentiellement citadin, le Baath commence à pénétrer timide­ ment le monde rural. Mais il est clair que les militants manquent de la formation nécessaire pour faire du prosélytisme et élargir la base du parti aux couches sociales les plus représentatives. Les militants sont vivement encouragés à participer à toutes les activités de leur milieu: associations sportives et . culturelles, organisations syndicales, élec­ tions d'étudiants, etc... Etre présents partout, se faire voir, parler et discuter avec les camarades sont les moyens les plus efficaces pour gagner de nouveaux adhérents à la cause du Baath. Dans tous les portraits du militant idéal brossés à l'époque, on trouve des allusions à une activité missionnaire. Nombreux sont en effet les écrits et dis­ cours de Michel Aflaq dans les années trente et quarante où revien­ nent sans cesse les mots de foi, croyance, mission, enthousiasme,... Ce vocabulaire religieux, mêlé au romantisme issu de la Nahda et de la Révolte Arabe, traduit tout à fait l'idée que se fait Aflaq du mouve­ ment qu'il a créé. Fondamentalement différent de tout autre parti poli­ tique, le Baath est porteur d'une mission sacrée: le nationalisme arabe. Ce principe, qui transcende tous les autres, donne à ceux qui s'y consacrent une dimension particulière. De là vient la conscience des baathistes d'appartenir à une élite, un corps appelé à un aposto­ lat, voire au sacrifice, pour la plus noble des causes, l'unité de la Nation arabe. L'enthousiasme des militants a au moins l'avantage de suppléer la faiblesse organisationnelle du parti. Dans ce domaine l'improvisation domine, comme en témoignent les hésitations sur le nom même du parti. Ce n'est que le 20 mai 1945, avec un tract signé du Parti Baath Arabe (Hizb al Baath al Arabi), que la formule se stabilise pour pres­ que dix ans. Ces hésitations doivent être mises en relation avec l'im­ provisation de l'organisation interne, qui constitue un saisissant con­ traste avec l'ampleur des objectifs affichés. Il n'y a à proprement parler ni structure ni hiérarchie. Michel Aflaq est bien sûr reconnu comme l'autorité mais n'a ni le titre ni le pouvoir d'un zaïm (guide su­ prême). Tout militant peut le rencontrer quand il le désire. A ses côtés Salah Bitar et son cousin Midhat Bitar forment en 1945 une direction officieuse. Les réunions se tiennent de façon informelle, au gré des événements, sans comptes rendus, sans règlement intérieur. Quant à la trésorerie, elle est irrégulièrement tenue. C'est dans le nombre res­ treint des militants et dans leur incessant travail d'information et de propagande qu'il faut chercher la cause de ces lacunes. Il n'empêche que l'improvisation devient vite une habitude dont il est malaisé de se défaire: ce n'est qu'en 1954 que le parti précisera ses règles de fonc­ tionnement!

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L'extension géographique du Baath n'est évidemment pas plani­ fiée. Elle est laissée à l'initiative des militants. Les étudiants jorda­ niens, irakiens, libanais,... forment des équipes de baathistes en ren­ trant chez eux. Ceux qui vont poursuivre leurs études à l'étranger propagent la doctrine dans les communautés d'étudiants arabes des différentes capitales européennes. En Syrie, des branches (furu') se créent peu à peu dans toutes les grandes villes de province. C'est à Damas que se tiennent les "assemblées générales", auxquelles sont conviés "/es militants les plus actifs et les plus capables" des différen­ tes branches. Les baathistes sont répartis en équipes de diverse im­ portance (de 10 à 50 membres). Le secrétaire reçoit le serment du nouvel adhérent et sa cotisation. Lorsque le parti atteint des dimen­ sions qui obligent ses dirigeants à légaliser son existence, une de­ mande d'autorisation, signée du Comité central exécutif, est adressée le 10 juillet 1945 au Ministère de l'Intérieur. Ce Comité a été créé pour les besoins de la cause et ne correspond pas à une structure réelle du parti. La réponse des autorités se faisant attendre, les baa­ thistes passent outre et ouvrent, à la fin de la même année, le pre­ mier siège du parti: un modeste bureau situé dans le quartier des Canaux à Damas. L'accroissement des militants et leur dispersion dans toute la Syrie posent très vite des problèmes de communication et de circulation de l'information. Pour y remédier, un bulletin interne est créé en 1945 (il s'intitulera "Le Combat de Baath Arabe", quatre ans plus tard). Le parti a aussi besoin d'un journal qui soit son porte-parole et le véhicule de ses idées. En 1943 une demande de li­ cence est déposée mais l'autorisation ne viendra que trois ans plus tard. Le premier numéro est publié le 3 juillet 1946. A l'image du parti le journal "al Baath" aura une histoire mouvementée, alternant saisies et suspensions temporaires. Publié tous les deux jours durant les seize premiers mois de son existence, son audience est limitée mais il permet à l'idéologie du parti de sortir du ghetto universitaire où elle est confinée depuis l'origine8. La lutte pour l'indépendance de la Syrie ayant atteint son but, la lutte pour le pouvoir commence, âpre et sans compromission, entre les formations politiques. Le Baath se lance résolument dans l'oppo­ sition, à ce qu'il appelle "la dictature croissante de la bourgeoisie diri­ geante". M. Aflaq, dans son journal, multiplie les attaques contre ce régime "malade, suspect et corrompu". Cette campagne atteint son point culminant le 20 août 1946, avec un éditorial intitulé "Un gouver­ nement de pachas!" qui vaut au journal une suspension d'un mois (al Baath n'a alors que 45 jours d'existence!). Il reparaît le 24 septembre pour entamer la lutte contre le décret-loi N°50. Pris dans le but de "freiner l'activité subversive" de certaines organisations liées de près 51

ou de loin au communisme, ce décret donne au Ministre de l'Intérieur des pouvoirs exorbitants. Considérant que la démocratie est mena­ cée, le Baath, comme les autres partis de gauche, multiplie tracts et manifestations, jusqu'à ce que le gouvernement retire son texte. Le Baath grandit vite. La répression des autorités n'entrave ni sa combativité ni sa progression. Dans ces conditions, le parti pourra-t-il encore longtemps supporter l'absence de direction élue, le manque de documents fixant la doctrine, les objectifs ou encore les règles de fonctionnement ? Toutes ces carences sont devenues insupportables. L'heure est venue de mettre de l'ordre dans le Baath. LE CONGRES DE FONDATION DU PARTI BAATH Si le Baath veut être autre chose qu'un rassemblement, s'il a la prétention d'être un parti présent partout dans la Nation arabe et par­ lant au nom de tout le peuple arabe, il doit impérativement se doter de statuts et de textes de base. Le 27 janvier 1947 les dirigeants du parti se réunissent à Damas pour préparer la tenue d'un "Congrès constitutif". Très vite il apparaît qu'une question en suspens risque d'entraver, si elle n'est résolue, le développement futur du Baath. Zéki Arsouzy a mis fin à son engagement politique mais le groupe qu'il a fondé en 1940 sous le nom de Baath el Arabi vit toujours. A Latakieh et dans sa région, il existe des militants, réunis autour de Wahib Ghanem, qui se réclament eux aussi d'un Baath. Michel Aflaq et Salah Bitar se rendent donc à Latakieh, au début de 1947, avec la délicate mission de persuader Wahib Ghanem de les rejoindre. Les tractations sont longues et difficiles. Ghanem n'est pas opposé dans le principe à la participation de son groupe au congrès. Mais la fusion des deux partis ne peut se faire au prix de l'abandon de principes idéologiques. Aussi demande-t-il à ses interlocuteurs des assurances. La discussion la plus serrée concerne l'option socialiste (voir plus loin). Il faut plus de trois jours pour conclure l'accord, mais l'objectif est atteint: il n'y aura qu'un seul Baath. L'apport en effectif n'est guère important, les disciples d'Arsouzy n'étant pas très nombreux. Mais ils sont, idéologiquement, nettement à gauche et appartiennent pour la plupart à la minorité alaouite — autant de caractéristiques qui seront lourdes de conséquences. Le Premier Congrès, dit aussi congrès de fondation, s'ouvre le 4 avril 1947, à dix heures du matin, dans une des salles du café al Rachid al Saïfi, rue du 29 mai à Damas. Un grand moment pour les 247 participants qui scandent la devise du parti: "une Nation arabe unique à la mission éternelle". C'est un peu une seconde naissance, 52

l'aboutissement de dix ans d'efforts. Le petit groupe qui se réunissait il n'y a pas si longtemps autour de deux professeurs fait son entrée of­ ficielle sur la scène politique^syrienne et arabe. Presque tous les mili­ tants syriens sont là, bien sûr. Mais on compte aussi des Libanais, des Palestiniens, des Jordaniens, des Irakiens, qui ont tous commen­ cé à organiser le parti dans leurs régions. Le Congrès se choisit un président en la personne de Jallal Sayyid, et trois secrétaires. Puis Michel Aflaq prononce le discours d'ouverture. Après avoir rappelé les difficultés que durent surmonter les premiers militants, il souligne que le Baath est le seul parti à croire en la nécessité "d'un bouleverse­ ment (inqilab) profond, créateur, total, susceptible d'opérer le renou­ veau spirituel authentique, le même qui permit jadis de créer la plus grande des civilisations". Salah Bitar lui succède pour donner lecture du rapport politique qui passe en revue la situation dans les différents pays arabes. Les journées suivantes sont consacrées à de nouveaux exposés de M. Aflaq sur les fondements théoriques puis à la discus­ sion, article par article, des projets de règlement intérieur et de consti­ tution (on appellera ainsi le document de base fixant les principes idéologiques du parti). Enfin, au matin du 7 avril, le Congrès tient sa dernière séance. Il adopte la constitution puis élit à l'unanimité Michel Aflaq président, ou doyen (amid), du parti. Ce titre sera plus tard abandonné au profit de celui de secrétaire général. Les congressistes élisent aussi un Comité Exécutif chargé d'assister Aflaq dans sa tâche et composé de trois membres: Salah Bitar, Jallal Sayyid et Wahib Ghanem. Cette date du 7 avril 1947 est retenue comme la date offi­ cielle de création du Parti Baath Arabe. Les textes adoptés lors du Congrès sont de trois ordres: les réso­ lutions, le règlement intérieur et la constitution du parti. Dans les réso­ lutions, on observe que les congressistes se sont prononcés pour rétablissement de rapports d'amitié avec tous les Etats, sauf la Grande-Bretagne, la France, l'Espagne, parce qu'ils occupent des régions arabes, "/a Turquie, qui a usurpé la Cilicie et la province d'Alexandrette, l'Iran, qui a usurpé la région d'Ahwaz, et les Etats-Unis, qui interviennent dans les affaires du Proche-Orient de fa­ çon contraire aux intérêts des Arabes Le règlement intérieur adopté par le Congrès n'est pas rendu pu­ blic. Pour tout ce qui concerne le fonctionnement du parti, le secret est de mise et le sera toujours. On sait néanmoins qu'il est officielle­ ment décidé que la structure du parti sera pyramidale, avec à la base des cellules, puis des équipes, des sections et enfin des branches. Les formulaires d'adhésion sont codifiés. A côté des renseignements concernant le postulant figure notamment l'avis du membre qui par­ raine la candidature. Après une période de probation de quelques 53

mois, le candidat prête le serment: "Je jure sur mon honneur et ma foi que je serai fidèle aux principes du Parti Baath Arabe, dévoué à son engagement, attaché à son règlement, et que j'exécuterai ses directi­ ves". C'est le Comité Exécutif présidé par M. Aflaq qui nomme les secrétaires de branches. Celles-ci ne recouvrent pas nécessairement des divisions géographiques, mais peuvent par exemple regrouper des adhérents d'une même catégorie professionnelle. La constitution du parti est le document le plus important du Premier Congrès. Elle est publiée le 17 juin, soit deux mois après, avec une introduction dressant un tableau plutôt sombre d'une Nation arabe en proie à la désunion, à l'anarchie et à la corruption. Le parti est officiellement présenté comme "une organisation politique natio­ naliste, démocratique, socialiste et révolutionnaire". Profession de foi du Baath en matière de nationalisme et d'arabisme, texte de réfé­ rence sur le programme et les objectifs, la constitution énonce trois principes immuables, qui définissent la Nation arabe comme une en­ tité politique et économique indivisible, ainsi qu'une entité spirituelle et culturelle porteuse d'une mission et devant tenir son rôle aux côtés des autres civilisations. Suivent 13 principes généraux, eux aussi non modifiables. Le caractère pan-arabe du parti est posé: "/e Parti Baath Arabe est un parti dont les branches sont établies dans tous les pays arabes. Il ne traite de la politique "régionale" que du point de vue de l'intérêt arabe supérieurJ'. Il convient de s'arrêter sur ce point car se trouve ici exprimée une notion qu'il faudra toujours avoir à l'esprit pour comprendre non seulement le vocabulaire baathiste, mais aussi les choix et les décisions du parti. La Syrie, l'Irak, le Liban, etc..., sont des "régions" (qotr) ou provinces. L'adjectif "régionaliste" se rapporte donc à ce niveau géographique. L'adjectif "national" (qawmi) se rap­ porte, lui, à l'unité territoriale que forme l'assemblage de ces régions. Les principes généraux s'achèvent par la reconnaissance des droits civiques intégraux de la femme et l'affirmation de l'égalité des chances dans l'enseignement et la vie économique. Les 35 articles suivants de la constitution sont, eux, "modifiables par accord des deux tiers de l'Assemblée du partr. Ils énoncent en fait le programme du Baath et sont divisés en cinq chapitres: la politique intérieure, la politique étrangère, économique, sociale, et l'enseignement. Cette présentation des documents issus du Premier Congrès donne une idée de la pensée baathiste. Mais pour en comprendre la nouveauté et la portée, il est nécessaire de l'approfondir sur deux thèmes: le nationalisme et le socialisme.

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LE NATIONALISME: LA DOCTRINE ET LES DEFINITIONS DU CONGRES Lorsqu'au sein de l'empire ottoman moribond le nationalisme turc contraint le nationalisme arabe à se déclarer, le premier courant de pensée qui se dessine valorise le rôle des Arabes dans et par l'Islam. En cette période si féconde de la Nahda, d'autres penseurs se distin­ guent en fondant leur profession de foi en l'arabisme (uruba) sur le passé, l'histoire: la brillante civilisation que les Arabes ont construite porte à la fois témoignage de leurs capacités créatrices et du rôle qu'ils sont encore appelés à jouer. Boutros al Boustani, Rafiq el Azm, Najib Azoury, Constantin Zuraïq et Sati el Housri sont de ceux qui dé­ veloppent l'idée d'une société arabe pluri-confessionnelle et dont le lien est la conscience nationale. Ministre du roi Fayçal en 1919 et exilé avec lui, Sati el Housri consacrera sa vie (il meurt en 1968) à ce qu'il appellera lui-même "/a religion de l'arabisme". Tout Arabe, qu'il soit du Maghreb, d'Egypte, du Yémen ou d'ailleurs est membre de la Nation arabe. "Quiconque parle la langue arabe, écrit Housri, et se rattache aux pays arabes est un Arabe, quel que soit le nom de l'Etat dont il est officiellement un ressortissant et un citoyen, quelle que soit sa religion, sa doctrine, sa famille". Bien qu'il ne se réclame pas dans ses écrits d'un précurseur ou d'un théoricien quelconque, Michel Aflaq se situe dans la voie tracée par Sati el Housri. Des hommes qui ont en commun une histoire, un patrimoine culturel, une langue, sont fondés à se dire membres d'une nation. Comme le dira Elias Farah, "le Baath est né d'une idée simple et sincère; sa philosophie peut se résumer ainsi: la confiance de la Nation arabe en elle-même". Définie géographiquement, cette nation n'est pas pour autant une réalité dans le présent. Elle existe potentiel­ lement et on ne peut s'y rapporter que par un acte de foi. Le combat sera long et rude contre ceux qui perpétuent l'état d'asservissement et de sous-développement de la Nation arabe. M. Aflaq ne perd pas une occasion de le répéter. Il souligne aussi que c'est l'unité qui donnera à la Nation sa réalité: le nationalisme est la voie qui mène à l'indépen­ dance et à l'unité. Il est "le moteur de la Nation arabe en lutte". Le combat mené dans chaque région contre la puissance coloniale est une partie, une composante du combat nationaliste; et l'indépendance acquise par une région n'est un succès que si "elle va dans le sens de l'unité nationale". Le nationalisme est un combat pour l'unité et l'unité est la réappropriation par les Arabes de leur propre passé. En faisant de l'héri­ tage historique et culturel la base de la Nation, le Baath résout le

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problème des minorités, qui s’y trouvent naturellement incluses pour avoir participé à son histoire. L'affirmation de l'arabisme et de ses vertus, comme ciment de la Nation, fait immanquablement référence à l'ethnie. Bien qu'il ne soit jamais fait mention d'une quelconque su­ périorité de la race arabe, M. Aflaq est pleinement conscient du ris­ que que présente ce critère de race et, tout en exaltant l'arabisme, il a soin d'en préciser les limites: "Certains affirment que l'arabisme est au-dessus de tout; cette affirmation comporte un grave danger. Nous aussi nous disons cela, mais dans un sens radicalement différent. L'arabisme, pour nous, est au-dessus des privilèges, des intérêts par­ ticuliers et de l'individualisme. Mais au-dessus de l'arabisme sont le droit et la justice". L'autre pilier de la Nation arabe est la langue. Sati el Housri disait: "La langue arabe a façonné la mentalité des Arabes dans un même moule et, assimilant leurs particularités, elle a fait d'eux, moralement, une nation". Zéki Arsouzy est allé très loin dans ce domaine puisqu'il voyait dans la langue arabe la langue adamique. Michel Aflaq est moins affirmatif et se contente d'y voir un élément du "patrimoine nationaf. L'argument est à manier avec précaution car l'arabe renvoie nécessairement à l'Islam, en tant que langue du Livre. Mais cela ne vaut-il que pour la langue ? Tout, dans cette société, renvoie à la re­ ligion, tout en est imprégné, parce que l'Islam ne régente pas seule­ ment les relations de l'individu avec Dieu mais aussi tous les rapports sociaux. C'est dans ce contexte qu'il faut placer le message du Baath si on veut apprécier sa nouveauté, son originalité et aussi ses difficul­ tés. M. Aflaq parle de Nation arabe ? Le musulman traditionnel lui ré­ pond Communauté des croyants. Aflaq affirme que l'âme de cette Nation est l'arabisme ? L'autre y voit tout naturellement l'Islam. Le premier insiste sur les vertus de la laïcité ? Le second dénonce là une importation de l'Occident. Est-ce à dire que dans une telle société, dont l'Islam est de loin la composante essentielle, le message baathiste n'a aucune chance de se propager ? Il est encore trop tôt pour le dire, en cette fin des années quarante. Mais il est impératif pour le Baath — et de cela M. Aflaq est conscient — de se situer par rapport à l'Islam. L'Etat arabe qu'appelaient de leurs voeux certains nationalistes de la première heure était laïc. Voilà qui heurte de front les convictions de la majorité. Le mot même de laïcité n'existe pas en arabe et ne s'est forgé qu'au début du siècle. Michel Aflaq sait que la laïcité, sur­ tout lorsqu'elle est professée par un représentant d'une minorité, sus­ cite la méfiance de la majorité sunnite. Aussi son approche du problème se fait-elle à partir de ces données. Toutes les nations, ex­ plique Aflaq, s'attachent à des valeurs universelles et éternelles. 56

L'Islam est la meilleure expression de ce désir: "L'Islam est arabe dans sa réalité et universel par ses idéaux". Moyen d'expression privi­ légié de l'arabisme, l'Islam en est aussi l'une des composantes les plus précieuses. "Jadis, pendant un temps déterminé, la vie de la Nation se trouva toute entière condensée en celle d'un homme, le Prophète Mohammed. Aujourd'hui, au moment même où cette nation est à l'aube de sa renaissance (baath), tous ses fils doivent s'associer pour reproduire dans leur existence celle du grand homme". Dans ce combat tout le monde a son rôle à jouer, et pas seulement les mu­ sulmans. Les chrétiens, ajoute M. Aflaq, "dès que leur sens national sera pleinement éveillé (...), reconnaîtront que pour eux aussi l'Islam constitue une culture nationale (...) et l'élément le plus précieux de leur arabisme" (discours "A la mémoire du Prophète arabe", avril 1943). On voit où porte l'effort de M. Aflaq: démontrer qu'entre Islam et nationalisme, Islam et arabisme, il n'est nulle opposition, nulle con­ tradiction. Dès lors que l'Islam est présenté comme élément de la cul­ ture nationale et le Prophète comme héros du nationalisme arabe, les jeunes militants du Baath deviennent tout naturellement "les seuls dé­ fenseurs de l'Islam". Les autres, ceux qui n'ont pas compris l'évolution de la Nation (entendez les milieux traditionalistes et les Frères mu­ sulmans) ne peuvent que figer le peuple arabe dans son état d’alié­ nation et condamner l'Islam au dessèchement. En s'évertuant à concilier les inconciliables, M. Aflaq donne à la laïcité du Baath un ca­ ractère ambigu qui ne fait pas l'unanimité dans le parti. Salah Bitar, par exemple, est plutôt opposé à ces compromissions et souhaiterait un laïcisme clairement affiché. On ne sait si le sujet a été longuement débattu lors du Premier Congrès ou si l'accord s'est rapidement fait, mais toujours est-il que le résultat est un peu surprenant: on ne trouve pas un mot sur la laïcité dans la constitution! Pas un mot non plus sur l'Islam qui n'est reconnu ni comme religion d'Etat ni comme fonde­ ment du droit ou de la morale! C'est ainsi une laïcité "par défaut" qui se dégage des textes adoptés par le Congrès9. A l'épreuve des faits, la théorie nationaliste du Baath se précise. Deux affaires sont à ce titre révélatrices. En 1946, quand la Syrie accède à l'indépendance, le parti considère que plus rien désormais ne s'oppose à une union avec l'Irak et la Transjordanie et dénonce les atermoiements du gouvernement. Lorsque celui-ci pose comme pré­ alable à l'union avec l'Irak le changement de régime de cet Etat de monarchie en république, le Baath s'insurge et qualifie d'infondée cette exigence. Engagé sans discernement dans la voie de "l'unité à tout prix", le parti s'apercevra qu'il fait fausse route et modifiera sa

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position, adoptant comme principe que l'unité ne peut se faire que sous la république. Le Premier Congrès confirme ce principe et ex­ prime le refus de toute alliance avec des Etats dont la dépendance vis à vis de l'étranger est trop évidente. La seconde affaire est celle de la Ligue des Etats arabes. Pour le Baath, cet organisme créé par l'Arabie Saoudite, l'Egypte, l'Irak, la Transjordanie, le Yémen et la Syrie le 22 mars 1945, loin d'aller dans le sens de l'unité, entérine et consacre le morcellement de la Nation arabe. Quand le Premier Congrès se réunit, la Ligue est toujours là et le Baath s'est fait une raison. Il n'en continue pas moins à être très sévère à son égard. Pour défendre son idéologie nationaliste, le Baath n'a pratique­ ment pas d'allié; en revanche il a beaucoup d'ennemis, à droite comme à gauche. Plus le parti de M. Aflaq précise sa doctrine et plus il s'oppose aux communistes, qu'il accuse de vouloir "couper les Arabes de leur passé". Bien que se situant tous deux à gauche sur la scène politique syrienne, le Baath et le PCS vont s'affronter sur tout. Le fossé est profond au sujet du nationalisme; il le sera tout autant sur le socialisme. LE SOCIALISME: LE PROGRAMME DU PREMIER CONGRES Les théories développées par les pères du nationalisme ne se pré­ occupent pas des structures sociales et économiques des pays ara­ bes. Pourtant le sujet a intéressé, dès la fin du XIXème siècle, quel­ ques intellectuels. Ces pionniers de l'idéologie socialiste arabe sont surtout apparus en Egypte et le nouvel ordre économique qu'ils ima­ ginent est évidemment influencé par les théories occidentales et notamment le socialisme anglais. En Syrie, au début du siècle, le commerce et la terre constituent les deux principales sources de re­ venu, un revenu qu'accaparent les "grandes familles". La situation évolue après la Première Guerre, avec le développement d'une moyenne bourgeoisie et l'apparition d’une classe ouvrière. Inégalités et injustices ne sont pas tolérables dans la Nation arabe qu'exalte Michel Aflaq. Mais à la fin des années trente, lui et ses amis n'ont guère le temps de faire l'analyse de la situation économique. La lutte de libération, qui monopolise les énergies, est plus propice à l'affirmation de la doctrine nationaliste qu’à l'élaboration d’un pro­ gramme social. Le socialisme, pour les baathistes de l'époque, "va de soi". Après la Deuxième Guerre mondiale, deux super-puissances, les Etats-Unis et l'URSS, entrent en compétition. L'Europe et ce que l’on nommera plus tard le Tiers-monde sont le théâtre de leurs rivalités. Mais le monde ne se trouve pas seulement divisé entre Est et Ouest. 58

Il l'est aussi entre pauvres et riches, et le formidable essor de pays industrialisés va creuser sans cesse le fossé entre les deux. La guerre a sonné le glas du colonialisme. En Afrique comme en Asie les mou­ vements de libération se multiplient et trouvent auprès du bloc com­ muniste l'aide et l'assistance désirées. Les régimes en place, inféodés aux puissances occupantes, sont menacés. Un peu partout les répu­ bliques succèdent aux monarchies et les forces de gauche ont le vent en poupe. L'équation gauche = libération se pose tout naturellement. Qui fait obstacle à l'unité du monde arabe ? La France et la GrandeBretagne. Qui s'oppose à l'émancipation des peuples ? L'Occident. Capitalisme et colonialisme sont liés, le premier sécrétant le second. A l'Occident ennemi on n'empruntera donc ni ses valeurs ni ses mo­ dèles de développement. En revanche les pays socialistes sont por­ teurs d'une doctrine séduisante dans la mesure où ils ne colonisent personne, n'assortissent leur aide d'aucune contrepartie contraignante et apparaissent respectueux de l'indépendance des autres. Le Baath s'inscrit donc dans le courant mondial des mouvements libérateurs à l'idéologie égalitaire et généreuse. Une fois l'indépen­ dance de la Syrie acquise, les problèmes économiques ne peuvent plus être éludés. Le manifeste publié en décembre 1945 montre que le parti en est conscient et que l'édification du socialisme est bien l'un de ses objectifs. La doctrine manque encore de clarté: le socialisme du Baath est un recueil d'exigences et de principes, mais sans direc­ tive ni mode d'emploi. On est loin, très loin, de la rigueur idéologique du Parti Communiste. En matière de socialisme les baathistes font figure d'amateurs. M. Aflaq, on l'a vu, a été assez proche du PCS jusqu'en 1936. Après la fin des espoirs suscités par le Front populaire, Aflaq note avec dépit: "S/ on me demande une définition du socialisme, je n'irai pas la chercher dans les oeuvres de Marx et de Lénine". C'est la rupture, et pas seulement avec le communisme, mais avec toute idéologie qui porterait trop sa marque d'origine occidentale ou nonarabe. A partir de cette période la préoccupation du Baath sera de se démarquer du communisme en se forgeant un socialisme bien à lui. Il faut s'approprier l’idée, c'est à dire "l'arabiser". 7/ n'est pas difficile pour les Arabes, écrit M. Aflaq, s'ils se libèrent du cauchemar du communisme, de découvrir un socialisme arabe émanant de leur âme (...), au service du nationalisme arabe et facteur essentiel de sa résur­ rection". Notons que si le communisme et le PCS sont condamnés sans appel, l'URSS, en revanche, est épargnée. Libérer la Nation arabe signifie, pour les baathistes, se débarras­ ser non seulement de l'occupation étrangère mais aussi de ceux qui, en son sein, s'opposent au progrès, à la justice sociale et à l'unité. Il 59

s'ensuit que lutter pour l'unité et lutter pour l'instauration du socia­ lisme sont une seule et même chose. "Les nationalistes arabes sont les vrais socialistes", proclame M. Aflaq. Ils étaient déjà, on l'a vu, les vrais défenseurs de l'Islam. Les relations entre nationalisme, unité et socialisme n'apparaissent pas clairement dans les écrits de l'époque. Toutefois on sent nette­ ment chez Michel Aflaq que rien ne saurait surpasser l'objectif natio­ naliste. D'abord faire la Nation... le reste ira de soi. Cette conception des choses semble avoir posé problème lors des discussions qu'eurent Michel Aflaq et Salah Bitar, quelques mois avant le Congrès, avec Wahib Ghanem, chef de file des Arsouzites (voir plus haut). Racontant trente ans plus tard cet épisode à Eric Rouleau, W. Ghanem dira: "Je tenais à ce que le parti unifié soit orienté à gauche. Mais mes deux interlocuteurs, surtout S. Bitar, s'y étaient fermement opposés en faisant valoir que le Baath devait être une formation ex­ clusivement nationaliste. Après des discussions qui ont duré une qua­ rantaine d'heures, M. Aflaq, qui cherchait surtout à créer un parti uni­ fié, a cédé le premierM. Cette version des faits suscite quelques inter­ rogations. Contrairement à ce que dit W. Ghanem, on a plutôt l'im­ pression qu'à cette époque, des deux fondateurs, c'est S. Bitar qui porte le plus d'intérêt aux problèmes économiques. Il est également difficile de croire que les deux interlocuteurs de W. Ghanem défen­ dent un point de vue aussi tranché, alors que leurs écrits et prises de position sur le socialisme abondent dès 1940. Il est toutefois certain que les fidèles de Zéki Arsouzy n'ont pas la même opinion qu'Aflaq sur la place du socialisme, qui est pour eux "un objectif à part entière". Le Premier Congrès du Baath n'innove pas mais apporte d'utiles précisions. Les trois principes fondamentaux qui ouvrent la constitu­ tion ne mentionnent pas le socialisme mais les principes généraux (eux aussi non modifiables) posent clairement que "le parti Baath est socialiste. H est convaincu que le socialisme est une nécessité jaillis­ sant du coeur même du nationalisme arabe". Plus loin, dans les cha­ pitres consacrés à la politique économique et sociale, des détails sont donnés sur le programme du parti. Considérant la richesse économi­ que du pays comme propriété de la Nation, le Baath demande la gestion directe par l'Etat "des établissements d'utilité publique, des grandes ressources naturelles, des moyens de grande production et des moyens de transport', ainsi que la suppression des concessions étrangères. Le commerce intérieur et extérieur passe aussi sous le contrôle direct de l'Etat. Des syndicats libres sont formés par les ou­ vriers et les paysans. La petite propriété industrielle et la propriété agricole se voient fixer des limites. La propriété privée et l'héritage 60

sont reconnus "droits naturels et inviolables dans les limites de l'intérêt nationar. Les résolutions adoptées par le Congrès détaillent tous ces points, avec une insistance particulière sur l'agriculture (réforme de la propriété foncière, irrigation,...). C'est en somme un socialisme libéral et rassurant qui se dégage des textes adoptés. La propriété privée, même industrielle, est recon­ nue et protégée. Si des mesures sont prises en faveur des travailleurs, rien n'est dit du droit de grève. Le marxisme, reconnu par les baathistes comme l'une des doctrines fondamentales de ce siècle, n'en a pas pénétré pour autant l'idéologie du parti. LE BILAN DU PREMIER CONGRES Tous les problèmes du parti n'ont certes pas été résolus en trois jours de discussion. Mais un travail considérable a été fait et des tex­ tes fondamentaux ont été adoptés, qui constituent une base solide sur laquelle le Baath pourra prendre appui pour se développer. Le Congrès consacre quatre dirigeants: Michel Aflaq, Salah Bitar, Jallal Sayyid et Wahib Ghanem. Aflaq est aiors âgé de 37 ans. Il n'a ni l'allure ni le caractère ni le charisme d'un meneur d'hommes ou d'un tribun. Pourtant il exerce sur la jeunesse un ascendant qui tient pour une large part à sa simplicité et à sa probité. Aux yeux de ses partisans Aflaq est un pur. Le fondateur veillera toujours à se main­ tenir à distance des questions de fonctionnement du parti. En restant au-dessus de la mêlée et peu suspect d'ambitions personnelles, il est l'homme du dernier recours, celui à qui on fera nécessairement appel pour résoudre et arbitrer les crises. Cette attitude est aussi dictée par la prudence. Aflaq appartient à une minorité confessionnelle et en s'affichant trop à la tête du parti il pourrait donner prise aux critiques qui dénoncent déjà "/a mainmise des chrétiens sur le Baath". La personnalité de Salah Bitar est différente. Il a lui aussi cette dose d'idéalisme commune aux baathistes de l'époque, mais avec un sens certain des réalités. Méthodique dans son travail, il se méfie des improvisations. Dans beaucoup de domaines il joue un rôle modéra­ teur. Jallal Sayyid, l'un des premiers compagnons des fondateurs, est l'homme de l'Est. Il permet au parti de s'implanter dans la lointaine région de l'Euphrate, d'où ce militant est originaire et avec laquelle il reste en contact permanent. L'entrée de Wahib Ghanem au Comité Exécutif peut apparaître comme la récompense de son ralliement, bien qu'il soit difficile de savoir si cela faisait partie des conditions qu'il fixa dès avant le Congrès. En fait sa participation à la direction du parti est chose normale, car il représente un apport non 61

négligeable sur le plan des idées et aussi de l'implantation. La région de Latakieh était le fief de Z. Arsouzy: désormais là aussi le Baath est présent. L'équipe dirigeante ne se réduit pas aux quatre personnes consa­ crées par le Congrès. Sont toujours là les militants de la première heure, comme Midhat Bitar, Jamal Atassi, Chibli Aysami, Sulayman Aïssa, Elias Farah, Youssef Chakra,... Peut-on discerner des tendan­ ces et des courants ? L'absence d'information sur les débats ne permet guère de s'en faire une idée. Il est intéressant de noter ce que dit à ce sujet une publication parue en 1973, sous l'égide d'une frac­ tion du parti opposée à la ligne des hommes élus au Comité Exécutif de 1947. Ce document évoque "l'existence de différends de caractère individuer et discerne trois courants: "/e courant démocratique" repré­ senté par ceux qui croient au parlementarisme, au libéralisme, à la propriété privée,...; le "courant national raciste" dont les tenants pla­ cent la Nation arabe tout à fait à part des autres nations; enfin le courant nationaliste et socialiste, qui considère "le socialisme comme contenu fondamental du nationalisme arabe moderne"10. Ces appré­ ciations, portées 25 ans après l'événement, ont quelque chose d'un peu artificiel. L'honnêteté oblige à dire que rien dans les textes de l'époque ne laisse transparaître des divergences d'opinions ou des conflits de personnes au sein de la direction. En revanche il est évi­ dent que les principaux dirigeants du Baath ont des personnalités fort différentes. Leurs origines géographiques et confessionnelles influent et influeront inévitablement sur leurs façons de percevoir les problè­ mes. Ces hommes imprimeront au parti dans leurs fiefs respectifs des caractères spécifiques. Le premier congrès d'un parti qui n'a pas même un élu à l'Assemblée ne remue pas les foules et ne fait pas la une des jour­ naux. Si ce congrès a un impact, c'est d'abord sur les baathistes euxmêmes. Pour eux l'événement est considérable. Ils n'appartiennent plus à un rassemblement mais à un vrai parti politique, fondamenta­ lement différent des partis traditionnels, le seul qui se dévoue entiè­ rement à la cause de la Nation arabe et dont le terrain de lutte va de l'Atlantique au Golfe arabique. Comme le dit E. Farah, le Baath est avant tout, à cette époque, "une idée de combat'. Toutefois il est clair que cette idée ne correspond pas aux préoccupations immédiates de la population. Les particularismes ethniques et confessionnels restent plus vivaces que jamais et il est douteux que les Arabes, comme le proclame M. Aflaq, "n'aspirent qu'à un regroupement nationaf\ Mais plus qu'un mythe, la Nation arabe est un pari sur l'avenir. Depuis la désintégration de l'empire ottoman, le malaise a pénétré la société arabe. L'un des mérites du Baath est d'avoir perçu cette crise 62

d'identité et de fournir sa solution: la Nation arabe, à la fois cadre et moyen d'expression de l'identité retrouvée. L'autre mérite est de se placer résolument dans la continuité d'un combat commencé dès la seconde décennie du siècle contre les Ottomans et poursuivi contre les colonisateurs européens: trente ans de luttes, dont l'indépendance ne saurait constituer le terme, et qui vont peser lourd sur l'avenir de la Syrie. L'ambition du Baath est vaste. Mais au vu de la jeunesse de ses militants et de ses piètres effectifs, n'est-il pas trop faiblement armé pour se lancer dans l'arène politique ?

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TROISIEME PARTIE

LES SOUBRESAUTS DE L'INDEPENDANCE ET L’ESSOR DU BAAT H 1947 -1958

LES ELECTIONS DE 1947

En avril 1947, le Baath s’engage, aux côtés des autres formations d'opposition, dans la lutte pour la modification de la loi électorale. Il obtient gain de cause: les élections de 1947 auront lieu à suffrage direct et l'usage de l'isoloir est instauré (les femmes ne voteront qu'en 1949). Mais le Comité Exécutif est à ce point convaincu des irrégu­ larités du prochain scrutin qu'il refuse d'engager le nom du parti dans un combat perdu d'avance. Les candidats baathistes se présenteront donc en tant qu'indépendants. Le 1er juillet, un communiqué particu­ lièrement virulent dénonçant les manoeuvres d'intimidation du pou­ voir vaut au journal al Baath d'être suspendu et à Salah Bitar d'être condamné à 6 mois de prison. Comme prévu, les élections des 7 et 8 juillet 1947 consacrent la domination du Bloc National. Le Baath et le PCS n'ont pas un seul élu. Pourtant certains candidats baathistes étaient en bonne position, notamment à Latakieh, et il semble que des pressions diverses aient empêché leur élection. Les propriétaires terriens forment la catégorie sociale la plus nombreuse (plus de 30%) des 136 députés de l'Assemblée. La nouveauté est l'importance du groupe des élus dits indépendants (c'est le groupe majoritaire). Ce sont pour la plupart des représentants de la nouvelle bourgeoisie, sans lien étroit avec les grandes et traditionnelles familles du Bloc National. Ces députés n'ont aucune discipline de groupe. Aussi certains d'entre eux pourront, selon leur sympathie ou leur opportunisme, servir de véhicules aux idées de formations peu ou pas du tout représentées au parlement.

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Les 19 et 20 septembre 1947, le Baath tient à Damas ce qu'on appelle alors une Assemblée du parti. Des représentants de toutes les branches y participent. On tire les enseignements des élections sans ménager '7e gouvernement de privilégiés" et ce régime "qui a trahi les aspirations populaires". Considérant les tentatives du pouvoir de modifier la constitution pour permettre à Choukri Kouatly de briguer un nouveau mandat présidentiel, le Baath décide de s'y opposer et d'en faire son objectif prioritaire. Les militants sont sur la brèche pour faire comprendre que cette mesure "est une menace pour la républi­ que, la liberté et l'indépendance" (8 mars 1948). Al Baath multiplie les articles virulents contre le régime, ce qui lui vaut trois suspensions durant cette campagne. A la fin du mois de mars les réunions du parti, accusées de troubler l'ordre public, sont interdites. Mais encore une fois le Baath échoue dans son action: le 18 avril 1948, C. Kouatly est réélu président à l'unanimité: les opposants ont boycotté la séance. Alors que dans la population commence à se dessiner un courant de sympathie pour le Baath, le régime se coupe chaque jour un peu plus des masses et surtout des classes moyennes qui aspirent à participer au pouvoir. Ce schéma politique, où l'on voit de grands propriétaires terriens et de riches commerçants crispés sur la défense de leurs intérêts et de leurs privilèges, n'a rien d'original à l'époque et se retrouve dans tous les pays nouvellement indépendants. Mais ici deux éléments vont singulièrement compliquer la situation: d'abord les interférences sur la scène syrienne des rivalités entre les grandes puissances; en­ suite, et surtout, les innombrables conséquences du drame palesti­ nien. Bien qu'accaparé par les développements de la politique inté­ rieure, le Baath, fidèle à sa vocation pan-arabe, suit avec la plus grande attention les événements qui se déroulent en Palestine. LA PALESTINE ET LES CONSEQUENCES DE LA DEFAITE Selon les accords Sykes-Picot du 16 mai 1916, la Palestine devait être confiée à une administration internationale. Mais Londres fait très vite comprendre qu'elle entend bien se réserver la région et par la déclaration Balfour du 2 novembre 1917 la Grande-Bretagne précise ses intentions d'installer en Palestine "un foyer national (a National Home) pour le peuple ju if'. "Quand la déclaration Balfour a été pu­ bliée, se souvient le Palestinien Ahmed Choukeiri, notre pays a été considéré comme une terre vacante et notre peuple comme n'existant pas. (...) La Grande-Bretagne a promis à d'autres une terre qu'elle ne possédait pas, et nous qui la possédions n'avons pas été consultés". 68

Ce constat amer résume le point de vue d'une population arabe locale qui représente alors 93% des habitants de Palestine. Pour les pères du sionisme, les circonstances sont très favorables: le monde arabe, qui émerge à peine de l'occupation ottomane pour tomber sous celle de l'Occident, ne semble pas à même de s'opposer efficacement aux projets d'immigration juive et d'acquisition de terres, d'autant plus que la puissance mandataire a édicter des lois foncières sur mesure. Quand l'Angleterre, incapable d'enrayer la montée des violences entre les communautés, se décide à limiter l'immigration juive, la mesure est trop tardive pour rassurer les Arabes: de 1922 à 1935 les Juifs sont passés de 11% à 20% de la population. La Palestine est le théâtre, de 1935 à 1938, d'incessants combats qui font plusieurs milliers de morts. L'agitation des nationalistes palesti­ niens est constante mais désordonnée. Ils ne trouvent pas auprès des Etats arabes voisins l'appui qui leur permettrait de mener une action efficace — comment trouveraient-ils cet appui auprès de la Transjordanie et de la Syrie, dominées respectivement par l'Angleterre et la France ? Débordée, cible des attaques meurtrières du terrorisme juif et arabe, la Grande-Bretagne annonce le 9 mai 1947 qu'elle renonce à son mandat et porte le problème palestinien devant les Nations-Unies. "La Palestine est au coeur de la Nation arabe comme elle est au coeur de chaque Arabe", écrit Michel Aflaq (21 décembre 1947). Dès le début des années trente le problème est au centre des conversa­ tions que tiennent Aflaq, Bitar et leurs étudiants. Dans le document publié en décembre 1945 par le Baath, on voit poindre l'idée qui sera reprise plus tard par toutes les formations politiques: l'impérialisme occidental cherche à établir en Palestine un Etat sioniste pour contre­ carrer le mouvement unitaire arabe. Théodore Herzl n'écrivait-il pas: "Notre Etat constituera un élément du mur défensif de l'Europe contre l’Asie” ? Les menaces sionistes sur la Palestine sont pour le nationalisme arabe un test. La Nation arabe joue son avenir sur son aptitude à prendre conscience du problème et sur sa capacité à se mobiliser et à réagir. "Que les Arabes n'attendent pas de miracle! avertit M. Aflaq; ce ne sont pas les gouvernements qui sauveront la Palestine, mais l'action populaire/" (6 août 1946). Défiance des gouvernements, pres­ sions économiques sur l'Occident et recours à l'action populaire, telles sont les solutions que prône le Baath. Salah Bitar lance le 7 mai 1946 l'idée d'utiliser le pétrole comme arme pour amener l'Occident à plus de compréhension pour les thèses arabes. Convaincu que les Grandes Puissances ne modifieront par leur soutien à la cause sio­ niste, le Baath est tenté par des solutions radicales comme le départ 69

des pays arabes de l'ONU, "instrument aux mains du sionisme et de l'impérialisme occidental. Las de demander en vain au gouvernement de se préparer à la lutte armée, le Baath prend lui-même les choses en mains et organise le volontariat des militants désireux de se battre en Palestine. M. Aflaq, S. Bitar et W. Ghanem seront parmi les nom­ breux volontaires à partir sur le front1. Lorsque la commission ad hoc de l'ONU recommande le partage de la Palestine en deux Etats, les Arabes font leurs comptes. Au len­ demain de la Première Guerre, 90% de la population palestinienne était arabe et possédait 97,5% des terres. En 1947 la population juive atteint 30% mais les sionistes ne possèdent que 5,67% des terres. Cela n'empêche pas l'ONU de recommander la formation d'un Etat juif sur 56% de la surface de la Palestine. Les Arabes refusent donc cette solution et les sionistes l'acceptent "sous réserve de modifica­ tion". Pour eux, un plan de partage, quel qu'il soit, équivaut d'abord à une reconnaissance de leur existence et de leurs droits en Palestine. Le 29 novembre 1947, par 33 voix pour, 13 contre et 10 abstentions, l'Assemblée Générale de l'ONU adopte le plan de partage. La nouvelle provoque indignation et colère dans les pays arabes. En Syrie des émeutes éclatent à Damas et à Alep. Le Baath met en cause tous les gouvernements arabes, qui "ont montré depuis des années une lâcheté et une incapacité lamentables". Michel Aflaq écrit dans al Baath: "La partition est le type même du désastre national (...). L'amputation de la Palestine revient à démembrer la patrie, à rompre sa cohésion organique. Elle multipliera les difficultés pour édi­ fier l'unité nationale" (21 décembre 1947). Paroles ô combien prémo­ nitoires qui montrent que le chef du Baath est l'un des rares politi­ ciens arabes à avoir entrevu dès cette époque les conséquences de l'événement. Le 6 février 1948 la Ligue arabe fait savoir à l'ONU "/e refus inébranlable des peuples et des Etats arabes" de reconnaître le partage de la Palestine. L'affrontement est désormais inévitable. Le 14 mai, lorsque l'Etat d'Israël est officiellement proclamé, l'armée syrienne entre en campagne en même temps que les autres armées arabes. Très vite, la faiblesse des effectifs engagés, la médiocrité de l'armement, l'absence de coordination et de stratégie commune, font sentir leurs effets. Après sept mois de campagne, l'échec des armées arabes est consommé. Le 20 janvier 1949 la Syrie signe avec Israël un armistice à Mahanayim. Les sionistes, qui s'étaient vus attribuer par le plan de partage 56% de la Palestine, en détiennent dorénavant 78%. Pour les Palestiniens commence la grande épreuve. Ceux qui restent deviennent des étrangers dans leur propre pays. Ceux qui sont expulsés vont peupler les camps de réfugiés des pays voisins et alimenter la diaspora. Pour le monde arabe la tragédie palestinienne 70

dépasse de loin les dimensions d'une défaite militaire. C'est une ca­ tastrophe nationale (nakba), un tremblement de terre dont Jérusalem est l'épicentre et dont les ondes de choc n'en finissent pas de se pro­ pager. Ce nouvel échec est grave pour le nationalisme arabe: ou bien il y puise un regain de force, ou bien il s'y brise définitivement. En Syrie plus qu'ailleurs la blessure est ressentie avec une inten­ sité et une amertume qu'expliquent sa sensibilité au nationalisme arabe et sa position géographique. La Palestine est la Syrie du Sud et son drame touche directement les Syriens. Les baathistes, qui ont fait là leur seconde expérience de la lutte armée, ne partagent pas l'in­ compréhension de la population après la défaite. Leur analyse mon­ trait qu'il ne pouvait y avoir d'autre issue. Dans un communiqué pu­ blié deux ans plus tard, M. Aflaq, faisant le bilan de l'épreuve, écrira: "La guerre de Palestine a été pour les Arabes une rude mise en garde. Elle leur a ouvert les yeux sur les faiblesses les plus graves de la Nation. Ils ont ainsi compris que la cause essentielle de leur défaite n'était pas seulement la conspiration des Etats étrangers ni l'imper­ fection de leur armement, mais aussi les structures de leur société sous-développée" (29 novembre 1950). Dès lors la tactique du Baath est la suivante: faire de la défaite un point de départ, un choc salu­ taire et la confirmation que les Arabes doivent avant tout compter sur eux-mêmes. Le Baath explique que l'impérialisme et le sioniste sont liés et que la classe dirigeante arabe (la réaction) est complice. Profitant de l'état de tension qui règne dans le pays, le parti se lance à l'attaque du gouvernement, qui réagit maladroitement en arrêtant Michel Aflaq. Celui-ci passe en jugement à la fin du mois d'octobre 1948. Quinze avocats se sont proposés pour assurer sa défense et de nombreux députés de toutes tendances déposent en sa faveur. Aflaq est finalement condamné à six mois de prison, peine réduite à deux mois "en raison de son passé dans la lutte contre les Français au temps du Mandai". Le Baath, qui a su mener l'affaire à son avantage, fait alors partie des formations qui ont le vent en poupe. Dans ce groupe restreint on trouve les Frères musulmans, qui profitent d'un retour aux valeurs de l'Islam, comme en toute période critique ressentie comme une at­ teinte à la cohésion de l'Umma. On trouve aussi les partisans d'Akram Haurani, député de Hama depuis 1943, qui s'est engagé dans la défense des paysans contre les grands féodaux. Ces forces montantes sont capables de faire bouger la rue, donnée importante dans un pays où le mécontentement populaire va croissant. Le PCS, en revanche, traverse une mauvaise passe, puisqu'il a, comme Moscou, approuvé le plan de partage de la Palestine.

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A la fin de novembre 1948 la Syrie est la proie des manifestations et des grèves contre un régime aux abois. La situation est telle que le 29 novembre la loi martiale est proclamée. Aux problèmes internes viennent s'ajouter les rivalités entre les grandes puissances pour les­ quelles le monde arabe, par son poids stratégique et économique, est un enjeu de première importance. STRATEG IES OCCIDENTALES ET DEBUT DU NEUTRALISME Dès avant la Deuxième Guerre mondiale, l'objectif de la GrandeBretagne est d'amorcer l'unité de la région sous la houlette des Hachémites, dynastie régnant en Transjordanie et en Irak. Mais ceuxci sont trop ostensiblement liés à leur protecteur occidental pour jouer les champions de l'unité arabe. Les Saoudites leur vouent une haine farouche. L'Egypte, qui cherche à se défaire de la tutelle anglaise, n'est pas disposée à laisser la direction du monde arabe à un allié de Londres. Quant à la Syrie, qui mène alors sa lutte d'indépendance, elle n'a aucune envie d'entrer dans des combinaisons dont le seul ré­ sultat serait de la faire changer de puissance colonisatrice. A la fin de la guerre, la nation arabe est une région de confronta­ tion mondiale, principalement en raison de ses réserves de pétrole. La production a presque doublé entre 1938 et 1945 et désormais deux puissances rivales s'intéressent fort à cette richesse: les EtatsUnis et l'URSS. La présence soviétique en Orient, préparée et relayée par des partis politiques d'extrême gauche qui naissent un peu partout, constitue pour l'Occident un grave péril. L'idée de barrer du­ rablement la route de l'Orient à l'URSS en édifiant un rempart sur sa frontière Sud est exposée dans la doctrine Truman (11 mars 1947), par laquelle Washington s'engage à aider les pays que menacent "les visées expansionnistes" soviétiques. La Grèce, la Turquie et l'Iran ont donc pour mission de former un cordon protecteur interdisant à l'URSS la route de l'Orient arabe. Quant à ce dernier, sa "protection" sera assurée par la Grande-Bretagne. Le dispositif est en place. Les pays arabes se trouvent donc entraînés dans la guerre froide. Sur leur sol l'Occident et le Bloc communiste vont s'affronter, créant et entre­ tenant les dissensions et rivalités inter-arabes. Pour les convaincre de la nécessité et de l'urgence de la lutte anti-communiste, Londres et Ankara lancent auprès des Etats arabes une vaste offensive diploma­ tique dont l'objectif est la signature de traités. Le Baath est prompt à réagir, dénonçant une manoeuvre qui ne vise qu'à renforcer l'emprise de l'Occident, et fustige les politiciens qui s'y rallient.

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L'offensive anglo-turque s'achève sur un fiasco. Du réseau d'alliances qui devaient unir les pays arabes à la Turquie face au "danger venu du Nord' n'existe en fait qu'un traité entre Ankara et Amman. Partout ailleurs les gouvernants ont préféré s'abstenir, sous la pression populaire. Cet épisode montre à quel point l'influence bri­ tannique s'est affaiblie, alors même que Londres doit défendre âprement ses intérêts économiques dans la région face à un nouveau concurrent, Washington. La compagnie américaine Aramco vient en effet de décider la construction d'un oléoduc, le TAP line (Trans Arabian pipe line), de 1.750 km de long, pour acheminer jusqu'à la Méditerranée le pétrole qu'elle exploite en Arabie Saoudite. Pour l'Angleterre, qui exerce le monopole du transport par sa gestion du canal de Suez, et qui contrôle la production à partir des gisements irakiens, la menace est inacceptable et tout doit être mise en oeuvre pour empêcher le TAP d'aboutir en Méditerranée. Le conflit "pétrole Dollar contre pétrole Sterling" est engagé. Son enjeu: la prépondé­ rance sur le monde arabe. Son terrain: la Syrie. Damas détient en effet la clé du problème en autorisant ou non le passage de l'oléoduc sur son territoire. La Baath a fait son choix: la Syrie ne doit pas servir de champ de bataille aux intérêts impérialistes: ni traité avec Londres, ni TAP! Aussi, quand le gouvernement signe un accord de principe avec l'Aramco, le parti déclenche des manifestations de protestation. Loin d'être réglé, le conflit connaîtra encore bien des rebondisse­ ments. Le TAP n'atteindra la Méditerranée que le 13 novembre 1950, non sans avoir pesé lourdement sur la politique intérieure syrienne2. Après 1948, date du drame palestinien, il devient quasiment im­ possible aux dirigeants pro-occidentaux de faire valoir leur thèse sans apparaître traîtres à la cause arabe. C'est en vain que les Hachémites s'efforcent de prouver que l'union de la Jordanie, de la Syrie et de l'Irak dans une entité nommée Croissant Fertile est la seule parade efficace contre le danger sioniste. La propagande égyptienne a beau jeu de dénoncer la conduite ambiguë, lors de la campagne de Palestine, de la Légion Arabe placée sous le commandement d'un of­ ficier anglais (J.B. Glubb), les pourparlers secrets du roi Abdallah avec les sionistes, l'annexion de terres palestiniennes à la Transjordanie (qui prend dès lors le nom de Jordanie) et enfin les liens serviles entre l'Irak et l'Angleterre. L'opposition entre Le Caire et Bagdad a pour première conséquence de déchirer en deux le monde arabe et la déchirure passe par la Syrie. Chacun va devoir choisir son camp. Déjà le Bloc National a été victime de la tension à laquelle se trouve soumise la société syrienne. Le Bloc a éclaté, dès 1948, en deux formations. Le Parti National rassemble autour du chef de l'Etat, Choukri Kouatly, la vieille aristocratie damascène qui redoute les 73

visées des Hachémites d'Irak et se tournerait volontiers vers l'Egypte pour contrer la menace. A l'inverse, la bourgeoisie alépine, qui doit précisément une bonne part de sa fortune à ses relations commercia­ les avec l'Irak, constitue, sous la conduite de Ruchdi Kihiya et Nazem Qudsi, le Parti du Peuple. Le Baath dénonce violemment cette dernière formation qui milite pour une union immédiate avec l'Irak mais n’en demande pas pour autant un alignement sur le camp adverse, c'est à dire Le Caire et Ryad. Dans ses analyses le parti souligne que ces rivalités ne sont que les conséquences de la guerre froide. Puisque l'Occident entend régir les affaires du monde arabe et l'intégrer de force dans sa stra­ tégie défensive, le Baath propose de faire intervenir l'URSS dans le jeu, de façon à contrebalancer l'influence de Londres et de Washington. Cette idée, que le Baath est le premier parti non com­ muniste à exprimer, apparaît dès 1946 dans son journal, sous la plume de Michel Aflaq. Mais l'URSS est-elle disposée à se prêter à cette manoeuvre ? Le rapport d'Andrei Jdanov (septembre 1947) a posé avec force le théorie des deux camps, celui de l'impérialisme et de la guerre, et celui du communisme et de la paix. C'est au nom de cette théorie, qui récuse totalement une quelconque troisième voie, que K. Bagdach, le leader du PCS, s'en prend aux nationalistes ara­ bes, et en particulier aux baathistes, dont il dénonce 'l'idéologie trom­ peuse". Coincé entre deux puissances qui exigent chacune l'adhésion pleine et entière à leur cause, le Baath persiste, refuse un choix illu­ soire et s'engage encore plus nettement dans la voie du neutralisme. "Nous ne voulons devenir ni Américains ni Russes; nous sommes Arabes et c’est tout!" s'exclame M. Aflaq. Même si le parti reconnaît que l'URSS est actuellement le moins dangereux des deux Grands et que sa politique présente des aspects très positifs, il n'oublie pas que Moscou a soutenu le plan de partage de la Palestine et a reconnu Israël dès sa création. Le neutralisme est une position difficile à tenir, compte tenu de la formidable pression des deux blocs. Il n'empêche que l'idée est lancée et le parti se fera toujours un point d'honneur d'en avoir été le promoteur dans l'Orient arabe. Connue d'abord sous le nom de neutralisme, puis de neutralisme positif et enfin de nonalignement, l'idée fera son chemin. Soumise aux pressions des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, tiraillée entre l'Egypte et l'Irak, travaillée par une agitation sociale permanente, la Syrie, au début de l'année 1949, semble glisser vers l'anarchie. Très actif et très vindicatif, présent sur tous les fronts, le Baath a accru son audience parmi les jeunes et aussi dans la petite bourgeoisie urbaine. Pour sortir de la crise et redistribuer les respon­ sabilités, le parti exige de nouvelles élections. 74

L’IRRUPTION DE L’ARMEEDANS LA POLITIQUE

La consultation électorale que le Baath appelle de ses voeux n'est pas pour demain. Au matin du 30 mars 1949 le colonel Husni Zaïm, chef d'état-major, confisque le pouvoir, en douceur. Il lui a suffi de quelques unités pour s'assurer le contrôle de la capitale. Cette armée qui fait brusquement irruption dans les affaires du pays, tout le monde l'avait un peu oubliée, même si la campagne de Palestine l'avait remise d'actualité dans des circonstances humiliantes dont elle se serait bien passée. Que représente-t-elle exactement ? La France en a d'abord fait un assemblage d'unités formées de grou­ pes ethniques minoritaires: bataillons kurdes, druzes, alaouites, tcherkesses, ismaëliens, légion arménienne,... La bourgeoisie sun­ nite, qui refusait dans ces conditions d'y envoyer sa jeunesse, change d'attitude à partir de 1940, quand la France entreprend des réformes pour constituer une armée digne de ce nom et améliorer son enca­ drement. Désormais les sunnites sont nombreux parmi les officiers formés à l'académie militaire de Homs. Après l'indépendance, aux promotions d'officiers issus de la haute bourgeoisie succèdent des promotions d'origine rurale et venant des classes moyennes ou même très modestes. Akram Haurani, le député de Hama, patronne les candidatures des fils de sa "clientèle". Ainsi se tissent entre l'armée et ce politicien des liens dont l'importance ne tardera pas à apparaître. A l'aube des années 50, on peut dire que l'armée syrienne est une armée populaire dans la mesure où les classes défavorisées fournis­ sent le gros des troupes, en trouvant là un moyen de progression dans l'échelle sociale. Au sommet de la hiérarchie les officiers sunni­ tes occupent les principaux postes et il en sera encore ainsi pendant une dizaine d'années. Enfin il faut relever que la puissance mandataire a légué à l'armée syrienne un profond attachement au régime républicain. La campagne de Palestine a révélé les faiblesses de l'armée sy­ rienne. Officiers et soldats se sont bien battus mais ils sont amers contre un gouvernement qui les a envoyés en campagne aussi mal équipés et sans même prévoir leur approvisionnement en armes et munitions. Aussi le nouveau maître du pays, Husni Zaïm, kurde sun­ nite de 52 ans, ancien élève de Saint Maixent, justifie-t-il l'interven­ tion de l'armée par sa volonté de "venger la Palestine et débarrasser le pays de la vieille classe de politiciens qui l'a conduit au bord de l'abîme". Ainsi présenté, ce programme ne peut que rallier la majorité du peuple syrien. D'ailleurs des manifestations de soutien ont éclaté 75

avant même que les partis politiques aient pu prendre position. Cinq jours après le coup d'Etat, le Baath adresse à H. Zaïm un mémoran­ dum, l'assurant de son appui et lui demandant de prendre des mesu­ res d'urgence, comme l'épuration de l'Administration et l'organisation rapide d'élections. Le 7 avril, pour le deuxième anniversaire du Congrès de fondation, Michel Aflaq promet au nouveau régime le soutien des masses s'il oeuvre pour le socialisme et l'unité, mais met en garde les militants trop enthousiastes qui seraient tentés de voir là le fameux bouleversement annoncé. Manifestement les dirigeants baathistes attendent d'en savoir plus et leurs réserves s'expliquent aisément par le fait qu'ils ignorent à peu près tout de l'armée et ne se sont jamais préoccupés de gagner les militaires à leur idéologie. Très vite le régime joue à l'extérieur la carte américaine et prend une tournure autoritaire. Des réformes, pour la plupart judicieuses, sont décidées dans la précipitation et imposées par la force, ce qui leur fait perdre leur aspect positif et indispose une part croissante de la population. Le Baath prend ses distances et met en garde le pou­ voir. H. Zaïm n'a cure de ces avertissements et le 29 mai 1949 il dis­ sout tous les partis politiques! Les bureaux du Baath sont fermés, son journal suspendu, M. Aflaq et d'autres sont arrêtés. Deux mois ont suffi pour en arriver là. Mais les baathistes ne sont pas au bout de leur peine... Vers la mi-juin 1949 les militants consternés apprennent par les journaux une incroyable nouvelle. Dans une lettre datée du 11 juin à Husni Zaïm et dont la presse publie la copie, Michel Aflaq rend hom­ mage à l'action du nouveau régime, annonce qu'il se retire de la vie politique, qu'il met fin à l'action de son parti et qu'il demande la grâce des militants emprisonnés. La stupéfaction est totale chez les baathis­ tes. Que le fondateur du parti ait pu renier son action et ses engage­ ments semble à ce point ahurissant qu'on n'y voit qu'une seule expli­ cation: Aflaq a été soumis en prison à des menaces ou des tortures qui ont brisé sa volonté et l'ont contraint à signer ce document infa­ mant. L'explication est plausible et sera d'ailleurs admise par tous. Mais dans l'image de prophète intègre et sans tache de Michel Aflaq, c'est la première éraflure. Son prestige est néanmoins suffisamment grand pour lui permettre de surmonter l'épreuve. L'incident est clos mais malheureusement M. Aflaq, en refusant de s'expliquer une fois pour toutes sur cette pénible affaire, entretiendra par son silence le malaise3. Le 25 juin 1949 un référendum-plébiscite fait de Husni Zaïm le président de la République. Trois mois après son accession au pou­ voir, l'homme est seul et gouverne à coups de décrets. Sur la scène arabe, sa politique anti-britannique a conduit la Syrie à se rapprocher 76

du Caire et de Ryad et on parle même d’une union avec ces deux capitales. Pour Londres, la situation est intolérable: le projet de Croissant Fertile est enterréx-et la politique pétrolière de Washington est sur le point de triompher. Une réaction s'impose. Au matin du 14 août 1949 des unités de blindés cernent le palais présidentiel et l'investissent. Husni Zaïm et son Premier ministre son exécutés. Le nouveau maître de la Syrie, le colonel Sami Hennaoui, musulman sunnite de 51 ans, affirme être intervenu pour sauver la Syrie du "tyran sanguinaire". L'enthousiasme avec lequel l'événement est salué à Londres, Bagdad et Amman ne laisse aucun doute sur ses véritables instigateurs4! S. Hennaoui s'étant engagé à rétablir la vie politique normale, un nouveau gouvernement rassemblant toutes les formations est constitué. Pour la première fois dans l'histoire du Baath, l'un de ses membres est ministre: Michel Aflaq reçoit le porte­ feuille de l'Education. Le député de Hama, Akram Haurani, est aussi ministre pour la première fois, au poste de l'Agriculture. Mais avec Nazem Qudsi, l'un des chefs du Parti du Peuple, aux Affaires étran­ gères, il est aisé de comprendre que les choses ont changé. Damas regarde désormais vers Bagdad et immédiatement une intense pro­ pagande se développe en faveur de l'union de la Syrie avec l'Irak et la Jordanie. Le Croissant Fertile renaît de ses cendres. Dans de telles conditions, comment le Baath peut-il participer à ce gouvernement ? Ce nouveau coup d'Etat, survenant moins de quatre mois après le premier, semble avoir totalement désorienté le parti. S'il est clair que les Syriens ne contrôlent plus leur destin et ne font que subir les con­ trecoups des décisions prises à Londres ou à Washington, à Bagdad ou au Caire, il est tout aussi clair que le Baath est impuissant à réagir et à garder une ligne de conduite cohérente. Le voici participant à un gouvernement prônant l'union avec l'Irak, même au prix de l'abandon du régime républicain en Syrie! Cette apathie proche du reniement s'explique en partie par le pénible épisode de la palinodie de M. Aflaq, survenu seulement trois mois plus tôt. Quoi qu'il en soit, le Baath ne tarde pas à se ressaisir et réintègre le clan des anti-irakiens, dont Akram Haurani a pris la tête. Le 7 octobre 1949 de violentes manifestations éclatent à Damas, dénonçant les projets britanniques de Croissant Fertile. L'Arabie Saoudite a fait savoir à l'Irak que son union avec la Syrie serait considérée à Ryad comme un casus belli. L'offensive hachémite marque le pas. Prudemment, les promoteurs du Croissant Fertile sursoient à leurs projets... C'est sur un fond de bi-polarisation de la vie politique syrienne que s'ouvre la campagne électorale, la troisième à laquelle le Baath par­ ticipe. Mais le parti, tout comme le PCS, n'est pas de taille à contrer la politique pro-occidentale du Parti du Peuple. Seul le Parti National 77

de Choukri Kouatly en serait capable, s'il n’avait décidé de boycotter les élections. Dans ces conditions plus rien ne s'oppose, le 15 novembre 1949, à la victoire du Parti du Peuple. Aflaq et Bitar, can­ didats à Damas, sont encore battus. Mais ils peuvent se consoler avec la victoire de Jallal Sayyid, élu à Deir ez Zor. Le Baath a enfin un représentant à l'Assemblée! Encore une fois le parti dénonce "/a main de l'étrangerJ' dans les irrégularités qui ont faussé le scrutin. C'est sans doute vrai. Mais la raison du piètre résultat du Baath réside aussi dans la crise qu'il vient de traverser et la démobilisation de ses adhérents. En cette fin d'année 1949, toutes les formations et toutes les insti­ tutions syriennes (partis, armée, administration,...) portent la marque du déchirement entre pro et anti-irakiens, autrement dit entre pro-occidentaux et neutralistes. Fort de sa victoire électorale, le Parti du Peuple est à nouveau résolu à avancer dans la voie de l'union avec l'Irak. Le Croissant Fertile pointe encore une fois à l'horizon. Jamais les conditions ne lui ont été aussi favorables. LE REGNE D'ADIB CHICHAKLY Le 19 décembre 1949, aux premières heures du jour, l'armée prend position autour de Damas. Des éléments blindés occupent l'aé­ roport et tous les édifices publics. Sami Hennaoui, qui avait pris le pouvoir quatre mois plus tôt, est arrêté ainsi que de nombreuses per­ sonnalités accusées d'être des "agents britanniques". A 6 heures Radio-Damas annonce que l'armée a déposé le gouvernement. Agé de quarante ans, l'auteur du troisième coup d'Etat de l'année, le colonel Adib Chichakly, diffère sensiblement de ses prédécesseurs. Sa notoriété et sa compétence lui ont valu d'être choisi par plusieurs officiers, opposés aux projets hachémites, pour renverser le régime. Né à Hama, d'origine kurde, il entretient des relations d'amitié avec Akram Haurani. Il a des idées sur tous les problèmes et n'est pas du genre à improviser. Ses initiatives et ses réformes, s'étalant sur quatre années, vont donner à la Syrie un Etat solide et une relative stabilité qui lui faisait cruellement défaut. Avec une certaine solennité, Adib Chichakly remet la direction du pays "à ses dirigeants légitimes" et rentre dans la coulisse, où il pré­ side un Comité militaire secret au pouvoir aussi occulte qu'efficace. Pendant quatre mois le Baath reste dans l'expectative, puis passe à l'offensive, critiquant le gouvernement sur sa politique économique et agricole. A l'été 1950, deux députés, dont le baathiste Jallal Sayyid, sont arrêtés pour complot contre le régime. Ce dernier sera acquitté 78

mais le parti voit dans cet épisode une mesure d'intimidation. Pourtant cette année 1950 apporte au Baath une satisfaction de taille. Le 5 septembre l’Assemblée adopte, par 105 voi£ contre 6, une nou­ velle constitution qui montre à quel point les idées de Michel Aflaq sont devenues populaires. On sait que la jeunesse y adhère, de même qu'une part toujours plus grande des officiers et de la petite bourgeoisie. Ce sont les députés indépendants, forts nombreux à l'Assemblée, qui se font les interprètes de ce courant de pensée pour élaborer une constitution qui pose nettement l'existence de la Nation arabe et l'appartenance de la Syrie à cette Nation. Le préambule du texte est clair: "Nous, représentants du peuple syrien, proclamons que notre peuple, qui constitue une partie de la Nation arabe, par son pré­ sent, par son avenir, appelle de ses voeux le jour où notre Nation sera de nouveau réunie en un seul Etat. L'événement est capital: c'est la première fois qu'un Etat arabe, dans sa constitution, fait profession de foi en l'arabisme et l'unité! La Syrie une fois de plus est à l'avantgarde du combat nationaliste et c'est à l’action du Baath qu'elle le doit. Bien que les conditions de l'action politique ne soient pas particu­ lièrement favorables, le Baath fait montre d'une extraordinaire activité au cours des années 1951 et 1952. Le passage à vide connu deux ans plus tôt est oublié et le parti est à nouveau à la pointe du combat sur tous les fronts. La dénonciation des accords douaniers avec le Liban, décrété sous la pression de la haute bourgeoisie, la spécula­ tion sur les terres et l'ajournement répété de la réforme agraire sont autant d'éléments qui amplifient le mécontentement du monde rural et débouchent en 1951 sur de violents affrontements. L'action du Baath dans le domaine rejoint celle du Parti Socialiste Arabe (PSA) d'Akram Haurani, qui s'est fait le champion incontesté de la lutte des paysans contre les propriétaires fonciers. Sur ce fond d'instabilité sociale, la Syrie est toujours tiraillée entre Le Caire et Bagdad. Le 9 janvier 1950 le Baath a publié un manifeste précisant pour la première fois sa stratégie d'action unitaire et posant les relations entre ces trois objectifs que sont l'unité, la liberté et le socialisme. A la fin de 1951 le Baath apporte son soutien au peuple égyptien qui vient de déclencher la lutte contre l'occupant anglais, le parti appelle "le peuple d'Egypte à se soulever contre le pouvoir du roi et des pachas" et organise sans relâche des manifestations de grande ampleur qui débouchent sur une crise politique à laquelle met fin Adib Chichakly, en intervenant militairement pour la seconde fois. L'Assemblée, "obstacle au gouvernement du peuple", est dissoute. Le président de la République démissionne. Le Parti National et le Parti

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du Peuple sont interdits. La Syrie entre de plain pied dans la dictature. Le Baath, qui comme le PCS et le PSA, a échappé aux mesures de dissolution, réagit vivement, d'autant plus que le pouvoir a interdit les manifestations pro-égyptiennes. Les relations se tendent progres­ sivement puis, le 6 avril 1952, une nouvelle mesure d'interdiction frappe toutes les formations encore existantes. Une censure rigou­ reuse s'abat sur la presse. Grèves et rassemblements ne sont plus tolérés. La scène syrienne devient déserte et silencieuse. La place est libre pour le nouveau parti que crée Adib Chichakly, le Mouvement de Libération Arabe (MLA). Pour la première fois de son histoire, la Syrie connaît le régime du parti unique (août 1952). Réduit au silence, le Baath n'en est pas moins actif. Des contacts se nouent entre forces de gauche et officiers opposants au régime. Mais le complot est éventé et le 28 décembre 1952, 66 officiers sont arrêtés. Le lendemain, M. Aflaq, S. Bitar et A. Haurani connaissent le même sort. Quelques jours plus tard, bénéficiant de complicités évi­ dentes, les trois responsables s'évadent et se réfugient au Liban. A Beyrouth ils organisent la lutte en commun, souterraine mais efficace, à tel point qu'A. Chichakly obtient leur expulsion. Ils s'installent alors en Italie, en juin 1953. L'opposition matée, le dictateur syrien met en place un régime présidentiel. A l'approche des élections il lâche du lest et autorise à nouveau les partis. Ceux-ci, désorganisés par la répression, exigent l'ajournement du scrutin. Le pouvoir refuse et le 9 octobre le MLA, seule formation présente après la décision de boycott des autres par­ tis, obtient 72 sièges sur 82, dans une Assemblée dont la composition marque une évolution de la classe politique. L'âge moyen des dépu­ tés est de quarante ans et beaucoup sont issus de la petite bourgeoi­ sie urbaine, classe en pleine ascension et sur laquelle A. Chichakly cherche à s'appuyer. Mais le MLA, parti sans âme, n'a pas les quali­ tés requises pour occuper seul la scène politique. A la faveur d'une libéralisation du régime, M. Aflaq, S. Bitar et A. Haurani regagnent Damas, après un an d'exil. L'ouverture qu'ils espéraient sera de courte durée: en janvier 1954 éclate dans le Jebel Druze une insurrection qui remet tout en question. La révolte druze est un nouvel et dramatique épisode de la lutte que mène l'Etat syrien, depuis l'indépendance, contre les tendances centrifuges des communautés minoritaires, que le Mandat avait lar­ gement encouragées. Dans ces crises où il y va de l'avenir de la Syrie, le pouvoir, quel qu'il soit, a toujours réagi avec vigueur. En janvier 1954, l'armée intervient massivement et le mouvement est écrasé. Mais il est bientôt établi que les insurgés ont bénéficié, outre 80

du soutien de la Jordanie hachémite voisine, de l'aide de dissidents de l'armée et de militants baathistes. Ainsi donc, des baathistes n'au­ raient pas hésité à soutenir^un mouvement indépendantiste, c'est à dire par nature opposé à leurs options unitaires ét nationalistes, dans le seul but de briser le régime en place! Pour se justifier, le Baath prendra soin de toujours présenter l'insurrection druze sous le seul aspect d'un soulèvement contre le pouvoir d'Adib Chichakly. Quoi qu'il en soit celui-ci prend des mesures de rétorsion et le 25 janvier de nombreuses arrestations sont opérées. M. Aflaq, S. Bitar et A. Haurani retrouvent le chemin des prisons. Ces mesures ne pourront sauver un régime à bout de souffle. Le mécontentement a gagné l'armée, où les idées de la gauche trouvent un écho de plus en plus grand. L'agitation reprend un peu partout en Syrie. Le 25 février 1954, le colonel Mustapha Hamdoun, comman­ dant de la garnison d'Alep, donne le signal de la révolte. Adib Chichakly se refuse à engager un combat fratricide. Il abandonne le pouvoir et quitte la Syrie. L'armée rentre dans ses casernes, les pri­ sonniers politiques sont libérés, le parlement de 1949 est rappelé et un gouvernement hâtivement constitué. Al Baath reparaît le 8 avril et se lance dans une campagne en faveur d'élections libres. En cette période troublée qui voit la Syrie entrer dans un cycle in­ fernal de coups d'Etat, le Baath va vivre un événement capital de son histoire. Son deuxième Congrès National s'apprête en effet à discuter du projet de fusion du Baath et du Parti Socialiste Arabe. LE DEUXIEME CONGRES NATIONAL ET LA FUSION AVEC LE PARTI SOCIALISTE ARABE Akram Haurani est de la même génération que Michel Aflaq. Il est issu d'une famille sunnite de propriétaires fonciers de Hama. Cet homme au long visage, au regard perçant, diplômé de droit de l'uni­ versité de Damas, a commencé son itinéraire politique au PPS d’Antoun Saadé puis est devenu le leader d'un mouvement de dé­ fense des paysans. Réformiste plus que révolutionnaire, il fait montre de remarquables qualités de tacticien. Prenant bien soin de ne pas se laisser enfermer dans une idéologie, il veille à garder le contact avec tous les acteurs politiques et sociaux, y compris les militaires. Homme d'action, volontaire et ambitieux, il ne répugne pas aux com­ promissions pour atteindre ses buts — ce qui inquiète un peu M. Aflaq et S. Bitar. Quant au PSA, le Parti Socialiste Arabe, qu'il a fondé en janvier 1950, les baathistes y voient "une formation électoraliste par excellence", aux actions le plus souvent improvisées. Mais ces 81

réserves tombent lorsque les responsables baathistes se retrouvent en exil avec A. Haurani, après leur commune évasion des geôles du colonel Chichakly. La situation est grave: le Baath et le PSA sont alors interdits, les militants sont pourchassés. En demeurant séparées les deux formations affaiblissent la cause nationaliste. Leur union est donc décidée, sur la base de la constitution du Baath, et Akram Haurani entre au Comité Exécutif de ce qui devient le Parti Baath Arabe Socialiste (PBAS). Ces résolutions sont prises par les trois lea­ ders depuis leur exil libanais, en janvier 1953, et par eux seuls5, la base ne pouvant être consultée. Conscients des problèmes d'organi­ sation qu'il faudra résoudre, ils font parvenir secrètement à tous les militants syriens, au printemps 1953, un message les engageant à prévoir la tenue prochaine d'un Congrès National pour officialiser la fusion. Les trois dirigeants rentrent en Syrie à la fin de 1953. En mars 1954 se tient une réunion des cadres syriens pour parfaire la prépara­ tion du congrès. On voit en cette occasion que les deux niveaux d'or­ ganisation et de direction du Baath sont entrés dans les faits. Le parti se développe à l'échelon régional (Syrie, Liban, Irak,...), où les Congrès Régionaux (CR) élisent des Directions Régionales (DR). Au niveau pan-arabe, c'est la Direction Nationale (DN) qui dirige le parti. Elue lors des Congrès Nationaux (CN) qui doivent se tenir tous les deux ans, elle est la plus haute instance du Baath et siège à Damas. En juin 1954 s'ouvre à Homs le deuxième Congrès National (le Congrès de fondation tenu en 1947 est considéré comme le premier). Les délégués sont assez peu nombreux et viennent de quatre régions: Syrie, Liban, Irak et Jordanie. Deux grandes questions domi­ nent l'ordre du jour: la fusion (indimaj) Baath-PSA et l'organisation nationale du parti. On s'y attendait, les débats sur la fusion sont hou­ leux. Ses partisans soutiennent qu'une telle mesure ne peut que faire avancer la cause du nationalisme arabe. Le parti va quasiment dou­ bler ses adhérents, qui vont passer ainsi à quelques 3.000, et diversi­ fier leurs origines sociales. Le PSA apporte des militants que le Baath n'avait pas réussi à sensibiliser, comme les petits artisans et les pay­ sans. Ces arguments n'apparaissent pas convaincants pour tout le monde. Les militants des autres régions sont inquiets de cette mesure prise sous la pression d'une conjoncture essentiellement locale et qui ne sera pas sans conséquences à l'échelon national. D'aucuns rappel­ lent aussi opportunément qu'une résolution adoptée lors du Premier Congrès a refusé toute fusion du Baath "avec aucun des partis exis­ tants en Syrie". Et puis il y a la personnalité d'Akram Haurani, ses relations avec les militaires, son rôle un peu trouble sur la scène politique, autant d'éléments qui inspirent méfiance. Considérant que 82

le Congrès a les mains liées et n'a été convoqué que pour entériner une décision déjà prise par ses dirigeants, quelques délégués pren­ nent la décision de quitter le^Baath. C'est ce qu'annonce avec fracas Jallal Sayyid, militant de la première heure et seul député baathiste! Voilà qui jette un froid sur la réunion et crée un malaise qui ne s'effa­ cera pas de sitôt. Mais M. Aflaq, qui a déjà eu un différend avec l'inté­ ressé, lui reprochant son comportement fait de "spontanéisme et d'improvisation", n'est peut-être pas fâché de le voir partir. Pour les dirigeants baathistes, qui ont toujours accordé le plus grand soin aux problèmes de recrutement, il est difficile d'admettre comme membres de droit tous les adhérents du PSA, dont ils igno­ rent à peu près tout. Une sélection est nécessaire et on s'accorde à en laisser le soin à A. Haurani. Une autre question délicate est la re­ présentativité dans les organes dirigeants. Haurani et ses amis, qui apportent 50% des effectifs, peuvent avoir des exigences incompati­ bles avec les sentiments de propriété qu'ont presque tous les baathistes envers un parti qu'ils ont façonné depuis sa naissance. Par bonheur, il n'est pas du ressort d'un Congrès National d'élire la Direction Régionale syrienne. Le problème se pose néanmoins pour les membres de la Direction Nationale. Mais là, l'obligation d'accueillir dans cette instance des représentants de diverses régions et donc de limiter le nombre des Syriens, n'autorise l'entrée, aux côtés d'Aflaq et de Bitar, que d'A. Haurani. L'épineux problème de la fusion réglé dans son principe, il reste aux congressistes à faire le point sur la façon dont le Baath a évolué depuis le Congrès de fondation. Les coups d'Etat qui ont secoué la Syrie obligent le parti à admettre que désormais l'armée est une force politique. A partir de 1950, quand les idées progressistes commen­ cent à se répandre parmi les officiers, le Baath ne songe pas à planifier son implantation dans l'armée, alors que le PPS et le PSA y sont déjà à l'oeuvre. Michel Aflaq est en effet très réticent. Il est mé­ fiant aussi bien envers les militaires syriens qu'envers les Officiers Libres qui ont pris le pouvoir en Egypte (1952). Mais même sans l'appui des dirigeants, l'idéologie baathiste fait son chemin dans l'armée et le réseau de relations qu'y entretient Akram Haurani va accélérer le mouvement. Le concept le plus développé par le Baath pendant la période est sans doute le neutralisme. Par la déclaration tripartite du 25 mai 1950, les Etats-Unis, l'Angleterre et la France se sont prononcés pour le maintien du statu quo et l'équilibre des forces au Proche-Orient. Faite pour calmer les esprits, cette initiative produit l'effet contraire. Ce nouvel échec diplomatique occidental profite une fois de plus à

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Moscou, qui voit croître le courant de sympathie à son égard dans le monde arabe. Les congressistes prennent enfin connaissance du développe­ ment du parti hors de Syrie. Au Liban le Baath est présent dans la vie politique et a déjà tenu son premier Congrès Régional (16 mai 1952). En Jordanie, grâce à l'action d'éléments palestiniens, le parti a pris son essor dès 1948 et a deux députés depuis les élections de 1950. En Irak le Baath s'est développé à tel point que les autorités le sur­ veillent étroitement. On pourrait penser que dans un tel contexte, la fusion avec le PSA n'en prend que plus de relief. C'est vrai que le parti en Syrie en sort renforcé, avec une base plus large et plus di­ versifiée. Mais un malaise s'est installé, qui prend l'allure d'une crise interne dont on mesure la gravité aux silences du communiqué final. Conscient qu'il n'a fait qu'évacuer les problèmes, le Congrès charge un comité de quatre membres (Aflaq, Haurani, Bitar, Rimawi) d'étu­ dier les mesures à prendre. Malheureusement, les graves événe­ ments qui vont bouleverser l'Orient arabe fourniront un prétexte pour sans cesse différer les décisions. Il en résultera que la fusion ne sera jamais plus que la juxtaposition de deux fractions et de deux tendances. LA PERCEE DE LA GAUCHE, LE PACTE DE BAGDAD ET LA CONFERENCE DE BANDOUNG Les élection prévues pour septembre 1954 doivent marquer offi­ ciellement la fin du régime militaire et le retour à la vie démocratique parlementaire. C'est du moins ce que croient les formations conserva­ trices, qui ne se rendent pas compte à quel point le pays a changé. Le drame de Palestine, l'irruption des militaires dans la politique, les menaces répétées du Croissant Fertile, la guerre froide,... tous ces faits ont suscité l'émergence d'une conscience politique nouvelle que les partis de gauche, comme le Baath, ont entretenue et qui s'exprime de plus en plus ouvertement. Les élections des 24 et 25 septembre 1954 marquent un tournant dans l'histoire de la Syrie. D'abord parce qu'elles se déroulent dans des conditions de neutralité qui n'étaient pas de mise jusqu'alors. Ensuite parce qu'elles ouvrent une nouvelle époque de mutations rapides et imprévues, durant laquelle les forces de gauche vont progresser à pas de géant. Le Baath remporte 17 sièges répartis dans presque tous les mohafazats. Akram Haurani est élu à Hama, Salah Bitar à Damas, Wahib Ghanem à Latakieh, Mansour el Atrach à Suwayda,... En comptant 5 élus indépendants très proches du parti, le Baath pourra disposer de 22 députés (sur 84

142) dans la nouvelle Assemblée6. Une fois encore les indépendants, regroupés autour de Khaled el Azm dans le Bloc Démocratique, sont les arbitres de la situation. ✓ L'idée américaine de construire un rempart en Orient pour contenir la pénétration soviétique est de nouveau d'actualité et c'est à la Turquie, qui dispose alors de l'armée la plus puissante de la région, qu'est confiée la mission de regrouper les Etats résolus à stopper "l'invasion communiste". Le 14 janvier 1955 Ankara et Bagdad annon­ cent leur intention de conclure une alliance "afin d'assurer la stabilité et la sécurité du Proche-Orient, alliance ouverte à tous les pays inté­ ressés et connue sous le nom de Pacte de Bagdad. Selon le scénario prévu, l'Irak entraînera dans son sillage la Jordanie, puis viendra le tour de la Syrie. Dès lors l'Egypte, isolée, n'aura plus le choix et la voie sera toute tracée pour une fédération d'Etats arabes conduite par les Hachémites. L'Occident ne mesure pas à quel point son image s'est dépréciée en Orient, et cela principalement à cause du conflit palestinien. Son soutien inconditionnel à Israël est ressenti par le monde arabe comme une marque de mépris et les preuves abondent de ce que le Baath appelle "la collusion entre le sionisme et l'impérialisme occidentat. On imagine sans peine comment peuvent être accueillies les pressions de Londres et Washington pour amener la Syrie à faire la paix avec Israël. Et ce ne sont pas seulement les baathistes qui prô­ nent le neutralisme: les Frères musulmans eux-mêmes souhaitent un rapprochement avec l'URSS en réplique aux ingérences occidentales! Les militaires qui sont au pouvoir depuis deux ans sur les bords du Nil tirent à boulets rouges contre le Pacte de Bagdad et ses promoteurs. La conférence des chefs de gouvernements arabes qui s'ouvre au Caire le 22 janvier 1955 illustre le clivage qui s'est instauré. L'Egypte, qui soutient la thèse d'une Nation arabe capable d'assurer seule sa défense, ne reçoit d'appui que de l'Arabie Saoudite. Le syrien Farès el Khoury, embarrassé, évite soigneusement de prendre partie. Son gouvernement sera balayé par des manifestations de rues dès son retour à Damas! Son successeur, Sabri Assali, dirigeant du Parti National, cherche l'appui du Baath et des indépendants de Khaled el Azm en affirmant d'entrée le refus de la Syrie d'adhérer au Pacte de Bagdad (23 février 1955). Fort de ces assurances, le Baath accepte un portefeuille: Wahib Ghanem devient ministre de la Santé. Le 25 février l'Irak et la Turquie signent le Pacte de Bagdad et invitent solennellement la Grande-Bretagne et les Etats-Unis à se joindre à eux. C'est ce que fera Londres le 1er avril, tandis que Washington restera dans une prudente réserve. Dans le monde arabe, jamais la rupture n'a été 85

aussi profonde. Partisans du neutralisme et partisans de l'Occident se livrent une lutte sans merci dans laquelle la propagande égyptienne révèle sa redoutable efficacité. La Turquie, en massant ses troupes à la frontières syrienne, exerce une pression que Damas contient avec peine. Seule, la Syrie ne semble pas en mesure de tenir encore long­ temps. L'appui de l'Egypte lui est vital. Dès le 26 février un accord est conclu entre les deux Etats sur une collaboration économique et une défense commune. Le ralliement de l'Egypte à l'idée de neutralisme, lancée voici huit ans par le Baath, est en passe d'en assurer le succès dans le monde arabe. Mais entre-temps le mouvement a gagné d'autres continents. "Le seul moyen de sauvegarder la paix est de constituer entre les deux camps de l'Est et de l'Ouest un bloc neutre et désintéressé dont la direction serait assumée par l'Inde et les peuples a r a b e s cet espoir exprimé par Akram Haurani se matérialise deux mois plus tard, en avril 1955, avec la tenue de la Conférence de Bandoung qui con­ sacre le succès du neutralisme positif et celui de ses leaders: Nehru, Abdel Nasser et Soekarno. L'importance de l'événement n'a pas échappé à l'URSS qui se hâte de reconnaître la légitimité de la voie choisie par les dirigeants du Tiers-monde et qui s'engage à les aider dans la défense de cette liberté d'action. L'initiative soviétique, oppor­ tune et judicieuse, aura des conséquences énormes. Elle contraste singulièrement avec la passivité de l'Occident, qui ne réagit même pas aux principes énoncés lors de la Conférence.. Le 12 octobre 1955 l'Iran rejoint l'Irak et la Turquie au sein du Pacte de Bagdad, "pacte impérialiste, comme le dit Salah Bitar, dont le but est moins de lutter contre le communisme que de démembrer la Nation arabe et de semer la division entre les pays qui la composent'. Pour l'instant la Syrie tient bon. Mais le Baath et le PCS restent vigilants car ils ont la nette impression que la crise ne fait que commencer. LE BAATH ELIMINE LE PPS ET APPELLE A L’UNION AVEC L’EGYPTE La vingtaine de députés dont dispose le Baath lui permet de pro­ mouvoir ses objectifs de politique intérieure, notamment des mesures touchant les conditions de travail des ouvriers et des paysans. Mais en cette période ces actions sont reléguées au second plan. C'est la politique extérieure qui monopolise les attentions. La Syrie inquiète est à l'écoute du Caire et de Bagdad, de Washington et de Moscou.

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Le clivage que l'on trouve au parlement existe un peu partout et notamment dans l'armée. Le corps des officiers est travaillé par les différents courants politiques et le Baath et le PC$ y trouvent un ter­ rain favorable à leurs actions. Mais ils se heurtent à une autre forma­ tion, le Parti Populaire Syrien fondé par Antoun Saadé. La mort de celui-ci, exécuté au Liban en 1949, n'a rien enlevé à la combativité de ses militants et le parti a nettement consolidé ses positions dans l'armée ces dernières années. Pour le Baath, le PPS, en niant l'unité arabe et en oeuvrant pour une mythique "Grande Syrie", représente le pire des dangers, celui qu'il désigne sous le terme de régionalisme. La rivalité entre les deux partis, qui ne date pas d'hier, prend un tour violent au début de 1955, le Baath ayant enfin décidé d'intensifier sa campagne d'adhésions dans l'armée. En cette occasion le parti dé­ ploie une stratégie dont il ne se départira plus et qui consiste à ne jamais combattre plus d'un adversaire à la fois. Après avoir mis une sourdine à ses divergences avec les communistes, le parti décide donc de faire de l'élimination du PPS son unique objectif. En ce début 1955 le Baath est assez bien placé dans l'armée. Le général Choukeir, chef d'état-major, lui est plutôt favorable. En mars il nomme à la tête des Services de renseignements Abdul Hamid Sarraj, lui aussi fort proche du parti de Michel Aflaq. C'est du moins ce qu'on dit, car en fait on sait très peu de chose de cet homme secret, originaire de Hama, et qui va jouer, de par ses fonctions, un rôle considérable pendant les cinq années à venir. Adnan Melki est un autre officier sur qui le Baath peut compter. Instructeur à l'Académie militaire de Homs, compétent et intègre, il exerce sur les nouvelles promotions d'officiers une grande influence. C'est précisément à l'Académie militaire que le drame éclate. Le 22 avril 1955 Adnan Melki est assassiné. L'émotion est si grande dans l'armée que le chef de l'Etat lui-même doit se rendre au Cercle des officiers pour leur donner l'assurance que les coupables seront châtiés. Pour le Baath le coup est dur puisqu'il perd l'un de ses plus brillants soutiens dans l'armée. Mais il lui fournit aussi l'occasion de frapper son adversaire. A.H. Sarraj fait diligence: plus d'une centaine de membres du PPS sont arrêtés et jugés devant une cour martiale. L'épuration qui suit élimine ce parti de l'armée et de l'Administration. Dans cette répression menée tambour battant, le PCS a secondé le zèle du Baath. La montée des périls rapproche la Syrie de l'Egypte. Mais il s'agit là d'un réflexe de défense et ce mouvement est surtout à l'initiative du Caire. Le Baath n'y est pas opposé dans le principe mais sa posi­ tion vis à vis du régime égyptien n'est pas encore clairement définie. Il a d'abord été très réservé envers les Officiers Libres qui ont pris le 87

pouvoir en juillet 1952. Puis il a été très critique après la signature de l'accord anglo-égyptien sur l'évacuation de la zone du canal (1954), ironisant sur ce gouvernement dit "révolutionnaire" dont la politique "n'est que la continuation de celle du roi Farouk". Plus tard Michel Aflaq, tout en reconnaissant la bonne volonté du colonel Abdel Nasser, déclare: "peut-on pour autant considérer le régime égyptien capable de réaliser un bouleversement révolutionnaire ? La réponse est non!". La nouvelle constitution égyptienne, qui ne fait même pas référence à la Nation arabe, a tout pour déplaire au Secrétaire du Baath qui note en plus que ce régime "a une tendance à la dictature" (21 janvier 1956). Tous ces textes montrent à quel point le Baath est critique envers Abdel Nasser. Mais on peut se demander s'il s'agit du Baath ou de M. Aflaq. Il semble bien qu'il y ait à l'époque de sensibles différences d'appréciations entre baathistes. Tandis que le Secrétaire, toujours porté à privilégier l'idéologie, demeure réservé, la base et des diri­ geants comme A. Haurani observent que la situation internationale s'aggrave et que l'Egypte, le plus puissant des Etats arabes, s'aligne de plus en plus sur les thèses du Baath. Il n'y a donc plus à hésiter. En février 1956 le parti, lors d'une réunion avec les autres formations pour mettre au point une plate-forme commune, demande l'unité complète avec l'Egypte. Le 17 avril, fête nationale, le Baath lance le mot d'ordre "d'unité populaire" entre les deux pays. Trois jours plus tard al Baath écrit: "la fusion syro-égyptienne constitue le noyau de l'unité arabe et la voie qui y mène". Cette fois-ci le mouvement est lancé et le Baath jette toutes ses forces dans la bataille. La chute du gouvernement, jugé incompétent pour mener à bien l'union avec l'Egypte, est l'objectif à court terme du Baath, qui montre en cette occasion son aptitude à mobiliser la rue. La gauche mène la danse et la gauche, à cette époque, comme le remarque J.F. Devlin, c'est bien sûr le Baath et le PCS, mais c'est aussi et surtout "un mou­ vement, une atmosphère, un climat d'opinion". Les manifestations qui se succèdent sans interruption viennent à bout du gouvernement et dans la nouvelle équipe formée par Sabri Assali (14 juin) le Baath a deux portefeuilles. Khalil Kallas (un proche d'A. Haurani) est à l'Economie et Salah Bitar obtient le poste clé des Affaires étrangères! Ce mois de juin 1956 est la date retenue par les observateurs pour marquer le début de la domination de la gauche sur la politique syrienne. Ce même mois, Abdel Nasser est élu président de la République arabe d'Egypte et la nouvelle constitution adoptée en la circonstance mentionne clairement, cette fois-ci, l'appartenance de l'Egypte à la Nation arabe. Voilà de quoi satisfaire pleinement le Baath et lever les dernières réticences de M. Aflaq. 88

Plus d'une vingtaine de députés, deux ministres dont l'un à la tête de la diplomatie, de nombreux sympathisants dans l'armée, une ca­ pacité croissante à mobiliseN'opinion: le Baath s.embie porté par une irrésistible lame de fond. La situation est à peu près aussi favorable pour le PCS, qui n'a qu'un seul député (Khaled Bagdach) mais qui a renforcé sa présence dans l'armée et développé son organisation po­ pulaire. Les communistes, qui n'éprouvent aucune sympathie pour le régime égyptien, sont bien obligés de suivre le mouvement. L'Occident, de plus en plus inquiet des fulgurants progrès du nationa­ lisme arabe, est résolu à y mettre un coup d'arrêt. La nationalisation du canal de Suez va lui en fournir l'occasion. LES MARCHES D’ARMES AVEC L’EST ET LA CRISE DE SUEZ Le Pacte de Bagdad a déchaîné les passions. L'Orient arabe vit dans la guerre de propagande que se livrent les radios et où la Voix des Arabes, émettant du Caire, est sans égale en audience et en viru­ lence. Les pressions sur la Syrie et l'Egypte (mouvements de troupes turques et irakiennes, raid israélien sur Gaza, etc...) révèlent chaque jour un peu plus la faiblesse de ces deux pays. Ni Damas ni Le Caire n'ont les moyens militaires de leur politique. L'Occident le sait et compte en profiter. Quand Abdel Nasser annonce, le 27 septembre 1955, que l'Egypte vient de conclure un marché d'armes avec la Tchécoslovaquie, le mythe de l'Orient zone réservée de l'influence occidentale s'écroule. Le bloc de l'Est vient de faire son entrée dans la région et il faudra désormais compter avec lui. Comme les initiatives précédentes, le Pacte de Bagdad se retourne contre ses initiateurs. "Telle fut pour l'Occident, écrit M. Colombe, la première et funeste conséquence de la conclusion d'un pacte qui permettait à Moscou de prendre pied dans cet orient arabe qu'il avait eu pour but de fermer à son in­ fluence"7. La Syrie, qui fait une nouvelle expérience de son infériorité lors d'incidents de frontières avec Israël, suit la voie tracée par l'Egypte: en janvier 1956 elle conclut un contrat d'armement avec l'URSS, tenu secret. Le Caire et Damas se sont donc engagés réso­ lument dans un processus de rapprochement avec Moscou, afin d'ob­ tenir ce que l'Occident leur refuse. A l'Ouest, on tient toute prête une explication simpliste, qui dispense de toute réflexion sur la politique menée jusqu'à maintenant: l'Egypte et la Syrie virent au communisme. A Washington, où l'on se félicite d'être resté à l'écart du Pacte de Bagdad, on pense qu'en plaçant la question sur le plan économique, il 89

reste une chance de ramener l'Egypte dans le camp occidental. Le barrage que le régime égyptien veut édifier à Assouan est l'occasion pour les Etats-Unis d'exercer sur Le Caire des pressions, en assortis­ sant leur aide de conditions précises. Les tractations sont difficiles. Un net avertissement est adressé à l'Egypte le 19 juillet 1956 lorsque la Banque Internationale, Londres et Washington annoncent qu'elles retirent leur offre de financement. Une semaine plus tard la réplique du Caire fait l'effet d'un coup de tonnerre. Le 26 juillet, dans une retentissant discours prononcé à Alexandrie, Abdel Nasser annonce la nationalisation de la Compagnie Universelle du Canal de Suez: "le canal de Suez paiera, et ample­ ment, la construction du barrage d'Assouan!". L'événement est d'une portée immense. Le président égyptien apparaît véritablement comme le héraut du nationalisme arabe. Les dirigeants syriens lui adressent immédiatement un message de félicitation. Le Baath ap­ prouve l'initiative mais met en garde contre les conséquences prévi­ sibles. Le parti est en effet convaincu, dès cet instant, de l'imminence d'une agression armée de l'Occident — opinion que le président égyptien ne partage pas. L'analyse du Baath est simple: il sait que Londres voit dans Abdel Nasser le responsable de tous les échecs occidentaux en Orient; il sait que la France accuse le Raïs d'armer et d'entraîner la rébellion algérienne; il sait aussi que la propagande sioniste s'emploie active­ ment à donner du colonel égyptien l'image d'un dangereux dictateur; il observe enfin qu'lsraël s'emploie à réactiver la tension aux frontiè­ res de Palestine. Abdel Nasser est l'homme à abattre8. Tandis que le Baath mobilise ses forces, Egypte et Syrie font un nouveau pas l'une vers l'autre en concluant un accord militaire aux termes duquel les deux Etats s'engagent à se porter "mutuel secours en cas d'agres­ sion". Le lendemain la Jordanie les rejoint dans un pacte de défense commune. Dès lors Tel Aviv peut faire valoir à Londres et Paris qu'une guerre préventive est nécessaire pour rompre son encercle­ ment et que le moment est venu de frapper l'ennemi commun. Le 29 octobre 1956 les forces israéliennes attaquent les positions égyptiennes dans le Sinaï, en direction du canal de Suez. Le lende­ main, se posant en arbitres de la situation, la France et la GrandeBretagne envoient un ultimatum aux belligérants, leur demandant no­ tamment "d'accepter l'occupation temporaire par les forces françaises et anglaises des positions clés" sur le canal. Les ficelles sont un peu grosses et les réactions des Etats-Unis, de l'URSS et de l'ONU mon­ trent que les agresseurs sont plutôt isolés sur la scène internationale. La France et l’Angleterre n'en poursuivent pas moins leur plan et leurs forces débarquent en Egypte le 5 novembre. Tout le monde arabe est 90

en effervescence. En Syrie, où la mobilisation est décrétée, le Baath organise des manifestations et met sur pied des camps d'entraîne­ ment où parviennent des volontaires de toutes les régions, surtout du Liban et de Jordanie. Michel Aflaq souligne que cette bataille "est avant tout celle de l'unité arabe". Dynamités par "des groupes de pa­ triotes", les oléoducs transportant le pétrole d'Irak et d'Arabie Saoudite cessent de fonctionner: l'arme du pétrole est utilisée pour la première fois. L'aventure anglo-française s'achève sans gloire: menacés par l'URSS, désavoués par les Etats-Unis et condamnés par la commu­ nauté internationale, les agresseurs évacuent l’Egypte. Pour l'Occident les conséquences sont catastrophiques. Une époque s'achève, celle de la puissance coloniale française et anglaise. A partir de ce moment, les deux pays, en déclin depuis la fin de la Deuxième Guerre, sont irrémédiablement hors course. Ils n'auront plus leur mot à dire dans la région. Deux puissances restent aux prises: les USA et l'URSS, et pour cette dernière, jamais la situation n'a été aussi favorable. Sur le plan arabe, la popularité d'Abdel Nasser est immense. La défaite militaire qu'il a subie dans ce combat inégal ne pèse pas lourd à côté du succès diplomatique qu'il a rem­ porté et qui rejaillit sur le monde arabe tout entier. En Syrie, la vic­ toire de l'Egypte est la victoire de la gauche et du progressisme. La vague nationaliste emporte tout. Le Baath tire les conclusions de la crise et fait valoir la justesse de ses analyses: le rôle d'Israël comme instrument privilégié de l'impérialisme a été abondamment prouvé; la troisième force constituée par les pays non-alignés a montré son im­ portance et le neutralisme s'impose plus que jamais. Profitant de l'immense crédit dont elle jouit après l'affaire de Suez, l'URSS pousse son avantage et promet des armes à la Syrie. L'Occident s'alarme d'un éventuel bouleversement de l'équilibre des forces dans la région. L’Europe et les Etats-Unis mettent alors en branle une vaste campagne destinée à présenter la Syrie noyée sous les livraisons de matériel soviétique et noyautée par l'infiltration communiste. Les autorités syriennes réagissent en dénonçant ces "grossières inventions". Pour sa part, le Baath est profondément irrité par la propagande occidentale qui, en présentant les communistes comme les maîtres du jeu à Damas, ignore tout de son importance et de son rôle. Cette propagande risque à la longue de faire le jeu du PCS. Mais à l'époque, qui connaît, à l'étranger, le nom même de Baath ?!

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LA GAUCHE ELIMINE SES ADVERSAIRES

L'assassinat du colonel Adnan Melki, en avril 1955 (voir plus haut) avait fourni au Baath et au PCS la possibilité d'éliminer le PPS. Un an et demi plus tard, dans la vague de radicalisation qui déferle sur la région, le Baath voit l'occasion de se débarrasser d'un autre adver­ saire, le Parti du Peuple (PDP) et à-travers lui tous les partisans de l'alliance avec l'Occident et les Hachémites d'Irak. Le 23 novembre 1956, alors que la crise de Suez s'estompe à peine, un porte-parole de l’armée annonce à Radio-Damas la décou­ verte d'un complot "à l'instigation de l'irak". Les services de rensei­ gnements de l'armée, sous la responsabilité du colonel Sarraj, ont déjoué un plan qui visait à empêcher la Syrie de se tenir aux côtés de l'Egypte. La nouvelle provoque une formidable indignation dans le pays. Qui sont ces "traîtres" contre lesquels la presse se déchaîne ? On parle de membres du PPS réfugiés au Liban et d'anciens officiers en exil. Et bien sûr le PDP, connu pour ses affinités irakiennes, est tout de suite mis en cause, en dépit de ses véhémentes dénégations. Le Baath ne laissera pas passer l'occasion: en appelant à la formation d'un Front Parlementaire National (FPN), regroupant tous les nationa­ listes résolus à lutter contre le Pacte de Bagdad, le Baath réussit à isoler totalement le Parti du Peuple. Dans l'armée, le colonel Sarraj et d'autres officiers progressistes ont peaufiné ce qui sera le premier grand procès politique de la Syrie, qui s'ouvre le 8 janvier 1957. Michel Aflaq donne le ton lorsqu'il déclare que les véritables responsables sont les membres "d'une classe sociale existant aussi bien en Syrie que dans les autres régions arabes et que ses intérêts ont poussé à la trahison". Le Baath vise donc, à-travers ce procès, la dénonciation de la haute bourgeoisie. La presse conservatrice libanaise, qui a compris la ma­ noeuvre, parle de "procès stalinien" et dénonce la mainmise du Baath sur le pouvoir à Damas. Dans le même temps, de graves incidents éclatent à Alep, fief du Parti du Peuple, où les bureaux du Baath sont incendiés. Le 26 janvier le verdict est rendu: douze condamnations à mort, dix condamnations aux travaux forcés et diverses peines de prison. Mais plus que ces sentences, ce sont les accusations portées tout au long des six semaines que dure le procès contre le Parti du Peuple, le PPS et diverses personnalités, qui sont lourdes de consé­ quences. L'épuration qui suit, savamment calculée, anéantit les posi­ tions de la droite. La scène politique syrienne s'en trouve considéra­ blement clarifiée. Dans la nouvelle équipe gouvernementale que forme Sabri Assali le 22 décembre 1956, les deux ministres baathistes conservent leurs 92

postes. Tandis que la presse accueille favorablement ce gouver­ nement et son programme très nationaliste arabe, nombreux sont les observateurs qui se demandent qui gouverne véritablement en Syrie. Si Choukri Kouatly et Sabri Assali ont réussi la prouesse de maintenir en vie le Parti National, seul survivant des formations traditionnelles, c'est parce qu'ils ont donné à leur parti un programme calqué sur celui du Baath. Khaled Azm, à la tête de son Bloc Démocratique, retire les avantages d'avoir su jouer très tôt la carte de l'ouverture à l'Est. Ni baathiste ni communiste, il roule pour lui et ses ambitions sont grandes. Enfin le PCS et le Baath voient leur audience s'accroître au fur et à mesure que se détériore la situation dans la ré­ gion. Aussi surprenant que cela paraisse, on continue de tout ignorer, en Occident, du Baath. Son nom apparaît çà et là dans des publica­ tions spécialisées mais il est toujours décrit comme une formation secrète, mystérieuse et marginale dont il est difficile de mesurer l'in­ fluence exacte. Avec le PCS les choses sont plus claires et le raison­ nement de l'Occident est simple: si la Syrie se rapproche de Moscou, c'est qu'elle est communiste ou en passe de l'être. Ipso facto, le pou­ voir du PCS est prépondérant. Cette analyse est loin d'être innocente puisqu'elle permet d'illustrer la thèse de la mainmise communiste sur l'Orient arabe. S'il est vrai que communistes et baathistes tirent la Syrie dans le même sens, leurs destinations finales sont différentes. L'objectif du Baath est l'unité arabe et, dans un premier temps, le resserrement des liens avec l'Egypte. L'unité arabe, le PCS n'y croit pas. Quant à l'Egypte, il ne veut pas en entendre parler, sachant trop le sort qu'Abdel Nasser réserve aux communistes égytiens, arrêtés et persé­ cutés. Les deux partis se livrent donc une lutte sourde et souterraine pour accroître leur influence, tout en prenant soin de ne rien laisser paraître de leur divergence. Ainsi va la politique syrienne: luttes d'in­ fluence, appuis cachés, alliances tactiques, adhésions et ralliements dissimulés, etc. Dans une telle ambiance, le Baath, qui aime à culti­ ver le secret, est à son aise. Il est toutefois inévitable que les tensions apparaissent entre les quatre formations au pouvoir. En mars 1957 on parle de crise à Damas. Voulant mettre un terme au noyautage de l'armée par la gauche, le président de la République vient de décider la mutation d'officiers baathistes et communistes. L'affaire fait du bruit. Les colonels Mustapha Hamdoun et Abdel Ghani Kannout, baa­ thistes, se retranchent dans la base de Qatana, à une trentaine de km de Damas, et font connaître leur refus d'obéissance. Plusieurs officiers se rallient à leur mouvement, dont un jeune commandant d'aviation qui fera plus tard parler de lui, Hafez el Assad. La situation est bloquée puis, grâce à une médiation égyptienne, les mesures de 93

mutation sont rapportées et tout rentre dans l'ordre9. L'affaire en dit long sur l'étendue des rivalités politiques qui minent et affaiblissent la Syrie en cette période où le pays est pris dans la tourmente de la compétition internationale. LA DOCTRINE EISENHOWER: LA SYRIE A SSIEG EE L'influence de l'Occident, en perte de vitesse depuis le début des années 50, est carrément en chute libre après la désastreuse affaire de Suez. On décide alors à Washington de tout mettre en oeuvre pour redresser la situation. Il y a eu la doctrine Truman, puis le Pacte de Bagdad. Voici maintenant la doctrine Eisenhower (5 janvier 1957). Considérant que le communisme international est déterminé par tous le moyens à étendre son influence en Orient et que les derniers déve­ loppements ont fait apparaître dans la région "un vide de puissance" ("lack of power1') qu'il importe de combler au plus tôt, les Etats-Unis se déclarent prêts à utiliser leurs forces armées pour aider tout pays qui aurait à faire face à une agression armée de la part d'une nation dominée par le communisme international. La doctrine Eisenhower a le mérite de la franchise. Elle est aussi d'une effarante maladresse dans sa formulation: cette thèse du "vide", particulièrement désobli­ geante, ne pouvait que heurter non seulement les nationalistes arabes mais aussi les gouvernants eux-mêmes. Pour la troisième fois en dix ans, le monde arabe est entraîné dans la guerre froide. Selon un scénario connu et éprouvé, Le Caire et Damas prennent la tête du mouvement de résistance, avec cette fois-ci l'appui de la Jordanie. Devant les réactions suscitées, les Etats-Unis adaptent leur stratégie et au roi Saoud en visite à Washington, les Américains expliquent que leur doctrine est non seulement dirigée contre le communisme mais est aussi destinée à protéger les Etats de la région "contre toute ingérence de quelque source qu'elle provienne". Ils font également comprendre au roi qu'ils le verraient très bien dans le rôle de coordonnateur des pays ralliés à la doctrine. Ainsi présenté, le plan américain a de quoi séduire, et c'est bien ce qui inquiète le Baath. A la mi-avril 1957, la Turquie, l'Iran, l'Irak, le Liban et l'Arabie Saoudite ont déjà fait connaître leur adhésion à la doctrine. Jamais les Etats-Unis n'avaient rallié à leur cause autant de pays en Orient. Sur la Syrie et l'Egypte l'étau se resserre. Chaque jour qui passe fait monter la tension et nombreux sont ceux qui prédisent l'imminence d'une crise majeure à Damas. Mais brusquement, c'est à Amman que l'orage éclate. 94

Quand le roi Hussein prend des mesures pour limiter l'influence des nationalistes, les baathistes jordaniens dénoncent son "attitude réactionnaire" et les manifestations dégénèrent en combats de rues. C'est dans un climat de guerre civile que le roi proclame la loi mar­ tiale et dénonce solennellement le complot contre le royaume, à l'ins­ tigation du "communisme internationaf. La formule magique a été prononcée. Le signal est entendu à Washington: la Vlème flotte US vient jeter l'ancre devant Beyrouth et des parachutistes anglais dé­ barquent à Amman le 28 avril 1957. Premier Etat arabe a "profiter" de la doctrine Eisenhower, la Jordanie a choisi son camp. La visite du roi Saoud à Amman le 10 juin scelle la réconciliation entre Hachémites et Saoudites. Elle illustre aussi la sainte alliance entre les monarchies "réactionnaires" (Arabie Saoudite, Jordanie, Irak) face aux républiques "progressistes" (Egypte et Syrie). Pour celles-ci, jamais la situation n'a été aussi périlleuse. Que la Syrie suive l'exemple jordanien et c'en est fait de l'Egypte. "La Syrie, écrit M. Colombe, demeurait ce qu'elle avait toujours été: l'enjeu des rivalités inter-arabes et celui des luttes entre les grandes puissances". Désormais c'est vers Damas que vont converger les pressions américaines. La Vlème flotte croise ostensiblement au large des côtes syrien­ nes. Les troupes turques sont massées à la frontière, bientôt imitées par les armées irakienne et jordanienne. A de nombreuses reprises des avions "non identifiés" violent l'espace aérien syrien. Dans tout le pays l’inquiétude grandit, tandis que se développe une psychose de citadelle assiégée. Après le voyage de Khaled Azm à Moscou, la propagande occidentale se déchaîne. Du New York Times au Figaro on dénonce avec hystérie "la Syrie rouge" dont la chute sous l'empire du communisme menace gravement la paix du monde. Michel Aflaq s'insurge. "Les Etats-Unis, dit-il, pour porter un coup au nationalisme arabe, exagèrent les menaces des conquêtes intellectuelles du com­ munisme pour nous faire oublier le danger colonialiste et israélien". A la tribune des Nations-Unies, Salah Bitar dénonce avec véhémence "les provocations américaines". Après la mise en garde de N. Krouchtchev à l'Occident contre toute immixtion dans les affaires sy­ riennes (3 septembre 1957), l'URSS jouit d'un puissant courant de sympathie à Damas, qui rejaillit nécessairement sur le PCS. Voilà bien ce qui alarme le Baath! Une atmosphère oppressante règne à Damas. L'armée syrienne est mise en état d'alerte et une armée populaire de résistance est créée (10 octobre 1957). Dans tout le pays la population urbaine par­ ticipe à des travaux de défense. Puis brusquement la tension retombe et la menace s'éloigne. La doctrine Eisenhower a buté sur l'intransi­ geance syrienne, comme tous les projets antérieurs. Le 7 novembre 95

Salah Bitar a un entretien secret avec le délégué américain à l'ONU, H. Cabot Lodge, et dresse de la situation en Syrie un tableau qui ras­ sure son interlocuteur. Exagérer la menace communiste, explique-t-il, et prolonger la crise, sont les plus sûrs moyens d'aboutir à l'issue re­ doutée. L'apaisement sur le plan extérieur laisse le Baath et le PCS face à face. Le parti de 'Michel Aflaq a accru son influence. Depuis le 14 octobre Akram Haurani est président de l'Assemblée. Salah Bitar a mené de main de maître la diplomatie syrienne en ces moments par­ ticulièrement délicats. Enfin, dans l'armée, le colonel Sarraj a ras­ semblé autour de lui bon nombre d'officiers gagnés au Baath. Pourtant le parti est sur la défensive. Ses adversaires communistes, qui ont reçu l'appui du Bloc Démocratique de Khaled Azm, se sentent désormais suffisamment forts pour viser le pouvoir. Le resserrement des liens entre la Syrie et l'URSS les conforte dans leurs ambitions. L'inquiétude du Baath est telle qu'il a manoeuvré pour faire ajourner des élections municipales prévues pour novembre 1957, bénéficiant dans cette action du soutien d'éléments "bourgeois". La Direction Régionale syrienne du parti a compris qu'il n'y avait plus une minute à perdre: il est urgent de relancer et de mener à terme le processus d'union avec l'Egypte. VERS LA REPUBLIQUE ARABE UNIE En exigeant la reprise immédiate des pourparlers avec l'Egypte, le Baath sait qu'il va dans le sens voulu par l'opinion publique et qu'il trouvera des alliés dans le Parti National et la droite, pour lesquels l'union avec Le Caire vaudra toujours mieux qu'un régime commu­ niste à Damas. La manoeuvre a aussi l'avantage de placer le PCS dans une situation périlleuse: en s'opposant à l'unité avec un pays frère, les communistes syriens risquent d'apparaître traîtres à la cause arabe. La seule issue pour lui serait de trancher le noeud gordien en prenant le pouvoir. Mais le parti de K. Bagdach est hési­ tant et le Baath met à profit ce flottement pour engager plus avant la Syrie dans la voie de l'union. Dès septembre 1957 une délégation d'officiers syriens se rend au Caire. Le 13 octobre un contingent égyptien débarque à Latakieh et le général Abdel Hakim Amer, un fidèle d'Abdel Nasser, devient com­ mandant des armées syrienne et égyptienne. Le 1er novembre Michel Aflaq est au Caire. "L'unité est devenue une réalité vivante, l'accom­ plissement d'un destin!... " déclare-t-il. Le 12 janvier 1958 une déléga­ tion d'officiers syriens arrive au Caire et Salah Bitar les rejoint quel­ ques jours plus tard. Les derniers événements ont prouvé à Abdel 96

Nasser que Damas est une alliée solide. Mais les soubresauts de la politique syrienne le déroutent et l'inquiètent. Ses interlocuteurs font valoir des arguments idéologiques, comme le devoir qui incombe aux Etats progressistes de montrer la voie de l'unité. Et puis les argu­ ments conjoncturels sont à prendre en considération: le risque de voir s'instaurer à Damas un régime communiste, ou bien pro-hachémite par réaction, sont des éventualités qu'on ne prise guère au Caire. Alors, après plus d'une semaine de discussions, Abdel Nasser accepte le principe de l'unité mais pose ses conditions: le nouvel Etat sera fortement centralisé; l'armée syrienne devra être "dépolitisée"; enfin le système égyptien du parti unique sera de règle, ce qui se traduira par la disparition de tous les partis politiques syriens. Le 21 janvier Salah Bitar rentre à Damas et rend compte des con­ ditions égyptiennes. Choukri Kouatly et son Premier ministre Sabri Assali sont réticents. Les Indépendants de K. Azm et les communis­ tes sont résolument opposés. Quatre jours plus tard Bitar retourne au Caire, porteur de nouvelles propositions visant à concilier au mieux l'autonomie de la Syrie avec les impératifs de l'union. Mais Abdel Nasser est inflexible. Il faut en finir: le Baath jette tout son poids dans la balance. Michel Aflaq fait un rapide voyage au Caire. Le 31 janvier le Président et le Premier ministre syriens arrivent en Egypte et le lendemain l'accord est conclu. La Syrie a accepté les conditions du Raïs et s'unit à l'Egypte au sein d'un Etat dénommé République Arabe Unie (RAU). Cette fois-ci le pas est franchi. Dans tous les Etats arabes, l'opi­ nion accueille la nouvelle avec un immense espoir. L'unité arabe n'est plus un mythe: le camp progressiste vient d'en donner la preuve. Sur le plan international, la formation de la RAU est un échec pour les Etats-Unis car elle rend bancal le système d'alliance prévu par la doc­ trine Eisenhower et risque de fragiliser les régimes pro-occidentaux. C'est aussi un échec pour l'URSS, toujours méfiante vis à vis des dirigeants égyptiens et qui voit disparaître, avec le PC syrien, le parti le mieux organisé du monde arabe (dès le 4 février 1958 K. Bagdach a quitté Damas pour s'installer en Europe de l'Est). En ce mois de février 1958 la Syrie vit des heures intenses. L'enthousiasme est à son comble. Le 21 février 99,98 % des votants se déclarent favorables à l'union! Le lendemain tout Damas est dans la rue pour acclamer Abdel Nasser venu proclamer officiellement la RAU dans ce qui sera désormais appelé la province syrienne (ou la province Nord) du nouvel Etat. 300.000 Libanais et des milliers de Jordaniens ont franchi les frontières, en de longs cortèges de véhicu­ les, pour se joindre aux Syriens et vivre à Damas cette journée histo­ rique. Pour les nationalistes, voici conjuré le sort néfaste qui 97

s'acharnait sur la Nation arabe. Une nouvelle époque commence. Damas encore une fois montre la voie. Egypte-Syrie: un seul coeur! C'est ce que proclame un des slo­ gans de l’époque et c'est effectivement une affaire de coeur. Les cir­ constances extérieures, certes, ont poussé la Syrie vers l'Egypte. Mais l'irrésistible élan du nationalisme arabe portait naturellement Damas vers Le Caire. Hâtivement conclu, l'accord recèle sans doute des incertitudes et des ambiguïtés. Mais cela ne pèse guère à côté des espoirs suscités. Pour le Baath, c’est aussi un élan du coeur. Les déclarations de M. Aflaq soulignent toutes que "la naissance de la RAU est la concrétisation vivante des résolutions du Baath". Elle est l'aboutissement logique de la lutte que mène le parti depuis sa création: "c'est une victoire qui nous comble, la récompense de quinze ans d'efforts"'10. Aboutissement mais aussi point de départ d'une exal­ tante mission. La Syrie, comme l'Egypte, va vivre désormais sous le régime du parti unique et ce parti, qui reste à créer, le Baath en four­ nira le support idéologique. Si Abdel Nasser apporte son immense prestige de champion du nationalisme arabe, le Baath apporte, lui, des principes d'action, une organisation, une doctrine et une idéologie qui se sont forgés en vingt ans de luttes. La RAU comblerait les voeux de tous les baathistes s'il n'y avait pas une ombre au tableau, cette dissolution de tous les partis exigée par le président égyptien. Le 1er février 1958 un Congrès Régional extraordinaire du Baath a été hâtivement convoqué11. Michel Aflaq s'est employé à rassurer les participants: la dissolution du Baath n'est qu'une formalité, explique-t-il. Si le parti n'existe plus en tant qu'organisation politique, son idéologie et ses militants sont toujours présents et ces derniers vont être bientôt appelés à des postes clés au gouvernement et dans le futur parti unique. Le sacrifice demandé aux baathistes en vaut la peine: ils vont dorénavant assumer leur mission d'avant-garde dans une structure infiniment plus vaste. Le Baath acquiert une nouvelle dimension. Ces assurances n'apaisent pas toutes les inquiétudes. Des mili­ tants qui se sont battus quinze ans au sein d'un parti n'acceptent pas sans réticences sa dissolution, quand bien même on leur ferait miroi­ ter un brillant avenir. Des voix s'élèvent pour reprocher aux dirigeants de n'avoir pas véritablement négocié le rôle futur dévolu aux baathis­ tes. Les réserves les plus nettes viennent des autres régions. Toute cette affaire a été pilotée par la Direction syrienne. La Direction Nationale (DN) n'a pas eu son mot à dire. Or, une question aussi im­ portante que la dissolution du parti dans une région, quelle qu'elle soit, intéresse l'organisation nationale du Baath. Cadres et militants jordaniens et irakiens, notamment, ont mis en garde contre les 98

implications d'une telle décision. La disparition du Baath dans la ré­ gion même qui l'a vu naître ne peut être sans conséquence. Mais encore une fois ces réticences n'ont pas eu le temps de s'exprimer: les choses sont allées trop vite. Devant le congrès syrien de février 1958 M. Aflaq a posé brutalement la question: les baathistes font-ils oui ou non confiance à Abdel Nasser ? La réponse a été oui. A l'una­ nimité les congressistes ont approuvé le principe de la dissolution du Baath en Syrie. Première conséquence: Damas ne peut plus être le siège de la Direction Nationale. Celle-ci va donc s'installer à Beyrouth. Elle disposera, dans la capitale libanaise, du quotidien al Sahafa. Deux jours après le référendum sur l'union, la Direction syrienne fait connaître à Abdel Nasser, par télégramme, la dissolution du Baath dans la province Nord de la RAU. Les autres partis feront moins de zèle et attendront le décret de dissolution (12 mars 1958) pour s'exécuter, la mort dans l'âme. Le PCS, lui, entre dans la clandestinité. L'EVOLUTION DE LA CRISE INTERNE En ces années agitées, où la Syrie vit des instants dramatiques, le Baath se débat toujours dans la crise née de sa fusion avec le Parti Socialiste Arabe d'Akram Haurani. Le 2ème Congrès Régional syrien, convoqué le 6 janvier 1955 se déroule dans une ambiance tendue. L'absence de déclaration finale traduit le défaut de consensus. Visiblement le parti paye le prix des décisions unilatérales et précipi­ tées de ses dirigeants et des lacunes de ses règlements. Deux mois plus tard, un nouveau signe illustre la profondeur de la crise: le jour­ nal al Baath cesse de paraître, pendant un an! Aucune explication n'est donnée mais on murmure qu'Aflaq et Bitar sont réticents à ouvrir les colonnes du journal à A. Haurani et ses amis. Voilà qui en dit long sur l'ambiance qui règne au sein de l'équipe dirigeante. Au début de 1956, dans un article intitulé "Quelques aspects de la crise du partr, M. Aflaq évoque la mauvaise passe que traverse le Baath. Il exhorte les militants à franchir l'obstacle, dénonce les "faux prophètes" et lance l'avertissement: 7/ n'y a pas de place au sein du parti pour le spectateur ou le contestataire qui ne fait pas son devoir, ni pour le cri­ tique qui s'accorde tous les droits et se dispense de tous les devoirs". Aucun nom n'est cité mais les regards se tournent vers A. Haurani. Il faut en finir avec cette crise qui mine le parti. Ce sera la tâche du 3ème Congrès Régional, qui se tient du 9 au 12 juillet 1957. Cette fois-ci un communiqué final est publié. Tout n'est pas résolu mais on 99

a abouti à un consensus fragile. Une nouvelle Direction Régionale de 9 membres est élue, dont Midhat Bitar est le Secrétaire. On observe en cette occasion l'apparition à des postes de responsabilité d'une nouvelle génération de cadres qui ont de l'organisation du parti une conception plus rigoureuse que les chefs historiques. Il était urgent d'apaiser la crise interne du Baath, au moment où l’unité arabe entre dans une phase concrète. Mais cela ne suffit pas à dissiper les inquiétudes des militants. C'est avec des sentiments mêlés d'espoir et d'appréhension qu'ils abordent cette nouvelle ère. Dans l'aventure de l'unité, à quelle mission seront-ils appelés ?

QUATRIEME PARTIE

LA REPUBLIQUE ARABE UNIE: ESPOIRS ET DESILLUSIONS 1958 - 1962

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COUP D'ARRET AU NATIONALISME ARABE

"Notre République Arabe Unie doit être le point de départ de la ré­ volution dans chaque parcelle de la patrie arabe". Cette déclaration de Michel Aflaq a de quoi alarmer les dirigeants jordaniens, irakiens, Saoudites et libanais, eux qui se sont ralliés à la doctrine Eisenhower. L'enthousiasme qui salue l'expérience unitaire syro-égyptienne semble capable de tout balayer. Après avoir subi durant des années pressions et menaces, le camp progressiste a repris l'initiative et mène tambour battant sa contre-offensive. Le 5 mars 1958, devant une foule énorme massée à Damas, Abdel Nasser révèle qu'un complot a été tramé par un chef d'Etat arabe pour étouffer dans l'oeuf la naissance de la RAU. L'intégrité du colonel Sarraj a fait échouer la conspiration. Le Raïs n'a pas nommé le coupable mais les détails sont suffisamment précis pour désigner le roi Saoud. Cette révélation porte un coup sévère au souverain et les violentes attaques de Radio-Le Caire et Radio-Damas achèvent de le déconsidérer. Deux semaines plus tard une révolution de palais à Ryad évince Saoud et porte Fayçal au pouvoir. L'Arabie Saoudite, du­ rement ébranlée, ne rejoindra pas le camp hachémite et restera à l'écart: la propagande de la RAU a atteint son objectif. Ce coup de tonnerre à peine dissipé, un autre éclate, cette fois-ci au Liban. L'effervescence suscitée par la RAU a mis à mal le fragile équilibre communautaire, approfondissant le clivage entre progressis­ tes et réactionnaires. Le président de la république, Camille Chamoun, fournit le détonateur à la crise en briguant un second mandat, en violation de la constitution. Le 8 mai 1958 le drapeau de 103

la RAU est hissé sur la citadelle de Tripoli et les combats commen­ cent, s'étendant à toutes les villes du pays. Les baathistes libanais entrent dans le conflit et leurs collègues syriens leur envoient armes, munitions et volontaires. Les hésitations des Américains à intervenir montrent au président Chamoun les limites de la doctrine Eisenhower. Aussi renor>ce-t-il à un second mandat et, au début du mois de juillet, la crise libanaise semble désamorcée. Mais il sera dit qu'en cette année 1958 l'Orient arabe ne connaîtra aucun répit. Cette fois c'est vers Bagdad que se tournent les regards: l'armée irakienne vient de renverser la monarchie et de proclamer la république (14 juillet). Après la neutralisation de l'Arabie Saoudite et le recul des pro­ occidentaux au Liban, la révolution irakienne consacre le triomphe du nationalisme arabe. A Londres et à Washington c'est la consternation. Dans ce jeu de massacre qui fait tomber l'un après l'autre les souve­ rains, le roi Hussein de Jordanie pourrait bien être la prochaine vic­ time et le roi Fayçal le suivre de près si rien n'est fait pour endiguer la vague nationaliste. L'Occident réagit. Le 16 juillet les "Marines" US débarquent au Liban et deux jours plus tard des parachutistes anglais sont envoyés en Jordanie. Cette double intervention armée dans les affaires arabes provoque une vive émotion en RAU. L'URSS exige le retrait des forces d'intervention. En Syrie la mobilisation est décrétée et des armes sont distribuées à la population. On s'inquiète au Caire et à Damas des menaces qui pèsent sur l'Irak. La jeune république irakienne est vulnérable et on peut raisonnablement craindre une contre-révolution suscitée par des agents hachémites et occidentaux. Les nationalistes savent bien que la République Arabe Unie née cinq mois plus tôt est inachevée et qu'elle n'atteindra sa véritable dimen­ sion que le jour où elle rassemblera sous un même drapeau l'Egypte, la Syrie et l'Irak. L'objectif est aujourd'hui à portée de main. Quelques jours après la chute de la monarchie irakienne, M. Aflaq se rend à Bagdad et s'entretient avec les responsables baathistes. Le nouvel homme fort du pays est le général Abdel Karim Kassem. Le numéro deux, le colonel Abdel Salam Aref, passe pour être très proche du Baath. Mais le parti n'a pas eu l'initiative de la révolution du 14 juillet, même si des militaires baathistes y ont participé. Les premières déclarations du chef de l'Etat irakien confirment ce qui paraît être l'issue logique des événements, à savoir l'adhésion de son pays à la RAU. Dès octobre 1958 des accords économiques, scientifiques et culturels sont conclus. Mais la suite se fait attendre et brusquement les doutes se dissipent: l'Irak ne rejoindra pas à la RAU. Homme secret, impulsif, ombrageux, le général Kassem ne veut pas se faire voler sa révolution. Si la Syrie a choisi d'être gouvernée par 104

Le Caire, lui ne saurait l'accepter. Dans un réflexe conservateur et "régionaliste", pour employer le vocabulaire baathiste, Kassem a mis fin au processus de rapprochement avec l'Egypte. Et pour contrer l'action des unionistes (nassériens et baathistes), il asseoit son régime sur le Parti communiste, solide et remarquablement bien organisé en Irak. L'URSS lui apporte immédiatement son soutien. Ce brusque revirement bouleverse de fond en comble toutes les données au Proche-Orient. Au Caire, on analyse ainsi la situation: l’attitude du général Kassem, les agissements des communistes ira­ kiens, les attaques que lance contre la RAU Khaled Bagdach, le com­ portement de Moscou, tout cela prouve abondamment que l'ennemi de la RAU, à l'intérieur comme à l'extérieur, c'est le communisme. C'est lui qui vient de porter un coup d'arrêt au processus unitaire. L'Irak, une fois "soviétisé", servira de base à une offensive contre la Syrie, la Jordanie et le Koweït, l'objectif final étant la création d'un "Croissant fertile rouge". La tension entre les socialistes arabes unionistes et les communis­ tes ne pouvait qu'éclater en conflit ouvert. Le signal de l'affrontement est donné le 23 décembre 1958 par Abdel Nasser, lorsque le prési­ dent égyptien dénonce le "communisme opportuniste" comme l'en­ nemi de la Nation arabe, au même titre que les impérialistes occiden­ taux et le sionisme. Se déclenche alors dans les deux provinces de la RAU une féroce répression anti-communiste, relayée par une viru­ lente campagne de presse. En Syrie, le PCS voit son organisation brisée et ses militants dispersés. Il ne pourra réapparaître sur la scène politique qu'en 1966, ce qui donne une idée de l'ampleur de la répression conduite par le colonel Sarraj. Que pense le Baath de cette évolution ? La Direction Nationale installée à Beyrouth partage tout à fait l'analyse d'Abdel Nasser et s'engage pleinement dans la campagne. Le Baath a pour cela de bonnes raisons. Car au-delà des considérations idéologiques, ce qui se passe en Irak est très préoccupant pour le parti. Tout puissants à Bagdad, les communistes irakiens mènent une lutte sans merci con­ tre les unionistes. La découverte d'un complot contre le chef de l'Etat, en décembre, marque une nouvelle étape dans la répression antibaathiste. Des officiers sympathisants, dont le numéro deux du ré­ gime, Abdel Salam Aref, sont condamnés à de lourdes peines, pour leur appartenance à "un groupement interdit qui cherche à unir l’Irak à la RAU" (c'est à dire le Baath). Victime du régime irakien, le parti se venge des communistes en Syrie et en Egypte. La guerre de propa­ gande atteint alors des sommets et dépasse largement en intensité celle menée du temps de la monarchie en Irak! Al Sahafa, organe du Baath au Liban, pourfend "/es séparatistes rouges". Cela n'empêche 105

pas la Direction Nationale de s'alarmer des rapports qui lui parvien­ nent de Bagdad. Dans les violents affrontements armés qui mettent aux prises communistes et baathistes, ces derniers ont le dessous et le parti en Irak n'a bientôt plus d'autre solution que d'entrer dans la clandestinité. Avec application, Egyptiens et Syriens prennent soin de différen­ cier les communistes et l'URSS, "grande amie des Arabes". Dans un premier temps, Moscou se borne à déplorer "l'ingérence de la RAU dans les affaires intérieures de l'Irak". Puis les relations se tendent. En février 1959, Radio-Moscou accuse: "le Baath s'est carrément en­ gagé dans la collaboration avec l'impérialisme" (24 février 1959). Cette fois c'en est fait des bons rapports entre Moscou, Damas et Le Caire, qui s'étaient développés sans heurt depuis presque dix ans. La propagande égyptienne a beau s'acharner contre le général Kassem, l'Irak tient bon et contre-attaque en dénonçant le régime dic­ tatorial d'Abdel Nasser et la domination de l'Egypte sur la Syrie. La persistance du conflit inquiète le Raïs qui sait la Syrie, à terme, vulné­ rable aux pressions irakiennes. Il n'y a donc qu'une solution: aider au renversement du régime irakien. Dans ce but, le colonel Sarraj et quelques officiers baathistes syriens entrent en contact avec leurs homologues irakiens. Il est difficile de savoir si cette initiative est à l'origine de la tentative de rébellion qui éclate à Mossoul, au Nord de l'Irak, au matin du 8 mars 1959. Toujours est-il que ce jour, le com­ mandant de la garnison, le colonel Abdel Wahab Chawaf, fait hisser le drapeau de la RAU et appelle au renversement du général Kassem. La prompte réaction des autorités de Bagdad met fin à l’aventure. Tandis que le soulèvement est écrasé par des formations armées communistes et kurdes, le signal est donné d'une campagne de répression sans précédent contre les milieux unionistes. Ces jour­ nées sanglantes font plus de 2.000 morts. Premières victimes des massacres, les baathistes irakiens sont anéantis. Le monde arabe avait déjà connu dans sa courte histoire moderne des déchirements et des clivages. Mais la cassure, en ce printemps 1959, n'a jamais été aussi profonde et c'est avec amertume que Michel Aflaq dresse le bilan de l'année écoulée. Neuf mois plus tôt il était à Bagdad pour consolider la révolution irakienne. Aujourd'hui il assiste, impuissant, à l'anéantissement de son parti et au massacre de ses militants dans cette région. Combat entre nationalisme et communisme ? Plus que ça, répond Aflaq: "combat entre l'unité et le séparatisme", autrement dit le régionalisme. Si encore la RAU appor­ tait au Secrétaire national des satisfactions! Mais c'est loin d'être le cas. Cet Etat que les baathistes ont appelé de leurs voeux leur cause jusqu'à maintenant bien des soucis. 106

LE BAATH A L'EPREUVE DE LA RAU

Moins de deux semaines pprès le référendum approuvant l'union, la RAU est dotée d'une Constitution provisoire, fortement inspirée du modèle égyptien, et qui fait la part belle à l'exécutif. Le pouvoir légis­ latif appartient à l'Assemblée Nationale, siégeant au Caire, dont la moitié au moins des membres sont issus des anciennes assemblées égyptienne et syrienne et sont nommés par Abdel Nasser. Le gouver­ nement central, dont les membres sont eux aussi nommés par le président, siégera pareillement au Caire. Chacune des deux provin­ ces aura à sa tête un Conseil Exécutif, sorte de gouvernement local aux compétences très limitées, et lui aussi nommé par le Raïs. Ce dernier s'entoure de quatre vice-présidents, dont deux Syriens: Akram Haurani et Sabri Àssali. Le gouvernement central comprend sept mi­ nistres dont un seul Syrien: Salah Bitar, ministre d'Etat chargé des questions soulevées par l'intégration des deux provinces. Parmi les onze membres du Comité Exécutif Syrien on compte quatre baathistes ou sympathisants, dont le colonel Sarraj. Des premières constatations s'imposent: les Egyptiens se taillent la part du lion et les baathistes sont peu nombreux aux postes de res­ ponsabilité. En outre on observe que parmi ces derniers, la tendance la plus représentée est celle d'A. Haurani. Ce sera d'ailleurs une cons­ tante: par un de ces raccourcis qui traduisent une méconnaissance profonde des affaires syriennes, Abdel Nasser persistera à voir le Baath à-travers A. Haurani et seulement à-travers lui! Pour l'instant M. Aflaq n'en prend pas ombrage, sachant que ses militants sont ap­ pelés à jouer un rôle d'animation du futur parti unique de la RAU. Le premier anniversaire de la fondation de la RAU est fêté avec éclat. Le succès que remporte Abdel Nasser dans sa tournée àtravers la Syrie montre que la population demeure enthousiaste. Le tableau, pourtant, comporte déjà quelques ombres. Sur le plan éco­ nomique, la Syrie, contrainte de s'aligner sur l'Egypte, a vu se fermer les marchés occidentaux qui lui assuraient une bonne part de ses ex­ portations. La loi de réforme agraire, promulguée le 27 septembre 1958, a eu pour premier résultat une baisse notable de la production. Les mécontents des premières mesures économiques et sociales rendent naturellement le Baath responsable de leurs malheurs, puisque le parti a la tâche de les mettre en oeuvre. Mais celui-ci ne s'en alarme pas, sa préoccupation majeure étant la forte tendance au centralisme qui transparaît dans les décrets présidentiels. Après le remaniement du 7 octobre, les ministres syriens sont un peu plus nombreux dans les instances centrales mais ils sont contraints de résider au Caire et sont souvent sous l'autorité de leurs homologues 107

égyptiens. Le souci primordial d'Abdel Nasser semble être d'amarrer solidement la Syrie à l'Egypte, et ce pour la mettre à l'abri des mena­ ces irakiennes. Cela, les Syriens peuvent le comprendre. Mais il leur est plus difficile d'admettre la méfiance dont le Raïs fait preuve à leur égard. Le malaise va grandissant et n'épargne pas ceux qui furent les ar­ tisans de l'union, c'est à dire les baathistes. La situation est préoccu­ pante. Tous les postes-clés sont occupés par des Egyptiens. Sur 21 ministres, 6 seulement sont baathistes. L'armée syrienne a été dé­ mantelée, la plupart des officiers baathistes ont été envoyés en garni­ son en Haute-Egypte. Le colonel Sarraj, dont l'autorité sur les Services de sécurité en fait le véritable homme fort de la Syrie, a rompu ses liens avec le Baath pour se rapprocher d'Abdel Nasser. Le journal al Baath n'existe plus et ce n'est pas al Sahafa, publié à Beyrouth par la Direction Nationale, qui peut faire le lien entre les mi­ litants. A la faveur de la nouvelle loi sur la presse, deux nouveaux journaux voient le jour à Damas (al Wihda et al Jamahir). Ils passe­ ront pour refléter officieusement les vues du parti dissout mais il est douteux qu'ils fournissent au Baath la possibilité de peser comme par le passé sur les événements. M. Aflaq, tout en étant conscient du malaise de ses troupes, se veut rassurant. On le voit, au début de 1959, multiplier les déclara­ tions exaltant l'unité et les sacrifices qu'elle exige. Pendant combien de temps encore le Secrétaire pourra-t-il feindre d'ignorer la réalité ? Tous ceux qui dénoncent (tout bas) 'Tégyptiannisation" de la Syrie trouvent un porte-parole en la personne d'Afif Bizri, ancien chef d'état-major démis de ses fonctions. Celui-ci rend public, le 10 mai 1959, un manifeste critiquant sévèrement le régime de la RAU, le pouvoir personnel et autoritaire, l'omniprésence des services secrets, la décapitation de l'armée et le "sabotage" de l'économie syrienne. Ce réquisitoire accablant dénonce également l'absence de parlement. Sur ce dernier point, les autorités réagissent et annoncent, huit jours plus tard, des prochaines élections pour constituer la future Assemblée Nationale. La Constitution provisoire prévoyait la formation d'une Union Nationale (UN) "afin de rassembler les forces pour l'édification de la Nation sur une base politique, économique et sociale". Dans l'esprit du président égyptien, l'UN est une organisation unique qui, en tou­ chant tous les aspects de la vie publique, doit permettre l'instauration d'un régime parlementaire en lui donnant ses bases populaires. L'expérience est originale mais le système complexe1. A la base de la pyramide sont les conseils locaux et au sommet un conseil général d'où seront issus la moitié des membres de la future Assemblée. 108

Comment fonctionnera l'UN dans la pratique ? Comment exercera-telle son pouvoir ? Ces questions sont pour l'instant sans réponse. Mais une chose est sûre: le président la contrôlera fermement, no­ tamment en nommant son Bureau et son Secrétaire. Le Baath n'est par débordant d'enthousiasme envers ce qui lui apparaît comme une organisation beaucoup trop vaste pour qu'il puisse efficacement la contrôler. Mieux vaudrait, explique-t-il, peu d'adhérents, mais sincè­ res et efficaces, que des adhérents nombreux où se mêlent "cfes réactionnaires et des opportunistes". Mais qui écoute encore ce que dit le Baath ?... Avec la plus parfaite sérénité, la Direction Nationale demande à ses militants de se lancer sans hésitation dans la campagne électo­ rale. Personne ne semble s'être demandé comment, avec 2.000 mili­ tants, le parti pourra contrôler les 9.445 postes à pourvoir. Personne, non plus, n'a estimé nécessaire de préparer une campagne électo­ rale. Non seulement le Baath pêche par excès de confiance, mais en plus il sous-estime le mécontentement de certaines fractions de la population. Enfin, fatale erreur, il croit pouvoir bénéficier de la bien­ veillance des autorités. La réalité est tout autre. Le Raïs s'irrite des prétentions d'un parti qui, bien que dissout, publie deux journaux à Damas et s'attribue le rôle de guide idéologique de la RAU! Très vite les baathistes constatent qu'une machination est à l'oeuvre pour leur barrer la route. Mais, privés de leur organisation, ils ne peuvent réagir et semblent en plein désarroi, à l'image de leur presse qui hésite, se contredit, et ne trouve rien de mieux à faire que dénoncer l'action des "réactionnaires" infiltrés dans les instances gouvernementales! Bientôt il devient impossible de cacher que les retraits des candidats baathistes ont atteint de gigantesques proportions (200 seulement restent en lice) et que le conflit entre le parti et Abdel Nasser est d'une extrême gravité. Les élections du 8 juillet 1959 donnent satisfaction au Raïs sur au moins un point: le mécontentement s'est exprimé et s'est trouvé canalisé en direction du Baath. C'est lui qui est rendu responsable des maux dont souffre la Syrie. Certains incidents lors du scrutin ont même révélé une franche animosité contre les baathistes. Bien sûr le parti a des élus et notamment ses leaders comme Bitar, Haurani, Kallas, Hamdoun,... Mais même en comptant les sympathisants, on ne trouve que 250 élus, soit 2,6%! L'Union Nationale a désormais sa base en Syrie. Elle regroupe des représentants de toutes les anciennes formations dissoutes (à l'ex­ ception des communistes). Que pourra-t-il sortir d'une ensemble aussi hétérogène ? Les observateurs se posent la question. Quand il leur arrive d'évoquer le Baath, c'est pour en parler comme d'un parti sur 109

le déclin et dont les jours sont comptés. Tout, en effet, confirme une telle analyse. En cet été 1959 il ne reste rien du rêve du Baath de constituer le fer de lance du parti unique en RAU. Après 18 mois d'expérience unitaire, le parti n'a plus d'organisation en Syrie et plus de journaux (ses deux quotidiens ont cessé de paraître). Son rôle est minime dans les instances dirigeantes et négligeable dans le parti unique. Face à ce désastre, la Direction Nationale se décide enfin à réagir. LE TROISIEME CONGRES NATIONAL ET LA CRISE ENTRE LE BAATH ET ABDEL NASSER Le Baath tient son 3ème Congrès National du 27 août au 1er septembre 1959, "quelque part dans la patrie arabe", comme le disent les textes officiels. C'est en fait à Beyrouth que se réunit une centaine de responsables. Le parti étant dissout en Syrie, aucun Syrien (hormis M. Aflaq) n'est présent. En fait aucun nom n'est cité dans les textes et ce n'est pas la vague déclaration publiée par al Sahafa le 2 septem­ bre qui peut dissiper l'impression de mystère qui enveloppe ce congrès. D'entrée, Michel Aflaq doit faire face à la fronde menée par le Secrétaire de la Direction Régionale jordanienne, Abdallah Rimawi. Celui-ci, exilé au Caire depuis son expulsion d'Amman, considère que le leader incontesté du mouvement nationaliste arabe est Abdel Nasser et que tout parti a le devoir de lui apporter un soutien incondi­ tionnel. En outre, il conteste le pouvoir à ses yeux exorbitant de la Direction Nationale et nie aux Syriens le droit d'y siéger. Directement visé par cette attaque, M. Aflaq reçoit le soutien des congressistes, qui décident de destituer le fauteur de trouble. Cette affaire est néanmoins regrettable car elle fait du tort au parti en Jordanie, Rimawi et ses amis y étant très populaires parmi les militants. De plus, Abdel Nasser ne manquera pas d'y voir une manoeuvre dirigée contre lui: le Baath ne vient-il pas d'exclure de ses rangs son plus chaud partisan2 ? A l'ordre du jour du 3ème Congrès figure la dissolution du parti en Syrie. Aflaq ne peut nier que rien ne s'est passé comme il l'avait pré­ dit et que la situation des baathistes en RAU se dégrade. Mais il fait remarquer qu'en cette période critique il ne servirait à rien de polémi­ quer. Le parti doit apparaître fidèle à ses engagements et pour cela il est nécessaire que le Congrès donne son aval à la décision de dissolution prise en février 1958. M. Aflaq a l'avantage de n'avoir au­ cun Syrien en face de lui pour lui apporter la contradiction. Il en 110

profite et sa persuasion l'emporte: le Congrès approuve la décision de dissoudre le Baath en Syrie, prise par la Direction Nationale dix-huit mois plus tôt. Dernier point, et non des moindres, à l'ordre du jour: quelle doit être dorénavant la position du Baath envers les autorités de la RAU ? L'unité est sur une mauvaise voie. Mais de là à le dire tout net et à critiquer Abdel Nasser, il y a un pas que Michel Aflaq se refuse tou­ jours à franchir. Ce serait maladroit, explique-t-il, alors que la popula­ rité du Raïs est immense. La conduite du parti ne serait pas comprise des masses. Le Baath doit montrer qu'il est le gardien vigilant des orientations de la RAU, en apportant à l'unité un soutien critique. En conséquence, le Congrès décide "cfe consolider et d'élargir la coopé­ ration du parti avec la direction de la RAU". Quelle piètre image le Baath ne donne-t-il pas de lui-même à l'issue de ce 3ème Congrès National! Laminé en Syrie par l'appareil politique égyptien, décimé en Irak par la répression, en perte de vitesse au Liban, en sécession en Jordanie, le parti ne trouve rien d'autre à faire que de réaffirmer son attachement à la RAU et sa fidé­ lité au nationalisme arabe. Etait-ce vraiment là le plus urgent ? Ce refus de voir la réalité en face et de prendre des décisions concrètes trahit l'impuissance des dirigeants d'un parti que tout le monde s'ac­ corde à considérer comme moribond. C'est une bien cruelle Némésis qui veut que le partie champion de l'unité arabe ne puisse survivre à la première expérience unitaire! Les militants syriens sont atterrés par les résultats du congrès. Voici quelque temps déjà que les plus clairvoyants ont compris que seul importait désormais de sauver ce qui peut encore l'être du parti dans cette région. Dans l'attente de jours meilleurs, ils s'accrochent donc à l'organisation qu'ils ont maintenue, clandestinement et hors de toute hiérarchie. Parmi les militants, les plus amers sont sans doute les militaires. S'il est une institution que l'unité a malmenée, c'est bien l'armée. Avec application le chef de la RAU s'est employé à détruire l'armée syrienne. Après les officiers sympathisants communistes, ce sont les baathistes qui ont été méthodiquement écartés, envoyés soit à l'étranger, soit en garnison dans d'obscurs villages de Haute Egypte. La prestigieuse Académie militaire de Homs a même été transférée sur les bords du Nil! Ces épurations qui n'osent dire leur nom sont ressenties par les militaires baathistes comme une terrible humiliation. Leur ressentiment se porte contre Abdel Nasser, bien sûr, mais aussi contre la Direction Nationale, qui laisse se développer sans réagir ces atteintes injustifiables à l'intégrité et à l'honneur de la Syrie. Cinq officiers baathistes, que les mutations autoritaires ont ex­ pédiés en Egypte, se réunissent pour confronter leur analyse de la 111

situation. Ces cinq hommes se nomment Mohammed Omran, Salah Jdid, Hafez el Assad, Abdel Karim Joundi et Ahmed el Mir. Ils consi­ dèrent que l'union est engagée dans une mauvaise voie et que la DN est complice de cette déviation. Vers la fin de l'été 1959, c'est à dire au moment même où se tient le 3ème Congrès National, ils fondent dans le plus grand secret un Comité Militaire Baathiste (CMB). Par secret, il faut entendre que ce comité n'est connu ni des autorités de la RAU ni des instances légales du Baath. Des contacts discrets per­ mettent d'accroître rapidement l'effectif du CMB, le portant à 15 membres3. Le Comité, qui tient la dissolution du parti en Syrie pour une erreur dont la DN porte la responsabilité, se donne pour tâche la reconstruction du Baath, en refusant toute coopération avec les élé­ ments qui collaborent avec les autorités de la RAU. L'initiative de ce petit groupe de militaires exilés aura pour l'avenir de la Syrie et du Baath des conséquences déterminantes. Riad Melki est un de ces baathistes qui ne supportent plus de devoir mettre leur drapeau dans leur poche. Ministre de l'Orientation nationale, il a mis à profit la nouvelle loi sur la presse, en mars 1958, pour faciliter la parution de deux journaux baathistes (voir plus haut). N'appréciant guère l'attitude "partisane" de son ministre, Abdel Nasser lui retire d'abord le contrôle de la radio syrienne puis le limoge (14 septembre 1959). Le moment choisi (deux semaines après le con­ grès) et la façon de procéder (l'intéressé apprend sa disgrâce par la presse) montrent, s'il en était encore besoin, les intentions du Raïs envers le Baath. Pour faire bonne mesure, Abdel Nasser dépêche à Damas, muni des pleins pouvoirs, son bras droit et vice-président, le maréchal Abdel Hakim Amer. Celui-ci fait passer sous son autorité le Conseil Exécutif, dernier vestige de l'autonomie syrienne. Désormais la crise est ouverte. L'abcès est crevé. La Direction Nationale se réunit d'urgence et décide de répliquer: ordre est donné aux ministres baathistes de démissionner. Fin décembre 1959, les ministres du gouvernement central (A. Haurani et S. Bitar) et ceux du Conseil Exécutif présentent leurs démissions au Raïs. Ce dernier, qui peut aisément se passer des baathistes, compte tenu de leur faible poids, prend néanmoins leur départ pour une trahi­ son. La campagne anti-communiste, qui se poursuit sans désemparer depuis plus d'un an, se double alors d'une campagne anti-baathiste qui débute avec l'année 1960 et dont se charge le colonel Sarraj, promu adjoint du Consul égyptien. Désormais il ne fait pas bon se dire baathiste ni en RAU ni en Irak! Le 16 mars le Baath publie un manifeste qui marque un tournant dans sa conduite. Après avoir dénoncé "/a campagne tendancieuse" et la répression dont il est l'objet, le parti accuse: "le gouvernement de 112

la RAU est personnel: il repose sur le président, ses services de pro­ pagande et ses services de renseignements!". Jamais le Baath n'a été aussi loin dans ses critiques. Mais en entrant ainsi dans la polé­ mique avec le chef de la RAU, il rompt avec la ligne définie par le dernier Congrès et rend nécessaire une nouvelle réunion de cette instance. LE QUATRIEME CONGRES NATIONAL ET LES DERNIERS MOIS DE LA RAU Le 4ème Congrès National se tient à Beyrouth au mois d'août 1960. Les débats ne feront l'objet d’aucune déclaration officielle. Seul sera publié un document confidentiel qui circulera parmi les militants. Manifestement, les délégués ne sont plus sous l'emprise des propos anesthésiants de Michel Aflaq et sont déterminés à mettre fin à cette descente aux enfers que connaît le Baath depuis deux ans. La nou­ velle génération de militants n'est pas disposée à accepter sans sourciller les décisions de ceux qu'il faut bien appeler désormais les "chefs historiques". De ce point de vue le 4ème CR marque un tournant. Les congressistes examinent d'abord des rapports accablants sur l'état du parti dans les différentes régions. En Irak la situation est si désespérée qu'elle a conduit les baathistes a envisager des solutions extrêmes, comme l'assassinat du général Kassem. L'attentat, perpé­ tré le 7 octobre 1959 a échoué de peu. Mais la répression terrible qui s'en est suivie a brisé ce qui restait de la structure du parti. En Jordanie le parti ne s'est toujours pas relevé de la campagne de ré­ pression menée en 1957. Enfin au Liban, le Baath n'a pas profité de l'installation à Beyrouth de la Direction Nationale et il est, là aussi, en perte de vitesse. La question de la dissolution du parti en Syrie est sans doute le sujet le plus délicat. Cette fois-ci M. Aflaq n'est plus en mesure de justifier le sacrifice consenti par le Baath. Les orateurs qui se succè­ dent à la tribune n'hésitent plus à dire qu'au vu du rôle historique joué par le parti en Syrie, on ne pouvait le dissoudre sans mettre en péril toute son organisation. Persévérer dans cette erreur serait suicidaire. En conséquence les congressistes considèrent que "/a résolution du 3ème Congrès d'approuver la dissolution du parti en RAU a été prise sur la base du fait accompli; rien ne saurait justifier, idéologiquement, cette mesure prise par la Direction en Syrie en 1953'. Les congressis­ tes viennent donc d'apporter un complet désaveu à une initiative dé­ cidée deux ans plus tôt par le fondateur du parti. L'événement est 113

considérable. Est-ce à dire que le Baath s'est trompé en faisant de l'unité arabe son objectif prioritaire ? Non, répondent les congressis­ tes. Le parti a seulement péché par manque de préparation et excès de confiance en Abdel Nasser. Ces erreurs reconnues, le Baath demeure fidèle à ses principes et la RAU représente pour lui une ex­ périence dont la valeur est inestimable. Le parti s'emploiera à la préserver par "une critique constructive du gouvernement. Dans le même temps, les congressistes décident de reconstruire le parti en Syrie, en recommandant qu'une épuration élimine les adhérents que n'animeraient pas les idéaux du Baath et ceux qui y sont entrés par protection (on ne peut s'empêcher de voir là une nouvelle mesure contre les partisans d'Akram Haurani). Un an seulement sépare les 3ème et 4ème Congrès Nationaux, mais la différence est énorme. Le Baath s'est réveillé. M. Aflaq est réélu Secrétaire national mais il a pu mesurer l'ampleur du ressentiment qui existe un peu partout envers lui et les autres chefs historiques. Comme on peut l'imaginer, ce Congrès n'arrange pas les relations entre le Baath et Abdel Nasser. Ce n'est pas ici le lieu d'analyser le bilan de la RAU en Syrie. Il faut tout de même noter qu'à peu près toutes les catégories sociales ont des raisons de se plaindre. De la réforme agraire qui traîne en longueur à l'imposition du syndicat ouvrier unique, en passant par les 600 officiers mutés en Egypte, les sujets de mécontentements ne manquent pas. L'union a bouleversé les habitudes politiques syrien­ nes. L'ancienne classe de notables a perdu de son influence. Désormais le pouvoir à Damas est aux mains de ceux dont les amis sont haut placés au Caire. Tout se fait, tout se décide dans la capitale égyptienne. Le pays est de plus quadrillé par un réseau serré d'agents de renseignements (moukhabarat). Il serait erroné d'en déduire que la Syrie est peuplée de 6 millions d'habitants qui ne demandent qu'à rompre avec la RAU. Mais le malaise est bien réel. Un signe en est la pétition signée par des personnalités politiques et adressée à Abdel Nasser pour lui demander de rétablir la démocratie et de "mettre un terme à l'arbitraire des dirigeants de la Province Nord qui vit de plus en plus sous un régime de dictature". Akram Haurani est parmi les signataires. Du fond de sa retraite de Hama, où il s'est retiré depuis sa démission de son poste de ministre, Haurani a pratiquement cessé tout contact avec le Baath. Il ne croit plus à l'union et encore moins à un avenir quelconque pour le parti. "Prenons garde, écrivait Michel Aflaq en 1958, que l'unité ne soit tissée avec les fils de la division". Ces craintes se matérialisent. Trois ans après sa fondation, la RAU bat de l'aile. Le sentiment de désillu­ sion s'insinue un peu partout en Syrie, entretenu par ceux que l'unité avait mis sur la touche et qui se reprennent à espérer. Désillusion 114

aussi sur le plan arabe: aucune région n'est venue se joindre à la RAU. L'élan unitaire semble brisé. La Syrie n'imagine plus son avenir. LE COUP D’ETAT SEPARATISTE ET LES BAATH

REACTIONS

DU

A l'aube du 28 septembre 1961, le consul égyptien à Damas, le maréchal Abdel Hakim Amer, est réveillé en sursaut. On lui apprend que deux escadrons de chars ont fait leur apparition dans la ville et occupé les points stratégiques. Le maréchal cherche à prendre con­ tact avec les responsables du mouvement mais ceux-ci ne sont pas disposés à parlementer. A 7 heures Radio-Damas donne lecture d'un communiqué du "Haut Commandement Révolutionnaire des Forces Armées": la République Arabe Syrienne est proclamée! Le Caire réagit avec promptitude. A 8 heures 45 Abdel Nasser prononce une allocution dénonçant "l'action irréfléchie de certains égarés" et décide l'envoi de parachutistes égyptiens à Latakieh. La situation demeure indécise toute la journée puis, le soir, la garnison d'Alep annonce son ralliement au mouvement. Dès lors la cause est entendue. Abdel Nasser, qui ne tient pas à maintenir l'unité au moyen d'un corps expéditionnaire, rappelle ses forces et le lendemain le maréchal Amer regagne l'Egypte. Qui sont ces hommes qui ont pris la lourde responsabilité de faire entrer la Syrie dans "l'ère séparatiste" (fatrat al infisal) ? L'affaire a été montée par un groupe d'officiers damascènes, presque tous sun­ nites, avec à leur tête le colonel Abdel Karim Nahlawi. Sont-ils anti­ unionistes ? Pas vraiment. Ils justifient leur action par la volonté de voir la Syrie retrouver son indépendance, mais dans le cadre d'une union mieux comprise. Pour Abdel Nasser, ce "coup de poignard dans le dos" de l'unité ne saurait réduire à néant des institutions que le peuple des deux régions a approuvé à 99%. Pas question de recon­ naître ce nouveau pouvoir! Dès le lendemain du coup d'Etat, la Voix des Arabes, émettant du Caire, commence une violente campagne contre les "infisali" (sécessionnistes). A gauche, le PCS approuve sans réserve "la victoire remportée par le peuple syrien en collaboration avec son armée". Mais il n'em­ pêche que Khaled Bagdach sera immédiatement refoulé par les auto­ rités à son retour à Damas un mois plus tard. Pour le Baath les choses sont moins simples. Le parti n'a aucune responsabilité dans l'événement. Le Comité Militaire Baathiste (CMB) y est tout aussi étranger. Réunie d'urgence à Beyrouth (5 octobre), la Direction Nationale condamne la sécession, qualifiée de "catastrophe", mais 115

relève qu'Abdel Nasser en porte la responsabilité. Ces déclarations ne sauraient masquer le profond désarroi du parti. Dans les jours qui suivent le coup d'Etat, 22 personnalités signent un manifeste approu­ vant l'action de l'armée contre "le régime de terreur et de déviation instauré en Egypte et en Syrie". Parmi les signataires on trouve les noms de Sabri Assali, Khaled el Azm, Akram Haurani (ce qui ne sur­ prend plus personne) et... Salah Bitar. Manque de réflexion, précipi­ tation, "regrettable erreur” , comme l’intéressé le dira lui-même plus tard ? C'est surtout le signe de la confusion où se trouvent les baathistes. Quels sont les sentiments, en cet automne 1961, des militants syriens ? Que ressentent ces hommes qui depuis trois ans ont connu espoirs, désillusions et persécutions, et n'ont cessé de se demander comment leur parti en était arrivé là ? C'est précisément par la ré­ ponse qu'ils donnent à cette lancinante question que peuvent être classés selon diverses tendances les baathistes syriens. Il y a d'abord ceux qui ont perdu toute confiance dans le parti et considèrent qu'il est vain de vouloir le reconstruire. Ceux-là créent une nouvelle for­ mation, le Mouvement des Socialistes Unionistes (MSU), décidée à apporter au président égyptien un soutien inconditionnel et dont l'ob­ jectif est le retour à la RAU. Leurs dirigeants sont Sami el Joundi et Sami Soufan. A l'opposé se trouvent ceux qui rejettent toute la res­ ponsabilité de l'échec sur le régime nassérien. Pour eux, la tâche prioritaire est la reconstruction du Baath en Syrie, sous l'égide de la Direction Nationale. Leur soutien indéfectible aux chefs historiques leur vaut l'appellation de baathistes orthodoxes. Entre ces deux posi­ tions se situent les militants qui voient dans la dissolution du Baath la source de tous les maux. Autrement dit Michel Aflaq, Salah Bitar et Akram Haurani sont responsables des malheurs du parti. Aussi est-ce sans eux, hors d'eux et accessoirement contre eux que le parti doit se réorganiser. Ces baathistes, animés d'un égal ressentiment envers le régime nassérien et la Direction Nationale, considèrent que les inté­ rêts du Baath en Syrie priment toute autre considération, y compris les impératifs de l'unité. Cela leur vaudra d'être désignés sous le nom de "régionalistes" par leurs adversaires, mot qui a dans le vocabulaire baathiste, rappelons-le, une connotation nettement péjorative. Ces hommes se sentent proches de l'un des fondateurs du parti, Zéki Arsouzy, dorénavant retiré à Latakieh. Faisant part à ses amis des sentiments que lui inspire l'union syro-égyptienne, Arsouzy a eu des mots très durs contre Michel Aflaq, stigmatisant l'improvisation de ses initiatives et par dessus tout sa décision irréfléchie de dissoudre le parti. Les régionalistes ont maintenu, clandestinement et contraire­ ment aux instructions, un minimum de structure et d'organisation. Ils 116

disposent de ce fait d'un avantage certain sur la Direction Nationale et ses partisans dans l'entreprise de reconstruction du parti. Parmi les régionalistes se trouvent de nombreux alaouites^(proches de Wahib Ghanem), qui ont durement ressenti la disparition du Baath en Syrie, le parti étant pour eux un moyen d'instaurer un système qui préserve les chances et les droits des communautés minoritaires. Les mem­ bres du Comité Militaire Baathiste (CMB) font à peu près la même analyse que les régionalistes, bien qu'ils n'aient pour l'instant aucune relation avec eux. Ils rejettent sur la Vieille Garde, Aflaq, Bitar et leurs amis, la responsabilité de la désorganisation du parti. Mais par un ré­ flexe bien militaire, ils ne sont pas loin d'étendre cette responsabilité à tous les baathistes civils. Pour l'instant le CMB continue d'accroître, méthodiquement et discrètement, son influence dans l'armée. Enfin, tout à fait à la frange du parti, les partisans d'A. Haurani voient dans la sécession un événement qui comble leurs voeux. Si pour eux l'union est morte, le Baath l'est aussi. Ils retrouvent donc leur auto­ nomie, qu'ils n'avaient en fait jamais abandonnée. Le Baath, travaillé par ces différents courants, n'est plus en Syrie qu'un corps désarticulé. Pendant que le parti se débat dans ses pro­ blèmes internes et règle ses comptes avec Abdel Nasser, le régime séparatiste s'installe. L'armée veut éviter le retour des anciens partis sur la scène politique et souhaite "un rassemblement populaire autour des principes de la Révolution arabe". Avec un mot d'ordre aussi vague, les militaires convainquent aisément les politiciens de se mettre d'accord sur un pacte national, signé le 10 novembre 1961 par 63 personnalités, dont trois baathistes (ou sympathisants, on ne sait plus très bien): Akram Haurani, Riad Melki et Salah Bitar. Contrairement à ce qu'il redoutait, les résultats du scrutin du 1er décembre ne sont pas catastrophiques pour le Baath. A. Haurani et ses amis sont élus à Hama. Le parti est victorieux à Latakieh (W. Ghanem), à Banias et à Suwayda, mais il est défait à Homs et à Damas, où S. Bitar est battu sans rémission. On compte en tout 8 baathistes et une dizaine de sympathisants dans la nouvelle Assemblée. Le Parti du Peuple a 33 élus, le Parti National 20 et les Indépendants 76. Deux populistes, Nazem Qudsi et Marouf Dawalibi, sont Président de la République et chef du gouvernement. La victoire des conservateurs vient de ramener le pays exactement à la situation de 1954. La montée de la gauche et la première expérience unitaire se trouvent biffées d'un trait! Mais si la RAU est une page tournée, cette page a laissé des souvenirs. Alors que la droite entreprend sans tarder l'éradication des réformes socialistes, de violentes manifesta­ tions éclatent un peu partout, avec la participation de militants baathistes. L'armée s'inquiète de cette agitation. Mais elle s'alarme 117

encore plus du rapprochement avec l'Irak, opéré par le Parti du Peuple. Après la rencontre entre les deux chefs d'Etat du 15 mars 1962, l'unité entre la Syrie et l'Irak est en marche. L'affaire provoque l'émoi dans les casernes. Le Haut Com­ mandement passe à l'action à l'aube du 28 mars, arrêtant Président, ministres et députés. Mais ce "coup rectificatif" du colonel Nahlawi est jugé disproportionné par de nombreux officiers qui suspectent son auteur de poursuivre des visées personnelles. La garnison d'Alep s'y oppose même résolument. Dans la grande métropole du Nord, des officiers pro-nassériens hissent sur la citadelle le drapeau de la RAU. Tous ces événements placent les militaires baathistes en fâcheuse posture. Les membres du CMB, emprisonnés en Egypte lors du déclenchement du coup d'Etat séparatiste, ont été finalement libérés et ont regagné la Syrie. Mais la plupart d'entre eux ont été frappés par la mesure gouvernementale du 5 décembre 1961 excluant de l'armée 62 officiers. C'est le cas, entre autres, de Hafez el Assad et Mustapha Tlass. Quand les officiers pro-nassériens Jassim Alwan et Luay Atassi déclenchent leur action à Alep, le représentant du CMB dans la place, Hamad Ubayd, ne peut rester à l'écart. Avec d'autres officiers baathistes venus le rejoindre, il tente de maîtriser la situation. Mais elle lui échappe comme elle échappe aux autres! La Syrie a connu au cours de son histoire des périodes confuses, mais celle qui s'ouvre en ce début d'avril 1962 restera dans les anna­ les. Les institutions suspendues, le chef de l'Etat emprisonné, les mili­ taires d'Alep soulevés contre ceux de Damas: la situation semble in­ extricable. L'armée, en plein désarroi, se désagrège d'heure en heure. Des combats sont signalés à Homs et en divers endroits. Des officiers de la garnison blindée de Tadmor lancent alors un appel pressant à l'unité de l'armée et menacent d'intervenir directement si les combats se poursuivent. Le chaos va grandissant et la Syrie est au bord du gouffre. La raison semble finalement l'emporter quand 41 officiers de toutes les régions militaires se réunissent à Homs pour mettre un terme au conflit en écartant momentanément les fauteurs de troubles. Nahlawi et six de ses collègues sont envoyés dans des postes à l'étranger. Le Haut Commandement est remanié et des mesures d'exclusion sont prises à l'encontre de nombreux officiers pronassériens et baathistes. Parmi les premiers, beaucoup se sont déjà enfuis au Caire, tandis que des baathistes trouvaient refuge au Liban (Hafez el Assad et Salah Jdid, membres du CMB, sont du nombre). Toutes ces initiatives sont-elles propres à calmer les passions ? On peut en douter, chaque tendance s'estimant lésée par rapport aux autres. Quoi qu'il en soit, l'armée ayant montré par ses divisions qu'elle ne pouvait assumer le pouvoir, les militaires rendent la 118

présidence de la République à N. Qudsi. Dans le nouveau gouvernement formé en majorité d'indépendants, on trouve A. Haurani et un baathiste orthodoxe, Abdallah Abdel Daïm, à l'Information. Alors que la Syrie donne des signes de décomposition alarmants, le Baath est hors jeu, n'ayant plus la possibilité d'influer sur quoi que ce soit. Même le CMB, pourtant bien organisé, est en mauvaise pos­ ture. Ses membres payent l'échec du soulèvement d'Alep où ils se sont laissés entraîner. Ceux qui se sont réfugiés au Liban ont été ex­ tradés. Hamad Ubayd, Salah Jdid, Hafez el Assad, Mustapha Tlass et d'autres sont emprisonnés et vont être traduits en justice. Il est vrai qu'en accaparant l'attention des autorités, les unionistes pronassériens fournissent aux baathistes des conditions propices pour se réorganiser hors des projecteurs de l'actualité. Mais en laissant aux premiers le monopole de la lutte contre la réaction, le Baath perd en­ core du terrain. Il est urgent qu'il retrouve sa place sur la scène politi­ que syrienne. Ce sera la tâche prioritaire du Congrès National convoqué pour le mois de mai 1962. LE CINQUIEME CONGRES NATIONAL ET LA RECONSTRUCTION DU BAATH EN SYRIE C'est à Homs que s'ouvre, le 8 mai 1962, le 5ème Congrès National du Baath, première réunion du genre depuis la fin de la RAU. Confirmant les prises de position et les analyses de la Direction Nationale, le Congrès condamne sans appel le coup d'Etat séparatiste et se range à l'opinion qu'exprimait Michel Aflaq trois mois plus tôt: "Quelle que soit leur gravité, les erreurs commises par le régime de la RAU ne justifient pas la sécession". Concrètement, quelle réplique le Baath apporte-t-il à "/a grande conspiration du siècle" contre l'unité arabe, à laquelle ont participé "le colonialisme, Israël, les communis­ tes, la réaction arabe et les progressistes opportunistes" ? D'abord des mesures internes: tout baathiste convaincu de relations avec le régime séparatiste sera exclu du parti (l'unique ministre baathiste du gouvernement démissionne). Ensuite le Baath définit le cadre d'un nouveau projet unitaire, Etat fédéral dans lequel chaque province conservera ses pouvoirs et ses institutions. Cela suppose bien évi­ demment la reconstruction du Baath en Syrie. Sur le sujet, Michel Aflaq a son idée et il l'expose devant des congressistes, parmi lesquels... il n'y a pas de Syriens! Il est exact que l'absence de struc­ ture dans cette région depuis quatre ans empêchait l'élection dans les formes des représentants au Congrès. Il semble néanmoins que des 119

dispositions auraient pu être prises pour assurer la présence d'une délégation syrienne, compte tenu des circonstances. Mais il est clair que M. Aflaq et ses amis ont préféré n'inviter aucun Syrien plutôt que de prendre le risque de faire participer des régionalistes aux débats! En l'absence de toute contestation, la Direction Nationale rallie le Congrès à sa façon de voir: c'est elle qui se chargera de la réorgani­ sation du Baath en Syrie et elle est pour ce faire investie de tous les pouvoirs. Elle attendant de réunir dès que possible un Congrès Régional, elle nommera une Direction provisoire, à laquelle pourront participer des non-Syriens. On voit, dès lors, que la volonté de M. Aflaq de reconstruire le parti en Syrie sans les Syriens est patente. C'est en quelque sorte la réponse aux régionalistes qui, eux, veulent reconstruire le parti sans M. Aflaq et sans la Direction Nationale. L'opération est donc placée d'emblée sous le signe de la méfiance. L’importance de l'affaire syrienne n'empêche pas les congressistes de faire le point sur la situation du Baath dans les autres régions. Pour la première fois depuis longtemps, il existe des motifs de satis­ faction. En Irak, après la sanglante répression dont il a fait les frais, le parti s'est clandestinement reconstitué sous l'impulsion de Ali Salah Saadi. 800 adhérents, c’est encore peu de chose, mais l'organisation est solide. La conduite courageuse des militants attire au parti un nombre croissant de sympathisants, lassés du régime et des exac­ tions des communistes. Enfin, au Yémen du Nord, le Baath a parti­ cipé à la révolution qui vient de renverser la monarchie (26 septembre 1962). Le vice-président du nouveau Conseil de la révolution et le chef du gouvernement sont baathistes. Le 5ème Congrès National réélit M. Aflaq au poste de Secrétaire et se choisit une Direction de 10 membres où les Libanais dominent et d'où ont été éliminés tous les suspects de "régionalisme". Dès la réunion achevée, les décisions sont mises en pratique. En juin 1962, la Direction Nationale désigne une Direction Régionale provisoire sy­ rienne (S. Bitar et M. Aflaq en font partie) qui entreprend de rassem­ bler les militants. Mais cette instance est bien obligée de déléguer à des cadres du parti la décision finale sur le choix des candidatures, à l'échelon local. Ces cadres sont pour la plupart des baathistes qui, refusant dès le début la dissolution du parti, avaient maintenu un minimum de contacts entre les branches. Ainsi donc, la nouvelle or­ ganisation que la DN tente de mettre sur pied s'appuie sur les vesti­ ges de l'ancienne structure, elle-même entièrement aux mains des régionalistes. Cette position de force permet à ces derniers de faire entrer dans le parti et de placer à des postes clés des hommes de leur tendance. D'ailleurs, au moment où se tenait le dernier Congrès National, des "partisans non organisés, venant de tous les 120

mohafazats de Syrie", se réunissaient dans le plus grand secret et mettaient au point leur stratégie. Ainsi donc apparaît une nouvelle génération de militants, de tendance beaucoup.plus radicale. Ces hommes n'ont pas vécu l'époque héroïque du parti. Ils n'ont pas à l'égard de la Vieille Garde le respect que peuvent avoir leurs aînés. Les multiples précautions prises par M. Aflaq et ses amis pour remodeler le Baath selon leurs voeux buttent sur d'insurmontables obstacles. Le parti se cloisonne. Tout est en place pour que se déclenchent de sourdes luttes d'influence, dans la plus pure tradition baathiste, c'est à dire dans la coulisse. Le Congrès avait condamné — sans les nommer — Akram Haurani et ses partisans, pour leur collaboration avec le régime sépa­ ratiste. Un mois plus tard, le député de Hama publie un communiqué critiquant le rôle du Baath dans la RAU et affirmant son opposition à toute nouvelle expérience unitaire avec l'Egypte. Le lendemain, la Direction Nationale annonce que les signataires de ce communiqué se sont exclus eux-mêmes du parti, pour en avoir "brisé son unité na­ tionale". Ainsi s'achèvent huit années de lutte en commun entre le Baath et le PSA. Réalisée en 1953, la fusion entre les deux forma­ tions ne fut jamais effective, même si elle permit le décollage du parti. La mesure prise aujourd'hui ne change donc pas grand-chose mais a le mérite de clarifier la situation. Le 21 juillet 1962 le journal al Baath reparaît, après quatre ans d'absence, sous la forme d'un hebdomadaire. La situation du parti ne s'améliore pas pour autant. Bien au contraire: beaucoup de baathistes sont encore en prison et les autres sont systématiquement écartés de l'Administration. Dans le même temps, les unionistes pro-nassériens ont le vent en poupe, soutenus par la propagande et l'aide matérielle du Caire, où un certain colonel Sarraj est très actif. L'Egypte nassérienne entend montrer qu'elle est plus que jamais à la tête de la Révolution arabe, comme en témoigne sa Charte d'action nationale, publiée le 30 juin 1962. Cet important document, tout en rejetant le marxisme et la dictature du prolétariat, pose les principes d'un socia­ lisme arabe, scientifique et humaniste. Le gouvernement syrien a des préoccupations plus terre à terre. Aux prises avec les manifestations, les grèves, l'agitation pro-nassérienne, la dévaluation de la Livre, il est ballotté par les événements et s'en tire en promettant des élec­ tions pour l'année prochaine. Alors que la Syrie va à la dérive, au matin du 8 février (14 Ramadan) 1963 éclate la grande nouvelle: des officiers irakiens viennent de renverser le général Kassem et de prendre le pouvoir en Irak. Ces hommes sont connus pour leur appartenance au Baath. C'est le cas du premier ministre, le général Hassan el Bakr. Pour le 121

régime de Damas, c'est un coup dur. Pour les baathistes syriens, c'est un formidable encouragement. Réunie d'urgence à Beyrouth, la Direction Nationale envoie M. Aflaq à Bagdad pour aider à consolider par tous les moyens la position du Baath. C'est en effet pour avoir négligé cette tâche que le parti connut sa désillusion en 19584. Après l'Irak, la Syrie ? De l'avis des observateurs, la prise du pou­ voir par le Baath à Damas est hautement improbable, même si tout le monde s'accorde à penser que les jours du régime séparatiste sont comptés. Trop faible, le parti n'est plus dans la course. Ici ce sont les pro-nassériens qui mènent la danse. Telle est effectivement l'impres­ sion que l'on a de la situation politique syrienne, car on ignore deux éléments: dans le plus grand secret, le Baath poursuit sa réorganisa­ tion et, toujours dans le plus grand secret, des officiers baathistes étendent leur influence dans l'armée. Le 20 février 1963 un groupe de 16 officiers pro-nassériens et baathistes (dont trois membres du CMB), mené par le colonel Luay Atassi, envoie un message de soutien au nouveau chef de l'Etat ira­ kien, le général Abdel Salam Aref. Ils demandent dans le même temps aux autorités syriennes la libération immédiate de tous les of­ ficiers emprisonnés. Le gouvernement réplique en faisant arrêter le colonel Atassi. L'épreuve de force est engagée.

CINQUIEME PARTIE

LE BAATH AU POUVOIR: LA DISCORDE 1963 - 1965

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V

LA REVOLUTION DU 12 CHAWAL (8 MARS 1963)

Quand le commandant des unités du front Sud, Ziad Hariri, apprend que le gouvernement lui retire ses responsabilités et l'envoie comme attaché en Jordanie, il refuse tout net de se soumettre et décide de passer à l'action contre ce régime en pleine décomposition. A la tête d'une colonne blindée, il fait mouvement vers Damas. Toute la hiérarchie militaire est immédiatement au courant et laisse faire. Les officiers du Comité Militaire Baathiste, qui ont vite compris que dans quelques heures le pouvoir sera vacant, jugent l'affaire suffi­ samment importante pour prendre contact avec la Direction Nationale. Cessant enfin leur jeu de cache-cache, toutes les structu­ res du Baath, civiles et militaires, coopèrent. Les blindés de Z. Hariri arrivent à Damas à l'aube du 8 mars 1963. Les bâtiments officiels sont occupés, des personnalités politiques arrêtées (dont Akram Haurani) et déchues de leurs droits civiques. Le régime séparatiste s'effondre sans la moindre résistance. Dans le même temps, une réunion regroupe des membres de la Direction Nationale, de la Direction Régionale provisoire et de ce que l'on nommera désormais l'Organisation Militaire Baathiste (OMB). Il s'agit de se concerter pour "transformer le coup d'Etat en authentique révolution", selon les voeux du Baath. Au soir du 8 mars, Radio-Damas annonce la formation d'un Conseil National du Commandement de la Révolution (CNCR) et donne lecture en son nom du premier communiqué. Le texte, après avoir expliqué que la réaction a comploté contre l'unité et la républi­ que, annonce que l'initiative que vient de prendre l'armée "a pour 125

objet de remettre la Syrie à sa place dans le cortège des pays pro­ gressistes sous la bannière de l'unité, de la liberté et du socialisme". On relève avec intérêt que ce communiqué emprunte beaucoup au vocabulaire baathiste, jusqu'à prendre pour conclusion ce qui est depuis quelque temps la devise du parti: unité, liberté, socialisme! On comprend dès lors pourquoi la Révolution irakienne du 14 Ramadan (8 février) salue avec ferveur la Révolution soeur du 12 Chawal (8 mars) à Damas! Au Caire on est plus circonspect. On attend d'en savoir un peu plus sur les nouveaux maîtres de la Syrie. Tout le monde est dans le même cas. Ziad Hariri, général sunnite indépendant des groupes politiques, a été récompensé de son action par un poste de chef d'état-major. Mais il est évident qu'il n'est pas l'homme fort à Damas. La plus haute instance du régime est le CNCR, dont la composition est pour l'instant mystérieuse. Ce Conseil réunit 10 officiers représentatifs des courants qui traversent l'armée, c'est à dire baathistes, pro-nassériens et indépendants. Le Baath a deux représentants au CNCR: Salah Jdid et Mohammed Omran. La présidence du Conseil est assurée par Luay Atassi, un officier estimé de tous. Le lendemain du coup d'Etat le CNCR charge Salah Bitar de for­ mer un gouvernement, où nassériens et baathistes se partagent équi­ tablement les 20 postes. Ces derniers sont tous de la tendance ortho­ doxe, proche de Michel Aflaq, à l'exception du ministre de l'Intérieur, le général Amine el Hafez. Ce sunnite originaire d'Alep n'a jamais été membre du CMB mais sa compétence et ses qualités personnelles en font un homme très utile pour faciliter la progression du Baath, tout en permettant à l'OMB de rester dans la coulisse. La date du 8 mars 1963 est en général considérée comme celle de l'arrivée du Baath au pouvoir. C'est là une facilité chronologique qui ne reflète pas la réalité. Le Baath n'est alors que codétenteur du pouvoir et il est loin d'être en position de force. L'initiative du général Hariri l'a mis devant le fait accompli, le forçant à sortir de sa réserve et à prendre ses responsabilités. Même dans l'armée, l'Organisation Militaire Baathiste est loin d'être prépondérante. Sur le plan politique, les formations pro-nassériennes (MSU, FAU et MNA)1 ne sont pas très structurées mais profitent de l'immense popularité d'Abdel Nasser en Syrie et peuvent donc compter sur le soutien d'une très importante fraction de la population. Dans un climat de bipolarisation entre pro et anti-nassériens, le message du Baath est trop nuancé (l'union sous certaines conditions) pour être entendu. En outre le ressentiment contre lui est toujours très répandu: on l'accuse, selon les opinions de chacun, soit d'avoir lancé la Syrie dans la catastrophique aventure de l'union, soit d'avoir torpillé la RAU. Mais cela n'entame pas la 126

détermination des baathistes. Jamais ils n’ont été aussi proches du pouvoir. L'exemple de leurs camarades irakiens est là pour leur montrer la voie. x Car tel est bien l'objectif du Baath: le pouvoir. Pour y parvenir, il faut être présent partout, à tous les niveaux de l'appareil administratif, et il faut accélérer la reconstruction du parti. Plus question, dans ces conditions, d'imposer deux ans de "noviciat" aux postulants, alors qu'il faut d'urgence gonfler les effectifs. La Direction Régionale décide donc de supprimer officiellement cette période de probation et de faire des nouveaux adhérents des membres actifs, sans délai. La tendance précédemment observée va donc se renforcer: chaque res­ ponsable de branche a désormais toute latitude pour faire entrer dans le parti des hommes dont il se sent proche aussi bien au niveau des idées que des origines géographiques, confessionnelles, ethniques, etc... Une certaine forme de clientélisme s'instaure, l'adhésion au Baath devenant un moyen d’obtenir des avantages divers (professionnels ou autres) pour chaque individu et sa famille. On n'assiste donc pas seulement à la reconstruction du parti, mais aussi à sa transformation. L'afflux d'adhérents d'origine rurale en change le visage. Ceux-ci proviennent de confessions minoritaires: ismaïliens, druzes et surtout alaouites de la région de Latakieh. La Direction Nationale est-elle informée de ces pratiques ? C'est fort probable mais cela ne change rien. Que pourrait-elle faire ? La Vieille Garde assiste impuissante à cette mutation du parti, avec peut-être le secret espoir de reprendre plus tard les choses en mains. Des phénomènes identiques touchent l'OMB. Dès la fin du mois de mars 1963, une succession de purges s'abat sur l'armée: 700 officiers en font les frais! Pour les remplacer, chaque tendance du CNCR s'emploie à as­ surer la promotion de ses sympathisants. Il apparaît très vite qu'à ce petit jeu les baathistes sont experts. Les positions clés qu'ils détien­ nent leurs permettent de surveiller les affectations. Ces officiers, de confessions minoritaires pour la plupart, favorisent donc leurs coreli­ gionnaires. Là aussi, ismaïliens, druzes et alaouites entrent en nom­ bre dans l'armée. La promotion de ces derniers est particulièrement spectaculaire puisqu'ils représentent à peu près la moitié des 700 of­ ficiers nouvellement promus. Trois baathistes alaouites, Salah Jdid, Mohammed Omran et Hafez el Assad sont à l'origine de ce recrute­ ment préférentiel dont l'effet est de confessionnaliser l'armée syrienne2. Pour les observateurs, le coup d'Etat du 8 mars 1963 s'inscrit dans la longue suite de soubresauts qu'a connue la Syrie. Pour le Baath, ce qui s'est passé ce jour-là est une révolution. L'avenir montrera qu'il a raison. A partir du 8 mars la Syrie ouvre un nouveau chapitre de son 127

histoire. Elle va, par la volonté d'un parti, se faire un nouveau visage. Les signes en sont déjà perceptibles. Le gouvernement de S. Bitar frappe d'abord par sa jeunesse (41 ans de moyenne d'âge). Ensuite, tous les ministres sauf cinq sont d'origine rurale: cela ne s'était jamais vu. Le Baath, conscient que sa faiblesse l’empêche d'assumer seul le pouvoir, bâtit sa stratégie en conséquence. C'est le début de la "grande manoeuvre" dont parle E. Saab, "l'une des plus habiles peutêtre de l'histoire de ces pays. Elle permet à un parti qui ne comptait en tout et malgré le succès qu'il venait de remporter sur les bords du Tigre, où il s'était emparé du pouvoir, que 2000 militants et quelques dizaines d'officiers, d'écarter un à un ses innombrables adversaires, en coopérant avec les uns pour éliminer les autres, mais en prenant soin de ne plus jamais laisser aux vaincus la possibilité de réagir ou de se vengerJ'3. LA CHARTE DU 17 AVRIL 1963 Mise sous le boisseau durant les deux années du régime sépara­ tiste, l'unité redevient d'actualité. Deux jours après la révolution syrienne, une délégation irakienne menée par le baathiste Ali Salah Saadi est à Damas. Les Irakiens conçoivent l'unité de manière très large, ouverte dès maintenant aux cinq Etats arabes "libérés": Syrie, Irak, Egypte, Yémen, Algérie. Les Syriens, plus prudents, tempèrent l'ardeur de leurs interlocuteurs et les persuadent de commencer par une unité entre Le Caire, Damas et Bagdad. Le 11 mars la délégation irakienne est en Egypte où elle convainc sans trop de difficultés les autorités de participer à des négociations tripartites. Le processus de l'union est à nouveau engagé. Les baathistes syriens sont loin de partager l'impatience de leurs camarades irakiens. Si cela ne tenait qu'à eux, les négociations at­ tendraient encore un peu. Juste le temps, par exemple, d'éliminer leurs adversaires à Damas. Mais cela ne tient pas qu'à eux. Face à la personnalité d'Abdel Nasser et à son ascendant sur les foules syrien­ nes, le Baath ne fait pas le poids. Dans un tel contexte, émettre des réserves sur l'union est tout aussi suicidaire que de s'y lancer à corps perdu. Aussi le consensus se dégage-t-il facilement au sein du Baath. Régionalistes, partisans de la DN et militaires sont tacitement d'accord pour discuter avec les Egyptiens et les Irakiens, étant enten­ du que cela ne doit en aucune façon porter atteinte à l'objectif pri­ mordial qu’est la mainmise totale du parti sur le pouvoir à Damas. C'est donc un jeu subtil et périlleux que va mener le Baath: il va se faire l'avocat de l'unité tout en écartant du pouvoir les partisans 128

d'Abdel Nasser, l'homme qui personnalise aux yeux du peuple cette unité. Les négociations entre Syriens, Irakiens et Egyptiens vont se tenir au Caire, en trois séances distinctes, en mars et avril 1963. On en connaît la teneur grâce au journal égyptien al Ahram qui en a publié le procès-verbal le 21 juin. C'est, comme le dit John Devlin, "un des plus curieux documents sur la politique arabe contemporaine". Cette source n'offre malheureusement pas toutes les garanties d'objectivité puisque sa publication visait essentiellement à confondre la mauvaise foi des baathistes syriens. Tout y est donc ordonné et agencé pour mettre en valeur et la personne et les opinions d'Abdel Nasser, que l'on voit exposer longuement ses thèses, apostropher ses interlocu­ teurs et à l'occasion les réprimander. Ces réserves étant faites, il reste que ce document est d'un intérêt considérable car il jette sur les relations inter-arabes une lumière nouvelle, à cent lieues des discours officiels. On y relève aussi avec intérêt des éléments révélateurs de la stratégie du Baath — les Egyptiens diraient: de sa duplicité4. La délégation syrienne qui arrive au Caire le 14 mars ne comprend qu'un seul baathiste, Abdel Karim Zuhur, ministre de l'Economie. D'entrée, on constate que le Raïs tient à régler certains points du con­ tentieux syro-égyptien. Ensuite, voulant savoir avec qui il négocie, il pose une question qui embarrasse prodigieusement ses interlocu­ teurs: qui gouverne en Syrie? Ce n'est que pressés de questions que ceux-ci révèlent les noms des dix militaires membres du CNCR, pré­ cisant qu'ils seront bientôt rejoints par dix civils. Quand A.K. Zuhur ajoute négligemment qu'il verrait très bien sept d’entre eux être baa­ thistes, c'est le signal pour Abdel Nasser d'une suite de critiques contre le Baath et son refus de partager le pouvoir. Cette séance de négociations, qui n'aboutit à aucun résultat concret, révèle le mur de méfiance dressé entre le parti et le Raïs. Celui-ci a bien compris la manoeuvre: il sait que le Baath cherche uniquement la caution de l'Egypte pour asseoir son pouvoir. Il craint que les régimes baathistes de Damas et de Bagdad le mettent, selon sa propre expression, entre le marteau et l'enclume. C’est pourquoi il exige que le Baath, au moins en Syrie, partage le pouvoir avec les unionistes. Dans le pays, des manifestations pro-nassériennes ont commencé à Damas comme à Alep, pour influencer les négociateurs. Le ministre de l'Intérieur, Amine el Hafez, les disperse sans ménagement pour faire comprendre que le Baath ne tolérera pas ce genre de pression. Ni d'autres d'ailleurs: une quinzaine de personnalités syriennes pronassériennes, dont le colonel Sarraj, sont refoulées dès leur arrivée à l'aéroport de Damas, sur l'ordre de M. Aflaq lui-même. Ce climat de tension va peser lourdement sur la seconde séance de négociations 129

qui s'ouvre au Caire le 19 mars. Cette fois-ci le Baath a fait donner les ténors: Michel Aflaq et Salah Bitar sont présents. Les comptesrendus publiés donnent l'image d'un Abdel Nasser plus impérial que jamais, accablant sous les reproches les chefs du Baath et leur don­ nant pour finir une leçon de socialisme. Cette avalanche d'impréca­ tions semble assommer les Syriens. Il est difficile d'imaginer que les fondateurs du parti ne trouvent rien à répliquer. Sans doute est-ce là un "oubli" du document publié par les Egyptiens. Pour finir, le Raïs, revenant sur son exigence de voir le Baath partager le pouvoir avec les forces unionistes, propose que l'Union Socialiste Arabe (U.S.A.), parti unique égyptien, puisse s'organiser en Syrie et en Irak, le Baath jouissant des même droits en Egypte. Là, M. Aflaq fait observer que sous une apparence d'équité, la proposition est en fait à l'avantage de l'U.S.A. qui, forte de 5 millions d'adhérents, dispose de moyens con­ sidérables. Encore une fois, aucune avancée constructive n'est réali­ sée lors de cette séance de négociations. Aflaq et Bitar rentrent à Damas ulcérés par la conduite des Egyptiens. Ils ne sont pas déçus pour autant. Les régionalistes et les militaires non plus, qui seraient même plutôt satisfaits. Les divergen­ ces syro-égyptiennes trouvent bientôt un écho dans la presse. Très vite, la polémique entre al Ahram et al Baath s'amplifie et la crise se précise. Le 24 mars les six ministres pro-nassériens démissionnent du gouvernement, accusant le Baath de se comporter comme s'il était seul habilité à diriger le pays. A ses adversaires pro-nassériens le parti oppose l'attitude dilatoire du Caire. C'est Abdel Nasser luimême, fait-il remarquer, qui a rejeté l'idée d'une union immédiate et qui fait traîner les négociations. Mohammed Heykal, éditorialiste d'al Ahram et conseiller du Raïs, réplique vertement: "/es intentions du Baath, telles que je les décèle dans son journal, ne m'encouragent pas à oublier l'expérience que nous avons faite de ce parti dans le passé et ne m'incitent pas à ouvrir une page nouvelle dans les rela­ tions de la RAU avec luf\ Le même jour de violents affrontements éclatent entre baathistes et pro-nassériens dans les rues de Damas et Amine el Hafez, après avoir rétabli l'ordre avec fermeté, instaure le couvre-feu. Ces événements font réfléchir le Baath. Les conversa­ tions tripartites doivent reprendre dans une semaine. Si les Egyptiens refusent, le parti se retrouvera en mauvaise posture, car il n'est pas sûr qu'il puisse faire face à une offensive généralisée des pro-nassé­ riens. Il faut donc lâcher du lest et donner des gages au Caire. Devenant subitement très conciliant, le parti accepte de constituer avec les autres formations un Front unioniste. Même les militaires sont convaincus que la seule façon de ne pas être débordé est de parvenir à un accord avec Abdel Nasser. Aussi, pour la première fois 130

ils sont du voyage: Salah Jdid et Mohammed Omran font partie de la délégation syrienne qui arrive au Caire le 6 avril, pour la troisième et dernière séance de négociation. Dans ces entretiens, qui vont durer dix jours, on a d'abord la nette impression d'assister à la réédition des séances précédentes. Abdel Nasser reprenant sa litanie des "trahisons" du Baath et de son refus de jouer, encore aujourd'hui, le jeu de la démocratie à Damas. Le climat se trouve encore alourdi par les dissensions au sein de la délé­ gation syrienne, où les unionistes relaient les accusations égyptiennes contre les baathistes. Au bout de quelques jours, comme si l'on était enfin las des règlements de comptes, on s'attaque aux problèmes concrets. Finalement un accord se fait sur les point suivants: Egypte, Syrie et Irak s'uniront en un Etat fédéral. Dans chacune des trois régions un "Front politique" rassemblera toutes les forces "unionistes, socialistes et démocratiques" et au niveau fédéral une "organisation politique unifiée" sera constituée. Après une période transitoire de cinq mois, les populations se prononceront par référendum sur la constitution. Les baathistes ont réussi à faire admettre, à la dernière minute, que "/es partis politiques ne seront pas dissouts". Mais, en dépit de leurs efforts, ils n'ont pu éviter que le régime de l'Etat fédéral soit encore un régime présidentiel. La Charte prévoyant l'instauration du futur Etat est signée le 17 avril 1963. Des manifestations de joie éclatent alors un peu partout dans le monde arabe. La Charte, écrit al Baath, "es/ une déclaration historique qui permet à la lutte unitaire d'aborder une ère nouvelle. Elle lave la honte du 28 septembre 1961 et corrige les déviations de l'union de 1958\ La route de l'unité est à nouveau ouverte. Tous les partenaires sont-ils décidés à s'y engager ? L'avenir le dira. Pour l'instant le Baath marque un point: il ne peut plus être accusé de faire obstacle à l’union et d'une certaine manière Abdei Nasser a reconnu la légitimité de son pouvoir. Mais la Charte du 17 avril crée aussi des devoirs et des obli­ gations. Comment le Baath entend-il les concilier avec sa volonté de détenir seul le pouvoir à Damas ? L’ELIMINATION DES PRO-NASSERIENS Pendant que se déroulaient les conversations du Caire, le Baath ne restait pas inactif. Le CNCR, conforté dans son rôle dirigeant par la constitution provisoire promulguée le 24 mars, était élargi par l'entrée de civils, dont des membres des Directions Nationale et Régionale du Baath. Dans le même temps l'Organisation Militaire

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Baathiste (OMB) renforçait sa position dans l'armée à coups de purges successives. Conformément aux dispositions de la Charte du 17 avril, les dis­ cussions pour la formation du Front commencent. Les désaccords apparaissent d'entrée, les unionistes accusant les baathistes d'être outrageusement gourmands en demandant la moitié des sièges. A la fin du mois d'avril une atmosphère de crise s'installe à Damas, mais aucune information ne filtre sur la nature des événements. Ce n'est que le 2 mai que le voile se lève, grâce à des révélations de la presse libanaise. Sous l'impulsion des baathistes, le CNCR a décidé les mu­ tations et limogeages de 47 officiers connus pour leurs sympathies nassériennes. En signe de protestation, deux officiers démissionnent du CNCR et cinq ministres unionistes quittent le gouvernement. Les 7 et 8 mai de violentes manifestations pro-nassériennes éclatent à Damas et Alep. L'armée intervient sans ménagement (la presse liba­ naise parle de 70 morts). Deux journaux pro-nassériens sont suspen­ dus et leurs directeurs arrêtés. Les camps palestiniens, très réceptifs à la propagande égyptienne, sont isolés et eux aussi mis au pas. Le Baath a frappé fort. A Radio-Damas Amine el Hafez justifie son action: il fallait, dit-il, protéger la Révolution contre "/a basse tentative de complot dont elle était l'objet. Le Caire réagit avec vigueur, dénonçant "les agissements irres­ ponsables" des baathistes syriens. Mais ces derniers ont choisi leur tactique et s'y tiendront. D'abord, pas de polémique avec Abdel Nasser; ensuite, les événements de Syrie ne regardent que les Syriens. Les Egyptiens sont de plus en plus irrités et ils n'ont pourtant encore rien vu. Sous l'impulsion des militaires, le Baath va porter l'hypocrisie et la duplicité à des cfegrés de raffinement rarement at­ teints. Pendant qu'il arrête et limoge les pro-nassériens, le Baath ré­ affirme son attachement à la Charte du 17 avril et à l'unité! Cette conduite indispose même des membres du parti, tel Abdel Karim Zuhur, qui préfère démissionner. La tension est telle que le CNCR est menacé d'éclatement. Le nouveau gouvernement, encore dirigé par Salah Bitar, comprend sept baathistes, cinq indépendants (techniciens non politiques) et... six postes vacants mis à la disposi­ tion des unionistes. Mais ceux-ci refusent l'invitation et forment un Front opposé au Baath. Amine el Hafez, qui est toujours ministre de l'Intérieur et en plus vice-Premier ministre, fait de plus en plus figure d'homme fort du régime. Le jour où S. Bitar rend publique la composition de son équipe ministérielle, un nouveau gouvernement est également constitué à Bagdad et là aussi les pro-nassériens en sont exclus! N'est-ce pas le point de rupture entre le Baath et Abdel Nasser ? C'est ce que peut 132

laisser croire l'article que signe M. Heykal dans al Ahram du 17 mai. La direction du Baath, écrit le conseiller du Raïs, croit être populaire alors qu'elle vit dans un total., isolement des masses: "après plus de vingt ans d'activité, le parti n'a pu étendre son influence qu'à un millier de Syriens au maximum". Sous la RAU, le Baath ne pensait qu'au pouvoir. Rien n'a changé aujourd'hui, conclut Heykal, maintenant que les baathistes "se sont hissés au pouvoir sur les tourelles des chars". Fidèle à sa conduite, le Baath ne réplique pas. Avec un cynisme étu­ dié il rappelle l'attachement du parti "ê la coopération loyale et effec­ tive avec Abdel NasserM. Dans la guerre d'usure que se livrent les médias des deux pays, l'Egypte marque un point en publiant, dans al Ahram du 21 juin, les minutes des entretiens du Caire, "pour prouver la mauvaise foi notoire des interlocuteurs b a a th is te s A Damas comme à Bagdad, c'est d'abord la stupeur: on n'imaginait pas que les conversations avaient été enregistrées! Ce n'est que deux semaines plus tard que al Baath répond, affirmant que le compte rendu a été manipulé de façon à mettre en valeur les thèses égyptiennes et qu'il ressemble ainsi à "des conversations entre deux sourds Pendant que ces polémiques s'étalent au grand jour, l'OMB pour­ suit son objectif, à savoir la mainmise sur le CNCR. C'est chose faite après l'élimination de Ziad Hariri. L'auteur du coup d'Etat du 8 mars 1963 est envoyé à Washington comme attaché militaire et 25 de ses partisans (sunnites comme lui) sont limogés. Quatre officiers sont les principaux artisans de ces manoeuvres et ce sont eux les véritables détenteurs du pouvoir en Syrie: Salah Jdid, Mohammed Omran, Hafez el Assad et Amine el Hafez. Ce dernier, alors seul connu du public, poursuit son irrésistible ascension: le 10 juillet, il est nommé chef d'état-major et ministre de la Défense. Il était déjà vice-Premier ministre, ministre de l'Intérieur et membre du CNCR! M. Omran, quant à lui, vient de prendre la tête de la 70ème Brigade Blindée, unité qui, de par son stationnement près de la capitale et sa puis­ sance de feu, est un élément primordial dans le jeu des rivalités politico-militaires. Hafez el Assad, pour sa part, est responsable de l'aviation. Evincés de l'armée et du gouvernement, les pro-nassériens disposent encore d'une très large base populaire et sont capables de mobiliser la rue, dans toutes les villes syriennes. Conscient de la fai­ blesse du Baath sur ce terrain, le CNCR décide la création d'une Garde Nationale (GN), chargée de la protection du régime contre toute menace interne. Placée sous le contrôle direct de l'armée, le commandement en est confié à Hamad Ubayd, membre de l'OMB. Cinq mois après la Révolution du 8 mars 1963, la mainmise du Baath, ou plus exactement de l'Organisation Militaire Baathiste, est totale sur les instances dirigeantes et sur l'armée. Le parti travaille 133

dans la coulisse, avec une froide détermination, faisant alterner les manoeuvres de diversion et les coups d'audace. Sans être au fait de toutes ses intrigues, la population syrienne n'en perçoit pas moins les orientations du régime et se demande comment la Charte du 17 avril pourrait recevoir ne serait-ce qu'un début d'application. Le 18 juillet 1963 une délégation syrienne conduite par le président du CNCR, le général Luay Atassi, se rend en Egypte avec l'impossible mission de concilier les points de vue entre Damas et Le Caire. Lorsque les né­ gociateurs arrivent à Alexandrie, ils apprennent que Damas est le théâtre de violents combats. Que s'est-il passé ? A 11 heures du matin des camions ont déversé dans les rues de la capitale des hommes armés, civils et militaires. L'opération est commandée par le colonel Jassim Alwan, aidé de plusieurs officiers qui, comme lui, ont été récemment exclus de l'armée pour leurs opinions pro-nassériennes. Le choix de l'heure — à la mi-journée, alors que la ville connaît une pleine activité — montre que les auteurs recherchent et escomp­ tent le soutien de la rue. L'objectif est bien de déclencher une émeute populaire. Amine el Hafez, à qui il incombe encore une fois de défen­ dre le régime, laisse le mouvement se développer pour en connaître l'ampleur. Puis il lance l'armée et la Garde Nationale dans la bataille. Les combats sont acharnés. Ils se poursuivront toute la nuit. Amine el Hafez, l'arme à la main, dirige lui-même l'intervention de ses troupes. On parle, selon les sources, de 400 à 1.000 morts. Le lendemain l'in­ surrection est matée. Le couvre-feu est imposé. Damas est une ville morte que sillonnent les patrouilles de l'armée. Parmi les nombreuses arrestations, 27 personnes ont été traduites en Cour martiale et exé­ cutées le jour même. Pour la première fois dans l'histoire de la Syrie moderne, un régime a résisté à une tentative de sédition. Dans cette entreprise mal préparée et mal conduite, les pronassériens ont laissé leurs dernières forces. Ces événements san­ glants marquent profondément la société syrienne. La population, im­ pressionnée par ces combats fratricides, a compris que la Révolution du 8 mars n'a pas tenu ses promesses et que la politique de la Syrie se fait sans elle. En dépit des discours et professions de foi unitaires, la lutte pour le pouvoir a prévalu, dans toute sa brutalité. Nombreux sont ceux qui retirent de tout ce gâchis un sentiment d'écoeurement. Luay Atassi est de ceux-là et quitte la présidence du CNCR. Il est immédiatement remplacé par Amine el Hafez, le 27 juillet. Celui-ci, parvenu au sommet de la hiérarchie, apparaît plus que jamais comme l'homme fort du régime et peut se permettre d'abandonner ses postes ministériels lors du remaniement du gouvernement Bitar, début août 1963.

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Entre Le Caire et Damas la rupture est consommée. Le 22 juillet Abdel Nasser prononce un discours d'une rare violence: "Nous consi­ dérons que raccord tripartite jnous lie avec le peuple syrien, mais en aucune façon avec le régime fasciste baathiste (/..). Nous ne pouvons pas penser nous unir avec un pays où sont dressés des échafauds, au milieu des bains de sang et des massacres". "Fasciste", "ennemi de la Nation arabe",... jamais le président égyptien n'était allé aussi loin dans l'invective contre le Baath. Pour bien marquer la rupture, l'Egypte se retire solennellement de la Charte du 17 avril. Après l'échec de la RAU, l'unité arabe vient de prendre un nouveau coup dont elle ne se relèvera pas. Le Baath dégage sa responsabilité, disant qu'il n'a fait que protéger la légalité en Syrie, et se déclare toujours fidèle à la Charte. Le CNCR va plus loin et accuse: "l'abrogation [de la Charte], pour quelle que raison que ce soit, est une forme de sécession". Les baathistes sont-ils déçus ? La Vieille Garde, Aflaq, Bitar et les autres, voient certainement avec amertume le rêve de l'unité s'éloigner encore un peu plus. La déception des militaires et des régionalistes est sans doute moins sincère. Leur objectif est atteint: le Baath détient solidement le pouvoir. L'unité mise en sour­ dine, on va pouvoir s'occuper de ce qui est, pour beaucoup, une priorité: les affaires intérieures syriennes. UN TOURNANT DANS L’HISTOIRE DU BAATH: LE SIXIEME CO NGRES NATIONAL Purges dans l'armée et l'administration, manifestations, tension avec l'Egypte,... Tels sont les effets suscités par l'arrivée du Baath au pouvoir. Ce ne sont pas les seuls. En l'espace de quelques mois les oppositions traditionnelles de la société syrienne évoluent brutale­ ment jusqu'à inverser totalement les rapports de forces. "L'année 1963, note N. Van Dam, fut de toute évidence un tournant dans l'his­ toire moderne de la Syrie, en ce qui concerne la représentation des groupes religieux, régionaux, socio-économiques et politiques". Ceux qui gouvernaient le pays venaient de Damas et d'Alep. Ils viennent désormais de Deir ez Zor, Suwayda ou Latakieh. Ils appartenaient à la bourgeoisie des villes. Ils sont désormais issus de ces classes pay­ sannes éternellement oubliées et méprisées. Ils étaient sunnites. Ils sont druzes ou alaouites. La société syrienne bascule. L'une des conséquences de la Révolution du 8 mars a été de ras­ sembler à la gestion des affaires les trois courants du Baath: les orthodoxes fidèles à la Direction Nationale, les militaires et les

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régionalistes (rappelons encore une fois que ces derniers sont ainsi nommés par commodité; ce terme, qu'ils récusent, leur est accolé par les aflaquistes). Ces trois groupes vont pouvoir mesurer leurs forces à l'occasion du Congrès Régional syrien qui se tient à Damas en sep­ tembre 1963, pendant une semaine. En portant le numéro un dans la numérotation officielle, ce congrès marque en quelque sorte l'entrée du parti dans une ère nouvelle en faisant l'impasse sur les CR précé­ dents. Premier à rassembler les organisations civiles et militaires du Baath, ce Congrès est aussi le premier à révéler le déclin des chefs historiques. En face de la Vieille Garde les régionalistes constituent la force montante, impatiente de rattraper le temps perdu et d'instaurer un régime résolument socialiste, promis depuis longtemps par le Baath mais toujours différé. Trois hommes, trois médecins, sont représentatifs de cette génération de militants: Youssef Zouayen, Noureddin Atassi et Ibrahim Makhos. Ils ont moins de 33 ans en 1963. Les deux premiers sont sunnites et le troisième alaouite. Ils ont passé quelques temps en Algérie, dans le cadre de l'aide syrienne à la révolution. Pour ces militants qui s'affichent purs et durs, le Baath est avant tout un parti socialiste et progressiste. Parmi cette généra­ tion il en est aussi qui se disent résolument marxistes. Yassin el Hafez est l'un de leurs chefs de file. Formation clandestine et indépendante des instances du parti dès l'origine (1959), le Comité Militaire Baathiste a gardé toutes ces ca­ ractéristiques jusqu'au 8 mars 1963. Parvenus alors au pouvoir, les militaires, par tactique et par goût, sont restés dans l'ombre autant qu'ils l'ont pu. C'est la raison pour laquelle il était fort difficile de savoir qui gouvernait réellement la Syrie en cette période et bon nombre d'observateurs ont été amenés à sous-estimer le pouvoir des militaires. Cette erreur d'appréciation, même les régionalistes et la DN l'ont faite. Seul Amine el Hafez s'est trouvé sous les projecteurs. Les adversaires du Baath font remarquer perfidement que le prési­ dent du CNCR, de confession sunnite, doit se sentir bien isolé... Il est exact que la confessionnalisation de l'armée et, partant, du régime, est un fait indéniable et que l'irruption des minoritaires (alaouites, druzes et ismaïliens) dans l'armée et le parti s'est encore accrue après l'échec de l'insurrection nassérienne de juillet 1963. Les participants au 1er Congrès Régional ont la tâche délicate d'unir dans une même structure les organisations civiles et militaires du Baath. Admettre officiellement dans le parti la branche militaire se traduit nécessairement par l'entrée des officiers dans la Direction Régionale. Mais ceux-ci ne s'en contentent pas. Ils entendent conser­ ver leur propre structure, autonome et indépendante. Autrement dit les militaires participeront à la direction du parti en Syrie mais aucun 136

civil, pas même le Secrétaire, ne sera admis aux réunions de l'orga­ nisation militaire. Les civils, qu'ils soient orthodoxes ou régionalistes, découvrent ainsi quel est le^véritable rapport de force au sein du Baath. L'adoption par le Congrès de cette incroyable anomalie de rè­ glement, qui aura dans l’avenir de fâcheuses conséquences, montre où est l'autorité. Noureddin Atassi est élu Secrétaire de la nouvelle Direction Régionale syrienne, composée de trois militaires et de cinq civils, ces derniers étant tous régionalistes. Exit la Vieille Garde! Pas même Salah Bitar, chef du gouvernement et membre du CNCR, n'est élu! Ce 1er CR clarifie donc la situation: Michel Aflaq et ses amis n'ont plus de pouvoir qu'au niveau de la Direction Nationale. Le Baath en Syrie est désormais une affaire entre militaires et régionalistes. Ces bouleversements, le Baath les connaît également en Irak. Là, sous la conduite d'Ali Salah Saadi, la nouvelle vague s'impose aussi, nettement marquée à gauche et même de forte inspiration marxiste. Et là aussi les militaires font leur entrée dans la Direction Régionale. Cette nouvelle donne au sein du Baath fait subitement du prochain Congrès National un événement considérable. L'évolution qui s'est produite à l'échelon régional va-t-elle gagner les instances nationales (pan-arabes)? La Vieille Garde, sur la défensive depuis plusieurs mois, s'attend à subir un nouvel assaut. Le 6ème Congrès National, qui se tient à Damas du 5 au 23 octo­ bre 1963, est le plus long qu'ait connu le Baath: 18 jours de travaux pour 120 délégués venus de tout le monde arabe et des organisations estudiantines à l'étranger. Plus de problèmes évacués ou laissés dans l'ombre, plus de prises de position vagues, comme ce fut trop souvent le cas par le passé. La gauche est résolue à radicaliser la doctrine et à la fixer sous une forme définitive. Par le vaste tour d'horizon qu’il effectue, ce 6ème CN fera date et ses résolutions resteront des points de référence5. Les questions abordées par les congressistes peuvent être classées selon trois thèmes: unité arabe, socialisme et démocratie populaire. L'unité arabe. Le Congrès rend hommage aux fondateurs du parti pour leur zèle et leur engagement dans la cause de l'unité. Mais des erreurs n'en ont pas moins été commises, principalement à cause de l'absence de théorie précisément formulée. Le Congrès pose que l'unité est une révolution qu'il convient de mener "de façon démocra­ tique•" et par "/a contribution positive et efficiente des masses organi­ sées". Indissolublement liée au socialisme, elle se construit avec lui. Le 17 septembre 1963 la Direction Nationale du Baath s'est réunie à Bagdad. Constatant que l'Egypte persiste dans son refus d’appliquer la Charte du 17 avril, elle a décidé que la Syrie et l'Irak formeront un 137

Etat fédéral, dont le général Aref sera le président et Salah Bitar le premier ministre. Le 6ème Congrès approuve cette stratégie et, avec une certaine perfidie, exprime l'espoir d'une future adhésion de l'Egypte, "sur une base démocratique et égalitaire, et avec une direc­ tion collégiale". Le socialisme. Depuis, presque dix ans le Baath vit avec un pro­ gramme social hâtivement construit par M. Aflaq et ses amis, impré­ cis et dépassé. Les communistes ont leur doctrine. Depuis un an le nassérisme s'est doté d'une Charte d'action nationale. Le Baath, lui, n'a toujours aucun texte de référence. Le Congrès décide d’y remé­ dier. Les textes qu'il va mettre au point vont devenir les références du parti, "qui a atteint l'étape de construction socialiste". L'offensive, menée par le Syrien Yassin el Hafez et l'Irakien Ali Salah Saadi, fait d'abord table rase des "opinions réformistes opportunistesjamais une accumulation de réformes partielles ne permettra la transforma­ tion de la société arabe. Le changement d'ordre social ne saurait s'accomplir graduellement mais par un bond qualitatif qui bouleverse les anciennes structures. La bourgeoisie a fait la preuve de son in­ compétence et les quelques tentations de "coopération de classes" qui pourraient subsister ça et là sont à bannir. "Il est nécessaire de poser aujourd'hui la question de la lutte contre les éléments réaction­ naires de manière claire et décisive. Le choix est entre notre propre existence et celle de la réaction. Toute solution intermédiaire, toute modération est mensonge et trahison". Le 6ème Congrès définit le socialisme du Baath comme anti­ dogmatique, scientifique, conscient des réalités arabes. Etant donné que "la transformation véritable et totale de la société arabe en une société moderne, socialiste, passe par l'éclatement intégral de l'infra­ structure économique actuelle", la révolution socialiste doit impérati­ vement abattre la bourgeoisie et ses alliés et s'appuyer sur "les mas­ ses laborieuses". Quelles sont les catégories sociales qui réaliseront la transformation attendue ? Les congressistes les énumèrent: "les ouvriers, les paysans, les intellectuels révolutionnaires civils et militai­ res et la petite bourgeoisie (dans les secteurs du commerce, de l'in­ dustrie ou des services)". L'admission de la petite bourgeoisie dans le clan des forces révolutionnaires est due aux modérés qui ont fait valoir la réalité de la société arabe et ont expliqué que le Baath, au lieu de rejeter cette classe dans le camp de la réaction, avait le devoir de lui montrer où étaient ses véritables intérêts. Les capitalistes éliminés, l'Etat va les remplacer pour entreprendre ce qu'ils n'ont jamais su ou voulu faire: transformer les secteurs clés, et surtout l'industrie. A la propriété privée des moyens de production est substituée la propriété collective, qui "assure la fusion de 138

l'ensemble des classes, supprime l'économie de marché et la rem­ place par une économie de besoins". L'intervention de l'Etat se traduit par les nationalisations, qui permettent "au pouvoir révolutionnaire de prendre en mains la direction des secteurs vitaux de l'économie". C'est là "/e pas révolutionnaire primordial dans la voie du socialisme". Mais on doit éviter, soulignent les congressistes, de nationaliser "à la manière d'Abdel NasserJ' (sic), c'est à dire en instaurant un capita­ lisme d'Etat qui se traduit par "l'affaiblissement de la démocratie et l'apparition du spectre de la bureaucratie". Il faut au contraire organi­ ser les masses populaires pour leur faire prendre en mains l'adminis­ tration démocratique des moyens de production. Enfin, à côté des nationalisations, la planification est "/e moyen décisif' pour la réalisa­ tion des grands projets de développement. L'origine rurale de nombreux baathistes de la nouvelle génération amène le Congrès à se préoccuper de la réforme agraire. La réforme de 1958, lancée sous la RAU, n'a pas tenu ses promesses. Le Baath veut aller plus loin. Plus qu'une réforme, il veut "une véritable révolu­ tion agraire", avec l'instauration dans les zones rurales "de rapports socialistes de production" qui se concrétiseront d'abord, après l'élimi­ nation de la classe des propriétaires fonciers, par la création de fermes collectives. La démocratie. La participation des masses au pouvoir et aux prises de décisions revient comme un leitmotiv dans les résolutions des congressistes. La démocratie parlementaire, exportée par l'Occident dans les pays arabes sous sa domination, n'a fait qu'accentuer les sources de divisions de la société. Ce système a servi essentielle­ ment la bourgeoisie et s'est avéré incapable de mener le combat na­ tionaliste. Son échec a trouvé sa sanction dans la prolifération des coups d'Etat. Les dictatures et les régimes parlementaires se sont succédés en alternance, "chacun de ces deux phénomènes préparant objectivement l'avènement de l'autre et le combattant. Le Baath, constatent les congressistes, n'a pas su définir sa tactique face au phénomène et a même donné l'impression qu'il faisait du "jeu parle­ mentaire" le cadre de son action révolutionnaire. Tout comme la col­ laboration de classes, la démocratie parlementaire doit être résolument écartée, pour instaurer "une démocratie plus large, plus profonde, plus saine et plus substantielle, à savoir la démocratie populaire". Voici prononcé l'un des maîtres-mots du 6ème Congrès: la démo­ cratie populaire! Tel est le régime que le Baath a décidé de mettre en place, d'abord en Syrie et en Irak, puis dans l'ensemble du monde arabe. Deux obstacles sont à lever: l'analphabétisme et la condition 139

des femmes ("tant que la femme demeurera à l'écart de l'activité publique, l'exercice de la démocratie populaire restera incomplet). Deux soutiens indispensables sont à mettre en place: les structures révolutionnaires où les masses s'organiseront et "l'avant-garde révo­ lutionnaire". Les syndicats d'ouvriers et de paysans, les unions d'étu­ diants, les organisations de jeunesse, les unions féminines, etc, cons­ titueront le cadre où les masses se mobiliseront "pour l'exercice de leurs pleins droits démocratiques". Et l'armée ? Les congressistes sont formels: ce régime "implique en principe l'éloignement de l'armée de la politique". Les militaires, on s'en doute, ne sauraient souscrire à une position aussi tranchée. Aussi la nuancent-ils. Le combat natio­ naliste n'a-t-il pas montré l’existence, dans certaines régions, "d'armées révolutionnaires au plein sens du terme" ? Le Congrès l'admet et préconise "/a fusion organique du secteur militaire de l'avant-garde révolutionnaire et du secteur civif. Cette fusion, remarquons-le, les militaires syriens l'ont refusée, trois semaines plus tôt, lors du 1er Congrès Régional syrien, en préservant l'autonomie de leur organisation. On l'a compris, l’avant-garde révolutionnaire censée parler au nom des masses, c'est bien évidemment le Baath. Le parti doit être '7e mo­ teur qui dirige et guide les organisations et les assemblées populai­ res", tout en étant capable d'en saisir les véritables aspirations. Ce rôle contraint le Baath a être sans faille. Le Congrès demande donc "qu'une attention particulière soit portée au comportement des adhé­ rents et que les exigences requises pour les nouvelles admissions soient plus rigoureuses". Un parti qui est resté pendant plus de vingt ans dans l'opposition ne passe pas sans risque à la direction des affaires. Les congressistes sont parfaitement lucides sur ce point et entendent veiller à "établir une délimitation très nette entre les fonc­ tions du parti et celles dévolues à l'Etat. Parti-guide signifie-t-il né­ cessairement parti unique ? Non, répondent les congressistes qui notent que si "le pluralisme des partis relève d'une logique bour­ geoise", le parti-guide sera la force principale qui rassemble et con­ duit un front de partis. Il incombera aussi au Baath d'assurer "la for­ mation politique et idéologique de l'armée". Un service spécial sera ainsi créé, le Département de l'orientation idéologique, dont l'un des objectifs sera "l'éducation et le maintien de l'armée dans la ligne du partr. Toutes les décisions prises par le Congrès au sujet de l'armée trahissent les concessions faites aux militaires. Qui peut dorénavant se passer d'eux? Qui a porté le Baath au pouvoir ? Qui est en me­ sure de protéger ce pouvoir ? On peut donc penser dans ces

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conditions que les officiers baathistes n'ont pas eu grand mal à obtenir du Congrès la reconnaissance de leur rôle politique. "Je ne reconnais plus morrparti\". Vraie ou fausse, cette exclama­ tion que l'on prête à Michel Aflaq est au moins plausible. Le moule dans lequel le fondateur avait coulé son parti vient d'éclater. Après un parcours à peu près rectiligne depuis sa fondation, le Baath vient d'opérer un spectaculaire virage à gauche. La Vieille Garde avait jus­ qu'alors contenu les tentatives de radicalisation, les "tentations de l’aventurisme", comme elle disait. Cette fois-ci elle a dû céder du ter­ rain à peu près partout. Sous l'action conjuguée des régionalistes, des marxistes et des militaires, le 6ème Congrès a donné au Baath une nouvelle orientation. M. Aflaq et ses amis ne pouvaient faire autre chose que de se rallier, en tempérant ici et là les ardeurs et avec le secret espoir de pouvoir modifier plus tard le cours des événements. La nouvelle Direction Nationale illustre bien évidemment le change­ ment intervenu. Aflaq doit à son passé et surtout au symbole qu'il est devenu le fait d'être réélu au poste de Secrétaire National. Mais il n'a plus autour de lui ses anciens compagnons. La moyenne d'âge des nouveaux arrivants est proche de la trentaine. Sur les quatre Syriens élus, deux sont des militaires: Amine el Hafez et Salah Jdid. Au total les militaires sont quatre (deux Syriens et deux Irakiens). Le 6ème Congrès National, événement capital dans l'histoire du Baath, a donné au parti une nouvelle dimension, la stature d'une for­ mation déterminée à assumer toutes les responsabilités du pouvoir en Syrie et en Irak, avant de l'exercer ailleurs. LA CONTRE-OFFENSIVE DES SEPTIEM E CONGRES NATIONAL

CHEFS

HISTORIQUES:

LE

Lorsque l'Irakien Ali Salah Saadi, l'une des vedettes du 6ème Congrès, rentre à Bagdad, il constate qu'une vive opposition à sa ligne progressiste a pris corps, avec le soutien de quelques militaires. Mis en minorité lors d'un Congrès régional irakien hâtivement convo­ qué, Saadi est arrêté puis exilé, accusé de mettre en péril l'unité du Baath. L'affaire prend d'inquiétantes proportions et c'est dans une at­ mosphère de crise que la Direction Nationale se réunit d'urgence à Bagdad le 14 novembre 1963. Quatre jours plus tard, alors que les responsables du parti en sont à multiplier les tractations pour apaiser les esprits, le général Abdel Salam Aref s’arroge tous les pouvoirs. L'occasion était trop belle pour cet officier qui ne s'est jamais consi­ déré lié par une quelconque discipline de parti et qui ne fut sympathi­ sant baathiste que par opportunisme. Le Baath, paralysé, 141

désorganisé, assiste impuissant à son élimination. Michel Aflaq et ses collègues de la DN, gardés en résidence durant le coup d'Etat, sont reconduits le lendemain à la frontière syrienne. Piteuse et humiliante sortie! Neuf mois après être arrivé au pouvoir en Irak, le Baath en est évincé, après avoir lui-même travaillé à sa perte. Tel est le prix à payer des déchirements internes. A Damas c'est la consternation. Au Caire on ne cache pas sa sa­ tisfaction. L'Egypte, à qui l'axe Damas-Bagdad donnait des cauche­ mars, reconnaît immédiatement le nouveau régime irakien. Radio-Le Caire, flattant la fibre dévote d'Abdel Salam Aref, le félicite d'avoir sauvé son pays "du gang baathiste criminel, athée, anti-arabe et anti­ islamique"! Aref, de son côté, dit prier Dieu pour qu'à son tour la Syrie soit débarrassée du pouvoir baathiste! La guerre des radios entre les trois capitales reprend de plus belle, doublée d'une crise entre l'Egypte et l'Arabie Saoudite au sujet du Yémen. Mais brusquement l'attention est ramenée vers la Palestine, Israël venant d'annoncer le début de ses travaux de détournement des eaux du Jourdain. Depuis longtemps la Ligue arabe a fait savoir qu'elle considérait cette mesure comme une agression. Mis aujourd'hui au pied du mur, comment va réagir le monde arabe déchiré ? D'emblée la Syrie prend un position radicale, qui présente l'avantage de mettre Le Caire dans l'embarras. L'Egypte, avec 40.000 hommes engagés au Yémen, avoue ne pas être en mesure d'affronter Israël. A Damas al Baath dénonce "/a capi­ tulation d’Abdel Nasser*' ! Menacé de perdre son prestige, le président égyptien répiique, dans un important discours, le 24 décembre 1963. Après avoir criti­ qué "l'arrogance et l'immoralité du Baath", le Raïs explique que face au défi que vient de lancer Israël, "une réunion des rois et chefs d'Etats arabes doit se tenir le plus tôt possible, et ce en dépit des luttes et oppositions qui les séparent. Nous sommes prêts à rencon­ trer ceux avec qui nous sommes en conflit, au nom de la Palestine...". La manoeuvre est habile. Le Raïs gagne du temps et reprend son rôle de leader, qui s'effritait depuis quelque temps, en accueillant dans sa capitale un Sommet arabe. La Syrie déplore les propos injurieux tenus contre le Baath mais accepte l'invitation, la Palestine étant "une cause sacrée". En échange de sa participation elle demande et obtient que cesse la guerre des radios. Amine el Hafez, qui représente la Syrie au Sommet du Caire, est le seul à exiger une initiative militaire contre Israël. Dans tous les domaines, le point de vue de l'Egypte prévaut. Sur sa proposition, un plan arabe de détournement des affluents du Jourdain est décidé et un commandement militaire commun est créé, sous responsabilité égyptienne. Le principal résultat du Sommet est sans doute la 142

réconciliation générale: la paix, à défaut de l’entente, a été rétablie dans les rangs arabes. Les choses sont pourtant moins nettes entre la Syrie et l'Egypte, Amine el Hafez ayant éfé reçu au Caire "correctement mais froidement. L'important pour le Baath est d'avoir obtenu la cessation des attaques médiatiques de l'Egypte et de l'Irak. Il a en effet besoin d'un répit pour résoudre ses problèmes internes. Les luttes de tendances font rage dans le parti, comme si le 6ème Congrès leur avait donné une nouvelle vigueur. Salah Bitar, qui a cédé sa place de Premier ministre à Amine el Hafez, est dans la ligne de mire des régionalistes. En janvier 1964 la Direction Régionale lui reproche d'avoir porté de graves accusations contre l'Irakien Ali Salah Saadi et de vouloir, à travers lui, remettre en cause l'orientation pro­ gressiste du parti. Sous l'influence de Hamad Choufi, le représentant de l'aile marxiste en Syrie, la DR décide rien de moins que l’exclusion de Salah Bitar! La mesure est toutefois gardée secrète et son appli­ cation différée. Elle n'en parvient pas moins aux oreilles de la Vieille Garde et sonne comme un nouveau défi. Un Congrès Régional syrien extraordinaire se réunit à Damas du 31 janvier au 5 février 1964, afin de faire le point sur la crise entre aflaquistes et régionalistes. Le discours que prononce Michel Aflaq en cette occasion est intéressant à plus d'un titre. En se livrant, devant un public de militants syriens, à une critique méthodique de la con­ duite des baathistes irakiens, le Secrétaire lance indirectement un avertissement aux premiers. Comment ne pas le comprendre ainsi quand Aflaq déplore que le parti, après s'être "laissé séduire par le pouvoir et la victoire", ait acquis "un esprit de clan dont le seul souci est de tirer avantage du régime interne". "Notre parti, poursuit-il, s'est distingué dès sa naissance par une sincérité et une simplicité dont nous ne pouvons guère nous dispenser. (...) Cette conception est reniée aujourd'hui par les dirigeants les plus influents. Pourtant, qu'ils veulent bien se souvenir que c'est grâce à cette idéologie qu'ils sont arrivés au pouvoirJ'. M. Aflaq sait ce qu'il fait. Il a compris que ses adversaires sont profondément désunis. Après les conséquences désastreuses de la conduite de l'Irakien Saadi, les militaires de l'OMB ont décidé qu'il fallait à tout prix se débarrasser des extrémistes. Ils apportent donc résolument leur soutien à M. Aflaq pour évincer Hamad Choufi, le chef de file de l'aile marxiste, de la Direction syrienne. Voilà qui fait réfléchir les régionalistes: plus que jamais les militaires sont les arbi­ tres de la situation et ils peuvent, pour atteindre leurs buts, s'allier à la Vieille Garde. La nouvelle Direction Régionale syrienne comprend 16 membres, dont 7 militaires. Les régionalistes sont en majorité, bien

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qu'ils perdent le poste de Secrétaire, confié à un fidèle d'Aflaq, Chibli Aysami. Le 7ème Congrès National, qui se tient à Damas du 12 au 18 février 1964, concentre son attention sur l'Irak. Ralliés aux vues de M. Aflaq, les congressistes condamnent la conduite d'Ali Salah Saadi et l'éliminent de la Direction Nationale. Trois semaines plus tard, Saadi sera exclu du Baath, pour avoir tenté d'entraîner les militants libanais dans une fronde. L'élimination de la tendance marxiste est un succès à mettre à l'actif de M. Aflaq. Pourtant — et c'est là l'un des para­ doxes de la situation — cela ne profite pas à la Vieille Garde, puis­ que ce sont les régionalistes et les militaires qui prennent partout, dans les instances du parti, la place des responsables évincés. On voit ainsi, dans la nouvelle Direction Nationale élue par le 7ème CN, les militaires occuper le tiers des sièges. Et ce n'est pas tout. Concernant l'organisation du parti, les congressistes prennent des décisions qui renforcent les pouvoirs des Directions Régionales et donc diminuent encore une fois l'influence et l'autorité des aflaquistes6. La Vieille Garde reste sur la défensive. Sa contre-attaque ne lui a pas permis de modifier les décisions prises par le 6ème Congrès. Celles-ci restent donc à l'ordre du jour et le Baath va pouvoir procé­ der à leur mise en application. LA MISE EN PRATIQUE DES DECISIONS DU SIXIEME CONGRES NATIONAL Dès que sont connues les résolutions du 6ème Congrès National, un vent de panique souffle sur la bourgeoisie syrienne. Personne ne s'y trompe: l'exécution du programme du Baath n'est rien d'autre que la destruction systématique de l'ordre économique et social du pays. On pourrait se dire que ce n'est là qu'une volonté politique et qu'il y a loin, comme toujours, du programme à sa réalisation. Mais cette fois, l'origine géographique, sociale et religieuse des baathistes installés aux leviers de commande depuis mars 1963 donne à leurs résolutions l'aspect d'une revanche, d'un règlement de compte. Revanche des minoritaires (ethniques et religieux), revanche des paysans sur les ci­ tadins, revanche des éternels méprisés et laissés pour compte. Alaouites, druzes et ismaïliens, qui forment à eux tous 18% de la po­ pulation, ont pour la première fois de leur histoire les moyens de changer leur destin et celui de la Syrie. Un parti les a portés là où ils sont aujourd'hui: le Baath. En feront-ils l'instrument de la transforma­ tion socialiste de la Syrie ou plus simplement l'instrument de la 144

domination de leur groupe confessionnel ? La question est grave mais il est encore trop tôt pour y répondre. Le 13 novembre 1963 Amine el Hafez a succédé à Salah Bitar à la tête d'un gouvernement où figurent les trois chefs de file de la ten­ dance régionaliste, Noureddin Atassi, Youssef Zouayen et Ibrahim Makhos. La tâche de ce gouvernement est toute tracée: mettre à exécution des décisions du 6ème CN. Les possédants qui en ont eu la possibilité n'ont pas attendu pour mettre en lieu sûr leurs capitaux. Cette hémorragie s'est déjà traduite par un net ralentissement des in­ vestissements et une chute de la Livre. Les propriétaires fonciers, les petits possédants, les artisans et les commerçants, tous ceux qui n'ont pu expatrier leurs biens, restent en première ligne face à un gouvernement peu disposé à ménager les "traîtres qui font obstacle aux désirs légitimes du peuple de sortir du sous-développement. Tout est prêt pour l'affrontement. Les premières mesures, prises en janvier 1964, provoquent instan­ tanément une vague de mécontentement, surtout à Alep où des ma­ nufactures de textiles sont nationalisées. Il apparaît vite en cette circonstance que l'opposition au Baath est loin d'être seulement d'ordre économique. Depuis l'année passée, les Frères musulmans, qui recrutent essentiellement en milieu urbain, mènent une virulente campagne contre "l'athéisme au pouvoirT Bénéficiant de l'aide exté­ rieure de l'Arabie Saoudite, ils attisent les rivalités confessionnelles en dénonçant le caractère anti-sunnite du Baath. Très sensibles à ces arguments, les petits possédants des villes, en majorité sunnites, me­ nacés par les mesures de nationalisations, se mobilisent. En février, la grève des souks éclate à Homs, tournant rapidement à l'émeute. Le mouvement s'étend. A Banyas, où les commerçants ont là aussi fermé boutiques, les paysans alaouites descendent des montagnes environnantes pour protéger les locaux du Baath et affronter les Frères musulmans, donnant ainsi à l'affaire une forte coloration reli­ gieuse. Le gouvernement réagit promptement. Des unités de l'armée et de la Garde Nationale investissent Homs et y rétablissent l'ordre après avoir procédé à de nombreuses arrestations. Ces premières mesures gouvernementales ont valeur de test. Elles ont révélé qu'une part très active de la population demeure opposée à la transformation socialiste, ou tout simplement au Baath. Elles ont révélé aussi la dé­ termination du pouvoir — ce qui laisse présager une suite dramatique à ce qui n'était, comme tout le monde le pense, qu'une première étape. Deux mois plus tard c'est à Hama, fief des Frères musulmans, que naît l'agitation. D'abord estudiantine, elle est vite relayée par les milieux religieux. Les premières bagarres, qui éclatent autour des 145

permanences du parti, coûtent la vie à des militants. Le gouverne­ ment charge alors Hamad Ubayd de rétablir l'ordre. Des unités de l'armée interviennent massivement. Mais le régime ne peut cette foisci prévenir l'extension du mouvement. La grève et l'agitation touchent Homs, puis Latakieh, puis Idlib, Abu Kamal, Alep et enfin... Damas. Le 20 avril la Syrie toute entière est paralysée et vit des instants dé­ cisifs. Tous les opposants au Baath relèvent la tête. Frères musul­ mans et formations pro-nassériennes ont pris les armes. Jamais le Baath n'a eu à faire face à une résistance d'une telle ampleur. Jamais il n'est apparu aussi isolé, car il s'est lancé dans la bataille avant d'avoir mis sur pied les organisations populaires qui devaient apporter "/e soutien des masses" à sa politique7. De l'avis de la majorité des observateurs, dans la guerre civile qui se développe, le régime pour­ rait bien sombrer. Le Baath rassemble ses forces. Tous les militants sont mobilisés pour prêter main forte à l'armée et à la Garde Nationale. La milice ouvrière, sous la direction du syndicaliste Khaled Joundi (ismaïlien) connaît en cette occasion son baptême du feu. En frappant fort et avant que ses adversaires aient eu le temps de coordonner leurs ac­ tions, le Baath brise le mouvement insurrectionnel. A quel prix ? Sans doute très lourd. Alors que le pays, dans le calme qui suit, panse ses plaies, le gouvernement, fidèle à sa tactique de ne laisser aucun répit à l'adversaire, annonce de nouvelles mesures prises à l'encontre "cfu capitalisme réactionnaire fomenteur de troubles": des entreprises textiles sont nationalisées et l'Etat prend 25% du capital d'une quin­ zaine de firmes industrielles. Le 25 avril 1964, alors que la crise s'apaise à peine, une Constitution provisoire est promulguée, qui fait de la Syrie une "République souveraine, socialiste, démocratique et populaire, mem­ bre de la Nation arabe" (art. 1 §1). Dans le droit fil des directives du 6ème Congrès en ce qui touche la transformation socialiste, la Constitution s'en écarte quelque peu quand elle affirme que l'Islam est religion d'Etat et que la propriété privée est reconnue "partenaire dans le développement. Sans doute la situation interne a-t-elle amené le Baath a lâcher du lest. Mais c'est surtout sur le plan de l'or­ ganisation du pouvoir que la Constitution retient l'attention puisqu'elle définit les rapports entre le parti et l'Etat. Le pouvoir législatif appar­ tient au Conseil National du Commandement de la Révolution (CNCR), qui supervise en plus les agissements du pouvoir exécutif. Cet organisme passe de 15 à 45 membres mais sa composition est encore gardée secrète, dans la tradition baathiste. Le pouvoir exécutif est confié à un nouvel organisme, le Conseil Présidentiel (CP), ou présidium, de cinq membres élus par le CNCR et responsables 146

devant lui. Ce CP, dont le président est le chef de l'Etat, "définit les politiques intérieure et extérieure de l'Etat et supervise l'activité du gouvernement. Amine el Hafez est nommé, le A mai, président du Conseil Présidentiel. Salah Bitar est vice-président. Les autres mem­ bres sont Mansourel Atrach, Mohammed Omran et Noureddin Atassi. Militaires et régionalistes ont, ensemble, la majorité. Bitar et Atrach y représentent la Vieille Garde. Le Baath ne saurait sans risque ignorer le malaise de la société syrienne. La poursuite de sa politique économique peut, à court terme, couper le parti de toute base populaire. La Direction Nationale et les modérés font valoir ces arguments et les militaires se laissent convaincre de quitter l'avant-scène pour laisser la place à une équipe plus souple. Salah Bitar est donc chargé, le 13 mai, de former un gouvernement où les régionalistes cèdent quelques-unes de leurs places aux aflaquistes. Immédiatement le Premier ministre affirme le caractère "sacré" de la propriété privée et annonce son intention de créer "un secteur industriel mixte groupant les secteurs public et privé". Le virage est amorcé. Le régime invite la bourgeoisie à coopé­ rer au développement du pays. Dans le but de former un Front pro­ gressiste, des avances sont faites en direction des partisans d'Akram Haurani. Enfin, ultimes mesures d'apaisement, l'amnistie est procla­ mée pour les condamnés lors des événements de février et avril 1964. Ce répit sur le plan social n'en est pas un sur le plan des rivalités dans le parti. Au contraire, l'opposition se radicalise entre la Direction Nationale et la Direction Régionale syrienne. Comme il l'a déjà fait quand il s'est trouvé en désaccord avec les autres dirigeants, Michel Aflaq décide de prendre du champ et choisit de s'installer en Algérie. La Direction syrienne ne voit pas d'un très bon oeil le Secrétaire s'ins­ taller dans un autre pays arabe et y mener son action. Des pressions sont exercées sur le gouvernement d'Ahmed Ben Bella et l'avion qui transporte Aflaq, un matin de juin 1964, ne peut se poser à Alger. Le Secrétaire se rend alors chez son frère, à Bonn. Cette affaire est un nouveau camouflet pour la Vieille Garde, dont le pouvoir s'affaiblit de jour en jour en Syrie. Dans ces conditions l'avenir du gouvernement Bitar semble compromis. En octobre 1964, soit cinq mois après la formation du gouverne­ ment, le Conseil Présidentiel considère que la tentative d'associer la bourgeoisie au développement économique de la Syrie a échoué. Non seulement les possédants ont repoussé les avances qui leur étaient faites mais ils ont en plus freiné les investissements en in­ tensifiant la fuite de leurs capitaux8. Un nouveau coup de barre à gauche se prépare. Le 4 octobre Amine el Hafez succède à S. Bitar à 147

la tête d’un gouvernement uniquement composé de régionalistes et dont le mot d'ordre est "tout pour le travailleurJMDeux décrets-lois sont promulgués, fixant les normes de l'organisation syndicale et interdi­ sant l'octroi de concessions pétrolières à des firmes étrangères (disposition unique en son genre au Proche-Orient). Enfin, le 24 dé­ cembre, l'Union des Paysans est créée. Le Conseil Présidentiel est remanié: les deux derniers représentants de la Vieille Garde, S. Bitar et M. Atrach, en sont évincés et sont remplacés par S. Jdid et Y. Zouayen. A partir de ce moment, la Direction Nationale n'a plus aucun parti­ san dans les instances gouvernementales en Syrie. Salah Bitar croit qu'il n'est pas encore trop tard pour trouver un compromis et convainc Aflaq de quitter sa retraite pour participer à des réunions entre les Directions Nationale et Régionale. Le Secrétaire rentre à Damas en décembre 1964. Il est sans illusion car il sait pertinemment que ce genre de réunion ne mène à rien et fait le jeu des militaires. Ces der­ niers neutralisent ainsi la Direction Nationale tandis qu'ils poursuivent l'élimination de leurs opposants. L'affaire Omran, qui éclate alors que les deux instances du parti sont réunies à Damas, du 4 au 14 décem­ bre, en apporte une preuve supplémentaire. Personnalité de premier plan, membre des DN et DR du Baath, du CNCR et du CP, une des figures les plus en vue des officiers alaouites, Mohammed Omran a des ambitions qui dérangent ses collègues. Ceux-ci l'accusent de vouloir bâtir au sein de l'armée "une organisation basée uniquement sur la confession" (ce qui est passablement hypocrite quand on sait que tous les militaires installés à des postes-clés doivent leur ascen­ sion à leurs relations confessionnelles). Sentant le danger, Mohammed Omran a tenté de se rapprocher des pro-nassériens. Mais il était trop tard. Isolé par les manoeuvres de Salah Jdid, pour­ tant un de ses coreligionnaires, il ne peut s'opposer à la décision du CP de le nommer... ambassadeur en Espagne. L'affaire est exem­ plaire. Elle révèle que les rivalités inter- communautaires dans l'ar­ mée et le parti se doublent de rivalités intra-communautaires. C'est ainsi que les plus éminents représentants alaouites, Salah Jdid et Hafez el Assad, ont chacun leurs partisans. Il en est de même de Hamad Ubayd et Salim Hatoum, qui se partagent les sympathies druzes. L'affaire révèle aussi que l'Organisation Militaire Baathiste continue d'agir comme si les autres instances du parti n'existaient pas. Car l'éviction de Mohammed Omran, présentée comme une dé­ cision du Conseil Présidentiel, est en fait une pure initiative de l'OMB. Michel Aflaq, note son compagnon C. Aysami, est "las de lutter contre les militaires et la Direction syrienne qui leur est soumise au point d'empêcher ou de retarder la distribution des documents 148

émanant de la Direction Nationale". La Vieille Garde pense alors qu'il est urgent de libérer le parti de l'emprise des militaires, et aussi de séparer nettement le parti du^gouvernement. La Direction Nationale frappe du poing sur la table. Rompant avec sa tactique défensive, elle attaque résolument et publie une série de 16 décisions d'une impor­ tance considérable qui définissent les situations relatives du Baath, de l'Etat, du gouvernement et de l'armée et qui, surtout, remplacent l'OMB par un autre organisme et limitent le pouvoir de ses membres. Les militaires réagissent immédiatement et menacent de démission­ ner de toutes leurs fonctions. Dans le même temps ils mènent cam­ pagne dans les branches du Baath, accusant la DN de comploter con­ tre le parti en Syrie. Un compromis est trouvé: la Direction Nationale accepte de surseoir à l'application de ses décisions jusqu'à la convo­ cation, dans quatre mois, du prochain Congrès National (le 8ème). Les militaires ne s'obstinent pas. Bloqués dans une direction, ils contre-attaquent dans une autre. Le 1er janvier 1965, l'OMB tient une réunion extraordinaire à laquelle ne sont invités ni les régionalistes ni les membres de la DN, pourtant présents à ce moment à Damas. Salah Jdid rappelle à ses collègues qu'il a été mis fin, en octobre 1964, à une tentative d’ouverture vers la bourgeoisie et qu'il est temps de donner une nouvelle impulsion à la transformation socia­ liste. Dans les deux jours qui suivent, 115 entreprises sont nationali­ sées, dans tous les secteurs: textiles, cimenteries, sucreries, industrie alimentaire, pharmaceutique, etc... Après cette mesure, si la Direction Nationale veut encore séparer le parti du gouvernement ou dissoudre la Direction Régionale, elle ne pourra le faire sans donner l'impres­ sion qu'elle désapprouve les mesures socialistes. Instruit par les expériences de février et avril 1964, le gouverne­ ment cherche à prendre des dispositions pour amortir le choc en retour qui ne peut manquer de se produire après cette nouvelle vague de nationalisations. La loi martiale est proclamée et une juridiction d'exception instituée, chargée de juger les actions contrevenant à l'application "de tous les décrets passés et à venir liés à la transfor­ mation socialiste". Le 13 janvier Amine el Hafez donne une confé­ rence de presse. Le chef de l'Etat apparaît détendu et confiant. Après avoir récapitulé les réalisations du Baath depuis la Révolution du 8 mars 1963 (prisons vides, améliorations des lois sur le travail, ré­ forme agraire,...) il évoque les rumeurs sur les dissensions au sein de l'équipe dirigeante et du parti. Ce ne sont là, dit-il, que des divergen­ ces mineures. Le parti est uni, comme l'est le pays. 90% de la population, estime-t-il, soutient le Baath. Si c'est vrai, il faut admettre que les 10% restants sont particulièrement virulents. Le mouvement d'opposition à la dernière 149

vague de nationalisations, lent à se former, éclate enfin dans les der­ niers jours de janvier 1965. L'intense propagande des Frères musul­ mans a réussi à unir tous les opposants au régime et bientôt le pays est paralysé par la grève générale. L'armée et la Garde Nationale in­ terviennent en force. A Damas le quartier de Midan, fief des traditionnalistes, est passé au peigne fin et les arrestations sont nombreuses. Les biens meubles et immeubles de nombreux commerçants grévis­ tes sont confisqués et dans la foulée 14 nouvelles entreprises sont nationalisées. Le 28 janvier le gouvernement donne une autre preuve de sa détermination en s'attaquant aux prérogatives religieuses: le Conseil Présidentiel s'arroge tous les pouvoirs du grand conseil des awqafs (biens religieux). C'est désormais lui qui nommera imams et prédicateurs religieux. Dans toutes les villes syriennes, qui portent encore les traces des violentes émeutes, les forces de l'ordre ont la maîtrise du terrain. Les opposants sont matés. "La colonne vertébrale de la bourgeoisie est brisée", comme l'écrit Eric Rouleau9. Même la hiérarchie religieuse s'incline: le nouveau mufti de la république, cheikh Ahmed Kaftaro, assure Amine el Hafez de son soutien (7 février). Le Baath a gagné. Plus rien ne saurait désormais s'opposer à sa politique. De son exil praguois, le chef des communistes syriens, Khaled Bagdach, envoie un télégramme de soutien au régime. D'ailleurs, lors des derniers af­ frontements, des éléments armés du PCS ont prêté main forte à la Garde Nationale. A Moscou la Pravda souligne "/e large mouvement de masse qui s'est manifesté en faveur de la politique progressiste des dirigeants syriens" et l'éditorialiste des Temps Nouveaux remar­ que la différence entre le Baath de M. Aflaq et S. Bitar, "désormais relégués à l'arrière-plan" et le Baath d'Amine el Hafez. Dans un climat international qui demeure tendu, ce soutien de Moscou n'est pas né­ gligeable. Le 8 février 1965, Michel Aflaq prononce un discours à l'occasion du deuxième anniversaire de la Révolution du 14 Ramadan en Irak. L'analyse des erreurs commises par le Baath à Bagdad lui fournit l'occasion de dénoncer, par allusions, la situation du parti en Syrie. Nous n avons jamais approuvé, dit le Secrétaire, que la Révolution du Baath soit mise au service d'un régime ou d'un pouvoir dont le seul souci est de promulguer des lois et donner des directives (...). Le parti se place au-dessus des révolutions qu'il déclenche et il est toujours là pour empêcher la révolution de dévief. Mais le temps où les critiques du fondateur étaient écoutées avec respect est révolu. Le 8 mars, le régime fête, avec sérénité, le deuxième anniversaire de la Révolution. Débarrassé de toute opposition, il parachève son pro­ gramme économique et social. Le commerce extérieur est totalement 150

nationalisé et, au mois de mai, c'est le tour des sociétés étrangères de raffinage et de distribution de pétrole. A part l'a„ctisanat et quelques petites entreprises diverses, tout relève désormais du secteur public. Les entreprises, y compris les banques et les assurances, sont re­ groupées en Unions, ou Organisations générales. Un pouvoir fort, solidement établi, et un parti tiraillé entre les rivali­ tés personnelles, confessionnelles et politiques: après deux ans de pouvoir baathiste, un bilan qui ne retiendrait que ces constatations laisserait de côté la transformation radicale qu'a connu la Syrie. Dans ses structures, dans son organisation, dans son image extérieure, la Syrie n'est plus la même. La vieille bourgeoisie sunnite des villes, qui avait marqué de son empreinte, depuis des lustres, l'histoire du pays, lui donnant aussi son aspect détendu et nonchalant, cette bourgeoisie vient de passer à la trappe. Austère, rugueuse, la Syrie nouvelle est imbue de son rôle d'avant-garde de la Nation arabe. Le monde rural lui-même connaît des changements profonds grâce à une réforme agraire menée avec détermination. L'économie syrienne paye le prix de ces convulsions. La fuite des capitaux a été durement ressentie. Pour la plupart, les chefs des entreprises nouvellement nationalisées ont préféré quitter le pays, rejetant l'offre qui leur était faite de rester à leur poste. Des investissements réduits, un chômage en hausse, des réserves qui s'épuisent: la situation est préoccupante. Elle n'est toutefois pas dramatique. Car l'économie syrienne, de l'avis des experts, a des bases saines; une gestion rigoureuse, telle que le gou­ vernement entend la mener, doit porter ses fruits à brève échéance. De toute façon il est trop tard pour rebrousser chemin. Le Baath a conduit la Syrie si loin sur la route qu'il avait choisie que d'ores et déjà les changements apparaissent irréversibles. Tout cela en deux années et en assumant les conséquences d'une grave crise interne, une crise dont la persistance ne laisse rien présager de bon. Deux importants congrès sont prévus en ce mois d'avril 1965. Permettront-ils au Baath de résoudre ses problèmes, ou bien ne feront-ils qu'exacerber les rivalités ? LE DEUXIEME CONGRES REGIONAL SYRIEN ET LE HUITIEME CO NGRES NATIONAL En prenant, en décembre 1964, d'importantes mesures contre la Direction syrienne et contre les militaires, la Direction Nationale pas­ sait à l'offensive et le conflit entrait dans une phase aiguë. En accep­ tant de surseoir à l'exécution de ces mesures jusqu'au prochain

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Congrès National, prévu pour avril 1965, la DN faisait montre d’une volonté d'apaisement qui ressemblait fort à un aveu de faiblesse. Du 17 mars au 5 avril 1965 se réunit le 2ème Congrès Régional syrien. On ne sait presque rien des débats de ce congrès où régionalistes et militaires se retrouvent entre eux pour discuter de la tactique à adopter pour contrer 7e complot tramé par la Direction Nationale contre le parti en Syrie". A l'ordre du jour figure également un rapport confidentiel sur l'organisation du Baath, énumérant les formes que prend le factionnalisme (appartenance à des clans, origine géogra­ phique, confessionnalisme, clientélisme,...). Tout le monde déplore cette situation anormale mais personne n'est disposé à y mettre fin. Les rivalités sont telles que toute réforme dans ce domaine est illu­ soire. Une nouvelle Direction est élue mais sa composition est gardée secrète. Elle serait formée de sept civils et quatre militaires et Amine el Hafez en serait le Secrétaire. Chacun restant sur ses positions, le 8ème Congrès National appa­ raît de plus en plus comme le moment décisif, la grande explication entre régionalistes et aflaquistes. Les Syriens représentent à peu près le quart des délégués qui se réunissent au début d'avril. Que pensent les autres, les Libanais, les Jordaniens, les Irakiens, de cette crise interminable ? Visiblement, ils sont las de ces rivalités qui minent le Baath et souhaitent régler l'affaire au plus vite en trouvant des com­ promis. Les congressistes ont donc à statuer sur l'important document mis au point par le Secrétaire National cinq mois plus tôt et qui, s'at­ taquant au coeur du problème, énumère plusieurs principes et exi­ gences. Après avoir établi qu'il n'y a dans le parti ni civil ni militaire mais seulement des adhérents et que toutes les instances du parti sont soumises à l'autorité de la Direction Nationale, celle-ci propose de prendre les décisions suivantes, concernant les affaires syriennes: 1. A l'Organisation Militaire Baathiste est substitué un Bureau des af­ faires militaires dépendant de la Direction Régionale. 2. Les militaires ne doivent pas excéder 10% des membres des Congrès Régionaux. 3. Les militaires devront opter, dans un délai d'un mois, entre leurs fonctions dans l'armée et des fonctions dans le parti ou le gouverne­ ment. 4. Nul ne saurait cumuler plus de deux fonctions dans les instances suivantes: Directions Nationale et Régionale, Conseil Présidentiel, gouvernement, commandement de l'armée. Pour finir, la DN condamne la Direction syrienne pour avoir outre­ passé ses droits et employé des méthodes "régionalistes" pour s'assu­ rer le contrôle du parti.

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Ce document que les congressistes ont entre les mains est explosif. Les positions défendues par Michel Afjaq sont irréprocha­ bles. Mais heurter ainsi de front les militaires syriens, c’est provoquer une crise dont la conséquence peut être l'élimination du Baath à Damas, à l'instar de ce qui s'est passé en Irak. Finalement, les con­ gressistes, se ralliant aux thèses du Secrétaire sur de nombreux points, décident que les militaires syriens seront au maximum 20% des délégués des congrès et qu'ils ne seront pas plus de trois dans les Directions Régionale et Nationale. "L'armée, précisent-ils, ne peut intervenir dans les activités des membres du parti. En retour, les membres du parti ne sauraient intervenir dans les affaires de l'armée sauf par l'entremise du commandement ad hoc". Cette précision est d’importance. Elle montre que le 8ème Congrès ne suit pas la DN dans son souci de ne connaître ni civil ni militaire mais seulement des adhérents au Baath. Il admet et reconnaît l’Organisation Militaire Baathiste en Syrie comme une organisation à part entière au sein du Baath et en salue 7e rôle fondamentaf dans la chute du régime sépa­ ratiste, le 8 mars 1963. En ce qui concerne les rapports entre le parti et le pouvoir, le Congrès décide: "Le pouvoir est celui du parti; tout ce que le pouvoir planifie et exécute se fait au nom du parti et en con­ formité avec sa politique, ses principes généraux et ses programmes". L’ordre de préséance est ainsi établi: le parti, le gouvernement (CP, CNCR, ministres), l'armée. Ce qui s'est passé en Syrie depuis deux ans est considéré comme "une étape importante sur le chemin de la transformation socialiste telle que l'a définie le 6ème Congrès". Ces acquis doivent être conso­ lidés et protégés. La planification est reconnue comme l'indispensable instrument de cette transformation, tout comme l'autogestion, bien que les congressistes préfèrent parler d'administration démocratique. La Palestine fait aussi l'objet de longues discussions. Le début de l'année 1965 a été marqué par un événement passé inaperçu en Occident: le 1er janvier, une organisation de fedayin palestiniens a lancé sa première opération armée en Palestine occupée. Nommée al Assifa, elle est la branche militaire d'une organisation plus vaste, al Fath'. Dès le début, le régime syrien fournit toute assistance aux fe­ dayin et le Baath s'enorgueillit de compter parmi ses militants le premier fedai tombé en Palestine occupée. Chaque Congrès National est l'occasion pour le Baath de répéter inlassablement ses thèses sur la libération de la Palestine. Mais le 8ème CN marque un tournant, car la doctrine du parti rompt pour la première fois avec la stratégie défensive qui est celle du monde arabe depuis la défaite de 1948. Considérant que la stratégie "doit être fondée sur le refus de la pré­ sence israélienne, purement et simplement, le Baath demande la 153

participation de tous les pays arabes à l'effort de guerre et la création d'une "organisation palestinienne révolutionnaire que dirigera le peu­ ple palestinien". A cette époque, la détérioration de la situation retient l'attention. Après les attaques par Israël des travaux syriens sur le Jourdain (mars et mai' 1965), Damas s'en prend aux Etats arabes producteurs de pétrole, qui "trafiquent avec la cause palestinienne et la destinée de la Nation arabe" et exige d'eux une aide financière et de l'Egypte un soutien militaire. Mais Abdel Nasser, dont l'armée s'enlise au Yémen, n'est pas disposé à se laisser entraîner dans une guerre contre Israël, et c'est en visant le Baath que le Raïs dénonce les "surenchères sur la Palestine". La crise du parti et les attaques dont il est personnellement la cible ont amené Michel Aflaq à renoncer à ses fonctions. Mais les con­ gressistes ne l'entendent pas ainsi et l'élisent, contre son gré, à la Direction Nationale (il décidera toutefois de ne pas participer aux réunions de la Direction). Pour lui succéder au poste de Secrétaire, Aflaq propose Munif Razzaz, un camarade jordanien, en souhaitant que son élection "ouvre une ère d’activité et d’entente qui resserre les rangs du partr. Razzaz est élu à l'unanimité à la tête de la nouvelle Direction qui comprend douze membres, dont six Syriens. Ce Congrès montre que les rivalités syriennes ne perturbent pas le fonctionnement au niveau pan-arabe du parti. Il n'empêche que la crise à Damas demeure une écharde dans la chair du Baath. Les compromis font qu'il n'y a ni vainqueurs ni vaincus. C'est l'impression que l'on retrouve dans les appréciations que porteront plus tard sur l'événement les deux tendances rivales. Pour la Vieille Garde, le 8ème CN "n'a réussi ni à déjouer les plans des conspirateurs ni à les détourner de leurs objectifs" (Elias Farah). Pour les militaires et les régionalistes, "le 8ème CN n'est qu'un congrès de conciliation, qui n'a pas résolu d'une manière décisive le conflit entre le parti et la menta­ lité de droite". Les deux fractions restent donc sur leurs positions, dans l'attente d'un affrontement qui paraît irrémédiable. L’EPREUVE DE FORCE Munif Razzaz, le nouveau patron du Baath, décide de reprendre contact avec la base du parti en Syrie. Au cours des entretiens qu'il a avec cadres et militants, il mesure à quel point la Vieille Garde a perdu crédit et influence. Aflaq, Bitar, Aysami et les autres appartien­ nent au passé. Ils ne représentent plus le Baath. Contrairement à leurs affirmations, la Direction Régionale actuelle est représentative et sa dissolution ne résoudrait rien, bien au contraire. Ainsi, dès le 154

début de son mandat, M. Razzaz est pris entre deux feux: il lui faut tempérer les exigences de la Vieille Garde et empêcher les empiéte­ ments des militaires sur les prérogatives de la Direction Nationale. Comme il le reconnaîtra plus tard, il "n'avait pas mesuré l'ampleur réelle des obstacles qui se trouvaient sur son chemin". Munit Razzaz convoque du 11 au 13 juin 1965 des délégués de toutes les branches syriennes à une session extraordinaire du 2ème Congrès Régional. Conformément à ce qui avait été décidé, un Bureau des Affaires militaires de six membres est mis en place, des­ tiné à remplacer l'Organisation Militaire Baathiste. Les militaires semblant déterminés à jouer le jeu et à observer les nouveaux règle­ ments, M. Razzaz pousse son avantage et porte à 16 le nombre des membres de la Direction, dont l'élection est prévue dans un mois. Cette mesure devrait permettre d'y faire entrer des sympathisants de la Direction Nationale. Quelques semaines plus tard on signale des mouvements de personnels dans les administrations: les militaires rendent leurs postes aux civils, ou bien choisissent de conserver leurs responsabilités politiques. Le 2 août, Salah Jdid quitte ses fonctions de chef d'état-major. Puis c'est Amine el Hafez qui se démet de ses responsabilités de commandant en chef. Pour la seconde fois de l'année, le Congrès Régional se réunit en session extraordinaire, du 8 au 14 août. L'élection de la Direction ra­ mène brutalement M. Razzaz au sens des réalités. Son idée d'élargir cette instance pour mieux la contrôler est un échec complet. Non seulement la nouvelle équipe ne comprend aucun sympathisant de la Vieille Garde, mais en plus les militaires occupent 8 sièges sur 16! Amine el Hafez est élu Secrétaire. Celui que tous les Syriens appel­ lent familièrement Abu Abdo est au faîte de sa popularité. Il faut dire qu'il est le seul à apparaître en public et à s'exprimer dans les médias. Les autres officiers baathistes sont muets, à l'image de Salah Jdid, élu Secrétaire adjoint, et dont cette session consacre l'ascen­ sion. Fermé, secret, inconnu du public comme des journalistes, il a résolument joué la carte du confessionnalisme au profit de la minorité alaouite. Son lent et persévérant travail dans l'armée et dans les ins­ tances du parti en font aujourd'hui un homme au pouvoir considéra­ ble. Munif Razzaz comprend très vite que Salah Jdid et Amine el Hafez vont inévitablement entrer en conflit. L'Organisation Militaire s'en trouvera fragilisée et il appartiendra à la Direction Nationale de profiter de la situation. Les premiers signes de tension ne tardent pas à apparaître: Amine el Hafez, qui sent la menace se préciser, prend de discrets contacts avec Munif Razzaz... Le 24 août 1965 le CNCR se transforme en Conseil National de la Révolution (CNR) et le nombre de ses membres est porté à 95. Le 155

Conseil Présidentiel (CP) est entièrement renouvelé, à l'exception de Noureddin Atassi qui en devient le président. Le nouveau gouverne­ ment, désormais présidé par Youssef Zouayen, est de tendance radi­ cale, comme on pouvait s'en douter. Tandis que la Direction Nationale et la Direction syrienne poursuivent leurs passes d’armes, notamment par l'intermédiaire d'articles dans al Baath, le chef de l’Etat, Amine el Hafez se sent la cible d'une machination tramée par Salah Jdid et ses amis. A la recherche d'alliés, il fait revenir à Damas un homme qu’il avait pourtant contribué à pousser dehors: Mohammed Omran. Salah Bitar contacte discrètement les deux offi­ ciers. Mais la Direction syrienne est vigilante. Prenant les devants, elle procède à des déplacements autoritaires dans l'armée et l'admi­ nistration. Quelques jours plus tard (20 octobre) elle déclenche une vague d'arrestations: 15 personnes sont incarcérées dans la prison de Mezzé, dont des figures aussi dissemblables qu'Akram Haurani et Wahib Ghanem. On s'accorde à voir là des mesures préventives, visant à priver le chef de l'Etat d'éventuels alliés. En novembre 1965, ce qui restait aux mains du secteur privé est nationalisé et pour la première fois un salaire minimum est fixé par la loi. Ces mesures faisaient partie des recommandations du dernier congrès. En revanche, les décisions concernant la limitation du pou­ voir des militaires tardent à se concrétiser. Telle est la pénible consta­ tation que fait la Direction Nationale, qui se réunit sans désemparer du 8 au 20 décembre. Michel Aflaq est présent. Son opinion n'a pas varié: il faut dissoudre la Direction Régionale syrienne. Munif Razzaz n'est toujours pas d'accord. Le problème, selon lui, est trop profond pour être réglé par le changement de quelques cadres. Pour exposer son point de vue, Aflaq prononce un violent discours, le 19 décembre. Ce texte contient l'historique de la crise et l'exposé des griefs du fon­ dateur envers les "déviationnistes". La Direction Nationale, dit-il, "incarne ie parti tout entierJ'. C'est là une tâche colossale qu’elle n'a jamais pu assurer pleinement, surtout depuis qu'elle est "la cible d'at­ taques et d'invectives". "La douleur la plus cruelle qu'un homme atta­ ché aux principes pour lesquels il a lutté toute sa vie puisse ressentir, avoue Aflaq, c'est lorsqu'il voit ses idées défigurées au point qu'il en serait presque prêt à renier son parti!". Déplorant que la débâcle du Baath en Irak n'ait pas servi de leçon, le fondateur dresse un violent réquisitoire contre les régionalistes syriens: "Longue est l'histoire du Baath qui, débutant de la façon la plus simple et la plus modeste, est devenu partie intégrante de l'histoire de notre Nation. Comment ce parti a-t-il pu tomber si bas ? Comment a-t-il pris ce visage que nous lui connaissons aujourd'hui et qui contraste tant avec les qualités et les traits qui le distinguaient autrefois ? Il en est maintenant réduit à 156

employer des méthodes manoeuvrières, à déformer les faits, à fabri­ quer des mensonges, à tromper, à avoir recour? à tout, sauf à la vérité, à la franchise, au respect des principes et au respect du peuple qui n'acceptera jamais ces méthodes, même s'il y est soumis par la force! (...) C'est par des ruses, des manigances, des complots montés de toutes pièces par quatre ou cinq personnes dans une arrièreboutique,' que le parti en est arrivé là! Voilà comment le Baath a pu avoir en Syrie une Direction dont certains membres ont rejoint le parti bien après la Révolution de mars! (...) Est-ce la lutte pour le pouvoir qui est à l'origine de tous ces maux ? La Direction Nationale, poursuit Aflaq, se doit d'assumer les responsabilités historiques qui lui incom­ bent. Elle est seule capable d'apporter la solution, de nous sortir de l'impasse, de rendre au parti sa dignité et à ses membres l'espoir et, partant, de rétablir la confiance du peuple dans ce parti. (...) Je suis convaincu qu'il est du devoir de la Direction Nationale, en ces circons­ tances critiques, de dissoudre la Direction Régionale syrienne et d'écarter les responsables, sans compromis ou perte de temps". Et Aflaq de conclure: "Je n'abandonnerai jamais le parti et n'épargnerai aucun effort pour le servir, même s'il faut donner de mon sang! C'est là une bien modeste offrande. Le fait d'avoir boycotté les réunions ne signifie pas pour autant que j'aie cessé de travailler pour le parti et que je ne sois plus disposé à le servir ni à lui sacrifier ma vie". Cet émouvant plaidoyer a convaincu les hésitants. Et quand bien même certains seraient encore indécis, l'événement qui se produit le lendemain achève de les ranger à l'avis du camarade fondateur. Ce jour-là, en effet, une brigade de Homs passe sous le commandement d'officiers fidèles de Salah Jdid, en des circonstances qui non seule­ ment sont contraires aux règlements mais qui en plus apparaissent comme nettement provocatrices. La Direction Nationale ne peut plus reculer. Le 21 décembre 1965 elle prend la décision (contraire aux statuts) de dissoudre la Direction Régionale syrienne. Cette instance est remplacée par une Direction suprême de 22 membres, dont 12 proviennent de la DN et 10 sont laissés à des Syriens, à raison de 5 aflaquistes et 5 régionalistes, ces derniers refusant de siéger. Dans le même temps, la Direction Nationale publie un document justifiant sa décision. Elle fait savoir qu'elle "ne permettra pas l'appropriation d'uni­ tés de l'armée pour les transformer en outils d'action personnels. La DN s'oppose au confessionnalisme, aux ambitions personnelles, aux rivalités tribales. (...) Elle entend faire en sorte que l'armée syrienne se consacre essentiellement aux affaires militaires". Sitôt connue la décision de la Direction Nationale, le gouvernement Zouayen démissionne. Trois régionalistes membres du 157

Conseil Présidentiel, dont son président Noureddin Atassi, en font de même. Comme on pouvait s'en douter, c'est Salah Bitar qui forme le nouveau gouvernement. "L'armée, déclare-t-il, a été convaincue de s'écarter du pouvoir et de se consacrer à la sauvegarde des frontières et de la Révolution". Amine el Hafez et Mohammed Omran ont choisi leur camp: ils souscrivent à toutes les résolutions prises par la DN. Le premier devient ministre de la Défense. Le second, en tant que nou­ veau président du Conseil Présidentiel, signe le communiqué publié le 4 janvier 1966: "/e parti et le pouvoir doivent revêtir un caractère populaire et rejeter à cette fin toute tutelle militaire". Le 15 février le CNR est dissout et une Assemblée Nationale de 135 membres est formée, par un amendement à la Constitution. En font partie les membres syriens de la DN, les ministres du gouvernement, des syn­ dicalistes et "des éléments représentant la plupart des courants natio­ nalistes et progressistes du pays". Sur les 95 membres de l'ancien CNR, 65 restent en place. Parmi les 30 exclus se trouve l'équipe de la Direction Régionale dissoute. La Direction Nationale a donc frappé la première. Ses adversaires sont muets: les colonnes d'al Baath leur sont fermées et ils n'ont plus de structure officielle au sein du parti. Dans le secret, les membres de l'Organisation Militaire Baathiste se réunissent. Salah Jdid, Hafez el Assad, Salim Hatoum, Abdel Karim Joundi et Mustapha Tlass forment un comité chargé d'étudier les initiatives envisageables. L'alternative est simple: ou bien ils obéissent aux décisions de la DN, ou bien ils passent outre, avec toutes les conséquences qui s'ensuivront. La Vieille Garde a mis les militaires au pied du mur.

SIXIEME PARTIE

LE SCHISME 1966 -1970

LE COUP D'ETAT DU 23 FEVRIER 1966

Deux mois se sont écoulés depuis que la Direction Nationale du Baath a dissout la Direction syrienne. Damas est calme. Même les plus pessimistes commencent à croire que la Vieille Garde a gagné la partie. Le 21 février, Michel Aflaq s'exprime devant des militants de la banlieue de Damas. Fatigué, amer, il dresse un accablant constat de ce qu'est devenu le Baath, ce parti qu'il a façonné et pour lequel il avait rêvé d'un tout autre destin. "L'image du parti s'est déformée, ditil, de même que l'esprit qui l'anime. On veut, sous le couvert du nom du Baath, transformer l'idéologie, la politique, l'organisation et l'éthique du parti. On accuse les vieux militants d'immobilisme! On nous dit "dépassés"! Nous n'avons jamais été contre le rajeunissement de nos cadres. Notre idéologie n'est pas figée. Pour s'en convaincre il suffirait de se référer à nos premières publications. Mais combien sont les baathistes qui s'informent du passé du parti, de ses idéaux, de ses programmes ? 95% des militants ignorent leur parti!". Quant aux mili­ taires, Aflaq estiment qu'ils "n'ont jamais suivi les consignes de la Direction Nationale, qui est pourtant la plus haute autorité du parti (...). Ils sont depuis le 8 mars 1963 animés d'un esprit de clan. Malgré les appels réitérés de notre Direction à leur conscience et à leur esprit de discipline, les militaires ont succombé à la tentation du pouvoir pour s'ériger en nouvelle classe dirigeante, avec des privilèges illimités (...). Ce Comité Militaire fait donc subir son diktat à l'armée, au nom du parti, et au parti, au nom de l'armée!". Quand M. Aflaq conclut que "la Direction Nationale finira par remettre le parti sur la voie de l'union, de la liberté et du socialisme", on a la nette impression que le camarade 161

fondateur ne croit plus à ce qu'il avance. Les tragiques événements qui se préparent vont lui donner raison. A l'aube du 23 février 1966 les commandos (al Maghawir) de Salim Hatoum et les unités de Izzat Jdid investissent les bâtiments de la radio et tous les points stratégiques de la capitale. Le palais prési­ dentiel est cerné. Le couvre-feu est instauré. Frontières et aéroports sont fermés: la Syrie est isolée du reste du monde. Les insurgés ont pris de grands risques. Si les garnisons autour de Damas se rallient immédiatement, il n'en est pas de même à Homs, Hama et surtout Alep, où la radio appelle à la résistance et demande la convocation immédiate d'un congrès extraordinaire du Baath. Le lendemain la si­ tuation est toujours aussi confuse. A Beyrouth, où l'on suit avec attention l'évolution de la crise, le bruit court qu'Amine el Hafez a été tué et que les chefs historiques du Baath sont en prison. On s'inter­ roge aussi sur l'identité des putschistes. Le 25 février, soit deux jours après le coup d'Etat, la situation se clarifie. Radio-Damas annonce que Noureddin Atassi a été nommé président de la République par la Direction Régionale provisoire du Baath qui vient d'être formée. Les informations, qui parviennent par bribes, montrent que l'insurrection a réussi. Mais à quel prix! Ce coup d'Etat est le plus sanglant que la Syrie ait jamais connu. Les combats, très meurtriers, qui se sont déroulés un peu partout, ont fait 800 morts selon certaines sources. Très vite, les nouveaux dirigeants mettent en place les institutions. La Constitution a été suspendue, le Conseil National de la Révolution (CNR) et le Conseil Présidentiel dissouts. La Constitution provisoire promulguée le 25 février change dé fond en comble l'organisation du pouvoir. Le chef de l'Etat et le conseil des ministres ont entre leurs mains les pouvoirs législatif et exécutif, en attendant que la Constitution définitive soit mise en place. Mais surtout, la grande in­ novation est l'instauration d'un régime dominé par la Direction Régionale du Baath. La séparation entre le parti et le pouvoir n'existe plus. Le pouvoir, désormais, c'est le Baath. La plus haute instance dirigeante de Syrie est la Direction Régionale (DR), qui nommera le chef de l'Etat, le Premier ministre et les membres du gouvernement. Le fameux trio de médecins qui symbolisait la tendance régionaliste du Baath syrien se retrouve aux postes de commande: Noureddin Atassi est Secrétaire Régional et chef de l'Etat. A 37 ans, il est le plus jeune président que la Syrie ait connu. La jeunesse est d ailleurs un trait dominant de la nouvelle équipe, la moyenne d'âge du gouvernement étant de 34 ans. Youssef Zouayen est Premier mi­ nistre, Ibrahim Makhos vice-Premier ministre et ministre des Affaires étrangères. Ces hommes retiennent l'attention de la presse. Mais les 162

connaisseurs des moeurs politiques baathistes savent qu'il faut cher­ cher au-delà, c'est à dire dans l'ombre, les véritables maîtres de la Syrie. Ce sont bien sûr les militaires, qui forment îa moitié des mem­ bres de la Direction provisoire de 14 membres rapidement constituée. Salah Jdid, fidèle à ses habitudes, s'est réservé la modeste fonction de Secrétaire adjoint. Hafez el Assad est ministre de la Défense et n'a pas pour autant lâché son poste de commandant de l'aviation. Ahmed Suwaydani est chef d'état-major. Abdel Karim Joundi a le portefeuille de la Réforme agraire. Comme après tous les coups d'Etat, l'armée connaît une vague de purges et d'arrestations dont les derniers offi­ ciers sunnites encore en place font le frais. Pour le Baath, le coup d'Etat du 23 février 1966 est un événement capital. Désormais le grand schisme est consommé. Pour la première fois une Direction Régionale a rejeté la tutelle de la Direction Nationale et n'en reconnaît plus l'autorité. Quelles que soient les cau­ ses du conflit, on ne peut que constater — et les adversaires du Baath ne se privent pas de le souligner — que le parti qui prône l'unité arabe n'a pas été capable de préserver sa propre unité. Ceux qui ont pris la lourde responsabilité de recourir à la force, ce 23 février, et de faire éclater le Baath, cherchent à justifier leur action en soulignant que la DN a outrepassé ses droits. Y. Zouayen s'explique, dans la conférence de presse qu'il donne le 5 mars: "Le recours aux armes est inhabituel dans le cadre d’un parti. Mais c’était le seul qui nous restait. La Direction Régionale a été dissoute et cet acte était illégal, car une telle décision est du ressort du Congrès Régional qui l'a élue. (...) Nous étions dans l'alternative: nous incliner, et c’était faire le jeu du colonialisme; ou bien sauver le parti en le remettant dans la voie révolutionnaire". L'argumentation des putschistes est claire: la Vieille Garde avait viré à droite et entendait barrer la route de la Révolution du 8 mars 19631. Durant les jours qui suivent le coup d'Etat on est sans nouvelle d'Aflaq, Bitar, Razzaz et les autres. On les dit en prison, ou en fuite, ou même tués! Puis le 28 février, alors que les baathistes libanais condamnent résolument le coup d'Etat syrien, le qualifiant "d'action séparatiste réactionnaire et dictatoriale", on apprend que les chefs historiques du parti sont en liberté. Mais le Secrétaire, Munif Razzaz, demeure introuvable. Très vite, le Liban devient la base de tous les aflaquistes évincés de Syrie et le quotidien al Ahrar, leur porte-parole, appelle les Syriens à se soulever. Les nouveaux dirigeants font alors pression sur le gouvernement de Beyrouth et celui-ci lance une vaste campagne d'arrestations contre les milieux baathistes libanais. Ces mesures vont considérablement gêner l'action de la Vieille Garde:

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évincée de Damas, indésirable à Bagdad, il ne lui restait plus que Beyrouth. C'est une cruelle ironie du sort de voir la direction pan­ arabe d'un parti champion de l'unité chercher en vain une capitale disposée à lui accorder l'asile. De quels moyens .dispose la Direction Nationale pour contrer l'action des putschistes ? Pratiquement aucun. Supplantés dans tou­ tes les instances, ses partisans civils et militaires sont en prison ou dans la clandestinité. La "rébellion du 23 févrierJ' a porté à son pa­ roxysme l'opposition entre les communautés sunnite et alaouite et ré­ pandu la méfiance à l'intérieur même de chaque confession. Aussi est-ce en vain que Munif Razzaz, caché à Damas, tente de coordon­ ner les activités des officiers opposés à Salah Jdid. En ce mois de mars 1966 les observateurs se demandent encore qui sont les nouveaux maîtres de la Syrie et quelle orientation ils vont donner au pays. Tout le monde s'accorde à les dire jusqu'auboutistes, ultras, extrémistes, plus chinois que russes. "A// russes ni chinois, répond Y. Zouayen, mais baathistes!". La tendance très à gauche du nouveau régime ne tarde pas à se matérialiser. Dès la mimars une importante délégation soviétique arrive à Damas. Un mois plus tard Khaled Bagdach rentre en Syrie, signe de détente puis de coopération entre le Baath et les communistes, qui comptent déjà un ministre au gouvernement. A l'inverse, dans le monde arabe l'unani­ mité est totale contre ceux qu'on appelle déjà les néo-baathistes. Du Caire à Bagdad en passant par Beyrouth et Amman, les tragiques événements de Damas n'en finissent pas de susciter des remous. Mais les nouveaux maîtres de la Syrie sont peu soucieux de soigner leur image. Seules leur importent, dans l'immédiat, la consolidation de leur pouvoir et la remise en ordre des instances du Baath. LE PUTSCH DE SALIM HATOUM ET LE TROISIEME CONGRES REGIONAL En faisant de la Direction Régionale la véritable instance diri­ geante de la Syrie, Salah Jdid et ses amis ont montré qu'ils tiraient du Baath, et seulement de lui, la légitimité de leur pouvoir. Le terme de néo-baathistes qu'on leur a souvent accolé ne correspond pas à ce qu'ils prétendent être. Le vrai Baath, c'est eux. Le Mouvement du 23 février s'inscrit dans le droit fil de la Révolution du 8 mars 1963 et du 6ème Congrès National. C'est pour en protéger les acquis qu'il a été déclenché. Malheureusement, ce coup de force a pulvérisé la struc­ ture du parti, et surtout sa structure pan-arabe. Il faut donc reconstruire d'urgence une organisation véritablement représentative. 164

L'objectif est double. Il s'agit de convoquer un Congrès Régional syrien pour élire une nouvelle Direction et de préparer un Congrès National qui reconnaisse la légitimité de l'organisation du parti en Syrie. Le premier objectif ne présente pas de difficulté, maintenant que les régionalistes sont seuls maîtres chez eux. Lors d'une session ex­ traordinaire du 2ème Congrès, du 17 au 27 mars 1966, à Damas, une centaine de délégués justifie bien évidemment l'action armée du 23 février, en raison "des dangers imminents et graves qui menaçaient l’existence du parti et de la Révolution". Accusant la Direction Nationale d'avoir voulu faire échouer l'expérience idéologique dans l'armée, les congressistes décident de faire appliquer les précédents textes adoptés sur la définition des tâches de l'armée et la séparation des pouvoirs civil et militaire, et d'associer plus étroitement l'armée au processus de transformation socialiste et à l'élaboration de la poli­ tique du parti. Compte tenu des circonstances qui prévalent doréna­ vant en Syrie, ces recommandations (prises lors du 8ème CN) deviennent surréalistes. Lier l'armée au parti ? Quand on sait que depuis longtemps déjà l'armée a supplanté le parti, ne serait-ce pas plutôt ce dernier qu'il faut solidement amarrer à l'armée, si l'on veut assurer sa survie ? La nouvelle Direction élue comporte 16 membres, dont 6 militaires. On y retrouve toute l'équipe dissoute par la DN l'année passée. Comme prévu, Noureddin Atassi est Secrétaire Régional et a pour adjoint Salah Jdid. Ce Congrès n'a pas apporté d'information sur les orientations du nouveau régime. Ce n'est que progressivement que se matérialise son intention de faire passer la Syrie dans l'ère moderne en enga­ geant de grands travaux, comme la construction du barrage de Tabqa sur l'Euphrate, l'aciérie de Hama, la raffinerie de Homs. Les pays du bloc socialiste, URSS en tête, contribuent aux financements. Deux mois après son installation, le Mouvement du 23 février apparaît comme le plus solide point d'appui de l'URSS en Orient, tant et si bien que l'Occident s'en émeut et parle déjà d'une satellisation de Damas. L'ambiance n'est pas sans rappeler celle des années 50... Sur la scène arabe, le régime syrien s'est installé à un moment où s'engagent les grandes manoeuvres du Pacte islamique. Dans un monde arabe cassé en deux entre réactionnaires et progressistes, l'Arabie Saoudite a lancé sa croisade contre l'athéisme et le commu­ nisme et le roi Fayçal a déjà rallié à son projet de Pacte islamique la Jordanie, le Soudan, l'Iran et le Pakistan. Le camp progressiste a de quoi s'inquiéter de cette offensive, vu son état de désunion. L'Irak et la Syrie sont encore à couteaux tirés (la mort accidentelle du président Aref et son remplacement par son frère n'ont donné lieu, à 165

Damas, à aucune réaction officielle) et la RAU se méfie toujours de la Syrie. Pourtant des signes de détente sont perceptibles. Les baathistes au pouvoir à Damas ne sont pas de ceux à proposer à Abdel Nasser une nouvelle expérience unitaire. Cela rassure le Rais qui, du coup, n'est pas sourd aux conseils de l'URSS, qui lui vante les avan­ tages d'un rapprochement avec la Syrie. En visite à Moscou, Y. Zouayen expose à ses interlocuteurs la politique du Baath, qui con­ siste à cesser toute discussion au Sommet entre chefs d'Etats arabes et à former un front des Etats progressistes. Les Soviétiques y sous­ crivent et se chargent de convaincre Le Caire. Le 22 juillet 1966, quand Abdel Nasser annonce qu'il n'y aura plus désormais de confé­ rences au Sommet avec les chefs d'Etats réactionnaires (une réunion était prévue pour septembre), c'est un tournant important dans l'histoire de l'Orient arabe. C'est aussi une victoire du Baath syrien dont l'intransigeance a prévalu. Ainsi le ton est donnée. Le Caire et Damas s'engagent dans une ligne dure. Pas de faiblesse non plus sur le plan interne. Le 7 avril, de nouvel­ les arrestations sont opérées parmi les proches de la DN (dont Chibli Aysami). Quelques jours plus tard, Akram Haurani est refoulé à l'aé­ roport. Pour protéger le régime, le gouvernement décide de renforcer les organisations populaires. Khaled Joundi, le président de la Fédération des Syndicats ouvriers, se voit confier la création des Phalanges ouvrières armées. 500 ouvriers s'enrôlent dans ces milices dont l'armement sera assuré, après bien des réticences, par le minis­ tre de la Défense, le général Hafez el Assad. Deux mois après le putsch, les spéculations sur la solidité du régime vont bon train. Selon les milieux baathistes orthodoxes de Beyrouth, ce pouvoir, sans sou­ tien populaire et miné par les rivalités internes, n'en a plus pour long­ temps. Les aflaquistes basent leur analyse sur le fait que la nouvelle Direction élue en mars comporte deux absents de marque, deux druzes qui avaient pourtant pris une part active et déterminante au putsch: Hamad Ubayd et Salim Hatoum. Le premier, membre de la première heure du Comité Militaire Baathiste, commandant de la Garde Nationale, espérait bien le poste de ministre de la Défense. Ulcéré d'avoir été écarté et du gouvernement et de la Direction Régionale, il regroupe autour de lui quelques officiers et se lance dans un soulèvement armé, à Alep, en avril. Mal conçu, le mouve­ ment est vite réprimé et fournit un prétexte à des nouvelles purges et arrestations, dont celle d'Ubayd lui-même. Le commandement de la Garde Nationale passe alors à un alaouite, le capitaine Ibrahim Ali. Salim Hatoum est beaucoup plus prudent que son coreligionnaire. Il a compris que Salah Jdid et ses amis ont entrepris l'élimination des druzes de l'armée et du pouvoir. Les alaouites ont bénéficié de la 166

coopération des druzes durant cinq années, pour écarter les sunnites. Désormais ils se sentent assez forts pour passer à la dernière étape, c'est à dire évincer leurs alliés d'hier pour restér seuls au pouvoir. Salim Hatoum, dont les commandos ont assuré la victoire des puts­ chistes le 23 février, s'entend aujourd'hui reprocher son zèle et sa responsabilité dans le nombre trop élevé des victimes du coup de force. Comprenant qu'il est désormais dans la ligne de mire, il cher­ che des alliés. Il prend d'abord contact avec l'organisation militaire baathiste clandestine que Munif Razzaz essaye de mettre sur pied avec le major-général druze Fahd Chaher. Mais cette organisation est découverte et démantelée, au début du mois d'août. Salim Hatoum prend alors contact avec Hamad Choufi. Ce baathiste druze fut, en 1963 et 1964, chef de file de la tendance marxiste dans le parti et compte encore de nombreux partisans rassemblés au Sud du pays, dans le Jebel Druze. Les dernières arrestations opérées parmi les "politiciens de droite" et les "éléments réactionnaires" ayant surtout visé, en réalité, des druzes, la communauté est en émoi et resserre les rangs derrière les deux chefs qui lui restent: Hamad Choufi et Salim Hatoum. Au début du mois de septembre le malaise s'accroît et la tension devient perceptible dans tout le pays, où la Garde Na­ tionale est omniprésente. Le 6 septembre les autorités rendent public le complot tramé par la Direction Nationale et découvert quelques semaines plus tôt. "Aflaq, Razzaz et Bitar, annonce Radio-Damas, glissant vers la droite, ont conspiré avec la réaction, les politiciens professionnels et certains officiers de l’entourage d'Amine el Hafez... Cette tentative criminelle a été déjouée et écrasée". Cette révélation a pour but de mettre en mauvaise posture les opposants druzes. Mais dès le lendemain, la branche du Baath de Suwayda adresse un mé­ morandum à la Direction Régionale. Les militants du Jebel Druze n'entendent pas être associés aux "éléments réactionnaires". Ils exigent que cessent immédiatement les purges d'officiers druzes et que le différend soit réglé par un Congrès extraordinaire convoqué dans les plus brefs délais, faute de quoi la branche de Suwayda ignorera purement et simplement toutes les directives de la DR! Cette fois-ci l'affaire est grave. Une nouvelle scission dans le Baath porterait un rude coup à la crédibilité du régime. Celui-ci est donc amené à composer. Pour sortir de la crise, Salim Hatoum de­ mande que Salah Jdid et Noureddin Atassi viennent sur place, à Suwayda, pour discuter et rassurer les militants. L'invitation est ac­ ceptée et dès le 8 septembre les deux dirigeants, accompagnés de Jamil Chayya (seul druze de la DR), arrivent dans le Jebel Druze, montrant ainsi leur volonté de conciliation. Salim Hatoum juge alors que le moment de frapper est venu. Il téléphone à Damas et annonce 167

à Hafez el Assad et Youssef Zouayen que ses hôtes seront retenus en otages tant que ne seront pas satisfaites ses exigences. Hafez el Assad, qui a pris les choses en mains, ordonne immédia­ tement le couvre-feu et la fermeture des frontières. Radio-Damas a interrompu ses programmes habituels et appelle les paysans, ouvriers, intellectuels et militaires "à la bataille décisive contre les aventuriers traîtres qui conspirent contre la Révolution". Le Jebel Druze est coupé du reste du pays. La Garde Nationale et les Phalanges ouvrières sont en état d'alerte. Dans la nuit du 8 au 9 sep­ tembre, les amis et alliés occasionnels de Salim Hatoum passent à l'action un peu partout. On se bat dans la banlieue de Damas et dans d'autres villes. Le régime vit-il ses dernières heures, comme l'avaient prédit ses opposants ? Au matin, les rapports que reçoit Hafez el Assad révèlent que les forces gouvernementales sont restées maîtres du terrain partout. Fort de cet acquis, le ministre de la Défense fait savoir à Salim Hatoum qu’il refuse tout marchandage. Les calculs de ce dernier ont été dé­ joués sur deux points: ses alliés n'ont pas réussi à susciter un mou­ vement insurrectionnel et la solidarité alaouite a prévalu entre Hafez el Assad et Salah Jdid, deux hommes pourtant réputés rivaux. Réduit au seul Jebel Druze, le mouvement n'a plus aucune chance de succès. Au matin du 9 septembre, Salim Hatoum, Fahd Chaher et 20 autres personnes se réfugient en Jordanie où l'asile politique leur est accordé. Le retour au calme s'amorce dans tout le pays. Les combats sont terminés. Les purges peuvent commencer. Plus de 300 arresta­ tions sont opérées. Les mutations et limogeages dans l'armée, l'ad­ ministration et le parti, touchent bien sûr en priorité les druzes. Pratiquement vidée de ses militants, la branche du Baath de Suwayda est mise en sommeil. D'Amman où il est réfugié, Salim Hatoum attaque sans relâche le régime: "la situation en Syrie, accuse-t-il, est pratiquement celle d'une guerre civile, provoquée par la montée du sectarisme et de l'esprit de clan. (...) Les alaouites sont présents partout dans une proportion de 5 contre un à toutes les autres confessions!". C'est dans cette atmosphère lourde que s'ouvre à Damas le 3ème Congrès Régional du Baath, dont les travaux vont se tenir pendant cinq jours, à partir du 20 septembre 1966. Plus que jamais la discré­ tion est de mise. Cette réunion est surtout l'occasion d'une explication entre Salah Jdid et Hafez el Assad. La dernière crise a brusquement placé le ministre de la Défense au premier plan et si le Secrétaire et son adjoint sont encore là, c'est bien grâce à lui. Homme discret, ré­ servé et patient, Hafez el Assad ne pousse pas son avantage et se contente de faire remarquer qu'en poursuivant sur cette voie, le 168

régime s'isole et se coupe des masses. Les excès commis le rendent impopulaire et dans le domaine les Phalanges ouvrières ont une lourde responsabilité. Dans ces attaques, Hafez él Assad se fait l'in­ terprète de nombreux officiers. L'armée, c'est bien connu, n'aime pas ces formations qui échappent à son contrôle. Il aura gain de cause: en dépit du plaidoyer de Salah Jdid en leur faveur, les Phalanges voient leurs activités mises en sommeil. Le Baath orthodoxe prédisait une existence éphémère au régime schismatique syrien. Huit mois plus tard il est toujours là, après avoir déjoué les manoeuvres de la Direction Nationale et survécu à une sérieuse tentative de putsch. Dans leur quête de légitimité, il reste aux baathistes de Damas à organiser un Congrès National, c'est à dire à trouver dans tous les pays arabes des militants qui approuvent leur rébellion contre la plus haute instance du parti. LE NEUVIEME CONGRES NATIONAL: LA RADICALISATION Réunir un Congrès National à Damas n'est pas chose facile. C'est en outre prendre le risque d'exporter le schisme du Baath dans toutes les régions arabes. Mais les dirigeants syriens tiennent absolument à la caution d'un Congrès. Dès le 25 février 1966 ils ont envoyé des messages aux baathistes des autres régions, leur expliquant la nature profonde de leur action et les invitant à venir discuter, à Damas, de la crise du parti. Des délégations sont venues s'informer. Adroitement, les baathistes syriens ne leur ont pas demandé de prendre position, encore moins de les soutenir, mais simplement de se prononcer pour la convocation d'un Congrès National qui serait seul habilité à trancher. Le 9ème Congrès National s'ouvre à Damas en octobre 1966. A elle seule cette réunion est un succès incontestable pour les baathis­ tes syriens, qui brisent ainsi leur isolement et montrent que dans toutes les régions des militants approuvent le Mouvement du 23 février. On trouve dans le préambule des documents officiels publiés à l'occasion, une intéressante interprétation de la crise. Alors que le Baath, y lit-on, cherchait à recruter ses dirigeants et ses militants dans les classes laborieuses, il a souffert de 'l'infiltration dans ses rangs d’enfants des classes bourgeoises qui ont mis à profit certaines lacunes théoriques (...) pour arriver aux instances supérieures". Ces éléments de droite, "représentés par Michel Aflaq, Salah Bitar et Munif Razzaz, (...) ont poussé le parti dans le guet-apens des jeux parlementaires, méconnaissant la lutte populaire et offrant leur al­ liance aux politiciens professionnels réactionnaires et aux aventuriers 169

militaires". "Estimant quïls pouvaient se passer du parti après ravoir disloqué", ils ont, pour finir, décidé de dissoudre la Direction syrienne. La catastrophe était inéluctable, "si les bases du parti ne s’étaient pas interposées, avec le seul moyen qui leur restait, à l'aube du 23 février 196&\ Cette analyse a -le mérite de la clarté. Cette fois-ci les adver­ saires sont nommément cités et ce n'est pas un mince paradoxe de voir que le fondateur du Baath est compté au nombre des "représentants de la bourgeoisie infiltrés dans le partf\ Les débats sont axés sur quatre thèmes: le Mouvement du 23 février et ses suites, la politique arabe, la Palestine et la politique in­ ternationale. Considérant que "la Révolution syrienne est celle du parti tout entier", le 9ème CN condamne énergiquement la tentative de putsch de Salim Hatoum. L’analyse que font les congressistes de la situation dans le monde arabe donne une idée assez claire de la radi­ calisation du nouveau régime syrien. Le Baath voit dans le Pacte is­ lamique lancé par Ryad le fer de lance de la réaction pour "lier défini­ tivement le monde arabe à l'Occident et à son allié Israëf. Mais là où le rôle de la réaction apparaît dans toute sa clarté, c’est dans ses ma­ noeuvres contre la révolution syrienne. Cette dernière est à ce point au centre des préoccupations des congressistes que ceux-ci, en pré­ cisant leur position envers les différents pays arabes, définissent du même coup la politique arabe du régime de Damas. Rares sont les pays qui trouvent grâce aux yeux du Baath: on ne compte que l’Algérie et les deux Yémen. Le contentieux avec Abdel Nasser pèse encore lourd, à tel point que dans le document de 22 pages publié sur les travaux du Congrès, jamais ne sont mentionnés les noms de l’Egypte et du Raïs, et ce en dépit de fréquentes allusions à l’unité arabe. Dans un tel contexte de lutte à outrance contre les réactionnai­ res, l’importance de la révolution syrienne est capitale et son enraci­ nement une nécessité pour "toutes les forces progressistes de la patrie arabe". La question palestinienne est qualifiée "d'axe principal de la stra­ tégie du Baath dans tous les domaines". Attendre d’avoir acquis la supériorité militaire pour passer à l’action est une stratégie qui n’a fait que servir les intérêts de la réaction. Replaçant le problème dans le contexte arabe actuel, les congressistes concluent que la libération de la Palestine ne peut être réalisée que par "une guerre populaire", qui doit "s'étendre en même temps à toute la terre arabe, selon les né­ cessités et les exigences de la bataille, (...) de manière à hâter la réalisation de l'objectif final: la libération de l'ensemble de la patrie arabe". "Guerre populaire de libération": tel est le maître-mot de la nouvelle stratégie du Baath. Son extension à "toute la terre arabe" est 170

plus qu’une formule. Ce concept permettra en effet de faire de la lutte contre les régimes réactionnaires une étape de la guerre de libération de la Palestine, ce qu'exprimeront bientôt des slogans tels que 7a route de Tel-Aviv passe par Amman!". On ne peut qu'être frappé par la place qu'occupe la situation en Syrie dans ce 9ème Congrès National, au point d'en faire un super Congrès Régional syrien. Plus que jamais le Baath se centre sur la Syrie et son intransigeance contribue à l'isolement du pays. Le parti s'en accommode d'autant mieux qu'il a toujours vu dans cet état le signe valorisant de la justesse de son engagement. Le Mouvement du 23 février a certes réussi la gageure de tenir un Congrès National mais ce tour de force à ses limites. Ses adversaires ont beau jeu de dénoncer une nouvelle Direction qui se dit Nationale mais où les Syriens sont 7 sur 13 et où les Irakiens sont absents. Ceux-ci, d’ailleurs, ne tardent pas à annoncer qu'ils ne reconnaissent ni ce congrès ni la nouvelle Direction. Les baathistes syriens sont donc loin d'avoir gagné la partie, d'autant plus que la tension monte dans toute la région et que les menaces s'accumulent sur Damas. LA MONTEE DES PERILS Que sont devenus ceux qui, des années durant, ont présidé aux destinés du Baath et de la Syrie ? On dit que Michel Aflaq a trouvé refuge à Chypre et que Salah Bitar est au Liban. Amine el Hafez et quelques autres sont en prison à Damas. En dépit de cette situation déplorable, Munif Razzaz, à qui l'on ne sait plus très bien quel titre donner, Secrétaire ou ex-Secrétaire, ne baisse pas les bras. Il essaye de reconstituer, vaille que vaille, la cohésion de l'ancienne équipe, tout en gardant le contact avec les baathistes des autres régions. C'est dans l'organisation du parti en Irak que Razzaz place ses espoirs. Les baathistes irakiens, en effet, n'ont pas admis le coup de force de la Direction syrienne et sont restés dans la légalité. Malheureusement le Baath n'est pas au pouvoir en Irak et les autori­ tés de Bagdad ne tiennent pas à ce que leur capitale devienne le quartier général du Baath orthodoxe anti-syrien. A Damas s'ouvre le procès, fin février 1967, des responsables des diverses tentatives de renversement du régime, dont la dernière menée par Salim Hatoum. Accusés de vouloir renverser la Direction du Baath et le régime, de vouloir provoquer une guerre civile et des divisions confessionnelles (!), de nombreux officiers sont condamnés à la prison. Cinq condamnations à morts sont prononcées contre des officiers druzes. Ce procès aboutit d'ailleurs à la totale élimination des 171

druzes du corps des officiers. Le régime ne badine pas non plus avec la sauvegarde des intérêts économiques du pays. Un bras de fer l'op­ pose, à partir d’août 1966, à l'Irak Petroleum Company (IPC), dont l'oléoduc traverse la Syrie pour acheminer le pétrole des champs de Kirkouk. Damas demande un relèvement de ses droits, avec effet ré­ troactif jusqu'en 1956! La crise durera jusqu'en mars 1967, avec la si­ gnature d'un accord salué par le régime comme une grande victoire populaire. Cet épisode économico-politique, tout comme les procès et les purges, apparaissent comme des manoeuvres de diversion d'un ré­ gime en situation instable. C'est du moins l'analyse la plus répandue à l'époque. Ce qu'on ne mesure pas très bien alors, c'est que le Mouvement du 23 février n'a pas seulement modifié l'organisation du Baath. Il a aussi modifié les données politiques dans toute la région. La Syrie a toujours joué un rôle de perturbateur. Mais cette fois-ci elle affiche clairement sa volonté de modifier un statu quo qui, finalement, convenait à tout le monde. En faisant de la Syrie le pays le plus en pointe du camp progressiste, en excellents termes avec Moscou, le Baath a terriblement accentué les oppositions au sein du monde arabe. Bon gré mal gré, la RAU est obligée d'adopter les vue syrien­ nes. L'Irak fait tout pour éviter de paraître à la traîne. La propagande nationaliste arabe de Damas est un réel danger pour le trône jorda­ nien, toujours installé sur une poudrière. Elle risque de l'être égale­ ment, à terme, pour le trône Saoudite, les deux monarchies étant quotidiennement dénoncées comme traîtres dans la lutte de libération de la Palestine. Les baathistes syriens sont donc des gens dangereux: pour les Etats-Unis dont ils déstabilisent les régimes alliés; pour Israël par l'aide qu'ils apportent aux organisations palestiniennes et par leurs travaux hydrauliques sur le Yarmouk; pour les milieux pétroliers par leurs revendications; pour tout le monde enfin, en ne se satisfaisant pas du statu quo et en prônant la guerre de libération populaire. Ils doivent donc être neutralisés, ou si possible éliminés. Les Etats-Unis, leurs alliés arabes et Israël vont s'y employer, tout au long des sept mois qui vont mener à la guerre de juin 1967. La stratégie israélienne consistant à nier le fait palestinien, Tel Aviv fait porter au régime syrien la responsabilité de la recrudescence des actions des fedayin. C'est le Baath qui crée la tension. En le sup­ primant, le calme reviendra dans la région. Les choses sont dites aussi crûment par le chef d'état-major israélien, Itzhak Rabin, le 12 septembre 1966: "Les Syriens sont les pères spirituels d'el Fath' (...). Les combat qu'lsraël doit livrer à la Syrie en représailles des raids de sabotages visent donc le régime de Damas". Le Premier ministre is­ raélien, d'abord embarrassé par cette franchise, confirme peu après 172

les propos de son adjoint. La Syrie se plaint au Conseil de Sécurité de l'ONU, en soulignant 7es menaces israéliennes contre le régime, le territoire et le peuple syrien". Il est bien évident que les autorités sy­ riennes exploitent la montée des périls pour refaire l'unité autour d'elles. Mais la crise n'a rien d'artificiel et le Baath n'a pas à forcer la note pour démontrer la gravité des menaces qui pèsent sur la Syrie. Les preuves en ce sens se multiplient. Le 5 octobre 1966 le roi Hussein renchérit sur les menaces israéliennes. "Il nous faut colmater la brèche communiste en Syrie", s'exclame le souverain hachémite. Le même jour la presse cairote publie des révélations sur un nouveau complot tramé par la Jordanie, l'Arabie Saoudite, les Etats-Unis et Israël pour renverser le pouvoir baathiste syrien. Vues de Damas les choses sont claires: un complot international est à l'oeuvre. Menacée de toutes parts la Syrie se raidit. Le 12 octobre l'armée organise de grandes manoeuvres et annonce pour bientôt la mobilisation. Al Baath titre: "nos préparatifs sont complets pour faire face à toute agression". La Syrie sait que la tension avec la Jordanie affaiblit considéra­ blement son front oriental face à Israël. Il lui faudrait, pour compenser cette situation, coordonner ses actions avec l'Egypte. Mais on sait ce qu'il en est des relations du Baath et d'Abdel Nasser. Pourtant les Syriens, faisant taire leur ressentiments, prennent l'initiative de se rapprocher de l'Egypte. Cela montre à quel point les baathistes sont conscients de la gravité de la situation. Les présidents égyptien, algé­ rien et syrien se réunissent au Caire. Le camp progressiste est main­ tenant persuadé qu'une agression est en préparation contre Damas et qu'il faut serrer les rangs. Le 4 novembre, on apprend que la Syrie et l'Egypte ont signé un accord de défense commune. La plupart des observateurs voient dans l'événement la possibilité, pour l’Egypte, de contrôler et tempérer les ardeurs syriennes. En fait sa portée est tout autre. Entre le Baath et Abdel Nasser une page vient d'être tournée. Pour la première fois depuis la fin de la RAU, Damas et Le Caire échangent des ambassadeurs. Selon un schéma bien connu, la Syrie, menacée de toutes parts, se rapproche de l'Egypte. Mais cette fois-ci il n'est pas question d'union. Quelques jours après la signature de l'accord, le 13 novembre 1966, l'armée israélienne lance un raid de représailles... contre la Jordanie. Avertissement indirect à Damas ? Crainte d'une interven­ tion égyptienne en attaquant la Syrie ? On ne sait pas très bien. Mais cette action est un détonateur qui fait monter la tension d’un cran dans la région et plonge la Jordanie dans la tourmente, la population palestinienne s'en prenant à la passivité des autorités. La Légion arabe sauve le trône mais l'alerte a été chaude. Au début de l'année 173

1967 les Etats-Unis livrent à Amman d’importantes quantités d’armes. La Syrie s'alarme et accuse les monarchies hachémite et Saoudite de comploter pour renverser le Baath. Noureddin Atassi avertit: "Les jours de Fayçal et Hussein sont désormais comptés! Tout mouvement de masse libérateur et populaire, explique le chef de l'Etat, ne peut s’effectuer qu’en passant par les palais de la trahison et les succursa­ les de l'impérialisme d’Amman et de Ryad". Voici donc explicitée la notion de guerre populaire de libération définie par le 9ème Congrès, et ainsi résumée par Radio-Damas: "La route de Tel Aviv passe par Amman!" (23 mai 1967). Le Proche-Orient a déjà connu de ces crises qui naissent, crois­ sent et se résorbent d'elles-mêmes. Mais on chercherait en vain, en ce début 1967, des signes d'apaisement. La tension sur le front israélo-syrien demeure vive. Israël ne cesse de menacer la Syrie de représailles. L'Egypte suit avec inquiétude l'évolution de la situation. Abdel Nasser persuade les dirigeants syriens qu'il faut absolument ôter à Israël tout prétexte d'agression. Il obtient d'eux qu'ils mettent un terme, au moins momentanément, à la liberté d'action des fedayin à partir du territoire syrien, dès le début du mois de février 1967. Si les dirigeants de Damas, réputés ultras et jusqu'au-boutistes, accèdent aux désirs du Caire, se mettant ainsi en contradiction avec les résolu­ tions du Baath, c'est surtout pour prouver que le complot dont ils sont la cible n'en continuera pas moins de se développer. Les événements leur donnent raison. Les raids de fedayin ayant pratiquement cessé et ne pouvant donc plus servir de prétexte, le conflit se déplace vers les zones démilitarisées. Les Israéliens savent qu'en procédant à la cul­ ture dans ces zones, en contradiction avec les accords d'armistice, ils provoqueront immanquablement une réaction syrienne. Aussi les voiton déployer, à partir d'avril 1967, une activité agricole sans précédent dans les zones litigieuses. C'est une nouvelle preuve, pour Le Caire comme pour Damas, que l'agression contre la Syrie saisira n'importe quel alibi. Même la presse modérée libanaise se range à ces vues: "La zone démilitarisée n’est qu'un prétexte, écrit l'éditorialiste René Aggiouri. Le véritable objet de la bataille en cours, c'est l'orientation politique de la Syrie" (8 avril 1967)2. Le chef d'état-major israélien le confirmera un mois plus tard: "Le moment approche, annonce I. Rabin, où nous marcherons sur Damas pour renverser le gouverne­ ment syrien, car il semble que seules les opérations militaires soient de nature à décourager les projets de guerre populaire dont on nous menace" (11 mai). Le 7 avril, alors que Damas fête le 20ème anni­ versaire du Baath, éclate un violent incident de frontière syroisraélien. La bataille, qui dure toute la journée, est la plus importante depuis la campagne de Suez. Tout le monde en Syrie est persuadé 174

qu'il s'agit là d'une répétition générale avant l'attaque massive, désormais imminente. Alors que les menaces extérieures se précisent dangereusement, le régime baathiste ne peut même pas compter, sur le plan interne, sur un soutien populaire unanime. C'est d'ailleurs lui-même qui fournit malencontreusement à ses adversaires l'occasion de s'agiter. La pa­ rution dans la revue de l'armée d'un article nettement anti-religieux (25 avril) met le feu au poudre. L'appel à la grève générale et à la ré­ volte "contre les dirigeants athées" lancé par les Frères musulmans provoque l'effervescence. L'armée et toutes les formations du Baath sont sur le pied de guerre pour faire face à une situation en tous points comparables à celles d'avril 1964 et février 1965. Les arresta­ tions et les saisies de biens des "capitalistes et accapareurs" viennent à bout de l'opposition. Les relations avec la Jordanie sont rompues et deux attachés militaires Saoudites sont expulsés. Le régime a tenu bon. Mais contraint de se protéger à la fois des menaces internes et externes, il est en position difficile. Le 13 mai Le Caire prévient Damas qu'lsraël masse des troupes à la frontière et qu'une attaque est prévue pour le 17 mai. L'Egypte en­ voie ses forces dans le Sinaï et demande le retrait des soldats de l'ONU qui y sont stationnés. "Il s'agit d'abord, explique Abdel Nasser dans sa conférence de presse du 28 mai, de décourager Israël d'atta­ quer la Syrie". Trois jours plus tôt l'armée populaire syrienne a été mise en état d'alerte, portant à 300.000 hommes le nombre des com­ battants civils. Le 28 mai la Syrie et l'Irak parviennent à un accord sur la coordination de leurs armées. Le 30 mai la Jordanie signe avec l'Egypte un accord de défense. L'événement est d'importance mais il est totalement passé sous silence à Damas. Partout la tension est à son paroxysme. En Occident, la campagne en faveur d'Israël atteint son point culminant. On y dénonce "l'hystérie" des pays arabes qui mettent Israël "en danger d'extermination". Les responsables israéliens reconnaîtront eux-mêmes plus tard que ce danger n'a jamais existé et qu'il fut "inventé de toutes pièces"3. Mais la campa­ gne a atteint son but. Ignorant tout de cet aspect de la question, les populations arabes sont passées de la crainte à l'enthousiasme, sous l'effet d'une propagande officielle aussi simpliste que maladroite. Il ne fait plus de cloute que l'on va maintenant en découdre et laver l'humi­ liation de la défaite de 1948. En Syrie, les dignitaires du régime l'affirment: le Baath est prêt à faire face.

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LA GUERRE DE JUIN 1967 ET LE NEUVIEME NATIONAL EXTRAORDINAIRE

CONGRES

L'agression israélienne que Damas redoutait se produit le 5 juin 1967, à la fois contre la Syrie, l'Egypte et la Jordanie. Après avoir balayé l'armée égyptienne et anéanti son aviation, Israël reporte tout son effort contre la Syrie. Par deux fois Damas refuse le cessez-lefeu puis l'accepte à l'aube du 9 juin. Le soir du même jour, dans un discours pathétique, Abdel Nasser annonce sa démission et le monde arabe découvre alors l'ampleur de la catastrophe. Les Israéliens oc­ cupent le Sinaï, la rive orientale du Jourdain et Jérusalem. L'Egypte et la Jordanie n'ont plus d'armée. "Le 15 mai dernier, explique le Raïs, il était évident par les déclarations de l'ennemi qu'lsraël comptait atta­ quer la Syrie. Ces informations ont été corroborées par les rensei­ gnements obtenus par nos frères syriens et par nos propres services de renseignements (...). Il était de notre devoir de ne pas rester les bras croisés"4. Noureddin Atassi joint sa voix à celle des autres chefs d'Etats et du peuple égyptien pour demander au Raïs de rester à son poste. La Syrie, comme l'Egypte, vit des heures dramatiques. En dépit du cessez-le-feu et des injonctions du Conseil de Sécurité, Israël poursuit son offensive. Les combats sont violents, souvent au corps à corps. Au matin du 10 juin, les autorités annoncent que Kuneitra, la plus grande ville du Golan, est tombée. La route de Damas est dé­ sormais ouverte aux Israéliens. Tandis que le gouvernement se replie hâtivement sur Homs, les Phalanges ouvrières s'emparent des dépôts d'armes de la capitale pour les distribuer à la population. La veille, des détenus politiques avaient été libérés, pour leur permettre de prendre part "à la lutte contre l'agression sioniste et anglo-américaine" (Amine el Hafez était du lot). Damas se prépare à la résistance. Mais le 11 juin tout est terminé. Après le Sinaï et la Cisjordanie, le plateau du Golan est occupé et la défaite des armées arabes consommée. Après ces six jours de guerre durant lesquels la population arabe est passée de l'exaltation la plus folle à la stupeur et à l'accablement, on cherche à savoir ce qui s'est passé. Les Syriens font leur comptes. Un millier de morts, 400 prisonniers, 35.000 personnes fuyant le Golan occupé5,... Comment en est-on arrivé là ? La Syrie n'était-elle pas prête à faire face à l'agression, comme le Baath l'affirmait ? Et la guerre populaire promise ? Les nombreux opposants réfugiés à Beyrouth et ailleurs crient à la trahison, d'autant plus que les premiè­ res révélations sont accablantes pour le régime. La fameuse 70ème Brigade blindée, comme d'autres unités d'élite, n'a pas pris part aux combats. Elle est restée près de la capitale pour protéger le 176

gouvernement contre un éventuel coup d'Etat! Quant à Kuneitra, les autorités auraient annoncé sa chute longtemps avant que l'ennemi ne s'en empare. Le Baath, accusent ses adversaire^, a bradé le Golan pour rester au pouvoir6. Quoi qu'il en soit, il est clairement établi que la Syrie n'a pas jeté toutes ses forces dans la bataille. Le régime, qui se savait le premier visé par l'attaque israélienne, s'est gardé sur deux fronts, extérieur et intérieur. Il s'en explique d'ailleurs, rejetant la responsabilité sur ses adversaires. Dès le début des hostilités, de nombreux officiers exilés ont regagné la Syrie. Mais la vie politique est à ce point viciée que tout officier est "un putschiste en puissance" et représente un danger potentiel pour le gouvernement. Aussi ces militaires ont-ils été refoulés aux frontières. Réfugié en Jordanie après l'échec de son putsch, Salim Hatoum est lui aussi rentré en Syrie, le 10 juin, en pleine guerre. Arrêté, accusé de "vouloir profiter de l'occasion pour renverser le régime", il est jugé avec un complice, l'ancien aide de camp d'Amine el Hafez. Convaincus de haute trahison, les deux hommes sont exécutés le 26 juin 1967. En révélant l'information, le Baath explique que c'est à cause de l'action de tels éléments, "putschistes récidivistes impénitents", que le pays n'a pu jeter toutes ses forces dans la bataille. Après une telle défaite militaire et la perte d'une partie du terri­ toire, le régime pourra-t-il survivre ? Face à ses adversaires, la répli­ que du Baath est toute trouvée: la défaite était fatale puisque la Syrie a dû affronter un pays soutenu militairement par les Etats-Unis. De plus, si l'on veut bien se souvenir que le complot international visait le régime progressiste installé à Damas et, à travers lui, les acquis de la Révolution du 8 mars, le fait que le Baath demeure en place est une victoire. En ne faisant rien pour trouver d'éventuels boucs émissaires, le régime signifie que le parti et le pays ont fait bloc derrière leurs di­ rigeants. Plus ennuyeuse pour le Baath est la perte de prestige de l'armée, qui risque de rejaillir sur lui: on murmure çà et là que si les officiers s'occupaient moins de politique, ils auraient été plus effica­ ces dans la défense du pays... L'équipe au pouvoir n'a rien perdu de sa combativité et reprend en mains les éléments qui lui avaient échappé, comme les Phalanges ouvrières, qui sont dissoutes. En politique extérieure, après un léger flottement, la Syrie retrouve son intransigeance et refuse de participer au Sommet qui s'ouvre à Khartoum le 29 août. Damas, néanmoins, apprécie le triple refus que le monde arabe exprime lors de cette réunion: non reconnaissance de l'Etat d'Israël, refus de toute négo­ ciation de paix et refus de tout traité de paix. Pour le reste, le Baath condamne en vrac la réconciliation entre l'Egypte et les monarchies jordanienne et Saoudite, la reprise des exportations de pétrole et la 177

recherche de "l'unité des rangs". Les prochains congrès du parti vont confirmer l'orientation décidée avant la guerre. Le 3ème Congrès Régional tient une session extraordinaire en septembre 1967, soit trois mois après la guerre. L'objectif est d’établir, sur la situation en Syrie après la défaite, des rapports qui seront soumis au prochain Congrès National. La réunion est entourée du plus grand secret et selon certains bruits alarmistes qui ne manquent pas de courir, le parti serait en crise et Salah Jdid ferait figure d'ac­ cusé. Jusqu'ici le Baath a réussi à éviter toute explication en son sein après la défaite. Il est douteux qu'il puisse en faire l'économie. Au 9ème Congrès National qui se tient à Damas en session extraordi­ naire du 4 au 9 septembre il incombe de définir les positions du parti dans l'étape présente. Les congressistes notent avec satisfaction que les régimes progressistes ont résisté à l'agression de juin. Mais l'im­ périalisme n'a pas renoncé et voudrait maintenant les entraîner dans des marchandages et des compromis. Face à cette menace le Congrès réaffirme que "la résistance armée est la seule méthode pour libérer les territoires occupés". Il décide donc "la mobilisation de toutes les ressources" et la poursuite de la transformation socialiste. Sans tarder, le gouvernement met en pratique ces résolutions. Le 25 septembre 1967, tous les établissements d'enseignement privés sont nationalisés, après une dure épreuve de force avec le patriarcat grec-catholique. A l'ONU la Syrie vote contre la résolution 242 pré­ sentée par la Grande-Bretagne. Cette résolution, qui mentionne le refus de l'acquisition de territoires par la force, l'évacuation par les Israéliens des territoires occupés, la fin des états de belligérance, la reconnaissance de l'intégrité territoriale et de la souveraineté de tous les Etats de la région, et enfin une solution juste du problème des ré­ fugiés, est condamnée par la Syrie parce qu'elle "consacre l'agression et le fait accompir. Mais l'acceptation de cette résolution par Le Caire et Amman suscite l'inquiétude à Damas. Pour la Syrie, l'Egypte est en train de s'engager, doucement et avec la bénédiction de l'Arabie Saoudite, dans la voie d'une solution négociée. Cette perspective, redoutée entre toutes, conforte le Baath dans sa position de refus. La défaite de 1967 est pour le monde arabe un choc terrible. Il faut remonter à 1948, lors de la perte de la Palestine, pour trouver sem­ blable traumatisme. Le nationalisme arabe tenait pourtant d’infaillibles recettes. Avec l'unité et le socialisme, le monde arabe entrait dans une nouvelle ère. Or voici qu'en moins de dix ans le nationalisme subit deux graves revers: l'échec de l'expérience unitaire syroégyptienne et une humiliante défaite militaire. Qui croire alors ? Sur quoi fonder ses espérances ? La guerre a montré que ni l'Egypte ni la Syrie n'étaient les pays modernes que le socialisme était censé 178

construire. Dans tous les domaines l'ennemi a fait preuve d'une supériorité technique écrasante. Ceux qu'a frappé ce décalage en viennent à penser que les États arabes ne pourront faire entendre leurs voix que lorsqu'ils auront atteint un niveau de maîtrise technologique acceptable. D'autres font une analyse radicalement différente. Les Arabes ont été battus, pensent-ils, parce qu'ils ont suivi les mauvais bergers. Leur défaite n'est que le châtiment de leur faute, et leur faute est d'avoir abandonné la religion, de s'être laissés séduire par des idées étrangères à l'Islam. C'est ainsi que s'amorce dès cette époque un retour aux valeurs traditionnelles, une fermentation qui dix ans plus tard éclatera en ce que l'on appellera la vague intégriste. Indépendamment des explications données à la défaite, le ressen­ timent des populations envers les régimes progressistes est profond. Le grand perdant de la crise semble bien être Abdel Nasser. Les fon­ dements du régime égyptien ne sont pas menacés, mais le nassérisme a pris un coup dont il ne se relèvera pas. C'est pourquoi le Raïs entreprend une révision de sa politique, après une autocritique coura­ geuse. Et le Baath ? Toujours au pouvoir, contrairement à toutes les prévisions, il est plus résolu que jamais. Lui ne remet rien en cause. Compte tenu du vide qu'il a fait autour de lui, on ne voit pas quelles forces à l'intérieur de la Syrie pourraient le menacer. Pourtant, quoi qu’ils fassent et quoi qu'ils disent, les baathistes du Mouvement de 23 février seront ceux "qui ont perdu le Golan" ou, comme beaucoup le disent, "qui ont vendu le Golan", en échange de leur maintien au pouvoir. Tel est l'avis des baathistes orthodoxes. La défaite, explique Michel Aflaq, a pour cause les atteintes successives faites au mou­ vement révolutionnaire. La preuve est faite de l'incompétence des usurpateurs qui se sont emparés du pouvoir à Damas le 23 février 1966, en se disant baathistes. Comme pour chaque revers, Aflaq, avec un optimisme inusable, saisit l'événement pour en faire un nou­ veau point de départ. Le Baath "doit rompre avec la logique de l'action régionaliste et celle du pouvoir pour se plonger à nouveau dans l'action nationaliste et populaire". Poussant sa logique aussi loin qu'il peut, Aflaq demande que le parti abandonne le pouvoir et retourne au "militantisme héroïque"! Plus concrètement, les baathistes ortho­ doxes, rassemblés autour de Munif Razzaz, entendent bien profiter du mécontentement en Syrie pour refaire le terrain perdu. Aussi resserrent-ils les rangs pour préparer une offensive contre les régionalistes.

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LA CONTESTATION AU SEIN DU BAATH: LE QUATRIEME CONGRES REGIONAL ET LE DIXIEME CONGRES NATIONAL Certains militants restés fidèles au Baath orthodoxe s'irritent de l'impuissance de leurs dirigeants à rassembler leurs troupes et à re­ construire le parti. Ils décident alors de brusquer les choses en con­ voquant à Beyrouth, en mars 1968, un Congrès National qu'ils pré­ sentent comme le neuvième du nom. En ignorant le 9ème CN tenu en octobre 1966 sous l'égide des baathistes de Damas, les ortho­ doxes vont eux aussi jusqu'au bout de la logique du schisme. Puisqu'il y a deux Baath, chacun aura dorénavant ses propres congrès. Le 9ème Congrès National orthodoxe rassemble "des représen­ tants du Koweit, d'Irak, de Syrie, du Liban, de Jordanie, du Soudan et de Tunisie". L'unité autour de la Vieille Garde n'en est pas refaite pour autant. Salah Bitar et quelques autres ont refusé de participer, méfiants envers une initiative qu'ils n'ont pas inspirée. Mais pour Michel Aflaq, qui se trouve alors au Brésil, ce congrès est un événe­ ment positif, même s'il consacre la division du parti. Les congressis­ tes condamnent évidemment sans appel l'action séparatiste des mili­ taires syriens et le régime de Damas est accusé d'avoir dénaturé la conception baathiste du socialisme, en appliquant "à la lettre le modèle marxiste traditionnel, sans tenir compte des différences de contexte". Il est aussi pleinement responsable de la défaite de juin 1967. Les Irakiens forment la majorité des membres de la Direction élue par ce 9ème Congrès National orthodoxe et dont M. Aflaq est Secrétaire. L'opposition syrienne n'a pas attendu M. Aflaq et ses amis pour s'organiser. Le Mouvement des Nationalistes Arabes, l'Union Socialiste Arabe et les Socialistes d'Akram Haurani ont formé un Front National Progressiste (FNP) dont le siège est à Beyrouth. Ces partis n'ont que faire du soutien que leur apporte le Baath orthodoxe. Qu'ils soient syriens ou aflaquistes, les baathistes sont des gens dont tout le monde se méfie. Le 8 mai apparaissent en Syrie les premiers tracts du FNP, appelant à la lutte "par tous les moyens" contre le ré­ gime baathiste. Celui-ci n'est pas du genre à laisser se développer une opposition. En juin est lancée une vaste campagne d'arrestations, qui touche notamment beaucoup de baathistes de la première heure (dont Wahib Ghanem). Puis, le 27 juillet, Y. Zouayen annonce la dé­ couverte d'un complot. Les anciens politiciens réfugiés au Liban, dont S. Bitar et A. Haurani, sont accusés de l'avoir organisé, avec l'aide de la CIA et des services britanniques. Des mesures de rétorsion éco­ nomiques prises à l'encontre du Liban obligent ce pays à mettre un 180

terme aux libertés dont jouissent chez lui les opposants syriens. Le 29 juillet une Haute Cour de Sécurité de l'Etat est créée, dont le procu­ reur est le mohafez de Damas, Abdel Halim Khaddam. Des chars font même leur apparition dans les rues de la capitale, plus pour marquer la détermination du régime que pour contrer d'éventuels opposants. Ceux-ci, en effet, ont perdu la partie, d'autant plus que le Front se ré­ vèle trop hétérogène pour prétendre à une réelle efficacité. Les accu­ sations portées contre les anciens politiciens n'étonnent personne. Celles portées contre le général Ahmed Suwaydani, ex-chef d'état-major, sont plus graves. Ce Sunnite du Hauran avait été "libéré de ses fonctions" le 16 février dernier et nommé à d'obscures fonc­ tions auprès de la Direction Régionale. Lui et ses coreligionnaires originaires de cette région avaient miraculeusement échappé aux purges successives et formaient le dernier groupe organisé non alaouite au sein de l'armée. Accusés d'avoir trempé dans le récent complot, ils sont démis de leurs fonctions. Comme avaient disparu les druzes après le putsch raté de Salim Hatoum, disparaissent aujour­ d'hui les sunnites du Hauran. Leur chef de file Ahmed Suwaydani se réfugie à Bagdad. C'est précisément sur la capitale irakienne que se porte alors l'at­ tention, car un événement capital vient de s'y produire. Après cinq années de traversée du désert, le Baath revient au pouvoir en Irak, par un coup d'Etat, le 17 juillet 1968. A Damas, ni la radio ni la presse ne soufflent mot de la nouvelle. Il faut dire que pour les dirigeants syriens l'affaire est contrariante. Michel Aflaq est désormais le bien­ venu en Irak. Son ami le général Hassan el Bakr est solidement ins­ tallé au pouvoir. Pour le camarade fondateur et ses partisans, l'errance est finie. Ce formidable retournement de situation donne au Secrétaire une assurance et un détachement qu'on ne lui connaissait plus. Il va même jusqu'à déclarer qu'après tout, la situation en Syrie ne lui paraît pas "mériter l'intérêt que certains peuvent lui accorderJ'! Comme en 1963, le Baath est donc au pouvoir en Syrie et en Irak. Mais l'analogie s'arrête là. Car à Damas et à Bagdad régnent désor­ mais des frères ennemis. Parti bicéphale, le Baath va étendre dans toutes les régions arabes sa double organisation, obligeant tous les militants à se déterminer selon cette logique. Dès cette époque, il est convenu de désigner par pro-syriens les baathistes qui reconnaissent la Direction Nationale issue du Congrès tenu à Damas après le Mouvement du 23 février. Les autres, ceux qui demeurent fidèles à la Vieille Garde et au Baath orthodoxe, sont les pro-irakiens. Le changement de régime à Bagdad accroît considérablement l'isolement de la Syrie. Pour les opposants au régime de Damas, c'est une bonne nouvelle. Mais leur espoir réside surtout dans les 181

dissensions entre les dirigeants. Le bruit court en effet, avec de plus en plus d'insistance, que la rivalité entre Salah Jdid et Hafez el Assad est entrée dans une phase aiguë. Les divergences de vue entre l'homme fort du régime et le ministre de la Défense ne datent pas d'hier. Hafez el Assad, pourtant, a joué le jeu de la solidarité lors du putsch de Salim Hatoum (voir plus haut). Mais la guerre de 1967 a créé une nouvelle situation. Si la priorité absolue doit être donnée à la lutte contre Israël, observe Assad, alors il faut renforcer le potentiel militaire et rechercher la coopération de tous les Etats arabes, progressistes ou non. Dans ce domaine comme dans d'autres, la façon dont S. Jdid et ses amis gèrent les affaires déplaît au ministre de la Défense. Les prochains congrès du Baath vont donc voir s'affronter les deux courants de pensée. A la fin de septembre 1968 se réunit à Damas le 4ème Congrès Régional. Lorsqu'est abordée la stratégie arabe de la Syrie, Hafez el Assad intervient. Se gardant bien d'attaquer de front son adversaire Salah Jdid, il s'en prend au Premier ministre. Youssef Zouayen est accusé de mener une politique qui isole le pays dans le monde arabe et le lie à l'URSS. Il faut, explique Assad, reconstituer le front oriental, avec la Jordanie et l'Irak. Il faut également reconstituer et moderniser l'armée. Il faut la protéger du parti et la mettre à l'abri des purges qui l'ont tant affaiblie depuis des années. Il est temps également de res­ taurer la confiance chez les militaires et réintégrer les officiers exclus pour relever le niveau des cadres. Hafez el Assad ne peut faire de telles propositions (qui font scandale chez les ultras) que s'il est sûr de disposer d'appuis divers et d'exploiter des mécontentements qui existent çà et là. Il y a d'abord le mécontentement de toute une popu­ lation humiliée par la défaite et qui n'a pu s'exprimer. Puis il y a la grogne des officiers, d'autant plus irrités qu'ils considèrent qu'on ne leur a pas donné les moyens de se battre. Précis, méticuleux et pru­ dent, le ministre de la Défense n'est pas du genre à s'embarquer dans des aventures improvisées. Voici plus de deux ans qu'il prépare le terrain. Lorsqu'il fut mis fin, en juin 1965, sur décision du congrès, au cumul des fonctions, Salah Jdid opta pour ses activités dans l'appareil du parti. C'était laisser à Hafez el Assad les coudées franches dans l'armée. Celui-ci n'a pas perdu de temps pour placer aux postes-clés des hommes qui lui sont dévoués. Il a également réintégré, de sa propre initiative, des officiers précédemment exclus, en faisant du même coup ses obligés. Il a mis sur pied sa propre milice et construit, avec des officiers de l'armée de l'Air, dont il est toujours le comman­ dant, un service de renseignements militaires soumis à sa seule au­ torité. Depuis février 1968 le chef de l'état-major est l'un de ses proches, Mustapha Tlass. Ce sunnite originaire de Rastan est un ami 182

de longue date, depuis l'Académie militaire de Homs. Cette même année, le ministre de la Défense a étendu le contrôle de l'armée à toutes les forces para-militaires, allant jusqu'à confisquer les armes des milices. Tandis que sa position se renforce dans l'armée, sa fai­ blesse dans le parti est préoccupante. Le clan de Salah Jdid a la haute main sur toutes les instances du Baath. C'est pourquoi le Premier ministre n'a rien à redouter de l'attaque dont il est l'objet. Parler d'ouverture et tendre la main aux réactionnaires, riposte-t-il, ne peut être le fait que des ennemis de la transformation socialiste en Syrie. Hafez el Assad se garde bien de polémiquer. Il ne peut faire plus, lors de ce 4ème CR, que de tirer un coup de semonce. Alors que la nouvelle Direction élue est résolument pro-Jdid, il a tout de même la consolation de voir Y. Zouayen céder la place de Premier ministre au chef de l'Etat, Noureddin Atassi, dans un gouvernement où entrent six ministres non-baathistes et trois officiers qui lui sont proches (M. Tlass est vice-ministre de la Défense). Selon la formule consacrée, "des représentants de toutes les con­ trées arabes et des représentants des organisations du parti à l'étran­ gerM participent au 10ème Congrès National qui s'ouvre quelques jours plus tard. En réalité, les débats seront plus que jamais centrés sur la Syrie. Les "acquis de la révolution" sont essentiellement ceux de la révolution syrienne. Il n'y en a pas d'autre! Encore un Congrès qui n'a de national que le nom. Le schisme de février 1966 a bel et bien vidé de sa réalité la dimension pan-arabe du Baath. Passant en revue les développements intervenus sur la scène arabe ces deux dernières années, le Congrès est amené à dénoncer une fois de plus la politique des Sommets et la recherche de solutions politiques à la crise. Le soutien à la cause palestinienne est réexaminé à la lumière de la situation nouvelle créée par la guerre de 1967. Le conflit a eu pour principale conséquence de révéler le fait palestinien dans toute son ampleur. L'honneur arabe bafoué, humilié, a trouvé dans les fedayin ses vengeurs. Le combattant palestinien est le nouveau héros d'un peuple qui a perdu confiance dans ses armées. Lors du 4ème Conseil National Palestinien, tenu en juillet 1968, la Charte de l'Organisation de Libération de la Palestine (OLP) a été remaniée et son programme d'action, qui rejette la résolution 242, ne peut que plaire au Baath. Mais celui-ci s'inquiète des volontés d'autonomie des organisations combattantes palestiniennes. Conscientes de leur force croissante, celles-ci supportent de plus en plus mal les tutelles de l'Egypte, de la Syrie ou de la Jordanie. Le Baath en a conscience. C'est pourquoi le 10ème CN décide de créer une organisation pales­ tinienne baathiste, la Saïqa. Puisque les Palestiniens constituent

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"l'avant-garde de la Nation arabe combattante", il est urgent d'avoir sur eux un moyen de contrôle. Ce congrès est un succès éclatant pour Salah Jdid et ses amis. Pour Hafez el Assad, c'est un échec. Ses critiques et observations n'ont jamais été prises en compte. Il n'en abandonne pas pour autant. Prenant prétexte du fait qu'il n'a pas été entendu, Hafez el Assad dé­ cide de ne pas tenir compte des résolutions et de boycotter les réu­ nions des différentes instances dirigeantes! Il donne des instructions pour qu'il n'y ait plus de relations entre les organisations militaire et civile du Baath. Ensuite, le général procède à des mutations d'offi­ ciers pro-Jdid. C'est ainsi que le commandant de la fameuse 70ème Brigade blindée est relevé de ses fonctions. Constatant que ses posi­ tions sont ébranlées dans l'armée, Salah Jdid contre-attaque dans le parti, les milices et la Saïqa. La rivalité entre les deux hommes se fait plus vive. Selon les habitudes du Baath, rien n'est mis sur la place publique. Les coups se portent dans la coulisse. Mais la crise, en prenant d'alarmantes proportions, paralyse le Baath. Une nouvelle partie d'échec est engagée, au sein même de ceux qui lancèrent le Mouvement du 23 février, au sein même de la communauté qui s'est arrogée le pouvoir: les alaouites. LA CONFRONTATION ENTRE SALAH JDID ET HAFEZ EL A SSA D Les deux hommes qui s'opposent au sein de l'équipe dirigeante ont beaucoup de points communs. Tous deux sont alaouites (Jdid de la confédération des Haddadun et Assad de la confédération des Kalbieh). Ils furent compagnons de la première heure au sein du Comité Militaire Baathiste (CMB), fondé dans la clandestinité en 1959. Ensemble, ils firent les frais de la répression anti-baathiste sous la RAU puis sous le régime séparatiste. Ensemble ils participèrent à l'offensive menée trois années durant par les militaires contre la Vieille Garde. Tous deux sont de froids calculateurs. Discrets et ré­ servés, ils fuient toute publicité et savent attendre leur heure. Leur itinéraire commun n'a pas empêché les divergences de vues, qui n'ont fait que s'accentuer au fil de années. Vers la fin de février 1969, une crise éclate dans la branche du parti de Latakieh, où des manoeuvres sont en cours pour évincer des partisans d'Assad. Cette branche est un élément sensible dans la structure du Baath. C'est en quelque sorte le quartier général des baathistes alaouites. Un événement extérieur va fournir au général son prétexte d'intervention. Le 24 février les Israéliens ont lancé un raid aérien contre la Syrie, sans rencontrer la moindre résistance. Les 184

accusations ont immédiatement circulé à Damas contre le ministre de la Défense, qui avait donné l'ordre au cinq Mig engagés d'éviter l'af­ frontement. Obligé de réagir pour couper court à cette campagne, Hafez el Assad profite de l'état d'alerte instauré après le raid pour envoyer ses troupes prendre position dans Damas, Alep et Latakieh (25 février). Dans cette dernière ville, c'est bien sûr l'occasion de remettre les choses en ordre: le secrétaire de la branche du Baath est arrêté et le gouverneur de la province mis en résidence forcée. Les militants pro-Assad sont réintégrés et l'un d'eux prend le poste de se­ crétaire. A Damas les troupes sont discrètes mais elles n'en n'occu­ pent pas moins les sièges des journaux al Baath et al Thaoura. Le calme règne en Syrie mais l'atmosphère est lourde. Dans les jours qui suivent, les signes de tension se multiplient. Le 1er mars la Direction Régionale du Baath se réunit, dans une ambiance pesante. Hafez el Assad répète ses exigences, y ajoutant le rétablissement des contacts avec les baathistes irakiens. Ses ad­ versaires répliquent en demandant l'annulation de toutes les mesures prises ces derniers jours, jusqu'à la tenue d'un congrès extraordinaire (il est cocasse d'entendre en cette occasion Salah Jdid dénoncer "/a révolte de l'armée contre le part?'). Le lendemain 2 mars, alors que la Direction vient de reprendre ses travaux, un message parvient an­ nonçant le suicide du général Abdel Karim Joundi7. La disparition tragique du chef des Services de renseignements prive Salah Jdid d'un allié. La situation est bloquée. Noureddin Atassi déclare alors qu'il présentera sa démission si un compromis n'est pas trouvé, qui prenne en considération les intérêts supérieurs de la Syrie et du Baath. Le 4 mars, tandis que les troupes d'Assad renforcent leurs posi­ tions à Damas, l'agence Tass critique "le vacarme suspect des agen­ ces de presse occidentales autour de la prétendue crise politique en Syrie". La crise est pourtant bien réelle et inquiète de plus en plus les dirigeants arabes. Le président Boumédienne demande aux intéres­ sés de régler leur différend au plus tôt et le 6 mars le représentant personnel d'Abdel Nasser arrive dans la capitale syrienne pour une mission de médiation. Le lendemain les militaires se font plus discrets dans les rues de Damas. La radio parle "d'unité retrouvée". En réalité, constatant l'impasse où ils se trouvent, les protagonistes ont décidé de s'en remettre aux décisions d'une session extraordinaire du 4ème Congrès, prévue dans deux semaines. Entendant mettre à profit ce délai, Hafez el Assad prend quelques initiatives personnelles. Il invite à Damas le chef d'état-major irakien (12 mars), puis il décide, tou­ jours unilatéralement, la libération d'une trentaine de prisonniers poli­ tiques, pour la plupart des baathistes aflaquistes. Il obtient en 185

échange qu'Amine el Hafez cesse de mener sa campagne anti-syrienne depuis Bagdad. Le 20 mars 1969 s'ouvre à Damas la session extraordinaire du 4ème Congrès Régional. Les débats sont animés au point d'être violents. Hafez el Assad ne relâche pas sa pression. Il a ordonné à ses troupes de réoccuper les bâtiments officiels et les points stratégi­ ques. Le rapport présenté aux congressistes ne lui donne pas satis­ faction et il le fait savoir. Nous n'avons pas su évoluer, explique-t-il. A vouloir rester ferme sur ses positions, la Syrie s'est coupée du reste du monde arabe. Aujourd'hui que s'engagent de grandes manoeuvres diplomatiques où se joue l'avenir de la région, la Syrie est marginali­ sée. Tout se fait sans elle et elle risque de payer cher cette absence. Le Baath vit replié sur lui-même, ajoute-t-il, constamment sur la défensive. Il faut donc adopter une stratégie plus réaliste et abandon­ ner les slogans qu'on sait ne pouvoir mettre en oeuvre. Après ce ré­ quisitoire, Hafez el Assad résume ses exigences: constitution d'un Front National Progressiste, formation d'un gouvernement de coali­ tion, modernisation de l'armée. Il demande aussi que des initiatives soient prises en vue d'une réunification du Baath. Les congressistes prennent quelques décisions susceptibles de satisfaire le ministre de la Défense. Des élections pour une Assemblée populaire seront pro­ chainement organisées. Des militants exclus vont être réintégrés. Il est créé un Bureau Politique de neuf membres élus conjointement par les Directions Régionale et Nationale, destiné à devenir "l’autorité su­ prême en Syrie". En contrepartie, le Congrès décide que la crise est close. Le retour à la normale doit se traduire notamment par la levée des mesures coercitives prises par Hafez el Assad à l'encontre de certains cadres du parti et par le retour des soldats dans leurs casernes. A part des résolutions de portée générale, le ministre de la Défense n'a en fait rien obtenu de ce Congrès. La composition de la nouvelle Direction illustre bien son incapacité à améliorer ses posi­ tions dans le parti. L'ancienne équipe est en effet réélue, à l'exception de trois membres. Les positions de Salah Jdid dans l'appareil et les organisations populaires ne sont pas entamées. Mais l'épreuve de force a été évitée, et cela rassure les voisins de la Syrie et Moscou, qui suspecte Hafez el Assad d'être beaucoup moins bien disposé à son égard que Salah Jdid. Le 27 avril les neuf membres du Bureau Politique sont élus. Hafez el Assad et Mustapha Tlass en font partie. Paralysées après plusieurs semaines de crise, les instances gouvernementales se remettent à fonctionner. Le 1er mai 1969 la Constitution provisoire est promul­ guée. Jamais la Syrie n'était allée aussi loin dans la voie de la 186

laïcisation. L'Islam demeure la source du droit mais l'article qui en faisait la religion du chef de l'Etat a disparu.. La Syrie est une "république démocratique populaire et socialiste" et le Baath est le parti unique. "La plus haute instance du pouvoir de l'Etat est l'Assemblée du Peuple", qui ratifiera les lois et élira le chef de l'Etat. Mis en minorité lors des congrès, Hafez el Assad n'en continue pas moins, avec l'opiniâtreté qu'on lui connaît, à avancer ses pions. Mais s'il est un domaine où ses initiatives sont systématiquement contrecarrées par ses adversaires, c'est le rapprochement avec le Baath irakien. Salah Jdid et ses amis ont compris qu'il s'agit là d'une démarche tactique par laquelle le ministre de la Défense cherche à se procurer des alliés extérieurs. Pour mettre en échec cette tentative, la presse et la radio syriennes mènent une vigoureuse campagne contre le régime baathiste de Bagdad. La double organisation du parti au niveau pan-arabe a fait du schisme une réalité que beaucoup consi­ dèrent comme irréversible. Du 1er au 10 mars 1970 le Baath ortho­ doxe tient à Bagdad son 10ème Congrès National. On attend beau­ coup de cette réunion: les ponts seront-ils définitivement coupés entre les deux courants du parti ou bien des signes de rapprochement seront-ils perceptibles ? Bien sûr, ce congrès salue la Révolution ira­ kienne du 17 juillet 1968 et condamne sans appel les séparatistes syriens. Mais rien ne semble définitif et on dit que les avances du général Hafez el Assad sont plutôt bien perçues par Michel Aflaq et ses amis. Saisira-t-on à Damas l'opportunité de renouer le dialogue ? En réalité, la confiance, élément indispensable à un rapprochement entre les deux Baath, fait défaut. Au mois de mai la Syrie annonce la découverte d'un nouveau complot à l'instigation des baathistes aflaquistes. Des centaines d'arrestations sont opérées. Un mois plus tard les présidents syrien et irakien se rencontrent à Tripoli. Ils sont invi­ tés, comme d'autres chefs d'Etats arabes, par le nouveau maître de la Libye, le colonel Muhammar Kadhafi, pour fêter l'évacuation de la base US de Wheelus. Mais les deux présidents ne profiteront pas de l'occasion pour nouer le contact. L'entente entre les deux Baath n'est pas pour demain. SEPTEM BRE NOIR ET LA PRISE DU POUVOIR PAR HAFEZ EL ASSAD Deux années se sont écoulées depuis la guerre de juin 1967. Dans les semaines qui suivirent ce désastre le monde arabe, assommé sous le choc, désorienté, aurait accepté toute solution du conflit, pour peu qu'elle sauve l'honneur et prenne en compte, même 187

partiellement, le sort des réfugiés palestiniens. Quel gouvernement aurait été en mesure de refuser une offre de paix d'Israël garantie par les Etats-Unis ? Jamais il n'y eût circonstance plus favorable, à la condition de faire vite. Le Baath le savait bien et ce fut l'une de ses pires craintes. La défaite provoqua un vide de pouvoir vertigineux, illustré notamment par l'effondrement du nassérisme, qui mettait les pays du front, Egypte, Jordanie et Syrie, dans un état de vulnérabilité totale, propice à l'acceptation de n'importe quel diktat habilement présenté. Mais nul ne mit à profit cet instant critique, ni à Washington ni à Tel Aviv. Deux mois après il était déjà trop tard. Le monde arabe, ou plus exactement les régimes vaincus, s'étaient ressaisis. Par la suite la résistance palestinienne s'est développée, surtout sous l'impulsion du Fath' de Yasser Arafat, devenu président du Comité exécutif de l'OLP en février 1969. Dans ce nouveau comité de 11 membres la Saïqa (Baath pro-syrien) dispose de deux sièges. En cette année 1969 le monde arabe entre de nouveau dans la tourmente, sous l'action conjuguée des organisations palestiniennes et des grandes manoeuvres diplomatiques qui se précisent. La Syrie observe cela avec attention, d'autant plus que tous ces événements ont leurs répercussions dans la partie de bras de fer que se livrent Salah Jdid et Hafez el Assad. A la fin de l'été 1969 on parle beaucoup d'un plan de paix sous l'égide de l'ONU et des Etats-Unis. Les Palestiniens, qui craignent à juste titre d'en faire les frais, se lancent dans des actions spectaculai­ res comme les détournements d'avions. C'est ainsi que le FPLP dé­ tourne sur Damas un appareil de la TWA, au grand dam des autorités syriennes. Celles-ci ont également des soucis avec la RAU, qu'elles voient avec frayeur s'engager dans la voie des négociations sépa­ rées. Lors du Sommet de Rabat (décembre 1969), Abdel Nasser met les choses au point. Après avoir brossé un tableau particulièrement sombre de la situation, le Raïs souligne que pas un seul pays arabe n'est prêt à combattre ou à participer efficacement à l'effort de guerre. Dans ces conditions, la RAU considère qu'elle est libre de s'engager dans la voie qui lui semble la plus conforme à ses intérêts. Dans les mois qui suivent, l'Egypte réaffirme, sans convaincre personne, qu'elle ne signera pas de paix séparée. Mais le 23 juillet, franchissant un nouveau pas, Le Caire annonce qu'il accepte officiellement le plan de paix Rogers (du nom du Secrétaire d'Etat américain), qui prévoit l'évacuation du Sinaï et de la Cisjordanie contre la reconnaissance de l'Etat sioniste. Trois jours durant, Damas garde le silence. Puis la radio annonce que la Syrie demeure fidèle au principe de "/a poursuite de la lutte armée jusqu'à la victoire". Mais le ministre de l'Intérieur précise que 188

cette position "ne doit pas porter atteinte aux relations étroites existant entre Le Caire et Damas". On ne saurait mieux souligner la volonté de ne pas rompre avec Abdel Nasser et de ne pas rester totalement en dehors du processus de paix. A Bagdad les positions du Baath irakien n'ont rien de ces ambiguïtés. Michel Aflaq s'en prend vivement aux dirigeants syriens, formulant contre eux de graves accusations. "Ceux qui acceptent la solution pacifique, dit-il, Lavaient déjà fait en réalité quand ils acceptè­ rent le cessez-le-feu de la guerre de 1967, avant même la résolution du Conseil de Sécurité. Il leur aurait été possible de poursuivre le combat, comptant sur l'inépuisable potentiel de la Nation arabe. Mais alors ils auraient couru le risque de mettre leur régime en péril!". La condamnation sans appel du "complot de la solution pacifique" par le Baath orthodoxe oblige Damas à prendre nettement position et à reje­ ter officiellement le plan Rogers à l'issue d'une réunion conjointe des Directions Régionale et Nationale du Baath (31 juillet 1970). Un mois plus tard le processus de paix est engagé et Gunnar Jarring, mandaté par l'ONU, commence ses contacts avec les belligérants. Faisant va­ loir qu'il faut se garder contre les initiatives intempestives des Palestiniens résidant en Syrie, Hafez el Assad fait occuper par ses troupes les bureaux de la Saïqa autour de la capitale. On sait que les cadres de cette organisation sont tout dévoués à Salah Jdid... Il est exact que le plan Rogers provoque un regain d'efferves­ cence chez les Palestiniens. Le 28 août le CNP exprime son "opposition irréductible" au plan et sa volonté de faire de la Jordanie la principale base d'activité des fedayin. Une telle décision est inac­ ceptable pour Amman, d'autant que le roi Hussein a adhéré au plan de paix. L'épreuve de force est inévitable. Elle restera dans les mé­ moires sous le nom de Septembre Noir. Le 1er septembre 1970 les combats commencent entre l'armée jordanienne et les Palestiniens. A Damas les Directions du Baath se réunissent et décident que "tout le potentiel syrien est mis à la disposition du commandement de la résis­ tance à Amman". Qu'est-ce à dire ? Il s'agit d'abord d'envoyer en Jordanie, si besoin, des unités de l'Armée de Libération de la Palestine (ALP), stationnée en Syrie. Les affrontements sanglants qui se déroulent en Jordanie sèment la consternation dans tout le monde arabe, où la Résistance jouit d'un crédit énorme parmi les popula­ tions. Mais le roi Hussein sait qu'il n'a rien à redouter de l'Egypte. Seuls la Syrie et l'Irak pourraient tenter quelque chose. Ces régimes progressistes jouent leur crédibilité (déjà passablement mise à mal depuis 1967). Eux qui se font les protecteurs et les défenseurs de la résistance palestinienne peuvent-ils assister sans intervenir à son

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écrasement ? La Syrie, qui va répétant que 7e combat des Palestiniens est celui du Baath et de la révolution syrienne", est dans une position délicate. Dans l'équipe dirigeante l'unanimité est loin d'être faite sur les initiatives à prendre et encore une fois les traditionnelles rivalités s'expriment. Alors que Salah Jdid se prononce pour une intervention armée, Hafez el Assad est plus circonspect. Les Israéliens ont massé des troupes aux frontières. L'URSS engage à la prudence et ni l'Egypte ni l'Irak ne semblent décidés à aller plus loin qu'un soutien verbal. Mais les conseils du ministre de la Défense ne sont pas écoutés. On peut raisonnablement penser que ses adversai­ res n'envisagent pas sans déplaisir de l'entraîner dans une affaire dont il pourrait faire les frais. Le Baath décide finalement l'envoi en Jordanie de blindés de l'ALP appuyés, si besoin est, par des troupes syriennes. Hafez el Assad se voit confier l'organisation de l'opération. Le 20 septembre une colonne blindée pénètre en Jordanie. Les premiers succès qu'elle remporte soulage les formations palestinien­ nes. A Damas on est très discret et on précise bien qu'il s'agit d'unités palestiniennes. Pour Amman, c'est bien l'armée syrienne qui a péné­ tré sur son territoire. Deux jours plus tard la presse libanaise croit savoir que ces unités occupent Irbid, à 20 km de la frontière. Elles n'iront pas plus loin. Les Etats-Unis et Israël menacent. L'URSS et l'Egypte réprimandent. Hafez el Assad, conscient de l'isolement de la Syrie, fait comprendre à la Direction Régionale qu'il n'a pas l'intention d'engager "son" aviation dans la bataille. Le retrait est donc décidé. Cet épisode, très controversé, donnera naissance à deux versions des faits. Selon la première, Salah Jdid a tenté de porter secours aux Palestiniens mais le ministre de la Défense a fait échouer l'entreprise. L'autre version fait état d'une entente des dirigeants sur la stratégie à adopter, à savoir une opération limitée ne requérant pas l'assistance de l'aviation. Ces deux interprétations serviront bien sûr la propa­ gande de chacun des adversaires. La Syrie n'a peut-être pas fait grand-chose, mais elle est interve­ nue. Les autres ont multiplié les déclarations mais n'ont pas bougé. Les Palestiniens reconnaîtront d'ailleurs que le Baath syrien leur a apporté une aide efficace, bien que limitée. On ne peut pas en dire autant du Baath irakien. Dès les premiers jours du drame, Michel Aflaq a adressé un émouvant message à Yasser Arafat. "Combattants baathistes, concluait-il, rejoignez vos frères et vos ca­ marades qui luttent en Jordanie! Le chemin de la victoire et de la libé­ ration de la Palestine passe par Amman!". Ces appels pathétiques n'auront pas le moindre effet. La Résistance est écrasée et quitte la Jordanie en laissant derrière elle des milliers de morts.

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Ce Septembre Noir laisse aussi dans les consciences de vilaines traces. Des armes arabes ont frappé ceux qui, depuis l'humiliation de 1967, défendaient l'honneur arabe. Ce triste mois'n'a pourtant pas fini d'apporter son lot d'épreuves. Le 28 septembre 1970, en ces heures sombres et dramatiques, le monde arabe est frappé de stupeur: Abdel Nasser vient de mourir. "C'est le deuil le plus cruel qui ait jamais frap­ pé la Nation arabe depuis la mort de Salah eddin", commente RadioDamas, tandis que des cortèges silencieux défilent dans les rues de la capitale. La disparition de l'homme qui, des années durant, incarna les aspi­ rations de toute une nation, n'instaure pas de trêve. Le dramatique épisode de Septembre Noir va avoir de graves répercussions sur le Baath, à Damas comme à Bagdad. L'heure des règlements de comp­ tes a sonné. C’est la crise dans le Baath irakien. Michel Aflaq, pour protester contre la passivité des autorités, quitte Bagdad et s'installe à Beyrouth. En Syrie, dès octobre, le ministre de la Défense est la cible d'attaques lui reprochant plus ou moins directement d'avoir torpillé l'intervention en Jordanie. Hafez el Assad réplique par de nouvelles mutations autoritaires d'officiers proches de Salah Jdid. Ce brusque regain de tension montre que l'épreuve de force est à nouveau enga­ gée. Le 18 octobre on apprend que le président Noureddin Atassi a présenté sa démission et que le 10ème Congrès National est convo­ qué en session extraordinaire pour le 30 octobre. Plus que jamais le secret entoure ce Congrès qui réunit 80 délé­ gués, douze jours durant, à Yaffour près de Damas. D'entrée, Salah Jdid et ses amis décident de mettre en accusation Hafez el Assad et Mustapha Tlass. On leur reproche de ne pas se conformer aux déci­ sions des congrès, de manquer à la discipline du parti, de s'arroger des pouvoirs, d'avoir manqué à leurs devoirs dans la crise palestinojordanienne, de se faire les avocats "d'une ligne défaitiste", etc... Devant cette avalanche d'accusations, Hafez el Assad s'en tient aux demandes qu'il avait précédemment formulées. Il a pour lui l'armée et il sait pouvoir compter, si besoin est, sur le soutien de la rue, car la population est lasse du régime. Mais l'appareil du parti lui échappe toujours. Conscients de sa faiblesse, les congressistes ignorent ses revendications et passent à l'offensive. Après avoir dénoncé "le dua­ lisme du pouvoir entretenu par le ministre de la Défense au profit des organismes militaires et au détriment du partr, ils exigent "l'abolition de tous les privilèges" qu'il s'est arrogé. Pour Hafez el Assad l'affaire est grave. C'est le Congrès National lui-même qui a pris la décision de lui retirer ses pouvoirs dans le parti et dans l'armée. En refusant d'obtempérer, il ne s'oppose pas seule­ ment à Salah Jdid et au gouvernement: il sort de la légalité du Baath. 191

Le ministre de la Défense est donc au pied du mur. S'il veut réagir, il doit le faire maintenant. Au lendemain du congrès, ses troupes occupent les sièges des Directions Régionale et Nationale, les principaux édifices publics et les sièges des organisations populaires. Les responsables du &aath sont mis en résidence forcée. Dans les deux jours qui suivent tout est calme dans le pays, un calme qui n'est que le reflet de l'indifférence d'une population depuis longtemps tenue à l'écart d'une vie politique qui se résume aux querelles internes du Baath. Le 16 novembre 1970 tout est consommé. Le pouvoir est désor­ mais assumé par Hafez el Assad. La Direction Régionale est dissoute et une Direction provisoire est constituée, qui publie immédiatement une longue déclaration. Le Mouvement du 23 février y est salué comme "une nouvelle page glorieuse", jusqu'à ce que "la mentalité manoeuvrière réapparaisse sous une nouvelle forme pour nous plon­ ger dans la stagnation", en exerçant "une dictature au sein du parti et un terrorisme intellectuel sur les militants". Le résultat en a été "la coupure d’avec les masses prolétaires, l'instauration de la bureaucra­ tie, la suppression du rôle des organisations populaires, la rupture des relations avec la patrie arabe et l'effritement des forces progressistes à l'intérieur de la Syrie". "Pour redonner au Mouvement du 23 février sa pureté révolutionnaire, poursuit la déclaration, les bases du parti, soutenues par les masses prolétaires, sont passées à l'action pour écarter définitivement l'ancienne Direction". Une nouvelle page est tournée dans l'histoire du Baath. Le pouvoir a changé de mains, mais cette fois-ci sans violence apparente. L'absence de résistance étonne. Il n'a pas fallu grand-chose pour neu­ traliser Salah Jdid et ses alliés. Surprenante aussi est la faiblesse, qui vient de se révéler dans toute son ampleur, d'instances telles que les organisations populaires et surtout la structure du Baath. Qu'a pesé, en fin de compte, la Direction Régionale ? Pas grand-chose. En un tournemain elle est passée à la trappe et une nouvelle équipe l'a remplacée. Le Baath est devenu un corps bien malléable. "// n'y a pas eu de coup d'Etat en Syrie le 16 novembre, déclare le général Hafez el Assad au journal égyptien al Ahkbar. J'avais espéré que le dialogue suffirait à nous départager, mais nos camarades ont poussé les choses jusqu'au point de rupture". Ce qui vient de se pas­ ser n'est "qu'un développement logique" dans l'histoire du Baath. Quoi qu'il en soit, le Mouvement du 23 février a vécu, même si le nouveau régime se réclame encore de lui, et la Syrie entre désormais dans 1ère du Mouvement de Redressement (Harakat tachihiya).

SEPTIEME PARTIE

HAFEZ EL ASSAD AU POUVOIR: LE MOUVEMENT DE REDRESSEMENT 1970 -1975

LA NOUVELLE POLITIQUE DU BAATH SYRIEN

Avec la Direction Régionale provisoire du Baath, formée immédia­ tement après le changement de pouvoir, et le gouvernement consti­ tué quatre jours plus tard, on en connaît un peu plus sur l'identité des hommes dont s'entoure le nouveau dirigeant de la Syrie. L'ancien Secrétaire du syndicat des enseignants, Ahmed Khatib, est nommé Président de la République. Ce sunnite originaire du Jebel Druze, né en 1932, n'a jamais été mêlé aux querelles internes du Baath. Abdallah el Ahmar, lui aussi sunnite de Damas, sera bientôt Secrétaire Régional adjoint. Il est entré au parti dès sa jeunesse et a milité en première ligne. Dans le nouveau gouvernement que préside Hafez el Assad, le général Abdel Rahman Khlefawi est ministre de l'Intérieur. Ce sunnite d'origine algérienne, né en 1927, avait pris la tête des officiers qui contestaient la politique de Salah Jdid. Le minis­ tre des Affaires étrangères est Abdel Halim Khaddam. Membre de la petite bourgeoisie sunnite, né en 1932 à Jebleh, près de Banias, mohafez de Kuneitra, Hama puis Damas (1965), il a régulièrement pro­ gressé dans l'appareil du parti, jusqu'à entrer au gouvernement que préside N. Atassi en 1969. Parmi les fidèles on trouve bien sûr le général Mustapha Tlass, ainsi que Mohammed Haydar (alaouite et mohafez de Hassakeh), Mohammed Ali el Halabi (maire de Damas), Mahmoud Ayoubi (ministre de l'Education). Dans ce nouveau gouver­ nement, où Hafez el Assad s'est encore réservé le ministère de la Défense (mais en laissant le commandement de l'aviation à Naji Jamil), on compte 25 ministres, dont 14 baathistes et deux communistes. 195

Et du nouvel homme fort de la Syrie, qu’en sait-on ? Hafez el Assad est né le 6 octobre 1930 à Qardaha, en Jebel Alaouite, dans une famille paysanne qui fait partie des Karahil, membres de la tribu alaouite des Kalbieh1. A 17 ans il s'inscrit au Baath, parrainé par Wahib Ghanem. En 1952 il entre à l'Académie militaire de Homs. Aviateur de valeur, il est envoyé en perfectionnement en URSS. La RAU est pour lui le début des épreuves. Exilé en garnison en Egypte, il fonde avec plusieurs officiers syriens le Comité Militaire Baathiste (voir plus haut). Après avoir été arrêté et retenu au camp d’Abu Zaabal après la rupture de la RAU, il rentre en Syrie. Pour avoir trempé dans une tentative de coup d'Etat, il est exclu de l'armée et retrouve le chemin de la prison, cette fois-ci à Damas. La Révolution du 8 mars 1963 lui permet de reprendre des responsabilités dans l'armée et de commencer son ascension, jusqu'à sa nomination, le 8 mars 1965, à la tête de l'aviation. En septembre 1963 il entre à la Direction Régionale du Baath, puis en avril 1965 à la Direction Nationale. Il devient ministre de la Défense en 1966 et, depuis, ne quitte plus ce portefeuille. L'évolution de son différend avec Salah Jdid a révélé quelques-unes de ses qualités. On sait dorénavant que l'homme est d'une patience à toute épreuve. Habile manoeuvrier, il avance ses pions en toute connaissance de cause, après avoir pesé les risques et évalué les conséquences. Pour le reste, on imagine mal le général Hafez el Assad dans le rôle de meneur d'hommes, encore moins de dirigeant galvanisant son peuple. Mais pour le moment, sa réserve, ses allures timides et son discret sourire rassurent les Syriens. L'URSS et les communistes syriens ont d'abord été inquiets du changement de pouvoir à Damas. Mais les craintes se sont vites dis­ sipées. Le régime de Salah Jdid, par son intransigeance et son oppo­ sition systématique à toute solution pacifique, finissait par entraver la politique de l'URSS au Proche-Orient. La visite que fait Hafez el Assad à Moscou le 30 janvier 1971 achève de rassurer les Soviétiques2. Dans toutes les capitales arabes, le changement de pouvoir à Damas est favorablement accueilli. On espère que le nou­ veau régime baathiste sera plus porté au dialogue que son prédéces­ seur. Le jour même du coup d'Etat, le colonel Kadhafi fait une visite éclair à Damas. Il apporte à Hafez el Assad le soutien de l'Union tri­ partite formée entre la Libye, l'Egypte et le Soudan, et scellée par les accords du Caire du 8 novembre 1970. A Bagdad la prudence est de mise. Et en Syrie ? Le journal al Rayah, porte-parole de la tendance pro-Jdid paraissant à Beyrouth, affirme dès le 17 novembre que le peuple va "bientôt descendre dans la rue" pour rétablir la légalité. Il y 196

descend effectivement, mais pour une marche de soutien à Hafez el Assad organisée à Damas. Çes manifestations où l'on acclame le nom du général, appelé "sauveur du peuple", se poursuivront dans les prochains jours. L'absence de réactions hostiles s'explique par le fait que les adversaires du régime ont été promptement arrêtés dès le 16 novembre: Salah Jdid, Noureddin Atassi, Youssef Zouayen et beau­ coup d'autres sont en prison ou en résidence forcée. Le 30 décembre, de nouvelles arrestations sont opérées, dont celle de l'ancien rédac­ teur en chef d'al Baath, Assad Sakr. Hafez el Assad affermit son pou­ voir en plaçant sous son autorité les secteurs qui lui échappaient. C'est ainsi que la Saïqa relève désormais directement du ministère de la Défense et à sa tête est placé un baathiste jordanien membre de la Direction Nationale. Lasse d'un régime de plus en plus autoritaire et qui la maintenait en dehors de toute décision politique, la population syrienne a princi­ palement retenu du programme du nouveau gouvernement la libérali­ sation et l'ouverture. Les premières mesures prises vont d’ailleurs dans ce sens (facilités de déplacement, fin des abus liés à l'utilisation des lois d'urgence, etc...). Lors d'une marche populaire organisée à Damas (5 décembre 1970), Hafez el Assad déclare que "pour libérer le territoire il faut d'abord libérer le citoyen et restaurer le sens de la liberté et de la dignité". Sur le plan économique le gouvernement lance un ambitieux programme de développement. La libéralisation économique s'amorce avec la création d'une Organisation générale des Zones franches. En établissant des marchés libres dans différen­ tes villes, ports et aéroports, le gouvernement entend inciter les capi­ taux à investir dans le pays et créer, par l'intermédiaire de ces secteurs privés, une profitable émulation pour l'économie toute entière. C'est là une sérieuse entorse à l'interventionnisme de l'Etat. Mais Hafez el Assad n'avait-il pas promis, dès le 5 décembre, qu'il fallait "donner leurs chances aux initiatives privées" ? Dans le programme du Mouvement de Redressement figurait la formation d'une Assemblée du Peuple. C'est chose faite le 16 février 1971, avec le décret qui nomme pour deux ans les 173 membres (dont 4 femmes), parmi lesquels 87 baathistes. La Syrie se trouve ainsi dotée de son premier parlement depuis cinq ans. Le lendemain, la Constitution provisoire est amendée. Désormais le président de la République sera élu par référendum, après avoir été proposé par la Direction Régionale du Baath et approuvé par l'Assemblée du Peuple. Ces mesures laissent déjà entrevoir une personnalisation du pouvoir. Pour permettre la candidature du général Hafez el Assad, Ahmed Khatib démissionne et devient président de l'Assemblée. Le 12 mars 1971, au suffrage universel, Hafez el Assad est élu pour sept ans 197

président de la République, avec 99,2% des voix. Mahmoud Ayoubi est nommé vice-président. Le 3 avril un nouveau gouvernement est mis en place sous la présidence du général Khlefawi, avec un nombre record de 28 ministres. Il est chargé de poursuivre l’ouverture économique décidée par le chef de l'Etat. 3ur le plan des relations arabes, le président s'était engagé à sortir la Syrie de son isolement, quitte à rompre avec la sacro-sainte dis­ tinction entre progressistes et réactionnaires. Le 1er mars 1971 la Syrie renoue avec le Maroc. De discrets contacts sont pris avec la Jordanie et même le Liban est l'objet de prévenances. Le premier ministre libanais Saëb Salam est en visite officielle à Damas le 22 décembre 1970, fait sans précédent depuis que le Baath est au pou­ voir. Avec l'Irak les contacts sont au point mort. Mais le véritable test qui permettra de juger de l'orientation diplomatique de la Syrie est la nouvelle expérience unitaire qui agite le monde arabe. Le 27 novembre 1970 la Syrie annonce qu'elle adhère aux accords du Caire. Avec l'Egypte, la Libye et le Soudan, elle se trouve donc engagée dans un processus devant conduire par étapes à la formation d'une fédération. Le président est-il vraiment résolu à tenter une nouvelle expérience unitaire alors que la RAU lui a laissé de pénibles souvenirs ? Juge-t-il que la disparition d'Abdel Nasser a levé bon nombre d'obstacles entre le Baath et le régime égyptien ? Ce sont plutôt les derniers développements intervenus dans la région qui expliquent cette orientation. Depuis quelque temps, sous l'impulsion des Etats-Unis, le plan Rogers a été réactivé. La volonté de la Syrie de ne pas rester à l'écart et de ne pas laisser l'Egypte régler seule les problèmes a sans doute influer sur la décision d'Hafez el Assad de s'intégrer dans la future fédération. Mais cela signifie-t-il que la Syrie s'aligne sur ses partenaires, qui ont, eux, reconnu la résolution 242 ? On se garde bien de le préciser à Damas. Devant l'Assemblée le président répète: "/Vous estimons que la résolution 242 est contraire aux intérêts du peuple palestinien comme à ceux de la Nation arabe. La décision reviendra finalement aux armes. La lutte armée est la seule issue possible" (22 février 1971). Le 17 avril 1971 la Fédération des Républiques Arabes (FRA) est formée. Elle regroupe l'Egypte, la Libye et la Syrie (le Soudan reste inexplicablement à l'écart). Moscou félicite chaleureusement les trois Etats. "Evénement historique", proclame le PC syrien. A Bagdad, le Baath irakien ne mentionne même pas l'information. Jusqu’ici la Syrie a pu gérer tant bien que mal une politique fondée sur l'ambiguïté. Mais en ce printemps 1971 le monde arabe entre dans une nouvelle zone de turbulences qui mettent à mal la diplomatie du président Assad. Dans l'atmosphère de tension et d'incertitudes qui suit le 198

second naufrage du plan Rogers, une nouvelle crise éclate en Jordanie avec les Palestiniens. Damas propose immédiatement sa médiation et Mustapha Tlass se rend à Amman. Peine perdue: l'ar­ mée jordanienne est résolue à évincer les fedayin une fois pour tou­ tes. La condamnation du roi Hussein est générale dans le monde arabe mais, comme en septembre 1970, l'aide effective apportée aux Palestiniens est négligeable. Le 25 juillet la Syrie ferme ses frontiè­ res, en représailles contre "/a volonté du gouvernement hachémite de liquider la Révolution palestinienne". Le Baath ne fera rien de plus. En mai 1971 une grave crise éclate en Egypte. Prenant prétexte d'un complot, le président Anouar el Sadate élimine, en purges successi­ ves, les pro-nassériens et leur chef de file Ali Sabri. Là encore les Syriens proposent leur médiation. Mais le Raïs n'en a que faire. Il a frappé le premier et reprend en main son parti. La "dé-nassérisation" est menée à bien et Le Caire affiche désormais clairement sa tendance pro-occidentale, ce dont on se réjouit à Washington et s'inquiète à Moscou. Devant cette nouvelle situation, Damas garde un silence embarrassé. A Bagdad, en revanche, le Baath tire à boulets rouges contre le régime égyptien et dénonce son virage à droite. Deux mois plus tard, le 18 juillet, un coup d'Etat mené par des militaires communistes soudanais éclate à Khartoum et renverse le général J. Numeiry. Immédiatement le Baath irakien reconnaît le nou­ veau régime. Prudent, le Baath syrien rapporte l'information sans commentaire. Trois jours plus tard, grâce à l'assistance militaire de l'Egypte et de la Libye, Numeiry reprend le pouvoir. Ce contre-coup d'Etat est suivi d'une sauvage répression anti-communiste au Soudan. Le 30 juillet, les chefs d'Etats égyptien, libyen, yéménite et syrien se retrouvent à Tripoli pour entendre le colonel Kadhafi justifier les exécutions massives de communistes soudanais. Cette crise pro­ voque un profond malaise entre Moscou et la FRA. En Syrie, le silence puis l'appui tacite donné par Hafez el Assad au régime souda­ nais génèrent des tiraillements dans le Baath... La crise soudanaise réglée, l'Egypte, la Libye et la Syrie conti­ nuent comme si de rien n'était dans la voie de l'union. Le projet de constitution de la FRA stipule que le nouvel Etat pourra intervenir "pour rétablir l'ordre" dans l'une quelconque de ses régions, même lorsque celle-ci "ne sera plus en mesure de demander assistance"! Ce projet fait aussi de l'Islam la religion de la Fédération, mais ceci ne semble pas troubler les dirigeants syriens, dont la propre Constitution contredit pourtant cette disposition. Le référendum pour l'adoption de la constitution de la FRA se déroule sans enthousiasme. On est loin des élans spontanés de 1958. L'unité n'est plus (déjà!) une idée qui passionne les foules. D'autant que les crises qui viennent de 199

secouer le monde arabe — tentative de coup d'Etat au Maroc, élimi­ nation des fedayin de Jordanie, élimination des nassériens et de la gauche en Egypte, purges anti-communistes au Soudan — rendent peu crédible cette union entre des partenaires que séparent trop de différences. Que vient faire la Syrie baathiste avec l'Egypte qui vire à droite et la Libye qui prêche la révolution islamique ?! Tandis que la constitution de la FRA est massivement adoptée en Egypte (99,9%), en Libye (98,0%) et en Syrie (96,4%), Anouar Sadate, qui a résolument pris le "pari américain", s'emploie à réacti­ ver la dynamique de paix sous l'égide des Etats-Unis. Mais après ses échecs répétés, la diplomatie américaine est hésitante. Pour tenter de lui forcer la main, les capitales arabes affichent leur fermeté. Réunis à Damas le 20 août, les trois membres de la FRA proclament: "Pas de paix, pas de négociation avec l'entité sioniste, pas de cession d'aucune parcelle de terre arabe occupée, pas de marchandage sur la cause palestinienne/". Dix jours plus tard le président égyptien af­ firme: "L'année 1971 sera décisive pour résoudre le conflit, soit par la guerre, soit par la paix". De son côté Hafez el Assad avertit: "La Syrie a maintenant une armée de près d'un quart de million d'hommes, prête à la bataille de la libération" (18 octobre). L'année 1971 s'achève sans la bataille promise. Les déclarations alarmistes visent surtout à débloquer le processus de paix et sont aussi destinées à la consommation intérieure. C'est particulièrement le cas en Syrie, où le Mouvement de Redressement a bouleversé tant de principes qu'on croyait immuables, a dévié de tant de lignes qu'on croyait définitivement tracées, que la population et les militants ont de quoi s'interroger. Au cours de cette année 1971 le Baath tient deux congrès qui éclairent sur la façon dont sont vécus par le parti les changements de cap. LE CINQUIEME CONGRES CONGRES NATIONAL

REGIONAL

ET

LE

ONZIEME

Le 5ème Congrès Régional se tient à Damas du 8 au 14 mai 1971, soit six mois après l'arrivée au pouvoir du général Hafez el Assad. Premier congrès de l'ère du Mouvement de Redressement, il se dé­ roule, dit le texte officiel, "dans une atmosphère de complète liberté qui permet à chacun des participants d'exprimer son opinion franche­ ment, sans détour ni camouflage". Il est exact que l'ambiance n'est plus la même: une certaine sérénité semble même avoir été retrouvée. 200

Les congressistes reprochent à l’ancienne Direction de n'avoir rien fait pour élargir la base populaire du parti et accroître le rendement de l'appareil. Elle a ainsi coupé les masses du parti*. Un Front National Progressiste (FNP) doit être mis en place, sous la direction du Baath. Sur le plan arabe, l'adhésion de la Syrie à la FRA est bien sûr ap­ prouvée. La situation des différents secteurs de l'économie syrienne est l'objet de toute l'attention du Congrès, qui se livre à une analyse critique de leur fonctionnement. Les participants déplorent que "le secteur public n'ait pas su mettre les activités du privé à son service, pour le bien de l'économie nationale". Jadis, d'un tel constat les baathistes concluaient qu'il fallait intensifier le processus de transforma­ tion socialiste. Aujourd'hui le Mouvement de Redressement introduit une nouvelle analyse. On voit en effet les congressistes reconnaître que "/e secteur mixte est une forme intéressante de la coopération, sur le plan économique et sociaf' et qu'il faut encourager les initiatives privées. Les principes qui régissent la politique économique depuis huit ans se trouvent donc modifiés. L’événement est important mais il est éclipsé par une innovation qui apparaît comme le changement le plus considérable intervenu dans l'histoire du Baath: l'ère de la direction collégiale est close; celle du dirigeant unique s'ouvre. Ce 5ème CR présente cette mutation avec un luxe de précautions dont le but pre­ mier est de montrer qu'il n'y a là nulle rupture mais une évolution normale, à la fois de la Syrie et du Baath: "Le Congrès considère que notre peuple, en ce stade de son évolution et dans les circonstances actuelles, ressent la nécessité d'un chef, d'un guide autour duquel il resserre les rangs. Il commence à voir dans le camarade Hafez el Assad ce chef qui lui manque tant Le parti considère que cette ren­ contre entre les masses et leur dirigeant ne minimise en rien son rôle de commandement Le camarade Hafez el Assad est en effet un membre du Baath, totalement engagé par les résolutions du parti et qui s'y conforme entièrement Le regroupement des masses autour de la direction du camarade Hafez el Assad est en réalité un regroupe­ ment autour de la Direction du parti elle-même". Jamais un congrès du Baath n'avait consacré un homme. Aujourd'hui le parti ne met plus en avant sa mission de guide, mais désigne nommément l'un des siens pour prendre sa direction et celle de la Révolution. Les hommages rendus jadis par les congressistes à Michel Aflaq n'avaient ni cette ampleur ni cette signification. Il reste à Hafez el Assad à parfaire au niveau pan-arabe de l'organisation du parti ce qu'il vient de réaliser à l'échelon régional. Le prochain Congrès National va donc être méticuleusement préparé en ce sens.

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Entre-temps la lutte contre les adversaires du régime s'amplifie. Dans la branche de Latakieh, les baathistes favorables à Salah Jdid sont touchés par une nouvelle vague d'arrestations en juin 1971. Le 3 août, le verdict du procès de "/a clique de droite", commencé le 5 janvier, prononce des peines de prison à perpétuité et cinq condam­ nations à mort par contumace: Michel Aflaq, Chibli Aysami, Elias Farah, Amine el Hafez et Assad Koutani. L'émotion est grande: le fondateur du Baath condamné à mort par des baathistes! Trois mois plus tard le président graciera M. Aflaq et commuera les quatre autres peines de mort en prison à vie. Aflaq se trouve alors à Beyrouth. I! a quitté Bagdad, on l'a vu, pour marquer sa désapprobation de la pas­ sivité irakienne lors des événements de Septembre Noir. Les temps sont durs pour le fondateur du parti, en désaccord avec le Baath ira­ kien et condamné à mort par le Baath syrien. Dans l'article qu'il publie en mars 1971 perce le dépit d'un homme qui continue, malgré toutes ces épreuves, à se battre pour l'idée qu'il se faisait du Baath. "Comment est-il possible, demande-t-il, que deux pays contigus, gou­ vernés par des régimes se réclamant tous deux d'un mouvement révolutionnaire unique, le parti Baath arabe et socialiste, continuent de faire passer les divergences secondaires avant la confrontation avec l'ennemi ? (...) Le parti s'est détruit lui-même, au nom de principes de gauche et de droite. Et ce jeu continue sans que personne n'y trouve à redire!..". Les congressistes qui se réunissent à Damas du 23 au 31 août 1971 pour le 11ème Congrès National ne se posent pas ce genre de questions. Pour eux, le Baath poursuit sa route après avoir triomphé de tous ses adversaires, à l'intérieur comme à l'extérieur. Le Mouvement de Redressement, affirment-ils, "a marqué une transfor­ mation capitale des rapports du parti avec les masses et a permis de réorganiser le parti (...) sur de nouvelles bases, loin des groupements pernicieux". Après avoir condamné les dirigeants baathistes irakiens et appelé à un front d'opposition dans ce pays, le Congrès conclut: "La marche de la Révolution dans la région syrienne avance à pas sûrs, obtenant des résultats de plus en plus appréciables, comme la consolidation du front intérieur, la création du Front National Progressiste et de la Fédération des Républiques Arabes". Voici donc le Mouvement de Redressement approuvé et légitimé par les instances régionale et pan-arabe du Baath. Tout est en ordre. On peut s'étonner de l'apparente facilité avec laquelle Hafez el Assad a fait avaliser sa politique, qui va à l'encontre de tant de principes précédemment adoptées. La Syrie est engagée dans la voie de l'unité avec des pays dont elle ne partage pas les options politiques; elle a fait la paix avec les réactionnaires; elle encourage les initiatives 202

économiques privées; et pour finir, rompant avec la tradition baathiste de collégialité, la Syrie se don/ie un chef. On a du mal à croire que tout cela n'ait pas provoqué de remous dans les râYigs du parti. Il est vrai que le président a su utiliser au maximum le mécontentement suscité par l'équipe précédente. Pour le reste, son efficacité et celle de ses collaborateurs ont permis de remodeler un parti "sur mesure", d'où les opposants ont été prestement écartés. Bien qu'elle ait été peu apparente, la lutte a été sans merci à tous les échelons du parti et de l'armée, contre les partisans de Salah Jdid et les aflaquistes. Cet épi­ sode a révélé un autre aspect de la personnalité d'Hafez el Assad: sous des dehors conciliants, le chef de l'Etat est impitoyable. L'idée de Front National Progressiste (FNP) ne se concrétise qu'en mars 1972. Les négociations ont été longues et difficiles. Elles abou­ tissent à une Charte à laquelle adhèrent cinq formations: le Baath, l'Union Socialiste Arabe (U.S.A.) de Jamal Atassi, le Mouvement des Socialistes Unionistes (MSU) de Sami Soufan, le Parti Socialiste Arabe d'Abdel Ghani Kannout, qui a succédé à Akram Haurani, et le Parti communiste. L'organe dirigeant du Front est une Direction cen­ trale de 17 membres, dont 9 baathistes. Le président en est Hafez el Assad. Le FNP est présenté comme une ouverture et un pas de plus vers la démocratie. Mais ce n'est pas pour le Baath un gros sacrifice, car le parti garde la haute main sur tout: ses partenaires ont dû s'en­ gager à n'avoir aucune activité parmi les militaires et les étudiants. Mais si le Baath domine le FNP, c'est aussi parce que les autres formations ne font pas le poids sur la scène politique. C'est en toute sérénité que le Baath aborde les élections aux Conseils locaux, dans le cadre de la loi sur l'Administration locale. Ces élections, les premières auxquelles sont appelés les Syriens depuis dix ans, sont pourtant une surprise. A Homs les Frères mu­ sulmans l'emportent aisément. A Alep se sont les opposants réunis dans le FNP. A Damas, sur 90 élus les baathistes ne sont que 8! Le parti n'est victorieux qu'à Latakieh, en terre alaouite. Le Baath accuse le coup et passe rapidement sur l'événement, mettant en avant "/a victoire du FNP'. Cette défaite n’a d'ailleurs aucune conséquence: elle ne menace en rien le pouvoir du Baath et du président. Ce pouvoir, Hafez el Assad le défend sans faiblesse dans la lutte qui se poursuit entre baathistes, lutte souterraine jalonnée de drama­ tiques épisodes, comme l'assassinat de Mohammed Omran au Liban (4 mars 1972). Cet officier membre fondateur du Comité Militaire Baathiste, avait joué un rôle de premier plan jusqu'en 1966, prenant le parti d'Amine el Hafez contre Salah Jdid. Avait-il renoué le contact avec ses adversaires d'hier pour s'opposer à Hafez el Assad ? S'étaitil rapproché des aflaquistes ? Jamais la lumière ne sera faite sur cet 203

assassinat, bien que pour les autorités libanaises, l'action des servi­ ces secrets syriens ne fasse aucun doute. La presse libanaise croit d'ailleurs savoir que c'est au sein de la communauté alaouite que les rivalités sont les plus virulentes et elle observe que le président commence à s'entourer de collaborateurs qui lui sont liés par d'étroites relations, souvent familiales. On savait la Fédération des Républiques Arabes curieusement bâtie. On en a la confirmation quand, le 18 juillet 1972, l'Egypte rompt avec l'URSS. Pour Moscou c'est le reflux, et la vague pourrait bien emporter ses autres positions au Proche-Orient. Pour éviter que la Syrie suive le mauvais exemple égyptien, les Soviétiques aimeraient bien signer avec elle un traité d'amitié et de coopération, comme celui signé le 9 avril avec l'Irak. Mais Hafez el Assad est prudent sur un sujet qui agite l'armée et le parti. Sur sa droite, certains ne seraient pas mécontents de voir la Syrie suivre l'Egypte. A gauche, d'autres pensent qu’il faut sans tarder quitter la FRA. Entre ces extrêmes le président a choisi sa voie, plus prudente, et même carrément attentiste: Damas veut voir où conduira le "pari américain" d'Anouar Sadate. La décision égyptienne de renvoyer tous les conseillers militaires soviétiques est considérée à Damas comme "une affaire strictement intérieure". "Pour notre part, explique le président, nous estimons que l'intérêt du peuple syrien est de continuer à bénéficier du concours des experts soviétiques"3. En réalité la décision égyptienne perturbe la Syrie. Tandis qu'ai Baath critique, sans nommer personne, les pays arabes qui placent leurs espoirs en l'Occident, Hafez el Assad tente secrètement une médiation entre Le Caire et Moscou. Ces efforts de la diplomatie baathiste s'expliquent par la nouvelle dégradation de la situation dans la région. Le 12 juillet 1972 les Syriens apprennent que les Israéliens ont commencé la destruction de la ville de Kuneitra, sur le Golan occupé. Que peut faire Damas ? Rien, si ce n'est encourager les fedayin à harceler l'ennemi, tactique dangereuse compte tenu des représailles israéliennes. Le 8 septembre, après les actions de commandos pa­ lestiniens au village olympique de Munich, l'aviation israélienne atta­ que le Liban et la Syrie, jusque dans la banlieue de Damas et Suwayda, faisant 200 morts! Toutes les déclarations des dirigeants sionistes désignent la Syrie comme responsable des activités des fedayin. Répondant aux avertissements israéliens, Hafez el Assad déclare que son pays "n'apportera pas de restrictions aux activités des Palestiniens. Nous refusons, dit-il, d'être réduits au rôle de gen­ darme chargé de protéger les frontières et la sécurité d'Israël/" (21 septembre). Le 30 octobre l'aviation israélienne bombarde à nouveau 204

des objectifs civils et militaires près de Damas et à Homs. On compte plus de 100 morts et 100 blessés. La détermination des Syriens leur vaut un incontestable succès de prestige auprès des Palestiniens et des masses arabes. Sur le plan interne la population a retrouvé la fierté dans son armée. Il n'empêche que les Syriens ont payé le prix fort (plus de 300 morts en deux mois!) et que l'inaction des pays frères, notamment l'Egypte, les exaspère. En cette fin d'année 1972 les perspectives de paix dans la région n'ont jamais été aussi sombres. Le processus diplomatique est bloqué. Les affrontements avec les Israéliens sont de plus en plus fré­ quents et meurtriers. Paradoxalement, sur le front intérieur, le Baath semble connaître un répit, après les soubresauts de ces dernières années. C'est dans le cadre de cette stabilité retrouvée que le parti va fêter en 1973 ses dix années de pouvoir en Syrie. DIX ANNEES DE BAATH EN SYRIE 1963-1973: voici dix ans que le Baath gouverne la Syrie, dix ans pendant lesquels les événements se sont succédés à un rythme ef­ fréné: bouleversements sociaux, coups d'Etat, soulèvements populai­ res, guerre israélo-arabe,...Ces dix ans ont fait entrer la Syrie dans l'ère moderne. "Le pays est un grand chantier, annonce fièrement al Baath. Des complexes industriels sont édifiés, des écoles, des uni­ versités, des routes, des barrages se construisent. Les mentalités aussi ont changé. Cette Syrie nonchalante où quelques grandes familles bourgeoises tiraient les ficelles politiques et économiques, où l'on discutait dans les cafés des chances de survie des cabinets mi­ nistériels, cette Syrie a disparu sans laisser de traces. Dix années d'idéologie baathiste martelée sans répit ont donné au pays une allure farouche et austère. Sûre de la justesse de sa cause, la Syrie distribue autour d'elle des leçons d'arabisme et de socialisme. Pour rompre avec une économie essentiellement agricole et mar­ chande, le Baath s'est lancé dans les industries de base. En 1970, le revenu national brut est assuré pour 21,9% par l'agriculture, puis pour 19,6% par l'industrie et la métallurgie. Le PIB, qui provient pour moitié du secteur public, croît à un rythme de 3% l'an. L'économie syrienne est saine. Le pays a des réserves. Depuis dix ans la Livre syrienne n'a pratiquement pas bougé. Le bilan dans les différents sec­ teurs est éloquent. En dix ans la production d'électricité passe de 317 Millions de kwh à 1.115 M. kwh, cela grâce à "l'épine dorsale du déve­ loppement qu'est le barrage de Tabqa. Le réseau routier s'est agrandi de 74%. Dans l'éducation les réalisations du Baath sont 205

impressionnantes: 424.000 élèves dans le primaire et le secondaire en I960, 1.156.172 en 1968! Il reste pourtant beaucoup à faire, car 53% de la population est encore analphabète. L’agriculture emploie un peu plus de 50% de la population et de­ meure le pilier de l'économie. Plus de 1.600 coopératives agricoles sont en service et le 3ème Plan en prévoit 4.500. Les premières fer­ mes d'Etat ont été créées. D'importants travaux d'assèchement de marais, comme celui du Ghab, étendent les surfaces cultivables. Mais le grand projet du Baath reste bien sûr l'aménagement du bassin de l'Euphrate, par la mise en service du barrage de Tabqa. La rete­ nue de 11,9 milliards de m3 en un lac de 80 km de long sur 8 km de large permettra l'irrigation de 640.000 ha, ce qui doublera la surface actuellement irriguée. La réforme agraire, impérieuse nécessité pour le développement du pays, fut elle aussi un moyen de briser l'ancien ordre social. Lancée en 1958 sous la RAU, la réforme s'inspire alors largement de celle pratiquée en Egypte dès 1952. Appliquée sans zèle et mal adap­ tée à la réalité syrienne, elle ne donne que peu de résultats. Le Baath s'y attelle dès 1965, mais c'est le Mouvement du 23 février 1966 qui s'y lance résolument. En 1970, date à laquelle le processus s'inter­ rompt, 1.500.000 ha ont été expropriés, soit 26% du sol cultivé. L'Etat s'en réserve une bonne partie, qu'il loue à des exploitants. La plupart du temps les grands propriétaires fonciers ont limité les effets de la réforme et les indemnisations leur ont permis de sortir de l'épreuve sans trop de dommages. Il n'empêche qu'ils ont perdu de leur pouvoir et que la répartition des catégories sociales du monde rural a été bouleversée4. La plupart des analyses aboutissent au même résultat: la réforme agraire a surtout profité à la classe moyenne des petits propriétaires indépendants (koulakisation). Ce sont eux qui ont aidé le Baath dans la réforme et ce sont eux qui fournissent le gros des adhérents à l'Union Générale des Paysans. Soucieux de ne pas per­ dre cette base, le régime tempère le développement du secteur coo­ pératif et commence à prendre des mesures d'aide à cette classe moyenne d'exploitants. Le Baath a hérité d'une situation dans laquelle 3% de la population recevaient 42% du revenu. Il n'a pas profondément modifié ces in­ égalités. Les syndicats s’en sont plaints mais le Mouvement de Redressement n'oeuvre pas vraiment dans ce sens. Il a d'abord dé­ cidé l'abolition du "syndicalisme revendicatif', accusé de viser, comme le capitalisme, "é la destruction de la marche vers le socia­ lisme". De plus, la nouvelle politique d'ouverture (infitah) économique, confiée à Mohammed Imadi, et qui vise à favoriser le retour des capi­ taux, est d'inspiration nettement libérale. Le secteur privé reprend 206

ainsi progressivement en mains le commerce de détail, le tourisme, les transports routiers,... La petite bourgeoisie commerçante, dure­ ment touchée par les nationalisations de 1965* revient s'installer au pays. D'autres couches sociales tirent leur épingle du jeu: la bour­ geoise d'Etat, formée des cadres du parti ayant accédé à de hautes responsabilités dans l'Etat et l'armée; et, dans une moindre mesure, les classes moyennes, à qui le régime a fourni un emploi sûr et un salaire décent. La Constitution promulguée en janvier 1973 fait de la Syrie une république populaire, démocratique et socialiste, et du Baath "/e parti dirigeant de l'Etat. Les pouvoirs du président de la République sont particulièrement étendus, dans tous les domaines. Allant plus loin que les textes précédents sur la laïcité, cette Constitution, on l'a vu, ne fait de l'Islam ni la religion de l'Etat ni celle du président. Les milieux reli­ gieux y voient une provocation. En dénonçant le texte, les ulémas relèvent qu'il est "en contradiction avec les règles fondamentales du pouvoir majoritaire". Il "réserve le pouvoir, disent-ils, à un groupe par­ tisan et en exclut les autres". Le 21 février 1973, des émeutes écla­ tent à Hama, le fief des Frères musulmans, et des bureaux du Baath sont saccagés. Cinq jours plus tard l'agitation et la grève s'étendent à Homs et Alep. Le Baath ne souhaite pas l'affrontement. Il le montre en réagissant beaucoup moins violemment que précédemment en semblables circonstances. Un amendement réintroduit la clause de la religion du président de la République et, le 12 mars 1973, la consti­ tution est approuvée par 97,6% des votants. Malgré l'appel au boycott de l'opposition traditionaliste, la participation a été massive (88,9% des inscrits). Deux mois plus tard se déroulent les élections pour l'Assemblée du Peuple (25 mai). La campagne électorale est bien évidemment l'occasion d'une nouvelle offensive des Frères musulmans qui repar­ tent en guerre contre "le régime athée du Baath". Grèves et manifes­ tations reprennent à Hama, Homs, Latakieh et Alep. Mais cette fois le parti est résolu a frapper. Arrestations et couvre-feu viennent à bout du mouvement après quatre jours de troubles. A défaut de se tenir dans la sérénité, les élections se tiendront dans le calme. Les résul­ tats sont sans surprise, puisque le Front National Progressiste rem­ porte 124 sièges (dont 104 pour le Baath) sur 186. Mais au delà, l'événement qui retient l’attention est la très faible participation des électeurs, si faible que le scrutin doit être prolongé d'une journée. Un tiers des inscrits seulement se déplaceront. Sans doute faut-il voir là une conséquence directe de la politique du Baath, qui a tenu depuis dix ans la population à l'écart des affaires de l'Etat. Le parti a laissé

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se créer un vide que les organisations populaires ont été incapables de combler. Les dix années de pouvoir baathiste n'ont pas seulement changé la Syrie, elles ont aussi changé le parti lui-même. L'exercice du pou­ voir a été une succession d'épreuves dont les différents congrès por­ tent la trace. En ce laps de temps le Baath a tenu huit Congrès Nationaux (dont deux sessions extraordinaires) et douze Congrès Régionaux (dont sept sessions extraordinaires). Le nombre considé­ rable des sessions extraordinaires témoigne des événements excep­ tionnels et des crises internes. Les luttes incessantes dans le Baath se traduisent aussi par de fréquentes modifications des équipes diri­ geantes. Le taux de renouvellement des différentes Directions Régionales, dont la moyenne se situe à 35%, a connu des pointes de 75% (la DR a coloration régionaliste formée en janvier 1964) et même à 95% (l'équipe dont s'entoure Hafez el Assad quand il arrive au pouvoir). L'exemple de longévité donné par Noureddin Atassi, qui fut membre de la DR de 1963 à 1969, reste une exception. Toutes les oppositions de la société syrienne se sont retrouvées dans le Baath, à savoir civils militaires, citadins ruraux, unionis­ tes régionalistes, sunnites Fatimiyah (alaouites, druzes, ismaïliens), alaouites reste de la Fatimiyah, etc... Les crises successives ont fait le vide dans le parti et on peut dire qu'Hafez el Assad, en tant que militaire et alaouite, est l'aboutissement d'un mécanisme d'élimi­ nation des adversaires déclarés et potentiels. Le destin du Comité Militaire Baathiste illustre le phénomène. Sur les 15 officiers mem­ bres du Comité à l'origine, 8 ont joué un rôle politique de premier plan, et parmi ceux-ci 7 ont été éliminés, de 1963 à 1970, en des circonstances que résume le schéma de la page suivante. Au bout du compte, que reste-t-il ? Les alaouites, et encore pas tous puisque ceux favorables à Salah Jdid ont été éliminés. Les officiers de cette communauté sont sortis victorieux de tous les règlements de comptes, rivalités, purges et pièges qui se sont succédés en dix ans. Leur ascension est bien antérieure à la prise de pouvoir du Baath, puisque les promotions d'officiers sortant de l'Académie de Homs comprennent, dès le milieu des années 50, une forte proportion de minoritaires. Le Baath est-il désormais aux mains des alaouites, communauté qui représente 12% de la population ? Les intéressés s'en défendent. Ne trouve-t-on pas parmi les hommes du président, au tout premier plan, des sunnites tels que Mustapha Tlass, Abdel Halim Khaddam, Abdallah el Ahmar, et beaucoup d'autres ? En outre, la participation des sunnites aux organismes directeurs du Baath demeure importante. N. Van Dam évalue à 54% leur proportion dans les Directions Régionales de 1963 à février 1966, 208

puis 51,6% de 1966 à novembre 1970. Dans les mêmes périodes les alaouites passent de 14% à 23,4%5. Mais cela ne convainc pas l'opposition traditionaliste, pour laquelle il ne fait [5as de doute que les alaouites ont confisqué le pouvoir. Années:

1963

1964

1965

1966

1967

1968

1969

1970

1971

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- >

H. el Assad S. Jdid A.K. Joundi A. Suwaydani S. Hatoum H. Ubayd A. el Hafez M. Omran

a .................................................................................................................... a ..................................................................................................... 4 i ....................................................................................... s .......................................................................... d ................................................£ d ..... ....................................... £ s .........................................Q a ..................... '0

Eliminé par A. el Hafez J Eliminé par S. Jdid J Eliminé par S. Jdid J Putsch manqué J Eliminé pour complot J Suicide J Eliminé par H. el Assad J a= alaouite i= ismaïlien d= druze s= sunnite

Au fur et à mesure que se sont développées les rivalités entre baathistes, l'idéologie a cessé d'être une référence. Le général Hafez el Assad a beau prendre le soin de replacer son action dans la ligne du mouvement déclenché le 23 février 1966, la rupture est évidente. Le maître-mot est devenu libéralisation: allégement des mesures po­ licières, appel au rapatriement des capitaux, aide à la petite bour­ geoisie commerçante et aux classes moyennes paysannes, etc. Rompant son isolement, la Syrie réintègre le giron arabe et s en trouve récompensée par une aide financière du Koweit, de l'Arabie Saoudite et de la Libye. L'argent, même s'il vient des réactionnaires, est le bienvenu, ne serait-ce que pour combler les 250 M$ du déficit commercial. Un an a suffi pour instaurer tous ces changements et pour les faire avaliser par le Baath. Voilà qui donne à réfléchir sur la portée des résolutions du parti. Ce que fait un congrès, un autre le défait, et ce avec une facilité étonnante, pour ne pas dire désinvolte. 209

On prend tout de même la peine de justifier la nouvelle ligne en ex­ pliquant que la Syrie, pour relever le défi impérialiste, doit être forte, économiquement et militairement. La fin justifie les moyens. L'argument comporte une ambiguïté dont le Baath profite: on ne sait pas très bien si l'ouverture est un changement définitif ou s'il s'agit d'une tactique limitée à l'étape présente. Ce flou permet de ne pas modifier le discours baathiste: la transformation socialiste demeure à l'ordre du jour. Deux facteurs expliquent la docilité avec laquelle le Baath entérine ces modifications idéologiques. D'abord tous les cadres ont été rem­ placés, dès avant novembre 1970. Ensuite le pouvoir s'est personna­ lisé et concentré entre les mains du président, diminuant d'autant l'autorité des Directions collégiales. Cette rupture avec un principe qui a de tous temps prévalu dans le Baath est peut-être le caractère le plus remarquable du nouveau régime. Pour la première fois depuis que le parti est au pouvoir apparaissent un peu partout en Syrie des portraits du président. De mémoire de baathiste, on n'avait jamais vu ça. "Photo très posée, observe A-M. Perrin-Naffakh, de trois-quarts, qui allège le modelé un peu massif de la face et valorise la hauteur du front Le costume est presque toujours civil, l’attitude plutôt placide que martiale. De la moustache coupée court à la cravate classique, tout semble concerté pour offrir une image rassurante de Syrien moyen, pondéré sinon débonnaire dans l'expression d'affabilité géné­ rale du visage"6. Ce chef que le Baath juge indispensable en l'étape actuelle n'est pas un surhomme; c'est un Syrien moyen, mais avec un petit sourire que l'on ne sait pas encore très bien interpréter... Le Baath se veut toujours l’héritier des premiers nationalistes, le continuateur de leur combat. Ces précurseurs et martyrs d'une lutte que la Syrie s'enorgueillit d'avoir menée plus que tout autre sont ho­ norés avec solennité le 27 juillet 1972. Le Baath rappelle en cette oc­ casion qu'il a "depuis un quart de siècle brandi l'étendard de la Révolution nationaliste et progressiste" et que le combat mené au­ jourd'hui n'est que "le prolongement de celui des années 20". Le Baath ne renie rien de son passé, mais il est toutefois de bon ton d'éviter les références à la Vieille Garde, les Michel Aflaq, Salah Bitar, Chibli Aysami, Elias Farah,... Puisqu'il faut bien faire référence à un père fondateur, c'est la personne et le rôle de Zéki Arsouzy qui sont désormais mis en avant. Mort en 1968, Arsouzy est promu, dès 1966, véritable père du Baath. Les autres n’ont fait que s'inspirer de ses idées et poursuivre son oeuvre. L'échec le plus évident et le plus cruel pour le Baath se situe au niveau pan-arabe. Dès le début des années 60, c'en est fait de sa progression en Jordanie et au Liban. Au Maghreb, en Libye, en 210

Egypte, dans le Golfe et la péninsule arabiques, jamais le parti n'a dépassé le stade de groupuscule. L'intense répression des gouver­ nements explique en partie ces piètres résultats. Les incohérences et les divisions du Baath ont fait le reste. Le grand schisme de 1966, qui oblige tout baathiste, où qu'il se trouve, à se déterminer en fonction de deux organisations, la pro-syrienne et la pro-irakienne, porte le coup de grâce aux prétentions nationalistes du parti. Le Baath a deux capitales et on voit mal comment on pourrait revenir en arrière, comment pourraient être à nouveau fondues les deux organisations qui se jettent l'anathème. Depuis la défaite de juin 1967 et, deux ans plus tard, la disparition d'Abdel Nasser, l'idée nationaliste a perdu la quasi-totalité de sa capacité mobilisatrice. Au début des années 70, le monde arabe se trouve dans une situation nouvelle: il n'existe plus de dirigeant dont la popularité et l'influence dépassent les frontières des Etats; il n'y a plus de doctrine susceptible de rallier les foules et de sous-tendre une action politique. Progressisme, nationalisme, socia­ lisme arabe,... ces mots ne représentent plus grand-chose et l'unité arabe est reléguée au rayon des rêves inaccessibles. Aussi l'initiative du général Hafez el Assad de faire adhérer la Syrie à l'expérience unitaire que lancent l’Egypte et la Libye en 1971 provoque étonne­ ment et incrédulité. Personne ne se fait d'illusion sur la porté réelle de l'événement, essentiellement tactique, association formelle que les Syriens entendent honorer pour le meilleur seulement, et pas pour le pire7. Les bilans en tous genres, les documents officiels et les articles du journal al Baath (qui tire alors à 20.000 exemplaires) représentent la face apparente du Baath. Pour le reste, le secret dont s'est toujours entouré le parti rend l'investigation malaisée. Combien de baathistes? Les évaluations sont hasardeuses, d'autant plus que l'on ne sait jamais exactement de quoi on parle: adhérents, militants, cadres ? En 1963 il y a 2.000 baathistes en Syrie, selon Edouard Saab; 8.000, croit savoir Kamal Abu Jaber. Jamal Atassi affirme que les militants étaient 400 en 1963 et sont 40.000 en 1970! Entre 15.000 et 40.000, nuance Khaled Bagdach, le leader du PCS. Tirer des conclusions de données aussi disparates est impossible8. Que le Baath ne soit ni un vaste rassemblement ni un parti de masse, on le sait depuis longtemps. Ses multiples tentatives pour élargir sa base n'ont connu que des succès limités. Il est donc resté ce pour quoi il avait une prédilection marquée: une organisation restreinte de militants effica­ ces. Sami el Joundi, baathiste de la première heure, analyse ainsi une grave lacune du parti: "L/n véritable travail politique exigeait avant toute autre action l'enracinement du parti à Damas et le contrôle des forces populaires dans cette ville. Mais le parti, pressé, était à la 211

recherche d’une proie facile. Et l’on sait Damas indocile... L’erreur fa­ tale du Baath a été de disperser ses forces quand il fallait les concen­ trer en priorité sur la capitale". Le Baath laisse ainsi en milieu urbain un vide politique que remplissent très vite ses adversaires. Il est par exemple incapable de contrer la propagande des Frères musulmans auprès de la petite bourgeoisie commerçante. Les rapports du parti avec les villes sont des rapports d'opposition, alors qu'en milieu rural, la Réforme agraire et l'Union des Paysans ont été les vecteurs de propagation efficaces des idéaux baathistes. Après dix années de pouvoir, la rigidité idéologique du Baath s'ef­ face au profit d'un sens aigu des réalités. Hafez el Assad le pragmati­ que a succédé à Salah Jdid le doctrinaire: la formule est pratique mais elle est à manier avec circonspection, car on sait encore trop peu de choses du nouveau chef de l'Etat. L'An X de la Révolution a été fêté par le régime avec ferveur mais sans éclat exceptionnel. La tension qui persiste dans la région explique largement cette retenue. Les signes alarmants se multiplient et les espoirs de paix s'éloignent. L'année 1973 ne restera pas dans les mémoires comme celle de la commémoration des dix ans de pouvoir baathiste mais comme l'année de la guerre. LA GUERRE D'OCTOBRE 1973 Avec les raids israéliens meurtriers sur le Golan et sur Latakieh dès les premiers jours de janvier, le ton de l'année 1973 est donné. Depuis que les Etats-Unis ont relancé les négociations de paix, la tension ne fait que croître. Face aux Israéliens, qui mènent une poli­ tique résolument offensive, le monde arabe est plus que jamais miné par ses querelles internes. L'Egypte et la Libye ont annulé leur projet d'union et sont à couteaux tirés. La Syrie est en crise ouverte avec les Palestiniens depuis qu'Hafez el Assad s'est joint à Anouar el Sadate pour réhabiliter le roi Hussein, trois ans presque jour pour jour après le drame de Septembre Noir. Les relations de la Syrie avec le Liban et l'Irak ne sont pas meilleures, et avec Moscou elles se dégradent... Le 13 septembre, alors que des cargos soviétiques déchargent des armements à Tartous, l'aviation israélienne intervient et se heurte à des Mig syriens. Le combat qui s'ensuit durant cinq heures est le plus violent depuis la guerre de 1967. Selon la presse libanaise, les Syriens, qui auraient perdu 13 Mig 21, seraient irrités contre le com­ portement des conseillers soviétiques. On se souvient que l'Egypte avait formulé les mêmes critiques avant de rompre avec Moscou. La Syrie suivrait-elle l'exemple ? 212

On comprend pourquoi, dans un tel contexte, les menaces de guerre des présidents syrien et égyptien ne sopt pas prises au sé­ rieux. Aussi l'effet de surprise est-il total, le 6 octobre 1973, lorsque les armées égyptienne et syrienne se lancent simultanément à l'atta­ que sur les fronts du canal de Suez et du Golan. La guerre! "Comment a-t-on pu si bien garder le secret?', s'exclame Edouard Saab en exprimant un étonnement que tout le monde partage. "Qu'est-ce qui a amené les dirigeants arabes, s'interroge le journaliste libanais, à faire montre soudain d'autant de modération et de mesure dans leurs propos ? Qu'est-ce qui a fait que les organismes de propa­ gande et d'information aient eu autant de tenue et qu'ils se soient abs­ tenus de toutes déclarations maladroites, art dans lequel ils étaient passés maîtres Quelque chose a changé dans les mentalités arabes. Bavardages et slogans incendiaires, si fréquents en 1967, ont fait place à un art consommé du secret et de la mise en scène. La reprise des relations avec la Jordanie, la crise avec les Palestiniens, la tension avec Moscou, la non-utilisation des batteries de missiles Sam 6 pour en dissimuler l'existence, tout cela s'inscrivait dans un plan syrien tendant à faire admettre à l'ennemi qu'un conflit était hautement improbable ou bien sans risque pour lui. Deux jours après l'offensive le front syro-israélien se stabilise. Les Syriens ont encerclé Kuneitra et réoccupé une partie du Golan. A leurs côtés se battent des Egyptiens, des Marocains et des Irakiens. Le 9 octobre la contre-offensive israélienne se développe. En dépit de pertes importantes, l'aviation sioniste entreprend la destruction sys­ tématique de l'infrastructure économique de la Syrie. Sont touchés les raffineries de Homs, la centrale de Qatina, les ports de Tartous, Latakieh,... Franchissant les lignes de cessez-le-feu de 1967, les Israéliens avancent vers Damas mais sont stoppés par les premières lignes de défense de la capitale (13 octobre). Une contre-offensive syrienne fixe les positions. Le 15 octobre Hafez el Assad sort de son silence pour faire le point et surtout donner au conflit sa vraie dimension psychologique: "Il s'agit d'une guerre de libération totale. La première étape a été la libé­ ration de la volonté arabe de tout ce qui l'entravait. Apparemment la guerre a refait l'unité des rangs arabes et son plus spectaculaire effet est le rapprochement syro-irakien. Après dix jours de combats, les Etats-Unis et l'URSS ont mis en place des ponts aériens pour alimen­ ter en armements leurs alliés respectifs. Le 17 octobre le conflit prend sa dimension mondiale. Les pays arabes membres de l'OPEP font savoir que la production de pétrole sera réduite de 5% par mois tant qu'lsraël n'aura pas évacué les territoires conquis en 1967. La Libye va plus loin en interrompant ses livraisons aux Etats-Unis et en 213

doublant ses prix. Les deux jours suivants l’Algérie, l'Arabie Saoudite, Abu Dhabi, Qatar, Koweït et Bahrein imitent l'exemple libyen. Sur les deux fronts les Israéliens ont rétabli la situation en leur fa­ veur. Avec l'aide de deux divisions irakiennes, les Syriens préparent pour le 23 octobre une^ contre-offensive de grande envergure. Le conflit en est à son 16ème jour et sa prolongation inquiète les deux Grands. Le 21 octobre Hafez el Assad reçoit du président Sadate un message secret: l'Egypte a donné son accord pour un prochain cessez-le-feu en échange des promesses suivantes: l'URSS et les Etats-Unis garantiront le retrait israélien et on s'en remettra, pour une solution globale du conflit du Proche-Orient, à une conférence inter­ nationale. Le lendemain, Soviétiques et Américains se mettent d'ac­ cord sur une résolution (N°338), adoptée par le Conseil de sécurité, qui demande le cessez-le-feu sur place et invite les belligérants à appliquer la résolution 242. L'OLP, l'Irak et la Libye refusent. A Damas le président convoque d'urgence l'état-major. Les généraux font valoir que tout est prêt pour lancer la contre-offensive prévue. La résolution 338 arrive à un bien mauvais moment. Mais il y a pire: Israël et l’Egypte viennent d'accepter le cessez-le-feu sur le front du Sinaï. Cette décision unilatérale du Caire est perçue à Damas comme une trahison. La Syrie est désormais seule à se battre. Comme en 1967, l'ennemi peut désormais concentrer ses forces sur elle. La contre-offensive est donc remise en question. Lâchée par l'Egypte et dissuadée par l'URSS de poursuivre la guerre, Damas accepte le cessez-le-feu le 24 octobre. L'Irak dénonce immédiatement le recul de la Syrie qui, en accep­ tant la résolution 338, reconnaît ipso facto la 242. La Direction Régionale du Baath irakien décide le retrait de ses troupes du front syrien. L'unité des rangs vient de voler en éclats. A Damas on garde un silence embarrassé. Ce n'est que cinq jours plus tard, le 29 octo­ bre, que le président s'explique, lors d'une allocution radio-télévisée. "L'arrêt des combats nous a surpris et nous a été imposé", affirme-t-il, en précisant que la décision d'accepter le cessez-le-feu a été prise conjointement par les Directions Régionale et Nationale du Baath et le Front National Progressiste (FNP). La résolution 338, rappelle-t-il, est contraire à la lutte du peuple syrien. Elle n'a été acceptée que sur les instances de l'Egypte et de l'URSS et après avoir reçu d'elles des assurances: "Le président égyptien m'a certifié avoir reçu des diri­ geants soviétiques des garanties selon lesquelles Israël se retirerait totalement de tous les territoires arabes occupés". Comment se présente la situation pour la Syrie au lendemain du cessez-le-feu ? Après 18 jours de combats, les Syriens ont perdu 7.700 hommes et une grande quantité de matériel. Les Israéliens ont 214

franchi les lignes de 1967 au Nord du Golan et occupé une poche de 510 km2 , ainsi qu'une position à 39 km de Damas. Les pertes en ma­ tériel seront rapidement remplacées par I'URSS. Autrement graves sont les destructions infligées par l'ennemi aux infrastructures éco­ nomiques. Il s'en faut de peu que toute l'économie syrienne ne soit totalement anéantie. Toutes les cibles ont été atteintes. Seul le bar­ rage de l'Euphrate a été épargné. Les dégâts sont tels qu'on évalue les pertes à une année entière de production. C'est désormais l'aide arabe qui va permettre la remise en état de l'économie et la réalisa­ tion des projets de développement. Le bilan de la guerre d'octobre peut donc sembler particulièrement négatif. Pourtant il n'est pas res­ senti comme tel. Comme l'écrit la presse libanaise, "un sursaut de dignité" s'est produit. L'humiliation de la défaite de 1967 a été effa­ cée. Les armées arabes ont montré une indéniable valeur et le mythe de l'invincibilité de l'armée israélienne a été balayé. Enfin, sur le plan arabe, la guerre a resserré les rangs et a provoqué un réflexe de solidarité que l'on n'espérait plus. Il reste que la façon dont la bataille s'est achevée laisse une péni­ ble impression. Pour bon nombre d'observateurs, l'Egypte et la Syrie se sont volontairement abstenues de pousser l'avantage que leur a procuré leur attaque surprise. Après avoir franchi le canal de Suez, l'armée égyptienne avait grande ouverte devant elle la route du Sinaï. Elle s'est bien gardée de s'y engager. D'une telle analyse, le Baath irakien conclut que les régimes syrien et égyptien, en déclenchant les hostilités, n'avaient pas pour objectif la libération des territoires occu­ pés. Ils ne visaient qu'à dégeler la situation et amener les grandes puissances à se préoccuper sérieusement d'une solution à la crise proche-orientale. Sur ce dernier point, il semble qu'effectivement Washington veuille prendre les choses en mains, par l'entremise du Secrétaire d'Etat Henry Kissinger. On parle de plus en plus d'une conférence de la paix, à Genève, qui réunirait, sous l'égide des deux Grands, tous les Etats intéressés. Dans ses interventions, Hafez el Assad insiste lourdement sur le fait que s'ouvre maintenant, après la phase mili­ taire, la phase politique. Beaucoup y voient une façon de préparer les Syriens et le Baath à ce qui a toujours été refusé: l'engagement dans la voie des négociations. Après avoir mené seuls leur guerre, Le Caire et Damas recherchent maintenant la caution du monde arabe en appelant à la convocation d'un Sommet. Celui-ci se tient à Alger en novembre 1973. Un homme en sera la vedette: le roi Fayçal. Une organisation en sortira victorieuse: l'OLP. La centrale de Yasser Arafat est en effet reconnue à l'unanimité (la Jordanie s'abstient) "seul représentant légitime du peuple palestinien". Pour la première fois le 215

principe des négociations avec Israël est admis. L'Egypte n'en demandait pas plus. Dans cette brusque accélération des événements, la politique sy­ rienne demeure toujours aussi ambiguë. Sa position, exprimée au Sommet d'Alger, consiste à accepter une conférence internationale et à refuser tout accord qui ne restituerait pas la totalité du Golan. Mais le discours intransigeant d'Hafez el Assad n'est pas toujours en accord avec ses initiatives politiques et, pour garder le contact avec l'Egypte, le président est obligé d'assouplir sa position, acceptant fina­ lement de discuter avec H. Kissinger d'un éventuel arrangement avec les Israéliens (15 décembre 1973). Le Baath irakien y voit la confir­ mation éclatante de son analyse: le réaction arabe a donné son feu vert, lors du Sommet, à l'Egypte et à la Syrie pour accepter une solu­ tion pacifique et liquider la cause palestinienne. Plus Le Caire s'engage dans la voie des négociations et plus la position de Damas devient difficile. Les pressions extérieures ne manquent pas, qui poussent la Syrie à accepter les bons offices de H. Kissinger pour aboutir à un désengagement sur le Golan. L'Arabie Saoudite et l'URSS sont des conseillers de poids. Hafez el Assad louvoie entre des positions extrêmes. Pour le 11ème anniversaire de la Révolution, le 8 mars 1974, le président affirme: "Nul ne s'oppose en Syrie à la résolution 242 qui prévoit l'évacuation totale de nos terri­ toires occupés en 1967' (le 10ème Congrès National du Baath, tenu en 1968, condamna pourtant sans appel cette résolution). Deux jours plus tard la Syrie commence, tout au long de la ligne de cessez-lefeu, une guerre d'usure qu'elle poursuivra avec acharnement 83 jours durant, faisant ainsi pression à la fois sur Israël et les Etats-Unis. Il faut au chef de l'Etat un résultat tangible à présenter en com­ pensation des sacrifices consentis durant la guerre d'octobre. L'espoir d'une conférence internationale débouchant sur un accord global a pratiquement disparu. La seule carte demeure la négociation engagée sous l'égide des Américains. Le 28 mai 1974, l'accord de désenga­ gement entre la Syrie et Israël est conclu, aux termes duquel une zone tampon est créée et placée sous l'administration civile syrienne. Des forces de l'ONU y patrouillent. Nouveau succès pour la diploma­ tie américaine, cet accord est aussi un succès pour Hafez el Assad, qui a su manoeuvrer habilement entre Washington et Moscou. Sans renversement d'alliance, la Syrie récupère une partie de ses biens: plus de la moitié des territoires perdus en 1967 et 1973 lui sont rendus, y compris Kuneitra. Mais les Syriens sont prudents. Ils ont veillé à ce que soit mentionné, dans le dernier point de l'accord, qu'il ne s'agit pas là "d'un accord de paix mais d'un pas vers une paix juste et durable". 216

Une session extraordinaire du 5ème Congrès Régional du Baath se tient du 30 mai au 13 juin 1974. L'accord de désengagement et la récupération des territoires sont salués comme il se doit et 7a guerre de libération d'octobre" est présentée comme '7e point culminant des résultats positifs obtenus par le Mouvement de Redressement. Comme l'Egypte, la Syrie s'en est remise aux Américains pour négo­ cier. Comme l'Egypte, elle a signé un accord de désengagement. Et maintenant ? Ne va-t-elle pas poursuivre sur la voie de la fameuse "solution pacifique" tant décriée ? Damas et Washington vont bientôt renouer leurs relations diplomatiques (rompues en 1967) et le prési­ dent Nixon prévoit de passer deux jours à Damas dans le cadre de la tournée d'une semaine qu'il entreprend dans la région. Cette tournée du président américain est le point fort du sensationnel retour des Etats-Unis au Proche-Orient. Depuis la fin de la guerre d'octobre 1973 la diplomatie américaine occupe le devant de la scène. En réalisant sous son patronage des accords qui semblaient impossibles, elle s'est taillée de retentissants succès. Premier président américain à faire une visite d'Etat dans ces pays, R. Nixon, comme l'explique Time (24 juin), "vient ensemencer le terrain si efficacement préparé par son Secrétaire H. Kissinger. Après l'accueil chaleureux et enthousiaste du Caire, l'ambiance de la visite à Damas est plus sobre. Ici les débordements de la foule cai­ rote ne sont pas de mise. L'accueil, comme le dit pudiquement Time, est "officially friendly but militant in tone"\ autrement dit poli mais sans plus. Une seule banderole: "Revolutionnary Damascus welcomes President Nixon". Au Caire, A. Sadate avait averti son hôte que le noeud du problème était "les droits légitimes du peuple palestinien". A Damas, Hafez el Assad répète à R. Nixon: "Aucune paix ne pourra être instaurée dans la région tant qu'une solution juste et durable ne sera trouvée à la question palestinienne". Cette sollicitude est insuffi­ sante pour rassurer les Palestiniens, qu'inquiète fortement la reprise des relations diplomatiques entre Damas et Washington. Pour bon nombre d'organisations de résistance, la Syrie n'est plus sûre. Aussi est-ce à Bagdad que se réunit le Front du Refus (9 octobre), composé du FPLP de G. Habache, du FLA (Baath pro-irakien) et du Front de la Lutte Populaire. A Bagdad, précisément, on ne se prive pas de dé­ noncer "la capitulation" syrienne et on qualifie de "honteux" l'accueil réservé par certains pays arabes à R. Nixon. L'intransigeance dont fait preuve l'Irak, alors que la Syrie est engagée dans les négocia­ tions, est jugée exemplaire par Michel Aflaq et lui permet de justifier son retour à Bagdad le 18 juin 1974. Le vice-président Saddam Hussein accueille chaleureusement le fondateur du parti, absent d'Irak depuis quatre ans. 217

Depuis le 26 juin 1974 le drapeau syrien flotte à nouveau sur Kuneitra. Evacuée par les Israéliens après sept ans d'occupation, la ville a été rendue complètement détruite. Dans la zone démilitarisée, 170.000 réfugiés peuvent revenir. Mais à part cela l'accord n'a qu'une faible portée. La position israélienne n'a pas évolué. "Même dans le contexte d’un traité de paix final, déclare I. Rabin, nous ne pouvons pas céder les hauteurs du Golan". La diplomatie américaine est inca­ pable de rapprocher les points de vue. Dans ces conditions le Baath durcit le ton. Au Sommet de Rabat (26 octobre), Hafez el Assad accuse le Secrétaire d'Etat américain de "chercher à diviser les rangs arabes". Mais c'est la rivalité OLP-Jordanie qui est au centre des dé­ bats et qui tourne à l'avantage de l'organisation de Yasser Arafat, qui se voit reconnu le droit d'établir "un pouvoir national indépendant sur tout le territoire libéré". Trois semaines plus tard Y. Arafat remporte un nouveau succès, cette fois-ci devant l'Assemblée Générale des Nations-Unies (13 novembre 1974). Le Mouvement de Redressement avait inauguré un nouvelle di­ plomatie placée sous le signe de l'ouverture. Mais personne n'imagi­ nait que la Syrie irait aussi loin, jusqu'à s'en remettre aux Etats-Unis pour traiter avec l'ennemi et finalement renouer ses relations avec Washington. Le Baath a béni sans sourciller cette politique, présen­ tant ses résultats comme autant de succès. Il ressort de tout cela une impression de malaise. On ne distingue plus très bien les principes qui régissent la politique syrienne et on se demande si son ambiguïté n'est pas tout simplement une absence de stratégie. En cette fin d'an­ née 1974 les négociations sont bloquées et l'atmosphère est au pes­ simisme. Les propos alarmistes se multiplient. Dans les derniers jours de décembre la Syrie et l'Egypte placent leurs forces en état d'alerte. LA TENSION AVEC L'EGYPTE Le chef de l'Etat égyptien a jeté tout le poids de son pays (40 mil­ lions d'habitants, le géant des Etats riverains de la Méditerranée orientale et le gardien du canal de Suez) dans la balance pour un marché dont les termes peuvent être ainsi résumés: Le Caire offre à Washington un solide point d'ancrage dans la région, politique, éco­ nomique et militaire. Il demande en échange une aide multiforme substantielle et des pressions sur Israël pour aboutir à une paix hono­ rable. Les Américains ont jugé l'offre intéressante. Et la Syrie ? Dans un tel marché, ce petit pays de 6 millions d'habitants, une fois isolé de l'Egypte, ne pèsera pas lourd. Les Syriens ne le savent que trop: un accord de paix séparé entre l'Egypte et Israël serait pour eux une 218

catastrophe, la ruine des espoirs pour les Palestiniens et une irrémé­ diable défaite pour tout le monde arabe. Plus le fpssé se creuse entre l'Egypte et la Syrie et plus on est persuadé à Damas que la politique américaine, en fidèle alliée d'Israël, vise avant tout à disloquer le front arabe en séparant ces deux pays. Dès le début de l'année 1975, le Baath lance une vaste campagne de presse pour "mettre en garde les gouvernements et les peuples arabes contre les dangers d'un accord séparé". Ces avertissements sont aussi destinés à la consommation intérieure. Il s'agit en effet de rassurer ceux qui, au sein du parti, trouvent que la Syrie en a déjà fait beaucoup trop en direction des Américains. Considérant que les grandes manoeuvres politiques en cours visent à son isolement, la Syrie mène hâtivement campagne pour renouer ses relations avec ses partenaires. Le 7 janvier Hafez el Assad est en visite au Liban, visite historique puisque c'est la première d'un président syrien depuis 1950. Une semaine plus tard il reçoit à Damas, avec un certain faste, le roi Fayçal. C'est l'occasion d'exprimer la gratitude de la Syrie à l’Arabie Saoudite, dont l'aide a permis à l’économie syrienne de se relever de la guerre de 1973. Le 16 février, c'est Yasser Arafat qui ar­ rive à Damas. La réconciliation entre le Baath et l'OLP est scellée et une action commune est décidée "pour empêcher la dislocation du front arabe". Alors que la médiation américaine est en panne, l'Egypte n'en poursuit pas moins dans la voie qu'elle s'est tracée et annonce la réouverture du canal de Suez pour le 5 juin prochain. La presse syrienne passe la nouvelle sous silence. C'est dans ce contexte que s'ouvre à Damas, le 5 avril 1975, le 6ème Congrès Régional. Avec 590 participants, dont 166 observa­ teurs, et 9 jours de débats, c'est "/e plus grand et le plus imposant des congrès régionaux dans l'histoire du partr, comme le souligne le do­ cument officiel. Les congressistes se montrent d'abord préoccupés par les déficiences de l'économie. L'apport du pétrole a été moindre qu'on l'imaginait. La production de coton n'a pas été à la hauteur des espérances. L'afflux des capitaux arabes a permis au pays de sur­ monter le choc de la guerre de 1973, mais la Syrie est maintenant touchée de plein fouet par une crise de dimension mondiale et con­ naît l'inflation, la pénurie de logements, les difficultés croissantes pour les bas revenus, etc... A la tribune, des orateurs font remarquer que la crise n'a pas les mêmes effets pour tout le monde et que certains cadres du partis mènent grand train de vie. C'est la première fois qu'une critique de cette ampleur s'exprime. L'initiative du président de constituer "un commandement militaire et politique syro-palestinien unifié" est saluée par le Congrès, qui dénonce avec force "les formes diverses de conspiration (...) qui visent à détruire la solidarité arabe et 219

à extorquer des concessions". Jamais le nom de l'Egypte n'est cité. En revanche, le Congrès n'a pas ce genre de prévenance avec l'Irak. Parmi les actions contraires à la solidarité arabe, il dénonce l'accord entre Bagdad et Téhéran, qui met fin à la rébellion kurde et rectifie les frontières entre les deux pays. "Cession illégitime et injustifiée d'une partie de la terre arabe!", s'exclament les congressistes, qui ac­ cusent "le régime fasciste" de Bagdad de chercher à "liquider la révo­ lution en Arabistan" et à "entraîner la Syrie dans des batailles margi­ nales". Rarement le Baath syrien avait fait preuve d'une telle violence envers son frère ennemi. Il faut dire qu'une nouvelle pomme de dis­ corde est née depuis que l'Irak accuse la Syrie de vouloir, par la mise en service du barrage de Tabqa, le priver de sa part des eaux de l'Euphrate. Il est intéressant de relever qu'en cette occasion ressor­ tent les vieux griefs idéologiques. "Tout le monde sait bien, rappellent les baathistes irakiens, qu'un important conflit nous oppose aux diri­ geants syriens, conflit qui remonte au 23 février 1966, quand un coup d'Etat militaire fut exécuté au détriment de l'autorité légale du partr. Portée devant la Ligue arabe, la question des eaux de l'Euphrate s'envenimera au fil des jours, allant jusqu'à des mouvements de blindés de part et d'autre de la frontière (début juin 1975). Ces mesures d'intimidation prendront fin grâce à une médiation Saoudite. Finalement, ce 6ème Congrès approuve sans réserve la politique suivie par "le camarade combattant Hafez el Assad, Secrétaire du Baath". Pourtant on sait que cette politique a été la cause de tension dans le parti et particulièrement chez les militaires. Mais il n'est pas question de mentionner pareilles divergences durant le Congrès. Aussi en est-on réduit à en guetter les signes. L'éviction de la Direction du colonel Ali Zaza, qui fut responsable des Services de renseignements, et la nomination au poste d'ambassadeur à Paris du général Youssef Chakkour, héros de la guerre d'octobre, trahissent peut-être le malaise. Hafez el Assad est intimement convaincu que l'Egypte tourne dé­ sormais le dos au monde arabe. Aussi est-il urgent d'opposer un front uni à la politique du Caire. Après le Liban, l'Arabie Saoudite et l'OLP, la Syrie réussit le tour de force de renouer ses relations avec la Jordanie. Amman, après cinq années de brouille avec Damas, ac­ cueille favorablement les avances syriennes, car la Jordanie est elle aussi laissée pour compte dans le processus de paix améri­ cano-égyptien. Le roi Hussein est à Damas le 21 août, rendant la visite officielle que fit Hafez el Assad le 10 juin. Parlant "des aspira­ tions du peuple unique des deux contrées-soeurs et de leur unité in­ déniable", le communiqué commun souligne "la nécessité d'agir en vue de rétablir les choses dans leur état normal, qui prévalait avant le 220

morcellement imposé par le colonialisme étranger. On voit donc re­ surgir en cette occasion les principes de l'unité arpbe et plus particu­ lièrement la notion de liens spécifiques entre les deux pays qui consti­ tuaient jadis la Grande Syrie. Ces références à un noble passé permettent au Baath de justifier un rapprochement inconcevable quelques semaines plus tôt. Cette politique d'ouverture tous azimuts est approuvée sans discussion par le 12ème Congrès National (juillet 1975), réunion qui ne semble avoir d'autre nécessité que celle de respecter les statuts. Seule la présence de délégués venus d'autres régions justifie l'appellation de national pour un congrès qui n'est en fait que la réplique du dernier congrès régional syrien. La structure pan-arabe du Baath continue à se vider de sa substance depuis le schisme de février 1966 et ni les Syriens ni les Irakiens ne peuvent infléchir cette tendance. Le 1er septembre 1975, l'Egypte et Israël signent un nouvel accord intérimaire de désengagement des forces dans le Sinaï et s'engagent à régler leurs conflits exclusivement "par des moyens pacifiques". La Syrie et l'OLP condamnent immédiatement l'accord. A Damas le Baath y voit "une grave défaite pour la cause arabe". A Bagdad le Baath irakien condamne lui aussi, mais dans des termes un peu diffé­ rents. Il en profite pour régler ses comptes avec le parti en Syrie, qui s'apprête, selon lui, à suivre la même voie. "La Syrie, explique-t-il, se sert du régime égyptien comme d'un détecteur de mines qu'elle pousse en avant, lui laissant essuyer les explosions, de telle sorte que si la route est sûre, le régime syrien l'empruntera avec peu de pertes"9. L'accord de désengagement dans le Sinaï met à mal les relations entre l'Egypte et la Syrie. Cette fois-ci Le Caire sort de sa réserve et polémique avec Damas. Guerre des radios, guerre des journaux, manifestations devant l'ambassade égyptienne à Damas,... : la crise entre les deux pays rappelle celle des années 60, après la rupture de la RAU. C'est si vrai que l'on voit remonter à la surface les vieilles rancoeurs. Anouar el Sadate critique longuement "le rôle joué par le Baath syrien contre la politique égyptienne". Le Raïs, méprisant, raille ce qu'il appelle "le côté théâtraf de ce parti qui, dit-il, "le rend ma­ lade''! Les deux pays s'affrontent même à l'ONU. A.H. Khaddam ayant déclaré, devant l'Assemblée Générale, que "la Syrie rejette ca­ tégoriquement l'accord égypto-israélien et la diplomatie américaine des petits pas", le représentant égyptien l'accuse de "parler plus au nom du Baath que de son pays". Les pressions américaines et les menaces israéliennes sur le Golan, où la tension monte dès octobre 1975, ne feront pas évoluer la

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position syrienne. H. Kissinger ne réussira pas avec la Syrie ce qu’il a réussi avec l'Egypte. Il n'empêche que le front arabe est disloqué. L'Arabie Saoudite s'en inquiète. Le roi Khaled (qui a succédé au roi Fayçal assassiné le 26 mars 1975)) se rend à Amman puis à Damas. Il s'entretient avec Hafez el Assad du nouveau foyer qui vient de s'allumer dans la région: le Liban.

HUITIEME PARTIE

LE TEMPS DES EPREUVES 1976 -1982

L’INTERVENTION SYRIENNE AU LIBAN

Au cours de son histoire moderne, la Syrie a tenté de donner corps à son rêve d'unité arabe en se tournant successivement vers l'Irak, l'Egypte, la Jordanie, mais jamais vers le Liban. Ce petit pays est pourtant partie intégrante de ce que le Baath appelle la Nation arabe. Il représente toutefois aux yeux des Syriens un cas particulier. La création de l'Etat du Grand Liban, par décision de la France, en 1920, a été ressentie par les nationalistes arabes de l'époque comme une nouvelle étape du morcellement de la Grande Syrie. A partir de cette date, Beyrouth et Damas suivent des destins séparés. La République libanaise s'édifie sur le fragile équilibre de 17 communau­ tés jalouses de leurs prérogatives, et le Pacte de 1943 régit les cou­ tumes politiques et la place de chacun dans les institutions: le prési­ dent de la République est maronite, le président de l'Assemblée chii­ te, le Premier ministre sunnite, etc. Sur la scène politique, le parti ma­ ronite des Kataëb al Lubnaniyah (Phalanges libanaises) de Pierre Gémayel est le plus puissant du camp chrétien et se fait le champion d'un Liban indépendant, surtout à l'égard du monde arabe. Les com­ munautés sunnite et chiite n'ont pas de formations politiques corres­ pondantes, faute peut-être d'avoir trouvé dans leurs rangs des rassembleurs susceptibles de faire l'unanimité. Cette grande figure, les druzes l'ont trouvé en la personne de Kamal Jounblatt, fondateur, en 1949, du Parti Socialiste Progressiste (PSP). Le Baath, quant à lui, s'est développé lentement au Liban, puis a végété jusqu'à ce que le schisme de 1966 lui porte un nouveau coup, l'obligeant à se scinder entre pro-syriens et pro-irakiens. 225

La démocratie parlementaire, le pluralisme des partis, la diversité de la presse, les libertés individuelles, l'opulence économique, tout cela a concouru à donner du Liban une image plutôt flatteuse, une sorte d'oasis dans un environnement où fleurissent les régimes autori­ taires. L'aptitude de ce petit pays a surmonter les crises a toujours semblé miraculeuse, d'autant plus que la juxtaposition des commu­ nautés n'a jamais pu servir de base sur laquelle fonder l'Etat. L'ambiguïté des rapports syro-libanais est apparue dès l'indépen­ dance des deux pays. Car si la France en avait fait deux Etats distincts, elle avait néanmoins lié leurs économies et leurs adminis­ trations. Le Baath fut très attentif aux démêlés des Libanais avec l'oc­ cupant français, mais le Liban indépendant fut toujours réticent aux initiatives syriennes poussant dans la voie de l'unité. Plus tard, Michel Aflaq, Salah Bitar, Akram Haurani et d'autres profitèrent largement de l'hospitalité libanaise lorsqu'à Damas leurs têtes étaient mises à prix. Arrivé au pouvoir, le Baath dénonça avec véhémence cette même hospitalité accordée à ses adversaires, accusant le Liban d'être "une base de conspirateurs". Accusation fondée la plupart du temps: comment aurait-il pu en être autrement alors que des cohortes d'exilés hantaient Beyrouth et Tripoli ? Les rapports syro-libanais ont ainsi évolué par crises, généralement brèves dans la mesure où chaque partenaire a besoin de l'autre: le commerce libanais dépend du libre passage chez son voisin et 500.000 ouvriers syriens tra­ vaillent au Liban. L'ambiguïté des relations, entretenue par le refus syrien d'échanger des ambassadeurs, a toujours fait planer le doute sur les intentions de Damas et obligé Beyrouth à la prudence. Si le Baath n'a jamais modifié son discours, dénonçant l'inanité de la sépa­ ration des deux pays, il n'a pourtant jamais tenté de modifier par la force le statu quo1. Une autre menace, latente, est le fait du voisin du Sud: Israël. Dès 1919 les sionistes ont fait valoir que les frontières "souhaitables" du futur Foyer national juif devaient passer au Nord de Saïda, c'est à dire à une quarantaine de km de Beyrouth. Dans les années 50, le ministre israélien Moshe Sharett avait son plan pour annexer le Sud Liban et créer au Nord un Etat chrétien aux mains des maronites. Le strict immobilisme du Liban dans les conflits de 1956 et 1967 ôta à Israël un prétexte d'intervention. S'il est exact que le Liban s'est abstenu de prendre part aux con­ flits israélo-arabes, il n'en est pas pour autant resté à l’abri. La guerre de 1967 provoque une nouvelle arrivée de réfugiés palestiniens, générant à la fois des phénomènes de solidarité et de rejet. La crise de 1969 entre la Résistance et les autorités libanaises se règle par les accords du Caire (3 novembre). Mais après Septembre Noir c'est un nouvel afflux de réfugiés et de combattants palestiniens qui se produit 226

au Sud. Totalement impuissant, le gouvernement de Beyrouth abdi­ que toute autorité sur plus d'un dixième de son te/ritoire et y laisse se développer les actions des fedayin et les représailles israéliennes. Dans le nouveau contexte né du processus de paix dans la région, la présence palestinienne au Liban devient un élément primordial. Au début de l'année 1975 le Liban donne des signes inquiétants de dérive. Fuyant le Sud dévasté par la guerre que se livrent l'OLP et Israël, une population en majorité chiite vient grossir la masse des réfugiés qui s'entassent autour de Beyrouth. Les Kataëb supportent de plus en plus mal de voir "/e pouvoir palestinien" miner les bases (fragiles) des institutions. A gauche, le PSP de K. Jounblatt et diver­ ses formations progressistes (dont le Baath) perçoivent les prises de position anti-palestiniennes des Kataëb comme une manoeuvre de la réaction arabe pour anéantir la Résistance et maintenir le pays sous l'emprise des maronites. Ce dernier point est alors très sensible. Les musulmans, et parmi eux les chiites, sont devenus majoritaires et cette nouvelle donne remet en question les termes même du Pacte de 1943. Rivalités entre communautés, remise en cause des institu­ tions et présence déstabilisante des Palestiniens: le Liban est une poudrière. L'explosion se produit le 13 avril 1975, lors d'un accrochage entre Phalangistes et Palestiniens (de l'organisation baathiste pro-irakienne FLA). Trois jours de combat dans Beyrouth et sa banlieue font 500 morts. La Syrie dépêche Abdel Halim Khaddam pour une mission de bons offices. Des cessez-le-feu, tous plus éphémères les uns que les autres, se succèdent jusqu'à celui du 1er juillet, que les belligérants semblent déterminés à observer. Mais l'optimisme général s'évanouit dès septembre, avec la reprise des combats dans tout le pays et les premiers massacres confessionnels. Recevant Yasser Arafat à Damas, Hafez el Assad le met en garde contre le piège tendu à la Résistance, pour l'entraîner dans un conflit artificiel. Le chef de l'OLP en est conscient, mais il fait remarquer que si le Fath' et d'autres se cantonnent dans l'expectative, on ne peut pas en dire autant de la Saïqa. L'organisation palestinienne baathiste prend en effet une part active aux combats, aux côtés des Mourabitoun (nassériens). De tels signes conduisent à s'interroger sur le rôle de la Syrie et ses objectifs réels. Le Caire avertit que toute intervention étrangère au Liban sera considérée comme une agression et les Israéliens mul­ tiplient les mises en garde à l'adresse de Damas. Face à ces avertis­ sements, la Syrie se contente de renforcer son rôle de médiateur. Mais après huit mois de conflit, Hafez el Assad a compris que la crise est allée trop loin pour s'apaiser d'elle-même. Toutes les forces politi­ ques libanaises se sont organisées pour s'installer dans la guerre. Les 227

camps sont formés. Les principales personnalités maronites ont créé le Front Libanais (FL), avec son bras armé, les Forces Libanaises, ré­ solument opposés à toute présence palestinienne et à toute réforme de structure. A l'autre bord une étonnante nébuleuse de partis et de groupuscules se constitue autour du PSP de Kamal Jounblatt. Ce rassemblement prend le nom de Mouvement National (MN) et forme avec ses alliés palestiniens le camp des palestino-progressistes. On y trouve les communistes, les nassériens, le Baath pro-syrien d'Assem Kanso et le Baath pro-irakien d'Abdel Majid Rafii. Les premiers jours de l'année 1976 sont marqués par une offen­ sive générale des Forces Libanaises qui met les pales­ tino-progressistes en mauvaise posture. A la mi-janvier, lors d'une réunion commune des Directions Régionale et Nationale du Baath à Damas, les dirigeants syriens constatent que leurs efforts de média­ tion ont échoué, que la droite libanaise affiche de plus en plus son objectif de partition du pays et que l'aide en armements fournie au camp progressiste n'a pas permis à celui-ci d'améliorer ses positions. "Nous avions à faire un choix, expliquera Hafez el Assad. Ne pas in­ tervenir et laisser la Résistance tomber, puis être liquidée; (...) ou in­ tervenir et sauver la Résistance, mais en même temps s'exposer à un risque de guerre [avec Israël]". La Syrie décide de prendre ce risque, mais elle l'atténue en sous-traitant son intervention: ce sont 2.000 hommes des unités palestiniennes basées en Syrie (ALP) qui pénè­ trent dans la Béqaa le 20 janvier, tandis que la Saïqa reçoit de nouveaux renforts. Hafez el Assad rassure K. Jounblatt et ses alliés. Il rassure aussi son homologue libanais, Sulayman Frangié, qui n'ap­ précie que modérément l'initiative syrienne. Dans le même temps, Damas poursuit sa médiation et lés efforts d'A.H. Khaddam aboutis­ sent à l'approbation par le Conseil des ministres libanais d'un "document constitutionner, première tentative de règlement de pro­ blèmes tels que le confessionnalisme et les réformes économiques et sociales2. La Syrie a pris les choses en mains. La façon dont le président convoque à Damas les personnalités libanaises et palestiniennes est révélatrice du rôle qu'il entend jouer. Sur le terrain, l'intervention par Palestiniens baathistes interposés a permis de sortir les palestino-progressistes d'une fâcheuse posture. A l'étranger Israël n'a pas bougé et Washington a salué '7e rôle constructif de la Syrie au Liban" (29 janvier). Toutefois le doute persiste sur les intentions des dirigeants baathistes. La gauche libanaise est dépitée de ne pas trouver dans la Syrie un allié inconditionnel et la droite s'alarme des interventions du puissant voisin, d'autant plus que le ministre syrien A.H. Khaddam fait alterner les déclarations contradictoires. "// n'y a 228

pas et il n'y aura pas le moindre soldat syrien sur le territoire libanais", affirme-t-il, après avoir confié à la presse, quelques jours plus tôt: "Le Liban fait partie de la Syrie et nous le récupérerons à la première ten­ tative de partition!". La persistance de la trêve amène à penser que l'action de la Syrie a été payante. Mais brusquement tout est remis en question. Le 11 mars 1976, le général Aziz el Adhab tente un coup d'Etat et demande la démission du président S. Frangié. Condamné par Damas et par le Baath libanais, le mouvement est sans suite mais la trêve est rompue et les combats recommencent un peu partout, la gauche reprenant à son compte le mot d'ordre de démission du président. Hafez el Assad, qui entretient avec S. Frangié des rapports d'amitié, n'apprécie pas cette nouvelle revendication qu'il juge dirigée contre son action. Déjà, trois semaines plus tôt, K. Jounblatt avait torpillé la solution politique imaginée par Damas en refusant de participer au gouvernement (19 février). Profondément irrité par la conduite de ses alliés palestino-progressistes, Hafez el Assad n'en décide pas moins de calmer le jeu. Abdel Halim Khaddam reprend le chemin de Beyrouth et un accord est conclu, aux termes duquel la Constitution est amen­ dée pour élire un nouveau président six mois avant l'échéance prévue. Le consensus est également obtenu pour poursuivre le pro­ gramme de réformes amorcé en février. Rien de tout cela ne se réalisera. Les palestino-progressistes vien­ nent en effet de lancer une offensive générale qu'ils entendent mener jusqu'au bout. A Damas c'est l'exaspération; encore une fois Kamal Jounblatt vient de contrecarrer les projets syriens. Yasser Arafat, que la dégradation des relations entre le président syrien et le chef de file de la gauche libanaise met en situation inconfortable, fait son possi­ ble pour ménager une entrevue entre les deux hommes. L'entretien dure plusieurs heures. Hafez el Assad énumère les initiatives syrien­ nes en faveur du camp progressiste et ses efforts pour faire avaliser des réformes par toutes les parties. "Que voulez-vous de plus demande-t-il à Kamal Jounblatt. Quand il apparaît que celui-ci vise la victoire militaire totale sur la droite chrétienne libanaise, le président lui répond: "Ne comptez pas sur notre aide, car nous ne pouvons pas marcher avec vous dans une voie que nous considérons — tout comme vous d'ailleurs — être la voie du complot au Liban". Après quoi Hafez el Assad reçoit Yasser Arafat et lui demande de ne pas suivre le chef du Mouvement National. "Je ne peux pas imaginer, ajoute-t-il, quelle est la relation entre les combats que mènent les Palestiniens sur les sommets des montagnes libanaises et la libéra­ tion de la Palestine. (...) Rappelez-vous ce qu'ils disaient en 1970 en

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Jordanie: la route de la Palestine passe par Amman! Les choses se répètent actuellement au Liban"3. Il est intéressant de voir en cette circonstance le Secrétaire du Baath condamner une stratégie et des slogans que son parti lança dix ans plus tôt (9ème Congrès National, octobre 1966). En fait, derrière ces accusations se profile déjà la rupture entre le Baath et la gauche libanaise. Hafez el Assad ne pardonnera jamais à ceux qui entretien­ nent le feu aux portes mêmes de la Syrie et lui font ainsi courir les plus grands risques. Le 1er avril 1976 le gouvernement rend publique une déclaration "au sujet des événements au Liban". Ce document de six pages est capital puisqu'il constitue la première analyse du Baath de la situation chez son voisin depuis le début de la crise. Les évé­ nements y sont replacés dans le contexte du conflit du Proche-Orient, c'est à dire dans ce complot qui vise à détourner les Arabes "de l'af­ frontement avec l'ennemi sioniste et ses alliés". L'une des étapes de cette conspiration était l'accord israélo-égyptien du Sinaï. Les com­ bats au Liban ont pour objectifs de créer un nouveau foyer de tension pour notamment "entraîner la Résistance palestinienne dans une ba­ taille marginale", entraver l'action de la Syrie sur la scène régionale et enfin créer au Liban "des mini-Etats sur une base confessionnelle". Après l'historique des efforts syriens de conciliation, la déclaration du gouvernement baathiste s'achève en forme d'avertissement: "La Syrie met en garde les parties qui cherchent à poursuivre les com­ bats. Elle leur fera assumer la responsabilité de la partition, le crime le plus grand commis contre la Nation arabe, le Liban et son peuple". Compte tenu de la situation sur le terrain, où presque partout les forces chrétiennes battent en retraite, on a compris que l'avertisse­ ment vaut pour les palestino-progressistes. D'ailleurs, pour que les choses soient sans ambiguïté, Hafez el Assad révèle qu'il a déclaré à K. Jounblatt que "jamais il n'abandonnerait les maronites qui, pour la première fois de leur histoire, se tournaient vers un pays arabe pour rechercher leur salut (12 avril 1976). Mais de quels moyens dispose la Syrie pour imposer sa volonté au Liban, si ce n'est par une inter­ vention armée ? Depuis des mois les mises en garde à l'adresse de Damas n'ont pas cessé, qu'elles viennent de Tel Aviv, de Washington ou du Caire. Mais la situation n’est plus la même qu'au début de la crise. Le MN et les Palestiniens sont en passe de vaincre militaire­ ment les Forces Libanaises. Les premières conséquences prévisibles seront la fin de la prépondérance chrétienne au Liban, la consécration politique du PSP de Kamal Jounblatt et un éclatant succès pour les Palestiniens. Parmi les capitales intéressées, lesquelles peuvent admettre cette nouvelle donne ?

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Le 30 mars H. Kissinger déclare: "Les Etats-Unis sont en étroit contact avec la Syrie et certaines forces libanaises". Décrypté, le message signifie que la Syfie n'est pas aussi isblée qu'elle le paraît. Dans les premiers jours d'avril des informations de diverses sources font état de la présence de soldats syriens au Liban. Le 12 avril Hafez el Assad annonce solennellement que "/a Syrie est prête à faire mou­ vement vers le Liban pour y défendre tous les opprimés". La commu­ nauté chrétienne accueille favorablement ces propos, d'autant que les FL ne tiennent plus que Beyrouth-Est et leurs fiefs traditionnels de la montagne. Pourtant la Saïqa ne lésine pas. Non seulement elle com­ bat ouvertement les formations de l'OLP et du MN, mais elle s'en prend également aux baathistes libanais pro-irakiens. Ce sont ses combattants qui assurent la protection des parlementaires libanais pour l'élection d'Elias Sarkis, qui succède à S. Frangié à la prési­ dence le 8 mai. La gauche a boycotté cette élection et dénonce désormais ouvertement ce qu'elle appelle "/a trahison syrienne". L'envoyé spécial américain dans la région, Dean Brown, ne vient-il pas de déclarer que l'intervention syrienne est "utile et capable de contribuer au rétablissement de la sécurité dans le pays" ?! Les Kataëb, en situation critique, dépêchent à Damas Karim Pakradouni, membre de leur Bureau politique, pour plaider leur cause. Hafez el Assad le reçoit et lui explique que la guerre religieuse qu'entretient Kamal Jounblatt contre les chrétiens est "un danger pour l'arabisme". Elle ne peut que déboucher sur un éclatement du Liban, ce qui per­ mettra à Israël d'annexer un nouveau territoire arabe. "Nous ne pou­ vons pas, ajoute-t-il, sacrifier le nationalisme arabe pour satisfaire les caprices d'un Kamal Jounblatt!"4. Dans la nuit du 31 mai au 1er juin 1976, des unités syriennes et des blindés pénètrent au Liban, tandis que Radio-Damas donne lec­ ture, en une longue litanie, des familles beyrouthines ayant réclamé l'aide de la Syrie5! Cette fois-ci l'armée syrienne avance à visage dé­ couvert. Quatre jours plus tard ses troupes s'arrêtent en vue de Tripoli, de Beyrouth et de Saïda. Le blocus de la capitale commence. Tandis que le président Frangié et les Kataëb se félicitent de l'in­ tervention syrienne, le retentissement est partout considérable. La Syrie, bastion du nationalisme arabe, soutien traditionnel de la Résistance palestinienne, affronte au Liban les forces palestinoprogressistes pour sauver du désastre les forces conservatrices! C'est bien ainsi qu'apparaît l'initiative syrienne. Un tel renversement des valeurs suscite des mouvements de refus, dans l'armée comme dans le Baath. La Saïqa est exclue de l'OLP et par centaines ses combat­ tants rejoignent le Fath'. Partout dans le monde arabe on dénonce les volontés expansionnistes du Baath ou on souscrit à l'analyse de la 231

gauche libanaise: les Syriens sont les exécutants du "complot fo­ menté par les Américains, le sionisme et la réaction arabe". Il est évident que l'intervention syrienne n'a pu avoir lieu qu'avec l'accord au moins tacite des Etats-Unis. Damas a donné des assurances à Washington sur les limites de son action et il incombait aux Américains de rassurer les Israéliens en leur demandant de rester passifs. Les conseils ont été entendus: le jour même de l'intervention, ces derniers faisaient savoir qu'ils ne réagiraient pas tant que leur sé­ curité ne serait pas menacée. On peut également tenir pour certain qu'il ne déplaît pas aux Israéliens de voir les Syriens s'engager sur un terrain mouvant, et ce avec des troupes prélevées sur le front du Golan. Qui aurait pu penser, un an plus tôt, que les troupes syriennes en­ treraient au Liban avec la bénédiction des deux Grands et d'Israël ? Mais réduire le rôle des Syriens à celui d'exécutants n'est pas très réaliste. En intervenant au Liban, ils défendent d'abord leurs propres intérêts, qu'ils considèrent gravement menacés. Parmi leurs motifs d'inquiétude figurent les relations qu'ont nouées les Kataëb avec Israël. Hafez el Assad s'est montré dès le début très préoccupé par cette question, estimant que si les Arabes chrétiens, demandent de l'aide, c'est un pays arabe qui doit la leur apporter, et surtout pas Israël. Car alors c'en serait fait de l'arabité du Liban et la partition serait consacrée. Pour cette raison, et pour d'autres que l'on com­ prend aisément en consultant une carte, la Syrie ne pouvait pas ne pas intervenir au Liban, même au prix d'un isolement total au sein du monde arabe. Comme on pouvait l'imaginer, le Baath irakien con­ damne solennellement la politique syrienne (29 juin). Radio-Le Caire tire à boulets rouges sur le président syrien, le comparant à Hitler et Mussolini. L'Egypte cherche à "arabiser" le conflit, par l'intermédiaire de la Ligue arabe, qui décide, le 8 juin, d'envoyer au Liban une Force arabe de paix (dite Casques Verts), composée d'Algériens, Libyens, Saoudites, Palestiniens et Syriens. Les premiers Casques verts arrivent à Beyrouth le 21 juin 1976, jour où les belligérants signent leur ...39ème cessez-le-feu. La guerre continue. Les Forces Libanaises commencent le siège des deux derniers camps palestiniens de Beyrouth-Est. Ils tomberont les 30 juin et 12 août, consacrant la coupure de la ville entre l'Ouest palestino-progressiste et l'Est chrétien. Ces drames révèlent qui tire les ficelles au Liban: pour l'assaut donné au camp de Tell al Zaatar (3.000 morts), les Kataëb bénéficient des conseils avisés d'officiers israéliens présents sur les lieux. Des Syriens sont là aussi, en obser­ vateurs passifs6. Les Palestiniens sont la cible privilégiée du moment. Les Israéliens visent leur annihilation et les Syriens leur contrôle. 232

Devant l'avance de l'armée syrienne les palestino-progressistes battent en retraite. Les Israéliens ne bougent pas. La Ligue arabe est impuissante. Damas mène/le jeu. Mais que tJveu\ exactement le Baath? Hafez el Assad s'explique le 20 juillet 1976 dans un long dis­ cours prononcé devant les Conseils d'administration locale. Plus des 4/5èmes de l'allocution sont consacrés à la crise libanaise. "Par l'his­ toire, la Syrie et le Liban forment un seul pays ayant un seul peuple et des intérêts communs", répète le président. Le drame libanais est une conspiration et la Syrie s'opposera de toutes ses forces à la partition du pays, "qui prouverait l'échec du nationalisme arabe". Faisant en­ suite l'historique de tous les sacrifices consentis par la Syrie pour la cause palestinienne, le président demande: "qui a fait pour la Résistance autant que la Syrie ? Quel pays est entré presqu'en guerre avec un autre pays arabe pour la Résistance (allusion au conflit syro-jordanien lors de Septembre Noir) ?". En conclusion, l'OLP n'a pas de leçon à donner au Baath. L'OLP n'a pas à décider de la pré­ sence ou non de l'armée syrienne au Liban. Enfin l'OLP se trompe en disant se battre au Liban pour la libération de la Palestine. La crise entre le Baath et la centrale palestinienne est sans précé­ dent. Depuis le 25 mai Yasser Arafat est indésirable en Syrie. Après l'audacieuse opération terroriste d'un commando palestinien en plein Damas (26 septembre), l'armée syrienne entreprend une vaste offen­ sive contre les positions de l'OLP dans la montagne libanaise. Mais Hafez el Assad a compris qu'il lui faut maintenant infléchir sa politi­ que. Totalement isolé sur la scène arabe, la Syrie ne peut plus s'op­ poser à l'arabisation tant redoutée de la crise libanaise, d'autant plus que l'Egypte a pris la tête de la croisade anti-syrienne. Le conflit entre Le Caire et Damas prend de telles proportions qu'il aboutit à la rup­ ture des relations diplomatiques le 5 juin 1976. L'Arabie Saoudite met alors tout son poids dans la balance et obtient, à l'issue d'une réunion restreinte à Ryad (17 octobre), une spectaculaire réconciliation entre l'Egypte et la Syrie. Une Force Arabe de Dissuasion (FAD) sera créée et mise sous le commandement du président libanais Elias Sarkis. Hafez el Assad se rend au Caire pour participer, le 25 octobre 1976, au 8ème Sommet arabe (dit Sommet du Liban), placé sous le signe de l'amitié retrouvée entre l'Egypte et la Syrie — ce qui signifie pour cette dernière qu'Anouar el Sadate n'entravera plus son action. L'Arabie Saoudite s'essaye aussi à rapprocher Damas de l'OLP. Mais les Syriens sont intransigeants et c'est Y. Arafat qui lâche du lest: d'ici deux mois la Saïqa sera réintégrée dans l'OLP. La fausse note vient de Bagdad. Le représentant irakien, rompant avec l'esprit de concilia­ tion qui anime ce Sommet, attaque violemment "/a politique

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hégémonique" du Baath syrien et exige le retrait immédiat des troupes étrangères du Liban. Le président syrien réplique que la mission de son armée est un pesant fardeau et que si un pays arabe est disposé à fournir le contingent de 30.000 hommes de la FAD, les troupes syriennes quitteront le Liban. La proposition est bien évidemment sans risque, Le Baath irakien ne peut donc empêcher le Sommet du Caire d'entériner les décisions prises à Ryad. Désormais ce n'est plus l'armée syrienne qui est au Liban, mais la Force Arabe de Dissuasion. Des contingents sud-yéménites, soudanais, libyens et des Emirats y participent; mais les Syriens, avec leurs 25.000 hommes, représentent plus de 80% des effectifs. L'armée syrienne va donc entrer dans Beyrouth, Tripoli et Saïda sans combattre, sous le drapeau de la FAD et avec l'aval du monde arabe: la patience et la prudence d'Hafez el Assad se sont révélées payantes. Un an et huit mois après le début de la crise, la Syrie paraît soli­ dement installée au Liban. Mais le plus difficile reste sans doute à venir. Les Israéliens jouent la carte chrétienne et renforcent leurs relations avec le Front Libanais. Ils sauront s'en servir en temps opportun. Les Américains, après avoir pensé installer définitivement les Palestiniens au Liban, cherchent quels avantages peuvent être tirés de la crise7. Les germes de nouveaux conflits se développent. Mais pour l'instant la Syrie à d'autres soucis, plus immédiats: l'enga­ gement de ses soldats contre les forces progressistes a provoqué un peu partout de dangereux remous. LA DEGRADATION DE LA SITUATION EN SYRIE Tout ce qui touche au Liban est l'affaire réservée du président. Le Baath et le FNP ne sont sollicités que pour annoncer avec une cer­ taine solennité les décisions déjà prises. Hafez el Assad travaille avec un nombre restreint de collaborateurs: Mustapha Tlass et Hikmet Chehabi pour les militaires; Ahmed Iskandar Ahmed et Abdel Halim Khaddam pour les civils. Il était normal que cette politique déroutante fasse naître inquiétude et contestation. Au refus du président de venir en aide aux palestino-progressistes, dans les premiers jours de 1976, apparaissent les premiers signes visibles de malaise. A la fin du mois de mars, des rumeurs font état d'arrestations dans les rangs du Baath et de l'armée (une trentaine d'officiers). Le 15 avril le ministre de l'Information confirme ces arrestations et les chiffre à une dizaine, sans pour autant en donner d'explication. Une décision aussi capitale que l'intervention directe au Liban (31 mai 1976) ne donne pas lieu à un débat dans le parti. Tout le monde 234

aurait pu s'en accommoder si cette intervention ne s'était pas faite dans les circonstances que l'on sait, l'armée syrienne prêtant main forte à la droite chrétienne oontre le camp progressiste. Les explica­ tions données par Hafez el Assad sont cohérentes mais trop subtiles pour convaincre la majorité des Syriens. S'ils sont progressistes, ceux-ci constatent que leur pays trahit l'idéal nationaliste et la cause palestinienne en s'alliant à la réaction. S'ils sont conservateurs et re­ ligieux, ils dénoncent les exactions de la minorité alaouite, qui envoie l'armée au Liban pour aider une autre minorité (chrétienne). Amr H. Ibrahim traduit parfaitement la situation en écrivant: "Le moment n'est pas de ceux dont l'histoire est prodigue tant il cristallise d'événements; la minorité alaouite alliée à la minorité maronite et avec l'approbation de la minorité juive, arrête net les débordements d'un groupe qui s'identifie à la majorité écrasante de la région"8. En fait, compte tenu de l'accord tacite des Etats-Unis et d'Israël, le véritable risque que prenait la Syrie en intervenant au Liban était d'ordre interne. Cela n'a pas échappé aux stratèges de Tel Aviv. La crise libanaise pouvait non seulement entraîner la Syrie dans un guêpier mais en plus déstabili­ ser de régime du Baath: deux raisons pour ne pas s'y opposer. La première réaction négative clairement exprimée à la politique libanaise du chef de l'Etat est celle du dirigeant de l'Union Socialiste Arabe et ministre de la Culture, Fawzi Kayali (juillet 1976). Trois mois plus tard, dans un article adressé au journal Le Monde (21 septembre), Salah Bitar fait connaître son opinion: "L'intervention de l'armée syrienne au Liban ne peut en aucun cas résoudre la crise li­ banaise". Et le co-fondateur du Baath d'ajouter: "Comment la Syrie, qui fut et demeure le coeur battant de l'arabisme, a-t-elle pu en arriver à un tel reniement ? (...) La réponse réside dans la nature même du pouvoir en Syrie, un pouvoir solitaire, coupé du peuple et étouffant toute vie politique, démocratique et authentiquement nationale". Dans les jours qui suivent l'entrée de l'armée au Liban, les tensions appa­ raissent. Des informations circulent, selon lesquelles 4.000 cadres du Baath auraient été arrêtés, des cas d’insubordination se seraient produits dans l'armée de l'air, des pilotes auraient été exécutés pour avoir refusé de servir au Liban, etc. Mais ces informations, émanant toutes d'adversaires du régime (Palestiniens, Egyptiens, Irakiens), sont sujettes à caution. Pourtant, très vite, le malaise se précise. Le 10 juillet un membre de la Direction Nationale du Baath est assas­ siné. Le 5 août trois attentats secouent Damas et sont signés d'une mystérieuse "Organisation des Révolutionnaires Syriens". On parle d'attentats dans toutes les grandes villes du pays et un journal com­ muniste libanais fait des révélations sur une tentative de coup d'Etat à Damas (28 août). Un mois plus tard, un commando palestinien opère 235

en plein centre de la capitale. Puis le commandant de la garnison de Hama est assassiné (7 octobre), Abdel Halim Khaddam est blessé dans un attentat (1er décembre) et des arrestations parmi les officiers rendent plausible la thèse d'un putsch en préparation. Le pouvoir ne réagit pas. Al Baath reconnaît tout au plus que "les forces hostiles ont réussi à troubler quelque peu la Syrie"\ Le silence dont les autorités entourent tous ces événements donne l'impression qu'elles ne sont pas en mesure de mettre en place une réplique efficace et qu'elles assistent impuissantes au développement des actions terroristes. C'est ce que tendrait à prouver la liste des assassinats qui va s'allon­ geant en 1977: le recteur de l'université de Damas (25 février), le commandant du corps de missiles (19 juin), un professeur de l'uni­ versité d'Alep (1er novembre),... Entre-temps A.H. Khaddam a été la cible d'un nouvel attentat manqué et une prise d'otages s'est produite au ministère de l'Intérieur (25 octobre). Les mauvaises relations avec le Baath irakien compliquent la situation. Damas soupçonne Bagdad d'aider l'opposition et la polémique va bon train. L'intervention syrienne au Liban a dressé un nouvel obstacle entre les deux Baath. Dans l'important discours qu'il prononce en avril 1977 à Bagdad pour le trentième anniversaire de la fondation du parti, Michel Aflaq pré­ sente la situation actuelle comme "la plus grave qu'ait connu la Nation arabe". "Dans ces moments décisifs, poursuit-il, la Syrie tient un rôle essentiel du fait de sa position face à l'ennemi et de son histoire mo­ derne qui l'a vu brandir l'étendard du nationalisme unitaire. L'impérialisme et le sionisme ont jeté leur dévolu sur ce pays et y ont concentré leurs efforts jusqu'à lui faire tenir un rôle inverse à celui qui était le sien! (...) Aujourd'hui les résistants palestiniens et les militants du MN libanais meurent sous les balles syriennes! (...) Les masses arabes ont découvert le vrai visage du régime syrien et son rôle d'ins­ trument dans les mains de l'impérialisme". Aux tensions politiques s'ajoutent les soucis économiques. Le boom du début des années 70 n'est plus qu'un souvenir. L'inflation at­ teint 30%. L'arrêt du transit du pétrole irakien (depuis l'ouverture d'un oléoduc passant par la Turquie) est une perte sévère pour le Trésor. Les 25.000 hommes qu'elle entretient au Liban coûtent à la Syrie un million de $ par jour. Le retour du général A.R. Khlefawi à la tête du gouvernement a été présenté comme "une mesure d'assainissement s'inscrivant dans la campagne contre "le fléau de la négligence" et la presse multiplie ses appels à la lutte contre la corruption et le manque d'esprit civique. Dissensions dans le Baath et l'armée, agitation inté­ rieure, situation économique préoccupante: la Syrie traverse une mauvaise passe. De plus, les événements au Liban prennent une tournure très défavorable au Baath. Dès novembre 1976 on observe 236

une nette évolution de la politique israélienne, dont les dirigeants in­ tensifient les contacts avec les Kataëb, notamment Béchir Gémayel, le chef des Forces Libanaises. Les FL s’opposent résolument au dé­ ploiement de la Force Arabe de Dissuasion (FÂD) à Beyrouth-Est et dans leurs fiefs, position irréductible et défi à Damas qui prouvent que les Kataëb se sentent forts de l'appui d'Israël. Il est tentant pour ces dirigeants chrétiens de jouer sur les deux tableaux. Les Syriens leur ont permis de rétablir leur situation militaire. Les Israéliens devraient maintenant leur permettre de préserver leur autonomie. Le 16 mars 1977, Kamal Jounblatt est assassiné non loin de son village de Moukhtara. La disparition, en de telles circonstances, de l'une des plus hautes figures du monde arabe, provoque un émoi considérable. L'embuscade s'étant produite dans une zone sous con­ trôle syrien, les soupçons se portent sur Damas. Officiellement la Syrie déplore l'attentat et le président déclare: "Bien que nous ayons été en désaccord avec le disparu au cours de la dernière phase des événements, nous apprécions le rôle qu'il a joué dans la vie du Liban". Quoi qu'il en soit, le Mouvement National est décapité et c'est un lourd héritage que reçoit Walid Jounblatt, le fils du leader disparu. Le Liban est reparti dans un cycle de violences et les Syriens expérimen­ tent à leurs dépens la détérioration de la situation dans le Sud. Dans cette zone d'affrontements entre Israéliens et Palestiniens, la com­ munauté libanaise chiite s'est organisée et entend bien défendre ses droits, par sa branche militaire Amal. Dans ce contexte délicat les Syriens de la FAD progressent vers le Sud comme ils en ont reçu mandat, jusqu'à ce que leur avance soit stoppée par les Israéliens qui font valoir que ce territoire est pour eux "un espace vitar. La menace se précise pour Damas lorsque les Forces Libanaises (FL) lancent une offensive contre les palestino-progressistes qui leur permet de contrôler toute la bande frontalière. Devant cette coalition entre Israël et les FL, Hafez el Assad s’incline. Il est bon, en pareilles circonstan­ ces, de se souvenir que la FAD est sous le contrôle d'Elias Sarkis. C'est donc le président libanais qui donne l'ordre de repli (9 février), évitant ainsi à son homologue syrien de paraître obtempérer à l'ultimatum israélien. Il est dorénavant évident que les événements qui secouent le Liban dépassent de loin le cadre de ce petit pays. Ils s'inscrivent dans un nouveau rapport de forces qui se dessine à mesure que se déve­ loppe le processus de paix entre Israël et l'Egypte.

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LE PROCESSUS DE PAIX ET SES CONSEQUENCES AU LIBAN

En dépit des efforts américains et soviétiques, la tenue de la future conférence de Genève butte toujours sur la participation de l'OLP, dont Israël ne veut pas entendre parler. Le Baath et l'OLP ont publié, le 2 août 1977, une déclaration commune rejetant toute assimilation entre les intérêts palestiniens et jordaniens et se prononçant pour une délégation indépendante palestinienne. Alors que les négociations marquent le pas, le 1er octobre se produit un événement capital: dans une déclaration commune, les deux Grands se prononcent pour un règlement global du problème et des négociations dans le cadre de la conférence de Genève avec des représentants de toutes les parties, y compris les Palestiniens. Ce document est une grande première et il est dû au courage politique du président Carter. Les Etats-Unis et l'URSS sont donc d'accord sur un sujet aussi délicat que "/a satisfac­ tion des droits du peuple palestinien". A Damas, les dirigeants, sur­ pris, se donnent le temps de la réflexion pour "examiner à fond' le texte de la déclaration "qui tient compte de bon nombre d'éléments essentiels d'une juste paix", comme l'écrit al Thaoura. Mais le con­ tenu du document, ainsi que le retour inattendu de l'URSS dans les pourparlers, ne font pas les affaires d'Israël. Moshe Dayan est dépê­ ché d'urgence auprès du président américain (5 octobre). Il explique que son pays ne veut ni de l'OLP ni de l'URSS dans les négociations du Proche-Orient. Les Etats-Unis s'inclinent. La déclaration du 1er octobre est enterrée et à nouveau, en cette fin d'année 1977, tout paraît figé. Le 9 octobre, Anouar el Sadate crée la sensation en annonçant qu'il est prêt à se rendre à Jérusalem pour relancer les négociations! Le 16 novembre il arrive inopinément à Damas. Il s'entretient seul à seul avec Hafez el Assad et lui explique que son initiative vise à pro­ duire un choc salutaire à l'ensemble du processus de paix. Son pre­ mier moment de stupeur passé, le président syrien a compris qu'il a devant lui un homme dont la résolution est déjà prise. Il lui fait néan­ moins remarquer que ce geste, qui équivaut ni plus ni moins à la reconnaissance de l'Etat d'Israël, prive le monde arabe de son dernier atout. Il le met aussi en position de faiblesse car l'alliance entre Le Caire et Damas disloquée, "le monde arabe n'a plus de colonne ver­ tébrale". Quant à la conférence internationale, elle apparaît dès lors définitivement compromise9. Le lendemain, Anouar el Sadate quitte Damas. Un communiqué publié le même jour par le Baath et le FNP résume en termes vifs la position de la Syrie, qui "proclame son refus de cette démarche" et demande "à tous les Arabes de se préparer à faire face aux dangers résultant de la visite d'un gouvernant arabe en 238

Israër. De partout s'élèvent les déclarations d'indignation, y compris de l'Arabie Saoudite. A Damas, le 19 novembre à midi, toute activité s'arrête en signe de deuil. Le lendemain Anouar el Sadate est à Jérusalem et prononce son cliscours devant la Knesseth. Au même moment Radio-Damas dénonce "/a capitulation du traître Sadate" et appelle la population et l'armée égyptiennes à se soulever contre lui. Le discours prononcé devant l'assemblée israélienne par le prési­ dent Sadate est pathétique. Il propose la paix et la reconnaissance de l'Etat d’Israël contre une solution pour les Palestiniens et le renonce­ ment à toute annexion. Dans sa réponse, le Premier ministre israélien Menahem Begin évite soigneusement de prendre position. Après avoir exalté l'idéologie sioniste, il saisit l'occasion qui lui est donnée de conclure un traité de paix séparé avec l'Egypte et il s'y tient avec détermination, invitant la Syrie à suivre l'exemple. "Il leur a tout donné... Et ils ont tout refusér: cette formule de la presse libanaise résume le sentiment arabe. Les Syriens, qui rompent leurs relations diplomatiques avec l'Egypte le 5 décembre, considèrent que les faits leur ont donné raison. Mais il savent aussi que le président égyptien, même s'il n'a rien obtenu, n'abandonnera pas pour autant. C'est main­ tenant la fuite en avant: le Raïs est allé si loin que les Américains ne peuvent plus l'abandonner. L'initiative égyptienne a déjà provoqué une spectaculaire réconci­ liation entre Damas et l'OLP. Mais l'isolement dans lequel se trouve la Syrie depuis son intervention au Liban ne lui permet pas de prendre la tête, comme elle l'espérait, des pays arabes qui refusent "/a ligne capitularde". L'Irak, en revanche, pourrait bien jouer ce rôle. Les deux pays baathistes se retrouvent, avec l'Algérie, le Sud Yémen, la Libye et l'OLP, pour former le Front de la Fermeté, qui tient son premier sommet à Tripoli le 2 décembre 1977. Les discussions sont laborieu­ ses et traduisent les méfiances réciproques. Les baathistes de Bagdad, qui n'ont finalement envoyé en Libye qu'une délégation mo­ deste, refusent de signer le communiqué commun. Dans un message délivré le 29 novembre, le président Ahmed Hassan el Bakr rappelle la position de l'Irak: "Au lendemain de la guerre d'octobre [1973] les Syriens se sont engagés dans la même voie que celle choisie par A. Sadate, (...). Ils ont frappé la Résistance palestinienne et le Mouvement National libanais (...). Cela a constitué, à n'en pas douter, un élément qui a permis à Sadate de commettre son acte de trahi­ son". Et le chef de l'Etat irakien fait alors une révélation: "Nous avons reçu, dit-il, une lettre du président Hafez el Assad dans laquelle il exprime le désir de voir disparaître les divergences entre l'Irak et la Syrie". Tout en rappelant qu'entre les deux Baath "il ne s'agit pas de

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divergences marginales mais bien plutôt d'un désaccord profond et essentier, A.H. el Bakr se dit "prêt à engager une action commune sincère". Ainsi donc, alors qu'en Syrie on est d'une discrétion absolue sur l'affaire, le Baath irakien fait état des avances "du frère Hafez el Assad". Le président Boumédiene, chargé d'une mission de média­ tion, annonce le 22 janvier 1978 que la Syrie accepte le principe d'une réunion des instances des deux Baath, en terrain neutre. Est-ce le signe tangible du rapprochement ? La question ne restera pas long­ temps posée, car tout s'interrompt brusquement. Le régime syrien, engagé au Liban et menacé par une agitation interne incontrôlée, se sent vulnérable. Il est d'autant plus méfiant qu'il sait le Baath irakien en contact étroit avec l'opposition. Comme toujours en pareil cas, l'échec du processus de rapprochement ouvre une nouvelle ère de tension. Reprenant à son compte les critiques des opposants syriens, le Baath irakien accuse le régime de Damas de "reposer sur un pou­ voir personnel entouré d'une poignée d'officiers influents, dans le cadre d'un lien de nature confessionnel que personne aujourd'hui ne peut plus nier". Pour la première fois, Bagdad dénonce ainsi claire­ ment la mainmise de la communauté alaouite sur le parti et le pouvoir en Syrie. Devra-t-on désormais parler de la lutte du Baath sunnite contre le Baath alaouite ? Ces polémiques traduisent l'impuissance du camp progressiste à mettre sur pied une réplique efficace à 7a trahison d'A. Sadate". Le paysage politique de la région a été profondément modifié par le voyage du président égyptien a Jérusalem. Palestiniens et Syriens sont plus que jamais en première ligne et ont tout à redouter des in­ tenses tractations américano-égypïo-israéliennes. Israël déclenche, le 14 mars 1978, "l'Opération Litani": 25.000 hommes envahissent le Sud Liban, officiellement pour "/a liquidation des bases de fedayin le long de la frontière". En réalité il s'agit de neutraliser cette source de conflit potentiel, cette zone qui peut à tout moment mettre le feu aux poudres, alors que sont en cours les délicates négociations qui abouti­ ront dans six mois aux accords de Camp David. On tient pour certain, en Syrie, que cette opération a été décidée d'un commun accord par Israël, l'Egypte et les Etats-Unis. Des faits confirment cette analyse, comme la surprenante et inhabituelle rapidité avec laquelle une force d'interposition de l'ONU ( la FINUL) est constituée: quatre jours après le vote du Conseil de Sécurité. Un record! Le 13 juin les Israéliens ont pratiquement achevé leur retrait, après avoir remis certaines de leurs positions à la FINUL et la plupart aux milices chrétiennes du com­ mandant Saad Haddad, promu ainsi allié d'Israël et responsable de la zone frontalière. 240

Les Syriens n'ont pas bougé, se contentant de laisser passer les renforts palestiniens. L'Opération Litani ne redore pas leur blason et vient s'ajouter aux défis de plus en plus fréquents que leur lancent les Kataëb. Assuré de l'appui d'Israël, Béchir Gémâyel, chef incontesté des Forces Libanaises, s'oppose maintenant directement à la pré­ sence syrienne10. Le 3 juillet 1978 al Baath avertit: "// est temps de mettre fin une fois pour toutes à la trahison des fascistes chrétiens". La veille, l'artillerie syrienne a commencé un violent pilonnage d'ar­ tillerie sur Beyrouth-Est. Il durera quatre jours. Le refus des Kataëb de cesser, comme l'exigent les Syriens, toute relation avec Israël, rend la trêve fragile. L'artillerie syrienne recommence son pilonnage le 23 septembre. La médiation de l'Arabie Saoudite permet un cessez-le-feu le 7 octobre. Les Kataëb, qui ont pu constater en cette occasion qu'ils n'avaient que peu d'alliés sur la scène internationale (le viceprésident américain a déclaré que "ce serait une erreur de rendre ia Syrie responsable de l'explosion à Beyrouth"), lâchent du lest en pro­ clamant leur fidélité "à l'arabité du Liban" (14 octobre). Le lendemain, la conférence des ministres arabes des Affaires étrangères, tenue à Beit eddin, condamne, comme on s'y attendait, les FL pour "intelligence avec l'ennemr, obtient de la Syrie qu'elle relâche sa pression militaire et forme un comité tripartite (Arabie Saoudite, Koweit et Syrie) pour contrôler l'exécution des décisions. Cette confé­ rence n'a pas réglé la question fondamentale mais elle a montré la solidité du front syro-saoudite. C'est une consolation pour Damas après l'échec de son rapprochement avec Bagdad. C'est aussi un élément important dans la nouvelle donne issue des accords de Camp David.

LE TRAITE DE PAIX EGYPTO-ISRAELIEN ET L’ECHEC DU RAPPROCHEMENT SYRO-IRAKIEN Anouar el Sadate ne s'était pas trompé lorsqu'il avait prévu que son voyage à Jérusalem donnerait un nouveau souffle aux négocia­ tions. La diplomatie américaine a mis les bouchées doubles et le pré­ sident Carter a pris lui-même la direction des opérations. Le 17 septembre 1978 il convie dans son domaine de Camp David Anouar el Sadate et Menahem Begin à signer des accords "historiques", aux termes desquels les intéressés s'engagent à conclure, dans les trois mois à venir, un traité de paix. Ces accords prévoient aussi l'évacua­ tion du Sinaï et sa restitution à l'Egypte, ainsi que l'autodétermination

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pour les populations palestiniennes de la bande de Gaza et de Cisjordanie. Les accords de Camp David constituent un événement capital dans l'histoire du Proche-Orient. D'abord parce qu'ils préparent le premier traité de paix entre Israël et un pays arabe; ensuite parce qu'ils bouleversent toutes les données (politiques, stratégiques, éco­ nomiques,...) dans la région. Tous les pays concernés en sont con­ scients. Tous savent aussi que ces accords n'acquerront leur pleine dimension que lorsque s'y seront ralliées la Jordanie et la Syrie. Les réactions dans le monde arabe sont immédiates et négatives. Radio-Damas résume ainsi le sentiment dominant: "Begin a tout ga­ gné et Sadate a tout perdu". A Bagdad le Baath dénonce ces accords "défaitistes" et met en garde ceux qui seraient tentés d'y adhérer. Quand la Jordanie et l'Arabie Saoudite rejettent officiellement les ac­ cords (19 septembre), c'est un coup dur pour les Etats-Unis, qui pen­ saient que Ryad pourrait efficacement promouvoir la "dynamique de Camp David". C'est en revanche un vif soulagement pour la Syrie. Lors du 3ème Sommet des pays du Front de la Fermeté, qui s'ouvre à Damas le 20 septembre, Hafez el Assad se fait le porte-parole de l'inquiétude des participants: "Nous vivons une tragédie, dit-il. L'Egypte a quitté les rangs arabes et il ne peut y avoir de plus grande victoire pour nos ennemis! (...) Hier encore je planifiais avec Anouar el Sadate la guerre d'octobre [1973]; aujourd'hui il nous laisse seul dans nos tranchées". Si le président a de quoi être amer, il a surtout de quoi s'inquiéter. La Syrie est désormais seule sur le front. Il lui faut donc renforcer ses alliances. Le 1er octobre 1978 l'Irak fait savoir qu'il se considère comme membre actif des pays de la confrontation et qu'il est prêt à envoyer des troupes en Syrie. Cinq jours plus tard on apprend que la Syrie a donné son accord pour la tenue d'un Sommet arabe à Bagdad. Cette fois-ci plus de doute: Camp David vient d'avoir pour première consé­ quence un spectaculaire rapprochement entre les Baath syrien et irakien. Le 24 octobre, Hafez el Assad arrive à Bagdad. Une Charte d'action commune est signée. Un Haut Comité politique, présidé conjointement par les deux présidents, discutera de la future coopé­ ration des deux pays dans tous les domaines, y compris militaire. C'est une saisissante photo que celle qui montre les deux chefs d'Etats baathistes se donnant l'accolade sous les yeux d'Abdel Halim Khaddam et de Saddam Hussein, le jour de la signature de la Charte (25 octobre). "Quand la Nation se trouve confrontée à de dramatiques épreuves, déclare Hafez el Assad, l'Irak et la Syrie savent toujours faire face". Cette charte, que Michel Aflaq salue avec enthousiasme comme "la réplique historique directe au défi impérialo-sioniste", 242

montre que les responsables du Baath, à Damas comme à Bagdad, ont pris conscience de la gravité de la situation. Il n'empêche qu'on a du mal à croire que toutes^ les divergences vont s'effacer d'un seul coup, même sous la pression des événements. Quoi qu'il en soit, ce rapprochement est une donnée importante dans la conjoncture ac­ tuelle. L'Irak a acquis depuis quelques années une puissance militaire et économique considérable. En plus de l'aide matérielle qu'il peut fournir à la Syrie, il lui procure un espace stratégique des plus utiles en cas de conflit. Le 9ème Sommet arabe se tient à Bagdad du 2 au 5 novembre 1978, en l’absence de l'Egypte. Les débats se dérouleront à huis clos. Hafez el Assad n’entend pas s'être déplacé pour rien: il veut une con­ damnation du président Sadate et des sanctions exemplaires. Il sait que l'Arabie Saoudite est réticente et qu'elle a fait connaître son in­ tention de réduire son aide financière aux pays de la confrontation. Face à cette menace, Hafez el Assad quitte avec éclat la salle de réunion, en lançant que "/a Syrie saura faire face à ses besoins par elle-même/". Le roi Khaled ne pouvant assumer la responsabilité d'une rupture avec Damas en de pareilles circonstances, tout rentre dans l'ordre. Les décisions prises par le Sommet montrent à quel point le chef de l'Etat syrien a fait prévaloir ses volontés: les accords de Camp David sont rejetés à l'unanimité, l'Egypte est exclue de la Ligue Arabe, dont le siège est transféré du Caire à Tunis, et enfin un fonds d'aide aux pays du champ de bataille est créé (Damas reçoit à ce titre 1.850 M$). La stratégie du Baath se précise. Sa position en première ligne fait courir des risques à la Syrie, mais elle comporte aussi des avantages dont Hafez el Assad saura tirer profit avec art. Le chef de l'Etat syrien est sans doute diversement apprécié par ses pairs, mais il est devenu indispensable. Trois raisons font que personne ne peut plus se passer de la Syrie: elle a pris la tête des pays de la confrontation; elle est po­ litiquement et militairement présente au Liban; enfin elle a sur la Résistance palestinienne un ascendant que les autres n'ont pas. Vis à vis de Moscou, Hafez el Assad sait aussi faire valoir l'importance dé­ cisive de son pays. Dernier rempart contre "l'américanisation du Proche-Orient', la Syrie doit désormais se fixer comme objectif "l'équilibre stratégique avec lsraëf\ objectif qu'elle ne peut atteindre qu'avec l'aide de l'URSS. Les décisions du dernier Sommet arabe ne modifient en rien l'évolution de la situation, pas plus que celles de l'ONU. L'Assemblée Générale a beau, par 100 voix contre 4 (et 33 abstentions), demander "la prompte convocation de la conférence de Genève, avec la partici­ pation du peuple palestinien" (7 décembre), cela n'a pas le moindre 243

effet! Washington ne veut plus entendre parler de conférence inter­ nationale. Seule importe désormais la suite à donner aux accords de Camp David. Signé le 26 mars 1979, le traité de paix entre Israël et l'Egypte consacre la déchirure du monde arabe. Il accroît aussi consi­ dérablement les menaces sur la Syrie, en particulier au Liban. Dans le Sud, les alliés chrétiens d'Israël proclament "l'Etat du Liban Libre". M. Begin s'adresse directement au président Sarkis pour l'inviter à négocier la paix avec Israël, comme l'a fait l'Egypte. Alors que le Liban s'enfonce dans une multitude de "petites guerres", la Syrie a perdu l'initiative. Elle ne contrôle plus la situation et Israël affiche clai­ rement son intention de l'évincer du pays, si possible après une dé­ faite militaire. Il devient urgent, dès lors, d'accélérer le rapprochement avec l'Irak. La réconciliation entre les deux Etats baathistes se concrétise chaque jour un peu plus. Le Haut Comité politique syro-irakien décide la formation d'un commandement politique unifié et d'un commande­ ment militaire commun (19 juin 1979). Il nomme aussi une commis­ sion "chargée de résoudre tous les problèmes liés à la réunification du Baath". La tâche est délicate. Les Irakiens sont sur le sujet toujours aussi exigeants: le vrai Baath, c'est eux. Ceux qui se réclament de son nom en Syrie sont des schismatiques. Leur volonté est qu'à l'échelon national la prépondérance irakienne soit reconnue et qu'à l'échelon régional, la dissolution des structures actuelles du parti en Syrie permette le retour des aflaquistes. On imagine mal Hafez el Assad accédant à pareilles demandes. Le 17 juillet 1979, Ahmed Hassan el Bakr se démet de ses fonc­ tions. Malade et fatigué, le président irakien passe le relais à Saddam Hussein, qui cumule désormais les titres de Secrétaire du Baath, président du Conseil de Commandement de la Révolution (CCR), président de la République et Premier ministre! Révolution de palais ou passation normale du pouvoir à celui qui orientait depuis long­ temps déjà la politique du Baath irakien? A peine commence-t-on à se poser la question qu'on apprend qu'un complot vient d'être décou­ vert à Bagdad. Le secrétaire du CCR a été arrêté et devant 2.000 mi­ litants du Baath réunis à huis clos, il passe aux aveux et dénonce ses complices. Leur but, dit-il, était de prendre le pouvoir "pour proclamer l'union immédiate entre l'Irak et la Syrie et placer Hafez el Assad à la tête du nouvel Etat et du parti réunifié"! Quelques jours plus tard, devant un tribunal spécial, les "conjurés" affirment que des parachu­ tistes syriens revêtus de l'uniforme irakien devaient même intervenir. Les accusations irakiennes contre la Syrie n'apparaissent pas très convaincantes. Que des dirigeants haut placés à Bagdad aient pu être en contact étroit avec le Baath syrien pour s'emparer du pouvoir 244

et le remettre au chef de l'Etat syrien apparaît plus que douteux. "Aucune personne de bon sens ne pourrait croire à cette possibilité", déclare Hafez el Assad. De^ l'avis de la plupart des observateurs, il s'agit d'un règlement de comptes interne au Baath irakien et habillé en "complot syrien". Depuis le début de l'affaire, Damas a gardé le silence. Philosophe, le président commente: "Peut-être est-ii néces­ saire et judicieux de laisser passer le temps jusqu'à ce que nos frères irakiens soient disposés à nous rejoindre". Amorcées en octobre 1978, les retrouvailles syro-irakiennes auront duré neuf mois. Un échec de plus pour le Baath dans la quête de sa propre unité! Contrairement à ce qui se passe habituellement en pareille occasion, cette affaire ne débouche pas sur une nouvelle période de tension. Les relations entre les deux Etats ne verseront pas dans l'animosité mais resteront empreintes de la plus extrême froideur. La rupture avec l'Irak s'ajoute à la longue suite d'événements sur­ venus depuis 1975 et qui auraient amplement justifié une réunion du Baath en Congrès extraordinaire. Pourtant le délai réglementaire est respecté et il faut attendre décembre 1979 pour la tenue du 7ème CR qui, compte tenu des problèmes que connaît la Syrie, revêt une im­ portance considérable. LE BAATH EN PERIL: LE SEPTIEME CONGRES REGIONAL Dans un décor où le portrait du président est omniprésent, 771 délégués se rassemblent à Damas, du 22 décembre 1979 au 5 janvier 1980. Pour la première fois? la séance d'ouverture du congrès est publique. Nombreux sont les observateurs et invités, et parmi eux Yasser Arafat. La mise en scène est étudiée: manifestement le ré­ gime veut faire de ce congrès un temps fort (c'est Rifaat el Assad, le frère du président, qui s'est chargé de l'organisation) et donne une large publicité à l'événement. Il s'agit de montrer que le Baath est toujours là et qu'il fait face aux épreuves que traverse le pays. Le président a donné des consignes: les explications devront être fran­ ches et directes. La situation dans tous les domaines est préoccu­ pante: aussi attend-on du parti des décisions et pas seulement des analyses. Quinze jours de travaux, d'âpres discussions et des règlements de comptes: les débats seront à la hauteur de l'enjeu. Depuis trois ans les Frères musulmans ont réussi à faire régner dans tout le pays un climat de crainte et d'insécurité. Le 16 juin 1979, un de leurs commandos a exécuté 32 élèves officiers à l'intérieur même de l'école d'artillerie d'Alep. Cette opération montre l'étendue des complicités dont bénéficient les Frères. Mais cette tuerie 245

provoque aussi pour la première fois un sentiment d'indignation dont le régime entend profiter et rend tout à fait crédible l'explication qu'en donne le Baath, c'est à dire "le complot étrangerJ' dont la Syrie est la cible depuis les accords de Camp David. C'est ce qu'explique Ahmed Iskandar Ahmed: "La Syrie constitue la base de l'opposition arabe à Sadate, c'est à dire à la politique américano-israélienne, déclare le ministre de l'Information. Puisqu'il n'est pas possible de nous faire changer de politique, nos ennemis — Israël, les USA et l'Egypte — nous obligent à nous replier sur nos problèmes intérieurs" (déclaration à Lucien George, Le Monde 4/7/1979). La tuerie d'Alep est le point de départ d'une nouvelle offensive de l'opposition islamiste. Après des rumeurs d'attentat contre le prési­ dent, deux dignitaires alaouites sont assassinés le 30 août à Latakieh. La ville est alors le théâtre de vifs incidents et il faut plusieurs jours aux forces de l'ordre pour y rétablir le calme. La presse reconnaît qu'il y a eu "tentative séditieuse". Encore une fois les autorités ont été sur­ prises et débordées. Elles disposent pourtant d'unités spécialement destinées à la protection du régime. Il y a d'abord les Brigades de Défenses (Saraya al Difaa), 50.000 hommes bien entraînés et bien équipés placés sous le commandement de Rifaat el Assad. Il y a aussi les Brigades de Combat (Saraya al Siraa), 5.000 hommes ba­ sés près de Damas et placés sous l'autorité d'Adnan al Assad, un cousin du président. Il y a enfin les Forces Spéciales, confiées au gé­ néral Ali Haydar, et qui rassemblent 8.000 hommes entraînés aux combats de rues. Toutes ces unités sont des armées parallèles cou­ ramment affectées à des opérations de police. Des témoins rapportent que toutes les nuits les villes d'Alep et de Latakieh sont secouées par des explosions. Des attentats de plus en plus audacieux visent les cadres du Baath et les personnalités alaoui­ tes proches du régime. Pour le 7ème Congrès Régional, la situation est claire: les Frères musulmans agissent pour le compte de l'impé­ rialisme. La Syrie est donc en guerre, sur ses frontières et à l'inté­ rieur. La société syrienne est devenue, selon l'expression employée par la presse officielle, une "société de confrontation". Tout en de­ mandant un renforcement de la lutte contre les Frères musulmans, les congressistes dénoncent les négligences. Les services des moukhabarat ne sont pas à la hauteur, incapables de déjouer les attentats et de prévoir les soulèvements. Toutefois, à part des rema­ niements mineurs, tous les hommes de confiance du président sont maintenus dans leurs responsabilités. A la tête des unités spéciales et des services de renseignements, de la sécurité intérieure comme de la sécurité politique, les chefs sont tous alaouites.

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L'opposition laïque, elle aussi, relève la tête. Hamad Choufi, qui fut dans les années 60 le chef de file de la tendance marxiste au sein du Baath, vient de démissionner avec éclat de son poste d'ambassa­ deur à l'ONU. Le 27 décembre 1979, c'est à dire durant le Congrès, il lance de graves accusations contre le régime, "ses méthodes anti­ démocratiques et répressives et sa corruption". Il accuse Hafez el Assad d'être responsable de l'échec du rapprochement avec l’Irak et dit vouloir constituer "un front démocratique auquel participeraient toutes les forces politiques qui défendent les idéaux de l'unité et du nationaliste arabe". La croissance économique qu'a connue la Syrie depuis le début des années 70 s'est interrompue. Les rapports qui parviennent à la Direction du Baath sont alarmants: vieillissement de l'appareil de pro­ duction, financements irréguliers, manque d'entretien, incompétence de certains cadres, etc. Comme toujours dans ces périodes de crise, la corruption tend à se développer dans de vastes proportions. Le clientélisme se porte mieux que jamais, le régime s'attachant ainsi certaines couches sociales. On murmure de plus en plus contre cette classe de privilégiés qui ont su profiter du régime. A l'été 1977, Hafez el Assad a annoncé la formation d'un comité d'enquête sur les enri­ chissements illégaux. Donnant lui-même l'exemple, il a transféré tous ses biens à l'Etat. La presse, qui relaye quotidiennement la campagne d'assainissement, montre du doigt les coupables: les capitalistes, qui ont profité de la main tendue par le Mouvement de Redressement pour "semer les germes de la subornation et de la corruption". Ces arguments ne convainquent personne et la campagne fait long feu. En revanche, un discours trouve un écho dans la population. C'est celui que tiennent les Frères musulmans, qui accusent : "Les alaouites sont en train de piller les richesses du pays!". Pour désamorcer le mécontentement populaire, de spectaculaires augmentations de salaires sont accordées aux fonctionnaires. Les crédits seront obtenus par un relèvement tout aussi spectaculaire du prix de certains produits (essence, ciment,...) et des économies sur les importations. Le problème de la corruption est délicat pour les congressistes car il met sur la sellette Rifaat el Assad. Le frère du président a commencé à se bâtir un empire. Il mène grand train de vie et étend ses activités très lucratives dans tous les domaines. Il s'est fait de nombreux ennemis et ceux-ci souhaiteraient faire du Congrès un tribunal jugeant ses exactions. Mais Rifaat est de taille à se défendre. Lors de la préparation du Congrès, il s'est assuré le sou­ tien de jeunes militants. Considérant que la meilleure défense est en­ core l'attaque, il se fait justicier. Du haut de la tribune, il vitupère con­ tre la gangrène de la corruption, exige des réformes et demande des 247

têtes. Désarçonnés par la manoeuvre, beaucoup n'ont pas le temps de mettre au point une parade efficace. Le Secrétaire adjoint, Abdallah el Ahmar lui-même, est mise en cause par Rifaat el Assad et boycotte trois jours durant les travaux du congrès. Diverses mesu­ res sont finalement prises, fort peu crédibles, comme la limitation des pouvoirs des responsables de tous niveaux. Devant la commission préparatoire du Congrès, les appels à l'épu­ ration dans les rangs du Baath s'étaient multipliés. Le rapport présen­ té aux congressistes est particulièrement virulent. Y sont dénoncés la pauvreté du niveau idéologique des militants et des cadres, leur 'Indifférence, leur manque d'enthousiasme, leur opportunisme, leur méconnaissance des règles de la démocratie". Pour tenter de mettre fin au malaise, le Congrès prend des décisions importantes. Il amende le règlement intérieur et crée un Comité de contrôle et d'ins­ pection. Déjà huit mois plus tôt, l'Assemblée du Peuple avait adopté une "loi de sécurité", réglementant les peines encourues par tous les traîtres au Baath, apostats et divulgateurs de renseignements sur le parti (8 avril 1979). Le Congrès renforce donc ces dispositions et, pour améliorer les relations du Baath et du pouvoir, il crée un Comité Central, de 75 membres, qui "exerce les prérogatives du Congrès Régional dans la période séparant ses deux sessions". Ce Comité élit parmi ses membres le Secrétaire Régional et les membres de la Direction. Si le Baath est malade, le système politique l'est aussi. Lors des élections à l'Assemblée du Peuple des 1er et 2 août 1977, le FNP a remporté 144 des 195 sièges mais officiellement la participation a été de... 25%. A Damas les candidats du Baath n'obtiennent même pas un nombre de voix égal à celui des adhérents du parti dans la capi­ tale. Les autorités ne peuvent se permettre pareille mésaventure pour l'élection du chef de l'Etat, le 8 février 1978. Aussi la chose a-t-elle été préparée avec soin. Contraintes et avantages divers ont con­ vaincu les hésitants et la participation atteint des taux records: 90% des inscrits réélisent pour sept ans Hafez el Assad à la présidence. Si les choses s'étaient passées comme prévu, le Congrès aurait dû saluer l'unité retrouvée avec l'Irak. Mais le processus s'est inter­ rompu cinq mois plus tôt. Les documents officiels publiés à l'issue du 7ème CR ne mentionnent pas une seule fois l'Irak! Les deux Baath ont tacitement décidé de mettre une sourdine à leur polémique et s'ignorent totalement. Hors du monde arabe, Damas renforce ses re­ lations avec Moscou. Alors que se déroule le Congrès, l'armée sovié­ tique intervient directement en Afghanistan (26 décembre 1979). Tous les pays arabes condamnent l'intervention, sauf le Sud Yémen et la Syrie. Damas justifie l’initiative de l'URSS et dénonce dans le 248

tollé général "une action orchestrée par l'impérialisme américain pour détourner l'attention du Proche-Orient. Dans la région, précisément, c'est en Iran que s'est produit le bouleversement le plus important. L'imam Khomeiny a conduit la révolution islamique jusqu'à l'effon­ drement du régime du Chah (février 1979). L'événement, qui se pro­ duit six semaines avant le traité de paix égypto-israélien, suscite beaucoup d'espoir dans le camp progressiste. Le Baath irakien a salué la nouvelle, par la voix de Michel Aflaq. La Syrie fait de même et le Congrès exprime le soutien du Baath à l'Iran "dans sa lutte con­ tre l'impérialisme". Bien qu'il soit fort difficile à l'époque d'évaluer les effets de la révolution dans ce puissant pays, on n'a pas tardé à com­ prendre à Damas que la solidarité chiite amènerait Téhéran à s'inté­ resser de près au Liban. C'est effectivement le cas. Après la disparition de l'imam Moussa Sadr, guide des chiites libanais, la communauté est en effervescence et apprend avec intérêt que Téhéran a demandé à Damas de lui faci­ liter l'envoi de volontaires au Liban. En décembre 1979, 300 Iraniens sont ainsi accueillis dans des camps palestiniens en Syrie. Les diri­ geants baathistes, prudents, n'ont encore pris aucune décision quant à leur destination finale. Une chose est sûre néanmoins: après les Palestiniens, la Syrie et Israël, l'Iran entend être un acteur de premier plan au Liban. L'affaire libanaise étant le domaine réservé du président, le Congrès ne saurait faire autre chose que saluer le rôle de la Syrie et réaffirmer son opposition à la partition du pays. La tension entre Damas et l'OLP au moment de l'intervention syrienne a été mise à profit par l'Irak. Le Baath irakien s'est en effet présenté comme le seul soutien de la Résistance. Plus tard, il a essayé de prévenir la reprise des relations entre Yasser Arafat et Hafez el Assad en utilisant Abu Nidal et son équipe pour une série d'actions meurtrières dans les rangs même de la Résistance. Le 25 juillet 1979, Zoueir Mohsen, chef de la Saïqa, est assassiné en France. C'est un coup dur pour Damas, car ce Palestinien baathiste, ami personnel du président, avait fait de son organisation un redoutable instrument et avait permis au Baath syrien d'avoir un représentant écouté au sein de l'OLP. Prenant la parole à la tribune du 7ème Congrès, Yasser Arafat salue la fermeté de la Syrie face aux menées impérialistes. Est-ce un retour aux bonnes relations qui prévalaient avant 1975 ? Il semble plutôt que le Baath et l'OLP, devant les menaces de leurs ennemis communs, estiment qu'il est temps de s'adresser à nouveau la parole. Dans l'allocution qu'il prononce à la clôture du 7ème Congrès Régional, Hafez el Assad présente les décisions prises comme une régénérescence de l'action qu'il lança lui-même neuf ans plus tôt en 249

prenant le pouvoir. La volonté de réprimer les abus et d’assainir les moeurs politiques laisse les observateurs dubitatifs. C'est tout le sys­ tème qu'il faudrait réformer et le régime n'en a ni l'envie ni la possibi­ lité en cette époque troublée. Le chef de l'Etat insiste aussi longue­ ment sur le respect de la loi et des libertés individuelles. Ces propos ne peuvent dissimuler le glissement qui s'est produit depuis neuf ans. Les élans généreux du Mouvement de Redressement ne sont plus qu'un lointain souvenir. En guerre ouverte contre les Frères musul­ mans, le régime se durcit et s'engage dans une répression brutale et souvent aveugle. En outre, les attaques de plus en plus vives contre les alaouites amènent la communauté à s'organiser pour protéger "son" pouvoir. Y a-t-il, à l'issue de ce Congrès, des gagnants et des perdants ? La réponse est malaisée. Le parti réclamait des têtes: dix membres de l'ancienne Direction ne retrouvent pas leurs places (sur 21). Mais l'élément inquiétant est la nouvelle ligne de fracture qui tra­ verse le Baath. Rifaat el Assad, le frère du président, a rassemblé contre sa personne des adversaires résolus. La rivalité n'a rien d'idéologique. Il s'agit d'un conflit d'intérêt et de pouvoir, qui va contraindre chaque baathiste à choisir son camp. Attaqué de toutes parts, divisé, rongé par le népotisme et la cor­ ruption, le Baath semble bien mal préparé pour s'engager dans les voies que vient de lui tracer le Congrès: la lutte contre les Frères musulmans et les réformes économiques. LA LUTTE CONTRE LES FRERES MUSULMANS Attentat à Hama contre des conseillers soviétiques, explosion devant l'ambassade syrienne à Paris (24 janvier 1980), assassinat d'un dignitaire sunnite en pleine mosquée d'Alep (2 février): l'offen­ sive des Frères musulmans atteint une ampleur inégalée et fait vaciller le pouvoir. Le 18 février l'armée investit des quartiers d'Alep. Six jours plus tard le général Ali Haydar fait entrer ses blindés dans Hama et le ra­ tissage de la ville commence. Très vite les informations en prove­ nance du Nord du pays révèlent qu'Alep et Hama sont en état insur­ rectionnel et que les combats y sont d'une extrême violence. Entre les islamistes et le Baath, c'est une lutte à mort. Pour le dix-septième anniversaire de l'arrivée au pouvoir du parti, Hafez el Assad s'adresse au peuple syrien. La Révolution, dit-il, sera défendue avec fermeté. Face à l'ampleur du complot qui la menace, il en appelle à tous les travailleurs, au Baath, aux organisations professionnelles et populaires. C'est le signal de ce que le président nomme lui-même "/a 250

campagne de mobilisation nationale". Pendant la semaine qui suit, le chef de l'Etat prononce un discours par jour, devant diverses instan­ ces, reprenant le même thème et lançant un ayertissement à ses ennemis et à tous ceux qui les aident. La CIA, déclare-t-il, "téléguide à partir de centres proches de notre pays les opérations exécutées par ses agents en Syrie. (...) Les Etats-Unis ne nous pardonneront jamais d'avoir rejeté les accords de Camp David. Ils veulent nous le faire payer; nous écraser pour mieux dominer la région avec leurs alliés israéliens. Mais cela ne se produira jamais, aussi longtemps que nous aurons du sang dans les veines!”. On assiste alors, en l'espace de deux semaines, à la mobilisation de toutes les organisations populaires, qui tiennent chacune un congrès extraordinaire et lancent des appels pour "purger la Syrie des traîtres et des hérétiques qui ont perpétré leurs actes criminels au nom de la religion" (déclaration de l'Union des Enseignants). Un peu partout se créent des sections armées. Des milices ouvrières et pay­ sannes sont mises sur pied. Toutes les personnalités du régime affi­ chent leur engagement dans la lutte. Cette fois le Baath reprend les choses en mains. Les fausses notes ne sont plus tolérées. Le 14 mars, les trois mohafez d'Alep, Idlib et Deir ez Zor sont remplacés par des hommes plus énergiques (ou moins impopulaires!). Douze jours plus tard, 21 directeurs généraux de ministères sont destitués. Puis ce sont 25 responsables d'unités de productions du secteur nationalisé qui sont limogés. Les associations de professions libérales (avocats, médecins,...), qui avaient appelé à la grève pour exiger la levée de l'état d'urgence, sont dissoutes (8 avril). Le régime ne fait pas que resserrer les rangs dans le Baath et les organisations populaires. Menacé, il en appelle à la communauté qui le soutient. Les alaouites sont donc mobilisés, par l'intermédiaire d'une association, la jamiyya Ali al Mourtada, dont la responsabilité est confiée au frère cadet du président, Jamil el Assad. Le Baath compte ses amis. Le PCS a fait savoir qu'il se tient résolument à ses côtés. La Pravda soutient la Syrie dans sa lutte contre le "complot américano-sioniste". Le FDPLP de Nayef Hawatmeh fait de même. Abu Ayad, adjoint de Yasser Arafat, déplore la dégradation de la situation en Syrie et accuse les Kataëb d'aider et d'entraîner les Frères musulmans. Mais l'OLP est mal à l'aise dans cette affaire, car elle a des liens étroits avec les intégristes sunnites libanais de Tripoli, eux-mêmes en relations directes avec leurs homologues syriens. Hors de Syrie, l’opposition de gauche forme un groupe disparate et hétérogène. A Bagdad, Amine el Hafez et quelques Syriens de la Vieille Garde disposent à nouveau d'une station de radio. A Paris sont

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établis les représentants du PCS de la tendance Riad el Turk, ainsi qu'Akram Haurani et Salah Bitar. Tous ces opposants, on s'en doute, sont l'objet d'une surveillance de la part des services secrets syriens, surtout depuis que le président a décidé d'étendre à l'extérieur du pays la lutte contre les adversaires du régime. La trajectoire de Salah Bitar est révélatrice de désarroi et de l'er­ rance de ces premiers militants du Baath. Alors que Michel Aflaq trouvait auprès des baathistes irakiens un refuge et une motivation pour poursuivre son action, S. Bitar choisissait le retrait et l'exil, au Liban, en Irak, en Arabie Saoudite puis en Europe. Autorisé à rentrer à Damas en 1977, il avait eu un long entretien de quatre heures avec le chef de l’Etat, entretien qu'il racontera plus tard à M-C. Aulas: "Votre régime, dit-il au président, manque de légitimité. Vous vous souvenez des grandes choses que nous avons faites de 1954 à 1958. Aujourd’hui seule la démocratie pourrait donner un regain de vitalité à la Syrie. Aujourd'hui la Syrie est morte". L'entrevue ne sert qu'à souli­ gner l'ampleur des divergences de vues entre les deux hommes sur les problèmes essentiels. Amer et inquiet, le co-fondateur du Baath prévoit une explosion confessionnelle en Syrie et n'est tendre pour personne, que ce soit les Frères musulmans, "ces mystiques superfi­ ciels", ou les baathistes: "en vérité, il n'y a plus de Baath, ni à Damas, ni à Bagdad!". Selon Eric Rouleau, qui le rencontre à la mi-juillet 1980, l'ancien numéro deux du Baath a demandé à Hafez el Assad de libéraliser le régime et de retirer ses troupes du Liban, où elles font "figure d'armée d'occupation"u . Considérant qu'il ne pouvait plus rester à Damas, Salah Bitar choisit définitivement l'exil à Paris. Il y fonde en 1979 la Société Nouvelle.de Presse Orientale et publie une revue, al Ihya al Arabi (du nom qui fut un temps choisi pour le Baath à son origine). "La Syrie, écrit-il dans sa revue, souffre d'un régime étranger au peuple (...) qui contribue au démantèlement de la trame sociale. (...) Ce qui se passe aujourd'hui à Alep et Hama et peut-être dans toutes les autres villes de Syrie dépasse les limites habituelles de la répression et pousse le pays au bord de l'abîme d'un conflit confessionnef. Le matin du 21 juillet 1980, Salah Bitar est assassiné devant la porte de son bureau, rue Hoche à Paris. Dès que la nouvelle est con­ nue, un communiqué est publié simultanément à Bagdad et à Paris, au nom de "l'Opposition nationale démocratique". Parmi les signatai­ res on trouve Amine el Hafez et Akram Haurani. Ce communiqué accuse Hafez el Assad d'être "le responsable direct, pour ne pas dire le meurtrier". Dans la capitale irakienne, où la disparition de Salah Bitar est durement ressentie — et où le co-fondateur du Baath a été

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élevé au rang de martyr — la responsabilité du chef de l'Etat syrien ne fait aucun doute. La victime avait-elle pris des initiatives qui en faisait un adversaire dangereux pour le régime Z-Selon le New York Herald Tribune, il oeuvrait pour la création d'un front d'opposition, avec notamment Akram Haurani et Hamad Choufi. C'est d'ailleurs avec ce dernier qu'il avait rendez-vous ce 21 juillet. Selon E. Rouleau, Bitar se savait menacé et avait été averti un mois auparavant qu'il était "en tête de liste", avec H. Choufi et Issam Attar, le chef de Frères musulmans réfugié en Allemagne. A. Haurani confirme qu'un avertissement lui avait été transmis par un diplomate d'un pays du Golfe et précise que cet avertissement émanait de Rifaat el Assad. Quoi qu'il en soit, la disparition de l'un des deux chefs historiques du Baath suscite un peu partout (sauf à Damas) une vive émotion et révèle la férocité de la lutte que se livrent le régime syrien et ses opposants, sur un théâtre d'opérations qui ne connaît plus de frontières. En Syrie, grâce à l'offensive conjuguée des forces de sécurité, de l'armée et des milices, le régime marque des points. Pourtant les is­ lamistes ne ralentissent pas leur action. Le 19 juin, deux assassinats de personnalités sont perpétrés à Damas et à Homs. Une semaine plus tard c'est le chef de l'Etat lui-même qui est victime d'un attentat commis par un membre de la garde présidentielle. Il est sauvé in ex­ tremis par l'un de ses gardes du corps (26 juin). Cette affaire, qui n'est pas reconnue officiellement, montre l'étendue des complicités dont bénéficient les Frères musulmans. Le lendemain, Rifaat el Assad et Mouyin Nassif, gendre du président, organisent une opéra­ tion héliportée de 200 hommes de Brigades de Défense sur la prison de Tadmor: 600 prisonniers appartenant à la confrérie sont sommai­ rement exécutés. D'attentats en massacres, la Syrie plonge chaque jour un peu plus dans l'abîme12. Sans abandonner sa tactique répressive, le Baath a alors recours à une nouvelle arme. La loi (N°49) qu'adopte l'Assemblée du Peuple le 7 juillet stipule, dans son article 1er: "Est considéré comme criminel et sera puni de la peine capital quiconque est affilié à l'organisation de la communauté des Frères musulmans". Par ailleurs la loi accorde la grâce à ceux qui quitteraient la confrérie et se rendraient aux autori­ tés dans le mois qui suit la promulgation du texte. On assiste alors à un étonnant compte à rebours et jusqu'au 8 août les médias tiennent la comptabilité des "repentis". A 24 heures de l'expiration du délai on en dénombre 322. Vingt jours de grâce sont alors accordés et le dé­ compte reprend. Finalement, les chiffres officiels fournis le 31 août font état de 1.052 Frères qui ont quitté l'organisation et se sont rendus aux autorités. Ces chiffres, contestés par l'opposition, n'ont pas 253

grande signification. L’important est que le Baath, après avoir montré sa mansuétude, est fondé à appliquer la loi dans toute sa rigueur, "sans pitié pour les insoumis", comme le dit le président. De plus, les renseignements fournis par des "repentis" sur la confrérie sont particulièrement utiles aux moukhabarat. A la fin du mois de'juillet 1980, il semble bien que les autorités aient repris l’initiative. La mobilisation des organisations populaires s’est faite rapidement et les différentes milices sont maintenant opé­ rationnelles. Le parti a retrouvé une vitalité qu’on ne lui connaissait plus. Le 5 août, 3.000 personnes défilent à Alep pour exprimer leur soutien au Baath. La lutte n’en continue pas moins et l’adversaire rend coup pour coup. On le voit au Liban, où deux responsables baathistes sont assassinés à Tripoli et à Beyrouth. C’est donc dans une ambiance toujours tendue que se réunit à Damas, du 10 au 25 août 1980, le 13ème Congrès National. Présenté comme "le congrès de la fermeté face au complot de Camp David”, il ne parvient pas à dissimuler que sur tous les fronts le Baath est sur la défensive. Sur la scène arabe, les relations avec la Jordanie, accusée d’aider l’opposition islamique, sont au plus mal. Pendant le congrès, c’est avec l’Irak que les choses se gâtent. Après la découverte par les au­ torités de Bagdad de dépôts d’armes dans l’ambassade syrienne (17 août), les diplomates ont 48 heures pour quitter l’Irak. Au Liban, les forces syriennes ont évacué depuis le printemps leurs positions dans Beyrouth et sa banlieue et la prétention des Israéliens à devenir "les défenseurs des Chrétiens libanais" a de quoi inquiéter Damas. Pour rompre son isolement, la Syrie décide de créer un Etat unifié ...avec la Libye, "conformément aux résolutions des Directions Nationale et Régionale du Baath et aux décisions prises par les congrès populaires de la Jamahriya libyenne" (10 septembre). Sur la scène internatio­ nale, Washington a supprimé son aide à Damas en invoquant "l’attitude hostile de la Syrie aux accords de Camp David" (18 juillet). Trois mois plus tard la Syrie signe avec l’URSS le traité d’amitié et de coopération qu’elle différait depuis des années. Outre l’URSS, Damas recherche aussi le soutien de Téhéran. L’alliance entre les deux capitales prend soudain une importance particulière quand, le 22 septembre 1980, l’Irak lance ses troupes à l’assaut de l’Iran. Immédiatement la Syrie condamne cette guerre "qui détourne les Arabes de leur véritable ennemi, Israëf'. Voici donc un nouveau sujet de désaccord entre les deux Baath. La télévision sy­ rienne traite Saddam Hussein de "fasciste fou" essayant d’entraîner la Syrie dans "sa" guerre. L’affaire montre aussi les divergences d’inter­ prétation de la doctrine baathiste. La volonté déclarée de l’Irak de libérer les territoires iraniens peuplés d’Arabes, à savoir l’Arabistan et 254

sa capitale Ahwaz, est violemment critiquée par la Syrie. Or la Nation arabe, telle que le premier congrès du Baath la définit en 1947, en­ globe cette partie du territoire iranien et la revendication de ces terres "usurpées" n'a jamais été abandonnée. Plus récemment, quand l'Irak concluait avec l'Iran l'accord d'Alger, les baathistes syriens réunis en congrès (6ème CR, avril 1975) accusaient Bagdad de "liquider la ré­ volution dans la province d'Arabistan" (voir plus haut). Encore une fois, les résolutions de congrès s'effacent devant les considérations politiques immédiates. Le 9 novembre 1980 l'opposition religieuse publie une déclaration programme, au nom de la Direction de la Révolution islamique. Un appel est lancé à la communauté alaouite: "Est-il logique, demande le document, que 10% de la population domine la majorité des Syriens?". Cette situation anormale ne "peut conduire qu'à la guerre civile". Il est donc demandé aux alaouites de cesser de suivre Hafez el Assad et Rifaat el Assad "pendant qu'il en est encore temps"! L'opposition islamiste et les forces de gauche n'ayant pu coordonner leurs actions, le pouvoir n'a pas à redouter leur entente sur une plateforme commune. Ses inquiétudes proviennent surtout de la Jordanie, dont le soutien accordé au Frères musulmans s'amplifie. Amman ayant pris le parti de l'Irak contre l'Iran, son désaccord avec Damas est désormais complet. A la fin de novembre, 10.000 hommes sont massés de chaque côté de la frontière syro-jordanienne. Le 1er décembre la tension est à son comble. Mais on n'ira pas plus loin que la démonstration de force, d'autant plus que Washington a rappelé qu'il considérait la Jordanie comme "un pays amf'. A la fin de l’année 1980 le Mouvement de Redressement fête son dixième anniversaire. Qui aurait prédit à Hafez el Assad une telle longévité à la tête de l’Etat ? Le Baath n'avait pas habitué la Syrie à pareille stabilité. Pourtant de nombreux observateurs prédisent la fin prochaine du régime. Rendue vulnérable par le "lâchage" de l'Egypte, enlisée au Liban, en proie à des troubles internes persistants, atta­ quée de toutes parts, la Syrie paraît sur le point de sombrer. Le Baath est atteint jusque dans ses symboles, comme le montre l'assassinat à Damas, le 27 décembre, d'un baathiste de la première heure, un compagnon de Zéki Arsouzy, Darwich el Zouni. Pour la presse, les assassins ont été guidés et payés par le roi Hussein et Saddam Hussein, "sources de tous les crimes commis contre la Syrie!".

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L’EPREUVE DE FORCE ENTRE LE B A AT H ET L’OPPOSITION ISLAMISTE La Jordanie ne fait plus mystère de l'aide qu'elle apporte aux op­ posants syriens. Le 25 février 1981 la télévision d'Amman présente cinq Syriens, membres des Brigades de Défense, qui avouent avoir préparé un attentat contre le Premier ministre jordanien. Mais les au­ torités syriennes ont pris les devants et, loin de se disculper, ont révé­ lé que des agents syriens étaient effectivement actifs en Jordanie, dans le cadre de la lutte contre les Frères musulmans. "Le peuple syrien, déclare Damas, a le droit de châtier les responsables jordaniens, y compris le Premier ministre (...), qui ont planifié l'assas­ sinat en Syrie de centaines d'ouvriers, paysans, m é d e c i n s De plus, considérant que la Jordanie est en train de suivre l'exemple égyptien, la Syrie estime qu'il est de son devoir d'agir "pour l'empê­ cher de quitter la Nation arabe" (Tichrine 21 février). La Syrie disait déjà lutter au Liban pour l'arabisme et la défense de la Nation arabe. En affrontant le roi Hussein, elle défend les mêmes causes. La presse d'Amman réplique en dénonçant "/e régime fasciste alaouite" qui "nuit au monde arabe tout e n t ie r Ces accusations d'ordre confessionnel prennent une ampleur jamais connue auparavant. Elles sont reprises et amplifiées par les Kataëb et les Israéliens, ces derniers utilisant pour cela leur allié au Liban Sud, Saad Haddad. "Sunnites, prévient celui-ci, les alaouites veulent vous anéantir! Chrétiens, les alaouites se servent de vous pour détruire le Liban!". Et le chef du "Liban libre" de conclure par cet appel: "Nous sommes prêts à accueillir tout sun­ nite syrien et tout soldat chrétien qur tuera un alaouite!". C'est également sur le registre confessionnel que l'opposition is­ lamiste porte ses efforts. Les alaouites sont présentés comme "les nouveaux Qarmates", du nom de cette secte qui, au Xème siècle, menaça le sunnisme et alla jusqu'à s'emparer de la Pierre noire de La Mecque. En janvier 1981 s'est formée une direction unifiée des Frères musulmans. On évalue les effectifs à 5.000 militants, jeunes pour la plupart et d'un niveau d'instruction élevé13. Ils ont causé par leurs actions la mort de 300 responsables du Baath et du gouverne­ ment au cours des derniers 18 mois, aux dires mêmes du ministre de l'Information. L'opposition de gauche est également active. Hamad Choufi, qui appelle à constituer un front "qui sera l'image de la future Syrie, la Syrie de l'arabisme et de l'Islam", figure aux côtés d'Akram Haurani, Amine el Hafez, Chibli Aysami et d'autres, parmi les signa­ taires d'un rapport adressé le 18 mai 1981 au Secrétaire Général de l'ONU, dénonçant les massacres commis par le Baath syrien et sa

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responsabilité dans de multiples assassinats, dont ceux de Kamal Jounblatt et Salah Bitar. Du 18 au 24 juillet 1981 J e Comité Central dy Baath étudie, sous la présidence du chef de l'Etat, les mesures prises pour protéger le régime. Outre les dispositions policières, des lois sont promulguées qui réorganisent certaines corporations (ordres des ingénieurs, mé­ decins, avocats) en les soumettant un peu plus au Baath. Hors du parti et des institutions, le régime bat le rappel de la communauté alaouite. L'association al Mourtada est de plus en plus active dans tous les domaines, y compris ceux qui ne sont pas habituellement de la compétence d'une association de bienfaisance. Un congrès des membres les plus influents de la communauté se tient à la mi-août 1981 à Qardaha, fief des Assad. Les responsables alaouites ont de quoi s'inquiéter de la continuelle dégradation de la situation. Les at­ tentats, quasi-quotidiens dans le Nord du pays, gagnent désormais Damas et font de plus en plus de victimes. La tenue des élections à l'Assemblée du Peuple, prévues en novembre, s'annonce difficile. Comme si l'agitation suscitée par l'opposition ne suffisait pas, des problèmes surgissent à propos de ces élections dans les rangs mê­ mes du Baath. L'association al Mourtada prend son rôle tellement au sérieux qu'elle supplante purement et simplement le Baath en présen­ tant ses propres candidats. La tension, qui était latente depuis quel­ que temps entre les deux formations, devient vive et des accrocha­ ges sont signalés (des baathistes auraient même été arrêtés pour avoir refusé de se plier aux directives de l'association alaouite). Enfin, la participation de militants à certaines manifestations anti­ gouvernementales révèle l'ampleur du malaise. Les élections à l'Assemblée sont pourtant un test important, non pour les résultats (qui ne font guère de doute) mais pour le taux de participation. Un communiqué publié au nom d'une "Direction Régionale provisoire du Baath" (pro-irakien) a appelé au "boycott de cette mascarade", rejoint en cela par toutes les formations d'opposition. Celles-ci sont égale­ ment unanimes à dénoncer le tour de passe-passe des autorités qui, par une ordonnance législative, ont modifié les règles de la consulta­ tion et ont rendu facultatives la publication de statistiques telles que le taux de participation! Les résultats sont sans surprise: les 195 sièges de la nouvelle Assemblée reviennent au FNP et le Baath en détient 60%. Mais le parti n'a guère le loisir de fêter sa victoire. Le 29 novembre, un véhi­ cule piégé explose à Damas, dans le quartier d'Ezbekieh, faisant 175 morts et autant de blessés. Revendiqué par l'Organisation de la Révolution Islamique, dans un communiqué publié à Bonn, l'attentat met la capitale en état de choc. Ne pouvant le dissimuler, les 257

autorités choisissent de lui donner la plus grande publicité et le Baath organise une manifestation monstre de 300.000 personnes dans les rues de Damas (2 décembre 1981). L'extrême gravité de ces problè­ mes internes est soulignée par le contexte régional. Avec Israël, avec les Kataëb, avec la Jordanie, avec l'Irak, la Syrie est au bord de l'af­ frontement. Les rumeurs.de coup d'Etat sont permanentes14, des vil­ les comme Alep et Hama sont en ébullition, le Baath est en perdition, désorganisé et travaillé par des forces rivales,... Jamais le tableau n'a été si sombre. Jamais la situation d’Hafez el Assad n'a paru si déses­ pérée. Telle est bien l'opinion des Frères musulmans, qui jugent le moment opportun pour frapper le coup décisif. Le 10 février 1982, le Département d'Etat américain annonce que, selon ses informations, Hama est le théâtre de violents combats qui ont déjà fait des centaines de morts. Le même jour le commande­ ment de la Révolution Islamique publie à Bonn un communiqué an­ nonçant que "Hama a été libérée par les moujahidin". Les autorités réagissent immédiatement en mettant en avant la parfaite et trou­ blante simultanéité des informations publiées par les Américains et les Frères musulmans! Tout en dénonçant 'l'intervention flagrante des Etats-Unis dans les affaires internes", le Baath reconnaît qu'est menée à Hama "une opération de police". Les informations qui vont filtrer peu à peu révèlent que la réalité est tout autre et que les évé­ nements de Hama dépassent en gravité tout ce qu'a connu jusqu'alors la Syrie. Tout a commencé le 3 février, à 3 heures du matin, lorsque les 300.000 habitants de la ville ont été réveillés par les appels à l'insur­ rection lancés des mosquées et annonçant que "le régime athée du Baath est en déroute partout en Syrie!". Déjà des commandos de Frères musulmans se sont rendus maîtres de la cité: Hama est entre leurs mains et le restera quatre jours. Durant ce temps, plus de 300 baathistes auront été tués. Les autorités se semblent pas avoir saisi la gravité de la situation, se contentant de dépêcher sur place une unité de parachutistes. Celle-ci est taillée en pièces et des soldats déser­ tent. Un imposant dispositif en hommes et en matériel est alors mis en place tout autour de Hama, isolant complètement la ville. Les Brigades de Défense, les Forces Spéciales, les Brigades de Combat et diverses unités de commandos, de blindées et d'artillerie arrivent sur les lieux. Trois divisions des Forces Spéciales stationnées au Liban quittent précipitamment Tripoli. Pendant dix jours Hama va connaître l'enfer. Lorsqu'elle investit la ville, après un intense bom­ bardement d'artillerie, l'armée se livre aux pires exactions, sans au­ cune distinction de religion ou d'appartenance politique. Le 13 février, soit dix jours après le déclenchement de l'insurrection et trois jours 258

après la fin de toute résistance, la ville est toujours isolée. Les com­ bats se sont déplacés dans les grottes à l'Ouest de la cité, où les derniers Frères musulmans ^poursuivent une vaine résistance. Le retour à la normale sera-effectif le 5 mars. Le bilan ? Des quartiers entiers ont été rasés. Il y aurait entre 8 et 10.000 morts d'après les premiers témoignages. Amnesty International avancera 15.000 et l'opposition parlera de 40.000 victimes. Pourquoi Hama ? Pourquoi le pouvoir s'est-il acharné sur cette ville au point d'en faire une cité martyre ? Hama a toujours été réfrac­ taire au Baath, que ce soit par conviction religieuse ou intérêts maté­ riels. Le programme d'industrialisation y a renforcé les sentiments d'hostilité de la petite bourgeoisie. Est-ce à dire, comme l'écrit Fred Lawson, que "/a révolte de février est une tentative désespérée des commerçants et petits artisans pour garder le contrôle sur l'économie et la politique locale" ? La thèse est vivement combattue par Michel Seurat et beaucoup d'autres qui font de l'événement une analyse en termes de conflit confessionnel15. Hama a toujours été le fief des ra­ dicaux islamiques. Leur dénonciation de l'emprise alaouite sur le pays trouve un écho parmi une population farouchement attachée à la Sunna. A partir de 1976 les troubles sont quasi-quotidiens dans la ville. Le mois d'avril 1981 marque un paroxysme avec plus de 400 morts en deux semaines. Peu à peu Hama est devenue le symbole de la résistance au Baath. S'il était naturel que les Frères musulmans y lancent une action décisive, on comprend moins qu'ils l'aient fait à ce moment. Leur succès dépendait de deux conditions: d'abord que le régime soit dans un état de faiblesse tel qu'il ne puisse s'organiser ef­ ficacement pour contrer le soulèvement; ensuite que l'insurrection s'étende immédiatement au pays tout entier. Aucune de ces condi­ tions ne s'est réalisée. Le Baath a tenu bon, réagissant avec détermi­ nation et férocité. "Dans les combats de Hama, écrit Patrick Seale, la volonté des Frères musulmans de combattre jusqu'à la mort a rencon­ tré la même volonté de la part des défenseurs du régime" (The Observer 7/3/1982). Mais le plus dramatique pour les insurgés a été l'isolement dans lequel ils sont demeurés. Le pays est resté calme, si l'on excepte une grève des commerçants d'Alep vite brisée par les milices du Baath. Les causes de l'échec des islamistes sont multiples. La population est lasse de ce climat de violence qui dure depuis plus de six ans et tous les Syriens qui désirent la fin du Baath ne veulent pas pour autant vivre sous un régime islamique pur et dur. Symbole pour l'opposition islamique, Hama est aussi symbole pour le pouvoir, celui de la fermeté du Baath et de sa victoire sur les forces réactionnaires. Pendant les combats, Hafez el Assad a adressé un message aux militants de la ville: "Soyez sûrs, leur a-t-il dit, que 259

Hama ne sera que la cité du Baath et le bastion de la résistance arabe. Nous prenons rengagement envers vous, envers Dieu et la Nation, que nous resterons quoi qu'il advienne fidèles aux principes du Baath". En un certains sens, l'insurrection de février 1982 a fourni au régime l'occasion d'en découdre avec ses plus coriaces adversai­ res sur un théâtre d'opération géographiquement limité. C'est aussi l'occasion de faire un exemple en laissant dans les esprits une marque indélébile — et sur ce plan sa réussite est totale, les récits du drame étant plus terrifiants les uns que les autres. Dans le rapport de forces qui s'est établi en Syrie, les alaouites, qu'ils le veuillent ou non, sont amenés a resserrer les rangs derrière le régime. Même ceux qui ne se sentent pas idéologiquement proches du régime baathiste d'Hafez el Assad savent fort bien que sa disparition serait le signal d'un règlement de comptes inter-communautaires à l'échelle du pays, qui renverrait les alaouites à leur statut de parias, dans le ghetto de leur montagne. Indépendamment de toute considération politique, le soutien du régime baathiste est devenu pour tout alaouite une obliga­ tion vitale. Comment ne combattraient-ils pas farouchement les Frères musulmans qui, dans le "gouvernement de Dieu" qu'ils veulent instaurer, leur donneront le choix entre la conversion ou l'exil ? Indifférent aux réactions que ce massacre suscite un peu partout, le pouvoir dénonce sans relâche le complot contre la Syrie et attaque ses adversaires sur leur terrain. "Les Frères musulmans, déclare Hafez el Assad, tuent au nom de l'Islam et sont les instruments des intérêts étrangers. Ce sont des apostats. Nous sommes les vrais dé­ fenseurs de l'Islam et de la patrie arabe" (8 mars). L'annonce de l'insurrection de Hama par un porte-parole de la Maison Blanche est venue alimenter la propagande du Baath, confirmant de façon écla­ tante la thèse de la collusion entre Américains et islamistes. "J'ai la certitude, déclare le chef de l'Etat à Patrick Seale, que c'est une opé­ ration des services secrets américains. J'ai la preuve de leur implica­ tion". Sorti vainqueur de l'épreuve, le Baath peut régler ses comptes avec ses voisins. Le 10 avril la Syrie ferme ses frontières avec l'Irak et interrompt le transit du pétrole. "Le régime irakien doit être renver­ sé, affirme le vice-Premier ministre, si l'on veut que la situation dans la région connaisse une certaine détente". La crise entre les deux Baath est désormais très grave et connaît des prolongements en Europe. Le 22 avril, une voiture piégée explose à Paris, devant les locaux du journal pro-irakien al Watan al Arabi. Des attachés de l'ambassade syrienne sont expulsés. Le drame de Hama persuade l'opposition d'unir ses forces. Le 11 mars l'Alliance Nationale pour la Libération de la Syrie est créée. Elle regroupe les Frères musulmans d'lssam Attar, le Front Islamique 260

d'Adnan Saad eddin, le Baath orthodoxe (pro-irakien), le PSA d'Akram Haurani et divers indépendants (comme Hamad Choufi). La Charte publiée le même jour^porte contre le régirpe syrien des accu­ sations précises: "La politique répressive et sanglante d'Hafez el Assad a pour objectif principal de changer le caractère historique et démographique de la Syrie, en combattant l'arabisme et l'Islam (...) et en la divisant en petits Etats confessionnels. Le régime syrien a donné naissance au mal du confessionnalisme que le pays n'a jamais connu tout au long de son histoire". Tandis que l'Irak est salué comme "l'une des plus importantes forces arabes de la confrontation", le pré­ sident syrien est accusé de s'être "rallié au régime persan soutenu par l'entité sioniste". Cette plateforme commune entre les oppositions is­ lamique et progressiste ne fait pas illusion. Les divergences sont toujours aussi profondes, même au sein des radicaux islamiques. Ceux-ci, écrasés militairement, ont gaspillé le capital de sympathie qu'ils avaient su se constituer dans la population. Ce qui s'est passé à Hama en février 1982 fera date dans l’histoire de la Syrie. Ce drame se situe au point culminant de la lutte que mène depuis vingt ans le Baath contre l'opposition islamique. Même si le parti se targue d'avoir écrasé un complot téléguidé de Washington et de Tel Aviv, cela n'améliore pas pour autant son image en Syrie. Cela lui permet néanmoins d'être en position plus stable pour faire face aux nouvelles menaces qui l'assaillent, cette fois-ci au Liban.

NEUVIEME PARTIE

LA SYRIE AU LIBAN 1982 -1984

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LA SYRIE SUR LA DEFENSIVE

Au printemps de 1981, le conflit entre la Syrie et les Kataëb appa­ raît inévitable au Liban. A son homologue libanais, le président Hafez el Assad répète ses exigences: les Phalangistes chrétiens doivent cesser leurs relations avec Israël. La ville de Zahlé, désormais reliée à la zone côtière contrôlée par les Forces Libanaises (FL), est deve­ nue une position avancée des alliés d'Israël, surveillant la plaine de la Béqaa et la route Beyrouth-Damas. La Syrie ne peut tolérer cette menace directe sur son flanc et ses voies de communication. Le 10 avril des unités héliportées prennent position à l'Ouest de la ville: la "guerre des crêtes" est commencée. Les Etats-Unis s'alarment. Israël aussi, surtout quand il voit le chef des FL, Béchir Gémayel, rechercher l'entente avec les Syriens. La médiation entreprise par le président Sarkis est sur le point d'aboutir quand, pour la première fois, l'aviation israélienne intervient au Nord de la route Beyrouth-Damas, bombardant des positions syriennes. L'objectif est atteint: l'accord qui se dessinait entre les parties libanai­ ses est torpillé. Les Syriens ont compris le message et il n'est pas dans leur intention de chercher l'affrontement. Mais en guise de répli­ que, des renforts sont envoyés au Liban et des missiles SAM sont installés dans la Béqaa. Prises sans publicité, ces mesures n'en donnent pas moins une nouvelle dimension au conflit. Menahem Begin menace d'intervenir si ces missiles ne sont pas retirés (10 mai). Ronald Reagan dépêche d'urgence son émissaire Philip Habib dans la région pour éviter l'explosion.

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Ce qu'on appelle "la crise des missiles" dépasse de loin le cadre libanais et donne à la Syrie l'occasion de compter ses amis. La mon­ tée de la tension ne semble pas devoir tirer le monde arabe de sa lé­ thargie. Seul le président Sadate réagit. Mais c'est pour accuser Hafez el Assad de "verser dans l'aventure au Liban comme en Syrie". Ce n'est que vingt joursaprès le début de la crise que les autres pays arabes apportent leur "soutien illimité" à la Syrie. On ne se fait aucune illusion à Damas sur la portée de ce genre de déclaration. Mais l'im­ portant pour Hafez el Assad est d'avoir avancé ses pions et de voir la présence de ses troupes au Liban à nouveau légitimée, pour y défen­ dre non seulement l’arabité de ce pays mais aussi la sécurité du monde arabe tout entier. Israël a lui aussi tiré profit de la crise. Le Front Libanais, défait militairement à Zahlé et dans la montagne, est en position délicate et n'a d'autre choix que de se rapprocher de son allié israélien. Alors que l'équilibre s’instaure entre Damas et Tel Aviv, l'Arabie Saoudite use de son influence pour faire accepter par toutes les par­ ties libanaises un plan de règlement. Les Syriens lèvent le siège de Zahlé et Béchir Gémayel fait savoir au président Sarkis que les FL vont cesser leurs relations avec Israël (6 juillet). L'espoir est (encore) de courte durée. Quatre jours plus tard l'aviation israélienne effectue plusieurs raids, dont un sur Beyrouth (200 morts). Par sa démesure, l'opération suscite des réactions internationales. L'URSS demande des sanctions et les Etats-Unis suspendent la livraison de chasseurs F16 à leurs alliés. Ces pseudo-crises entre Washington et Tel Aviv ne sont pas prises au sérieux à Damas, où Hafez el Assad considère depuis longtemps "qu'il n'y a pas de politique américaine dans ia ré­ gion, mais une politique sioniste exécutée par les Américains". L'important est que les raids israéliens ont encore atteint leur véritable cible: il n'est plus question d'entente au Liban et les divisions sont plus profondes que jamais. Le piège libanais se referme lentement sur la Syrie. De partout les dangers s'accumulent. Comme l'avait prévu Hafez el Assad, la politi­ que de Camp David a fait évoluer les rapports de force dans la région. Depuis l'arrivée à la Maison Blanche de Ronald Reagan (novembre 1980), les Américains mènent en Orient une politique de plus en plus volontariste. Ils ont relancé la guerre froide et la Méditerranée est redevenue un lieu d'affrontement. Dans ce contexte, Israël et les Etats-Unis décident, en septembre 1981, de conclure des accords stratégiques. La chose est prise au sérieux en Syrie. "Ces accords sont une proclamation de guerre contre les Arabes", écrit al Baath. Hafez el Assad part en tournée en Arabie Saoudite et dans le Golfe pour expliquer les conséquences de l'événement et la position 266

de la Syrie. Lors du Sommet du Front de la Fermeté à Tripoli (16 sep­ tembre), il dénonce ces accords, par lesquels 'les Etats-Unis se trou­ vent en état de confrontation, directe avec les Arabes". Les partici­ pants au Sommet appellent aussi — ce qui est devenu un leitmotiv — au renversement d'Anouar el Sadate. Ils seront bientôt entendus. Le 6 octobre 1981 le président Sadate est assassiné au Caire, lors d'une parade militaire. "Le traître est mort!, proclame Radio-Damas; nos camarades de la valeureuse armée égyptienne, qui ont livré à nos côtés la grande guerre de libération d'octobre, nous ont vengés!". Audelà de ces déclarations, on ne nourrit aucune illusion à Damas sur les suites de l'affaire. On sait que le successeur du Raïs, Husni Moubarak, poursuivra sa politique. Ce n'est pas là ce qui préoccupe les dirigeants baathistes, mais plutôt le nouveau plan de paix, dit plan Fahd, qui prévoit la reconnaissance "du droit de tous les Etats de la région à vivre en paix". Parce qu'il équivaut à ses yeux à la recon­ naissance de l'Etat d'Israël, le Baath rejette le plan, qu'il juge "incompatible avec sa stratégie". La Syrie entraîne dans son sillage les pays du Front de la Fermeté. L'affaire divise profondément le monde arabe. En décidant à la dernière minute de ne pas participer au 12ème Sommet arabe de Fès, Hafez el Assad torpille définitive­ ment le plan Fahd (novembre 1981). Il montre aussi que la Syrie a le pouvoir de bloquer toute initiative qui lui déplaît. Le président imprime alors à sa politique un net raidissement. La presse tire à boulets rouges sur les Etats-Unis et sur l'Europe. La France et la Grande-Bretagne adoptent, écrit al Baath, "une attitude identique à celle des Américains, hostile à la Nation arabe" (6 octobre). La détérioration des relations avec la France est un élément nouveau. A Damas comme dans d'autres capitales arabes, on a ac­ cueilli avec inquiétude l'élection d'un président socialiste à Paris. Les amitiés du PS français avec Israël sont bien connues et la volonté de la France de jouer un rôle au Liban, au titre d'une longue tradition de rapports privilégiés, ne peut que déplaire à la Syrie. Pour Damas, la France n'a aucun droit au Liban. Les attaques que porte la presse sy­ rienne montrent qu'une offensive est lancée pour dissuader Paris de toute initiative. Aussi, lorsque l'ambassadeur français à Beyrouth, Louis Delamare, est tué dans un attentat (4 septembre), nombreux sont ceux qui y voient une responsabilité syrienne. Quoi qu'il en soit, les relations entre Paris et Damas entrent dans une période de tension. Bien que vindicative, la Syrie n'en demeure pas moins en position de faiblesse face à Israël. L'annexion par le gouvernement israélien du Golan conquis en 1967 en est un bon exemple. Dans ce territoire

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d'où la quasi-totalité de la population a été expulsée, 24 colonies de peuplement ont été fondées par les occupants, faisant passer la population israélienne sur le plateau au même niveau que la popula­ tion syrienne restante (essentiellement druze). La décision de Tel Aviv de rattacher officiellement le Golan à Israël (14 décembre 1981) ne change pas grand-chose dans les faits. Damas a demandé la réu­ nion du Conseil de Sécurité mais a spécifié que la Syrie "est toujours liée par le cessez-le-feu", montrant par là qu'elle n'entend pas se lan­ cer dans une aventure militaire. Les Etats-Unis, après s'être dits mé­ contents et inquiets, opposent leur veto à une résolution jordanienne prévoyant des sanctions contre Israël. La Syrie, sans illusion sur d'éventuelles mesures de rétorsion, n'en obtient pas moins un vote de l'Assemblée Générale de l'ONU demandant aux Etats membres "des sanctions globales" contre Israël, "pour l'isoler totalement et dans tous les domaines" (5 février 1982). Israël dénonce pour sa part la Syrie "qui assassine tous les jours des centaines de ses propres citoyens opposés au cruel régime du Baath" (I. Shamir, 9 février). Tandis que se déroulent ces vaines batailles juridiques, dans le Golan annexé les druzes commencent une grève illimitée pour protester contre l'application de la loi israélienne. LA GUERRE AU LIBAN Annexion du Golan par Israël, insurrection des Frères musulmans à Hama, intensification des combats au Liban,... Pour le Baath, tous ces développements s'inscrivent dans ce qu'il appelle "l'après Camp David". Leur suite logique, comme tout l'indique, devrait être une attaque israélienne de grande envergure contre la Syrie. "Le poids politique de l'OLP a déjà été partiellement neutralisé, an­ nonce clairement le ministre israélien de la Défense, Ariel Sharon. Mais ce n'est pas assez. Nous devons agir pour sa destruction défini­ tive, et cela seulement permettra l'achèvement du processus de Camp David" (3 juin 1982). Tout est prêt pour l'intervention. La rup­ ture du cessez-le-feu avec les Palestiniens et des attentats en Europe contre des diplomates israéliens seront les prétextes invoqués. Le 6 juin 1982 Tel Aviv déclenche l'opération "Paix en Galilée". Une semaine après le début de l'offensive, les Israéliens sont dans la ban­ lieue de Beyrouth, bombardent la capitale et s’emparent du Chouf, le fief des Jounblatt et du PSP. Et les Syriens ? Dès les premiers jours de l'opération, un porte-parole militaire israélien a déclaré: "L'armée syrienne ne sera pas attaquée sauf si elle attaque nos forces". Mais les deux armées ne peuvent éviter d'être en contact. Dès le 7 juin des 268

affrontements aériens et terrestres sont signalés. Le lendemain la Syrie annonce que la banlieue de Damas a été bombardée. Israël ne confirme pas mais annonce avoir détruit les batteries de SAM dans la Béqaa. Le 9 juin se déroule au-dessus du Liban la plus grande ba­ taille aérienne israélo-syrienne depuis 1973. Radio-Damas diffuse des marches militaires tandis que dix classes de réservistes sont rappe­ lées. Trois jours plus tard Hafez el Assad enjoint à ses troupes de "combattre jusqu'au dernier homme". Mais le lendemain la Syrie accepte le cessez-le-feu proposé par Israël!... En cinq jours les Syriens ont été refoulés au Nord de la route Beyrouth-Damas et ont vu leur dispositif anti-aérien anéanti dans la Béqaa. 5.000 de leurs soldats sont encerclés dans Beyrouth et 149 sont prisonniers. Damas reconnaît aussi la perte de 60 avions (les Mig 25 et 27 n'ont pas été engagés). Les palestino-progressistes en arrivent à se demander si les Syriens n'ont pas esquivé les combats et portent contre eux de graves accusations. En fait, l'opération "Paix en Galilée" a placé les Syriens devant un dilemme: ou bien les Israéliens font au Liban une manoeuvre de diversion, prélude à une attaque massive et directe contre la Syrie; ou bien c'est au Liban qu'ils désirent en découdre. Les dirigeants baathistes optent pour la première éventualité. Dès lors le Liban est un piège dans lequel il ne faut à aucun prix se laisser prendre. Même si ces considérations tac­ tiques et stratégiques sont valables, ce sont là des subtilités qui ne touchent guère l'opinion publique. Pour elle, le constat est qu'en cinq jours l'armée syrienne a battu en retraite, que ces soldats sont encer­ clés dans Beyrouth et que ses missiles ont été prestement réduits au silence. Israël, qui a commencé le siège de la capitale libanaise, pose ses conditions: ses forces ne quitteront le pays qu'après le départ des Palestiniens et des Syriens et après la signature d'un traité de paix entre Beyrouth et Jérusalem. Damas y voit la confirmation de ses analyses: les Etats-Unis et Israël poursuivent "/a dynamique de Camp David". Jamais la complicité entre les deux pays n'a été aussi par­ faite. Le Secrétaire d'Etat Alexander Haig n'a-t-il pas déclaré que toutes les forces étrangères doivent quitter le Liban, y compris les Syriens, "qui occupent ce pays depuis trop longtemps" (13 juin)? Réunie trois jours plus tard, la Direction du Baath se déclare favora­ ble au projet d'envoi d'une force multinationale mais refuse toute autre concession. Signe de leur nouvelle détermination, les Syriens ne cèdent plus de terrain mais font face à l'adversaire. En contour­ nant Beyrouth par l'Est, les Israéliens ont fait leur jonction avec les Forces Libanaises et c'est ensemble qu'ils affrontent palestinoprogressistes et Syriens. Des voix s'élèvent, parmi les chrétiens, 269

contre cette alliance et ses conséquences pour l'avenir de la commu­ nauté chrétienne dans le monde arabe. Mais que fait-il, ce monde arabe, alors que la moitié du Liban est occupée par Israël et que Yasser Arafat et les chefs du camp progressiste sont encerclés et bombardés dans Beyrouth-Ouest ? Rien, ou presque. Le Baath ira­ kien a offert de mettre fin à sa guerre contre l'Iran pour "concentrer ses efforts sur l’ennemi sioniste". Les Syriens ne répondront pas à cette offre que l'on sait irréalisable. L'Egypte, pour sa part, s'en prend à Hafez el Assad qu’elle accuse d'avoir conclu "une entente cordiale" avec Israël pour expulser les Palestiniens du Liban. Si l'on excepte des manifestations dans les territoires occupés, le monde arabe paraît frappé de paralysie. L'Arabie Saoudite, où le roi Fahd a succé­ dé au roi Khaled brusquement décédé, organise alors un conseil res­ treint de la Ligue arabe à Taëf le 30 juin. Etonnante réunion dont Béchir Gémayel est la vedette: seul responsable en position de force dans une assemblée de vaincus, le chef phalangiste peut se permet­ tre d'opposer un non catégorique à toute solution incluant d'une façon ou d'une autre une présence palestinienne au Liban. Dans Beyrouth-Ouest assiégé, bombardé et dans l'attente d'un as­ saut, le choc de la défaite a fait évoluer les mentalités. La gauche li­ banaise ne veut plus connaître les Palestiniens. "La direction de i'OLP, déclare Walid Jounblatt, doit faire face aux réalités: elle doit quitter Beyrouth" (24 juin). Cette évolution des esprits a bien évi­ demment été perçue à Damas et les Syriens observent également avec dépit que Libanais et Palestiniens se tournent désormais vers Washington pour trouver la solution du problème. La Syrie est donc bien hors jeu au Liban. Présente encore militairement, elle a été poli­ tiquement évincée et ne pèse plus d'aucun poids. Ses alliés et amis d'hier ne la connaissent plus. Une semaine a suffi pour infliger au président Hafez el Assad ce camouflet. Les tractations en cours pour organiser l'évacuation des combat­ tants de Beyrouth n'empêchent pas les Israéliens de chercher à élimi­ ner physiquement les Palestiniens et leur chef Yasser Arafat. Commencés le 10 juillet, les bombardements intensifs de la partie Ouest de la capitale atteignent un paroxysme les 28 et 29 juillet. "La machine emballée devient folle", comme l'écrit Le Monde (29/7/1982). En écrasant sous les bombes au phosphore et à fragmentation la moitié de la ville, le Premier ministre Menahem Begin, prix Nobel de la paix, s'attire la réprobation internationale. Mais c'est là un risque qu'lsraël estime pouvoir prendre. En dépit de ses relations privilé­ giées avec Moscou, Damas fait comme tout le monde et entre en contact avec Washington. Recevant le 24 juillet une délégation de parlementaires américains, Hafez el Assad déclare: "Nous voulons la 270

paix, avec dignité et sincérité (...). Nous espérons que les Etats-Unis joueront leur rôle, en tant que grande puissance". Après avoir d'abord refusé d'accueillir sur son, sol les Palestiniens évacués, la Syrie finalement donne son accord (10 août). Le même jour Israël accepte également le principe de l'évacuation de la ville mais n'en continue pas moins ses bombardements quotidiens, qui font plus de 500 morts dans la seule journée du 12 août 1982! Le président Reagan envoie alors un avertissement au Premier ministre israélien. Mais depuis longtemps déjà on fait peu de cas à Jérusalem des remontrances américaines et M. Begin ordonne un nouveau bombardement sur Beyrouth, le 15 août, pendant 11 heures d'affilée. Finalement, l'évacuation commence le 21 août. Officiellement, 2.000 soldats syriens, 2.630 Palestiniens de l'ALP et 11.000 fedayin de di­ verses organisations quittent Beyrouth. Plus de la moitié des Palestiniens prennent le chemin de la Syrie où ils s'installent d'abord au Sud-Est de Damas. Le 25 août débarquent à Beyrouth des troupes françaises, américaines et italiennes de la Force d'interposition demandée par le gouvernement libanais. Nombreux sont les Libanais qui considèrent alors qu'une page se tourne dans leur pays. Les Palestiniens sont partis. Les Américains, qui ont pris les choses en mains, finiront bien par obtenir le départ des Israéliens et des Syriens. D'ailleurs, le nouveau président est un homme à poigne qui saura se faire respecter. Les députés ont en effet élu, en août 1982, Béchir Gémayel, l'homme qui défia les Syriens et qui se fit l'allié des Israéliens. Le problème libanais en voie de règlement, la Résistance palestinienne disloquée, le monde arabe paralysé: Washington juge les conditions favorables pour présenter le "plan Reagan". Israël devra renoncer à annexer les territoires arabes et les Palestiniens jouiront en Cisjordanie et à Gaza d'une autonomie qui ne débouchera en aucun cas sur un Etat indépendant. C'est dans ce contexte que s'ouvre à Fès le 13ème Sommet arabe, le 6 septembre 1982. C'est le Sommet d'un monde arabe apa­ thique, simple assemblage géographique dénué de toute conscience politique. La Syrie a toutes les raisons de craindre ce qu'elle nomme "une solution capitularde" mais elle n'est pas en mesure de s'y oppo­ ser, elle qui ne sort pas grandie de l'aventure libanaise. Les critiques sur sa conduite persistent. Yasser Arafat déclare, dès l'ouverture, qu'au Liban, "ce sont les Palestiniens qui ont sauvé l'honneur des Arabes"\ Se sachant en position de faiblesse, Hafez el Assad choisit d'attaquer et met en garde ses pairs contre les dangers qu'il y a "à conclure la paix en position d'infériorité". D'ailleurs, Israël a déjà rejeté le plan Reagan et poursuit l'implantation de colonies dans les territoi­ res occupés. Le Sommet adopte en conséquence l'ancien plan Fahd 271

modifié, dit plan de Fès, prévoyant le retour aux frontières de 1967 et la création d'un Etat palestinien indépendant. Considérant que c'est là un moindre mal et que ce plan a aussi peu d'avenir que les précé­ dents, la Syrie ne s'y oppose pas. Quand est abordée la délicate question libanaise, Hafez el Assad intervient d'entrée pour r.éfuter toute analyse qui mettrait ses troupes sur le même pied que les forces israéliennes. L'armée syrienne au Liban n'est pas, elle, une armée d'occupation. Elle ne fera d'ailleurs aucune difficulté, souligne le président, pour s'en retirer dès que les Israéliens auront évacué le pays. Le gouvernement libanais a décidé de ne pas renouveler le mandat de la Force arabe de dissuasion (FAD) ? Soit, répond-on à Damas, mais il est hors de question de se conformer à cette décision, puisque les autorités libanaises sont les otages de l'occupant israélien. Le Sommet prend bonne note des bonnes dispositions syriennes et demande aux gouvernements de Beyrouth et de Damas d'entamer des négociations sur le sujet. Les pays du Golfe font également comprendre à Hafez el Assad qu'ils ne sont plus disposés à soutenir financièrement la FAD, celle-ci étant devenue essentiellement syrienne. Au plus fort de la guerre au Liban, la Syrie et l'Irak n'ont cessé de s'affronter verbalement. Dans ces conditions, les deux chefs d'Etats baathistes ne pouvaient manquer de se heurter violemment durant ce Sommet. Saddam Hussein fait valoir que ses troupes combattent l'Iran pour la défense de l'arabisme et que, en tant que "gardien du front de l'Est', l'Irak est en droit de recevoir l'aide de tous les pays arabes. Hafez el Assad répond qu'il ne saurait faire les frais d'une guerre dont l'initiative ne lui revient pas et dont le déclenchement a été une grave erreur. Mais les payé du Golfe, pour qui une défaite irakienne face à l'Iran aurait de fâcheuses conséquences, sont atten­ tifs aux appels de Bagdad et sous leur impulsion le Sommet proclame son soutien à l'Irak. Au soir du 8 septembre, Hafez el Assad se retire de la réunion, prétextant la fatigue. Le lendemain il n'est toujours pas là mais la délégation syrienne, rompant avec l'esprit de conciliation dont elle a fait preuve jusqu'alors, revient sur ce qui a été décidé et remet tout en question, notamment le soutien à l'Irak. On voit dans la manoeuvre une ultime tentative d'obtenir une aide financière accrue pour la Syrie, en échange d'un peu plus de compréhension. Le 13 septembre, Hafez el Assad fait le compte rendu des travaux du Sommet devant le Comité central du FNP. La Syrie n'a pas rem­ porté de victoire mais elle a su éviter "la capitulation". Cette façon de présenter les choses ne peut masquer la perte d'influence de Damas sur la scène régionale. Cela est particulièrement sensible au Liban. La Syrie, qui disait en défendre l'arabité, a échoué. Le Liban lui 272

échappe comme il échappe au monde arabe. Le Liban des Kataëb, alors au faîte de leur puissance, regarde résolument vers Washington, fort de l'engagejnent de l'Occident à ses côtés, comme en témoigne la présence de la Force Multinationale à Beyrouth. Pourtant, sur l'insistance des Américains, cette Force rembarque à la hâte le 13 septembre 1982. Le lendemain, un attentat détruit la per­ manence Kataëb d'Achrafieh, à Beyrouth-Est. Un attentat de plus, à ceci près que parmi les 24 morts figure le président de la République, Béchir Gémayel! Qui est responsable, Israël ou la Syrie1 ? Les deux pays avaient autant de raisons de vouloir éliminer le nouveau président. Pour Israël, l'allié d'hier avait des exigences qui ne s'accordaient plus très bien avec la stratégie sioniste et ne montrait plus guère d'empresse­ ment à signer un traité de paix. Pour Damas, Béchir Gémayel, fort de l'appui américain, était de taille à soustraire le Liban à toute influence syrienne. Quoi qu'il en soit, la Syrie ne fait pas mystère de ses senti­ ments. Seul pays, avec l'Iran, à ne pas désapprouver l'assassinat, elle explique que B. Gémayel a été tué "tout simplement parce qu'il était le candidat des chars israéliens et parce qu'il a traité avec l'ennemi sioniste" (al Baath 15 septembre). Le 21 septembre Amine Gémayel, frère de Béchir, est élu président de la République libanaise. Beaucoup moins marqué à droite, beaucoup moins engagé dans la collaboration avec Israël et plus politique que militaire, le nouveau président reçoit dès le lendemain un télégramme de félicitations signé Hafez el Assad... Le soir même de l'attentat contre Béchir Gémayel, l'armée israé­ lienne pénètre dans Beyrouth-Ouest. Le ratissage systématique commence, avec arrestations et perquisitions dans toutes les perma­ nences des partis de gauche. Le lendemain, les camps palestiniens de Sabra et Chatila, dans la banlieue de Beyrouth, sont encerclés par les Kataëb et les Israéliens. Des centaine de morts seront dénombrés après les massacres de la population civile qui s'ensuivent. L'émotion dans le monde est considérable. On cherche des responsables et on se demande pourquoi la Force Multinationale est repartie aussi vite, laissant les camps palestiniens sans la moindre protection face à leurs ennemis. Les Etats-Unis exigent le retrait immédiat des forces israéliennes de Beyrouth-Ouest. En Israël même, les critiques s'am­ plifient contre ce qu'on appelle 7a sale guerre du Liban", qui ternit l'image du pays devant la communauté internationale. Cette avalan­ che de catastrophes qui se sont abattues sur le Liban a au moins l'avantage de générer un consensus en faveur d'Amine Gémayel. La gauche n'est pas mal disposée à son égard et dans le camp chrétien, le ralliement de Sulayman Frangié est une indication sur la future 273

politique de Damas. Le président obtient le retrait des Israéliens de Beyrouth-Ouest et le retour de la Force Multinationale. Le 30 septem­ bre il procède avec une certaine solennité à la réunification officielle de la capitale. Du 18 au 24 décembre 1982 le Comité Central du Baath tient sa 6ème session et fait le ppint sur la situation dans tous les domaines. L'invasion israélienne au Liban a coûté à la Syrie 1.000 morts, 88 avions, 116 chars (500 selon des sources non officielles) et les batte­ ries SAM installées dans la Béqaa. La défaite militaire ne semble pas avoir eu de conséquences internes, ni dans l'armée ni dans le parti. En revanche, sur le plan des relations extérieures, le pouvoir subit les effets de son revers. Les adversaires de la Syrie (c'est à dire à peu près tous les pays arabes!) ne sont pas mécontents du camouflet in­ fligé à Damas, qui diminue sensiblement son influence. En quelques jours, Hafez el Assad a vu réduits à néant ses efforts pour faire de son pays une pièce indispensable sur l'échiquier régional. Evoquant les pourparlers qui se déroulaient pendant le siège de Beyrouth, le président révèle: "Nous n'étions même pas informés des consulta­ tions qui avaient lieu (...). Personne ne nous a mis au courant de ce qui se passait'. Ces propos à la fois amers et piteux illustrent à quel point la Syrie a été marginalisée. Il existe toutefois, dans ce tableau très sombre, des éléments que le président juge intéressants. Il ob­ serve ainsi que les relations entre les Israéliens et les autorités liba­ naises se dégradent et que la résistance à l'occupation se développe rapidement dans le Sud. L'attentat contre le QG de Tyr a fait 75 morts parmi les soldats israéliens (12 novembre). D'ailleurs, la situation sur le terrain se détériore partout et les Israéliens y contribuent en jouant d'une communauté contre l'autre. On observe aussi à Damas que la gauche libanaise renoue ses liens avec le Baath et qu'il y a là de quoi reconstituer, avec les chrétiens de S. Frangié, une nouvelle coalition politique favorable à la Syrie. La presse israélienne ne s'y trompe pas qui constate que "le nouveau pouvoir libanais ne semble pas répondre aux désirs d'Israël mais paraît au contraire se tourner vers la Syrie" (Jérusalem Post 30/9/1982). L'année 1982 a été dure pour le Baath. Un malaise grandissant dans le parti, une insurrection à Hama qui s'achève en massacre et enfin une défaite militaire au Liban. Pourtant, le régime surmonte ces épreuves les unes après les autres, en tirant même certains avanta­ ges: l'écrasement de l'opposition islamique a soulagé la pression que cette dernière exerce depuis cinq ans sur le Baath et les menaces américaines et israéliennes permettent de refaire l'unité autour du pouvoir. Il reste que la Syrie est en bien mauvaise posture pour s'op­ poser à la vaste offensive diplomatique dont le but sera de modeler la 274

région selon 'l'esprit de Camp David". Washington ne perd pas de temps et organise des négociations tripartites libano-israéloaméricaines dans le but de cpnclure un traité de paix entre Beyrouth et Jérusalem. Comment te Baath pourra-t-il s'op*poser à cette issue tant redoutée ? LA RUPTURE AVEC L'OLP Dans l'esprit des dirigeants baathistes, l'évacuation des fedayin de Beyrouth devait conduire à l'installation officielle de l'OLP à Damas. Mais Yasser Arafat redoute la tutelle syrienne. La façon dont s'orga­ nise la Résistance après l'exode libanais révèle les choix et les affini­ tés de ses composantes. Y. Arafat, le Fath', la Direction politique de l'OLP et son Comité Exécutif s'installent à Tunis. Le FLA (Baath pro­ irakien) s'établit bien évidemment à Bagdad et quatre organisations choisissent Damas: Le FPLP de Georges Habache, le FDLP de Nayef Hawatmeh, le FPLP-CG d'Ahmed Jibril et le FLPP de Samir Ghoche. Yasser Arafat tient manifestement à contrebalancer l'influence sy­ rienne. Il a renoué des contacts avec l'Egypte et conclu un accord avec la Jordanie pour une action politique commune. Ces manoeu­ vres provoquent la colère de la Syrie. Le numéro deux de l'OLP, Abu Jihad, rétorque que "l’indépendance palestinienne est indispensable" et en profite pour rappeler perfidement que la Syrie, aujourd'hui si dé­ terminée, ne s'est pas engagée "avec sérieux" au Liban contre les Is­ raéliens. Damas a tout de même la satisfaction de voir les organisa­ tions qui lui sont favorables décider, lors d'une réunion en Libye en janvier 1983, le rejet du plan Reagan et de toute formule qui ferait de la Jordanie le représentant du peuple palestinien. Un réel mécontentement existe au sein même du Fath'. Il s'ex­ prime au cours d'une réunion tenue à huis clos le 27 janvier à Aden. Le colonel Saïd Abu Moussa, commandant en second des forces palestiniennes au Liban, se livre à une critique de la politique de Y. Arafat. La ligne suivie, dit-il, manque de clarté et il faut cesser tous contacts avec des personnalités israéliennes. Il exige enfin une auto­ critique des chefs militaires et de leur stratégie qui a conduit à l'évic­ tion de Beyrouth. Ses questions dérangeantes seront écartées par le Conseil National Palestinien (CNP) qui se tient à Alger le 14 février et adopte la ligne modérée de Y. Arafat. Alors que les voies suivies par le Baath et le chef de l'OLP divergent de plus en plus, les Syriens ap­ prennent avec satisfaction la suspension des négociations entre les Palestiniens et la Jordanie. Les deux parties n'ont pu se mettre d’accord sur une participation conjointe à des futures négociations 275

avec Israël, dans le cadre du plan Reagan (10 avril). Cette rupture rend possible une réconciliation entre Damas et l'OLP. La position du Baath est explicitée par Mohammed Haydar, membre de la Direction Nationale, dans une déclaration à Eric Rouleau: "Yasser Arafat, dit-il, s'imagine que sa cause est exclusivement palestinienne et que notre rôle à nous, Arabes, consiste à le soutenir les yeux fermés. Or la Palestine est la raison d'être de notre combat et nous avons le droit, surtout après les lourds sacrifices que nous avons consentis, de dis­ cuter, de contester, et même de nous opposer à telle ou telle action de l'OLP (...). Il est à la limite du supportable que Y. Arafat refuse de coordonner sa position avec celle de la Syrie" (Le Monde 5/5/1983). On ne saurait être plus clair. Le 3 mai Yasser Arafat est reçu à Damas et on semble s'acheminer vers une normalisation des rap­ ports. Un comité mixte Baath-OLP est formé deux jours plus tard. Mais à cette date la duplicité syrienne a déjà éclaté au grand jour. Damas en effet est en contact étroit depuis plusieurs mois avec les cadres du Fath’ opposés au chef de l'OLP. Le mécontentement est réel contre les dirigeants palestiniens, que certains disent "corrompus et politiquement finis". Il est toutefois difficile d'en appré­ cier l'ampleur exacte car les Syriens l'exploitent et l'attisent. Abu Moussa, Abu Salah et d'autres ont rassemblés leurs troupes dans la Béqaa. Il y aurait là 25.000 combattants, encadrés par l'armée syrienne. Le 12 mai les contestataires passent à l'attaque contre les fedayin fidèles à l'OLP. Le 18 juin, les forces dissidentes évincent leurs adversaires de plusieurs positions et on dit que des blindés syriens leur prêtent main forte. Yasser Arafat envoie alors des mes­ sages à tous les chefs d'Etats arabes, leur signalant "un grave tour­ nant dans l'attitude syrienne" (21 juin) et le Baath irakien proclame son soutien à l'OLP, invitant la Ligue arabe à "faire avorter le complot syro-libyen contre la Résistance". Désireux de crever l'abcès, Arafat regagne précipitamment Damas et condamne l'attitude des autorités. Le lendemain 24 juin ces mêmes autorités, trouvant "calomnieux" les propos qu'il a tenus, lui donnent deux heures pour quitter la Syrie. Cette expulsion est un tournant dans la crise. Le FPLP et le FDLP la regrettent. Al Baath parle "d'une mesure qui s'imposait pour faire échec au complot fratricide" et l'éditorial du journal explique en détail la position du parti. Les arguments traditionnels sont repris: "la Syrie, y lit-on, n'a de leçon à recevoir de personne quant à son engagement et aux sacrifices consentis". Mais en plus, des accusations précises sont formulées à l'encontre de Y. Arafat, "tenant de la ligne dévia­ tionniste, celle des partisans des discussions et des compromis avec l'impérialisme". Pendant l’invasion de Beyrouth, le chef de l'OLP "n'a 276

jamais cessé d’entretenir des relations avec Le Caire et Washington, mais pas avec Damas, alors que le régime égyptien est le principal responsable de l’invasion du Liban!". Puisque Yasspr Arafat engage la Résistance dans la voie du compromis et rejoint les instigateurs du complot de Camp David, le Baath considère qu'il est de son devoir d'intervenir pour faire échec à cette trahison. Hafez el Assad précise la position syrienne en expliquant devant l'Assemblée du Peuple: "le conflit israélo-arabe est un conflit national et aucune partie, même l’OLP, n’a le droit de l'aborder d'une façon indépendante" (29 juin). Damas a adressé un ultimatum aux arafatistes pour qu'ils éva­ cuent la Béqaa. En position difficile, le chef de l'OLP est néanmoins déterminé à résister. Il se replie avec ses fidèles à Tripoli, où il ins­ talle son QG. Voilà qui fait l'affaire des Syriens. La capitale du Nord du Liban cause en effet à ces derniers d'interminables difficultés, depuis qu'ils l'ont occupée en 1976. Bien que bénéficiant de l'aide des Chevaliers Rouges, milice de 20.000 alaouites, l’armée syrienne se heurte à une coalition formée de quelques partis de gauche, comme le Baath pro-irakien, et surtout des intégristes islamiques du Tawhid el Islami, mené par Cheikh Saïd Chaaban et lié aux Frères musulmans syriens. Combattre ouvertement ces sunnites libanais à Tripoli peut nuire aux bons rapports qu'entretient Damas avec les sunnites de Beyrouth. La dissidence palestinienne pourrait fournir un prétexte d'intervention. Le 28 juillet 1983 les troupes syriennes ont abandonné leurs posi­ tions dans la cité pour se rassembler dans la banlieue. Profitant de cette circonstance inespérée, les islamistes du Tawhid se sont rendus maîtres de Tripoli, après en avoir éliminé les organisations rivales. C'est donc dans cette ville aux mains des intégristes que Y. Arafat et ses collaborateurs s'installent le 17 septembre. Voilà six mois que le plan d'Hafez el Assad se développe, lentement, avec précision. Le dernier round est en passe de se jouer à Tripoli. Le président joue gros jeu. A mesure que se poursuivent les combats, la Syrie fait de plus en plus figure d'accusée sur la scène arabe et le crédit de Yasser Arafat se renforce parmi les Palestiniens. Les organisations pro­ syriennes elles-mêmes commencent à trouver que le chef de l'Etat va trop loin. Celui-ci n'en poursuit pas moins son action, en profitant de l'apathie du monde arabe et d'un brusque regain de tension à Beyrouth (voir plus loin). A Tripoli c'est la mobilisation générale. Y. Arafat lance des appels à l'aide. "Les Syriens, dit-il, ont un plan qu'ils veulent mener jusqu'au bout: réduire l’OLP à être un pion sur leur échiquier, à être, comme la Saïqa, l’appendice du Baath. Il n’en sera jamais ainsi!". Tandis que l'artillerie des dissidents palestiniens pilonne les positions des 277

loyalistes, Hafez el Assad refuse de recevoir les diverses délégations arabes en mission de médiation. Ce qui se passe à Tripoli, dit-il, est une affaire "entre Palestiniens". La Syrie non seulement n'y participe pas, mais en plus est "strictement neutre" (!). En une période où les risques d'affrontements directs avec les Etats-Unis et Israël n'ont jamais été aussi grands,' le président à d'autres préoccupations et "n'a pas de temps à perdre"! Alors que la présence de l'armée syrienne au siège de Tripoli est attestée, tous les dirigeants baathistes réaffirment donc, avec le plus grand cynisme, leur non ingérence dans cette affaire. Rapidement conclue, la manoeuvre syrienne pouvait réussir. Mais la résistance acharnée de ses troupes permet à Yasser Arafat de mobiliser une partie de l'opinion arabe. Des manifestations éclatent dans les territoires occupés contre les agissements de Damas et les pays du Golfe font connaître leur soutien au chef de l'OLP. En Syrie même le PCS demande l'arrêt des combats. Les réactions internatio­ nales se multiplient. Hafez el Assad comprend qu'il est devenu urgent de calmer le jeu: il souscrit aux efforts de médiation du Koweit et une trêve s'instaure le 8 novembre. Puis les combats reprennent peu à peu, au cours desquels les dissidents marquent des points. Les Syriens maintenant leurs exigences, à savoir le départ du chef de l'OLP pour éviter à la population de Tripoli les épreuves d'une guerre, Yasser Arafat quitte finalement la ville le 20 décembre 1983, par mer, sous la protection de la marine française. Abu Jihad commente: "Notre départ du Liban Nord restera une marque indélébile sur le front d'Hafez el Assacf'2. La Syrie a gagné: les Palestiniens du Liban sont désormais dans sa ligne. Mais ce succès n'est que partiel. Le vieux rêve de Damas de placer la Résistance sous son autorité exclusive n'est pas réalisé. Il faudrait pour cela briser l'OLP, un objectif que la dissidence au sein du Fath' n'a pu atteindre. Après avoir quitté Tripoli, Yasser Arafat se rend... au Caire, où il s'entretient avec le président Moubarak, au grand dam des Syriens. Son intention est de créer un nouvel équilibre dans la région, profitable à l'OLP, en réintégrant l'Egypte dans la fa­ mille arabe. En réplique à ces manoeuvres, le Baath se dit seul rem­ part face à "l'américanisation de l'Orient arabe" et proclame son droit et son devoir d'intervenir partout où la Nation arabe est menacée. L'offensive contre l'OLP s'inscrit dans cette stratégie. Le plus éton­ nant est qu'elle ait pu se développer alors même que la Syrie est en­ gagée au Liban dans un affrontement à haut risque avec Israël et les Etats-Unis.

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LE RETOUR EN FORCE DE LA SYRIE AU LIBAN

La fin de l'année 1982 est marquée au Libari par une recrudes­ cence des combats. Tandis que la Force Multinationale, rappelée quinze jours après son départ, prend position avec difficultés, que la violence règne à Tripoli et dans le Chouf, et que les opérations anti­ israéliennes se développent au Sud, les Syriens achève de reconsti­ tuer leur potentiel militaire. L'éventualité d'une nouvelle attaque israé­ lienne, "pour en finir*' avec la Syrie au Liban et parfaire les résultats de l'invasion de juin 1982, est tenue pour certaine à Damas. Le pays tout entier est sur le pied de guerre. Des réservistes ont été rappelés et des renforts envoyés au Liban. Le Baath semble avoir réussi à mobiliser l'opinion et à refaire l'unité autour de lui, face à la menace extérieure. Après l'attentat contre son ambassade à Beyrouth (10 avril 1983), qui a fait 63 morts dont 17 Américains, Washington accuse l'Iran et les chiites libanais et évoque aussi la responsabilité de Damas. Al Baath rétorque qu'en présentant la Syrie comme le centre du terro­ risme international, on prépare l'attaque israélienne. En frappant la Syrie et l'OLP, écrit le journal, le terrain sera prêt pour l'instauration de la "pax hebraïca" dans toute la région. Par ses déclarations de fermeté, la Syrie compense son impuissance à agir sur les négocia­ tions tripartites israélo-libano-américaines. "Le Liban a une occasion historique unique, déclare Itzhak Shamir le 14 janvier 1983, de se li­ bérer de la pression qui lui est imposée par les pays arabes et de mettre fin à l'état de guerre avec Israëf. Tel Aviv considère que le traité de paix avec Beyrouth est à sa portée. Jamais les conditions n'ont été aussi favorables. Le président Amine Gémayel suit les traces de son frère assassiné et joue la carte américaine sans hésita­ tion. Il compte fermement sur l'aide de Washington pour obtenir le re­ trait de toutes les forces étrangères, même si le prix à payer est un traité de paix avec Israël. Le président se sent suffisamment fort pour dissoudre, le 31 mars, le commandement de la FAD, sans en référer à Damas. Sur les conseils des Américains, le gouvernement libanais reprend néanmoins le dialogue avec la Syrie. Le ministre des Affaires étran­ gères vient informer le président Hafez el Assad du contenu du futur accord israélo-libanais, qui stipule notamment la fin de l'état de guerre et la création d'une "région de sécurité" au Sud (sur presqu'un tiers du pays!). La réponse syrienne est publiée le même jour (13 mai) et ne laisse planer aucune ambiguïté: "Ce projet d'accord a été imposé au Liban par les Etats-Unis et Israël (...). Il lèse la souverai­ neté et l'indépendance du Liban, il rompt ses engagements arabes. 279

Enfin il nuit à la sécurité de la Syrie et de la Nation arabe". C'est donc le rejet pur et simple d'un accord "qui fait passer le Liban du statut d’Etat arabe à celui de protectorat israélien". Cette opposition absolue de la Syrie n'empêche aucunement la signature, le 17 mai 1983, de l'accord israélo-libanais. Il aura fallu 138 jours de négociation pour aboutir à ce qui doit incontestablement être considéré comme une grande victoire pour Israël et les Etats-Unis. Après l'Egypte, le Liban signe la paix. La dynamique de Camp David se poursuit. L'accord du 17 mai consacre la défaite syrienne, défaite désormais à la fois militaire et politique. Le Baath irakien condamne lui aussi sévèrement l'accord israélolibanais. Seule l'Egypte s'en réjouit et lui apporte "son soutien totaf. Les Américains sont optimistes. Lors d'un entretien de cinq heures, George Schultz explique à Hafez el Assad que ce document n'est pas dirigé contre la Syrie. Le Secrétaire d'Etat américain ne réussit pas à convaincre son interlocuteur. "Ceux qui croient que la Syrie acceptera un tel accord sont dans l'erreur et doivent avoir perdu l'esprit, expli­ que le président au Secrétaire de la Ligue arabe. Evoquant la fa­ meuse "zone de sécurité" exigée par Israël, Hafez el Assad remarque "qu'elle s'approche jusqu'à 23 ou 24 km de Damas alors qu'elle est éloignée de 200 km de Tel Aviv!". "L'histoire de Damas, ajoute-t-il, est celle des Arabes et des musulmans et cette ville doit être par consé­ quent défendue par tout Arabe et tout musulman (...). La Syrie désire un Liban indépendant et unifié, et non pas un Liban israélien unifié" (déclaration du 28 juin). Mais le président Amine Gémayel ne craint plus les réprimandes syriennes. Le soutien des Etats-Unis, à la fois diplomatique et militaire, lui est acquis et l'opposition, musulmane et chrétienne, anéantie par sa défaite, ne constitue plus une menace. Des soldats américains, français, italiens et anglais stationnent au Liban, dans le cadre de la Force Multinationale, et les marines améri­ caine et française croisent le long des côtes. Hafez el Assad ne sousestime pas ces éléments. Il n'en décide pas moins de développer sans tarder sa stratégie sur trois axes: fournir toute assistance aux fractions libanaises opposées à l'accord du 17 mai; combattre la pré­ sence américaine et européenne au Liban pour "désinternationaliser" la crise; et enfin obtenir un retrait israélien sans contrepartie. C'est là un programme ambitieux, compte tenu de la situation dans laquelle se trouvent les Syriens, isolés sur la scène arabe, dé­ considérés par une défaite militaire, évincés de Beyrouth, aux prises avec une forte opposition à Tripoli et engagés dans un conflit impopu­ laire contre les Palestiniens de Yasser Arafat. Leurs chances de mo­ difier la situation en leur faveur sont minimes. Toutefois la Syrie sait pouvoir bénéficier du soutien de l'URSS, en particulier depuis l'arrivée 280

au pouvoir (16 juin 1983) de louri Andropov. "Je ne permettrai à au­ cun pays au monde de menacer ia Syrie", a déclaré le nouveau Secrétaire du PCUS, qui a fait parvenir à Damgs conseillers et ar­ mements sophistiqués. IP faut aussi remarquer que l'accord israélolibanais du 17 mai est un cheval de bataille idéal, l'axe tout trouvé d'une nouvelle politique au Liban pour refaire le terrain perdu. La Syrie s'y emploie sans tarder. Elle multiplie les efforts pour rassem­ bler, à l'intérieur comme à l'extérieur du pays, les adversaires de l'ac­ cord. Le 23 juillet est formé le Front du Salut National (FSN), dirigé par Walid Jounblatt, Sulayman Frangié et Rachid Karamé. Nabih Berri, le chef de l'organisation chiite Amal, lui apporte son appui. Après cette victoire politique, la Syrie facilite les actions anti­ israéliennes au Sud, menées par les chiites et des formations pro­ syriennes (Baath et PSNS). Face à une situation difficile, les Israéliens ont adopté unilatéralement un plan de retrait de leur armée sur la rivière Awali. Contraire à l'accord du 17 mai, ce plan a pour effet de laisser les Kataëb seuls face aux druzes du PSP. Les Américains s'inquiètent. Leurs émissaires se succèdent à Damas pour connaître "les véritables conditions posées par la Syrie à son retrait du Liban". A ces interlocuteurs Hafez el Assad répond inlassablement que l'accord du 17 mai est inacceptable et que les Israéliens doivent se retirer sans condition. Washington constate avec amertume qu'il n’y a rien à tirer des Syriens et que les Israéliens sont peu coopératifs. Le vent est en train de tourner au Liban. L'armée libanaise et les Forces Libanaises (FL), ces deux remparts du président Amine Gémayel, sont la cible des alliées de Damas. La Force Multinationale (FM) a du mal à rester à l'écart des combats. Les "Marines" US es­ suient des tirs d'artillerie en provenance de la montagne surplombant la capitale et dans la banlieue de la ville ils sont attaqués par les mili­ ces d'Amal. Les Américains réagissent en dépêchant dans la région de nouveaux navires de guerre. Cela ne peut éviter aux Kataëb et à l'armée libanaise de battre en retraite devant les forces du PSP, d'Amal et des pro-nassériens, dont l'offensive générale est soutenue par l'artillerie syrienne. La France, dont le QG de Beyrouth a été bombardé, met la Syrie en garde. Les Etats-Unis demandent à Damas de cesser son appui à l'opposition libanaise et d'évacuer les combattants palestiniens qu'elle a fait revenir dans la Béqaa. Avec aplomb les Syriens nient toute participation sur le terrain. Ce qui se passe au Liban, disent-ils, est une affaire purement libanaise: les for­ ces nationalistes se dressent contre les autorités qui ont pactisé avec l'ennemi. D'ailleurs la Syrie ne s'emploie-t-elle pas à rechercher un cessez-le-feu, en s'associant à la mission de médiation entreprise par l'Arabie Saoudite ?! 281

Les alliés de Damas volent de victoires en victoires et sont sur le point de faire leurs jonction avec les forces de l'opposition à Beyrouth. L’alerte est chaude. Américains et Anglais envoient des renforts, en hommes et en matériel. Comme l'avaient souhaité les Syriens, Américains et Français de la FM s'engagent dans le conflit, en répli­ quant aux attaques dont ils sont l'objet. Dès lors c'en est fait de la Force Multinationale. De force d'interposition, elle devient alliée et protectrice d'un régime de plus en plus isolé. Les 17 et 19 septembre l'aviation américaine intervient dans la montagne libanaise, puis ce sont les canons des navires US qui entrent en action. Deux jours plus tard l'aviation française intervient à son tour. Radio-Damas se dé­ chaîne contre l'ingérence des Européens et des Américains dans les affaires arabes et les artilleries druze et syrienne pilonnent Beyrouth. Jamais au cours de son histoire la Syrie n'avait été aux prises de façon aussi directe avec les Etats-Unis. Le président Hafez el Assad joue gros jeu, même s'il a déjà fait ses preuves dans cette "stratégie du bord du gouffre" qu'il affectionne, comme l'a noté H. Kissinger. Cette fois-ci le risque est grand. Damas ne relâchant pas sa pression et Washington étant déterminé à réagir, la confrontation semble inévitable. Le 24 septembre le cuirassé New Jersey jette l'ancre devant Beyrouth et 400 nouveaux "Marines" en débarquent. Le même jour l'armée libanaise est défaite à Souq el Gharb et la route de la capitale est désormais ouverte aux forces du PSP et d'Amal. Puis soudain, le lendemain 25 septembre, le cessez-le-feu est proclamé. Ce répit in­ espéré est le résultat des efforts acharnés de la diplomatie Saoudite. Le roi Fahd fait remarquer "l'attitude positive" de la Syrie dans la re­ cherche de l'accord. Ce cessez-le-feu général qui doit déboucher sur "un dialogue nationaf' a été annoncé... à Damas. Quelle meilleure preuve trouver de l'ascendant que vient de reprendre la Syrie sur les événements libanais?! Alors que toutes les parties libanaises doivent se retrouver à Genève pour une conférence de réconciliation, la situation demeure précaire sur le terrain. Américains et Français sont toujours en butte au harcèlement "d'éléments incontrôlés". Aussi Ronald Reagan hausse-t-il le ton. Il accuse la Syrie de ne rien faire pour trouver une solution parce qu'elle considère que "le Liban lui appartient et que l'URSS appuie ses ambitions territoriales. L'inquiétude des Américains s'amplifie à mesure qu'ils sentent que se referme sur eux le piège libanais. Le 23 octobre 1983, deux attentats à la voiture sui­ cide sont commis, à trois minutes d'intervalle, contre les QG améri­ cain et français de Beyrouth: 241 morts américains et 58 morts fran­ çais. A Washington le choc est énorme. "Nous ne céderons pas au 282

terrorisme internationar, affirme G. Schultz. Si le Secrétaire d'Etat admet ne pas connaître les responsables directs des attentats, il con­ naît néanmoins ceux qui, selon lui, sont les ennemis du Liban, à savoir "/a Syrie, qui paraît déterminée à faire du Liban son satellite (...), l'URSS, qui arme la Syrie (...) et l'Iran et son régime fanatique". Damas, ajoute-t-il, "a une responsabilité pour toute action iranienne au Liban, puisque des éléments iraniens opèrent derrière les lignes syriennes". Il est fait là allusion à la situation que la Syrie a laissé se créer dans la Béqaa, et particulièrement à Baalbeck, où une sorte de "république islamique autonome" s'est constituée. A côté des Gardiens de la Révolution (pasdaran) venus d'Iran, des chiites liba­ nais se sont rassemblés sous la conduite d'Hussein Moussavi et dis­ posent de commandos-suicides redoutables, qui en font les premiers suspects dans les attentats de Beyrouth. A Paris aussi la fermeté est de mise: "Pas question, déclare le président Mitterrand, de céder à l'intimidation et de quitter le Liban". Mais en dépit de ces propos énergiques, il est évident que ces attentats spectaculaires viennent de porter un coup fatal à la Force Multinationale. L'opinion publique américaine attend maintenant de son gouvernement le rapatriement des soldats dans les plus brefs délais. Pour Paris comme pour Washington, le problème est d'organiser le retrait en évitant de lui donner l'apparence d'une fuite. La conférence de Genève fait une nouvelle fois la preuve de l'in­ capacité des Libanais à s'entendre. Mais l'opposition marque un point: l'accord israélo-libanais du 17 mai est jugé inacceptable et Amine Gémayel, officiellement chargé "de tout mettre en oeuvre pour obtenir la fin de l'occupation israélienne", déclare solennellement: "je vous donne ma parole d'honneur que je ne ratifierai pas l'accord du 17 mari A Damas on se réjouit discrètement, tandis que les Forces Libanaises protestent contre "le lâchage" du président. Les Israéliens observent l'affaiblissement politique de leurs anciens alliés et ont perdu leurs dernières illusions sur l'avenir de leur traité de paix avec le Liban. Leurs soucis immédiats concernent plutôt la situation sur le terrain, où leur armée est la cible des attaques quotidiennes de la ré­ sistance libanaise. "Israël peut s'attendre, annonçait Ariel Sharon le 20 août 1982, à une longue période de paix car il n'existe plus de pays arabe voisin capable de l'attaquerJ'. La période de paix en question aura duré tout au plus trois mois. Le 4 novembre 1983, soit onze jours après les attentats anti-américain et anti-français de Beyrouth, c'est le siège des services de renseignements israéliens à Tyr qui explose (74 morts). Toutes les mesures ont été prises en Syrie pour faire face à des opérations de représailles, car on pense que les Israéliens seront

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chargés par les Américains de "donner une leçon" à Damas. Pourtant Tel Aviv fait savoir, le 7 novembre, qu'il "n'a pas la moindre intention d'attaquer la Syrie". Le même jour le directeur du centre israélien d'études stratégiques fait une déclaration qui, si elle n'engage en rien son gouvernement, est symptomatique de l'évolution des esprits: "Aucune raison, dit-il, ne justifierait une opération militaire israélienne destinée à expulser les Syriens du Liban (...). Quel que doive être le cours des événements, l'influence de la Syrie au Liban ne sera pas éliminée". Tout comme les Français ont répliqué à la destruction de leur QG en bombardant des positions chiites, les Etats-Unis réagissent en at­ taquant des positions syriennes de la montagne libanaise. Qualifiée de succès par Washington, cette opération aérienne est jugée "mal préparée et mal exécutée" par les Israéliens. Fait plus grave, deux pilotes sont portés manquants. L'un a été tué et l'autre est prisonnier des Syriens. Cette action constitue le point culminant de l'affronte­ ment syro-américain et va fournir au président syrien l'occasion d'un coup d'éclat. Lorsqu'il reçoit à Damas, le 3 janvier 1984, Jessie Jackson, adversaire de R. Reagan dans la course à la Maison Blanche, Hafez el Assad lui remet le prisonnier, en témoignage de la bonne volonté syrienne! On mesure à cet épisode l'évolution de la si­ tuation en l'espace d'un an et demi. Le président syrien, le vaincu, l'humilié de juin 1982, a refait le terrain perdu. La position de force dans laquelle il se trouve aujourd'hui lui permet de se montrer ma­ gnanime. Ronald Reagan remercie et fait savoir que les Etats-Unis n'ont pas d'hostilité envers la Syrie (4 janvier). Hafez el Assad, dont les forces assiègent et pilonnent Tripoli où s'est réfugié Yasser Arafat, joue comme à son habitude sur tous les registres. Il a repris le contact avec les autorités libanaises légales mais multiplie ses avertissements, par l'intermédiaire de ses alliés, au président Gémayel et aux Américains. L'Arabie Saoudite elle-même fait comprendre à ces derniers qu'ils doivent quitter le Liban. Les Italiens ont déjà perçu le message: les 600 bersaglieri ont quitté Beyrouth le 18 janvier. Toutefois, encouragé par l'apparente fermeté des Américains, Amine Gémayel choisit de s'accrocher à ses posi­ tions et de résister militairement. Il lance donc l'armée libanaise dans la bataille. Mais plus rien ne peut désormais endiguer l'avance d'Amal et du PSP. Quelques jours plus tard la résistance de l'armée s'effon­ dre et Beyrouth-Ouest est investie. La capitale, solennellement réuni­ fiée seize mois plus tôt, est à nouveau coupée en deux. Les combats redoublent de violence. L'artillerie et l'aviation américaines se dé­ chaînent. On ne compte plus les morts, les blessés et les réfugiés. 14.000 chrétiens se sont enfuis de la zone tenue par les Israéliens et 284

1.200 miliciens Kataëb sont coupés de leurs bases. C'est la débâcle. Profitant de la confusion générale, le contingent britannique a rem­ barqué à la hâte (8 février). Le 17 février le président américain signe l'ordre officiel de rembarquement de ses troupes, après avoir fait ob­ server que les Etats-Unis ne peuvent être opposés à l'abrogation de l'accord du 17 mai... puisqu'ils n'en sont pas partie! Le nouveau cessez-le-feu signé le 25 février 1984 consacre la défaite d'Amine Gémayel et de ses protecteur américains. Il consacre aussi la victoire du PSP, d'Amal et de la Syrie. Hafez el Assad a mené son plan avec méthode et détermination. Son objectif militaire est atteint. Son objectif politique est à portée de main. En conviant ses alliés à Damas le 19 février, le président leur fait savoir qu'il n'est pas question de demander la démission d'A. Gémayel. Lâché par les Américains, le président libanais ne peut que se tourner vers Damas et devenir un partenaire compréhensif. De plus, en le soutenant, la Syrie entend à la fois rassurer la communauté maronite et limiter les ambitions des chefs de l'opposition. Le 29 février, 21 coups de canon saluent l'arrivée à Damas d'Amine Gémayel. Le faste et l'éclat de l'accueil, le large écho dans les médias et les sourires des officiels syriens, tout concourt à faire de l'événement un moment difficile pour le président libanais. Hafez el Assad, triomphant, a pour son hôte des égards qui montrent qu'une page est tournée et qu'il faut maintenant s'atteler à la réconciliation... sous l'égide de Damas. Le 5 mars 1984 le gouvernement libanais déclare caduc l'accord du 17 mai 1983 avec Israël. Immédiatement Hafez el Assad télé­ phone à son homologue libanais et le félicite de cette "victoire des peuples du Liban, de Syrie et de toute la Nation arabe". Israël proteste et dénonce le rôle de la Syrie — protestations de pure forme car à Tel Aviv comme à Washington c'est la résignation. Le 31 mars A. Gémayel met fin officiellement au mandat de la Force Multinationale. Les Américains ont rembarqué le 22 février et les Français le 21 mars. Le triomphe de la Syrie est complet, comme le fût sa défaite deux ans plus tôt. Ce qui s'est passé au Liban tout au long de l'année 1983 a révélé les qualités de tacticien hors du commun d'Hafez el Assad. En Occident, où l'on n'avait guère prêté attention jusqu'alors à ce que pouvaient faire ou penser les Syriens, le président atteint en quelques semaines le sommet de la célébrité. De quoi faut-il s'étonner le plus dans cette affaire, du succès syrien ou de l'échec américain ? Avec le recul, on ne saisit toujours pas comment Américains et Israéliens ont pu croire un instant que la Syrie et l'opposition libanaise se résigne­ raient à accepter l'accord du 17 mai. De cette fatale erreur d'appré­ ciation on retiendra au moins deux conséquences: l'accroissement du 285

poids politique et militaire des chiites libanais et le développement du terrorisme international. Les victoires d'Hafez el Assad ne doivent pourtant pas faire illusion. Rien n'est résolu au Liban. La conférence du dialogue national, qui se tient à Lausanne du 12 au 20 mars 1984, est un échec. Le guêpier libanais reste ce qu'il est: quiconque semble contrôler la situation voit au dernier moment lui échapper un élément qui remet tout en question. L'un des aspects les plus surprenants de cet épisode libanais est que la Syrie ait pu mener cette politique à haut risque alors même que la tension à Damas atteignait des sommets, dans l'armée et dans le Baath, après d'alarmantes révélations sur la santé du président.

DIXIEME PARTIE

LE FIL DU RASOIR 1984-1989

A

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LA CRISE DE REGIME ET LE HUITIEME CONGRES REGIONAL

"Dites à mes ennemis que ma santé est solide et ma volonté sans faille". Hafez el Assad chargeait le journaliste Patrick Seale, qu'il re­ cevait en mars 1982, de transmettre le message. C'était après le drame de Hama et avant la guerre au Liban. Depuis, le chef de l'Etat a vu s'accumuler les épreuves. Ceux qui l'ont approché ont observé qu'il vivait en état de surmenage, tenant réunion sur réunion, en con­ tact permanent avec les émissaires américains, les alliés libanais, les dissidents palestiniens, etc... Depuis plusieurs années déjà les mé­ decins ont demandé en vain à Hafez el Assad de modérer son rythme de vie. A la fin de 1983, alors que la tension internationale est à son comble à propos de l'affaire libanaise, des rumeurs commencent à circuler. Le président est malade, dit-on, et serait même au plus mal. Les autorités baathistes ne font aucun commentaire puis annoncent brusquement, le 14 novembre, que le chef de l’Etat a été hospitalisé. Deux jours plus tard la presse fait savoir, sans plus de détail, "qu'il se remet rapidement. La réapparition du président au soir du 27 no­ vembre, quand la télévision le montre participant à une réunion de la Direction du Baath, ne convainc pas tout le monde. Les Israéliens parlent d'images d'archives. A Beyrouth, le docteur Ibrahim Dagher, médecin libanais qui a soigné le président, révèle à la presse qu'Hafez el Assad a été victime de troubles cardiaques qui n'ont pas nécessité d'intervention chirurgicale (31 novembre). Mais le laco­ nisme des communiqués officiels continue d'alimenter l'inquiétude. La maladie du président ne pouvait survenir à un plus mauvais moment: en ces instants cruciaux où la Syrie est directement aux prises, sur le 289

sol libanais, avec les forces américaines, françaises et israéliennes, une vacance du pouvoir peut avoir les pires conséquences. A peine la maladie du président était-elle connue qu'apparais­ saient sur les murs de Damas et des autres villes des portraits de Rifaat el Assad! Cette façon d'ouvrir sans préavis la guerre de suc­ cession provoque la colère de la hiérarchie militaire. Les officiers les plus influents du régime — cette fameuse institution militaire (mouassasate) — se réunissent d'urgence. Les alaouites Ali Aslan, Ali Haydar (Forces Spéciales), Ali Douba (Renseignements), Adnan Makhlouf (Garde présidentielle), Ali Salah (Armée de l'air), Chafiq Fayyad (3ème division blindée) et les sunnites Mustapha Tlass (ministre de la Défense) et Hikmet Chehabi (chef d'état-major) met­ tent en place un comité chargé d'assurer l'intérim. Chez les civils, Abdel Halim Khaddam a pris la tête des adversaires du frère du pré­ sident. Rifaat, pour sa part, peut compter, outre ses propres Brigades de Défense, sur des officiers tels que Mouyin Nassif, Ahmed Diab (Sécurité), Salim Barakat. Tandis qu'en une nuit prennent position dans les rues de Damas des détachements des multiples unités spéciales, les camps se sont déjà formés dans l'armée et le Baath. Hafez el Assad se rétablit rapidement de l'attaque cardiaque dont il a été victime et se ménage une rentrée des plus spectaculaires. Comme on l'a vu, il s'offre le luxe d'un geste unilatéral en direction des Etats-Unis, en remettant au candidat démocrate le pilote améri­ cain fait prisonnier lors d'un raid aérien contre les positions syriennes au Liban (3 janvier 1984). Pour bien montrer qu'il est encore à son poste et que nul ne saurait discuter son autorité, le président ordonne les mutations de 13 officiers proches de son frère. Mais rien n'est ré­ solu et tout au long du mois de février, la tension persiste, chacun restant sur ses positions. La tradition baathiste est respectée: tout se passe dans l'ombre et sans aucun commentaire officiel. A la fin du mois, de brusques mouvements de troupes sont perceptibles dans Damas et sa région. Alors que des unités des Brigades de Défense se dirigent vers la capitale, des unités des Forces Spéciales d'Ali Haydar quittent précipitamment la Béqaa libanaise, pour gagner elles aussi Damas. Autour du Palais présidentiel les effectifs de la Garde ont été renforcés. Cette fois on a l'impression que tout est en place pour une explication décisive. Rifaat el Assad a placé ses blindés au Nord de la ville et disposé de l'artillerie sur le Mont Kassioun, officiellement "pour protéger le président. Dans la nuit du 27 au 28 février, Damas est le théâtre d'affrontements indécis aux abords des bâtiments officiels. La situation est confuse mais elle révèle néanmoins la conduite des offi­ ciers alaouites de la mouassasate: pour eux, l'objectif primordial est

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de barrer la route du pouvoir à Rifaat el Assad, par tous les moyens. La protection du président n'est pas la priorité. Dans son palais, Hafez el >^ssad, qui n'a à ses côtés que son fils aîné Bassel, a bien compris que l'action de son‘"frère fragilise son pouvoir, le mettant à la merci des officiers les plus influents, ainsi promus arbitres de la crise. Ali Douba ne se gênera d'ailleurs pas pour énoncer au président ses exigences et celles de ses camarades, à savoir l'exil définitif pour Rifaat et la dissolution de ses Brigades de Défense1! Pour Hafez el Assad, il est urgent de désamorcer la crise. Dans la nuit du 29 février au 1er mars, la Direction Régionale du Baath se ré­ unit. L'ambiance est lourde, d'autant plus que la capitale résonne en­ core de coups de feu échangés çà et là. La pratique qui consiste à envoyer à l'étranger les principaux protagonistes d'une crise a déjà fait ses preuves. Aussi Rifaat el Assad et quelques-uns de ses adversaires seront-ils exilés temporairement, tandis que des officiers de second rang sont mutés et les unités massées autour de Damas renvoyées dans leurs cantonnements. Il s'agit de donner toutes les marques extérieures d'un retour à la normale, pour montrer que le Baath a surmonté l'épreuve. Mais il en faut plus pour apaiser les res­ sentiments. Le président doit donc, par un savant dosage, récompen­ ser ses fidèles, dissuader son frère de recommencer pareille aventure et surtout consolider sa propre autorité. Cette reprise en main va s'effectuer sur plusieurs mois. C'est d'abord la nomination par décret du 11 mars 1984 de trois vice-présidents: Abdel Halim Khaddam, Zouheir Macharqa et Rifaat el Assad. Le premier se voit confier les affaires politiques intérieures et internationales. Le second, qui est aussi Secrétaire adjoint du Baath, est chargé des affaires internes du parti. Enfin le troisième devient responsable de la Défense et de la Sécurité. Il ne s'agit pas, comme on pourrait le penser, d'une promo­ tion. Rifaat prend en effet en charge un secteur où il retrouve ses ad­ versaires les plus acharnés! La preuve est faite qu'il s'agit là d'un poste purement honorifique quand on constate que les assises de son pouvoir sont progressivement minées, dans tous les domaines. Le commandement des Brigades de Défense lui est retiré (pour être confié à son gendre Mouyin Nassif) et ces unités sont réduites de 50.000 à 18.000 hommes. Plus tard, les Brigades seront purement et simplement dissoutes et intégrées dans la Garde Présidentielle. Des organisations sur lesquelles Rifaat s'appuyait (notamment les Jeunesses Révolutionnaires et le club Souriya Habibati) sont neutrali­ sées. Sur l'ordre du président, des membres du Baath quittent ces organisations dès juillet 1984. Quelques-uns des réseaux de clientèle de Rifaat sont désorganisés et certains de ses partisans sont écartés, 291

dans l'armée et dans les instances du parti. Trois membres de la Direction Nationale sont ainsi touchés, dont l'ancien responsable des forces aériennes Naji Jamil. Puis ce sont quatre membres suppléants de la DN qui sont suspendus de leurs fonctions. Hafez el Assad poursuit son rétablissement, comme en témoi­ gnent les rares observateurs étrangers qui l'approchent. Lucien Bitterlin constate que le président "a maigri mais est en pleine pos­ session de ses moyens" (juin 1984). Deux mois plus tard André Fontaine le trouve "en pleine forme physique et intellectuelle, souriant et détendu"2. Par touches successives, le chef de l'Etat reprend les choses en mains. Le 1er juin, Rifaat el Assad est à Moscou, chargé d'une obscure mission. En réalité son exil commence. Il s'installe bientôt à Genève, avec 200 hommes de son équipe et y restera six mois. En septembre, une déclaration de Mustapha Tlass au Spiegel fait sensation. Rifaat, explique le ministre de la Défense, "est devenu pour toujours persona non grata" en Syrie; et s'il n'était pas parti, "/'armée aurait frappé"3\ Fin septembre Rifaat est à Paris et s'y établit pour deux mois. Puis le 25 novembre il est de retour à Damas pour un bref séjour et il apparaît lors du dîner organisé en l'honneur de François Mitterrand, en visite officielle en Syrie. Le 14ème anniversaire du Mouvement de Redressement (16 novembre) est l'occasion pour Hafez el Assad de reprendre un peu de son autorité. C'est avec faste que le régime fête l'événement. Les portraits du président sont partout et les médias sont réquisitionnés pour faire de ce jour un temps fort dans la vie du pays. Al Baath, dont l'aspect habituel est plutôt sobre, publie une photo couleur d'Hafez el Assad sur tout sa première page. Cette grandiose mise en scène est destinée à réaffirmer le rôle de parti guide du Baath et à prouver qu'après la maladie du président, le pouvoir de ce dernier demeure intact. Le 8ème Congrès Régional du Baath aura également cette fonction. Il s'ouvre le 6 janvier 1985, en présence de 771 délégués et de nombreux observateurs. Comme le précédent, il bénéficie de la plus large publicité: retransmission télévisée de la séance d'ouver­ ture, bannières et affiches saluant Hafez el Assad "leader de la lutte", etc. Les quatorze jours de débats sont suivis avec intérêt par tous ceux qui se demandent si le Baath pourra surmonter ses difficultés économiques et politiques. Car les slogans ne peuvent cacher le fait que la crise qui sévit depuis novembre 1983 est la plus grave de l'ère du Mouvement de Redressement. Beaucoup de cadres craignent qu'en cette occasion un vaste coup de balai dans le parti remette en cause leurs positions. C'est peut-être ce qui explique de leur part une autocritique spontanée devant le congrès, façon comme une autre de se prémunir contre d'éventuelles purges. 292

Le sombre tableau de la situation interne brossé par le congrès précédent (janvier 1980), n'a pas évolué. Le rapport économique soumis aux participants fait état d'incompétendes et de défauts d'or­ ganisation qui grèvent dans d'énormes proportions de nombreux sec­ teurs nationalisés. La balance commerciale accuse toujours un impor­ tant déficit. Des congressistes se prononcent pour un retour du contrôle de l'Etat sur l'économie. Mais de telles mesures heurteraient la bourgeoisie commerçante et le Baath n'a pas intérêt à chercher l'affrontement. Aussi le 8ème CR ne remet-il pas en cause l'ouverture (infita): le secteur privé peut continuer à se développer, pourvu qu'il s'inscrive dans l'effort national et supplée aux faiblesses des firmes d'Etat. Depuis l'intervention au Liban, le fléau de la contrebande s'ajoute à celui de la corruption. Ce trafic, qui alimente un marché parallèle des plus fructueux, est sous le total contrôle de l'armée. Tous les hauts responsables militaires du parti étant au courant de ces prati­ ques et en bénéficiant, on voit mal comment les congressistes pour­ raient les réformer. Toutefois le président prend prétexte de cette si­ tuation pour procéder à une remise en ordre limitée dans l'armée. C'est ainsi que Chafiq Fayyad, dont les troupes, partiellement station­ nées au Liban, se sont fait une spécialité dans le trafic de contre­ bande, est envoyé en exil et voit ses unités profondément remaniées. Mais il est clair que cet officier alaouite est plus pénalisé pour l'exorbi­ tant pouvoir qu'il a acquis que pour ses entorses à la légalité. Ces pratiques de corruption donnent une image peu flatteuse du régime. Pour l'ensemble de la population, durement frappée par la crise, la multiplication des fortunes rapidement écloses à l'ombre du pouvoir est un fait difficile à admettre. On évalue à plus de 5.000 ces nou­ veaux millionnaires apparus ces dix dernières années, alors que les salaires des fonctionnaires sont toujours aussi modestes, alors que tous les citadins se débattent dans d'insolubles problèmes de loge­ ment et que les moukhabarat omniprésents font peser sur le pays un insupportable climat policier. Mais de tout cela les congressistes ne parleront pas. Ils parleront beaucoup, en revanche, de politique étrangère. La plus grande partie du discours d'ouverture du président est consacrée à ce sujet. La fermeté syrienne s'est avérée payante, surtout au Liban. Mais les relations avec les pays arabes ne se sont pas amélio­ rées pour autant. Hafez el Assad appelle de ses voeux "/e jour où le peuple égyptien brisera les chaînes imposées par les accords de Camp David'. La Jordanie, qui a osé renouer ses relations diplomati­ ques avec l'Egypte, est accusée de trahison. Avec l'Irak, c'est plus que jamais la brouille, d'autant plus que la Syrie développe sa 293

coopération avec l'Iran. En 1983, Ahmed Iskandar Ahmed a signé avec l'hojatoleslam Rafsanjani (président du parlement à Téhéran) une déclaration commune appelant au renversement du régime ira­ kien. Cette politique de fermeté qui dénonce sans relâche la faiblesse ou la trahison des voisins arabes est approuvée sans réserve par les congressistes. Le temps n'est plus où la politique extérieure du prési­ dent suscitait des inquiétudes dans les rangs du Baath. Les résultats sont là, qui ont balayé les critiques: la Syrie, ces dernières années, a affermi comme jamais son rôle de puissance régionale. Rien n'est désormais possible sans elle, comme les récents développements au Liban l'ont montré. Puissance de premier plan dans la région, la Syrie a aussi la poli­ tique internationale de ses ambitions. Le grand allié reste plus que jamais l'URSS et c'est sur un fond de rivalité Est-Ouest que le Baath analyse tous les événements. Avec la France, les relations se sont détériorées depuis 1981. L'assassinat de l'ambassadeur français à Beyrouth puis divers attentats commis en France ont accéléré le pro­ cessus, jusqu'à la destruction du QG français de la FM. La Syrie s'en tient à sa version: elle n'a aucune responsabilité dans les actions ter­ roristes et récuse toute prétention de la France à jouer un rôle parti­ culier au Liban. Recevant des journalistes français une semaine avant la visite du président Mitterrand, Hafez el Assad explique: "Quand la France est entrée dans nos pays [en 1918], ils étaient unis; quand elle est partie ils étaient désunis (...). Nous ne demandons pas à la France de réparer les erreurs du passé, nous lui demandons de bien vouloir se rappeler l'histoire pour contribuer à l'amélioration de la situation dans nos pays" (Le Monde 20/11/1984). Il ne pouvait rien sortir de constructif de la visite de F. Mitterrand à Damas (29 novem­ bre 1984), si ce n'est la reconnaissance, du bout des lèvres, du rôle de chaque partenaire. L'abrogation de l'accord israélo-libanais (mars 1984), tant souhai­ tée par Damas, n'a pas débouché sur une normalisation de la situa­ tion. Trois mois plus tard, le nouveau plan de sécurité s'est enlisé, les combats ont repris à Beyrouth, le gouvernement est paralysé et l'armée n'est toujours pas déployée au Sud. Mais la question libanaise est, depuis dix ans, l'affaire réservée du président. Elle ne se discute donc pas en congrès. Les relations avec les Palestiniens sont en re­ vanche évoquées. Dès l'ouverture, Hafez el Assad a dénoncé "le tandem capitulard Arafat-Hussein" et le rapprochement du chef de l'OLP avec Le Caire et Amman. Mais cela ne peut masquer l'échec de la Syrie dans ses tentatives de briser l'OLP. C'est à Amman que s'est tenu le 17ème Conseil National Palestinien (22 novembre 1984). Fort du succès qu'il y a remporté, Yasser Arafat a lancé un appel à la 294

réintégration de l'Egypte dans les instances arabes, ce qui est un nouveau défi à Damas. "C'est là, écrit la presse baathiste, le début d'un long complot visant à'proclamer Hussein-roi des Palestiniens'". L'assassinat, le 29 décembre, de Fahd Kawasmeh, proche collabora­ teur de Y. Arafat, tend encore un peu plus les relations entre l'OLP et Damas, ouvertement accusée. Quelques jours plus tard Y. Arafat fait une déclaration fracassante: "J'ai le devoir; au nom de la Révolution palestinienne, de dire au président syrien: tu n'as pas protéger la Révolution, comme tu en avais fait le serment; tout au contraire, tu as participé, avec les forces israéliennes, à l'encerclement et aux bombardements des Palestiniens à Tripoir (9 janvier 1985). Sur le plan interne, on observe avec intérêt les signes de la crise dans la composition de l'équipe dirigeante élue par le Congrès. La nouvelle Direction Régionale est identique à la précédente, hormis cinq personnalités écartées pour cause de maladie (M. Ayoubi), de décès (A. Iskandar Ahmed) et, pourrait-on dire, pour l'exemple. Il s'agit là de trois partisans de Rifaat el Assad: E. el Lati, Nasser el Nasser et Ahmed Diab. Hafez el Assad a donc accédé aux demandes des officiers les plus influents, en exilant son frère Rifaat et en le privant de ses organisations, militaires et civiles. La mise à l'écart de Chafiq Fayyad rétablit quelque peu l'équilibre entre le président et ses trop puissants collaborateurs. Pour le reste, aucun bouleversement n'est opéré dans la hiérarchie. Un homme pourtant (et un seul) voit sa situation s'améliorer: le chef d'état-major adjoint, Ali Aslan. Nommé général de corps d'armée, cet officier alaouite rejoint ainsi les deux plus hauts gradés de l'armée, les sunnites Mustapha Tlass et Hikmet Chehabi. Au sortir de la crise, le pouvoir d'Hafez el Assad est-il affaibli ? Ce n'est pas un congrès du Baath qui peut renseigner sur la question. Ici, tout est placé sous le signe de la plus parfaite unanimité. Nul ne dis­ cute les initiatives du chef de l'Etat, bien évidemment réélu Secrétaire du Baath et désormais habilité à nommer et révoquer les membres du Comité Central. Les problèmes internes étant occultés et les difficul­ tés économiques apaisées par des déclarations de principe, les con­ gressistes enthousiastes saluent la politique du président qui a fait de la Syrie un pays capable de tenir tête sans complexe aux Etats-Unis, à l'Occident et à Israël, et adoptent une résolution demandant "la poursuite des efforts pour construire une économie puissante et pour atteindre l'équilibre stratégique [avec Israël] dans tous les domaines (économique, militaire et culturel)".

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LE CHAOS LIBANAIS

L'invasion israélienne puis le retour syrien ont modifié l'équilibre des forces en présence sur la scène libanaise. Après leurs défaites militaires, les Kataëb sont sur la défensive et le nouveau chef des Forces Libanaises, Fuad Abu Nader, entend se rapprocher des Syriens. Le parti Socialiste Progressiste (PSP) de Walid Jounblatt, fort de ses victoires, a recouvré le territoire qui était le sien avant 1982 et son rôle politique s'est affirmé. La communauté chiite a pour­ suivi sa fulgurante ascension. La reprise de Beyrouth-Ouest par Amal a fait de Nabih Berri un des principaux acteurs de la crise. Mais toute la communauté ne se retrouve pas dans cette organisation. Dans la Béqaa, sous surveillance syrienne, un courant beaucoup plus marqué religieusement, le Hezbollah (ou Hizb Allah, parti de Dieu), s'est fait connaître par des actions violentes contre les intérêts et les ressortis­ sants occidentaux, notamment par des prises d'otages. Les relations du Hezbollah avec la Syrie sont ambiguës. Ce mouvement a l'incon­ vénient de favoriser l'influence iranienne, mais il peut permettre à Damas de contrer le pouvoir grandissant d'Amal. Car la Syrie, comme toujours, se méfie d'abord de ses alliés. Hafez el Assad renonce pour l'instant à faire évoluer la situation sur le plan politique et concentre ses efforts sur la dissidence palesti­ nienne. Le 25 mars 1985 est formé à Damas le Front du Salut National Palestinien (FNSP), regroupant six organisations: FPLP (G. Habache), FLP, FLPP, Saïqa, FPLP-CG, Fath' dissident (Abu Moussa). Ce front est surtout créé pour faire pièce au rapprochement entre l'OLP et la Jordanie, qui inquiète beaucoup le Baath. Après la décision unilatérale d’Israël d'évacuer une partie du Liban (14 janvier 1985), des combats éclatent un peu partout autour des camps pales­ tiniens, dont la défense est assurée par des arafatistes. La tactique syrienne consiste à aider, par alliés interposés, les fedayin dissidents à s'emparer de tous les camps autour de la capitale. Les miliciens d'Amal sont chargés de la besogne, en échange de la reconnaissance de leur hégémonie sur Beyrouth-Ouest. Le 19 mai commence la "guerre des camps". Elle fera en un mois plus de 1.000 morts et 4.000 blessés. L'affrontement des deux popu­ lations (palestinienne et chiite) qui ont le plus souffert de la tragédie du Proche-Orient, est à la fois pathétique et lamentable. Nul n'en sortira grandi, et surtout pas les Syriens, qui ont tout orchestré. Le cessez-le-feu du 17 juin consacrera la défaite des arafatistes et la victoire de Damas et ses alliés, mais au prix d'un immense gâchis. Les dissidents palestiniens se sont discrédités et l'Iran n'apprécie pas le rôle que les Syriens font jouer aux chiites. Sur la scène arabe la 296

conduite de la Syrie est partout critiquée et le Koweit suspend son aide financière (17 juillet). Le roi Hussein dénonce "ceux qui se croient plus palestiniens que les Palestiniens",ce à quoi le journal Tichrine répond sans hésiter que "les Syriens sont plus palestiniens que certains Palestiniens"! Mais le plus grave dans l'affaire est l'exa­ cerbation de la rivalité entre chiites et sunnites libanais. Est-ce ainsi que la Syrie entend oeuvrer à l'unité nationale ? Hafez el Assad a en­ core montré qu'il était expert à manipuler ses amis et ses ennemis pour les entraîner dans des conflits qui affaiblissent tout le monde. Mais l'avantage qu'il en tire paraît dérisoire. Le Liban craque de partout, y compris dans le camp chrétien. Le rapprochement amorcé entre les Kataëb et les dirigeants baathistes provoque l'inquiétude dans les rangs des Forces Libanaises. Le 12 mars 1985 le commandant des FL à Jbeil, Samir Geagea, s'in­ surge. Presque tous les cadres de l'organisation se rallient à son ini­ tiative. Mais deux mois plus tard S. Geagea est évincé et c'est Elie Hobeika qui devient le nouvel homme fort du camp chrétien. Cet "ultra" qui s'était illustré lors des massacres de Sabra et Chatilla et était connu pour ses relations avec les services secrets israéliens et américains, fait une stupéfiante déclaration d'allégeance à Damas (9 mai). Même dans un pays comme le Liban, où les déclarations d'in­ tention contradictoires sont monnaie courante, ce coup de théâtre suscite un peu partout des interrogations, y compris en Syrie. Puis, après quelques visites secrètes à Damas, Elie Hobeika y est officiel­ lement reçu le 9 septembre 1985. Après sept ans de rupture, la réconciliation entre le Front Libanais et la Syrie est scellée. Profitant de cette détente inespérée à Beyrouth-Est, la Syrie essaye de remet­ tre de l'ordre à l'Ouest, en encourageant la formation du Front d'Unité Nationale (FUN), plus grand rassemblement progressiste jamais constitué (6 août). Est-ce le signe précurseur d'une initiative politique syrienne ? Mais après l'échec du 8ème Sommet libano-syrien (8 août), l'impasse est totale et le pays s'embrase une fois de plus. Les alliés d'hier (Amal et PSP) s'affrontent, les attentats se multiplient, le Livre libanaise est en chute libre... La situation atteint un degré d'anarchie jamais connu, jusqu'à ce qu'une trêve soit conclue, à l'ini­ tiative de la Syrie, le 23 août. Deux semaines plus tard l'armée syrienne entre à Zahlé, accédant ainsi aux demandes répétées des notables de la ville. Puis, le 28 septembre, les forces syriennes don­ nent l'assaut à Tripoli, obligeant les radicaux islamiques à leur remettre leurs armes lourdes. Pendant toute l'année 1985, on a eu l'impression qu'Hafez el Assad laissait le Liban aller à la dérive. Pourtant, au milieu de la confusion générale, la Syrie a marqué des points: réconciliation avec 297

les Kataëb, rassemblement des progressistes, pacification de Zahlé et de Tripoli. Le moment n'est-il pas venu d'imposer un accord de paix au Liban ? C'est chose faite le 28 décembre 1985, par un accord signé à Damas entre Elie Hobeika (FL), Walid Jounblatt (PSP) et Nabih Berri (Amal). Le texte prévoit la fin de l'état de guerre et, pendant au moins douze ans, l'équilibre des pouvoirs entre chrétiens et musulmans. Suivront l'abolition du confessionnalisme et les réfor­ mes des institutions. Pour la première fois depuis dix ans de guerre, ce sont les combattants et non les chefs traditionnels qui viennent de signer un accord. L'événement est considérable. Mais en ce jour où l'on voit trois "seigneurs de la guerre" signer la paix, l'attention se porte surtout... sur les absents, c'est à dire Amine Gémayel, Sulayman Frangié, les sunnites et les intégristes de tous bords. La qualité des signataires de l'accord tripartite (dit aussi accord de Damas) remet tant de choses en question qu'on est en droit de dire qu'il repose sur un audacieux pari. Deux semaines suffiront pour comprendre que ce pari est perdu. Les oppositions à l'accord tripartite se multiplient et le 13 janvier 1986 le président Amine Gémayel refuse de s'y rallier, lui donnant ainsi le coup de grâce. Le même jour Elie Hobeika est évincé par Samir Geagea du commandement des FL, après de violents combats (300 morts) au sein du camp chrétien. Le signataire de l'accord du 28 décembre quitte le Liban sous la protection de l'armée et gagne Damas via Paris. La Syrie, qui a décrété le boycott total du pouvoir libanais, encourage désormais ses alliés à exiger la démission du président Gémayel. La situation est bloquée et une nouvelle tour­ mente s'abat sur le pays. Les attentats à la voiture piégée transfor­ ment Beyrouth en enfer. Sunnites et chiites s'opposent en de sanglan­ tes batailles et dans la Béqaa des accrochages se produisent entre soldats syriens et hezbollahi (mai-juin 1986). Rien ne va plus pour la Syrie. L'édifice qu'elle avait laborieusement construit se désintègre, pièce par pièce. Son allié Elie Hobeika a échoué dans sa tentative de reprendre pied à Beyrouth-Est (27 septembre). La guerre des camps, en se rallumant, a refait l'unité de l'OLP et désintégré le FSNP (il ne reste plus que la Saïqa à rejeter toute collaboration avec Y. Arafat!). La Ligue Arabe et l'Iran ont pris en main la conclusion d'un cessez-lefeu, passant outre les réserves syriennes. Les Palestiniens arafatistes reprennent pied au Liban et bénéficient pour ce faire de l'aide... des Forces Libanaises, leurs plus implacables ennemis! Les Israéliens eux-mêmes en sont stupéfaits: "Qu/ aurait supposé, s'exclame Itzhak Rabin, qu'un jour le port de Jounieh servirait de voie d'accès au Liban aux forces de l'OLP ?!". En dépit de ses qualités de stratège, Hafez el Assad a perdu la maîtrise des événements et se laisse même aller à 298

avouer que '7e Liban est un véritable casse-tête" (déclaration à Time, 12/10/1986). Un an s'est écoulé depuis l'accord tripartite qui devait fournir les bases d'une nouvelle réconciliation au Liban. Tout a volé en éclats, y compris l'entente entre les trois signataires. En janvier 1987 commence en effet ce que l'on nommera "la guerre des alliés", entre druzes du PSP et chiites d'Amal. La confusion est totale et révèle chaque jour un peu plus l'impuissance de Damas. Hafez el Assad est réticent à engager ses troupes dans cette pé­ taudière qu'est devenue Beyrouth-Ouest. Il n'y a pourtant pas d'autre solution et l'Arabie Saoudite l'y encourage discrètement. Du 18 au 22 février 1987, sous le commandement du général Ghazi Kanaan, 10.000 hommes et un puissant matériel blindé entrent dans la ville. Amal et le PSP ont l'ordre de cesser immédiatement les combats. Tout milicien en armes sera traité en ennemi par les soldats syriens. Le Hezbollah lui-même ne bénéficie pas d'un traitement de faveur: 23 de ses combattants sont tués dans un accrochage (24 février). Sur les murs des immeubles les portraits de l'imam Khomeini et les slogans pro-iraniens sont effacés et remplacés par des photos du président Hafez el Assad et des mots d’ordre baathistes. Mais l'Iran étant un allié à ménager, les troupes syriennes s'arrêtent à l'entrée de la ban­ lieue sud, fief chiite. Les réactions à la présence des Syriens à Beyrouth sont nombreuses. Le président Gémayel proteste solennel­ lement. Israël y voit "un développement négatif' et les Etats-Unis en profitent pour rappeler qu'ils veulent "le retrait de toutes les forces étrangères". Sur le terrain, de nombreux attentats meurtriers et des assassinats de personnalités baathistes affectent la crédibilité de l'armée syrienne dans son rôle pacificateur4. En décembre 1987 éclate l'intifada. Ce soulèvement des popula­ tions des territoires occupés va constituer la toile de fonds de tous les événements à venir. Le Baath salue l'action des Palestiniens "de l'in­ térieur" et mobilise la population pour assurer au mouvement un sou­ tien financier. Ne serait-ce pas le moment de renouer le dialogue avec l'OLP ? De discrets contacts ont déjà eu lieu, mais sans résultat. C'est un événement extérieur qui va brusquer les choses: le 16 avril 1988 le numéro deux de l'OLP, Abu Jihad, est assassiné à Tunis par un commando israélien. Les dirigeants baathistes font savoir à l'OLP qu'ils tiennent à ce que les funérailles aient lieu à Damas (et non à Amman). En cette solennelle occasion tous les chefs de la Résistance se retrouvent dans la capitale syrienne et Yasser Arafat est reçu par Hafez el Assad le 25 avril. Cinq ans après en avoir été chassé, le chef de l'OLP est de retour à Damas, plus fort que jamais. Cette ren­ contre ne va pourtant pas changer grand-chose. Une action concertée entre le Baath et l'OLP n'est pas pour demain: dans les mois qui 299

suivent, l'armée syrienne parachève elle-même, à Beyrouth-Ouest, la mission qu'elle confia à Amal et évince les arafatistes des camps de la capitale (juillet 1988). L'OLP dénonce cette offensive et accuse la Syrie de collusion avec les Etats-Unis, accusations reprises par le Baath irakien. Cette victoire syrienne est tardive et dérisoire. Le Liban a cessé d'être un lieu privilégié pour la question palestinienne et la situation dans ce pays dépend dorénavant d'un événement: l'élection prési­ dentielle prévue pour septembre 1988. Pour Hafez el Assad, Amine Gémayel porte la lourde responsabilité de l'échec de l'accord tripartite (décembre 1985) et tout dialogue avec lui a été rompu depuis cette date. Damas ne reprendra le contact qu'avec son successeur. Comme on pouvait s'y attendre, la préparation des élections creuse encore un peu plus le fossé entre les adversaires. Elle révèle aussi le poids des intervenants non-libanais. Les Etats-Unis, qui attachent beaucoup d'importance à la tenue du scrutin, traitent directement avec Damas de son organisation, au grand dam du Front Libanais! Au candidat final appuyé par les Syriens, Sulayman Frangié, le FL oppose son veto et de réunions fantômes en quorums manqués, le tout émaillé d'attentats à la voiture piégée dans les deux camps, la tragi-comédie de l'élection présidentielle s'achève en impasse. La République libanaise n'aura pas de président mais elle aura deux gouvernements. A Beyrouth-Est le général Michel Aoun se dit investi par le président sortant et forme un gouvernement. A l'Ouest on en forme un autre, sous la présidence de Salim Hoss. A Damas la réac­ tion est vive et les médias partent en guerre contre "le gouvernement avorton du général Aoun" soutenu .par "une bande sionisée prête à détruire le Liban pour maintenir son autorité" (27 septembre). La Syrie est irritée de voir le Baath irakien reconnaître le gouvernement Aoun comme seul légal. Pour contrer la manoeuvre, ses alliés libanais décrètent une grève générale de protestation contre "/es ingérences irakiennes". La situation est bloquée. La Syrie semble attendre que les contradictions du camp chrétien en accélèrent la désintégration. Mais cette attente est déçue et le 14 mars 1989, à partir de son réduit de 1.500 km2 encerclé de toutes parts, Michel Aoun lance ce qu'il appelle "/a guerre de libération", pour "expulser du Liban les occu­ pants syriens". Les duels d'artillerie font rage et, comme Damas le redoutait, les interventions internationales se multiplient pour deman­ der l'arrêt des combats. La France envoie même des navires de guerre dans la région, ce qui provoque la colère du Baath (août 1989). Dans le même temps le Comité tripartite (Maroc, Algérie, Arabie Saoudite) chargé de la question libanaise rend la Syrie

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responsable de l'impasse, en particulier pour avoir refusé d'avaliser le calendrier de retrait de ses troupes. La plupart des observateurs soulignent alors, l'affaiblissement de l'autorité syrienne au Liban. Mais cette perte d'influence est limitée et Hafez el Assad la compense en obtenant de l'Arabie Saoudite et des Etats-Unis un soutien à sa politique de réforme et de réconciliation. Le camp chrétien a compris la manoeuvre et s'alarme de 7a compli­ cité syro-américaine". Non seulement Washington ne fait pas mystère de son opposition au général Aoun, mais en plus encourage active­ ment les pourparlers inter-libanais. Réunis à Taëf (Arabie Saoudite), 62 députés libanais discutent de la refonte du système politique. Le 22 octobre 1989 l'accord se fait sur un "document d'entente national". L'équilibre maronites-musulmans dans les institutions est modifié au profit de ces derniers. Pendant les deux ans qui suivront l'élection d'un président et la formation d'un gouvernement d'entente, "les for­ ces syriennes aideront les forces légales à étendre l'autorité de l'Etat. La Syrie protégera le pays "contre toute action menaçant la sécurité, l'indépendance et la souveraineté du Liban" et ses forces se retireront dans la Béqaa et la montagne deux ans après la mise en application des réformes. En retour, "/e Liban ne permettra pas que son territoire serve comme point de passage ou foyer pour toute force, tout Etat ou toute organisation qui voudrait s'en prendre à la sécurité de la Syrie". L'accord de Taëf est un document capital dans la crise libanaise. Les Etats-Unis l'approuvent. Les druzes du PSP et les chiites d'Amal émettent des réserves. L'Iran et le Hezbollah sont contre, tout comme le général Aoun. Le processus enclenché ne s'en poursuit pas moins. Le 5 novembre 1989 René Moawad est élu président de la républi­ que. Michel Aoun s'insurge et se proclame "président du Liban libre" (7 novembre). Dix-sept jours après son élection, R. Moawad est tué dans un attentat. La Syrie flétrit "ce crime odieux contre le Liban" et en rend M. Aoun responsable. Le 24 novembre Elias Hraoui, député de Zahlé, est élu président et affiche d'entrée sa détermination: "Je ne tolérerai pas qu'il y ait au Liban deux gouvernements!". En dépit d'avancées indiscutables, la crise libanaise demeure inextricable. Onze années après être entrée au Liban, la Syrie ne peut encore se prévaloir d'aucun succès durable. LA DEGRADATION DE LA SITUATION INTERNE Le 10 février 1985, les électeurs syriens reconduisent Hafez el Assad dans ses fonctions de chef de l'Etat. La participation est record:

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99,38% des inscrits! Un mois plus tard, alors qu'il prête serment, le président souligne l'axe primordial de son action: l'assainissement de l'économie et la lutte contre la corruption. Dans le système en vigueur, les élections législatives ne présentent aucun risque pour le Baath. Mais elles mettent en cause la crédibilité du régime quand la participation est ridiculement faible — ce qui est le cas depuis une dizaine d'années. Les 10 et 11 février, malgré les efforts des autorités (et les mesures persuasives), seulement 42% des électeurs se dépla­ cent pour choisir 195 députés parmi 3.068 candidats. Le Baath rem­ porte 129 sièges et l'un des membres de sa Direction, Mohammed el Zu'bi, est élu président de la nouvelle Assemblée du Peuple. Le 8 avril le gouvernement est profondément remanié: plus de la moitié des postes changent de titulaires. On note le retour à l'Economie et au Commerce extérieur de Mohammed Imadi, qui lança la politique d'ouverture au début du Mouvement de Redressement. Sa présence montre qu'il n’est toujours pas question de revenir aux principes socialistes purs et durs. On compte plus que jamais sur le secteur privé et sur les investissements étrangers, qui vont pourtant se raréfiant. Selon le discours officiel, les difficultés économiques que connaît la Syrie ne sont que temporaires. Les sanctions prises en 1986 par les Américains et les Européens pour faire payer à la Syrie son implication dans "/e terrorisme internationar fournissent au Baath des arguments pour démontrer que l'impéria­ lisme occidental cherche, par les pressions économiques, à affaiblir le pays. Dans le discours qu'il prononce pour l'anniversaire du Mouvement de Redressement, Hafez el Assad appelle les citoyens à "assumer leurs responsabilités et consentir de nouveaux sacrifices pour relever les défis politiques et économiques". Mais il en faudrait plus pour résoudre les problèmes que connaît le pays. L'Arabie Saoudite et les émirats, durement touchés par la chute des cours du pétrole, ne peuvent fournir à la Syrie l'aide escomptée. La fermeture de la frontière syro-irakienne porte un coup terrible aux villes du Nord dont l'activité commerciale est traditionnellement orientée vers le bassin de l'Euphrate. Dans ces conditions, l'aide iranienne est une nécessité vitale mais elle varie au gré des relations politiques entre les deux pays. Faute d'approvisionnement, l'économie syrienne est à bout de souffle et la pénurie s'installe partout. Problèmes de loge­ ment, chômage, manque de produits de première nécessité, inflation record, chute de la Livre... la liste est longue des malheurs qui frap­ pent une population qui saisit mal les raisons profondes de la crise alors que le pays dispose d'un potentiel appréciable et d'une infra­ structure solide. Ce sentiment d'incompréhension est renforcé par les

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projets que le gouvernement persiste à lancer, des aménagements du port de Latakieh aux travaux d'irrigation du Golan. Aux difficultés économiques et au malaise social grandissant s'ajoute, au printemps de 1986, une brusque dégradation de la sécuri­ té interne. Après le drame de Hama, le Baath avait bénéficié d'une relative tranquillité. Battus militairement, les Frères musulmans avaient été en outre infiltrés et désorganisés à la faveur de négocia­ tions secrètes engagées entre le pouvoir et certaines organisations. En 1985, rejetant les mesures d'amnistie et les pourparlers avec le Baath, Adnan Saad eddin, président du bureau politique de l'Alliance Nationale, resserre ses liens avec l'Irak et obtient de Bagdad une aide pour la reprise de la lutte armée en Syrie. Des incidents sont alors rapportés çà et là, mais sans confirmation officielle. Puis le 13 mars 1986, un camion piégé explose à Damas, faisant, selon la Voix du Liban, la radio des Kataëb, 60 morts et 100 blessés. Le coupable, qui reconnaît à la télévision avoir été chargé de cette mission par les Irakiens, est pendu le 29 avril. Un mois après cette affaire, le Nord du pays est le théâtre de sanglants attentats qui visent des autobus à Latakieh, Tartous, Safita et Homs (16 avril). Le bilan est lourd: 144 morts et 149 blessés. Quelques jours plus tard deux bombes explo­ sent à Damas. Toutes ces opérations sont revendiquées par "la bran­ che militaire du Mouvement du 17 octobre pour la libération du peu­ ple syrien". Dans son communiqué publié à Paris, cette organisation se dit déterminée "â libérer la Syrie du régime alaouite qui s'allie aux khomeinistes contre les fils de la Nation arabe". Après une certaine accalmie, une nouvelle action, revendiquée cette fois-ci par les Moujahidin syriens (dénomination inconnue jusqu'alors), vise l'am­ bassade syrienne à Bruxelles (7 octobre 1987). Dans toutes ces affai­ res les autorités accusent l'Irak et aussi "les services de renseigne­ ments israéliens et leurs agents libanais", formule qui vise les Kataëb. Ces événements ne sont pas d'une ampleur comparable aux menaces que firent peser jadis sur le Baath les Frères musulmans. Mais on constate en cette occasion que la répression touche tous les milieux, y compris l'armée. Les rumeurs de complot vont bon train, bien qu'elles soient difficiles à vérifier puisqu'elle émanent toujours d'adversaires politiques du régime. En juillet 1985, la revue al Nashara, paraissant à Athènes, fait état d'une tentative séditieuse au sein de l'armée de l'air, qui se serait soldée par l'exécution de 21 offi­ ciers. Le directeur de la revue, un Jordanien, sera assassiné deux mois plus tard et on ne manquera pas d'y voir l'oeuvre des services syriens. En janvier 1987, ce sont les Israéliens qui révèlent des conju­ rations dans l'armée, découvertes en août et octobre 1986. Rien ne viendra étayer ces informations. On s'interroge en revanche, au début 303

de 1987, sur la disgrâce qui semble toucher le général Mohammed Khouli, chef du service de renseignement de l'armée de l'air et qui a joué un rôle de premier plan au Liban, dans toutes les tractations. Mise à l'écart ? Divergences avec le chef de l'Etat ? Personne ne peut alors fournir de réponse à ces questions. Officiellement on ne fqit jamais référence aux rumeurs de complot et c'est à la lutte contre la corruption que le gouvernement donne la plus grande publicité. En 1986 plus de 200 personnes (trafiquants de devises et fraudeurs en tous genres) sont arrêtées et des dizaines de hauts responsables d'unités de production sont destitués. En 1987, cinq condamnations à mort sont prononcées et la presse reproduit quantités de critiques contre les carences du système et les négligen­ ces et incompétences des responsables. Pris à partie dans des cam­ pagnes de ce genre, les ministres de la Construction et de l'Agriculture démissionnent (juin 1987), suivis quatre mois plus tard par le ministre de l'Approvisionnement, accusé de "mauvaise gestion et atteinte à l'économie nationale". Ce sont là des mesures ponctuel­ les qui n'ont aucune influence sur le système et ses carences. L'économie syrienne est malade. Et comme si cela ne suffisait pas, le pays voit ses positions régionale et internationale s'affaiblir mois après mois. La fin de la décennie 80 s'annonce périlleuse. L’ISOLEMENT REGIONAL ET INTERNATIONAL DE LA SYRIE "Toutes les tentatives de conspiration et d'agression se sont brisées sur le mur de notre front intérieur. La Syrie, plus forte que jamais, est devenue le seul espoir des Arabes dans le sombre con­ texte de confrontation avec l'agresseur israélien et les desseins hé­ gémoniques américains". Hafez el Assad tient ces propos le 25 janvier 1985, quelques jours après la fin du 8ème Congrès. Cette "fermeté", tant vantée par le président, a une première conséquence indiscutable: le total isolement du pays (seules les relations avec la Libye sont satisfaisantes). Intransigeante, la Syrie boycotte avec éclat le Sommet extraordinaire tenu à l'initiative du roi du Maroc (20 juillet 1985) et rejette l'offre de médiation Saoudite dans son différend avec l'Irak. Mais à part ces manifestations de mauvaise humeur, la diplo­ matie baathiste paraît bien démunie pour affronter les deux périls les plus préoccupants du moment: les tentatives de réintégration de l'Egypte dans la famille arabe et l'accord jordano-palestinien signé le 11 février 1985. En affirmant que le conflit du Proche-Orient "regardait d'abord et avant tout la Jordanie et l'OLP", le roi Hussein et Yasser Arafat ont 304

décidé de rejeter toutes les prétentions syriennes à la direction de la lutte et de mener une politique concertée. Mais huit mois plus tard, le souverain jordanien constate que l'action compnune avec l'OLP est restée au point mort et-que les Etats-Unis n'ont pris aucune initiative, contrairement à leur promesse, pour relancer les négociations de paix. Hafez el Assad juge le moment propice pour convaincre le roi Hussein de rompre avec l'OLP et de se réconcilier avec la Syrie. De discrets contacts sont pris en ce sens. Le processus connaît une brusque accélération lorsqu'est rendue publique à Amman une lettre du roi à son Premier ministre (10 novembre 1985), dans laquelle le souverain reconnaît que les Frères musulmans syriens ont bénéficié de son soutien pour mener leurs actions contre le Baath. Le roi, qui dit avoir été "induit en erreur", affirme qu'il n'y aura plus place dans son royaume pour "ceux qui utilisent i'Islam à des fins politiques", pour ceux qui cherchent à "semer la discorde entre les frères arabes". Le 28 décembre le roi Hussein arrive à Damas et s'entretient quatre heu­ res durant avec Hafez el Assad. La réconciliation est désormais offi­ cielle et fait l'affaire du Baath: l'opposition islamique ne pourra plus compter sur l'aide jordanienne, Yasser Arafat est frustré d'un succès diplomatique et le processus de paix sous l'égide de Washington est en panne. Cette victoire diplomatique est insuffisante pour soulager la pres­ sion qui s'exerce alors sur la Syrie. La tension avec Israël persiste, alimentée par les accrochages au Sud Liban et des incidents comme l'interception d'un avion de ligne libyen assurant la liaison TripoliDamas (4 février 1986). L'appareil ne transportait pas les personnali­ tés palestiniennes que les services israéliens avaient cru repérer, mais le Secrétaire adjoint de la Direction Régionale du Baath, Abdallah el Ahmar! Pour Damas, les menaces et intimidations des autorités sionistes s'inscrivent dans la campagne menée par les Etats-Unis contre "le terrorisme international" et les pays qui sont censés l'alimenter, à savoir la Libye, la Syrie et l'Iran. De ces trois Etats, le premier est de loin le plus vulnérable. Les manoeuvres nava­ les américaines qui se déroulent ostensiblement au large des côtes libyennes aboutissent à un premier incident le 23 mars. Puis, le 15 avril 1986, l'aviation américaine bombarde Tripoli et Benghazi. Hafez el Assad assure immédiatement le président Kadhafi du soutien syrien face "aux raids aériens barbares contre des objectifs civils". Un événement aussi grave qu'une attaque américaine contre un pays arabe devrait logiquement justifier la tenue d'un Sommet extraordi­ naire. Or, la majorité des Etats s'y oppose, montrant par là dans quel isolement se trouvent la Syrie et la Libye. Les Etats-Unis ont porté contre Damas des accusations précises, notamment sur l'hospitalité 305

accordée à Abu Nidal, spécialiste en opérations terroristes. "Nous sommes persuadés, déclare le vice-président américain George Bush, que les actes de terrorisme international portent l'empreinte de la Syrie" (6 mai). Hafez el Assad dément toute implication: "Nous désapprouvons et nous condamnons le terrorisme. Nous le combat­ tons car nous en souffrons nous aussr, précise-t-il en faisant allusion aux graves attentats qui secouent la Syrie en mars et avril 1986 (voir plus haut)5. Le discours du Baath ne varie pas: les opérations de ré­ sistance à l'occupation israélienne et à la politique américaine d'hé­ gémonie ne sauraient être assimilées à des actes de terrorisme. La campagne actuellement menée ne vise qu'à préparer une attaque d'envergure contre la Syrie. A la fin de l'année 1986 l'étau se resserre sur la Syrie. Après la décision de la Grande-Bretagne de rompre ses relations diplomati­ ques (24 octobre), ce sont les ambassadeurs américain et canadien qui quittent Damas. Le 10 novembre, les douze pays de la Communauté européenne décident la suspension des contacts di­ plomatiques à haut niveau, le contrôle des activités des personnels des ambassades et de la Syrian Air et l'interdiction des ventes d'armes. Quatre jours plus tard les Etats-Unis annoncent des sanc­ tions économiques pour "convaincre la Syrie que le soutien d'un Etat au terrorisme international ne sera pas toléré par le monde civilisé" (voir plus loin le chapitre sur le terrorisme, Xllème partie). Damas, qui dénonce inlassablement cette "campagne de calomnies et de pres­ sionsr", sera sauvée par un événement imprévu: les révélations sur des contacts secrets américano-iraniens et des livraisons d'armes de Washington à Téhéran plongent, l'administration Reagan dans l'embarras et font diversion. Jamais la Syrie n'a été à ce point au centre de l'actualité comme en cette période. Hafez el Assad est sur la corde raide. Sa marge de manoeuvre se réduit de jour en jour. Il est devenu urgent de déserrer l'étreinte, de soulager la pression qui s'exerce sur le pays, en échange d'un minimum de concessions. Au 5ème Sommet de l'Organisation de la Conférence Islamique (OCI) qui se tient à Koweit le 26 janvier 1987, le chef de l'Etat se montre conciliant, non sans avoir réaffirmé sa détermination en critiquant la politique de l'Egypte et du Maroc (le roi Hassan II s'est entretenu à Ifrane, en juillet 1986, avec l'Israélien Shimon Pérès)6. A propos de la guerre du Golfe, la Syrie pose pour la première fois des limites aux appétits iraniens en affirmant qu'elle ne tolérera pas l'occupation de terres arabes. Elle laisse aussi le Sommet condamner la guerre des camps au Liban, en émettant tout au plus quelques réserves. Conciliant, le président l'est aussi envers l'URSS, la Jordanie et l'Arabie Saoudite qui le pressent d'assouplir sa 306

position face à l'Irak. Une rencontre au sommet est organisée le 26 avril 1987 entre Hafez el Assad et Saddam Hussein, à la frontière irako-jordanienne. Gardée -secrète, l'information ne sera confirmée par la Jordanie que le 6 juillet et par la Syrie qu'en septembre. On ne sait rien du contenu de l'entrevue, mais un signe tangible de son échec est donné par la reprise des attaques de la presse irakienne, après un mois de trêve. Al Thaoura, l'organe du Baath irakien, voit dans la Syrie "/a complice du complot khomeiniste tramé contre l'Irak et la Nation arabe" et menace: "Le chemin de Téhéran passe désor­ mais par Damas"! Sur la défensive, Hafez el Assad temporise, louvoie et recherche les compromis. Son allié iranien désapprouve cette politique. Téhéran fait des difficultés pour approvisionner la Syrie (mauvais payeur) en pétrole et les deux pays se livrent une lutte sourde sur le terrain liba­ nais. L'affaire des otages occidentaux, sur laquelle les Syriens aime­ raient bien avoir prise, est une pomme de discorde. Les ravisseurs sont "des criminels qui portent atteinte à la résistance contre l'occu­ pant israélien", affirme Radio-Damas. Les chiites libanais pro-iraniens, visés par ces déclarations, répliquent en ironisant sur les ouvertures que Washington multiplie en direction de Damas — et dont la divulgation en ce moment précis gêne considérablement les Syriens. Comme l'écrit Lucien Georges, "Damas joue en ce moment une partie d'une rare complexité où elle cherche à se concilier à la fois l'URSS et les Etats-Unis, l'Irak — ou plus exactement les pays arabes — et l'Iran (Le Monde 17/7/1987). La diplomatie syrienne s'essouffle à poursuivre ces objectifs inconciliables. Pourtant, alors qu'on ne l'espé­ rait plus, la politique ambiguë d'Hafez el Assad rapporte ses premiers résultats au début de l'année 1987. C'est d'abord l'annonce, par le Koweït, de la reprise de son aide financière (26 janvier). Puis, sur la scène internationale, le redressement est spectaculaire: mis en quarantaine diplomatique, Hafez el Assad a joué de son unique atout, à savoir son influence au Liban et auprès de l'Iran, pour obtenir la li­ bération des otages européens et américains. L'entrée des troupes syriennes dans Beyrouth-Ouest (voir plus haut) s'inscrit dans cette stratégie qui vise à faire de Damas un intermédiaire obligé. Dès le 20 février, Bonn annonce que la RFA souhaite reprendre ses relations avec la Syrie. Trois jours plus tard les Douze "se déclarent favorables à la tenue d'une Conférence internationale de la paix sous l'égide de l'ONU\ initiative qui va dans le sens des souhaits arabes. L'Europe décidera le 13 juillet la reprise des relations au plus haut niveau avec la Syrie. Les Américains l'ont précédée depuis longtemps dans cette voie, multipliant ostensiblement les bonnes grâces envers les 307

Syriens, au point de gêner ceux-ci devant leurs partenaires iraniens et libanais. Washington a apprécié qu'Hafez el Assad prie Abu Nidal de quitter Damas. Depuis le 2 septembre l'ambassadeur américain a re­ gagné son poste et en cette fin d'année 1987 les visiteurs étrangers se bousculent à nouveau dans la capitale, des chefs de la diplomatie française et soviétique aux diplomates arabes et iraniens. Ce rétablis­ sement sur la scène internationale et régionale, Hafez el Assad l’a opéré en moins d'un an, sans faire de trop douloureuses concessions et en usant d'une tactique qu'il maîtrise parfaitement: l'art de se ren­ dre indispensable. Mais la prouesse a ses limites. La Syrie, comme le montrent les événements qui suivent, est plus que jamais en position de faiblesse face à ses voisins. LA MENACE IRAKIENNE Le Sommet arabe qui se tient à Amman du 8 au 11 novembre 1987 est pour Hafez el Assad une dure épreuve. Le chef de l'Etat n'est pas en mesure de contrer efficacement les offensives qu'il re­ doute. Face au péril iranien qui se précise, l'Arabie Saoudite et ses voisins en appellent à la puissance égyptienne. Le Sommet ne don­ nera pas de directive mais laissera chacun libre d'établir les relations de son choix avec Le Caire. Dans la semaine qui suit, le Koweït, le Yémen du Nord, l'Irak, le Maroc, les Emirats, l'Arabie Saoudite, Bahrein, renouent avec l'Egypte! Neuf années après son exclusion, Le Caire réintègre la famille arabe, au grand dam de la Syrie, qui y voit "une atteinte à la solidarité arabe". Quant à l'Iran, il est condamné par le Sommet pour son obstination à poursuivre les hostilités. Dès le lendemain, le ministre des Affaires étrangères, Farouq el Chareh, déclare que la Syrie est opposée à cette condamnation, "parce que l'Iran n'a pas commencé la guerre", et qu'elle ne changera en rien ses liens d'amitié avec ce pays. Durant le Sommet, les présidents Hafez el Assad et Saddam Hussein ont prononcé des discours dans la plus pure tradition baathiste, rappelant tous deux que les valeurs de l'ara­ bisme sont les seules références possibles de toute politique, mais en tirant des conclusions diamétralement opposées! La Syrie refuse toujours d'adhérer à la thèse de Bagdad, qui se présente comme le rempart de la Nation arabe face à "la menace perse". Mais au soir du 9 novembre, on peut voir les deux présidents baathistes se donner l'accolade et quarante-huit heures plus tard les médias des deux pays cessent de s'invectiver. Est-ce la détente ? Il est permis d'y voir surtout un aveu de faiblesse de la Syrie sur la scène régionale.

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Cette faiblesse trouve l'une de ses sources dans la modification des relations syro-soviétiques. En visite à Moscou en avril 1987, Hafez el Assad s'est entretenu pour la première fois avec Mikaïl Gorbatchev et a mesuré à quel point l'évolution de la politique de l'URSS portait préjudice aux intérêts syriens. Moscou souhaite l'unité des rangs arabes, soutient Yasser Arafat, renoue le dialogue avec Israël et, pour couronner le tout, juge que l'ampleur de la dette syrienne compromet la poursuite de la coopération militaire entre les deux pays. Le nouveau maître du Kremlin le dit tout net à son hôte: le fameux "équilibre stratégique" avec Israël, que Damas recherche depuis dix ans, est illusoire. De toutes façons, l'URSS n'est plus en mesure d'aider son allié à atteindre cet objectif. L'avenir est sombre pour la Syrie et il le devient encore plus lorsque, le 18 juillet 1988, l'Iran à bout de souffle accepte le cessez-le-feu sans condition avec l'Irak. Libérée du fardeau de cette guerre de huit années, Bagdad affi­ che immédiatement sa volonté de reprendre sa place au sein du monde arabe, une place qu'elle estime devoir être la première. Surendetté mais surarmé, l'Irak a les moyens de sa politique, d'autant que le président Saddam Hussein jouit auprès des masses arabes d'une réelle popularité. Les premières initiatives du chef de l'Etat ira­ kien sont dirigées contre la Syrie. Il masse d'abord des troupes à la frontière, dans la Jézireh. Puis, intervenant au Liban, il apporte un soutien actif aux adversaires de Damas, à savoir l'OLP et le général Aoun. Lançant un défi à Hafez el Assad, il propose des "élections démocratiques" dans les deux Etats baathistes, en vue de leur union (27 novembre 1988)7! Enfin il offre à l'Egypte son aide pour sa réin­ tégration dans la famille arabe et il met sur pied, le 16 février 1989, le Conseil de Coopération Arabe (CCA), regroupant l'Irak, l'Egypte, la Jordanie et le Yémen. Le Baath irakien n'a pas tort lorsqu'il affirme que "le régime syrien, ayant perdu les cartes iranienne et palestinienne, accorde un intérêt croissant à la carte libanaise". C'est en effet l'un des derniers atouts dont dispose Hafez el Assad, au milieu d'un monde arabe qui se recompose à ses dépens. Il s'y accroche avec la dernière énergie, comme le montre son attitude lors du Sommet de Casablanca (23 mai 1989). Pendant près de deux jours d'âpres discussions et de po­ lémiques, en particulier avec les Irakiens, Hafez el Assad lâche du lest sur tout, le retour de l'Egypte dans la Ligue arabe, le rôle de l'OLP, etc... en échange d'une seule chose: avoir les mains libres au Liban. Pour le reste, la diplomatie syrienne s'adapte à la nouvelle donne régionale et cherche à en tirer profit. Elle obtient sans peine le soutien (notamment financier) de tous ceux que les ambitions ira­ kiennes inquiètent, à savoir l'Arabie Saoudite et les émirats. Ces 309

derniers ont d'ailleurs re-normalisé sans tarder leurs relations avec l'Iran, faisant à nouveau de ce pays un contrepoids à la puissance irakienne. Pas question pour Damas, dès lors, de remettre en cause son alliance avec Téhéran, même si la Syrie a promptement profité de la défaite de son allié face à l'Irak pour avancer ses pions au Liban et mettre au pas le Hezbollah. Enfin, pour éviter la formation d'un axe Le Caire-Bagdad, la Syrie oublie ses critiques formulées depuis onze ans et se réconcilie officiellement avec l'Egypte (27 décembre 1989), au nom "des relations historiques" que n'ont jamais cessé d'entretenir les deux peuples! On voit en cette occasion que la diplomatie syrienne est d'une flexibilité qui met le Baath à l'abri des impasses. On voit aussi renaître l'éternel jeu des rivalités inter-arabes, entre l'Egypte, la Syrie et l'Irak. Hafez el Assad voulut faire de la Syrie une puissance régionale in­ contestée. En cette fin de décennie, ce dessein paraît irrémédiable­ ment compromis. De partout les menaces s'accumulent: l'aggravation des problèmes économiques, le retour en force de l'Irak, le cavalier seul de l'OLP, la fronde du général Aoun au Liban, le désengagement de l'URSS,... La Syrie a perdu un à un les atouts qu'une politique au­ dacieuse lui avait procurés cinq ans auparavant. Seul un boulever­ sement régional, en redistribuant les cartes, pourrait permettre à Hafez el Assad de rétablir la situation en sa faveur...

ONZIEME PARTIE

LE NOUVEL ORDRE REGIONAL 1990 - 1996

A

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L’INVASION IRAKIENNE DU KOWEÏT

De jour en jour la puissance et les ambitions irakiennes s'affirment. La rivalité est relancée entre les deux Etats baathistes. La Syrie, acculée à la défensive, en est réduite à contrer tant bien que mal les initiatives de son adversaire au Liban et à donner asile aux opposants en exil. Dans de telles circonstances, Hafez el Assad juge préférable de ne pas participer au Sommet extraordinaire qui s'ouvre à Bagdad le 22 mai 1990. Préparé, organisé et dominé par l'Irak, ce Sommet est un incon­ testable succès de popularité pour Saddam Hussein auprès des masses arabes et surtout des Palestiniens. Yasser Arafat a trouvé là un allié de poids, un peu encombrant mais particulièrement utile en cette période où l'OLP fait face à la concurrence des mouvements in­ tégristes, comme le Mouvement de la résistance islamique (Hamas). Créée en 1987, cette organisation dépendante des Frères musulmans palestiniens est encouragée en sous-main par les Israéliens pour en­ traver l'action du Fath'. Le Sommet réaffirme donc son soutien à l'OLP et, en dépit des réticences de l'Egypte et de l'Arabie Saoudite, condamne sans appel "/a volonté hégémonique des Etats-Unis". Enfin, le chef de l'Etat irakien, en un geste spectaculaire, annonce l’intensification de son aide à l'intifada, appelant ses pairs à suivre son exemple. Toujours soucieux d'éviter l'émergence d'un axe Le Caire-Bagdad, Hafez el Assad accélère son rapprochement avec l'Egypte. Sa visite au bord du Nil, le 14 juillet 1990, à l'invitation d'Husni Moubarak, est la première depuis...14 ans! L'entrevue rassure le président syrien. Reste le soutien apporté par Bagdad à l'OLP et au Front libanais, qui 313

fait peser sur les intérêts syriens une lourde menace. Le Liban devrait donc être désormais le lieu d'affrontement des deux Baath. Contre toute attente, cette prédiction ne se réalisera pas, l'Irak portant brusquement son attention sur le Koweit. En refusant d'annu­ ler la dette irakienne contractée pendant la guerre contre l'Iran et en menant une politique pétrolière pénalisatrice pour les intérêts de Bagdad, l'émirat, accuse Saddam Hussein, a déclaré une véritable "guerre économique", faisant ainsi le jeu d'une conspiration anti-irakienne inspirée par les Etats-Unis. Inquiets de voir remonter à la surface ce vieux contentieux koweito-irakien, l'Egypte, la Jordanie puis l'Arabie Saoudite s'entremettent pour résoudre la crise. A Damas, on observe en silence cette nouvelle péripétie. Le 31 juillet, Irakiens et Koweïtiens se retrouvent à Ryad pour une réunion de conciliation qui tourne court. Quelques heures plus tard, dans la nuit du 1er au 2 août 1990, les forces irakiennes envahissent le Koweit. Tandis que le monde arabe est frappé de stupeur, les réactions in­ ternationales sont d'une inhabituelle rapidité: le Conseil de Sécurité condamne l'invasion puis décrète le boycott financier, économique et militaire de l'Irak (6 août). Le 3 août, Américains et Russes appellent conjointement la communauté internationale "à prendre toutes les mesures pratiques" pour un retrait immédiat de l'envahisseur. La Ligue arabe se ressaisit et exige elle aussi "le retrait inconditionnel et immédiat des Irakiens. Mais cette résolution est loin d'avoir été prise à l'unanimité: la Jordanie, l'OLP, le Soudan et le Yémen s'y sont fermement opposés. Hafez el Assad n'est pas mécontent de voir l'Irak s'enferrer dans une affaire qui le détourne opportunément de terrains sensibles comme le Liban ou la Palestine. Mais le mutisme du Baath et la ré­ serve des médias trahissent l'embarras du pouvoir dans une crise dont révolution reste difficilement prévisible. L'initiative irakienne ren­ contre dans les opinions publiques arabes une indéniable sympathie. Fait révélateur, des manifestations pro-irakiennes ont déjà éclaté, no­ tamment en Jordanie et au Sud Liban, où Palestiniens arafatistes et baathistes pro-irakiens défilent côte à côte. A ces sujets d'inquiétude s'ajoute un élément qui engage à la circonspection, à savoir la dé­ termination des Etats-Unis à soutenir politiquement et militairement le Koweit. Officiellement, la Syrie se montre soucieuse d'agir dans un cadre arabe et appelle à la tenue d'un Sommet extraordinaire. Les participants du Sommet qui s'ouvre au Caire le 9 août 1990 ne font pas tous de la crise la même analyse. La Libye et l'OLP soutien­ nent l'Irak; la Jordanie, le Soudan et la Mauritanie sont plus nuancés et l'Algérie et le Yémen (Nord et Sud sont unis depuis le 22 mai 1990) s'abstiennent. L'Egypte et la Syrie prennent alors la tête d'une courte 314

majorité qui condamne l'envahisseur et décide l'envoi de forces ara­ bes sur les lieux. Les Etats-Unis, qui ont déjà dépêché des troupes dans la région, sont promptS/à exprimer leur satisfaction, par la voix du président George Bush qui s'adresse directement à H. Moubarak et Hafez el Assad. Washington peut désormais identifier clairement ses ennemis: ce sont l'Irak, la Libye et l'OLP. Quant au monde arabe, qui s'était ces derniers mois refaçonné au gré de la nouvelle entente entre Bagdad, Le Caire, Amman et Sanaa, il se désagrège encore une fois. Un nouvel axe émerge, qui n'est pas sans rappeler quelques souvenirs, et qui relie l'Egypte à la Syrie. Le Sommet du Caire est l’occasion pour la population syrienne d'apprendre que le Baath a choisi son camp, celui des pro-Américains. Après avoir soutenu l'Iran contre l'Irak, le parti prend la défense des intérêts koweïtiens, encore une fois contre l'Irak, et envoie 1.100 hommes des Forces Spéciales en Arabie Saoudite, uni­ quement, dit-il, "pour prévenir toute explosion dans la région". Il est hors de question de coordonner l'action des troupes syriennes avec les Américains, précise al Baath qui ajoute que les décisions du Sommet du Caire visent à "barrer la route aux ennemis de la Nation arabe", ceux qui, en créant artificiellement des conflits, détournent les Arabes de la cause fondamentale, à savoir la Palestine. Ces argu­ ments, laborieusement exposés par les médias, ne sont pas jugés très convaincants par une population qui se souvient les avoir déjà entendus, dix ans plus tôt, pour condamner l'offensive irakienne contre l'Iran, à ceci près qu'à l'époque, Damas accusa Bagdad de fournir un prétexte aux Américains pour envoyer leurs forces dans la région. Aujourd'hui, la Syrie s'accommode de la présence de 20.000 soldats américains en Arabie Saoudite et leur expédie des renforts! L'Irak, qui a décrété entre-temps sa "fusion totale et irréversible" avec le Koweit, dénonce sans relâche "l'action des comploteurs" syriens et égyptiens et Saddam Hussein propose "que tous les pro­ blèmes d'occupation de territoires dans la région soient réglés sur la base unique des principes énoncés par le Conseil de Sécurité". L'Irak se retirera du Koweit et on procédera dans le même temps "au retrait immédiat et sans condition d'Israël des territoires occupés et de la Syrie du Liban". La manoeuvre est habile. L'OLP et la Jordanie trou­ vent l'idée excellente. Israël et les Etats-Unis sont sourds à ce genre de proposition. A Damas on garde le silence. Le Baath syrien est mal à l'aise1. Soucieux de ne pas heurter inuti­ lement le sentiment d'une large partie de l'opinion, il garde un ton mesuré dans ses critiques contre Saddam Hussein. On relève égale­ ment que le pouvoir laisse aux organisations palestiniennes basées à Damas la liberté de s'insurger contre la présence militaire américaine 315

en terre arabe et de soutenir ouvertement l'Irak. Pour justifier la par­ ticipation du pays à la coalition réunie autour des Etats-Unis, les prin­ cipaux responsables du Baath et de l'armée s'en tiennent à des formules simples: "Les forces étrangères ne se retireront de la région que si les Arabes adoptent des mesures efficaces pour leur ôter tout prétexte de pêcher en eau trouble" (Radio-Damas, 27 août). Le prési­ dent lui-même intervient pour souligner à quel point cette affaire est "une terrible catastrophe" pour la Nation arabe. " Trouvons nousmêmes une solution à nos problèmes, dit-il, et les forces étrangères quitteront le Golfe" (12 septembre). Le discours officiel accrédite l'idée que les pressions politiques et économiques amèneront l’Irak à se retirer du Koweït. En fait, la politique syrienne est déjà toute tracée. Hafez el Assad a en effet acquis la conviction que les EtatsUnis ne laisseront pas passer l'occasion d'en découdre militairement avec l'Irak et d'éliminer cette puissance perturbatrice si préjudiciable à leurs alliés arabes du Golfe et avant tout à Israël. Le Baath syrien ne verrait pas d'inconvénient à ce que les ambitions irakiennes soient rabaissées, pourvu qu'il ne s'ensuive pas un bouleversement incon­ trôlable susceptible de mettre en péril le statu quo régional. En prévision d'un conflit qui lui paraît inéluctable, la Syrie resserre ses liens avec ses alliés égyptiens et iraniens. Elle se prononce ainsi pour le retour, dans les plus brefs délais, du siège de la Ligue arabe au Caire. Et pour la première fois depuis l'établissement de liens entre le Baath et la République islamique, Hafez el Assad se rend à Téhéran en visite officielle, le 22 septembre. Les deux pays se re­ trouvent "en accord totaf pour condamner l'invasion irakienne et pour mettre en place "un système régional de sécurité". Pourtant, la question de la présence des troupes étrangères est un point de diver­ gence. L'Iran s'en inquiète et se dit troublé par l'engagement militaire syrien2. L'évolution de la crise durant l'été 1990 confirme l'analyse du pré­ sident syrien. Des réservistes américains sont rappelés et les forces US dans le Golfe sont en constante augmentation. Le Conseil de Sécurité, sous la totale emprise de Washington, adopte le 25 août une résolution (N°665) autorisant le recours à la force pour faire respecter l'embargo qui touche l'Irak. La Syrie doit subvenir aux besoins des quelques 60.000 réfugiés qui ont fui le Koweit. Mais ces soucis sont largement compensés par les avantages financiers qui commencent à se matérialiser. Le baril de pétrole est passé en deux mois de 15 à 40 $. L'Arabie Saoudite a déjà donné à la Syrie 500 M$ et en a promis autant. Des engagements similaires ont été pris par les autres pays du Golfe et l'Europe. Les Américains sont un peu plus embarrassés. La Syrie est certes une pièce maîtresse dans l'imposant 316

dispositif que l’Occident et ses alliés arabes ont mis en place. Qu'elle soutienne l'Irak ou affiche simplement son opposition à toute action contre ce pays et la tâche de Washington s'en trouverait singulière­ ment compliquée. Pour l'instant sa conduite est exemplaire. Mais Damas n'est-elle pas, selon l'administration américaine, une des capi­ tales du "terrorisme international La gravité de la situation justifie un accommodement. Le 14 septembre 1990, le Secrétaire d'Etat James Baker est à Damas. Au cours de l'entretien, qualifié de "très appro­ fondi, Hafez el Assad précise certains points de vocabulaire: pas question de faire référence à une quelconque alliance syro-américaine contre l'Irak. Pour le reste, la Syrie s'engage à respecter les décisions de l'ONU et, pour montrer sa bonne volonté, elle accepte même de ne pas trop insister sur ce fameux lien entre la crise du Golfe et la question palestinienne, qu'Américains et Israéliens trouvent malvenu. On se doute bien qu'Hafez el Assad a obtenu en échange certains avantages. Quelques jours plus tard, quand les forces syriennes au Liban élimineront la résistance du général Aoun (voir plus loin), il sera difficile de ne pas y voir une des clauses du marché entre Damas et Washington. Affichant pour les besoins de la cause de grands et nobles princi­ pes, les Etats-Unis proclament leur respect de l'autorité de l'ONU et le caractère sacré de l'intégrité territoriale des Etats. Il est clair que Washington a la volonté de restaurer son contrôle sur les richesses pétrolières, en éliminant la menace irakienne, et d'en profiter pour fa­ çonner la région, désormais débarrassée de toute influence soviéti­ que, selon un ordre nouveau. Devant le Congrès, le 11 septembre 1990, G. Bush précise ce "nouvel ordre mondiai, dans lequel "les nations reconnaîtraient leur responsabilité dans l'instauration de la liberté et de la justice". Personne n'est dupe de ces déclarations mo­ ralisatrices, et surtout pas Hafez el Assad. Mais le président syrien a compris qu'on était à la veille de profonds bouleversements dans la région. L'administration américaine a son plan: une fois réglé le problème irakien, Washington va s'engager activement dans la recherche d'une paix globale israélo-arabe. Voilà qui donne à la crise actuelle une autre dimension et qui fournit au régime syrien une op­ portune justification de ses choix vis à vis de son opinion publique. Le 21 novembre 1990, G. Bush est en Arabie Saoudite. Sur le chemin du retour, il fait une escale imprévue à Genève pour y ren­ contrer Hafez el Assad. Cet entretien montre assez bien l'importance que revêt "la carte syrienne" dans la stratégie américaine. On ignore à peu près tout des discussions, mais on sait que le président améri­ cain a réaffirmé à son homologue syrien sa volonté de s'atteler sérieusement au règlement du conflit israélo-arabe. Quant au Liban, 317

les deux chefs d'Etat sont tombés d'accord pour considérer que la solution réside dans l'application des accords de Taëf. Hafez el Assad n'en demandait pas plus. L'année 1990 s'achève. Les Américains ont rassemblé dans le Golfe une armada considérable: 430.000 hommes, 2.000 avions de combat, 6 porte-avions;... Sont présents également 14.000 soldats européens et 98.500 soldats arabes, dont 36.000 égyptiens et 20.800 syriens. L'Irak est sous embargo total, aérien et terrestre. Le Conseil de Sécurité a autorisé "/es Etats membres qui coopèrent avec le Koweït' à "user de tous les moyens nécessaires" pour faire appliquer les décisions de l'ONU (29 novembre). Un ultimatum enjoint à l'Irak de quitter le Koweït avant le 15 janvier 1991. LA SYRIE DANS LA DEUXIEME GUERRE DU GOLFE Au fur et à mesure que la guerre se précise, la Syrie pose les limi­ tes de son engagement et rappelle à Washington qu'elle est un élément primordial de son dispositif. Après avoir demandé à Saddam Hussein de se conformer aux décisions de l'ONU pour éviter à la Nation arabe "les dangers d'une guerre destructrice", elle fait savoir aux Américains, par la voix de F. el Chareh, que si Israël intervient dans le conflit, même en réponse à une agression, elle changera de camp. C'est là une façon pour Hafez el Assad de rappeler que le maintien de la coalition arabo-américaine est à ce prix et qu'il appar­ tient aux Américains de contrôler la situation. Le 17 janvier 1991 sont lancées les premières attaques aériennes contre l'Irak, auxquelles Bagdad riposte en expédiant des missiles sur Israël. La tension est vive et partout où les gouvernants l'autorisent, les populations arabes manifestent dans les rues leur soutien à l'Irak. De tels débordements sont exclus à Damas mais la presse et la radio, jusque-là plutôt réservées, passent à l'offensive contre Saddam Hussein, "tyran irresponsable", "bourreau de l'Irak", accusé de vouloir "entraîner la Syrie, les Arabes et les musulmans dans la guerre". Le Baath s'aperçoit vite qu'il lui faut faire des efforts supplémentaires pour contrer le mouvement de sympathie croissant de la population pour l'Irak, mouvement qui pourrait bien se muer en protestation contre le régime (les druzes du Golan ont déjà manifesté leur soutien à Bagdad, tout comme les habitants de Tripoli, qui ont suivi les mots d'ordre du Baath libanais pro-irakien). Le parti se mobilise. Les cadres ont pour mission d'expliquer les dangers de l'aventurisme irakien, condamné par tous les alliés de la Syrie, y compris les Russes. La presse ouvre largement ses colonnes aux politiciens, intellectuels, 318

opposants irakiens en exil, et même aux autorités religieuses. Le message que veut faire passer le Baath est simple: la "conduite dé­ magogique" de Saddam Hussein n'aura pour le monde arabe que des effets négatifs. Loin d'affaiblir Israël, elle aboutira au contraire au renforcement de son potentiel militaire par les Etats-Unis. Dans les médias, le nom de Saddam Hussein n'est pratiquement jamais pro­ noncé. Toute allusion au rôle politique et militaire des Etats-Unis est également bannie et la discrétion est de mise sur la fonction des soldats syriens qui, officiellement, n'ont pas participé aux combats3. Enfin, pour éviter toute fâcheuse contagion, la télévision jordanienne, qui s'est alignée sur l'Irak et qui diffuse d'alarmantes informations sur la situation en Syrie, est brouillée à Damas. Au plus fort des journées de guerre, la Syrie est calme. Le Baath peut donc attendre la suite des événements en toute quiétude, allant même jusqu'à autoriser la publication, çà et là, de déclarations de solidarité avec l'Irak, signés de quelques rares intellectuels. Après cinq semaines de bombardements aériens, l'Irak est écrasé. Ce qui reste de l'armée de Saddam Hussein commence son retrait du Koweït le 26 février. L'orage passé, chacun fait ses comptes. Il appa­ raît que les choix politiques d'Hafez el Assad sont particulièrement payants (souvent au sens premier du terme). Les pays du Golfe, l'Europe et le Japon ont récompensé financièrement sa conduite exemplaire et les effets de cette manne ont déjà fait oublier la pénurie de l'année passée. Politiquement, la Syrie est réhabilitée sur la scène internationale. Gêneurs et adversaires d'hier sont éliminés: l'Irak, bien sûr, et l'OLP de Yasser Arafat, dorénavant brouillée avec ces bailleurs de fonds arabes. Au Liban, la Syrie fait régner l'ordre, sans que personne n'y trouve à redire — et surtout pas les Américains. L'Irak étant hors jeu sur la scène régionale, la Syrie est débarras­ sée d'un rival qui, six mois plus tôt, la mettait gravement en danger. Mais elle n'est pas pour autant à l'abri des menaces sur son flanc Est. L'ampleur du soulèvement kurde dans le Nord de l'Irak inquiète Damas, Ankara et Téhéran. La concertation s'instaure dès 1991 entre ces trois capitales, qui s'alarment de l'initiative américaine, britanni­ que, française et russe de créer dans la région des zones d'exclusion qui mettent la population kurde à l'abri des forces de Bagdad. Aucun des pays voisins de l'Irak n'est disposé à tolérer l'indépendance du Kurdistan, et surtout pas la Turquie. Mais les mouvements autonomis­ tes kurdes sont des éléments importants dans la rivalité complexe que se livrent les Etats de cette région sensible. Dans le lourd con­ tentieux qui persiste entre Damas et Ankara, l’aide que fournit la Syrie aux combattants du PKK est un moyen de pression que le Baath conserve précieusement. 319

Sur la scène arabe, la Syrie a tenté de constituer, avec l'Egypte, une force de maintien de la paix dans le Golfe. Cette initiative, dont les bases ont été définies par l'accord de Damas (5 mars 1991), per­ mettait à la Syrie d'affirmer son rôle de puissance régionale. Mais cette force arabe ne verra jamais le jour, le Koweit ayant décidé de s'en remettre uniquement aux Etats-Unis pour sa sécurité. Ce nouvel échec de la coopération arabe n'empêche pas Damas et Le Caire de rester en étroit contact. Hafez el Assad et Husni Moubarak font de la situation en Irak la même analyse. S'ils pressent Saddam Hussein de se conformer aux décisions de l'ONU pour obtenir la fin de l'embargo, ils dénoncent dans le même temps la politique de Washington, qui a déjà oublié les principes égalitaires qui justifièrent son intervention. Israël et l'Irak ne sont manifestement pas traités de la même façon pour leur manquements aux résolutions du Conseil de Sécurité. Après les nouveaux bombardements occidentaux sur l'Irak, en janvier puis en juin 1993, Hafez el Assad constate que les lois internationales "ne s'appliquent pas en tous lieux et pour tous les pays". Dix mois plus tard, l'alignement de la Jordanie sur la politique américaine ravive l'inquiétude à Damas. Le roi Hussein, qui avait été jusqu'alors un fidèle allié de Saddam Hussein, change brusquement de camp en accordant l'asile politique aux généraux Hussein Kamal Hassan et Saddam Kamal Hussein, gendres du président irakien (10 août 1995). La Syrie s'alarme de la complicité entre Amman et Washington. Le Baath accuse le roi Hussein de chercher à instaurer un régime pro-hachémite à Bagdad, avec l'aide des Américains, et d'amener ce régime à conclure la paix avec Israël, à l'exemple de la Jordanie. Les manoeuvres diplomatiques et intrigues qui se tissent autour de l'Irak plaident en faveur de ce scénario qui bouleverserait l'équilibre dans la région au détriment de la Syrie et de l'Iran. Mais bientôt les relations entre le roi Hussein et ses hôtes se dégradent. Trop impliqués dans la politique menée par le Baath à Bagdad, ces officiers ne peuvent prétendre rassembler l'opposition. De plus, ils n'apprécient pas l'idée du souverain jordanien de constituer en Irak une fédération entre sunnites, chiites et kurdes. L'idée inquiète aussi la Syrie, l'Egypte et l'Arabie Saoudite. Le roi Hussein est invité le 12 février 1996 à Ryad. La rencontre scelle la réconciliation des monar­ chies hachémite et Saoudite mais surtout met fin aux initiatives jordaniennes quant à l'avenir de l'Irak. Huit jours plus tard, le retour imprévu des officiers déserteurs dans leur pays, puis leur assassinat, mettent un point final à l'épisode. Ce coup d'arrêt porté à la stratégie américaine rassure la Syrie, qui est parvenue à la conclusion que le maintien au pouvoir de Saddam Hussein est la moins mauvaise des solutions. Damas 320

entretient avec Bagdad un minimum de relation, en acceptant no­ tamment de discuter, au niveau des experts, d'une position commune à adopter face à la Turquie sur la question du partage des eaux de l'Euphrate. Pour le reste, les lourdes incertitudes qui pèsent sur l'avenir de l'Irak, entretenues par l'acharnement des Etats-Unis contre ce pays, conduisent Hafez el Assad à assurer ses positions à l'Ouest. Le renforcement des relations avec l'Egypte est un pilier de cette stra­ tégie. La consolidation de l'ordre syrien au Liban en est un autre. LA NORMALISATION AU LIBAN Contrairement à toute attente, la Syrie n'a pas bougé après que le général Michel Aoun se soit proclamé "président du Liban libre", le 7 novembre 1989. Les attaques du général contre le président Elias Hraoui, qu'il présente comme "un agent de Damas", et ses velléités de bouter hors du pays l'occupant syrien, n'ont suscité que des répli­ ques dans la presse baathiste. Hafez el Assad juge qu'une opération militaire, dans les circonstances actuelles, desservirait ses intérêts. Fidèle à sa tactique, maintes fois mise en oeuvre, il laisse dans un premier temps les acteurs libanais clarifier eux-mêmes la situation. Dans le cas présent, il est aisé de deviner que le camp chrétien est mûr pour l'affrontement. M. Aoun n'est pas homme à partager son pouvoir. Aussi décide-t-il le désarmement et la dissolution des milices chrétiennes (FL). Celles-ci, sous le commandement de Samir Geagea, s'insurgent et, le 31 janvier 1990, les combats commencent. L'impasse politique est totale. 200.000 chrétiens s'enfuient et trouvent refuge dans le camp musulman. Les Etats-Unis dénoncent la responsabilité du général Aoun et le président Hraoui presse la Syrie d'intervenir. Mais Hafez el Assad ne bouge toujours pas. Ces combats fratricides, qui affaiblis­ sent un camp traditionnellement opposé à la présence syrienne, ne sont pas pour lui déplaire. Après six mois d'affrontements le réduit chrétien est dévasté. La Syrie ne prend toujours pas d'initiative mais Hafez el Assad fait savoir à son homologue libanais que cette affaire, pour regrettable qu'elle soit, ne saurait retarder la mise en pratique des accords de Taëf... Le conseil est entendu et le 21 août 1990, le Parlement libanais vote les amendements à la Constitution, les premiers depuis 1943. La collégialité est instaurée entre le président de la République, le prési­ dent de l'Assemblée et le Premier ministre. Les députés seront équitablement répartis entre chrétiens et musulmans. La signature, le 21 septembre, de ces amendements par Elias Hraoui, marque la 321

naissance de la llème République libanaise. Retranché dans ses 267 km2, le général Aoun rejette en bloc toutes ces mesures et se prépare à résister à l'armée libanaise, quand celle-ci commence, le 28 septembre, le blocus du réduit chrétien. Est-ce le prélude à un assaut? On garde le silence à Damas où, officiellement, les autorités sont essentiellement préoccupées par la crise internationale née de l'invasion irakienne du Koweit. La Syrie s'est rangée dans la coalition arabo-américaine et entend bien être payée en retour. La proposition de Bagdad de discuter "cfe toutes les occupations" lors d'une confé­ rence internationale déplaît à Damas comme elle déplaît à Washington. En quoi la question libanaise aurait-elle besoin d’une conférence internationale, alors que son règlement est en cours "dans le cadre des accords de Taëf' ? James Baker confirme à Hafez el Assad que les Etats-Unis n'ont rien à redire à cette logique. Quelques jours plus tard, des forces syriennes font mouvement vers le réduit chrétien. Elies passent à l'attaque le 13 octobre, ap­ puyées par les blindés et l'aviation. Quelques heures après le début des combats, le général Aoun annonce sa reddition et se réfugie à l’ambassade de France (d'où il partira pour Paris le 29 août 1991). La presse syrienne se félicite de cette opération rondement menée par l'action conjointe des armées libanaise et syrienne, en soulignant que cette dernière est intervenue à la demande des autorités de Beyrouth. La fin de la rébellion de Michel Aoun, écrit al Baath, signifie "/a réacti­ vation des institutions légales et l’unification du Liban". Les jours qui suivent révèlent que l'opération a été autrement plus meurtrière que prévu. Des rumeurs circulent sur les exactions commises par les soldats syriens (pillages, exécutions sommaires,...) durant les combats4. L'initiative de la France, qui saisit l'ONU pour lui demander d'enquêter sur ces affaires, provoque la colère des autorités libanai­ ses. Le Secrétaire régional du Baath libanais, Abdallah Amine, est particulièrement vif dans sa dénonciation des "immixtions françaises" dans les affaires de son pays. La crise entre Paris et Beyrouth n'empêche pas les Syriens de pousser leur avantage. Leurs troupes évacuent le Metn mais y laissent les milices qui y étaient entrées à leur suite, c'est à dire les forces du PSNS et d'al Waad, nouveau parti fondé par Elie Hobeika. Ces milices chrétiennes alliées de Damas inquiètent fort les Kataëb. Tandis que l'armée libanaise intègre les forces aounistes et achève sa réunification, Abdel Halim Khaddam participe, le 23 octobre, aux discussions sur la création du Grand Beyrouth, zone qui s'étendrait sur 15 km autour du centre de la capitale et serait placée sous le con­ trôle exclusif de l'armée. L'objectif est ambitieux mais la Syrie, dé­ terminée à aller de l'avant coûte que coûte, y jette tout son poids. Les 322

milices se plient aux injonctions et évacuent la capitale. Le 23 novembre 1990, le Grand Beyrouth est proclamé. L'année 1990 marque indiscutablement un tournant au Liban. Les premiers amendements à la Constitution et le retrait des milices de Beyrouth sont des mesures à mettre à l'actif de la politique syrienne. Si cette politique est plus volontariste qu'elle ne l'a jamais été, c'est parce qu'Hafez el Assad considère que la crise du Golfe a instauré un climat régional et international particulièrement propice au raffermis­ sement de l'ordre syrien sur le Liban. Il n'y a donc pas de temps à perdre. Le vice-président Abdel Halim Khaddam s'engage sans tarder dans l'étape suivante du plan de restauration de la légalité, à savoir le désarmement des milices libanaises. Redoutée par toutes les parties, cette mesure provoque une fronde immédiate. Les chrétiens, qui en sont toujours à régler leurs comptes, comme en témoigne l'assassinat du chef du PNL, Dany Chamoun, par un commando des FL (21 octobre), se retirent bientôt du gouvernement. Walid Jounblatt en fait de même. Mais tous ces chefs de partis et de communautés, qui avaient jadis le pouvoir de bloquer les situations, n'ont pas correcte­ ment apprécié la nouvelle donne. Qui peut, au début de l'année 1991, s'opposer à la volonté des Syriens ? Michel Aoun a été éliminé, la deuxième guerre du Golfe a mis Irakiens et Palestiniens hors jeu et les Américains, pour qui le Liban est désormais la dernière des pré­ occupations, approuvent le retour à la légalité en distribuant des con­ seils de modération. Ces conseils seront finalement entendus et le 20 mars 1991 le gouvernement, réuni au grand complet, adopte le prin­ cipe de la dissolution des milices. Celles-ci ont jusqu'au 30 avril pour remettre à l'armée leurs armes lourdes et moyennes. Le désarmement des milices n'est pas une mince affaire et c'est le chef d'état-major syrien lui-même, Hikmet Chehabi, qui en surveille l'application. La première difficulté vient des milices "étrangères", que les Libanais veulent voir désarmées en priorité. Mais Pasdaran iraniens et fedayin palestiniens ne sont pas d'accord et ces derniers font valoir (avec quelque raison) qu'ils ne sont pas une milice. Les raids israéliens contre les camps de réfugiés du Sud, qui s'intensifient d'avril à juin, confortent les Palestiniens dans leur refus de se laisser désarmer et fournissent un prétexte d'intervention à l'armée libanaise. Après des incidents autour de Saïda, Yasser Arafat en appelle aux pays arabes, ainsi qu'à la France, à la Grande-Bretagne et aux deux Grands, contre "l'agression de l'armée libanaise" (2 juillet). Mais cette armée bénéficie du soutien de la Syrie (et de la bienveillance des Etats-Unis). Aussi, après des combats qui font une cinquantaine de morts, les Palestiniens s'inclinent: hommes et armes se regroupent dans deux camps autour de Saïda et les militaires libanais occupent 323

les positions abandonnées par les fedayin. Les Palestiniens neutrali­ sés, restent les chiites. Amal remet ses armes lourdes les 12 et 13 juillet mais trois jours plus tard le Hezbollah fait savoir qu'il ne se sé­ parera pas de son armement "tant qu'lsraël occupera le Sud Liban". Va-t-on vers l'épreuve de force ? Non, car l'armée libanaise n'insiste pas. La Syrie, par égard pour son allié iranien et surtout pour se garder un moyen de pression sur Israël, fait donc une exception pour le Hezbollah. Pour la première fois depuis bien longtemps, l’armée libanaise im­ pose son autorité. Après avoir été (presque) toutes désarmées, les milices se transforment en partis politiques. Des chrétiens ont rega­ gné les villages qu'ils avaient fuis. Les services publics recommen­ cent à fonctionner. Bien qu'on n'ose pas encore le dire tout haut, le Liban réapprend à vivre en paix. C'est là un des effets de la mainmise syrienne, à laquelle plus rien n'échappe, si ce n'est le Sud. Hafez el Assad juge cette détente propice au resserrement des liens entre les deux pays. Dans le Palais du Peuple, inauguré pour la circonstance à Damas, les présidents syrien et libanais signent, le 22 mai 1991, un traité de fraternité, de coopération et de coordination. Ce traité, qui établit, comme le dit Hafez el Assad, "des relations stables et solides entre les deux pays", ne change pas grand-chose dans la pratique, la coopération étant déjà totale dans tous les domaines. Une instance de concertation est créée, le Conseil suprême, dont les membres, côté syrien, sont le chef de l'Etat, le président de l'Assemblée, le Premier ministre et le vice-président chargé des affaires politiques in­ térieures et internationales (art. 6). L'article 3 retient l'attention car il y est dit que "la Syrie, soucieuse de la sécurité, de l'indépendance et de l'unité du Liban, ne permettra aucune action susceptible de leur porter atteinte". Farouq el Chareh fera remarquer que c'est la première fois que la Syrie reconnaît l'Etat libanais. Le fait est à rapprocher d'une déclaration d'Hafez el Assad, datant du 9 octobre 1990: "Le Liban et la Syrie, disait le président, sont une nation et un peuple, soit. Mais sont-ils bien deux Etats ? Je suis le premier dirigeant syrien à être en mesure de répondre oui à cette question". Le traité prévoit enfin que les forces syriennes se redéploieront dans la Béqaa, sur des positions déterminées conjointement et à l'expiration du délai fixé par les accords de Taëf. La mise en place des nouvelles institutions se poursuit. Le 6 juin 1991, 40 députés sont nommés par le gouvernement, pour assurer la parité dans l'attente des élections. Les amis de la Syrie bénéficient en la circonstance d'une appréciable promotion: Elie Hobeika devient député et une communauté nouvelle fait son apparition sur la scène politique libanaise: les alaouites, représentés dorénavant par deux 324

députés. Dans le même temps, la Syrie multiplie les efforts pour clore l'embarrassant dossier des otages. Elle met au point un scénario qui valorise son rôle de médiateur: chaque otage libéré par le Jihad is­ lamique ou l'OJR est remis aux autorités ... à Damas, et bien sûr en présence de la presse. Les deux derniers prisonniers seront libérés le 17 juin 1992. L'optimisme qui prévaut au Liban s'estompe brutalement à la fin de l'année 1991. Deux attentats (8 novembre et 30 décembre) vien­ nent déstabiliser l'ordre syrien. Sur le plan économique, la montée vertigineuse des prix plonge dans la pauvreté la masse des Libanais. Les aides internationales promises tardent à se manifester et les réserves en devises de la Banque centrale libanaise s'effritent. La désorganisation mine à nouveau les services publics. Sur le plan po­ litique, l'opposition au gouvernement et aux institutions se fait de plus en plus vive de la part des FL, du PSP et d'Amal. La crise va s'aggra­ vant jusqu'au printemps 1992, en dépit de multiples tentatives de conciliation menées par A.H. Khaddam. Mais pour le chef de l'Etat syrien, les difficultés conjoncturelles ne doivent pas entraver la mise en place des institutions. Aussi encourage-t-il le président Hraoui à organiser les élections législatives. Cette fois-ci Hafez el Assad a sous-estimé l'ampleur des mécon­ tentements. Chrétiens et musulmans se retrouvent unis dans des grèves et des violentes manifestations qui dénoncent une administra­ tion corrompue et qui viennent à bout, le 6 mai, du gouvernement. On attend de la nouvelle équipe, constituée par Rachid Solh, des initiati­ ves dans au moins trois domaines: l'amélioration de la situation éco­ nomique, le retrait des troupes syriennes (prévu pour septembre 1992) et la préparation des élections. Sur le premier point les Libanais sont sans illusion et ils ont raison: l'économie va à la dérive. Sur le second point, les Syriens ont déjà évacué l'ancien pays chrétien et diverses positions dans la capitale, mais pour ce qui est de leur repli dans la Béqaa, A.H. Khaddam a été très clair: la réforme de la consti­ tution n'ayant pas été menée à terme, la Syrie ne pourra retirer ses forces à la date prévue (déclaration à l'Orient-Le Jour 15/07/1992). Plus tard, les présidents libanais et syrien conviendront de régler la question de ce redéploiement non plus selon les accords de Taëf, mais dans le cadre d'un accord spécifique à mettre au point entre les deux pays (14 octobre). On voit ainsi que les accords de Taëf, tout en restant le cadre de référence, peuvent être librement interprétés en fonction des intérêts de Damas. Le gouvernement libanais lui-même s'en écarte en amen­ dant la loi électorale, innovant en matière de découpage et de nom­ bre de sièges (16 juin). Walid Jounblatt dénonce là "un véritable coup 325

d'Etat et les chrétiens décident de boycotter la consultation. Les élections ne s'en tiennent pas moins, région par région, d'août à octobre 1992, le plus souvent dans la confusion. Mais ce vote des Libanais (le premier depuis 1972) recompose le paysage politique. Le 20 octobre Nabih Berri devient président de l'Assemblée et deux jours plus tard Rafic Hariri, le célèbre milliardaire proche de l'Arabie Saou­ dite, forme le gouvernement. Dans la foulée, une nouvelle impulsion est donnée à la normalisation, par la conclusion d'un accord avec le Hezbollah pour le déploiement de l'armée libanaise dans la banlieue sud de la capitale (janvier 1993). Le Liban cesse alors de faire la une de l'actualité, ce qui est le signe indéniable de son installation dans ce qu'on peut appeler l'après-guerre. La paix se consolide, même si les rivalités politiques demeurent, qui menacent régulièrement l'existence du gouvernement. Les protagonistes des crises, selon un scénario bien établi, n'acceptent de compromis qu'après une ou deux visites à Damas5. Une situation économique très préoccupante sert de toile de fond à un vaste et controversé projet de reconstruction de Beyrouth. Le camp chrétien est en perte d'influence, après la dissolution du Parti des Forces Libanaises et la condamnation de son chef, Samir Geagea, aux travaux forcés à perpétuité (24 juin 1995). Seul parmi tous les anciens chefs de milices à être inquiété par la justice, il a été reconnu coupable de divers attentats et de l'assassinat de D. Chamoun. Alors que les négociations de paix s'intensifient dans la région, la Syrie est soucieuse d'éviter tout remous au Liban, au moins jusqu'aux élections législatives prévues pour 1996. L'arrivée à échéance du mandat du président Elias Hraoui, fin novembre 1995, apparaît comme une complication inutile. Une prolongation de son mandat serait donc la bienvenue. Dès que le bruit en court, presque toutes les personnalités libanaises clament leur opposition à un amendement de la Constitution. Puis, voyant qu'Hafez el Assad a choisi cette solution et que les Américains n'y trouvent rien à redire, les oppositions se taisent. Le 19 octobre 1995, 110 députés sur 128 votent, à main levée, un amendement à la Constitution qui, rétrospectivement, confie à E. Hraoui un mandat de 9 ans (au lieu de 6). Tandis que le Liban se reconstruit lentement, la tension persiste au Sud. Présentés comme des représailles aux actions du Hezbollah, de massifs bombardements israéliens, en juillet 1993, touchent tout le pays, jusqu'à Tripoli, faisant 4 morts parmi les soldats syriens. Israël exige de la Syrie qu'elle fasse cesser les actions des combattants chiites. "Comment Israël, rétorque Damas, peut-il demander à d'autres de garantir la tranquillité de ses forces d'occupation ? \ La médiation américaine permet de trouver un "arrangement de sécurité" 326

entre les parties, qui garantit une précaire tranquillité dans la région. Un an et demi plus tard, le Hezbollah ne s'estime plus lié par cet accord, après qu'un commandp israélien ait abattujjn dignitaire chiite, le 31 mars 1995. Les affrontements incessants, les représailles, le blocus israélien des ports libanais, sont autant d'éléments qui rendent exclu un désarmement de la milice chiite. Fer de lance de la résis­ tance au Sud, le Hezbollah voit son importance croître considérable­ ment quand le Liban et la Syrie s'engagent dans les négociations de paix avec Israël. LA CONFERENCE INTERNATIONALE DE LA PAIX En janvier 1990, la presse syrienne insiste sur la nécessité pour le monde arabe de s'adapter à "/a nouvelle situation internationale". Un tel langage est inédit à Damas. Le Baath prépare-t-il la population à une révision des vieux principes qui régissent la politique syrienne sur la Palestine, Israël et les relations internationales ? Si c'est le cas, quels sont les faits qui ont conduit le président syrien à une telle évolution ? Les événements de ces dernières années ont pris une tournure alarmante pour la Syrie, à l'exemple de la reprise du dialogue entre l'URSS et Israël en juillet 1985, qui a débouché quatre ans plus tard sur le départ des Juifs soviétiques. Pour contraindre ceux-ci à s'instal­ ler en Israël (et non aux Etats-Unis), l'administration américaine a modifié sa réglementation sur l'immigration. La presse syrienne a dé­ noncé la manoeuvre, ainsi que la "collusion américano-soviétique", qui redonnait au sionisme une vigueur inespérée. Le principal ensei­ gnement qu'en a tiré Damas a été l'irrémédiable évolution de la politique du Kremlin et l'obligation de définir de nouvelles bases pour les relations entre les deux pays. Lors de sa visite à Moscou le 28 avril 1990, Hafez el Assad a cherché à préserver ce qui pouvait encore l'être dans la coopération entre les deux partenaires6. L'autre sujet d'inquiétude pour la Syrie est l'intensification des contacts, officiels et secrets, entre Arabes et Israéliens, et particuliè­ rement entre Palestiniens et Israéliens. Le 16 juin 1988 Bassam Abu Chérif, un proche de Yasser Arafat, a déclaré que "la clé pour le rè­ glement du conflit tient en des négociations directes entre Palestiniens et Israéliens". Le 15 novembre, le Conseil National Palestinien réuni à Alger a pris des décisions historiques: acceptation des résolutions 242 et 338 et proclamation de l'Etat de Palestine "avec pour capitale Jérusalem la sainte". Alors que les réactions dans le monde arabe sont favorables, Damas garde le silence. Le Baath ne s'était-il pas 327

prononcé, en 1947, contre le partage de la Palestine ? Finalement un communiqué officiel affirme le soutien de la Syrie à l'Etat palestinien, mais sans évoquer une éventuelle reconnaissance. Hafez el Assad a abandonné toute velléité de contrôler la Résistance. Le Baath syrien ne sera ni le porte-parole ni le tuteur des Palestiniens. Aussi la Syrie assiste-t-elle impuissante aux initiatives diplomatiques que multiplie Yasser Arafat, tout en exprimant son incrédulité. En décembre 1988, l'OLP renonce au terrorisme. Trois mois plus tard elle reconnaît Israël et s'engage résolument dans un dialogue avec les Etats-Unis. Au cours de l'année 1990, les événements se conjuguent contre les intérêts syriens. Le désengagement de l'URSS, l'implication crois­ sante des Etats-Unis dans la région, les initiatives unilatérales de l'OLP et les ambitions de l'Irak sont autant de facteurs qui, joints à une économie délabrée, affaiblissent de jour en jour le pays. Hafez el Assad a compris que la situation est grave comme elle l'a rarement été et qu'il lui faudra infléchir sa politique en conséquence. Le 18 mars l'ex-président Carter est à Damas. A l'issue de ses discussions avec le chef de l'Etat, il déclare que son hôte l'a autorisé à dire que la Syrie est prête à "des entretiens bilatéraux" avec Israël! Aucune réac­ tion officielle ne vient confirmer ou infirmer l'information, mais ce qui vient de se produire là est bel et bien un tournant dans la stratégie syrienne, la fin de 50 années d'opposition irréductible à tout contact avec l'Etat sioniste. On n'aura guère le temps de s'interroger sur la portée de l'événement car la crise entre l'Irak et le Koweït plonge bientôt la région dans la tourmente. Le président syrien a très vite saisi les intentions américaines envers l'Irak et a choisi son camp sans tarder. Au Secrétaire d'Etat James Baker, qui arrive à Damas* le 14 septembre 1990, Hafez el Assad fait comprendre que la bonne volonté arabe ne peut se conce­ voir sans l'engagement des Américains de mettre en oeuvre les réso­ lutions de l'ONU et de convoquer une conférence internationale. Après sa rencontre avec le président George Bush, à Genève, le 23 novembre, Hafez el Assad réunit le FNP au grand complet et an­ nonce avec une certaine solennité que le président américain lui a certifié qu'il s'engagerait, une fois résolue la crise du Golfe, dans un règlement de la question palestinienne. Tandis que la Syrie engrange les bénéfices de sa participation à la coalition anti-irakienne (voir plus haut), l'OLP subit les conséquences de son choix diamétralement opposé. Par mesure de rétorsion, les pays du Golfe, Arabie Saoudite en tête, lui ont coupé les vivres. De plus, l'assassinat d'Abu lyad, numéro deux de l'organisation (14 janvier 1991) et le débordement du Fath' par les islamistes du Hamas dans les Territoires occupés sont autant d'éléments qui achèvent de 328

fragiliser la position de Yasser Arafat. L'OLP est affaiblie, isolée et au bord de la ruine. Aussi son chef plaide-t-il pour son engagement réso­ lu dans les négociations de/paix, seul moyen dbe lui conserver in­ fluence et légitimité. Fidèles à leurs promesses, les Américains commencent, dès février 1991, les grandes manoeuvres diplomatiques pour la paix. Un projet de conférence régionale, sous l'égide des Etats-Unis et de l'URSS, servant de cadre à des entretiens bilatéraux, reçoit l'accord de principe d'Israël, de l'Egypte et de la Jordanie (avril 1991). Y. Arafat et Hafez el Assad s'y opposent. La Syrie veut une paix globale. "Ni une paix séparée avec Israël, ni une paix séparée entre Israël et les Palestiniens", comme le souligne F. en Chareh. Le processus s'étant une fois de plus enlisé, Washington décide de brusquer les choses. Après avoir critiqué sévèrement la poursuite des implanta­ tions israéliennes dans les Territoires, J. Baker fait de nouvelles pro­ positions, expressément basées cette fois-ci sur les résolutions de l'ONU et dirigées vers la recherche d'une paix globale. La Syrie réagit immédiatement. Hafez el Assad qualifie de "positives et équilibrées" les initiatives américaines (14 juillet 1991). C'est là, de la part des Syriens, un langage nouveau. Le 30 juillet les présidents Bush et Gorbatchev se rencontrent à Moscou et proclament leur "engagement mutuel à promouvoir la paix et une réconciliation réelle entre les Etats arabes, Israël et les Palestiniens". Constatant qu'existe aujourd'hui "une chance historique qui ne doit pas être manquée", ils décident de la tenue d'une Conférence internationale sur le Proche-Orient, dont ils convoqueront les participants au début d'octobre. Israël s'insurge d'être mis devant le fait accompli. De plus, la dé­ cision des Américains de lier leur aide financière à l'arrêt de la coloni­ sation des Territoires occupés est dénoncée comme "un chantage" par Itzhak Shamir qui proclame: "les territoires appartiennent à Israël (...); les Juifs s'implanteront partout sur notre terre jusqu'au bout de l'horizon" (23 septembre)7. Finalement, le Premier ministre israélien accepte le principe de la conférence, pourvu que les Palestiniens n'y participent qu'au sein d'une délégation jordano-palestinienne. L'OLP rejette tout d'abord cette prétention puis le Conseil National Palestinien, après une réunion mouvementée (en l'absence du FPLP-CG et de la Saïqa), donne son accord. Au milieu de toute cette agitation, la Syrie reste silencieuse. Hafez el Assad attend d'en savoir plus et les indications que lui donne J. Baker, au cours des 18 heures d'entretiens des 18 et 19 septembre, le laissent sceptique. Il déplore surtout que ce plan, qui prévoit deux jours de conférence de la paix en formation plénière puis des discus­ sions bilatérales et multilatérales sur les questions régionales, 329

n'attribue aucun rôle à l'ONU — cette ONU que les Américains pré­ sentèrent, un an plus tôt, comme la référence obligée, lorsqu'il s'agit d'attaquer l'Irak. La Syrie participera à la conférence mais pas aux négociations multilatérales. Elle ne s'engagera dans celles-ci, précise le président, que lorsque les contacts bilatéraux auront abouti à des résultats. Le 30 octobre 1991 s'ouvre à Madrid, sous la co-présidence des Etats-Unis et de l'URSS, la Conférence internationale de la paix. La télévision de Damas relate l'événement en ne montrant que la délé­ gation syrienne et en donnant la plus grande publicité aux déclara­ tions de Farouq el Chareh. Le ministre syrien des Affaires étrangères n'est pas venu là pour saluer ce moment historique et le début d'une ère nouvelle, mais pour rappeler avec insistance les revendications arabes. S'arrogeant d'emblée le rôle de porte-parole des Etats arabes et des Palestiniens, il prononce un virulent discours qui constitue l'al­ locution la plus importante de la réunion. Dès la fin de la session d'ouverture, il s'oppose violemment à Itzhak Shamir. Le Premier mi­ nistre israélien, pour qui le conflit n'est pas d'origine territoriale mais réside dans le refus des Arabes de reconnaître la légitimité d'Israël sur la Palestine, accuse la Syrie de "mériter le triste honneur d'être un des régimes les plus oppressifs et les plus tyranniques du monde". Dans le même ton, le dirigeant israélien propose au Liban, "qui souffre sous le joug de l'occupation et de l'oppression syriennes", de signer un traité de paix. Répondant à ces accusations, F. el Chareh commence par exhiber un vieil avis de recherche "pour actes de ter­ rorisme" portant la photo d'I. Shamir et affirme que "/a paix et l'usur­ pation de la terre d'autrui sont deux.choses inconciliables. Pour que la paix soit stable et durable, poursuit-il, elle doit englober toutes les parties du conflit sur tous les fronts". La Syrie ne fera aucune concession. Elle exige, rappelle F. el Chareh, le retrait de tous les territoires occupés, ainsi que "/a réalisation des droits nationaux et politiques légitimes du peuple palestinien, et en premier lieu son droit à l'autodétermination". Ces joutes oratoires ne sauraient masquer le fait qu'un événement considérable vient de se produire: la Conférence internationale de la paix a officiellement donné le coup d'envoi aux discussions bilatéra­ les entre Arabes et Israéliens. LES NEGOCIATIONS SYRO-ISRAELIENNES Syriens et Israéliens se retrouvent donc assis à une table de né­ gociation, pour la première fois depuis l'armistice de 1949. Mais ces 330

rencontres bilatérales n'avancent guère, en dépit des efforts des mé­ diateurs américains, dont la tâche est singulièrement compliquée par la décision d'Israël (condamnée par le Conseil de Sécurité le 6 janvier 1992) d'expulser des Palestiniens et d'intensifier ses implantations de colonies dans les Territoires occupés. Au printemps 1992, aucun progrès n'a été enregistré et tout semble figé dans l'attente d'un changement de pouvoir en Israël. L'élection des travaillistes et la nomination d'Itzhak Rabin au poste de Premier ministre à Jérusalem (23 juin 1992) sont la nouvelle donne attendue pour débloquer la situation. La crise s'apaise entre Israël et les Etats-Unis, I. Rabin ayant décrété le gel des "colonies politiques" (mais le maintien des "colonies stratégiques"). Le ton change également entre Israël et la Syrie. La 6ème session des né­ gociations (24 août - 25 septembre) se déroule dans une atmosphère étonnamment détendue. Le nouveau chef de la délégation israé­ lienne, lîamar Rabinovitch, un spécialiste des affaires syriennes, déclare: "Nous considérons que la résolution 242 s'applique aux né­ gociations de paix entre la Syrie et nous". En retour, son homologue Mouaffak Allaf évoque pour la première fois la signature de la paix avec Israël contre la restitution de tous les territoires (3 septembre). En recevant successivement à Damas Yasser Arafat, le roi Hussein et les ministres des Affaires étrangères de divers pays, Hafez el Assad tente de maintenir vaille que vaille un front arabe uni dans les négociations. Mais l'entreprise est vaine car l'organisation même des discussions, en contacts bilatéraux, favorise les accords séparés. Les bruits insistants de contacts secrets israélo-palestiniens en marge des négociations officielles en apportent une preuve supplémentaire. La politique menée par Yasser Arafat alarme les organisations oppo­ sées à l'OLP. Dix d'entre elles (FPLP, FDLP, Hamas, Jihad islami­ que,...) forment à Damas un "Front du Refus" (octobre 1992). Sur le terrain, alors que les Israéliens expulsent vers le Liban 415 militants palestiniens islamistes, les organisations intégristes gagnent en popu­ larité et multiplient les attentats meurtriers. C'est pourtant au milieu de ce climat pessimiste que sont révélées, par la presse israélienne, l'existence de négociations secrètes "avec la direction de l'OLP' (12 juillet 1993). Y. Arafat confirme ces informations. Les événements alors se précipitent. Le 26 août, Israël annonce qu'il est prêt à rendre Gaza et Jéricho aux Palestiniens pour que ceux-ci y établissent un gouvernement autonome (mais pas un Etat). Deux semaines plus tard Israël et l'OLP procèdent à leur reconnaissance mutuelle et le 13 septembre 1993 est signée à Washington la déclaration de principe sur les arrangements intérimaires d'autonomie, garantis par les EtatsUnis et la Russie. L'autonomie palestinienne, prévue dans cinq ans 331

dans les territoires occupés depuis 1967, s'appliquera dans un premier temps à Gaza et Jéricho. C'est à Oslo qu'israéliens et Palestiniens ont tenu, depuis janvier 1993, des réunions secrètes qui leur ont permis d'aboutir à cet accord. Les Américains parlent de "percée fondamentale". Dans le monde arabe, seuls l'Egypte et les pays du Golfe s'en félicitent. Syriens, Libanais et Jordaniens n'apprécient pas d'être mis devant le fait accompli. Yasser Arafat, qui a immédiatement entrepris une tour­ née d'explication, est à Damas dès le 5 septembre. Après six heures d'entretien, Hafez el Assad n'est pas convaincu par les arguments de son visiteur. Comment parler d'autonomie palestinienne, s'interroge le président, alors que les Israéliens ont confisqué 65% des terres de Cisjordanie et 45% des terres de Gaza ? La Syrie condamne donc l'accord israélo-palestinien mais fait preuve d'une retenue qui étonne8. Manifestement, le président attend d'en savoir plus. Depuis qu'à Washington William Clinton a succédé à George Bush, on doute à Damas de la pérennité de l'engagement américain dans le processus de paix. La rencontre des présidents américain et syrien à Genève, le 16 janvier 1994, revêt donc une importance con­ sidérable. Après quatre heures et demi d'entretien, les deux chefs d'Etats donnent une conférence de presse commune, au cours de laquelle l'optimisme américain contraste avec la réserve syrienne. Rassuré sur la persistance de l'engagement des Etats-Unis, Hafez el Assad n'en reste pas moins prudent. Alors que les négociations bilaté­ rales étaient sur le point de reprendre, l'assassinat à Hébron de 29 Palestiniens par un colon israélien (25 février) provoque le retrait im­ médiat des délégations syrienne, libanaise et jordanienne. En revan­ che, Yasser Arafat poursuit sur sa lancée et conclut un nouvel accord (signé au Caire le 4 mai) sur le transfert d'autorité à Gaza et Jéricho. Al Baath parle d'un "protectorat sous contrôle sioniste" et les organi­ sations du Front du Refus dénoncent "une nouvelle trahison". Insensible à ces critiques, Yasser Arafat quitte Tunis, où il était instal­ lé avec l'OLP depuis douze ans, pour s'établir à Gaza (11 juillet 1994) et y mettre en place l'Autorité palestinienne. Le cavalier seul de l'OLP fait des émules. La poignée de main entre I. Rabin et le roi Hussein (25 juillet), annonciatrice du futur ac­ cord de paix entre les deux Etats, est un nouveau coup dur pour la Syrie. Le président Clinton prend la peine de rassurer Hafez el Assad et lui explique que la fin de l'état de belligérance entre Jérusalem et Amman est "une occasion d'aller de l'avant. Ce n'est pas l'opinion de son interlocuteur. "Adopter des solutions séparées, quelles qu'en soient les justifications, écrit Tichrine, affaiblit le monde arabe et l'oblige à se soumettre aux conditions d'Israëf' (27 juillet). S'adressant 332

une semaine plus tard à l'armée, le président déclare: "Certains ont dérogé à la coordination arabe et à la position unifiée, lis doivent en porter la responsabilité devant leur peuple et les peuples arabes". Le traité de paix israélo-jordanien, signé le 17 octobre 1994, comporte des arrangements territoriaux que le chef de l'Etat syrien dénonce vi­ goureusement, accusant le roi Hussein d'avoir commis "un sacrilège" en louant des terres arabes à Israël. A l'inverse, la Syrie, écrit al Baath, "défendra ses droits sans renoncer à un arpent de la terre na­ tionale'". Ces critiques et menaces sont le maximum que puisse faire la Syrie, qui vient une nouvelle fois d'échouer à maintenir l'unité des rangs arabes. La voici désormais seule avec le Liban face aux Israéliens et aux Américains. Hafez el Assad cherche alors un appui auprès de l'Egypte et de l'Arabie Saoudite. A Husni Moubarak et au roi Fahd, qu'il retrouve en un Sommet impromptu à Alexandrie, les 28 et 29 décembre 1994, Hafez el Assad explique que le monde arabe s'est lui-même placé en position de faiblesse et qu'il est urgent de réagir. Le président n'a pas à forcer la note pour dresser un bilan accablant, trois ans après la Conférence internationale de Madrid. En Palestine, les accords d'Oslo sont en panne. Au mépris de ses engagements, Israël poursuit la po­ litique de colonisation des territoires occupés, expulsant les popula­ tions et confisquant les terres. La dégradation de vie des Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie a pour effet la chute de popularité de Y. Arafat et un accroissement correspondant de l'influence des islamis­ tes, dont les attentats suicides se développent. Pour restaurer son autorité, le chef de l'OLP réprime toute opposition et transforme ainsi l'Autorité palestinienne en gendarme au service d'Israël. Hafez el Assad reste persuadé que les Israéliens n'ont jamais eu l'intention d'observer les accords conclus avec l'OLP. Leur intransigeance sur les problèmes de l'eau et sur Jérusalem est révélatrice de cette volonté. Le roi Fahd et le président Moubarak se rangent à l'avis d'Hafez el Assad: la paix ne saurait se faire dans la précipitation, et pas à n'importe quel prix. La Jordanie et les Emirats du Golfe, parti­ culièrement visés par cette mise au point, devront mettre un terme à leurs avances vers Israël et résister aux pressions de Washington. Les premiers mois de l'année 1995 confirment les visions pessi­ mistes de la Syrie. Le veto américain à une résolution de l'ONU de­ mandant à Israël d'annuler les confiscations de terres arabes à Jérusalem (17 mai 1995) fait dans le monde arabe une fort mauvaise impression, de même que la décision de Washington de dispenser Israël des obligations du traité de non prolifération nucléaire. Pourtant, le processus d'autonomie en Palestine se poursuit. A la fin de 1995, l'armée israélienne a évacué sept villes de Cisjordanie, 333

conformément aux accords de Taba (signés le 24 septembre). Le 20 janvier 1996, Yasser Arafat est élu, par 1,2 million de Palestiniens des territoires occupés, président du Conseil de l'autonomie. Pour les organisations du Front du Refus, qui avaient appelé au boycott des élections, l'échec est cuisant. Pour le chef de l'OLP, c'est un triomphe et un pas de plus vers umEtat palestinien. En contraste avec ces avancées spectaculaires, les négociations israélo-syriennes sont dans l'impasse. Depuis deux ans le blocage est complet. On perçoit bien çà et là des signes de dégel, à l'exemple de l'interview exclusive que donne F. el Chareh, le 7 octobre... à la télé­ vision israélienne! Mais il en faudrait plus pour faire avancer les pourparlers. On note pourtant que la Syrie a cessé de réclamer l'éva­ cuation "cfe tous les territoires occupés". Lors de la visite à Damas du président Clinton (27 novembre 1994), Hafez el Assad formule avec précision ce qui est désormais la position de son pays: "J'ai informé le président, dit-il, de l'intention de la Syrie de respecter les exigences de la paix, par l'établissement de relations pacifiques normales avec Israël, en échange du retrait total du Golan, jusqu'aux lignes du 4 juin 1967, et du Liban SucT. Y a-t-il oui ou non des contacts secrets entre la Syrie et Israël ? La presse sioniste en fait régulièrement état et la Syrie dément systéma­ tiquement. En fait, Damas a bel et bien accepté de nouer des contacts avec les Israéliens en marge des négociations officielles, mais à la condition expresse qu'ils se déroulent en présence des Américains. C'est ainsi que le 22 décembre 1994, à Washington, le chef d'état-major syrien, le général Hikmet Chéhabi, rencontre son homologue israélien, le général Ehoud Barak, pour discuter des ar­ rangements de sécurité le long de la frontière entre les deux pays. La réunion tourne court, les Syriens jugeant "inacceptables" les proposi­ tions des Israéliens, qui demandent que pour chaque km2 démilitarisé de leur côté, 9 km2 le soient du côté syrien. Conquis par les Israéliens en 1967 et annexé en 1991, le plateau du Golan est devenu pour les Syriens le symbole de la résistance à l'expansionnisme de l'Etat sioniste. Les 16.500 habitants qui y sont restés ont refusé la citoyen­ neté israélienne et n'ont jamais manqué une occasion de marquer leur attachement à la Syrie, par des grèves, des manifestations ou des célébrations d'anniversaires. L’importance stratégique évidente de ces 1.675 km2 qui dominent le lac de Tibériade et où prennent leur source plusieurs affluents du Jourdain, explique aussi la volonté de la Syrie de recouvrer la totalité de son territoire9. Les Américains redoublent d'efforts pour renouer le dialogue syroisraélien. Le 12 juin 1995 le président E. Weizmann laisse entendre que le gouvernement israélien étudie un retrait "jusqu'à la frontière 334

internationale", celle de 1923, qui va jusqu'aux rives du Jourdain et du lac de Tibériade, et que les Syriens tiennent pour seule acceptable. De son côté, Damas accepte désormais une "asymétrie géographi­ que" des arrangements de sécurité, c'est à dire* une démilitarisation de son territoire sur une zone plus étendue que la zone israélienne. Dès lors, le contexte des négociations apparaît plus favorable que jamais. C'est donc dans une atmosphère plutôt détendue que com­ mencent, le 27 juin 1995 à Washington, trois jours de pourparlers entre les généraux Hikmet Chehabi et Amnon Shahak. Pour le journal Tichrine, il s'agit là d'une rencontre "décisive". L'espoir sera à nouveau déçu. Israël exige de pouvoir disposer de ses propres stations d'alerte sur le Golan, ce que la Syrie refuse, à moins qu'elles ne soient "manoeuvrées par des forces internationales et amies". Tout est donc remis en question. Cette fois-ci la Syrie en rejette la responsabilité sur les Etats-Unis, qui se sont départis de leur rôle d'intermédiaire pour faire cause commune avec Israël. On est maintenant convaincu à Damas qu'ltzhak Rabin et William Clinton, confrontés tous deux à des élections en 1996, sont d'accord pour geler tout progrès dans les pourparlers jusqu'à ces échéances. On s'attend donc à une situation figée, lorsque brusquement de dramatiques événements surviennent en Israël. L'IMPASSE L'accord israélo-palestinien sur l'extension de l'autonomie, signé à Washington le 28 septembre 1995, est qualifié "d'accord scélérat par les intégristes juifs qui, forts du soutien de leurs coreligionnaires américains, s'opposent de plus en plus ouvertement au gouverne­ ment. La pression qu'ils exercent est telle que le Premier ministre est contraint de réagir, dénonçant le "lobby juif américain" qui entrave sa politique de paix. La tension en Israël culmine le 4 novembre 1995 avec l'assassinat d'Itzhak Rabin, par un militant juif intégriste. A Damas, la radio rapporte l'information sans commentaire puis Hafez el Assad condamne le meurtre et juge l'affaire tragique. Quelques jours plus tard la Syrie rappelle qu'elle est disposée à reprendre les négociations, dès que les nouveaux dirigeants israéliens "seront prêts à négocier sur la base des résolutions de l'ONU". Ces nouveaux dirigeants sont connus à Damas, et en particulier Shimon Pérès, désormais Premier ministre. Celui-ci reprend en main le dossier des relations syro-israéliennes, dossier dont son prédéces­ seur l'avait soigneusement tenu à l'écart, et affiche d'entrée une nouvelle approche. Il reconnaît le rôle-clé de la Syrie dans la région, 335

évoque un futur partenariat régional et souhaite aborder les négocia­ tions sans conditions préalables, en réaffirmant le rôle essentiel des Etats-Unis. "La paix avec Damas, déclare-t-il, doit être globale et si­ gnifier la paix pour l'ensemble du Proche-Orient. Sans se départir de sa réserve habituelle, Hafez el Assad juge ces ouvertures intéressan­ tes et donne son accord pour la reprise des négociations, en en confiant la responsabilité à son ambassadeur aux Etats-Unis, Walid Mouallem. Les délégations syrienne et israélienne se retrouvent donc le 27 décembre 1995, près de Washington, pour une série d'entre­ tiens, entourés du plus grand secret. Deux semaines plus tard, le Secrétaire d'Etat Warren Christopher, en visite à Damas, se force à l'optimisme en affirmant qu'un "seuil important a été francht. Mais le même jour al Baath dénonce "/es tentatives israéliennes d'obtenir de la Syrie des choses qui vont au-delà des bases convenues et des ré­ solutions de l'ONU". Hafez el Assad est resté sur ses positions: pas question de brûler les étapes en discutant d'une future coopération économique israélo-syrienne. Ce point, et d'autres du même genre, ne seront abordés qu'après le retrait israélien du Golan et du Sud Liban. Un mois plus tard, après une seconde série d'entretiens, le Secrétaire d'Etat américain est contraint d'admettre que persistent "des divergences de fond et d'appréciation". En clair, c'est l'impasse. Le 28 février 1996, les négociateurs se retrouvent pour une nouvelle série de pourparlers. Mais le surlendemain la délégation israélienne se retire brusquement. Israël, qui vient d'être frappé par trois attentats meurtriers perpétrés par le Hamas, a décidé d'interrompre le proces­ sus de paix, avec les Palestiniens comme avec les Syriens. Shimon Pérès reproche à Hafez el Assad d'héberger à Damas le Front du Refus et de soutenir le Hezbollah et le Hamas. La Syrie ne polémique pas, s'en tenant à sa position maintes fois exprimées, à savoir que les attentats, au Sud Liban comme en Palestine, ne sont que la consé­ quence de l'occupation sioniste. Presque cinq ans après la Conférence internationale de Madrid, la situation paraît bloquée et ce n'est pas le Sommet "des bâtisseurs de la paix", hâtivement convoqué à Charm el Cheikh le 13 mars 1996, qui fournira une solution. Contraint de restaurer la crédibilité de son gouvernement à l'approche des élections, Shimon Pérès décide d'in­ tervenir militairement au Sud Liban, pour faire cesser les actions du Hezbollah. Les attaques aériennes et les pilonnages d'artillerie com­ mencent le 11 avril et touchent tout le territoire libanais. La Syrie ne réagit pas mais les médias baathistes dénoncent l'aventurisme du Premier ministre israélien et ses "surenchères électorales". Après dix jours de bombardement, la position de Tel Aviv est paradoxalement ébranlée, du fait de la démesure de sa riposte, de son acharnement 336

sur des cibles civiles (200 morts) et de la relative inefficacité de son armée, incapable de réduire au silence les combattants chiites. Sous l'impulsion de la diplomatie française, Washington entraîne à contre­ coeur Israël dans les négociations. Quand Français, Américains, Russes, Italiens (présidents de l'UE) et Iraniens se retrouvent pour discuter de la crise... à Damas (20 avril), on mesure encore une fois combien le rôle de la Syrie est essentiel. Sollicité de toutes parts, Hafez el Assad en profite pour montrer qu'aucune pression, militaire ou politique, ne saurait lui dicter sa conduite, allant même jusqu'à re­ pousser de 24 heures une entrevue avec le Secrétaire d'Etat améri­ cain, au plus fort des négociations! L'accord de cessez-le-feu est fina­ lement conclu entre Israël et le Liban le 26 avril 1996. La Syrie s'en porte garante en participant au "Groupe de surveillance du Liban Sud", qui rassemble à ses côtés les Etats-Unis, la France, le Liban et Israël. Mais là encore, Damas n'aura de cesse d'imposer ses exigen­ ces, tenant à ce que cette instance soit composée d'officiers et qu'elle siège au Liban. Après trois mois d'âpres négociations, la Syrie aura finalement gain de cause, contre l'avis des Américains. L'intervention israélienne contre le Liban ne permet pas à Shimon Pérès de convaincre son opinion publique. Les élections du 29 mai 1996 ramènent au pouvoir la droite radicale. A Damas comme dans toutes les capitales arabes, on observe avec attention les initiatives du nouveau Premier ministre, Benyamin Netanyahou. Celui-ci ne laissera pas longtemps planer l'incertitude. Il n'est pas question pour Israël, affirme-t-il, d'accepter un Etat palestinien et de négocier sur Jérusalem. Il n'est pas question non plus de se retirer du Golan. Les discussions peuvent néanmoins reprendre avec la Syrie, précise-t-il, étant entendu que dans le même temps seront "consolidées et déve­ loppées" les implantations israéliennes sur le Golan, comme d'ailleurs dans tous les Territoires occupés! Quelques jours ont suffi pour changer de fond en comble les pers­ pectives dans la région. La Syrie, qui voit dans la politique israélienne "une déclaration de guerre contre le processus de paix", juge le moment favorable pour resserrer les rangs arabes et noue sans tarder des contacts avec l'Egypte et l'Arabie Saoudite. Husni Moubarak et le prince Abdallah sont à Damas le 7 juin, d'où ils appellent à la tenue d'un Sommet arabe. Quatorze Etats arabes sont présents au Caire, le 22 juin 1996, pour le premier Sommet à se réunir depuis la guerre du Golfe (1990). En cette occasion, Hafez el Assad s'entretient brièvement avec Yasser Arafat et discute avec le roi Hussein du dernier contentieux syro-jordanien, après que le souverain ait accusé les services baathistes d'organiser des attentats dans son royaume. Le Sommet, 337

qui appelle à la reprise des négociations de paix sur la base des prin­ cipes adoptés lors de la Conférence internationale de Madrid, donne satisfaction à la Syrie en instaurant une concertation entre les pays arabes et en réaffirmant la distinction entre le terrorisme et les actions de résistance à l’occupation, qui constituent "un droit inaliénable". Inlassablement, la Syrie demande aux pays frères de tirer les con­ séquences du refus du gouvernement sioniste d'honorer ses engagements, en "reconsidérant toutes les initiatives prises pour nor­ maliser leurs relations avec Israël. Mais on se fait peu d'illusion à Damas sur la fermeté arabe. L'Egypte et la Jordanie sont trop finan­ cièrement dépendantes des Etats-Unis pour changer leur politique. La Syrie est seule et la stratégie israélienne vise à accentuer son isolement, comme le montre la proposition faite le 1er août par B. Netanyahou et qualifiée de "piège grossierJ' par la presse baathiste. Selon ce plan, Israël pourrait évacuer le Sud Liban, en échange d'un désarmement du Hezbollah et d'une paix conclue avec Beyrouth. Damas y voit une manoeuvre pour l'écarter, mais aussi un artifice pour maintenir en vie un processus de paix condamné à marquer le pas au moins jusqu'aux élections américaines. Si le Baath déplore officiellement les sombres perspectives qui planent désormais sur les relations israélo-arabes, en réalité le parti pourrait très bien s'accommoder de la nouvelle situation. L'intransigeance israélienne aura en effet pour première conséquence de fragiliser l'Autorité palestinienne de Yasser Arafat et le roi Hussein. Damas ne saurait s'en plaindre, d'autant que le rôle de ses alliés, du Front du Refus au Hezbollah, s'en trouvera renforcé.

DOUZIEME PARTIE

TRENTE-TROIS ANS DE BAATH EN SYRIE

L'ETAT DES LIEUX

Damas: 1.800.000 habitants. La ville en comptait 675.000 quand le Baath arriva au pouvoir, en 1963! La croissance démographique de la capitale est à l'image de celle du pays tout entier. La Syrie compte 15 millions d'habitants en 1995 (4,9 en 1963) dont presque la moitié (48%) ont moins de quinze ans. Le taux de croissance annuel de 3,5% fait doubler la population en 22 ans. Pour autant qu'on puisse en juger, cette augmentation de la popu­ lation n'a pas bouleversé les proportions des communautés. La répar­ tition géographique, en revanche, s'est modifiée à mesure que s'amplifiait l'exode rural. Alors que 38% des Syriens vivaient en zones urbaines il y a 25 ans, ils sont désormais 52%. De partout, mais surtout du lointain Euphrate, des familles viennent chercher dans les villes des moyens (de plus en plus hypothétiques) d'améliorer leurs conditions d'existence. Le spectaculaire développement de la capitale n'est pas un cas isolé. Les villes de la côte et du Jébel alaouite, Banyas, Tartous, Latakieh, Jeblé, et aussi Deir ez Zor à l'Est, ont connu un taux d'accroissement supérieur. Pour des raisons qui n'avaient pas seulement trait à la stratégie économique, le Baath a voulu faire de Latakieh une grande ville, dotée des installations por­ tuaires les plus modernes, capable de concurrencer, voire de rempla­ cer Beyrouth. A l’inverse, des villes comme Hama et Alep ont stagné. Jadis première ville du pays, puis dépassée par Damas dès 1955, Alep a souffert des nationalisations décrétées par le Baath, qui ont brisé sa puissance financière et commerciale. Par la suite, les

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mauvaises relations avec l'Irak ont contrarié la vocation de la ville, traditionnellement tournée vers l'Est. Les Syriens nés au début des années 60 n'ont rien connu d'autre qu'une société façonnée par le Baath, aux mutations profondes et ra­ pides. En trente ans leur pays est entré dans une nouvelle ère, au prix de bouleversements dans les habitudes et les modes de vie, boule­ versements d’abord introduits par le système éducatif. La "génération du Baath" bénéficie des efforts déployés par le parti pour moderniser et étendre l'enseignement. Le taux de scolarisation atteint 70%. La progression des effectifs dans le primaire, le secondaire et les uni­ versités est impressionnante. "On peut affirmer sans crainte d'exagé­ ration, écrivait Michel Seurat, que l'école en Syrie conditionne la vie de la nation tout entière, dans sa plus triviale quotidienneté". Cette politique a des résultats appréciables mais insuffisants. Il reste beau­ coup à faire (le taux d'analphabétisme est proche de 20%) et le manque d'instituteurs et de professeurs est préoccupant. Quelles perspectives professionnelles s'offrent aux jeunes Syriens, quand ils en ont terminé avec les trente mois de service militaire ? A l'avènement du Mouvement de Redressement, le pays connaît une croissance incontrôlée qui s'interrompt brusquement au début des années 80 quand les pays arabes pétroliers, faisant face à une dimi­ nution de leurs propres revenus, corrigent à la baisse l'aide accordée à Damas. La Syrie alors s'endette pour faire face à ses besoins im­ médiats, la Livre se déprécie et l'inflation fait un bond jusqu'à 38%. Ce n’est qu'à la fin de l'année 1990 que la Syrie voit enfin s'ouvrir de meilleures perspectives. Elle commence alors à engranger les béné­ fices financiers de sa conduite durait la guerre du Golfe, en recevant des aides des pétromonarchies, de l'Europe et du Japon. En outre, d'excellentes récoltes de blé, des mesures d'encouragements aux in­ vestissements (loi N°10 de 1991) et l'augmentation des revenus pétroliers sont autant de facteurs qui permettent à l'économie syrienne de sortir de sa mauvaise passe, comme en témoigne un PIB en hausse de 15% en 1995. Le bilan par secteur d'activité n'en demeure pas moins contrasté. En 1965, 52% de la population active travaillaient dans l'agricul­ ture. Au début des années 80, la proportion tombait à 32%. Elle est aujourd'hui de 25%. La part de la production agricole dans le PNB, après être descendue vertigineusement, s'est stabilisée à 30%. Pour améliorer la productivité et surtout soustraire une fois pour toutes l'agriculture aux vicissitudes climatiques, le Baath a lancé quelques grands projets. Le bassin de l'Euphrate et son barrage de Tabqa en constituent l'oeuvre maîtresse, le symbole des réalisations du régime. Cette vaste entreprise, qui doublera la surface des terres irriguées, 342

doit encore se développer sur une trentaine d'années. L'enjeu est énorme et va au-delà de l'aspect purement agricole. Comme l'expli­ que J. Hannoyer, il s'agit pour le Baath d'un "projet de société", visant à remodeler tout le Nord du pays. Mais la gestion de ce vaste com­ plexe de trois barrages (Tichrine, al Thaoura et al Baath) est mise en péril par un gigantesque projet de 21 barrages mis en chantier en amont par la Turquie et dont l'un des effets sera de priver la Syrie de 30% du débit de l'Euphrate. Néanmoins, à partir de 1990, les efforts commencent à payer. La surface cultivée est passée en 4 ans de 3,9 à 5,46 millions ha. Le 6 juillet 1992, le gouvernement annonce que l'auto-suffisance alimentaire est atteinte et un an plus tard la Syrie est exportatrice de céréales. Ces progrès sont dus pour une large part aux projets montés par les sociétés mixtes apparues dès 1986. Ces sociétés, où l'Etat possède 25% du capital, se sont encore dévelop­ pées après la loi N°10 et font qu'aujourd'hui le secteur agricole est contrôlé par les entrepreneurs privés1. L'industrie, sur laquelle le Baath avait misé pour insuffler de l'élan à l'économie, est passée de 15 à 20% du PNB au début des années 70, grâce à une politique volontariste. Mais à partir de 1976 cette part ne fait que baisser, atteignant aujourd'hui 13%. La crise mondiale et l'effort de guerre imposé au pays sont les explications avancées. Mais il y a aussi l'incompétence de l'encadrement, la mauvaises organisa­ tion, la corruption,... autant de facteurs que les Syriens ne connais­ sent que trop et que la presse et les syndicats dénoncent quotidien­ nement. Le secteur n'a pas généré les emplois escomptés. Il utilisait, au début des années 60, 12% de la force active. Trente-cinq ans plus tard ce taux est à peine de 20%. Acquérir une qualification dans le secteur public puis trouver un emploi dans le privé est l'objectif des travailleurs de l'industrie. Ceux qui restent, cadres et ouvriers, forment une population instable et d'une compétence limitée. La plé­ thore de postes administratifs, emplois de bureau en surnombre créés et entretenus pour satisfaire la "clientèle" de tel ou tel homme in­ fluent, est une des causes des piètres résultats du secteur public industriel. Pour donner un essor à une industrie essentiellement tournée vers la transformation des produits locaux, le Baath a depuis longtemps misé sur les ressources naturelles, phosphates, gaz et surtout pétrole. Membre de l’OPAEP (Organisation des pays arabes exportateurs de pétrole) mais pas de l'OPEP, la Syrie produisait en 1989 près de 10 millions de tonnes. Trois ans plus tard la production atteint 25 Mt/an. Elle est en progression constante, représentant aujourd'hui, selon cer­ taines évaluations, 25% des recettes de l'Etat, avec des réserves

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estimées à 20 ans. Avec les textiles, le pétrole est devenu l'une des deux sources principales des exportations. Comme un peu partout dans le monde, les services ont connu un taux d'accroissement sans égal. Le secteur occupe aujourd'hui 50% de la population active et entre pour 47% dans le PNB. Différentes mesures de libéralisation permettent aujourd'hui aux intérêts privés de contrôler 65% des exportations (hors pétrole et coton), contre 25% six ans plus tôt, et 60% des importations. Il faut, pour compléter le tableau, évoquer la construction d'un re­ marquable réseau routier (23.000 km) et des résultats moins heureux, comme les lacunes du système de santé, les déficiences de nom­ breux services publics (eau, électricité, transports,...) et la pollution, qui touche les grandes villes et la côte, principalement du fait des raffineries et cimenteries2. Avec un taux de croissance affiché de 8%, l'état de santé de l'éco­ nomie syrienne est plutôt satisfaisant. Mais on peut raisonnablement s'interroger sur la fiabilité et la signification de ces taux et ratios, compte tenu notamment de la structure de l'économie. Ces statisti­ ques sont en tout cas inaptes à donner une image réelle du niveau de développement d'un pays. L'indicateur de développement humain (IDH), mis au point par le programme des Nations Unies pour le développement et incluant des éléments tels que la santé, l'espé­ rance de vie, l'analphabétisme, est une approche plus intéressante. Ainsi évaluée, la Syrie fait partie du groupe de pays dont la situation est dite "tolérable"3. Traduit dans la vie quotidienne, cela signifie que le citoyen moyen, pour s'en sortir, doit cumuler deux ou trois emplois, faire partie de la clientèle d'un personnage bien placé et bénéficier d'une structure familiale solide et étendue. Mais la vie n'est pas diffi­ cile pour tout le monde. Si le Baath a fait disparaître la vieille bour­ geoisie commerçante et industrielle, la place n'est pas longtemps restée vacante. Une nouvelle "bourgeoisie d'Etat", comme on l'a nommée, s'est formée dès les premières années du Mouvement de Redressement, par l'assemblage assez hétérogène de cadres du parti (jusqu'aux secrétaires de branches), de militaires, de hauts fonction­ naires, de technocrates,... Comme l'explique Volker Perthes, cette classe a profité de sa position dominante dans l'appareil d'Etat pour s'enrichir par la spéculation, les commissions dans l'attribution de marchés, la délivrance de licences, etc. A ses côtés a fait son appari­ tion une nouvelle bourgeoisie industrielle et commerçante. L'essor de la bourgeoisie a été rapide puisque, de l'avis même du pouvoir, le nombre des millionnaires (en LS) passait de 55 à 1.000 de 1963 à 1973, puis à 3.000 en 19804.

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Le clientélisme est partout: dans la vie professionnelle, dans le syndicalisme, dans l'enseignement, dans tous les aspects de la vie quotidienne. A ceux qui ne réussiraient pas à se plier à ces règles du jeu ou qui ne trouveraient pas"de protection ni familiale ni politique, il reste l'émigration. Professeurs, ingénieurs, médecins, sont nombreux à quitter la Syrie, ou à ne pas y revenir après leurs études à l'étran­ ger. Pour les autres, ceux qui n'ont ni qualification ni fortune person­ nelle, la Jordanie, l'Arabie Saoudite, les Emirats et dans une moindre mesure la Libye sont les destinations principales. Toutefois, la part des Syriens dans les flux migratoires au Proche-Orient est faible, puisqu'ils représentent tout au plus 3% des travailleurs qui s'expa­ trient dans les pays arabes. Le Liban a fourni ces dernières années une destination supplémentaire. On compte aujourd'hui 1.475.000 Syriens installés dans ce pays (sur un total de 3 millions de Libanais). Puissance de l'argent, recherche de la rente et du profit rapide, âpreté des rapports sociaux, précarité, violence,... Dans ce climat où la contestation n'est pas tolérée et où dominent les ambitions maté­ rialistes, il reste peu de place pour la culture. Le Baath, dans son époque héroïque, a inspiré les poètes sur le thème de la Nation arabe et de son unité (Sulayman al Isa). Aujourd'hui le pays peut s'enor­ gueillir de posséder l'un des plus grands poètes arabes en la personne de Nizar Qabbani. Alors que le théâtre fait piètre figure, il est un genre dont le succès ne se dément pas: la satire. La célébrité d'acteurs comme Duraïd Laham s'étend à tout le monde arabe. C'est le spécialiste des petites phrases assassines, brocardant avec esprit les travers des dirigeants et ironisant sur ceux qui ne savent pas s'adapter au système du clientélisme et des combines. Des conven­ tions se sont instaurées, qui fixent les limites aux critiques contre le régime et excluent toute atteinte à la personne du président. A la dif­ férence du Baath irakien, le parti en Syrie ne cherche pas à embriga­ der les artistes pour en faire les agents de sa propagande. C'est le signe d'une indifférence qui transparaît également dans le souséquipement culturel de la capitale. Les arts ne sont pas une préoccu­ pation majeure du régime, même si l'ouverture, le 20 septembre 1986, de la Bibliothèque Nationale a été saluée par le Baath comme un signe de "/a renaissance culturelle" du pays. En 1963 le parti mit en place l'Organisation générale du cinéma syrien. Aujourd'hui Damas abrite un festival international du film et la génération actuelle est riche en cinéastes prometteurs (Maher Kaddou, Oussama Mohammed, Samir Zikra, Mohammed Malas). Mais ces créateurs, dépourvus de moyens, ont en plus la déconvenue de voir leurs oeuvres parfois interdites en Syrie.

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TA B LEA U C O M P A R A T IF D O N N EES

SYRIE

IRAK

JORDANIE EGYPTE

ISRAEL

Superficie (km2) Population (1995) M hab Taux d'accroissement % Moins de 15 ans % Prévision population en 2025 Indice de fécondité Espérance de vie Analphabétisme % Nb de médecins /1000 hab. IDH 1992 (0 à 1)

185.180 14,7 3,7 48 41 5,9 67 20,0 0,82 0,727

438.320 20,4 3,0 44 44 5,7 66 35,0 0,60 0,614

97.800 5,4 4,0 43 10 5,6 68 13,4 1,54 0,628

1.001.400 62,9 2,3 40 105 3,9 64 48,0 0,76 0,551

21.950 5,6* 3,0 31 7 2,9 76 5,0 2,90 0,900

Densité hab/km2 Population urbaine % Terres arables % Importations alimentaires (%) des USA de l'UE

79,3 51,9 31

46,5 74,1 13

55,2 70,8 4

62,8 44,5 3

255,1 90,5 21

15 27

34 10

6 24

21 25

33 35

5220 5,5 19,96 15,0

3500 1,0 86,0 60,0

4010 5,7 5,55 4,9

3000 2,0 40,8 12,0

14890 6,3 16,4 14,4

4,2 (91) 16,6 408

5,1 (88) 400

4,0 (91) 8,0 99

5,0 (91) 5,0 340

5,8 (90) 10,9 172

Parts dans le PNB (%) Agriculture Industrie Services Mines

30 13 47 10

15 15 45 25

5 13 75 7

20 13 52 15

9 40 50 1

Population active (%) Agriculture Industrie Services Mines

25 20 50 5

40 22 34 4

7 18 73 2

36 18 40 6

5 35 60

PIB par habitant $ Croissance du PIB en 94 % Dette extérieure 93 milliards $ Inflation % Dépenses d'éducation %PIB Dépenses militaires %PIB Forces armées (milliers h)

♦ dont population juive: 81,1%. Sources: L'état du monde, éd. 1996, La Découverte, Paris 1995. MERIP. US Department of Agriculture. Programmes de Nations-Unies. The Military Balance.

346

LE SYSTEME HAFEZ EL ASSAD

Lorsqu'en novembre 1970 le général Hafez *el Assad évince le général Salah Jdid, on ne voit là que l'aboutissement d'une rivalité entre militaires, un coup d'Etat de plus dans l'histoire agitée de la Syrie moderne. Personne alors n'aurait pu prédire que, vingt-cinq ans plus tard, le président serait toujours là et partagerait avec les souve­ rains Hussein de Jordanie et Hassan II du Maroc l'honneur de compter parmi les plus anciens chefs d'Etat du monde arabe. Intelligent, stratège hors pair, froid calculateur,... tous ces termes ont été utilisés par les observateurs pour dépeindre un dirigeant dont l'importance n'a fait que croître sur la scène proche-orientale. Aux dires d'H. Kissinger, l'homme est "aussi prudent que passionné, aussi réaliste qu'imbu d'idéologie". Sa puissance de travail, son souci de ne jamais rien laisser au hasard, sa prudence, ses facultés d'analyse, sa capacité à anticiper l'événement, sont autant de qualités qui expli­ quent ses succès diplomatiques et sa réussite à faire de la Syrie une puissance régionale. Mais ces qualités personnelles sont au service d'un principe, la primauté absolue de l'Etat, et d'une conviction, celle d'incarner l'Etat. Il en résulte une politique parfois déroutante, qui semble composer avec l'adversaire au moment de l'affrontement, qui fait de l'ennemi de la veille un allié, ou qui avance au bord du gouffre avec sérénité,... Une telle politique ne se mène pas en comité. Elle ne peut être le fait que d'un seul homme. Ceci n'empêche pas le prési­ dent de s'entourer de collaborateurs et conseillers, peu nombreux mais toujours choisis avec discernement. Aux compagnons de la première heure, tels Abdel Halim Khaddam et Mustapha Tlass, se sont joints des jeunes, comme Joubrane Khouriyeh, Georges Jabbour et Elias Gibran, trois chrétiens. La simplicité et la discrétion de la vie privée d'Hafez el Assad cadrent parfaitement avec l'unique passion qui l'habite. En revanche, elles détonnent avec le culte de la personnalité qui s'est instauré. Le Congrès tenue en mai 1971 fut une grande première dans l'histoire du parti: désormais un homme incarnait le Baath. Depuis, la tendance n'a fait que se renforcer. Le portrait du président est partout, à la té­ lévision, dans la presse, sur les murs des édifices, sur les timbres. Son buste est présent sur toutes les places de villages. Son nom est donné aux rues, aux édifices,... Le monumental palais présidentiel construit sur le Mont Qassioun, à Damas, et où le gouvernement, le FNP et le Baath ont leurs salles de réunion, est lui aussi en contraste avec la simplicité du personnage. Si les appartements privés du chef de l'Etat sont très simples, le palais proprement dit a été voulu imposant et majestueux. 347

Piètre tribun, peu expansif et très porté sur l'humour à froid, Hafez el Assad n'est pas de ces chefs d'Etat dont le charisme explique la longévité du pouvoir. Ce sont plutôt l'organisation de ce pouvoir et les méthodes de gouvernement qui sont à la base de ces 25 années de stabilité. L'homme qui fonde en 1959, avec des camarades comme lui exilés en Egypte, le'Comité Militaire Baathiste, est un habitué de l'action souterraine. Il connaît, pour les avoir lui-même testés, tous les points faibles d'une organisation étatique, de sa structure politique à son réseau policier défensif. Son expérience est donc mise à profit pour assurer la défense de son régime et mettre en place un système de surveillance, une sorte de dispositif anti-complot qui jusqu'à ce jour s'est révélé efficace. Le pouvoir d'Hafez el Assad s'appuie depuis 1970 sur deux piliers: l'armée et la communauté alaouite. Intervenue sur la scène politique dès 1949, l'armée ne l'a prati­ quement plus quittée depuis. C'est le Baath qui lui donne officielle­ ment sa place, en 1963, cherchant à en faire une armée doctrinaire, chargée de défendre la Révolution. L'entreprise échoue et les militaires prennent définitivement le pas sur les civils en 1966, en éliminant la Vieille Garde du Baath. Même si le parti organise toujours une préparation des jeunes (15-20 ans) aux trente mois de service militaire, la maturité politique dont faisaient preuve jadis les étudiants dès leur entrée à l'Académie militaire de Homs n'est plus qu'un lointain souvenir. L'idéologie baathiste est aujourd'hui bien étrangère aux soldats et officiers. Une armée de 400.000 hommes (dont 35.000 au Liban), cons­ tamment sur le pied de guerre et dotée d'un armement moderne, est un lourd fardeau pour l'Etat. Dans les années 90, plus de 40% du budget total sont consacrés à la Défense et ces dépenses représen­ tent plus de 16% du PIB. Toutefois, l'armée est un véritable secteur économique puisqu'elle fait vivre, directement et indirectement, près de 20% de la population, et qu'elle investit dans les travaux publics et l'industrie. La lutte contre les Frères musulmans a impliqué l'armée dans un rôle de maintien de l'ordre. Les unités spéciales, les nombreux services de sécurité et de renseignements et les innom­ brables milices au service des notables du régime (civils et militaires) forment un réseau serré qui met sous surveillance non seulement la société mais l'armée elle-même. A la tête de ces formations se trouvent souvent des responsables qui n'ont de comptes à rendre qu'au président. La hiérarchie s'en trouve bouleversée et dans l'entou­ rage du chef de l'Etat le pouvoir des officiers ne se mesure pas né­ cessairement à leur grade. C'est ainsi que Hikmet Chéhabi, le chef d'état-major, et Mustapha Tlass, le ministre de la Défense, seuls sunnites parmi les alaouites, ne disposent pas de la totalité du 348

pouvoir que leurs titres sont censés leur conférer. La grande crise de l'hiver 1983-84 a mis en relief les subtilités du système mais aussi sa complexité. Les militaires de haut rang occupent une placé éminente dans la bourgeoisie d'Etat. Mais surtout, ils forment la "mouassasate", cette caste d'officiers dont la puissance financière et politique procure une autorité très étendue. Ils sont ainsi une trentaine, à divers postes de responsabilité dans l'armée, et ne recevant leurs ordres que du prési­ dent, hors de toute contrainte hiérarchique. Les plus connus sont Ali Douba (SR de l'armée de terre), Chafiq Fayyad (lllème division blindée), Ibrahim al Safi (1ère division blindée), Ali Salah (armée de l'air et missiles), Ali Haydar (Forces spéciales), Ali Aslan (adjoint au chef d'état-major),... La mouassasate a montré l'étendue de son pouvoir quand elle a obtenu du chef de l'Etat l'envoi en exil de son frère Rifaat. Sa faiblesse est dans le manque de cohésion du groupe. Solidaires devant les menaces, ces officiers n'en sont pas moins rivaux, comme le montre l'élimination ou la mise à l'écart de certains d'entre eux. Ont ainsi perdu leurs prérogatives Naji Jamil, Mohammed Ghanem et Mohammed el Khouli, longtemps à la tête des SR de l'armée de l'air et très influent au Liban. Ali Haydar, arrêté le 18 août 1994 pour "indiscipline", sera libéré deux mois plus tard mais ne réintégrera pas le commandement des Forces Spéciales, dé­ sormais assuré par le général Ali Habib. Le Baath ne s'est jamais défait de sa manie du secret et les raisons profondes de ces règle­ ments de comptes ne sont jamais révélées. Le système, qui instaure la méfiance et amène chacun à surveiller ses pairs, se double de la menace latente de disgrâce dont personne n'est à l'abri. L'autre pilier du régime, la communauté alaouite, a conquis en vingt ans le Baath, l'armée et l'Etat. Pour expliquer ce processus Michel Seurat a eu recours à l'analyse d'Ibn Khaldoun. Selon l'histo­ rien maghrébin du XlVème siècle, les exclus, les marginaux de la société, constituent une assabiya (le mot désigne le groupe et son esprit) dont l'objectif est la prise du pouvoir. On a ainsi vu en Syrie les minoritaires (alaouites, druzes, ismaïliens) investir le Baath en adop­ tant son programme et son message, puis se combattre les uns les autres pour s'emparer des postes de commandes de l'Etat. Parvenue au pouvoir, l'assabiya alaouite réagit encore selon des réflexes de minoritaire et garde sa spécificité. C'est ainsi que son origine rurale (toujours selon M. Seurat) la porte, au gré des circonstances, soit à mépriser la ville, soit à s'acharner contre elle, Hama étant l'exemple de ce dernier cas de figure. La revanche, pour une communauté traditionnellement paria, est éclatante. Mais sa puissance nouvelle suscite la farouche opposition 349

des islamistes sunnites. "La nature confessionnelle du pouvoir en Syrie, répètent inlassablement les Frères musulmans, est la cause des crimes et des trahisons du régime". Il est anormal, disent-ils, que la communauté alaouite, qui ne représente que 12% de la population, se soit arrogée tous les pouvoirs. Les radicaux islamiques dénoncent aussi la volonté du Baath de modifier par la force les données socio­ économiques. A l'occasion des travaux du Ghab, des familles alaouites ont quitté leurs montagnes pour s'installer à Hama et dans sa vallée. Plus tard, après l'écrasement de l'insurrection et à la faveur de la reconstruction de la ville, des alaouites sont venus peupler les nou­ veaux quartiers. Ces transferts de populations se pratiquent de façon rampante dans d'autres villes. Si la communauté alaouite dispose d'une place prépondérante en Syrie, elle n'est pas pour autant un bloc monolithique, disposé en rempart du régime. Elle n'échappe pas aux rivalités claniques. Le clan Matawira, celui du président, bénéficie d'une influence considé­ rable, mais ne supplante pas pour autant les autres. En outre, bon nombre d'alaouites ne comprennent pas la politique d'Hafez el Assad, qu'ils voudraient plus centrée sur la communauté. Mais le président, dans ses desseins politiques comme dans le choix de ses proches collaborateurs, ne s'est jamais limité ni à son clan ni à sa commu­ nauté. Il n'en demeure pas moins que celle-ci s'est identifiée au régime, qu'elle y est liée, pour le présent et pour l'avenir. La famille Assad, bien qu'elle ne fut jamais la plus puissante, bé­ néficie aujourd'hui d'un prestige inégalé et le village de Qardaha, où naquit le président, est devenu un haut lieu pour au moins 12% de la population syrienne. La famille est un élément important du pouvoir. Elle offre une base stable et constitue le seul réseau à peu près effi­ cace et fiable. C'est tout naturellement dans son cadre que se traite la question de la succession d'Hafez el Assad. La maladie du président, en 1983, a posé le problème pour la première fois, avec brutalité. Son frère aîné Rifaat a tenté par la force de se poser en dauphin mais il a échoué (voir plus haut). L'autre frère, Jamil, n'a jamais été véritable­ ment dans la course, se contentant de consolider son fief à Latakieh. L'homme fort de la mouassasate, Ali Douba, a pendant un temps fait figure de successeur. Mais très vite (dès la fin des années 80), Hafez el Assad associe son fils aîné Bassel aux affaires de l'Etat. Né en 1962, ingénieur de formation et lieutenant-colonel de parachutiste, Bassel prend en 1991 le commandement de la Garde présidentielle. Très proche de son père, hors de toutes les coteries, combines et clans, il acquiert très vite une excellente réputation. Il est respecté dans l'armée et le parti et s'acquitte avec efficacité des diverses missions que lui confie le président. En 1993, ses portraits ornent les 350

murs des villes, préparant ainsi la population à voir en lui le succes­ seur. Tout s'effondre le 21 janvier 1994, quand Bassel Assad trouve la mort dans un accident de la route. Ses funérailles sont l'occasion de cérémonies grandioses àr Qardaha, rassemblant des foules im­ menses. Le 2 mars, Mustapha Tlass présente le fils cadet, Bachar Assad, comme le nouveau successeur. "Libérer le citoyen, restaurer le sens de la liberté et de la dignité!": tel fut l'un des mots d'ordre du Mouvement de Redressement, dès 1970. Mais très vite, la répression contre les Frères musulmans, la lutte contre l'opposition de gauche et la rivalité entre les deux Baath ont créé un climat dans lequel les libertés individuelles et démocrati­ ques ne pèsent pas lourd. L'Etat baathiste est une énorme machine qui fait vivre un million d'individus. Présent partout, il intervient partout. Il guide, ordonne, protège, distribue. Il dispose pour cela d'outils efficaces: l'armée, les services de sécurité et de renseigne­ ments, l'appareil partisan,... L'encadrement des masses aboutit, comme partout, à leur marginalisation. L'assise populaire du régime peut faire défaut: elle n'est pas nécessaire. Pour beaucoup, la société syrienne est dans une impasse. Les relations sociales ont perdu toute élasticité et la méfiance préside aux rapports entre les groupes. Le réseau qui va de l'armée à la bourgeoisie citadine et rurale, en passant par la communauté alaouite, basé sur les services rendus et l'obtention de privilèges, transcende toutes les frontières de la société. La Constitution du 25 février 1966 avait consacré l'absolu pouvoir de la Direction Régionale du Baath. Quatre ans plus tard, le Mouvement de Redressement change de cap. Hafez el Assad crée une Assemblée du Peuple dont les membres sont élus et non plus désignés. La décentralisation est mise en place par la Loi d'adminis­ tration locale et enfin le pluralisme est instauré par la formation du Front National progressiste (FNP). Ces mesures montrent vite leurs limites. Peu menacé par l'opposition, islamiste ou de gauche, le pouvoir baathiste n'en demeure pas moins intraitable. Le PC/Bureau politique de Riad el Turk en fait l'expérience, avec l'arrestation de ses militants et cadres. Aussi accueille-t-on avec surprise et incrédulité l'annonce par le président, devant l'Assemble du Peuple, le 26 février 1990, d'un élargissement du pluralisme politique. La réforme est lancée à l'occasion des élections des 22 et 23 mai. Les membres de l'Assemblée sont portés de 195 à 250. Ces nou­ veaux sièges à pourvoir sont destinés à des indépendants qui se pré­ senteront individuellement, sans étiquette politique. Le Front, qui rassemble le Baath, le Parti Communiste, le Mouvement des socialis­ tes unionistes, le Mouvement démocratique arabe, l'Union socialiste 351

arabe et le Parti fédéral socialiste, gagne 168 sièges, contre 160 aux précédentes élections. Le Baath a 137 députés. Les candidats indé­ pendants remportent 82 sièges. Ce sont des représentants des grandes familles bourgeoises citadines, des familles traditionnelles du monde rural, des représentants de la nouvelle bourgeoisie commer­ çante, des journalistes. Ils ne sont pas du genre à faire entrer un ferment d'opposition à la nouvelle Assemblée, d'autant plus que rien n'est changé dans les prérogatives des députés, à qui échappent toujours les choix politiques et économiques. Dans le discours qu'il prononce devant l'Assemblée, le 12 mars 1992, Hafez el Assad pré­ cise que les réformes actuellement menées visent à construire le pluralisme et la démocratie selon les volontés syriennes5. La Syrie n'a pas l'intention "d'importer1', d'un pays quelconque, une forme de dé­ mocratie, et surtout pas, ajoute le président, celle que les Occidentaux veulent imposer partout. Le 20 novembre 1991, les 250 membres de l'Assemblée deman­ dent à Hafez el Assad de briguer un quatrième mandat. La campagne électorale se déroule à grand renfort de banderoles, d'affiches et de slogans, qui se rapportent plus à la personne du président qu'au pro­ gramme du Baath. Le 2 décembre, par 99,98% des voix, Hafez el Assad est élu pour un quatrième septennat. Dans la même période, les prisons syriennes s'ouvrent. Mois après mois, des groupes de dé­ tenus politiques de toutes tendances, y compris des Frères musul­ mans, sont libérés. Selon Amnesty International, à la fin de l'année 1995, plus de la moitié des 8.000 prisonniers ont recouvré la liberté. Parmi eux figurent des détenus célèbres, des baathistes qui s'opposè­ rent à la prise de pouvoir d'Hafez el Assad: Noureddin Atassi (qui dé­ cédera à Paris le 3 décembre 1992), Hadissa Mourad, ancien commandant de l'Armée populaire, Ahmed Suwaydani, Mustapha Rustum,... Mais il n'y aura pas de libération pour l'adversaire le plus implacable. Le général Salah Jdid, l'une des grandes figures du Baath, mourra à l'hôpital le 19 août 1993, après 23 années de captivité. En 1995, pour le 25ème anniversaire de son arrivée au pouvoir, Hafez el Assad décrète une amnistie pour 1.200 Frères mu­ sulmans, autorisant également le retour en Syrie de dirigeants de la confrérie exilés. Comme toujours, le régime mène à son rythme la libéralisation, en évitant de paraître se soumettre aux pressions extérieures. Lentement, l'atmosphère change. Le 28 avril 1992, les interdictions de déplacement hors de Syrie sont levées pour les 4.500 membres de la communauté israélite, qui ne peuvent toutefois pas se rendre direc­ tement en Israël6. La nouvelle Assemblée du Peuple issue des élections des 24 et 25 août 1994 est identique à la précédente: le 352

FNP remporte 167 sièges et les indépendants 83 (24 femmes entrent au parlement). Hafez el Assad souligne en cette occasion la solidité du modèle syrien de démoccatie populaire, ce qui est une façon de marquer que la limite des réformes est atteinte. Le Baath n'a pas l'in­ tention de partager davantage son pouvoir. La prudence dont fait montre Hafez el Assad pour réformer les institutions se retrouve dans le domaine économique. Depuis longtemps le président a compris que l'espoir né à Bandoung d'un rat­ trapage économique des pays du Tiers-monde est un leurre. Le monde arabe, morcelé, n'a su élaborer aucun projet de développe­ ment et les infrastructures nécessaires font aujourd'hui défaut. A partir de ce constat, le président est convaincu que le développement de la région ne pourra se faire qu'en complémentarité avec les pôles économiques que sont les Etats-Unis et l'Europe et que les capitaux détenus hors des pays intéressés seront le moteur de l'évolution. Hafez el Assad entend donc faire participer son pays aux mutations politiques et économiques qui s'accélèrent depuis l'effondrement du bloc communiste. Le 1er mai 1991, il présente devant l'Assemblée du Peuple la nouvelle loi (N°10) sur les investissements. Ses dispositions encouragent le lancement de projets, dans le cadre de sociétés mixtes Etat - secteur privé auxquelles sont octroyés des avantages fiscaux (exemption de droits de douane, de taxes,...) et qui sont dis­ pensées des contraintes de la législation sur le travail, sur les impor­ tations et exportations, etc. Deux ans plus tard, le Haut conseil du financement a déjà approuvé 723 projets, d'un total de 180 milliards de LS. 80% des fonds investis proviennent de Syriens installés à l'étranger. Dans le même temps, et tout en refusant d'aliéner l'indépendance de la Syrie par des accords d'aide économique, Hafez el Assad s'emploie à monnayer ses initiatives politiques. C'est ce que D. Le Gac appelle les économies de transfert, dont le phénomène s'est amplifié avec l'installation de la Syrie au Liban (un des très rares exemples d'occupation qui rapportent au pays occupant). L'Arabie Saoudite, les pays du Golfe, l'Europe, le Japon et les Etats-Unis ont récompensé financièrement la Syrie pour sa pacification de Beyrouth (1987), son entrée dans la coalition anti-irakienne (1990) et le contrôle de la culture de la drogue dans la Béqaa libanaise7. Il n'est toujours pas question, officiellement, d'instaurer une éco­ nomie de marché. Le résultat des réformes est pour l'instant une éco­ nomie de "middle-way", de plus en plus liée à l'Occident, où le secteur privé s'est considérablement renforcé, tout en restant très dé­ pendant de l'Etat. Que reste-t-il des principes du Baath ? Privatisation des ressources publiques, entorses à la législation sur les 353

importations et les exportations, contrats avec les grandes compa­ gnies pétrolières étrangères: ces abandons des prérogatives de l'Etat battent en brèche l'économie dirigiste et socialiste définie par le Baath lors de ses congrès. N'en subsistent que les déclarations réaffirmant le rôle moteur du secteur public ou les vertus de la planification et le rappel que l'économie syrienne ne peut évoluer que "dans le cadre du socialisme". LE BAATH: PRINCIPES ET ORGANISATION Le 23 juin 1989, Michel Aflaq meurt dans un hôpital parisien où il venait d'être transporté. En Irak, où il résidait depuis 1968, le cama­ rade fondateur était paré de titres honorifiques. Il était la mémoire du Baath, le symbole de son combat et de sa pérennité. Lorsque la dé­ pouille mortelle de M. Aflaq est ramenée à Bagdad, le président Saddam Hussein est au premier rang des dignitaires du régime qui portent le cercueil sur leurs épaules. Emotion et deuil national en Irak, silence et indifférence en Syrie: même dans la mort, le fondateur ne pourra réconcilier les deux Baath8. Zéki Arsouzy, Salah Bitar, Michel Aflaq: les trois hommes qui furent à l'origine du Baath ne sont plus. Cela ne change rien pour les nouvelles générations, qui ignoraient à peu près tout de ce vieux monsieur de 79 ans et ne savaient rien ni de son combat ni de l'im­ pact de ses idées sur la pensée arabe du XXème siècle. Et lui, quel sentiment éprouvait-il en se tournant vers son passé ? Quelles impressions Michel Aflaq tirait-il du .long combat commencé, dès les années trente, pour la Résurrection (baath) de la Nation arabe ? Le premier coup porté à l'idée même d'unité arabe fut l'échec de l'union syro-égyptienne (RAU) en 1961. Six ans plus tard, le désastre de la guerre de 1967 sape la crédibilité des régimes qui se sont faits les défenseurs de l'arabisme et du nationalisme. Dès lors, même si le discours ne se modifie guère, plus rien n'est comme avant. Ce sont, comme le reconnaît l'ex-baathiste Yassin el Hafez, de nouveaux rapports de pouvoir qui s'instaurent: Etat/tribus, Etat/communautés confessionnelles, etc. Les dramatiques événements survenus dans les années 70 et 80 achèvent de désarticuler la nation arabe: assas­ sinat du roi Fayçal, guerre au Liban, accord séparé égypto-israélien, guerre Irak-Iran, assassinat d'Anouar el Sadate,... Ensemble sans consistance, la famille arabe est incapable du moindre sursaut quand Israël occupe, en 1982, pour la première fois de son histoire, une ca­ pitale arabe: Beyrouth. Chacun pour soi et chacun chez soi. L’économie elle-même ne pousse pas à l'unité, les échanges restant 354

désespérément pauvres. La Syrie dirigeait 33% de ses exportations vers les pays frères en 1964. Vingt ans plus tard cette part est tombée à 15%. Cette situation est un échec pour le Baath, parti de l'unité et de l'arabisme. Ses slogans ont mal vieilli. Bien sûr, les agents extérieurs et la réaction arabe ont tout fait pour contrarier l'élan naturel vers l'unité. Mais le Baath lui-même a ma! abordé la question, faisant preuve d'un idéalisme coupable. Les propos que tient Salah Bitar à Paul Balta en 1971 sont une autocritique: "Nous avons eu tendance, admet-il, à oublier le réflexe régional. Il y a effectivement une contra­ diction entre l'unité arabe et la volonté d'indépendance de chaque pays. Le problème consiste précisément à trouver une forme d'unité qui permette d'intégrer ou d'englober les réflexes régionaux". On peut aussi se demander si le parti a tout mis en oeuvre pour atteindre son objectif. Un rapide calcul permet de déterminer qu'en 33 années de pouvoir, le Baath syrien a entretenu des bonnes relations avec l'Egypte pendant un peu plus de 16 ans (en globalisant), avec la Jordanie pendant 14 ans, avec l'Arabie Saoudite pendant 24 ans et enfin avec l'Irak pendant à peine 3 ans. Autrement dit, le pays cham­ pion de l'unité a passé le plus clair de son temps brouillé avec ses voisins. Paradoxe supplémentaire: c'est avec celui dont il est le plus éloigné idéologiquement (l'Arabie Saoudite) qu'il s'est le mieux en­ tendu et c'est avec celui dont il est logiquement le plus proche (l'Irak) qu'il s'est le plus opposé. Le schisme introduit par le coup d'Etat de Salah Jdid (1966) a eu des effets qu'on peut croire irréversibles. Le Baath irakien, qui se tenait pour orthodoxe face à son frère syrien qui avait "dévié vers le régionalisme", n'a jamais envisagé d'autre réunification que sous son égide, prétention à jamais intolérable pour Damas. Le schisme a non seulement provoqué la cassure entre la Syrie et l'Irak mais il a aussi fait des ravages dans toutes les organisations régionales du Baath. A dire vrai, il était évident, dès la fin des années 50, que le parti, en dépit de sa vocation pan-arabe, ne réussirait pas à s'imposer ailleurs qu'en Syrie et en Irak. Des militants sont pourtant présents un peu partout et font encore parler d'eux de temps à autre, généralement à l'occasion d'arrestations et de condamnations. Aujourd'hui que les préoccupations syriennes sont au premier plan et que l'intérêt "régional" prime toute autre considération, il est inté­ ressant d'observer que les arguments avancés pour justifier la politique du Baath syrien font toujours référence à l'unité. La péren­ nité du dogme permet au parti d'apparaître fidèle à ses idées de combat et d'étayer sa stratégie politique par des références appro­ priées. Cette fameuse Grande Syrie (Souriya el Koubra), entité que la 355

France et l'Angleterre sont régulièrement accusées d'avoir morcelée, est souvent évoquée par Hafez el Assad et les médias. "A l’époque ottomane le territoire syrien s’étendait de Tartous à Gaza. Aujourd'hui la Syrie historique n’est plus qu'un conglomérat d'Etats ou de miniEtats!", rappelle le président le 16 novembre 1986. "Le Liban actuel est le prolongement naturel de la Syrie mère, tout comme la Palestine et la Jordanie", écrit pour sa part al Thaoura. Des affirmations de ce genre fournissent une justification aux interventions syriennes, direc­ tes ou indirectes, dans la région. En outre, l'attachement à un discours nationaliste quelque peu décalé par rapport aux réalités du moment, permet à la Syrie de se présenter comme le seul Etat fidèle à cette cause sacrée, et donc d'entretenir ce complexe obsidional que le Baath a toujours cultivé avec application. Si le concept de solidarité arabe a remplacé celui d'unité, l'arabisme et le nationalisme arabe restent au catalogue des principes idéologiques, même s'ils soustendent désormais une politique centrée sur la Syrie. C'est au nom de l'arabisme que la Syrie condamne toutes les ten­ tatives d'accords séparés avec Israël, qu'elle nie à l'OLP le droit de traiter seule avec l'Etat sioniste de l'avenir de la Palestine et qu'elle soustrait le Liban à toute influence non syrienne. Cela n'empêche pas le Baath de s'allier, depuis 17 ans, à la République islamique d'Iran. L'Islam, dont la marée montante a englouti le panarabisme, a toujours préoccupé le Baath. Les premiers textes du parti témoignent d'un in­ cessant souci de se situer par rapport à la religion. Plus tard, s'adres­ sant à A. Fontaine, Hafez el Assad explique: "Nous sommes d'accord avec tous ceux qui s'attachent à l'Islam véritable et le comprennent tel qu'il est: progrès, hostilité à l'impérialisme et au sionisme, hostilité au colonialisme et à l'exploitation partout dans le monde. Ceux qui ont une autre conception de l'Islam n'en sont pas les partisans mais les ennemis!" (Le Monde 2/8/1984). En dépit de sa fermeté envers les islamistes, le Baath n'a pu empêcher le radicalisme religieux d'éten­ dre son influence sur la société et a donc été contraint de composer. On voit ainsi en toutes occasions le président aux côtés des autorités religieuses. Les ulémas sont l'objet de prévenances et les références à l'Islam émaillent continuellement le discours baathiste. Du 6 au 20 janvier 1985 le Baath a tenu à Damas son 8ème Congrès Régional. Depuis, le parti ne s'est plus jamais réuni en con­ grès. Le fait est révélateur de sa perte d'influence. Le Baath, qui dans le passé contrôla l'Etat, s'est fait au fil des ans absorber par lui. Pourtant, dans le discours officiel, le Baath reste le parti dirigeant. Enorme machine dotée d'un budget considérable, le ministère de l'Information est toujours confié à des hommes qui ont toute la con­ fiance du président. Tout ce qui se dit, s'écrit et se montre doit avoir 356

la bénédiction de cette instance. Une seule agence de presse a droit de cité, l’agence SANA. Le parti dispose de deux publications: le quo­ tidien al Baath et le bi-mensuel al Talia. Deux autres quotidiens sont publiés à Damas: Tichrine et af Thaoura. Les organisations populaires ont elles aussi leurs organes de presse et l'armée à elle seule publie cinq revues. L'analphabétisme limitant l'influence de la presse, la radio et la télévision ont un rôle de premier plan. Il était possible, dans les années 30 et 40, de dresser le portraittype du militant: jeune, étudiant ou de profession libérale, désinté­ ressé, animé d'une foi totale dans le nationalisme et les vertus de l'arabisme. Cinquante ans plus tard, on serait bien en peine de tenter une description de ce genre. Combien sont-ils à s'inscrire aujourd'hui au Baath ? Les estimations les plus plausibles parlent de 300.000 adhérents, ce qui, au regard de la population, donne un ratio de 2,1%. Ces chiffres n'ont pas grande signification. L'opportunisme et la re­ cherche de rentes de situation sont devenus les motivations essentiel­ les des adhésions. La carte du Baath procure d'appréciables avanta­ ges et dans nombre de cas elle est indispensable. L’abandon progressif, par laxisme et par intérêt, des critères d'admission a provoqué une baisse sensible de la qualité des mili­ tants, à la base comme dans l'encadrement. Mais de cela il n’est plus question. Seule importe désormais la structure du parti. Celle-ci est appelée dans certains cas à épauler les organisations populaires. Une disponibilité totale est requise des militants actifs. Il peut leur être demandé de s'engager dans les plus brefs délais pour la défense du régime. On l'a vu au plus fort de la lutte contre les Frères musulmans et plus récemment pour expliquer l'adhésion à la coalition anti­ irakienne en 1990. Les tâches des militants sont des plus diverses. Ce sont eux, par exemple, qui dispensent les cours d'éducation civique dans les établissements scolaires. Ce sont également eux qui, par un strict encadrement de la population paysanne, permettent au parti de contrôler le réseau des coopératives agricoles et par là-même la classe moyenne paysanne. Omniprésent et omnipotent, le Baath se doit de pénétrer les esprits, d'agir sur les mémoires, d'occuper le temps et l'espace. Le rythme sera celui des temps forts de l'histoire du parti. Quatre anni­ versaires son fêtés avec solennité et si besoin avec faste: la création du parti (7 avril 1947), la Révolution du 8 mars (1963), le Mouvement de Redressement et la guerre d'octobre 1973. Toutes les réalisations sont présentées comme des victoires d'Hafez el Assad et du Baath. C'est pourquoi les grands travaux, devenus symboles, se poursuivent vaille que vaille. Victoires aussi que le vol dans l'espace du premier cosmonaute syrien, à bord d'un vaisseau soviétique (juillet 1987) et la 357

médaille d'or remportée aux Jeux olympiques de 1996 par une athlète syrienne. Bien que le Baath ne dédaigne pas ce traditionnel moyen d'exaltation du pouvoir qu'est l'architecture, comme le montre l'impo­ sant Palais du peuple, il accapare peu l'espace. Les villes de province ont toutes leurs bâtiments officiels et bustes du président, signes de la présence de l'Etat jusque dans les régions les plus reculées du pays. Mais nulle part ces édifices ne s'intégrent dans un complexe destiné à accueillir les masses. Comme dans tout le monde arabe, les vérita­ bles moments de ferveur populaire appartiennent au passé. L'imposant monument élevé à Damas en 1992 n'est même pas à la gloire du Baath, mais à celle de Salah eddin (Saladin), dont le cheval foule aux pieds un groupe de Croisés vaincus. Le sultan, il est vrai, est un héros du nationalisme arabe... LE BAATH ET LE TERRORISM E Quand la résistance palestinienne décide, au début des années 70, d'étendre son champ d'action et de frapper les intérêts israéliens et américains partout dans le monde, le terrorisme devient internatio­ nal et les mouvements les plus divers s'inspirent de ces méthodes. Le phénomène a de multiples facettes: terrorisme palestinien, arménien (ASALA), Armée rouge japonaise, Bande à Baader, Carlos, et bien évidemment terrorisme d'Etats. Il est tentant d'imaginer un chef d'or­ chestre unique, un grand organisateur qui, derrière le rideau, tire les ficelles de l'écheveau compliqué pour déstabiliser l'Occident et ses alliés. Beaucoup voient l'URSS dans ce rôle. C'est la fameuse théorie du fil rouge, fort à la mode durant un temps. Au Proche-Orient, au début des années 80, c'est vers Damas que convergent les soupçons. Ses services seraient impliqués dans les assassinats de Kamal Jounblatt (mars 1977) et de Salah Bitar (juillet 1980). Ils seraient derrière les FARL (Fractions Armées Révolutionnaires Libanaises) qui, en 1981 et 1982, s'attaquent à Paris à des représentants américains et israéliens. Ils seraient responsables de l'assassinat de Louis Delamare, ambassadeur français à Beyrouth (4 septembre 1981). Enfin, ils seraient impliqués dans l'explosion d'une voiture piégé en plein Paris, rue Marbeuf, devant les locaux du journal pro-irakien al Watan al Arabi (22 avril 1982). La situation se dégrade au Proche-Orient et le terrorisme se déve­ loppe en conséquence. Israël entreprend alors, au printemps 1982, l'invasion du Liban. C'est le fameux "coup de pied dans la fourmi­ lière", le terme désignant Beyrouth-Ouest devenue "un centre du terrorisme internationar, comme on le dit à Washington et à 358

Jérusalem. Beyrouth est nettoyée de ses Palestiniens, milices de gauche et forces syriennes. Mais contrairement à ce qu'escomptaient les responsables de l'opération, la tension ne s'apaise pas pour autant et la situation s'en trouve rrîême singulièrement compliquée. Les Palestiniens étant passés dans la coulisse, entrent en scène les chiites libanais et leurs protecteurs iraniens. Le 18 avril 1983 une voi­ ture piégée explose devant l'ambassade américaine à Beyrouth et fait 63 morts. L'action est revendiquée par un certain Jihad islamique, dont c'est la première apparition publique. Cette organisation frappe à nouveau, au Liban et ailleurs: annexe de l'ambassade de France, QG américain et français de la Force Multinationale, QG israélien à Tyr, ambassades française et américaine à Koweit,... Moins d'un an après l'intervention israélienne, la nébuleuse s'est reconstituée. Organisations palestiniennes et arméniennes, FARL, Hezbollah, Jihad islamique, etc, sont plus actifs que jamais. La ques­ tion se pose à nouveau: qui tire les ficelles ? L'implication de l'Iran ne fait pas de doute mais son éloignement de la scène libanaise tempère sa responsabilité. Alors les regards se tournent encore vers Damas. La Syrie, qui tente à ce moment de refaire le terrain perdu au Liban, a pris résolument la tête des opposants à la Pax americana: tout la dé­ signe donc comme l'agent déstabilisateur. Damas nie toute respon­ sabilité. Israéliens, Américains et Français se plaignent d'être attaqués au Liban ? Il est normal, répond le Baath, que ces "forces d'occupation" se heurtent aux "forces patriotiques libanaises". Après le départ de la Force Multinationale dans les conditions que l'on sait (voir plus haut) et l'abrogation de l'accord israélo-libanais, la Syrie ré­ cupère ses positions au Liban. Mais elle n'est plus seule: l'encombrant allié iranien et ses fidèles du Hezbollah, du Jihad islamique, de l'Organisation de la Justice Révolutionnaire, etc., sont présents. La tension monte brutalement à partir de 1984 quand les chiites pro­ iraniens se lancent dans les enlèvements en série de ressortissants étrangers. Le Jihad islamique demande à la France la libération des auteurs de l'attentat manqué contre Chapour Bakhtiar. A ces exigen­ ces s'ajoutent les menaces de l'ASALA et des FARL. L'arrestation du chef de cette dernière organisation, le Libanais Georges Ibrahim Abdallah, en octobre 1984, amène un répit, jusqu'à ce que se produise à Paris, du 3 février au 20 mars 1986, une série d'attentats revendiqués par le CSPPA, Comité de Solidarité avec les Prisonniers Politiques Arabes et du Proche-Orient. Les autorités françaises traitent séparément les affaires des ota­ ges et les revendications des FARL-CSPPA. Pour la question des otages, elles considèrent que la clé du problème est à Téhéran. Les longues tractations qui aboutiront à la libération de quelques-uns des 359

Français détenus se feront au-travers d’une impressionnante liste d'intermédiaires, au nombre desquels figurent Syriens, Algériens et Palestiniens. Pour ce qui est des exigences des FARL-CSPPA, les autorités françaises ont du mal à trouver le bon interlocuteur et laissent traîner les choses. Le CSPPA s'impatiente et frappe à nou­ veau. Dans le seul mois de septembre 1986, six attentats et tentati­ ves d'attentats aveugles sont commis à Paris, faisant en tout 11 morts et 166 blessés, tandis qu'à Beyrouth l'attaché militaire est as­ sassiné. Cette fois-ci l'affaire est sérieuse et il devient urgent de savoir qui sont les FARL et qui les manipule. Les FARL sont une entreprise familiale, regroupant cinq frères du clan Abdallah et leurs amis. Ces chrétiens grecs-orthodoxes sont ori­ ginaires du Liban Nord, dans une zone occupée et contrôlée par les Syriens. Pour le ministère français de l'Intérieur, derrière les FARL il y a Damas. Le ministère des Affaires étrangères, pour sa part, soucieux de se concilier l'aide de la Syrie dans les affaires d'otages, veut croire en la responsabilité de l'Iran. En visite en France le 15 juillet 1986, Abdel Halim Khaddam assure MM. Mitterrand et Chirac que la Syrie n'a rien à voir avec les FARL. Paris accepte de reconnaître "l'innocence" de Damas, en échange d'une intervention pour obtenir une trêve jusqu'au procès du chef de l'organisation, Georges Ibrahim Abdallah. La Syrie joue le jeu: les activistes libanais sont mis sous surveillance et ses services de renseignements coopèrent avec leurs homologues français, comme le montre l'arrestation de six personnes dans la banlieue parisienne, sur la foi d'informations venues de Damas. Si avec Paris les Syriens s'en sortent à peu près bien, en fai­ sant valoir leur rôle de médiateur, la partie est plus difficile avec Washington. Le président Reagan est convaincu de l'existence d'une Internationale terroriste dont le but est d'extirper la présence occiden­ tale du Proche-Orient. L'URSS récolte les avantages de ce plan dont la liste des exécutants est tenue à jour par Washington. Sont sur les rangs l'Iran, la Syrie, le Sud-Yémen et la Libye. Les Américains con­ sidèrent que de 1983 à 1986 la Syrie a été impliquée dans 50 atten­ tats ayant fait plus de 500 morts. Ils lui reprochent également de couvrir les actions de groupes terroristes comme ceux d'Abu Nidal et d'Ahmed Jibril. Washington accumule les preuves de la culpabilité de Damas sans pour autant passer aux actes. Frapper la Syrie est une entreprise délicate, ne serait-ce que par le rôle qu'elle peut jouer dans les affaires d’otages. Les bombardements par l'US Navy des positions syriennes dans la montagne libanaise sont le maximum qui puisse être fait. Frapper l'Iran est tout aussi difficile; encore une fois à cause des otages et aussi parce que Washington entretient avec Téhéran 360

des relations ambiguës (depuis 1979, Américains et Israéliens alimen­ tent discrètement mais régulièrement en matériel l'armée iranienne). En revanche frapper la Libye présente peu de risques. Les Etats-Unis s'y emploieront à diverses reprises, notamment en bombardant Tripoli et Benghazi (avril 1986). C'est pour la Syrie un avertissement indirect mais clair. A la fin de l'année 1986 l'étau se resserre sur Damas, que l'on menace de plus en plus ouvertement à Jérusalem, Washington et Londres. La Syrie continue à nier toute responsabilité, y compris dans la tentative d'attentat contre un avion israélien à Londres (17 avril 1986) qui conduit la Grande-Bretagne à rompre ses relations diplomatiques avec Damas. Mais son alliance avec l'Iran et ses liens avec la Libye et Abu Nidal font de la Syrie une complice de toutes ces affaires. On cite même les noms de Mohammed el Khouli et d'Ali Douba comme les cerveaux et les organisateurs de ces actions. Quand l'Europe dé­ cide, en novembre 1986, des sanctions politiques et économiques, Hafez el Assad juge que les choses vont trop loin et met sur pied une riposte argumentée. La Syrie, dit-il, condamne le terrorisme car elle en est elle-même la victime. La dernière vague d'attentats dans le Nord du pays, en mars 1986, a fait plus de 150 morts et autant de blessés (voir plus haut). Mais de cela on ne parle jamais, s'insurge Hafez el Assad. C'est bien la preuve qu'il existe deux poids deux me­ sures et qu'un plan israélo-américain est à l'oeuvre, relayé par les Européens, pour "créer un climat propice à une agression" contre la Syrie. Les Américains, relève Hafez el Assad, en sont arrivés "à adopter la définition israélienne du terrorisme, définition qui interdit en fin de compte tout acte de résistance contre Israël et toute lutte armée contre l'occupation" (27 janvier 1987). Le président trouve aisément les arguments à opposer aux Américains: "Ceux qui ont envahi la Grenade avec leur flotte et leurs avions, détourné des avions égyp­ tiens et libyens, assassiné des millions de Vietnamiens, armés des Nicaraguayens contre leur propre pays, attaqué la Libye pour tuer M. Kadhafi, provoqué i'exode du peuple libanais en aidant Israël, ceux-là peuvent-ils encore accuser la Syrie de terrorisme ?". Et d'abord, qu'entend-on par terrorisme ? Pour donner au mot un sens admis par toutes les parties, le président appelle "à la formation d'une commission arabo-européenne, ou arabo-américano-soviétoeuropéenne pour définir ce qu'est exactement le terrorisme. Ceci est notre défi, pour nous permettre de savoir qui est terroriste et qui ne l'est pas" (16 novembre 1986). Cette proposition n'a évidemment aucune chance d'être adoptée: qui tiendrait à étaler sur la place publique nombre d'affaires que beaucoup de gouvernements

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aimeraient passer sous silence ? Mais dans cette crise, le président syrien a depuis longtemps compris qu'il dispose d'un moyen de défense autrement plus solide: son rôle d'intermédiaire. Quel autre pays peut avoir sur l'Iran une influence modératrice, que ce soit pour l'affaire des otages ou pour la situation dans le Golfe ? Qui d'autre que la Syrie peut mettre un peu d'ordre dans la pétaudière libanaise ? Washington le sait bien qui, même au plus fort de la crise, s'est bien gardé de rompre avec Damas. Le président Reagan s'est bien sûr fé­ licité de l'attitude ferme de la Grande-Bretagne, mais sans pour autant l'imiter9. Bien au contraire, on voit la Maison Blanche évoquer "le rôle historique" de la Syrie, ce pays dont "l'Histoire exige davan­ tage que d'autres comme la Libye ou le Yémen du Sud' (14 novembre 1986)! C'est le signe d'une certaine détente. Les Britanniques et les Allemands renvoient à Damas ambassadeurs et chargés d'affaires (février 1987). Puis le scandale de l'Irangate, qui paralyse momentanément la Maison Blanche, vient opportunément soulager le président syrien. Le cap difficile est passé. Hafez el Assad a rétabli la situation et aborde l'année 1987 en meilleure posture. La Syrie n'a pas modifié son alliance avec l'Iran mais elle a contraint Abu Nidal à quitter Damas. Elle a aussi promis de faire tout ce qui était en son pouvoir pour obtenir la libération des otages, qui sont encore une trentaine aux mains du Hezbollah libanais. Américains, Allemands et Français obtiennent progressivement la libération de leurs ressortissants et remercient Hafez el Assad pour "ses efforts efficaces". A la fin de l'été 1988, 18 Occidentaux (dont 10 Américains) sont encore détenus au Liban. C'est beaucoup. Mais les Etats-Unis et l'Europe semblent dé­ sormais se désintéresser de la question. Après avoir dénoncé "l'Internationale terroriste" et avoir été à deux doigts de l'affrontement direct avec la Syrie et l'Iran, Washington voit sans réagir passer à la trappe l'accord israélo-libanais. Du jour au lendemain, on ne parle plus de terrorisme proche-oriental à la Maison Blanche, qui porte toute son attention sur l'Amérique Centrale. Dean Brown, ancien émissaire du président au Proche-Orient, déclare: "Si vous me de­ mandez quelle est aujourd'hui l'importance du Liban dans la politique américaine, je vous répondrai: à peu près zéro". Les dirigeants libanais ont sans doute apprécié, eux qui furent assurés deux ans plus tôt de tout le soutien de Washington pour reconstruire le pays et l'armée. En France et dans le reste de l'Europe le phénomène est identique: objectif jadis prioritaire, la lutte contre le terrorisme dispa­ raît avec la même soudaineté qu'elle était apparue10. De tels faits expliquent que, vue d'Orient, la politique occidentale présente sou­ vent d’étonnantes incohérences. 362

Au printemps 1992, la tension se rallume brusquement entre la Syrie, les Etats-Unis et l'Europe. A nouveau les accusations pleuvent sur Damas: soutien au Hezbollah au Sud Liban, atteintes aux droits de l'homme, protection accordée à Alois Brunnef,... Cet ancien ad­ joint d'Eichman est arrivé en Syrie dès 1956 et a conseillé le colonel Abdul Hamid Sarraj dans la mise en place des services de sécurité et de renseignement. Aux nombreuses demandes d'extradition, formu­ lées notamment par la France et l'Allemagne, la Syrie a toujours ré­ pondu que l'intéressé était "introuvable". Elle maintient sa position, mais il semble qu'elle se soit débarrassée de cet hôte encombrant que diverses sources, en juin 1995, signaleront en Argentine. Il est indiscutable qu'en ce début des années 90, Hafez el Assad lâche du lest et prend diverses initiatives qui visent à redonner à la Syrie sa respectabilité sur la scène internationale. De plus le pays se conforme aux décisions de l'ONU sur le terrorisme: le Conseil de Sécurité ayant décidé des sanctions contre la Libye, convaincue de protéger des agents responsables de l'attentat contre l'avion de la Pan Am (21 décembre 1988), et décrété l'embargo aérien et militaire contre ce pays, la Syrie suspend ses vols vers Tripoli (20 avril 1992). La position de Washington ne change pas pour autant et la Syrie est maintenue sur la liste des pays soutenant le terrorisme. "Aucun des responsables de l'administration américaine avec qui j'ai discuté, remarque Hafez el Assad le 27 octobre 1994, n'a jamais pu me citer un seul incident dans lequel la Syrie ait été la complice des terroris­ t e s Le président est d'autant plus serein que les enquêtes sur diffé­ rentes affaires ont montré que son pays avait été accusé à tort: l'attentat contre un avion israélien à Londres (avril 1986) s'est révélé être une manipulation du Mossad, les attentats de 1986 à Paris sont de la responsabilité de l'Iran et l'arrestation du terroriste Carlos (15 août 1994) n'a toujours pas permis d'établir une implication syrienne dans l'attentat de la rue Marbeuf. Au printemps 1996, le terrorisme est à nouveau d'actualité, après trois attentats meurtriers commis par le Hamas en Israël. L'idée d'un "Sommet anti-terroriste" est alors lancée, qui recueille le soutien im­ médiat des Etats-Unis, d'Israël et de l'Autorité palestinienne. La Syrie remarque qu'elle avait proposé (en vain) une telle réunion, dix ans plus tôt. Le Sommet prévu a pour objet de condamner les pays qui, pour Jérusalem et Washington, entravent le processus de paix, à savoir l'Iran et dans une moindre mesure la Syrie. Dans ces condi­ tions, il n'est pas question pour Damas de participer à une réunion qui, encore une fois, assimilera à du terrorisme toute action contre l'occupation sioniste, en Palestine et au Sud Liban, et apportera une caution internationale à la politique israélienne. Ce risque a été perçu 363

par d'autres pays et le Sommet, qui se tient à Charm el Cheikh le 13 mars 1996, a prestement abandonné sa vocation première pour se baptiser "Sommet des bâtisseurs de la paix". La Syrie constate en cette occasion qu'elle bénéficie, de la part des Etats-Unis, de plus d'égards que l'Iran, et cela en raison de son engagement dans le pro­ cessus de paix. Mais cet avantage pourrait bien être éphémère. Le nouveau gouvernement israélien cherche en effet à convaincre Washington de traiter la Syrie comme il traite l'Iran, la Libye et les autres "Etats terroristes". Par l'ampleur qu'il a atteint à la fin de la décennie 80, le terrorisme a perturbé les rapports internationaux et permis aux faibles de tenir en échec les puissants, en utilisant des moyens que la fin était censée justifier. Tous les Etats (y compris la Syrie) y ont eu recourt et nul n'en sort grandi. Les Etats-Unis et l'Europe ont montré en cette occasion une totale incapacité "à prendre les dimensions véritables du conflit', comme l'écrit René Servoise (Le Monde 7/1/1988). Pourquoi le terrorisme au Proche-Orient ? A l'époque on n'était pas prêt, à Washington, à poser cette question fondamentale, dont les racines plongent au coeur du problème palestinien. Il n'est pas sûr que les choses aient véritablement changé aujourd'hui. STRATEGIES A l’époque où naît le Baath, ses ennemis sont clairement identi­ fiés: ce sont la Grande-Bretagne et la France, puissances colonialis­ tes qui occupent la Nation arabe et font obstacle à son unité. Après l'effacement de ces deux Etats et l'apparition d'un monde dominé par les Etats-Unis et l'URSS, l'ennemi numéro un pour le Baath devient l'impérialisme américain, qui dispose dans la région d'un agent, Israël, et d'un allié, la réaction arabe. Quand le parti arrive au pouvoir, la Syrie se pose en gardienne des principes du nationalisme et de l'arabisme, tout en reconnaissant à l'Egypte le rôle de chef de file du camp progressiste. Après la guerre de 1967, Le Caire tourne la page du nationalisme et prend ses distances avec ses alliés arabes et soviétique. Six ans plus tard l'Egypte rompt avec l'URSS et s'en remet aux Américains pour négocier la paix avec Israël. Coincée entre les impératifs de son idéologie et la crainte d’être laissé pour compte dans les négociations, le Baath hésite, court deux lièvres à la fois, puis finalement maintient le cap et rompt avec Le Caire. A la fin des années 70, après l'éviction des Soviétiques d'Egypte, la suprématie américaine au Proche-Orient est écrasante. Mais bientôt plusieurs événements viennent semer l'inquiétude à 364

Washington: la république islamique s'installe en Iran, l'ambassade américaine à Téhéran est investie, l'Arabie Saoudite boude les accords de Camp David, l’URSS intervient er< Afghanistan,... Les Etats-Unis y voient autant de menaces sur leurs positions dans l'Orient arabe, région qui recèle les deux-tiers des réserves mondiales de pétrole. Le président R. Reagan décide alors de faire de la Méditerranée le lieu privilégié de la relance de la guerre froide. A chacun son Grand Satan: l'imam Khomeiny le voit à Washington, R. Reagan le situe à Moscou, capitale de 'l'empire du mat'! Les Américains se donnent les moyens de leur politique: le budget de la Défense va tripler en quatre ans et la Rapid Deployment Force (RDF), créée en mars 1980, est portée à 300.000 hommes. Washington décide également d'engager l'Alliance atlantique en Méditerranée et d'orienter son dispositif vers le Machrek arabe. De plus l'OTAN agrandit sa famille: l'Egypte et Israël obtiennent le statut de partenaires avec les Etats-Unis, comme les autres membres. Aussi, quand les troupes américaines et européennes débarquent au Liban dans le cadre de la Force Multinationale, en 1982, c'est à juste raison que la Syrie peut dénoncer l'intervention dans un pays arabe "des forces de l'OTAN". L'inquiétude est alors très vive à Damas. Du Nord au Sud, presque tous les voisins de la Syrie ont accepté la collaboration stratégique offerte par Washington. Israël, qui a tout de suite vu le parti qu’il pouvait tirer de la relance de la guerre froide en Orient, reste bien évidemment le pivot de tout le dispositif et se présente comme le rempart contre la présence soviétique, que sont censés relayer Palestiniens et Syriens. La Maison Blanche ne lésine sur aucun moyen pour affaiblir Moscou et ses alliés. Cette fameuse notion de vide, qui fit les beaux jours de la doctrine Eisenhower, réapparaît trente ans plus tard: C. Weinberger justifie, en juin 1987, la présence américaine dans le Golfe par la nécessité "d'éviter que se crée dans la région un vide qu'exploiterait l'URSS"! Le président Reagan a lancé en 1983 l'Initiative de défense stratégique (IDS), vaste programme d'armement qui entraînera l'URSS dans une fatale compétition. La ri­ valité entre les Deux Grands transforme la Méditerranée en pou­ drière. Les armements s'y concentrent en quantités gigantesques. Le conflit entre l'Irak et l'Iran révèle l'existence des armes chimiques et des missiles à longue portée et la possession par Israël d'une centaine de charges nucléaires n’est plus un secret. La disparition de l'URSS, la fin de toute menace soviétique sur les richesses stratégiques de la région et la domination désormais abso­ lue des Etats-Unis font entrer le Proche-Orient dans une nouvelle ère. La région n'a rien perdu de son importance et reste un lieu de 365

confrontation. Les Etats-Unis veillent à leurs intérêts avec la même vigilance, en visant trois objectifs: la mainmise sur les réserves pétrolières, la lutte contre les perturbateurs et le soutien inconditionnel à Israël. Le premier objectif est assuré par la mise sous protectorat des pétromoparchies du Golfe, auxquelles les Etats-Unis garantissent la sécurité et une part croissante dans le marché mondial. Les perturbateurs sont clairement identifiés: il s'agit de l'Irak et de l'Iran, contre lesquels s'exerce la stratégie du "double endiguemenf' (dual containment). La puissance militaire irakienne anéantie, reste l'Iran, placé sous haute surveillance. Afin de l'isoler et interrompre sa coopération avec Moscou, les Etats-Unis décrètent un embargo financier et commercial contre l'Iran, le 30 avril 1995, renforcé l'année suivante. Enfin, troisième objectif, l'aide massive à Israël (3 milliards $ par an) permet à ce pays de poursuivre son programme militaire. Le 5 avril 1995, il a lancé son premier satellite espion, qui survole la Syrie, l'Irak et l'Iran. Les Etats-Unis ont dispensé leur allié de la signature du Traité de non prolifération nucléaire (TNP), prorogé indéfiniment le 11 mai 1995. Au grand dam des pays arabes, tous signataires du traité, Israël est donc la seule puissance nucléaire "autorisée” de la région. "La fin de la guerre froide, c'est la guerre", comme le dit justement Samir Amin. Quand il définit "le nouvel ordre mondiaf devant le Congrès américain, G. Bush affirme qu'il est du rôle des Etats-Unis "d'empêcher la prolifération des missiles balistiques, chimiques ou biologiques, et par-dessus tout des technologies nucléaires". Mais chaque année depuis la fin de la guerre du Golfe, Washington conclut avec les pays de la région des contrats de fournitures d'armes appro­ chant les 9 milliards $, après avoir évincé des marchés ses concur­ rents européens. 22.000 soldats américains stationnent en perma­ nence au Proche-Orient et l'intervention directe est désormais une éventualité couramment admise par les stratèges de Washington. Si l'on a toutes ces données présentes à l'esprit, on comprend que la Syrie continue de développer un complexe de citadelle assiégée. Mais contrairement aux dirigeants des années 60, Hafez el Assad n'est pas du genre à se raidir sur des principes idéologiques. Profitant de l'absence de centre politique, après la signature par l'Egypte des accords de Camp David, la Syrie a pris d'année en année une place de premier plan. Jouant de toutes les contradictions sur les scènes arabe et internationale, elle a su se rendre indispensable au règle­ ment des conflits. Hafez el Assad a porté son pays au rang de puissance régionale en veillant au maintien à niveau des forces armées et en menant une action diplomatique ferme mais prudente.

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La disparition de l'URSS prive la Syrie d'un protecteur et d'un fournisseur d'armes. Le fameux "équilibre stratégique" avec Israël, leitmotiv des discours présidentiels de 1978 à *1987 doit donc être abandonné, non sans avoir creusé la dette syrienne envers l'URSS (de 7 à 9 milliards de $ selon les sources). Face à la centaine de têtes nucléaires dont dispose Israël, la Syrie renforce son potentiel classi­ que, y compris son armement chimique. Les crédits obtenus pour sa conduite durant la Guerre du Golfe lui permettent de conclure avec la Russie un nouveau contrat de fournitures militaires. Diversifiant ses sources, Damas s'adresse également à Pékin et à Pyongyang pour obtenir de la RPDC des SCUD-B, au grand dam des Américains. "Les Etats-Unis encouragent Israël à produire des missiles en quantité, tout en essayant de nous empêcher d'en acheter un seul! Comment cela est-il compatible avec ce nouveau monde de justice dont ils parlent ironise Hafez el Assad (12 mars 1992). Le président n'en est pas moins conscient de l'infériorité de l'armée syrienne par rapport à Israël. Aussi évite-t-il l'affrontement direct et veille-t-il à ne pas se laisser entraîner dans une aventure militaire. La crise libanaise est venue compliquer cette tactique. Pour maintenir la pression sur l'en­ nemi, la Syrie s'en remet alors à ses alliés auxquels elle fournit l'assistance nécessaire. Hafez el Assad a cherché par la diplomatie à compenser ses fai­ blesses militaires, faisant alterner prudence et coups d'audace, jouant sur plusieurs tableaux et usant la résistance de ses adversaires, avec qui il veille à ne jamais rompre le contact; c'est là une constante de la politique du président syrien, comme on a pu le voir même au plus fort de la crise entre Damas et Washington. Hafez el Assad prouve ainsi à ses interlocuteurs que la Syrie est un élément incontournable et que rien ne peut être fait sans elle. "N'oubliez pas que je suis le problème et la solution", aime-t-il à répéter, comme le rapporte K. Pakradouni. Les Américains le reconnaissent implicitement quand ils acceptent de traiter avec les Syriens (et donc par-dessus la tête des intéressés) du problème des élections libanaises, tout au long de l'été 1988. La question libanaise, précisément, illustre la tactique et la stra­ tégie appliquées par Hafez el Assad, dont la ténacité et l'habileté po­ litique ont permis de triompher de toutes les difficultés pour arrimer solidement le Liban à la Syrie. Mais le président sait pertinemment que sa position demeure vulnérable et que la paix au Liban dépend avant tout du contexte international et régional. De sa position chez son voisin, la Syrie peut surveiller l'unique "front chaud", ces 15% du territoire où s'affrontent, au Sud, Israéliens et chiites libanais. C'est une pièce maîtresse dans la stratégie sy­ rienne, qui devait aller de pair avec une autre: la mainmise sur le 367

mouvement palestinien. Mais là, l'échec est total. Hafez el Assad a trouvé en la personne de Yasser Arafat un adversaire à sa mesure. L'insaisissable patron de l'OLP a résisté à toutes les pressions, a dé­ joué tous les pièges et finalement mis en échec la stratégie du Baath. Sa triomphale élection, par plus d'un million de Palestiniens des Territoires occupés, à la présidence du Conseil de l'autonomie (20 janvier 1996) en fait un chef incontesté. Mais là aussi l'avenir est in­ certain. En hébergeant les organisations opposées aux accords entre l'OLP et Israël, Damas garde en main des cartes qui pourraient bien se révéler utiles si la situation en Palestine continue de se dégrader. Le Baath n'a pas changé d'avis: les accords israélo-palestiniens sont des accords de dupes. Jamais les colons sionistes ne quitteront les Territoires. Bien au contraire, ils renforceront leur présence, comme ils n'ont cessé de le faire, par des confiscations de terres et des expropriations. L'autorité de Yasser Arafat ne s'étendra que sur un tissu de minuscules enclaves sous haute surveillance, sans relations entre elles et avec le monde arabe. Trois ans après les accords d'au­ tonomie, la situation a de quoi inspirer l'inquiétude. La paix avance, indéniablement, mais en semant derrière elle les germes de nouveaux conflits11. Pour faire pièce aux pressions des Etats-Unis et d'Israël et éviter que ces deux pays dominent économiquement la région une fois la paix établie, la stratégie syrienne cherche à s'appuyer sur l'Europe et sur un réseau d'alliances régionales. La deuxième Conférence pour le développement économique du Proche-Orient et de l'Afrique du Nord, tenue à Amman les 29 et 30 octobre 1995, à l'initiative des Etats-Unis, est boycottée par la Syrie. En revanche, celle-ci est pré­ sente (en dépit de la participation israélienne) à Barcelone les 27 et 28 novembre pour jeter les bases d'un "partenariat globar pour les dix ans à venir entre l'Europe et les pays méditerranéens. L’Union euro­ péenne est économiquement présente dans la région. Elle contribue pour plus de 30% au développement de la Méditerranée orientale. Pourtant l'Europe n'a pas bonne presse. Sa façon d'obtempérer aux injonctions de Washington, qui l'écarte systématiquement des négo­ ciations de paix, fait mauvais effet. Seule la France bénéficie d'un traitement particulier. La Syrie, très méfiante envers François Mitterrand, qui avait aligné sa politique sur celle des Etats-Unis et qui n'avait rien trouvé à redire à l'annexion du Golan, accueille avec sa­ tisfaction l'élection de Jacques Chirac. La nouvelle diplomatie française affiche d'emblée sa volonté de renforcer ses relations avec Damas et d'éviter que la question libanaise soit un obstacle à la coopération entre les deux pays. Un peu plus tard, le président fran­ çais, exposant les principes de sa politique arabe (8 avril 1996), 368

considère que la paix israélo-syrienne doit se faire sur la base "d'un retrait total du Golan contre une paix totale”. Du coup, la Syrie change radicalement de ton. La visite de J. Chirac à Beyrouth est saluée avec chaleur et la volonté de la France de jouer un rôle au ProcheOrient est accueillie avec satisfaction par la presse baathiste. On dit même que c'est la Syrie qui a imposé la présence de la France au Groupe de surveillance du Liban Sud, contre l'avis des Etats-Unis! Alors que la coopération économique butte pour l'instant sur un con­ tentieux financier (la dette syrienne est de 1,2 milliards de FF) que les deux parties s'emploient à régler, les contacts politiques à haut niveau se multiplient entre les deux capitales, à tel point qu'on peut se demander si la France et la Syrie ne sont pas sur le point d'ouvrir un nouveau chapitre de leurs relations, qui soit enfin conforme aux exigences d'un passé maintes fois partagé. Dans le même temps qu'elle recherche le partenariat européen, la Syrie entretient en Orient un réseau d'alliances et de bonnes rela­ tions, d’abord avec l'Iran, puis avec ses voisins arabes égyptiens et Saoudites. La révolution iranienne a suscité un nouveau rapport de force dans la région, favorable au chiisme. La Syrie a sur son flanc Ouest un million de chiites libanais (38% de la population) et sur son flanc Est 9 millions de chiites irakiens (55% de la population), autant d'individus qui ne sont pas insensibles aux appels de l'Iran voisin, qui sera fort de 60 millions d'âmes à la fin du siècle. On peut penser qu'Hafez el Assad a jugé préférable de composer avec cette force montante. Il a également vu dans cette alliance un moyen de boule­ verser à son profit les données régionales. Il faut également se sou­ venir qu'au moment de ce choix (1979), son régime est en péril et il a impérativement besoin d'allié: l'Egypte vient de faire la paix et le laisse seul face à Israël, et les Frères musulmans ont repris l'initiative. Il n'empêche que l'entente entre la Syrie et l'Iran apparaît dès le début comme aberrante et contre nature. Tout sépare le Baath des ayatol­ lahs et cette alliance a souvent mis le régime syrien en délicate pos­ ture vis à vis de sa population et de la communauté arabe dans son ensemble. Mais Hafez el Assad a tenu bon. Le bilan, après quinze ans, lui donne raison. C'est dans le temps de son alliance avec l'Iran que la Syrie a atteint l'envergure d'une puissance régionale. En tant qu'amie de la puissante et redoutée république islamique, elle a été ménagée et a pu faire valoir son l'influence modératrice auprès des ayatollahs. Qu'arrive-t-il quand le puissant allié chancelle ? On a vu que l'acceptation par l'Iran d'un cessez le feu sans condition avec l'Irak (18 juillet 1988) est immédiatement mise à profit par la Syrie pour avancer ses pions au Liban et mettre au pas le Hezbollah à Beyrouth. A partir de 1995, l'affaiblissement de l'Iran, en proie à une 369

grave crise économique, pourrait bien faciliter la tâche des Syriens s'il leur faut un jour neutraliser les combattants chiites pro-iraniens du Liban Sud, à l'occasion de la paix avec Israël. Mais cela n'est pas encore à l'ordre du jour. Pour délicate qu'elle fut selon les circonstances, l'alliance avec l'Iran a procuré à la Syrie bon nombre d'avantages, à la différence du monde arabe, qui n'offre aucune cohésion économique, militaire et politique12. La stratégie syrienne envers les pays frères a pour prin­ cipe rétablissement de bonnes relations avec l'Arabie Saoudite, pôle religieux et politique essentiel, et l'Egypte, le plus peuplé des Etats du monde arabe. Si les rapports ont toujours été cordiaux avec Ryad, il a fallu attendre décembre 1989 pour qu'il soit mis fin à douze années de brouille avec Le Caire. L'appui de ces deux pays met la Syrie en meilleure posture pour faire face à des menaces telles que le radica­ lisme islamique, l'incertitude irakienne et les convoitises turques. L'intégrisme, qui a profité de la faillite de l'idéologie nationaliste, se nourrit de sentiments d'humiliation et de rancoeur tels que ceux suscités par la politique européenne en Yougoslavie, l'intervention russe en Tchétchénie et surtout la politique américaine, perçue comme anti-arabe jusqu'à la provocation et pro-israélienne jusqu'à la caricature. La Syrie, après avoir écrasé l'opposition islamiste interne, semble pour l'instant à l'abri d'une agitation comme en connaît l'Egypte. Elle entretient même de bons rapports avec les islamistes palestiniens et la Conférence populaire arabe et islamique (tenue le 30 mars 1995 à Khartoum, en présence de Frères musulmans syriens) l'a assurée de son appui, la félicitant de rejeter "tout projet de compromis avec l'entité sioniste". L'acharnement des Etats-Unis à affaiblir l'Irak a créé une situation explosive dans ce pays, en favorisant notamment la résurgence de la question kurde. Ce nouveau foyer de tension a révélé les convoitises de la Turquie, qui ne cache plus sa volonté de modifier les frontières et revendique à l'occasion la province de Mossoul (déclaration du président Démirel, le 2 mai 1995). Ces développements inquiètent la Syrie, dont les relations avec la Turquie n'ont jamais été sans nuages. L'affaire du Sanjak d'Alexandrette n'est pas oubliée. Plus de 100.000 Arabes (plus de 12% de la population) vivent toujours dans la pro­ vince et regardent d'autant plus vers la Syrie qu'ils sont alaouites. Les gigantesques travaux entrepris par Ankara sur l'Euphrate mettent en péril les projets agricoles syriens, sans que Damas parvienne à obte­ nir du monde arabe un soutien efficace dans cette affaire. Mais au début de 1996 un événement capital se produit avec la signature d'un accord de coopération militaire entre la Turquie et Israël (23 février). La Syrie fait valoir que la Turquie, en alliée des Etats-Unis et 370

maintenant d'Israël, constitue une menace pour le monde arabe en prétendant à un rôle régional. Les pays arabes et l'Iran, qui prennent l'affaire très au sérieux, sont sensibles aux avertissements syriens. Le Sommet du Caire (juin 1996) appellera solennellement la Turquie à reconsidérer son accord avec Israël. Mais l'inquiétude persiste en Syrie, qui se sent prise en tenaille. Quand Israël lance ses attaques contre le Liban, en avril 1996, des exercices aériens israélo-turcs se déroulent près d'Ankara. Par mesure de précaution, la Syrie dépêche alors à sa frontière Nord des réservistes qu'elle vient de rappeler. Un mois plus tard Damas accuse Ankara d'avoir perpétré divers attentats sur son sol, en représailles à des actions du PKK. Cette organisation kurde bénéficie plus que jamais de la sollicitude du régime baathiste, dans ce climat de tension et de suspicion qui entoure les relations turco-syriennes. Le dernier élément fondamental de la stratégie d’Hafez el Assad est rengagement de la Syrie dans le processus de paix, sous le par­ rainage des Etats-Unis. Le président a en effet compris que le nouvel ordre mondial était bien évidemment un leurre mais qu'en revanche un nouvel ordre régional se mettait en place et qu'il était indispensa­ ble de s'y intégrer. Les négociations sont longues et difficiles. La paix n'est pas une entreprise sans dangers. On ne met pas fin aisément à cinquante années de guerre. Même s'il se déplace sur le terrain éco­ nomique, le conflit n'en persistera pas moins entre Israël et ses voisins. La paix ne garantira pas la stabilité politique des Etats, d'autant plus qu'un décalage préoccupant s'est produit entre les déci­ sions des gouvernants arabes et leurs opinions publiques. On sait en effet que les peuples égyptiens et jordaniens n'adhèrent pas aux traités de paix signés en leurs noms. Enfin, un nouveau facteur d'in­ stabilité est apparu, là où on l'attendait le moins, à savoir dans la so­ ciété israélienne. L'influence croissante des Juifs américains, leurs interventions dans les affaires intérieures et leur aide massive aux in­ tégristes ont fait perdre au pays sa cohésion. L'assassinat d'Itzhak Rabin a révélé l'ampleur du phénomène, qui est suivi avec la plus grande attention à Damas. PERSPECTIVES Edouard Saab écrivait en 1967, de la Syrie: "ce pays à la grande destinée a toujours été, et reste, le centre de gravité et le lieu géomé­ trique du Moyen-Orient. Qui le tient peut répondre de la sécurité et de la stabilité de tous les pays arabes qui l'environnent. Les événements qui se sont produits depuis dans la région confirment ces vues. 371

L'ombre de l'Egypte, géant du monde arabe, a souvent empêché d'appréhender le rôle exact de la Syrie et d'en saisir l'importance. L'Occident s'est longtemps borné à voir en elle le perturbateur, l'écueil sur lequel viennent buter les plans les mieux conçus. Ce n'est que depuis une quinzaine d'années que la Syrie est reconnue comme un acteur de premier plan, un partenaire obligé de toute initiative sur le devenir de la région. Le statut de puissance régionale ne garantit pas pour autant l'avenir de la Syrie. La nature du régime amène inéluctablement à se poser la question de la succession d'Hafez el Assad. Certains redou­ tent — et d'autres espèrent — que se déchaînent alors les rivalités au sein du Baath et des règlements de compte inter-communautaires. Cette issue, dont les conséquences seraient dramatiques non seulement pour la Syrie mais pour la région toute entière, n'est pas une fatalité. Quant au parti Baath, qui ambitionnait pour la Nation arabe de grands desseins, son bilan laisse un goût amer. Sa devise, "Unité, liberté, socialisme", apparaît aujourd'hui incongrue dans un monde arabe éclaté, en proie à la violence et au fanatisme, et où les problèmes politiques et économiques pèsent de tout leur poids. Mais il reste au Baath la fierté d'avoir joué un rôle capital depuis cinquante ans dans le monde arabe et rien ne dit que ce rôle soit désormais achevé.

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ISRAËL

NOTES

PREMIERE PARTIE: LES RACINES DU NATIONALISME ARABE 1. J. Benoist-Méchin: Mustapha Kémal ou la mort d'un empire, Albin Michel 1954, Première partie, IX. 2. A. Raymond note que sur 126 éléments actifs du nationalisme arabe d'avant 1914 qu'on a pu identifier, 51 sont Syriens. Voir La Syrie d'aujourd'hui, CNRS Paris 1980. 3. Assad Dagher: Mémoires (en arabe), Le Caire 1959, p 5. Cité par K. Sallam: Le Baath et la patrie arabe, EMA, Paris 1982, p 79. 4. On trouvera tous les détails de la correspondance entre Hussein et H. Mc Mahon dans Zeine N. Zeine: The Struggle for Arab Independence, Caravan, New York 1977; J. Benoist-Méchin: Lawrence d'Arabie ou le rêve fracassé, Perrin 1979; R. Magnus: Documents on the Middle East, AE1, Washington 1969. Daté du 16 mai 1916, l'accord Sykes-Picot découpe l'Orient arabe en 5 zones de couleurs différentes portées sur la carte qui accompagne le document officiel: 1. Une zone Bleue, placée sous l'administration directe de la France: Mont Liban, côte syrienne, Cilicie. 2. Une zone A, où la France est prête à "reconnaître sous son influence un Etat arabe ou une confédération d'Etats arabes indépendants" (Syrie du Nord et Mossoul). 3. Une zone Rouge, placée sous l’administration directe de l'Angleterre: Mésopotamie, Koweït. 4. Une zone B, où l'Angleterre prend les mêmes engagements que la France dans la zone A (Syrie du sud, Kirkouk). 5. Une zone Brune, placée sous administration internationale: la Palestine.

DEUXIEME PARTIE: LA FRANCE EN SYRIE ET LA FONDATION DU PARTI BAATH 1. Pour toutes précisions sur les communautés religieuses ou ethniques, voir Henri Laoust: Les schismes dans l'Islam, Payot 1965; L. et A. Chabry: Politique et minorités au Proche-Orient, Maisonneuve et Larose 1984; Tabitha Petran: Syria, A Modem History, E. Benn, Londres 1972; Claude Palazzoli: La Syrie, le rêve et la rupture, Le Sycomore 1977. 2. La future indépendance de la Syrie n'est pas sans inquiéter les dirigeants de certaines minorités, qui craignent de perdre les droits acquis durant le Mandat. En témoigne l'initiative des chefs des plus grandes familles alaouites, qui adressent aux Français un document (15 juin 1936) où ils affirment que "/e peuple alaouite refuse d'être ra ttach é à la Syrie

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m usulm ane". Texte de la déclaration cité par D. Le Gac, in La Syrie du

général Assad, Editions Complexe, Bruxelles 1991. Dix ans plus tard, le chef alaouite Suleyman Murchid sera pendu à Damas pour avoir défendu l'indépendance de sa communauté. 3. A. Raymond, in La Syrie d'aujourd'hui, CNRS Paris 1980; E. Picard: Retour au Sandjak, in Maghreb-Machrek N°99, 1er trim. 1983. 4. Le groupe réuni par Z. Arsouzy à Antioche entendait constituer un parti. C'est ce qui ressort d'un texte écrit peu de temps avant sa mort. Dans ce texte, cité par O. Carré, La Syrie d'aujourd'hui, op. cit. p 186, Arsouzy révèle que le parti avait pour devise "S ous le palm ier se tient le tigre en em buscade" et mentionnait à l'article 4 de sa constitution: "C 'est l'arabism e n otre sentim ent national, de lu i découlent tous nos idéaux, m e su ro ns la va le ur de toutes choses".

d'après lu i nous

5. M. Aflaq verra dans cette date, 1940, le véritable début du parti Baath. Le revirement de la France en 1938 fait perdre à Aflaq ses illusions sur la gauche européenne. Il déclarera en 1963 à E. Rouleau: "J'a i p erdu le co n ta ct avec les co uran ts de la pen sé e occidentale depuis le début de la deuxièm e g u e rre mondiale"', Le Monde diplomatique sept. 1967.

6. On se souvient des promesses de ce genre lors de la première guerre mondiale. Sur les rapports entre gouvernement de Vichy, Allemands, Anglais et Français libres en Orient, voir J. Benoist-Méchin: De la défaite au désastre I, chap. XII, Albin Michel 1984. M.C. Davet: La double affaire de Syrie, Fayard 1967. 7. Sami el Joundi raconte que lorsqu'il montra à Arsouzy un tract d’Aflaq signé du Baath, il réagit vigoureusement en disant: "c'e st un plan im périaliste q ui utilise un m ouvem ent p o rta n t notre nom p o u r nous interdire de to u ch e r le peuple". Cité par J. Devlin: The Baath Party, Hoover Institution Press,

Stanford 1976. Z. Arsouzy a coutume d'appeler Aflaq "le hibou". 8. Pour tout ce qui est de l'organisation du Baath en ses débuts, voir C. Aysami: Le parti Baath, l'étape de sa fondation, Ambassade d'Irak, Paris. J. Devlin: The Baath Party, op. cit.. 9. Sur le sujet voir Norma Salem-Babikian: A Partial Reconstruction of M. Aflaq's Thought; the role of Islam in the formulation of Arab Nationalism, in The Muslim World LXVII/4, oct. 1977, p 280. A l'origine du Baath, le champion de la laïcité restera Z. Arsouzy. Sur les différents thèmes de l'idéologie du parti et sa constitution, voir O. Carré: Le mouvement idéologique ba'thiste, in La Syrie d'aujourd'hui, chap. VI, CNRS, 1980. 10. La lutte du PBAS (1943-1971), Office Arabe de presse et de Documentation, Damas.

TROISIEME PARTIE: LES SOUBRESAUTS DE L'INDEPENDANCE ET L'ESSOR DU BAATH 1. C. Aysami: Le parti Baath, l'étape de sa fondation, Ambassade d'Irak, Paris, p 62. Un Bureau permanent du parti pour la Palestine a été créé. Les

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volontaires pour combattre sont placés sous les ordres de Fawzi al Kawakji, officier palestinien d'origine syrienne. 2. Pour cette affaire qui oppose la Grande-Bretagne et les USA, voir J. Benoist-Méchin, Ibn Saoud ou’ la naissance d'un royaume, Albin Michel, chap CVII. 3. Sur cette affaire voir: La lutte du parti Baas arabe socialiste (1943-1971), Office arabe de presse et de documentation, Damas; J. Devlin: The Ba'th Party, op. cit.; K. Abu Jaber: The Arab Ba'th Socialist Party, Syracuse University Press, New York 1966; A. Samarbakhsh: Socialisme en Irak et en Syrie, Anthropos, Paris 1978. 4. Sami Hennaoui est un agent britannique notoire. Il a été aidé dans son opération contre H. Zaïm par des éléments du PPS. 5. Les dates de la fusion sont variables selon les sources. P. Seale la situe en janvier 1953, pendant l'exil libanais des dirigeants. C. Aysami la fait remonter au 13 novembre 1952, c'est à dire avant leur arrestation. D'autres parlent de juillet 1953, date à laquelle les partis ont été à nouveau autorisés. Le fait que c'est en février 1953 que des tracts sont publiés sous le nouveau nom de PBAS rend tout à fait plausible la date de janvier 1953. 6. Le nouveau parlement est ainsi composé: Indépendants 64 Parti du Peuple 30 (43 en 1949) Baath 22 (1 en 1949) Parti National 19 (14 en 1949) PPS 2 PS coopératif 2 MLA 2 PCS 1 Total 142 M. Aflaq, battu en 1949 à cause d'irrégularités, a décidé depuis de ne plus jamais se représenter. 7. M. Colombe: Orient arabe et non-alignement, tome I, Publications orientalistes de France, Paris 1973, p 201. 8. Ce qu'écrit Jean Farran dans Paris Match N°386, 1er septembre 1956, est révélateur de la mentalité d'une large fraction de l'opinion occidentale à l'époque: " S uez ? La vérité est qu'il s'agit fort peu du ca na l (...). Une intervention n 'e st concevable que p o u r sa nctio n n er l'insolence des pays arabes (...). Le conflit existe entre le fanatism e m usulm an et l'hom m e européen, pas entre N a sse r et les usagers du canal. L'hom m e blanc a été hum ilié p a r la gifle que lu i a donné le d icta te u r égyptien en riant".

9. Il semble bien que les militaires aient souhaité aller plus loin et que A. Haurani se soit empressé de mettre fin à l'aventure, une fois la démonstration de force terminée. Les militaires en gardent un sentiment de frustration. Mustapha Tlass, officier proche de Hafez el Assad, expliquera plus tard à Lucien Bitterlin: "N ous avons com pris que le p a rti n'était pas capable de p re n d re le pouvoir, et que les civils ont com prom is les m ilitaires

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dans cette aventure m ontée p a r A. H aurant'. Hafez el Assad, le parcours

d'un combattant, Editions du Jaguar, Paris 1986. 10. Déclaration de M. Aflaq à J. Benoist-Méchin, Un printemps arabe, Albin Michel, 1963. Voir aussi les déclarations de M. Aflaq à l'Orient du 25 février 1958. 11. La décision de dissoudre le parti en Syrie est prise sans en référer aux autres Directions régionalës. Cette mesure est décidée dans des conditions quelque peu obscures. Selon certaines sources, la Direction syrienne aurait approuvé la dissolution à l'unanimité. Selon d'autres, un comité syrien ad hoc aurait conclu à l’inutilité de cette mesure, mais son avis n'aurait pas été pris en compte!

QUATRIEME PARTIE: LA REPUBLIQUE ARABE UNIE: ESPOIRS ET DESILLUSIONS 1. Pour l'organisation de l'Union Nationale, voir Orient N°19, 3ème trim. 1961. 2. Avec l'appui des autorités du Caire, A. Rimawi poursuit son action. En 1960 il cherche à se présenter comme l’animateur du véritable parti Baath, résolument engagé aux côtés d'Abdel Nasser. Le 19 mai il annonce la formation d'une DN provisoire, exclusivement constituée de Jordaniens. Ce nouveau Parti Baath Révolutionnaire, comme l'appelle Rimawi, disparaîtra bientôt, sans jamais avoir constitué une menace pour M. Aflaq. 3. La composition du Comité Militaire Baathiste serait à l'origine la suivante: N om s

confession

Nom s

confession

Mohammed Omran Salah Jdid Hafez el Assad Othman Kanaan Sulayman Haddad Abdel Karim Joundi Ahmed el Mir Salim Hatoum

alaouite

Hamad Ubayd Moussa el Zu'bi Mustapha el Hajj Ali Ahmed Suwaydani Mustapha Tlass Hussein Mulhim Mohammed Rabah Tawil

druze sunnite

ismaïlien druze

Voir aussi la liste donnée par N. Van Dam: The Struggle for Power en Syria, Croom Helm, Londres 1979. L'auteur remarque que tous les participants sont issus de milieux ruraux pauvres, à l'exception de Salah Jdid et A.K. Joundi, qui proviennent de la classe moyenne aisée. Ce Comité est représentatif de l'armée syrienne de l'époque: plus de la moitié sont de confessions minoritaires. D'autres sources font état d'une composition légèrement différente du Comité. De toutes façons, le CMB s'enrichit au fil des mois de nouvelles recrues. 4. On notera au passage que les scrupules exprimés jadis quant aux moyens légaux et démocratiques de prendre le pouvoir ne sont plus de mise. La Vieille Garde bénit dorénavant les coups d'Etat militaires.

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C IN Q U IE M E PARTIE: LE BAATH AU PO U VO IR : LA D ISC O R D E

1. Les partis pro-nassériens sont ainsi décomposés;. Front Arabe Uni, de Nihad Kassem; Mouvement des Socialistes Unionistes, de Sami Soufan; Mouvement des Nationalistes Arabes, de Hani el Hindi. 2. Un document interne du parti expliquera plus tard ces méthodes: "l'urgence de la situation ne perm it pas à l'époque d'appliquer les règles objectives p o u r le recrutem ent. Les relations d'amitié, de paren té et parfois de sim ples liens personnels devinrent les critères d'adm ission dans le parti, ce qui conduisit à l'infiltration d'élém ents tout à fait étrangers au développem ent logique du parti". Document confidentiel publié en 1966 par

la DR. N. Van Dam: The Struggle for Power in Syria, op. cit.. Selon M. Seurat les alaouites avaient planifié, lors d'assemblées de la communauté tenues à Qardaha (1960) puis à Homs (1963) leur pénétration parmi les officiers; voir G. Michaud: caste, confession et société en Syrie, in Peuples Méditerranéens N°16, juillet-septembre 1981. 3. Edouard Saab: La Syrie ou la révolution dans la rancoeur; Julliard, Paris 1968. L'auteur attribue au Baath 2.000 militants, chiffre quatre fois supérieur aux autres évaluations (cf Van Dam, N., op. cit. p 36). 4. Pour une étude approfondie des conversations tripartites, voir Malcom Kerr: The Arab Cold War, Oxford University Press, 3rd ed., New York 1977. 5. Les documents publiés à l'issue du 6ème CN sont au nombre de deux: la liste des résolutions adoptées et le rapport idéologique, approuvé sous le titre " Q uelques déclarations de principe", et qui se présente comme "un essai d'étude du patrim oine d octrinal du p a rti à la lum ière de sa perpétuelle évolution". Les citations qui suivent sont tirées de ces documents.

6. Le Congrès charge trois militaires d'engager des démarches pour ramener dans le giron du parti des militants qui s'en sont séparés. Amine el Hafez doit faire des avances aux hauranistes, Mohammed Omran aux socialistes pro-nassériens et Salah Jdid à ceux qui, après la dissolution du Baath sous la RAU, ont maintenu une organisation qui n'a toujours pas réintégré le parti. Seul S. Jdid aura du succès dans ses tentatives, ce qui aura pour conséquence pratique un nouveau recrutement de tendance régionaliste. 7. Si la stratégie du Baath recèle une faiblesse, c'est dans le choix des soutiens qu'il s'est choisi. Le régime entend en effet s'appuyer sur les ouvriers et les paysans. Mais la structure de la société syrienne n'a pas grand chose à voir avec celle des sociétés des pays de l'Est si souvent prises comme modèles. Si les paysans sont nombreux, les ouvriers ne représentent, eux, que 5% de la population en 1963. Elisabeth Longuenesse chiffre la population ouvrière à 35.525 en 1953-54 et à 85.736 en 1960. L'accroissement est important mais cette catégorie sociale reste numériquement faible. Voir Structures sociales et rapports de classes dans les sociétés du Proche-Orient arabe, in Peuples Méditerranéens N°20, 3ème trim. 1982. 8. S. Bitar déclara plus tard à Paul Balta qu'il avait demandé une enquête sur l'utilisation des capitaux. "N ous avons découvert, dit-il, que les industriels

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que j'a v a is cherchés à a ssocier au développem ent du p ays avaient fait é v a d e r leurs ca pita u x et em prunté aux banques d'E tat environ 70% de le u r avoir. C 'est donc l'arge n t de la nation, et non le leur, qu'ils utilisaient". La Syrie

baasiste an VIII, in Le Monde 23/3/1971. 9. E. Rouleau: La Syrie baasiste ou la fuite à gauche, IV, Le Monde 13/10/1966. SIXIEME PARTIE: LE SCHISME 1. Vingt ans plus tard le général Hafez el Assad expliquera à L. Bitterlin: "D epuis la création du p a rti un courant, dont certains élém ents avaient des responsabilités im p o rta nte s dans les institutions du Baath, avait une conception de droite. N ous avons coexisté avec cette équipe de longues années (...), en estim ant que cela ne constituait pas une e ntra ve à la pro gression du p a rti p e n d a n t cette étape (...). A près la R évolution du 8 m ars [1 9 6 3 ] la conciliation fu t plus difficile a établir. Il était logique de c h e rch e r à so rtir de cette situation (...). N ous étions dans une im passe entre 1963 et fé vrie r 1966 et il fallut re co u rir à certaines m éthodes qui p ou va ie n t p a ra ître anorm ales m ais dont le b ut était de réaliser m algré tout quelques-uns de nos objectifs". L. Bitterlin: Hafez el Assad, le parcours d'un combattant, op. cit..

On ne sait pas très bien si Aflaq, Bitar et les autres ont été arrêtés puis libérés ou s'ils se sont enfuis grâce à des complicités. M. Tlass racontera à L. Bitterlin que Salah Bitar avait été placé en résidence surveillée et qu'Aflaq avait quitté la Syrie, car "le sym bole du p a rti ne pouvait être incarcéré". 2. L'Orient des 8 et 12/4/1967. Voir aussi Fred J. Khouri: Friction and Conflict on the Israeli-Syrian Front, in Middle East Journal N°17, Winter-Spring 1963. Les représentants de l'ONU se plaignent des incidents causés par "l'extension progressive vers l'est de la culture p a r les Israéliens" dans ces zones tampons. En avril, un raid aérien israélien détruit le barrage construit par les Syriens sur le Yarmouk, affluent du Jourdain. 3. Voir Amnon Kapeliouk. Israël était-il réellement menacé d'extermination?, in Le monde diplomatique juin 1972, et Les occasions manquées du conflit de juin 1967, in Le Monde diplomatique juin 1992. 4. Revenant sur ce point le 23 juillet 1967, Abdel Nasser déclarera: "Ce n 'e st p a s n ou s q ui avons déclenché cette crise. Elle a com m encé p a r la m enace d 'Isra ë l d 'e n va h ir la Syrie. Il était clair q u 'lsra ë l travaillait p o u r le com pte des puissances q u i ne p ouvaient plus to lérer des forces p ro g re ssiste s dans la région". C'est exactement l'analyse que faisait le Baath.

5. Après la guerre de 1967, Israël a la mainmise presque totale sur les ressources en eau de la région: Jourdain et nappe phréatique de Cisjordanie. 6. Mustapha Khalil, officier de renseignement syrien en poste à Kuneitra en juin 1967, a publié dix ans plus tard, au Caire et à Amman, un livre où il accuse le ministre de la Défense de l'époque, Hafez el Assad, d'avoir décrété l'évacuation de la ville 17 heures avant l'entrée des Israéliens. 7. Adhérent au Baath dès sa jeunesse, Abdel Karim Joundi, ismaïlien, s'était totalement investi en 1965, en tant que ministre de l'Agriculture, dans

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l'application de la Réforme agraire. Après février 1966, il s'était vu confier la responsabilité des Services de renseignement, restructurés pour englober les domaines politique et militaire (à l'exception de l'armée de l'air, domaine réservé d'H. el Assad). Mis en position délicate dansda crise actuelle, il se serait suicidé, dit-on, alors que les troupes du ministre de la Défense cernaient son QG. SEPTIEME PARTIE: HAFEZ EL ASSAD AU POUVOIR: LE MOUVEMENT DE REDRESSEMENT

1. Voir D. Le Gac: La Syrie du général Assad, Editions Complexe 1991; et Haytham Manna, Middle East Studies 23, April 1987. Le clan Karahil compterait 30.000 personnes. Les alaouites sont répartis entre quatre grandes tribus: Matawira, Haddadine, Kalbieh et Khayattine. 2. Avant d'être au pouvoir, dans une interview donnée au Daily Telegraph, Hafez el Assad avait accusé Moscou "d'ingérences" dans les affaires syriennes et d'avoir installé un véritable réseau d'espionnage dans le pays. En septembre 1971 l'agence Tass a publié des "révélations" de Philby, réfugié à Moscou, selon lesquelles des proches collaborateurs de Salah Jdid étaient des agents des services de renseignements américains et britanniques; E. Rouleau: la Syrie du gauchisme au réalisme, in Le Monde 24/8/1972. 3. Interview à la revue libanaise al Anouar, 9 août 1972. Comme le note E. Rouleau, la coopération entre militaires syriens et soviétiques s'est toujours faite correctement, sans les problèmes qu'a connus l'Egypte. Le 28 août 1972, al Nahar croit savoir que la Syrie a autorisé l'URSS à utiliser le port de Latakieh comme port d'escale pour la flotte soviétique de Méditerranée. 4. E. Longuenesse, dans structures sociales et rapports de classes dans les sociétés du Proche-Orient arabe, in Peuples Méditerranéens N°20, juilletseptembre 1982, donne les chiffres suivants:

1960

1970

39.644 8.364 Gros propriétaires fonciers 182.720 130.398 Prolétariat rural 243.456 608.537 Petite paysannerie propriétaire Pour toutes informations sur l'agriculture et la réforme agraire, voir entre autres: A. Guiné: l'économie syrienne, Damas 1975; al Baath édition française N°60, Damas 1975; S. Amin: Irak et Syrie 1960-1980, éd. de Minuit, Paris 1982; E. Garzouzi: Land Reform in Syria, in Middle East Journal vol. 17/1 & 2, Winter-Spring 1963; F. Metral: le monde rural syrien à l'ère des réformes, in La Syrie d'aujourd'hui, CNRS, Paris 1980. Pour l'industrie en Syrie et les problèmes qui lui sont liés, voir H. Rizkallah: culture et développement en Syrie, Anthropos, Paris 1969; J. Hannoyer et M. Seurat: Etat et secteur public industriel en Syrie, CERMOC, Beyrouth 1979; E. Longuenesse: l'industrialisation et sa signification sociale, in La Syrie d'aujourd'hui, op. cit.

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5. N. Van Dam, op. cit. On notera au passage que les civils "régionalistes" qui s'étaient faits les alliés des militaires contre la Vieille Garde, ont totalement disparus, victimes de la lutte entre militaires. 6. A-M. Perrin-Naffakh: Syrie, Seuil Petite Planète, Paris 1979. 7. Au cours d'un entretien avec des responsables baathistes de l'université de Damas (12 avril 1972) l'auteur, ayant évoqué l'adhésion de la Syrie à la FRA, s'est entendu répondre: "La Syrie a adhéré p o u r tire r p ro fit de la nouvelle situation; c'est ainsi que des cadres syriens sont envoyés en Libye, où ils en p ro fite n t p o u r répandre les idées baathistes. La Syrie ne croit pas à l'ave n ir de l'union; c'est p o u rq u o i elle garde son entière liberté d'action ".

8. P. Balta: la Syrie baathiste an VIII, in Le Monde 23/3/1971. K. Abu Jaber évalue, pour 1963, à 2.500 le nombre des baathistes en Irak, 1.000 en Jordanie et 1.000 au Liban. Les documents tombés aux mains des Israéliens après l'occupation du Golan (1967) faisaient état de 2.219 membres pour la branche de Kuneitra. Ce pourcentage (4% de la population adulte), étendu à l'ensemble du pays, donne un peu plus de 100.000 membres. A. Ben-Tzur: The composition of the Baath Party in the Kuneitra Region, in Near East XVIII (1968). Pour tout ce qui concerne l'organisation du Baath on se reportera en particulier à H. el Shawi: le Baath, sa technique d'action politique, in Maghreb-Machrek N°59, sept-oct. 1973; R.A. Hinnebusch: Locals Politics in Syria, Organization and Mobilization in 4 Villages Cases, in Middle East Journal vol. 30 N°1, Winter 1976. 9. L-J. Duclos: les Etats arabes et Israël après l'accord du Sinaï, in MaghrebMachrek N°72.

HUITIEME PARTIE: LE TEMPS DES EPREUVES 1. Au moment du 6ème Congrès National (octobre 1963), l'Egypte accuse la Syrie de préparer l'annexion du Liban et d'avoir même inscrit cette question à l'ordre du jour du congrès! Al Baath dément mais des incidents de frontière donnent de la consistance à la propagande égyptienne. 2. Hafez el Assad déclare le 20 juillet 1976 que 95% des demandes des partis progressistes figuraient dans ce "docum ent constitutionnel" et que d'autres y ont été rajoutées par la Syrie, comme l'arabisme du Liban, oublié par les progressistes (!); texte du discours dans OFA, Office de presse et de documentation arabe, N°1120. Sauf mentions contraires les citations qui suivent sont tirées de ce document. 3. K. Pakradouni: la paix manquée, FMA, Beyrouth 1984. 4. K. Pakradouni, op. cit. 5. Le 12 mai 1976, P. Gémayel, chef des Kataëb, demande l'intervention des Syriens, au nom de toutes les forces chrétiennes. Plus tard les Kataëb et leurs amis contesteront que P. Gémayel ait lancé un tel appel. 6. MERIP N°110, nov-dec. 1982. A. Iskander Ahmed, à qui l'on avait demandé pourquoi les Syriens n’avaient pas aidé les Palestiniens assiégés dans Tell el Zaatar, répondit avec cynisme: "Les Palestiniens l'avaient-ils

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dem andé ? Je les ai su rtou t entendu p ro cla m e r des com m uniqués de victoire au sujet de batailles re m p o rtée s au Liban"] cité dans MERIP N°51, oct. 1976.

7. Le président S. Frangié a révélé, lors d’un entretien avec L. Bitterlin en 1983, puis lors d'une conférénce de presse le 1*4 janvier 1986, qu'H. Kissinger avait étudié, dès 1974, la possibilité d'installer les Palestiniens au Liban, quitte à évacuer les Chrétiens vers les USA et le Canada. L. Bitterlin, op. cit. 8. Amr H. Ibrahim: l'effervescence minoritaire, la guerre au Liban et ses dialectiques minoritaires, in Esprit N°5-6, mai-juin 1983. 9. Alors qu'A. Sadate passe la nuit à Damas, Hafez el Assad met Abdel Halim Khaddam au courant de la situation. Le ministre des Affaires étrangères est abasourdi. Il organise hâtivement une réunion de la Direction Régionale du Baath. Réfléchissant aux mesures à prendre pour contrer l'action du Raïs, les participants envisagent, "à l'unanim ité des présents, la possibilité d 'a ssa ssin er Sadate"\ A.H. Khaddam confiera plus tard au président Sarkis: "Je pensais qu'il fallait, faute de l'assassiner, au m oins le re te n ir prisonnier. N otre code p é n a l punit en effet tout citoyen qui e ntretient le m oindre ra p p o rt avec Israël. Seul le président s'opposa au projet, invoquant la nécessité de re s p e c te r le droit in te rn a tio n a l ' (propos rapportés par K.

Pakradouni). 10. Sous la conduite de l'ancien président Sulayman Frangié, les Chrétiens du Nord refusent de suivre les Kataëb dans cette politique. Ils le paieront cher: un commando mené par Samir Geagea effectue une expédition punitive dans le fief des Frangié qui se solde par 32 morts dont 3 dans la famille du président (13 juin 1978). Cette opération consacre la rupture au sein du Front Libanais et sonne comme un nouvel affront pour Hafez el Assad. 11. E. Rouleau: Le Monde 23 juillet 1980. 12. Voir La Tribune (al Minbar) N°4, mai 1981. L'événement ne sera connu qu'un mois plus tard. Selon une autre version, les autorités auraient organisé une évasion pour éliminer les détenus (The Observer 27/7/1980). Pour les radicaux islamiques le massacre de Tadmor n'est pas isolé. Ils dénombrent en 1980 les massacres de Jisr el Choughour (10 mars), Souk el Ahad (Alep, 13 juillet), Sarmada (25 juillet), quartier Hannano à Alep (11 août) et place des Abbassides à Damas (18 août). 13. Voir Hanna Batatu: Syria's Muslim Brethren, in MERIP N°110 p 12. Presque tous les membres de la confrérie ont suivi le même itinéraire. On lira avec intérêt l'histoire du Tunisien Rachid al Gannouchi, leader du Mouvement de la Tendance islamique et jugé pour complot contre l'Etat. Il dit avoir rejoint "un p a rti nationaliste" (très probablement le Baath) alors qu'il étudiait à l'université de Damas en 1964. Puis il rejette en bloc, après la défaite de 1967, ces idéologies qu'il dit inspirées par l'Occident et se rallie aux Frères musulmans. Voir Linda G. Jones: Portrait of R. al Gannouchi, in MERIP N°153, July August 1988; M. Seurat: L'agitation confessionnelle en Syrie et La société syrienne contre son Etat, in Le Monde diplomatique octobre 1979 et avril 1980.

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14.. En février 1982, la presse koweïtienne fait des révélations sur une tentative de coup d'Etat dans laquelle serait impliqué Naji Jamil, ancien commandant de l'aviation. Les autorités dénoncent immédiatement ce "tissu de m ensonges" et organisent une rencontre entre des journalistes et le général impliqué. En fait, il semble bien qu'un putsch ait été préparé, à l'instigation d'officier sunnites menés par le général Khaled Atayeh. Ce dernier aurait été exécutés avec 50 de ses compagnons. 15. Fred Lawson: MERIP N°110. M. Seurat: L'Etat de barbarie. Pour les informations sur le drame de Hama, on consultera: E. Rouleau: La Syrie ou le miroir aux alouettes, IV, Le Monde 29/6-2/7/1983; Charles Baupt, Libération 1/3/1982. La Tribune N°7 et 8. C. Saint-Prot: Les mystères syriens, Albin Michel, 1984. Selon La Tribune (N°7) le neveu de Mustapha Tlass aurait été assassiné à Hama.

NEUVIEME PARTIE: LA SYRIE AU LIBAN 1. L'auteur de l'attentat est un certain Habib Tanios Chartouni, membre du PSNS. Le chef du parti, Inam Raad, démentira le 2 octobre 1982 cette appartenance. Arrêté par les Kataëb, Chartouni sera libéré en octobre 1993 à la faveur de l’entrée des troupes syriennes dans la zone chrétienne. 2. Cité par C. Saint-Prot, Les mystères syriens, Albin Michel, 1984.

DIXIEME PARTIE: LE FIL DU RASOIR 1. Ces informations sont révélées seulement le 7 mars 1984 par le Guardian, puis confirmées le lendemain par le New York Times. Salim Barakat aurait été arrêté après ces actions. Pour cette crise du régime, voir MaghrebMachrek N°104, Le Monde 8/3/1984; P. Seale: Asad: the Struggle for the Middle East, I.B. Taurus & Co, Londres 1986 et Berkeley & Los Angeles University Press, 1988; Afrique-Asie N°236, juillet 1984; Alisdair Drysdale: The Succession Question, in The Economist N°7332, 10/3/1984 et N°7343, 26/4/1984. Les réorganisations des Brigades de Défense sont gardées secrètes mais sont mises en oeuvre avec rapidité. Le premier à y faire allusion officiellement sera Mustapha Tlass, en juin 1984. Le 19 avril on signalera des incidents entre Brigades et Forces Spéciales à Latakieh. 2. L Bitterlin: déclaration à France Culture, Le monde contemporain, 30 juin 1984. A. Fontaine: entretien avec H. el Assad, Le Monde 2/8/1984. 3. Quelques jours plus tard Rifaat el Assad affirme avoir eu un entretien téléphonique avec Mustapha Tlass au cours duquel ce dernier s'était dit "très étonné" des propos que lui ont attribués les journalistes du Spiegel! On le voit, la personnalité du frère du président échauffe toujours les esprits, surtout dans l'éventualité d'un proche retour en Syrie. 4. Le 1er juin 1987 l'hélicoptère de l'ex-Premier ministre libanais Rachid Karamé explose en vol. Un deuil de trois jours est décrété à Damas. "Le vil atte n tat contre cette ém inente personnalité, déclare Hafez el Assad, vise ie

384

Liban

tout

e n tie r et son arabité". responsabilité "d 'Israël et ses alliés ".

La

presse syrienne dénonce

la

5. On a l'impression, en cette période délicate, que la Syrie traîne comme un boulet son alliance avec l'Iran. Téhéran n'est pas un allié facile et poursuit ses objectifs, au Sud Liban, à Beyrouth et dans l'affaire des otages occidentaux, sans le moindre égard pour les intérêts de Damas. L'Iran va même jusqu'à faire annuler in extrem is une rencontre entre les ministres des Affaires étrangères syrien et irakien, laborieusement organisée par la Jordanie (13 juin 1986). L'Iran a des arguments de poids à faire valoir, comme par exemple ses livraisons de pétrole, soutien indispensable à l'économie syrienne délabrée. 6. A l'annonce des entretiens d'Ifrane, la Syrie rompt ses relations avec le Maroc. Le Baath irakien lui aussi réagit violemment. Sous la signature de Michel Aflaq, la Direction Nationale flétrit "le com portem ent déviant et in c o h é re n t du roi du Maroc, qui "accentue le déchirem ent et la faiblesse de la Nation arabe".

7. L'Irak organise, à grands frais, une conférence à Genève sur les atteintes aux droits de l'homme en Syrie (21-23 mars 1989). Voir aussi E. Kieule: Ba'th v Ba'th, the Conflict between Syria and Iraq 1968-1989, I.B. Taurus Co, New York.

ONZIEME PARTIE: LE NOUVEL ORDRE REGIONAL 1. De Jordanie parviennent des rumeurs de manifestations pro-irakiennes dans la région de Deir ez Zor, rumeurs que rien ne viendra confirmer. Un placard publié dans Le Monde 12/09/1990 et titré "Appel de patriotes syriens", dénonce "le régim e syrien qui, tout en défiant la volonté de notre peuple, a dépêché des détachem ents au service des Etats-U nis". 2. Cette épineuse question de l’engagement des troupes syriennes aux côtés

des forces étrangères est peut-être la cause de la prolongation imprévue du séjour du président syrien à Téhéran. Il est à noter que dès le début de la crise, A.H. Khaddam s'était rendu en Iran pour une mission d'information. 3. Un mois plus tard il sera fait état, officieusement, d'un accrochage entre Syriens et Irakiens, ces derniers ayant été repoussés après une tentative de percée. 4. Les Syriens auraient eu dans cette opération autant de morts que leurs adversaires, c'est à dire à peu près 300. Ce nombre élevé s'expliquerait par une manoeuvre des aounistes, qui auraient entraîné les Syriens dans un piège, après leur avoir fait croire qu'ils acceptaient le cessez-le-feu. Par vengeance, les Syriens auraient exécutés les militaires faits prisonniers. 5. "J'ai honte tant les Libanais, qui se déchirent, se réfèrent à Damas", avoue le Premier ministre, qui ajoute: "N ous nous disputons au sujet de la désignation d'un com m is et puis nous nous rendons à D am as p o u r e xp o se r le problèm e aux S yriens /" (L'Orient-Le Jour 5/12/1994). Mais R. Hariri lui-même

n'échappe pas à ce cérémonial.

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6. A défaut d'être trouvée sur les grandes options politiques, l'entente est réalisée sur les domaines économiques et militaires. L'URSS rassure son allié: elle continuera à assurer sa capacité défensive. Elle a livré à la Syrie des Mig 29. Des SU 25 vont suivre. Selon certaines sources, les 2240 experts soviétiques présents en Syrie en 1987 ne seraient plus que 500 en 1990. Ces informations sont .démenties par la Syrie. 7. En cette occasion G. Bush sera traité d'antisémite par un ministre israélien parce qu'il avait dénoncé "l'envahissant lo b b y ju if' à Washington. 8. Le 13 septembre W. Clinton affirme que le président syrien lui a dit, au téléphone: "Je crois que cet a ccord est quelque chose de p o s itif p o u r nous tous. Mais je veux être s û r que vous restiez engagé dans l'ensem ble du p ro ce ssu s de paix". Selon le New York Times, Hafez el Assad aurait dit à Y.

Arafat qu'il ne s'opposerait pas à l'accord mais qu'il aiderait ceux qui s'y opposeraient. 9. Voir Basher Tarabieh: Education, Control and Resistance in the Golan Heights, in MERIP N°194/5, May-June 1995. J-P. Langellier: Israël - Syrie, l'enjeu du Golan, in Le Monde 2/06/1995. 13.000 colons israéliens y sont installés, répartis dans 33 implantations. Les sources sur le plateau fournissent actuellement le sixième de la consommation israélienne. DOUZIEME PARTIE: TRENTE-TROIS ANS DE BAATH EN SYRIE

1. Pour les sujets économiques abordés dans ce chapitre, on consultera, entre autres: La Syrie d'aujourd'hui, op. cit.; J. Hannoyer: Grands projets hydrauliques en Syrie, in Maghreb-Machrek N°109, 3ème trim. 1985. F. Métrai: Etat et paysans dans le Ghab en Syrie, approche locale d'un projet d'Etat, idem. A. Hinnebusch: Peasant and Bureaucracy in Ba'athist Syria, Boulder Co, Westview Press 1989; Volker Perthes: the Political Economy of Syria under Asad, I.B. Taurus Co, Londres 1995. 2. De graves atteintes à l'environnement ont été commises par la culture intensive du coton (vallée de l'Oronte) et l'absence de traitement des eaux usées de la Ghouta. Voir L'état de l'environnement dans le monde, La Découverte/FPH, 1993. 3. En termes d’IDH, la Syrie a dépassé, depuis 1990, l'Irak, la Jordanie et la Libye. Elle se situe, en valeurs de 1992, après le Koweit, Qatar, Bahrein, les EAU et l’Arabie Saoudite. Elle est au 73ème rang mondial. 4. Voir l'étude de Volker Perthes: The Bourgeoisie and the Ba'th, in MERIP May-June 1991. L'auteur mentionne aussi une nouvelle bourgeoisie commerçante, constituée par un groupe très restreint d'hommes d'affaires qui doivent leur richesse à leurs relations personnelles avec les dirigeants de l'armée et du Baath. 5. Les raisons profondes de cette réforme n'apparaissent pas clairement. V. Perthes y voit le développement d'une stratégie corporatiste qui répond à une demande croissante de participation politique et tente d'améliorer la représentativité d'une société toujours plus complexe. V. Perthes: Les élections de 1990, in Maghreb-Machrek N°137.

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6. La plupart ne le souhaitent d'ailleurs pas. Deux ans plus tard, l'Agence juive annoncera que 3.670 Juifs ont quitté le pays, pour s'installer en majorité aux Etats-Unis. 230 désirent rester. Beaucoup, déçus par les conditions de vie à New York, souhaiteraient pouvoir revenir en Syrie comme ils le veulent. 7. La plaine de la Béqaa, riche en cultures céréalières, l'est aussi en haschich. A partir de 1976 la Syrie contrôle une zone de première importance dans ce commerce mondial. Le trafic, dit-on, rapporta à Damas 7 milliards de $ en 1985, un manque à gagner dont la Syrie a sans nul doute demandé la compensation avant d'imposer une réduction des cultures. Dès le début des années 90, les autorités syriennes annoncent des saisies de stupéfiants lors d'actions menées conjointement avec les organisations internationales. Une loi contre la drogue sera promulguée en 1993. Toutefois les Etats-Unis maintiennent la Syrie sur la liste des pays dont la coopération dans la lutte contre les stupéfiants est insuffisante. 8 . Les principales fonctions du camarade fondateur à Bagdad consistaient en des entretiens avec les hôtes étrangers de passage, des participations à des meetings de solidarité, des inaugurations de travaux et d'expositions. M. Aflaq s'était converti à l'Islam plusieurs années avant sa mort ou, selon d'autres sources, sur son lit de mort. Les autres grandes figures de la politique syrienne disparues récemment sont Khaled Bagdach (25 juillet 1985) et Akram Haurani (24 février 1996). 9. La presse britannique a beau pester contre "/a lâcheté et la m ollesse " des autres pays européens, personne, à l’exception de Bonn, ne veut rompre avec la Syrie. Tout particulièrement visée par les accusations britanniques, la France précise que la Grande-Bretagne ne lui a jamais demandé officiellement de rompre avec Damas et justifie ainsi sa position: "La F rance estim e qu'il est utile de co n se rve r des relations avec la Syrie qui jo u e un rôle incontestable au P roche-O rient et dont la participation est indispensable à la négociation d'un règlem ent de paix durable". Réponse à une question écrite

(N°3337) d'un parlementaire, JO Sénat 9/4/1987. 10. Le CSPPA a perpétré en France 12 attentats, faisant 13 morts et 227 blessés. Dans le même temps, le FLNC exécutait 566 attentats faisant 14 morts: un beau score qui était pourtant loin de lui valoir le succès médiatique de l'organisation libanaise. 11. La répartition des ressources en eau n'est pas le moindre de ces conflits à venir. En Cisjordanie, la nappe phréatique est utilisée à plus de 80% par les Israéliens. Pour ces problèmes, voir R. Cans: La bataille de l'eau, Le Monde Editions, 1994; Maghreb-Machrek N°138, 4ème trim. 1992: numéro spécial, la question de l’eau au Moyen-Orient. 12. Le 16 décembre 1991, l'Assemblée générale de l'ONU abroge la résolution du 10 novembre 1975 assimilant le sionisme "à une form e de racism e et de discrim ination raciale". 111 pays votent pour l’abrogation et 25 contre, dont la Syrie, l'Irak, l'Arabie Saoudite et le Yémen. Les autres pays arabes, dont l'Egypte, ne prennent pas part au vote. Le groupe arabe à l'ONU est non seulement disloqué, mais il est en plus incapable de rallier à sa cause les pays non-alignés!

ANNEXES LES CONGRES NATIONAUX DU BAATH

PREMIER CONGRES (CONGRES DE FONDATION) Damas, 4-7 avril 1947. Direction élue: Michel Aflaq Salah Bitar Jallal Sayyid Wahib Ghanem DEUXIEME CONGRES NATIONAL Homs, juin 1954 Direction élue: 7 membres dont 3 Syriens, 1 Irakien, 1 Libanais, 2 Jordaniens. Secrétaire: Michel Aflaq La fusion entre le Baath et le PSA est entérinée. Le Baath devient PBAS, Parti Baath arabe et socialiste. TROISIEME CONGRES NATIONAL Beyrouth, 27 août - 1er septembre 1959. Direction élue: 10 membres dont 1 Syrien, 3 Irakiens, 3 Libanais, 2 Jordaniens, 1 Palestinien. 7 nouveaux élus. Secrétaire: Michel Aflaq Le Congrès approuve la décision prise en 1958 par la DN de dissoudre le Baath en Syrie et se prononce pour un soutien critique à Abdel Nasser. QUATRIEME CONGRES NATIONAL Beyrouth, août 1960. Direction élue: 10 membres dont 1 Syrien, 3 Irakiens, 4 Libanais, 1 Jordanien, 1 Palestinien. 3 nouveaux élus. Secrétaire: Michel Aflaq Le Congrès condamne la dissolution du Baath en Syrie. Critique de la DN, qui n'a "pas su s'élever au niveau de ses tâches nationales ", et de l'organisation du parti. CINQUIEME CONGRES NATIONAL Homs, 8 mai 1962. Direction élue: 10 membres dont 1 Syrien, 2 Irakiens, 4 Libanais, 2 Jordaniens, 1 Palestinien. 6 nouveaux élus. Secrétaire: Michel Aflaq Le Congrès interdit toute relation entre les militants et le régime syrien qui vient de rompre avec la RAU.

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SIXIEME CONGRES NATIONAL Damas, 5-23 octobre 1963. Direction élue: 13 membres, dont 4 Syriens, 5 Irakiens, 2 Libanais, 2 Jordaniens. 7 nouveaux élus. Entrée des militaires à la DN: 4 élus. Secrétaire: Michel Aflaq Le Congrès décide la transformation radicale de la société, dans tous les domaines, par une révolution s'appuyant sur les ouvriers, les paysans, les intellectuels révolutionnaires civils et militaires et la petite bourgeoisie. Il décide aussi l'élimination de la bourgeoisie capitaliste et de ses alliés et l'intervention de l'Etat par des nationalisations. Le système parlementaire est condamné et le Baath est parti-guide. SEPTIEME CONGRES NATIONAL Damas, 12-18 février 1964. Direction élue: 13 membres dont 6 Syriens, 1 Irakien, 4 Libanais, 1 Jordanien, 1 Saoudite. 6 nouveaux élus. 4 militaires. Secrétaire: Michel Aflaq L'Irakien Ali Salah Saadi est exclu du parti. HUITIEME CONGRES NATIONAL Damas, avril 1965. Direction élue: 12 membres dont 6 Syriens, 2 Irakiens, 2 Libanais, 1 Jordanien, 1 Saoudite. 3 nouveaux élus. 3 militaires. Secrétaire: Munif Razzaz M. Aflaq se retire pour protester contre les attaques dont il est l'objet de la part des militaires. Le Congrès décide que "l'arm ée est une arm ée doctrinaire et révolutionnaire, com plètem ent ra ttach é e au p a rti et ayant une tâche essentielle q u i consiste à d éfendre la R évolution ". Le Congrès demande d'éviter "/es solutions im provisées et les surenchères gauchistes" en matière économique.

NEUVIEME CONGRES NATIONAL (pro-syrien) Damas, octobre 1966. Direction élue: 13 membres dont 7 Syriens, 2 Libanais, 3 Jordaniens, 1 Yéménite. 12 nouveaux élus. 2 militaires. Le Mouvement du 23 février est approuvé, comme l'expression de la volonté de la base et "seul m oyen re sta n t à la portée des cam arades p o u r sa u ve r le p a rti et la Révolution". Le Congrès se prononce pour "la guerre populaire de libération" en Palestine, pouvant s'étendre "à toute la Nation arabe". Session extraordinaire, Damas, 4-9 septembre 1967. DIXIEME CONGRES NATIONAL (pro-syrien) Damas, septembre 1968. Session extraordinaire, Yaffour, 30 octobre - 11 novembre 1970. Crise entre S. Jdid et H. el Assad.

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ONZIEME CONGRES NATIONAL (pro-syrien) Damas, 23-31 août 1971. DOUZIEME CONGRES NATIONAL (pro-syrien) Damas, juillet 1975. TREIZIEME CONGRES NATIONAL (pro-syrien) Damas, 10-25 août 1980. Direction élue: 20 membres. Combattre les accords de Camp David est une priorité. Constitution du tribunal du parti.

LES CONGRES REGIONAUX SYRIENS (post RAU) PREMIER CONGRES REGIONAL Damas, 11 septembre 1963. Direction élue: 8 membres, dont 3 militaires. Secrétaire: Noureddin Atassi Session extraordinaire: Damas, 31 janvier - 5 février 1964. Direction élue: 16 membres, dont 7 militaires. 12 nouveaux élus. Secrétaire: Chibli Aysami DEUXIEME CONGRES REGIONAL Damas, 17 mars - 5 avril 1965. Direction élue: 11 membres, dont 4 militaires. 4 nouveaux élus. Secrétaire: Amine el Hafez Session extraordinaire: Damas, 11-13 juin 1965. 2ème session extraordinaire: Damas, 8-14 août 1965. Direction élue: 16 membres, dont 8 militaires. 8 nouveaux élus. Secrétaire: Amine el Hafez Le 21 décembre 1965, cette Direction est dissoute par la DN, qui nomme à sa place une Direction suprême de 17 membres, dont 11 Syriens, 2 Irakiens, 2 Libanais, 1 Jordanien, 1 Saoudite. 3ème session extraordinaire: Damas, 17-27 mars 1966. Le Congres accuse la DN d'avoir outrepassé ses droits en ordonnant la dissolution de la DR élue en mars 1965. Direction élue: 16 membres, dont 6 militaires. 5 nouveaux élus. Secrétaire: Noureddin Atassi TROISIEME CONGRES REGIONAL Damas, 20-25 septembre 1966. Le secret entoure les débats. Crise entre A. el Hafez et S. Jdid après la tentative de putsch de S. Hatoum.

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Session extraordinaire: Damas, septembre 1967. Premier congrès après la défaite de juin 1967. Les débats sont secrets. QUATRIEME CONGRES REGIONAL Damas, septembre 1968. Crise entre H. el Assad et S. Jdid. Session extraordinaire: Damas, 20-30 mars 1969. Direction élue: 8 membres, dont 3 militaires. 3 nouveaux élus. Secrétaire: Noureddin Atassi En novembre 1970, Hafez el Assad, chef de l'Etat, dissout la DR et nomme une DR provisoire composée de 9 membres, dont 2 militaires. CINQUIEME CONGRES REGIONAL Damas, 8-14 mai 1971. Direction élue: 21 membres, dont 5 militaires. Secrétaire: Hafez el Assad Session extraordinaire: Damas, 30 mai -1 3 juin 1974. Le Congres approuve l'accord de désengagement sur le Golan et l'ouverture économique. SIXIEME CONGRES REGIONAL Damas, 5-14 avril 1975. Direction élue: 21 membres. Secrétaire: Hafez el Assad Le Congres insiste sur le rôle du FNP. Violentes attaques contre l'Irak. SEPTIEME CONGRES REGIONAL Damas, 22 décembre - 5 janvier 1980. Direction élue: 21 membres, dont 5 militaires. 10 nouveaux élus. Secrétaire: Hafez el Assad Création d'un Comité central de 75 membres (dont une trentaine d'Alaouites) et d'un comité de contrôle et d'inspection. Le Congrès a été préparé par Rifaat el Assad, chargé en outre du Bureau pour l'éducation supérieure (Universités). HUITIEME CONGRES REGIONAL Damas, 6-20 janvier 1985. Direction élue: 21 membres, dont 5 nouveaux. Secrétaire: Hafez el Assad

B IB LIO G R A P H IE IN D IC A TIVE

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INDEX

Abbas (Abu el): 16. Abdallah (Georges Ibrahim): 359, 360. Abdallah (ibn Abdul Aziz ibn Saoud): 337. Abdallah (ibn Hussein): 33, 73. Abdu (Mohammed): 21 Abdul Hamid II: 22. Abdul Mejid 1er: 22. Abu Ayad: 251. Abu Chérif (Bassam): 327. Abu lyad: 328. Abu Jaber (Kamal): 21.1. Abu Jihad: 275, 278, 299. Abu Moussa (Saïd): 275, 276, 296. Abu Nader (Fuad): 296. Abu Nidal: 249, 306, 308, 360, 361,362. Abu Salah: 276. Adhab (Aziz el): 229. Afghani (Jamal eddin): 21,46. Aflaq (Michel): 41 à 44, 46, 47, 49 à 62, 69, 70, 71,74, 76 à 81,83, 84, 87, 88, 91, 92, 95 à 99, 103, 104, 106, 107, 108, 110, 111, 113, 114, 116, 117, 119 à 122, 126,129,130, 135 à 138, 141 à 144, 147, 148, 150, 153, 154, 156, 157, 161, 163, 167, 169, 171, 179, 180, 181,187, 189, 190, 191,201,202, 210, 217, 226, 236, 242, 249, 252, 354. Aggiouri (René): 174 Ahmar (Abdallah el): 195, 208, 248, 305. Ahmed Iskandar Ahmed: 234, 246, 294, 295. Aïssa (Sulayman): 62 Akl (Saïd): 25. Alaouites: 35, 38, 39, 42, 45, 49, 52, 75, 117, 127, 135, 136, 144, 145, 148, 155, 164, 168, 181, 184, 196, 203, 204, 208, 209, 235, 240, 246, 247, 250, 251,255, 256, 257, 259, 260, 277, 290, 293, 303, 324, 348, 349, 350, 351,370. Alexandre le Grand: 15. Alexandrette (sandjak): 38, 42, 43, 46, 53, 370. Ali (ibn Abu Talib): 16. Ali (Ibrahim): 166. Ali el Mourtada (association): 251,257. Allaf (Mouaffak): 331. Alliance nationale pour la libération de la Syrie: 260, 303.

Alwan (Jassim): 118, 134. Amal: 237, 281,282, 284, 285, 296, 297, 298, 299, 300, 301,324, 325. Amer (Abdel Hakim): 96, 112, 115. Amin (Samir): 366. Amine (Abdallah): 322. Amnesty International: 259, 352. Andropov (louri): 281. Aoun (Michel): 300, 301,309, 310, 317, 321,322, 323. Arafat (Yasser): 188, 190, 215, 218, 219, 227, 229, 233, 245, 249, 251,270, 271, 275 à 278, 280, 284, 294, 295, 298, 299, 304, 305, 309, 313, 319, 323, 327, 328, 329, 331 à 334, 337, 338, 368. Aref (Abdel Salam): 104, 105, 122,138, 141,142, 165. Armée de libération de la Palestine (ALP): 189, 190, 228, 271. Armée rouge japonaise: 358. Arméniens: 36, 75, 358, 359. Arslan (famille): 35. Arsouzy (Zéki): 42, 43, 44, 47, 52, 56, 60, 62, 116, 210, 255, 354. ASALA: 358, 359. Aslan (Ali): 290, 295, 349. Assad (Adnan el): 246. Assad (Bachar): 351. Assad (Bassel): 291,350, 351. Assad (Hafez el): 93, 112, 118, 119, 127, 133, 148, 158, 163, 166, 168, 169, 182 et suivantes. Assad (Jamil el): 251,350. Assad (Rifaat el): 245 à 248, 250, 253, 255, 290, 291,292, 295, 349, 350. Assali (Sabri): 85, 88, 92, 93, 97, 107, 116. Assifa (el): 153. Atassi (Hachem): 28, 42. Atassi (Jamal): 62, 203, 211. Atassi (Luay): 118, 122, 126, 134. Atassi (Noureddin): 136, 137, 145, 147, 156, 158, 162, 165, 167, 174, 176, 183, 185, 191,195, 197, 208, 352. Atrach (famille): 35. Atrach (Mansourel): 84, 147, 148. Atrach (Sultan el): 39. Attar (Issam): 253, 260. Aulas (M-C): 252.

395

Autorité palestinienne: 332, 333, 338, 363. Ayoubi (Mahmoud): 195, 198, 295. Aysami (Chibli): 49, 62, 144, 148,154, 166, 202, 210, 256. Azem (famille): 36. Azm (Khaled el): 85, 93, 95, 96, 97,116. Azm (Rafiq el): 55. Azoury (Najib): 55. Baader (Bande à): 358. Bagdach (Khaled): 46, 74, 89, 96, 97, 105, 115, 150, 164, 211. Baïbars: 17. Baker (James): 317, 322, 328, 329. Bakhtiar (Chapour): 359. Bakr (Hassan el): 121,181,239, 240, 244. Balfour (déclaration): 26, 68. Balta (Paul): 355. Bandoung (conférence de): 84, 86, 353. Banna (Hassan el): 46. Barak (Ehoud): 334. Barakat (Salim): 290. Barazi (famille): 36. Begin (Menahem): 239, 241,242, 244, 265, 270, 271. Ben Bella (Ahmed): 147. Benoist-Méchin (Jacques): 17. Berri (Nabih): 281,296, 298, 326. Beyoglu (protocole de): 20. Bitar (Midhat): 50, 62,100. Bitar (Salah eddin): 40 à 44, 47 à 50, 52, 53, 57, 60, 61,67, 69, 70, 78, 80, 81,83, 84, 86, 88, 95, 96, 97, 99, 107, 109, 112, 116, 117, 120, 126, 128, 130, 132, 134, 135, 137, 138, 143, 145, 147, 148, 150, 154, 156, 158, 163, 167, 169, 171,180, 226, 235, 252, 253, 257, 354, 355, 358. Bitterlin (Lucien): 292. Bizri (Afif): 108. Bloc démocratique: 85, 93, 96. Bloc national (BN): 45, 47, 48, 67, 73. Bonaparte: 19. Boumédienne (Houari): 185, 240. Boustani (Boutros el): 55. Brigades de combat: 246, 258. Brigades de défense: 246, 253, 256, 258, 290, 291. Brown (Dean): 231,362. Brunner (Alois): 363. Bush (George): 306, 315, 317, 328, 329, 332, 366. Cabot Lodge (H.): 96.

396

Camp David (accords de): 240 à 244, 246, 251,254, 266, 268, 269, 275, 277, 280, 293, 365, 366. Capitulations: 18. Carlos (lllitch Ramirez Sanchez): 358, 363. Carter (J.): 238, 241. Catroux (général): 44, 47. Chaaban (Cheikh Saïd): 277. Chahabandar (Abder Rahman): 39. Chaher (Fahd): 167, 168. Chakkour (Youssef): 220. Chakra (Youssef): 62. Chamoun (Camille): 103,104. Chamoun (Dany): 323, 326. Chareh (Farouq el): 308, 318, 324, 329, 330, 334. Charte du 17 avril 1963: 128,131, 132, 134, 135, 137. Chawaf (Abdel Wahab): 106. Chayya (Jamil): 167. Chehabi (Hikmet): 234, 290, 295, 323, 335, 348. Chevaliers Rouges: 277. Chichakly (Adib): 78 à 82. Chiites: 16, 34, 35, 225, 227, 237, 249, 279, 281,283, 284, 286, 296, 297, 298, 299, 301,307, 320, 324, 326, 327, 337, 359, 367, 369, 370. Chirac (Jacques): 360, 368, 369. Choufi (Hamad): 143,167, 247, 253, 256, 261. Choukeir (général): 87. Choukeiri (Ahmed): 68. Chrétiens: 18, 20, 22, 23, 24, 25, 35, 36, 38, 45, 46, 49, 57, 61,225, 229, 230, 231,232, 235, 237, 241,244, 254, 256, 265, 269, 270, 273, 274, 280, 284, 297, 298, 300, 301,321 à 326, 347, 360. Christopher (Warren): 336. Hamas: 313, 328, 331,336, 363. CIA: 180, 251. Clémenceau (Georges): 27. Clinton (William): 332, 334, 335. Colombe (M.): 89, 95. Comité militaire baathiste (CMB): 112, 115, 117, 118, 119, 122, 125, 126, 136, 161, 166, 184, 196, 203, 208, 348. Comité union et progrès: 23. Conférence de la paix (Versailles): 27. Conférence internationale de la paix (Madrid): 329, 330, 333, 336, 338. Congrès syrien: 28, 39.

Conseil de commandement de la Révolution (CCR Irak): 244. Conseil de coopération arabe (CCA): 309. Conseil national de commandement de la révolution (CNCR): 125, 126, 127, 129, 131 à 137, 146, 148, 153, 155. Conseil national de la révolution (CNR): 155, 158, 162. Conseil national palestinien (CNP): 183, 275, 294, 327, 329. Conseil présidentiel (CP): 146,147,148, 150, 152, 156, 158, 162. Croisés: 17, 37, 358. Croissant fertile: 73, 77, 78, 84,105. CSPPA: 359. Dagher (Assad): 25. Dagher (Ibrahim): 289. Daïm (Abdallah Abdel): 119. Damas (protocole de): 26. Dawalibi (Marouf): 117. Dayan (Moshe): 238. De Gaulle (Charles): 44. Debbas (Charles): 24. Delamare (Louis): 267, 358. Démirel (Sulayman): 370. Devlin (J. F.): 88, 129. Diab (Ahmed): 290, 295. Douba (Ali): 290, 291, 349, 350, 361. Druzes: 20, 35, 38, 39, 49, 75, 80, 81,127, 135, 136, 144, 148, 166, 167, 168, 171, 172, 181,225, 268, 281,282, 299, 301, 318, 349. Ecrit souverain (Hatti Humayoun): 22. Eichman (Adolf): 363. Eisenhower (doctrine): 94, 95, 97, 103, 104, 365. Enver pacha: 24. Fahd (ibn Abdul Aziz ibn Saoud): 270, 282, 333. Fahd (plan de paix): 267, 271. Farah (Elias): 55, 62, 154, 202, 210. FARL: 358, 359, 360. Farouk (roi): 88. Fatat (el): 23. Fath' (el): 153, 172, 188, 227, 231,275, 276, 278, 296, 313, 328. Fatimides: 17. Fatimiyah: 208. Fayçal (ibn Abdul Aziz ibn Saoud): 103, 104, 165, 174, 215, 219, 222 354.

Fayçal (ibn Hussein): 26 à 29, 33, 45, 55. Fayyad (Chafiq): 290, 293, 295, 349. FDLP: 275, 276, 331. FDPLP: 251. Fédération des républiques arabes (FRA): 198, 199, 202, 204. Fédération des syndicats ouvriers: 166. FINUL: 240. FLP: 217, 296. FLPP: 275, 296. FNP (Front national progressiste): 180, 201,202, 203, 207, 214, 234, 238, 248, 257, 272, 328, 351. Fontaine (André): 292, 356. Force arabe de dissuasion (FAD): 233, 234, 237, 272, 279. Force multinationale (FM): 273, 274, 279 à 283, 285, 294, 359, 365. Forces libanaises, Front libanais (FL): 228, 230, 231,232, 234, 237, 241,265, 266, 269, 281,283, 296, 297, 298, 300, 313, 321,323, 325, 326. Forces spéciales: 246, 258, 290, 315, 349. Foyer national juif: 26, 226. FPLP-CG: 275, 296, 329. FPLP: 188, 217, 275, 276, 296, 331. Français Libres: 44. Frangié (Sulayman): 228, 229, 231,273, 274, 281,298, 300. Frères musulmans: 45, 46, 57, 71,85, 145, 146, 150, 175, 203, 207, 212, 245, 246, 247, 250, 251,252, 253, 255, 256, 258, 259, 260, 268, 277, 303, 305, 313, 348, 350, 351,352, 357, 369, 370. Front arabe uni (FAU): 126. Front d'unité nationale (FUN): 297. Front de la fermeté: 239, 242, 267. Front de libération arabe (FLA, Baath pro­ irakien): 217, 227, 275. Front du refus: 217, 331,332, 334, 336, 338. Front du salut national (FSN): 281. Front du salut national palestinien (FSNP): 296. Front islamique: 260. Front parlementaire national: 92. Front populaire (France): 43, 46, 59. Fuat pacha: 20. Gaïlani (Rachid Ali): 44. Garde nationale: 133, 134, 145, 146, 150, 166, 167, 168. Garde présidentielle. 290, 291,350.

397

Geagea (Samir): 297, 298, 321,326. Gémayel (Amine): 273, 279, 280, 281,283, 284, 285, 298, 299, 300. Gémayel (Béchir): 237, 241,265, 266, 270, 271,273. Gémayel (Pierre): 225. George (Lucien): 246, 307. Ghanem (Choukri): 24. Ghanem (Mohammed): 349. Ghanem (Wahib): 52, 53, 60, 61,70, 84, 85, 117, 156, 180, 196. Ghoche (Samir): 275. Gibran (Elias): 347. Glubb (J.B.): 73. Gorbatchev (Makaïl): 309, 329. Gouraud (général): 28, 38. Grande révolte syrienne: 39.

Hezbollah: 296, 299, 301,310, 324, 326, 327, 336, 338, 359, 362, 363, 369. Hitler (Adolf): 232. Hobeika (Elie): 297, 298, 322, 324. Hoss (Salim): 300. Housri (Sati el): 55, 56. Hraoui (Elias): 301,321,325, 326. Hussein (chérif): 25, 26, 27, 33. Hussein (ibn Talal): 95, 104,173, 174, 189, 199, 212, 220, 255, 256, 294, 295, 297, 304, 305, 320, 331,332, 333, 337, 338, 347. Hussein (Kamal Hassan): 320. Hussein (Saddam Kamal): 320. Hussein (Saddam): 217, 242, 244, 254, 255, 272, 307, 308, 309, 313, 314, 315, 318, 319, 320, 354.

Habache (Georges): 217, 275, 296. Habib (Ali): 349. Habib (Philip): 265. Hachémites: 25, 33, 72, 73, 74, 77, 78, 81, 85, 92, 95, 97, 173, 174, 199, 320. Haddad (Saad): 240, 256. Haddadun: 184. Hafez (Amine el): 126, 127, 129, 130, 132, 133, 134, 136, 141, 142, 143, 145, 147, 149, 150, 152, 155, 156, 158, 162, 167, 171, 176, 177, 186, 203, 209, 251,252, 256. Hafez (Yassin el): 136, 138, 354. Haig (Alexander): 269. Hakim, al (calife): 35. Halabi (Mohammed Ali el): 195. Hamdoun (Mustapha): 81,93, 109. Hananou (Ibrahim): 45. Hani (Youssef el): 25. Hannoyer (J ): 343. Hariri (Rafic): 326. Hariri (Ziad): 125,126, 133. Hassan II: 306, 347. Hatoum (Salim): 148,158,162,164,166, 167, 168, 170, 171,177, 181,182. Haurani (Akram): 71,75, 77 à 84, 86, 88, 96, 99, 107, 109, 112, 114, 116, 117, 119, 121,125, 147, 156, 166, 180, 203, 226, 252, 253, 256, 261. Hawatmeh (Nayef): 251,275. Haydar (Ali): 246, 250, 290, 349. Haydar (Mohammed): 195, 276. Hennaoui (Sami): 77, 78. Herzl (T.): 69. Heykal (Mohammed): 130, 133.

Ibn Khaldoun: 349. Ibn Nusaïr: 35. Ibrahim (Amr H.): 235. Imadi (Mohammed): 206, 302. Inglizi (Abdel Wahab): 25. Isa (Sulayman el): 345. Ismaïliens: 35, 127,136,144,146, 208, 209, 349.

398

Jabbour (Georges): 347. Jackson (Jessie): 284. Jamil (Naji): 195, 292, 349. Jarring (Gunnar): 189. Jazaïri (Abdel Kader): 23. \Jdanov (doctrine): 74. Jdid(lzzat): 162. Jdid (Salah): 112, 118, 119, 126, 127, 131, 133, 141, 148, 149, 155 à 158, 163 à 169, 178, 182 à 192, 195, 196, 197, 202, 203, 208, 209, 210, 347, 352, 355. Jeunesses révolutionnaires: 291. Jibril (Ahmed): 275, 360. Jihad islamique: 325, 331,359. Jounblatt (famille): 35, 268. Jounblatt (Kamal): 225, 227 à 231,237, 257, 358. Jounblatt (Walid): 237, 270, 281,296, 298, 323, 325. Joundi (Abdel Karim): 112,158,163, 185, 209 Joundi (Khaled): 146,166. Joundi (Sami el): 116, 211. Juifs: 26, 36, 68, 69, 70, 327, 329, 335, 371.

Kaddou (Maher): 345. Kadhafi (Muhammar): 187, 196, 199, 305, 361. Kaftaro (Ahmed): 150. Kalbieh: 184,196. Kallas (Khalil): 88, 109. Kanaan (Ghazi): 299. Kannout (Abdel Ghani): 93, 203. Kanso (Assem): 228. Karamé (Rachid): 281. Kassem (Abdel Karim): 104, 105,106, 113, 121. Kataëb (Phalanges libanaises): 225, 227, 231,232, 237, 241,251,256, 258, 265, 273, 281,285, 296, 297, 298, 303, 322. Kawakibi (Abdur Rahmân el): 21. Kawasmeh (Fahd): 295. Kayali (Fawzi): 235. Khaddam (Abdel Halim): 181, 195, 208, 221,227, 228, 229, 234, 236, 242, 290, 291,322, 323, 325, 347, 360. Khaled (ibn Abdul Aziz ibn Saoud): 222, 243, 270. Khalil (Abdel Karim): 25. Khatib (Ahmed): 195, 197. Khlefawi (Abder Rahman): 195, 198, 236. Karahil: 196. Khomeiny (imam): 249, 299, 365. Khouli (Mohammed el): 304, 349, 361. Khouriyeh (Joubrane): 347. Khoury (Farès el): 39, 47, 85. Kihiya (Ruchdi): 74. King-Crane (commission): 27, 28. Kissinger (Henry): 215, 216, 217, 222, 231, 282, 347. Kouatly (Choukri): 43, 45, 47, 68, 73, 78, 93, 97. Koutani (Assad): 202. Krouchtchev (N.): 95. Kurdes: 34, 36, 46, 75, 78, 106, 220, 319, 320, 370, 371. Laham (Duraïd): 345. Lati (Elias el): 295. Lawrence (T.E.): 26, 33. Lénine (V. Oulianov): 59. Ligue des Etats arabes: 58, 70, 232, 233, 243, 270, 276, 280, 298, 309, 314, 316. Lloyd George: 27. Macharqa (Zouheir): 291. Maghawir (el): 162. Makhlouf (Chafiq): 290

Makhos (Ibrahim): 136, 145,162. Malas (Mohammed): 345. Mandat français sur le Syrie: 33 à 36, 38, 39, 40, 42, 43, 44, 47, 48, 49, 69, 71,75, 80. Mardam (Jamil): 37, 39, 42, 48. Marx (Karl): 41,46, 59, 61. Masri (Aziz el): 23, 24. Matawira: 350. Melki (Adnan): 87, 92. Melki (Riad): 112, 117. Mir (Ahmed el): 112. Mitterrand (François): 283, 292, 294, 360, 368. Moawad (René): 301. Mohammed (Prophète): 37, 57. Mohammed Ali: 19. Mohsen (Zoueir): 249. Mossad: 363. Mouallem (Walid): 336. Moubarak (Husni): 267, 278, 313, 315, 320, 333, 337. Moujahidin syriens: 303. Mourabitoun: 227. Mourad (Hadissa): 352. Moussavi (Hussein): 283. Mouvement de la conscience nouvelle: 25. Mouvement de libération arabe (MLA): 80. Mouvement de redressement: 192, 197, 200, 201,202, 206, 217, 218, 247, 250, 255, 292, 302, 342, 344, 351,359. Mouvement démocratique arabe: 351. Mouvement des nationalistes arabes: 180. Mouvement des socialistes unionistes (MSU): 116, 126, 203, 351. Mouvement du 23 février: 164, 165, 169 à 172, 179, 181,184, 192, 206. Mouvement national libanais (MN): 228, 229, 237, 239. Mussolini (B.): 232. Nahda: 41,50, 55. Nahlawi (Abdel Karim): 115,118. Nasser (Abdel): 86, 88 à 93, 96 à 99, 103, 105 à 112, 114 à 117, 126, 128 à 133, 135, 139, 142, 154, 166, 170, 173 à 176, 179, 185, 188, 189, 191,198, 211. Nasser (Nasser el): 295. Nassif (Mouyin): 253, 290, 291. Nehru (J.): 86. Netanyahou (Benyamin): 337, 338. Nixon (Richard): 217. Nosaïrites (voir Alaouites)

399

Numeiry (Jaafar): 199. OJR (organisation de la justice révolutionnaire): 325, 359. Omayyades: 16, 18. Omran (Mohammed): 126, 127,131,143, 147, 148, 156,203,209. ONU (Conseil de sécurité et AG): 70, 90, 96, 173, 175, 176, 178, 188, 189, 214, 216, 218, 221,240, 243, 247, 256, 268, 314 à 318, 320, 322, 328 à 331,333, 335, 336. OPAEP: 343. OPEP: 213, 343. Organisation de la conférence islamique (OCI): 306. Organisation de la révolution islamique: 257. Organisation de libération de la Palestine (OLP): 183, 188, 214, 215, 218 à 221, 227, 231,233, 238, 239, 249, 251,268, 270, 275 à 279, 294, 295, 296, 298, 299, 300, 304, 305, 309, 310, 313, 314, 315, 319, 328, 329, 331,332, 333, 334, 356, 368. Organisation des révolutionnaires syriens: 235. Organisation militaire baathiste (OMB): 125, 126, 127, 132, 133, 143, 148, 149. OTAN: 365. Ottomans: 17 à 20, 22, 36, 37, 39, 41,44, 45, 55, 62, 63. Oussama Mohammed: 345. Pacte de Bagdad: 84, 85, 86, 89, 92, 94. Pacte islamique: 165,170. Pakradouni (Karim): 231,367. Parti arabe nationaliste: 43. Parti communiste irakien: 105. Parti communiste soviétique (PCUS): 281. Parti communiste syrien (PCS): 45, 46, 59, 67, 71,74, 77, 80, 86, 87, 88, 89, 91,92, 93, 95, 96, 97, 99, 105, 109, 115, 138, 150, 203, 211,251,252, 278, 351. Parti communiste/Bureau politique: 351. Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK): 319, 371. Parti du peuple (PDP): 39, 74, 77, 78, 79, 92, 117, 118. Parti du peuple libanais. 46. Parti du serment (Hizb el Ahad): 24. Parti fédéral socialiste: 352.

400

Parti national (PN): 73, 77, 79, 85, 93, 96, 117. Parti national libéral (PNL): 323. Parti national syrien: 45. Parti populaire syrien (PPS): 45, 87. Parti social national syrien (PSNS, exPPS): 281,322. Parti socialiste arabe (PSA): 79, 81,99, 121,203, 261. Parti socialiste français: 267. Parti socialiste progressiste (PSP): 225, 268, 281,282, 284, 285, 296 à 299, 301, 325. Pasdaran: 323. Pérès (Shimon): 306, 335, 336, 337. Perrin-Naffakh (A-M.): 210. Perthes (Volker): 344. Phalanges ouvrières armées: 166; 168, 169,176, 177. Pompée: 15. Ponsot (Henri): 39. Premier congrès arabe: 24, 25. Qabbani (Nizar): 345. Qarmates: 256. Qudsi (Nazem): 74, 77,117, 119. Rabin (Itzhak): 172,174, 218, 298, 331, 332, 335, 371. Rabinovitch (Itamar): 331. Rachid al Saïfi: 52. Rafii (Abdel Majid): 228. . Rafsanjani: 294. Raymond (André): 42. Razzaz (Munif): 154, 155, 156, 163, 164, 167, 169, 171,179. Reagan (plan de paix): 271,275, 276. Reagan (Ronald): 265, 266, 271,282, 284, 306, 360, 362, 365. Reclus (Elisée): 15. République arabe unie (RAU): 97, 98, 99, 103 à 119, 121,196, 198, 206, 211,354. Révolte arabe: 26, 28, 29, 37, 41,50. Rida (Rachid): 21. Rikabi (Ali Rida): 27, 28. Rimawi (Abdallah): 84, 110. Rogers (plan de paix): 188, 189,198,199. Rouleau (Eric): 60, 150, 252, 253, 276. Rustum (Mustapha): 352. Saab (Edouard): 128, 211,213, 371. Saad eddin (Adnan): 261,303. Saadé (Antoun): 45, 81,87.

Saadé (G.): 15. Saadi (Ali Salah): 120, 128,137,138,141, 143, 144. Sabri (Ali): 199. Sadate (Anouar el): 199, 200, 204, 212, 214, 217, 221,233, 238 à 243, 246, 266, 267, 354. Sadr (Moussa): 249. Safi (Ibrahim al): 349. Saïqa: 183, 184, 188, 189, 197, 227, 228, 231,233, 249, 277, 296, 298, 329. Sakr (Assad): 197. Salafiyya: 2 1 . Salah (Ali): 290, 349. Salah eddin (Saladin): 17, 358. Salam (Saëb): 198. Saoud (Abdul Aziz ibn): 33 Saoud (fÀ le ): Saoud (rol)V\94, 95, 103. Sarkis (Elias): 231,233, 237, 244, 265, 266. Sarraj (Abdul Hamid): 87, 92, 96,103, 105 à 108, 112, 121,129, 363. Sayyid (Jallal): 53, 61,78, 83. Schultz (George): 280, 283. SDN Société des nations: 38, 42. Seale (Patrick): 259, 260, 289. Sélim 1er: 17. Septembre Noir: 187, 189, 191,202, 212, 226, 233. Servoise (René): 364. Seurat (Michel): 259, 342, 349. Shahak (Amnon): 335. Shamir (Itzhak): 268, 279, 329, 330. Sharett (Moshe): 226. Sharon (Ariel): 268, 283. Soekarno: 86. Solh (Rachid): 325. Soufan (Sami): 116, 203. Souriya Habibati: 291. Suleyman 1er: 17, 18. Sunnites: 16, 34, 35, 36, 40, 56, 75, 81, 115, 126, 133, 135, 136, 145, 151,163, 164, 167, 181,195, 208, 209, 225, 251, 256, 277, 290, 295, 297, 298, 320, 348, 350. Suwaydani (Ahmed): 163, 181,352. Sykes-Picot (accords): 26, 27, 68. Taëf (accords de): 301,318, 321,322, 324, 325. Tahtawi (Rifah el): 21. Talaat pacha: 24.

Tamerlan: 17. Tanzimat-i Hayriye: 22. Tawhid el islami: 277. Tcherkesses: 36:' Tlass (Mustapha): 118, 119, 158,182, 183, 186, 191, 195, 199, 208, 234, 290, 292, 295, 347, 348, 351. Traité de non prolifération nucléaire (TNP): 366. Trotsky (L.B.): 26. Truman (doctrine): 72, 94. Turk (Riad el): 252, 351. Ubayd (Hamad): 118, 119, 133, 146, 148, 166. Union des enseignants: 251. Union des paysans: 148, 206, 212. Union socialiste arabe: 130,180, 203, 235, 351. Union tripartite: 196. Van Dam (N.): 135, 208. Waad (al): 322. Wahab (Abdel): 19. Weinberger (Caspar): 365. Weizmann (E.): 334. Zahrawi (Abdel Hamid el): 25. Zaïm (Husni): 75, 76, 77. Zaza (Ali): 220. Zeine N. Zeine: 27. Zénobie: 16. Zikra (Samir): 345. Zouayen (Youssef): 136, 145, 148, 156, 157, 162, 163, 164, 166, 168, 180, 182, 183, 197. Zouni (Darwich el): 255. Zu’bi (Mohammed el): 302. Zuhur (Abdel Karim): 129, 132. Zuraïq (Constantin): 55.