Flaubert et les sortilèges de l'image 9783110658965, 9783110658170

Realist literature—and Flaubert’s novels in particular—imitate literature more than life. Yet the fact that they rewrite

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French Pages 197 [200] Year 2020

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Flaubert et les sortilèges de l'image
 9783110658965, 9783110658170

Table of contents :
Remerciements
Table des matières
Introduction: Écrire d’après les arts : le Christ voilé et le cadavre de Mme Bovary
La pensée-ciné: le retour d’Emma
L’Éducation sentimentale et la guerre civile
« J’arrange le château et la forêt de Fontainebleau. Quel travail ! »
Série, événement, hantise
Polypes ou coraux : images et savoirs biologiques chez Flaubert
Odilon Redon et Bouddha – à travers Flaubert, Schopenhauer et Laforgue : Le voir, l’avoir vu – et le renoncement
« La tête coupée et rayonnante de Jean-Baptiste »
« Le plus beau jour de la vie » : la première communion chez Flaubert et James Ensor
Flaubert et les images: Portrait de l’écrivain en iconoclaste
Notice biobibliographique

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Flaubert et les sortilèges de l’image

Flaubert et les sortilèges de l’image Édité par Barbara Vinken, Pierre-Marc de Biasi et Anne Herschberg Pierrot

ISBN 978-3-11-065817-0 e-ISBN (PDF) 978-3-11-065896-5 e-ISBN (EPUB) 978-3-11-065823-1

Library of Congress Control Number: 2019949502 Bibliographic information published by the Deutsche Nationalbibliothek The Deutsche Nationalbibliothek lists this publication in the Deutsche Nationalbibliografie; detailed bibliographic data are available on the Internet at http://dnb.dnb.de © 2020 Walter de Gruyter GmbH, Berlin/Boston Typesetting: Meta Systems Publishing & Printservices GmbH, Wustermark Printing and binding: CPI books GmbH, Leck Cover illustration: Gustave Courbet, Le Coup de vent, huile sur toile, vers 1865. © The Museum of Fine Arts, Houston www.degruyter.com

Remerciements Nous remercions l’ANF et la DFG d’avoir soutenu ce projet de recherche. L’Institut de Philologie romane de la LMU nous a aidés à publier ces contributions.

https://doi.org/10.1515/9783110658965-202

Table des matières Remerciements

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Barbara Vinken Introduction Écrire d’après les arts : le Christ voilé et le cadavre de Mme Bovary Mieke Bal La pensée-ciné : le retour d’Emma

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Barbara Vinken L’Éducation sentimentale et la guerre civile

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Christine Tauber « J’arrange le château et la forêt de Fontainebleau. Quel travail ! » Le musée imaginaire de Flaubert dans un épisode-clé de 41 L’Éducation sentimentale Stephan Leopold Série, événement, hantise. Le portrait du Maréchal Bugeaud dans la structure phantasmatique 65 de LʼÉducation sentimentale Bénédicte Percheron et Gisèle Séginger Polypes ou coraux : images et savoirs biologiques chez Flaubert

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Michael F. Zimmermann Odilon Redon et Bouddha – à travers Flaubert, Schopenhauer et Laforgue : 97 Le voir, l’avoir vu – et le renoncement Sylvie Giraud « La tête coupée et rayonnante de Jean-Baptiste »

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Rebekka Schnell « Le plus beau jour de la vie » : la première communion chez Flaubert 151 et James Ensor Bernard Vouilloux Flaubert et les images: Portrait de l’écrivain en iconoclaste Notice biobibliographique

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Barbara Vinken

Introduction Écrire d’après les arts : le Christ voilé et le cadavre de Mme Bovary La littérature réaliste s’inspire non seulement de la vie, mais aussi de la littérature. Elle est, comme l’a déjà montré Michel Foucault, non pas écrite en plein air d’après la vie, mais dans les bibliothèques d’après les livres. Or, il est un point qui n’a que très peu retenu l’attention : le fait que les romans du XIXe siècle ne sont pas seulement des textes sur les textes, mais aussi des textes sur les arts visuels. Ils ne sont pas seulement écrits dans des bibliothèques réelles ou imaginaires, mais d’après des modèles exposés dans les musées, les salons, les églises et les collections d’art, ainsi qu’on pouvait les voir par exemple lors du Grand Tour. Le modèle représenté est donc rarement cité, le lien entre les deux œuvres reste implicite. C’est ce rapport extrêmement varié entre texte et image qui est au cœur de ce recueil. Commençons in medias res par un exemple : la représentation douloureusement détaillée, nullement édulcorée de la dépouille – plus encore : du cadavre – de Madame Bovary, portant les marques de l’agonie et de la mort. Cette description est considérée comme le terrible summum du réalisme. Cependant, Flaubert n’a pas dépeint ce corps d’après nature, pas plus que d’après des textes anatomiques, mais d’après une œuvre d’art : d’après la célèbre statue de Giuseppe Sanmartino, le « Christ voilé » (1753), qui repose dans la chapelle Sansevero à Naples et représente le Christ au tombeau. Flaubert n’évoque pas cette statue dans le texte, il n’y inscrit pas non plus sa référence au Christ mort, si bien que jusqu’à aujourd’hui la recherche ne l’a pas remarquée. Il s’agit donc d’une ekphrasis cachée. En lisant le texte de Flaubert, on pense aussitôt, si tant est qu’on l’ait déjà vu, au corps du Christ représenté ici. À l’inverse, on pense aussitôt au corps sans vie d’Emma Bovary en voyant le corps voilé du Christ de Sanmartino : Emma avait la tête penchée sur l’épaule droite. Le coin de sa bouche, qui se tenait ouverte, faisait comme un trou noir au bas de son visage ; les deux pouces restaient infléchis dans la paume des mains ; une sorte de poussière blanche lui parsemaient les cils, et ses yeux commençaient à disparaître dans une pâleur visqueuse qui ressemblait à une toile mince, comme si les araignées avaient filé dessus. Le drap se creusait depuis ses seins jusqu’à ses genoux, se relevant ensuite à la pointe des orteils ; et il semblait à Charles que des masses infinies, qu’un poids énorme pesait sur elle.1

1 Gustave Flaubert, Madame Bovary, éd. Louis Conard, Paris : 1910, p. 454. https://doi.org/10.1515/9783110658965-001

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Barbara Vinken

Fig. 1 : Cristo velato (Giuseppe Sanmartino, 1753), Foto di Marco Ghidelli, © Archivio Museo Cappella Sansevero.

Sanmartino renverse dans son Cristo velato l’effet classique produit par une nudité d’autant plus charmante qu’elle est recouverte d’un voile vaporeux. Il est vrai qu’un voile a rarement été aussi délicat que ce linceul ; Sanmartino surpasse ici la maîtrise technique des ‹ Vieux Maîtres ›, capables de faire émerger d’un matériau dur, lourd, rigide comme le marbre, des plis vaporeux, transparents. Mais il renverse la promesse érotique de la pierre qui se métamorphosait sous ce voile en une chair palpitante de vie. Paradoxalement, Sanmartino donne une image vivante de la mort. Le corps du Christ de Sanmartino, non idéalisé, effrayant par sa précision anatomique, ne pourrait être plus mort. Comme ce corps, celui de Madame Bovary a les pouces tournés vers l’intérieur ; et éclairé d’une certaine façon, ce Christ a aussi l’air d’avoir, à la place de la bouche, un trou noir dans la partie inférieure du visage. Chez Emma comme pour le Christ de Sanmartino, le linceul, pourtant très léger, pèse de tout son poids sur le corps de la poitrine jusqu’aux genoux, pour se relever à la pointe des orteils. Le drap vaporeux qui voile la tête du Christ se traduit chez Flaubert par le motif des toiles d’araignée qui recouvrent les yeux éteints commençant à se putréfier. On n’aurait pas pu mieux décrire le Christ voilé que dans cette description morbide de Madame Bovary morte. Le poids infini qui semble peser sur son corps traduit le fardeau

Introduction

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de la mort qui, chez Sanmartino, n’en apparaît que plus pesant sous le voile délicat, érotique à vrai dire. Jamais la mort n’a été représentée dans sa funeste irrévocabilité de manière plus vivante que dans la description du cadavre de la malheureuse héroïne de Flaubert. L’intermédialité éclaire les deux cadavres : elle nous donne à voir autrement le Christ voilé et nous montre la mort de Mme Bovary sous un tout autre jour. Si elle est modelée d’après le Christ mort, c’est pour évoquer dans la négation tout espoir de résurrection. Ce recueil invite à une relecture de l’histoire de l’art dans l’écriture de Flaubert. Il explore aussi les traces que les textes de Flaubert ont laissées dans les œuvres d’art – et nous les donnent à voir et à lire différemment.

Mieke Bal

La pensée-ciné : le retour d’Emma 1 Emma revient vers nous. D’où revient-elle ? Du dix-neuvième siècle, de l’époque d’avant Freud et la psychanalyse ; d’avant le féminisme ; d’avant Marx et la critique du capitalisme. Dès le moment où ces trois lignes de pensée, dans le monde de la science et de la philosophie, séparément, étaient en train d’être inventées, elles ont été intégrées par des hommes de génie qui ont donné forme artistique à ces critiques. L’enjeu : d’un côté, « que veut la femme », comme le dirait Freud plus tard ; et voilà qu’émerge cette créature, la femme soi-disant hystérique : frustrée, incomprise, trop exigeante, manquant du sens de la réalité. Un type féminin qui ne nous quittera plus. Non, ce n’est pas Freud qui l’a inventée. C’est Flaubert. Et le lien étroit, inextricable, ou « l’intrigue », entre le côté sexuel du problème de la séduction, que Freud prendra à son compte, et son côté capitaliste, tout aussi puissant, que Marx va voir, c’est dans Madame Bovary qu’il a été tiré du monde du présent d’alors, où le romantisme continuait à sévir et le capitalisme, tel que nous le connaissons, commençait pour de bon ; les deux, avec le soutien pervers de l’Église. Ce présent qui, comme celui de maintenant, reste embourbé dans ce qu’on pense avoir dépassé. Ce présent chargé du passé qu’il désire désavouer : voilà le sujet de Madame Bovary et de Madame B, ensemble, en dialogue. Cette image-ci démontre ce que je veux des images : non pas qu’elles illustrent quelque propos, mais qu’elles m’expliquent un peu plus du roman que je ne sais en tirer toute seule. Ici, le capitalisme sentimental à l’œuvre ; sa séduction. Emma revient aussi de la tradition ciné pour entrer dans la pensée-ciné : d’une tentative de voir – littéralement – comment il est possible de penser, non pas à l’aide du cinéma ou à son propos, mais en cinéma. Elle revient du genre cinématographique du drame historique costumé, des tentatives de la mettre à distance historisante ; de la fidélité touchante, mais erronée, d’un Claude Chabrol, pour devenir maîtresse à penser en ses propres images. Sans parler de Flaubert, Deleuze en a fait l’expérimentation, du côté de la pensée. Moi, je commence par l’autre bout. Comme aussi, je commence par l’autre bout de la pensée historique traditionnelle. Je pars du présent donc. Avec Michelle Williams Gamaker, j’ai fait un film à partir du roman et en dialogue avec lui. Encore un, était-ce vraiment nécessaire ? Oui, je pense, pour le faire différemment, car celui-ci est fait et vu dans le présent et pour le présent. L’anachronisme y fait règle. J’ai fait une https://doi.org/10.1515/9783110658965-002

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Fig. 1 : Le capitalisme sentimental. Vendeur (Pierre Lassovski) ; Emma (Marja Skaffari) ; Photo (Thijs Vissia).

expérimentation antérieure, par une installation dans le Guggenheim Bilbao Museum, qui ‹ anachronologise › la peinture du siècle d’or, en faisant ‹ discuter › visuellement une patiente schizophrène, jouée par la même Marja Skaffari qui joue Emma, et le géographe de Vermeer qui, en étudiant le monde, ne quitte pas son studio. La pensée-ciné, avec le soutien de la pensée anachroniste, mènera à la réalisation que nous vivons, encore et toujours ou de nouveau, dans ce nœud de deux forces sociales destructrices, surtout, mais pas exclusivement pour les femmes. Mais je ne veux pas du tout promouvoir l’anachronisme à tout prix. Sous sa forme non réfléchie, il peut aplatir le temps, nous mouvoir à projeter le présent sur le passé sans nous en rendre compte, en abstrayant l’art de son contexte, en le rendant transcendant, en confondant l’art avec des considérations non pertinentes. C’est un peu contre cet usage plat de l’anachronisme que Chabrol s’est agité. J’y reviendrai. Emma revient du son également ; elle récupère sa voix tout en la levant contre le murmure du monde social autour d’elle, où elle reste quand même embourbée. Car non seulement elle voit, mais elle entend aussi. Afin de saisir la différence entre le littéraire et le cinématographique, tout en évitant un sens simple de traduction intermédiale, je veux rendre la problématique un peu plus

La pensée-ciné : le retour d’Emma

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complexe en parlant de l’iconographie sonore ; les images auditives dans le roman, et ce qu’on peut en faire dans le cinéma. Il est bien connu que ce romanlà est plein à craquer d’effets sonores : murmures, tintements, bêlements, hurlements, musique et chant – en plus de paroles faussement romantiques, sincèrement ennuyeuses, hypocritement édifiantes, ironiquement narratives. Citées toutes, de ce puits sans fond que Roland Barthes appelait « citations sans guillemets », enlisées dans le passé-encore-présent et, dans sa force performative, décidant de l’avenir. Mais, entre les effets sonores, arrière-fonds portant du sens, et le contenu des conversations qui promeuvent l’histoire, il y a des moments où le son, en tant que tel, signifie et exerce son pouvoir performatif.1 Restant dans le projet de regarder de près quelques images, d’en proposer une lecture rapprochée, j’en prendrai trois seulement, toutes trois audio-visuelles, mais avec l’emphase sur le sonore, afin de faire la différence entre le cinématographique et le visuel dans le sens pictural. Dans le roman, l’une relève d’une scène ; l’autre provient d’une phrase, la troisième d’une scène de nouveau. J’allège la scène de l’opéra où Emma et Léon se revoient, pour proposer la nécessité de l’anachronisme comme perspective historique sur le roman ; et la phrase sans doute la plus célèbre du roman, « La conversation de Charles était plate comme un trottoir de rue », pour démontrer l’impossibilité de fidélité narrative, la nécessité de transformer le mode narratif pour rester proche. Pour la troisième, je proposerai une iconographie intermédiale, avec une portée éthique. C’est à travers, ou plutôt, « en » ces lectures iconographiques que j’aimerais déployer le cinéma pour penser, comme de la pensée. La pensée-ciné, c’est la façon dont le médium du cinéma – disons, de l’image en mouvement, l’audiovisuel – permet de saisir des nuances littéraires et philosophiques autrement difficiles d’accès, en donnant une forme distincte à un aspect littéraire. Pour faire autre chose que répéter ce que l’auteur avait déjà ironisé, ou déployer le moralisme que Flaubert a tant détesté en jugeant Emma du haut de notre présent confortablement loin de son passé, il est nécessaire, me semblet-il, de prendre comme point de départ, non pas une « fidélité » mais une loyauté, non pas à l’histoire mais à l’écriture, l’éthique, la politique, et le style citationnel à double sens constamment incertain de l’auteur. C’est là que je retrouve Deleuze, qui a bien vu que la perception cinématographique ne peut être rapportée à aucun centre subjectif.2 Or, comme Jonathan Culler l’avait

1 Barthes utilise l’expression « citations sans guillemets » dans Le plaisir du texte, Paris : Éditions du Seuil 1973, p. 51. 2 Paola Marrati, Gilles Deleuze. Cinéma et philosophie, Paris : P.U.F. 2003, p. 8.

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déjà démontré dans les années 1970, cela compte aussi pour l’écriture de Flaubert – suprêmement cinématographique en conséquence, avant le cinéma.3 C’était a priori un projet d’analyse aussi bien que de création. Sauf que pour moi, c’est la même chose. En tant que critique et théoricienne littéraire, et culturelle plus généralement, j’ai commencé il y a dix-sept ans à insérer le médium de la vidéo dans ma pratique, afin de faire des analyses de la culture contemporaine « en devenir » et donc, pas encore documentée. D’abord, j’ai fait une série de documentaires expérimentaux autour de la question de l’immigration, films que j’ai exposés dans des musées et galeries de pays différents, surtout en Europe. Parce qu’ils manquaient de voix off, explicative, que nous refusions, la télévision n’en a pas voulu.4 En me rendant compte de ce que je faisais – en analysant les films aprèscoup – j’ai pris de plus en plus radicalement la perspective d’aujourd’ hui – c’est-à-dire, le choix de ce qui n’est pas encore clair, périodisable, historisable – ce qui peut encore changer. C’est à partir de cette perspective contemporanéiste avec l’artiste britannique Michelle Williams Gamaker, déjà coréalisatrice dans les documentaires, que j’ai ensuite entrepris une analyse de la folie dans le domaine social. Ce projet a donné lieu au long métrage de fiction, basé sur le livre Mère Folle de la psychanalyste parisienne Françoise Davoine. C’est à travers l’expérience de ce dernier projet où la fiction était de rigueur, ne fût-ce que pour des raisons éthiques, que j’ai ensuite projeté, de nouveau avec Michelle, d’examiner l’actualité littéraire, philosophique et culturelle de Madame Bovary. Là aussi, le mode documentaire était impossible – pour des raisons plus évidentes.5 L’image en mouvement, a priori visuelle même si le niveau auditif y est essentiel, devrait se prêter – me suis-je dit – à l’examen de quelques caractéristiques généralement attribuées au roman flaubertien : son côté visuel, dans la prédominance de la description sur le récit ; et sa réticence vis-à-vis du dialogue, remplacé non seulement par la narration, mais aussi par le discours indirect libre qui, dans mon interprétation, confond, plutôt que de les déplacer, les catégories de « qui parle ? », et les remplace, confusion comprise, par « qui voit ? » et par l’image visuelle ou auditive.6

3 Jonathan Culler, Flaubert : the uses of Uncertainty, Ithaca, New York : Cornell University Press 1976. 4 Sur les expositions les plus récentes, voir http://www.miekebal.org/artworks/exhibitions/ (09. 04. 2019). 5 Françoise Davoine, Mère Folle. Récit, Strasbourg : Arcanes 1998. 6 J’appelle l’image en mouvement, ici, cinématographique, malgré les discussions lourdes sur la différence entre cinéma analogue et vidéo digitale. Voir David Norman Rodowick, The virtual life of film, Cambridge, Mass : Harvard University Press 2007.

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J’étais persuadée que la plupart des films faits sur le sujet pêchent par un excès d’historicité – forcément et paradoxalement anachronique – et s’empressent trop de vouloir raconter. Certaines scènes, comme le bal au château, la brisure des vitres quand le bal se réchauffe trop, l’accroc de la robe de mariage d’Emma aux chardons, semblent indispensables pour mesurer la « fidélité » au roman. Pour Michelle et pour moi, la priorité était ailleurs : mettre au jour non pas tant l’histoire mais son texte, sa texture, avec ses implications sociales et politiques, et ce au moyen de, et non pas malgré, l’intermédialité. D’où mon choix pour trois moments d’iconographie sonore.

2 Image sonore I : quel opéra ? L’anachronisme L’opéra serait bien l’exemple le plus évident de l’usage du son dans le roman. Quelle est sa place, sa fonction, son mode opératoire et son temps – historiquement parlant, mais pensant aux temps du verbe, et leurs connotations ? Lucia di Lammermoor connut sa première en 1835 à Naples. C’est un exemplaire type de l’opéra romantique, basé sur un roman également très romantique de Walter Scott, composé par Gaetano Donizetti sur un livret de Salvatore Cammarano. Son succès fut modéré, un peu lent à se dérouler, mais durable. Au temps où Flaubert écrivait son roman, l’opéra était présent dans la culture européenne ; en France, dans le livret d’Alphonse Royer et de Gustave Vaëz. Mais sa contemporanéité résidait plus dans sa présence durable, et le souvenir assez récent de ses débuts, que dans une actualité ponctuelle. Exactement comme le romantisme qu’il met en scène, et dont inévitablement il se moque aussi. C’est le fait du romantique d’avoir toujours ce double fond, avec une touche de nostalgie. En tant qu’histoire, le récit de folie amoureuse, l’excès de passion romantique, allaient bien avec l’esprit d’ennui d’Emma, à peine rétablie de sa longue maladie mélancolique après la rupture de Rodolphe. Un objet de désir, ancré dans un passé où Emma se forgeait ses illusions. En d’autres termes, un des fléaux de la jeune femme était son anachronisme non-réfléchi ; sa projection à partir du présent de désirs déjà vieux au moment de leur émergence. L’hystérie féminine, encore non-dite, se concentre dans la scène où Lucie devient folle et violente dans sa folie. Eh bien, Emma s’en écartera : « Mais la scène de la folie n’intéressait point Emma, et le jeu de la chanteuse lui parut exagéré ».7

7 Pour faciliter la localisation des extraits de Madame Bovary, j’indique le numéro de la partie et du chapitre d’où provient chaque citation. Les numéros de page se réfèrent quant à eux à l’édition suivante: Gustave Flaubert, Madame Bovary. Mœurs de Province, préface, notes et

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Mais cette indifférence met déjà l’engouement dans le verbe du passé. Le texte le dit, dans ce discours indirect libre qui n’est ni libre, ni indirect, mais commence simplement par une voix narratrice, une focalisation du personnage : « Emma rêvait au jour de son mariage, et elle se revoyait là-bas [...] » pour ensuite entamer, oui, en discours indirect libre, la fameuse formule contestée par la loi dans sa complicité avec l’Église : « Ah! si [...] avant les souillures du mariage et la désillusion de l’adultère [...] ».8 Emma se place elle-même dans l’anachronisme, là où le passé se cache, impossible à retrouver, selon l’astuce de la nostalgie. Mais elle est complètement lucide. Ce qui lui manque, c’est un sens de l’importance de ce passé au-delà de la nostalgie. Et malgré son enthousiasme d’il y a si peu de temps, « la scène de la folie n’intéressait point Emma ». Discours indirect libre, focalisation à partir de qui ? Passé ou présent ? La scène accompagnée par, plutôt que consistant en, l’opéra est une scène d’anachronisme, où Emma vit l’impossible du passé, sans s’intéresser aux autres qui habitent son monde. La mesure de la fidélité à Flaubert a été pour nous avant tout le contemporain critique qui parle en opéra. Notre but était de créer des circonstances dans lesquelles le ciné nous aiderait dans une tentative pour mieux comprendre la société contemporaine de maintenant et le roman de Flaubert vis-à-vis de la sienne, et ce, l’un par l’autre. Pour réussir la contemporanéité requise, pour la créer, y compris dans le rapport au public, plutôt qu’un film narratif seulement, nous avons commencé par un ensemble constituant une exposition dite « immersive ». L’effet de l’opéra avec le son assez fort, la musique et le chant, devient plus « contemporain » dans ce dispositif-expo. Pour mesurer cet effet, il faut reculer un peu et envisager ce qu’est, et donc, ce que fait une exposition immersive. Par ce terme d’immersion, nous n’entendons pas l’interactivité ni l’abandon passif, deux modes qui relèvent de la manipulation, mais plus simplement la création d’une ambiance, invitant les visiteurs à entrer dans un univers où fiction et réalité ne se distinguent pas si clairement. Ils peuvent se promener ou s’assoir dans le monde des images et construire le contenu pour eux-mêmes ; bricoler. Une exposition immersive sollicite des humeurs, des émotions, ou des affects avant les contenus. C’est également un événement de mise au jour, de contemporanéité. On ne visite pas une exposition dans le temps du passé. Avec dix-neuf écrans, tous avec audio, plus une pièce sonore intitulée « Emma’s soundscape » – tout le travail du son fait par la sonologiste portugaise Sara

dossier par Jacques Neefs, Paris : Librairie Générale Française « Classiques de Poche », « Le Livre de Poche » 1999, II xv, p. 348. 8 Madame Bovary, op. cit., II xv, p. 344.

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Pinheiro – il est évident que l’audio contribue à créer cet univers, relativement cacophonique. C’est le prix à payer pour la contemporanéité : tout se passe à la fois. En fait pour moi, ce n’est pas un prix, mais un gain. Une exposition comme forme culturelle est un site où des visiteurs peuvent à la fois s’immerger dans une fiction et se rendre compte de la présence des autres. Cela aussi est un fait d’actualisation. Le « contenu » que les visiteurs construisent – c’est-à-dire, ce qu’ils pensent et éprouvent pendant leur visite, et ce qu’ils en retiennent après – cela peut être une histoire –, celle de Flaubert ou une autre, ou aucune – selon leurs propres préférences. Mais plus que l’histoire, c’est l’ambiance, le mode de présence des personnages, paysages, paroles, sons. Les préférences ne sont pas limitées aux éléments de l’histoire, aux événements ; elles impliquent des choix de durée et de concentration, des bagages intellectuels et affectifs par rapport au roman et l’humeur du moment de chacun. Pour nous, la tâche était d’offrir une telle expérience artistique que le roman et l’exposition se répondent, sans que l’un domine l’autre. Un dialogue entre deux moments historiques, chacun ancré dans son temps. C’est en tant que tel que le travail a été exposé jusqu’ici, dans trois versions différentes. Dans sa version moyenne – plus réduite que la complète, plus grande que la petite – l’exposition, intitulée Cause & effet avec 13 écrans, qui présente les personnages comme anonymes, est plus descriptive que narrative. Puis, il y a une version à cinq écrans. L’opéra, avec sa musique et son chant, trouve une force redoutable dans la calibration sonore de l’exposition dans ses trois versions. Dans certains dispositifs, il rivalise avec le bêlement des moutons et le meuglement des vaches de la ferme de la jeunesse d’Emma. Mais oui : entendre l’opéra en même temps que ces animaux est une façon de rendre ce que dit le texte au moyen du « re » de « revoyait », et de ses temps du verbe : « Emma rêvait au jour de son mariage, et elle se revoyait là-bas [...] ». Le souvenir comme acte de focalisation dans le présent. Adhérent donc à notre besoin de contemporanéité critique, nous avons cru devoir écarter l’opéra précis que Flaubert avait choisi. Être fidèle, dans ce choix, serait une trahison, car ce serait priver le roman de sa contemporanéité à lui en le mettant à distance historique. Nous avons remplacé le Donizetti par un opéra d’aujourd’hui. Sans avoir le moindre rapport thématique avec le précédent, l’œuvre de William Kentridge, Refuse the Hour, que l’artiste et le compositeur Philip Miller nous ont généreusement permis d’enregistrer, avait des rapports forts avec cette contemporanéité critique. Le rapport avec le temps de Flaubert passe par le colonialisme, à son apogée alors. Mais comme Flaubert l’aurait fait, Kentridge s’en moque éperdument. L’indifférence d’Emma dès que Léon apparaît démontre son incapacité à

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s’engager socialement. Le discours de Kentridge à propos de la fatalité, résonant avec les derniers mots que prononcera Charles dans le roman, dit bien dans la lignée de Flaubert la complexité du temps entre son progrès inexorable et sa stagnation dans un passé qui colle.9

3 Image sonore II : la voix mortelle Le long métrage, construit en deuxième instance, a été étrenné dans le musée d’art moderne, le Stedelijk Museum Amsterdam, en septembre 2014. Faire le film après les installations était notre méthode de travail pour sevrer le contact narratif trop étroit, et ainsi frayer un chemin dans ce texte presqu’intimidant dans sa littérarité brillante, afin de pouvoir choisir les enjeux où cette littérarité et le contemporain se joignent. Le déploiement de l’image auditive est un deuxième exemple du paradoxe de la fidélité anachronique. L’idée en est que les sons constituent un réseau lui aussi déployé au service de la narration anachronique. Car tous ces sons sont réitératifs, durables, routiniers. Mon exemple doit ici être limité à l’emploi du dialogue pour la création d’une image. Cette image audio-visuelle, mais surtout sonore, située en dehors du temps, retourne pour faire acte de narration. Parmi les milliers de phrases narratives du roman, il s’en trouve en effet quelques-unes que nous avons prises comme points de départ pour raconter autrement. Dans un sens, notre conception, qui limite la plupart des dialogues à des citations littérales, comporte aussi l’opposé de cette méthode contraignante. Parfois, nous avons donné aux acteurs une phrase, une expression, et nous leur avons demandé d’improviser là-dessus sans la citer. Cela donne lieu à des images percutantes, comme celles de l’hystérie d’Homais, et parfois surtout sonores ; des développements dont l’importance réside dans la façon de constituer un contenu narratif de manière sensuelle centrée sur l’audio ; une sorte d’écriture indirecte libre, ou collective. Ensuite, celui-ci trouve sa place dans un récit sans pouvoir être localisée textuellement. Prenons donc la fameuse phrase « La conversation de Charles était plate comme un trottoir de rue, et les idées de tout le monde y défilaient [...] ».10 Elle est fameuse à juste titre, car aux yeux d’Emma elle est dévastatrice pour

9 Pour l’opéra Refuse the Hour de Kentridge, voir les deux l’opéra de Kentridge deux bandesannonces: Trailer (Johannesburg) https://vimeo.com/130225416 (31. 05. 2019) ; Trailer (Avignon) : https://vimeo.com/130225415 (31. 05. 2019). 10 Madame Bovary, op. cit., I vii, p. 106.

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Charles – si toutefois l’on considère la phrase comme un discours indirect libre. Mais comme très tôt déjà, Jonathan Culler (1976) et d’autres l’ont démontré, rien n’est moins certain, justement, que ce discours. Il est fort possible de la considérer comme un jugement du narrateur, auquel cas celui-ci s’associe à son personnage en focalisation seulement – une forme de solidarité qui nous fait sentir le frisson du féminisme à venir ; car cela aussi, Flaubert en a été un prophète, sans doute à son insu, voire contre son gré. Cette analyse de la phrase comme discours du narrateur semble convaincante lorsque quelques chapitres plus loin, dans un jugement semblable, on lit : « Mais c’était surtout aux heures des repas qu’elle n’en pouvait plus [...] ».11 La question « qui parle ? » est moins pertinente que celle de « qui voit ? ».12 La petite phrase illustre surtout parfaitement l’usage économique des mots qui en dit long sur l’esthétique narrative. Car l’usage générique du nom conversation, accompagné de l’imparfait qui n’a rien ici de spécifiquement subversifflaubertien, mais exprime simplement la réitération et la routine, implique justement beaucoup de mots, un nombre infini de mots qui finissent par assommer l’interlocutrice avec sa platitude « comme un trottoir de rue ». Des mots qui trottent et aplatissent, en effet. Il fallait inclure l’équivalent de la réplique ciné à cette phrase importante, à la fois comme l’expression narrative d’un non-événement, et comme la représentation de l’ennui qui finira par tuer Emma. En d’autres termes, elle provoque un renversement dans l’économie narrative : de la narration littéraire, on passe à la narration cinématographique. Ce renversement est nécessaire, encore une fois, pour être loyal au roman – tout en le trahissant. C’est cela l’intermédialité. Or, le caractère itératif de la conversation plate qu’implique la phrase, la perception que fait Emma de son contenu et le glissement vers l’aventure qui s’en suit : tout cela ne peut pas être audio-visualisé facilement, et surtout pas avec la concision de Flaubert ; pour l’auteur, une seule comparaison suffisait. Mais la difficulté de rendre en ciné la routine, au temps du passé, est bien connue. C’est en s’y essayant que la plupart des films échouent dans la mise en film du roman ; ils restent du côté littéraire, par ‹ fidélité › mal comprise. Mais

11 Madame Bovary, op. cit., I ix, p. 137. 12 Voir en particulier Christopher Prendergast, « Flaubert and the Cretan Liar Paradox », dans : French Studies, XXXV/3 (1981), p. 261–277. L’idée que la traduction fidèle est impossible et indésirable remonte au beau texte « La tâche du traducteur » de Walter Benjamin. Voir aussi le chapitre « Image » dans mon livre Travelling Concepts in the Humanities : A Rough Guide, Toronto : University of Toronto Press 2002. Pour le cas de Madame B, voir mon article « Intership: Anachronism between Loyalty and the Case », dans : The Oxford Handbook of Adaptation Studies, éd. par Thomas Leitch, New York/Oxford : Oxford University Press 2017, p. 179–196.

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Fig. 2 : Léon, Charles, Rodolphe (Thomas Germaine) ; Photos (Thijs Vissia) ; Collage (Margreet Vermeulen).

ce n’est pas la phrase même qu’il faut rendre « en ciné », c’est ce qu’elle est et fait. Dans le but de tourner un film-labo qui explore ce qu’est et ce que fait le récit, plutôt que de fournir des réponses toutes faites en répétant des mots, pour cette scène nous nous sommes mises derrière la caméra sans aucune répétition préalable. Car, pour l’improvisation (aussi appelé jeu d’atelier), la qualité réside dans le caractère spontané, dans le premier jet. Cette opportunité, nous la devons à notre chance de travailler avec de brillants acteurs extrêmement talentueux et qui s’intéressent au travail collectif. L’acteur qui interprète Charles – et Rodolphe, et Léon – le Français Thomas Germaine, avait simplement annoncé qu’il aimerait parler de quatre sujets, étalés sur quatre dîners qui auraient lieu pendant des soirées différentes : le mauvais temps qu’il fait, un projet de construire une cabane dans le jardin, une patiente qui s’ennuie, et enfin le manque de saveur des framboises manquant de soleil. On voit l’ennui venir. L’actrice qui jouait Emma, la Finnoise Marja Skaffari, n’avait qu’à se taire et montrer dans son visage l’écho visuel du discours de Charles. Pour chacun des deux acteurs, la scène posait un défi de taille. L’idée était qu’en principe, l’image sonore fonctionne tout comme l’image visuelle performative. Évidemment, l’image n’est pas seulement sonore. Elle a aussi un côté visuel. Bien que nous ayons filmé cette scène avec deux caméras fixes, chacune orientée sur l’un des deux visages, dans le montage nous avons décidé de montrer presque exclusivement le visage d’Emma. C’est là que s’inscrit un ennui de

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Fig. 3 : Un dîner mortel. Emma (Marja Skaffari) ; Charles (Thomas Germaine) ; Photo (Thijs Vissia).

plus en plus exaspérant ; c’est là, sur son visage, que l’on construit le discours, peut-être ou partiellement indirect libre, de la phrase de départ, même si, ou parce que, c’est exclusivement Charles qui parle. Son discours constitue, en effet, une image sonore proprement dite. C’est dû à cette complexité du discours romanesque que, dans la pensée-ciné, il serait impossible de réitérer les paroles du roman. Dans le récit, Emma focalise ; il fallait donc que ce soit elle la prisonnière de la conversation plate – écrasante, donc, effectivement comme un trottoir de rue. Et selon la conception performative du regard, c’est encore le spectateur qui la met en l’état de manifester son ennui et, à la fin de la séquence, quand l’ennui se transforme en horreur, de pousser un cri. Car c’est le spectateur qui, en voyant l’ennui et en en éprouvant l’horreur, lit sur son visage et, dans un certain sens, autorise l’ennui de s’y manifester. En même temps, nous avons voulu libérer Charles du mépris qui l’entoure dans la critique, réception qui, de fait, rend son personnage ineffectif. Ou plutôt, c’est l’acteur qui, par son jeu, devient le libérateur de son personnage. Son outil est alors le rythme. Quand il parle, avec excès de paroles, de sujets à dormir debout, il parle néanmoins sur un rythme nerveux, avec une monotonie à la limite de la fébrilité, tout en s’arrêtant et soupirant de temps en temps. Par ce moyen, il donne forme à l’angoisse du personnage qui, sans s’en rendre compte, est lui aussi prisonnier de ce ménage sans issue. Il souffre de ses propres clichés, et par conséquent interroge l’interprétation un peu trop systé-

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matique de l’ironie flaubertienne. Sentant sa femme s’ennuyer, à un niveau pourtant irréfléchi, il parle avec de plus en plus de nervosité, meublant les silences qu’il sait inéluctables, et il en résulte qu’il accumule les bêtises. Mais comme il parle à Emma, ils sont deux à faire ce discours désastreux. La bêtise flaubertienne, ici, ne réside pas tant dans la réitération des clichés mais plutôt dans le besoin de remplir un vide pourtant radical que génèrent ces clichés. Ce besoin donne plus de profondeur au personnage, dans sa platitude même. L’image sonore qui en résulte colle au visage d’Emma, c’est la contrepartie visuelle, voire le produit de cette image sonore. Dans cette scène, Charles et Emma sont plus unis que jamais : liés par l’ennui, la nervosité, l’angoisse. Leur union infernale dit bien tout ce que Flaubert n’a dit que de façon implicite. Quand à la fin, Emma pousse un cri, Charles demande avec étonnement : « Ça va ? » comme s’il pensait que si seulement il réussissait à transformer l’ennui en maladie, il pourrait sauver son mariage. Il est médecin, après tout. Mais s’il n’est pas psychanalyste, cette science à venir s’annonce pourtant bien ici. Cette image sonore – et il y en a d’autres, bien sûr – démontre un autre côté de la performativité de l’image visuelle. Celle-ci, le visage d’Emma de plus en plus exaspérée, n’est pas ici la conséquence du regard de l’autre, comme c’est le cas par exemple de la description d’Emma léchant son verre de liqueur, qui déclenche inexorablement l’érotisme de Charles. Elle est le produit d’une voix, de paroles, d’une conversation que Flaubert a si bien caractérisée avec sa métaphore. L’image au cinéma est mobile, cadrée, durative ; visible et lisible à la fois. En contre-point de notre façon de transformer la phrase non-visuelle et nondialogique de Flaubert en image sonore et, à sa suite seulement, visuelle, prenons la scène dans le film de Chabrol. Flaubert avait beau détester les dialogues, toujours est-il que le médium du cinéma ne permet pas facilement de voix narrative. Une voix narrative n’est pas l’équivalent d’une voix-off. Cette superposition du commentaire narratif est intolérable, là où le récit l’absorbe tout naturellement. Chabrol l’utilise pour tuer Charles, en faire une bête de somme qui porte le fardeau de la fidélité et de l’admiration du réalisateur. À peine audible, il énonce sa platitude sur le temps : « il va pleuvoir », il est interrompu par une voix narrative qui énonce la petite phrase, et Charles poursuit : « enfin, je crois ». C’est tout. Exit Charles de tout intérêt cinématographique. Et comme la voix du narrateur est masculine, du coup Emma aussi disparaît de la scène. Le rapport entre l’opinion exprimée et le personnage principal est rendu muet. Ce qu’on ne voit pas du tout – mais on en entend l’explication – c’est que Charles est celui qui fait quasiment mourir Emma dans cette scène-ci – une mort à retardement. Il est le personnage générateur d’un événement invisible :

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celui qui transforme Emma à peine éveillée à la vie, en un cadavre vivant. Elle entre dans une agonie qui durera le reste de l’histoire. Cette agonie n’est pas causée par son mari – après tout, il en est tout aussi bien une victime ; il ne fait que l’occasionner, il en est l’instrument. La véritable cause, c’est l’attente, la passivité d’Emma prisonnière d’un système qu’elle ne comprend pas, mais qui lui a été inculqué dès son plus jeune âge. Pour renforcer cette importance performative de l’image sonore, nous avons aussi mobilisé la sonorité dans la scène de l’agonie même, mais, en vue de la mobilisation du public, de façon mitigée.

4 Image sonore III : comment voir la mort ? Dans un des derniers passages avant la mort proprement dite – d’ailleurs non décrite – Flaubert transforme la description – l’image – du visuel à l’auditif. Flaubert écrit ceci, rendant forme à la distanciation progressive d’Emma : Elle ne haïssait personne, maintenant ; une confusion de crépuscule s’abattait en sa pensée, et de tous les bruits de la terre Emma n’entendait plus que l’intermittente lamentation de ce pauvre cœur, douce et indistincte, comme le dernier écho d’une symphonie qui s’éloigne.13

Nous étions motivées à visualiser la distance croissante entre Emma et les autres qui caractérise son départ de la vie. Avec l’apport du brillant cinématographe sud-africain Christopher Wessels, et grâce à une caméra capable de varier à l’extrême la profondeur de champ, nous avons rendu par une prise à partir d’Emma cette confusion progressive, cette perte sensorielle que Flaubert rend par l’auditif qui va séparant Emma des vivants, par le mot « intermittente », et l’imparfait incongru (« une confusion de crépuscule s’abattait »). Cela aussi nous a paru une nécessité éthique.14 Car, à l’instar de Flaubert, nous trouvions impossible de priver Emma de la focalisation, même si elle ne pouvait plus voir. Ici, le discours indirect libre transformé en audio-visuel doit rendre ce parti-pris éthique avec la subtilité requise dans la représentation de situations extrêmes. Ainsi, la forme d’une ex-

13 Madame Bovary, op. cit., III vii, p. 462. 14 Au sujet de l’éthique de la représentation et en particulier, d’un outil à l’apparence aussi neutre que la description, voir mon article, « L’éthique de la description », dans : Les Lieux du réalisme. Pour Philippe Hamon, études réunies et présentées par Vincent Jouve et Alain Pagès avec la collaboration de Boris Lyon-Caen et Alexandrine Viboud, Paris : Éditions L’improviste/ Presses de la Sorbonne Nouvelle 2005, p. 146–157.

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position immersive prend sa pertinence. Pour le dire en mots simples : le spectateur peut voir à sa place ; témoigner avec empathie, pour qu’elle ne meure pas seule. Il peut voir ce que font ou ne font pas justement, ces témoins qui ne témoignent pas. Or, il est frappant que souvent, dans l’exposition, les visiteurs restent plus longtemps devant l’écran de l’agonie que dure la scène. Absorber la portée éthique de ce fait, de l’indifférence ou de l’engagement, est ce que peut faire le spectateur, sans y être forcé. Notre prise donne au personnage principal la focalisation que, justement, elle est en train de perdre. Son visage, les yeux fermés, se situe en bas à droite, faisant angle avec l’espace du spectateur. Et aux témoins, pris dans une réduction drastique de la profondeur du champ, l’image attribue le statut de spectres à peine visibles. Charles, plus près d’Emma, est visible en flou mais en plus grand, ce qui rend justice au statut secondaire (« écho »), mais aussi bénéfique (« symphonie »), que Flaubert propose pour lui dans la focalisation de la mourante. Parce que Charles, ici privilégié par Emma agonisante, reste plus près d’elle physiquement et moralement ; donc, il mérite de garder un peu plus de consistance que les autres. La bande-son rend encore plus efficace cette figuration difficile et pénible de la mort devant témoins en présentant le murmure de cette « symphonie qui s’éloigne ». Les autres – ici limités au médecin, au prêtre, à Justin et à Homais – sont des fantômes. Ce ne sont pas des spectres, des re-venants, des morts qui reviennent, mais dans une inversion qui est l’ultime anachronisme du film, des vivants en train de disparaître. La voix du mari est prise dans un mouvement comme celui des vagues, de rapprochement et d’éloignement sans répit, comme Flaubert l’a si bien décrit. Ainsi, l’image visuelle et l’auditive sont complémentaires, pour constituer ensemble l’image. Nous avons évité la fonction illustrative du son, pour qu’il contribue à la création du multi-perspectivisme du roman qui, paradoxalement, renforce l’effet percutant du discours indirect libre, subjectif. C’est dans la difficulté même de donner expression filmique à cette complexité du roman que la pensée-ciné se manifeste. Le moment est en effet paradoxal dans notre interprétation. D’un côté, Emma ne saurait plus voir, elle a donc les yeux fermés. De l’autre, elle entend, ce que nous ne pouvons pas voir. Mais filmée dans le coin bas de l’image, à l’intérieur du cadrage qui est l’outil par excellence pour faire image en ciné, elle se rapproche des spectateurs, ou plutôt, ceux-ci ont la possibilité de s’approcher d’elle. Le cadrage « est l’opération qui consiste à déterminer l’ensemble des éléments présents dans l’image ».15 La variation de la profondeur du champ en est un élément crucial, et ici, primaire. Le cadre, poursuit Marrati, « est une surface où les informations – visuelles et sonores – sont enregistrées ».

15 Marrati, op. cit., p. 31.

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Fig. 4 : Emma et les fantômes. Emma (Marja Skaffari) ; Charles (Thomas Germaine) ; Homais (Mathieu Montanier) ; Justin (William Stenius) ; prêtre (Matts Stenlund) ; médecin (Marjo Vuorela) ; Video still (opérateur, Christopher Wessels).

L’image se termine, en bas à droite, par un plan flou blanc-cassé qui ouvre sur l’hors-champ et qui, par son vide diégétique, offre l’hospitalité à nous autres spectateurs. Nous avons le choix d’être les témoins qui font défaut, maintenant que les témoins diégétiques se dissolvent en spectralité. La scénographie propose ce que, avec son aide, les spectateurs peuvent faire. Elle crée une relation dynamique entre les œuvres comme objets, leurs spectateurs, et le temps où ces deux partis se rejoignent. Empreint des rumeurs sociales qui entourent les œuvres et les spectateurs, ce moment, nous l’espérons, incitera le public à une solidarité qui ne soit pas sentimentale, mais sociale et intellectuelle. Ainsi une pensée collective peut émerger que je considère pertinente pour « le politique ». Par les difficultés qu’elle crée, et par lesquelles elle fait obstacle au réalisateur trop « fidèle », la pensée-ciné qui parle en cinéma, aide à penser comment cette pensée collective peut émerger sans s’embourber dans le consensus.16

16 J’ai décrit cet effet de l’art dans le bain des rumeurs sociales dans mon étude sur l’artiste colombienne Doris Salcedo, Of what One Cannot Speak : Doris Salcedo’s Polticial Art, Chicago : The University of Chicago Press 2010.

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L’Éducation sentimentale et la guerre civile Un arbre est un édifice, une forêt est une cité, et entre toutes, la forêt de Fontainebleau est un monument. (Victor Hugo)1

En novembre 1872, trois ans après la parution de L’Education sentimentale, à peine un an après la fin de la guerre de 1870–1871 et la Commune de Paris, Flaubert écrit à Tourgueniev : « l’état social m’accable. [...] J’ai la tristesse qu’avaient les patriciens romains au IVe siècle. Je sens monter du fond du sol une irrémédiable Barbarie. » Comme la Rome du IVe siècle, le Paris du XIXe siècle ne sombre pas par la faute d’occupants barbares, mais par sa propre faute. La barbarie ne menace pas la ville de l’extérieur, elle monte de ses entrailles : « Depuis 1870, je suis devenu patriote. En voyant crever mon pays, je sens que je l’aimais. La Prusse peut démonter ses fusils. Pas n’est besoin d’elle pour nous faire mourir. » Flaubert fonde son diagnostic sur un topos romain : Suis et ipsa Roma viribus ruit, écrivait Horace à la fin de la guerre civile qui avait anéanti la république et restait une menace constante pour les régimes suivants : « C’est sous ses propres forces que Rome s’écroule » (Epode XVI). Lucain juge que le destin de Rome est d’emblée lié à la guerre civile et qu’il s’accomplira dans la guerre civile : « Rome [fut] incapable de se soutenir ». Comme pour la chute de Rome, Flaubert ne voit pas la chute de Paris causée par un ennemi extérieur, mais par la guerre civile. Dans L’Éducation sentimentale, il considère la Révolution de 1848 comme une guerre civile et il porte le même jugement sur la Commune, qui n’aurait pas dû avoir lieu si l’on avait su lire son roman, ainsi qu’il l’indique dans une autre lettre. Flaubert interprète les événements de son époque comme ses contemporains, mais d’une manière diamétralement opposée, sur la base de l’ancien topos de la translatio Romae.

1 Victor Hugo, cité d’après Frank-Rutger Hausmann, « Im Wald von Fontainebleau : Sehnsuchtsort oder Metapher des Erzählens ? », dans : Sehnsuchtsorte (ouvrage publié en l’honneur du 60e anniversaire de Titus Heydenreich), sous la dir. de Thomas Bremer et Jochen Heymann, Tübingen : Stauffenburg Festschriften 1999, p. 135–144, ici p. 136, qui cite Hugo d’après Jean Loiseau, Le Massif de Fontainebleau, Paris : Éd. Vigot, 1970. https://doi.org/10.1515/9783110658965-003

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C’est ce topos qui articule les dissensions politiques qui déchirent la France tout au long du XIXe siècle et dont l’origine est plus lointaine que la grande Révolution de 1789. Afin de mieux saisir ce retour périodique, transposons-nous un instant dans l’Antiquité tardive du IVe siècle, avec laquelle la lettre de Flaubert compare le Paris de son époque, et regardons de plus près deux réactions à la chute de Rome qui vont s’avérer déterminantes pour l’interprétation de l’histoire européenne. En 410, immédiatement après la chute de Rome, saint Augustin écrit une petite lettre De excidio urbi Romae.2 Saint Jérôme, qui observe cet événement planétaire depuis la lointaine Bethléem, croit y discerner la fin de l’humanité, laquelle coïnciderait pour lui avec l’accomplissement de la Vulgate.3 Saint Augustin en revanche reste étonnamment réservé. Il ne considère pas la chute de la ville comme un événement unique, encore moins comme un événement apocalyptique, il l’insère dans la longue série des villes châtiées ou détruites dans l’Ancien Testament : une nouvelle Sodome et Gomorrhe. Contrairement à la prophétie d’un empire sans fin formulée par Virgile,4 la ville de Rome devient pour Augustin un emblème de la vanitas, servant à illustrer une fois de plus le caractère instable et éphémère, illusoire de tout ce qui relève de la vie terrestre. Plus tard, dans La Cité de Dieu, Rome et sa chute ne constituent plus un exemple parmi tant d’autres, mais l’exemple parfait de la vanité des choses terrestres. Rome reste pour Augustin la ville par excellence, l’emblème du corps politique déchiré par la concupiscentia, le symbole de l’histoire terrestre, qui est pour lui une histoire indifférente au salut.5 Pour ceux qui s’intéressaient aux puissances de ce monde, Rome avait une tout autre importance. La théologie impériale romaine mise sur l’influence positive du christianisme, promue par l’extension de l’empire romain. Ce rôle séculier se modernise avec Eusèbe de Césarée.6 L’extension de l’empire romain et des systèmes qui ont suivi représente un progrès de la civilisation, Rome est investie d’une mission civilisatrice. Il ne s’agit pas ici uniquement d’une légitimation politique, car celle-ci est fondée sur la continuation de l’histoire romaine dans des dimensions relevant de l’histoire du salut. Comparée à l’empire romain ou à la république romaine, l’histoire européenne est caractérisée par

2 Saint Augustin, De excidio urbis Romae sermo, VIII, Turnhout : Brepols 1969, p. 1–4. 3 Saint Jérôme, Epistolae 125, dans: Jacques-Paul Migne, Patrologia latina XXX, Paris : Garnier fratres 1865, 12. 4 Virgile, Aeneis, éd. et trad. par Niklas Holzberg, Berlin : de Gruyter 2015, p. 58 : I, 278s. : « His ego nec metas rerum nec tempora pono / imperium sine fine dedi ». 5 Saint Augustin, De civitate Dei, XXX, Turnhout : Brepols 1981 (d’après CCCM Opera XIV, p. 1–2). 6 Résumé de façon exemplaire chez Edgar Salin, Civitas Dei, Tübingen : JCB Mohr 1926.

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l’idée de continuité : restauratio et renovatio côté italien, translatio côté français et côté germano-hispano-autrichien. Comme translatio imperii et studii, l’histoire de France est marquée par la configuration Rome-Paris et jusqu’à la Révolution française Auguste reste la figure emblématique qui, avec Napoléon, sort le pays des troubles de la république : Henri II est Auguste, Louis XIV est Auguste et Napoléon aussi est Auguste.7 Les esprits éclairés et la Révolution opposaient la vertueuse république à l’empire décadent : Caton servait de modèle à Rousseau tandis que Robespierre se voyait dans le rôle de Brutus. L’histoire se répète par deux fois : une fois comme tragédie et une fois comme farce, écrivait Marx. La reprise tragique, c’était la Révolution de 1789, la farce, comédie cabotine, celle de 1848 ; deux révolutions drapées dans des toges antiques, des déguisements romains.8 L’histoire européenne n’est formée que de variantes de l’histoire de Rome. Les poètes secondent la politique et dictent les scripts des différentes renaissances de Rome. Les configurations de la translatio restent déterminantes au XIXe siècle. Nouveau Virgile lui aussi, Hugo atteste après coup à Napoléon Ier que le Paris de l’Empire est devenu une Rome plus vraie, une Rome meilleure. Émile Zola au contraire considérait que l’histoire était loin d’avoir trouvé son achèvement dans le passé, qu’elle ne pouvait s’accomplir que dans un empire français à venir, l’antithèse du Second Empire. Paris devait encore et enfin devenir la vraie Troie, une troisième et vraie Rome, dont il se fait le prophète dans les Quatre Évangiles. À l’opposé de ces variantes de l’interprétation eusébienne du IVe siècle qui associe empire et salut et reste liée au paradigme romain pour cette légitimation théologico-politique, il existait depuis la Renaissance une autre translatio Romae tout aussi déterminante, mais quasiment méconnue. Elle reposait sur une conception de l’histoire éminemment sceptique. La réponse à la question posée par Pétrarque à l’aube de l’historiographie moderne – qu’est-ce que l’histoire sinon l’éloge de Rome ? Quid est enim aliud omnis historia, quam romana laus? 9 – est empreinte d’un grand scepticisme : c’est la translatio des prémices

7 Valérie Huet, « Napoleon I : a new Augustus? », dans : Roman Presences – Receptions of Rome in European Culture, 1789–1945, éd. par Catherine Edwards, Cambridge : Cambridge Univ. Press 1999, p. 53–69. 8 Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Paris : « Classiques de Poche », « Le Livre de Poche » 2007, p. 13 : « Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. » 9 Francesco Petrarca, Invectiva contra eum qui maledixit Italie, cité d’après ibid., Prose, éd. par Guido Martellotti, Milan/Naples : Riccardo Ricciardi, 1955, p. 768–807, ici p. 790.

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dévastateurs de l’histoire de Rome, du fratricide qui depuis le meurtre commis par Romulus sur son frère Rémus est la figure caractéristique de la littérature romaine. La translatio signifie ici la pérennité de la malédiction romaine. Elle condamne toute l’histoire à répéter aveuglément le fatum romain du fratricide et de la guerre civile. C’est la Rome de Lucain, la Rome des guerres civiles, décrite à l’époque des persécutions contre les chrétiens par Néron en 60, qui induit partiellement, sur le plan littéraire, la rupture de La Cité de Dieu d’Augustin avec la théorie eusébienne de l’empire. D’après cette théorie qui réalise elle-même une interpretatio christiana de Virgile, l’empire romain terrestre permet une expansion de la foi chrétienne (praeparatio evangelica) tout en étant, avec la pax romana, une figure de l’empire céleste. Les grandes prophéties virgiliennes prédisent un empire universel et éternel à l’ascension duquel avait présidé la Providence divine. L’interpretatio christiana théologico-politique fait de cet empire la condition de la catholicité universelle de l’Église romaine. Augustin, pour sa part, sépare la civitas terrena de la civitas Dei, l’histoire du monde de l’histoire du salut. D’emblée, sa Cité de Dieu se refuse à toute théologisation politique. En ce monde, empire et salut sont difficilement conciliables.10 Dans l’histoire de Rome, Augustin relève dans le fratricide dont Lucain fait la scène originelle de toute l’histoire romaine une analogie païenne avec l’histoire de Caïn. En tant que figure de la discorde sur laquelle repose toute l’histoire terrestre, elle est caractéristique de la civitas terrena. « Nos premières murailles ont été tachées du sang d’un frère », telle était la description donnée par Lucain de l’acte fondateur de Rome, soulignant ainsi le point décisif pour l’interprétation chrétienne d’Augustin : Fraterno primi maduerunt sanguine muri.11 Augustin peut reprendre mot pour mot le fratricide de la fondation de

10 Civitas Dei ne figure pas parmi les livres de sa bibliothèque, qui est cependant incomplète : cf. Ivan Leclerc, Reconstitution de la Bibliothèque de Flaubert, Paris 2008. En revanche, l’édition de la Tentation de St Antoine de Louis Bertrand (Paris 1908) comporte une autre liste fragmentaire (« Lectures de Flaubert pour la version de 1874 »), laquelle compte des extraits de l’édition parisienne de référence des œuvres d’Augustin : « Saint Augustin, La Foi, l’Espérance, la Charité, Opera omnia, Editio parisina altera, vol. VI, pars I, col. 333–410 ; Enchiridion ad Laurentium, sive de fide, spe et charitate liber unus (Paris 1837) », ainsi que des extraits portant sur certains démons de Civitas Dei, qu’il a donc consultés jusque dans les détails les plus notoires : « Augustin (Saint), La Cité de Dieu, Traduction nouvelle avec une introduction et des notes par Émile Saisset, Paris 1855, 4 vol ». 11 Lucain, Bellum civile I, 95, La guerre civile (La Pharsale), vol. I, éd. et trad. par A. Bourgery, vol. II, éd. et trad. par A. Bourgery et Max Ponchont, Paris : Société d’édition « Les Belles Lettres » 1962 ; texte repris mot à mot d’Augustin, De civitate Dei XV,5.

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Rome dans la formulation païenne du fatum romain. « Le premier fondateur de la cité de la terre fut fratricide. Transporté de jalousie, il tua son frère, qui était citoyen de la cité éternelle et étranger ici-bas », commente Augustin.12 La différence entre ces deux fratricides primordiaux réside dans le fait que Romulus et Rémus étaient citoyens d’une cité terrestre. Abel en revanche n’avait pas fondé d’Etat contrairement à Caïn, mais était resté « étranger ici-bas par la grâce », civis de la civitas Dei.13 La civitas Dei, dont l’Église est la figure, n’est jamais complètement de ce monde ; elle reste exilée sur terre, ecclesia peregrinans, en marche vers le Ciel. Le fratricide devient pour Augustin l’archétype de l’histoire terrestre, la figure du corps social fondamentalement divisé, déchiré. La guerre civile est une amplification du déchirement originel. Avec Caïn, le fondateur de la ville – tel est le point de départ exégétique reliant le concept de civitas avec Rome –, la civitas terrena suit son cours, lequel connaît son premier et terrible paroxysme en Nimrod, le chasseur devant ou contre Dieu, dans la ville de Babel. Les hommes sont rétrospectivement divisés en deux lignées, celle de Caïn et celle d’Abel. Pour la conjoncture actuelle de ce paradigme Caïn vs. Abel, on lira le poème « Révolte » dans Les Fleurs du mal de Baudelaire. La manifestation la plus forte du paradigme de la civitas terrena est Rome, car son histoire n’est qu’amplification du fratricide fondateur. L’Éducation sentimentale,14 dont l’action se passe à Paris entre 1840 et 1867 et tourne autour des événements ayant trait à la Révolution de 1848 et au coup d’État de 1851, est le roman que Flaubert a consacré à la politique de son époque. Sans cesse, on a posé la question de son engagement politique en se basant sur les oppositions classiques gauche – droite, réactionnaire – progressiste, pour les bourgeois ou pour les ouvriers, et finalement on a constaté avec déception que Flaubert avait manqué son rendez-vous avec l’Histoire – l’Histoire avec un grand H. Pour Flaubert, la question se posait en d’autres termes. Comme pour Hugo et encore pour Zola, elle se posait à lui sous forme de translatio Romae. Certes, Rome ne joue à première vue aucun rôle dans L’Éducation sentimentale même si Dussardier établit la comparaison historique habituelle entre la fin de la république romaine, qui débouche après les guerres civiles sur l’Empire, et celle de la République française de 1848 : « Maintenant, ils tuent notre

12 Augustin, De civitate Dei XV,5. 13 Augustin, De civitate Dei XV,1. 14 Toutes les citations d’après : Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, éd. par PierreMarc de Biasi, Paris : Librairie générale française, 2002. Les indications de page figurent dans le texte.

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République, comme ils ont tué l’autre, la romaine ! » (588). Le nom de la Ville éternelle n’apparaît explicitement qu’une fois comme dernier domicile de Mme Arnoux qui y vit avec son fils, lequel exerce une profession clairement babylonienne : « lieutenant de chasseurs » – bel exemple de la manière dont Flaubert inscrit ses allusions de façon cryptée : « Elle doit être à Rome avec son fils, lieutenant de chasseurs. » À Paris, tous les chemins mènent chez Mme Arnoux : « toutes les rues conduisaient vers sa maison » (134). Flaubert nous donne ainsi avec son dernier lieu de résidence une clé cachée. En faisant en sorte que toutes les rues mènent à Rome, il lui fait finir sa vie à la source de la malédiction qui pèse sur l’histoire et connaît un paroxysme à Paris. Flaubert interprète les événements de la Révolution de 1848 en suivant le schéma de la Pharsale de Lucain et de sa réception dans La Cité de Dieu de saint Augustin. Le fait que L’Éducation sentimentale se situe dans la lignée du raisonnement du Bellum civile et des fondements corrompus de toute politique n’est évoqué explicitement dans aucun passage du roman, mais y est de bout en bout inscrit de façon cryptée par le biais d’une intertextualité sophistiquée. Le traitement historico-philosophique de ce topos par Augustin est approfondi dans le roman, où il trouve une réponse anti-augustinienne. À l’instar d’Augustin, Flaubert ne voit aucune possibilité de considérer l’état social qui se manifeste dans l’État comme un stade préliminaire ou comme l’accomplissement du royaume de Dieu. L’état social ne fait que sceller le perpétuel retour de la discorde de la civitas terrena, signe de mort. Mais au contraire d’Augustin, il n’y a plus chez Flaubert de civitas Dei peregrinans qui, in terra, marche vers le Royaume des Cieux. En proie à un amour de soi absolu, la France de son époque est, comme l’empire romain, entièrement de ce monde. En superposant le récit de la révolution au motif augustinien de l’incessant retour de la discorde, L’Éducation contrecarre les éventuels espoirs terrestres de salut tels qu’ils sont propagés par les révolutionnaires de tous poils (le Christ sur les barricades). L’épisode de Fontainebleau constitue à juste titre le passage le plus célèbre de L’Éducation, il doit sa beauté, son caractère proprement sublime à cette superposition au pathos exacerbé de la Pharsale. Flaubert – et c’est là un point que, dans le feu des combats parisiens, ses lecteurs ultérieurs aux velléités révolutionnaires n’ont pas vu – superpose l’exorde de Lucain qui dépeint une Rome en ruines, la Rome post-guerre civile, à sa description de la forêt de Fontainebleau. L’escapade de Rosanette et Frédéric à Fontainebleau a lieu durant la deuxième phase de la Révolution de 1848, où les ouvriers se dressent contre le gouvernement bourgeois instauré en février après la chute de Louis-Philippe. Cavaignac fait massacrer les insurgés, ses frères d’armes de février, par la garde nationale et l’armée. « Des voyageurs, arrivés nouvellement, leur apprirent

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qu’une bataille épouvantable ensanglantait Paris » (481). Le contraste entre le Paris déchiré par les combats, résonnant des salves des exécutions, et le paysage serein, idyllique de Fontainebleau est annulé par l’intertexte du Bellum civile. Sans que Frédéric ou Rosanette sachent interpréter ces signes, la description de la forêt donne à lire Paris, alors déchiré par la fureur fratricide, comme la nouvelle Rome : le règne universel d’un déchirement du corps social. La description de la forêt présage un avenir, où les promesses de salut, prophétisées par les révolutionnaires, sont ruinées. Dans le château de Fontainebleau, Frédéric et Rosanette sont confrontés à la France de la Renaissance, « quand l’idéal était d’emporter le monde dans un rêve des Hespérides » (477). Le rêve des Hespérides revient à Fontainebleau sous forme de cauchemar.15 Il ne montre pas, comme les peintures ornant le château, des jeux amoureux dans des tons bleu et or, mais des contrées couvertes de buissons d’épines – le résultat de la guerre civile. « [L]’Hespérie est hérissée de buissons, inculte pour des années », dit Lucain (vol. I, p. 3). La forêt de Fontainebleau ne donne pas seulement l’image d’une ville morte, elle reconstitue la description par Lucain de la ville de Rome détruite par la guerre civile. Paris, la nouvelle Rome, est alors comme Rome « tachée du sang d’un frère ». À cet instant se confirme, comme le veut la translatio flaubertienne, l’horrible fatalité de la conception augustinienne de l’histoire du monde en tant que malédiction romaine. Dans sa description de la forêt, Flaubert reprend en même temps, comme en passant, tous les clichés d’Hugo et Chateaubriand, de l’Arc de triomphe et de la Promenade dans Rome au clair de lune. Tandis que l’histoire y trouvait son achèvement dans des ruines esthétiquement présentables baignant dans une lumière conciliante qui effaçait le caractère éphémère des choses terrestres et faisait de Paris une Rome meilleure, la forêt de Fontainebleau pullule de signes indélébiles d’une histoire tragique et sanglante se répétant fatalement. Tandis que les topoi antiques se succèdent de manière oppressante, elle se fond peu à peu dans l’image antique d’un orgueil démesuré menant finalement à la ruine : Quelques-uns, d’une altitude démesurée, avaient des airs de patriarches et d’empereurs, ou, se touchant par le bout, formaient avec leurs longs fûts comme des arcs de triomphe ; d’autres, poussés dès le bas obliquement, semblaient des colonnes près de tomber. (482)

15 Jean Borie, Une forêt pour les dimanches. Les romantiques à Fontainebleau, Paris : Grasset 2003, p. 331, méconnaît la fonction de la forêt en affirmant qu’elle constitue « le moment peutêtre le plus historique de l’Éducation sentimentale […] précisément parce que l’histoire y est congédiée ». Dans le même sens, Jeanne Bem, « La forêt de Flaubert. Retour sur un épisode de l’Éducation sentimentale », dans : Orients littéraires. Mélanges offerts à Jacques Huré, éd. par Sophie Basch et al., Paris : Honoré Champion 2004, p. 58.

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La taille démesurée des empereurs, les longs fûts des arcs de triomphe, les colonnes menaçant de s’effondrer – l’analyse de Lucain n’aurait pu être plus expressive : la cause de la chute de Rome, « [c]’est [l’enchaînement jaloux des destins,] le droit refusé à ce qui s’élève de tenir longtemps, la lourde chute sous un poids excessif, Rome incapable de se soutenir. »16 Il y avait des chênes rugueux, énormes, qui se convulsaient, s’étiraient du sol, s’étreignaient les uns les autres, et, fermes sur leurs troncs, pareils à des torses, se lançaient avec leurs bras nus des appels de désespoir, des menaces furibondes, comme un groupe de Titans immobilisés dans leur colère. Quelque chose de plus lourd, une langueur fiévreuse planait au-dessus des mares, découpant la nappe de leurs eaux entre des buissons d’épines ; les lichens de leur berge, où les loups viennent boire, sont couleur de soufre. (483)

Le chêne et le loup évoquent les symboles de Rome, la forêt devient romaine. Les chênes de la forêt qui se tordent et se dressent comme pris de convulsions ressemblent à un groupe de Titans figés dans leur colère, qui se lancent des menaces furibondes et s’étreignent jusqu’à s’étouffer mutuellement. Flaubert souligne avec l’ambiguïté du verbe « étreindre » (« embrasser » et « oppresser ») le motif du fratricide. Avec les Titans, Flaubert cite le mythe préhistorique de la fondation de Rome. Pris d’une fureur sauvage, les Géants se révoltent contre les dieux, qui les terrassent. Les sept collines de Rome sont les tombeaux des Géants. Lucain met en parallèle le combat des Géants et la guerre civile – l’un comme l’autre sont des guerres monstrueuses qui plongent le monde dans le chaos.17 La victoire des dieux sur les Géants qui, de Virgile à Horace, garantit l’ordre de l’univers, servait de modèle à la pax romana. Dans le texte de Lucain, Rome ne s’oppose pas au chaos, mais c’est sur son sol que le chaos se répète sans cesse : « Pharsalia nostra vivet [notre Pharsale vivra] ».18 Tandis que la poésie panégyrique de la latinité dorée célébrait la suprématie d’Auguste sur le monde en tant que victoire sur les forces du chaos, la Rome de la Pharsale représente le monde vivant du chaos et c’est ainsi que Flaubert donne à lire le Paris de son époque. Au début, Lucain expose le résultat de la tragédie qui se déroule dans la Pharsale : il ne reste de Rome que les dévastations de la guerre civile. Et c’est aussi le spectacle de dévastation et de chaos qu’offre la forêt de Fontainebleau :

16 Lucain, Bellum civile I, 71–73 ; La guerre civile, vol. I, p. 5. 17 Lucain, Bellum civile I, 37. 18 Lucain, Bellum civile, IX, 985 ; La guerre civile, vol. II, p. 176.

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Un bruit de fer, des coups drus et nombreux sonnaient : c’était, au flanc d’une colline, une compagnie de carriers, battant les roches. Elles se multipliaient de plus en plus, et finissaient par emplir tout le paysage, […] s’étayant, se surplombant, se confondant, telles que les ruines méconnaissables et monstrueuses de quelque cité disparue. Mais la furie même de leur chaos fait plutôt rêver à des volcans, à des déluges, aux grands cataclysmes ignorés. (483s.)

La carrière s’étend jusqu’à devenir un champ de ruines où n’errent plus que quelques individus isolés et où vivent les animaux sauvages. Elle représente les Hespérides dévastées, résultat d’après Lucain de la guerre civile : une contrée quasiment désertée, envahie par les buissons d’épines, avec des maisons à moitié détruites et d’immenses ruines au pied de fortifications éventrées. À la fin, le texte cite les deux mots-clés de la Pharsale : fureur et chaos. Car c’était la fureur qui faisait se dresser le beau-père contre le beau-fils, la fureur qui mène au chaos. Flaubert reprend l’analogie développée par Lucain entre le chaos de l’histoire romaine et le chaos originel de la nature. Pour Lucain, Rome détruite par une colère aveugle et une fureur sauvage devient métaphore non du bel ordre cosmique comme pour Virgile, mais métaphore du chaos originel. « Ainsi lorsque, disjoignant les liens de l’univers, l’heure suprême aura clos tant de siècles et ramené l’antique chaos, […] toute la machine désunie bouleversera les lois du monde disloqué. »19 Flaubert aussi compare la carrière devenue un champ de ruines avec les grandes catastrophes naturelles et associe l’histoire de l’empire et l’histoire de la nature dans cette expansion cosmique : « Mais la furie même de leur chaos fait plutôt rêver à des volcans, à des déluges, aux grands cataclysmes ignorés. » C’est l’histoire d’une catastrophe se renouvelant éternellement. Le chaos formulé par Flaubert avec Lucain, image du déchirement et du combat intérieur, de la destruction et du meurtre fratricide, constitue d’après Flaubert comme d’après Lucain le début et la fin d’une histoire, de l’Histoire sanglante et tragique. Rosanette, qui se détourne de ce spectacle parce que « ça la rendrait folle », a raison, sans se douter le moins du monde de ce qu’elle dit. La carrière avec son vacarme assourdissant a été lue comme le symbole du Paris de la Révolution de 1848 et du Paris des années 1860, époque à laquelle Flaubert écrit son roman, comme le commentaire ravageur du nouveau Paris transformé par Haussmann.20 Mais c’est moins le Paris de la révolution et du Second Empire qui transparaît dans la forêt et la carrière de Fontainebleau que la Rome de Lucain. Le Paris du baron Haussmann s’avère être l’héritier de la condition romaine de la civitas terrena.

19 Lucain, Bellum civile I, 72–80 ; La guerre civile, vol. I, p. 5. 20 Cf. Rainer Warning, Die Phantasie der Realisten, München : Fink 1999.

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La comparaison entre l’histoire politique comme histoire naturelle, entre la révolution ou la guerre civile d’une part et les catastrophes naturelles d’autre part se retrouve partout dans l’Éducation ; la prise du pouvoir par le peuple aux Tuileries est stylisée comme catastrophe naturelle dans la métaphore du « déluge » et des « flots vertigineux. » La comparaison qui, dans la Pharsale, établit un parallèle entre l’effondrement du royaume et l’effondrement du cosmos, reprend l’analogie virgilienne cosmos – empire et la retourne pour en faire une typologie négative et ironique. Rome est à l’image du cosmos – à vrai dire du chaos – un lieu de discorde originelle. Sous la surface idéologique virgilienne de l’accomplissement téléologique transparaît chez Lucain un anéantissement cyclique, qu’Augustin soumet à l’interpretatio christiana allégorique. Chez Flaubert, cet anéantissement s’accomplit, si on peut dire, en ce moment en Paris, la nouvelle Rome. La rage et la fureur – ira ferox en tant que moteur de la guerre civile chez Lucain – sont mises en scène peu avant l’escapade de Frédéric et Rosanette dans le couple formé par le futur beau-père et le futur gendre, les principaux acteurs de la Pharsale, César et Pompée. Tous deux se placent du côté de la légalité et de l’ordre contre la révolte des ouvriers. Certes, ils ne s’opposent pas comme chez Lucain dans une fureur qui mène à la guerre civile, mais sont unis dans leur rage. Dambreuse, le grand bourgeois apparemment si cultivé, le grand spéculateur, banquier richissime, est si furieux qu’il se promène avec un cassetête dans la poche : « Il se montrait furieux jusqu’à porter un casse-tête dans sa poche » et Martinon n’est pas en reste : « Martinon, aussi, en avait un » (472). Cette violence fratricide, ils n’en feront pas usage personnellement, car ils auront des intermédiaires. Le « régisseur » de Monsieur Dambreuse, Monsieur Rocque, défendra les intérêts de son maître, sa vision des choses – escroquerie, chantage, meurtre (368). Cela montre bien l’ironie de Flaubert, car un régisseur est « une personne physique qui dirige une régie intéressée » (Petit Robert). En même temps qu’a lieu l’escapade de Frédéric et Rosanette à Fontainebleau, à Paris le père Roque, vêtu de l’uniforme suranné de la garde nationale, tue un insurgé. Indépendamment de leurs positions politiques, presque tous participent dans L’Education à la guerre civile et tuent leurs frères. Les plus répugnants ne sont pas les ouvriers, mais les bourgeois vainqueurs qui massacrent les vaincus.21 Et si dans L’Éducation le droit n’est peut-être pas du côté des vaincus, des insurgés de juin, des républicains, la compassion leur est assurée. Le Second Empire instauré par le coup d’État de 1851 est présenté dans L’Éducation comme

21 Ici, Flaubert n’a utilisé que des journaux de droite comme documents sur la Révolution de février, mais il s’est appuyé sur la presse de gauche pour les Journées de juin et le coup d’État.

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un régime qui légitime le fratricide et est donc encore plus durement condamné que chez Marx ou Hugo. Avec Lucain, L’Éducation montre une guerre civile qui, pour reprendre les termes de Lucain, est « plus que civile […], le crime est devenu un droit ».22 L’histoire développée dans L’Éducation est l’histoire d’une révolution qui ne révolutionne rien du tout, mais qui répète inconditionnellement la malédiction du fratricide. Le mot-clé n’est révélé que peu à peu pour être enfin non pas articulé, mais mis en scène. Le fantôme du fratricide hante d’emblée la révolution. Dussardier est fidèle à la république parce qu’il y voit un régime porté non par le fratricide, mais par l’amour fraternel. Il déteste l’autorité « en place » parce qu’il voit dans chaque représentant de l’autorité, dans chaque policier un « parricide » potentiel (353). Le travail du texte de l’Éducation consiste à montrer que cette nouvelle révolution, comme toute révolution, est la perversion de la promesse révolutionnaire liberté – égalité – fraternité. Un jour, – à quinze ans, – dans la rue Transnonain, devant la boutique d’un épicier, il avait vu des soldats, la baïonnette rouge de sang, avec des cheveux collés à la crosse de leur fusil ; depuis ce temps-là, le Gouvernement l’exaspérait comme l’incarnation même de l’Injustice. Il confondit un peu les assassins et les gendarmes ; un mouchard valait à ses yeux un parricide. (353)

On se moque souvent de Dussardier, le petit employé presque illettré qui n’a lu que deux livres : il confond tout et ne comprend pas vraiment ce qui se passe autour de lui. L’ironie de l’histoire réside toutefois dans le fait que Dussardier a bel et bien raison : les soldats auront, après les massacres des Journées de juin, du sang sur leur baïonnette et des cheveux collés à la crosse de leur fusil puisqu’ils auront tué leurs anciens frères d’armes. La garde nationale et les gendarmes deviendront parricides. Sénécal, devenu mouchard dans une dictature, tue Dussardier, aux côtés duquel il avait combattu durant des années ; au nom de l’autorité, il élimine celui qui avait essayé de le sauver des griffes de l’autorité. Le tyran issu du coup d’État déclarera tous ces crimes légaux. La mission de Dussardier consiste à empêcher le fratricide, il en sera victime à la fin. Hercule blond, il sauve dans la scène où nous faisons sa connaissance un jeune homme, presque encore un enfant, des brutalités policières ; il se retrouve en prison et perd son travail. La deuxième fois, sur les barricades de la révolution de juin, il se bat aux côtés de la garde nationale contre les émeutiers et, bien que dans le camp bourgeois, il risque sa vie pour sauver l’un

22 Lucain, Bellum civile I, 2 ; La guerre civile.

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des insurgés d’une mort certaine ; lui-même s’en tire avec une grave blessure. Cette scène se passe vers la fin de la révolution de juin, alors que l’insurrection ouvrière est pour ainsi dire réprimée par Cavaignac. Pour la structure de L’Éducation, elle est importante parce que la Révolution de 1848 aux allures de Révolution de 1789 drapée dans le drapeau tricolore, rappelant le tableau de Delacroix La liberté guidant le peuple (1830) et devenue icône nationale, est ici qualifiée pour la première fois de fratricide : Le samedi, au haut d’une barricade, dans la rue Lafayette, un gamin enveloppé d’un drapeau tricolore criait aux gardes nationaux: « Allez-vous tirer contre vos frères ! » Comme ils s’avançaient, Dussardier avait jeté bas son fusil, écarté les autres, bondi sur la barricade, et, d’un coup de savate, abattu l’insurgé en lui arrachant le drapeau. On l’avait retrouvé sous les décombres, la cuisse percée d’un lingot de cuivre. (499)

L’ambivalence de cette phrase donne le vertige, car « abattre » signifie aussi « massacrer ». À la fin, c’est tout juste si l’on sait qui est retrouvé blessé sous les décombres, l’insurgé ou le membre de la garde nationale. L’ambiguïté du pronom personnel souligne le fait qu’ils sont égaux, qu’ils sont frères. La scène dans laquelle Dussardier, le commis presque illettré, un peu limité, marche contre les insurgés et sauve un « frère » au péril de sa vie, se répète sous la forme inverse, quand il est tué par son « frère » Sénécal. La malédiction du fratricide s’accomplit d’une manière fort peu inattendue et obtient force de loi sous le regard effrayé de Frédéric au moment du coup d’État de 1851. Les protagonistes Sénécal et Dussardier font partie du groupe d’amis qui gravitent autour de Frédéric et Deslauriers : côte à côte, puis changeant de camp, ils participent aux combats. Sénécal est jeté en prison pour avoir participé à un attentat à la bombe ; Dussardier fait tout ce qui est en son pouvoir pour le sauver. Sénécal est aux côtés des insurgés vaincus tandis que Dussardier rejoint les rangs de la garde nationale et est blessé. Sénécal, qui s’efforce de ressembler à Blanqui, passe du camp des socialistes révolutionnaires et des poseurs de bombe à celui des indicateurs de police et des défenseurs du coup d’État qui signe l’échec de la révolution et sonne le glas de la république. Avec son épée, il tue Dussardier qui, représentant la position politique inverse, meurt pour la république : Mais, sur les marches de Tortoni, un homme, – Dussardier, – remarquable de loin à sa haute taille, restait sans plus bouger qu’une cariatide. Un des agents qui marchait en tête, le tricorne sur les yeux, le menaça de son épée. L’autre, alors, s’avançant d’un pas, se mit à crier: – Vive la République ! Il tomba sur le dos, les bras en croix. Un hurlement d’horreur s’éleva de la foule. L’agent fit un cercle autour de lui avec son regard; et Frédéric, béant, reconnut Sénécal. (614)

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Le fratricide se passe à l’antique. Dussardier apparaît sous forme de cariatide tandis que Sénécal porte un tricorne. Aveugle, « le tricorne sur les yeux », « sans bouger », immobile comme une statue : la tragédie s’accomplit en eux et par eux. Dans cette scène s’accomplit ce que le roman a construit par étapes ; la foule assiste au meurtre, que Frédéric reconnaît comme fratricide. Dussardier s’écroule, « les bras en croix », sous le signe de la croix. Nous y reviendrons. La place particulière accordée à ce passage est soulignée par ce dont Proust a fait l’éloge dans le style de Flaubert, le « blanc » qui occulte tout simplement seize ans d’histoire. « Il voyagea », c’est ainsi que Flaubert débute le nouveau chapitre, le « il » étant Frédéric : « Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues » (615). La manière dont l’épisode de la forêt de Fontainebleau doit être lu se retrouve dans la description du camp où les vaincus des Tuileries sont parqués et brutalement assassinés par la garde nationale et l’armée, leurs frères d’armes de la révolution de février.23 Affamés, secoués par la fièvre, croupissant dans leurs propres excréments entre des cadavres en décomposition, ils sont repoussés à coup de baïonnettes quand ils s’avisent de s’approcher des barreaux pour respirer un peu d’air frais. Bien que la révolution ait été vaincue, elle a triomphé sur toute la ligne : son objectif, l’égalité de tous, est atteint, mais nullement comme l’entendait la formule égalité – fraternité ; l’égalité est atteinte dans la souffrance et l’absence de miséricorde, avec des « bêtes brutes », plus sanguinaires que les bêtes sauvages. La raison a été ébranlée dans ses fondements, elle a disparu au profit d’une nouvelle barbarie. Le père Roque tue de sangfroid un jeune homme, presque encore un enfant, qui demande du pain. Le hurlement poussé par la foule horrifiée se répète lors du meurtre commis par Sénécal sur Dussardier au moment du coup d’État. Dans un commentaire auctorial on ne peut plus dénué d’ironie, Flaubert tire son jugement sur les événements de 1848 de l’autorité de la Pharsale.24 Comme Lucain, il oppose la furor à la ratio et à la pietas, comparant les hommes avides de voir couler le sang à des animaux sauvages, la guerre civile à un cataclysme cosmique (BC I, 73–82; IV, 240):

23 Cf. pour les sources historiques de cette scène Pierre Marc de Biasi, « Qu’est-ce que cela veut dire, la réalité ? Le cryptage du réel dans l’Éducation sentimentale », dans : Le Flaubert réel, éd. par Barbara Vinken et Peter Fröhlicher, Tübingen : Niemeyer 2009, p. 61–78. 24 Christopher Prendergast, The Order of Mimesis : Balzac, Stendhal, Nerval, Flaubert, Cambridge : Cambridge Univ. Press, 1986, p. 339, cite ce passage pour prouver l’absence totale et ostentatoire d’ironie chez Flaubert.

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Ils furent, généralement, impitoyables. […] et, en dépit de la victoire, l’égalité […] se manifestait triomphalement, une égalité de bêtes brutes, un même niveau de turpitudes sanglantes; […] La raison publique était troublée comme après les grands bouleversements de la nature. Des gens d’esprit en restèrent idiots pour toute leur vie. (501s.)

La scène la plus horrible de L’Éducation, dont la lecture glace le sang, dépeint cette brutalité barbare. Avec une cruauté bestiale, l’épée est retournée contre soi-même, contre les frères d’armes d’hier, aujourd’hui vaincus, faibles, démunis, affamés, implorant pour avoir du pain. Un d’eux, un adolescent à longs cheveux blonds, mit sa face aux barreaux en demandant du pain. M. Roque lui ordonna de se taire. Mais le jeune homme répétait d’une voix lamentable: – Du pain ! […] et, porté jusqu’à la voûte par le flot qui l’étouffait, le jeune homme, la tête en arrière, cria encore une fois: – Du pain ! – Tiens ! en voilà ! dit le père Roque, en lâchant son coup de fusil. Il y eut un énorme hurlement, puis rien. Au bord du baquet, quelque chose de blanc était resté. (502)

Au lieu de distribuer du pain, source de vie, le « le père Roque », un citoyen respectable sur lequel Dambreuse bâtit sa réussite, son empire – Tu es Petrus – est source de mort. Après le meurtre, le père Roque, aussi lâche que vindicatif, s’en retourne dans sa maison où il est accueilli par sa fille, avant de partager la soupe avec les siens, mais celle-ci ne passe pas. Nous reviendrons sur cette cène (avec un ‹ c ›) et sur le pain un peu plus tard. Les révolutionnaires espèrent de la révolution le contraire du fratricide : l’avènement sur terre d’un nouveau royaume d’amour, d’une ère d’égalité et de fraternité.25 Dans ce nouveau royaume, la situation historique, les conditions de la vie terrestre doivent être abolies au profit d’une nouvelle Alliance de justice et d’amour du prochain qui ne connaît ni hiérarchie des classes ni hiérarchie des sexes. Ce nouvel état marqué par un amour fraternel universel tient à une nouvelle forme de gouvernement, la république socialiste : « Tout ce que je trouve de christianisme dans les révolutionnaires m’épouvante ! », écrit Flaubert à George Sand en 1868.26 La Révolution de 1848 apparaît dans L’Éducation explicitement comme un espoir d’avènement de ce nouveau règne de l’amour comme ère de fraternité. Les révolutionnaires sont tous d’accord sur ce point,

25 Pour le contexte ayant trait à l’histoire des idées, voir l’étude monumentale de Paul Bowman, Le Christ sur les barricades, 1789–1848, Paris : Éd. du Cerf 1987. 26 Correspondance III, 770 (531) : À George Sand, 5 juillet 1868.

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quel que soit leur courant politique : « Les autres […] l’écoutaient discourir sur le suffrage universel, d’où devait résulter le triomphe de la Démocratie, l’application des principes de l’Évangile » (391), dit Sénécal. Et Dussardier, l’homme à deux livres, le seul qui se sacrifiera pour l’idéal de la charité et de la fraternité, s’écrie après 48 heures de combats, l’occupation des Tuileries et la proclamation de la république : « J’en arrive ! tout va bien ! le peuple triomphe ! les ouvriers et les bourgeois s’embrassent ! ah ! si vous saviez ce que j’ai vu ! quels braves gens ! comme c’est beau ! » (433s.) Pendant la Révolution française, où Robespierre copiait Caton l’Ancien et Saint-Just Brutus, les vertus viriles de la république romaine étaient mises en scène avec une rhétorique antique. Pendant les révolutions de février et de juin, la république romaine revient sous un double déguisement, celui de la première appropriation de Rome sous la Révolution de 1789 : et, comme chaque personnage se réglait alors sur un modèle, l’un copiant Saint-Just, l’autre Danton, l’autre Marat, lui, il [Sénécal] tâchait de ressembler à Blanqui, lequel imitait Robespierre. Ses gants noirs et ses cheveux en brosse lui donnaient un aspect rigide, extrêmement convenable. (450)

Ce serait du déjà-vu, quelque chose de pathétique, s’il n’y avait pas une petite différence décisive qui s’annonce chez Michelet pour être développée par Proudhon et entrer dans sa version dans L’Éducation. De même que la structure Ancienne Alliance – Nouvelle Alliance venait se greffer sur la Querelle des anciens et des modernes, le retour de la république antique est associé au nouveau royaume de la Rédemption chrétienne. Flaubert raconte l’histoire séculière comme une perversion de l’histoire du salut. Prenons l’un de ses topos préférés. Le « Club de l’Intelligence » est un rassemblement d’adeptes d’un courant charismatique attendant une sorte de Pentecôte de l’amour universel où la Nouvelle Alliance doit devenir réalité. Le moment était venu d’inaugurer le règne de Dieu ! L’Évangile conduisait tout droit à 89 ! Après l’abolition de l’esclavage, l’abolition du prolétariat. On avait eu l’âge de haine, allait commencer l’âge d’amour. (453)

Un orateur défend ici la position de Proudhon et des Saint-Simoniens, mais on est pris dans un brouhaha babylonien grotesque où personne ne comprend plus personne. Cette absence de compréhension est illustrée par la langue étrangère qui est parlée, l’espagnol. Tandis qu’il est question d’amour du prochain, c’est un égoïsme sourd et aveugle qui est pratiqué. Le Club de l’Intelligence est démasqué comme club de la folie universelle (453). Tout en annonçant le règne de la fraternité, il pratique la lutte fratricide ; sciemment, Sénécal coupe court à la candidature de Frédéric. Dans un véritable crescendo – au sens propre du

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terme puisqu’on crie de plus en plus fort et qu’on comprend de moins en moins –, L’Éducation dépeint le chaos originel qui enfle précisément dans le Club de l’Intelligence jusqu’à entraîner une cacophonie sauvage, un brouhaha babylonien. L’art de Flaubert et la peine qu’il s’est donnée pour évoquer cette cacophonie, sont attestés par le fait que pour ce passage il a fait retraduire mot pour mot en espagnol le discours effectivement prononcé par un patriote espagnol afin de décrire Babel : chacun parle dans sa langue et personne ne comprend, parce que chacun ne comprend que ce qu’il pense lui-même ; là s’exprime sa volonté de puissance, laquelle ne peut que s’opposer aux intérêts d’autrui : chacun pour soi et Dieu contre tous. La Nouvelle Alliance d’amour est un événement unique dans lequel l’Histoire s’accomplit et connaît un tournant inédit. Dans le texte de Flaubert, l’avènement de cet événement unique est présenté comme une citation éculée, un retour du toujours-même, suivant le schéma de ce qu’il devait interrompre une fois pour toute. Il ressemble à une comédie de bas étage. L’Éducation ne manque pas de souligner cette annonce inflationnaire qui, par le seul fait qu’elle se répète, sape l’idée de salut. Rien d’étonnant à ce que le protagoniste le plus en vue de ce nouveau règne de l’amour soit un comédien, le beau Delmar : « Il avait une mission, il devenait Christ » (278). Deux concepts chrétiens centraux qui doivent former toute histoire sont cités ici : celui de la mission et celui de l’imitatio Christi : « il devenait Christ ». Tous deux sont ramenés au rang d’un mauvais spectacle dans lequel la mission se résume à l’annonce de sa propre gloire et l’imitation du Christ à la coiffure : « Il avait de longs cheveux noirs disposés à la manière du Christ » (140). L’avènement d’une Nouvelle Alliance inouï faite d’amour et de fraternité dans une république refondée est opposé dans L’Éducation au retour de l’histoire romaine. Mais celle-ci, toujours entendue comme cyclique, soumet l’histoire de l’humanité à un fatal éternel retour avec l’illusion d’écrire une histoire de la rédemption. Dans L’Éducation, le sacrifice par amour qui devait représenter un tournant par rapport au fratricide est travesti. Le tournant rédempteur que signifient l’incarnation et la mort sur la croix font place aux « cataclysmes » et aux « bouleversements » – éternel retour du chaos, du déchirement –, mais celui-ci se présente comme farce tragique, sous le couvert de la rédemption. Chez Flaubert, il n’existe plus d’espace de salut en dehors du malheur. Leur opposition est annulée. Car c’est l’espace du malheur qui progresse sous l’apparence du salut. Alors que le règne de l’amour semble connaître une expansion, c’est le règne de la haine qui s’étend pour culminer dans le fratricide. Dans ce roman où tout le monde trompe, dupe et trahit tout le monde, où le ressentiment, la jalousie et la haine prédominent et où l’éducation de Frédéric consiste à endurcir son cœur dans un amour aveugle de soi, destructeur de tout, tout

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est édulcoré par la rhétorique hypocrite et douceâtre du cœur bon, du cœur compatissant, du cœur d’or. Le fratricide dans lequel se manifeste l’histoire est – et c’est en cela que consiste L’Éducation – la figure d’un monde de cœurs de pierre au sens paulinien, de cœurs voués à la cupiditas dominandi, de cœurs qui ne sont pas régis par l’amour, mais par l’orgueil, la colère, la fureur, le despotisme, le goût immodéré du plaisir, la cupidité, les mensonges et les tromperies, l’ennui et l’envie, la jalousie et la haine. Revenons-en à l’adolescent aux longs cheveux blonds qui demande du pain et à qui on donne la mort, et à Dussardier qui à la fin meurt « les bras en croix ». Le fratricide s’achève sous le signe du pain et de la croix. La terrible ironie de l’histoire, qui en fait en même temps son pathos tragique, réside dans le fait que la répétition du fratricide produit des figures christiques – sans que Dussardier ou l’adolescent blond ne sachent ce qui leur arrive. Le pathos de la croix est souligné par la manière dont les figures de la croix et celle du Christ sont contrecarrées dans L’Éducation. Les signes de croix sont disséminés arbitrairement dans le texte, à l’insu des protagonistes. Et il n’y a pas que le plus méprisable d’entre eux, le comédien Delmar, qui fasse tout son possible pour ressembler au Christ. Avant que ne commence son duel avec Frédéric, l’aristocrate Cisy s’évanouit de peur, les bras en croix lui aussi : « Sa tête se renversait, ses bras s’écartèrent, il tomba sur le dos, évanoui » (349). Et par deux fois, l’attitude de Dussardier reproduit l’image de la croix avant qu’il ne devienne lui-même dans sa mort un signe de croix. La première fois, il croyait triompher et pouvoir annoncer la Bonne Nouvelle : « Toute la terre libre ! toute la terre libre ! Et, embrassant l’horizon d’un seul regard, il écarta les bras dans une attitude triomphante » (434). La deuxième fois, il en appelle à tous les hommes de bonne volonté que chantent les anges annonçant la naissance du Christ ; ramené à la réalité par les événements politiques, Dussardier ne peut plus espérer leur aide : Il se prit le front à deux mains ; puis, écartant les bras comme dans une grande détresse : Si on tâchait, cependant ! Si on était de bonne foi, on pourrait s’entendre ! Mais non ! Les ouvriers ne valent pas mieux que les bourgeois, voyez-vous ! (589)

Une reprise soigneusement élaborée pour aller crescendo du motif de la croix, qui devient de moins en moins synonyme d’espoir, transforme la croix, signe de salut triomphal, en un signe de désespoir absolu et de pure souffrance incarné par Dussardier sans qu’il en ait conscience. Dans le corps du martyre Dussardier affalé sur les marches, dans sa croix qui ne délivre pas l’histoire du fratricide, mais en atteste le caractère fatal, répétitif, le pathos tragique de l’histoire est devenu vivant – on pourrait presque dire sur un mode pathétique qu’il est ressuscité. Ce qui dans la formule de la croix s’est figé jusqu’à devenir un cliché, se refuse à toute ironie. Au dernier moment, la structure ironique qui, dans

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cette histoire, ne peut plus garder ses distances bascule dans une souffrance qui ne veut pas édifier, mais ébranler jusqu’aux fondements d’une tradition déformée. C’est seulement dans le retournement antique de son message de salut que la croix devient le signe du pur pathos. Dans L’Éducation, l’histoire ne s’accomplit pas dans le salut et la rédemption ; si Flaubert les évoque, c’est uniquement comme espoir contrecarré. Il tient à la figure de la croix pour perpétuer son souvenir, mais aussi de façon dissimulée en mémoire du Christ, et remémore une alliance d’amour dont plus aucune trace ne se retrouve en dehors du texte. Que fait donc Flaubert en représentant par un montage intertextuel très sophistiqué le Paris des événements de 1848 qui s’achèveront un peu plus tard par un coup d’État comme la Rome de Lucain, déchirée par la guerre civile ? Que fait-il en mettant en scène la révolution et sa répression comme la répétition aveugle de la scène originelle de toute la funeste histoire terrestre, la scène originelle de la civitas terrena, de la malédiction du fratricide romain ? Il la donne à lire différemment. Il dévoile ce qui lui paraît être la vérité de l’histoire, où les protagonistes sont aveuglés par la concupiscentia, l’envers de l’amour. Il retire leur légitimation politique à la répression de la Révolution et au Second Empire. Ainsi le pire des crimes devient légitime. Mais tout ceci ne signifie pas que Flaubert se place du côté des révolutionnaires. C’étaient des idéologues qui associaient république et salut, qui espéraient des bouleversements politiques qu’ils amènent le salut de la fraternité ; cependant, ils n’agissaient pas par altruisme, mais par égoïsme, faisant revivre un ancien schéma du malheur. Eux aussi jouaient un rôle funeste. En prenant parti pour les victimes, Flaubert retire leur fondement à toutes les formes d’idéologie politique – y compris celle de la république, qui représente en France une sorte de religion laïque. Il reconnaît en elle une pure hypocrisie qui ne vise qu’à défendre ses propres intérêts. Flaubert est donc loin d’avoir manqué son rendez-vous avec l’histoire.27 Mais comme Augustin, qui lui a appris à lire l’histoire, il en a une piètre opinion. L’histoire est pour lui l’« éternelle misère de tout », qui se donne à lire dans l’épisode du château de Fontainebleau comme le résumé augustinien de l’histoire terrestre, comme series calamitatum. Reste à la littérature d’en commémorer les victimes. Flaubert s’inscrit dans le conflit des interprétations qui ressurgit sans cesse à propos de Rome et de la translatio Rome – Paris. Ce conflit soulève toujours

27 Cf. l’ouvrage épochal de Hans Robert Jauß, « Die beiden Fassungen von Flauberts ‹ Éducation sentimentale › », dans : Heidelberger Jahrbücher, 2 (1958), p. 96–116 : « Flauberts Éducation gipfelt in seiner Kritik am Mythos der Geschichte und stellt die historische Vernunft ineins mit dem Sinn der persönlichen Erfahrung seines romantischen ‹ Helden › in Frage » (p. 115).

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les mêmes questions : l’histoire terrestre et l’histoire du salut sont-elles conciliables ou faut-il les dissocier ? Quels sont les liens entre littérature et politique ? La conception romantique, républicaine de l’histoire se retrouve dans la Révolution de 1848. Elle est représentée par des gens comme Michelet et Hugo. Elle légitime certaines formes de gouvernement sur un plan théologique, en leur appliquant des schémas théologiques. Pour Flaubert, ce type de théologie politique constitue le péché originel. Sa variante la plus dépravée est représentée par Sénécal et Hussonnet, quand ils justifient le massacre de la Saint-Barthélemy, « cette vieille blague de la Saint-Barthélemy » (233), au nom d’une religion et d’un royaume. La Ligue devient l’« aurore de la Démocratie, un grand mouvement égalitaire contre l’individualisme des protestants » (233), des propos grotesques. Flaubert partage le point de vue d’Augustin, mais sans Civitas Dei en perspective. La littérature ne peut donc jamais chez Flaubert, comme chez Hugo et Michelet, servir à glorifier la politique ; elle ne peut qu’illustrer l’aveuglement théologico-politique et le donner à lire comme dévastateur. La glorification et la déception – et c’est seulement sur ce point que s’accorde le XIXe siècle en France – n’ont jamais été aussi manifestes que dans la Rome antique. À Rome, dans ses textes et ses pierres, se révèle la vérité de l’histoire.

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« J’arrange le château et la forêt de Fontainebleau. Quel travail ! » Le musée imaginaire de Flaubert dans un épisode-clé de L’Éducation sentimentale

Fig. 1 : Jean-Léon Gérôme, Audience des ambassadeurs de Siam à Fontainebleau, 1864. Musée national de Versailles (Gerald M. Ackerman, La vie et l’œuvre de Jean-Léon Gérôme, Paris : A.C.R. 1992, p. 74).

Frédéric Moreau « avait soif d’abandonner Paris ».1 Avec Rosanette, il passe alors trois jours au château et dans la forêt de Fontainebleau (du jeudi 22 jusqu’au dimanche 25 juin 1848). Cet épisode bellifontain représente non seulement une sorte de parenthèse dans le récit, mais marque aussi un point of no return dans le déroulement des événements romanesques de L’Éducation sentimentale. L’épisode est riche en impressions visuelles et en descriptions pittoresques, qui constituent autant de tableaux du « musée imaginaire » de Flau-

1 Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, présentation, notes, dossier chronologique, bibliographie mise à jour en 2013 par Stéphanie Dord-Crouslé, Paris : Flammarion 2013, p. 427. Les références ultérieures seront dans le corps du texte (= ÉS). Note: Je voudrais remercier Barbara Vinken, Rebekka Schnell, Iris Lauterbach et Françoise Gaillard qui ont relu et corrigé mon texte. https://doi.org/10.1515/9783110658965-004

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bert, lequel se rendit deux fois sur les lieux pendant l’été 1868. Dans cet article, je voudrais montrer comment l’écrivain se sert du cadre architectural et des appartements du château pour faire le portrait d’une génération perdue, celle des années 1840–50. Cette génération déracinée qui mène une vie pour ainsi dire achronique et a perdu la mémoire du passé, est incapable de se situer dans l’Histoire. Les réactions des deux voyageurs vis-à-vis de la nature qui entoure le château ainsi que des œuvres d’art qu’il abrite, reflètent l’attitude oublieuse de l’histoire d’une bourgeoisie française critiquée par Flaubert.

1 Un palais royal désert L’histoire postrévolutionnaire du palais de Fontainebleau jusqu’à l’année 1869, année de publication de L’Éducation Sentimentale, peut être vite racontée. Pendant la Révolution, le château est vidé de son mobilier et c’est seulement sous Napoléon Ier qu’il est remis en fonction.2 En effet, à partir de 1804, l’Empereur le fait remeubler et il y tient sa cour pour laquelle il fait aménager quarante appartements. En 1814, il y prononcera son abdication. Notons que le futur Napoléon III est baptisé au château le 4 novembre 1810. Sous la Restauration et sous les Bourbons, Fontainebleau tombe de nouveau dans l’oubli. Les premiers travaux de restauration sont entrepris sous la Monarchie de Juillet. Louis-Philippe fait redécorer et remeubler l’intérieur du château. Après d’importants travaux de remaniements dans le style de l’historicisme des années 1840–50, le palais de Fontainebleau est classé « monument historique » en 1862. Sous le Second Empire, le château fait partie, avec SaintCloud, Compiègne et Biarritz, des lieux de villégiature de la cour. En 1863, Eugénie fait aménager un musée chinois dans quatre salles du rez-de-chaussée pour y exposer ses collections d’œuvres d’art d’Extrême-Orient. Celles-ci proviennent du garde-meuble impérial (notamment des saisies révolutionnaires), d’acquisi-

2 Étienne Jamin, Fontainebleau, ou notice historique et descriptive sur cette résidence royale, Paris : A. Huré – Delaunay, Paulin 1834, p. 45: « La Révolution qui détruisit tant de choses et en construisit tant d’autres, épargna Fontainebleau. Il semblait qu’elle le considérât comme destiné à perpétuer le souvenir des grandes phases de notre Histoire : mais cette résidence royale, naguère si fastueuse et brillante, devint tout à coup déserte, et on put bientôt lui appliquer avec vérité ce vers d’Athalie ‹ Et de Jérusalem l’herbe couvre les murs ›. [La citation racinienne ce trouve en effet dans Esther, acte I, scène I : « Et de Jérusalem l’herbe cache les murs ! »] Fontainebleau tomba donc tout à fait dans l’oubli, mais ce ne fut que pour se relever un peu plus tard avec majesté, et devenir le séjour favori du Maître de l’Europe. »

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tions effectuées par Napoléon III et Eugénie, du sac du Palais d’Été de Pékin par le corps expéditionnaire franco-britannique en 1860, enfin des cadeaux diplomatiques de l’ambassadeur du royaume de Siam reçu à Fontainebleau en 1861 (fig. 1). Comme tous les châteaux des rois de France après la Grande Révolution (notamment le célèbre Musée historique de Versailles, également mentionné par Flaubert dans L’Éducation Sentimentale),3 Fontainebleau est transformé en musée. Dans les années 1830, 40 et 50, les visites touristiques proprement dites du château n’existaient pas. Quand Flaubert se rend à Fontainebleau, le 7 août 1868, il doit de pouvoir pénétrer dans le château à Octave Feuillet, bibliothécaire impérial au château depuis 1867.4 Les photographies de Pierre-Ambroise Richebourg témoignent de la présentation du musée chinois au château de Fontainebleau. Opticien de formation, révolutionnaire en 1848, franc-maçon et bonapartiste, Richebourg joua un rôle important en tant photographe officiel sous le Second Empire et s’illustra dans les genres les plus divers. Associé à la diffusion d’événements politiques ainsi que familiaux (par exemple, le baptême du prince impérial en 1856), il prend des vues des résidences officielles telles que l’Hôtel de ville de Paris, le palais du Luxembourg, le palais de l’Élysée, etc. L’idée de procéder par la photographie à un travail de documentation sur la nouvelle demeure impériale, en l’occurrence Fontainebleau, est extraordinaire. Vers 1864–65, Richebourg réalise des photos de ces intérieurs luxueux et déserts (fig. 2). Par leur couleur brunâtre et leur luminosité rêveuse, ces photos semblent n’inventorier que des endroits abandonnés. Dans ce château pour ainsi dire « hors fonction » qui n’est plus habité par les rois de l’Ancien Régime, mais seulement et temporairement (quand il fait beau) par un Empereur imposteur, le temps semble s’être arrêté et s’être figé. Flaubert a reproduit ce coloris mélancolique dans les premières impressions visuelles de Frédéric et de Rosanette : après avoir traversé la grille d’entrée du château, ils s’aperçoivent dans la cour du fer à cheval du « ton fauve des briques ». Le château désert semble dans un sommeil de Belle-au-bois-dormant

3 En même temps, Flaubert mentionne la grande galerie du Muséum d’histoire naturelle à Paris (ÉS, 211). 4 Lettre du 10 août dans Gustave Flaubert, Correspondance III, janvier 1859 – décembre 1868, édition présentée, établie et annotée par Jean Bruneau, Paris : Gallimard « Bibliothèque de La Pléiade » 1991, p. 787 : « Vendredi dernier j’ai été à Fontainebleau et grâce à Octave Feuillet j’ai pu voir une partie du palais » ; voir aussi Mme Octave Feuillet, Quelques années de ma vie, Paris : Calmann Lévy 1899, chapitre XXIII : « Mon mari est nommé bibliothécaire de l’Empereur. – Ma visite à Fontainebleau. – Quelques lettres de mon mari. – Adieu », p. 317–367.

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Fig. 2 : Pierre-Ambroise Richebourg, L’intérieur de la Salle de Bal au château de Fontainebleau, photographie, vers 1864–65.

depuis des siècles : « l’ensemble du palais, couleur de rouille comme une vieille armure, avait quelque chose de royalement impassible, une sorte de grandeur militaire et triste » (ÉS, 428). Cette tristesse est renforcée par un souvenir que Flaubert avait sans doute à l’esprit: la cour du fer à cheval (aussi nommée la cour des Adieux) fut le théâtre de l’abdication honteuse de Napoléon, peinte par Antoine Alphonse Montfort d’après le fameux tableau d’Horace Vernet Adieu de Napoléon à la Garde impériale dans la cour du Cheval-Blanc dans le château de Fontainebleau (20 avril 1814). Dans sa Notice historique et descriptive sur la résidence royale de Fontainebleau, parue pour la première fois en 1834, Étienne Jamin a mis en exergue un poème de Clovis Michaux qui résume sur un ton mélancolique la déchéance et la dégradation de ce « magnifique sépulcre orné par tous les arts », tombé dans un oubli quasiment complet au début du XIXe siècle : Ville où le Temps chemine à pas appesantis, / Riche de souvenirs, mais pauvre d’industrie ; / Des blessés de tous les partis / Tranquille et douce infirmerie ; / Fontainebleau, salut ! La paix est avec toi. / Sommeiller dans ta gloire est ton royal emploi. / Fatigué de Paris, le rêveur solitaire / Aime à voir, sans témoins, fleurir ton vieux parterre, / Libre arène, où jamais son regard curieux / D’un second promeneur n’a rencontré les yeux. / Il aime, quand, le soir, son démon l’y ramène, / À visiter ton parc et son désert si beau [...].5

5 Jamin, op. cit., p. IX.

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Le seul être vivant que Frédéric et Rosanette rencontrent est un domestique qui pourtant semble se dissoudre comme un fantôme au cours de leur visite du château – dans la rédaction finale du texte, il n’a même plus droit à son pourboire, encore prévu dans les brouillons qui réécrivent la scène maintes fois. Il est réduit à la seule fonction de porte-clés donnant aux visiteurs parisiens accès à l’intérieur du château. Cette sorte d’entrée bourgeoise a remplacé l’entrée royale d’autrefois. À l’intérieur, les meubles d’époque sont ensevelis sous une poussière séculaire, ou recouverts de housses qui transforment l’ancienne demeure royale en salle de séjour bourgeoise – les tapisseries à sujets héroïques mentionnées dans le texte ne se réfèrent à rien d’autre qu’à cette poussière, pareille à un drap de mort : Ensuite, ils traversèrent la salle du Conseil, la salle des Gardes, la salle du Trône, le salon de Louis XIII. Les hautes croisées, sans rideaux, épanchaient une lumière blanche ; de la poussière ternissait légèrement les poignées des espagnolettes, le pied de cuivre des consoles ; des nappes de grosses toiles cachaient partout les fauteuils ; on voyait au-dessus des portes des chasses Louis XV, et ça et là des tapisseries représentant les dieux de l’Olympe, Psyché ou les batailles d’Alexandre. (ÉS, 428)

Ces tapisseries sont complètement anachroniques, car elles symbolisent la gloire de l’Ancien Régime, surtout celle réalisée d’après un carton de Charles Le Brun représentant l’Histoire d’Alexandre. Frédéric et Rosanette sont tout seuls dans le vaste bâtiment. Le Fontainebleau de l’année 1848 n’est plus le cadre des fêtes galantes de la Renaissance, ce n’est plus le milieu courtois fastueux, vibrant de convivialité et d’érotisme, décrit dans les ouvrages de Pierre de Bourdeille, dit Brantôme. Les miroirs ternis ne resplendissent plus de la beauté des Dames illustres françoises et estrangères, ni des Hommes illustres et Grands capitaines estrangers et françois ni D’aucunes belles rodomontades espaignolles (d’ailleurs, ce n’est pas par hasard si Flaubert nourrit l’imaginaire de Frédéric sur la Renaissance française par la lecture de Brantôme).6 Ces miroirs n’ont plus d’autre fonction que de refléter un geste coquet de Rosanette : « Quand elle passait devant les glaces, [elle] s’arrêtait une minute pour lisser ses bandeaux. » Des temps héroïques de la Renaissance, il ne reste que quelques anecdotes de type « sex and crime » :

6 « Les distractions de Frédéric étaient moins sérieuses. Il dessina dans la rue des Trois-Rois la généalogie du Christ, sculptée sur un poteau, puis le portail de la cathédrale. Après les drames moyen âge, il entama les mémoires : Froissart, Comines, Pierre de l’Estoiles, Brantôme » (ÉS, 57).

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Enfin, un domestique, portant un trousseau de clefs, parut. Il leur montra d’abord les appartements des reines, l’oratoire du Pape [Pie VII, qui fut emprisonné par Napoléon à Fontainebleau en 1812, comme on le voit sur une estampe italienne contemporaine Pie VII à Fontainebleau reçoit les hommages des fidèles], la galerie de François Ier, la petite table d’acajou sur laquelle l’Empereur signa son abdication [moment honteux imprimé dans la mémoire visuelle des Français par François Bouchot en 1843, et surtout par le fameux portrait de l’ex-Empereur las et brisé de Paul Delaroche], et, dans une des pièces qui divisaient l’ancienne galerie des Cerfs, l’endroit où Christine fit assassiner Monaldeschi [l’écuyer et l’amant de la reine Christine de Suède qui le fit exécuter à Fontainebleau, épisode de l’histoire du château qui est mentionné dans tous les guides touristiques, et qui, au XIXe siècle, était surtout connu par le drame historique d’Alexandre Dumas : Stockholm, Fontainebleau, Rome. Trilogie dramatique sur la vie de Christine, paru en 1830].7

Ce drame fatal intéresse particulièrement Rosanette qui « écouta cette histoire attentivement ; puis, se tournant vers Frédéric : – C’était par jalousie, sans doute ? Prends garde à toi ! » (ÉS, 428). Dans L’Éducation sentimentale, le château de Fontainebleau après trois révolutions successives est devenu un lieu de défaites, d’abandons, de captivités honteuses. Mais toutes les tragédies de l’histoire de France ne sont que d’un intérêt médiocre pour nos deux touristes qui s’étaient justement éloignés de la capitale pour échapper à l’histoire sanglante de la révolution de juin 1848. Leur lune de miel ressemble plus à une fuite, à une escapade amoureuse.8 Ils ne veulent absolument pas que leur soient rappelés les événements tragiques qui se passent à quelques kilomètres seulement de leur refuge bellifontain et font preuve d’un refus de se souvenir, d’accepter que, comme l’a dit Cicéron, l’histoire est la maîtresse de la vie. Ce refus se manifeste dans la phrase prononcée par Rosanette dans la Salle de Bal au château : « Ça me rappelle des souvenirs ! ». En disant cela elle fait preuve de son incapacité à se situer dans l’histoire – elle ne sait même pas ce que c’est que de se souvenir de quelque chose. Mais reprenons le passage entier dans lequel Frédéric fait un effort d’instruction historique et de galanterie à la fois : Frédéric fut pris par une concupiscence rétrospective et inexprimable. Afin de distraire son désir, il se mit à considérer tendrement Rosanette, en lui demandant si elle n’aurait pas voulu être cette femme. – Quelle femme ? – Diane de Poitiers ! Il répéta : – Diane de Poitiers, la maîtresse d’Henri II. Elle fit un petit : Ah ! Ce fut tout. Son mutisme prouvait clairement qu’elle ne savait rien, ne comprenait pas, si bien que par complaisance il lui

7 Clovis Michaux, « Fontainebleau », dans : Jamin, op. cit., p. XII et suivantes. 8 Dolf Oehler, « Der Tourist. Zu Struktur und Bedeutung der Idylle von Fontainebleau in der Éducation sentimentale », dans : Erzählforschung. Ein Symposium, sous la dir. de Eberhard Lämmert, Stuttgart : Metzler 1982, p. 490–505.

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dit : Tu t’ennuies peut-être ? – Non, non, au contraire ! Et, le menton levé, tout en promenant à l’entour un regard des plus vagues, Rosanette lâcha ce mot : – Ça me rappelle des souvenirs ! (ÉS, 429).

Son ignorance de l’Histoire la prive de souvenirs et la condamne à ne vivre que dans le moment présent. L’Histoire (avec un H majuscule) ne lui dit rien. Il ne s’agit pour elle que d’historiettes piquantes et, dans l’Histoire ramenée à son horizon intellectuel, seules l’intéressent les anecdotes. Ainsi deux jours plus tard, dans la forêt, elle raconte à son amant « son histoire » personnelle, « des détails sur elle-même », sur son initiation sexuelle. Elle confesse même son âge à la fin de l’épisode de Fontainebleau, quoique « sans le vouloir », « tout cela sans transitions » (ÉS, 436). Évoquant ses souvenirs un peu au hasard des associations, elle jette une lumière sur quelques épisodes de sa vie sans en donner une vue d’ensemble, il n’en résulte que des clichés instantanés. Pour Frédéric non plus, ce n’est pas l’Histoire authentique qui importe, mais l’historicisme romantisant qui lui permet de se bercer dans sa « concupiscence rétrospective », pleine de sentimentalisme douçâtre. La réflexion historico-philosophique sur laquelle se clôt l’épisode de la « visite du château » n’est pas moins banale : Les résidences royales ont en elles une mélancolie particulière, qui tient sans doute à leurs dimensions trop considérables pour le petit nombre de leurs hôtes, au silence qu’on est surpris d’y trouver après tant de fanfares, à leur luxe immobile prouvant par sa vieillesse la fugacité des dynasties, l’éternelle misère de tout ; – et cette exhalaison des siècles, engourdissante et funèbre comme un parfum de momie, se fait sentir même aux têtes naïves. (ÉS, 430)

En réduisant cette méditation romantique à la Chateaubriand sur les ruines romaines, à une réflexion triviale sur le fait que le bâtiment est trop grand pour le petit nombre des hôtes, l’auteur fait s’ennuyer jusqu’à ses propres personnages. À preuve ce que l’on peut lire dans la phrase suivante : « Rosanette bâillait démesurément » – en imitant de ce fait la bouche béante des carpes de l’étang auxquelles elle s’était auparavant amusée à jeter « des morceaux de pain dans l’eau, pour voir les poissons bondir » (ÉS, 430). Dans la fameuse scène de la promenade dans la forêt Frédéric, lui aussi, réduit l’histoire tragique de la Révolution de 48 à une affaire dont il se désintéresse.9 La politique qui deviendra le passé historique de demain n’existe pour lui que comme un écho lointain, un bruit qui vient déranger la mise en scène de son idylle sylvestre

9 Joseph Jurt, « Die Wertung der Geschichte in Flauberts Éducation sentimentale », dans : Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte, 7 (1983), p. 141–168.

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Fig. 3 : Eugène Cuvelier, Carrefour de l’Épine, photographie, vers 1860. © National Gallery of Art, Washington.

dans une nature qui semble complètement intacte comme le montrent les photographies contemporaines (fig. 3) : Quelquefois, ils entendaient tout au loin des roulements de tambour. C’était la générale que l’on battait dans les villages, pour aller défendre Paris. – Ah ! tiens ! l’émeute ! disait Frédéric avec une pitié dédaigneuse, toute cette agitation lui apparaissant misérable à côté de leur amour et de la nature éternelle. (ÉS, 436)

2 L’inversion du sens ou le non-sens de la visite Dans la Salle de Bal du château,10 le 27 juin 1861, l’ambassadeur du royaume de Siam attend d’être reçu par Napoléon III. Cet événement ne fut pas seulement

10 Dorothee Rondorf, Der Ballsaal im Schloss Fontainebleau. Zur Stilgeschichte Primaticcios in Frankreich, thèse Bonn 1967 ; Chantal Eschenfelder, Der Ballsaal von Schloß Fontainebleau, Frankfurt am Main : Lang 1999 ; Luisa Capodieci, « Le roi, la lune et l’amour dans la salle de

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le favori de la presse quotidienne (par exemple dans un numéro de L’Illustration), il répondit aussi de manière parfaite aux goûts orientalisants de l’époque que l’on retrouve chez les particuliers lors de fêtes somptueuses et de grandes réceptions ou dans des lieux comme l’Alhambra, cette boîte de nuit remplie d’accessoires d’un orient rêvé qui sert de lieu d’échappée exotique à la bourgeoisie parisienne dans L’Éducation sentimentale. Prosper Mérimée, témoin du spectacle de la réception de l’ambassadeur, a dénoncé dans une lettre datée « Fontainebleau, 24 juin 1861 » ce sensationnalisme envers tout ce qui est exotique et qui provient d’un orient indistinct – qu’il soit arabe, turc, chinois ou bien siamois : Notre grande attente en ce moment est celle des ambassadeurs siamois, qui viennent jeudi. On dit qu’ils se présenteront à quatre pattes, selon l’usage de leur pays, rampant sur les genoux et sur les coudes. Quelques-uns ajoutent qu’ils lèchent le parquet, saupoudré de sucre candi à cet effet [...].11

Cet imaginaire orientalisant est représenté de manière exemplaire dans le tableau de Jean-Léon Gérôme Audience des ambassadeurs de Siam à Fontainebleau (fig. 1). Peinte en 1864, la toile se réfère dans sa composition, à deux modèles : d’abord au Louis XIV reçoit dans la galerie des Glaces de Versailles Mehmet Raza-Bey, ambassadeur extraordinaire du Shah de Perse Tahmasp II, le 19 février 1715 (attribué à Antoine Coypel ou à Nicolas de Largillière, vers 1715), et au Couronnement de Napoléon Bonaparte de Jacques-Louis David. Le mur de la cheminée de la Salle de Bal – qui sur la toile de Gérôme, est caché par un baldaquin impérial majestueux – représentait, depuis la Renaissance, la place d’honneur, celle où trônait le roi lors des fêtes, des banquets et

bal à Fontainebleau », dans : ¿ Renaissance en France, Renaissance française ?, sous la dir. de Henri Zerner et Marc Bayard, Paris : Académie de France à Rome 2009, p. 293–322 ; Colette Di Matteo, « La Salle de Bal de Fontainebleau et ses restaurations », dans : La Festa delle arti. Scritti in onore di Marcello Fagiolo per cinquant’anni di studi, sous la dir. de Vincenzo Cazzato, Sebastiano Roberto et Mario Bevilacqua, t. II, Roma : Gangemi 2014, p. 1058–1063 ; Anne-Marie Lecoq, « L’iconographie de la salle de bal à Fontainebleau : une hypothèse de lecture », dans : Henri II et les arts. Actes du colloque international, École du Louvre et Musée National de la Renaissance – Écouen, 25, 26 et 27 septembre 1997, sous la dir. de Hervé Oursel et Julia Fritsch, Paris : École du Louvre 2003, p. 381–408. 11 Lettres de Prosper Mérimée à Madame de Montijo, texte présenté et annoté par Claude Schopp, Paris : Mercure de France 1995, t. II, p. 233 ; Christophe Beyeler, « Parade de Cour dans la maison des siècles : la Réception des ambassadeurs siamois à Fontainebleau représentée par Gérôme », dans : Le Siam à Fontainebleau. L’ambassade du 27 juin 1861, sous la dir. de Xavier Salmon, Fontainebleau/Paris : RMN Grandpalais 2011, p. 14–23.

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des réceptions d’ambassadeurs étrangers.12 C’est donc un haut lieu diplomatique, figurant chez Gérôme, qui a été usurpé par Louis Napoléon Bonaparte, devenu Empereur à la suite du coup d’État du 2 décembre 1851 – acte scandaleux de prétention que cette occupation par un régime dépourvu des codes de préséance. Le cérémonial et la tradition royale sont comme effacés par cet acte d’occupation d’une place à laquelle cet homme nouveau n’a pas droit. Lors de leur visite du château, Frédéric et Rosanette, eux aussi, suivent un itinéraire contraire aux usages du cérémonial de l’Ancien Régime : au lieu d’entrer par la Porte Dorée, de traverser la cour ovale, de monter l’escalier d’honneur et de parcourir les appartements royaux jusqu’à la salle de fête, ils inversent le parcours. Cet itinéraire inversé aboutit à un mélange des sphères inconvenant (c’est-à-dire de la sphère du religieux avec celle du profane et de l’érotique). C’est par la petite porte de la chapelle Saint-Saturnin qu’ils arrivent presque directement dans la Salle de Bal, ce qui signifie qu’ils auraient surpris le roi trônant à sa place d’honneur devant la cheminée, au lieu de l’approcher dans une attitude humble et conforme à l’étiquette, comme le fit l’ambassadeur du royaume de Siam. Si les deux touristes inversent le sens de la visite, c’est qu’ils sont sans plan, leur guide a disparu. Livrés à eux-mêmes ils n’ont plus de points d’orientation, plus de points de repères, ni historiques, ni géographiques. Ils ne savent donc plus trouver le bon chemin, ils marchent à contresens : cette inversion crée un effet de non-sens / nonsense. La Salle de Bal est la plus grande salle du château. Ici, symboliquement vide, elle ne laisse voir que son absence de fonctions. L’admiration de Frédéric et de Rosanette – comme celle de tous les touristes dépourvus de culture artistique et ignorants des faits historiques – ne s’attache surtout qu’aux données quantitatives (la grandeur, le nombre) et qu’à la valeur matérielle des choses à voir : Ils furent éblouis par la splendeur du plafond, divisé en compartiments octogones, rehaussé d’or et d’argent, plus ciselé qu’un bijou, et par l’abondance des peintures qui couvrent les murailles depuis la gigantesque cheminée où des croissants et des carquois entourent les armes de France, jusqu’à la tribune pour les musiciens, construite à l’autre bout, dans la largeur de la salle (ÉS, 428).

Leur vide intérieur, qui se manifeste dans leurs réactions, correspond au vide de la salle.

12 Voir la gravure d’Adam Brosse, « Disposition du festin fait par Sa Majesté à Messieurs les Chevaliers après leurs creations faitte a Fontaine-Bleau le 14 may 1633 », 1633–34, Washington, National Gallery of Art, reproduit dans l’article de Capodieci, op. cit., 2009, p. 294.

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La cheminée de cette salle telle qu’elle était en 1848 montre aussi que la royauté française comme idéologie nationale n’a plus de valeur actuelle. L’effort de François Ier pour effectuer une translatio Romanae Imperii à Fontainebleau, a visiblement échoué. Entre 1540 et 1545, le Primatice avait fait faire des plâtres des célèbres statues antiques en la possession du Pape qui se trouvaient dans la cour du Belvedere à Rome, pour en tirer ensuite les premières fontes de taille exacte.13 Jusqu’en 1793, les fontes du Primatice des deux satyres della Valle montaient la garde à gauche et à droite de la cheminée. Pendant la Terreur, ces statues furent fondues pour être réduites à leur pure valeur matérielle et monnayable. « Convertis en armes de guerre, ou en monnaie de billon »,14 ils sont les victimes fameuses du vandalisme révolutionnaire qui ravageait alors toutes les demeures royales en France.15 La Restauration a remplacé les deux satyres agiles, dont le bronze scintillait autrefois au feu de la cheminée, par deux colonnes blanches, stériles, d’une surface mâte (cf. fig. 2).16 Les autres statues du Primatice avaient été transférées dans le Jardin des Tuileries, qui fut également dévasté par l’émeute révolutionnaire en 1848.17 Cet échec de la translatio se donne aussi à lire dans la forêt de Fontainebleau, où la nature est transformée en métaphore de l’Empire romain tombé en ruines, comme l’a démontré Barbara Vinken :18 en se renversant la tête, on apercevait le ciel, entre les cimes des arbres. Quelques-uns, d’une altitude démesurée, avaient des airs de patriarches et d’empereurs, ou se touchant par le bout, formaient avec leurs longs fûts comme des arcs de triomphe ; d’autres, poussés dès le bas obliquement, semblaient des colonnes près de tomber. (ÉS, 433)19

13 Christine Tauber, Manierismus und Herrschaftspraxis. Die Kunst der Politik und die Kunstpolitik am Hof von François Ier, Berlin : Akademie 2009. 14 Jamin, op. cit., deuxième édition, 1838, p. 137. 15 Christine Tauber, Bilderstürme der Französischen Revolution. Die Vandalismusberichte des Abbé Grégoire, Freiburg i. Br. : Rombach 2009. 16 Monographie du palais de Fontainebleau, dessinée et gravée par M. Rodolphe Pfnor, accompagnée d’un texte historique et descriptif par M. Champollion-Figeac, III vol., Paris : A. Morel et Cie. 1863–1885, vol. II [1863]. 17 Dolf Oehler, « Zum gesellschaftlichen Standort der Neurose-Kunst. Sartres Idiot der Familie und Flauberts Éducation sentimentale : Versuch einer vergleichenden Lektüre », dans : Sartres Flaubert lesen. Essays zu ‹ Der Idiot der Familie ›, sous la dir. de Traugott König, Reinbek bei Hamburg : Rowohlt 1980, p. 149–190. 18 Dans l’admirable chapitre sur L’Éducation sentimentale dans Flaubert. Durchkreuzte Moderne, Frankfurt am Main : Fischer 2009, p. 226–349. 19 L’analogie arbre / colonne figure dans les notes prises lors de la promenade en 1868 : « La futaie de hêtres est très hte – on dirait de colonnes dont les feuillages sont les chapiteaux évasés » (Carnet de travail n° 12, f° 35v°). Un grand merci à Sylvie Giraud de m’avoir indiqué cette note de documentation.

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Bien entendu, c’est la Rome impériale et non pas la Rome républicaine qui est mise en parallèle avec la décadence et la chute souhaitée du Second Empire par Flaubert. Cette Rome impériale revient sous une forme pervertie d’abord dans les guerres civiles de 1848, ensuite dans le Second Empire. Flaubert, dans le texte final, fait pour ainsi dire renaître (sinon ressusciter) les satyres antiques dans une sorte de tableau vivant d’une fantasmagorie rétrograde, (qualifiée dans les brouillons20 de « rêverie historique »), imaginée par Frédéric dans la Salle de Bal. D’abord, dans ce passage, on peut constater une transition de la perception visuelle des couleurs à une perception auditive. Les couleurs sont dissoutes par la vapeur, les sons ne se présentent à l’oreille que sous forme de résonances indirectes, de réminiscences lointaines : le soleil faisait briller les peintures, le ciel bleu continuait indéfiniment l’outremer des cintres ; et, du fond des bois, dont les cimes vaporeuses emplissaient l’horizon, il semblait venir un écho des hallalis poussés dans les trompes d’ivoire, et des ballets mythologiques, assemblant sous le feuillage des princesses et des seigneurs travestis en nymphes et en sylvains. (ÉS, 429)

Cette vision se réfère à la visite de Charles-Quint à Fontainebleau autour de Noël 1539. Flaubert avait connaissance de cet événement historique grâce à sa lecture du guide touristique d’Adolphe Joanne, Fontainebleau. Son palais, ses jardins, sa forêt et ses environs, paru à Paris chez Hachette dans la collection des « Guides Joanne » en 1867. Dans le chapitre sur l’histoire du château, il pouvait trouver les informations suivantes : En 1539, Charles-Quint demanda à François Ier la permission de traverser la France pour aller apaiser une sédition à Gand. Le P[ère] Dan raconte [dans son ouvrage Le tresor des merveilles de la maison royale de Fontainebleau contenant la description de son antiquité, de sa fondation, de ses bastimens, de ses rares peintures, tableaux, emblemes, & deuises : de ses iardins, de ses fontaines, & autres singularitez qui s’y voyent, Paris, 1642] qu’à Fontainebleau, il fut reçu à la lisière de la forêt par une troupe de seigneurs et de dames‚ déguisés en dieux et déesses bocagères, qui, au son des hautbois, composèrent une danse rustique, puis se perdirent dans les ombres des bois.21

20 Michaux, « Fontainebleau », op. cit., p. XIX et suivantes : « Déjà de toutes parts revivent palpitants / Cent chefs-d’œuvre flétris par la rouille du temps ; / Tout s’anime en ces murs ; et leur magnificence / Voit resplendir les jours d’une autre Renaissance. / De ce vieux camp royal quand les bleus pavillons / Le soir vont s’allongeant dans l’ombre, / Quand la lune, à minuit, sur l’ardoise moins sombre / Verse l’argent de ses rayons, / Des Rois tes devanciers, on dit que sous ces dômes / Parfois on voit errer les timides fantômes. [...] Mais les morts sont muets ; dans cette étrange veille, / Quand ils ont admiré la royale merveille, / Pour en garder l’image ils referment les yeux, / Puis regagnent leur tombe, à pas silencieux. » 21 Guide Joanne, op. cit., p. 38.

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Fig. 4 : Francesco Primaticcio, Faune, Sylvain et Pan, 1539. Plume, encre, lavis, aquarelle. Biblioteca Nazionale Centrale, Florence (Catalogue Primatice. Maître de Fontainebleau, Paris, 2004, p. 124, fig. 22).

Outre cet intertexte découvert par Éric Le Calvez,22 on peut aussi trouver une sorte « d’interpicturalité » : il existe en effet un dessin du Primatice (aujourd’hui conservé dans la Biblioteca Nazionale Centrale à Florence, fig. 4) avec un « Fauno », un « Sylvano » et un « Pan » qui semble représenter ces costumes composés de feuilles, les personnages travestis se trouvaient littéralement assemblés « sous le feuillage ». Mais malgré cette vision bocagère d’un style primaticien authentique, et malgré le fait que « pour se distraire de sa passion calamiteuse » pour Mme Arnoux, Frédéric « résolut de composer une Histoire de la Renaissance », celui-ci n’en tire que des conclusions stéréotypées, pleines d’adjectifs clichés de roman historique : « – époque de science ingénue, de passions vio-

22 Voir par exemple, avec plusieurs reprises : « Visite guidée. Genèse du château de Fontainebleau dans L’Éducation Sentimentale », dans : Genesis, 5 (1994), p. 99–116 ; « Notes de repérage et descriptions dans L’Éducation Sentimentale (II). Genèse de la forêt de Fontainebleau », dans : Neuphilologische Mitteilungen, XCV/3 (1994), p. 363–383 ; Flaubert topographe : L’Éducation sentimentale. Essai de poétique génétique, Amsterdam : Rodopi 1997, chapitre VI.5, « Le tropos de Fontainebleau », p. 240–248 ; La production du descriptif : exogenèse et endogenèse de L’Éducation sentimentale, Amsterdam : Rodopi 2002, chapitre 4.2, « Documents et intertextes. Le château de Fontainebleau », p. 192–220.

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lentes et d’art somptueux, quand l’idéal était d’emporter le monde dans un rêve des Hespérides, et que les maîtresses des rois se confondaient avec les astres » (ÉS, 266). Flaubert dénonce la vanité de tous les efforts entrepris par Frédéric pour acquérir un savoir historique. D’ailleurs, la Renaissance n’est pas un sujet que celui-ci poursuit avec un intérêt passionné, tout au contraire, il adopte « le premier sujet qui se présenta ». Par conséquent, et bien qu’il étudie les humanistes, les philosophes, les poètes, bien qu’il aille « au Cabinet des estampes voir les gravures de Marc-Antoine [Raimondi] » et bien qu’il tâche « d’entendre Machiavel », ce sont (comme dans toute l’éducation sentimentale du protagoniste) les femmes, plus précisément, les maîtresses, qui l’excitent. Il perçoit les fresques de la Salle de Bal comme des clichés (au sens propre du terme qui provient du lexique de l’imprimerie : Abklatsch)23 de style troubadour. Cette perception est d’autant plus adéquate à la décoration de la salle en 1848, que celle-ci se trouve dans un état restauré, voire complètement redécoré. Des décorations originales maniéristes du Primatice et de Niccolò dell’Abbate, exécutées entre 1552 et 1556 ou 1558, il ne reste presque rien. La Salle de Bal fut complètement remanié par le peintre Jean Alaux entre 1834 et 1837.24 L’épisode de Fontainebleau dans L’Éducation sentimentale devient ainsi un passage-clé qui illustre l’échec de la conception de la mimésis dans la littérature historiciste du XIXe siècle : pour être capable d’imiter un modèle historique, on doit avoir des connaissances profondes des modèles à imiter (ou de la nature qui, elle aussi, est déjà complètement pervertie). « La plus belle de ces fameuses » maîtresses, que Frédéric croit reconnaître dans les deux « Dianes », à droite (la « Diane chasseresse ») et à gauche (la « Diane Infernale ») de la cheminée dans la Salle de Bal, n’est que le fruit d’une restauration erronée dans le (haut-)goût historisant. Sur les deux dessins préparatoires du Primatice, Diane avec Cerbère et l’Amour et Diane sur un char attelé de dragons, aujourd’hui conservés à l’Albertine à Vienne, on ne voit aucun attribut qui permette d’identifier les deux femmes comme Diane. Les croissants sur leurs têtes, dans les fresques de la Salle de Bal, ont été ajoutés par le restaurateur. Anne-Marie Lecoq a récemment identifié l’iconographie originale des deux

23 Harald Nehr, « Sehen im Klischee – Schreiben im Klischee. Zum Verhältnis von Wahrnehmung, bildender Kunst und Künstlern in Gustave Flauberts L’Éducation sentimentale », dans : Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte, 27 (2003), p. 117–130. 24 Nom que Flaubert ne mentionne pas dans ses brouillons ; là, on trouve seulement les noms des restaurateurs de la galerie François Ier, qui pourtant ne sont pas repris dans la rédaction finale du texte ; voir Le Calvez, « Visite guidée », 1994, p. 112, Transcription 5 : extrait de N.A.F. 17607, f° 120 v°.

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tableaux : c’étaient une Déméter-Cérès (avec son char de dragons) et une Perséphone (fille de Déméter) que le Primatice avait voulu représenter et qui ont été déguisées en Dianes dans la « restitution » d’Alaux (qui ne connaissait pas les dessins du Primatice et qui avait trouvé les peintures dans un état abominable, ce qui ne l’aidait pas beaucoup dans son travail). Il a donc transformé ces déesses de l’antiquité en doubles de la maîtresse du roi, Diane, omniprésente dans la Salle de Bal, ainsi que dans tout l’imaginaire bellifontain (par exemple comme chasseresse audacieuse dans un tableau anonyme de l’École de Fontainebleau, ou sur la fontaine dans le jardin, parfois sous forme de la mère fondatrice de Fontainebleau, la fameuse nymphe bellifontaine, peinte par exemple par le Rosso dans la galerie François Ier, reproduite dans une gravure de Pierre Milan et René Boyvin, avant 1553). Les touristes du XIXe siècle veulent croire que Diane de Poitiers « s’était fait peindre […] sans doute pour marquer sa puissance jusque par-delà le tombeau ». Une réminiscence d’elle persiste, « il reste là quelque chose d’elle, une voix indistincte, un rayonnement qui se prolonge » (ÉS, 429), jusqu’au temps bourgeois des années 1840–50, une période avide d’historiettes piquantes, de sensations fortes, pour couvrir l’état pitoyable et chaotique de leur propre présent.

3 La nature pervertie de la forêt et son imaginaire L’imaginaire de la décoration du château de Fontainebleau (même s’il n’est pas mentionné dans le texte) trouve son pendant dans les passages où Flaubert dépeint l’état d’esprit du couple dans la forêt.25 Les deux amants n’arrivent à établir de relation directe ni avec l’art, ni avec l’histoire, ni avec la nature. Ils sont autant l’un que l’autre coupés de toutes ces sphères. Le lieu de passage entre l’art et la nature, c’est la Grotte des Pins au château, abri de la nymphe de Fontainebleau, avec ses atlantes rustiques en bosses prétendument naturelles qui représentent certains visages des bronzes du Primatice, celui de Laocoon et d’un de ses fils. Dans la forêt, Frédéric et Rosanette ont une apparition effrayante, qui contraste avec une scène touchante : « à vingt pas d’eux, sous les arbres, une biche marchait, tranquillement, d’un air noble et doux, avec son

25 Voir l’article assez naïf de Frank-Rutger Hausmann, « Im Wald von Fontainebleau – Sehnsuchtsort oder Metapher des Erzählens ? », dans : Sehnsuchtsorte. Festschrift zum 60. Geburtstag von Titus Heydenreich, sous la dir. de Thomas Bremer et Jochen Heymann, Tübingen : Stauffenburg Festschriften 1999, p. 135–144.

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faon côte à côte. » La réaction de Rosanette face à ce tableau vivant d’une nature non corrompue semble provenir directement d’un album de souvenirs kitsch à la Bambi : Elle « aurait voulu courir après, pour l’embrasser. » Mais cette représentation d’une nature intacte n’est pas plus accessible à la touriste parisienne que l’histoire du château. S’ensuit la revanche de la nature sous la forme d’une sorte de Laocoon perverti : Elle eut bien peur une fois, quand un homme, se présentant tout à coup, lui montra dans une boîte trois vipères. Elle se jeta vivement contre Frédéric ; – il fut heureux de ce qu’elle était faible et de se sentir assez fort pour la défendre. (ÉS, 435)26

Le dépaysement des Parisiens éloignés de leur ambiance urbaine leur fait peur. Cette nature, qui se défend avec ses propres moyens contre son appropriation inappropriée, s’annonce déjà dans le château où une statue de Tribolo, la Natura aux seins multiples, se trouvait dans un passage situé entre l’Escalier du roi et la Salle de Bal (fig. 5). Cette féminité surabondante, quasiment contre nature, trouve son pendant dans l’atmosphère lourde, imprégnée d’odeurs orientalisantes de la forêt : « Quelque chose de plus lourd, une langueur fiévreuse planait au-dessus des mares » (ÉS, 433), ou bien : « Une odeur résineuse emplissait l’air chaud, des racines à ras du sol s’entrecroisaient comme des veines » (ÉS, 431). Cette végétation surabondante et proliférante de manière démesurée fait trébucher Rosanette « désespérée », elle a « envie de pleurer » et c’est seulement dans une cabane « sous un toit de branchages » où elle peut acheter des souvenirs sculptés en bois (donc d’un bois apprivoisé et transformé en marchandise kitsch) que « la joie lui revint » (ÉS, 431). Rosanette ne sait conserver en fait de souvenirs que des souvenirs touristiques qui s’achètent, tout comme son amour vénal, et qui font partie de la sphère économique de l’échange des marchandises. Même les membres démesurément allongés des demoiselles érotiques en stuc du Primatice dans la ci-devant Chambre de Mme d’Estampes, maîtresse favorite de François Ier, avec leurs compagnons, les satyres (qui d’ailleurs étaient déjà entrés en scène avec la Natura de Tribolo et avec les satyres en stuc de la galerie François Ier), se retrouvent dans les arbres de la forêt :

26 Je remercie Sylvie Giraud de m’avoir indiqué l’arrière-plan réaliste de cet épisode en me renvoyant aux vipères nombreuses en forêt de Fontainebleau. Sous le Premier Empire, un médecin a voulu les éradiquer en proposant une prime pour chaque tête apportée. Le 5 juillet 1848, le conseil municipal de Fontainebleau attribua officiellement un crédit à la dépense. Barrage, un homme du pays, en a fait une véritable industrie, les vendant aux pharmacies pour leur venin. En août 1868, lors de son repérage en forêt de Fontainebleau, Flaubert a vu un chasseur de vipères, et a noté « hommes = à vipères avec une boîte à grilles » (Carnet de travail n° 12, f° 38v°).

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Fig. 5 : Niccolò Tribolo, La Nature, 1528. Château de Fontainebleau. Musée du Louvre (Janet Cox-Rearick, The Collection of Francis I: Royal Treasures, Antwerp, 1995, p. 316).

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Cette foule de grosses lignes verticales s’entrouvrait. […] Les hêtres, à l’écorce blanche et lisse, entremêlaient leurs couronnes ; des frênes courbaient mollement leurs glauques ramures ; dans les cépées de charmes, des houx pareils à du bronze se hérissaient ; puis venait une file de minces bouleaux, inclinés dans des attitudes élégiaques ; et les pins, symétriques comme des tuyaux d’orgue, en se balançant continuellement, semblaient chanter. (ÉS, 433)

La perception touristique qui domine la visite du château se retrouve dans l’expérience de la nature que font nos deux « amants dans la campagne » (pour faire allusion au titre d’un tableau de Gustave Courbet, peint en 1844). Contrairement au château, la forêt de Fontainebleau est devenue un lieu de promenade touristique dès les années 1830–40. Le responsable principal de cette mise en valeur de la nature pour le tourisme fut l’ancien combattant de l’Armée napoléonienne, Claude-François Denecourt 27 qui, en 1839, publia le premier de ses fameux guides Denecourt, élargis sans cesse et réédités un très grand nombre de fois jusqu’à sa mort en 1875.28 Ces guides étaient accompagnés de cartes et d’itinéraires, et, dans les éditions ultérieures, de gravures des plus fameuses curiosités et des lieux de visite obligatoires (des points de vue pittoresques, arbres et rochers remarquables auxquels Denecourt donne des noms, par exemple Le Henri IV et le Sully, chênes des gorges d’Apremont). À partir de 1842, il ne se contente plus d’indiquer les promenades, mais commence à tracer luimême les chemins en forêt, parfois avec l’aide de carriers.29 Dans un album publié séparément sous le titre Souvenirs de Fontainebleau, il rassemble les illustrations de son guide Le palais et la forêt de Fontainebleau. Guide historique et descriptif suivi d’un aperçu d’histoire naturelle de la forêt en 27 planches de grande taille (fig. 6).30 En 1862, Napoléon III offrit à sa cousine un de ces albums 27 Théophile Gautier lui a donné le surnom de « sylvain » dans Hommage à Claude François Denecourt. Fontainebleau. Paysages – Légendes – Souvenirs – Fantaisies, Paris : Hachette et Cie 1855 (avec la participation de plusieurs auteurs romantiques, entre autre Lamartine, Hugo, George Sand, Baudelaire, etc.) ; Karin Westerwelle, « Fontainebleau », dans : Arsen bis Zucker. Flaubert-Wörterbuch, sous la dir. de Barbara Vinken et Cornelia Wild, Berlin : Merve 2010, p. 94–102 ; Jean Borie, La Forêt des illusions. Les Romantiques à Fontainebleau, Paris : Grasset 2003. 28 Fontainebleau, son château et sa forêt. L’invention d’un tourisme (1820–1939), sous la dir. de Annick Notter et Jean-Claude Polton, Paris : Éd. de la RMN 2007. 29 Voir la critique cuisante contemporaine des initiatives de Denecourt et les réactions indignées de celui-ci dans La Guerre déclarée à mes sentiers !, 1856 : « Quoi ! J’ai gâté cette forêt en la montrant dans toutes ses magnificences, en y créant jusqu’à des fontaines, ou plutôt en la transformant en une sorte d’Éden, en un jardin de fées, dont les milliers d’issues sont autant de galeries pittoresques offrant à chaque pas une surprise, un nouveau tableau plus ravissant et comme pour tout ce [sic] qui aime pittoresque nature. » 30 Christophe Beyeler, Souvenir de Fontainebleau. Album d’estampes éditées à l’époque romantique par Claude-François Denecourt, créateur des sentiers de la forêt, Paris : RNM 2007.

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Fig. 6 : Page de titre de l’album Souvenirs de Fontainebleau, archives personnels de l’auteur.

grand format, relié sous une couverture en bois de genévrier odorant, provenant de la forêt de Fontainebleau. Ce n’est donc plus une escapade dans la nature intacte d’une forêt intouchée par la civilisation et restée sauvage qui est décrite par Flaubert, mais, tout au contraire, dans une sorte d’« attrape-touriste ». La forêt est vendue par morceaux sous forme de couvertures d’albums de souvenirs (qui font penser à la vente aux enchères des meubles et des dessous de Mme Arnoux). Elle est transformée en un parc d’attractions urbain. Les citadins qui s’y rendent se retrouvent dans une sorte de lieu hybride traversé de chemins artificiels qui tient du parc paysager31 et du parc d’attractions à la Disneyland ou parc Walibi. La Caverne-des-Brigands se visite à la lumière d’une torche pour accentuer son effet épouvantable, comme dans un train fantôme : Ils entrèrent dans la futaie de Franchard. La voiture glissait comme un traîneau sur le gazon […]. Puis, laissant à gauche les murailles d’une abbaye en ruines [une des « folies » classiques du jardin anglo-chinois], ils marchèrent sur de grosses roches, et atteignirent

31 Voir l’épisode de la visite du jardin paysager dans Bouvard et Pécuchet.

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bientôt le fond de la gorge. Elle est couverte, d’un côté, par un entremêlement de grès et de genévriers [sûrement bientôt transformés en couverture pour un autre album de souvenirs], tandis que, de l’autre, le terrain presque nu s’incline vers le creux du vallon, où, dans la couleur des bruyères, un sentier fait une ligne pâle ; et on aperçoit tout au loin un sommet en cône aplati, avec la tour d’un télégraphe par-derrière (ÉS, 431).

Nos deux touristes aperçoivent la nature comme si un film passait devant la fenêtre de leur landau douillet : « Les fossés pleins de broussailles filaient sous leurs yeux, avec un mouvement doux et continu » (ÉS, 432). La vitesse de la visite s’accélère, ils se laissent conduire vers les sites célèbres, annoncés par leur cocher comme s’il s’agissait des hôtes illustres d’un banquet royal (« Voici les Frères-Siamois, le Pharamond, le Bouquet-du-Roi » ; ÉS, 430) – et ils « s’amusaient de tout » (ÉS, 435). En même temps, cette excursion se transforme en une sorte de voyage de lune de miel en Italie dont elle semble prendre la place. Pas à cause des merveilles de l’art italien qu’on peut admirer au château de Fontainebleau, mais à cause de la mauvaise nourriture (du pain trop dur), du vin aigre (« râpeux ») et des couteaux inutilisables (« ébréchés ») qui augmentent « le plaisir, l’illusion » de se trouver dupes des hôteliers et gastronomes frauduleux, de subir les souffrances classiques des touristes étrangers maintes fois décrites dans les récits de voyage en Italie (ÉS, 435). Tous ces passages pourraient être illustrés non seulement par les gravures du guide Denecourt, mais aussi par une véritable avalanche de photographies et d’illustrations contemporaines qui réduisent les personnages qui hantent la forêt à des motifs pittoresques (la tête d’affiche, c’est bien sûr le peintre, fig. 7) et semblent en même temps figer l’espace et arrêter le temps.32 De même, la durée de l’épisode dans L’Éducation semble se dilater. Il n’y a plus d’indications temporelles précises. Ça se passe « un jour », « un autre jour », « le lendemain », seule l’interruption abrupte de cette période pseudo-paradisiaque est marquée par une indication calendaire : « Le dimanche matin » (ÉS, 440). Les événements politiques contemporains du récit tout comme l’Histoire de l’humanité semblent être arrivés à un véritable point zéro, mais ils ne savent plus se transformer en un mythe comme au bon vieux temps de l’Antiquité et de la Renaissance.

32 Da Corot a Monet. La Sinfonia della natura, sous la dir. de Stephen F. Eisenman, Milan : Skira 2010 ; le catalogue d’exposition National Gallery of Art, Washington et The Museum of Fine Arts, Houston, In the Forest of Fontainebleau. Painters and Photographers from Corot to Monet, sous la dir. de Kimberley Jones, Simon Kelley, Sarah Kennel et Helga Aurisch, New Haven/London : Yale Univ. Press 2008.

« J’arrange le château et la forêt de Fontainebleau. Quel travail ! »

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Fig. 7 : « Le Bélus, chêne des monts Girard », Souvenirs de Fontainebleau, pl. 26, archives personnels de l’auteur.

La forêt de Fontainebleau offre un arsenal de motifs aux photographes, en même temps, c’est le terrain favori des peintres de plein air : « Un peintre en blouse bleue travaillait au pied d’un chêne, avec sa boîte à couleurs sur les genoux. Il leva la tête et les regarda passer » (ÉS, 431).33 Le rôle important que les tableaux de l’École de Barbizon et de Camille Corot ont joué dans le musée imaginaire de Flaubert a déjà été souligné (par exemple Corot, Un artiste passant par le chaos des roches de Fontainebleau, vers 1830). Pour finir, je voudrais signaler quelques toiles de Gustave Courbet dont je crois pouvoir dire que Flaubert s’est inspiré dans sa description inquiétante de la forêt de Fontainebleau.34

33 Voir par exemple le tableau d’Augustin Enfantin, Un artiste peignant dans la forêt de Fontainebleau, vers 1825. 34 Voir le fameux mot de l’auteur dans sa lettre à George Sand du 9 septembre 1868 : « Moi, je travaille furieusement. Je viens de faire une description de la forêt de Fontainebleau qui m’a donné envie de me pendre à un de ses arbres », Correspondance III, p. 798.

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Fig. 8 : Gustave Le Gray, Le Pavé de Chailly, vers 1852. © Victoria and Albert Museum, London.

Le passage qui suit me semble le résultat d’une sorte de collage entre deux tableaux de Courbet 35 et une photographie contemporaine : « Un bruit de fer, des coups drus et nombreux sonnaient : c’était, au flanc d’une colline, une compagnie de carriers battant les roches » – ce ne sont pas des roches naturelles, mais des blocs de pierre artificiels, qui servent à paver les routes tracées dans la forêt, par exemple Le pavé de Chailly, qu’on voit dans la photographie de Gustave Le Gray (fig. 8). La fameuse toile de Courbet intitulée Les casseurs de pierres a donné lieu à des critiques violentes à cause de son réalisme laconique, mais il lui manque la grandeur écrasante de la description dans L’Éducation sentimentale : [Les roches] se multipliaient de plus en plus, et finissaient par emplir tout le paysage, cubiques comme des maisons, plates comme des dalles, s’étayant, se surplombant, se confondant, telles que les ruines méconnaissables et monstrueuses de quelque cité dispa-

35 Sara Danius, The Prose of the World. Flaubert and the Art of Making Things Visible, Uppsala : Uppsala Universitet 2006, surtout « Epilogue : The Scandal of Realism », p. 177–188.

« J’arrange le château et la forêt de Fontainebleau. Quel travail ! »

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Fig. 9 : Gustave Courbet, La Brise dans la forêt de Fontainebleau, vers 1865. © The Museum of Fine Arts, Houston.

rue. Mais la furie même de leur chaos fait plutôt rêver [transition du passé au présent, c’est donc l’auteur qui parle ici] à des volcans, à des déluges, aux grands cataclysmes ignorés. (ÉS, 434)

Cette vision de la forêt comme traces tourmentées d’une révolution antérieure à toute Histoire, et signe d’une nature qui prend sa revanche par la reconquête du terrain dont elle a été chassée par une civilisation barbare36 peut trouver sa source dans un autre tableau de Courbet, La Roche pourrie, dans lequel nous retrouvons les marques de la civilisation sous la forme du pont à l’arrière-plan. Enfin, l’atmosphère menaçante et orageuse de La Brise dans la forêt de Fontainebleau37 (fig. 9) se retrouve dans le passage déjà cité ainsi que dans la descrip-

36 Voir la réaction barbare, une fois de plus, de Rosanette (ÉS, 434) : « Frédéric disait qu’ils étaient là depuis le commencement du monde et resteraient ainsi jusqu’à la fin ; Rosanette détournait la tête, en affirmant que ça la rendrait folle, et s’en allait cueillir des bruyères. » 37 Mary G. Morton, « Courbet and the Modern Landscape », dans : Seeing and beyond. Essays on eighteenth- to twenty-first-century art in honor of Kermit S. Champa, sous la dir. de Deborah J. Johnson et David Ogawa, New York : Lang 2005, p. 105–124 ; catalogue d’exposition J. Paul Getty Museum, Los Angeles, Museum of Fine Arts, Houston, The Walters Art Museum, Baltimore, Courbet and the Modern Landscape, sous la dir. de Mary G. Morton, Charlotte N. Eyerman et Dominique de Font-Réaulx, Los Angeles : Getty Publications 2006.

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Christine Tauber

tion suivante dans laquelle les arbres se transforment une dernière fois en êtres surhumains : Il y avait des chênes rugueux, énormes, qui se convulsaient, s’étiraient du sol, s’étreignaient les uns les autres, et, fermes sur leurs troncs, pareils à des torses, se lançaient avec leurs bras nus des appels de désespoir, des menaces furibondes, comme un groupe de Titans immobilisées dans leur colère.38 (ÉS, 433)

38 Michaux, « Fontainebleau », op. cit., p. XII: « Il chérit ta forêt, amphithéâtre immense / D’une scène sans spectateurs. / Il aime à se plonger dans son vaste silence : / Sa majesté l’étonne, et déroule à ses yeux / Un tableau tour à tour sauvage et gracieux. / Ici, le pin s’élance, et son faîte mouvant / Mugit, comme la vague, aux rafales du vent. / Là, des rocs, détachés de leur base profonde, / S’entassent sur des rocs contemporains du monde ; / Mystérieux chaos, vieux caprices du Temps, / Pittoresques débris du combat des Titans. »

Stephan Leopold

Série, événement, hantise. Le portrait du Maréchal Bugeaud dans la structure phantasmatique de LʼÉducation sentimentale

Fig. 1 : Charles-Philippe Larivière (1798–1876). Thomas-Robert Bugeaud de la Piconnerie, duc d’Isly (1784–1849), maréchal de France. © RMN-GP (Château de Versailles) / © Gérard Blot. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Bugeaud,_Thomas_-_2.jpg (08. 07. 2019) / User: Георгий Палкин. https://doi.org/10.1515/9783110658965-005

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1 Mme Arnoux à l’orientale La série semble être la catégorie fondamentale chez Flaubert. Tout d’abord, c’est la série des produits de luxe qui, en menant Madame Bovary au suicide, met en évidence le rapport inquiétant qu’il y a entre le désir des objets et la mort. Plus tard, dans Salammbô, la série presque interminable d’objets, d’odeurs et de plats étranges, loin d’être un effet simplement décoratif ou orientaliste, annonce dès le début du roman la désintégration des corps qui prédomine dans ses derniers chapitres. Pourtant la série n’est pas simplement une métaphore de la mort, mais le signe d’un monde qui n’arrête pas de se répéter et, ainsi, la négation de lʼévénement. L’événement est quelque chose d’unique et d’irrévocable, la série se base sur la substitution : quid pro quo. C’est pour cela qu’avec Salammbô, Flaubert a abordé un moment historique sans importance. Le sacrifice, point culminant du roman, qui doit sauver Carthage de sa contradiction interne ne changera rien. Carthage sera détruite et effacée comme tant d’autres cités, et ce qui semble un événement nʼest en réalité qu’un élément de plus dans une série de substitutions vides, ce qu’est lʼHistoire selon Flaubert. Néanmoins Flaubert, après Salammbô, n’est pas encore arrivé à Bouvard et Pécuchet où il exposera la série à nu et dépourvue de tout caractère événementiel. Il a encore besoin de l’antagonisme entre la série et l’événement, et c’est dans L’Éducation sentimentale qu’il explore cet antagonisme avec la plus grande assiduité. Dès la première page du roman, Frédéric Moreau recherche l’évènement. Sur le paquebot qui le reconduira de Paris en province : « Il trouvait que le bonheur mérité par l’excellence de son âme tardait à venir » (20).1 Contrairement à ses craintes, cet événement ne tarde pas à venir et se présente à lui aussitôt sous la forme d’une épiphanie. Quand il aperçoit Mme Arnoux assise sur un banc, « [c]e fut comme une apparition » (22) et cette apparition va profondément le marquer pendant les années suivantes. C’est donc l’évènement fondamental de sa vie. En dépit de cela, cet événement ne tient pas face à la série de substitutions qui est le principe générateur de L’Éducation sentimentale ; aussi, aux deux tiers du roman, Frédéric va en fait substituer à Madame Arnoux la courtisane Rosanette, surnommée La Maréchale. Mais il y a pire encore, car la phrase même indiquant le caractère événementiel de Mme Arnoux – « ce fut comme une apparition » – est de seconde main. Flaubert l’a reprise du livre Le Nil, publié en 1860, dans lequel son ami

1 Dès lors que la nouvelle édition de la Pléiade de LʼÉducation sentimentale se fait attendre, je cite lʼédition dʼAlbert Thibaudet : Gustave Flaubert, LʼÉducation sentimentale, Paris : Gallimard « Folio » 1965.

Série, événement, hantise.

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Maxime du Camp rend compte du voyage en Orient qu’il avait entrepris avec Flaubert dix ans auparavant. La phrase célèbre de L’Éducation se réfère à la courtisane Koutchouk-Hanem avec laquelle les deux amis passèrent plusieurs nuits érotiques en Égypte.2 Mais Flaubert lui-même, dans son journal de voyage, dédie plusieurs pages à cette femme qui lʼavait, semble-t-il, profondément impressionné. Voici sa caractéristique la plus fascinante pour le futur auteur de L’Éducation : elle est « une grande et splendide créature – plus blanche quʼune Arabe – elle est de Damas – sa peau, surtout du corps, est un peu cafetée ».3 Si nous nous intéressons alors à la description de Mme Arnoux, ce qui nous saute aux yeux est surtout la « splendeur de sa peau brune » (23) qu’elle partage avec Koutchouk-Hanem et qui étonne un peu pour une bourgeoise de l’époque. Par ailleurs, toute son « apparition » est fortement orientalisée. Frédéric la prend pour une « andalouse » (ibid.) qui, dans le cadre esthétique établi par Les Orientales de Hugo, équivaut à une maure. Mme Arnoux est de surcroît accompagnée dʼune « négresse coiffée dʼun foulard » (ibid.) si typique de la peinture orientaliste, et quand, un peu plus tard, un harpiste apporté par son mari chante « une romance orientale », elle est aussitôt saisie dʼun « songe » (24) profond. Mais dʼoù vient cette orientalisation de Mme Arnoux ? Elle provient de Chartres, et personne dans le roman ne semble remarquer sa ressemblance à une « andalouse » voire à une maure. De Frédéric nous savons, par contre, qu’il rêve de meubler « un palais à la mauresque pour vivre couché sur des divans de cachemire […] servi par des pages nègres » (73). De même, nous savons quʼavec la petite Louise Roque, il se délecte en coloriant des gravures de Don Quichotte (274). Lʼapparition de Mme Arnoux ne serait-elle donc qu’une espèce de phantasme comme la célèbre Dulcinée de Toboso qui nʼexiste que dans lʼimagination du chevalier à la triste figure ? Est-elle par conséquent un supplément de la réelle Mme Arnoux, à laquelle les autres, comme par exemple Deslauriers, ne trouvent « rien dʼextraordinaire » (79) ? Est-elle, enfin, dans son état épiphanique, déjà une première substitution autant que l’est la phrase indiquant cet état ? Un nombre important de lecteurs ayant lu la phrase « Ce fut comme une apparition » l’ont interprétée comme un indice qu’en dessous de la femme hon-

2 « En haut des degrés Koutchouk-Hanem mʼattendait. Je la vis en levant la tête ; ce fut comme une apparition », Maxime du Camp, Le Nil. Égypte et Nubie, Paris : Librairie Nouvelle 1860, p. 116. 3 Gustave Flaubert, Voyage en Orient, dans : id. : Œuvres complètes, vol. II, 1845–1851, édition établie, présentée et annoté par Claudine Gothot-Mersch, Paris : Gallimard « Bibliothèque de La Pléiade » 2013, p. 591–1036 ; ici p. 659. Voir également l’édition P.M. de Biasi du Voyage en Egypte.

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nête se cache toujours une courtisane.4 Cela peut être vrai, mais je crois quand même que ce que nous indique Flaubert avec cette intertextualité est d’un tout autre ordre, à savoir lʼinscription de l’événement dans la série. Cela ne veut pas dire quʼil faut sous-estimer lʼaspect de lʼorientalisation, ni celui de la prostitution. Toutefois, il ne faut pas confondre la réelle Mme Arnoux avec la hantise quasi-wertherienne que subit Frédéric. Comme hantise, elle vient de plus loin et il nous faut lire le livre en entier pour finalement savoir son origine. Comme on le sait, L’Éducation se termine par un épisode s’étant déroulé trois ans avant que Frédéric n’aperçoive Mme Arnoux sur le paquebot : la visite à « La Turque ». Pour Frédéric et Deslauriers qui sʼen souviennent avec joie, cet épisode est le « meilleur » (459) quʼils aient jamais eu, cʼest-à-dire lʼarchi-événement de leur vie. Cette estimation, pourtant, ne correspond pas aux faits, puisqu’en réalité rien ne sʼest passé : les deux jeunes gens se sont présentés chacun avec un bouquet de fleurs dans un bordel, les filles ont éclaté de rire, et ils se sont enfuis lʼun après lʼautre. Voilà tout. Pourquoi donc la visite frustrée au bordel est-elle « ce qu’ils ont vécu de meilleur » ? Pourquoi a-t-elle le statut dʼun événement, pour tous les deux ? Selon Barbara Vinken, cʼest justement parce qu’il ne s’est rien passé que le bordel sʼest maintenu de façon intacte dans lʼétat dʼune illusion utopique. Cʼest cette illusion utopique qui fut « le meilleur » pour les deux amis maintenant complètement désillusionnés.5 Lʼobservation de Barbara Vinken me semble très juste. Je voudrais seulement ajouter un détail que je crois dʼimportance pour la structure phantasmatique de L’Éducation. Le « lieu de perdition » où se déroule le non-événement fondateur nʼest pas un bordel quelconque, mais le bordel de Zoraïde Turc, à savoir un endroit orientalisé qui « projetait dans tout lʼarrondissement un éclat fantastique » (ibid.). Cʼest cet « éclat fantastique » quʼil faut prendre au sérieux parce quʼà mon avis il ne se projette pas seulement dans tout un arrondissement, mais aussi dans toute L’Éducation. Voilà pourquoi lʼapparition épiphanique de Mme Arnoux est en fait doublement supplémentaire. Le célèbre incipit nous renvoie au livre de Du Camp et aussi à la femme orientale, mais lʼ« éclat fantastique » de Zoraïde Turc nous explique lʼorientalisation de Mme Arnoux, l’un des principaux personnages du roman. Ce que désire Frédéric en Mme Arnoux nʼest que lʼéclat oriental de lʼautre, à savoir que cette autre se superpose à cette femme à laquelle Deslauriers ne trouve « rien dʼextraordinaire ». Mme Arnoux nʼest donc quʼune illusion utopique pour Frédéric dans la mesure où elle se prête à être, pour ainsi dire, le support de son phantasme orientaliste déclenché par lʼéclatante Zoraïde.

4 Anna-Lisa Dieter, « Erscheinung », dans : Arsen bis Zucker. Flaubert-Wörterbuch, éd. par Barbara Vinken et Cornelia Wild, Berlin : Merve 2010, p. 80–86 ; ici p. 85 et suivantes. 5 Barbara Vinken, Flaubert. Durchkreuzte Moderne, Frankfurt am Main : Fischer 2009, p. 348.

Série, événement, hantise.

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Lʼorientalisme, toutefois, ne se réduit pas au personnage principal dont il structure le désir ni à son histoire privée. Dans L’Éducation, lʼorientalisme hante aussi lʼHistoire avec majuscule ; ceci nous conduit au portrait du Maréchal Bugeaud.

2 La chair et la mort Il y a beaucoup de tableaux dans L’Éducation sentimentale. Dès le début, nous savons que M. Arnoux vend des tableaux, souvent des copies ou des falsifications. Plus tard, nous apprenons que Pellerin peint un portrait de Rosanette évoquant les tableaux italiens de la Renaissance, et du reste, il y a beaucoup de tableaux qui en évoquent d’autres. Le tableau, dans L’Éducation, est donc du côté de la série. Ce qui vaut pour les tableaux en général vaut aussi pour le portrait du maréchal Thomas Robert Bugeaud de la Piconnerie. Frédéric sʼen aperçoit dans un moment crucial de lʼHistoire de France au XIXe siècle. Après avoir substitué à lʼévasive Mme Arnoux la complaisante Rosanette, il se laisse traîner dans les émeutes entraînant la fuite de Louis-Philippe. Nous sommes alors fin février 1848 et au début de la Seconde République, qui durera jusquʼau coup dʼEtat de Louis-Napoléon en 1851. Suivant le peuple qui est en train d’envahir le Château des Tuileries, Frédéric et son ami Hussonnet […] arrivèrent dans la salle des Maréchaux. Les portraits de ces illustres, sauf celui de Bugeaud percé au ventre, étaient tous intacts. Ils se trouvaient appuyés sur leur sabre, un affût de canon derrière eux, et dans des attitudes formidables jurant avec la circonstance. Une grosse pendule marquait une heure vingt minutes. (316)

Au premier coup d’œil, ce passage n’apporte pas grand-chose à la description du saccage du palais qui le suit. Pourtant, il est très instructif. Dans la salle des Maréchaux se trouvent des portraits de militaires se ressemblant dans presque tout – la pose, les accessoires – ; lʼunique chose qui les distingue, est la « circonstance », cʼest-à-dire le moment historique et le gouvernement respectif auquel ces commandants en chef ont juré fidélité. Le continuel changement de régime politique qui caractérise la France depuis la Révolution ne devient ainsi quʼun aspect accidentel dʼune série paradigmatique du même typ. : rien ne change, donc tout se répète, peu importe sous quel bandeau. De cette manière, la Salle des Maréchaux dépeinte par Flaubert se laisse lire comme un commentaire des événements révolutionnaires qui ébranlent le palais royal. LʼHistoire reste toujours la même. Cette lecture est appuyée et renforcée par la célèbre description de la carrière de pierres qu’aperçoivent Frédéric et Rosanette au bois de Fontainebleau

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quelques mois plus tard, en juin, quand suite à une nouvelle émeute, « une bataille épouvantable ensanglantait Paris » (353). Le sens allégorique de la carrière de pierres saute aux yeux, puisque les roches battues se multipliaient de plus en plus, et finissaient par emplir tout le paysage, cubiques comme des maisons, plates comme des dalles, sʼétayant, se surplombant, se confondant, telles que les ruines méconnaissables et monstrueuses de quelque cité disparue (355). Ici, cʼest Frédéric lui-même qui nous fournit la clé en disant à Rosanette que ces vestiges « étaient là depuis le commencement du monde et resteraient ainsi jusquʼà la fin » (ibid.). À cette interprétation, Barbara Vinken en a ajouté une autre qui va plus loin. La cité disparue émergeant près du château de Fontainebleau au moment où, à Paris, Cavaignac abat avec violence ses compagnons du mois de février, nʼest autre que Rome. Rome – plus concrètement la translatio imperii de Rome à la France – était la grande obsession de François Ier qui fit faire le château de Fontainebleau, et Rome est aussi le prototype du Second Empire qui suivra la Seconde République.6 LʼHistoire selon Flaubert – cʼest là la thèse centrale du bel ouvrage de Vinken – est toujours restée romaine en nʼayant jamais correspondu à lʼévénement crucial qui aurait dû changer lʼordre du monde : le sacrifice du Christ.7 Vu sous cet angle, on comprend de manière assez nette le sens profond de lʼantagonisme entre série et événement que Flaubert ne cesse de mettre en œuvre. La série prédomine toujours sur l’événement, parce que l’événement central de lʼHistoire a été nié. Or, lʼauto-sacrifice du Christ qui aurait dû abolir les fratricides qui hantent non seulement lʼhistoire romaine mais également la Bible même, ce geste qui était destiné à renverser le cours du monde, nʼa rien changé. Rome, et avec elle le fratricide « étaient là depuis le commencement du monde et resteraient ainsi jusquʼà la fin ». Dans ce sens, la Salle des Maréchaux elle-même est profondément allégorique. Elle nous montre en miniature la prédominance de la série sur lʼévénement. Le fait que, dans cette série, le maréchal Bugeaud occupe une place accentuée – il est « percé au ventre » – sʼexplique à cause du rôle quʼil jouait dans les jours précédant la fuite du roi. Cʼétait Bugeaud qui voulait à tout prix abattre lʼémeute, et cʼest bien compréhensible que les révolutionnaires se soient vengés sur l’effigie. Mais Flaubert nʼest pas le propagateur dʼun réalisme plat. Le ventre percé du maréchal nʼest pas un simple effet de réel, mais l’indice quʼil y a quelque chose derrière cette surface peinte qui ressemble aux autres tableaux auprès dʼelle. Je ne sais pas avec certitude quel portrait du maréchal Flaubert avait-il

6 Barbara Vinken, op. cit., p. 236–243. 7 Ibid., p. 24–30, 140–150.

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sous les yeux quand il écrivit L’Éducation sentimentale. Mais le portrait de lʼépoque peint par Charles-Philippe Larivière, qui se trouve aujourdʼhui au Château de Versailles, se distingue considérablement de celui que Flaubert situe dans la Salle des Maréchaux lors des émeutes de février 1848. Il y a bien un sabre, mais au lieu du canon on voit un camp militaire en Algérie où des soldats français négocient avec des émissaires arabes en tunique blanche. Le ventre du maréchal est sans intérêt, contrairement à sa poitrine décorée dʼune écharpe rouge allant de lʼépaule gauche à la hanche droite, sous laquelle se cache la main gauche indiquant vers lʼépaule droite. Sur la poitrine du maréchal se trouve donc une croix. Nʼoublions pas que cʼest Bugeaud qui, en 1837, a fait signer à Abd El-Kader le traité de Tafna par lequel lʼémir cédait à la France des positions importantes sur la côte algérienne. Le camp militaire peint derrière lui semble évoquer ce moment décisif de la colonisation de lʼAlgérie ; ainsi, la croix sur la poitrine de Bugeaud peut se lire comme le signe de la prédominance de la France chrétienne sur lʼAlgérie autochtone et musulmane. Selon son programme iconographique, le portrait du maréchal Bugeaud a bel et bien une fonction euphorique, tandis que la mise en relief de Bugeaud par Flaubert dans la Salle des Maréchaux se caractérise par une connotation négative. Dʼoù vient ce décalage ? Selon la thèse de Barbara Vinken, il faudrait dire que la croix sur la poitrine de Bugeaud est le signe dʼun processus historique qui nʼa pas compris le sens de la croix, qui sʼest approprié la croix à des fins contraires aux évangiles. La conquête de lʼAlgérie et tout le régime colonial qui s’en suivit seraient donc la répétition de lʼhistoire romaine : lʼAlgérie, cʼest le nouveau Carthage – une analogie, dʼailleurs, que les contemporains nʼont pas manqué de faire.8 Mais il existe d’autres analogies encore. Jusqu’en 1847, Bugeaud fut gouverneur général de lʼAlgérie, et cʼest justement à cause de son expérience avec les émeutes des autochtones que Louis-Philippe le chargea du commandement de lʼarmée en février 1848.9 Cʼest pour cela que se produit avec lʼinvestiture de Bugeaud une espèce de contrecoup colonial en France et que la politique sʼorientalise dans la mesure où lʼarmée se conduit avec les Français tel quʼelle le fait dʼordinaire ailleurs avec les Arabes. Cʼest bien vrai que, sous Bugeaud, cette orientalisation ne triomphe pas encore. Mais quelques mois plus tard, pendant les émeutes de juin 1848 déjà mentionnées plus haut, elle sʼim-

8 Dans ce même contexte, lʼopéra de Berlioz, Les Troyens (1863) se termine par la mort de Didon et par Carthage qui attend lʼavènement dʼun « empereur » et d’une « cour de poètes et artistes ». Hector Berlioz, Les Troyens. Opéra en cinq actes et neufs tableaux. Livret d’Hector Berlioz selon Virgile. Je cite lʼédition Bärenreiter de 1969 ; ici acte V.3, numéros Nr. 51s. 9 Karl Marx, « Bugeaud », dans : Karl Marx/Friedrich Engels : Werke, vol. XIV, Berlin : Dietz 1960, p. 213–216 ; ici p. 215.

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pose avec force. Le ministre de la Guerre est désormais Louis-Eugène Cavaignac, qui, sous Bugeaud, avait lutté en Algérie contre Abd El-Kader et y fut nommé maréchal de camp en 1844. Cʼest sous Cavaignac que des milliers d’insurgés sont tués à Paris, et cʼest bien lui aussi qui a préparé le chemin pour Louis-Napoléon Bonaparte, le futur Napoléon III.10 Dans cette perspective, il faut peut-être modifier légèrement la thèse de Barbara Vinken. Il est bien vrai que lʼorientalisation de la politique française sʼinsère parfaitement dans la série de lʼhistoire romaine. Cʼest pour cela que dans la Salle des Maréchaux tous les militaires sont égaux. Le ventre percé de Bugeaud le rend cependant singulier et je crois quʼil y a un lien étroit entre cette singularité et lʼorientalisation de la politique française due au projet colonial. Ce qui se passe en 1848 a donc un aspect événementiel dans la série interminable de lʼhistoire des fratricides. En outre, lʼorientalisation de la politique française est la contrepartie sombre de lʼorientalisme euphorique qui structure le désir de Frédéric pour Mme Arnoux. Cʼest pour cela quʼil nʼy a rien dʼétonnant au fait que Frédéric se détourne de Mme Arnoux justement quand les premières révoltes contre Louis-Philippe commencent à éclater. Il nʼest pas surprenant non plus que Frédéric se retrouve aussitôt dans les bras de Rosanette, dont le surnom La Maréchale reçoit alors pleinement son sens. Un élément prouvant cela est la curieuse apparition survenue devant Frédéric et Hussonnet quand ils sortent de la Salle des Maréchaux : « Dans l’antichambre, debout sur un tas de vêtements, se tenait une fille publique, en statue de la Liberté, – immobile, les yeux grands ouverts, effrayante » (318). Les évènements de lʼannée 1848 coupent LʼÉducation en deux morceaux inégaux : les deux premières parties se déroulent sous le signe dʼun orientalisme euphorique associé à un érotisme plus au moins sublimé, tandis que la troisième partie, qui est la partie où lʼorientalisation de la politique prend son essor, est dominée par la chair, la mort et finalement par le fratricide. Ce fratricide commis par Sénécal contre Dussardier le jour même du coup dʼÉtat de Louis-Napoléon met fin à ce quʼon peut considérer comme lʼhistoire de LʼÉducation sentimentale. Et il n’est pas anodin que cette histoire se termine sous le signe de la croix : la poitrine percée par lʼépée de son ancien ami Sénécal, Dussardier, lʼinfatigable avocat dʼune liberté et d’une fraternité universelles, « tomba sur le dos, les bras en croix » (450).11 Cette croix nous rappelle bien une dernière fois que le sacrifice du Christ nʼa pas changé lʼHistoire, mais il nous

10 Frederick A. de Luna, The French Republic and Cavaignac 1848, Princeton, N.J. : Princeton University Press 1969. 11 Sur cela et sur les liens entre socialisme et catholicisme, voir Frank Paul Bowman, Le Christ des barricades, 1789–1848, Paris : Cerf 1987. Ici surtout p. 87 et suivantes.

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reconduit au même titre, encore une fois, au portrait du Maréchal Bugeaud tel quʼil se trouve aujourdʼhui au Château de Versailles. La croix devient ainsi le signe dʼune orientalisation qui est dans tous ses aspects la contrepartie « effrayante » de cet orientalisme qui eut son origine dans le bordel de Zoraïde Turc. Au même titre, la « fille publique, en statue de Liberté » aux yeux effrayants nʼest quʼun double de la Maréchale Rosanette, dont le surnom et la profession évoquent la chair et la mort.

3 Don Quichotte Si, dans la troisième partie de LʼÉducation, lʼorientalisme euphorique se transforme définitivement en une orientalisation effrayante de la politique, il faut lire sous cet angle aussi les deux derniers épisodes du roman : les adieux à Mme Arnoux en 1867 et le souvenir du bordel de Zoraïde Turc, cet épisode datant de 1837, l’année du traité de Tafna. Ce qui doit nous intéresser dans les adieux à Mme Arnoux nʼest pas forcément le fait que, maintenant âgée et avec des cheveux blancs, elle ait perdu tous ces attraits pour Frédéric, mais lʼendroit où elle pense passer le reste de ces jours, à savoir Rome (456). Ici, je m’accorde complètement avec Barbara Vinken qui lit ce dernier lieu de séjour comme une conjugaison entre lʼhistoire à la romaine et la mort.12 Nʼoublions pas que les années entre la mort de Dussardier et la dernière rencontre entre Frédéric et Mme Arnoux se déroulent sous le Second Empire. Le dernier lieu de séjour de Mme Arnoux renvoie donc à la cité méconnaissable qui surgit dans le chantier de Fontainebleau et dont les vestiges « étaient là depuis le commencement du monde et resteraient ainsi jusquʼà la fin » (355). Tandis que les adieux à Mme Arnoux sʼinsèrent dans une série, la visite « chez la Turque » (458) nʼa pas seulement un caractère événementiel, mais elle nous fournit également une clé de lecture qui nous ramène une dernière fois au portrait du maréchal Bugeaud. La visite eut lieu en 1837, cʼest à dire durant la même année que le traité de Tafna, avec lequel Bugeaud obtint des places importantes en Algérie et qui est dépeint dans le coin gauche du tableau. À première vue, le rapport entre les événements en Algérie et la visite « chez la Turque » nʼest pas du tout évident. Néanmoins, le nom de la Turque – Zoraïde – pourrait nous donner une piste. Nous savons par Frédéric qu’il se délecta en coloriant des gravures de Don Quichotte (274), et, dans la première partie de 1605 du livre (chapitre 37–41) se trouve un épisode dans lequel un soldat espagnol rentrant

12 Barbara Vinken, op. cit., p. 335.

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de captivité en Algérie nous raconte lʼhistoire de Zoraïde, la fille dʼun bey qui l’a aidé à sʼévader, et quʼil emmène avec lui. Cette histoire tout à fait romanesque ne nous intéresse pas ici. Ce qui est important, toutefois, cʼest le désir de Zoraïde, puisque cette dernière veut se convertir au christianisme et adopter le nom de Marie. De Zoraïde à Marie, de Zoraïde Turc à Marie-Angèle Arnoux – voici en toute brièveté la pulsion phantasmatique qui structure le désir de Frédéric. Cependant, la Zoraïde chez Cervantès veut, en fait, devenir une Marie catholique, tandis que Frédéric superpose lʼéclatante Zoraïde Turc à la catholique MarieAngèle. Cette inversion dans la structure du désir nʼest pas tout. Lʼorigine de la Zoraïde de Cervantès – Alger – et son désir de se convertir au christianisme nous orientent en direction du projet colonial qui, en 1837, prend son essor. Et le fait que la Zoraïde de Flaubert se consacre au métier de la prostitution n’est pas une mince ironie, puisqu’ainsi elle représente dʼune façon métonymique une Algérie qui, au lieu dʼêtre inclue dans lʼœkoumène, est exploitée comme prostituée. En dépit de cela, la Zoraïde flaubertienne nʼest pas une simple victime ; nʼoublions pas que son bordel « projetait dans tout lʼarrondissement un éclat fantastique » (ibid.). Dans cet éclat brille la puissance de Zoraïde, et cʼest justement pour cela quʼelle est un butin de guerre ambivalent : elle est à la fois la chair orientale assujettie et un fétiche colonial qui sʼapproprie la mère patrie. De la même façon quʼelle orientalise le désir de Frédéric, elle orientalise la France. Elle est donc le signe ambivalent dʼun « Orient au-dedans » qui produit ou bien des phantasmes de lʼamour, ou bien des atrocités de la guerre fratricide.13 Cʼest là le prix du projet colonial : le désir de lʼautre fait qu’on devient l’autre. Le Maréchal Bugeaud en est notre témoin.

13 Pour une histoire de cet « Orient au-dedans », voir Barbara Vinken (éd.), Translatio Babylonis. Unsere orientalische Moderne, Paderborn : Fink 2015.

Bénédicte Percheron et Gisèle Séginger

Polypes ou coraux : images et savoirs biologiques chez Flaubert L’image du polype aquatique, appelé plus couramment corail à notre époque, a retenu l’attention de Flaubert à la fois par ses qualités esthétiques et par sa place dans les théories scientifiques de l’époque. Si Flaubert, lecteur de Chateaubriand, n’adhère pas à l’orientation religieuse du Génie du Christianisme, il a néanmoins été marqué, comme bien des écrivains de sa génération, par une conception de la nature productrice de beautés que l’art peut lui envier. On sait aussi qu’il est attiré – comme Michelet ou Quinet – par l’histoire naturelle de son époque parce qu’elle renouvelle la manière de concevoir la nature et propose de nouvelles hypothèses, qui s’opposent à la conception créationniste et fixiste jusque-là dominante dans le contexte du christianisme. Or, les polypes joueront un rôle dans les nouvelles idées transformistes ou évolutionnistes parce que leur faculté à se régénérer malgré leur organisation rudimentaire et leur forme ambigüe plaident pour une vision continuiste et dynamique du vivant. L’objectif de cet article est donc d’étudier, dans une perspective épistémocritique, les significations et le pouvoir poétique de cette figure telle qu’elle apparaît chez Flaubert, en montrant comment l’écrivain condense des savoirs différents et fait signe vers les débats de son siècle, grâce au choix d’une image prégnante dans la pensée de l’époque. On verra que la figure du polype est représentative des discours caractéristiques d’une épistémè.

1 Le polype au cœur des débats scientifiques Le corail a fasciné écrivains et scientifiques par sa capacité à se régénérer, par sa nature incertaine. Dans son Histoire des Animaux, rêvant de la continuité de la nature qui passe par degrés presque insensibles des êtres sans vie aux animaux, Aristote cite des formes intermédiaires dont on ne peut savoir si ce sont des plantes ou des animaux.1 Déjà évoqués dans l’Antiquité2 et à la Renais-

1 Aristote, Histoire naturelle des animaux, livre VIII, chap. 1, trad. par J. Barthélémy SaintHilaire, Paris : Hachette 1883, vol. 3, p. 3. 2 Félix Pouchet, L’Univers. Les infiniment grands et les infiniment petits, Paris : Hachette 1865, p. 46. https://doi.org/10.1515/9783110658965-006

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sance,3 les coraux font encore l’émerveillement des naturalistes au XIXe siècle.4 Mais tandis qu’ils appartenaient autrefois plutôt aux merveilles presque fantastiques de la nature, à partir du XVIIIe siècle ils sont entrés tout à fait dans la science grâce aux travaux des naturalistes Jean-André Peyssonnel 5 et Abraham Trembley6 qui sont convaincus de l’origine animale du corail, alors que de nombreux auteurs de l’Antiquité jusqu’au XVIIIe siècle avaient considéré le corail comme une transition entre deux règnes de la nature ou le plaçaient parmi les plantes.7 C’est seulement au XVIIIe siècle qu’on a fini par comprendre que le corail est l’exosquelette secrété par de petits animaux qu’on décide alors d’appeler « polypes » (ou plus rarement « hydres ») alors que jusque-là le mot « polype » (ou « polypus » en latin) désignait une pieuvre ou un poulpe.8 La publication des travaux de Trembley, Mémoires pour servir à l’histoire d’un genre de polypes d’eau douce, à bras en forme de cornes (1744), sur l’étonnante vitalité de cette forme vivante, a été suivie d’intenses débats auxquels participèrent philosophes et scientifiques de renom : Charles Bonnet, qui voit le polype comme un état intermédiaire entre le règne animal et le règne végétal (1745),9

3 Simone Mazauric, « Les zoophytes et la question de la végétalité aux débuts de l’âge moderne », dans : Le végétal, éd. par Jean-Pierre Cléro, Mont-Saint-Aignan : Publications de l’Université de Rouen 1999, p. 7–30. 4 Plusieurs ouvrages ont été consacrés au polype, comme le livre du médecin Henri de LacazeDuthiers, un protégé de Pasteur, qui a fondé par ailleurs un laboratoire de biologie marine à Roscoff : Histoire naturelle du corail, organisation, reproduction, pêche en Algérie, industrie et commerce, Paris : Baillière 1864. 5 Peyssonnel prouve que le polypier n’est pas une plante : les fleurs blanches qu’on croyait voir sur ses branches sont en fait des insectes qui s’y sont épanouis (‹ Traité du Corail ›, mémoire manuscrit présenté à l’Académie royale des Sciences en 1727). 6 Mémoires pour servir à l’histoire d’un genre de polypes d’eau douce, à bras en forme de cornes, Paris : Durand 1744, 2 vol. Il emploie le terme ‹ polype › après Jussieu, et parfois le terme ‹ hydre ›. Il a été le premier à étudier la faculté du polype à se régénérer. 7 Voir Bénédicte Percheron, Nadège Lechevrel et Gisèle Séginger, « Le polype, formes et savoirs », billets 2 et 3, site Internet du programme ANR/DFG BIOLOGRAPHES : https://biolog. hypotheses.org/2201 (18. 04. 2019). 8 C’est le cas chez Aristote et Pline. C’est en 1742 que Bernard de Jussieu emploie pour la première fois le mot « polype » en lui donnant son sens moderne (« Examen de quelques productions marines qui ont été mises au nombre des plantes, et qui sont l’ouvrage d’une sorte d’insectes de mer », Mémoire de l’Académie royale des sciences, Paris : Imprimerie royale 1742). Sur la terminologie voir Nadège Lechevrel, Bénédicte Percheron et Gisèle Séginger, « Polype. Formes et Savoirs », billets 1 et 2, site Internet du programme ANR/DFG BIOLOGRAPHES : https://biolog.hypotheses.org/category/documents-et-oeuvres/le-polypeformes-et-savoirs (18. 04. 2019). 9 Charles Bonnet, Traité d’insectologie, Paris : Durand 1745 ; Palingénésie philosophique, Genève : Philibert et Chirol 1769 ; Considération sur les corps organisés, Amsterdam : Rey 1762 et Contemplation de la nature, Amsterdam : Rey 1764.

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Jussieu,10 Réaumur,11 Needham,12 mais aussi Voltaire, et Diderot 13 qui attribue même à d’Alembert le rêve d’une surhumanité, doté de la puissance vitale du polype. En 1750, Claude Le Cat peut donc écrire : « Deux découvertes rendront principalement notre siècle mémorable dans les siècles à venir : l’électricité et les polypes d’eau douce ».14 Par leur capacité à se régénérer lorsqu’on les coupe, les polypes semblent dévoiler le pouvoir vital de la matière elle-même. Leur hybridité défie les classifications et suscite des interrogations sur la séparation entre les règnes animal et végétal, sur le rapport entre la vie et la matière, mettant ainsi en cause la sacro-sainte séparation des trois règnes, dont on pensait encore à l’époque classique qu’elle avait été voulue par Dieu. Les polypes seront donc au XIXe siècle au centre des nouvelles réflexions sur le vivant et sur la matière, qui sortent largement du cercle scientifique – comme le cas de Flaubert nous le montrera – parce qu’elles comportent des implications philosophiques et religieuses : on le voit bien dès le XVIIIe siècle lorsque La Mettrie utilise le polype comme un argument en faveur du matérialisme (1748),15 ce qui lui permet de transférer le pouvoir de Dieu à la nature. Les polypes ont tout particulièrement intéressé les scientifiques qui théorisent le transformisme, l’évolutionnisme16 et la génération spontanée. En effet, ils semblent proches de l’origine : ils forment des éponges remarquables et pourtant ils constituent « le plus bas terme de l’animalité », « plus bas encore

10 De Jussieu, « Examen de quelques productions marines », op. cit. 11 Trembley et Réaumur échangent de nombreuses lettres sur ce sujet : Correspondance inédite entre Réaumur et Abraham Trembley, introduction par E. Guyénot, Genève : Georg et Cie 1943. 12 John Needham, Nouvelles observations microscopiques, Paris : Ganeau 1750. 13 Voir l’article « Polype » de l’Encyclopédie (vol. XII, p. 945) et Le Rêve de d’Alembert. Voir l’article de May Spangler, « Science, philosophie et littérature : le polype de Diderot », dans : Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 23 (1997), p. 89–107. 14 Cité par Gilles Barroux, « Lorsque Tremblay et Réaumur parlaient de ‹ régénération › », dans : M/S : médecine sciences, 19/6–7, 2003, p. 761–762 [en ligne]. 15 « Telle est l’Uniformité de la Nature qu’on commence à sentir, et l’Analogie du règne Animal et Végétal, de l’Homme à la Plante. Peut-être même y a-t-il des Plantes Animales, c’est-àdire, qui en végétant, ou se battent comme les Polypes, ou font d’autres fonctions propres aux Animaux ? » (Julien Offray de La Mettrie, L’Homme machine, Leyde : Elie Luzac fils 1748, p. 101). 16 Le naturaliste poète Erasmus Darwin (grand-père de Charles Darwin) a traité de la génération particulière des polypes dans un livre de 1794–1796, traduit en français en 1810 sous le titre Zoonomie ou lois de la vie organique, par Joseph-François Kluyskens, Gand : P.-F. de GoesinVerhaeghe, 1810–1811, vol. II, p. 336. Les polypes sont cités aussi dans son poème The botanic garden: a poem, in two parts. Part I. Containing the economy of vegetation. Part II. The loves of the plants. With philosophical notes, London : printed for J. Johnson 1791.

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que la monade », remarquera Félix Pouchet en 1865, dans L’univers. Les infiniment grands et les infiniment petits : ils n’ont pas d’individualité alors que « la Monade est parfaitement circonscrite et douée d’une vive locomotion ».17 Pouchet (dont il faut rappeler qu’il a été le professeur et l’ami de Flaubert)18 revient sur une fascination qui était déjà celle du début du siècle, aussi bien chez les scientifiques comme Lamarck, défenseur d’une nouvelle science, la biologie,19 que chez des écrivains romantiques comme Nodier20 ou Nerval.21 Dans la seconde moitié du siècle, les polypes qui construisent des récifs coralliens retiennent l’attention de Lyell 22 et de Darwin.23 Ils servent d’arguments à une pensée du temps long, indispensable à la formulation des thèses évolutionnistes. Michelet, que Flaubert fréquentera dans les années 1860–1870 a luimême été fasciné par les polypes « faiseurs de mondes »24 qui manifestent – dans La Mer (1861) – la puissance vitale de la matière, et il évoque les travaux de Charles Darwin sur les coraux (entre 1839 et 1844) dans La Mer25 et ceux de Lyell dans La Montagne où il revient encore une fois sur cet être qui le fas-

17 Félix Pouchet, L’univers. Les infiniment grands et les infiniment petits, Paris : Hachette 1865, p. 41. 18 Voir Maryline Coquidé, « Pouchet, professeur de sciences naturelles de Flaubert », dans : Flaubert, les sciences de la nature et de la vie, dir. par Gisèle Séginger, Revue Flaubert, Revue critique et génétique, 2015 [en ligne]. 19 Lamarck emploie pour la première fois le terme « biologie » dans le discours d’ouverture du cours de zoologie de l’an IX (1800), qu’il prononce au Muséum national d’histoire naturelle (publié chez Plassan en 1801). Il le reprend, en 1802, dans Hydrogéologie pour faire une classification des sciences dont le sommet doit être l’étude des êtres vivants, la « Biologie » (Paris : Agasse et Maillard, p. 7–8). 20 On le voit dans La Fée aux miettes : « Ainsi le lichen tenace qui s’identifie avec le rocher unit le minéral à la plante ; le polype aux bras rameux, végétatifs et rédivives, qui se reproduit de bouture, unit la plante à l’animal ; le pongo, qui pourrait bien devenir éducable, et qui l’est probablement devenu quelque part, unit le quadrupède à l’homme » (Charles Nodier, Contes fantastiques, Paris : Charpentier 1861, p. 81). Flaubert possédait cette édition dans sa bibliothèque. 21 « Finira-t-on par croire qu’il existe entre les êtres animés une hiérarchie non interrompue qui, partant des infusoires ou du polype, monte jusqu’à l’ange sans interruption. C’est ce que Dupont de Nemours appelait l’Échelle des êtres. » (Gérard de Nerval, Œuvres complètes, Paris : Gallimard « Bibliothèque de la Pléiade » 1989, vol. I, p. 1275). Nerval fait allusion à la Philosophie de l’univers de Dupont de Nemours. 22 Charles Lyell, Principes de géologie, Paris : Langlois et Leclercq 1845. 23 Charles Darwin, The structure and distribution of corals reefs, London: Smith, Elder and Co 1842. 24 Jules Michelet, La Mer, Paris : Hachette 1861, p. 149. 25 Ibid., p. 139.

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cine par la résistance qu’il semble opposer à la classification et à la division entre les règnes de la nature : « l’animal-rocher-plante ».26

2 Le polype : de Pouchet à Flaubert Le Muséum d’histoire naturelle de Rouen, que Flaubert fréquente dès son plus jeune âge – les familles Flaubert et Pouchet étant liées27 –, exposait plusieurs polypes qui ressemblaient à de véritables œuvres d’art, par exemple un madrépore en Corymbe « dont la circonférence n’aurait guère pu être mieux tracée par un compas »,28 ou encore la superbe « Coupe de Neptune » (Fig. 1), que Félix Pouchet décrira en 1865, dans L’Univers comme un prodige de la nature : « Cette vraie production monumentale n’est érigée que par des myriades de polypes, frêles animaux ratatinés dans leurs trous et n’en sortant à demi que pour plonger leurs imperceptibles bras dans les flots. »29 Les polypiers fascinent par leur plasticité : ce sont « les êtres les plus polymorphes du règne animal », modulables comme de la matière, en « gants de Neptune », « manchons » ou « cierges de mer ». Sans individualité, ils manifestent pourtant une organisation parfaite, si bien qu’ils sont pour Félix Pouchet – contrairement à ce que pensait La Mettrie – la preuve qu’une Providence divine agit dans le vivant :30 les polypes, souvent séparés les uns des autres par plusieurs mètres, parviennent à unir leurs « bras » pour former ces constructions harmonieuses et imposantes que les marins émerveillés ont appelées « coupe de Neptune ».31 Dans son livre de 1865, il attaque « les sciences physicochimiques », « ces orgueilleuses théories dont aujourd’hui l’audace fait seule la fortune… » : elles sont impuissantes à penser « l’idée dominante » qui régit les divers animaux que sont les polypes dans leur mouvement d’association.

26 Jules Michelet, La Montagne, Paris : A. Lacroix 1868, p. 377. 27 Voir Maryline Coquidé et Bénédicte Percheron dans Flaubert : revue critique et génétique, op. cit. 28 Georges Pouchet, Visite au Muséum d’histoire naturelle de Rouen, Rouen : Aillaud 1858, p. 83. 29 Félix Pouchet, L’Univers, op. cit., p. 42. 30 De confession protestante, Félix Pouchet réussit à concilier sa croyance en la génération spontanée (la vie, dans ses formes infimes, peut naître de la matière), avec une croyance religieuse. 31 Félix Pouchet, L’Univers, op. cit., p. 52.

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Fig. 1 : La Coupe de Neptune. Illustration extraite de Félix Pouchet, L’Univers. Les infiniment grands et les infiniment petits, Paris : Hachette 1868, 2e édition, p. 54.

Qui donc l’avertit, se demande Pouchet, quand le moment de creuser le vase est arrivé ? Quand il faut en amincir les bords ou en orner l’extérieur d’élégantes côtes ? Enfin, quelle aspiration suprême indique à cette multitude d’ouvriers si éloignés, et tous enchaînés dans leur cellule, qu’il faut cependant mouler la coupe dans ses proportions artistiques.

Et il conclut : « Cette magnifique construction est le plus beau défi que l’on puisse jeter à l’école du matérialisme. »32 Comme Félix Pouchet, son initiateur en sciences de la vie, Flaubert s’interroge sur l’unité de la vie. Mais tandis que son professeur affirme sa foi en la « sagesse providentielle »33 et qu’il fait de la Coupe de Neptune, une preuve de

32 Ibid., p. 53. 33 Ibid., p. 42.

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l’existence de Dieu, à la manière de Chateaubriand,34 Flaubert, qui ne partage pas les certitudes religieuses du naturaliste, utilise plutôt l’image du polype pour problématiser la logique du vivant dans un épisode de La Tentation de saint Antoine : les bêtes fantastiques. Or, cet épisode est l’un de ceux qui se transforment le plus de la première Tentation (1846–1849), à la dernière la seule à être publiée du vivant de l’auteur, en 1874. Le polype se recommandait à l’attention de l’écrivain tout à la fois pour des raisons esthétiques et culturelles – il en est déjà question dans la littérature antique et il fascine les Romantiques –, pour des raisons philosophiques (il est impliqué dans les discussions sur le matérialisme) et épistémologiques. Le polype de Flaubert condense diverses images (des objets vus, des illustrations scientifiques, des images littéraires antérieures) et des savoirs du vivant plus ou moins scientifiques, qui sont impliqués dans une vaste interrogation sur l’origine et la logique du vivant. Si les sources livresques sont toujours importantes dans le travail de Flaubert, il faut tenir compte aussi des probables discussions de l’écrivain avec ses informateurs favoris et des images ou des objets vus pour comprendre la genèse de certaines de ses représentations romanesques. C’est particulièrement important dans le cas du polype et des sciences naturelles, parce que Flaubert est très proche de la famille Pouchet et qu’il a une grande familiarité avec le Muséum d’histoire naturelle de Rouen. Félix Pouchet, élève du père de Flaubert dans les années 1820 à l’école secondaire de médecine de l’Hôtel Dieu de Rouen, puis préparateur au Muséum d’histoire naturelle de Paris, a été nommé par la Municipalité de Rouen sur la chaire de botanique en 1828 et il est chargé la même année d’organiser les collections d’histoire naturelle municipales. Il fonde donc pour cela un Cabinet d’histoire naturelle, ouvert au public en 1834 et qui deviendra par la suite le Muséum d’histoire naturelle de Rouen.35 C’est en septembre 1839 que l’amiral Cécille (un rouennais) lui fait don de la Coupe de Neptune, un polypier magnifique, rapporté de Polynésie36 (Fig. 2). Tous les objets offerts au Muséum, dépourvu de réserves, étaient alors exposés. On peut donc supposer que Flaubert avait non seulement vu la coupe de Neptune mais aussi d’autres polypes présentés dans les vitrines. Le guide de visite, rédigé en 1858 par le fils de Félix-Archimède Pouchet, Georges (égale-

34 Réinventant l’apologétique en période romantique, Chateaubriand cherche les preuves de Dieu dans les beautés et la grandeur de la nature. Voir le livre V « Existence de Dieu prouvée par les merveilles de la nature ». 35 Voir Bénédicte Percheron, Les sciences naturelles à Rouen au XIXe siècle. Muséographie, vulgarisation et réseaux scientifiques, Paris : Éditions Matériologiques 2017. 36 Archives du Muséum d’histoire naturelle de Rouen, Registre des entrées, 1839, p. 22.

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Fig. 2 : photographie de la Coupe de Neptune conservée au Muséum d’histoire naturelle de Rouen. Photographie : Thierry Kermanach.

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ment très lié à Flaubert), sous le titre Visite au Muséum d’histoire naturelle de Rouen,37 nous apprend que le vase de Neptune avait été placé bien en vue, au milieu du vestibule. Flaubert avait sans doute été d’autant plus frappé par cet objet qu’il était alors souvent question de polypes dans les textes scientifiques, et qu’il avait vraisemblablement entendu parler dans le cours de Félix-Archimède Pouchet au Collège royal de Rouen. Le manuel utilisé au collège de Rouen, Traité élémentaire de zoologie, ou Histoire naturelle du règne animal (1834), abordait d’ailleurs l’étude du polype. Le Muséum a conservé un dossier de notes, qui a pu servir pour la préparation des cours des années 1830 et pour les ouvrages publiés qui mentionnent les polypes, comme la Zoologie classique où l’on trouve cette description : Le polypier du corail ressemble exactement par la disposition de ses divisions, à un arbuste en miniature et dépourvu de ses feuilles. Il se trouve fixé au rocher par un assez large empâtement, situé à la base de la tige par laquelle commence le réceptacle commun, sur lequel s’implantent les animaux. Les ramifications du Corail se compose d’un axe d’un beau rouge et d’une grande dureté, qui sert à confectionner les bijoux […].38

Le feuillet 2 du dossier FAP 1007 nous apprend que Félix-Archimède Pouchet enseignait la classification de Cuvier pour les zoophytes : « Cuvier les divise en cinq classes dont nous allons successivement faire l’histoire en suivant la marche ascendante. Les infusoires, les polypes, les acalèphes, les vers intestinaux et les échinodermes ». Le feuillet 3 nous montre que les polypes ont une place chez Pouchet et chez Cuvier (en particulier dans Les Révolutions à la surface du globe), juste avant les infusoires, au plus bas du genre animal : « Zoophytes / 5ème et dernière classe des zoophytes et de tout le règne animal. / Infusoires / (1ère de notre méthode ascendante) ».

3 La Tentation de 1849 : le polype entre romantisme et matérialisme L’image du polype a vraisemblablement fasciné très tôt Flaubert parce qu’il touche presque à l’origine de la vie. On n’est donc pas surpris de retrouver les polypes dans la première Tentation en 1849, dans un épisode où Saint Antoine rêve de devenir matière pour « savoir ce qu’elle pense », atteindre la Cause première. Ce désir est caractéristique du penchant métaphysique d’Antoine, en

37 Georges Pouchet, La Visite au Muséum d’histoire naturelle de Rouen, op. cit., p. 17. 38 Felix Pouchet, Zoologie classique, Paris : Roret 1841, vol. II, p. 579.

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ces années où Flaubert, pour sa part, commence à se moquer de la philosophie qui « met beaucoup d’âcreté dans le sang ».39 Le polype, qui est une figure de l’insaisissable et des métamorphoses perpétuelles du vivant, oppose justement au désir de Vérité du saint le dynamisme de la matière. Le polype possède en outre un mystère lié à son hybridité. Minéral, plante ou animal ? On a longtemps hésité sur sa nature. Félix Pouchet rapporte que Théophraste le considérait comme un minéral, proche de l’hématite, que Pline et Dioscoride le voyaient comme un arbrisseau merveilleux, qu’il suffisait de toucher pour qu’il se pétrifie,40 et qu’au XVIIIe siècle on le considérait encore comme un végétal. Le comte de Marsigli annonce même avoir vu fleurir un rameau de corail qu’il avait eu soin de conserver dans un bocal d’eau de mer ! Que son contradicteur Jean Peyssonnel (1727) ait fait la preuve que les fleurs blanches étaient en fait des insectes qui s’étaient « épanouis » à la chaleur n’enlève rien au merveilleux de l’anecdote qui circule. Réaumur et Jussieu disent leur scepticisme à l’Académie des sciences avant que les travaux de Trembley ne confirment la découverte de Peyssonnel et ne fassent définitivement la preuve de l’animalité du polype (1740).41 Son ancienne nature végétale est alors reléguée sur le plan métaphorique comme on le voit chez Pouchet qui placera bien les coraux dans le règne animal tout en évoquant leur apparence de « jolies fleurs ».42 D’ailleurs, au XIXe siècle, malgré une activité de classification persistante, on est davantage sensible à la continuité de la vie et aux transitions, comme on le voit avec Lamarck, pour qui le polype a joué un grand rôle dans sa réflexion sur le vivant : Remontez jusqu’aux poissons, aux reptiles, aux oiseaux, aux mammifères mêmes, vous verrez, sauf les lacunes qui sont encore à remplir, partout des nuances qui lient entre elles les espèces voisines, les genres mêmes, et ne laissent presque plus de prise à notre industrie pour établir de bonnes distinctions.43

39 Lettre à Louise Colet, 22 septembre 1846, Correspondance, édition établie par Jean Bruneau, Paris : Gallimard « Bibliothèque de la Pléiade » 1973, vol. I, p. 359. 40 Félix Pouchet, Zoologie classique, op. cit., chapitre « Zoophytaires », p. 580. 41 Georges Cuvier, Histoire des sciences naturelles, depuis leur origine jusqu’à nos jours, chez tous les peuples connus, Paris : Fortin, Masson 1841, p. 332–333. 42 Félix Pouchet, L’Univers, op. cit., p. 59 43 Jean-Baptiste de Lamarck, Philosophie zoologique, Paris : Dentu 1809, p. 61. C’est dans Les Animaux sans vertèbres que Lamarck précise l’idée d’une filiation générale de la monade jusqu’à l’homme et distingue les polypes des infusoires (Paris : Deterville 1801, p. 16), alors que le fixiste Cuvier, dans Tableau élémentaire de l’histoire naturelle des animaux (1797), ne propose aucune filiation, et classe sans hiérarchie dans les zoophytes à la fois les polypes, les infusoires (dont font partie les monades), les acalèphes, les vers intestinaux et les échinodermes.

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Le polype continuera donc à figurer – surtout pour les écrivains – l’ambiguïté d’une nature où les transitions semblent imperceptibles et merveilleuses, si bien que les classifications deviennent incertaines et laissent soupçonner l’existence d’un continuum de la vie et même de la matière, ce qui n’est pas fait pour déplaire à Flaubert. Lecteur de Goethe,44 et probablement des Vers dorés de Pythagore, expliqués et traduits par Fabre d’Olivet en 1813,45 Flaubert attribue à saint Antoine un rêve panthéiste : se « blottir sous toutes les formes », être animal, plante, atome, « circuler dans la matière ».46 Or, ce désir lui est inspiré par une vision confuse de formes hybrides qui suggèrent la continuité du vivant et qui s’achève sur les polypes : Il arrive des rafales hurlantes, pleines d’anatomies merveilleuses, ce sont des têtes d’alligators sur des pattes de canard, des cous de cheval terminés par des vipères, des grenouilles velues comme des ours, des hiboux à queue de serpent, des pourceaux à tête de tigre, des chèvres à croupe d’âne, des ventres ailés qui voltigent comme des moustiques, des caméléons grands comme des hippopotames, des poulets à quatre pattes, des veaux à deux têtes dont l’une pleure et l’autre beugle, des fœtus quadruples se tenant par le nombril et valsant comme des toupies, des chameaux à cornes de bélier, des anguilles sur des pieds de chevreuil, des chats rouges mâchant des mains humaines, des grappes d’abeilles se défilant comme un chapelet, des plaques de teigne qui roulent comme des disques de gazon jaune, des corps de femmes ayant à la place du visage une fleur de lotus épanouie, et puis des carcasses gigantesques remuant comme des rouages leurs articulations blanches, des végétations qui partent des poitrines telles que des rameaux de chair qui se divisent et s’entrecroisent, des aloès couverts de pustules roses, des limaces traînant leurs coquilles mouchetées, des polypes tout garnis d’yeux, s’accrochant par leurs bras, aspirant l’air par leurs trompes, contractant leurs gaines, ouvrant leurs trous dilatés, se gonflant, se développant, s’avançant.47

Le polype est donc le suprême degré de la confusion, un défi pour la pensée et pour la croyance religieuse en l’ordre divin, dont Flaubert se moque volontiers dans sa correspondance. Le polype apparaît donc après les formes animales monstrueuses, dans un groupe de plantes animales, après les corps de femmes 44 Faust remercie le « Sublime Esprit » de lui avoir inculqué le panthéisme : « Tu as amené devant moi la longue chaîne des vivants, et tu m’as instruit à reconnaître mes frères dans le buisson tranquille, dans l’air et dans les eaux… » (traduction de Nerval, Paris 1828, p. 132). 45 Dans ce livre beaucoup lu dans la période romantique, Fabre d’Olivet commente la croyance animiste de l’Antiquité : « […] on enseignait non seulement que la grand Tout, mais les mondes innombrables qui en sont comme les membres, les Cieux et le Ciel des Cieux, les Astres et tous les Êtres qui les peuples, jusqu’aux plantes mêmes et aux Métaux sont pénétrés par la même Âme et mus par le même Esprit » (Paris : Treuttel et Würtz 1813, p. 275). 46 Gustave Flaubert, La Tentation de Saint Antoine, édition établie par Gisèle Séginger, Œuvres complètes, sous la direction de Claudine Gothot-Mersch, Paris : Gallimard « Bibliothèque de la Pléiade » 2013, vol. II, p. 496. 47 Ibid., p. 495.

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fleurs, après les végétations dotées de poitrines et les aloès acnéiques. La Tentation met en scène une puissance de métamorphose, idée chère à Goethe, qui étudie dans le règne végétal une « profuse poussée » qui « semble infinie et libre ».48 De même les polypes de La Tentation manifestent une force de vie exubérante et tenace : « contractant leurs gaines », « ouvrant leurs trous dilatés », « se gonflant, se développant, s’avançant »,49 ils semblent incarner cet « effort » permanent des formes animales que Lamarck a théorisé dans Philosophie zoologique (1809), et qu’il faisait partir du plus bas, des invertébrés auxquels appartient le polype.50 Dans le texte de Flaubert, le polype devient inquiétant car ses métamorphoses ne vont pas dans le sens lamarckien51 d’une complexification qui prouverait la virtuosité de la vie, mais dans le sens de la confusion qui menace la nature d’une indifférenciation. C’est précisément après la vision vitaliste et panthéiste d’Antoine que surgit le Diable pour l’emporter sur ses cornes dans l’espace, de même que Méphistophélès apparaît après l’invocation panthéiste au Sublime Esprit de Faust dans le texte de Goethe. Mais dans son hallucination panthéiste Antoine ne se laisse pas totalement aller : il veut être matière « pour savoir ce qu’elle pense. » Remarquons encore que les « polypes tout garnis d’yeux » semblent regarder du fond la matière. Or, dans les textes scientifiques le polype n’est jamais doté d’yeux. Contrairement à la métaphore traditionnelle en zoologie des bras du polype (Fig. 3),52 des rameaux d’arbuste ou des branches d’arbre, cette image est tout à fait inventée, ou presque. Flaubert a transformé en fait l’image traditionnelle de l’œil de Dieu qui voit tout, qui surveille sa Création, en œil de la matière. L’image des yeux se maintiendra dans le texte de 1856, avec une modification toutefois importante, puisque ce sont désormais les minéraux qui ont des yeux, et qui regardent : « des végétaux dont la sève sous l’écorce palpite comme du sang, des minéraux dont les facettes vous regardent comme des yeux ».53

48 Jean Lacoste, « La métamorphose des plantes », dans : Littérature, 86 (1992), « Littérature et philosophie », p. 75. 49 Gustave Flaubert, La Tentation de saint Antoine, 1849, op. cit., p. 495. 50 Jean-Baptiste de Lamarck, Système des animaux sans vertèbres, ou Tableau général des classes, des ordres et des genres de ces animaux, Paris : Deterville 1801. 51 Flaubert, qui citera par la suite Lamarck dans les dossiers de Bouvard et Pécuchet, n’a peut-être pas encore eu un accès direct à ses travaux, mais le Traité élémentaire de Félix Pouchet tient compte de la place nouvelle que prennent les invertébrés – dont font partie les polypes – dans la zoologie, grâce à Lamarck. 52 Voir les descriptions chez Charles Bonnet, Œuvres d’histoire naturelle et de philosophie, Neuchâtel : Fauche 1779, vol. III, p. 147 ou encore Félix Pouchet, L’Univers, op. cit., p. 265. 53 Gustave Flaubert, La Tentation de Saint Antoine, 1856, p. 98.

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Fig. 3 : Les bras du corail. Illustration extraite de Félix Pouchet, L’Univers. Les infiniment grands et les infiniment petits, Paris : Hachette 1868, p. 60.

On peut émettre l’hypothèse d’une lecture du poème « Vers dorés » de Nerval, paru en 1855, dans Les Chimères,54 texte inspiré par la philosophie pythagoricienne et la lecture de Fabre d’Olivet :55 Souvent dans l’être obscur habite un Dieu caché ; Et comme un œil naissant couvert par ses paupières, Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres !

Dans la version de 1849, de même qu’en 1856, le polype constitue le degré le plus bas de l’échelle animale, comme Flaubert l’avait prévu dans le scénario du f° 214 (manuscrit Nafr. 23671)56 : « pour finir / un énorme polype – le polype

54 Flaubert et Nerval avaient un ami commun, Gautier, et bien des points communs : une expérience de l’hallucination, un goût de l’Orient, un intérêt pour les religions… Toutefois nous n’avons pas la preuve qu’ils se soient rencontrés, et la Correspondance de Flaubert ou ses Carnets ne donnent pas de renseignements sur la lecture qu’il aurait pu faire des œuvres de Nerval. 55 Antoine Fabre d’Olivet, Les vers dorés de Pythagore, Paris : Treuttel et Würtz 1813. 56 Les manuscrits de La Tentation de saint Antoine sont conservés à la BnF.

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général / Animaux – matière – Polype – matière / qui veut le prendre ».57 Il est intéressant de signaler que dans les classifications les plus courantes, celles de Cuvier,58 de Lamarck,59 de Blainville60 et de Pouchet (qui reprend Cuvier), les polypes ou zoophytes constituent le dernier degré du monde animal, avant les « monades », êtres microscopiques et informes, les organismes les plus simples, parfois laissés hors classe. Sans volonté, le polype est un être imparfait, pourtant il avance, progresse, il construit, manifestant ainsi l’action d’une sorte d’« effort » impersonnel,61 de force vitale interne à l’organisation, qui, dans l’œuvre de Lamarck, explique le dynamisme et la transformation de la nature. La Tentation de 1849 correspond à cet état du savoir qui fait du polype le degré zéro de l’organisation en deçà duquel ne subsistent que des unités vivantes informes (monades ou infusoires), tout comme l’exposera le poème Les Fossiles, que Louis Bouilhet écrit en 1854, encouragé par Flaubert,62 et qui place le polype à un moment où la vie semble encore hésiter à donner forme au monde vivant. Sans tête, sans organe, sans pieds, le polype est une figure de l’indifférencié, qui avait déjà fasciné pour cette raison Goethe63 puis les Romantiques, Nodier, Gautier, Hugo.64 Jouant sur le double sens du mot « polype »

57 Gustave Flaubert, Scénarios de ‹ La Tentation de saint Antoine ›. Le Temps de l’œuvre, présentation, transcription et notes par Gisèle Séginger, Mont-Saint-Aignan : Presses Universitaires de Rouen et du Havre « Collection Flaubert » 2014, p. 126. 58 Georges Cuvier, Tableau élémentaire de l’histoire naturelle des animaux, Paris : Baudoin 1797. 59 Jean-Baptiste de Lamarck, Système des Animaux sans vertèbres, Paris : Deterville 1801. Les polypes forment le dernier degré, même si Lamarck précise que c’est la monade qui est l’organisation animale la plus simple (hors classement). 60 Henri Ducrotay de Blainville, « Prodrome d’une nouvelle distribution systématique du règne animal », dans : Bulletin de la Société philomatique, 8 (1816), p. 113–124. 61 Jean-Baptiste de Lamarck, Philosophie zoologique, op. cit., p. 206. 62 Le polype est comme le moment d’une hésitation de la vie, avant l’apparition des animaux : « La nature palpite et va suer un monde. / Déjà, de toutes parts dans les varechs salés / Se traîne le troupeau des oursins étoilés ; / Voici les fleurs d’écaille et les plantes voraces, / Puis tous les êtres mous, aux dures carapaces, / Et les grands polypiers qui, s’accrochant entre eux, / Portent un peuple entier dans leurs feuillages creux. / La vie hésite encore, à la sève mêlée, / Et, dans le moule antique, écume refoulée ! » (« Les fossiles », Revue de Paris, 15 avril 1854, p. 230–231). 63 Dans Faust, traduit par Nerval, le chœur évoque des racines fantastiques : « Ces nœuds de bois qui s’enlacent / Comme un polype aux cent bras / Partout arrêtent mes pas » (op. cit., p. 259). La métaphore des bras vient des textes scientifiques et elle circule chez les écrivains. 64 Dans le poème « Puits de l’Inde », Hugo évoque l’angoisse de celui qui visiterait un monstrueux édifice de l’Inde couvert de figures fantastiques et angoissantes : il aurait l’impression, que, partout sur les parois « Quelque chose d’affreux rampe confusément » et il se sentirait comme « pris par un polype énorme ». Voir Judith Wulf, « Le polype et le madrépore comme

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au XIXe siècle qui désigne encore aussi bien le poulpe ou la pieuvre (comme dans l’Antiquité), que le polypier à plusieurs branches, Gautier imagine dans son poème « Faust » que son héros, tenté par la quête du savoir, plonge au fond de la mer, qu’il rencontre la « seiche horrible à voir » et le « polype difforme » aux « milles bras »65 avant de remonter désespéré par la certitude du néant. Aussi peut-on comprendre que Flaubert, en 1849, fasse lui aussi du gouffre marin et du polype le point ultime de la tentation matérialiste, jouant lui aussi sur la polysémie du terme « polype », qui désigne soit le corail, soit le poulpe, ce qui explique sans doute la curieuse image des yeux dans le texte de 1849. À la limite de la représentation, le polype est une figure de la matière vivante et diabolique qui veut saisir Antoine. Flaubert a peut-être aussi été marqué par les nombreuses descriptions de polypes gloutons qui avalent tout ce qui passe à leur portée.66 D’ailleurs dans le second scénario pour cet épisode, une addition marginale précise la menace d’absorption : « finir par les polypes aspiratoires ».67 Et dans le texte de 1849, les polypes, « ouvrant leurs trous dilatés, se gonflant, se développant, s’avançant », menacent de saisir Antoine. La matière est vorace. Devant la profusion des animaux, et surtout devant les polypes, ces « anatomies merveilleuses » par leur hybridité, Antoine éprouve déjà le vertige dont il fera encore l’expérience à la fin de l’épisode suivant, le vol philosophique dans l’espace, lorsque le regard du Diable se creusera de « profondeurs sombres » et se mettra à « tourbillonn[er] comme un gouffre de la mer ».68 Profusion des désirs qui renversent la séparation du bien et du mal, ou profusion des formes hybrides, l’excès fascine parce qu’il remet en cause l’ordre divin. Devant les Bêtes, Antoine est pris d’un vertige diabolique, dont le tourbillon est la métaphore et il pose la question interdite, la question de la logique du vivant – « pourquoi ? » – que la foi devrait rendre inutile : « leurs regards ont des profondeurs où mon âme tourbillonne, on dirait que ce sont des âmes. Comment vivent-elles ? pourquoi tout cela?… la drôle de chose… la drôle de chose ! »69

formations discursives romanesques », dans : Victor Hugo et la langue, Actes du colloque de Cerisy, 2002, Paris : Bréal et Université Paris-Diderot-Paris VII 2005, p. 1–18. 65 Théophile Gautier, La Comédie de la mort, Paris : Desessart 1838, p. 52. 66 Voir par exemple Abraham Trembley, Mémoires pour servir à l’histoire d’un genre de polypes d’eau douce, à bras en forme de cornes, op. cit., p. 82. 67 Gustave Flaubert, Scénarios de La Tentation de saint Antoine, op. cit., f° 212 (Nafr. 23671), 2e scénario pour l’épisode des Animaux, p. 130. 68 La Tentation (1849), op. cit., p. 507. 69 Ibid., p. 494.

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Cet épisode est bien représentatif d’une épistémologie romantique et de son goût de la merveille,70 qui pense et rêve l’unité, la transgression des règnes, le dynamisme fascinant ou terrifiant d’une matière qui défie la pensée par le gouffre et l’informe. Au plus bas de l’échelle animale, le polype de La Tentation défie tous les classements scientifiques, et met en cause l’ordre de la nature que Linné et encore Cuvier voulaient ressaisir par leurs classifications. Sorte d’hydre aussi inquiétante que le sera plus tard la pieuvre des Travailleurs de la mer, dont Hugo dira qu’elle est « l’effroi du penseur religieux »,71 le polype flaubertien est une figure de l’innommable, le fantasme d’une origine terrible, qui a programmé la violence d’un monde sans dieu, où le diabolique n’est que la puissance d’une matière absorbante.

4 Un polype évolutionniste ? Lorsque Flaubert revient à La Tentation, en 1869, le contexte épistémologique est bien différent par rapport aux années 1846–1856. De plus, le cercle de ses relations s’est élargi et il fréquente désormais des positivistes comme Maury, Littré et Taine ainsi que Renan qui, attiré par les sciences de la vie, pensait qu’il aurait pu faire les mêmes découvertes que Darwin s’il avait continué ses études dans ce domaine.72 Il fréquente aussi deux médecins qui ont fondé la société de biologie, Charles Robin et Claude Bernard, qui étaient des familiers des dîners Magny. Flaubert a fait aussi bien d’autres lectures par rapport aux années 1840, et cela dès les années 1850, dans la période où Louis Bouilhet prépare Les Fossiles73 (il cite alors volontiers Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier dans ses lettres), puis plus directement pour la préparation du nouveau plan de La Tentation, qui contrairement au texte de 1849, s’achèvera non plus sur la vision des dieux morts mais sur l’épisode des Animaux et de la naissance de la vie. Le polype n’est plus le dernier degré du vivant, juste avant les minéraux, comme dans l’échelle des êtres selon la tradition antique et médiévale, et même encore à l’époque classique. Dans le texte de 1874, Flaubert met moins en avant la

70 Le mot est récurrent dans Le Génie du christianisme de Chateaubriand, et chez Félix Pouchet dont il faut rappeler qu’il a été formé en pleine période romantique. 71 Victor Hugo, Les travailleurs de la mer, Paris : Librairie internationale, 1866, vol. III, p. 84. 72 Ernest Renan, « Les sciences de la nature et les sciences historiques », lettre ouverte à Marcellin Berthelot, publiée dans la Revue des Deux mondes en 1863, dans : Œuvres complètes, éd. par Henriette Psichari, Paris : Calmann Lévy 1948, vol. II, p. 761–774. 73 Voir les articles du numéro Flaubert, les sciences de la nature et de la vie, Flaubert, dir. par Gisèle Séginger, Flaubert. Revue critique et génétique, 13 (2015) [en ligne].

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hiérarchie et la descente vers la matière que le brouillage des frontières entre les règnes, l’idée d’une continuité de la vie dont Antoine croit saisir le premier mouvement dans un moment d’extase : Les dedaïms de Babylone, qui sont des arbres, ont pour fruits des têtes humaines ; des mandragores chantent, la racine baaras court dans l’herbe. Les végétaux maintenant ne se distinguent plus des animaux. Des polypiers, qui ont l’air de sycomores, portent des bras sur leurs branches. Antoine croit voir une chenille entre deux feuilles ; c’est un papillon qui s’envole. Il va pour marcher sur un galet ; une sauterelle grise bondit. Des insectes, pareils à des pétales de roses, garnissent un arbuste ; des débris d’éphémères font sur le sol une couche neigeuse. Et puis les plantes se confondent avec les pierres. Des cailloux ressemblent à des cerveaux, des stalactites à des mamelles, des fleurs de fer à des tapisseries ornées de figures. Dans des fragments de glace, il distingue des efflorescences, des empreintes de buissons et de coquilles à ne savoir si ce sont les empreintes de ces choses-là, ou ces choses elles-mêmes. Des diamants brillent comme des yeux, des minéraux palpitent. Et il n’a plus peur ! Il se couche à plat ventre, s’appuie sur les deux coudes ; et retenant son haleine, il regarde. Des insectes n’ayant plus d’estomac continuent à manger ; des fougères desséchées se remettent à fleurir ; des membres qui manquaient repoussent. Enfin, il aperçoit de petites masses globuleuses, grosses comme des têtes d’épingles et garnies de cils tout autour. Une vibration les agite. Antoine délirant : ô bonheur ! Bonheur ! J’ai vu naître la vie, j’ai vu le mouvement commencer.74

Les pierres ont encore des yeux comme dans le texte de 1856, mais c’est surtout l’origine même de la vie qui apparaît comme un œil : un micro-organisme cilié auquel répond la face du Christ qui apparaît aussitôt au milieu des rayons du soleil. Fidèle à son idéal d’impersonnalité qui lui interdit de prendre parti, Flaubert ne choisit pas entre l’explication biologique et l’explication religieuse.75 On sait grâce aux avant-textes ce qui a été déterminant pour la transformation de l’épisode des animaux et le passage de la matière à la vie. Il s’agit de la lecture de La Création, ouvrage publié en 1870 par Quinet – lui-même lecteur de Geoffroy Saint-Hilaire, Lyell, Darwin, qui sont cités dans son ouvrage – tan-

74 Gustave Flaubert, La Tentation de Saint Antoine, édition établie par Claudine GothotMersch, Paris : Gallimard « Folio » [1874] 2006, p. 237. 75 Pour l’analyse épistémocritique de ce dénouement, voir Gisèle Séginger : « Mythe de l’origine et origine du mythe », dans : Naissance et métamorphoses d’un écrivain, Paris : Champion 1997, p. 374–391 ; « Fiction et transgression épistémologique : le mythe de l’origine dans La Tentation de saint Antoine de Flaubert », dans : Romanic Review, 88 (1997), p. 131–144.

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dis que Flaubert est en plein travail.76 Le livre deuxième ne pouvait manquer d’attirer l’attention de l’écrivain par son titre qui soulignait la spécificité épistémologique du XIXe siècle : « La question de notre siècle. – Origine des êtres organisés ».77 Par ailleurs, Flaubert possédait aussi dans sa bibliothèque la plupart des livres naturalistes de Michelet et La Montagne, qui prend en compte la pensée darwinienne, venait de paraître en 1868. On sait aussi par le Journal de Michelet que l’historien a dîné à Rouen avec Flaubert et Félix Pouchet dans les mois où il a écrit La Mer. La conversation avait porté sur la génération spontanée, question chère à Félix Pouchet qui avait publié Hétérogénie en 1859, un livre très admiré par Flaubert 78 mais qui avait suscité une querelle retentissante avec Pasteur. Dans La Mer, Michelet reprend à la fois la thèse de Pouchet et la perspective de Lamarck, l’« Homère du Muséum », qui l’inspire bien davantage que ne le fera De l’origine de l’espèce. Il adapte le transformisme de Lamarck, la complexification des organismes, aux besoins de sa pensée progressiste, et le polype devient une figure du devenir de la nature : Assistons à l’œuvre divine. Prenons une goutte d’eau dans la mer, nous y verrons recommencer la primitive création. Dieu n’opère pas de telle façon aujourd’hui et d’autre demain. Ma goutte d’eau, je n’en fais pas doute, va dans ses transformations me raconter l’univers. Attendons et observons. Qui peut prévoir, deviner l’histoire de cette goutte d’eau? Plante-animal, animal-plante, qui le premier doit en sortir ? Cette goutte, sera-ce l’infusoire, la monade primitive, qui, s’agitant et vibrant, se fait bientôt vibrion ; qui, montant de rang en rang, polype, corail ou perle, arrivera peut-être en dix mille ans à la dignité d’insecte ?79

Comme Lamarck, Michelet est sensible à « l’effort » qui caractérise la vie pour s’élever, et le polype par sa simplicité même semble promis à un grand avenir :

76 Le folio 78 v° du manuscrit N.a.fr. 23671 (conservé à la Bibliothèque nationale de France), renvoie à La Création et esquisse le nouveau dénouement : « St Antoine a remonté l’échelle, – il atteint à ce qui est primitivement, éternellement » (Gustave Flaubert, Scénarios de La Tentation de saint Antoine, op. cit., p. 238). 77 Edgar Quinet, La Création, Paris : Librairie internationale/Bruxelles : A. Lacroix, Verboeckhoven 1870, vol. I, p. 67. 78 « Je lis maintenant le volume de mon ami le docteur Pouchet sur l’Hétérogénie, cela m’éblouit. Quelle quantité de splendides bougreries il y a dans la nature ! » (Lettre à Feydeau, 5 août 1860, Corr., III, p. 101). 79 Jules Michelet, La Mer, op. cit., p. 116.

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Tout polype n’est pas résigné à rester polype. Il y a dans votre république telle création inquiète, qui dit que la perfection de cette vie végétale ce n’est pas la vie. Elle en rêve une autre à part : — s’en aller et naviguer seule, voir l’inconnu, le vaste monde, se créer, au hasard du naufrage, certaine chose qui va poindre en elle et reste obscure en vous : c’est l’âme.80

On sait le peu de goût qu’a Flaubert pour le progrès. Entre les textes de 1849/ 1856 et l’œuvre de 1874, il réduit la place du polype, le banalise en quelque sorte. Très en retrait par rapport aux études qui ont prouvé qu’il s’agit d’un animal, le texte de 1874 repousse le polype vers le règne végétal : il a des branches et ressemble au sycomore. Sans doute Flaubert veut-il éviter l’image trop forte du polypier progressiste de Michelet. Il veut surtout donner la primauté à une autre image plus biologique : on sait grâce au manuscrit que l’image plastique de la tête d’épingle munie de cils provient d’un effacement des termes scientifiques empruntés à des théories contemporaines et de la conversion des savoirs en métaphore.81 Du polype au micro-organisme, la descente vers la matière s’est convertie en une remontée temporelle vers l’origine. Si le polype a perdu la vedette, il trouve une autre force esthétique grâce aux souvenirs d’Orient, aux sycomores souvent évoqués dans les notes du voyage, et aux illustrations de L’Univers de Pouchet, parmi lesquelles se trouve un polype fleuri, qui a pu inspirer le texte de 1874. De surcroît, dans le Carnet 16, daté des années 1871–1872 par Pierre-Marc de Biasi, Flaubert a pris des notes sur deux folios (63 et 63 v°) : Polypiers : pommiers sans feuilles, fleurs roses au bout. Branchages noirs, styles < finissant en > étoiles. < écrans réunis > Feuilles < d’arbre > jaunes comme du séné, blanche mousseline, violet pâle. Le corps de l’animal au milieu à croire qu’il est tombé entre deux feuilles d’arbre et s’est relevé les ayant prises comme ailes.82

80 Ibid., p. 160. Sur Lamarck et Michelet, voir Gisèle Séginger « Michelet and La Mer : Biology and the Philosophy of History », dans : Biological Time, Historical Time, dir. par Thomas Klinkert et Gisèle Séginger, Leyde/Boston: Brill 2018, p. 243–358. 81 Les mots « cellule » (f° 78 v°) et « monère » (f° 226) témoignent de l’information de Flaubert sur l’infiniment petit. Charles Robin, spécialiste des théories cellulaires, a probablement été son principal informateur. La monère est étudiée par Haeckel dans Histoire de la création des êtres organisés, que Flaubert ne lira qu’après avoir achevé son œuvre. Peut-être a-t-il consulté un article de Charles Martins qui avait évoqué cette découverte dès 1871 (« La création du monde organisé d’après les naturalistes anglais et allemands de la nouvelle école », Revue des deux mondes, 15 décembre, p. 764–787). 82 Gustave Flaubert, Carnets de travail, éd. par Pierre-Marc de Biasi, Paris : Balland 1990, p. 691. Les additions interlinéaires sont signalées entre soufflets.

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Fig. 4 : Les polypes du corail. Illustration extraite de Félix Pouchet, L’Univers. Les infiniment grands et les infiniment petits, Paris : Hachette 1868, p. 61.

Le travail effectué entre les notes sur le polypier en fleur et le texte de 1874 montre un effacement de la représentation stéréotypée des fleurs du polype et des bras du polype au profit d’une image étrange de sycomores portant « des bras sur leurs branches » en guise de fleurs (Fig. 4). Le travail de Flaubert va dans le sens d’une resymbolisation par le fantastique qui fera le succès de cette œuvre dans la période symboliste. *** Dans les œuvres de Flaubert, les polypes renvoient parfois à un imaginaire romantique et vitaliste, comme le montre le récit de voyage Par les champs et par les grèves : « Quelque chose de la vie des éléments s’émanant d’eux-mêmes, sans doute à l’attraction de nos regards, arrivait jusqu’à nous […]. Nous regrettions que nos yeux ne pussent aller jusqu’au sein des rochers, jusqu’au fond des mers, jusqu’au bout du ciel, pour voir comment poussent les pierres, se font les flots, s’allument les étoiles ; que nos oreilles ne pussent entendre graviter dans la terre la formation des granits, la sève pousser dans les plantes, les coraux rouler dans les solitudes de l’océan ».83 D’autres fois, au contraire, le « polypier fixé sur les rochers » est une métaphore de l’embourgeoisement le plus prosaïque, par exemple lorsque Flaubert évoque, en 1839, l’établissement social de son frère84 ou lorsqu’un polypier « touffu » trône ironiquement sur la chemi-

83 Gustave Flaubert, Par les champs et par les grèves, dans : Œuvres de jeunesse, édition établie par Guy Sagnes, Paris : Gallimard « Bibliothèque de la Pléiade » 1991, vol. I, p. 102. 84 Lettre à Ernest Chevalier, 15 avril 1839, Corr., I., p. 42.

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née de Charles. Significativement, pendant l’amputation du pied-bot, Emma mord nerveusement ses lèvres « en roulant entre ses doigts un des brins du polypier qu’elle avait cassé ».85 Cet épisode est d’ailleurs une cassure définitive dans sa vie qui ne reprendra jamais un cours bourgeois. Sur le plan moral, le polype peut inversement servir de métaphore pour désigner l’exubérance des désirs comme lorsque le Diable de 1849 encourage les Péchés : L’âme humaine, à qui j’ai donné des bras plus nombreux que ceux des polypes des mers, a-t-elle donc tout à coup, reployant sur elle les dilatations qui l’agrandissent, perdu l’amour de vos caresses avec cette éternelle inquiétude qui la pousse à les chercher ?86

Mais c’est dans le domaine des savoirs du vivant que la figure du polype est la plus marquante parce qu’elle est dotée d’une signification épistémologique et qu’elle renvoie à des débats scientifiques. De 1849 à 1874, le contexte intellectuel s’est transformé, Flaubert a fait de nouvelles lectures, et l’ancrage biologique du texte a changé, entraînant une transformation majeure de l’œuvre : elle ne s’achève plus sur l’image du polype et de la matière, mais sur une vision marquée par les idées de l’époque sur l’histoire des espèces et l’importance de l’infiniment petit. Les changements opérés par Flaubert entre 1849 et 1874 dans La Tentation de saint Antoine tiennent compte d’une transformation épistémologique : l’essor des idées néo-transformistes et évolutionnistes à partir des années 1860. Le polype a pris place dans une vision désormais biologique et évolutionniste, à la fin de La Tentation de 1874. Mais Flaubert – qui est pourtant attiré par la pensée évolutionniste – en donne dans son œuvre de fiction une version étrange, à la fois critique et fantastique, qui fascinera Redon.

85 Gustave Flaubert, Madame Bovary, édition établie par Jeanne Bem, dans : Œuvres complètes, sous la direction de Claudine Gothot-Mersch, Paris : Gallimard « Bibliothèque de la Pléiade » 2013, vol. III, p. 235, 287, 314. 86 Gustave Flaubert, La Tentation de Saint Antoine,1849, op. cit., p. 416.

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Odilon Redon et Bouddha – à travers Flaubert, Schopenhauer et Laforgue : Le voir, l’avoir vu – et le renoncement Bouddha joue un rôle clef dans l’œuvre d’Odilon Redon [fig. 9]. On le voit dans un beau pastel de 1905 environ, placé à côté d’un arbre – le figuier de Bénarès – où il est entré dans le Nirvana, Gautama devenant le Bouddha.1 Le motif d’un Bouddha s’approchant avec une canne entre les mains n’est nullement asiatique.2 Comment ce Bouddha promeneur est-il entré dans la culture syncrétiste du symbolisme, et plus précisément dans l’œuvre de Redon? Cette petite tentative de reconstruire les différents cadres dans lesquels Bouddha se retrouve – ou se perd? – lors de son adaptation à une iconographie de l’ouest sera résumée en quatre remarques. Elles portent 1 : sur le rôle de Bouddha dans l’œuvre de Redon et sur les changements du motif, 2 : sur l’intérêt des romantiques pour la philosophie asiatique, 3 : sur l’inspiration que Redon a tiré de Flaubert et 4 : sur ce qui peut avoir été le Schopenhauerisme de Redon, inspiré peut-être par la poésie de Jules Laforgue. Un épilogue (5) portera sur l’artiste Jeanne Mammen, qui – dans des dessins réalisés à Bruxelles entre 1908 et 1914 – a vu « son » Bouddha à travers Redon, et avec lui, Flaubert. Elle questionne un nirvana trop mâle, trop conçu comme la négation de la vie – et, en termes allégoriques, de la femme –, les deux assimilées à travers le regard. En dévoilant cette négation comme toujours également affirmative de ce qui est réfuté, elle y oppose le phantasme de la femme-marchandise. – Il va sans dire qu’il ne peut s’agir que de l’esquisse d’un argument.

1 Configurer Bouddha : histoire d’un motif Il se tient debout, inexpressif, tout en affrontant le spectateur. Promeneur solitaire, il s’appuie sur sa canne en s’adressant au spectateur d’un geste de sa 1 Voir la notice de Dario Gamboni dans : Odilon Redon. Prince du Rêve, 1840–1916, sous la dir. de Rodolphe Rapetti, catalogue d’une exposition montrée à Paris, Grand Palais, du 23 mars – 20 juin 2011, et à Montpellier, musée Fabre, du 7 juillet – 16 octobre 2011 ; Paris : Éditions de la RMN – Grand Palais 2011, p. 340–341. 2 Observation qui me fut gentiment communiquée par Monsieur Atsushi Miura. Note: Je remercie Barbara Vinken pour des commentaires critiques ; et je suis redevable à Claude Imbert et Robin Mudry pour avoir corrigé mon Français. Cet essai est dédié à Claude Imbert. https://doi.org/10.1515/9783110658965-007

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Fig. 1 : Odilon Redon, Têtard, 1883, Fusain et craie, 50,4 × 34 cm, Otterlo, Kröller-MüllerMuseum. Source : Rodolphe Rapetti (dir.), Odilon Redon. Prince du Rêve, 1840–1916, catalogue d’une exposition montrée à Paris, Grand Palais, du 23 mars au 20 juin 2011, et à Montpellier, musée Fabre, du 7 juillet au 16 octobre 2011 ; Paris (Éditions de la RMN – Grand Palais) 2011, p. 183, Cat 51.

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main droite – geste lu, en Asie, comme celui qui apporte un don. Le figuier, symbole transculturel de la procréation, opère moins comme un réquisit que comme un attribut placé à côté de celui qu’il qualifie. Chez Redon, cette iconographie au premier abord si évidente était le résultat d’une longue évolution. Dix ans plus tôt, l’artiste avait introduit une figure de Bouddha dans ses illustrations de La tentation de Saint Antoine par Flaubert [fig. 6].3 Dans ce « noir », nom que Redon donnait à ses lithographies, Bouddha était déjà placé de manière frontale devant le spectateur, sans pour autant s’adresser à lui. Son regard était dirigé vers le ciel, ou plutôt en direction d’un rien signifiant à la fois la pensée et le cosmos. Ses yeux continuent un mouvement induit par un corps en forme de serpent. Se tordant en spirale, un python semble indiquer que le prince indien est venu du fond du tableau tout en provenant des profondeurs du temps. Il concrétise son apparition au moment même où il se prépare à disparaître dans le Nirvana. Dans le pastel, la canne dans la main du Bouddha promeneur indique ce mouvement vers celui qui le regarde, et la position de sa tête aussi bien que le geste accentuent l’aspect d’interpellation [fig. 9]. Un nuage doré entourant des éclosions de fleurs place le divin sous le signe d’une vision illuminée. Dans la lithographie, c’est le soleil qui anticipe ce motif [fig. 6]. Comme dans l’illustration d’un emblème, il devient signe de l’inspiration. Dans une lithographie à peu près contemporaine, Redon plaça déjà le Bouddha à gauche de la composition, en dédoublant l’astre dominant la journée d’un soleil noir [fig. 7]. Dans le pastel, l’arbre se substitue à cet astre menaçant [fig. 9]. Ce figuier a lui aussi un antécédent inquiétant. Dans une autre lithographie inspirée par Flaubert, il se substitue à Bouddha lui-même [fig. 8]. Un trou dans l’arbre symbolise alors le Nirvana dans lequel le sage vient de s’annuler à jamais. [Fig. 9] À la fin, tout semble apaisé dans une rencontre. Pourtant, l’image si doucement colorée – il n’y a aucune raison de l’apprécier plus que les Bouddhas « noirs » – n’est que le résultat d’un jeu à travers lequel Redon reconfigura

3 Jean Seznec, « Flaubert and the Graphic Arts », dans : Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, VIII (1945), p. 175–190 ; Jean Seznec, « The Temptation of St. Anthony in Art », dans : Magazine of Art (mars 1947), p. 87–93 ; Jean Seznec, Nouvelles études sur La Tentation de Saint Antoine, Londres : The Warburg Institute, University of London 1949, p. 59–92 ; Sven Sandström, Le monde imaginaire d’Odilon Redon. Étude iconologique, Lund : Berlingska Boktryckeriet 1955, p. 124 ; Dario Gamboni, La plume et le pinceau. Odilon Redon et la littérature, Paris : Minuit 1989, p. 96–97, 183–184, 261–263 ; voir aussi la notice de Valérie Sueur-Hermel dans : Odilon Redon. Prince du Rêve, 1840–1916, catalogue 2011, p. 274–279. Instructif, même si on ne partage pas tous les conclusions : Ursula Harter, Die Versuchung des heiligen Antonius. Zwischen Religion und Wissenschaft. Flaubert – Moreau – Redon, Berlin: Reimer 1998, p. 35– 68 (sur Flaubert), 123–200 (sur Redon).

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Fig. 2 : Odilon Redon, Tentation de Saint Antoine. Texte de Gustave Flaubert, album de dix planches, couverture-frontispice, lithographie sur Chine appliquée sur vélin, 20 × 14 cm (trait carré), Bruxelles (Deman) 1888. Source : Margret Stuffmann et Max Hollein (dir.), Wie im Traum: Odilon Redon, catalogue d’une exposition à Frankfurt, Schirn Kunsthalle, du 28 janvier au 29 avril 2007; Ostfildern/ Ruit (Cantz) 2007, p. 201, Ill. Nr. 88.

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Fig. 3 : Odilon Redon, Tentation de Saint Antoine. Texte de Gustave Flaubert, album de dix planches et une couverture-frontispice, 1888, pl. 7, La chimère aux yeux verts tournoie, aboie, lithographie sur Chine appliquée sur vélin, 27,5 × 16 cm (motif), Bruxelles (Deman) 1888. Source : Margret Stuffmann et Max Hollein (dir.), Wie im Traum: Odilon Redon, catalogue d’une exposition à Frankfurt, Schirn Kunsthalle, du 28 janvier au 29 avril 2007; Ostfildern/ Ruit (Cantz) 2007, p. 202, Ill. Nr. 93.

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Fig. 4 : Odilon Redon, Tentation de Saint Antoine, album de six planches et un frontispice, 1889, pl. 5, le sphynx : … mon regard que rien ne peut dévier, demeure tendu à travers les choses sur un horizon inaccessible. la chimère: Moi, je suis légère et joyeuse, lithographie sur Chine appliquée sur vélin, 28,2 × 20,2 cm (motif), Paris (Becquet) 1889. Source : Margret Stuffmann et Max Hollein (dir.), Wie im Traum: Odilon Redon, catalogue d’une exposition à Frankfurt, Schirn Kunsthalle, du 28 janvier au 29 avril 2007; Ostfildern/ Ruit (Cantz) 2007, p. 207, Ill. Nr. 104.

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des motifs, en substituant l’un à l’autre, à la manière d’un constructeur d’emblèmes, pourtant obscurs – notamment grâce à ce jeu qui démontre que les signes sont interchangeables, et que leur sens varie – flotte peut-être – à travers ces combinaisons mutables. Après ce long parcours, Redon sortait pourtant des énigmes emblématiques, et son Bouddha, qui désormais apparaît dans un espace fonctionnel cohérent, invite le spectateur dans un savoir qui n’a pas besoin de paroles – ou de titres empruntés à Flaubert.

2 Rêveries romantiques: l’origine asiatique des religions Un premier contexte de ces images serait celui de l’orientalisme européen. Depuis l’âge classique, la sagesse orientale fut perçue comme une sorte de religion naturelle, marquant l’origine de toute réflexion opposant l’homme à la nature.4 En 1697, Leibniz proposa d’envoyer des missionnaires chinois en Europe pour qu’ils y enseignassent leur « philosophie pratique ».5 Voltaire, conseillé par le chevalier de Maudave, avait compris qu’il fallait chercher la religion la plus ancienne dans les Indes et non pas en Chine, et il entra dans une polémique farouche sur la question de savoir si les Védas n’étaient pas plus anciens que l’Ancien Testament.6

4 Voir l’étude riche et fondamentale sur les échanges entre l’ethnologie et la philosophie indiennes et européennes/atlantiques : Wilhelm Halbfass, India and Europe. An Essay in Understanding, Albany, NY : State University of New York Press 1988 ; aussi bien que : Eli Franco et Karin Preisendanz (éds.), Beyond Orientalism. The Work of Wilhelm Halbfass and its Impact on Indian and Cross-Cultural Studies, Amsterdam : Rodopi/Delhi : Motilal Banarsidass 2007 – un livre riche en discussions comparées entre la philosophie indienne et celle de l’ouest, complétées par des « Responses to my Respondents » de Halbfass. Voir aussi : Michel Hulin et Christine Maillard (éds.), L’Inde inspiratrice. Réception de l’Inde en France et en Allemagne (XIXe– XXe siècles), Paris : Presses Universitaires de Strasbourg 1996 ; Christine Maillard, L’Inde vue de l’Europe. Histoire d’une rencontre (1750–1950), Paris : Albin Michel 2008. Pour une première orientation dans la philosophie chinoise, j’ai consulté : Wolfgang Bauer, Geschichte der chinesischen Philosophie, München : Beck [2001] 2009 (là, indications bibliographiques ultérieures). 5 Halbfass, op. cit., 1988, p. 57, 60 ; Gottfried Wilhelm Leibniz, Novissima Sinica historia nostri temporis illustratura, Hannover : Förster [1697] 1699. 6 Halbfass, op. cit., 1988, p. 57–59. Voir également: Jürgen Osterhammel, Asien in der Neuzeit. Sieben historische Stationen, Frankfurt am Main : Fischer 1994; Jürgen Osterhammel, Die Entzauberung Asiens. Europa und die asiatischen Reiche im 18. Jahrhundert, München : Beck [1998] 2013.

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Les interprétations philosophiques des Upanisads avaient préparé le chemin aux lectures approfondies du bouddhisme. Le trait commun des considérations romantiques était une attitude sceptique vis-à-vis de la portée des Lumières.7 Herder était convaincu que la pensée partait du corps, de la voix, de la langue, enfin de la communauté qui était le peuple et non pas du moi cartésien. Pour lui, les origines de toute culture se trouvaient en Inde. Longtemps avant Parménide, « les Hindus, […] la branche la plus aimable de l’humanité » auraient conçu l’idée de l’unité de l’être, et de là, de l’absolu et du divin. D’après les traductions libres de Herder, la Lehre der Braminen se résume dans ceci: « Visnu est en toi, en moi, dans tous les êtres. […] Vois tous les âmes dans la tienne, et bannis l’illusion d’être différent. »8 Les romantiques ne voyaient dans le bouddhisme que la continuation d’une pensée centrée autour du Brahma identifié trop facilement au flux de la vie des vitalismes. Josef Görres invita ses lecteurs à chercher, avec l’âme, « le pays où l’humanité vivait ses années heureuses d’enfance »,9 et Novalis opposa la « confiance enfantine » qu’il trouvait en Inde aux territoires « froids et morts de notre entendement de salon [Stubenverstand] ».10 Aussi le jeune Friedrich Schlegel trouvait-il dans la sagesse asiatique un remède contre ses contemporains et leur « méconnaissance abstraite de leur propre destin ». Plus tard, notamment dans son Über die Sprache und Weisheit der Indier publié en 1809, un Schlegel converti au catholicisme opposa ce qu’il décrivait comme la décadence de la pensée indienne, sa chute dans des superstitions, à un monothéisme européen se réalisant dans les structures des États éclairés, voire réactionnaires.11 Cette vénération emphatique suivie d’une prise de distance n’était que l’expression d’une idée centrale de l’orientalisme, à savoir que les pays où se situe l’origine des cultures seraient ensuite privés de tout avancement historique. À partir du XVIe siècle déjà, ce retard était également considéré comme un quasi-péché, cause pour laquelle ces civilisations auraient perdu leur innocence. Depuis lors, étaient loués tour à tour la Chine (et, au XIXe siècle finissant, à plus forte raison

7 Halbfass, op. cit., 1988, p. 69–83. 8 Halbfass, op. cit., 1988, p. 69–72, cit. 70–71. Citations suivantes : Johann Gottfried von Herder, Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit, dans : id., Sämtliche Werke, éd. par Bernhard Suphan, vol. XIII, Berlin : Weidmann 1887, p. 1–442, cit. p. 222; Herder, Sämtliche Werke, vol. XXVI, Herders poetische Werke, vol. II, Nachdichtungen aus der griechischen, römischen und morgenländischen Literatur, Berlin : Weidmann 1882, p. 420. 9 Halbfass, op. cit., 1988, p. 73–74. Josef Görres, Glauben und Wissen [München 1805], dans : id., Gesammelte Schriften, vol. III, Cologne : Gilde 1936, cit. p. 8. 10 Halbfass, op. cit., 1988, p. 74. Novalis (Friedrich von Hardenberg), Fragmente und Studien. Die Christenheit oder Europa, Stuttgart : Reclam 1984, p. 67–89, cit. p. 83. 11 Halbfass, op. cit., 1988, p. 73–83.

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le Japon) comme la seule culture antique survivante, pour ainsi dire, éternellement,12 et comme une société qui, de sa pureté primordiale, était depuis longtemps tombée en décadence, attendant les bienfaits du colonialisme (tel l’opium, en Chine cause des guerres de 1839–1842 et de 1856–1860, faut-il le mentionner).13

3 Flaubert à travers Redon: le voir et l’avoir vu Un autre cadre pour comprendre la figure de Bouddha chez Redon serait celui de sa lecture de La Tentation de Saint Antoine, publiée en 1874. Flaubert livra son manuscrit au public, après y avoir travaillé tout au long de sa carrière, d’abord entre 1848 et 1849, quand Louis Bouilhet et Maxime Du Camp lui conseillèrent de jeter au feu le manuscrit qu’il leur avait lu pendant trois jours, puis en 1856–57 quand il publia des extraits dans la revue L’Artiste, sans pour autant radicalement remanier le projet, enfin après 1870 quand il restructura et termina finalement un texte (qu’il n’appela d’ailleurs jamais roman) qui l’avait accompagné depuis sa jeunesse.14 En 1887, quatorze ans après la parution du

12 Klaus Berger, Japonismus in der westlichen Malerei, 1860–1920, München : Prestel 1980 ; Elisa Evett, The Critical Reception of Japanese Art in Late Nineteenth Century Europe, Ann Arbor, Michigan : UMI Research Press 1982 ; Tsukasa Kôdera, « Japan as Primitivistic Utopia: van Gogh’s Japonisme Portraits », dans : Simiolus, 14 (1984), p. 189–208 ; Birgit Denizel, Ewald Gäßler et Peter Springer, Paris im Japanfieber. Meisterwerke des japanischen Farbholzschnitts begeistern französische Künstler. Von Degas bis Vallotton, Oldenburg : Isensee 2007 ; Michael Brunner et Claudia Daubler-Hauschke (éds.), Impressionismus und Japanmode. Edgar Degas, James McNeill Whistler, Petersberg : Imhof 2009 ; Geneviève Aitken, « Claude Monet, Vincent van Gogh, Henri Rivière und Auguste Rodin als Sammler japanischer Holzschnitte », dans : Monet, Gauguin, van Gogh... Inspiration Japan, éd. par Claire Guitton, catalogue d’une exposition à Essen, Museum Folkwang ; Göttingen : Steidl 2014, p. 47–59. 13 Jürgen Osterhammel, China und die Weltgesellschaft. Vom 18. Jahrhundert bis in unsere Zeit, München : Beck 1989, p. 1–20, 139–151. En ce qui concerne les réactions contre l’impérialisme de l’ouest dans une période déjà marquée par les avant-gardes : Jürgen Osterhammel, « Die erste chinesische Kulturrevolution. Intellektuelle in der Neuorientierung (1915–1924) », dans : id. (éd.), Asien in der Neuzeit, 1500–1950, Frankfurt am Main : Fischer 1994, p. 125–142. 14 Gustave Flaubert, La Tentation de Saint Antoine, dans : id., Œuvres, vol. I, éd. établie et annotée par Albert Thibaudet et René Dumenil, Paris : Gallimard « Bibliothèque de la Pléiade » 1951, p. 23–164 ; versions antérieures en appendice, p. 165–268 ; notes et variantes et index des noms principaux p. 1017–1025. Indispensable pour le travail philologique : Charles Carlut, Pierre H. Dubé et J. Raymond Dugan, A Concordance to Flaubert’s ‹ La Tentation de Saint Antoine ›, New York et Londres : Garland 1979 (se référant à l’édition par Edouard Maynial, Paris : Garnier 1968 ; un des premiers exemples d’index numérisé du vocabulaire d’une œuvre littéraire dans son ensemble). Jacques Neefs prépare actuellement, en collaboration, La Tentation

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livre, Redon publia – en petite série, 58 tirages – la première série d’images inspirées par La Tentation de Saint Antoine, suivie, une année plus tard, par une seconde. Une troisième se fit attendre jusqu’en 1896. Nous savons que Flaubert ne souhaitait pas que ses œuvres fussent illustrés.15 Redon faisait tout pour justifier son entreprise en suggérant qu’il s’agissait d’inspiration et non pas d’illustration. Les lithographies monochromes en noir – pigment que Redon considérait comme une couleur – ne s’enchaînent pas pour former une suite d’illustrations accompagnant le roman-drame, mais les trois séries parcourent le texte chacune à nouveau, parfois en se référant presque aux mêmes passages de l’œuvre, sans pour autant en répéter les mêmes citations dans le titre. Si Flaubert travailla à trois reprises à cet œuvre impossible, synthétisant sa version d’un Faust tenté par le diable avec l’évolution de toutes les religions, et des hérésies, Redon réalisa trois suites d’images inspirées par cet œuvre si

de Saint Antoine pour l’édition en cinq volumes des Œuvres complètes de Flaubert, Gallimard « Bibliothèque de la Pléiade ». – Une étude de base sur cet œuvre : Gisèle Séginger, Naissance et métamorphoses d’un écrivain. Flaubert et ‹ Les Tentations de saint Antoine ›, Paris : Honoré Champion 1997. Il s’agit d’un travail approfondi sur la conception du rôle d’un auteur que Flaubert a développée au cours de son travail dans la Tentation aussi bien que dans L’Éducation sentimentale (roman publié en 1869, mais conçu pour la première fois entre 1843 et 1845). Le processus de la subjectivation et de la démarcation de la perspective narrative est analysé par rapport aux conceptions de la philosophie de l’histoire de son siècle, considérant les lectures de Flaubert, mais aussi les arrière-fonds de Herder et du romantisme allemand jusqu’à Hegel. De manière convaincante, l’auteur soutient la thèse selon laquelle Flaubert a pris ses distances de toute vision téléologique, afin d’étudier la construction de narratifs historiques et leur structure épistémologique. Voir aussi : Gisèle Séginger, Flaubert. Une poétique de l’histoire, Strasbourg : Presses Universitaires de Strasbourg 2014, un ouvrage combinant un résumé général des stratégies de Flaubert pour mobiliser « L’histoire contre l’Histoire » avec des études approfondis d’autres romans tels Salammbô (1862) et Bouvard et Pécuchet (inachevé, publié en 1881), et Gisèle Séginger, Gustave Flaubert. Scénarios de ‹ La Tentation de saint Antoine ›. Le temps de l’œuvre, Mont-Saint-Aignan : Presses Universitaires de Rouen et du Havre 2014. Sur la base de ces scénarios, il serait par principe possible de comparer la genèse du texte de Flaubert avec la genèse des images de Redon – dans des études postérieures. 15 Flaubert écrivit à Ernest Duplan, le 12 juin 1862 : « Jamais, moi vivant, on ne m’illustrera, parce que la plus belle description littéraire est dévorée par le plus piètre dessin. Du moment qu’un type est fixé par le crayon, il perd ce caractère de généralité, cette concordance avec mille objets connus qui font dire au lecteur : ‹ J’ai vu cela › ou ‹ cela doit être ›. Une femme dessinée ressemble à une femme voilà tout. L’idée est dès lors fermée, complète, et toutes les phrases sont inutiles, tandis qu’une femme écrite fait rêver à mille femmes. Donc, ceci étant une question d’esthétique, je refuse formellement toute espèce d’illustration. » Flaubert, Correspondance, vol. III, Paris : Gallimard « Bibliothèque de la Pléiade » 1991, p. 221–222. Voir : Anja Ernst, Formen des Sprachbildes. Bildliche und bildhafte Inszenierungsstrategien in Gustave Flauberts ‹ Madame Bovary › und ‹ Salammbô ›, Hildesheim/Zürich/New York : Georg Olms 2013, p. 34–45.

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étrange.16 C’est dans ce contexte qu’apparaissaient pour la première fois des illustrations de Bouddha. Rappelons la trame connue de ce roman-drame de Flaubert, étudiée par maints auteurs :17 Antoine l’ermite vécut peut-être de 251 à 356. Dans la tradition chrétienne, il était connu d’abord à travers un recueil de Saint Gérôme, puis surtout par sa vie décrite par Saint Athanase Le Grand, évêque d’Alexandrie (298–373). La lutte que celui-ci menait contre l’Arianisme imprégna aussi son récit de la vie de Saint Antoine. Ce dernier passait sa vie en tant qu’ermite, sur les hauts de Thèbes, dans la vallée du Nil. Plus tard, d’autres moines s’associèrent à lui. Donc, ayant vécu solitairement en tant qu’anachorète, Saint Antoine joua tout de même le rôle de fondateur du cénobitisme occidental. Au Moyen Âge, la tentation de Saint Antoine par le diable fut illustrée par une suite de monstres, et nous savons que Flaubert fut inspiré par une toile de Bruegel qu’il avait vu à Gênes.18 Mais de plus en plus, culminant dans l’iconographie du XIXe siècle, des femmes érotiques occupaient une place privilégiée parmi

16 Notice de Valérie Sueur-Hermel dans : Odilon Redon. Prince du Rêve, 1840–1916, catalogue 2011, p. 214–217, 222–225, 274–279. Bonne introduction générale dans les ‹ noirs › de Redon: Margret Stuffmann, « ‹ J’ai fait un art selon moi seul ›. Zur Ausstellung », dans : Wie im Traum : Odilon Redon, dir. par. Margret Stuffmann et Max Hollein, catalogue d’une exposition à Francfort, Schirn Kunsthalle, du 28 janvier au 29 avril 2007; Ostfildern/Ruit : Cantz 2007, p. 15–26. 17 Bon textes introductifs : Allan H. Pasco (adopté de Laurence H. Porter), « La Tentation de saint Antoine (1874) », et : Laurence M. Porter, « La Tentation de saint Antoine, versions (1849, 1856, 1869, 1874) », dans : A Gustave Flaubert Encyclopedia, éd. par Laurence M. Porter, Westport, CT/Londres : Greenwood Press 2001, p. 323–328, 328–330. Voir : Jeanne Bem, Désir et savoir dans l’œuvre de Flaubert: étude de ‹ La tentation de Saint Antoine ›, Neuchâtel : Baconnière 1979 – ouvrage imprégné par une perspective psycho-biographique. À consulter également : Jean Seznec, « Saint Antoine et les monstres », PMLA, 58 (1943), p. 195–222 ; Jean Seznec, « Flaubert historien des hérésies, dans la Tentation », dans : Romanic Review, 36 (1945), p. 200–221, p. 314–328 ; Seznec, op. cit., 1949 ; Jean Seznec, Les sources de l’épisode des dieux dans ‹ La Tentation de Saint Antoine ›, Paris : Vrin [1849] 1940 ; Francis J. Carmody, « Further Sources of La Tentation de saint Antoine », dans : Romanic Review, 49 (1958), p. 278– 292 ; Michel Butor, « La Spirale des sept péchés », dans : id., Répertoire IV, Paris : Minuit 1974, p. 209–235 ; Laurence M. Porter, « A Fourth Version of Flaubert’s Tentation de saint Antoine (1869) », dans : Essays in Honor of Jean Seznec. Nineteenth-Century French Studies, 4 (1975), p. 53–66 ; Michel Foucault, « Fantasia of the Library », dans : id., Language, Counter-Memory, Practice : Selected Essays and Interviews, trad. par Donald Bouchard, Ithaca : Cornell UP 1977, p. 87–109 ; Marshall C. Olds, « Hallucination and Point of View in La Tentation de saint Antoine », dans : Nineteenth-Century French Studies, 17 (1989), p. 170–185; R. B. Leal, « The Unity of Flaubert’s Tentation de saint Antoine », dans : Modern Language Review, 85/2 (1990), p. 330– 340 ; Séginger, op. cit., 1997 (de tendance opposée à Bem 1979) ; Seginger, op. cit., 2014. 18 Sur Flaubert et Breughel : Sabine A. Narr, « Transgressions médiatiques: la relation entre texte et image chez Flaubert », dans : Nouvelles lectures de Flaubert. Recherches allemandes, éd. par Jeanne Bem et Uwe Dethoff, Tübingen : Narr 2006, p. 56–76, sur Breughel p. 67.

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ces monstruosités, finalement s’y substituant, tendance que Flaubert suivit, même s’il ne cessait d’insister sur Bruegel qui l’avait initialement inspiré.19 Aussi modifia-t-il considérablement le contenu des visions du moine. Son ermite rencontre, dans ses visions, des hérétiques et des sages, puis des fondateurs et représentants de religions depuis les origines. Pour l’écrivain, les connaissances gnostiques de l’ermite – connues à travers des lettres de Saint Antoine publiées par Saint Gérôme – étaient le prétexte de faire passer, devant ses yeux, toute l’histoire des religions, en commençant avec le christianisme et ses variantes hérétiques, puis en retournant à l’Égypte et finalement en voyageant jusqu’aux Indes, – avant de s’attarder sur l’origine de la vie et de l’évolution. Pourtant, il s’agit plutôt d’un défilé dans lequel chaque divinité anéantit celle qui l’avait précédée que d’un développement. C’est dans ce contexte que Flaubert introduisit Bouddha pour qui la fin n’est que le retour au début, synthèse (et boucle temporisée, sorte de ruban Möbius temporel) qui le rend capable d’envisager l’évolution dans son ensemble, avant d’y renoncer, en entrant dans le Nirvana. C’est donc aussi une vision de l’histoire des religions – moins comme inscrite dans que comme dédoublée par celle de l’évolution. Flaubert conçoit pourtant une évolution sans téléologie, marquée au contraire par une perpétuelle génération spontanée et par l’éternel retour du même, répétées sans but dans la conscience de l’ermite. Même dans la troisième édition du texte par Flaubert, Saint Antoine n’est pas devenu un héros capable de garantir l’unité à l’œuvre. Il est plutôt le focalisateur à travers lequel le lecteur contemple toute la suite des images que l’auteur déploie devant sa fantaisie. Peut-être était-il si difficile de caractériser le rapport entre l’œuvre de Flaubert, si complexe en elle-même, et celle de Redon, tant qu’on n’a pas vu que chez l’un comme chez l’autre, la suite des tableaux, littéraires ou illustratifs, est structurée comme une allégorie : l’histoire de l’évolution ne fournit pas le cadre de celle des religions, et celle-ci n’est pas le cadre pour le développement de la conscience individuelle. Plutôt, elles se répètent

19 L’iconographie de la tentation de Saint Antoine est riche au XIXe siècle, voir Seznec, op. cit., 1949. Ce n’est qu’au 19ème siècle qu’un type de nu féminin académique, bientôt commercial, surgit parmi les « monstres » cherchant à mettre au défi l’anachorète. Deux tableaux étaient connus aussi à travers des reproductions : Eugène Isabey, Tentation de Saint Antoine, vers 1869, Paris, Musée d’Orsay; sur la toile La tentazione di Sant’Antonio, 1878, Rome, Galleria Nazionale d’Arte Moderna par Domenico Morelli (vendue à travers la maison Goupil), voir: Klaus Lankheit, « Domenico Morelli und die Psychologisierung des christlichen Bildes », dans : id., Von der napoleonischen Epoche zum Risorgimento. Studien zur italienischen Kunst des 19. Jahrhunderts, München : Bruckmann 1988, p. 177–191 ; Michael F. Zimmermann, Industrialisierung der Phantasie. Der Aufbau des modernen Italien und das Mediensystem der Künste, 1875–1900, Berlin : Deutscher Kunstverlag 2006, p. 197–200.

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l’une dans l’autre en tant qu’allégorie. Dans la suite des visions, l’histoire des religions dédouble l’évolution de la vie de manière à ce que l’histoire culturelle des croyances fasse écho à celle de l’évolution biologique dans son ensemble. En ce qui concerne Redon, dont les illustrations accentuent ce rapport allégorique, des chercheurs tels Barbara Larson et Vincent Noce démontrèrent à quel point le jeune artiste, inspiré par son ami biologiste, Armand Clavaud, s’intéressait à l’évolution et à des images de mollusques ou d’animaux primitifs illustrant ses débuts et son parcours ultérieur.20 Coopérant avec Clavaud, il s’était intéressé aux stades intermédiaires entre la plante et les premiers animaux.21 Peut-être inspiré par des théories de la mémoire qui avançaient l’hypothèse que nous ne nous rappelons pas seulement notre vie, mais l’expérience de l’espèce, voire de toute l’évolution, Redon étudiait l’évolution de la vue – une perception réalisée déjà dans les mollusques, voire dans les plantes. L’arrière-fond de tout cela était la loi biophysique fondamentale, promulguée par Ernst Heckel, selon laquelle l’ontogenèse, depuis les premiers stades de l’embryon, serait le miroir de la phylogénèse.22 Redon aurait traduit cette loi pour étudier l’évolution non

20 Barbara Larson, The Dark Side of Nature. Science, Society, and the Fantastic in the Work of Odilon Redon, University Park, PA : Pennsylvania State University Press 2005, p. 49–106 ; Vincent Noce, Odilon Redon, dans l’œil de Darwin, Paris : Éditions de la RMN – Grand Palais 2011, p. 84–116. 21 Sur Redon et Armand Clavaud : Larson, op. cit., 2005, p. 6–14, 87–88. Un sujet important de recherche est la bibliothèque de botanique et les herbiers, aujourd’hui intégrés dans la bibliothèque du Jardin Botanique de Bordeaux, dont Clavaud était responsable de 1874 jusqu’à sa mort en 1890 en tant que « Professeur du Cours Municipal de Botanique ». Il acheta des livres surtout sur la microscopie et la botanique. À travers une première recherche l’auteur a vu que les classiques de l’évolutionnisme de Darwin n’entraient que tardivement dans la bibliothèque (et l’exemplaire de L’origine des espèces ne semble guère utilisé). Cela met en doute les idées trop faciles selon lesquelles Clavaud aurait imprégné Redon de darwinisme. À l’époque pendant laquelle le jeune peintre et le botaniste étaient proches, ce dernier s’intéressait surtout aux stades intermédiaires entre le monde des végétaux et celui des animaux. L’on trouve, dans cette bibliothèque, les écrits de Charles Darwin suivants : De la variation des plantes et des animaux sous l’action de la domestication, trad. par J.-J. Moulinié, Paris : Reinwald 1868 ; Les plantes insectivores, trad. par Édouard Barbier, Paris : Reinwald 1877 ; Des effets de la fécondation croisée et de la fécondation directe dans le règne végétal, trad. par Édouard Heckel, Paris : Reinwald 1877 ; La faculté motrice dans les plantes, trad. par Édouard Heckel, Paris : Reinwald 1882 ; L’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou La lutte pour l’existence dans la nature, trad. par Édouard Barbier, Paris : Reinwald 1882. Voir également : Armand Clavaud, La fécondation dans les végétaux supérieurs, Paris : Hachette 1867 ; Flore de la Gironde, vol. I, Thalamiflores, Paris : Masson, et Bordeaux : Féret 1882. 22 La bibliothèque du Jardin Botanique de Bordeaux conserve un seul livre d’Ernst Haeckel, Le règne des protistes. Aperçu sur la morphologie des êtres vivants les plus inférieurs, trad. par Jules Soury, Paris : Reinwald 1879 (un extrait de la Allgemeine Entwicklungsgeschichte der Organismen, Berlin : Reimer 1866) – mais pas la Natürliche Schöpfungsgeschichte (Berlin : Reimer

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seulement dans le monde extérieur, dans la suite des plantes et des animaux, mais aussi dans l’expérience intérieure de l’individu, dans ses mémoires visuelles depuis qu’il avait acquis une première vue en tant qu’embryon flottant dans le fluide maternel, miroir du mollusque flottant dans l’océan primordial. Tout cela dédouble l’évolution des religions – pourtant plus chez Redon que chez l’auteur rouennais. Chez Flaubert, la scène observée par l’ermite ne cesse de s’ouvrir en direction de la vallée, traversée non seulement par le Nil mais aussi par une suite interminable d’apparences – le plus souvent des divinités professant leurs religions. Des représentants de religions – dont nulle ne devrait égaler l’autre – proclament, l’un après l’autre, leurs prétentions à l’exclusivité – motivation, pour l’auteur, d’arranger ses visions dans un montage de tableaux – et c’est bien plus un montage qu’une suite narrative. Chez Redon comme chez Flaubert, ce scénario se présente comme une suite incessante de métamorphoses, comme dans le rêve où chaque image fait surgir la prochaine. Dans le texte, l’élève de l’ermite (comme celui de Faust) se transforme en tentateur, puis en diable, la reine de Saba s’avère être un vaisseau rempli de promesses diaboliques etc. Le lecteur, placé dans une permutation incessante d’images opulentes, peine à en mémoriser une seule. Redon se construit une syntaxe visuelle plus sobre, mais nullement moins énigmatique. Chez Redon, ce sont des motifs rappelant les premiers stades de l’évolution, pourtant reconfigurés selon les obsessions de son expérience personnelle, qui se positionnent pour former des « noirs » dont nous avons décrit la structure comparable à des emblèmes. Ces motifs ne sont en rien motivés par l’œuvre de Flaubert. [Fig. 4] En 1889, Redon publia, dans la seconde série d’images inspirées par Flaubert, ce noir du Sphinx et de la Chimère. On ne peut que proposer, dans ce cadre, une lecture selon laquelle il résumait, en se basant sur le texte, deux

1868 ; trad. par Charles-Jean-Marie Letourneau et publié comme : Histoire de la création des êtres organisés, d’après les lois naturelles, Paris : Reinwald 1884). Haeckel considérait les protistes comme un groupe intermédiaire entre les plantes et les animaux. La question si Clavaud, ou Redon, avaient étudié cet ouvrage de Haeckel, propagateur d’un darwinisme aussi social, reste ouverte. Même si on n’attribue pas à Redon un darwinisme dur, la lecture de Le règne des protistes de Haeckel semble probable, vu leur intérêt commun pour la biologie microscopique, peut-être lentement marquée par les théories darwiniennes. Mais il n’y a pas de preuves que Redon ait lu d’autres écrits, de loin plus connus, de Haeckel. – Il est étonnant qu’on n’ait pas considéré la possibilité que l’artiste avait été impressionné par l’évolutionnisme qu’il trouvait dans La Tentation de Saint Antoine de Flaubert, peut-être même avant d’avoir étudié Darwin ou Haeckel. Dans son autobiographie tardive, Redon rendit hommage à Clavaud pour l’avoir fait lire « les premiers livres de Flaubert » aussi bien qu’Edgar Poe et Baudelaire, puis aussi « des poèmes indous ». Odilon Redon, À soi-même, Paris : Corti [1922 ; 1961] 1985, p. 18.

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Fig. 5 : Odilon Redon, Tentation de Saint-Antoine, album de six planches et un frontispice, 1889, pl. 3, la mort : Mon ironie dépasse toutes les autres! lithographie sur Chine appliquée sur vélin, 26,2 × 19,7 cm (motif), Paris (Becquet) 1889. Source : Margret Stuffmann et Max Hollein (dir.), Wie im Traum: Odilon Redon, catalogue d’une exposition à Frankfurt, Schirn Kunsthalle, du 28 janvier au 29 avril 2007; Ostfildern/ Ruit (Cantz) 2007, p. 206, Ill. Nr. 102.

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modes de la vision dans cette illustration méta-poétique.23 Ce qui confère une certaine unité à l’œuvre de Flaubert, c’est l’idée que l’ensemble des religions se déploie, pendant une seule nuit, devant le regard de l’ermite: en commençant par les hérésies chrétiennes, en continuant par un retour aux Égyptiens et aux Grecs, en terminant par un « Gymnosophiste » indien et par Bouddha, avant que le lever du soleil n’achève ce défilé.24 C’est le regard du Sphinx qui anticipe la totalité des temps, et du texte, inaccessible pendant la vie – ou pendant la lecture. La Chimère représente le contraire : le changement incessant de la vue comme du désir, sautant d’un objet à l’autre, d’une curiosité à la prochaine. Au milieu de la lecture, la Chimère est l’allégorie qui s’impose le plus. Elle représente les permutations permanentes auxquelles le lecteur est exposé. – Par conséquent, Redon voue toute une série à la chimère qui, par cela, est inscrite ellemême dans un processus de métamorphose semblant interminable. Le Sphinx, éternellement tranquille, est donc confronté à la Chimère, éternellement en mouvement. Le Sphinx représente le savoir de tout ce qui se passe – des circulations océaniques au vent traversant le blé, les deux évoqués dans le texte. Son regard pénètre tout, en traversant même des villes qui s’écroulent, vers un horizon qu’il ne pourra pourtant jamais atteindre. Il connaît les secrets d’un naguère et d’un avenir qui nous restent inaccessibles. C’est un futur dans lequel tout sera terminé – après la fin de toute évolution. La Chimère, par contre, déplace son regard d’une chose à la prochaine, d’un désir au suivant. Soit le texte soit le « noir » de Redon, l’un et l’autre opposent l’idée de l’œuvre, considérée comme accomplie, à la lecture ou à la vision considérées comme un processus.25 Dans La Tentation de Saint Antoine, le lecteur ne com-

23 Flaubert, Tentation de Saint Antoine, 1951, p. 156, le passage correspondant à ce noir : « Le Sphinx: C’est que je garde mon secret ! Je songe et je calcule. La mer se retourne dans son lit, les blés se balancent sous le vent, les caravanes passent, la poussière s’envole, les cités s’écroulent ; — et mon regard, que rien ne peut dévier, demeure tendu à travers les choses sur un horizon inaccessible. La Chimère: Moi, je suis légère et joyeuse. […] » Voir aussi : Séginger, op. cit., 1997, p. 95–101 et surtout 371–402 ; Harter, op. cit., 1998, p. 151– 152. 24 Séginger, op. cit., 1997, p. 51–56. 25 Depuis Balzac, l’impossibilité de parfaire l’œuvre, en terminant le processus de son élaboration, était devenu un stéréotype en peinture. Le non-finito était à l’ordre du jour, d’un Michel-Ange relu à travers Rodin au Grand Verre de Duchamp. Aussi, les métamorphoses du sujet telles que mises en scène par Redon, développent sur cette dialectique de l’œuvre entre l’idée d’un accomplissement et l’expérience d’un devenir vital. Voir Hans Belting, Das unsichtbare Meisterwerk. Die modernen Mythen der Kunst, München : Beck 1998, p. 225, 232 (sur le rapport Gauguin-Redon, mais pas de discussion de la sérialité ouverte des « noirs » de Redon). Réfé-

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prendra que l’évolution des religions est un tout qu’au moment où il aura fermé le livre après avoir terminé sa lecture. Mais à ce moment-là, il sera déjà sorti de l’œuvre.26 La lecture, c’est la Chimère, l’avoir lu, c’est le Sphinx. Redon traduit cette idée dans deux modes de représentation opposés. D’un côté, nous assistons à un scénario placé sous le contrôle du regard du spectateur. Ainsi, le Sphinx est situé dans un plan parallèle à la surface de l’image. De l’autre côté, la Chimère s’approche du spectateur des profondeurs en le regardant, en l’interpellant. Avec un sourire quelque peu provocateur entourant ses yeux ombragés, elle l’amène à se perdre dans ses métamorphoses tout au long de la suite des images – incontrôlable comme dans le rêve. De cet être constamment changeant, Redon présenta toute une série de versions – voilà qui témoigne de sa stratégie de montage de signes qui s’étaient stabilisés au cours de son œuvre. Par contre, le motif du Sphinx est un solitaire

rences utiles sur des questions de sérialité ouverte (et de clôtures de la cyclicité) : Katharina Sykora, Das Phänomen des Seriellen in der Kunst. Aspekte einer künstlerischen Methode von Monet bis zur amerikanischen Pop Art, Würzburg : Königshausen & Neumann 1983. – On ne peut que remarquer que l’idée d’opposer la perception (corporelle) et le « monde perçu », le voir en tant que processus et le vu en tant que toujours déjà résultant de ce processus est développée dans l’œuvre de Maurice Merlau-Ponty, notamment dans : Phénoménologie de la perception, Paris : Gallimard [1945] 1987, p. 240–281. Merleau-Ponty conçoit la perception comme imprégnée des deux côtés, dans un monde intermédiaire entre le vu et le voir, entre une raison objectivant la vision et une sensibilité marquant le côté subjectif, réceptif. Le débat sur sa philosophie soit du point de vue théorique soit dans les arts ne peut être documenté ici. Très lu par les phénoménologues, il y a aussi des lectures en terme de la philosophie analytique (notamment par Claude Imbert) et dans le sens du structuralisme. Voire: Bernhard Waldenfels, Phänomenologie in Frankreich, Frankfurt am Main : Suhrkamp 1987, p. 142–217 ; Claude Imbert, Maurice Merleau-Ponty, Paris : adpf 2005 ; Rosalyn Diprose et Jack Reynolds, Merleau-Ponty. Key Concepts, Stocksfield Hall, UK : Akumen 2008 ; Alex Potts, The Sculptural Imagination. Figurative, Modernist, Minimalist, New Haven/Londres : Yale UP 2000, p. 207–234. 26 À la fin, Flaubert fait voir à son Saint Antoine le visage du Christ. Cette vision banale, presque kitsch d’un Christ dont la souffrance et le sacrifice n’avaient joué aucun rôle dans l’œuvre, n’est qu’un mode de couper court au texte par une vision stéréotype. Elle cache, d’une manière pourtant transparente, le fait qu’il fallait enfin, après que Flaubert avait à trois reprises retravaillé son manuscrit, clore cette œuvre dont la réalisation était la plus difficile pour l’auteur – un texte qui, à côté des autres, semble le plus pénible à lire dans l’œuvre de l’écrivain. Michel Winock, Flaubert, Paris : Gallimard 2013, p. 380–386. Intéressant aussi l’interprétation de : Gisèle Séginger, Le mysticisme dans ‹ La Tentation de Saint Antoine › de Flaubert: la relation sujet – objet, Paris : Lettres Modernes 1984, p. 38–40 (sur la « parole nonsituée » de Flaubert, qui parle « de nulle part, c’est-à-dire de partout ». Dans cette perspective, le vultum sanctum ne serait que la place occupée, dans l’œuvre, par l’auteur). Il y a d’excellents livres sur Flaubert (et la tradition chrétienne sous-jacente dans ses écrits, par exemple la notion paulinienne de la kenosis/kénose) qui ne traitant point cet œuvre, voir : Barbara Vinken, Flaubert. Durchkreuzte Moderne, Frankfurt am Main : Fischer 2009.

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dans les lithographies de Redon. Le public connaissait la Chimère compte tenu de la première suite d’illustrations de la Tentation, publiée un an auparavant [fig. 3].27 Mais c’était alors un petit cheval, ressemblant à une figure d’échec, toujours avec un corps de serpent. Le spectateur avisé saura que quant à elle, cette version n’était que la transformation d’une image apparaissant sur le frontispice de la première suite d’images inspirées par la Tentation de Flaubert [fig. 2]. Déjà là, il s’agissait d’un être ailé superposé à un corps de serpent. Mais entretemps, il y eut des traits que la main de l’artiste décrivit, par ses mouvements circulaires, sur la pierre à l’aide de la craie lithographique. Cinq ans avant, Redon avait combiné un poisson se tordant en spirale avec une tête ronde dont les yeux nous regardent de manière anthropomorphe et enfantine [fig. 1]. Cette forme de vie primordiale, déjà imprégnée de conscience, se transformera plus tard en Chimère. Dans son édition pour ainsi dire égyptienne [fig. 4], Redon compléta sa tête enfantine de têtard avec les motifs connus de la tête du Sphinx. Les étranges ailes en forme d’éventail, visibles à côté de la tête quelque peu ichty-forme de la Chimère, ne sont peut-être que le résultat d’une copie renversée du foulard plissé couvrant la chevelure du Sphinx. Le Sphinx et la Chimère sont des sœurs, peut-être une seule figure dédoublée par son Doppelgänger. À travers ce jeu entre le foulard du Sphinx et les ailes de la Chimère, Redon a trouvé un équivalent visuel remarquablement adéquat pour ce couple, marquant des oppositions au sein d’une inséparable unité, inventé par Flaubert. Ensemble, elles composent une allégorie de deux modes de la vision, opposés l’un à l’autre mais tels deux côtés de la même médaille. Le premier est celui de la vision en mouvement permanent, dépourvue de toute stabilité. Le second accentue non pas le voir mais l’avoir vu: c’est l’image arrêtant la vision en devenir. Le voir et l’avoir vu – Redon a résumé ce paradoxe d’une époque marquée par les débuts des neurosciences. Après l’Optique publiée par Hermann von Helmholtz en 1866, il n’était plus possible de considérer la vision comme une collecte passive de données des sens. Voir, c’était une activité vitale qui ne saurait cesser, même pas dans le rêve, avant la mort. Pourtant, dans l’image, ce mouvement incessant devient représentable. La Chimère et le Sphinx ne sont qu’un emblème de cette aporie entre le voir et l’avoir vu.28

27 Flaubert, Tentation de Saint Antoine, 1951, p. 156 : « La Chimère : Moi, je suis légère et joyeuse ! Je découvre aux hommes des perspectives éblouissantes avec des paradis dans les nuages et des félicités lointaines. Je leur verse à l’âme les éternelles démences, projets de bonheur, plans d’avenir, rêves de gloire, et les serments d’amour et les résolutions vertueuses ». 28 La réflexion philosophique sur la vision considérée comme une incessante activité cognitive (c’est-à-dire ni juste un input reçu de manière passive, ni seulement un processus se dérou-

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Fig. 6 : Odilon Redon, La Tentation de Saint Antoine, album de vingt-trois lithographies et un frontispice imprimé sur Japon, 1896, Nr. 12, L’intelligence fut à moi ! Je devins le Bouddha, 43,4 × 33,3 cm (motif), lithographie sur Chine appliquée sur vélin, Paris (Blanchard) 1938 (2. ed.). Source : Van Gogh Museum, Amsterdam (Vincent van Gogh Foundation). https://vangoghmuseum.nl/en/prints/collection/p1617V2000 (25. 02. 2019).

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Fig. 7 : Odilon Redon, Le Bouddha, en bas, inscrit à la main : On m’a mené dans les écoles. J’en savais plus que les docteurs. (Gustave Flaubert), vers 1895, lithographie sur Chine appliquée sur vélin, 32,5 cm × 24,9 cm (motif), Paris (Marty) 1895. Source : Margret Stuffmann et Max Hollein (dir.), Wie im Traum: Odilon Redon, catalogue d’une exposition à Frankfurt, Schirn Kunsthalle, du 28 janvier au 29 avril 2007; Ostfildern/ Ruit (Cantz) 2007, p. 275, Ill. Nr. 182.

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Fig. 8 : Odilon Redon, La Tentation de Saint Antoine, album de vingt-trois lithographies et un frontispice imprimé sur Japon, 1896, Nr. 9, Je me suis enfoncé dans la solitude. J’habitais l’arbre derrière moi, 30 × 22,5 cm (motif), lithographie sur Chine appliquée sur vélin, Paris (Blanchard) 1889. Source : Rodolphe Rapetti (dir.), Odilon Redon. Prince du Rêve, 1840–1916, catalogue d’une exposition montrée à Paris, Grand Palais, du 23 mars au 20 juin 2011, et à Montpellier, musée Fabre, du 7 juillet au 16 octobre 2011 ; Paris (Éditions de la RMN – Grand Palais) 2011, p. 185, Cat. 72.

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Cette interprétation a, bien sûr, des sous-entendus Schopenhaueriens : le voir, et la Chimère, correspondent au monde en tant que volonté, et le Sphinx au monde en tant que représentation. (Nous verrons que Bouddha, et le renoncement, jouent un rôle clef dans cette dialectique strictement dualiste, dans laquelle ils ne se prêtent nullement à jouer le rôle du « troisième », selon le schéma hégélien.) Il faut souligner que Redon, tout en utilisant des motifs qui n’ont rien à voir avec la narration de Flaubert, suit la trame du texte de manière plus exacte qu’on ne l’a trop souvent écrit. Suzy Lévy, qui a trouvé à Londres son exemplaire de La Tentation de Saint Antoine, l’a montré. Pourtant, elle n’est ici pas suivie quand elle qualifie les « noirs » de Redon d’illustrations.29 Bien sûr, Redon savait que Flaubert s’opposait à toute tentative d’illustrer ses œuvres. En commentant les tentatives de son éditeur Lévy, qui consistaient à convaincre Redon d’illustrer Salammbô, l’artiste écrivit à Jules et Ernest Duplan: « Ce n’était guère la peine d’employer tant d’art à laisser tout dans le vague, pour qu’un

lant selon des automatismes de l’instinct) déclenchée par la nouvelle optique physiologique connaissait une histoire complexe, de Helmholtz à Ernst Mach, de Théodule Ribot à Bergson, pour ne pas parler de la théorie de l’image développée plus tard, de Max Wertheimer à Ludwig Wittgenstein, et de Walter Benjamin à la philosophie analytique. Voir : Michael F. Zimmerann, Les mondes de Seurat. Son œuvre et le débat artistique de son temps, Paris : Albin Michel/ Anvers : Fonds Mercator 1991, p. 69–108 ; id., « Seeing », in: id. (éd.), Vision in motion. Streams of sensation and configurations of time, Zürich/Berlin : diaphanes 2016, p. 69–108; id., « Expérimentation scientifique et esthétique. La vision comme action cognitive selon Cézanne et Helmholtz », dans : La lumière au prisme d’Augustin Fresnel, entre arts et sciences (1790–1900), éd. par Gérard Mourou, Michel Menu et Monika Preti, Paris : Herman 2018, p. 163–184. 29 Suzy Lévy, Odilon Redon et le messie féminin, Paris : Cercle de l’art 2007, p. 42–47, 51–56 ; Suzy Lévy, Journal inédit de Ricardo Viñez. Odilon Redon et le milieu occultiste, Paris : Klincksieck 1987, p. 7–12, 23–31, 69–72. Cet aspect a trop été négligé, et il est obscurci par le fait que Redon, dans ces trois séries, ne suit pas la chronologie fictionnelle du texte de Flaubert. De plus, Redon, qui avait d’abord ennobli sa production par les références littéraires les plus difficiles, voulait plus tard écarter tout soupçon que son œuvre ne lui valait uniquement les mérites d’un illustrateur. Gamboni, op. cit., 1989, p. 182–184. Dans son autobiographie, considérée par Gamboni comme une mythisation tardive, il insista sur le fait qu’il n’était que stimulé, de manière peu concrète, par les Flaubert, Poe, Baudelaire. En revanche, il déclarait la supériorité de l’activité littéraire sur les autres arts, car en écrivant et publiant, l’homme arrivait à « agir sur l’esprit d’un autre ». Voir : Redon [1922] 1985, p. 18, 38–39 (cit.). Voir : Dario Gamboni, « ‹ Une petite porte ouverte sur le mystère › : Redon et la recherche en histoire de l’art », dans : Odilon Redon. Prince du Rêve, 1840–1916, catalogue 2011, p. 29–41. Si on arrange – contrairement à l’ordre de l’artiste – les illustrations des trois séries dans l’ordre du texte, il est évident que Redon le suit de près. De plus, son arrangement de motifs se métamorphosant correspond aux transformations permanentes de la substance des religions dans l’œuvre de Flaubert – une stratégie qui mérite d’études ultérieures.

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pignouf vienne me démolir mon rêve par sa précision inepte. »30 Redon ne voulait certes pas courir le risque d’avoir transgressé le véto de Flaubert. Malgré cela, il accompagnait les « noirs » de titres composés de citations. En dernière instance, l’artiste avait recours à ses propres motifs, souvent tirés de ce qu’il considérait comme une espèce de mémoire de l’évolution, de manière à réaliser un discours visuel autonome qui s’établissait entre les planches. Les métamorphoses du « têtard » en Chimère constituent un autre discours que celui des images se succédant dans le texte.

4 Redon avec Schopenhauer et Laforgue: vers le renoncement La première illustration de Bouddha peut être lue comme une combinaison paradoxale (ce qui n’est pas une « synthèse ») du Sphinx et de la Chimère [Fig. 6]. Son côté animal, l’étrange queue de serpent ressemblant à celui de la Chimère, le lie au flux de la vision. Pourtant, par la frontalité disciplinée de son corps, il semble arrêter, presque terminer, ce mouvement. Dans cette feuille, comme dans la plupart de ses illustrations inspirées par Flaubert, Redon renonce à traduire l’ironie colorée de l’auteur rouennais, augmentée de splendeurs byzantines, dans son style imprégné d’une sorte de naïveté tragique.31 Comme celui de Flaubert, le Saint Antoine-focalisateur de Redon (selon la terminologie de Michael Fried, ce serait le « painter-beholder », poussé à tenir un rôle dans la diégèse) n’est, en dernière instance, pas tenté par la femme, mais par le suicide [fig. 5]. C’est une figure synthétisant éros et thanatos, qui le tente, et avec lui le lecteur, de ne pas refaire l’œuvre du créateur, et de l’évolution, mais de l’anéantir, dans un triomphe ultime et paradoxal. L’ermite résiste à cette tentation comme aux précédentes. Déjà Flaubert montra une alternative au suicide : le renoncement. Tandis que Redon fit entrer le suicide en adaptant une iconographie vaguement chrétienne, faisant rappel à « Madame le Monde » ou à des illustrations sur la mort et la jeune fille,32 il introduisit la perspective du renoncement, du non-agir, par des images vaguement inspirées de l’Asie de l’Est.

30 Flaubert à Jules Duplan, 5 juillet 1862, à propos de Salammbô, Flaubert, Correspondance, vol. III, Paris : Gallimard « Bibliothèque de la Pléiade » 1991, p. 226. 31 Ce trait fut décrit par Stephen F. Eisenman, The Temptation of Saint Redon. Biography, Ideology, and Style in the « Noirs » of Odilon Redon, Chicago/Londres : University of Chicago Press 1992, p. 83–176 (chap. 2, « Popular culture and the noirs »). 32 Kathrin Baumstark, « Der Tod und das Mädchen. » Erotik, Sexualität und Sterben im deutschsprachigen Raum zwischen Spätmittelalter und Früher Neuzeit, Berlin : LIT 2015.

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Fig. 9 : Odilon Redon, Le Bouddha, vers 1905, Pastel, 90 × 73 cm, Paris, Musée d’Orsay. Source : Rodolphe Rapetti (dir.), Odilon Redon. Prince du Rêve, 1840–1916, catalogue d’une exposition montrée à Paris, Grand Palais, du 23 mars au 20 juin 2011, et à Montpellier, musée Fabre, du 7 juillet au 16 octobre 2011 ; Paris (Éditions de la RMN – Grand Palais) 2011, p. 341, Cat. 131.

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Dans La Tentation de Saint Antoine, c’est Bouddha qui invite le lecteur à suivre ce chemin. Nous rencontrons d’abord un Yogi, baptisé le « Gymnosophiste ». Cet acrobate du jeûne, couvert de fumier de vache et orné de coquilles, est décrit par l’auteur d’une manière la plus fantaisiste. Dans son discours, il identifie le rythme du devenir et périr avec celui de l’évolution. Bientôt, il quittera ce corps détesté, pour « enfin dormir au plus profond de l’absolu, dans l’Anéantissement. »33 Chez Flaubert, Bouddha est inscrit dans une histoire de l’évolution des religions dont l’une démentit l’autre. Aussi le premier Bouddha de Redon, pas encore libéré de son corps de serpent, est toujours captivé dans le cycle de l’éternel retour [fig. 6]. Dix ans plus tard, son Shakjamurti placé à côté de l’arbre sous lequel il a été illuminé, détient enfin le savoir qui anéantit au lieu de produire, pour paraphraser les mots du « gymnosophiste » introduit par Flaubert [fig. 9]. J’aimerais, à la fin, spéculer un peu sur les sources du bouddhisme de ce Redon plus naïvement syncrétiste que l’auteur de La Tentation de Saint Antoine. Pour Arthur Schopenhauer, nos connaissances du monde ne sont que des affections de nos organes des sens.34 En philosophie théorique, George Berkeley était un de ses témoins principaux, qui avait réduit l’épistémologie à la formule: esse est percipi.35 Nous ne connaissons donc les choses qu’à travers le voile de nos perceptions. Pourtant, c’est par le biais de la philosophie pratique que nous avons accès à la substance du monde. C’est la volonté qui conserve notre vie ainsi que celle des autres créatures, même des êtres. C’est elle qui nous pousse à nous renouveler, et qui anime les choses, pour nous rien que nos représenta-

33 Flaubert, Tentation de Saint Antoine, 1951, p. 86. 34 Arthur Schopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung, Bd. I [Dez. 1818] u. 2 [1844], dans : id., Sämtliche Werke, éd., sur la base de la première édition des œuvres complètes par Julius Frauenstädt, par Arthur Hübscher, Wiesbaden : Brockhaus 1972, vol. II et III; traduit en français d’abord en 1886 par Jean-Alexandre Cantacuzène, puis par Auguste Burdeau : Le monde comme volonté et comme représentation, Paris : Alcan 1912. Voir aussi : Volker Spierling (éd.), Materialien zu Schopenhauers « Die Welt als Wille und Vorstellung », Frankfurt am Main : Suhrkamp 1984; id., Arthur Schopenhauer. Philosophie als Kunst und Erkenntnis, Frankfurt am Main : Frankfurter Verlagsanstalt 1994; Peter Welsen, Schopenhauers Theorie des Subjekts. Ihre transzendentalphilosophischen, anthropologischen und naturmetaphysischen Grundlagen, Würzburg : Königshausen & Neumann 1995. Sur Schopenhauer lu en France, surtout à partir des années 1870: Arnaud François, « Rezeption in einzelnen Ländern: Frankreich », dans : Schopenhauer-Handbuch, éd. par Daniel Schubbe et Matthias Koßler, Stuttgart et Weimar : Metzler 2014, p. 388–394. 35 Introductif sur le rapport entre Schopenhauer et Berkeley: Valentin Pluder, « Skitze [sic] einer Geschichte der Lehre vom Idealen und Realen » [vol. I de Parerga et Paralipomena, 1851, dans : Sämtliche Werke, 1972, vol. 5], dans : Schopenhauer-Handbuch, 2014, p. 124–128, surtout p. 127.

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tions, comme elle traverse nous-mêmes, le sujet aussi bien que les objets étant inscrits dans le rythme du devenir et du périr. Notre « volition », et nous en tant que sujets voulants, aussi bien que le monde extérieur ne sont donc qu’une apparition trompeuse et passagère, équivalent au voile de Maya. La volonté – et le monde mis en perspective de son point de vue – ne sont que les phantasmes d’une pulsion aveugle, nous poussant à suivre nos besoins et nos désirs. C’est la représentation, die Vorstellung, la raison qui nous rend vraiment humains, selon un préjugé spiritualiste de longue date, et c’est elle, et elle seule, qui nous rend libres, du moins possiblement. Pour le dire en usant le « noir » de Redon en tant que métaphore [fig. 4] : c’est en guise de Sphinx que la pensée théorique considère la Chimère de la volonté. Mais dans le regard de celui-ci sur celle-là, nous réalisons que le seul choix libre serait celui du renoncement, et en conséquence d’une vie menée comme laissant s’éteindre – à quoi nous invite le regard du Bouddha qui, sous son figuier de Bénarès, a disparu dans le Nirvana [fig. 8]. Schopenhauer avait intégré d’abord ce qu’il concevait comme la sagesse des Védas, puis l’expérience bouddhique dans son pessimisme provocateur,36 et en 1844, dans la seconde édition du livre qui était son chefd’œuvre, il soutint sa vue sceptique de la volonté, et de la possibilité d’agir librement sous sa pulsion, par un déterminisme appuyé, pensait-il, par les premières découvertes de la physiologie et de la psychologie qui en résultaient – un débat continué, en France, pendant les années 1870 et au début des années 1880.37 Le seul acte indubitablement libre, pour lui, était le renoncement, le

36 Introductif : David E. Cooper, « Schopenhauer and Indian Philosophy », dans : A Companion to Schopenhauer, éd. par Bart Vandenabeele, Chichester/West Sussex : Wiley-Blackwell 2012, p. 266–279 ; Urs App, « Einflüsse und Kontext: Asiatische Philosophien und Religionen », dans : Schopenhauer-Handbuch, 2014, p. 187–192. Voir: Douglas Berger, The Veil of Maya: Schopenhauer’s System and Early Indian Thought, Binghampton, NY : Global Academic Publishing 2004; R. Ray Singh, « Schopenhauer. Aesthetics and Eastern Philosophy », dans : Aesthetics and Culture: East and West, éd. par G. Jienping et W. Keping, Beijing : Anhui 2006, p. 390– 403; Lakshmi Kapani, Schopenhauer et la pensée Indienne. Similitudes et différences, Paris : Hermann 2011 [analyse critique de la manière par laquelle le philosophe « greffa » sa philosophie sur les textes indiens]. 37 Pour ne citer que quelques contributions : François Pillon, « La doctrine de Schopenhauer sur le libre arbitre », dans : La critique philosophique, 39/25 (octobre 1877) ; Elme-Marie Caro (éd.), Le pessimisme au XIXe siècle: Leopardi, Schopenhauer, Hartmann, Paris : Hachette 1878, p. 211–246 (chapitre « Les expédients et les remèdes proposés par Schopenhauer contre le mal de l’existence. – Le Bouddhisme moderne ») ; Paul Janet, « Schopenhauer et la physiologie française. Cabanis et Bichat », dans : Revue des deux mondes, 3/39 (1880), p. 35–59. Voir : Alexandre Boillot, Influence de la philosophie de Schopenhauer en France (1860–1900), Paris : Vrin 1927 ; René-Pierre Colin, Schopenhauer en France. Un mythe naturaliste, Lyon : Presses Universitaires de Lyon 1985 ; Anne Henry, Schopenhauer et la création littéraire en Europe, Paris : Klincksieck 1989.

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non-agir, le silence conçu comme un acte de subversion de ce monde d’apparences. Schopenhauer était un des premiers philosophes à adopter un jargon imprégné des découvertes de la physiologie des organes des sens – un premier pas en direction d’une réflexion continuée bientôt par Nietzsche ou Bergson. Redon avait peut-être connu Die Welt als Wille und Vorstellung de Schopenhauer à travers le livre d’un philosophe français, Théodule Ribot. En 1874, celui-ci publia une monographie très didactique intitulée La philosophie de Schopenhauer.38 Ribot, plus médecin-philosophe que le penseur solitaire de Francfort, lisait son vitalisme en des termes darwiniens – perspective certainement attractive pour Redon, toujours sous l’impression de Clavaud – sans pour autant adopter le pessimisme schopenhauerien. Et pourtant, pour l’Odilon Redon des « noirs » sur la Tentation de Saint Antoine, le témoin le plus important n’était probablement pas Ribot, mais le poète Jules Laforgue. Ce fut en 1885 que Laforgue publia son recueil Complaintes, dédié à l’« âme bouddhique » de Paul Bourget. Laforgue, plus tard aussi vénéré par Duchamp,39 était certes le plus triste parmi les Schopenhaueriens de sa génération.40 Nous terminons donc avec quelques rimes de son Le Sanglot de la terre – « mon volume de philosophiques », comme Laforgue écrivit vers la fin de l’année 1880 à l’ami Gustave Kahn.41 Le poème, intitulé d’abord Pataugement, puis baptisé L’espérance, porte son titre tel un oxymoron. Vouloir, toujours vouloir! Ah! gouffre insatiable, N’as-tu donc pas assez englouti d’univers ? (p. 303) […]

38 Théodule Ribot, La philosophie de Schopenhauer, Paris : Alcan 1874, p. 90–114 (sur Schopenhauer et l’art). Ludovic Dugas, Le philosophe Théodule Ribot, Paris : Payot 1924. Sur Schopenhauer et les milieux symbolistes, toujours valable : Guy Michaud, Message poétique du symbolisme, III vols., vol. I, L’aventure poétique, Paris : Nizet 1947, p. 210–214. 39 Pierre Cabanne, Entretiens avec Marcel Duchamp, Paris : Belfond 1967, p. 102. C’est en discutant la toile Jeune homme triste dans un train (1911, Philadelphia Museum of Art) que Duchamp parla de ses lectures de Laforgue. 40 Léon Guichard, Jules Laforgue et ses poésies, Paris : Nizet [1950] 1977 ; Madeleine Betts, L’univers de Laforgue à travers les mots, Paris : La pensée universelle 1978, p. 22–92 ; Lisa Block de Behar, Jules Laforgue ou les métaphores du déplacement, Paris : L’Harmattan 2004. Biographie : Jean-Jacques Lefrère, Jules Laforgue, Paris : Fayard 2005. 41 Il est évident que dans les milieux qui acclamaient Redon, l’admiration pour Laforgue était unanime. Voir : Gamboni, op. cit., 1989, p. 153–155. Si plus tard Redon ne se réclamait nullement de Laforgue, cela s’inscrivait dans sa stratégie d’éviter que ses planches fussent considérées comme trop littéraires, à une époque d’avant-garde pour laquelle le littéraire était devenu le pire des péchés contre un art désormais « pur ». De plus, il est possible que depuis sa période colorée, Redon soit converti à un mode de vie moins pessimiste dans le sens de Schopenhauer, et plus bergsonien.

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L’Être désespérant des célestes royaumes Cria que tout sombrait au noir sans réveil ! Pourtant il va toujours, frêle Œdipe des choses, Fou d’angoisse devant l’inconnu de son sort ; Et s’il fixe toujours le Sphinx aux lèvres closes Au lieu de lui crier qu’il ne sait rien des Causes Et d’attendre à ses pieds le baiser de la Mort C’est qu’il croit à l’Énigme et qu’il espère encore ! Et Bouddha méditant sous le figuier mystique, […] Tous les sages de l’Inde et tous ceux du Portique Crurent-ils en mourant que tout était dit? Non ! » (p. 304)42

5 Epilogue : Bouddha à travers Redon et Flaubert – La tentation de Saint Antoine selon Jeanne Mammen Jeanne Mammen, née en 1890 à Berlin, avait passé sa jeunesse, depuis l’âge de cinq ans, à Paris, puis étudia de 1908 à 1914 à l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles. Plus tard, elle serait illustratrice de la république de Weimar, documentant par son style satirique et mordant ce qu’elle concevait comme la guerre sexuelle pendant les années dorées de Berlin dans l’entre-deux-guerres. En 2017–18, la Berlinische Galerie honora son œuvre avec une grande rétrospective, l’inscrivant ainsi aux incontournables de l’histoire de l’art allemande du XIXe siècle.43 Pendant sa période bruxelloise, Mammen créa une suite de 14 illustrations de La tentation de Saint Antoine flaubertienne, exécutées de manière extrême-

42 Jules Laforgue, œuvres complètes. Edition chronologique intégrale, textes établis et annotés par Jean-Louis Debauve, Daniel Grojnowski, Pascal Pia et Pierre-Olivier Walzer, vol. I, 1860– 1883, Lausanne : L’âge d’homme 1986, p. 303–307, cit. 303, 304. Le poème s’adresse à ceux « que le gouffre béant fascine, dont les cœurs n’ont plus rien qui résiste », et dans mille ans il n’y aurait plus qu’un seul homme de cette sorte. C’est à lui que le moi lyrique s’adresse : « Certes, tu n’auras plus mes antiques chimères, Dans les yeux de Maia tu n’auras que trop lu, Et résigné d’avance à ses lois nécessaires, Tu noteras en paix, l’âme ivre d’absolu, Le refroidissement de ce bloc vermoulu » (p. 306–307). À la fin, le poème accuse la nature d’avoir implanté l’espérance dans l’homme. – La citation d’une lettre à Gustave Kahn se trouve dans l’introduction de Le Sanglot de la terre par Pascal Pia, p. 253. Voir, dans ce contexte, aussi le poème Le Sphinx, p. 311–312. 43 Thomas Köhler et Annelie Lütgens, Jeanne Mammen. Die Beobachterin. Restrospektive 1910–1975, catalogue de l’exposition à la Berlinische Galerie. Landesmuseum für moderne Kunst, Fotografie und Architektur, 6 octobre 1917–15 janvier 1918, München : Hirmer 2017.

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ment étudiée au crayon, à l’encre de Chine et à l’aquarelle. Elle se montrait, de par son style éclectique, comme particulièrement informée sur les options artistiques du symbolisme tardif – qui battait son plein dans la capitale belge – de l’œuvre de Fernand Khnopff à celui de Félicien Rops, intégrant également des idiomes plus ornementaux comme ceux d’Aubrey Beardsley et de Jan Toorop. Derrière toutes ces options, on sent cependant qu’à l’arrière-plan le modèle de Redon gardait son effet en tant que toile de fond, même quand Mammen choisissait d’autres démarches compositionnelles. Certaines de ses feuilles l’évoquent, Hildegard Reinhardt le remarqua, plus que d’autres.44 Choisissons donc quatre feuilles dans lesquelles l’autonomie critique de Mammen par rapport à Redon se manifeste de plus en plus. Chez Flaubert, et chez Mammen, Saint Antoine devint Bouddha, tandis que Redon avait évité de rendre cette identification évidente [fig. 12]. Ce Bouddha trône alors entre des faces hideuses et des squelettes qui lui présentent des femmes nues lui offrant toute la plénitude de leur chair. Il porte tout ce qui avait tenté Saint Antoine telle une couronne lascive : plus qu’à un renoncement, l’on assiste à un triomphe [fig. 11]. Plus tôt, un Saint Antoine en guise de « gymnosophiste » trônait sur le bûcher qu’il semblait avoir allumé lui-même [fig. 10]. Pas de femmes dans la grêle forêt violacée derrière lui, mais une biche dédouble le regard dont il fixe le spectateur dans son triomphe suicidaire. Pourtant, ni ce « gymnosophiste » ni Bouddha ne marquent la fin, mais « l’ironie » qui triomphe du héros masculin, redevenu anachorète. Redon avait traduit l’ironie de la mort qui « dépasse tous les autres » par un serpent-femme s’approchant des profondeurs des temps pour présenter ses seins sous sa tête de mort – à son tour couronnée de roses par le flux du temps vital [fig. 10]. Mammen reprit ce motif, en lui ôtant son caractère allusif. Sous un ciel lourd, à côté de la femme dont la tentation est, nous le savons, le suicide, elle planta une croix dans le sol aride. Mais surtout, elle rajouta un Saint Antoine maigre et ascétique, vu de profil, s’agenouillant et courbé pour presser son visage sur la terre. À la fin, la femme-mort de Mammen triomphe sur l’anachorète [fig. 13]. Comme la mort, ainsi la Chimère [fig. 12] : l’artiste fait sortir le sphinx de son impassibilité. Au lieu de fixer son regard éternellement sur l’horizon, ce Sphinx plutôt masculin hoche sa tête pour admirer la Chimère dont il semble avidement inhaler les parfums. La Chimère, monstre muni de griffes et de jambes de serpent, est ornée d’une chevelure rouge qui s’entremêle avec les plumes abondantes de ses ailes. Comparé à une première version de cette feuille, Mammen accentua les attraits féminins de cet ange diabolique. Le

44 Hildegard Reinhardt, Jeanne Mammen – Das symbolistische Frühwerk 1908–1914. « Les Tribulations de l’Artiste », Berlin : Jeanne-Mammen-Gesellschaft 2002, p. 26–33.

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Fig. 10 : Jeanne Mammen, Le Gymnosophiste, 1908–1914, aquarelle, crayon et encre de Chine, 28,5 × 27 cm (motif), Jeanne-Mammen-Gesellschaft. Source : Hildegard Reinhardt, Jeanne Mammen – Das symbolistische Frühwerk 1908–1914. „Les Tribulations de l’Artiste“, Berlin (Jeanne-Mammen-Gesellschaft) 2002, p. 101, planche 32.

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Fig. 11 : Jeanne Mammen, La tentation du Bouddha (première version), 1908–1914, aquarelle, crayon et encre de Chine, 33,8 × 23,7 cm (motif), Jeanne-Mammen-Gesellschaft. Source : Hildegard Reinhardt, Jeanne Mammen – Das symbolistische Frühwerk 1908–1914. „Les Tribulations de l’Artiste“, Berlin (Jeanne- Mammen-Gesellschaft) 2002, p. 109, planche 36.

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Fig. 12 : Jeanne Mammen, Sphinx et chimère (seconde version), 1908–1914, aquarelle, crayon et encre de Chine, 28,8 × 26,8 cm (motif), Jeanne-Mammen-Gesellschaft. Source : Hildegard Reinhardt, Jeanne Mammen – Das symbolistische Frühwerk 1908–1914. „Les Tribulations de l’Artiste“, Berlin (Jeanne-Mammen-Gesellschaft) 2002, p. 117, planche 40.

sphinx nullement désintéressé est pourtant, telle la Madone de l’apocalypse, couronné d’étoiles – attribut blasphématoire qui transpose la révélation secrète mais promise dans un présent depuis toujours marqué par cette confrontation aussi lascive qu’inéluctable. Le style de ce symbolisme à la fois spectaculaire et quelque peu crispé se détache de la manière satirique beaucoup moins construite que l’artiste développerait bientôt sur la base de modèles expressionnistes. Pourtant, les aspira-

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Fig. 13 : Jeanne Mammen, La mort (Saint Antoine), 1908–1914, aquarelle, crayon et encre de Chine, 28,7 × 27 cm (motif), Jeanne-Mammen-Gesellschaft. Source : Hildegard Reinhardt, Jeanne Mammen – Das symbolistische Frühwerk 1908–1914. „Les Tribulations de l’Artiste“, Berlin (Jeanne-Mammen-Gesellschaft) 2002, p. 113, planche 38.

tions de Mammen étaient déjà présentes dans ces feuilles. Elle avait certainement compris comment Redon avait lu Flaubert, et ses feuilles peuvent être lues comme un pastiche critiquant le bouddhisme pessimiste et schopenhauerien dont le héros fondateur du symbolisme avait imprégné ses « noirs ». Il s’agit néanmoins d’une profanation. Les femmes sont conditionnées selon les modèles les plus efficaces d’une esthétique de l’art « pompier ». Aussi, des artistes

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tels Alphonse Mucha avaient promu l’essor de l’affiche publicitaire.45 Mammen n’épargne au spectateur aucun moyen visant à augmenter l’effet sexuel. Ses corps féminins sont marqués par tous les codes d’un avertissement visuel qui, quant à lui, est caractérisé par toute sorte de virtuosité soit académique soit symboliste. Ce goût de la surenchère est celui des médias capitalistes. La femme n’échappe pas à sa condition d’objet de volupté dans une fantaisie industrialisée. Comme Walter Benjamin l’analysa dans les Fleurs du Mal de Baudelaire, elle est la marchandise tout court. En tant que prostituée, elle ne peut sauver les Babylones – tels Paris capitale des plaisirs – dans lesquelles elle ne peut vivre qu’en devenant enfant, ou sainte.46 Mammen anticipa en même temps le mouvement anonyme Tiqqun et la Théorie de la jeune fille, selon laquelle cette dernière, mensonge du monde de la marchandise, doit être dévoilée, et conduite à sa perte.47 Dans ses motifs-rêves, Mammen procéda à ce dévoilement avec ses propres moyens : aucun Nirvana où s’échapper de cette guerre esthétisée des sexes n’en survit – toute pensée d’une possible évasion ne ferait que poursuivre cette guerre.

45 Victor Arwas, Jana Brabcová-Orlíková, Anna Dvořák (éds.), Alphonse Mucha. The Spirit of Art Nouveau, Alexandria, VA : Art Services International/New Haven/London : Yale UP 1998, p. 54–61, 156–207. 46 Carlo Salzani, Constellations of Reading. Walter Benjamin in Figures of Actuality, Bern : Peter Lang 2009, p. 135–186 (ch. 4, « The Prostitute: On the Commodity », notamment p. 161–186, ch. 4.2., « Paradoxes of the Unruly Commodity: Dacia Maraini and the Talking Whore »). 47 Tiqqun, Premiers matériaux pour une théorie de la jeune fille, Paris : Fayard 2001, voir : https://monoskop.org/images/3/3a/Tiqqun_Premiers_materiaux_pour_une_Theorie_de_la_ Jeune-Fille.pdf (12. 03. 2018).

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« La tête coupée et rayonnante de Jean-Baptiste » Après avoir fait le tour des invités, la tête de Jean-Baptiste – toujours tenue par les cheveux – est posée devant Aulus, le représentant de Rome et futur empereur, qui l’entrevoit à peine tant il est saturé de nourriture et de vins, puis elle est abandonnée devant Hérode Antipas. Aucune représentation, qu’elle soit littéraire ou visuelle, ne propose la tête coupée du prophète dans une telle disposition, posée à même les reliefs d’un repas : « Les convives partirent ; et il ne resta plus dans la salle qu’Antipas, les mains contre ses tempes, et regardant toujours la tête coupée [...] ».1 Généralement, les écrits et les figurations respectent les textes fondateurs évangéliques qui la disposent sur un plat,2 et prennent également en considération la solennité et la sacralité du personnage. Dans Hérodias, les flambeaux dispersés sur la table du festin d’anniversaire ont beau rappeler la gloire majestueuse de l’iconographie chrétienne, la lumière rayonnante n’efface pas l’effet de trivialité produit par l’examen anatomique : « La lame aiguë de l’instrument, glissant du haut en bas, avait entamé la mâchoire. Une convulsion tirait les coins de la bouche. Du sang, caillé déjà, parsemait la barbe. Les paupières closes étaient blêmes comme des coquilles ; et les candélabres à l’entour envoyaient des rayons. »3 Flaubert s’éloigne donc considérablement du traitement traditionnel et codifié de la figure hiératique. Un artiste, contemporain de Flaubert, s’était cependant permis une interprétation similaire, mêlant le sacré du nimbe de lumière au sinistre du sanguinolent, c’est Gustave Moreau, dont l’aquarelle L’Apparition avait suscité l’intérêt au Salon en 1876.4 Mais la tête de Jean-Baptiste y irradie en apesanteur devant 1 Gustave Flaubert, Hérodias, dans : Trois contes, introduction et notes par Pierre-Marc de Biasi, Paris : Librairie Générale Française « Classiques de Poche », « Le Livre de Poche » 1999, p. 129–179, p. 175. 2 Évangile selon Matthieu, 14–11 (écrit entre 60 et 85) : « [...] La tête fut apportée sur un plat et donnée à la jeune fille, qui la remit à sa mère » ; Évangile selon Marc, 6–27 (écrit entre 60 et 70) : « [...] Le soldat partit, alla dans la prison et coupa la tête de Jean. Puis il apporta la tête sur un plat et la donna à la jeune fille, et la jeune fille la donna à sa mère. » La Bible. Ancien et Nouveau Testament, Paris : Alliance Biblique Universelle, Le Cerf Société française 1983. 3 Hérodias, op. cit., p. 175. 4 Le Salon, dans son emploi absolu, désignait l’exposition artistique annuelle des œuvres (peinture et sculpture) agréées par l’Académie des beaux-arts ; de 1857 à 1897, il se tint au Palais de l’Industrie sur les Champs-Élysées. https://doi.org/10.1515/9783110658965-008

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Salomé en une mosaïque éblouissante. Il n’est donc pas possible a priori d’établir un lien formel entre la toile où la transfiguration du prophète s’agrège au sang humain et aux tissus fibreux, et le conte où la tête cadavérique repose dans un faible halo de lumière. Voyons cependant si la puissance de la tête radieuse imaginée par le peintre n’aurait pas séduit malgré tout l’écrivain qui avait visité l’exposition le jour de son ouverture, le 1er mai 1876. Si L’Apparition – une composition qui a toujours été considérée par les critiques d’art comme très énigmatique – a pu influencer Hérodias, elle aura probablement laissé des traces au sein de l’avant-texte. Telle est l’hypothèse de départ. Le dossier génétique présenté ici repose sur la sélection, au sein de l’épais manuscrit du conte conservé à la Bibliothèque nationale de France,5 de tous les feuillets avant-textuels concernés par la tête coupée de Jean-Baptiste ; un tri par prélèvement en profondeur en quelque sorte qui n’a ignoré aucune des étapes d’écriture, notes de lecture, notes documentaires, plans, scénarios, brouillons, mises au net et manuscrit final. Puis une reconstitution de l’ordre virtuel de rédaction a été réalisée, afin de suivre au plus près l’évolution des différents moments d’écriture attachés à la décollation du prophète. Il va sans dire que la série obtenue ne reproduit pas la matérialité chronologique de la création, puisque Flaubert organisait généralement son travail de composition par grandes suites narratives enveloppant plusieurs paragraphes. Mais à procéder ainsi par une « remise en ordre artificielle »6 des feuillets, il devient plus facile de suivre l’évolution génétique intégrale de la séquence.

1 Le fait historique au fil du temps « L’histoire de saint Jean-Baptiste »,7 selon l’expression de Flaubert, possède deux textes fondateurs, pratiquement contemporains, de la deuxième moitié du Ier siècle : un écrit historique (Flavius Josèphe, Antiquités judaïques)8 et deux écrits évangéliques (Évangile selon Matthieu, 14 et Évangile selon Marc,

5 Notes, plans, scénarios, brouillons, manuscrit final et manuscrit du copiste d’Hérodias sont conservés à la Bibliothèque nationale de France dans le volume coté NAF 23 663-II. 6 Pierre-Marc de Biasi, Génétique des textes, Paris : CNRS Éditions « Collection Biblis » 2011, p. 69. 7 « Savez-vous ce que j’ai envie d’écrire après cela ? L’histoire de saint Jean-Baptiste », lettre à Edma Roger des Genettes, Paris, jeudi 20 avril 1876 (Correspondance, édition présentée, établie et annotée par Jean Bruneau et Yvan Leclerc, Paris : Gallimard « Bibliothèque de La Pléiade » 1973–2007, vol. V, p. 35). 8 Flavius Josèphe, (37–100), Antiquités judaïques, livre XVIII, § V-2 pour Jean-Baptiste et livre XVIII, § V-4 pour Salomé.

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6).9 Flavius Josèphe traite l’épisode en historien, il rapporte les événements dans leur succession chronologique, sans rechercher ni suggérer de possibles combinaisons de circonstances ; aussi n’est-il nullement question de repas d’anniversaire, ou de danse de Salomé, ou de vengeance d’Hérodias, qui sont, pour un analyste des faits, des propos d’importance secondaire relevant de l’anecdote plus ou moins authentique. Certes, le mode d’énonciation s’avère quelque peu partial : Flavius Josèphe étant judéen d’origine juive, le prophète est appelé « homme de bien ». Les textes bibliques quant à eux, racontent les péripéties sur un mode beaucoup plus expressif, où se mêlent la mort de Jean-Baptiste par décapitation, la figure envoûtante de Salomé, le rôle capital d’Hérodias, ainsi que l’engagement contraint d’Hérode Antipas. Les deux écrits évangéliques sont parvenus à traiter l’événement selon les principes et les mécanismes du mode dramatique – caractérisation des personnages, relations entre eux, causalités, conflits, etc. –, des règles sans lesquelles toute histoire, aussi riche soit-elle, ne suscitera pas chez le lecteur autant d’intérêt que l’intrigue séduisante qu’elle était devenue. Des deux sources, ce fut essentiellement le document religieux qui fut considéré comme le point-repère, et la décollation de Jean-Baptiste fut irrémédiablement associée à la danse de Salomé. Premiers temps du christianisme oblige, il fut aisé ensuite d’exploiter le contenu des Évangiles à des fins édifiantes, comme le firent les Pères de l’Église, Jean Chrysostome,10 et surtout Augustin d’Hippone, qui présentèrent la jeune Salomé comme une femme séductrice, immorale, perverse, « une effrontée [dont l’] âme et [et le] corps étaient devenus la proie de l’extravagance [entraînés par] des instincts diaboliques », et la condamnèrent sévèrement pour ses actes indignes. La danse de la jeune fille, en tant qu’acte honteux, tentateur et impudique, fonctionnait comme la figure divergente mais indispensable pour mettre en valeur Jean-Baptiste : Jean, c’est l’école des vertus, la règle de vie, l’expression de la sainteté, le modèle de la justice, le miroir de la virginité, le porte-étendard de la pudicité, l’exemple de la chasteté, la voie de la pénitence, le pardon des péchés, la doctrine de la foi [...].11 9 Évangile selon Matthieu, 14–11 et Évangile selon Marc, 6–27. Les deux autres évangélistes (Évangile selon Luc, 9–7, et Évangile selon Jean, 3–22) n’évoquent pas la scène du festin où Jean-Baptiste fut décapité. Luc se contente de faire dire à Hérode : « – J’ai fait couper la tête à Jean. Qui est donc cet homme dont j’entends dire toutes ces choses ? » 10 Jean Chrysostome (vers 345–407), alors évêque de Constantinople, prononça un sermon sur la décapitation de Jean-Baptiste où, selon l’historien Socrate le Scolastique, figurent ces paroles : « De nouveau Hérodiade est en démence. De nouveau elle danse. De nouveau elle réclame la tête de Jean sur un plat ». 11 Augustin d’Hippone (354–430), Quinzième et Seizième sermon pour la décollation de saint Jean-Baptiste.

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La portée didactique et moralisatrice de l’épisode fut reprise et amplifiée au Moyen Âge : dans les monuments religieux chrétiens,12 dans les représentations théâtrales,13 dans la littérature.14 Mais l’ensemble des discours moralistes n’y ont rien fait, ils ont eu beau valoriser les immenses qualités de Jean-Baptiste, précurseur de Jésus, ils avaient trop insisté sur l’attitude indécente de la jeune fille, sur la coquetterie de son vêtement, sur l’érotisme de sa danse pour séduire son beau-père. Ils ont nourri ce qu’ils avaient cru dénoncer. Et pendant que l’exégèse chrétienne continuait de glorifier le sacrifice du prophète, et que l’iconographie religieuse illustrait la scène funèbre,15 la création littéraire et artistique européenne s’est emparée de la figure de Salomé pour en constituer un véritable mythe. Peu à peu, le personnage féminin s’est émancipé de la sphère religieuse, a pris son autonomie, et a obtenu une postérité exceptionnelle. À partir du XVIe siècle, presque toutes les écoles de peinture – allemande, flamande, italienne – se sont inspirées de l’épisode, avec cependant une préférence marquée pour le personnage féminin et une propension à la composition bienveillante. Fréquemment la scène est sans violence,16 Salomé y révèle une 12 Le premier exemple à proposer est celui qui a inspiré Flaubert : la sculpture du portail Saint-Jean de la cathédrale Notre-Dame de Rouen du XIIe siècle qui raconte la fin du texte évangélique sur le registre inférieur du tympan. De gauche à droite se juxtaposent les différentes étapes de la scène évangélique : les invités d’Hérode Antipas sont autour de la table du festin, Salomé danse sur les mains, Salomé donne à Hérodias le plat avec la tête, le bourreau s’apprête à couper la tête de Jean-Baptiste. Il faut noter ici que Salomé n’est pas une jeune fille diabolique : sa robe la couvre jusqu’aux pieds et elle se comporte en acrobate. 13 Sous le règne d’Élisabeth d’Angleterre (1558–1603), la Décollation de Jean-Baptiste était inscrite au répertoire des Mystères, et les saltimbanques de foire y avaient beaucoup de succès. 14 Jacques de Voragine, dans La Légende dorée, approuve la juste punition des époux Hérode qui ont « péri misérablement en exil », et de la « fille [qui fut soit] engloutie toute vive dans la terre, [soit] étouffée dans les eaux. » (vol. II, « Décollation de saint Jean-Baptiste »). Flaubert possédait cet ouvrage dans sa bibliothèque. 15 Quelques exemples de l’iconographie relative à Jean-Baptiste proposée aux fidèles : Sano di Pietro (1406–1481), La Décollation de saint Jean-Baptiste, composition d’autel, détrempe sur bois ; Roger Van Der Weyden, Décollation de saint Jean-Baptiste, triptyque, huile sur bois, 1453–1455 ; Giannicola di Paolo, chapelle de saint Jean-Baptiste, 1515–1518, Collegio del Cambio, Pérouse ; Tiepolo, La Décollation de Jean le Baptiste, 1732, fresque, chapelle Colleoni, Bergame. 16 Dans la peinture classique, la représentation du thème Salomé/Jean-Baptiste est sans violence : Alonso Berruguete (Salomé, 1512–1516, huile sur bois, Galerie des Offices, Florence) ; Lucas Cranach (Salomé et la tête de saint Jean-Baptiste, 1530, Museum of Fine Arts, Budapest) ; Le Caravage (Salomé recevant la tête de saint Jean-Baptiste, 1607, huile sur toile, National Gallery, Londres) ; Guido Reni (Salomé avec la tête de saint Jean-Baptiste, 1640, huile sur toile, Institut of Art, Chicago) ou Carlo Dolci (Salomé avec la tête de saint Jean-Baptiste, 1665–1670, Royal Collection, Windsor).

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personnalité pure et douce ;17quant au prophète, même après la décollation, son visage est calme et serein.18 Après un XVIIIe siècle indifférent, la création artistique européenne du XIXe siècle, par goût pour le pittoresque et l’orientalisme,19 et surtout par éloignement des arts visuels de la religion, réinterpréta les textes bibliques et les légendes médiévales dans le sens d’une thématique exotique ; la princesse juive devint depuis lors le type même de l’ensorcellement féminin. La peinture contemporaine de Flaubert opéra en quelque sorte contre la vision enchanteresse des peintres classiques en proposant une Salomé au caractère très expressif ; la jeune fille est tantôt maussade,20 tantôt inquiétante,21 parfois espiègle,22 par moment fascinante,23 mais aussi enjôleuse.24 Mais toujours, se dégage de la production iconographique du XIXe siècle une valorisation de la figure profane au détriment de la figure sacrée, et Jean-Baptiste est devenu un élément accessoire dans une scène où pourtant sa fonction est indispensable.

17 Dans la peinture des XVIe–XVIIe siècles, Salomé révèle très souvent une personnalité pure et douce : Titien (Salomé, 1515, huile sur toile, Galeria Doria Pamphili, Rome) ; Bernardino Luini (Salomé recevant la tête de Jean-Baptiste, 1530, Musée du Louvre, Paris) ; Bernardo Strozzi (Salomé avec la tête de Jean-Baptiste, 1630, Vienne) ou Le Guerchin (Salomé recevant la tête de saint Jean-Baptiste, 1637, huile sur toile, musée des Beaux-Arts, Rennes). 18 Dans la peinture classique, le visage de Jean-Baptiste est paisible : Andrea Solario (Salomé et la tête de saint Jean-Baptiste, 1507) ou Matthias Stom (Salomé reçoit la tête de Jean le Baptiste, 1640). 19 Henrich Heine contribua à l’essor du mouvement orientaliste qui se développa au XIXe siècle en publiant Atta Troll en 1841, poème traduit en français en 1847, Rêve d’une nuit d’été, où Hérodiade confondue avec Salomé « respire tout le charme de l’Orient ». 20 Paul Delaroche, Salomé, 1843, Wallraf-Richartz Musem, Cologne : la jeune femme maussade, brune, coiffée et vêtue de riches étoffes brillantes, détourne son regard noir et inexpressif de la tête du prophète. 21 Pierre Bonnaud, Salomé, Salon de 1865, huile sur toile, 198 × 141 cm, musée Hébert, Paris : dans un décor de type oriental, la jeune femme, assise, peau très blanche, nue sous un voile transparent, victorieuse, hautaine, pose une main sur la tête de Jean-Baptiste placée dans un plat près d’elle. 22 Henri Regnault, Salomé, Salon de 1870, huile sur toile, 63 × 40 cm, Metropolitan Museum of Art, Washington : une jeune gitane, souriante, espiègle, vêtue d’une robe dorée découvrant une épaule, assise sur un coffre, le plat vide sur ses genoux, tient un couteau de sa main gauche. 23 Henry Lévy, Hérodiade, Salon de 1872, huile sur toile, 287 × 235 cm, musée des Beaux-Arts, Brest : dans une ambiance orientale, la jeune femme, épaules et sein droit nus, visage impassible, porte à Hérode Antipas le plat lourd de la tête coupée. 24 Les esquisses d’une Salomé dansant nue sous ses voiles présentées par Paul Baudry au Salon de 1874 étaient destinées à orner les murs du grand foyer de l’Opéra de Paris.

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Il fallut attendre les deux précurseurs du mouvement symboliste, Puvis de Chavannes25 et Gustave Moreau, pour que réapparaissent, avec un langage neuf mais relativement hermétique, sacré et spiritualité dans l’art pictural. Dans leur manière d’aborder le thème de Salomé/Jean-Baptiste, les deux peintres réhabilitèrent le prophète, chacun selon une esthétique marquée : épuration de la facture et de la composition chez le premier, raffinement étrange chez le second.

2 Gustave Moreau au Salon de 1876 Dix jours après son aveu concernant son envie d’écrire « L’histoire de saint JeanBaptiste », et toujours à Paris pour ses lectures et ses recherches documentaires,26 Flaubert parcourut le Salon de peinture et de sculpture au Palais de l’Industrie. Il en était un visiteur assidu, et il avait une connaissance des collections d’art très approfondie, au point d’avoir été sollicité en 1875 pour en faire la critique.27 Parmi la multitude d’œuvres accrochées, quatre mille trente-trois selon le témoignage d’Émile Zola,28 deux d’entre elles – une peinture et une aquarelle – durent particulièrement attirer ses regards, toutes deux de Gustave Moreau : Salomé dansant devant Hérode,29 grande huile sur toile (1,44 m de haut sur 1,035 m de large) et L’Apparition,30 une aquarelle (1,05 m de haut sur 72 cm de large). Lui, qui était en plein travail sur ce thème, et qui avait peut-

25 Pierre Puvis de Chavannes, La Décollation de Jean-Baptiste, Salon de 1870, huile sur toile, 2,40 × 3,16 m National Gallery, Londres : la toile austère brosse le moment d’avant la décollation, et met l’accent sur le martyr innocent et humilié à genou entre le bourreau et Salomé. 26 « Je suis exténué par mes séances à la Bibliothèque (pour mon Saint Jean-Baptiste) », lettre à Edmond Laporte, Paris, lundi 29 mai 1876 (Corr., vol. V, p. 41). 27 « Votre ami Paul Meurice est venu il y a huit jours me proposer de ‹ faire le Salon › dans Le Rappel. J’ai dénié l’honneur, car je n’admets pas que l’on fasse la critique d’un art dont on ignore la technique ! et puis, à quoi bon tant de critique ! », lettre à George Sand, Paris, samedi 27 mars 1875 (Corr., vol. IV, p. 917). 28 Émile Zola, Œuvres complètes, Œuvres critiques III, « Salons et études de critique d’art, Lettres de Paris » Paris, 2 mai [1876], p. 943 (article paru dans Le Sémaphore de Marseille, 4 mai 1876). 29 Le tableau de Gustave Moreau exposé au Salon de 1876, Salomé dansant devant Hérode, fut référencé Salomé, réf. 1506 (Pierre Sanchez et Xavier Seydoux, Les Catalogues des Salons, XI, (1875–1877), L’Échelle de Jacob, Dijon, 2004, p. 187 ; le tableau se trouve maintenant à Los Angeles, The Armand Hammer Museum and Cultural Center : http://hammer.ucla.edu/ exhibitions/2012/a-strange-magic-gustave-moreaus-salome/ (18. 04. 2019). 30 L’Apparition de Gustave Moreau fut acquise par le marchand belge Léon Gauchez (1825–1907) qui la prêta en 1877 pour la première exposition de la Grosvenor Gallery, à Londres ; l’aquarelle appartient désormais aux collections du musée d’Orsay.

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être déjà construit en imagination bon nombre de scènes ainsi qu’il en avait l’habitude, fut sans doute profondément troublé devant les deux œuvres de Moreau, dont l’une brosse la danse de Salomé, l’autre la décollation de JeanBaptiste. Il est dommage que l’on ne connaisse pas sa réaction, ni ses impressions, ni son jugement critique sur l’exposition de 1876. La seule lettre qui y fasse allusion est adressée à Tourgueneff,31 et date du lendemain de sa visite, il n’y mentionne qu’un état d’irritation devant « deux ou trois tableaux qui [l’]exaspèrent ».32 S’agissait-il de ceux de Gustave Moreau qui exposait aussi deux autres œuvres ?33 A priori non, car Flaubert admirait les travaux de Gustave Moreau, y reconnaissant une approche de l’art identique à la sienne, celle qui vise à suggérer, à laisser deviner, à faire rêver34 plutôt qu’à nommer ou à montrer. Mais le jour de sa visite au Salon, et face aux productions du peintre considéré à l’époque comme un précurseur du mouvement symboliste,35 force est d’admettre qu’il était mis en présence de ses propres temporalités créatives, qu’elles appartiennent au passé, au présent ou à l’avenir en gestation : devant l’huile sur toile et l’aquarelle, non seulement Flaubert reconnaissait Salammbô, roman publié une quinzaine d’années précédemment, mais il retrouvait également « les cheveux [qui s’allongeaient] comme les rais du soleil » de La Légende de saint Julien

31 Un portrait d’Ivan Tourgueneff par Alexei Harlamoff (1840–1925) était exposé au Salon de 1876 ; Émile Zola l’apprécia ainsi : « Tourgueniev est très ressemblant du point de vue de l’interprétation exacte des traits, mais il me semble que l’expression dure et triste donnée à son regard ne lui est pas du tout habituelle. Il est assis, le visage tourné directement vers le spectateur. Les mains sont très bien, l’habit aussi. Du reste, malgré mes réserves, je mets cette toile au rang des cinq ou six beaux portraits du Salon », op. cit., p. 944. 32 « Il y a au Salon deux ou trois tableaux qui m’exaspèrent. Nous en causerons », lettre à Ivan Tourgueneff, Paris, mardi 2 mai 1876 (Corr., vol. V, p. 36). 33 Au Salon de 1876, Gustave Moreau exposait également une huile sur toile Hercule et l’Hydre de Lerne (maintenant à Chicago, The Art Institute), ainsi que Saint Sébastien, une détrempe et cire, maintenant à Cambridge, États-Unis, Fogg Art Museum. 34 « Cependant j’applaudis sans réserve à tout ce que vous dites sur Ingres et Flandrin (215), Gérôme (221), le sculpteur italien Vela (378), bien d’autres encore ! ! et je vous remercie d’avoir rendu justice à Gustave Moreau, que beaucoup de nos amis n’ont pas, selon moi, suffisamment admiré », lettre à Ernest Chesneau, Croisset, 27 septembre 1868 (Corr., vol. III, p. 807). « J’ai appris à Paris que plusieurs personnes (entre autres Gustave Moreau, le peintre) étaient affectées de la même maladie que moi, c’est-à-dire l’insupportation de la foule », lettre à sa nièce Caroline, Croisset, jeudi 22 août 1872 (Corr., vol. IV, p. 561). 35 Le symbolisme, mouvement artistique et littéraire épanoui entre 1880 et 1900 en réaction au naturalisme et à l’académisme, s’efforçait de reproduire une vision personnelle des vieux mythes. Mais il fallait, et il faut toujours, une profonde culture classique pour décrypter la signification de ses œuvres.

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l’Hospitalier, écrite et non encore publiée, et ironie suprême, il était confronté au prochain conte qu’il allait composer, Hérodias. Pour reprendre une de ses expressions, « le coup [a dû être] rude ».36 Salomé dansant devant Hérode a dû faire surgir en lui, comme chez bon nombre de visiteurs, la fille d’Hamilcar.37 Il n’a pas manqué de reconnaître le corps de Salammbô entièrement recouvert de pierreries, ainsi que la haute coiffure, mais également Diane d’Éphèse la grande idole placée derrière Hérode Antipas, il a retrouvé aussi l’éclairage diffus venu des hautes voûtes, la fumée qui s’échappe du brûle-parfum, les colonnes ouvragées, il a identifié également les symboles mystérieux tirés des miniatures indiennes. Bref, toute cette accumulation audacieuse de détails distinguée chez Gustave Moreau lui a remis en mémoire ceux qu’il avait travaillés une quinzaine d’années auparavant, de septembre 1857 à avril 1862. Devant la toile qui faisait revivre si fort l’ambiance de Salammbô, peut-être même a-t-il été regagné par la colère qui l’avait envahi en 1862 quand il a dû se battre pour que son roman ne soit pas illustré : Jamais, moi vivant, on ne m’illustrera, parce que la plus belle description littéraire est dévorée par le plus piètre dessin. Du moment qu’un type est fixé par le crayon, il perd ce caractère de généralité, cette concordance avec mille objets connus qui font dire au lecteur : « J’ai vu cela » ou « Cela doit être ». Une femme dessinée ressemble à une femme, voilà tout. L’idée est dès lors fermée, complète, et toutes les phrases sont inutiles, tandis qu’une femme écrite fait rêver à mille femmes. Donc, ceci est une question d’esthétique, je refuse formellement toute espèce d’illustration.38

Même s’il admirait l’œuvre de Gustave Moreau, Flaubert a sans doute été exaspéré malgré tout par la représentation brillante, d’autant qu’il n’avait pas là affaire à un « piètre dessin ».39 Le peintre symboliste était attendu, il n’avait 36 « Le coup est trop rude et trop profond », lettre à Claudius Popelin, Croisset, vendredi 28 octobre 1870 (Corr., vol. IV, p. 257) à propos des événements de la guerre franco-prussienne. 37 « Sa chevelure, poudrée d’un sable violet, et réunie en forme de tour selon la mode des vierges chananéennes, la faisait paraître plus grande. Des tresses de perles attachées à ses tempes descendaient jusqu’aux coins de sa bouche, rose comme une grenade entr’ouverte. Il y avait sur sa poitrine un assemblage de pierres lumineuses, imitant par leur bigarrure les écailles d’une murène. Ses bras, garnis de diamants, sortaient nus de sa tunique sans manches, étoilée de fleurs rouges sur un fond tout noir. Elle portait entre les chevilles une chaînette d’or pour régler sa marche, et son grand manteau de pourpre sombre, taillé dans une étoffe inconnue, traînait derrière elle, faisant à chacun de ses pas comme une large vague qui la suivait » (Gustave Flaubert, Salammbô, § I, Le festin, Paris : Librairie Générale Française « Classiques de Poche », « Le Livre de Poche » 2011, p. 57). 38 Lettre à Ernest Duplan, Croisset, 12 juin 1862 (Corr., vol. III, p. 221). 39 Gustave Moreau relisait les romans de Flaubert dans lesquels il se reconnaissait : « il revenait de préférence vers [Gustave Flaubert], chez lequel il retrouvait la curiosité de penser et la splendeur de forme qu’il réalisait lui-même, et aussi la hantise du mirage oriental ; le Flaubert

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plus exposé depuis le Salon de 1869,40 fâché du traitement sévère que la critique lui avait infligé. En mai 1876, par la nouveauté de leur style, ses toiles produisirent sur les visiteurs une sensation vive, et indéfinissable pour beaucoup ; Zola les qualifia de « bizarrement archaïques »,41 le même adjectif revient sous la plume du critique d’art Victor Cherbuliez qui trouvait « la Salomé de M. Moreau [...] plus bizarre encore que son Hydre de Lerne ».42 Bien qu’introduit dans le monde de l’art dès sa première présentation au Salon de 1864 avec Œdipe et le Sphinx qu’acheta le prince Jérôme Bonaparte, bien qu’ayant une clientèle aristocratique, choisie et raffinée – en 1866, Orphée fut achetée par l’administration pour le musée du Luxembourg –, il fallut attendre 1880 pour que s’établisse solidement sa réputation, que la critique d’art apprécie l’étrange beauté des œuvres de Gustave Moreau,43 et que les écrivains deviennent de fervents admirateurs.44 Des quatre toiles exposées en 1876, ce fut surtout L’Apparition qui frappa les regards et secoua les esprits, tant les qualités picturales

de Salammbô et de La Tentation de saint Antoine, cela va de soi, bien plus que celui de Madame Bovary. » Gustave Larroumet, Notice historique sur la vie et les œuvres de M. Gustave Moreau, membre de l’Académie, Paris, 1901. 40 Au Salon de 1869, Gustave Moreau exposa Prométhée et L’Enlèvement d’Europe (section Peintures), ainsi que Pietà et La Sainte et le poète (section Dessins, aquarelles). Théophile Gautier écrivit : « M. Gustave Moreau [...] conserve cet air archaïque et curieux, cette préciosité bizarre, cette recherche du détail singulier, ces raffinements d’exécution, de frottés, de grattage, de bleus verdis, de roses décolorés, cette adroite patine de vieilles peintures, [il] a cette qualité qui efface bien des défauts pour nous, qui préférons l’étrangeté à la platitude : il n’est ni commun, ni banal. Il a un cachet à lui, et ses toiles se reconnaissent du plus loin, dès qu’on met le pied dans la salle où elles sont suspendues. » Mais Théophile Gautier reprocha cependant à Gustave Moreau : « Quelle recherche d’exécution pour les bijoux, les ornements, les fleurs et les plantes, et quelle négligence de dessin dans les extrémités des figures ! » Salon de 1869, § IX, article paru dans L’Illustration. 41 « [...] je citerai encore les deux tableaux si bizarrement archaïques de Gustave Moreau, devant lesquels les bourgeois restent plantés comme devant un rébus. » Émile Zola, « Salons et études de critique d’art, Lettres de Paris », op. cit., p. 944. 42 Victor Cherbulliez, Revue des Deux Mondes, 15 (1876), p. 513–533. 43 Louis de Foucaud, « Au Salon », Le Gaulois, 20 juin 1880 devant Hélène et Galatée de Gustave Moreau : « À vrai dire, il n’est pas dans notre langue de mots assez subtils, composés d’assez irradiantes et sonnantes syllabes, pour qu’on puisse tenter, sans désavantage, de décrire l’obsédante magie de telles œuvres. » ; Charles Blanc, « Les Fables de La Fontaine », Le Temps, 9 juin 1881 s’extasiait devant le peintre qui « déploie une telle opulence de coloris qu’il accuse la pauvreté de notre langue, insuffisante aujourd’hui à exprimer des choses qui sont venues quand elle était formée déjà et qu’elle se croyait assez riche pour n’avoir plus à s’enrichir. » 44 Les œuvres de Gustave Moreau inspirèrent : Théodore de Banville, « La Danseuse » dans Rimes dorées, 1870 ; Huysmans, À rebours, 1884 ; Jean Lorrain, « Salomé » dans Modernités, 1885 ; Arsène Houssaye, « Salomé » dans Les Onze mille Vierges, 1885 ; Stéphane Mallarmé,

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de l’aquarelle étaient inédites et éblouissantes, tant l’interprétation de la scène biblique était énigmatique et personnelle.45 Du point de vue de la technique, l’aquarelle révèle une surface longuement travaillée où, par endroits, des êtres et des choses à peine esquissés n’apparaissent que grâce à de délicats contours tracés à l’encre ou à la peinture ; la matière en devient palpable, autant celle des vêtements, que celle des motifs décoratifs, ou des fleurs. L’Apparition est à l’origine du succès populaire de l’aquarelle. Du point de vue de la créativité, l’originalité violente repose sur la mise en lévitation de la tête sanglante de Jean-Baptiste, dans un halo de lumière, face à la jeune fille dansant encore. De cette composition, émane l’impression d’un dialogue muet entre Salomé et la tête tranchée. L’échange s’effectue par la vue, le regard interrogatif et vivant du prophète cherche les yeux de la danseuse, qui, elle, terrifiée par la vision cruelle, regarde la trachée dégouttant de sang et la repousse dans un geste d’épouvante. Les autres personnages, deux femmes, deux hommes, dans la pénombre et le flou, paraissent extérieurs à l’événement. Au fond à gauche, Hérode Antipas, sous les traits d’un homme apathique, penché en avant, mains sur les genoux, est prostré, mais il observe malgré tout la danseuse d’un regard oblique. À ses côtés, Hérodias traitée en matrone indifférente, les yeux dans le vague, ne prête aucune attention à ce qui se déroule, bien qu’elle soit l’instigatrice du crime. Le bourreau, isolé à droite, planton immobile, keffieh largement enveloppant, torse nu, mains sur le pommeau d’une longue épée, une chaîne autour de la taille, semble attendre un ordre et jette un coup d’œil vers Salomé. La petite musicienne, accroupie, accompagne la danse et pince les cordes de son instrument. L’architecture du palais a également déconcerté, en raison de la présence des divinités païennes orientales des temples indous au sein d’un sujet du Nouveau Testament, car il devient impossible de situer l’épisode dans le temps et dans l’espace. Une interprétation, parmi d’autres possibles, voudrait que la scène s’accomplisse après le meurtre : le chef décapité du saint, s’élevant au-dessus du plat posé sur les dalles, ne serait visible que par la danseuse, seule lucide et seule châtiée. Mais plusieurs détails – la danse en cours et l’accompagnement musical, le plat propre et le chiffon blanc sans taches posés à terre aux pieds du

« Hérodiade. Scène » dans Poésies, 1887 ; Guillaume Apollinaire, « Salomé » dans Alcools, 1906, etc. 45 Gustave Moreau se considérait comme un peintre d’histoire, mais s’écartait de la scène de genre et de la reconstitution historique, et se tournait vers les muses, les dieux antiques, la mythologie.

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bourreau – soutiendraient l’hypothèse inverse, celle d’une représentation de la scène figée sur le temps qui précède la déclaration : « Je veux que tu me donnes dans un plat, [...] la tête de Iaokanann ! »46 Si, conformément au texte canonique, Salomé est celle par qui passe l’ordre d’exécution, elle semble chez Gustave Moreau être l’unique personne à prendre conscience de la cruauté de sa requête, elle en a une compréhension si intense, une perception si claire, que sa pensée en devient performative et s’accompagne d’une préfiguration de la décollation, de la réalisation matérielle de la tête coupée en une vision surnaturelle très rapide, une apparition, qu’elle est seule à contempler. Cette hypothèse reconnaît un procédé ingénieux de représentation. Un seul événement est considéré, mais il est dissocié en trois périodes :47 1– le temps de la danse en raison de la position de Salomé, de la musicienne en action, du regard des hommes, du plat vide et du chiffon propre, 2– le temps de l’ordre à donner produit par le regard effrayé de la jeune fille, 3– le temps de la décapitation accomplie du fait de la trachée dégouttant de sang. Zola préféra classer l’aquarelle du côté « des rêves sophistiqués, compliqués, énigmatiques, où on ne se retrouve pas tout de suite », et conclut : « On hausse les épaules et on passe outre, voilà tout. »48

3 Le Jean-Baptiste de Flaubert Flaubert qui, tout au long de sa vie, a pris de nombreuses notes sur les œuvres picturales qu’il rencontrait dans les musées, en France ou à l’étranger lors de ses voyages, ne s’est pas particulièrement arrêté sur le thème de Salomé/JeanBaptiste. Entre Carnets de voyage et Carnets de travail, entre mai 1845 en Italie et décembre 1871 au Louvre, près de deux cent quatre-vingts critiques ont été répertoriées, parfois lapidaires, mais le plus souvent suffisamment détaillées pour y reconnaître le tableau sous une appellation fantaisiste ou manquante, ou sous une attribution erronée. Au sein de ces entrées, une seule se rapporte

46 Hérodias, op. cit., p. 173. 47 On trouve dans les notes picturales de Flaubert deux références de tableaux où le procédé narratif d’une composition éclatée est utilisé, une technique souvent utilisée chez les peintres classiques : Le Sacrifice d’Isaac d’Alessandro Allori, Galerie des Offices, Florence, avril–mai 1851 (Voyage en Orient, op. cit., p. 566) et L’Enlèvement d’Europe (lettre à Louis Bouilhet, 9 avril 1851, Corr., vol. I, p. 772). 48 Émile Zola, « Salons et études de critique d’art. Lettres de Paris. Deux expositions d’art au mois de mai », op. cit., p. 963.

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à la décollation de Jean-Baptiste,49 et une également concerne Salomé.50 En revanche, le thème de la décapitation l’intéressait vivement ; il se livra par exemple, en 1845 au palais Brignole de Gênes, à une intéressante mise en relation de trois traitements distincts de la décapitation d’Holopherne par Judith devant le tableau de Véronèse, Judith et Holopherne,51 et conclut sa note par un aveu clair : « belle histoire que celle de Judith et que dans des temps plus audacieux, moi aussi j’avais rêvée ! ». Judith, Salomé : les deux figures bibliques connaissent une destinée commune. Flaubert resta à Paris pour continuer ses recherches documentaires pour Hérodias, et ne prit le chemin de Croisset que le 12 juin 1876. Il termina Un cœur simple le mercredi 16 août 1876, à une heure du matin, et dès le lendemain il entreprit la composition du troisième et dernier conte ; plus exactement, il en-

49 Dimanche 11 mai 1851, Pérouse, Collegio del Cambio, Sala dell’Udienza, chapelle de saint Jean-Baptiste entièrement couverte de fresques réalisées entre 1515 et 1518 par Giannicola di Paolo (Pérouse, 1460–1544) : « Scènes de la vie de saint Jean-Baptiste, seconde salle. – Décollation. Au premier plan, à genoux, et sans tête, les poings l’un sur l’autre, et les coudes en dehors, saint Jean ; le sang saillit de son cou, et tombe, devant lui, devant vous, en face, au premier plan. Le bourreau, levant la tête, la met sur le plat que tient Mariamne. » (Voyage en Orient, édition présentée et établie par Claudine Gothot-Mersch. Annotation et cartes de Stéphanie Dord-Crouslé, Paris : Gallimard « Folio classique » 2006, p. 561). 50 26 juin–12 juillet 1865, Grosvenor House, Londres : « Carlo Dolce : Hérodiade, jupon vert, corsage bleu foncé − blonde − yeux et bouche un peu rouges. Elle détourne l’œil en portant le plat, comme si elle avait regret de son action. » (Carnet de travail n° 13, f° 54v°, déjà cité). 51 « Judith et Holopherne, Titien – Judith coiffure presque Pompadour, met la tête d’Holopherne dans un sac que lui présente sa suivante négresse (raccourci de bras vilain, on distingue d’abord peu la négresse). Holopherne est vu presque en raccourci, le tronc couché dans son lit, le tronc sanglant au premier plan. Elle vient de tuer, l’effort est passé, elle est calme, tranquille, souvenons-nous du calme de Lorenzaccio dans la pièce d’Alfred de Musset – dans le tableau de Steuben, elle rêve, elle y marche à son entreprise, elle est triste – dans celui de Vernet, elle l’exécute, elle est emportée – quelle est de ces trois situations celle que j’aurais choisie ? de ces trois femmes, quelle est la plus belle ? La plus jolie comme joli, c’est celle de Steuben ; celle que l’on aimerait le mieux à foutre, c’est celle de Vernet ; celle que l’on admire le plus, c’est celle de Véronèse, c’est peut-être la supérieure, en tout cas c’est la plus conception la plus hardie des trois, la manière toute bête dont elle met la tête d’Holopherne dans le sac n’est pas sortie d’un artiste vulgaire qui eût voulu faire de l’inspiré, de l’animé, du mouvementé, comme au premier abord le sujet d’un tel fait semble le demander – belle histoire que celle de Judith et que dans des temps plus audacieux, moi aussi j’avais rêvée ! » (Carnet de voyage n° 1-f° 21v°, mai–juin 1845, palais Brignole, Gênes). Paolo Caliari, dit Véronèse (1528– 1588) composa Judith et Holopherne vers 1582. Horace Vernet (1789–1863) composa Judith et Holopherne en 1829, tableau exposé au Salon de 1831 et réexposé à celui de 1855. Charles de Steuben (1788–1856) composa Judith va trouver Holopherne avant 1840 ; reproduit par JeanPierre-Marie Jazet (1788–1871) et exposé au Salon de 1840.

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gagea les lectures et la prise de notes pour Hérodias.52 Ce premier travail documentaire fut terminé vers le 25 octobre 1876,53 puis le montage scénarique l’occupa environ un mois, et le travail rédactionnel commença entre les 23 et 30 novembre 1876. Lorsqu’en avril 1876, en pleine rédaction d’Un cœur simple commencée deux mois plus tôt, il évoqua pour la première fois Hérodias,54 Flaubert ne donna aucune explication sur la raison de son choix, mais il savait sous quel motif aborder le sujet : « La vacherie d’Hérode pour Hérodias m’excite. Ce n’est encore qu’à l’état de rêve, mais j’ai bien envie de creuser cette idée-là. »55 L’acception populaire moderne du mot vacherie voudrait que ce soit plutôt Hérodias qui ait joué un mauvais tour à Hérode Antipas en faisant demander la tête de Jean-Baptiste devant de nombreux témoins, obligeant ainsi le gouverneur à tenir ses engagements. Mais au XIXe siècle, le sens du mot est encore proche de son étymologie – vache, avachissement, nonchalance –, et il était assimilé à de la faiblesse, à une absence de volonté, ici de la part d’un homme face à son épouse. Ce qui intéressait Flaubert, c’était donc moins l’aspect religieux de l’événement qui aurait favorisé un autre conte édifiant à la suite de La Légende de saint Julien l’Hospitalier56 que sa dimension humaine ; et au-delà, des conflits moraux et des alternatives gouvernementales engendrés par le contexte politico-religieux du fait historique.

52 « Maintenant que j’en ai fini avec Félicité, Hérodias se présente et je vois (nettement, comme je vois la Seine) la surface de la mer Morte scintiller au soleil. Hérode et sa femme sont sur un balcon d’où l’on découvre les tuiles dorées du Temple », lettre à Caroline, Croisset, jeudi 17 août 1876 (Corr., vol. V, p. 99). 53 « Mes notes pour Hérodias sont prises. Et je travaille mon plan. Car je me suis embarqué dans une petite œuvre qui n’est pas commode – à cause des explications – dont le lecteur français a besoin. Faire clair et vif avec des éléments aussi complexes offre des difficultés gigantesques. Mais s’il n’y avait pas de difficultés où serait l’amusement ? [...] J’espère me mettre à écrire dans une huitaine de jours. Présentement j’ai une venette abominable, une peur à faire dire des neuvaines ! – pour la réussite de l’entreprise », lettre à Ivan Tourgueneff, Croisset, samedi 28 octobre 1876 (Corr., vol. V, p. 127). 54 En avril 1876, le titre du conte n’est pas encore arrêté ; d’ailleurs, lorsque Flaubert évoque l’ouvrage en cours de rédaction à ses correspondants, il multiplie les titres : « L’histoire de saint Jean-Baptiste » (20 avril 1876), « mon Saint Jean-Baptiste » (29 mai 1876), « le festin d’Hérodiade » (29 mai 1876), « L’histoire d’Hérodias » (19 juin 1976), « Hérodias » (17 août 1876), « Décollation de saint Jean-Baptiste » (19 octobre 1876), « mon Ioakanam » (24 décembre 1876). 55 Lettre à Edma Roger des Genettes, Paris, jeudi 20 avril 1876 (Corr., vol. V, p. 35). 56 « Je trouve que, si je continue, j’aurai ma place parmi les lumières de l’Église. Je serai une des colonnes du temple. Après saint Antoine, saint Julien ; et ensuite saint Jean-Baptiste ; je ne sors pas des saints. Pour celui-là je m’arrangerai de façon à ne pas ‹ édifier › », lettre à Edma Roger des Genettes, Paris, lundi 19 juin 1876 (Corr., vol. V, p. 58).

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Les scénarios conçus en octobre-novembre 1876 révèlent une construction de l’intrigue bien aboutie, du début à la fin de l’histoire, incluant la danse de Salomé et la décollation de Jean-Baptiste. Comment cet écrivain à la mémoire visuelle si puissante pouvait-il ne pas se souvenir des deux tableaux de Gustave Moreau vus six mois auparavant au Salon ? de l’atmosphère du palais d’Hérode, des détails originaux, des recherches d’exécution ? L’écriture « à programmation scénarique »57 de Flaubert invite à surveiller de très près l’avant-texte58 où peuvent se découvrir, si elles existent et avant une possible transformation, d’éventuelles parentés de forme ou d’inspiration entre Hérodias et les toiles de Gustave Moreau. Des différences d’exécution apparaissent tout de suite. Il est certain que l’Hérodias de Gustave Moreau, en matrone romaine digne et respectable assise derrière Salomé, ne correspond en rien au personnage de Flaubert, une femme politique ambitieuse, portée par son ascendance, sûre de son idéal, et qui « se cass[e] les ongles » de fureur face au bourreau qui « n’os[e pas] tuer Iaokanann ».59 L’Hérode Antipas du peintre non plus, en vieillard absent, s’accorde mal avec le tétrarque de Flaubert, un gouverneur envoûté, enivré par la danse de la jeune fille, à un point tel qu’une note de régie sur un scénario, f° 713v°, signale : « faire croire au lecteur qu’il va décharger ». Même le mouvement de danse de Salomé, arrêtée sur l’aquarelle dans un équilibre sur l’extrême pointe des pieds, est sans aucun rapport avec les trois danses flaubertiennes associée chacune à une gestualité symbolique : la première « voltigeante, gracieuse » (scénario, f° 713v°), « légère » (scénario, f° 705v°), « insaisissable, capricieuse » (scénario, f° 748) ; la deuxième « voluptueuse » (scénario, f° 713v°), « langoureuse » (scénario, f° 705v°), « funèbre, désolée » (brouillon, f° 653v°), « grave, haletante, faisa[n]t onduler son ventre » (brouillon, f° 647) ; la troisième « désordonnée » (scénario, f° 713v°), « sauvage, retour à la vie » (brouillon, f° 653v°), « fureur des Bacchantes, coups de cul » (brouillon, f° 647). Ni l’avant-texte d’Hérodias, ni l’énoncé définitif ne correspondent au caractère mystérieux de la danse qui, chez Gustave Moreau, pétrifie Salomé ; le peintre a conçu une jeune beauté idéale et froide, l’écrivain une jeune fille charnelle et ardente.

57 Pierre-Marc de Biasi, Génétique des textes, op. cit., p. 76. 58 La phase rédactionnelle de l’épisode danse de Salomé-décollation de Jean-Baptiste ne débutera pas avant février 1877 : « Je suis malade de la peur que m’inspire la Danse de Salomé ! Je crains de la bâcler ? – Et puis, je suis à bout de forces. Il est temps que ça finisse. – Et que je puisse dormir », lettre à Caroline, Croisset, dimanche 28 janvier 1877 (Corr., vol. V, p. 181). 59 Hérodias, op. cit., p. 174.

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En revanche, du côté de la décollation de Jean-Baptiste, il existe dans les scénarios d’Hérodias un développement narratif et descriptif sous une forme qui rappelle le traitement de Gustave Moreau dans L’Apparition.60 Au premier scénario, f° 739, Flaubert montre la nette intention de clore le conte par une analogie allégorique entre un lever de soleil et la mort sacrificielle de Jean-Baptiste : « Soleil levant – mythe ». Au scénario suivant, f° 713v°, son propos se précise : « Soleil levant – mythe – La tête se confond avec le soleil loint elle masque le disque α des rayons en partent ».61 Son choix porte sur une interprétation symbolique et plastique du mythe antique et religieux : un amalgame entre le cercle du soleil et la rondeur de la tête, unis dans une même représentation concrète et mystique qui les rend indiscernables l’un de l’autre. Le soleil qui se lève annonce un nouveau jour, la tête saisie dans un transport triomphal s’offre à Dieu et ouvre la voie au Christ. L’assemblage de rayons dorés autour d’une tête est courant dans l’art religieux, la lumière irradiante symbolisant la présence de Dieu. Mais l’ornement est généralement réservé au fils de Dieu, les saints étant représentés eux avec une auréole ou un nimbe. Indéniablement ici, dans le scénario f° 713v°, la tête seule, en suspension, sans autre précision, entourée des rayons lumineux du soleil, favorise par réminiscence l’aquarelle de Gustave Moreau. Mais au scénario suivant, f° 705v°, l’énoncé s’écarte de l’univers irréel de la tête tranchée en gloire et en apesanteur, et s’engage dans un traitement plus réaliste de la scène, où la tête est portée par deux hommes : Soleil levant – mythe – la tête confondue (nl) avec le soleil, dont elle masque le disque des rayons ont l’air d’en partir Ils apportent emportent la tete sur la montagne. derrière Machaerous. – – Soleil levant – La tête confondue avec le soleil dont elle masque le disque, – des rayons ont l’air d’emporter.

60 En 1999, Pierre-Marc de Biasi avait cette certitude : « Dans les brouillons préparatoires, Flaubert avait pensé terminer sur une évocation de rayonnement qui aurait fait référence à un tableau tout récent de Gustave Moreau (que l’auteur venait d’admirer au dernier salon : L’Apparition, 1876, Musée du Louvre) : « Soleil levant – mythe – La tête se confond avec le soleil dont elle masque le disque [...] des rayons ont l’air d’en sortir » (Hérodias, op. cit., p. 175, note 1). 61 La transcription donnée au sein de l’article est linéarisée, mais elle tient compte des marques scripturales du manuscrit : les parties de texte souligné ou barré sont reportées, sont respectés également les erreurs, les fautes et les oublis (qui ne sont donc pas corrigés), les mots sont séparés, les ajouts interlinéaires ou marginaux sont proposés en corps plus petit. En revanche, les hachures de mot(s) ou de bloc(s) de texte ainsi que les traits de liaison ne peuvent pas être reproduits.

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Grâce à la représentation en perspective, la visualisation de l’image finale est saisissante : à l’arrière-plan un lever de soleil en montagne, au premier plan des hommes qui tiennent à bout de bras une tête entourée du faisceau lumineux. L’écrivain abandonne la disposition imaginaire d’un halo surnaturel autour de la tête du prophète au profit d’une composition plus acceptable, car plus près d’un phénomène optique naturel, celui du jaillissement des rayons du soleil d’entre les montagnes. Dans la plaine de Jezréel, en Palestine, le lundi 26 août 1850, Flaubert notait : « Le soleil se lève à droite, ses rayons avant qu’il ne paraisse sur les montagnes font des gloires ».62 Flaubert donne là une interprétation originale de la scène biblique focalisée sur le prophète. C’est une version non dénuée de fondement, et même autorisée par les textes fondateurs qui affirment que la tête ne fut pas enterrée avec le corps. Dans ce cas, il fallut bien la transporter cette tête, et comment ? comme on porte « une besace » répond Jacques de Voragine.63 Flaubert accroche ainsi à la fin d’Hérodias – comme il l’avait fait avec le « vitrail d’église » de La Légende de saint Julien l’Hospitalier et le « perroquet gigantesque » d’Un cœur simple – une image forte, celle d’un Jean-Baptiste en gloire, lui qui s’efface pour la venue d’un nouvel homme. Mais ce superbe tableau final qui aurait non seulement constitué un formidable triptyque avec les deux autres contes, mais aussi refermé Hérodias sur le même lever de soleil en montagne qu’à l’ouverture, n’a pas franchi pas l’étape de scénarios. En effet, au huitième et dernier scénario, f° 748, la représentation finale d’une tête rayonnante est éliminée : |tous trois emportent la tête – α s’en vont. Le soleil se lève. elle marque son disque des rayons en l ont l’air d’en sortir – Jean n’est pas mort. Il est parti aux enfers annoncer la venue de l’autre – α M Phanuel : repete cette phrase qu’autrefois il n’avait pas comprise. « il faut que je croisse α que je diminue » α ils emportent prirent la tete α s’en vont allèrent vers du coté la Galilée. Elle était très lourde et chacun des trois, α alternativ chacun des trois la portait.

Retranchée au profit de la chute, désormais connue, avec emploi stylistique de l’adverbe « alternativement » en fin de phrase.64 Il est à noter que cette dernière

62 Voyage en Orient, op. cit., p 271. 63 Jacques de Voragine, La Légende dorée, § III : « deux moines trouvèrent le précieux chef enveloppé dans des sacs de poils de chèvre, [ils la confièrent à un potier de la ville d’Émèse qui] portait la besace qu’on lui avait confiée. » 64 Tout en admettant chez Flaubert la place incongrue, en fin de phrase, des adverbes et des locutions adverbiales qui « sont toujours placés de la façon à la fois la plus laide, la plus inattendue, la plus lourde, comme pour maçonner ces phrases compactes, boucher les

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phrase d’Hérodias a été décidée à l’étape du scénario, et qu’elle n’a été reprise que sur un seul brouillon (f° 656), avant la mise au net sur le f° 536. Se souvenant sans doute de sa première et ferme intention de ne pas porter cette histoire à la vertu, Flaubert a supprimé le symbole plastique de la gloire, comme pour ne pas exercer sur le mythe religieux une surcharge excessive. La suppression de l’énoncé est complète, elle ne s’accompagne d’aucun déplacement, d’aucun report. L’image de clôture est effacée, mais le motif de la tête rayonnante demeure disponible, puisque Flaubert n’en est qu’au stade du scénario. Et en effet, d’une certaine façon, on peut dire que le rayonnement est réintroduit dans l’histoire, mais à un autre moment. Dès le premier des brouillons relatifs à l’épisode de l’après décollation, f° 641v°, l’effet rayons est récupéré. La source n’en est plus le soleil, ce sont désormais les flambeaux au milieu de la table du festin qui construisent une gloire autour de la tête abandonnée là après une promenade parmi les invités : chacun se penche, l’examine – la decrire – Elle saigne prodigieusemt. trainées rouges sur les dalles – – revient à la table royale. rayons de flambeaux. – Chacun se penche l’examine. aux flambeaux – Mann (la décrire) – on n’ose pas y toucher. trainées rouges –

L’emblème religieux est rétabli certes, mais d’une manière moins ostensible, plus discrète ; la modération joue sur deux registres, le matériel dans la mesure où l’énergie produite par une lueur de flambeaux est moins intense que celle d’un lever de soleil, et le symbolique dans la mesure où le flambeau est une suggestion de la transfiguration moins appuyée que le soleil. Cette atténuation de la valeur mystique s’accompagne d’un traitement trivial du motif, où la tête est déposée parmi les reliefs du repas. Et sur le brouillon suivant, f° 655, les détails réalistes se multiplient,65 tout en s’organisant en une entité plastique proche de la nature morte : – les flambeaux rayonnmts entre les flam – (la decrire) – I on n’ose y toucher – Traînées de sang sur les pavés – Les globes des yeux fixes pâles ronds comm des coquilles avec leurs paupières closes etaient par des perles rouges figés d’ecarlate dans les coins de la bouche contrainte Le coup tranchant du couteau Le tr La lame tranchante poignard glissant de l’outil avait portant du haut en bas, avait entamé la machoire. Une convulsion

moindres trous. », Marcel Proust y reconnaissait les marques de « la beauté de son style ». Marcel Proust, « À propos du ‹ style › de Flaubert », dans : La Nouvelle Revue Française, 76 (1920), p. 72–90. 65 Gérard Genette qualifiait cette inflation de détails réalistes d’« excès de présence matérielle », « Silences de Flaubert », dans : id., Figures I, Paris : Seuil « Collection Points » 1966, p. 223–243.

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plissait ridait tirait les coins de la bouche. du sang deja figé caillé deja parsemait la barbe – α les globes des yeux avec leurs paupières closes etaient plus pales blem com que des coquilles. candelabres entre Les flambeaux derriere elle, à l’entour envoyaient des rayonnemts.

Flaubert n’a pas craint la description violente, brutale, rude de la tête coupée ; certains éléments, même déplacés, ou utilisés différemment, peuvent rappeler l’aquarelle de Gustave Moreau : les traînées de sang sur les pavés, les globes des yeux fixes et ronds, les perles rouges du sang. Mais la composition peut également être issue d’une expérience récente, si l’on en croit une confidence à sa nièce : « J’ai besoin de contempler une tête humaine fraîchement coupée. »66

4 La panthère des brouillons Pour qui connaît bien les brouillons d’Hérodias, il est un détail du tableau Salomé dansant devant Hérode qui frappe, parce qu’il rappelle fortement un énoncé travaillé par Flaubert dans les brouillons, puis abandonné dans le manuscrit définitif. Dans la peinture de Gustave Moreau, une panthère noire fait face à la jeune danseuse. C’est un animal qui se retrouve souvent aux côtés de Salomé dans les nombreuses représentations qu’il en a faites. Ce carnassier, venu d’Inde ou de Java quand il est noir, était reconnu au XIXe siècle pour ses indéniables qualités physiques – puissant, imprévisible, mystérieux –,67 mais une fausse réputation de mangeuse d’hommes s’était en même temps installée pour la panthère qui a favorisé un glissement analogique ; et à partir de 1840, il était de mode d’appeler panthères les courtisanes, les demi-mondaines, les femmes galantes. Le symbole n’a pas échappé pas au peintre. Chez Flaubert, le félin sauvage n’est pas lié à Salomé, mais à Hérodias, et il s’agit d’un léopard, une autre variante de l’espèce ; l’animal est évoqué dès le premier scénario du chapitre III, f° 739 : « un leopard apprivoisé. Pendant qu’H regarde danser. Elle lui donn à boire » ; puis l’énoncé ne figure plus dans

66 Lettre à Caroline, Croisset, dimanche 28 janvier 1877 (Corr., vol. V, p. 181). 67 « La panthère est d’un naturel sauvage, fier et peu flexible ; irritable et perfide dans ses attaques, elle est souvent plus dangereuse à chasser que le lion. On peut la dompter, mais non l’apprivoiser ; elle ne perd jamais complètement son caractère méchant et sanguinaire. [...] La panthère noire est beaucoup plus petite que ses congénères et ne se rencontre que sur l’île de Java. Elle est aussi beaucoup plus féroce. Fig. Personne furieuse, emportée. » Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, par Pierre Larousse, tome douzième, Paris : Administration du Grand Dictionnaire Universel 1874, p. 130.

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les sept scénarios suivants, comme si la compagnie d’un carnassier réputé indomptable avait été jugée inadéquate. Ce n’est qu’au premier brouillon du paragraphe, f° 647, où « Le Tétrarque se perdait dans un rêve, et ne songeait plus à Hérodias. Il crut la voir près des Saduccéens. La vision s’éloigna. » que l’animal reparaît en tant que panthère : perdu dans un rêve ψ ψ – – – – α il etait si absorbé par celle qui dansait qu’il ne pensait plus à l’autre, celle qu’il avait aimée. Un instant il la crut la voir – sous du côté droit, entre le bas de l’estrade α la table des prêtres à demi recourbée – la tête dans les epaules en avant comm une panthère qui guette sa proie. – mais la vision mauvaise disparut.

La présence d’une panthère s’avère plus crédible cette fois-ci, car sous la forme du phénomène paranormal de la vision, un processus récurrent chez Flaubert. Bien que l’énoncé soit travaillé sur trois autres brouillons,68 il est effacé sur le dernier avant la mise au net, après plusieurs hésitations, si l’on en juge par la mise entre crochets de la phrase. On pourrait évoquer d’autres réminiscences des tableaux de Gustave Moreau dans Hérodias : notamment, la disposition scénique, dans Salomé dansant devant Hérode, de la statue de la grande Diane d’Éphèse à la double rangée de mamelles flanquée de deux Ahriman, dieu du mal dans le panthéon perse, au-dessus du trône d’Hérode Antipas, qui n’est pas sans évoquer la position d’Hérodias lors du festin, « du haut de la balustrade [elle] dominait Antipas », décrite comme une idole qui « ressemblait à Cybèle accotée de ses lions ».69 Il y a aussi le face-à-face muet entre la jeune danseuse et le tétrarque à la fin de la dernière danse : « Elle ne parlait pas. Ils se regardaient »70 qui rappelle le dialogue visuel, chez Gustave Moreau, entre Jean-Baptiste et Salomé. Dans les brouillons d’Hérodias, la Salomé de Flaubert ressemble à la Salomé de Moreau : de profil, elle a des « sourcils prodigieux » (f° 648), « très noirs » (f° 649), un « regard de sphinx » (f° 648), des « yeux extraordinaires de grandeur » (f° 649), un « nez droit [...] long α mince » (f° 649), une « petite bouche petite »

68 Hérodias, § III, brouillon f° 644 : « Dans l’intervalle d’un clin, d’oeil, un instant il crut la voir à droite – au bas de l’estrade, Elle etait au bas de l’estrade près des | près des prêtres| d’Eleazar – la face en avant, à demi courbé comm une panthère qui guette sa proie. Mais la vision disparut – » ; brouillon, f° 642 : « Un momt il crut la voir. Elle etait au bas de la dernière marche près des Sadduceen d’Eleazar de l’estrade, près de Jonathas, à demi courbé comme une panthère qui guette sa proie. Heureusemt la vision s’eloigna. » ; brouillon, f° 640 : « Un moment, Mais instant il la crut la voir, ⌊au bas de la dernière des marche, près des Sadducens, ⌊courbée comme une panthère guettant sa proie. ⌊ Heureusement la vision s’eloigna. » 69 Hérodias, op. cit., p. 170. 70 Hérodias, op. cit., p. 173.

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(f° 649), « un être qui n’est plus hmai sans fatigue – sans emotion une idole pernici charmante enchanteresse α pernicieuse » (brouillon, f° 648).

5 Conclusion Si L’Apparition avait tant séduit le public, c’était en raison des qualités techniques de l’œuvre, car jamais une aquarelle n’avait atteint un tel éclat de coloris ; mais c’était aussi en raison de l’irrationalité et de l’étrangeté de la création qui devaient peu à la réalité, Gustave Moreau préférant l’intériorité de son imagination mythologique et biblique. À l’instar des visiteurs du Salon de 1876, des critiques d’art, des érudits, des artistes, des écrivains, Flaubert n’a pas pu ne pas être frappé lui aussi par le procédé pictural et par la vision personnelle du peintre. L’examen de l’avant-texte d’Hérodias, des éléments ébauchés ou abandonnés, permet d’ailleurs dans une certaine mesure d’apporter les preuves, non pas d’une influence probable de L’Apparition sur l’écriture du conte, mais plutôt d’une affinité d’idées entre le peintre et l’écrivain, à propos du phénomène de lévitation en gloire. Mais la mise en suspension de la tête de Jean-Baptiste dans l’un des tout premiers scénarios et son effet magique ont rapidement été écartés au profit d’un traitement plus en rapport avec la réalité : la tête du prophète, soumise à la pesanteur, est tout simplement posée sur la table souillée au milieu des flambeaux. Quel dommage cependant pour Trois contes que Flaubert ait renoncé au splendide tableau final représentant la tête de Jean-Baptiste portée par deux hommes et auréolée des rayons du soleil qui se levait entre les deux montagnes d’arrière-plan ! Probablement parce qu’il ne s’autorisait pas un troisième conte édifiant après La Légende de saint Julien l’Hospitalier. Il a préféré proposer une autre forme de symbole, moins chimérique que chez Gustave Moreau, moins énigmatique aussi, mais également singulière et en rupture avec le conventionnel. S’il exprime le sacré selon une modalité plus près de « la vérité matérielle »,71 ce n’est pas pour autant qu’il évacue la parabole du Nouveau Testament : la lumière des flambeaux est le signe de la prochaine élévation céleste de cette tête désormais détachée du corps terrestre.

71 « La vérité matérielle (ou ce qu’on appelle ainsi) ne doit être qu’un tremplin pour s’élever plus haut. Me croyez-vous assez godiche, pour être convaincu que j’ai fait dans Salammbô une vraie reproduction de Carthage, et dans St Antoine une peinture exacte de l’Alexandrinisme ? Ah ! non ! mais je suis sûr d’avoir exprimé l’idéal qu’on en a, aujourd’hui », lettre à Léon Hennique, Croisset, lundi 2 février 1880 (Corr., vol. V, p. 814).

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« Le plus beau jour de la vie » : la première communion chez Flaubert et James Ensor L’œuvre du peintre belge James Ensor (1860–1949) est un exemple particulièrement pertinent pour étudier l’enchevêtrement et l’interdépendance mutuelle entre mots et images. Ensor lui-même décrit son art comme « très porté vers la littérature. Mes peintures se promènent à l’entour de la peinture ».1 Flaubert lui sert notamment de source d’inspiration à plusieurs reprises. Son grand cycle de la Tentation de Saint Antoine ne se développe pas seulement à travers le dialogue avec la peinture, en particulier avec Bosch, mais aussi avec La Tentation de Flaubert. Si la référence à Flaubert est assez évidente en ce qui concerne la Tentation, elle est plus occulte dans un autre tableau d’Ensor qui s’intitule Filles aux masques (Communion) de l’année 1921. Dans leur postface aux Trois contes, André Stoll et Cora van Kleffens ont établi le lien du tableau avec le texte de Flaubert, sans cependant poursuivre cette piste. Comme ils l’affirment justement, ce tableau énigmatique et sinistre ne se laisse guère interpréter sans le recours à Flaubert ; c’est sans doute pour cette raison qu’il n’a pas encore trouvé un interprète.2 À partir de la relation entre Un cœur simple de Flaubert et La Communion de Ensor, je voudrais montrer qu’image et texte n’y sont pas opposés, mais complémentaires. Dans les deux cas, il s’agit d’un art du désillusionnement : un art qui démasque le pouvoir trompeur, idolâtre des images.3 Si Derrida exige une « fiction iconoclaste »,4 une fiction à l’encontre de l’apparence idyllique des images, l’œuvre de Ensor serait son pendant visuel. Par la suite, je me propose de dégager cette tendance iconoclaste du texte et de l’image à partir du motif de la communion.

1 Entretien du novembre 1949, cité d’après J. P. Hodin, « James Ensor : On the ultimate question of Life », dans : The dilemma of being modern. Essays on art and literature, London : Noonday Press 1959, p. 37. 2 André Stoll et Cora van Kleffens, « Postface », dans : Gustave Flaubert, Drei Erzählungen – Trois contes, trad. et éd. par André Stoll et Cora van Kleffens, Frankfurt am Main : Insel 1983, p. 297–396, ici p. 342. 3 Barbara Vinken, Flaubert. Durchkreuzte Moderne, Frankfurt am Main : S. Fischer 2009, p. 360. 4 Jacques Derrida, Sauf le nom, Paris : Galilée 1993, p. 53 et suivantes ; cité d’après Vinken, op. cit., p. 374. https://doi.org/10.1515/9783110658965-009

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1 Première Communion Dans son Dictionnaire des idées reçues, Flaubert note : « La première communion : le plus beau jour de la vie. »5 La scène de la première communion de Virginie dans Un cœur simple ainsi que la Communion d’Ensor se réfèrent à un thème qui prend son essor dans la peinture française au milieu du XIXe siècle.6 Cette vogue en peinture va de pair avec l’explosion du « kitsch dévot » autour de la première communion qui se produit entre 1840 et 1880.7 Les peintres sont surtout fascinés par le motif pittoresque et pieux des jeunes filles au charme innocent, aux robes, voiles et couronnes blanches. Ces nymphes entre enfance et féminité répondent parfaitement au culte de la virginité qui atteint son apogée à l’époque.8 L’un des premiers tableaux dans le genre est celui d’Auguste de Châtillon qui représente la première communion de Léopoldine Hugo, fille de Victor Hugo.9 Se rappelant la cérémonie privée, Mme Hugo écrit dans son journal : « Même les plus incroyants étaient émus par tant de pureté et de grâce naïve. »10 Dans le dernier quart du XIXe siècle, le motif devient de plus en plus trivial, tel que chez Louis Janmot, Henri Gervex, ou Jules Triquet (voir fig. 1).11 En revanche, la poésie contemporaine se sert du motif pour critiquer la morale hypocrite de l’église et de la bourgeoisie. Outre l’élan anticlérical de Mallarmé, Rimbaud et Apollinaire, on peut évoquer L’Assommoir de Zola qui, dans la scène de la première communion de Nana, désavoue toute idée d’innocence et de pureté : ivre mort, son père Coupeau l’outrage par des remarques obscènes, tandis que Nana même joue avec le rôle de la petite nymphe innocente et frivole, portant déjà toutes les traces de la dépravation : « Et il fallait voir le chic de Nana, qui avait des sourires embarrassés de mariée, dans sa robe trop courte ».12 Zola 5 Gustave Flaubert, Le Dictionnaire des idées reçues, Paris : Nathan 2006, p. 36. 6 Sigrid Metken, « Der schönste Tag im Leben. Die Erstkommunion als Thema der Malerei in Frankreich um 1900 », dans : Kunst und Antiquitäten, 2 (1988), p. 88–96 [traduction française Rebekka Schnell]. 7 Catherine Rosenbaum, « Images-souvenirs de première Communion », dans : La Première Communion. Quatre siècles d’histoire, éd. par Jean Delumeau, Paris : Desclée de Brouwer 1987, p. 133–169, ici p. 134. 8 Metken, « Der schönste Tag im Leben », p. 88. 9 Auguste de Châtillon, La première communion de Léopoldine Hugo, env. 1836, Musée Victor Hugo, Paris. 10 Cité d’après Metken, « Der schönste Tag im Leben », p. 90. 11 Voir, par exemple, Henri Gervex, Communion dans l’église de la Trinité, 1876, Musée des beaux-arts, Dijon ; Octave Jules Triquet, Communion solennelle, sans date et lieu. 12 Émile Zola, L’Assommoir. Les Rougon Macquart. Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire, éd. par Armand Lanoux et Henri Mitterand, vol. II, Paris : Gallimard 1961, p. 679.

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Fig. 1 : Louis Janmot (1814–1892). Poème de l’âme (10) : Première Communion. © Musée des Beaux-Arts de Lyon. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Louis_Janmot_-_Po%C3 %A8me_de_ l%27 %C3 %A2me_10_-_Premi%C3 %A8re_Communion.jpg / User:Phrood~commonswiki (08. 07. 2019).

met au jour le côté hypocrite, voire pervers du culte bourgeois autour des jeunes communiantes au seuil de la féminité, dont la souillure imminente est déjà préfigurée par le blanc nuptial de leurs robes. C’est justement ce désenchantement que rend visible la Communion de James Ensor. Le tableau n’a rien à voir avec les représentations sentimentales du XIXe siècle qu’il vise plutôt à contrecarrer. Je propose donc de lire son tableau comme le pendant visuel à l’écriture de Flaubert qui est une écriture avec et contre les images. Si le motif de la communion est évoqué par le titre, il est en même temps désavoué par la représentation même. La communiante est encadrée par des masques et un crâne sur la droite, un perroquet agrippé à un deuxième crâne sur la gauche. Sa robe n’est pas blanche, mais d’un jaune vénéneux ; au lieu d’un voile, elle arbore un nœud d’un jaune également criard, et la couronne de fleurs qu’elle porte entre ses mains de cire semble déchirée. Son visage ressemble à un masque, comme paralysée par la surprise ou la peur,

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et sa lèvre semble maculée de sang. Le perroquet se situe à peu près au niveau de ses yeux. Il est peint de couleurs blanches, grises et jaunâtres, semblables à celles de la fille. Le gilet blanc de la jeune fille ainsi que le plumage gris-blanc s’apparentent à la structure d’un squelette.13 Comme l’a observé le spécialiste d’Ensor, Joachim Heusinger von Waldegg, l’oiseau a des traces de sang endessous de ses griffes qui correspondent à la bouche sanglante de la fille.14 Donc, si le perroquet se rapporte formellement à la fille, le rapport même reste énigmatique. Il renvoie certainement au motif de la femme au perroquet qui appartient à une tradition picturale riche de symbolisme.15 Puisque le perroquet est capable de dire « Ave » – le salut de l’ange de l’Annonciation qui est en même temps l’inversion du nom d’« Eva », image inversée et préfiguration de Marie –, il est devenu le symbole de l’Immaculée Conception de Marie. Comme l’ont montré Ulrich Mölk et Brigitte le Juez, Marie est parfois représentée avec un perroquet, tel que chez van Eyck ou Hans Baldung.16 Face aux deux perroquets au plumage immaculé et resplendissant chez Baldung, le perroquet chez Ensor a l’air morne et terne. Le seul élément vif est le sang rouge en bas de son plumage qui correspond à la bouche sanglante de la fille.17 Dans cette tache de sang, l’« Ave » du perroquet semble raturé et tourné en arrière sur « Eva » : nom de la première pécheresse qui a apporté la sexualité et la mort au monde. Loin d’être un oiseau-symbole de la virginité, le perroquet d’Ensor semble plutôt associé à la souillure et la mort. De là, il renvoie à la tradition érotique de la femme au perroquet qui remonte à la Renaissance, mais connaît son plus grand succès au XIXe siècle, comme chez Courbet (fig. 2) ou Manet (fig. 3). Si le perroquet joue un rôle évidemment érotique chez Courbet, et symbolise la solitude désespérante de la veuve chez Manet,18 la relation entre femme et oiseau reste obscure chez Ensor. Pour déchiffrer le lien, il faut recourir au conte de

13 Peter-André Alt, « Fantasie der Sterblichkeit », dans : Kunst der Moderne : 1800 – 1945, im Städel-Museum, éd. par Felix Krämer, Ostfildern : Hatje Cantz 2011, p. 48. 14 Je remercie Joachim Heusinger von Waldegg pour cette remarque et pour l’échange stimulant sur Ensor. 15 Pour la tradition littéraire et picturale de la femme au perroquet chez Flaubert, voir Brigitte Le Juez, Le papegai et le papelard dans ‹ Un Cœur simple › de Gustave Flaubert, Amsterdam : Rodopi 1999, p. 45 ; 59–66 ; Ulrich Mölk, « Über ein Motivpaar in Gustave Flauberts Un cœur simple », dans : Motive und Themen in Erzählungen des späten 19. Jahrhunderts, éd. par Theodor Wolpers, Göttingen : Vandenhoeck & Ruprecht 1982, p. 11–21. 16 Le Juez, op. cit., p. 45. 17 Le plumage gris et la tache rouge du perroquet d’Ensor correspondent aux vêtements de Félicité, ses « bas gris » (48) et le « jupon rouge » (44) ; le rouge renvoie également à ses mains rouges après la chute causée par la malle-poste (71) : Le Juez, op. cit., p. 83. 18 Le Juez, op. cit., p. 64–65 ; Vinken, op. cit., p. 407.

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Fig. 2 : Gustave Courbet, La Femme au perroquet, 1866, New York, © Metropolitan Museum (http://www.metmuseum.org/art/collection/search/436002).

Flaubert. Je propose de lire le tableau d’Ensor comme une superposition de deux scènes centrales d’Un cœur simple : la première communion de Virginie d’une part, et la vision finale de Félicité d’autre part. Ensor semble se référer au moment précis où Virginie reçoit l’hostie, instant qui préfigure déjà l’extase finale de Félicité : Pendant toute la messe, [Félicité] éprouva une angoisse. […] juste en face, le troupeau des vierges portant des couronnes blanches par-dessus leurs voiles abaissés formait comme un champ de neige ; et elle reconnaissait de loin la chère petite à son cou plus mignon et son attitude recueillie. La cloche tinta. Les têtes se courbèrent ; il y eut un silence. Aux éclats de l’orgue, les chantres et la foule entonnèrent l’Agnus Dei ; puis le défilé des garçons commença ; et, après eux, les filles se levèrent. Pas à pas, et les mains jointes, elles allaient vers l’autel tout illuminé, s’agenouillaient sur la première marche, recevaient l’hostie successivement, et dans le même ordre revenaient à leurs prie-Dieu. Quand ce fut le tour de Virginie, Félicité se pencha pour la voir ; et, avec l’imagination que donnent les vraies tendresses, il lui sembla qu’elle était elle-même cette enfant ; sa figure devenait la sienne, sa robe l’habillait, son cœur lui battait dans la poitrine ; au moment d’ouvrir la bouche, en fermant les paupières, elle manqua s’évanouir.19

19 Gustave Flaubert, Trois Contes, éd. par Pierre-Marc de Biasi, Paris : GF Flammarion 2007, p. 55 et suivantes (c’est moi qui souligne). Je renverrai désormais à cette édition en indiquant le numéro de page entre parenthèses dans le texte.

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Fig. 3 : Edouard Manet, Jeune dame en 1866, 1866, New York, © Metropolitan Museum (http://www.metmuseum.org/art/collection/search/436964).

La description met en scène les clichés picturaux de l’époque qu’elle traduit par des métaphores stéréotypées analogues : le culte de la virginité résonne dans la métaphore du « troupeau des vierges », ainsi que dans la comparaison des couronnes blanches avec un « champ de neige ». De même, l’« attitude recueillie » de Virginie correspond parfaitement à l’idéal du charme pieux et pur propagé par les images d’Épinal et la peinture contemporaine. Ce sont précisément ces images stéréotypées de la communion qui sont pourtant remplies de vie dans l’extase de Félicité : au moment où Virginie reçoit l’hostie, Félicité fait l’expérience d’une union mystique – qui ne la lie cependant pas avec le Seigneur, mais avec Virginie. De cette façon, seulement le sens horizontal du mot communion semble réalisé, à savoir l’union de plusieurs personnes dans une même foi, et, par extension, l’union affective et spirituelle avec quelqu’un ; mais pas son sens vertical, à savoir une unité en Dieu. Quand Félicité reçoit la communion le lendemain, elle n’éprouve rien : sans le potentiel identificatoire

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des images enflammant son imagination, l’hostie reste un morceau de pain ordinaire. Chez Flaubert, les images fonctionnent donc comme véhicule de l’extase de Félicité. À ce pouvoir idolâtre, Ensor oppose une fonction iconoclaste de l’image. Sa Communion rend visible ce qui reste en filigrane dans le texte de Flaubert : le démasquage et le dévoilement de l’idylle sentimentale dans sa nature véritable – comme une suggestion aveuglante. Ensor transforme l’extase mystique de Félicité en une vision angoissante : il donne à voir l’instant où tous les masques tombent. Le visage de sa communiante n’a rien de virginal ou d’immaculé, il est au contraire curieusement ridé et flétri. Ce n’est pas la mine d’une jeune fille, mais plutôt d’une femme vieillie prématurément, comme l’est Félicité à qui « [à] vingt-cinq ans, on [en] donnait quarante ; dès la cinquantaine, elle ne marqua plus aucun âge » (45). Selon ma thèse, dans le visage convulsif de la communiante sont superposées deux sensations de Félicité lors de la messe : d’un côté son malaise devant la communion qui « la tourmentait d’avance » et dont « elle éprouva une angoisse », de l’autre côté son extase dont elle fait l’expérience à la place de Virginie. La première communion de Virginie, à travers laquelle Félicité vit sa propre communion extatique, est donc traduite chez Ensor par la superposition des deux figures. Les traits flétris de sa première communiante sont déjà marqués par la dégénérescence qu’apporte le futur sous forme d’un retour éternel du même. Comme Virginie moribonde, la « fille aux masques » d’Ensor est toujours et déjà vouée à la mort. Son visage figé rappelle le masque mortuaire de Virginie qui n’a plus rien d’une créature éthérée, mais ressemble à un cadavre : « la figure avait jauni, les lèvres bleuirent, le nez se pinçait, les yeux s’enfonçaient ».20 La topique de la vanitas est également évoquée par les fleurs auxquelles Virginie et Félicité sont associés : à Geffosses, Virginie cueille des bluets (49), à Trouville elle tresse un jonc de fleurs tandis que Félicité sarcle le lavande (52) ; quand Virginie est envoyée aux Ursulines, Félicité lui donne un « bouquet de violettes » (56), et après sa mort elle met une couronne sur sa tête (46), et décore sa tombe avec des fleurs (64). Comme la couronne déchirée chez Ensor, les fleurs chez Flaubert ne sont pourtant nullement symboles de la virginité, mais signe d’une souillure et d’une flétrissure prématurée. Comme l’écrit Barbara Vinken, « Virginie reste virgo intacta seulement au sens physique ». Moulée sur son homonyme dans Paul et Virginie de St. Bernardin, elle révèle plutôt les symptômes d’une sexualité précoce. Ainsi, dans la scène bucolique à Geffosses, « elle [donne] à manger aux

20 Le visage jaune en décomposition de Virginie résonne avec la robe jaune de la fille sur le tableau d’Ensor. Pour le symbolisme des couleurs dans Un cœur simple, cf. Le Juez, op. cit., p. 81–83.

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lapins » (49) – animal-symbole de fertilité et de l’amour charnel. Elle cueille les bluets – fleurs qui paraient les cheveux de Cérès, déesse romaine de la fécondité – et, ce faisant, découvre « ses petits pantalons brodés » (49). Depuis le trauma du taureau noir s’approchant en plein galop, elle reste marquée par une hystérie sexuelle.21

2 Mécanique spectrale Chez Flaubert autant que chez Ensor, il n’y a pas d’état d’innocence et de virginité – et cela ne s’applique pas seulement à leurs communiantes respectives, mais aussi à leur art même. Rien n’y est pur et authentique, tout a déjà eu lieu et revient sous forme de clichés et de citations. Ce principe de la répétition est incarné par le perroquet. Comme l’a montré Shoshana Felman, le perroquet est une méta-figure de la répétition chez Flaubert : d’une part, il sert comme miroir de Félicité, de sa routine mécanique de travaux et d’habitudes, de prières et de locutions, d’amours et de pertes ; d’autre part, il figure la structure répétitive du texte même qui, par cette répétition, sape son propre fondement référentiel : « Rien n’est, dans ce roman, ‹ virginal ›, rien n’est innocent, liminaire ; le commencement ne commence rien ; quel que soit le moment où on le surprenne, le lieu commun a déjà eu lieu. »22 La répétition n’est pas seulement présente au niveau micro-textuel, mais aussi au niveau intertextuel. Il est bien connu que pour la rédaction d’Un cœur simple, Flaubert recourt excessivement aux thèmes de la tradition littéraire et picturale. En premier lieu, son conte est structuré par les rites religieux qui, par leur répétition mécanique, le retour éternel de « Pâques, l’Assomption, la Toussaint » (65), sont vidés de leur substance, de leur message de salut. En outre, Flaubert se sert d’un nombre de prétextes littéraires, tels que la légende romaine du martyre de Perpetua et Felicitas, Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, ou Geneviève de Lamartine, dont il renverse pourtant le sens originel, soit-il idyllique ou eschatologique.23 Aux clichés linguistiques, littéraires et visuels chez Flaubert, correspond la récurrence de motifs stéréotypés chez Ensor, en particulier ses masques, signe distinctif du peintre. Surtout à partir de 1900, Ensor se cite personnellement de façon obsessive. Walter Benjamin a jus-

21 Vinken, op. cit., p. 383. 22 Shoshana Felman, « Illusion réaliste et répétition romanesque », dans : La lecture sociocritique du texte romanesque, éd. par Graham Falconer et Henri Mitterand, Toronto : Stevens 1975, p. 239–247, ici p. 245. 23 Vinken, op. cit., p. 367–369, 388–400.

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tement constaté le « zwanghaften Einschlag », la tendance compulsive de son œuvre, comparant l’insistance de certains sujets récurrents à ceux des psychopathes, des primitives et des enfants qui défient l’analyse.24 Dans Communion, Ensor ne reprend pas seulement les motifs bien connus des masques et des squelettes, mais fait également référence à un tableau de 1908 : Du Rire aux Larmes, qui préfigure déjà la configuration du perroquet et du crâne ; de même, le masque aux yeux fermés et à la bouche grande ouverte horrifiée ou extasiée rappelle la « fille aux masques » du tableau de 1921. Comme la plupart des œuvres ultérieures d’Ensor, les deux tableaux se caractérisent par leur arrièreplan bleu. Dans cette « azur d’Ensor », comme le peintre appelait cette couleur, se reflète l’air marin d’Ostende où l’artiste a passé presque toute sa vie. Provoquant une désubstantialisation, cet air marin ronge toute chose solide.25 Ainsi, l’œuvre d’Ensor a tendance à aplatir et à dissoudre la substance. Dans Communion, le fond bleu transparaît au travers du crâne qui, du coup, devient plat et translucide ; les masques et le plumage bleu du perroquet se fondent avec l’arrière-plan. La matérialité des choses est pour ainsi dire virtualisée par le fond bleu miroitant. De même que l’« azur-Ensor », qui fait vibrer l’air marin d’Ostende, les masques et figures grotesques renvoient à un fait biographique, à savoir le magasin de souvenir des grands-parents où Ensor a grandi et dont il hérite plus tard.26 Le magasin est spécialisé en masques de carnaval, mais propose aussi un assortiment composite qui va des coquillages, dentelles et chinoiseries, de la porcelaine, des livres et des armes jusqu’aux animaux empaillés, chats, singes et perroquets. Ce bric-à-brac exotique qui inspire l’imagination d’Ensor et se répercute sur son œuvre ultérieure, fait penser au reposoir-bazar de Félicité qui rassemble également des choses bizarres et hétéroclites du monde entier : Loulou y trouve sa place à côté d’« un bénitier en noix de coco », une « boîte aux coquillages » et « le petit chapeau de peluche » (72). Comme les objets chez Ensor qui prennent vie de façon fantasmagorique sur le fond bleu, la matière morte semble s’animer à travers la lumière et la

24 Walter Benjamin, « James Ensor wird 70 Jahre » [1930], dans : id. : Gesammelte Schriften, vol. IV, éd. par Rolf Tiedemann et Hermann Schweppenhäuser, Frankfurt am Main : Suhrkamp 1977, p. 565–567, ici p. 566. 25 Ibid. 26 L’importance du magasin de souvenirs pour la vie et l’œuvre d’Ensor est également mise en évidence par Benjamin : « Quelqu’un a vécu dans sa maison parentale sa vie entière. » Benjamin, « James Ensor wird 70 Jahre », p. 477 (traduction française Rebekka Schnelll). Selon Benjamin, cette maison a une double fonction : bazar en bas, pièce d’habitation en haut où « niche » cet homme (ibid.). Sur la relation entre Benjamin et Ensor, voir Heinz Brüggemann, Walter Benjamin. Über Spiel, Farbe und Phantasie, Würzburg : Königshausen & Neumann 2007, p. 249–257, ici p. 250.

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couleur chez Flaubert. Ainsi, la lumière fait luire et anime l’œil de verre de Loulou : « Quelquefois, le soleil entrant par la lucarne frappait son œil de verre, et en faisant jaillir un grand rayon lumineux qui la mettait en extase » (75). De la même façon, les objets éblouissants sur le reposoir de la Fête-Dieu prennent vie à travers la couleur et la lumière : Ce monceau de couleurs éclatantes descendait obliquement, du premier étage jusqu’au tapis se prolongeant sur les pavés ; et des choses rares tiraient les yeux. Un sucrier de vermeil avait une couronne de violettes, des pendeloques en pierres d’Alençon brillaient sur de la mousse, deux écrans chinois montraient leurs paysages. Loulou, caché sous des roses, ne laissait voir que son front bleu, pareil à une plaque de lapis. (78)

Comme dans certains tableaux d’Ensor, tel que Nature morte aux fleurs et coquillages ou Natures mortes aux chinoiseries, les fleurs et les bibelots sur le reposoir flaubertien se fondent en une tâche de couleur. Produisant une texture lumineuse et mouvementée, une agitation semble émaner des objets. Ainsi, les verbes actifs « descendait », « se prolongeant », « tiraient », « brillaient », « montraient » suggèrent une activité fantomatique des choses. De même, le perroquet empaillé paraît étrangement vivant par son front bleu luisant et le verbe « ne laissait voir », simulant une intention propre. Parallèlement à l’animation fétichiste de la matière s’accomplit la momification de Félicité. Dès le début caractérisée comme « femme en bois, fonctionnant d’une manière automatique » (45), elle mène une vie quasi végétale à la fin de sa vie. Sourde et aveugle, elle perd presque toute capacité de perception et de communication, vivant dans un isolement de plus en plus total : « Ne communiquant avec personne, elle vivait dans une torpeur de somnambule. Les processions de la FêteDieu la ranimaient » (73).27 L’état de Félicité est donc exactement le contraire de toute communion et communication : la participation affective et la communauté spirituelle qui forment la substance du sacrement de la communion, sont remplacées par la torpeur et l’isolement. La seule chose qui l’anime encore dans son abrutissement est la procession de la Fête-Dieu. Dans cette scène se répète, ou plus précisément, s’accomplit la scène de la communion. Comme lors de la communion, où les images des communiantes servaient comme véhicule à l’imagination exacerbée de Félicité, la procession de la Fête-Dieu doit sa qualité hallucinatoire

27 Sur le rapport entre langue et mutisme, voir Ulrich Schulz-Buschhaus, « Die Sprachlosigkeit der Fèlicité. Zur Interpretation von Flauberts Conte Un cœur simple », dans : Zeitschrift für französische Sprache und Literatur, 93/2 (1983), p. 113–130 ; sur le rôle de la langue, voir Cécile Matthey, « Les langages de la servante silencieuse dans Un cœur simple », dans : Lendemains, 20/78–79 (1995), p. 195–206.

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justement au fait que Félicité ne voit rien : « Le délire de Félicité tomba ; on songeant à la Procession, elle la voyait comme si elle l’eût suivie » (77). Comme lors de la communion, Félicité voit passer, dans son regard intérieur, une kyrielle d’anges : il s’agit des « enfants de Marie », des communiantes qui accompagnent traditionnellement les processions : « Trois des plus mignonnes frisées comme des anges jetaient dans l’air des pétales de roses » (77). L’union mystique que Félicité éprouve à la place de et avec Virginie, préfigure l’apothéose finale dans laquelle s’accomplit la véritable nature de cette première « communion » : Une vapeur d’azur monta dans la chambre de Félicité. Elle avança les narines, en la humant avec une sensualité mystique, puis ferma les paupières. Ses lèvres souriaient. Les mouvements de son cœur se ralentirent un à un, plus vagues chaque fois, plus doux, comme une fontaine s’épuise, comme un écho disparaît ; et, quand elle exhala son dernier souffle, elle crut voir, dans les cieux entr’ouverts, un perroquet gigantesque, planant au-dessus de sa tête. (78)

L’extase finale de Félicité mime et surpasse la première extase lors de la première communion. Si cette première exaltation suggérait une union, ne seraitce qu’avec Virginie, elle est révélée par cette seconde vision telle quelle : comme une liaison avec la mort. Comme l’ont démontré André Stoll, Cora van Kleffens et plus récemment Barbara Vinken, le perroquet gigantesque s’inscrit dans une tradition antique : il ne ressemble plus au Saint-Esprit traditionnellement représenté sous forme de colombe, mais plutôt à l’oiseau monstrueux et phallique de la mythologie gréco-romaine, tel que dans le récit de Léda et Zeus transformé en cygne.28 Superposant l’iconographie antique à l’iconographie chrétienne, Flaubert vise à un désenchantement de l’apothéose de Félicité. Cependant, cette désillusion reste en sous-texte : elle opère parallèlement à la simulation narrative des idylles sentimentales et des extases mystiques propagées par la peinture et l’imagerie religieuse de l’époque.29 Si les images se caractérisent donc par une idolâtrie qui est subrepticement désavouée par la fonction critique du texte chez Flaubert, c’est justement le moment du démasquage et du désenchantement qu’Ensor nous donne à voir : c’est l’image même qui résiste à son propre effet transfigurant. Ensor rend donc visible les signes de désillusionnement qui sont inscrits en filigrane dans le texte de Flaubert. Ainsi, la communiante à la bouche sanglante semble préfigurer Félicité crachant du sang : la maladie et la mort se posent comme un masque sur son visage prématurément vieilli. De même, Loulou empaillé, rongé par la vermine, l’aile cassée, l’étoupe

28 André Stoll et Cora van Kleffens, op. cit., p. 332–335 ; Vinken, op. cit., p. 417. 29 André Stoll et Cora van Kleffens, op. cit., p. 339.

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sortant du ventre, trouve son expression dé-idéalisée dans le perroquet d’Ensor. Son plumage est terne, ses ailes restent flasques et pliées et le sang au basventre demeure comme la trace d’une mortalité qui n’est transcendée ni par l’art ni par la religion. Aucun Saint-Esprit ne s’incarne dans l’oiseau mélancolique d’Ensor, aucune présence réelle ne ranime la scène spectrale. Si son perroquet semble, comme Loulou, planer devant un fond bleu, il reste tout de même solidement attaché au crâne. Chez Ensor comme chez Flaubert, ce bleu est toujours et déjà lié à la mort. Préparant la « vapeur azur » de la vision finale, « l’air bleu » est évoqué deux fois dans Un cœur simple : dans la description du paysage à Trouville, où « un grand arbre mort faisait sur l’air bleu des zigzags avec ses branches » (52) ; et dans la scène du baiser entre Félicité et Mme Aubain, où « l’air […] chaud et bleu » constitue la toile de fond pour « ces pauvres objets » qui appartenaient à Virginie, aux « taches » et « plis formés par les mouvements du corp. » désormais absent, tel que le « petit chapeau de peluche […] mangé de vermine » (66). Détaché de son ancienne association avec le ciel et le paradis, l’air bleu forme donc l’arrière-fond d’une colossale nature morte où tout est pénétré par la dégradation et la désintégration.30 Cette vanité omniprésente dans Un cœur simple trouve son expression emblématique dans le crâne redoublé qui domine la Communion d’Ensor. La promesse de la communion, d’une communauté et d’une participation à la vie éternelle, est désavouée par le crâne : elle se révèle comme une initiation à la mort. Ainsi, l’isolement successif de Félicité n’est surmonté qu’en apparence par l’union mystique avec Virginie lors de la première communion et avec le perroquet lors de la procession de la Fête-Dieu. Que ce soit Virginie, son neveu Victor ou Loulou, l’affection de Félicité s’adresse exclusivement à ceux qui sont voués à la mort. N’ayant pas d’objet réel qui répondrait de façon égale, son amour sans mesure tourne à vide. Le déséquilibre qui caractérisait déjà son affection pour Virginie et Victor se manifeste de façon exacerbée et grotesque dans sa passion pour le perroquet : Loulou qui est « presque un fils, un amoureux » ne communique pourtant qu’en apparence avec elle, répétant les trois phrases qu’elle lui a apprises et imitant des bruits purement mécaniques comme « le tic tac du tournebroche, l’appel aigu d’un vendeur de poisson, la scie du menuisier » (70). À la fin de sa vie, ses relations au monde extérieur prennent un caractère définitivement spectral. Devenue sourde, « [t]ous les êtres fonctionnaient avec le silence des fantômes » (70) ; et dans son stade final « Félicité de temps à autre parlait à des ombres » (76). La prédilection de Flaubert pour les échos et les fantasmes, pour toutes les traces de vie détachées de leur origine,

30 Vinken, op. cit., p. 379–383.

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se reflète dans l’obsession d’Ensor pour les masques. Ensor se sert des masques comme un instrument pour démasquer la mécanique spectrale qui caractérise les relations humaines autant que les rituels religieux.31 Les masques révèlent la communion comme une communauté avec des fantômes, une union avec la mort. Comme le perroquet empaillé dans Un cœur simple, ils n’ont que l’apparence du vivant. Ils ne masquent littéralement rien, ou mieux : le néant d’un bleu sur le fond duquel les hommes et les choses perdent leur substance et la langue se dissout en écho. Le bleu azur de Flaubert et d’Ensor renvoie à un ciel vide : sa transcendance ne survit que dans l’éblouissement de la couleur.

31 « Ensor, too, uses the mask as an instrument to unmask what has been concealed. » Herwig Todts, « The Grotesque in Ensor’s Œuvre », dans : Between Street and Mirror : The Drawings of James Ensor, éd. par Robert Hooze et Catherine Ziegler, New York : The Drawing Center/ Minneapolis : University of Minnesota Press 2001, p. 212.

Bernard Vouilloux

Flaubert et les images: Portrait de l’écrivain en iconoclaste […] les produits culturels résultant de la copie d’un modèle original qui constituent, ou doivent constituer, dans le conservatoire ou le musée imaginaire, la quasi-totalité des éléments de la culture, sont valorisés pour le marché au lieu de se constituer en marché.1

1 L’extension du domaine des images À l’un de ses correspondants, Flaubert déclare : « J’aime dans la peinture, la Peinture. »2 Sous la tautologie se dessine une alternative. C’est qu’il y a en effet dans la peinture, du moins dans celle que l’on nomme « figurative » et qui est la seule concevable à l’époque de Flaubert, autre chose que la peinture : il y a l’image, l’iconicité, soit ce qui tient au sujet, à la représentation, à la fonction sémiotique de renvoi (aboutness). La déclaration de Flaubert a la valeur d’un manifeste : par ce qui fait image dans le tableau, la peinture renoncerait en quelque sorte à elle-même pour s’oublier dans « les » images. Car l’image peut être produite par beaucoup d’autres moyens que ceux de la peinture, être véhiculée par beaucoup d’autres supports que le tableau et viser beaucoup d’autres destinations que le Musée, puisque tel est le lieu que l’autonomisation de l’art assigne aux œuvres à partir du XIXe siècle. Leur pluralité, les images la tiennent à la fois de leur caractère reproductible, tous les exemplaires étant obtenus par tirage à partir d’une matrice (la planche gravée, la plaque photographique), de la diversité de leurs manifestations matérielles (estampes, épreuves photographiques, affiches, illustrations de la presse et de la librairie, etc.) et enfin de la large diffusion qu’elles connaissent, quels qu’en soient les supports. Si la reproductibilité technique fut acquise dès l’invention de la xylographie puis de l’imprimerie, le processus de fabrication resta complexe et coûteux jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. C’est au siècle suivant que les progrès conjugués des tech-

1 Abraham Moles, Psychologie du kitsch. L’art du bonheur, nouv. éd. révisée par É. Rohmer, Paris : Denoël/Gonthier coll. « Médiations » 1971, p. 69. 2 Gustave Flaubert, Correspondance, éd. par Jean Bruneau (avec Y. Leclerc pour le vol. V), Paris : Gallimard coll. « Bibliothèque de la Pléiade » 1973–2007, vol. III, p. 111 (à Amédée Pommier, 8 septembre 1860). Abrégé par la suite en Corr. Sauf mention contraire, tous les textes cités dans les notes sans nom d’auteur sont de Flaubert. https://doi.org/10.1515/9783110658965-010

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niques de reproduction (la lithographie, la gravure sur acier, la technique de gravure sur bois de bout) et d’impression (la stéréotypie, la presse métallique), l’abaissement consécutif des coûts de fabrication et donc du prix de vente (favorisé encore par la substitution de la pâte à bois au papier à base de chiffons), pour ne rien dire de l’invention de la photographie, contribuèrent à l’extension du domaine des images. Avec les images, le musée ne peut que se délocaliser – le « musée de papier » (museo cartaceo), comme on disait au XVIIe siècle, supplée le musée de pierre –, voire se dématérialiser en un « musée imaginaire », dans la mesure où les images matérielles se nourrissent de et se fondent dans les images immatérielles de l’imagination et de la mémoire. Entre la presse illustrée de Philippon et l’enquête de Taine sur l’imagination, Flaubert est le contemporain de cette mutation,3 dont se fait l’écho l’« idée reçue » selon laquelle les arts « sont bien inutiles – puisqu’on les remplace par des machines qui fabriquent mieux et plus promptement ».4 Mais cette idée-là, fort répandue (fig. 1), n’est pas l’apanage des philistins ; il se trouve que Flaubert la fait sienne en partie (il y a bien « remplacement », mais pas pour le « mieux »), ce pourquoi, finalement, il la supprime de son dictionnaire. Aimer la peinture, c’est élire les tableaux que l’on préfère, ceux qui se tiennent au plus près de ce qui fait la peinture « peinture ». Si l’on peut n’aimer qu’un seul tableau, ce que l’on aime en général dans l’image, ce sont les

3 Voir Bernard Vouilloux, « Flaubert et Taine devant l’image », dans : Flaubert, revue critique et génétique (ITEM-CNRS) [En ligne], 11 (2014), « Les pouvoirs de l’image (I) », sous la direction d’Anne HerschbergPierrot, mis en ligne le 23 octobre 2014, consulté le 24 octobre 2016. URL : http://flaubert.revues.org/2311. 4 Le texte exact de l’article « Arts », entièrement rayé, est : « Sont bien inutiles – puisqu’on les remplace par des mécaniques machines qui font fabriquent mieux et plus vite promptement » (Dictionnaire des idées reçues, éd. par Anne Herschberg Pierrot, Paris : Librairie générale française « Le Livre de poche » 1997, p. 50–51). Voir aussi l’article « Daguerréotype », également rayé : « Remplacera la peinture » (ibid., p. 66). Sur le rapport de Flaubert à la photographie, dont je ne traiterai pas, voir Yvan Leclerc, « Portraits de Flaubert et Maupassant en photophobes », dans : Romantisme, 105 (1999), p. 97–106 ; Françoise Gaillard, « ‹ C’était une surprise sentimentale qu’il réservait à sa femme ... son portrait en habit noir › », dans : Flaubert [En ligne], 15 (2016), mis en ligne le 20 juin 2016, consulté le 17 septembre 2016. URL : http:// flaubert.revues.org/2521. Il est très peu fait mention de photographies dans les romans de Flaubert (ce ne sera plus le cas chez Maupassant) : il faut aller chercher les manifestations de sa « photophobie » dans sa correspondance et ses carnets de travail et de voyage ou dans les témoignages de ses contemporains. Après Michel Frizot, on signalera la curieuse « erreur historique » que constitue, au début de Bouvard et Pécuchet, la présence de daguerréotypes dans l’appartement de Bouvard : cette séquence se situe aux alentours de la mi-janvier 1839 ; si la nouvelle invention est présentée à l’Académie des Sciences le 7 janvier, elle n’est annoncée officiellement à l’Institut que le 19 août (Michel Frizot, « L’âge de la lumière », introduction à Michel Frizot [éd.], Nouvelle histoire de la photographie, Paris : Adam Biro et Bordas 1994, p. 9).

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Fig. 1: Marcelin (Émile Planat, dit), « À bas la photographie !!! », Le Journal amusant, n°36, 6 septembre 1856, p. 3. © Bibliothèque nationale de France, Paris, département Philosophie, histoire, sciences de l’homme, LC2–1681.

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images : l’image ne va jamais seule, elle en appelle d’autres, toutes les autres. C’est bien ainsi que l’entendait Baudelaire : « Glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion). »5 Un tel aveu, Flaubert n’aurait pu le reprendre à son compte : ce qui dans la peinture relève de l’image le requiert peu.6 Il n’empêche que, par plusieurs côtés, c’est un écrivain d’images. Il l’est d’abord par la forte teneur visuelle de son écriture, riche en notations qui supposent une capacité exceptionnelle de perception, de captation, de mémorisation et de restitution. Cependant, le caractère foncièrement ouvert et labile de ce qui dans l’écriture fait image en en appelant à l’imagination de chaque lecteur l’autorise à refuser avec la dernière énergie l’idée que l’on puisse un jour publier des éditions illustrées de ses livres :7 l’illustration, bien que dérivée du dessin, iconise immanquablement et donc réduit le champ des possibles pour refermer la suggestion sur la monstration. Flaubert est aussi un écrivain d’images par les appuis qu’en dehors de l’observation in vivo, sur le terrain, dont témoignent ses carnets de travail et de voyage, sa correspondance, il trouve dans les images matérielles qui accompagnent sa large documentation écrite : une importante iconographie de travail sous-tend la genèse de La Tentation de saint Antoine, à commencer par la gravure de Callot (fig. 2) qu’il acquiert en août 1846 et qui lui permet de réactiver le souvenir du tableau de Brueghel le Jeune qu’il a vu à Gênes au palais Balbi au printemps 1845 ;8 la préparation

5 Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu, dans : Œuvres complètes, éd. par Claude Pichois, Paris : Gallimard « Bibliothèque de la Pléiade » 1975–1976, vol. I, p. 701. Sur la question, voir désormais Claire Chagniot, Baudelaire et l’estampe, Paris : Presses de l’université Paris-Sorbonne 2016. 6 Voir Adrianne Tooke, Flaubert and the Pictorial Arts. From image to Text, Oxford: Oxford University Press 2000. 7 Voir les lettres respectivement adressées à Ernest, puis à Jules Duplan les 12 et 24 juin 1862 (Corr., vol. III, p. 221–222 et 226), dans lesquelles il s’oppose au projet, caressé par l’éditeur Lévy, d’une édition illustrée de Salammbô. 8 Le tableau de Brueghel se trouve toujours à Gênes, mais à la Galleria Nazionale di Palazzo Spinola. Flaubert le mentionne puis le décrit dans Voyage en Italie, dans : Œuvres complètes, éd. par Claudine Gothot-Mersch et al., Paris : Gallimard « Bibliothèque de la Pléiade », 2001– 2013, vol. I, p. 1099 et 1105 (abrégé par la suite en OC). Dès le 13 mai 1845, il annonce à Alfred Le Poittevin son désir d’« arranger pour le théâtre » la Tentation (Corr., vol. I, p. 230). Et dans sa lettre du 5 juin 1872 à Marie-Sophie Leroyer de Chantepie, il rappellera que la « première idée » de ce qu’il considère comme l’« œuvre de toute [sa] vie » lui est venue du tableau de Brueghel (ibid., vol. IV, p. 531). C’est dans une lettre des 21–22 août 1846 que Flaubert annonce à Louise Colet l’arrivée à Croisset de la gravure de Callot (ibid., vol. I, p. 307). Enfin, il faut préciser que Callot a gravé sa planche à Nancy en 1635 et qu’elle a été publiée la même année par Henriet Israel, peu de temps après la mort de l’artiste. De la première version que Callot avait gravée à Florence en 1617, il ne subsiste que quelques épreuves d’essai, qui furent retrouvées en 1640, très endommagées : la planche ayant été détruite, l’œuvre ne fut apparemment pas publiée.

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Fig. 2: Jacques Callot, La Tentation de saint Antoine, 1635, estampe (3e état) tirée d’une planche gravée à l’eau-forte (Cum Priuil. Reg. Israel excû 1635), 31,2 x 46,1 cm. © Bibliothèque nationale de France, Paris, département Estampes et photographie, RÉSERVE FOL-ED-130.

de Salammbô fait largement appel aux reproductions de monnaies et de médailles, tandis que celle de L’Éducation sentimentale puise abondamment dans la presse illustrée de la Monarchie de juillet et de la Deuxième République …9 Cette manière de travailler, il semble même l’avoir acquise assez tôt : une œuvre de jeunesse, La Danse des morts (1838), exploite une miniature du XVe siècle qui venait d’être reproduite dans Le Musée de la caricature publié par Ernest Jaime la même année (fig. 3).10 Mais une estampe du XVIIe siècle, une miniature du XVe siècle, sont-ce bien là des « images » au sens où l’entend le siècle de Flaubert ? Pas davantage, sans doute, que ces deux éléments de la cathédrale Notre-Dame de Rouen, le vitrail hagiographique et le tympan du portail SaintJean, qui sont intervenus respectivement dans la genèse de La Légende de saint Julien l’Hospitalier et dans celle d’Hérodias : s’il tenait tant à voir reproduite à la fin du premier de ces deux textes une planche représentant le vitrail de Rouen, c’était « précisément parce que ce n’était pas une illustration. Mais un document historique ».11 C’est pourquoi, parmi ceux de ses écrits dont Flaubert a voulu la publication, seuls les romans « modernes » permettent de pleinement saisir la portée

9 Voir Takashi Kinouchi, « La mémoire des images dans L’Éducation sentimentale », dans : Flaubert [En ligne], 11 (2014), « Les pouvoirs de l’image (I) », sous la dir. d’Anne Herschberg Pierrot, mis en ligne le 17 octobre 2014, consulté le 24 octobre 2016. URL : http://flaubert. revues.org/2256. Des « images désignées », l’auteur distingue les « images suggérées », désignées indirectement par allusion, et les « images cachées », qui sont intervenues dans la genèse et ont pu laisser des traces dans le texte. 10 Voir La Danse des morts, OC, vol. I, p. 1341, n. 2 (note de l’éditeur). 11 Lettre à Georges Charpentier du 16 février 1879 (Corr., vol. V, p. 542–543). Voir Stéphanie Dord-Crouslé, « La cathédrale de Rouen dans La Légende de saint Julien l’Hospitalier », dans : Bulletin Flaubert-Maupassant, 31 (2015), p. 175–188, ainsi que Bertrand Marchal, « Hérodias ou Salomé entre l’Égypte et la Normandie », dans : ibid., p. 189–196.

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Fig. 3: Illustration légendée « Sujet de la Danse des morts, extrait d’un manuscrit de la Bibliothèque royale. XVe siècle », dans Ernest Jaime, Musée de la caricature, ou, Recueil des caricatures les plus remarquables publiées en France depuis le quatorzième siècle jusqu’à nos jours [...] calquées et gravées à l’eau forte sur les épreuves originales du temps [...] Paris : Delloye 1838, t. I, non pag. © Bibliothèque nationale de France, Paris.

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des images dans le siècle qui voit leur essor. À cet égard, Madame Bovary et L’Éducation sentimentale se singularisent au sein du corpus romanesque en faisant des images l’objet d’un double enjeu, éthique et politique – étant entendu que ces deux aspects sont fondamentalement tributaires de sa poétique. Dans Madame Bovary, il est vrai que les images matérielles sont peu présentes, mais le lien organique très étroit qui est d’emblée établi entre elles et les rêveries d’Emma rend sensibles les mécanismes de la stéréotypie culturelle. La première mention qui en est faite intervient dans le retour narratif sur l’adolescence de celle-ci, que son père conduit à la « ville » pour rejoindre son couvent : à l’auberge, « ils eurent à leur souper des assiettes peintes qui représentaient l’histoire de Mlle de La Vallière. Les explications légendaires, coupées çà et là par l’égratignure des couteaux, glorifiaient toutes la religion, les délicatesses du cœur et les pompes de la Cour ».12 Quelques lignes plus loin, Emma nous est montrée contemplant dans un livre de messe « les vignettes pieuses bordées d’azur, et elle aimait la brebis malade, le Sacré-Cœur percé de flèches aiguës, ou le pauvre Jésus, qui tombe en marchant sur sa croix ». Si les images pieuses que contemple Emma marquent durablement son imagination et orientent ses élans mystiques, les songeries diurnes auxquelles donnent lieu ses différents projets d’avenir – tous tournant autour de la vie en quelque pays lointain auprès de l’homme aimé – empruntent à l’imagerie romantique mise en circulation par les keepsakes.13 On apprend dans le même chapitre relatif à ses années de formation qu’Emma les envie à ses petites camarades qui les feuillettent en cachette le soir au dortoir : la description des gravures est un véritable compendium du bovarysme visuel,14 dans lequel puisent bien des rêveries de l’héroïne, comme celle, célèbre, qui l’emporte « au galop de quatre chevaux […] vers un pays nouveau ».15 Emma, et c’est en cela que consiste précisément le bova-

12 Madame Bovary, I, vi, OC, vol. III, p. 180, ainsi que la citation suivante. Sabine Narr voit dans cette référence une « anticipation de la vie d’Emma » (« Flaubert et l’image légendaire / légendée », dans : Flaubert [En ligne], 11 (2014), « Les pouvoirs de l’image (I) », sous la dir. d’Anne Herschberg Pierrot, mis en ligne le 17 octobre 2014, consulté le 24 octobre 2016. URL : http://flaubert.revues.org/2294, sub 9). Il convient de rappeler que les assiettes à sujets historiques connaissent un grand succès au XIXe siècle : voir Maïté Bouyssy et Jean-Pierre Chaline (éd.), Un media de faïence. L’Assiette imprimée historiée, Paris : Publications de la Sorbonne 2012. 13 Ils ont été repérés de longue date par la critique : voir notamment Jean Seznec, « Flaubert and the Graphic Arts », dans : Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 8 (1945), p. 178–181, et « Madame Bovary et le monde des images », dans : Médecine de France, 8 (1949), p. 37–40 ; Carol Rifelj, « ‹ Ces tableaux du monde › : Keepsakes in Madame Bovary », dans : Nineteenth-Century French Studies, 25 : 3–4 (1997), p. 360–385. 14 Madame Bovary, I, vi, p. 182–183. 15 Ibid., II, xii, p. 323.

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rysme, est moins abusée par ses lectures, comme le seront Bouvard et Pécuchet, que par les supports que lui apportent les illustrations,16 voire par les images que son imagination, fortement iconogyre, tire des textes : lectrice peu exigeante, elle ne lit qu’aux fins de se pourvoir en images. Léon joue habilement de ce tropisme, qui, à l’hôtel de la Croix-Rouge, souligne sa ressemblance avec la Muse d’une « gravure italienne » qu’il a vue chez un marchand d’estampes et dont la description qu’il en donne rameute les stéréotypes et les clichés de la poésie romantique : « Elle est drapée d’une tunique et elle regarde la lune, avec des myosotis sur sa chevelure dénouée ».17 La tunique, la lune, les myosotis, la chevelure dénouée semblent avoir laissé leur trace dans les premières pages de L’Éducation sentimentale. Avant même d’être nommé, Frédéric apparaît avec « un album sous son bras », un keepsake vraisemblablement ;18 c’est là le côté Bovary de celui qui rêvera plutôt qu’il ne vivra sa vie. Dans la première Éducation sentimentale, Alvarès se fournissait en belles formules en compilant des extraits de keepsakes pour n’être jamais à court « sur la chute des feuilles, sur un baiser, sur la rêverie, sur des cheveux ».19 Le genre est socialement situé, comme il l’était dans Bovary où ce type d’albums était associé aux camarades plus fortunées qu’Emma, celle-ci, dans les longues soirées chez les Homais, se contentant de feuilleter L’Illustration en compagnie de Léon ;20 ici, il s’épanouit dans la sphère anglophile des Dambreuse : dans leur salon, même les Anglaises de passage à Paris ont un « profil de keepsake »,21 et Martinon ne trouve pas mieux, pour faire sa cour à la nièce de la maison, Cécile, que de feuilleter un album avec « des lithographies représentant des costumes espagnols ».22 Un album, est-il précisé, qui a été édité par

16 Françoise Gaillard, faisant l’hypothèse d’une « prééminence de l’image sur la lettre dans les rêveries d’Emma » (« ‹ Elle avait lu Paul et Virginie › ou les moments parfaits d’Emma », dans : Flaubert [En ligne], 12 (2014), « Les pouvoirs de l’image (II) », sous la dir. d’Anne Herschberg Pierrot, mis en ligne le 31 décembre 2014, consulté le 30 octobre 2016. URL : http:// flaubert.revues.org/2361, sub 11), a montré qu’à l’origine des images rêvées d’Emma se trouvent bien souvent les images montrées des éditions illustrées et que la lecture de Walter Scott par Bouvard et Pécuchet a été informée par les illustrations qui ont accompagné la diffusion de ses romans. Cela étant, je ne la rejoins pas quand elle qualifie Emma de « peu imaginative » (ibid., sub 9), car ce qui est en jeu ici n’est pas la qualité inventive de l’imagination, mais l’efficience de son activité. 17 Madame Bovary, III, i, p. 356. 18 L’Éducation sentimentale, I, i, éd. par Pierre-Marc de Biasi, Paris : Librairie générale française « Le Livre de poche » 2002, p. 42 (et la note de l’éditeur). 19 L’Éducation sentimentale (1845), X, OC, vol. I, p. 874. 20 Madame Bovary, II, iv, p. 236. 21 L’Éducation sentimentale, II, ii, p. 260. 22 Ibid., II, iv, p. 361.

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Jacques Arnoux. La question des images dans ce roman se trouve en effet posée à un plan beaucoup plus « politique » que dans Bovary : c’est celui du commerce des images, et la figure centrale en est précisément Arnoux, marchand d’art et éditeur établi à l’enseigne de « L’Art industriel ». Lorsque Frédéric pénètre pour la première fois dans son bureau, il voit en tout premier lieu une Vénus en bronze et aux murs des tableaux et des estampes, « gravures précieuses ou esquisses de maîtres contemporains ».23 Le « sieur » Arnoux a rassemblé autour de lui tout un cercle d’artistes à qui il commande des réductions de leurs tableaux « sous prétexte d’en publier la gravure »,24 laquelle ne voit jamais le jour, tandis que l’avisé marchand tire un bénéfice non négligeable des réductions. Il faut savoir que celles-ci, moins onéreuses que les grands formats, conviennent en outre davantage à l’exiguïté des appartements modernes : Flaubert a repéré de manière infaillible, sans toutefois l’expliciter, une caractéristique du marché de l’art sous la Monarchie de juillet, qui perdurera dans les décennies suivantes et dans laquelle l’historien de l’art Léon Rosenthal verra une explication au traitement des scènes historiques dans le format et le style, moins « nobles », des scènes de genre, selon un principe mis en œuvre par l’un des plus illustres représentants de la peinture « juste milieu », Paul Delaroche, et un peu plus tard par Gérôme.25 Plus encore que par les théories changeantes et parfois fumeuses de Pellerin, l’un des artistes associés à « L’Art industriel », entiché de « grand style » et militant « contre le commun et le bourgeois »,26 c’est bien par la production d’estampes que se recommande la florissante entreprise d’Arnoux : quand l’art devient une industrie …27 Frédéric y fera l’acquisition de vues de Venise, Naples et Constantinople, ainsi que de « sujets équestres » d’Alfred de Dreux et d’un groupe de Pradier.28 Lorsque l’huissier dresse l’inventaire des biens de Rosanette, il jette son dévolu sur des tableaux

23 Ibid., I, iv, p. 87. 24 Ibid., p. 95. 25 Rapportant une formule de Gustave Planche – « Le goût des grands ouvrages, le goût du grand style s’affaiblit de plus en plus » (Revue des Deux Mondes, 19 avril 1847) –, Léon Rosenthal commente : « Il est clair que l’on confond ici deux phénomènes concomitants mais distincts. Un salon exigu n’entraîne pas nécessairement des goûts mesquins ; mais il est vrai, que dans le temps que nous étudions, les goûts mesquins se sont souvent rencontrés chez les possesseurs de salons exigus » (Du romantisme au réalisme. La peinture en France de 1830 à 1848 [1914], Paris : Macula 1987, p. 21). Sur la peinture « juste milieu », voir ibid., p. 202–231. 26 L’Éducation sentimentale, I, iv, p. 92–93. 27 Jean-Pierre Leduc-Adine (« Les arts et l’industrie au XIXe siècle », dans : Romantisme, 55 (1987), p. 67–78) a recensé un certain nombre d’ouvrages et de périodiques qui associaient les deux termes : devenu courant sous le Second Empire, le couplage s’est formé sous la Monarchie de juillet. 28 L’Éducation sentimentale, I, v, p. 113.

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provenant d’Arnoux, « des esquisses de Sombaz, des aquarelles de Burieu, trois paysages de Dittmer ».29

2 Le régime hétéronomique des images Si le XIXe siècle est un grand producteur et un grand consommateur de ces images que les progrès techniques, l’essor de la presse et de l’édition et l’instauration de la « réclame » multiplient à l’envi, qu’y trouve-t-il donc ? Des messages, des leçons, sur le modèle des assiettes légendées dont Emma s’émerveille avant d’entrer en pension. Discoureuses, bavardes, les images sont volontiers moralisatrices. L’allégorie leur sied particulièrement, à tout le moins aussi longtemps qu’elle est compréhensible par tous, et qu’elle l’est en vertu d’un impératif qui est d’abord mercantile : ainsi, dans la « masure » qu’habite la nourrice de Berthe Bovary, de cette « Renommée soufflant dans des trompettes, image découpée sans doute à même quelque prospectus de parfumerie, et que six pointes à sabot clouaient au mur ».30 Moins inféodées que la peinture aux codes des beaux-arts, les images avouent leur hétéronomie, manifestent sans détours les fins exogènes qu’elles servent. Ludiquement propédeutiques, ce sont les estampes à colorier qui accompagnent telle édition de Don Quichotte, évoquée par Frédéric et Louise avec d’autant plus de tendresse que l’auteur réactive très certainement un souvenir d’enfance personnel.31 Didactiques, elles illustrent des manuels, comme celui du fringant colonel Francisco Amorós que Bouvard et Pécuchet compulsent lorsqu’ils se mettent à la gymnastique ;32 un dessin en dit tellement plus qu’une description (fig. 4) … 29 Ibid., III, iv, p. 580. 30 Madame Bovary, II, iii, p. 231. 31 L’Éducation sentimentale, II, v, p. 374. Voir la lettre à Louise Colet du 3 mars 1852 dans laquelle Flaubert, plongé dans l’écriture de Madame Bovary, lui dit avoir compulsé de « vieux keepsakes » et parle des gravures qu’il coloriait dans son enfance (Corr., vol. II, p. 55). Si Flaubert a très tôt voué une grande admiration au Don Quichotte, l’examen des brouillons montre qu’il a d’abord mentionné les contes de Mme d’Aulnoy : il les relit en 1853 dans une édition qu’il possédait depuis l’enfance et dont il avait colorié les planches (lettre à Louise Colet du 20 juin 1853, ibid., p. 359) : voir Takashi Kinouchi, « La mémoire des images dans L’Éducation sentimentale », art. cité, sub 7). 32 Bouvard et Pécuchet, VIII, éd. par Claudine Gothot-Mersch, Paris: Gallimard coll. « Folio » 1979, p. 273 et 275. Il s’agit du Manuel d’éducation physique, gymnastique et morale, Paris : Roret 1830, réédité en 1838 et 1848. L’édition de 1848 se compose de deux volumes de texte et d’un atlas regroupant les planches. Il est possible de retrouver dans le texte et les planches les machines, accessoires et mouvements décrits par Flaubert.

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Fig. 4: Francisco Amorós, Nouveau Manuel complet d’éducation physique, gymnastique et morale, Paris : Roret 1848, Atlas, pl. V (Constant Viguier, dess., et Ambroise Tardieu, grav.). © Bibliothèque nationale de France, Paris : les fig. 25, 25a et 25b se rapportent à la « bascule brachiale ».

Célébratives et mémorielles, elles rappellent jusque dans les plus humbles foyers la figure des grands hommes du temps, tel le portrait de Béranger suspendu au milieu de l’alcôve dans la mansarde de Dussardier.33 Mises au service du culte catholique, elles s’exposent aux devantures et éventaires des boutiques d’objets de piété qui se pressent aux abords de la Délivrande, où Bouvard et Pécuchet les voient, la lumière « fais[ant] ressortir la brutalité des peintures, la hideur des dessins ».34 Alors que les visions mystiques d’Emma trouvaient leur premier matériau dans la contemplation des vignettes de son missel, Bouvard et Pécuchet, dans leur « moment » religieux, auront d’abord tiré leurs visions de leurs lectures : « Ils apercevaient Jésus, debout sur la montagne, un bras levé, la foule en dessous l’écoutant […] ».35 La bien-nommée Félicité, elle, fait l’économie d’un détour par les missels et les textes en amalgamant un symbole, une image et un souvenir, puisque c’est une image du même type que celles vendues à la Délivrande, une image d’Épinal (fig. 5), qui va opérer dans son imagination la fusion syncrétique du Saint-Esprit et de feu Loulou, de la colombe et du perroquet :

33 L’Éducation sentimentale, II, vi, p. 391. 34 Bouvard et Pécuchet, IX, p. 335. 35 Ibid., p. 326.

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Fig. 5: « Baptême de N. S. Jésus-Christ par saint Jean-Baptiste, dans les eaux du Jourdain », post. à 1888, lithographie coloriée au pochoir, 29,2 x 40,2 cm (feuille), 19 x 26,5 (traits carrés), Pellerin & Cie (imp., éd.). © Musée de l’Image – Ville d’Épinal/cliché E. Erfani.

À l’église, elle contemplait toujours le Saint-Esprit, et observa qu’il avait quelque chose du perroquet. Sa ressemblance lui parut encore plus manifeste sur une image d’Épinal, représentant le baptême de Notre‑Seigneur. Avec ses ailes de pourpre et son corps d’émeraude, c’était vraiment le portrait de Loulou.36

Édifiantes, empreintes d’une morale paternaliste, les images célèbrent le culte des vertus familiales pour favoriser l’adhésion au régime du roi bourgeois, comme la lithographie (fig. 6) qui représente toute la famille royale livrée à des occupations édifiantes : Louis-Philippe tenait un code, la reine un paroissien, les princesses brodaient, le duc de Nemours ceignait un sabre ; M. de Joinville montrait une carte géographique à ses jeunes frères ; on apercevait, dans

36 Un cœur simple, IV, Trois Contes, éd. par Pierre-Marc de Biasi, Paris : GF-Flammarion 1986, p. 73. L’image a été identifiée par Sabine Narr (« Flaubert et l’image légendaire / légendée », art. cité, sub 24).

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Fig. 6: Alexandre Fragonard, dess., et Lemercier, lith., « Louis Philippe Ier et sa Famille » (À Paris, chez Aumont, rue J. J. Rousseau, n° 10). © Bibliothèque nationale de France, Paris, département Estampes et photographie, RÉSERVE QB-370 (91)-FT4.

le fond, un lit à deux compartiments. Cette image, intitulée Une bonne famille, avait fait les délices des bourgeois, mais l’affliction des patriotes.37

37 L’Éducation sentimentale, I, v, p. 110, ainsi que la citation suivante. C’est Peter Michael Wetherill qui a proposé d’illustrer ce passage par l’estampe ici reproduite (L’Éducation sentimentale. Images et documents, Paris : Classiques Garnier 1985, p. 110–111). La comparaison entre le texte et l’image fait apparaître que cette dernière n’est pas celle que le premier décrit, mais qu’il s’agit plutôt d’un exemple de type analogue, comme il en va très souvent avec les illustrations sélectionnées par Wetherill – voire, d’une sorte de synthèse effectuée à partir de plusieurs estampes (L’Éducation sentimentale, éd. par Claudine Gothot-Mersch, Paris : GFFlammarion 1985, p. 515, n. 40). Le parti pris illustratif de Wetherill est encore plus manifeste quand les images sont mises en regard de séquences textuelles qui ne renvoient à aucun support visuel. Il est vrai que les études génétiques des manuscrits ont fait apparaître que beaucoup de passages s’appuyaient sur une documentation visuelle qui n’a pas nécessairement laissé de traces dans le texte final. Sur la production de portraits de la famille royale, voir Jo Burr Margadant, « Les représentations de la reine Marie-Amélie dans une monarchie ‹ bourgeoise › », dans : Revue d’histoire du XIXe siècle, 36 (2008), p. 93–117 (la lithographie est reproduite p. 104).

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Sénécal, du point de vue duquel toute la description est construite et qui en tient pour la « moralisation des masses », appartient à la catégorie de ceux qui, comme l’instituteur Petit, préfèrent épingler aux murs de leur intérieur (la nourrice de Berthe usait, elle, de pointes à sabots) « les portraits lithographiés des orateurs de la gauche »,38 victimes qu’ils sont non seulement de l’illusion iconique, mais du leurre progressiste. Satiriques, les images transposent dans l’exagération caricaturale, se parât-elle des allusions énigmatiques de l’allégorie, les questions du jour ; nous sommes chez le comte de Faverge, lors du déjeuner qu’il offre aux notables pour fêter sa « future » réélection au Conseil général : « Une caricature du Charivari traînait sur une console, entre des numéros de l’Univers ; cela représentait un citoyen, dont les basques de la redingote laissaient voir une queue, se terminant par un œil. Marescot en donna l’explication. On rit beaucoup » .39 L’« explication » en question, sarcasme compris, est sans doute semblable à celle qu’avait fournie un détracteur des thèses de Charles Fourier et des autres penseurs socialistes – les « socialistes utopistes » brocardés par Marx et Engels dans leur Manifeste – qui ne fixaient pas de bornes aux progrès escomptés de l’avenir. L’auteur de Socialisme et sens commun daube sur l’« archibras » de Fourier : « Enfin, pour dernier progrès, si nous sommes bien sages, il finira par nous pousser au bas de l’échine une queue avec un œil au bout ; ce qui, entre autres avantages, nous permettra de voir, de tous côtés, sans avoir besoin de tourner la tête. »40 La « queue phalanstérienne » fit la joie des caricaturistes en 1848 : « La Foire aux Idées », due à Bertall, réserve une place de choix aux « Phalansteriana » et à Considerant, le chef de file des « sociétaires », en montrant l’« homme perfectionné », sous les deux genres, nanti du fameux appendice caudal (fig. 7) ;41 l’une des six vignettes de la caricature de Cham, « Ce qu’on appelle des idées nouvelles en 1848 », est ainsi légendée : « Victor Considérant emprunte des queues phalan-

38 Bouvard et Pécuchet, VI, p. 245. 39 Ibid., p. 250. Deux fleurons de la presse satirique, Le Charivari (fondé en 1832) et Le Tintamarre (fondé en 1843) étaient évoqués dans la première Éducation sentimentale (XXVII, p. 1044). 40 Louis-Bernard Bonjean, Socialisme et sens commun, Paris : Vve Le Normant 1849, p. 29–30. Voir Marc Angenot, Rhétorique de l’anti-socialisme. Essai d’histoire discursive 1830–1917, Québec (Québec) : Les Presses de l’Université Laval 2004, p. 20 (qui renvoie à Flaubert et cite Bonjean) et 22–28 (sur la période de la Deuxième République). 41 Sur le succès de caricature de Bertall, voir Thomas Bouchet, « ‹ Description du monstre ›. L’Atelier (1849) », sur : charlesfourier.fr, rubrique « Fourier (et le fouriérisme) vu(s) par ... », octobre 2009, en ligne : http://www.charlesfourier.fr/spip.php?article687 (consulté le 24 octobre 2016).

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Fig. 7: Bertall (Charles Albert d’Arnoux, dit), « La Foire aux Idées, dessinée par Bertall, professeur de prothèse comique », Le Journal pour rire, n° 37, octobre 1848. © Bibliothèque nationale de France, Paris, département Estampes et photographie, QB-1–1848.

stériennes aux singes du Jardin des Plantes »42 (fig. 8). Tout ce matériel était déjà en place, mais succinctement, dans un passage de L’Éducation sentimentale : « On faisait des plaisanteries sur la queue phalanstérienne. On allait applaudir la Foire aux Idées ; et on comparait les auteurs à Aristophane ».43

42 Sur ces deux caricatures et toutes celles, fort nombreuses, qui firent de Considerant leur tête de Turc, voir l’article très documenté de Quentin Detourbet, « Les caricatures contre Victor Considerant dans la presse satirique illustrée sous la Deuxième République (1848–1849) », dans : Cahiers Charles Fourier, 22 (2011), en ligne : http://www.charlesfourier.fr/spip.php? article970 (consulté le 24 octobre 2016). 43 L’Éducation sentimentale, III, iii, p. 537–538. La caricature de Bertall a été publiée par Wetherill (L’Éducation sentimentale. Images et documents, op. cit., p. 210–211), qui la met en relation avec ce passage de L’Éducation. Dans son édition du roman, il renvoie à une caricature de Cham parue le 15 novembre 1849 dans Le Charivari (L’Éducation sentimentale, éd. par Peter Michael Wetherill, Paris : Classiques Garnier 1984, p. 498, n. 718), mais qui est introuvable à cette place. Il mentionne également « La Foire aux idées, journal vaudeville, en quatre numéros, représentée les 16 janvier, 22 mars, 23 juin et 13 octobre 1849 » (ibid., n. 719). Dû à Adolphe de Bibbing, dit « de Leuven », et à Léon Lhérie, dit « Brunswick », ce journal (impr. de Dondey-

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Fig. 8: Cham (Amédée de Noé, dit), « Ce qu’on appelle des idées nouvelles en 1848 », La Caricature, 17 décembre 1848, p. 1366–1367, épreuve (26,5 x 41,1 cm, Imp. Aubert & Cie, 1848) appartenant à la collection De Vinck (Est19Vinck), détail. © Bibliothèque nationale de France, Paris, département Estampes et photographie, RÉSERVE QB-370 (112)-FT4.

Ne seraient-elles que décoratives, les images soulignent enfin les prétentions esthètes du bourgeois : chez le notaire Guillaumin, « dans des cadres de bois noir, contre la tenture de papier de chêne, il y avait la Esmeralda de Steuben, avec la Putiphar de Schopin ».44 Il ne peut s’agir, évidemment, que de reproductions, comme Jeanne Bem le précise dans son édition de Madame Bovary,45 encore que les attributions de Flaubert soient fautives, puisque le tableau intitulé Joseph et la femme de Putiphar (1843) est de Charles de Steuben, peintre auquel revient également Esméralda donnant une leçon de danse à sa chèvre Djali (1839). Il n’empêche, l’erreur de Flaubert est instructive : la presse des années 1840 associe régulièrement les deux peintres pour le meilleur … ou pour le

Dupré) s’inscrit dans la veine aristophanesque dont la petite presse satirique se réclamait sous la Monarchie de juillet et que la Deuxième République avait popularisée : voir Romain Piana, « Aristophane hors de la scène française au XIXe siècle », dans : Théâtres virtuels, éd. par Sylvie Traire et Pierre Citti, Montpellier : Presses universitaires de la Méditerranée 2001, p. 190. 44 Madame Bovary, III, vii, p. 416. 45 Ibid., p. 1185, n. 75 (note de l’éditeur). Ajoutons que les deux peintres sont recensés dans Henri Beraldi, Les Graveurs du XIXe siècle. Guide de l’amateur d’estampes modernes, Paris : Librairie H. Coquet 1889, Steuben avec cinq entrées, Schopin avec deux. Voir aussi Luce Czyba, « Flaubert et la peinture », dans : Literales. Art et littérature, éd. par Jacques Hourriez, Annales de l’Université de Besançon 1994, p. 144.

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pire.46 Tout un pan de la production picturale s’aligne, on l’a vu, sur les besoins du marché et prépare le terrain à la reproduction : les stéréotypes, actifs aussi bien dans le langage que dans les moyens mécaniques de reproduction (les mots cliché et stéréotypie possèdent en effet ces deux significations), assurent à l’art autographique le passage de l’unique (le tableau, le dessin, la planche gravée) au multiple (les estampes). Les images participent ainsi doublement de la reproduction : par leur genèse technique (il est d’usage de distinguer l’estampe de reproduction de l’estampe de création) et par la stéréotypie artistique du peintre accumulant les poncifs, les clichés.47 Dans L’Éducation sentimentale, Pellerin fustige les peintres qui, à l’exemple de Bassolier, anticipent la demande du public (des notaires !) en lui fournissant à volonté des œuvres à tous égards faciles, commodes, accommodantes : « c’est joli, coquet, propre, et pas lourd ! Ça peut se mettre dans la poche, se prendre en voyage ! Les notaires achètent ça vingt mille francs ».48 Et c’est encore à cette fonction décorative qu’obéissent les « grosses couleurs de quatre estampes représentant quatre scènes de La Tour de Nesle, avec une légende au bas, en espagnol et en français », qui ornent la chambre de l’hôtel de la Croix-Rouge à Rouen où Emma retrouve Léon –49 un clerc de notaire, comme il se doit.

3 Un long dérèglement de tout le sens Pièce à pièce, sont ainsi rassemblés dans les romans les éléments d’un procès à charge qui ne dit pas son nom, qui s’expose plus qu’il ne se déclare. Les

46 Dans Le Ménestrel : journal de musique, n° 482, 2 avril 1843, p. 2 : « Schopin et Steuben, presque frères pour le talent, ont exposé : le premier, deux scènes de Paul et Virginie ; le second Joseph et la Femme de Putiphar. » Louis Peisse, « Le Salon de 1843 », Revue des Deux Mondes, avril 1843 (Deuxième quinzaine), p. 272 : « Mais M. Horace Vernet est coupable en ceci d’un méfait bien autrement grave ; il a produit M. Schopin. C’est là un crime d’art véritablement irrémissible dont aucune pénitence ne pourra l’absoudre. Cependant il aurait pu en commettre un plus grand encore : c’eût été M. Steuben. » Les deux noms sont encore associés dans Les Beaux-Arts. Illustration des arts et de la littérature, vol. I, Paris : L. Curmer 1843, p. 61–62. 47 Je souscris pleinement à la conclusion de Takashi Kinouchi : « pour Flaubert, les gravures de son époque sont un important réservoir de clichés » (« La mémoire des images dans L’Éducation sentimentale », art. cité, sub 50). Voir Bernard Vouilloux, Le Tournant « artiste » de la littérature française. Écrire avec la peinture au XIXe siècle, Paris : Hermann 2011, p. 459–478 (chap. IX, « Clichés »). 48 L’Éducation sentimentale, I, iv, p. 104. 49 Madame Bovary, III, i, p. 359. Le détail est jugé suffisamment significatif pour être rappelé cinq chapitres plus loin (ibid., III, vi, p. 408).

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termes dépréciatifs, rares, sont toujours attribués à des personnages (Pellerin, Sénécal), jamais assumés par le narrateur, qui se retranche derrière l’« indifférence » constitutive de la poétique flaubertienne : il lui suffit de désigner et de décrire. La neutralité énonciative, si elle se refuse l’exercice du jugement, n’en permet pas moins de poser un constat ; mises bout à bout, toutes ces notations font apparaître les images comme la fausse monnaie d’un âge de fer qui adore le veau d’or, comme les projections dérisoires et vaines d’une époque vouée au divertissement, d’un siècle, enfin, qui aura inventé le kitsch et y aura même fait sombrer la grande tradition passée des arts sacrés. Alors que la prose flaubertienne de la maturité installe l’idée de cette vacuité par la seule suggestion, les écrits de jeunesse, par leur engagement énonciatif, disent très clairement ce qu’il faut penser d’œuvres dont certaines seront évoquées plus tard. Dans l’un des chapitres de Par les champs et par les grèves dont la rédaction incombe à Flaubert, les « sujets équestres d’Alfred de Dreux qu’on trouve chez les filles entretenues, et la Putiphar de M. Steuben », alors correctement attribuée, « qu’on ne trouve, Dieu merci, nulle part » sont mis sur le même plan que « les statuettes genre moyen âge qu’on trouve chez les coiffeurs ».50 La visite du château d’Amboise donne lieu à une charge incendiaire contre la « famille régnante » et sa « rage de se reproduire en portraits » : « mauvais goût de parvenu, manie d’épicier enrichi dans les affaires […] ».51 Sans doute s’agit-il de tableaux et de bustes, de peinture et de sculpture, mais on voit par là, encore une fois, comment les artistes qui compromettent leur art en le prostituant à l’imagerie préparent en quelque sorte le règne des images. Ainsi, l’observation d’une scène de baignade aux abords de Saint-Malo est l’occasion d’opposer à la nature « ce qui se fabrique aujourd’hui » : Fortune et succès à ceux qui savent revêtir et habiller les choses ! Le tailleur est le roi du siècle, la feuille de vigne en est le symbole. Lois, arts, politique, caleçon partout ! Libertés menteuses, meubles plaqués, peinture à la détrempe, le public aime ça. Donnez-lui-en, fourrez-lui-en, gorgez cet imbécile. Il se ruera sur la gravure et laissera le tableau, chantera la romance et dormira à Beethoven, saura tout Béranger par cœur et pas un vers d’Hugo !52

Une quinzaine d’années plus tard, c’est la même métaphore de la « ruée » qu’inspirera à Baudelaire l’engouement de ses contemporains pour la photographie : 50 Par les champs et par les grèves, I, OC, vol. II, p. 15. La remarque se rapporte au bas-relief décorant la porte de la chapelle du château d’Amboise. Passé de « L’art industriel » à la faïencerie, Arnoux finira sa pitoyable carrière commerciale à la tête d’un magasin ayant nom « Aux arts gothiques » (L’Éducation sentimentale, III, iv, p. 583). 51 Ibid., p. 16. 52 Ibid., XI, p. 241–242.

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« À partir de ce moment, la société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal ».53 Pour le jeune Flaubert, les images, arrivant en bout de chaîne, témoignent d’un déclin général du goût artistique qui, affectant pareillement la littérature et la musique, n’est lui-même que la conséquence d’une déliquescence des mœurs, des lois et des modes de gouvernement. Deux ans plus tôt, le Voyage en Italie avait comparé de manière éloquente trois versions de Judith : si celle de Véronèse est « celle que l’on admire le plus », celle de Steuben est « la plus jolie, comme joli » et celle de Vernet, « celle que l’on aimerait le mieux à foutre ».54 Aux goûts peu exigeants de l’homme des villes font écho ceux de l’homme des champs, qui fait ses délices du Tableau de l’amour conjugal (1686) de Nicolas Venette et des Amours du chevalier de Faublas (1787–1790) de Jean-Baptiste Louvet de Couvray, « sans compter l’Europe et l’Asie, égrillardes demoiselles, aux regards gluants, qui décorent toutes les chaumières ».55 Mais que dire alors des « belles images de l’auberge de Cancale » ? Elles montrent à nos deux voyageurs, accablés, « comment le laid, le niais et le vulgaire peuvent prendre forme sur du papier » : colorées avec « du rouge, du bleu, du jaune, une mosaïque de grosses couleurs qui tranche comme une tache bigarrée sur la blancheur du mur de plâtre »,56 les cinq gravures représentent les différentes étapes qui mènent de « La Demande en mariage » au « Lever de la mariée » (summum du « gluant ») et sont assorties de légendes mêlant à un lyrisme de pacotille des allusions graveleuses (fig. 10 et 11).57 Unanimement considérées comme une caractéristique de l’imagerie populaire chère à Champfleury, les couleurs clinquantes du « chromo », loin de Cancale, baveront lamentablement sur le dernier chef-d’œuvre de Pellerin (qui finira photographe),58 le portrait de l’enfant que Rosanette a eu de Frédéric : « Le

53 Charles Baudelaire, Salon de 1859, Œuvres complètes, op. cit., vol. II, p. 617 (dans la deuxième section, « Le public moderne et la photographie »). 54 Voyage en Italie, p. 1097. 55 Par les champs et par les grèves, XI, p. 242, ainsi que les citations suivantes. Homais réprimande vivement Justin quand il voit tomber de sa poche un exemplaire du Tableau de l’amour conjugal qui, circonstance aggravante, comporte des gravures (Madame Bovary, III, ii, p. 370) (fig. 9). 56 Par les champs et par les grèves, XI, p. 242. 57 Les deux estampes ici reproduites n’appartiennent au cycle cancalais décrit par Flaubert, mais sont incontestablement de la même famille. Elles proviennent de la vente d’un ensemble de tableaux, de meubles et d’objets d’art, organisée par la Maison Collin du Bocage le 5 août 2014 dans la région de Dinard. Le Coucher de la mariée fait manifestement partie d’un cycle comme l’indique le chiffre tracé à la main. D’une facture plus recherchée et poussant encore plus loin le style « gluant », Le Lever de la mariée appartient aussi très certainement à un cycle. 58 L’Éducation sentimentale, III, vii, p. 622.

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Fig. 9: Nicolas Venette, Tableau de l’amour conjugal [...], Nouvelle édition ornée de gravures, Paris : Vauquelin 1815, vol. I, fig. 3, p. 41. © Bibliothèque nationale de France, Paris, département Sciences et techniques, 8-TB68-53 (C,1).

rouge, le jaune, le vert et l’indigo s’y heurtaient par taches violentes, en faisaient une chose hideuse, presque dérisoire ».59 Le coloris pictural virant aux couleurs de l’imagerie d’Épinal, n’est-ce pas la preuve que les images ne sont pas la cause, mais le symptôme d’un dérèglement plus général et plus profond ? Par une singulière ironie de l’histoire, ceux-là mêmes qui auront tenté de résister au flot montant de l’imagerie seront perçus comme ses fourriers. Ainsi les critiques, dès le milieu du siècle, prennent-ils l’habitude de disqualifier la nouvelle peinture en la rabattant sur les images, forcément grossières. Paul Mantz, en 1863, reproche à un certain Édouard Manet de peindre des tableaux « qui, dans leur bariolage rouge, bleu, jaune et noir, sont la caricature de la couleur, et non la couleur elle-même »,60 tandis qu’il ne reste aux caricaturistes que le

59 Ibid., III, v, p. 599. 60 Paul Mantz, « Exposition du boulevard des Italiens », Gazette des Beaux-Arts, vol. XIV, n° 82, 1er avril 1863, p. 383.

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Fig. 10: Le Coucher de la mariée, estampe (Impr. Agustoni & Cie, rue Saint-Jacques, n° 30), XIXe siècle. © Maxime Champion / Delorme & Collin du Bocage O.V.V. – 2014.

Fig. 11: Le Lever de la mariée, estampe, XIXe siècle (Impr. Codoni jeune, rue des Gravilliers, n° 23). © Maxime Champion / Delorme & Collin du Bocage O.V.V. – 2014.

noir et blanc du dessin pour s’acharner sur Olympia et les fameux noirs du peintre (fig. 12). Ferdinand Brunetière, en 1883, s’en prenant avec virulence au roman naturaliste et à son promoteur, n’hésite pas à renvoyer Zola et Manet à leur supposée source commune :

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Fig. 12: Bertall (Charles Albert d’Arnoux, dit), « Manette, ou La femme de l’ébéniste, par Manet » (« Promenade au Salon de 1865 »), Le Journal amusant, n° 491, 27 mai 1865, p. 2. © Bibliothèque nationale de France, Paris, département Philosophie, histoire, sciences de l’homme, LC2–1681.

Ce serait croire qu’il se fait de l’art d’écrire la même idée que certain rapin qu’il a mis autrefois en scène se fait de l’art de peindre : il ne s’agit que de plaquer ‹ une tache rouge à côté d’une tache bleue ; › d’amener tous les détails au même plan, et de les colorier d’une enluminure criarde : c’est le secret des imagiers d’Épinal.61

Joseph Jurt, concluant son étude sur l’« intermédialité chez Flaubert », en a fait le constat : « Face au monde des nouvelles images – de la photographie, des reproductions, des illustrations de la presse – il a été d’un grand scepticisme. Et pourtant ces nouveaux médias sont présents dans son œuvre ex negativo ».62 En la matière, il se sera fait sa religion très tôt. Des écrits de jeunesse à ceux de la maturité, des noms reviennent : les estampes qui ornent la chambre de l’hôtel de la Croix-Rouge sont les ultimes avatars du trouble et troublant intérêt que le jeune Gustave portait au drame kitscho-romantique de Dumas et Gaillardet, La Tour de Nesle (1835), dont un récit datant pour l’essentiel de cette même année

61 Ferdinand Brunetière, Le Roman naturaliste, Paris : Calmann Lévy 1883, p. 16. 62 Joseph Jurt, « L’intermédialité chez Flaubert » (2010), trad. par l’auteur, article mis en ligne sur le site du Centre Flaubert. Cérédi. URL : http://flaubert.univ-rouen.fr/article.php?id=14 (consulté le 29 octobre 2016).

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se présente comme la « suite ».63 Pour Flaubert, il en va de la production culturelle comme de l’histoire selon Marx, qui se joue la première fois comme tragédie, la seconde comme farce (il l’écrivait à propos du coup d’État du 2 décembre 1851) : tout en son siècle se termine en images. On ne saurait oublier, toutefois, qu’elles ne sont jamais que l’ultime maillon d’une chaîne de défections et de démissions qui touchent non seulement la littérature, la musique et les beauxarts, mais la société en son entier : « Lois, arts, politique, caleçon partout ! ».

63 Voir Dernière scène de la mort de Marguerite de Bourgogne, OC, vol. I, p. 1222, n. 1 (note de l’éditeur). La première Éducation sentimentale (VII, p. 858) fera référence au drame.

Notice biobibliographique Mieke Bal, co-fondatrice d’ASCA (Amsterdam School for Cultural Analysis), Mieke Bal cherche à développer des approches interdisciplinaires responsables et inventives aux objets auxquels les Sciences humaines se dévouent – et d’autres, souvent passés sous silence. Elle travaille dans l’analyse littéraire, artistique et anthropologique, comme chercheuse, artistevidéo et commissaire d’expositions. Un exemple représentatif est le livre Emma & Edvard Looking Sideways: Loneliness and the Cinematic. Oslo : Munch Museum / Brussels : Mercatorfonds ; Yale University Press 2017, qui accompagnait l’exposition qu’elle avait composée dans le Musée Munch à Oslo. Ses thèmes préférés sont le genre, la culture migratoire, la critique du capitalisme, le traumatisme et la psychanalyse. Parmi ses quarante livres il y a un quartet sur l’art à force politique à travers un genre spécifique et l’œuvre d’une seule artiste: Endless Andness (sur l’abstraction, Ann Veronica Janssens), Thinking in Film (sur l’installation vidéo, Eija-Liisa Ahtila), 2013, Of What One Cannot Speak (sur la sculpture, Doris Salcedo), 2010, et In Medias Res : Inside Nalini Malani’s Shadow Plays, 2016. Son œuvre d’art la plus récente est une installation vidéo à seize écrans, exposée internationalement, basée sur le Don Quichotte. www.miekebal.org Sylvie Giraud, post-doctorante à l’ITEM/CNRS, équipe Flaubert, a participé dernièrement au programme de recherche franco-allemand « Flaubert et le pouvoir des images » (FLIM) dont l’enjeu est d’explorer les relations de Flaubert et de ses écrits à l’image. Publications : « La Légende de saint Julien l’Hospitalier. La chasse au cerf, de l’image au texte » dans « Flaubert, revue critique et génétique » n° 15, 2016 ; « Jean-Baptiste, une voix lointaine » dans « Flaubert, revue critique et génétique » n° 16, 2016 ; « L’Éducation sentimentale, Frédéric et Rosanette en forêt de Fontainebleau », dans « Flaubert, revue critique et génétique » n° 19, 2018 ; « Dans les pas de Flaubert en forêt de Fontainebleau » dans « Flaubert, revue critique et génétique » Genèse, 15 mai 2019. Stephan Leopold, Prof. Dr. phil. habil. est titulaire de la chaire de littérature française, espagnole et latino-américaine à l’université Johannes Gutenberg, Mayance. Thèses de doctorat et dʼhabilitation à Munich. Il est lʼauteur de Die Erotik der Petrarkisten et Liebe im Ancien Régime, deux ouvrages dédiés à la relation entre littérature, subjectivité et politique. Dans le champ de la littérature française il a publié plusieurs articles sur le XIXe siècle, dont il s’occupera plus amplement dans son prochain livre. Bénédicte Percheron est docteur en histoire contemporaine, spécialisée en histoire des sciences et en études patrimoniales. Elle est l’auteur d’une thèse soutenue en 2014 intitulée Les sciences naturelles à Rouen au xixe siècle : muséologie, vulgarisation et réseaux scientifiques (1789–1923), parue en 2017 aux éditions Matériologiques. Elle a été post-doctorante à la Fondation Maison des sciences de l’homme de Paris pour l’ANR Biolographes de 2015 à 2017 et a travaillé sur les transferts de savoirs biologiques dans la littérature du XIXe siècle. Elle est aussi titulaire d’un Master de valorisation du patrimoine et d’un doctorat de musicologie. Enfin, elle est également chercheur associé du laboratoire d’histoire de l’Université de Rouen : le Grhis. Rebekka Schnell a été post-doctorante et coordinatrice du projet de recherche « Flaubert et les images » au Centre Flaubert à l’Université de Munich. En 2016, elle a quitté la carrière académique pour un poste dans le secteur privé. Publ.: Natures mortes. Zur Arbeit des Bildes https://doi.org/10.1515/9783110658965-011

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bei Proust, Musil, Claude Simon und W. G. Sebald, Paderborn 2016, « ‹ Gestirne über bösen Häusern ›. Konstellationen des Krieges bei Paul Klee und Marcel Proust », dans : U. Felten et al. (Éds.), Proust und der Krieg. Le temps retrouvé de 1914, Francfort-sur-le-Main 2016, p. 169– 185, « Das Schillern der Figuren. Prousts Venise tout encombrée d’Orient », dans : B. Vinken (Éd.), Translatio Babylonis. Unsere orientalische Moderne, Paderborn 2015, p. 243–264. Gisèle Séginger est professeur à l’université Paris-Est Marne-la-Vallée, membre de l’Institut Universitaire de France (IUF). Elle dirige l’équipe BIOHUMANITIES à la Fondation Maison des Sciences de l’Homme de Paris, la revue en ligne Arts et Savoirs, la collection « Formes et Savoirs » aux Presses Universitaires de Strasbourg. Elle a publié des éditions d’œuvres de Balzac, Zola et Flaubert (en particulier dans les volumes II et III des Œuvres complètes de Gustave Flaubert dans la Bibliothèque de la Pléiade aux Editions Gallimard) et plusieurs livres sur Musset, Nerval et Flaubert. Elle a coordonné la publication du Dictionnaire Flaubert (Champion, 2017) et elle est responsable de l’édition des Œuvres complètes de Flaubert (à paraître chez Champion, 11 vol.). Co-responsable du programme ANR/DFG BIOLOGRAPHES, elle a publié, avec Thomas Klinkert, Biolographes. Mythes et savoirs biologiques dans la littérature française du XIXe siècle (Hermann, 2019). Prof. Dr. Christine Tauber, études à Bonn et Paris (École Normale Supérieure et Paris IV), maîtrise à la Sorbonne, thèse sur « Jacob Burckhardts ‹ Cicerone ›. Eine Aufgabe zum Genießen ». Enseignement universitaire à Bonn, Konstanz, Bâle, Zurich et Munich. Rédactrice libre auprès de la Frankfurter Allgemeine Zeitung et de la Süddeutsche Zeitung. Thèse d’état à l’Université de Constance en 2005 sur « Maniérisme et maîtrise de pouvoir à la cour de François Ier » (publié en 2009 Manierismus und Herrschaftspraxis. Die Kunst der Politik und die Kunstpolitik am Hof von François Ier ). Depuis 2010 rédactrice en chef de Kunstchronik à l’Institut central d’histoire de l’art, Munich, depuis 2015 professeur d’histoire de l’art à la LMU. Recherches sur la relation entre art et politique dans tous les siècles, sur la politique artistique pendant la Révolution française, sur urbanité et architecture à Paris au XIXe siècle et sur l’esthétique postmoderne. Barbara Vinken, Prof. Dr., Ph. D., est professeur de lettres modernes et de littérature comparée à Munich (Ludwig-Maximilians-Universität) depuis 2004. Professeur invitée à Paris (EHESS et ENS, 2017, 2018), Baltimore (Johns Hopkins), Berlin (Humboldt, FU, ZfL), Chicago (University of Chicago) et New York (NYU) ; en 2012–2013 Senior Researcher in Residence Fellowship au CAS à Munich, durant l’année scolaire 2015–2016 chercheuse invitée au Wissenschaftskolleg de Berlin (WIKO). Elle est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la Renaissance française et italienne, les Lumières et la littérature du XIXe siècle, notamment sur Flaubert. Choix de publications : Trois contes. Nouvelle édition critique avec trois essais, 2020 ; In diesem Babel leben wir immer noch. Bel Ami, 2020 ; Flaubert. Genèse et poétique du mythe II (éd. en collaboration avec Pierre-Marc de Biasi, Anne Herschberg Pierrot), 2017 ; Die Blumen der Mode (éd.), 2016 ; Braut Christi. Familienformen in Europa (éd. en collaboration avec Susanne Elm), 2016 ; Translatio Babylonis. Unsere orientalische Moderne (éd.), 2015 ; Voir, croire, savoir. Les épistémologies de la création chez Gustave Flaubert (éd. avec Pierre-Marc de Biasi, Anne Herschberg Pierrot), 2014 ; Angezogen. Das Geheimnis der Mode, 2013 ; Flaubert. Durchkreuzte Moderne, 2009 (Flaubert postsecular. Modernity crossed out, 2015) ; Le Flaubert réel (éd. avec Peter Fröhlicher), 2008 ; Die deutsche Mutter. Der lange Schatten eines Mythos, 2001. Bernard Vouilloux, professeur de littérature française du XXe siècle (littérature et arts visuels) à Sorbonne Université (anciennement Paris IV-Sorbonne), a centré ses recherches sur les rap-

Notice biobibliographique

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ports entre le verbal et le visuel, littérature et peinture, poétique et esthétique. Au sein de l’UMR 8599 CNRS/Sorbonne Université CELLF, il est responsable de l’axe transversal « Littérature, arts, médium ». Outre de très nombreux articles, il a publié une vingtaine d’ouvrages, parmi lesquels La Peinture dans le texte. XVIIIe–XXe siècles (CNRS Éditions, 1994), Langages de l’art et relations transesthétiques (Éd. de l’Éclat, 1997), Le Tableau vivant. Phryné, l’orateur et le peintre (Flammarion, 2002, rééd. « Champs », 2015), L’œuvre en souffrance. Entre poétique et esthétique (Belin, 2004), Le Tournant « artiste » de la littérature française. Écrire avec la peinture au XIXe siècle (Hermann, 2011), Ce que nos pratiques nous disent des œuvres. À travers poétique et esthétique (Hermann, 2014), Figures de la pensée. De l’art à la littérature – et retour (Hermann, 2015), Image et médium. Sur une hypothèse de Pascal Quignard (Les Belles Lettres, 2018). Il a en outre publié, en co-direction avec Alexandre Gefen, Empathie et Esthétique (Hermann, 2013), et a dirigé le catalogue (Flammarion, 2015) de l’exposition Henri Michaux et Zao Wou-Ki dans l’empire des signes (Fondation Martin Bodmer, 5 décembre 2015– 10 avril 2016). Michael F. Zimmermann, depuis 2004 titulaire de la chaire d’histoire de l’art à l’université catholique de Eichstätt-Ingolstadt, a étudié l’histoire de l’art, la philosophie et l’histoire moderne et contemporaine à Cologne, Rome et Paris. Sa thèse de doctorat Seurat. Son œuvre et le débat artistique de son temps, a été publiée en 1991, en plusieurs langues. Sa thèse d’habilitation portait sur la presse illustrée et le système des arts en Italie au XIXe siècle tardif (Industrialisierung der Phantasie. Malerei, illustrierte Presse und das Mediensystem der Künste in Italien, 1875–1900, Berlin: Deutscher Kunstverlag 2006). Dans son université, il dirige un profil d’études B. A. et M. A. intitulé « Aisthesis. Cultures et médias ». Il a publié sur l’art et sa théorie surtout aux XIXe et XXe siècles ; récemment : « Racist or Hero of Social Art? Degas, the Birth of Sociology, and the Biopolitical Gaze », dans : Michelle Facos (éd.) : A Companion to Nineteenth-Century Art. Oxford et Boston MA: Wiley Blackwell 2018, p. 499–517 ; « Unermesslichkeit der Natur – Unergründlichkeit des Subjekts: Caspar David Friedrichs Mönch am Meer (1809–10) und die visuellen Poetologie des Subjekts der Moderne », dans : Christoph Böttigheimer, René Dausner (édts.) : Unendlichkeit, Würzburg : Königshausen & Neumann 2018, p. 305–378 ; « Künstlerische Selbstfindung jenseits von Einflüssen. Manet und Velázquez, ‚Maler der Maler‘ », dans : Ulrich Pfisterer et Christine Tauber (édts.), Einfluss – Strömung – Quelle. Aquatische Metaphern in der Kunstgeschichte, Bielefeld: transcript 2019, p. 97–137.