Rome et les provinces de l'occident 9782842744939

1,066 122 7MB

French Pages [385]

Report DMCA / Copyright

DOWNLOAD FILE

Polecaj historie

Rome et les provinces de l'occident
 9782842744939

Table of contents :
Table des matières
Préface
Des difficultés de l’intelligence
De l’utilité des bibliographies
Le jeu diplomatique des Romains en Occident lors de la conquête des provinces occidentales
Les limites de nos sources
L'indigence de l'activité diplomatique
La répartition chronologique et géographique des contacts diplomatiques
La brutalité des contacts diplomatiques
Les gouverneurs des provinces occidentales à l’époque républicaine et sous le Principat
Les pouvoirs du gouverneur
Des pouvoirs bien encadrés
Bibliographie
Révoltes, oppositions et résistances à la romanité. Quelques aspects
Hommes et lieux de l’artisanat en Gaule romaine
La définition de l’artisanat
Les sources
Les professions
Collèges et groupes professionnels
Possesseurs ou investisseurs dans l’artisanat
La ville et la production artisanale
Une question de topographie urbaine
L’artisanat dans les agglomérations secondaires et les villae
Formes des ateliers et structure du travail
Bibliographie
Artisanat et commerce chez les Éduens et les Lingons durant le Principat
La question des lieux de production
Les artisans
Le commerce
La marque de Rome
Bibliographie
Les Africains dans les provinces occidentales (IIe s. av. J.-C.-IIe s. ap. J.-C.)
La Gaule et « l’hellénisation »
Quelques précautions de méthode
Comment interpréter les documents ?
L’influence de Marseille et de ses colonies
L’archéologie et les amphores
Les inscriptions grecques
Les inscriptions gallo-grecques
Monnaies, alphabet, langue et culture
Conclusion
Bibliographie
Les cultes de tradition romaine en Gaule : images et monuments
Les « religions orientales » dans les provinces occidentales sous le Principat
Cybèle, Attis et le culte métroaque
Isis, Sarapis et les cultes isiaques
Mithra et le culte mithriaque
Conclusion
Bibliographie
Les martyrs de Lyon (177) et les débuts du christianisme en Gaule
L’arrivée du christianisme en Gaule : une religion orientale parmi d’autres
Une communauté religieuse parmi d’autres : les tensions intercommunautaires dans une ville romaine
Le martyre : événement local et culture du spectacle
Vie et institutions des cités de Gaule et d’Hispanie au IIe siècle après J.-C. ou l’épanouissement de la « civilisation municipale »
I. Les caractères principaux de l’organisation poliade
II. La maturation de la civilisation municipale au Haut Empire : Tellus stabilata
Conclusion
Bibliographie
Les Cités de Bétique au Haut-Empire Statut et institutions
La ville de Lyon sous le Principat
I. Les conditions naturelles et historiques
II. Une capitale administrative et économique
III. Loisirs et religions
Bilan
Sources et bibliographie
L’habitat urbain en Gaule sous le Principat
L’habitat populaire (humbles et classe moyenne)
Matériaux et techniques romains
Approche holistique et chronologique de l’habitat
Conclusion générale
Bibliographie
Les îles de la Méditerranée occidentale à l’époque républicaine
Avant la conquête
La conquête et l’organisation des territoires
Les habitants et la domination romaine
Conclusion
Bibliographie
Les régions alpines occidentales de l’indépendance à l’organisation de la domination romaine (IIe siècle av. J.-C. – IIe siècle ap. J.-C.)
Introduction
I. Les sources et le peuplement
II. Les étapes de la conquête romaine et l’organisation du monde alpin occidental
III. Le gouvernement des provinces alpines sous le Haut-Empire
Conclusion
Sources et bibliographie
La Gaule Belgique d’Auguste à Commode. Perspectives historiques
La province
Les cités
Les subdivisions de la cité
L’administration
Droit latin et citoyenneté
La religion
La société
L’économie
Bibliographie
Peuples et cités des Germanies sous le Principat
Définition des Germanies
Pourquoi soumettre les Germains ?
Les provinces de Germanie et les Germains
Organisations civiques
Les mœurs romaines en Germanie
Les Germanies à Rome ?
Conclusion
Bibliographie
Villes et agglomérations secondaires de la Bretagne romaine
Les villes et agglomérations de la Bretagne romaine : statuts et répartition géographique
Les villes et agglomérations de la Bretagne romaine : origine et évolution
Bibliographie

Citation preview

Il faut louer le jury d’Agrégation d’avoir enfin proposé une question qui fait appel à l’intelligence historique des étudiants : « Rome et l’Occident ». Il faut aussi complimenter les auteurs de la bibliographie dite « officielle » qui ont fourni un travail considérable pour les aider. Mais qui dit « intelligence » dit « difficulté », et la difficulté, dans ce cas, vient de la conjonction de coordination « et ». Que signifie-t-elle ici ? D’un point de vue simplement grammatical, elle unit deux mots. Ici, elle unit deux actions, et celles-ci vont en sens contraire ; on peut aussi dire qu’elles constituent, si l’on préfère, une action et une réaction. D’une part, il y eut action de Rome vers l’Occident : conquête, organisation de cette conquête, entente avec les populations. D’autre part, il y eut réaction des provinciaux. Les uns ont tout refusé en bloc, comme Vercingétorix ou Boudicca ; d’autres se sont résignés ; d’autres encore ont accueilli les changements avec plus ou moins d’enthousiasme. Par la suite, ces derniers ont plus ou moins intégré la romanité, et plutôt plus que moins, dans leur vie quotidienne, leurs activités économiques, leur organisation sociale, leurs pratiques culturelles et religieuses. Et il n’est pas possible d’étudier les conquérants sans tenir compte des conquis ; il n’est pas possible d’étudier les transformations en faisant abstraction de ceux qui les veulent, de ceux qui les refusent et de ceux qui les subissent. Cet ouvrage cherche à simplifier le travail des étudiants en leur proposant des articles couvrant tous les aspects du sujet, en leur indiquant des pistes pour ne rien négliger d’une question plus complexe qu’il n’y paraît.

Rome et les provinces de l’Occident de 197 av. J.-C. à 192 ap. J.-C.

Histoire romaine

9HSMIOC*heejdj+

25 € ISBN 978-2-84274-493-9

EDITIONS DU TEMPS

Claudine Auliard - François Baratte - Marie-Françoise Baslez Jean-Claude Béal - Agnès Bérenger - François Bertrandy - Laurent Bricault Bernadette Cabouret-Laurioux - Michèle Coltelloni-Trannoy Michel Debidour - Patrick Galliou - Agnès Groslambert - Martine Joly Marie-Thérèse Raepsaet-Charlier - Annie Vigourt - Pascal Vipard Jean-Louis Voisin - Catherine Wolff

QUESTIONS D’HISTOIRE

ROME ET LES PROVINCES DE L’OCCIDENT DE

197 AV. J.-C. À 192 AP. J.-C.

Ouvrage collectif coordonné par Yann Le Bohec

EDITIONS DU TEMPS

Illustration de couverture : Céramiques communes du Ier siècle après J.-C. produites à Langres. Photographie d’A. Vaillant (musée de Langres).

ISBN

978-2-84274-493-9

© éditions du temps, 2009. 16 rue de l’Église, Nantes (44). www.edutemps.fr Tous droits réservés. Toute représentation ou reproduction même partielle, par quelque procédé que ce soit, est interdite sans autorisation préalable (loi du 11 mars 1957, alinéa 1 de l'article 40). Cette représentation ou reproduction constituerait une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code Pénal. La loi du 11 mars 1957 n'autorise, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, que les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective d'une part, et, d'autre part, que les analyses et les citations dans un but d'exemple et d'illustration.

Table des matières

Préface .............................................................................................................5 Yann Le Bohec

I. ACTION DE ROME Le jeu diplomatique des Romains en Occident lors de la conquête des provinces occidentales........................................11 Claudine Auliard Les gouverneurs des provinces occidentales à l’époque républicaine et sous le Principat.............................................27 Agnès Bérenger

II. RÉACTIONS DES OCCIDENTAUX 1. Refus de la conquête Révoltes, oppositions et résistances à la romanité. Quelques aspects..........................................................................................39 Jean‐Louis Voisin 2. Transformations économiques, sociales et culturelles Hommes et lieux de l’artisanat en Gaule romaine ..................................57 Jean‐Claude Béal Artisanat et commerce chez les Éduens et les Lingons durant le Principat .......................................................................................70 Martine Joly Les Africains dans les provinces occidentales (IIe s. av. J.-C.-IIe s. ap. J.-C.)........................................................................84 Michèle Coltelloni‐Trannoy La Gaule et « l’hellénisation » ..................................................................110 Michel Debidour 3. Transformations des religions Les cultes de tradition romaine en Gaule : images et monuments .....121 François Baratte

3

Rome et les provinces de l’Occident (de 197 av. J.-C. à 192 ap. J.-C.)

Les « religions orientales » dans les provinces occidentales sous le Principat .........................................................................................133 Laurent Bricault Les martyrs de Lyon (177) et les débuts du christianisme en Gaule .................................................158 Marie‐Françoise Baslez

III. ACTION ET RÉACTION Vie et institutions des cités de Gaule et d’Hispanie au IIe siècle après J.-C. ou l’épanouissement de la « civilisation municipale ».......168 Bernadette Cabouret‐Laurioux La ville de Lyon sous le Principat............................................................206 Agnès Groslambert L’habitat urbain en Gaule sous le Principat ...........................................229 Pascal Vipard

IV. DIVERSITÉ RÉGIONALE Les îles de la Méditerranée occidentale à l’époque républicaine ........251 Catherine Wolff Les régions alpines occidentales de l’indépendance à l’organisation de la domination romaine (IIe siècle av. J.-C. – IIe siècle ap. J.-C.).......272 François Bertrandy La Gaule Belgique d’Auguste à Commode. Perspectives historiques............................................................................309 Marie‐Thérèse Raepsaet‐Charlier Peuples et cités des Germanies sous le Principat ..................................347 Annie Vigourt Villes et agglomérations secondaires de la Bretagne romaine.............367 Patrick Galliou

4

Préface Yann Le Bohec Professeur d’histoire romaine à l’université de Paris-Sorbonne (Paris IV)

Il faut louer le jury d’Agrégation d’avoir enfin proposé une question qui fait appel à l’intelligence historique des étudiants : « Rome et l’Occident ». Il faut aussi complimenter les auteurs de la bibliographie dite « officielle » qui ont fourni un travail considérable pour les aider.

Des difficultés de l’intelligence Mais qui dit « intelligence » dit « difficulté », et la difficulté, dans ce cas, vient de la conjonction de coordination « et ». Que signifie-t-elle ici ? D’un point de vue simplement grammatical, elle unit deux mots. Ici, elle unit deux actions, et celles-ci vont en sens contraire ; on peut aussi dire qu’elles constituent, si l’on préfère, une action et une réaction, une thèse et une antithèse d’où est née une synthèse. D’une part, il y eut action de Rome vers l’Occident. Comme chacun sait, le pouvoir central (ici : « Rome ») a conçu et appliqué une politique : conquête, défense de cette conquête, entente avec les populations. En effet, il ne faut pas imaginer que l’armée romaine aurait pu à elle seule indéfiniment maintenir l’ordre ; aucune entreprise guerrière ne peut durer sans l’appui d’au moins une partie des civils. Et cet ordre ne pouvait être préservé que grâce à des institutions qui n’étaient pas militaires, notamment grâce à l’activité des gouverneurs. De ce point de vue, le sujet s’intègre dans une série de réflexions parfaitement illustrées par le livre ancien et excellent d’André Piganiol, La  conquête romaine, 7e édit., 1995 (Paris), 695 p. D’autre part, il y eut réaction des provinciaux (ici : « l’Occident »). Ils ont pris position face à cette conquête et aux transformations qui l’ont suivie. Les uns ont tout refusé en bloc, comme Vercingétorix ou Boudicca ; d’autres se sont résignés ; d’autres encore ont accueilli les changements avec plus ou moins d’enthousiasme. Par la suite, ces derniers ont plus ou moins intégré la romanité, et plutôt plus que moins, dans leur vie quotidienne, leurs activités économiques, leur organisation sociale, leurs pratiques culturelles et religieuses. Au total, on ne peut pas comprendre l’un sans étudier l’autre, l’action sans la réaction. Et il n’est pas possible d’étudier les conquérants sans 5

Rome et les provinces de l’Occident (de 197 av. J.-C. à 192 ap. J.-C.)

tenir compte des conquis ; il n’est pas possible d’étudier les transformations en faisant abstraction de ceux qui les veulent, de ceux qui les refusent et de ceux qui les subissent. Et là surgit une autre difficulté ; la bibliographie « officielle » risque d’induire en erreur les étudiants car, pour tenir compte de la production historiographique davantage orientée vers un versant de la montagne que vers l’autre, leurs auteurs ont été contraints de privilégier l’action du pouvoir central. Là réside toute la difficulté du sujet : faire la part de ce qui vient de Rome et de ce qui vient des provinciaux. En lisant livres et articles, les étudiants devront toujours se poser ces deux questions : qu’ont voulu les uns et qu’ont voulu les autres ? Prenons des exemples ; ils montreront la difficulté qui nous attend. Certes, les villes sont « romaines ». Mais ce n’est pas l’empereur qui les construit, ou qui impose des modèles architecturaux ou urbanistiques ; ce sont les notables provinciaux par le biais de l’évergétisme. Certes, la diffusion de la céramique, comme le savent bien les archéologues, répond à des goûts « italiens » ; mais les artisans qui la fabriquent et les chalands qui l’achètent sont des provinciaux. Et ce n’est pas le pouvoir central qui laboure les terres, mais les paysans provinciaux, et ils représentent peut-être 90% de la population. Le problème est encore plus difficile qu’il n’y paraît, car de sérieuses divergences ont séparé les historiens sur la question de la « romanisation ». Les uns acceptent le mot, les autres non. La critique la plus virulente est venue du plus grand historien anglais du XXe siècle (en fait il était néo-zélandais), Ronald Syme : « Le mot “romanisation” … est laid et vulgaire ; pis que cela, il constitue un anachronisme et une source d’erreurs. Le mot “romanisation” suppose l’application d’une politique délibérée, ce qui reviendrait à ne rien comprendre du comportement de Rome » (c’est nous qui traduisons). Ronald Syme a été approuvé par des savants comme Hans-Georg Pflaum ou, plus récemment, Christian Goudineau et Geza Alföldy ; on peut ne pas être d’accord avec eux, mais il est difficile de les négliger. Nous renvoyons à ce propos à un article, conçu en 2007, alors que la question d’Agrégation n’était pas connue1, où nous reprenons un article de Geza Alföldy2. La querelle n’est pas une querelle sémantique, un débat entre littéraires sur le vocabulaire ; elle renvoie à une question de fond, celle qui a été

1.  Y. Le Bohec, « Romanisation ou romanité au temps du Principat : question de méthodologie », Revue des Études Latines, 86, 2008 [2009], p. 127-138. 2.  G. Alföldy, « Romanization. Grundbegriff oder Fehlgriff? Überlegungen zum gegenwärtigen Stand der Erforchung von Integrationsprozessen im römischen Weltreich », dans Limes  XIX. Proceedings of the XIXth International Congress of Roman Frontier Studies (Pécs, Hungary, September  2003), édit. Z. Visy, 2005 (Pécs), p. 25-56.

6

Préface

posée plus haut : qu’est-ce qui revient au pouvoir central, et qu’est-ce qui revient aux habitants de l’Occident ?

De l’utilité des bibliographies Pour essayer de répondre à ces interrogations multiples, il faut avancer avec méthode et essayer de couvrir le champ du possible. Les articles qui vous sont proposés dans cet ouvrage visent à vous y aider ; certains aspects n’ont pas été couverts parce qu’ils ont été traités, et bien traités, dans des ouvrages en langue française faciles d’accès. Précisons d’abord que les articles du présent livre mentionnés plus loin, au point 5 (“La diversité géographique”), apportent tous des informations sur les thèmes à étudier.

1/ Le cadre chronologique On commencera, comme toujours, par le cadre événementiel. C’est aussi utile que les échafaudages pour la construction d’une maison. Vous connaissez sûrement des manuels pratiques (nous ne vous indiquerons pas ici quel est le meilleur). Pour approfondir, il vaut mieux utiliser André Piganiol ou l’Histoire romaine, I, pour la République, et Marcel Le Glay et J. Le Gall pour le Principat1.

2/ L’action de Rome La question de programme présente, avons-nous dit, deux aspects complémentaires. L’action de Rome, d’abord, est évidemment décidée à Rome, et il vaut mieux savoir comment les choix y sont opérés, même si la Ville éternelle n’est pas au programme. Là-dessus, on consultera au moins un très bon petit livre de Michel Humbert et au mieux un ouvrage un peu plus gros de Jean Gaudemet2. Le premier contact se fait au moment de la conquête, par l’intermédiaire de l’armée. On nous pardonnera, là-dessus, de renvoyer à nos livres, en particulier à celui qui vient d’être publié dans la collection “Synthèse d’histoire romaine”, aux éditions du Temps ; il a été conçu pour compléter celui que vous avez en mains3. Le Sénat de la 1.  A. Piganiol, La  conquête  romaine, 7e édit., 1995 (Paris), p. 355 et suiv. ; Histoire  romaine, I, édit. F. Hinard, 2000 (Paris), p. 443 et suiv. ; J. Le Gall et M. Le Glay, L’Empire romain, 2e édit., 1991 (Paris), p. 11-523. 2.  J. Gaudemet, Institutions de l’Antiquité, 2e édit., 1982 (Paris), p. 428-569 (ne pas négliger, pour un oral, la bibliographie complémentaire à la fin du livre) ; M. Humbert, Institutions politiques et so‐ ciales de l’Antiquité, 5e édit., 1994 (Paris), p. 214-361. 3.  On verra aussi, pour la fin de la République, notre édition de César, La guerre des Gaules, 2009 (Paris), 236 p., en particulier l’avant-propos et les « Éléments d’histoire militaire antique », et notre Armée romaine sous le Haut‐Empire, 3e édit. revue et augmentée, 2002 (Paris), 292 p.

7

Rome et les provinces de l’Occident (de 197 av. J.-C. à 192 ap. J.-C.)

République ou le souverain de l’Empire avaient aussi le choix de la diplomatie (voir ici l’article de Claudine Auliard). Une fois l’ordre établi dans la nouvelle province, il fallait le pérenniser, ce qui était la tâche du gouverneur (voir ici l’article d’Agnès Bérenger).

3/ La réaction des provinciaux La première réaction des provinciaux fut généralement de s’opposer à la conquête ; Vercingétorix et Boudicca, pour cette période, illustrèrent avec éclat ce refus (voir ici l’article de Jean-Louis Voisin et notre livre des éditions du Temps). Mais très vite certains des provinciaux décidèrent de s’intégrer, de se romaniser, plus ou moins. Ils adaptèrent leur économie aux nouvelles conditions (voir ici les articles de Martine Joly et JeanClaude Béal ; pour couvrir toute la question, on utilisera aussi un livre un peu ancien mais très utile de Michel Rostovtseff1). Ce fut surtout la société qui fut bouleversée par cette volonté de changements (voir ici les articles de Michèle Coltelloni-Trannoy qui montre le rôle des étrangers, et celui de Pascal Vipard ; deux ouvrages abordables, dus à Jean Gagé et Geza Alföldy, ce dernier traduit en français, replaceront ces enquêtes ponctuelles dans un plus large contexte2). L’évolution de la société entraînait évidemment une évolution de la culture (voir ici l’article de Michel Debidour) et des changements dans la vie religieuse. Ces derniers ne furent pas aussi radicaux qu’on pourrait le croire : les Romains n’ont jamais même envisagé de faire des guerres de religions, et ils ont toléré tous les cultes qui leur paraissaient raisonnables et qui leur semblaient ne pas mettre en danger l’ordre qu’ils avaient établi (voir ici l’article de François Baratte ; on utilisera aussi des livres divers, du plus simple aux plus complexes, ceux de Marcel Le Glay, de John Scheid, de Jean Bayet et de Mary Beard, John North et Simon Price3). Ils ont donc accepté le maintien des pratiques locales et régionales ; ils ont aussi apporté leurs propres dieux et le culte impérial. Ils ont enfin au moins indirectement favorisé le développement des cultes dits « orientaux » (voir ici l’article de Laurent Bricault) et, par le fait même, du christianisme (voir ici l’article de Marie-Françoise Baslez, qui relativise l’importance d’un épisode bien connu).

1.  M. Rostovtseff, Histoire  économique  et  sociale  de  l’empire  romain, trad. fr. d’O. Demange, 1988 (Paris), p. 43-284. 2.  J. Gagé, Les classes sociales dans l’empire romain, 2e édit., 1971 (Paris), p. 59-247 ; G. Alföldy, His‐ toire sociale de Rome, trad. fr. d’É. Évrard, 1994 (Paris), p. 45-141. 3.  J. Bayet, Histoire politique et psychologique de la religion romaine, 2e édit., 1969 (Paris), 340 p. ; M. Le Glay, La religion romaine, 2e édit. 1991 (Paris), 288 p. ; J. Scheid, Religion et piété à Rome, 1985 (Paris), 155 p. ; M. Beard, J. North et S. Price, Religions de Rome, trad. fr. de M. et J.-L. Cadoux, 2006 (Paris), 414 p.

8

Préface

À propos du polythéisme, les étudiants rencontreront un ouvrage important ; mais il convient de voir clairement son propos1. William Van Andringa, qui a repris le dossier de la religion en Gaule à l’époque romaine, pense que la piété collective et officielle y jouait un grand rôle ; nous nous demandons s’il ne prête pas trop aux institutions, au détriment de la piété individuelle qui a occupé, à notre avis, un espace bien plus considérable. C’est ainsi que l’analyse qu’il fait de la formule abrégée VSLM, V(otum) s(olvit) l(ibens) m(erito), « (Un tel) s’est acquitté de son vœu de bon cœur, à juste titre », ne nous paraît pas du tout convaincante2. Elle traduit une religiosité totalement individuel : un particulier a fait un vœu, le dieu l’a exaucé et il le remercie. Rien n’impose une quelconque intervention de la cité. William Van Andringa s’inscrit dans la tradition de Jean Bayet, et il néglige à tort les apports de Marcel Le Glay sur le sentiment religieux.

4/ Action-réaction Après l’action et la réaction, voici le temps de l’action-réaction. Et là se pose un autre problème délicat. Certains historiens, et non des moindres, pensent que Rome a appliqué une politique consciente pour diffuser dans les provinces les statuts juridiques de municipe et de colonie. Dans un ouvrage célèbre, mais consacré à l’Afrique, Jacques Gascou décrivait une « politique municipale » de Rome dans cette région3. À l’opposé, d’autres historiens, qui ne peuvent pas être négligés eux non plus, par exemple Ronald Syme ou Hans-Georg Pflaum4, pensaient que cette conception appartient au monde des anachronismes. Il est sûr que de nombreuses cités ont voulu avoir des centres urbains à l’allure romaine et que ce sont les notables et les habitants qui les ont construits, et que l’empereur et l’armée ne s’occupaient pas de ces affaires. L’empereur parce que ce n’était pas son domaine d’activités et parce qu’il n’en avait pas les moyens financiers. L’armée parce que ce n’était pas là le métier des soldats : ils étaient payés pour faire la guerre, pas pour construire des maisons pour les civils, comme l’a montré Benjamin Isaac, pour l’Orient il est vrai5. De manière plus concrète, nous renvoyons à deux volumes de Pierre Gros6 et à une étude sur Lyon (voir ici l’article d’Agnès Groslambert) et sur l’habitat urbain en Gaule (voir ici l’article de Pascal 1.  W. Van Andringa, La religion en Gaule romaine, 2002 (Paris), 336 p. 2.  W. Van Andringa, ouvr. cité, p. 119 et suiv. 3.  J. Gascou, La politique municipale de Rome en Afrique proconsulaire, Collection de l’École Française de  Rome, 8, 1972 (Paris-Rome), 258 p., et La politique municipale de Rome en Afrique du Nord, Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, II, 10, 2, 1982, p. 136-320. 4.  Auteurs mentionnés plus haut dans notre article de la Revue des Études Latines. 5.  B. Isaac, The limits of empire. The Roman Army in the East, 1990 (Oxford), p. 333-371. 6.  P. Gros, L’architecture romaine, 1996 et 2001 (Paris), 2 vol.

9

Rome et les provinces de l’Occident (de 197 av. J.-C. à 192 ap. J.-C.)

Vipard). De toute façon, il fallait que leur capitale soit construite à la romaine pour que des habitants puissent espérer une promotion au rang de municipe ou de colonie (voir ici l’article de Bernadette Cabouret).

5/ La diversité géographique Enfin, de même que l’on ne peut pas faire d’histoire sans tenir compte de l’évolution, on ne peut pas étudier l’empire romain sans envisager sa diversité géographique. Des informations sont dispersées dans tous les articles mentionnés plus haut. On trouvera aussi, ici, des dossiers plus particulièrement consacrés aux îles (voir l’article de Catherine Wolff)1, aux Alpes (voir l’article de François Bertrandy)2, à la péninsule Ibérique (voir l’article de Bernadette Cabouret)3, à la Gaule4 et aux Germanies (voir les articles de Bernadette Cabouret, déjà citée, de Marie-Thérèse RaepsaetCharlier et d’Annie Vigourt), enfin à la Bretagne (voir l’article de Patrick Galliou). Et maintenant, un vœu : Bon travail ! Ou, pour reprendre des expressions latines usuelles : Bonis bene ! Vtere felix ! 

1.  2.  3.  4. 

Avec les références aux travaux antérieurs. On y trouvera aussi toutes les références aux travaux antérieurs. Pour la péninsule Ibérique : P. Le Roux, Romains d’Espagne, 1995 (Paris), 182 p. Sur la Gaule, on renvoie à un ouvrage essentiel, qui donne lui aussi les références aux travaux antérieurs : A. Ferdière, Les Gaules, 2005 (Paris), p. 11-285.

10

Le jeu diplomatique des Romains en Occident lors de la conquête des provinces occidentales Claudine Auliard Professeur à l’université de Poitiers et membre des équipes de recherche HeRMA (Poitiers) et ISTA (Besançon)

Dès l'époque royale et surtout depuis le début de la période républicaine, la conquête romaine s'est effectuée grâce aux multiples interventions des armées, mais dans tous les espaces géographiques et à toutes les étapes de cette conquête, la diplomatie a joué un rôle – un rôle d'importance variable, il est vrai, selon les périodes et selon les peuples auxquels Rome s'affrontait1. Qu'elles aient été mises en œuvre par le pouvoir central ou par les magistrats en charge des opérations militaires, ces activités diplomatiques ont laissé de multiples traces dans nos sources qui fournissent la preuve que les contemporains des événements et les historiens anciens avaient, assurément, constaté la place occupée par les différentes formes de contacts diplomatiques lors de la prise de contrôle de Rome sur les espaces conquis. Avant même l'intervention des armées, les contacts et échanges entre Rome et les régions occidentales avaient déjà pris des formes différentes des pratiques appliquées aux États et cités de la partie orientale de la Méditerranée. Les structures politiques des peuples occidentaux sont extrêmement diverses, mais elles présentent un point commun : nulle part il n'existe d'entités politiques comparables à celles de l'Orient. Le morcellement des structures politiques, les limites (au moins apparentes) de pouvoirs très éclatés, le faible niveau d'urbanisation conduisent à la mise en œuvre d'une diplomatie qui, sur bien des points, ne pouvait que se différencier de celle pratiquée en Orient, notamment avec les États hellénistiques. Dans ces espaces, les pouvoirs centralisés et forts facilitent la mise en œuvre de relations diplomatiques. Le décalage considérable entre les diplomaties pratiquées dans les deux zones est en premier lieu d'ordre quantitatif : le rapport du nombre des

1.  Voir notre ouvrage, La Diplomatie romaine, lʹautre instrument de la conquête (753‐290), PUR, Rennes, 2006.

11

I. Action de Rome

ambassades gréco-orientales et occidentales est presque de un à six1. Mais au-delà des statistiques, les divergences sont également qualitatives : un seul exemple, en Orient et en Afrique, la procédure de deditio représente moins de 5% des tractations diplomatiques, alors qu'en Occident presque un tiers des contacts recensés se limitent à ces formes de soumissions2. Qui plus est, en dehors des deditiones, la majorité des contacts offre une image presque toujours négative des tractations diplomatiques qui se sont jouées en Occident, traduisant l'incapacité apparente des Romains à ouvrir de véritables négociations avec les peuples occidentaux.

Les limites de nos sources Il est plausible que ces contrastes entre Orient et Occident aient été accentués par l'origine des témoignages littéraires dont nous disposons : les nombreux auteurs d'origine grecque se sont naturellement intéressés en priorité aux échanges avec l'Orient et, le plus souvent, ils connaissent fort peu la partie occidentale de la Méditerranée. Ainsi, Polybe n'évoque qu'un nombre très limité de contacts avec les peuples d'Occident ; Appien est souvent seul à témoigner de quelques échanges diplomatiques avec les régions occidentales, notamment la péninsule Ibérique et la Gaule3. A  contrario, les missions diplomatiques liées à la conquête de la Gaule sont particulièrement bien connues en raison du témoignage de César – peutêtre même ont-elles été surévaluées par le conquérant lui-même. L'abondance de ses tractations avec les peuples gaulois constitue une telle exception en Occident que l'on est en droit de s'interroger sur la vraisemblance des tractations décrites. En outre, les auteurs anciens semblent ne s'intéresser aux événements occidentaux que lorsque rien ou presque ne se passe dans la partie orientale de la Méditerranée. Les récits les plus détaillés des opérations en Espagne s'intercalent entre deux campagnes gréco-orientales4 ; et, dès que les conflits reprennent en Grèce ou en Orient, les événements occidentaux sont relégués au second plan. Par exemple Tite-Live en 168, mentionne le retour d'Espagne de M. Marcellus mais il ne consacre qu'une seule phrase au récit d'une campagne qui avait pourtant duré deux ans5.

1.  Voir infra p. 14, le tableau des statistiques générales comparées. 2.  Voir infra p. 23. 3.  Ses deux ouvrages – LʹIbérique et la Celtique. – constituent des sources importantes au regard de notre sujet. 4.  Par exemple, après Cynoscéphales, le récit livien de la campagne espagnole de Caton occupe une grande partie du livre 34. 5.  Liv., 45, 4, 1.

12

Le jeu diplomatique des Romains en Occident lors de la conquête…

Outre la question de la fiabilité de nos sources, doit être posée la question de l'identification de certaines démarches à des contacts de caractère diplomatique. En effet, dans les espaces géographiques ayant reçu le statut de province, il n'est théoriquement plus possible d'exercer une diplomatie véritable : toute zone ayant été réduite en province perd a priori sa capacité à établir une diplomatie autonome. Dans un ouvrage antérieur j'ai tenté de délimiter le champ de la diplomatie1, et réaffirmé une des conditions indispensables à l'assimilation d'un contact à une rencontre de caractère diplomatique : les pouvoirs officiellement représentés doivent être politiquement indépendants. En toute logique, dès 241 pour la Sicile (à l'exception du royaume de Syracuse), 231 pour la Corse et la Sardaigne et à partir de 197 pour les deux Espagnes, aucun contact entre les autorités romaines et un interlocuteur de la zone provinciale ne devrait être considéré comme une action diplomatique. Or, nul ne conteste que la création en 197 des deux provinces espagnoles ne se soit nullement traduite par un contrôle de l'ensemble du territoire de la péninsule. Cette proclamation n'avait défini, selon la formule de P. Le Roux, que « des espaces en devenir, appelés à s'agrandir ; ils n'étaient pas enserrés dans des frontières bien dessinées qui n'existaient pas2 ». De fait, les interventions militaires en Espagne se prolongent quasiment jusqu'à la fin de la période républicaine ; on soulignera cependant que, si des contacts de caractère diplomatiques ont eu lieu après la prise de Numance, ils n'ont laissé aucune trace dans nos sources. Le statut officiel de province conféré aux territoires occidentaux n'a ni mis fin aux échanges d'ambassades3, ni interdit aux généraux romains d'être autorisés à célébrer des triomphes sur ces régions. Pourtant, une stricte application du droit triomphal ne devait pas permettre de triompher pour la reprise de territoires théoriquement soumis4. Mais la tentation devait être grande de faire figurer dans les cortèges triomphaux les butins considérables d'or et d'argent rapportés d'Espagne notamment – d'ailleurs la description de ces butins constituent souvent les seuls détails fournis sur nombre de campagnes espagnoles5. En 155 encore, M. Marcellus célèbre un triomphe sur les Ligures Apuani, pourtant offi1.  Pour une définition plus complète du champ de la diplomatie, voir p. 19 à 23 de notre ouvrage. Voir M. Lemosse, Le  régime  des  relations  internationales  dans  le  Haut‐Empire  romain, Paris, 1967, p. 3 ou l'affirmation de Cl. Nicolet, Rome et la conquête, I, p. 910. 2.  P. Le Roux, Romains dʹEspagne, Paris, 1995, p. 27. 3.  La remarque vaut également pour les îles de Corse et de Sardaigne après 231. En revanche, dans les décennies suivant la réduction en province de la Gaule du Nord (en 51), on ne trouve plus l'équivalent des événements de la péninsule Ibérique. 4.  Val. Max., 2, 8, 4. Sur les conditions d'application de cette règle aux deux derniers siècles de la République, voir notre ouvrage, Victoires et triomphes à Rome, PUFC, 2001, p. 97-98. 5.  Comme lors de l'ovatio  accordée au préteur Fulvius en 191 : « Il fit porter devant lui 130 000 pièces d'argent frappées du bige et, en plus de cet argent monnayé, 10 000 livres pesant d'argent et 127 d'or, en lingots » Liv., 36, 21, 10.

13

I. Action de Rome

ciellement soumis depuis plus de trois décennies. On le comprend, définir de façon rigoureuse les pratiques diplomatiques avec les peuples d'Occident s'avère délicat : les limites de nos sources sont difficilement surmontables et les particularismes demeurent bien présents, y compris après la réduction en province de ces régions, dont les peuples remettront longtemps en cause les acquis militaires et diplomatiques. En Espagne notamment, il a fallu beaucoup plus d'un siècle à Rome pour exercer un contrôle réel du territoire et des hommes, une période qui laisse place à bien des situations ambiguës dans la gestion des soi-disant espaces provinciaux. L'approche la plus simple d'une analyse du jeu diplomatique de Rome avec les peuples d'Occident aux deux derniers siècles de la République est probablement de prendre en compte la chronologie, afin d'évaluer la part de la diplomatie lors des différentes étapes de la conquête ; puis de tenter une approche qualitative des contacts et de leurs incidences sur le devenir des régions concernées.

L'indigence de l'activité diplomatique avant 197… Jusqu'au IIIe siècle, la diplomatie romaine se limite majoritairement aux contacts avec les peuples d'Italie de sorte que, jusqu'à la deuxième guerre punique, les relations avec l'Occident sont marginales, puisqu'on ne dénombre que 21 contacts avant 218 avec l'ensemble des peuples occidentaux – soit moins de 1% de l'activité diplomatique entre la fondation de Rome et le début de la deuxième guerre punique. Contacts diplomatiques avec les peuples d'Occident avant 197 Royauté 509395-290 290240396 241 219 Marseille 1 1 Sicile 3 8 3 Îles 1 Gaule 1? Transalpine Corse 2 Péninsule 3 Ibérique Ligurie Total 1 3 2 (+ 1 ?) 8 8

14

218202 4 24 1 1

201 197 -

tot 6 38 2 1

20

1

2 24

1 51

2 3

3 76

Le jeu diplomatique des Romains en Occident lors de la conquête…

La plus ancienne relation avec une cité occidentale – d'origine grecque, il est vrai – est établie avec Marseille, dès sa fondation1. Si le résultat de ce contact est très incertain2, le particularisme des rapports avec la cité phocéenne est incontestable : Marseille a entretenu avec Rome la plus longue durée de relations de toute l'histoire diplomatique (cinq siècles et demi) ; des relations qui plus est toutes positives, jusqu'à l'attaque de César3. L'ancienneté tout à fait unique de cette relation explique en partie les scrupules de César lors de la deditio de la Cité en 49 : il « laissa subsister la ville, considérant plutôt son nom et son antiquité que sa conduite envers lui4 ». Dès le Ve siècle, l'interlocuteur le mieux représenté est la Sicile (plus précisément le royaume de Syracuse) en raison des achats de blé effectués par le truchement d'ambassades sénatoriales5. Puis, dès le début de la première guerre punique, ces relations prennent un caractère plus politique avec l'établissement d'un foedus aequum6 et le maintien de liens privilégiés entre Hiéron II et Rome – liens qui perdureront tout au long de son règne. La disparition du roi en 215 est d'ailleurs à l'origine de 17 échanges avant la prise de la cité en 212, fournissant la preuve, comme avec Marseille, de la volonté de Rome (et de Marcellus) de tenter jusqu'au dernier moment d'éviter l'affrontement. Les conditions quasiment négociées de la deditio de la cité constituent d'ailleurs un règlement extrêmement rare, aux antipodes des clauses des deditiones imposées aux peuples ibériques puis gaulois. En Occident comme en Orient, les interlocuteurs ne sont jamais traités de façon identique : l'ancienneté et la qualité des relations antérieures déterminent, au moins partiellement, l'application plus ou moins rigoureuse des conditions dans lesquelles est mis fin à l'autonomie de ces cités ou royaumes. En ce qui concerne les autres interlocuteurs occidentaux, le tableau met en évidence l'indigence de leurs rapports avec Rome. La péninsule Ibérique, par exemple, n'apparaît comme un interlocuteur significatif que fort tardivement – entre les deux guerres puniques –, et surtout au cours du deuxième conflit7. Les contacts avec les Ligures posent un problème d'un 1.  Un double contact est établi avant et après la fondation vers – 600 (Justin, 43, 3, 4 et 5, 3). 2.  Contrairement aux allégations de Justin, la conclusion d'un véritable foedus est fort improbable. 3.  Seule la royauté lagide a établi des relations comparables avec Rome – mais seulement à partir de 273. 4.  César, B. C., 2, 22, 6. Voir infra p. 21. 5.  Voir notre article « Les difficultés frumentaires de Rome : les apports de la diplomatie (509210) », dans Au jardin des Hespérides, Mélanges offerts à A. Tranoy, PUR, 2004, p. 283-295. 6.  Le traité est conclu dès 263 et constitue également une exception : celle de la plus longue durée du respect (de la part des deux parties) d'un foedus aequum. 7.  Toutes les statistiques sont extraites de notre travail sur la diplomatie avant 290 (dans le premier volume) et, pour les trois derniers siècles républicains, du second volume prochainement sous presse.

15

I. Action de Rome

autre ordre, car il est bien difficile d'identifier avec précision ceux qui géographiquement feront partie de la Ligurie italienne et ceux qui intègreront les futures provinces alpestres. Quant aux Gaulois, ils ne sont présents dans cet inventaire que très ponctuellement, en 390 lors du raid contre Rome ; l'origine de ces Gaulois reste d'ailleurs très incertaine1. En revanche, les souvenirs de la prise de Rome ont imprimé dans la mémoire collective des Romains, une véritable « obsession » des Gaulois, selon l'expression de J. Bayet2, une obsession dont les effets sont encore sensibles à la fin de la République. Les 76 échanges entre Rome et les peuples d'Occident comptabilisés cidessus ne représentent que 16 % du nombre total des échanges identifiés entre la royauté et 197, mais il est vrai qu'avant la fin de la conquête de l'Italie péninsulaire en 272, les contacts de caractère diplomatique avec des interlocuteurs non italiques – qu'ils soient d'origine orientale ou occidentale – restent fort peu nombreux et souvent mal attestés3. Statistiques générales des contacts diplomatiques de Rome Nombre Contacts avec Rapport Occident/ Périodes total l'Occident total Royauté – 753 – 509 53 1 2% 509 – 396 135 3 2% 396 – 290 160 2 1% 290 – 219 96 15 16 % 218 – 198 182 55 30 % Sous-total 626 76 12 % 197 – 189 155 28 18 % 189 – 168 279 15 5% 167 – 100 272 57 21 % 99 – 31 267 108 40 % Sous-total 973 208 21 %

L'écart entre les rapports avec l'Occident et l'ensemble des échanges ne se creuse sensiblement qu'à partir de la fin des guerres samnites et avant la deuxième guerre punique, c'est-à-dire entre 290 et 219. Les relations se multiplient alors avec Carthage bien sûr (25 contacts), mais également avec la péninsule des Balkans (31 échanges, notamment le royaume épirote) ; tandis qu'avec les peuples occidentaux les rapports restent fort peu nombreux, ne représentant que 15 % des échanges. En revanche, ce pourcentage double pendant la durée de la deuxième guerre punique, en raison surtout, nous le disions, des négociations liées à la fin du royaume de 1.  D. Briquel, dans F. Hinard, Histoire  romaine, p. 215-234. La mémoire de cette catastrophe reste vive à Rome encore à la fin de la République et le 18 juillet, jour de la défaite de l'Allia, reste dies  atra, jour funeste dans les calendriers romains. 2.  Tite‐Live, Livre VII, CUF, p. 98. 3.  Par exemple avec Delphes, Athènes ou Alexandre le Grand, voir notre Diplomatie romaine.

16

Le jeu diplomatique des Romains en Occident lors de la conquête…

Syracuse, mais cette augmentation ne constitue qu'une parenthèse car les statistiques du IIe siècle sont très proches de celles du début de la République.

… et à partir de 197 Au cours des deux derniers siècles de la République, les données sont très révélatrices des caractéristiques de la diplomatie occidentale. Entre 197 et Apamée, on ne dénombre que 28 contacts, mais les chiffres les plus surprenants concernent les deux décennies suivantes : entre Apamée et Pydna, les relations avec les zones occidentales deviennent quasiment marginales1. Toute l'attention des historiens anciens s'est focalisée sur les conflits orientaux qui donnent lieu à des échanges quasi permanents d'ambassades entre Rome (ou les représentants romains) et les États orientaux et africains2. Même Tite-Live n'évoque que très sommairement les événements en Occident, généralement en fin du récit annuel des événements. De 167 à la fin du siècle, alors que les opérations en Orient se raréfient, les événements occidentaux occupent nécessairement une place plus importante, mais la diplomatie occidentale apparaît toujours aussi indigente. Certes la disparition des livres de Tite-Live peut expliquer cette faible proportion, mais Appien, Diodore ou Plutarque qui témoignent d'un certain nombre d'opérations militaires en Occident, n'avaient a  priori aucun motif de passer sous silence des échanges diplomatiques, s'ils en avaient eu connaissance. On doit d'ailleurs souligner que l'activité de César, rapportée par le conquérant lui-même, ne trouve pas d'échos comparables chez les autres historiens : entre 59 et 49, sur les 103 contacts recensés, 81 ne sont identifiés qu'à partir du témoignage exclusif de César3. Ce dernier chiffre réaffirme notre dépendance des sources qui induisent des perceptions peut-être assez éloignées des réalités ; cependant, l'indigence des rapports diplomatiques entre Rome et ses interlocuteurs occidentaux est trop récurrente sur la longue durée pour n'être pas plausible. Nos informations, pour imparfaites qu'elles soient, traduisent avec une certaine vraisemblance des formes de relations qui, tant par leur nombre que par leur contenu, paraissent fortement différenciées de celles mises en œuvre dans l'autre bassin de la Méditerranée. 1.  16 % de l'activité diplomatique entre 197 et 189 ; un peu plus de 5% entre Apamée et Pydna. 2.  Par exemple, on dénombre 43 ambassades échangées avec le royaume séleucide, 46 avec la ligue achéenne, 43 avec la ligue achéenne ou 53 avec la royauté antigonide (dont 43 pour les seules années 200 à 167). Avec l'Afrique, les échanges sont tout aussi nombreux : 51 avec le royaume de Massinissa, les Massyles ou 78 avec Carthage – sur une longue durée (entre – 509146), il est vrai. 3.  Voir infra les exemples extraits des récits de César et les doutes suscités par ses récits.

17

I. Action de Rome

La répartition chronologique et géographique des contacts diplomatiques Parmi les neuf ensembles retenus dans le tableau ci-dessous, quelquesuns correspondent à des interlocuteurs faciles à identifier – Marseille, la Lusitanie ou les îles –, mais pour d'autres peuples, nos sources ellesmêmes demeurent si incertaines, (voire erronées) que l'identification reste inévitablement trop imprécise. Le regroupement des Belges et surtout celui des Gaulois transalpins dans un ensemble particulier, n'est pas très satisfaisant, mais les limites des futures provinces ne fourniraient pas un cadre plus approprié. Répartition géographique des contacts diplomatiques de 197 à 31 (290-197) 197-168 167-133 132 – 60 59 – 31 3 14 1 Ligurie 4 3 2 2 3 Marseille 21 Îles 24 17 26 Espagne 7 Lusitanie 1 8 2 13 59 Gaulois transalpins 8 Cimbres – Teutons 24 Belges 1 17 Germains 44 38 24 103

Total 15 10 1 43 7 82 8 24 18 208

Quelques points forts résultent du recensement des contacts de ces années. En premier lieu, l'écrasante domination du témoignage de César en fin de période déséquilibre manifestement l'ensemble des statistiques, alors qu'entre 197 et 60, les données de nos sources fournissent des éléments relativement homogènes. Après la deuxième guerre punique, des changements notoires marquent la géographie des contacts : la Sicile (plus précisément le royaume de Syracuse) disparaît du champ de la diplomatie et, administrativement, la soumission semble se traduire dans les faits. Aucune forme de contact n'est en effet mentionnée dans nos sources et les seules révoltes notoires sont les révoltes serviles du IIe s. Or, la répression de ces formes de soulèvements ne peut en aucun cas donner lieu à des contacts diplomatiques : les esclaves sont assurément les seuls interlocuteurs à n'avoir jamais pu établir de telles relations avec les représentants de Rome1. Quelques contacts avec Marseille sont mentionnés tout au long de la période, tandis que la soumission des Ligures (mais pas seulement 1.  Alors qu'exceptionnellement des pirates et des mercenaires ont pu être admis comme interlocuteurs par des représentants romains.

18

Le jeu diplomatique des Romains en Occident lors de la conquête…

ceux des zones alpestres) se concentre sur une période inférieure à vingt ans. Les îles, la Corse et la Sardaigne, n'apparaissent que très marginalement. En 178, une délégation de Sardes vient au Sénat demander de l'aide contre les attaques des Ilienses, soutenus par des Baléares. Au même titre que les légations des alliés italiens reçues en même temps1, cette mission ne peut être considérée comme une ambassade dans la mesure où elle a été probablement envoyée par les représentants de la partie de l'île restés fidèles à Rome. En revanche, les Ilienses, qui occupent le centre montagneux de l'île, n'ont aucun contact avec les représentants de Rome – bien qu'ils soient restés insoumis au moins jusqu'à l'époque d'Auguste, comme en témoignent Diodore et Tite-Live pour lequel cette « peuplade n'est même pas encore totalement pacifiée de nos jours2 ». Quelques années plus tard, en 173, les Corses révoltés avaient perdu la bataille contre le préteur C. Cicereius : « On accorda ensuite la paix aux Corses, sur leur demande, et on exigea d'eux deux cent mille livres de cire. Une fois la Corse soumise…3 ». L'annaliste ne précise pas quels furent les intermédiaires de ce marchandage, mais il ressort de son témoignage que la paix accordée contre de la cire s'inscrivait dans une forme de marchandage assez souvent pratiquée par les généraux romains pour accorder une paix qui n'est qu'une soumission de l'île. Comme en Sardaigne, les régions intérieures de la Corse étaient très mal contrôlées et, dans ces deux îles, les généraux qui avaient eu en charge les opérations estimaient pouvoir postuler aux honneurs du triomphe. Ti. Sempronius Gracchus obtint effectivement le grand triomphe (c'est-à-dire financé par le Sénat) sur la Sardaigne, tandis que C. Cicereius n'obtenait que le triomphe sur le Mont Albain – sans qu'aucun motif ne soit avancé par nos sources pour justifier cette différence. Les Corses, pourtant ouvertement révoltés, avaient accepté de fournir les produits exigés, mais les sénateurs estimèrent probablement que les conditions de cette soumission ne permettaient pas au vainqueur d'être officiellement honoré. Sempronius quant à lui se targue d'avoir remporté une victoire marquant la véritable soumission de l'île – pourtant proclamée province romaine depuis plus d'un demi-siècle. L'inscription dédiée à Jupiter dans le temple de Mater Matuta lors de son triomphe en 174 justifie en ces termes l'attribution de sa récompense : « Sous le commandement et les auspices du consul Ti. Sempronius Gracchus, la légion et l'armée du peuple romain ont soumis la Sardaigne… Sa mission ayant rencontré le plus grand succès et… les tributs rétablis, il a ramené dans sa patrie l’armée saine et sauve et les bras 1.  Liv., 41, 6, 7 et 8, 4-12. 2.  Liv., 40, 34, 13 ; Diod., 5, 15, 6. 3.  « Pax deinde data petentibus Corsis », Liv., 42, 7, 2.

19

I. Action de Rome

chargés de butin. Il rentra à Rome en célébrant un second triomphe1 ». Il ne s'agit donc que du rétablissement de la soumission avec le versement des tributs imposés précédemment – depuis quand n'étaient-ils plus versés ? –, et cependant le triomphe fut entériné par le Sénat. La création des deux provinces d'Espagne n'a pratiquement pas modifié le nombre des contacts de caractère diplomatique, comme si la promulgation du statut de province ne pouvait faire évoluer les formes de la prise de contrôle, très progressive, de la péninsule. Seuls les événements de Numance semblent mettre un terme aux relations de caractère diplomatique avec Rome ou ses représentants. Mais dans les décennies antérieures en Espagne, comme en Gaule transalpine, les appellations de peuples mal identifiés ne permettent pas d'avoir une perception précise des avancées de l'armée et de la diplomatie. Lorsque Tite-Live ou Appien utilisent le terme générique de « Celtibères », l'identification de ces peuples est tout simplement impossible. Par exemple, en 181, le propréteur Q. Fulvius Flaccus dirige des opérations après la deditio de Contrebia ; il « emmena ses légions saccager la Celtibérie, tout en assiégeant de nombreuses forteresses, jusqu'à ce que la plus grande partie des Celtibères eût fait leur soumission2 ». De quels Celtibères s'agit-il ? Appien pour sa part ne mentionne qu'une bataille menée par Flaccus3 et son témoignage semble incompatible avec celui de Tite-Live qui, durant ces années, surestime manifestement les résultats obtenus lors des campagnes romaines. Dans la péninsule Ibérique et surtout en Gaule, de nouveaux interlocuteurs de Rome apparaissent dans le champ diplomatique : les Lusitaniens en 151 puis tous les peuples du nord de la Gaule, les Belges et les Germains. Ces derniers étaient déjà entrés en contact avec Rome lors de l'épisode de l'invasion des Cimbres et des Teutons – les seuls peuples dont les relations avec Rome furent aussi brèves que violentes4. La soumission de la Gaule fut également très rapide et cette subordination si chèrement payée par les habitants se traduisit par la disparition de tout contact d'ordre diplomatique dès la création des provinces gauloises de Narbonnaise en 70 et de Comata en 51. Dans ces espaces, le pouvoir romain ne paraît pas avoir été remis en cause après la conquête, et l'absence de contacts comparables à ceux qui perdurent dans la péninsule Ibérique après 197, contribue à confirmer la mainmise réelle de Rome sur ces territoires.

1.  Liv., 41, 28, 9. L'inscription figurait sur un tableau qui avait la forme de la Sardaigne et sur lequel on avait peint des batailles. 2.  In deditionem uenit, Liv., 40, 33, 9. 3.  App., Ib., 42. 4.  Entre 113 et 101. E. Demougeot, « L'invasion des Cimbres-Teutons-Ambrons et les Romains », Latomus, 37, 1978, p. 910-938.

20

Le jeu diplomatique des Romains en Occident lors de la conquête…

La brutalité des contacts diplomatiques Brutalité ? Le terme peut sembler excessif et pourtant, il paraît le plus approprié pour qualifier la diplomatie occidentale, car la comparaison avec les pratiques diplomatiques en Orient ne concerne pas seulement la fréquence des échanges, mais aussi et peut-être surtout leur contenu et les modalités de leur mise en œuvre. On ne retrouve par exemple dans aucun espace occidental de rencontres comparables aux multiples conférences organisées entre le début du IIe siècle et Pydna (168) en Grèce et en Orient. La réduction en province des zones occidentales ne donne même pas lieu à l'envoi de commissaires sénatoriaux pour organiser la mise en place de l'administration provinciale. Le seul interlocuteur à avoir eu avec Rome des rapports positifs en Occident est Marseille dont les députés fournissent toutes les informations dont les Romains ont besoin et sollicitent en même temps l'aide de leur allié : c'est l'objet des démarches de 189, 181 ou 154 lorsqu'ils subissent des attaques ligures1. En outre, une démarche tout à fait exceptionnelle est mentionnée par Justin en 122 : « Des députés de Marseille vinrent à Rome solliciter le pardon des Phocéens, ses fondateurs, dont le Sénat avait ordonné de raser la ville et d'anéantir le nom, pour les punir d'avoir, dans cette dernière guerre (contre Mithridate), et auparavant dans celle d'Antiochus, porté les armes contre le peuple romain. Cette grâce leur fut accordée2 ». Une telle « générosité » fournit la preuve des liens uniques qui unissaient Rome à Marseille – comme les hésitations de César en 49 semblent le montrer3. OBJECTIFS DES CONTACTS DIPLOMATIQUES AVEC L'OCCIDENT 197-168 167-133 132-60 59-31 Paix, Traité, Alliance 3 15 2 9 18 (+3) 10 2 34 Deditio Rapprochement. Remerciements 1 2 1 Négociation. Marchandage 5 1 13 29 Aide. Information 5 4 2 16 Se plaindre de l'interlocuteur 7 4 1 4 Justifier des actes 4 2 10 Inconnu 1 43 38 24 103

1.  2.  3.  4. 

Total 29 64 (+3)4 4 48 27 16 16 1 208

Respectivement Liv., 37, 57, 1-2 ; 40, 18, 4 et Polyb., 33, 8, 1-3 Justin, 37, 1, 1. Voir supra p. 15. Les trois deditiones mentionnées entre parenthèses correspondent à des demandes formulées par les généraux romains ; or, en Orient, comme en Occident, les demandes de deditiones n'ont un résultat positif que lorsqu'elles sont présentées par le futur déditice. Ces trois démarches sont donc des échecs.

21

I. Action de Rome

Plus de la moitié des actes diplomatiques correspondent à des objectifs ayant une connotation négative et la plupart d'entre eux présentent un réel intérêt au regard de la pratique diplomatique romaine en Occident ; cependant l'analyse détaillée de tous ces contacts n'étant pas possible ici, je choisirai d'examiner quelques exemples représentatifs de chaque type de rencontre. Outre les deditiones, les plaintes formulées au sujet de l'attitude des interlocuteurs ou même la volonté de justifier des actes antérieurs constituent autant de motifs de missions qui n'ont pas pour fonction d'engager de véritables négociations ou de tenter d'améliorer les relations entre les interlocuteurs1. En vérité, il faudrait ajouter à cet ensemble une partie importante des demandes de paix, car certaines de ces démarches sont présentées abusivement comme des paix qui auraient été négociées après combat alors qu'elles ont été simplement imposées sans aucune forme de dialogue – se rapprochant ainsi des procédures de deditiones. Un exemple significatif est fourni par le récit de Tite-Live au sujet de l'action de Gracchus en Espagne en 179. « Certains historiens », écrit-il2, affirment que la deditio d'Ergavica et celle d'autres places « ne fut pas faite de toute bonne foi : à peine Gracchus avait-il retiré ses légions d'une région que la guerre y reprenait aussitôt3 ». Cependant, après une victoire plus importante, « les Celtibères conclurent une paix véritable (debellatum ueramque  pacem) et non plus avec une loyauté fluctuante comme auparavant4 ». Une paix après une première deditio puis une victoire militaire ? Le traitement appliqué aux Espagnols dans un tel contexte parait très confus et difficilement recevable ; le récit livien est non seulement ambigu, mais fortement suspect de chercher à enjoliver le récit de la campagne du père des Gracques. Quant aux négociations, elles sont pour la plupart totalement fermées et très souvent assorties de marchandages, semblables à ceux mis en œuvre lors d'une soumission5. Plus caractéristique encore, ces négociations ont quasiment toutes des résultats négatifs ; deux exemples en ce sens : en 179, trois mille Gaulois transalpins passent en Italie et, « sans se livrer à la moindre hostilité, ils demandaient un territoire aux consuls et au Sénat, afin d'y vivre en paix sous l'autorité du peuple romain. Le Sénat ordonna aux Gaulois de sortir d'Italie et au consul Q. Fulvius de mener une enquête et de sévir contre ceux qui avaient été les meneurs et les instigateurs 1.  Soit 108 contacts sur 208. 2.  Quidam auctores. Sur ces auteurs inconnus, voir les commentaires de Chr. Gouillart, Introduction  du Livre XL de Tite‐Live, CUF, 1986, p. XXX. 3.  Liv., 40, 50, 2. 4.  Liv., 40, 50, 5. 5.  Comme en 54, lorsque César exige des Trinovantes, outre des otages, du blé pour accepter leur deditio (B.G., 5, 20).

22

Le jeu diplomatique des Romains en Occident lors de la conquête…

de ce passage des Alpes1 ». Autre exemple d'un échec plus d'un siècle plus tard, en 58, lorsque les « plus grands personnages » (nobilissimi ciuita‐ tis) de l'État helvète « viennent demander à César l'autorisation de traverser une partie de la Gaule. Le proconsul leur répond que « s'ils avaient un désir à exprimer, qu'ils revinssent aux ides d'avril2 » ; et il commence immédiatement la construction du mur destiné à leur interdire le passage. Dans ces deux cas, comme dans d'autres, les négociations, pourtant entamées dans un contexte apparemment non belliqueux, se heurtent à des refus, assortis qui plus est, de décisions hostiles. Les critiques contre les agissements de certains représentants du pouvoir romain, notamment en Espagne, se multiplient dès le début du IIe siècle. En 171, une délégation qualifiée d'alliée (donc envoyée par des provinciaux fidèles) est reçue au Sénat : « Ces envoyés, après s'être plaints de l'avarice et de l'orgueil des magistrats romains, se jetèrent aux pieds des sénateurs, et les supplièrent de ne pas souffrir que des alliés de Rome fussent persécutés et dépouillés plus cruellement que des ennemis3 ». Les Espagnols n'obtiennent que partiellement satisfaction avec l'envoi de cinq commissaires chargés d'enquêter, mais les responsables ne furent pas condamnés. Pas plus que ne le fut C. Cassius, dont les exactions avaient été dénoncées en 170 à Rome par le roi gaulois Cincibilus ; le Sénat promit de demander des comptes au consul et les délégués gaulois sont couverts de cadeaux – c'est exceptionnel ! – ; ils furent même raccompagnés par une ambassade sénatoriale4. Cependant Cassius, alors en Macédoine, évita de rentrer à Rome afin de ne pas être mis en accusation. C'est probablement dans le cadre de la mise en pratique des deditiones que la diplomatie occidentale affiche une image particulièrement négative. Nous l'évoquions en introduction, presqu'un tiers des contacts diplomatiques se limitent à des deditiones5. Même si nos sources, dans ces régions, plus qu'ailleurs, font référence à des procédures de soumission parfois mal identifiées ou ambiguës, l'usage quasi systématique de ce type de règlement illustre la volonté des généraux romains – puisque eux seuls reçoivent ces soumissions – d'empêcher tout dialogue avec les ennemis d'Occident. Certes, un contact avec des ambassadeurs est parfois mentionné (notamment par César) et les conditions de la deditio sont alors présentées comme ayant été partiellement négociées6. Mais on connaît les 1.  2.  3.  4.  5. 

Liv., 40, 53, 5-6. Caes., B.G., 1, 7. Liv., 43, 2, 2. Liv., 43, 5, 1-10. Entre 197 et 49 (prise de Marseille), sur les 713 contacts diplomatiques avec les peuples et cités gréco-orientales et africaines, on ne compte que 32 deditiones (= 4,5%) ; dans le même laps de temps, on compte 64 deditiones avec l'Occident sur 208 échanges (soit 30%). 6.  Voir J. S. Richardson, Spain  and  the  development  of  the  Roman  imperialism (1986, Appendix V, p. 199 sq.). La Tabula Alcatarensis précise également les conditions de la deditio d'une peuplade

23

I. Action de Rome

limites d'une telle négociation puisque la supériorité des forces romaines est admise (au moins provisoirement) par le déditice. C'est César luimême qui d'ailleurs établit une nette différenciation entre une simple capitulatio et une deditio. En 57, dans sa réponse aux legati des Atuatuques, il précise que « ses habitudes de clémence, plutôt que leur conduite, l'engageaient à conserver leur nation, s'ils se rendaient avant que le bélier eût touché leur mur, mais il n'y avait de dédition possible que si les armes étaient livrées1 ». Pour autant, lorsqu'aucune légation ou aucun médiateur n'est mentionné, doit-on admettre que l'usage du terme deditio permet de différencier la procédure alors mise en œuvre d'une simple capitulatio ? Quelques décisions, vraisemblablement imposées de façon unilatérale, ont dû être plus proches de capitulations que de déditions2. Par exemple en 195, le consul M. Porcius Cato, au début de ses campagnes contre les Turdetani reçoit la soumission de sept places fortes, mais « peu de temps après son retour à Tarragone, ils se soulevèrent de nouveau... Ils furent réduits une seconde fois, mais ils ne trouvèrent pas la même indulgence chez leurs vainqueurs. On les vendit tous à l'encan, pour éviter qu'ils ne demandassent la paix trop souvent3 ». Alors que les répressions qui suivent les défections (surtout après une deditio) n'ont pas besoin d'être justifiées, paradoxalement Caton semble vouloir assimiler la deditio antérieure à une demande de paix. La confusion entre les différentes terminologies paraît avoir été volontairement entretenue et la fonction principale de ce simulacre de négociation au moment de la soumission est surtout de valoriser la générosité du chef des armées romaines. Ce thème est récurrent dans le récit de César qui n'a de cesse d'exalter son humanitas et sa clementia – comme dans le cas déjà évoqué de la soumission de Marseille4 –, mais il a été utilisé par d'autres généraux romains et dans d'autres espaces, en Espagne comme en Gaule. Au-delà des difficultés à identifier les procédures, il faut enfin souligner que, dans les zones occidentales, bien plus que dans d'autres régions, les engagements minimaux liés à l'acceptation de la deditio de l'ennemi ne sont pas toujours respectés. Un des exemples les plus représentatifs concerne les événements liés à la deditio des Ligures Statellati en 173 au consul M. Popilius Laenas. « Ils se rendirent, sans conclure, il est vrai, de

1.  2.  3.  4. 

de la région du Tage sous le consulat de C. Marius : Agros et aedificia, leges cete(ra omnia) quae sua  fuissent pridie quam de dedid(erunt quae tum) extarent eis reddidit (sc. L. Caesius) dum populus (sena‐ tusque) Romanus vellet. « Sed deditionis nullam esse condicionem nisi armis traditis », Caes., B. G., 2, 31. Voir notre article « Les deditiones entre capitulations et négociations », Mélanges Monique Clavel‐ Lévêque, 4, p. 255-270. Saepius pacem sollicitarent, Liv., 34, 16, 9. Voir supra p. 21.

24

Le jeu diplomatique des Romains en Occident lors de la conquête…

convention1 » (le pactus qui garantissait les conditions de leur soumission)… « mais celui-ci leur enleva à tous leurs armes, détruisit leur ville, les fit vendre, eux et leurs biens ». Informé par une lettre du consul, « le Sénat jugea ces faits scandaleux (atrox res) » et s'inquiéta surtout de ce que « le sort survenu à tant de milliers d’innocents implorant la bonne foi du peuple romain avait constitué le plus détestable précédent, au point que personne n’oserait plus jamais faire sa soumission2 ». On retrouve pourtant une situation tout à fait semblable en 151 après la deditio de la cité ibère de Cauca à Lucullus : bien que les déditices aient fourni les otages, les cent talents d'argent et les cavaliers exigés par le consul, l'ordre est donné de massacrer tous les adultes : « Ces derniers avaient beau invoquer les garanties reçues ainsi que les dieux protecteurs des serments et reprocher aux Romains leur perfidie, on les massacrait sauvagement… Lucullus mit la ville à sac et jeta le discrédit sur les Romains3 ». L'année suivante, les Lusitaniens venus renouveler le traité sont également massacrés sur ordre de Galba et Appien, notamment, témoigne des conséquences de ces exactions répétées : elles sont à l'origine du soulèvement de Viriathe. Les cas présentés ici ne sont pas les seuls exemples connus de non respect des engagements ; les autorités romaines semblent s'en émouvoir et craindre des effets dévastateurs pour la réputation de Rome. Mais ses scrupules pèsent peu de poids face à la solidarité de l'oligarchie sénatoriale : d'une part les responsables ne sont presque jamais condamnés et d'autre part le Sénat tente de justifier les décisions de ses représentants. Appien présente l'essentiel de l'argumentaire des sénateurs à l'occasion de la réclamation des habitants de Ségéda, venus se plaindre du non-respect du traité conclu avec Sempronius. Il leur fut répondu : « Quand le Sénat octroie des privilèges de ce genre, c'est toujours avec ce préambule qu'ils ne demeureront en vigueur que tant qu'il paraîtra bon à lui-même et au Peuple Romain4 ». L'affirmation aussi nette du caractère unilatéral des décisions et de leur remise en cause a pour corollaire de nier en quelque sorte la fonction même de la diplomatie. La conquête militaire des provinces occidentales s'est accompagnée, comme en Orient, d'un certain nombre de contacts diplomatiques. Mais les peuples occidentaux ont subi une diplomatie pour l'essentiel négative, expéditive et souvent irrespectueuse de ses engagements. Une méfiance réciproque s'était rapidement installée, laissant assurément peu de place à 1.  « Dediderunt sese, nihil quidem illi pacti », Liv., 42, 8, 1. Les Statellati sont mal localisés, probablement sont-ils ensuite intégrés dans les Alpes Cottiennes. 2.  Liv., 42, 8, 1-6. 3.  App., Ib., 52. 4.  App., Ib., 44.

25

I. Action de Rome

des ouvertures diplomatiques. L'âpreté des affrontements, les difficultés militaires prolongées durant des décennies se traduisent par des relations diplomatiques sommaires, limitées et souvent ambiguës. Les généraux jouent en permanence sur la terminologie, affichant de confondre ou d'associer négociation, paix, dédition ou capitulation – comme si les contenus de ces termes étaient équivalents. Les peuples occidentaux ne sont pourtant pas dupes ; ils connaissent le sens et la valeur des engagements, des traités ou des clauses des deditiones et se plaignent du non-respect des promesses romaines. Si seule la cité de Marseille est traitée différemment – comme l'avait été en 212 Syracuse –, ce n'est évidemment pas un hasard : ces deux cités, d'origine grecque, reçoivent un traitement nettement plus proche de celui appliqué aux États hellénistiques. Aux autres peuples barbares d'Occident sont appliqués des modes opératoires d'une toute autre nature, mais c'est probablement le mépris des engagements qui a laissé les traces les plus durables dans les rapports établis entre vainqueurs et vaincus. L'emprise de Rome sur l'Occident en a été marquée pour plusieurs décennies.

26

Les gouverneurs des provinces occidentales à l’époque républicaine et sous le Principat Agnès Bérenger Professeur d'histoire romaine à l'université Paul Verlaine - Metz

Les sources antiques peignent des portraits très contrastés des gouverneurs qui administrèrent les provinces occidentales de l’empire romain. Si l’orateur Cicéron décrit Verrès, préteur en Sicile, comme le gouverneur le plus abominable qu’aient jamais eu à supporter des provinciaux, l’historien Tacite présente en revanche son beau-père Agricola comme un modèle à suivre et met l’accent sur l’excellence de son comportement en Bretagne. Au-delà de ces cas, peut-être exceptionnels et sans aucun doute présentés avec un certain nombre d’artifices rhétoriques, la réalité du terrain était nettement plus contrastée et mérite une étude attentive. Qui étaient donc ces représentants du pouvoir central ? Quels étaient les pouvoirs considérables qui leur étaient confiés et les limites qui y étaient posées ? Enfin, les relations avec leurs administrés ne furent pas toujours exemptes de frictions et ce mode de gouvernement a souvent été vécu et décrit comme oppressif. De nombreux abus furent commis par les représentants du pouvoir central, état de fait problématique qui a entraîné la mise en place progressive d’un système de régulation. Dans les provinces étaient envoyés des représentants du pouvoir romain, les gouverneurs. Sous la République, ces derniers étaient soit des magistrats en titre, consul ou préteur, dotés de l’imperium, soit des promagistrats, dont le pouvoir de magistrat avait été prolongé pour un an. Ils portaient alors le titre de propréteur ou de proconsul. Rapidement, la conduite des guerres et le gouvernement des provinces obligèrent Rome à proroger certains magistrats. Au IIe siècle av. J.-C., les provinces furent de plus en plus gouvernées par des magistrats prorogés, parce que l’augmentation du nombre de provinces imposa cette solution. En effet, désormais le nombre de magistrats à imperium en exercice s’avérait insuffisant pour pouvoir en envoyer dans toutes les provinces. Les magistrats exerçaient d’abord leur fonction à Rome, puis étaient immédiatement envoyés gouverner une province. À partir de la lex Pompeia 27

I. Action de Rome

de 52, un intervalle minimal de cinq années devait séparer la magistrature et la promagistrature. Ce n’étaient pas les individus qui choisissaient leur province, l’attribution se faisant par tirage au sort. Une modification substantielle se produisit en 27 av. J.-C. Lors d’une séance au Sénat le 16 janvier 27, eut lieu le partage des provinces entre Auguste et le Sénat. Dans celles dépendant du Sénat, qu’on qualifie couramment de « provinces publiques », les gouverneurs étaient désignés par le Sénat, par tirage au sort, et portaient le titre de proconsul. La majorité de ces provinces étaient dévolues à des anciens préteurs, qui avaient normalement géré la préture au moins cinq ans auparavant. Seules l’Asie et l’Afrique étaient réservées à des sénateurs de rang consulaire. Dans les provinces impériales, les gouverneurs clarissimes étaient directement désignés par l’empereur et portaient tous le titre de légat d’Auguste propréteur. Certaines provinces, sans légion sur leur sol ou dotées d’une seule légion, étaient gouvernées par des anciens préteurs, tandis que celles dotées de deux ou trois légions étaient administrées par un consulaire. Enfin, d’autres provinces impériales furent confiées à des chevaliers, avec le titre de procurateur. Il s’agissait en général, mais pas exclusivement, des plus petites provinces, c’est-à-dire des îles ou des régions montagneuses, telles les Alpes Cottiennes ou Grées. La distinction désormais établie entre provinces publiques et provinces impériales entraîna des différences sensibles dans leur mode de gouvernement. En particulier, dans les provinces sénatoriales, le proconsul n’est en fonction que pour un an (même si des cas de prorogation sont attestés), durée limitée, ce qui rendait donc difficile une politique sur le long terme.

Les pouvoirs du gouverneur Les gouverneurs étaient dotés de pouvoirs qui leur accordaient en théorie une puissance quasi absolue au sein de leur province. Cependant, ces pouvoirs n’étaient pas sans bornes et des limites ont été très rapidement posées.

L’imperium Le fondement du pouvoir exercé par le gouverneur de rang sénatorial dans sa province était l’imperium, qui lui donnait le droit de commander une armée et de rendre la justice, et qui était attribué aussi bien aux proconsuls qu’aux légats d’Auguste propréteurs1. Cet imperium, qualifié de consulaire à l’époque républicaine, fut ensuite appelé proconsulaire au 1.  Cf. de Martino F., Storia della costituzione romana, IV, 2, 2e éd., 1975 (Naples), p. 807-808.

28

Les gouverneurs des provinces occidentales à l’époque républicaine…

début de l’Empire, à une date qui reste indéterminée1. La question s’avère plus délicate en ce qui concerne les gouverneurs de rang équestre, qui n’avaient pas détenu au préalable de magistrature. Ils ont reçu, au terme d’un processus qui s’est étalé entre les règnes d’Auguste et de Claude, des pouvoirs incluant des pouvoirs juridictionnels, mais sans comprendre l’imperium2. Autre différence sensible, tous les gouverneurs ne sont pas investis de l’imperium au même moment. Le proconsul le revêtait au départ de Rome, après avoir franchi les limites du pomerium, comme l’indique Dion Cassius3. En revanche, les légats d’Auguste propréteurs n’étaient investis de l’imperium qu’au moment de leur entrée dans la province4. Exception faite de celui de l’empereur, l’imperium du gouverneur était supérieur, dans sa province, à celui de tous les autres représentants de Rome. Cette notion implique que les proconsuls avaient la haute main sur les magistrats mineurs en fonction dans la même province, en l’occurrence leur questeur, ce qui explique qu’ils aient pu, en cas de manquement caractérisé, lui ordonner de quitter la province5. Les juristes insistent nettement sur le fait que l’imperium ne pouvait être délégué aux légats du proconsul, même s’il lui était par ailleurs permis de leur conférer des pouvoirs juridictionnels6. De même, les légats d’Auguste propréteurs étaient les supérieurs hiérarchiques des légats de légions dans les provinces dotées de plusieurs légions. En revanche, dans les rapports du légat d’Auguste propréteur avec le procurateur en charge des finances désigné par l’empereur, les juristes ne laissent pas entrevoir de lien de subordination. Au contraire, ils insistent sur l’indépendance du procurateur par rapport au gouverneur7. C’est en vertu de son imperium que le gouverneur rendait la justice et pouvait mener des opérations militaires. En effet, rien n’atteste formellement que le proconsul ait été privé sous l’Empire de l’imperium militiae qui lui donnait le pouvoir de commander les troupes stationnées dans sa province8.

Le ius gladii Pour rendre la justice et assurer le maintien de l’ordre, deux des fonctions les plus importantes de tout gouverneur, un autre pouvoir jouait un 1.  Sur les problèmes de chronologie à ce sujet, Hurlet F., Le proconsul et le prince d’Auguste à Dioclé‐ tien, 2006 (Bordeaux), p. 129-130. 2.  Tac., Ann., XII, 60, 2. Loreto L., Il comando militare nelle province procuratorie, 2000 (Naples), p. 3740. 3.  Dion Cassius, LIII, 13, 4. Cf. Digeste, I, 16, 1-2. 4.  Dion Cassius, LIII, 13, 8. Cf. de Martino F., ouvr. cité, p. 807. 5.  Cic., II Verr. III, 134. 6.  Pomponius, Digeste, I, 16, 13. 7.  Digeste, I, 16, 7, 2 ; I, 16, 9 pr. 8.  Voir la discussion dans Hurlet F., ouvr. cité, p. 131-160.

29

I. Action de Rome

rôle fondamental. Il s’agit du ius gladii, droit de condamner à la peine capitale. La question du ius  gladii dont était investi le gouverneur a fait l’objet de vifs débats. La première question qui se pose est celle de l’attribution de ce pouvoir à tous les types de gouverneurs, qu’ils soient sénateurs ou chevaliers, proconsuls, légats d’Auguste propréteurs, préfets ou procurateurs. Dion Cassius fait allusion à plusieurs reprises au droit de condamner à la peine capitale conféré aux gouverneurs1 et si l’on le suit, à l’époque d’Auguste, tous les gouverneurs de rang sénatorial disposaient du ius gladii. Comme pour d’autres mesures que l’historien attribue à Auguste, un soupçon d’anachronisme flotte sur ces assertions. De fait, la chronologie pose problème et il semble bien que ce pouvoir ait été accordé progressivement aux différents types de gouverneurs2. Selon Dion Cassius, le gouverneur pouvait condamner à mort les provinciaux et les soldats3, et ce droit semble avoir compris les citoyens romains. Déjà à la période républicaine, certaines indications laissent penser que les gouverneurs avaient le droit de prononcer des condamnations à mort à l’encontre de citoyens. Dans les Verrines, si Cicéron accuse Verrès d’avoir fait crucifier P. Gauius, il ne lui dénie nulle part le droit de condamner à mort un citoyen romain4. C’est le caractère infamant de la peine infligée, réservée en principe à des esclaves, ainsi que le refus de Verrès de permettre à Gauius d’exercer son droit d’appel pour être jugé à Rome, qui sont en cause, non la condamnation à mort elle-même. À Lyon, en 177, le gouverneur a fait décapiter des chrétiens qui étaient citoyens romains et a condamné aux bêtes ceux qui n’étaient pas citoyens, après en avoir référé, il est vrai, à Marc Aurèle5. Le droit de prononcer une condamnation à mort apparaît donc comme l’apanage exclusif du gouverneur de province, seul représentant de Rome habilité à rendre une telle sentence, à l’exception bien sûr de l’empereur si ce dernier était de passage dans une province.

Le ius edicendi Le ius  edicendi  faisait partie des pouvoirs attribués aux magistrats du peuple romain et était aussi reconnu aux gouverneurs de province. Il leur conférait la capacité à promulguer des édits, dont le plus important est sans conteste celui qu’ils prenaient à leur entrée en fonction, afin de définir les principes auxquels ils entendaient se conformer. Comme cette promulgation avait lieu dès l’entrée en charge, cela impliquait que le gouverneur 1.  2.  3.  4.  5. 

Dion Cassius, LII, 22, 2-3 ; LIII, 13, 6-7 ; LIII, 14, 5. Jones A.H.M., Studies in Roman Government and Law, 1960 (Oxford), p. 59-65. Dion Cassius, LIII, 13, 6 ; 14, 5. Cic., II Verr. V, 161-170. Eusèbe, Histoire Ecclésiastique, V, 1, 44 ; 47.

30

Les gouverneurs des provinces occidentales à l’époque républicaine…

l’avait rédigé avant son arrivée, vraisemblablement alors qu’il se trouvait à Rome, entre la nouvelle de sa désignation et sa cérémonie de départ (profec‐ tio). L’édit du gouverneur ne valait que pour la durée de son séjour dans sa province et n’impliquait pas que ses successeurs s’engageassent à respecter les dispositions ainsi définies. Cet état de fait pouvait d’ailleurs entraîner des discordes entre les gouverneurs successifs. Toutefois, dans la réalité, les édits des gouverneurs ne présentaient pas obligatoirement de grandes différences. À partir d’une base uniforme, des modifications et correctifs étaient apportés, selon ce qu’imposaient les circonstances. L’édit comprenait donc une partie tralatice, héritée de la tradition, et des dispositions spécifiques, prises en fonction du contexte local. Sous l’Empire, les informations sur l’édit provincial sont extrêmement ténues. L’une des questions essentielles est de savoir si une évolution a conduit à la création d’un édit provincial général, mais plusieurs indices laissent penser qu’une uniformisation n’a pas pu se produire avant le milieu du IIe siècle de notre ère.

Des pouvoirs bien encadrés Les instructions (mandata) Le gouverneur disposait donc de pouvoirs extrêmement étendus, tout au moins au sein de sa province. Il ne faut pas pour autant en déduire que sa conduite n’était pas encadrée. De nombreux interdits avaient été fixés, comme l’atteste le nombre important de passages de juristes classiques repris au Digeste qui définissaient strictement les normes à respecter. Une proportion importante de ces interdits se trouvaient définis dans les man‐ data remis au gouverneur au moment de son départ de Rome. Les mandata représentaient des instructions préalables remises aux gouverneurs, qui leur donnaient des consignes à suivre pour l’ensemble de leur fonction. Des mandata  senatus existaient sous la République. En revanche, pour l’époque impériale, l’existence de ces mandata émanant du Sénat est moins assurée1, et, en tout état de cause, ils ne pouvaient plus concerner que les provinces dont la responsabilité était restée du ressort de la Haute Assemblée lors du partage de 27 av. J.-C. L’existence des mandata pour les légats d’Auguste propréteurs est bien attestée dès les débuts de l’Empire, comme le montre un passage des An‐ nales de Tacite2. L’historien y mettait en scène Domitius Celer, un des amis de Cn. Calpurnius Piso. Après le décès suspect de Germanicus, en 20 1.  Pour Millar F., « The Emperor, the Senate and the Provinces », JRS, 56, 1966, p. 159, rien ne prouve leur existence. 2.  Tac., Ann., II, 77, 1. Sur ce passage, cf. Marotta V., Mandata principum, 1991 (Turin), p. 64-65.

31

I. Action de Rome

ap. J.-C., il conseilla à Pison de profiter de la conjoncture et de l’autorité dont il jouissait en tant que gouverneur de Syrie, désigné par Tibère luimême. Parmi les éléments qui appuyaient l’autorité de Pison, Domitius Celer énumérait les faisceaux, l’autorité de préteur, les légions et les man‐ data. L’auctoritas de légat et les instructions impériales étaient mises sur le même plan et constituaient ainsi des éléments de légitimité déterminants. En revanche, la question de la remise de mandata impériaux s’avère plus délicate en ce qui concerne les proconsuls, qui ne dépendaient pas, en théorie, de l’empereur. Il est assuré qu’eux aussi finirent par recevoir des mandata, mais la date de mise en œuvre de cette pratique reste discutée, vraisemblablement dès le début du IIe siècle1. Il semblerait que le contenu des mandata ait varié selon les gouverneurs et les spécificités de leurs provinces. Ainsi chaque recueil devait-il contenir à la fois des instructions générales, valables pour n’importe quelle province, et des sections élaborées en tenant compte des spécificités de la charge2, spécificités qui tenaient à la fois au contexte immédiat (par exemple des frictions aux frontières et des risques d’invasion ou des problèmes importants dans la province) et aux particularités reconnues de la province en question. Ainsi, dans une province sujette aux attaques de pirates, telle la Sardaigne, les instructions pouvaient comporter une section particulière sur ce point. Pour l’essentiel, les mandata concernaient deux aspects : la conduite des envoyés du pouvoir central et les compétences qui leur étaient dévolues, en particulier la justice et le maintien de l’ordre.

Des normes de comportement contraignantes Lorsque l’on se penche sur les textes antiques qui concernent les gouverneurs de province dans l’empire romain, on ne peut qu’être frappé par la variété des interdictions qui encadraient leur fonction et fixaient les normes de comportement qu’ils étaient censés respecter3. Ces dispositions contraignantes visaient à garantir l’impartialité du gouverneur, tout en limitant les risques d’accusation de collusion avec tel ou tel provincial. C’est ainsi que s’explique, par exemple, l’interdiction de recevoir des cadeaux. Les mandata insistaient aussi sur ce point : les seuls cadeaux accep1.  Cf. Millar F., The Emperor  in  the  Roman  World  (31  BC  –  AD  337), 2e éd., 1992 (Londres), p. 313, 316 ; Hurlet F., ouvr. cité, p. 226-232, 240 ; Bérenger A., « Le contrôle des gouverneurs de province sous le Haut-Empire », dans Feller L. (dir.), Contrôler les agents du pouvoir, 2004 (Limoges), p. 130-131. 2.  Marotta V., « Liturgia del potere. Documenti di nomina e cerimonie di investitura fra principato e tardo Impero Romano », Ostraka, 8, 1999, p. 145. 3.  Pour une étude plus complète, je renvoie à Bérenger A., « L’impartialité du gouverneur de province dans l’empire romain : entre affirmations théoriques et réalité », dans Bock F., BührerThierry G., Alexandre S. (coord.), L’échec en politique, objet d’histoire, 2008 (Paris), p. 179-189.

32

Les gouverneurs des provinces occidentales à l’époque républicaine…

tables étaient ceux qui correspondaient aux besoins quotidiens1. Un plébiscite rappelé aussi par le Digeste précisait que les dons acceptables ne devaient pas dépasser ce qui pouvait se manger ou se boire pour un ou deux jours. Or ce plébiscite, dont la datation est controversée, remonte au moins au Ier siècle av. J.-C., sinon au IIe siècle, ce qui montre que les autorités romaines ont très tôt tenté de limiter les abus envers les provinciaux2. L’interdit ne se limitait pas aux cadeaux, mais concernait aussi les achats qui pouvaient être effectués dans la province. Les mandata interdisaient en effet aux gouverneurs d’effectuer, à quelque titre que ce fût, des achats qui excédaient les exigences de la vie quotidienne3. Cette interdiction comprenait l’achat d’esclaves, principe qui était déjà en vigueur à l’époque de Cicéron. Ce dernier en fait mention dans son discours contre Verrès, où il affirme que les anciens (maiores) avaient introduit une série de règles pour prévenir les abus des gouverneurs et avaient ainsi interdit l’achat d’esclaves sur le sol provincial. La seule exception prévue était la possibilité de remplacer un esclave décédé, et encore fallait-il que cet esclave fût décédé sur place4. La restriction imposée s’explique ainsi, selon Cicéron : les maiores n’avaient pas voulu laisser un gouverneur monter sa maison dans la province, mais seulement réparer la perte subie en province. L’emploi par Cicéron du terme de maiores laisse penser que cette interdiction remontait à une époque assez reculée et il semble qu’elle ait déjà été en vigueur au milieu du IIe siècle av. J.-C.5. Plus largement, toute forme d’activité que nous pourrions qualifier d’« économique » était interdite aux gouverneurs à l’intérieur de leur province, et ce, déjà à l’époque de Sylla, au début du Ier siècle av. J.-C. Cicéron, dans les Verrines, faisait clairement allusion à l’interdiction qui leur était faite de consentir des prêts à intérêt, puisqu’il affirmait que, s’il prouvait que Verrès avait consenti des prêts sur ses fonds propres dans la province de Sicile, l’accusé ne pourrait échapper à la condamnation6. De telles interdictions s’expliquent par la nécessité de maintenir une distance nette entre le gouverneur et ses administrés, en particulier les notables locaux, afin de garantir son impartialité et d’éviter toute collusion qui aurait pu jeter le doute sur les décisions qu’il était amené à prendre lors des procès qui venaient devant sa juridiction. C’est ce que disait clairement Cicéron dans les Verrines, à la suite du passage déjà cité. Les maiores avaient interdit aux gouverneurs d’effectuer des achats dans leur province parce qu’ils estimaient que le vendeur n’aurait pas été libre de 1.  2.  3.  4.  5.  6. 

Dig., I, 16, 6, 3. Dig., I, 18, 18. Cf. Marotta V., Mandata principum, 1991 (Turin), p. 140. Dig., I, 16, 6, 3. Sur ce point, Marotta V., ouvr. cité, p. 138-139. Cic., II Verr., IV, 9. Marotta V., ouvr. cité, p. 139-140. Cic., II Verr. III, 169.

33

I. Action de Rome

vendre selon ses désirs, en toute liberté, et en particulier qu’il n’aurait pas été à égalité avec l’acquéreur lors de la fixation du prix. Par conséquent il se serait agi d’une extorsion (ereptio), non d’une acquisition (emptio). Comme le soulignait l’orateur, ils avaient bien compris qu’un Romain exerçant le pouvoir administratif dans une province pourrait emporter tout ce qu’il voudrait, et au prix qu’il aurait lui-même fixé1. Un autre type de relations, plus personnelles, entre provinciaux et gouverneur était aussi vigoureusement prohibé. Le gouverneur n’avait en effet pas le droit de prendre épouse dans la province où il était en fonction2. Un passage de Tacite a été invoqué par certains auteurs qui en tirent argument pour conclure que cette interdiction remonterait à l’époque républicaine3, mais l’historien n’affirme rien de tel explicitement. Cette interdiction est également soulignée à plusieurs reprises dans le Digeste : le gouverneur ne pouvait contracter une union légitime avec une femme qui était originaire de la province où il était en fonction ou qui y était domiciliée4. Ces interdits matrimoniaux ont été compris de diverses manières : l’interdiction pouvait être due à la peur que certains magistrats n’abusent de leur autorité pour contraindre une femme ou sa famille à consentir au mariage, comme l’affirme un passage de Papinien à propos des préfets de cohorte ou de cavalerie et des tribuns : le mariage avec une femme de la province où ils servaient était prohibé parce qu’ils se trouvaient dans une position de pouvoir5. Mais on peut aussi supposer que l’interdit visait à éviter qu’une telle union n’ôte au gouverneur sa liberté de jugement et son indépendance vis-à-vis des affaires locales. En effet, une famille de notables locaux aurait pu tirer avantage d’une union avec le gouverneur et en profiter pour obtenir divers avantages, ce qui pouvait à terme altérer les équilibres locaux et engendrer des conflits ou les réactiver. Il est aussi possible que l’interdiction ait voulu empêcher que le gouverneur n’accroisse de façon excessive sa puissance à travers des alliances matrimoniales dans la province et ne puisse ainsi soustraire le territoire à la domination romaine. En fait, on peut admettre que chacune de ces raisons ou toutes ensemble aient pesé sur la mise en place de l’interdiction. Toutes ces explications ont en tout cas un point commun : il s’agissait de limiter les contacts entre provinciaux et gouverneur. Néanmoins, l’existence de normes définies ne signifie pas qu’elles aient été appliquées avec toute la rigidité qui se dégage des textes juridiques. On ne peut que constater

1.  Cic., II Verr. IV, 10. 2.  Bibliographie sur cette question : Dell’Oro A., « Il divieto del matrimonio fra funzionario romano e donna della provincia », dans Studi in onore di Biondo Biondi, II, 1965 (Milan), p. 525-540. 3.  Il s’agit de Tac., Ann., III, 33. Cf. Dell’Oro A., art. cité, p. 530-531. 4.  Dig., XXIII, 2, 38, 2. Voir aussi Paul, Sentences, II, 19, 10. 5.  Dig., XXIII, 2, 63.

34

Les gouverneurs des provinces occidentales à l’époque républicaine…

que les autorités impériales ont éprouvé le besoin de réitérer les interdictions, et cela parce qu’elles n’étaient, semble-t-il, pas toujours respectées. Même si les sources juridiques laissent voir un souci réel d’encadrer la fonction de gouverneur, il est indéniable que des abus furent commis. Face à cet état de fait, une législation répressive se mit progressivement en place.

Abus commis par les gouverneurs et législation de repetundis Sous la République, le problème des abus dans l’exploitation des provinces s’est rapidement posé, que ces abus soient commis au profit des caisses de l’État ou pour reconstituer la fortune des gouverneurs aux dépens de leurs administrés. En effet, les campagnes électorales pour l’obtention de magistratures mettaient souvent à mal le patrimoine personnel des candidats. En outre, la gestion de certaines magistratures, en particulier l’édilité, s’avérait souvent très onéreuse. Le gouvernement d’une province apparut donc comme une source de profit pour certains des Romains qui y étaient envoyés. Toutefois, si ces agissements semblent avoir été relativement fréquents, ils étaient répréhensibles aux yeux de la loi romaine. Le premier procès pour concussion est attesté en 171 av. J.-C., à la suite d’une plainte déposée devant le Sénat par des représentants des peuples d’Hispanie1. Une législation se mit progressivement en place, réservant d’abord le jugement de tels procès à une commission spéciale permanente, la quaestio perpe‐ tua  (lex  Calpurnia  de  repetundis, en 149 av. J.-C.), composée de sénateurs et présidée par le préteur pérégrin2. Si l’accusation s’avérait fondée, le coupable devait restituer aux provinciaux les sommes dérobées et le montant de cette restitution fut porté au double des sommes en cause, dans la lex Acilia  repetundarum de 123 ou 122 av. J.-C. Cette dernière posait aussi en principe qu’il était illégal pour un représentant de l’autorité romaine d’« arracher, prendre, lever, extorquer ou voler de l’argent ». Elle prévoyait aussi, pour la première fois, la possibilité pour les victimes de porter une accusation personnellement, et surtout, elle changeait la composition de la quaestio, en excluant les sénateurs des jurys, désormais confiés à des chevaliers3. Durant son consulat, en 59 av. J.-C., Jules César fit voter la lex  Iulia  de  repetundis, plus sévère que les précédentes, qui comprenait au moins 101 chapitres et resta la base de la législation en la matière4. C’est par exemple en vertu de cette dernière loi que fut accusé M. Aemilius Scaurus, ancien 1.  Tite-Live, XLIII, 2. Cf. Le Roux P., Romains dʹEspagne, 1995 (Paris), p. 49. 2.  Cf. De Visscher F., Les édits dʹAuguste découverts à Cyrène, 1940 (Louvain), p. 138. 3.  CIL I, 198 = FIRA I, n°7. Cf. Santalucia B., « La repressione penale e le garanzie del cittadino », dans Storia di Roma, II, 1, 1990 (Turin), p. 544-545. 4.  Cic., Fam. VIII, 8, 3. Cf. Brunt P. A., « Charges of Provincial Maladministration under the Early Principate », Historia, 10, 1961, p. 190-198.

35

I. Action de Rome

gouverneur de Sardaigne, qui fut défendu par Cicéron lui-même, lors de son procès en septembre 54 av. J.-C.1. Il fut accusé d’extorsions de fonds et d’abus de pouvoir par ses anciens administrés. Les dispositions légales ne restèrent donc pas lettre morte. Puis, en 4 av. J.-C., le senatusconsultum Calvisianum, voté à l’instigation d’Auguste lui-même, renforça les possibilités pour les provinciaux de porter des accusations2. Ce sénatus-consulte marquait un transfert de juridiction, en faveur d’une commission sénatoriale, ce qui est le premier exemple de compétence criminelle dévolue au Sénat. En outre, pour éviter les abus de ce genre, la nouvelle organisation des provinces sous Auguste avait prévu l’instauration d’un salaire pour les gouverneurs3. En outre, à l’accusation de concussion (pecuniae repetundae), il devint possible d’adjoindre d’autres charges en particulier celle de saevitia (cruauté), mais aussi celle, bien plus grave, de maiestas, c’est-à-dire de lèse-majesté, la majesté lésée pouvant être aussi bien celle du populus Romanus que celle de l’empereur4. Un tel chef d’accusation impliquait des risques plus grands pour l’accusé, qui encourait la peine capitale. Comme le précise clairement Tacite, le principal but de l’accusation de maiestas était de dissuader les amis de l’accusé de venir à son secours5 et de le laisser complètement isolé. En revanche, pour une « simple » accusation de concussion, l’accusé n’avait à craindre que la relégation, forme adoucie de bannissement ; il pouvait être confiné à un endroit spécifique, en général une île, ou au contraire exclu de certaines zones ; il encourait également l’exclusion du sénat, mais conservait en général ses biens et les droits civiques de tout citoyen romain6. Naturellement, il devait restituer les sommes extorquées, mais il ne semble pas que des amendes s’y soient ajoutées. Enfin, les provinces étaient dotées d’organes, dénommés concilia en Occident. Ces assemblées des représentants de la province avaient entre autres pour fonction de voter des félicitations au gouverneur sortant de charge ou, au contraire, de décider de porter plainte contre lui7. Il est tou1.  Cic., Pro Scauro. 2.  Cf. De Visscher F., ouvr. cité, p. 137-210 ; Brunt P. A., art. cité, p. 199-206 ; Szramkiewicz R., Les  Gouverneurs de Province à l’Époque Augustéenne. Contribution à l’histoire administrative et sociale du  principat, tome I, 1975 (Paris), p. 367 ; Millar F., ouvr. cité, p. 268 et 345. 3.  Dion Cassius, LIII, 15, 4-5. 4.  Sur ce point, cf. Bauman R. A., Impietas in principem. A study of treason against the Roman emperor  with special reference to the first century A.D., 1974 (Munich), p. 94-96 ; Talbert R. J. A., The Senate  of Imperial Rome, 1984 (Princeton), p. 465. 5.  Tac., Ann., III, 38, 1 ; 67, 3. 6.  Dig., XLVIII, 22, 14 pr. 1 ; L, 1, 22, 3. Cf. Brunt P. A., art. cité, p. 196-197 et 202-206 ; Garnsey P., Social Status and Legal Privilege in the Roman Empire, 1970 (Oxford), p. 111-122 ; Talbert R. J. A., ouvr. cité, p. 28. 7.  Deininger J., Die Provinziallandtage der römischen Kaiserzeit von Augustus bis zum Ende des dritten  Jahrhunderts  n.  Chr., 1965 (Munich), p. 55-57, 77, 95, 106-107, 162-169 ; Millar F., ouvr. cité, p. 348-349.

36

Les gouverneurs des provinces occidentales à l’époque républicaine…

tefois difficile de savoir quel était l’impact exact de cette arme dans la pratique, et les provinciaux pouvaient se voir confrontés à de nombreuses difficultés, que ce soit dans leur province ou à Rome même, car l’accusé pouvait avoir des amis puissants qui retardaient ou même empêchaient le dépôt de la plainte1. Si l’on s’en tient aux textes législatifs qui nous sont parvenus, les provinciaux bénéficiaient donc d’une réelle protection contre les exactions possibles des gouverneurs. Toutefois, il est difficile d’apprécier dans quelle mesure ces possibilités ont vraiment été exploitées. En l’état actuel de la documentation, le nombre des procès attestés est finalement assez réduit : sous l’Empire, une trentaine de gouverneurs ont été poursuivis à l’issue de leurs fonctions entre les règnes d’Auguste et de Trajan2, et la majorité des procès attestés se sont achevés par une condamnation du gouverneur3. Il ne s’agit là malheureusement pas d’une liste exhaustive. En effet, nos sources sur ce sujet sont lacunaires, dans la mesure où elles sont surtout composées des œuvres d’historiens, qui prêtent à cette question un intérêt plus ou moins grand. Autre problème, même quand un procès de ce type est évoqué, il ne fait souvent l’objet que d’une simple mention, avec les noms respectifs du gouverneur et de la province concernés, mais sans précision en revanche sur la nature du délit. Certains historiens se sont attachés à la répartition par règne (en comparant le nombre de procès attestés avec la durée du règne en question). Romuald Szramkiewicz en déduit ainsi qu’Auguste, avec deux procès pour quarante-cinq années de règne, était peu sensible aux doléances des provinciaux4, mais il faut tenir compte du fait que c’est à son instigation qu’a été voté le senatusconsultum  Calvisianum, évoqué plus haut, qui témoigne d’une réelle préoccupation à l’égard de ce problème. Si l'on continue cette analyse règne par règne, on arrive à huit procès sous Tibère (20 ans) ; cinq sous Claude (13 ans) ; six sous Néron (14 ans), pour se limiter à la dynastie julio-claudienne, qui est la plus riche sous cet aspect. Cette répartition par règne peut montrer une plus grande sollicitude de certains empereurs. Ainsi, Tibère semble avoir été sensible à cette question, comme le montre la fameuse phrase que lui prête Suétone : « Un bon berger doit tondre ses brebis et non les écorcher5 ».

1.  Brunt P. A., art. cité, p. 206-217. 2.  Cf. les tableaux dans Brunt P. A., art. cité, p. 224-227, et Talbert R. J. A., ouvr. cité, p. 506-510. 3.  Liste dans Deininger J., ouvr. cité, p. 168. Voir également Brunt P. A., art. cité, p. 212-213, 217221, et listes p. 224-227, qui est néanmoins assez sceptique sur les réelles possibilités qu’avaient les provinciaux d’obtenir la condamnation d’un gouverneur indélicat. 4.  Szramkiewicz R., ouvr. cité, p. 368 et 371 ; Talbert R. J. A., ouvr. cité, p. 43. 5.  Suétone, Tibère, 32, 5. Cf. aussi Dion Cassius, LVII, 10, 5, et Tacite, Ann., IV, 6, 4. Brunt P. A., art. cité, p. 210 ; Szramkiewicz R., ouvr. cité, p. 370.

37

I. Action de Rome

La puissance du gouverneur, immense au vu des pouvoirs qui lui étaient conférés, fut donc encadrée pour limiter (autant que faire se pouvait) les abus et éviter des soulèvements provinciaux qui auraient remis en cause l’unité de l’empire romain.

Bibliographie • • •

• • • • • • • • • • • • • •

• • •

38

BAUMAN R. A., Impietas  in  principem.  A  study  of  treason  against  the  Roman  emperor  with special reference to the first century A.D., 1974 (Munich), 242 p. BÉRENGER A., « Le contrôle des gouverneurs de province sous le Haut-Empire », dans Feller L. (dir.), Contrôler les agents du pouvoir, 2004 (Limoges), p. 127-146. BÉRENGER A., « L’impartialité du gouverneur de province dans l’empire romain : entre affirmations théoriques et réalité », dans Bock F., Bührer-Thierry G., Alexandre S. (coord.), L’échec en politique, objet d’histoire, 2008 (Paris), p. 179-189. BRUNT P.A., « Charges of Provincial Maladministration under the Early Principate », Historia, 10, 1961, p. 206-217. DE MARTINO F., Storia della costituzione romana, vol. IV, 2, 2e éd., 1975 (Naples), 270 p. DEININGER J., Die  Provinziallandtage  der  römischen  Kaiserzeit  von  Augustus  bis  zum  Ende des dritten Jahrhunderts n. Chr., 1965 (Munich), 220 p. DELL’ORO A., « Il divieto del matrimonio fra funzionario romano e donna della provincia », dans Studi in onore di Biondo Biondi, II, 1965 (Milan), p. 525-540. GARNSEY P., Social  Status  and  Legal  Privilege  in  the  Roman  Empire, 1970 (Oxford), 321 p. HURLET F., Le proconsul et le prince d’Auguste à Dioclétien, 2006 (Bordeaux), 351 p. JONES A. H. M., Studies in Roman Government and Law, 1960 (Oxford), 243 p. LE ROUX P., Romains dʹEspagne. Cités et politique dans les provinces, IIe siècle av. J.‐C. –  IIIe siècle ap. J.‐C., 1995 (Paris), 182 p. LORETO L.,  Il  comando  militare  nelle  province  procuratorie  (30  a.  C.‐280  d.  C.), 2000 (Naples), 92 p. MAROTTA V., « Liturgia del potere. Documenti di nomina e cerimonie di investitura fra principato e tardo Impero Romano », Ostraka, 8, 1999, p. 145-220. MAROTTA V., Mandata principum, 1991 (Turin), 209 p. MILLAR F., « The Emperor, the Senate and the Provinces », JRS, 56, 1966, p. 156-166. MILLAR F., The Emperor in the Roman World (31 BC – AD 337), 2e éd., 1992 (Londres), 675 p. SZRAMKIEWICZ R., Les Gouverneurs de Province à l’Époque Augustéenne. Contribution à  l’histoire  administrative  et  sociale  du  principat, tome I, 1975 (Paris), 427 p. ; tome II, 1976 (Paris), 535 p. TALBERT R. J. A., The Senate of Imperial Rome, 1984 (Princeton), 583 p. THOMASSON B. E., Legatus. Beiträge zur römischen Verwaltungsgeschichte, 1991 (Stockholm), 173 p. DE VISSCHER F., Les édits dʹAuguste découverts à Cyrène, 1940 (Louvain), 227 p.

Révoltes, oppositions et résistances à la romanité. Quelques aspects Jean-Louis Voisin Maître de conférences en histoire romaine à l’université de Paris XII-Val de Marne

Viriathe, Sertorius, Vercingétorix, Arminius, Boudicca : cinq opposants à Rome. Malgré eux et chacun à sa façon, ils sont devenus des héros nationaux et ont participé à la construction de l’identité nationale du pays où ils combattirent Rome1. En particulier, le XIXe siècle qui vit l’essor des nationalismes leur érigea des statues, les peignit et les réinventa : peu importe que la vérité historique soit gauchie, ils se dressaient contre l’envahisseur, affirmaient des valeurs nationales que leurs successeurs se devaient de suivre2. La seconde guerre mondiale et les différentes formes de résistance qu’elle engendra, en particulier en France3, la décolonisation 1.  Voir en général A.-M. Thiesse, La création des identités nationales, Paris, 1999. Pour le cas français,

de nombreuses contributions dans La  patrie  gauloise  d’Agrippa  au  VIe  siècle,  Actes  du  Colloque  (Lyon 1981), Lyon, 1983. Sur Alésia et la mémoire nationale, cf. O. Buchsenschutz, A. Schnapp, « Alésia », dans P. Nora (dir.), Les Lieux de Mémoires, III Les France, 3. De l’archive à l’emblème, Paris, 1992, p. 272-315. On trouvera des parallèles suggestifs sur la place qu’occupent Alésia et Teutoburg dans l’élaboration des mythes nationaux, en particulier dans les manuels scolaires, dans M. Reddé, S. von Schnurbein (dir.), Alésia et la bataille du Teutoburg, Ostfildern, 2008. Pour la péninsule Ibérique, cf. F. Wulff, Las esencias patrias. Historiografia e historia antigua en la cons‐ trucción de la identitad española (siglos XVI‐XX), Barcelone, 2003 ; A. Gonzales, « Essence, providence et histoire ancienne dans la construction de l’identité historiographique espagnole », DHA, 31, 1, 2005, p. 129-143. Pour le siège de Numance considérée depuis la tragédie de Cervantès comme le mythe fondateur national, F. Cadiou, Hibera in terra miles, Madrid, 2008, n. 65, p. 42. Ajoutons que le plus grand triomphe que cette pièce obtint sur scène a lieu pendant l’occupation française au début du XIXe siècle, après qu’elle fut lue, dit-on, aux troupes espagnoles assiégées à Saragosse, cf. W. Byron, Cervantès, Paris, 1984, p. 298. 2.  À cet égard, la monumentale, Histoire de la Gaule de Camille Jullian est révélatrice. Entreprise à l’extrême fin du XIXe siècle, publiée pour le premier tome en 1907, achevée en 1926, elle s’intègre plus à une histoire nationale qu’à une histoire de l’empire romain, lequel, comme tous les empires, s’écroule, alors que pour Jullian, la patrie demeure. L’ombre de Vercingétorix plane sur toute l’étude, par exemple en 70 lors du soulèvement de Maricc, que Jullian nomme « le prophète des Gaules » : « On vit soudain apparaître, telle qu’un fantôme aspirant à la vie, la Gaule de Vercingétorix. » Sa conclusion de l’épisode, superbe : « Et les hommes cherchèrent le dieu qui rendrait la liberté à la Gaule. Maricc n’était qu’un paysan. Mais si Rome ne retrouve pas la force et la dignité, le prophète boïen aura son héritier parmi les chefs et les politiques. » Sur ces questions, cf. Camille Jullian, l’histoire de la Gaule et le nationalisme français, Actes du collo‐ que organisé à Lyon le 6 décembre 1988, Lyon, 1991, et la présentation de Chr. Goudineau à la réédition de l’Histoire de la Gaule de Jullian, Paris, 1993, p. I- XXIV. 3.  Au demeurant avec quelques ambiguïtés, ainsi de Vercingétorix que se tiraillèrent la France de Vichy et celle de la Résistance. Voir par exemple, A. Guérin, Chronique  de  la  Résistance, Paris,

39

II. Réactions des Occidentaux. 1. Refus de la Conquête

et les luttes contre le colonisateur qu’elle provoqua, donnèrent quelques couleurs à ces héros nationaux et engagèrent parfois la recherche historique sur l’étude des formes de résistance à la romanité1. On en fit des symboles. On les vit comme des prédécesseurs qui légitimaient les actions présentes. Comme la géographie, l’histoire apprenait à faire la guerre, du moins à s’insurger ou à se révolter. Reste à savoir ce que sont ces révoltes anciennes dans l’arc de temps du programme (197 av. J.-C. — 192 ap. J.-C.) et dans les régions qui sont concernées. Avant de les analyser, il est indispensable de présenter rapidement les problèmes spécifiques que posent les sources qui s’y rapportent. Il est aussi nécessaire de distinguer une révolte contre l’autorité romaine des conséquences d’une action militaire avec lesquelles elles sont trop souvent confondues. Remarquons tout d’abord qu’en latin, il n’y a pas de mot particulier pour désigner ce type de mouvement2. Un exemple : pour qualifier les événements et leurs acteurs qui agitent la Bretagne lors de la révolte de Boudicca en 61 ap. J.-C., Tacite emploie une assez large palette de mots ou d’expressions : rebelles, « les rebelles » (Agr., 14, 4) ; rebellatio, « révolte, rébellion » (Ann., 14, 31, 2) ; rebellio, « rebellion », (Ann., 14, 32, 2) ; bellum, « guerre » (Agr., 16, 1 ; Ann., 14, 32, 3) ; motus, « soulèvement, mouvement » (Agr., 16, 2 ; 25, 1) ; defectio prouinciae, « la défection de la province » (Ann., 14, 30, 3) ; coniuratio « conspiration », (Ann., 14, 31, 2). Puis pour les troubles consécutifs à cette révolte, peu avant l’arrivée d’Agricola au milieu de l’été 77, alors que les Ordovices de l’ouest du pays de Galles ont massacré presque entièrement un corps de cavalerie, Tacite signale le soulèvement de la province par l’expression provincia  erecta (Agr., 18, 2). En revanche, le terme de seditio (Agr., 16, 6) s’applique uniquement à une mutinerie qui concerne des soldats romains3. Ainsi pour nommer une même révolte, brutale et sanglante, envers l’autorité romaine, existe une

1.  2. 

3. 

2000, p. 104-108. Ainsi à Gergovie : des étudiants et enseignants strasbourgeois repliés en zone sud se livraient à des fouilles tout en prenant une part active à la Résistance ; mais le 30 août 1942 y a lieu une cérémonie présidée par le maréchal Pétain qui rassemble la Légion française des combattants. On notera que l’étude, célèbre, en son temps, de J. J. Hatt, Histoire de la Gaule  romaine (120 avant J.‐C.– 451 après J.‐C), Paris, 1966, est dédiée « À la mémoire des résistants de Gergovie, ceux de 52 av. J.-C., qui repoussèrent les légionnaires de César, ceux de 1940 à 1945, dont l’enthousiasme et le sacrifice contribuèrent à la libération de la France » et préfacée par J. Carcopino. Ainsi, M. Benabou, La résistance africaine à la romanisation, Paris, 1975, qui souhaite « une histoire décolonisée » (p. 13) et qui tente de constituer la résistance « en nouvel objet d’étude » (p. 18). Nous n’avons rien trouvé ni dans V. Rosenberger, Bella et expeditiones. Die antike Terminologie der  Kriege Roms, Stuttgart, 1992, ni dans J. Sünskes Thompson, Aufstände und Protestaktionen im Im‐ perium  Romanum.  Die  severischen  Kaiser  im  Spannungsfeld  innenpolitischer  Konflikte, Bonn, 1990, p. 12-18, qui porte essentiellement sur Dion Cassius et Hérodien. Sur l’emploi de ce terme dans le vocabulaire politique, en particulier sous la République, cf. J. Hellegouarc’h, Le vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la République, Paris, 1972, p. 135-136.

40

Révoltes, oppositions et résistances à la romanité. Quelques aspects

assez large diversité de vocabulaire chez le même auteur. À ces difficultés de terminologie s’ajoutent pour l’historien des difficultés propres aux sources qu’il utilise. Car il n’est toujours facile de déterminer l’existence et la réalité d’une révolte ou d’une rébellion. Ainsi, sont parfois relevés des troubles en Transalpine, peut-être même un soulèvement, entre 85 et 83 av. J.-C. La source de cette information est un auteur du deuxième siècle, Granius Licinianus qui indique que C. Valerius Flaccus triompha en 81 sur les habitants de la Celtibérie et sur ceux de la Gaule1. Mais nous ne savons rien de plus sur les événements de Gaule. En revanche, il tua, si l’on suit Appien, notre seule source, 20 000 Celtibères qui s’étaient de nouveau révoltés et élimina les meneurs d’une émeute qui, dans la ville non localisée de Belgédé, avaient brûlé la salle du Conseil et le conseil lui-même lequel hésitait à se révolter contre Rome2. Les triomphes sur la péninsule Ibérique sont extrêmement nombreux, plus de 35 pour les deux derniers siècles de la République3. Et certains sont étranges, comme celui de T. Didius en 93. Pendant qu’il exerçait son proconsulat en Citérieure de 98 à 94, il décida d’exterminer des Celtibères d’origines diverses, tous anciens alliés de Rome contre les Lusitaniens, mais qui se livraient au brigandage à cause de leur dénuement. Il leur tend un piège, leur fait croire à une redistribution de terres et à un recensement, les regroupe puis les tue tous. À la suite de quoi, il obtient les honneurs du triomphe4. Autrement dit, il est délicat de déduire automatiquement d’un triomphe, l’existence d’une révolte ou d’un soulèvement important. Cela est possible, mais la prudence doit être la règle. En outre, il est vrai « que les émeutes dans les villes et les troubles dans les campagnes n’apparaissent que très rarement dans les sources littéraires5 », sauf si elles ont pris de l’ampleur et ont provoqué de la part de Rome de véritables opérations militaires. De plus, ces sources sont parfois rarissimes : sur la révolte bien réelle qui agita la Gaule en 21 ap. J.-C., l’essentiel de notre documentation, pour ne pas dire la seule, provient de Tacite en dehors d’une allusion de Velleius Paterculus (2, 129, 3). Est-ce parce que le pouvoir minimise les révoltes ? C’est ce que laisse penser Tacite (Ann. 4, 74, 1) pour la révolte des Frisons en 28 ap. J.-C. : « Cela rendit célèbre parmi les Germains le nom des Frisons, tandis que Tibère dissimulait nos pertes pour ne confier à personne la conduite d’une guerre. » Volonté de noircir le portrait de Tibère que Tacite n’aime guère ? 1.  Granius Licinianus, éd. Flemisch, Leizig, 1904, liv. 36, p. 31-32. 2.  Appien, Ib., 100, 436-437. 3.  Cf. J.-L. Bastien, Le triomphe romain et son utilisation politique à Rome aux trois derniers siècles de la  République, Rome, 2007, p. 233. 4.  Appien, Ib., 100, 433-436 ; J.-L. Bastien, op. cit., p. 243. 5.  P. Garnsey, R. Saller, L’empire  romain,  économie,  société,  culture, Paris, 1994, p. 71. Toute cette page pose des questions pertinentes.

41

II. Réactions des Occidentaux. 1. Refus de la Conquête

Ou est-ce parce que l’empereur n’y attache que peu d’importance ? Ou que les révoltes sont peu nombreuses ? Un texte, même lié à une inscription et à des témoignages archéologiques, peut parfois être trompeur. Une phrase de l’Histoire  Auguste rapporte que l’empereur Antonin le Pieux écrasa les Germains1. Cette phrase a été mise en relation2 avec l’interruption de travaux de fortification dans les Champs Décumates (certains édifices étant restés inachevés) et avec une inscription d’un vir  militaris, C. Popilius Carus Pedo, qui porte un titre inusité « légat propréteur d’Antonin de Germanie supérieure et de l’armée qui y est cantonnée ». Aussi certains historiens ont interprété cet ensemble comme une rébellion de la population des Champs Décumates. Il n’en est rien : sur deux inscriptions africaines, Antonin porte le titre non officiel de Germanicus (« le vainqueur des Germains »), un titre qui ne peut être porté à la suite de la répression d’une rébellion. Il s’agit donc vraisemblablement d’une incursion de Germains extérieurs à l’Empire qui auraient été battus dans les Champs Décumates. Puis profitant de cette victoire, l’empereur a réorganisé la frontière, la reportant plus à l’est, abandonnant alors les travaux entrepris dans les Champs Décumates. Et comment distinguer, s’il y a lieu d’ailleurs de faire la distinction, entre ambitions personnelles d’un aristocrate qui utilise tous les moyens dont il peut disposer, désir de revanche, espoir d’indépendance et rébellion nationale ? Ainsi de Vindex qui s’insurgea non contre la puissance de Rome, mais uniquement contre le gouvernement de Néron3. Que reflète encore la protestation contre l’impôt, contre un fisc abusif, contre des prélèvements qui semblent injustes ? Un mouvement d’humeur dû à des circonstances locales particulières, le mécontentement de tout contribuable, ou une lame de fond qui traduirait un refus du pouvoir romain ? Et contre quel pouvoir se dresse cette révolte, celui du gouvernement local ou des élites qui en sont le relais, ou celui de Rome même ? En outre, la notion de deux patries — la petite, celle où l’on naît et la grande, la Roma‐ nitas, qui se développe au fil des ans — permet d’atténuer l’opposition conflictuelle qui pourrait surgir entre les souvenirs du passé et la réalité présente que contrôle Rome par l’intermédiaire d’une cité autonome. Ainsi P. Le Roux rappelle que le poète Martial n’éprouve aucune gêne, malgré la mauvaise réputation historique des Celtibères, à évoquer à la fin du 1.  SHA, Ant.  Pius, 5, 4 : Et  Germanos  et  Dacos  et  multa  gentes  atque  Iudaeos  rebellantes  contudit  per 

praesides  ac  legatos (« Et, par l’action des légats et des gouverneurs, il écrasa les Germains, les Daces, de nombreuses autres nations, ainsi que les Juifs qui s’étaient révoltés », trad. A. Chastagnol, Paris, 1994). A. Chastagnol fait donc porter rebellantes uniquement sur les Juifs. 2.  L’ensemble du dossier est exposé par B. Rémy, Antonin  le  Pieux, Paris, 2005, p. 236 et p. 364, n. 41-44. 3.  Voir l’article, selon nous définitif, de P.A. Brunt, « The Revolt of Vindex and the Fall of Nero », Latomus, 18, 1959, p. 531-559, repris dans P.A. Brunt, Roman Imperial Themes, Oxford, 1990, p. 932.

42

Révoltes, oppositions et résistances à la romanité. Quelques aspects

Ier siècle ap. J.-C. sa chère patrie de Bilbilis, ses ancêtres et les noms rugueux de sa terre1. On le voit, les questions sont presque sans fin. De même certaines inscriptions, certaines destructions violentes dont témoigne l’archéologie peuvent être attribuées à des événements très divers : un simple accident, du brigandage, une émeute, une révolte. Et souvent, il est impossible de trancher de façon définitive. Aussi lorsque la réalité même de certaines révoltes est sujette à des critiques, il paraît difficile d’avoir une vue exhaustive2 des rébellions et des révoltes dans les provinces qui nous préoccupent. Impossible, ou presque, de brosser de ces désordres, de ces rébellions, de ces furies paysannes, un tableau d’ensemble. Impossible d’en dresser une typologie3. Impossible d’en évaluer la fréquence, la densité, la répartition régionale, les cibles des émeutiers, les liaisons ville-campagne, les complices, les groupes à risques, etc. Nos sources sont celles du pouvoir romain. Nous ne disposons que d’indices maigres, partiaux souvent, mais pas obligatoirement, qu’il est délicat de transposer en un autre lieu, dans une autre population et à une autre époque. Quant aux caractères communs que l’on peut en dégager, ils semblent d’une extrême banalité. Dernière observation : il convient de différencier ce qui peut être considéré comme une révolte ou comme un soulèvement de ce qui ne l’est pas. Pour autant cette révolte ou ce soulèvement recouvre-t-il un désir d’indépendance ou un sentiment identitaire qui se présente d’abord comme une réaction à la présence romaine ? Nous envisagerons seulement deux formes de rébellion, celle qui s’oppose par des actes de violence aux formes de l’autorité publique établie par Rome, et cela dans une période de calme relatif, après la conquête ; et celle qui exprime de façon feutrée un esprit que, faute de mieux, nous appelons résistance ou insoumission. En ce sens, nous ne prenons pas en compte les actes de brigandage pur : ils peuvent être commis partout, même en Italie4, sans qu’existe 1.  P. Le Roux, « Peuples et cités de la péninsule Ibérique du IIe a. C. au IIe p. C. », Pallas, n°80,

2009, p. 167.

2.  À notre connaissance, il n’existe pas d’étude globale sur ces questions, l’intérêt des chercheurs

se portant avant tout sur l’Orient ou sur l’étude d’une révolte précise avec parfois des comparaisons avec d’autres formes d’opposition à Rome. L’ouvrage de Cl. Galini, Protesta  e  integra‐ zione nelle Roma antica, Bari, 1970, porte d’abord sur l’Italie et les problèmes sociaux de l’époque républicaine. L’ensemble des communications réunies par Toru Yuge et Masaoki Doi, Forms of  Control and Subordination in Antiquity, Leyde, 1988, est trop dispersé et parfois très marqué idéologiquement. 3.  Rien de comparable par exemple aux recherches de J. Nicolas, La rébellion française. Mouvements  populaires et conscience sociale 1661‐1789, Paris, 2002. 4.  Voir l’histoire célèbre que rapporte Pline le Jeune, Epist., 6, 25, celle du chevalier Robustus qui disparaît avec ses gens en Italie. Une disparition qui n’est pas isolée : Pline rappelle que l’un de ses compatriotes, Métilius Crispus, un centurion, avait lui aussi disparu peu auparavant. Cf. aussi les exemples italiens que donne R. Mac Mullen, Les rapports entre les classes sociales dans  l’Empire romain, 50 av. J.‐C., 284 ap. J.‐C., Paris, 1986.

43

II. Réactions des Occidentaux. 1. Refus de la Conquête

la moindre intention politique1. Nous écartons également tout ce qui s’intègre à une phase de conquête d’un territoire ou ce qui en est le prolongement immédiat, tels les épisodes de Viriathe et de ses partisans dont les points d’appui se trouvent hors des limites vraisemblables de la province d’Espagne ultérieure, de Vercingétorix et d’Arminius. C’est encore au temps de la conquête que nous rattachons la chute de Numance, suivant ainsi Appien qui achève ses Iberiké avec la fin de cette ville et avec la nouvelle organisation provinciale octroyée par le Sénat2. À ces temps de guerre, nous intégrons encore les guerres asturo-cantabres d’Auguste3. De même, les mouvements qui s’inscrivent en premier lieu dans une perspective de guerre civile entre Romains, même s’ils peuvent contenir en arrière-plan une part de revendication identitaire et si plusieurs motifs s’y enchevêtrent4, nous en convenons bien volontiers, ne sont pas retenus ici, comme les insurrections de Sertorius, avant tout un marianiste, et de Vindex, avant tout un opposant à Néron5. Il est symptomatique qu’Appien lorsqu’il parle dans ses Iberiké6 de Sertorius, ne s’attarde pas sur cette rébellion mais renvoie à son livre des Guerres Civiles consacré à Sylla où il développe l’aventure de Sertorius. Dans ces deux derniers cas, l’opposition ne se fait pas contre Rome et son système provincial de gouvernement, mais contre la forme de gouvernement que représente un adversaire politique romain, Sylla et ses héritiers d’une part, Néron de l’autre. Sertorius crée une « sorte de principauté romaine sécessionniste7 » qu’il gouverne avec un Sénat composé de marianistes ; Vindex en accord avec les chefs gaulois proclame empereur Galba8. Enfin doit-on comprendre comme une opposition à la romanité les deux grandes révoltes serviles qui agitèrent la Sicile de 135 à 132 et de 104 à 102. Dans les deux cas, des forces militaires furent engagées9. S’agissaitil de subvertir l’ordre romain ce que peut laisser croire la constitution par deux fois d’états d’anciens esclaves aux institutions calquées sur la royauté ? L’analyse la plus complète de ces deux révoltes, différentes l’une de 1.  Des renseignements, assez rares malgré tout, sur les provinces occidentales sont fournis par

Brent D. Shaw, « Le Bandit », dans A. Giardina (éd.), L’homme romain, Paris, 1992, p. 371-420.

2.  Voir Appien, Ib., 89-99 et J. S Richardson, The Romans in Spain, Oxford, 1996, p. 70. 3.  Cf. P. Le Roux, L’armée  romaine  et  l’organisation  des  provinces  ibériques  d’Auguste  à  l’invasion  de 

409, Paris, 1982, p. 52–77, en particulier p. 65-69

4.  Sur cette question, toujours P. Jal, La  guerre  civile  à  Rome, Paris, 1963, p. 19-30 qui étudie en

définitive ces deux conflits dans son ouvrage.

5.  Cependant Tacite lorsqu’il évoque la lutte contre Vindex parle d’une guerre provinciale et 6.  7.  8.  9. 

certains Romains ne sont pas loin de voir en elle une guerre extérieure dans la mesure où elle opposait les légions à la Gaule, cf. P. Jal, op. cit., p. 20. Appien, Ib., 101, 441 ; BC, 1, 86 et 108-115. L’expression est de J.-M. David, La République romaine, Paris, 2000, p. 185. Suet., Galba, 9, 2 : Plut., Vies, Galba, 4-5. Bref rappel des faits et de leurs interprétations dans J. Dubouloz, S. Pittia, « La Sicile romaine, de la disparition du royaume de Hiéron II à la réorganisation augustéenne des provinces », Pal‐ las, n° 80, 2009, p. 89-90.

44

Révoltes, oppositions et résistances à la romanité. Quelques aspects

l’autre, nous semble être celle de Jean-Christian Dumont1. Ses conclusions ? Il n’y a aucune poussée de nationalisme sicilien, pas plus qu’une guerre de religion ; la préparation de ces deux révoltes est le fait d’esclaves qui la dirigent et qui ne luttent que pour eux-mêmes. Dumont précise encore que les propriétaires de ces esclaves sont des Grecs (surtout pour la première révolte) subordonnés aux Romains et des Italiens (vieux Romains ? Italiens de souche ? Grecs de Grande-Grèce ?), que le monde culturel de la première révolte est plus grec que celui de la seconde, plus italien et même plus romain avec l’intervention déterminante et maladroite de P. Licinius Nerva, propréteur de l’île. Peut-on cependant parler d’opposition à la romanité ? Dans la mesure où l’État qui remet de l’ordre est celui de Rome, il y a certes un affrontement. Pour la seconde révolte, les sources offrent une tonalité anti-romaine plus affirmée, critiquent l’État romain et la responsabilité de ceux qui l’ont incarné en Sicile : « D’emblée, il (le conflit) éclate entre les esclaves et l’État : le représentant de l’État n’a pas su assurer la protection et rendre la justice que l’on attendait de lui2. » Quoi qu’il en soit, ces deux révoltes vont modifier la vision de l’esclavage et de l’esclave qu’ont les milieux dirigeants romains qui prirent des mesures préventives, formulèrent de nouveaux règlements pour la province et qui élaborèrent alors une réflexion politique sur la servitude et la liberté dont on trouve l’écho chez Cicéron. Passé les siècles de conquête et d’expansion romaines lesquelles furent âpres, discontinues, longues et chaotiques, et dont les révoltes de Viriathe et celle de Numance ne furent que des péripéties, la péninsule Ibérique, à l’exception des retombées des guerres civiles, ne connaît guère d’agitation importante, si ce n’est celle où intervint C. Valerius Flaccus (voir supra). À partir des guerres cantabro-astures3, guerres de conquête, qui prirent définitivement fin avec la dure campagne dirigée par Agrippa en 194, le dossier de l’opposition armée à Rome est pratiquement vide. Il en va autrement en ce qui concerne les provinces gauloises. Pour la Transalpine, future Narbonnaise, le peuple qui l’emporte par le nombre et l’importance de ses révoltes5 dont les causes sont le plus souvent ignorées, est celui des Allobroges6. Le premier affrontement avec Rome, en 121, se conclut par l’écrasante victoire de Q. Fabius Maximus 1.  J.C. Dumont, Servus.  Rome  et  l’esclavage  sous  la  République, Rome, 1987, p. 197-271 ; p. 297-306.

Ouvrage non signalé par Dubouloz et Pittia.

2.  J.C. Dumont, Servus, op. cit., p. 266. 3.  Sur la résistance à Rome pendant ces guerres, cf. A. Tranoy, La  Galice  romaine, Paris, 1981,

p. 132-143

4.  J.-M. Roddaz, Marcus Agrippa, Rome, 1984, p. 402-410. 5.  Recension faite par A. Ferdière, Les  Gaules  IIe  av.  J.‐C.‐  Ve  s.  ap. J.‐C., Paris, 2005, p. 63-64, que

nous utilisons.

6.  Sur ce peuple en général, cf. J.-P. Jospin (dir.), Les  Allobroges.  Gaulois  et  Romains  du  Rhône  aux 

Alpes, Gollion/Grenoble, 2002.

45

II. Réactions des Occidentaux. 1. Refus de la Conquête

qui gagna le surnom d’Allobrogicus. Le conflit provenait du refus de ce peuple de livrer aux Romains le roi des Salyens qui s’était réfugié chez eux1 après avoir été battu par le consul C. Sextius Calvinus. Peu importe ici que ce refus soit un prétexte ou non : en aucun cas, cette intervention ne peut être considérée comme la répression d’une révolte. En revanche à la fin des années 80, peut-être en 77, de nouveau en 67-66, puis en 62-61, les Allobroges se soulèvent. En 63, ils avaient envoyé une ambassade à Rome2 pour réclamer, en pure perte, justice contre leur ancien gouverneur. La cause de leur mauvaise humeur pouvait être le poids des dettes publiques et privées qu’ils avaient contractées : c’est du moins ce que pense un ami de Catilina qui essaie de les rallier à la conjuration de ce dernier3. La gravité de leurs soulèvements, ou plutôt de leur vive agitation, est à relativiser tant les opérations militaires furent menées avec célérité4 et avec des effectifs qui ne devaient pas être très nombreux. Enfin, il faut y ajouter, au lendemain de l’assassinat de César et des troubles qu’il provoqua, un mouvement dont l’importance nous échappe. Il aurait entraîné l’expulsion des commerçants italiens installés à Vienne, la capitale des Allobroges, et leur installation au Confluent, près de l’endroit où Munatius Plancus fondera Lugdunum5. Toutefois les Allobroges ne furent pas le seul peuple gaulois de la Transalpine à provoquer des troubles contre la présence romaine. Lors de l’invasion des Cimbres et des Teutons, les premiers poussèrent les Tectosages à la révolte6. Ils rompirent leur alliance avec Rome et enfermèrent la garnison romaine de Toulouse. Ce qui provoqua vers 106 le siège de la ville par Q. Servilius Caepio, sa prise et son pillage rendu célèbre par une histoire qui deviendra légendaire, celle de « l’or de Toulouse7 ». En 90, C. Caelius, peut-être préteur, jugula une révolte des Salyens qui, a-t-on suggéré, pourrait être liée à la guerre sociale8. Signe d’une modification des attitudes : si le gouvernement de Fonteius entre 74 et 72 ne fut pas tendre envers les populations locales contre lesquelles il mena quelques opérations de maintien de l’ordre, elles préférèrent porter leurs différends devant la justice romaine plutôt que de prendre les armes. Vingt ans plus tard, lors de 1.  Les textes qui s’y rapportent, parfois contradictoires, ont été rassemblés par M. Tarpin « La 2.  3.  4.  5.  6.  7.  8. 

conquête de la Narbonnaise : retour sur les sources », dans J. Dalaison (éd.), Espaces et pouvoirs  dans l’Antiquité. Hommages à Bernard Rémy, Grenoble, en particulier, p. 487-501. Cic., Cat., 3, 4. On sait le rôle que jouèrent les ambassadeurs allobroges dans le dévoilement de la conjuration de Catilina. Salluste, Cat., 40, 1-3 ; 41, 1. Ainsi en 62-61, avec l’action expéditive de C. Pomptinus, Cic., Prov., 32 Cf. Chr. Goudineau, Aux origines de Lyon, Lyon 1989, p. 23-36 ; G. Lucas, « Histoire d’une fondation : Colonia Copia Felix Munatia », dans A. Desbat (dir.), Gollion, 2005, p. 41-44. Une seule indication, Dion Cassius, 27, frg. 90. Voir Cic., Nat., 3, 74 et Strabon, 4, 188. Liv., Per., 73. La suggestion est de P. Jal, dans sa note n°12, p. 58 (C.U.F).

46

Révoltes, oppositions et résistances à la romanité. Quelques aspects

la conquête césarienne, la Transalpine reste d’une fidélité exemplaire ne cédant point aux appels des peuples de la Gaule indépendante. Quant aux Trois Gaules, dans les années immédiates qui suivirent la conquête, peut-être à cause du « traumatisme1 » qu’elles avaient subi et des légions qui y étaient présentes, elles demeurèrent quasiment calmes. Conquise par César, la Gaule n’était pas totalement soumise à la loi de Rome. Dans deux régions en particulier, entre 40 et 37, l’Aquitaine et les franges Belgo-germaniques, les armées romaines interviennent contre des populations révoltées sans que l’on sache le développement, l’étendue et la profondeur sociale de ces soulèvements. Dans les deux cas, la conduite des armées, une force évaluée à six légions, est confiée à Marcus Agrippa2. En octobre 27, M. Valerius Messalla Corvinus célèbre un triomphe sur les nations d’Aquitaine que chante Tibulle3, témoin des prouesses de son ami. De ce moment, le bruit des armes ne trouble plus l’Aquitaine. Belgique et Germanie connaissent un autre destin. Il y a en 46 un soulèvement chez les Bellovaques vite contrôlé par Decimus Iunius Brutus, puis vers 30-31 des campagnes de pacification menées contre les Trévires par M. Nonius Gallus et contre les Morins par C. Carrinas. En 13 et en 12, le recensement, « une entreprise nouvelle et inhabituelle pour les Gaulois » selon le jugement de l’empereur Claude4 dans son discours célèbre, provoque quelques agitations dont profitèrent les Germains. Suivent pendant plusieurs décennies les aventures germaniques et leurs drames. Mais deux épisodes internes à la Gaule retiennent avant tout l’attention, les soulèvements de 21 et de 70. Ils méritent quelques explications. Sous Tibère éclata une révolte menée par deux chefs de qualité, le Trévire Iulius Florus et l’Eduen Iulius Sacrovir5. Tous deux sont citoyens romains : leurs pères ou leurs grands-pères avaient reçu le droit de cité romaine, « au temps où cela était rare et une récompense donnée seulement au mérite » (Tac., Ann., 3, 40, 1). Mais tous deux poussent les cités de Gaule à se rebeller, Florus se chargeant des cités de Belgique, Sacrovir de la Lyonnaise. Ils multiplient des entretiens secrets, regroupent des marginaux6, tiennent des propos séditieux sur le recommencement perpétuel des tributs, dénoncent la cruauté et l’orgueil des autorités, précisent que 1.  Mot de J. France, dans Chr. Delaplace, J. France, Histoire des Gaules, Paris, 1997, p. 45. 2.  J.-M. Roddaz, Marcus Agrippa, Rome, 1984, p. 70-76. 3.  Tibulle, Élégies, 1, 7 : « Ce jour qui devait mettre en déroute les peuples de l’Aquitaine et faire

trembler l’Adour vaincue par un vaillant soldat. » L’Adour, plutôt que l’Aude, cf. J.-P. Bost, E. Didierjean, L. Maurin, J.-M. Roddaz, Guide archéologique de l’Aquitaine, Bordeaux, 2004, p. 12. 4.  CIL XIII, 1, 1668, col. II, 37-38. Sur « l’inventaire complet des biens et des personnes à la faveur de recensements systématiques dans les provinces nouvellement pacifiées », cf. pour l’Hispanie, P. Le Roux, L’armée romaine…, op. cit., p. 116-117. 5.  Une source quasi unique, Tacite, Ann., 3, 40-47, que nous résumons. Rien chez Suétone. 6.  Voir à partir du texte de Tacite, R. MacMullen, Enemies of the Roman Order, Cambridge (Mass.), 1966, p. 213-214.

47

II. Réactions des Occidentaux. 1. Refus de la Conquête

des soldats sont prêts à les rejoindre, font miroiter l’occasion de reconquérir leur liberté. « Aucune cité, ou presque, affirme Tacite (Ann., 3, 41, 1), ne fut à l’abri de cette révolte ». Les Andécaves de l’Anjou et les Turons de Touraine donnent le signal de la rébellion. Les premiers sont contenus par une cohorte venue de Lyon, les seconds écrasés par des légionnaires et des auxiliaires arrivés de Germanie. Parmi les troupes romaines se trouvait Sacrovir ! Florus tente de soulever une aile de cavalerie. Il échoue. Sa petite troupe, formée de ses clients et de ses débiteurs, ayant été battue par un détachement provenant des armées des Germanies et commandé par un autre Trévire, Florus se suicide. Sacrovir, lui, occupe Autun, prend en otage « les enfants des plus nobles des Gaules » qui y étudiaient les arts libéraux, rassemble 40 000 hommes, en équipe un cinquième avec des armes de légionnaires, le reste avec des armes de chasseurs, leur incorpore des gladiateurs, récupère des volontaires venant d’autres cités. Avec cette armée, à douze milles en avant d’Autun, il espère barrer la route au légat de Germanie supérieure C. Silius Aulus qui commande à deux légions et leurs troupes auxiliaires. Plus qu’une bataille, ce fut un massacre. Avec quelques fidèles, Sacrovir se réfugie dans une villa (première attestation en Gaule) où il se tue. Cette révolte a intrigué ; la bibliographie est donc importante. Trois grandes interprétations sont avancées qui ne sont pas dissociées mais liées. La première, celle de Camille Jullian que reprend Jean-Jacques Hatt1, serait expliquée par la nostalgie de l’indépendance. S’y ajoute le rêve d’une aristocratie gauloise qui souhaite retrouver sa puissance passée, une aristocratie concurrencée par l’enrichissement d’un groupe de marchands et d’artisans. Enfin, et c’est la thèse qui prédomine, le déclenchement de la révolte se trouverait dans les mesures fiscales de Tibère2 que l’on interprète comme la suppression des privilèges accordés aux cités libres (c’est le cas des Trévires) et fédérées (c’est le cas des Éduens), à savoir l’exemption du tribut. Dans ce dernier cas, l’insurrection s’élève contre une fiscalité nouvelle, ressentie comme une injustice et une perte de privilège, et non contre la puissance romaine elle-même. En relation avec la gravité de cette révolte, deux camps militaires ont été associés – peut-être celui d’Arlaines, près de Sois1.  « Ce soulèvement fut la dernière révolte proprement nationaliste de la Gaule », écrit J.-J. Hatt,

op. cit., p. 124. Hatt émet également l’hypothèse de raisons religieuses, s’appuyant sur un texte de Pline l’Ancien (HN, 30, 4, 13) qui interdirait aux druides les sacrifices humains. Le texte dit en réalité (trad. d’H. Zehnacker, Paris, 1999) : « Les Gaules ont été aussi possédées par la magie, et même jusqu’à notre temps ; car c’est l’empereur Tibère qui a supprimé leurs druides et cette race de prophètes et de médecins. » Mais il est vrai que quelques lignes plus loin, Pline précise que ces monstruosités consistent à tuer un homme. Sur cette question, cf. désormais, J.-L. Brunaux, Les Druides, Paris, 2006, p. 328-330 ; 334-337. 2.  Suétone, Tib., 49, 2 : « On retira à un très grand nombre de villes (civitates) et de particuliers leurs anciennes franchises, le droit d’exploiter leurs mines et d’utiliser librement leurs revenus. »

48

Révoltes, oppositions et résistances à la romanité. Quelques aspects

sons, plus certainement celui d’Aulnay-de-Saintonge1, en CharenteMaritime – et six coins monétaires, tous de Tibère, trouvés à Auxerre2. Pourtant une autre explication, rarement citée, mérite attention. Son auteur, Jean-Marie Engel3 est l’un des meilleurs spécialistes de Tacite. Certes, il n’est pas tendre avec les historiens, crédules et naïfs, qui suivent, lorsqu’ils l’ont lu, Tacite avec embarras. Ce qui frappe, écrit-il, c’est la distorsion entre les faits réels, sans grande importance et leur retentissement à Rome où l’on a voulu s’affoler et où les événements furent grossis avec une joie maligne. Cette distorsion dénature la révolte de Sacrovir qui occupe sept chapitres du livre III et qui se poursuit (ce que l’on néglige) en 24 avec le procès de Silius4, le vainqueur de Sacrovir. L’accusateur est le consul en charge, bien renseigné sur l’affaire puisqu’il est le fils de Visellius Varro qui commandait l’armée de Germanie inférieure lors de la révolte et qui s’affichait comme un rival de son collègue de Germanie supérieure. Or il accuse Silius d’avoir été de connivence avec Sacrovir. Silius n’essaie même pas de se défendre ; il se suicide. Ce qui ressemble fort à un aveu. Cette interprétation supprime bien des difficultés et modifie totalement la nature des événements de 21 : « Il ne s’agit plus d’une révolte gauloise, mais d’une conspiration contre Tibère », l’une des bêtes noires de Tacite, dont Engel dénoue les fils. Du coup, inutile d’aller chercher des raisons fiscales : elles n’existent pas, ne sont jamais indiquées par Tacite qui signale seulement des dettes. S’expliqueraient alors bien mieux la méfiance et le manque de résolution des Gaulois devant cette révolte qui ne les concerne guère. S’expliquerait aussi l’exploitation politique et antitibérienne faite à Rome d’une révolte que Tibère ne mentionnera qu’après la défaite de Sacrovir. En somme, pour Engel, « la révolte de Sacrovir apparaît comme un complot politico-militaire ». Deuxième grande révolte, celle de 69-705. Apparemment l’affaire est embrouillée. En réalité, elle s’articule en quatre épisodes. Ils sont à la fois 1.  Voir M. Reddé (dir.), L’armée romaine en Gaule, Paris, 1996, p. 101, 177 -190. 2.  Cf. Jean-Louis Voisin, « Auxerre gallo-romaine », dans J.-P. Delor (éd.), L’Yonne  89/1, C.A.G.,

Paris, 2002, p. 173-174.

3.  J.-M. Engel, « La révolte de Sacrovir », dans Le regard des anciens sur l’étranger, Actes du colloque 

organisé par la MAFPEN et l’ARELAD, Dijon, 1988, p. 149 -163.

4.  Tac., Ann., 4, 18 et 19. 5.  Signalons entre temps, aux marges de la Gaule belgique une révolte des Frisons en 28. Ils

rompirent la paix « plutôt par la faute de notre avidité que parce qu’ils étaient las de rester soumis » (Tac., Ann., 4, 72). Drusus avait imposé aux Frisons un tribut assez faible, en rapport avec leur pauvreté : ils devaient livrer pour les fournitures militaires des peaux de bœuf. Un ancien primipile, Olennius, qui était chargé d’administrer les Frisons modifia cette redevance et demanda comme modèle de ce qui sera accepté, des peaux d’aurochs. Une demande que les Frisons ne pouvaient honorer. Ils se plaignirent d’abord, puis n’étant pas écoutés, ils ne trouvèrent pas d’autre recours que la guerre. Elle fut courte, mais violente. Plus de neuf cents soldats Romains tombés dans un guet-apens furent tués, quatre cents autres s’entretuèrent, sans compter d’autres pertes. Tibère dissimula l’importance de ces revers (Tac., Ann., 72-74).

49

II. Réactions des Occidentaux. 1. Refus de la Conquête

liés entre eux et cependant se distinguent les uns des autres1. Le premier est l’épisode Vindex, un sénateur d’origine gauloise qui gouverne la province de Lyonnaise2 et qui est totalement intégré au monde romain impérial dans tous ses aspects, au point qu’il ne pense à restaurer ni indépendance gauloise, ni république romaine. Son seul objectif est d’abattre Néron. Il prend contact avec d’autres gouverneurs de province et propose, pour remplacer Néron, Sulpicius Galba, alors gouverneur de Tarraconaise qui est acclamé empereur en avril 68. Mais déjà, depuis mars, Vindex a basculé dans la rébellion entraînant avec lui des peuples gaulois. Malgré l’opposition des Trévires et des Lingons et de la ville de Lyon, le mouvement est populaire : les Éduens, les Séquanes, les Arvernes, la ville de Vienne en Narbonnaise le soutiennent. Aussi Vindex lève une armée de cent mille hommes. La clé de la situation est sur le Rhin où se trouvent les forces romaines les plus nombreuses et les mieux entraînées. Or celles de Germanie supérieure veulent en découdre avec les rebelles gaulois et malgré une entrevue entre Vindex et leur commandant, elles écrasent en mai 68, près de Besançon, les soldats improvisés de Vindex. Lui-même se tue. Un mois plus tard, Galba est reconnu empereur par le Sénat. En Gaule, il récompense les cités qui s’étaient engagées en faveur de Vindex, punit celles qui avaient choisi le camp opposé. Deuxième moment. Vitellius que Galba a nommé gouverneur de Germanie inférieure en décembre 68, est acclamé empereur par ses troupes le 2 janvier 69. Le 15 du même mois, à Rome, Galba est tué : Othon le remplace. Deux empereurs, un de trop. Le 14 avril, leurs troupes s’affrontent à Bédriac, au nord de l’Italie. Othon, battu, se transperce. Reste donc Vitellius, seul empereur jusqu’à la proclamation impériale de Vespasien annoncée à Alexandrie le 1er juillet 69. Vitellius entre à Rome à la mi-juillet. En route, ses troupes ont dévasté les Gaules, s’acharnant en particulier sur les villes et les cités qui avaient pris parti pour Vindex et pour Galba. Cette même année, se superposant à ces troubles politiques, et peut-être les utilisant, intervient l’histoire étrange de Maricc3. Issu de la plèbe des Boïens, ceux que César avait installés à l’ouest du territoire des Éduens, se disant inspiré par les dieux, il se présente comme le « libérateur des Gaules » et comme un dieu. Il rassemble huit mille hommes, mais se heurte aux Eduens qui ont mis sur pied une troupe de iuventus (milice armée de 1.  La encore, notre source essentielle est Tacite Hist., 1, 59, et une large partie du livre quatre. Là

encore, la bibliographie est importante, touche aussi bien ce qui concerne Néron que Vespasien.

2.  Voir Y. Le Bohec, « L’armée romaine et le maintien de l’ordre en Gaule (68-70) », dans A. Cha-

niotis et P. Ducrey (éd.), Army and Power, Stuttgart, 2002, p. 151-165 ; Y. Le Bohec, La Gaule lyon‐ naise, Dijon, 2008, p. 36-37. 3.  Seul Tacite la signale, Hist., 2, 61. Voir A. Momigliano, « Some preliminary remarks on the “Religious opposition” to the Roman Empire », dans A. Giovannini (éd.), Oppositions et résistan‐ ces  à  l’Empire  d’Auguste  à  Trajan, Entretiens  sur  l’Antiquité  classique, t. 33, Fondation Hardt, Vandœuvres-Genève, 1987, en particulier, p. 108-109.

50

Révoltes, oppositions et résistances à la romanité. Quelques aspects

jeunes gens) que renforcent des cohortes envoyées par Vitellius. Et facilement, ils dispersent cette foule de « fanatiques1 ». Troisième épisode. La rancœur et l’exaspération provoquées par la conduite des armées vitelliennes entraînent certaines populations à se tourner vers le camp de Vespasien et de ses partisans. Parmi eux, T. Hordeonius Flaccus, légat de Germanie supérieure. Il cherche à créer un deuxième front à l’arrière des forces de Vitellius, ou du moins une vigoureuse effervescence. Dans ce dessein, il encourage les Bataves à se révolter sous la direction d’un des leurs, Iulius Civilis, un aristocrate, citoyen romain, commandant de troupes auxiliaires. Civilis mène donc en Germanie inférieure une guerre au service de Vespasien contre les forts, les camps et les troupes fidèles, mais partagées et hésitantes, à Vitellius. Il l’emporte souvent, voit son prestige renforcé et récupère des armes. La confusion est à son comble dans les troupes romaines, on s’y déchire, on s’y mutine, on change de camp, on assassine, ainsi finit Hordeonius Flaccus. En octobre 69, Vitellius est battu à Crémone. En décembre l’armée de Vespasien entre à Rome, Vitellius est tué, le Capitole flambe. Alors une rumeur s’empare des Gaules et des Germanies, une rumeur qu’entretiennent les druides2 : l’incendie du Capitole est un signe divin ; il annonce la fin de l’empire romain et prédit la victoire aux nations d’au-delà des Alpes. Dernier épisode, l’embrasement. Civilis est rejoint par d’autres notables gaulois, tous citoyens romains et officiers des troupes auxiliaires : un Lingon, Iulius Sabinus, qui laissait entendre qu’il descendait du dieu César et deux Trévires, Iulius Tutor et surtout Iulius Classicus qui « surpassait les autres par sa noblesse et ses richesses3 ». Réunis à Cologne, ce trio de Gaulois rassemble des Ubiens, des Tongres et naturellement des hommes de leur peuple, analyse la situation et pense, que si l’on fortifie les Alpes, les Gaules retrouveront la liberté et pourront décider des limites qu’elles veulent mettre à leur puissance. Ils prennent Cologne, s’emparent de Mayence et de son camp de légion, font prêter aux soldats (quatre légions versent dans le déshonneur) serment de fidélité « à l’empire des Gaules » et tuent ceux qui refusent4. De son côté, Civilis préfère s’établir au-delà du 1.  On notera avec G.W. Bowersock, « Subversion in the Roman Empire », dans A. Giovannini

2.  3.  4. 

(éd.), Oppositions et résistances à l’Empire d’Auguste à Trajan, Entretiens sur l’Antiquité classique, t. 33, Fondation Hardt, Vandœuvres-Genève, 1987, en particulier, p. 311, que le terme de fanatiques (fanaticam multitudinem) est le même (fanaticum agmen, Ann., 14, 30, 2) qu’emploie Tacite pour décrire la foule de femmes et d’hommes qui attendent l’armée romaine lorsqu’elle débarque sur l’île de Mona en 61, peu avant la révolte de Boudicca. La fin de Maricc est curieuse. Fait prisonnier, il est amené à Lyon, capitale provisoire de Vitellius, et livré aux bêtes de l’amphithéâtre. Comme celles-ci ne veulent pas de lui, il est mis à mort sous les yeux de l’empereur. Tac., Hist., 4, 54. Tac., Hist., 4, 55. Tac., Hist., 4, 59.

51

II. Réactions des Occidentaux. 1. Refus de la Conquête

Rhin, retrouve un aspect barbare, entend mener une action indépendante, loin de celle des Gaulois, associe à son entreprise les Bructères et leur prophétesse Vellada qui leur prédit le succès, s’allie les habitants de Cologne. Mais il ne prête pas serment à l’empire des Gaules et exige de ses compatriotes de suivre son exemple. Le dénouement ? Il est rapide. Durant le premier semestre de l’année 70, les insurgés remportent d’incontestables victoires, tiennent les villes ou les garnisons de Xanten (Vetera), de Trêves, de Neuss, de Cologne, de Mayence, de Langres. Mais deux facteurs précipitent les événements. D’une part, la réaction de Vespasien. Débarrassé de ses compétiteurs, appréhendant le danger que pouvait représenter une dissidence gauloise, il constitue une armée forte de huit légions, commandée par Q. Petilius Cerialis. Les Alpes franchies sans difficulté, elle s’engage dans la vallée du Rhin, gagne Trêves, entre à Cologne. Au fur et à mesure de son avance, des vétérans, des légionnaires insurgés, des peuples incertains, la rejoignent. Cerialis bon diplomate les accueille et, militaire médiocre, a le bonheur de remporter une victoire sur Tutor, une autre sur Classicus, refuse toutes négociations avec ces deux chefs rebelles et écrase, près de Trêves, au terme d’une bataille mal engagée, Tutor, Classicus et Civilis, avant de battre à nouveau les rebelles devant Xanten. D’autre part, les Gaulois sont divisés. Les Séquanes ne supportent guère les Lingons de Sabinus qu’ils mettent en déroute, d’autres redoutent l’arrivée des troupes de Vespasien, tous craignent le danger germanique et les ambitions de Civilis. Aussi, devant le vide1 momentané du pouvoir romain, les Rèmes convoquent à Reims une assemblée des cités gauloises « pour délibérer en commun sur la question de savoir si l’on voulait la liberté ou la paix2 ». Le concilium  Galliae se réunit sans la présence de l’autorité romaine. En mai, à la suite de débats animés où s’exprimèrent les partisans des deux solutions, les peuples gaulois choisirent « au nom des Gaules » de renoncer à leur indépendance et de rester dans la fidélité à Rome. Dès lors, le destin de la rébellion était scellé : Civilis se réfugia dans l’île des Bataves avant de se rendre à Cerialis qui obtint une paix avec les Germains, Tutor et Classicus s’enfuirent au-delà du Rhin, Sabinus se réfugia dans une cave où il vécut caché pendant neuf ans avant d’être capturé et exécuté. À la fin de l’année 70, le calme était rétabli en Gaule. Un camp de légion fut construit à Mirebeau3, à 25 kilomètres de Dijon. Il abrita la VIIIe légion. Lorsqu’il fut abandonné, peu avant 90, les Gaules étaient en paix, un état qu’elles conservèrent jusqu’à la fin des Antonins.

1.  P. Le Roux, L’Empire romain, 2005, p. 101. 2.  Tac., Hist 4, 67. 3.  M. Reddé, L’armée romaine en Gaule, op. cit., p. 191-203.

52

Révoltes, oppositions et résistances à la romanité. Quelques aspects

Conquise par Claude en 43, la Bretagne1 est au début des années soixante une province nouvelle où seule la partie sud-est paraît pacifiée. Dans le reste du pays, à l’ouest et au nord de la « Fosse Way », la situation est instable, marquée par des actes de rébellion et une agitation presque permanente malgré une forte présence militaire (quatre légions plus des auxiliaires en 58). Et tous les gouverneurs qui se succèdent ont une triple préoccupation : préserver la pacification sur leurs arrières, gagner du terrain et assurer le prestige du nom romain à l’extérieur, empêcher ou contrôler les relations entre les peuples restés indépendants et ceux qui sont passés sous la protection de Rome, soit parce qu’ils sont sous sa domination, soit parce qu’ils en sont devenus les alliés. Aussi, il n’y a rien d’anormal de voir le gouverneur Suetonius Paullinus se lancer à l’assaut de l’île de Mona (Anglesey) à l’ouest du pays de Galles. Cette île passe pour être le dernier refuge des Ordovices du Pays de Galles qu’il vient de soumettre. Pendant qu’il conduit les opérations, Paullinus apprend qu’une partie de la Bretagne s’est soulevée contre la présence romaine. La grande rébellion de Boudicca2 a commencé. Elle s’est développée dans un territoire ami de Rome, celui des Icéniens, au nord du Norfolk. Les causes directes sont des plus simples. À la mort du vieux et riche roi Prasutagus, Rome au mépris du testament de ce souverain, voit une possibilité d’intervenir et d’intégrer le pays icénien à la province. Intégration brutale : les filles du roi sont violées, la reine Boudicca rouée de coups, l’aristocratie icénienne dépouillée et certains de ses membres réduits en esclavage. La reine pousse ses compatriotes à prendre les armes et entraîne dans sa révolte les Trinovantes du Suffox et de l’Essex. D’autres peuples les rejoignent. En réalité, les causes de cette révolte qui prend rapidement de l’ampleur, sont plus profondes. La domination romaine a bouleversé la vie des populations celtes. Non seulement des étrangers se sont installés chez eux, mais ils ont apporté l’insupportable : une présence militaire, des impôts, un tribut annuel à payer, le recensement, une administration efficace, aussi implacable que prompte à prendre des mesures vexatoires. S’y ajoutent des manieurs d’argent de toutes sortes, procurateur comme Decianus Catus qui met le pays en coupe réglée, ou philosophe comme Sénèque qui exige le paiement de ses créances, et des vétérans qui, aidés par 1.  Voir en français l’exposé pratique et clair de P. Galliou, Britannia,  Histoire  et  civilisation  de  la 

Grande‐Bretagne  romaine  Ier‐Ve  siècles  apr.  J.‐C., Paris, 2004. Plus spécialement sur la conquête, avec les mêmes qualités, cf. Y. Le Bohec, Rome et les provinces de l’Europe occidentale jusqu’à la fin  du principat, Pornic, 2009, p. 155-168. 2.  Pour plus de précisions sur cette révolte, sur les sources et sur le personnage de la reine nous nous permettons de renvoyer à nos deux articles, J.-L. Voisin, « Le lièvre de Boudicca et les fêtes d’Andraste », dans A. Vigourt, X. Loriot, A. Béranger, B. Klein (dir.), Pouvoir et religion dans  le monde romain. En hommage à Jean‐Pierre Martin, Paris, 2006, p. 471-493 ; « Boudicca, la Vercingétorix anglaise », dans L’Histoire, n°329, mars 2008, p. 60-65.

53

II. Réactions des Occidentaux. 1. Refus de la Conquête

des soldats d’active, se sont appropriés des terres dont ils ont chassé les propriétaires. Un ensemble de facteurs qui peut pousser à la révolte, une révolte qui ne se serait pas concrétisée sans la personnalité de Boudicca. Par ses actions, ses discours, peut-être en liaison avec des druides dont la présence est probable plus qu’assurée, elle déclenche l’insurrection. Les Romains isolés et dispersés sont attaqués, la colonie de Camulodunum (Colchester) est prise et le temple du culte impérial qui s’y élevait, détruit. Cent vingt mille, puis deux cent mille hommes suivent Boudicca. Vraie chef de guerre, elle détruit les bases arrières de Paullinus, évite une jonction entre deux armées romaines, massacre l’infanterie de la IXe légion venue de Lincoln pour secourir Camulodunum, oblige le procurateur à prendre la fuite et à passer en Gaule, brûle Londres, dévaste Verulamium (près de Saint Albans). Au total, près de 70 000 citoyens romains et alliés sont massacrés : « On luttait pour défendre sa vie » rappelle Tacite1. À l’automne 60, Paullinus, qui a regroupé ses forces (environ 10 000 hommes), fait face à Boudicca sur un terrain qu’il a choisi soigneusement. Le combat tourne en faveur des Romains : 400 tués autant de blessés contre, nous dit-on, 80 000 morts du côté des Bretons. À l’issue de la bataille, Boudicca se serait empoisonnée. La reprise en main est impitoyable, le pays est ravagé par le fer et le feu, quadrillé par une série de forts tandis que les populations meurent de faim. En 63, la paix est à peu près restaurée. Mais lorsqu’Agricola prend ses fonctions de gouverneur au milieu de l’été 77, elle n’est toujours pas assurée. Face à ces rébellions armées, les formes de résistance passive sont très mal connues et n’ont fait l’objet que de peu d’études. Malgré tout, même si leur signification est multiple, elles existent et méritent d’être signalées. Il y a les fraudes à l’impôt2, les monnaies entaillées et mutilées qui peuvent, comme celles trouvées à Alésia, être le témoignage de mouvement d’humeur contre le pouvoir romain3, la fuite devant le recrutement, les prises de possession de terre par Rome ou par ses alliés. Quant à la résistance religieuse, elle demanderait à être étudiée région par région car chaque cas est différent. Il semble cependant qu’en dehors du cas des

1.  Tac., Agricola, 5, 3. 2.  Voir M. Corbier, « L’impôt dans l’Empire romain : résistances et refus (Ier-IIIe siècles) », dans

Toru Yuge et Masaoki Doi, op. cit., p. 259-274 ; P. Le Roux, Le  Haut‐Empire  romain  en  Occident  d’Auguste aux Sévères, Paris, 1998, p. 193. 3.  Mais il est parfois difficile de distinguer des dégradations qui reflètent un rite religieux de celles qui marquent une opposition politique. Voir H. Zehnacker, « Tensions et contradictions dans l’Empire au Ier siècle. Les témoignages numismatiques », dans A. Giovannini (éd.), Opposi‐ tions et résistances à l’Empire d’Auguste à Trajan, Entretiens sur l’Antiquité classique, t. 33, Fondation Hardt, Vandœuvres-Genève, 1987, en particulier, p. 352-356 ; Jacques Piette, Georges Depeyrot, Les  monnaies  et  les  rouelles  du  sanctuaire  de  La  Villeneuve  au  Châtelot  (Aube),  (2e  siècle  av.  J.‐C. – 5e siècle ap. J.‐C.), Wetteren, 2008 (coll. Moneta 74), p. 51-52

54

Révoltes, oppositions et résistances à la romanité. Quelques aspects

druides1, l’opinion d’Alain Tranoy au sujet de la Galice puisse s’appliquer partout : « La notion d’une résistance religieuse est à nuancer. Rome n’a pas cherché à imposer une forme de vie religieuse. Se développent au contraire les religions locales dans la mesure où elles acceptent l’assimilation progressive aux divinités romaines2. »

Conclusion En conclusion, deux questions : quelles sont les causes de ces rebellions et de ces oppositions ? Pourquoi toutes échouèrent-elles ? Lorsqu’elles sont connues, les causes paraissent presque toujours les mêmes. Rare est l’opposition à l’empire romain en tant que tel. Il s’agit presque automatiquement, d’après nos sources (la répétition est si régulière que l’on peut s’interroger sur la tradition littéraire et les clichés qu’elle véhicule), de la malveillance et d’un abus de pouvoir d’un gouverneur ou d’une administration trop zélée ou trop corrompue, d’un vide de pouvoir (les périodes de crise à Rome sont toujours favorables à un soulèvement). Et plus que l’impôt lui-même, c’est la manière dont il est perçu, les méthodes d’imposition et de perception employées par les fonctionnaires, sa nouveauté qui encouragent à se révolter. Mais les aspirations à l’indépendance sont rares, servent souvent de paravent et empruntent toujours dans leur matérialisation des insignes à Rome. Quant aux échecs, ils s’expliquent assez facilement. Il y a d’abord le formidable potentiel en hommes et en ressources que représente l’Empire romain, avec ses richesses, son administration qui fonctionne presque d’elle-même et qui assure une continuité en l’absence d’un pouvoir. Il y a ensuite les divisions des révoltés, leur rivalité plus forte que l’animosité qu’ils peuvent éprouver envers Rome, leur particularisme intransigeant qui conduisent à l’absence de révolte généralisée. Un cas d’école, la fameuse réunion de Reims en 703. Elle échoua dit Tacite4 en raison de la rivalité entre provinces : « Qui serait le chef de cette guerre ? À qui appartiendraient le droit et les auspices ? Quelle capitale, si tout allait bien, choisirait-on pour l’Empire ? Ils n’avaient pas la victoire, mais déjà c’était la discorde, ils se querellaient en se targuant les uns de leurs alliances, d’autres de leurs richesses, de leurs forces ou de l’antiquité de leur origine. Par dégoût du futur, ils choisirent l’état présent ». Enfin, Rome séduit. Même parmi les révoltés. Ainsi à propos de la révolte de Pannonie 1.  En dernier lieu, cf. J.-L. Brunaux, op. cit., p. 316-356, où sont présentés leurs rôles, plus ou moins

actifs, dans toutes les rébellions que nous avons signalées.

2.  A. Tranoy, op. cit., p. 361. Cf. aussi l’article de A. Momigliano, cité supra. 3.  C’est le même processus que l’on trouve dans la péninsule Ibérique, cf. F. Cadiou, op. cit., p. 41. 4.  Tac., Hist., 4, 69, 3-4.

55

II. Réactions des Occidentaux. 1. Refus de la Conquête

en 6 ap. J.-C., Velleius Paterculus1 relève : « Tous les Pannoniens connaissaient non seulement la discipline, mais aussi la langue romaine ; la plupart avait même une culture littéraire et une familiarité avec les exercices de l’esprit ». Rome séduit et sa victoire contribue à améliorer la vie de chacun, à confondre, dirait Tacite2, « civilisation (humanitas) » et servitude. Une idée dans l’air du temps : « L’Empire, écrit Pline l’Ancien3, s’avère un bienfait accordé par le sort : plutôt que la misère dans l’indépendance, mieux vaut la domination de Rome, qui assure des moyens de subsistance. » Deux ou trois générations après la conquête, les populations acceptent la présence romaine. D’ailleurs y a-t-il pour les provinces4 une alternative à l’ordre romain ?

1.  Vel. Pat., 2, 110, 5. 2.  Tac., Agricola, 21, 3. 3.  Voir V. Naas, Le projet encyclopédique de Pline l’Ancien, Rome, 2002, p. 424. 4.  Déjà, G. Boissier, L’opposition sous les Césars, Paris, 1875, avait noté que, sous l’Empire, l’opposition ne venait pas des provinces, mais de Rome même… Voir aussi, chez Tacite, les arguments exposés par Cérialis pour convaincre Trévires et Lingons de demeurer dans l’Empire (Hist., 4, 73-74).

56

Hommes et lieux de l’artisanat en Gaule romaine Jean-Claude Béal Maître de conférences en archéologie gallo-romaine à l'université Lumière-Lyon 2.

Dans la pensée grecque, puis à Rome, le travail artisanal est considéré par les élites sociales et intellectuelles comme une activité méprisable. Cicéron (Des  Devoirs, 150) distingue les activités honorables, au premier rang desquelles il place l’agriculture, des activités ignobles dont l’artisanat. Plus tard, Sénèque (Lettres  à  Lucilius, XI, 88) renvoie au jugement aussi définitif de Posidonios : « Les arts vulgaires et infimes […] sont l'affaire de l'artisan ». J.-P. Morel1 a bien montré que cette opinion des élites explique la discrétion des allusions à l’artisanat dans nos sources textuelles et derrière quel « formidable camouflage2 » se retranchaient les membres de l’aristocratie qui investissaient dans cette activité décriée. Ce point de vue n’est cependant pas partagé par toute la société romaine, qui comprend aussi une « bourgeoisie manufacturière ». Le parallèle avec la situation en Gaule est difficile à faire. Pour l’époque pré-romaine, la documentation est réduite et les fouilles extensives encore peu nombreuses3. À côté de quelques noms connus par des estampilles sur objets métalliques, on connaît celui d’un artisan venu travailler à Rome. César (Guerre des Gaules, VI, XVII), mentionne cependant, parmi les divinités de la Gaule une « Minerve qui enseigne les principes des travaux manuels ». À l’époque impériale, un clivage comparable à celui qu’on observe en Italie se produit sans doute en Gaule.

1.  Morel J.-P., « L’artisan », dans, L’homme romain, éd. Andreau J. et alii, Éditions du Seuil, Paris, 1992. 2.  Morel J.-P., « Élites municipales et manufacture en Italie », dans Les élites municipales de l’Italie  péninsulaire des Gracques à Néron, Actes de la table ronde internationale de Clermont‐Ferrand (1991), dir. Cébeillac-Gervasoni M., Collection de l’Ecole Française de Rome, vol. 215, Naples-Rome, 1996, p. 184. 3.  Meylan Fr., F. Perrin, M. Schönfelder, « L’artisanat dans les oppida d’Europe tempérée : un état de la question », dans Les  artisans  dans  la  ville  antique, éd. Béal J.-C. et J.-C. Goyon, Université Lumière-Lyon 2, Lyon, 2002, p. 77-99, 4 pl.

57

II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

La définition de l’artisanat On peut discuter longuement de ce que recouvrent les notions d’artisan et d’artisanat antiques. Au XVIIIe s., pour les auteurs de l’Encyclopédie, « artisan » est le nom « par lequel on désigne les ouvriers qui professent ceux d’entre les arts mécaniques qui supposent le moins d’intelligence ». Mais à partir du XXe s., le terme reçoit une connotation plus flatteuse : l’artisan est un connaisseur, un « professionnel qui exerce à son compte un métier manuel, souvent à caractère traditionnel1 ». Les archéologues confrontés à la nécessité de définir le champ de cette activité ont pris des partis divers. A. Ferdière2 définit l’artisanat comme « la production d’objets manufacturés […] – ou encore la transformation des matières premières destinées à celui-ci », en excluant les productions agricoles, et plus généralement alimentaires, dans un souci d’efficacité « opérationnelle ». À l’inverse, pour F. Blondé et A. Müller3 l’artisanat est « la production de biens matériels finis destinés à commercialisation », ce qui exclut la production des matières premières ; mais leur définition des « biens matériels finis » est large : un objet utilitaire évidemment, mais aussi une statue, ou un bien consommable (du vin, de la viande, du parfum, etc.), point de vue partagé pour la Gaule par P. Van Ossel4 et que nous adopterons. On rejette aussi souvent de la réflexion sur l’artisanat les productions – de fil de laine ou de farine par exemple – faites dans le cadre domestique. Cependant cet artisanat produit, et donc occupe une part du marché, et du reste le partage n’est pas simple entre activités domestiques et professionnelles : Apulée (Métamorphoses, VII, 15) évoque ainsi le cas d’une fermière qui attelait l’âne à la meule quand elle avait besoin de farine pour les siens, mais aussi pour moudre avec son propre blé une farine qu’elle vendait, quand elle ne faisait pas travailler l’âne à façon pour ses voisins.

1.  Petit Larousse illustré, Paris, 1999, article « artisan », p. 89. 2.  Ferdière A., « L’artisanat gallo-romain entre ville et campagne (histoire et archéologie) : position historique du problème, méthodologie, historiographie », dans Artisanat et productions arti‐ sanales  en  milieu  rural  dans  les  provinces  du  nord‐ouest  de  l’Empire  romain,  Actes  du  colloque  d’Erpeldange, mars 1999, éd. Polfer M., Éditions Monique Mergoil, Montagnac, 1999, p. 10. 3.  Blondé F. et A. Müller, « Artisanat, artisans, ateliers en Grèce ancienne, définitions, esquisse de bilan », Topoi, Orient‐Occident, 8/2, 1998, p. 835. 4.  Van Ossel P., Etablissements  ruraux  de  l’Antiquité  tardive  dans  le  nord  de  la  Gaule, 51e suppl. à Gallia, C.N.R.S. Éditions, Paris, 1992, p. 135 et sq.

58

Hommes et lieux de l’artisanat en Gaule romaine

Les sources Notre connaissance des conditions de la production artisanale en Gaule romaine repose d’abord sur des sources littéraires, peu nombreuses, nous l’avons dit. Les inscriptions sur pierre font connaître de leur côté les collèges et les groupes professionnels, ainsi que des particuliers – souvent des hommes libres – intervenant dans cette activité. Les reliefs funéraires montrent également l’image parfois anonyme de particuliers. S’ajoutent enfin les inscriptions portées sur les objets mobiliers (marques et estampilles) qui servaient moins à la publicité d’un producteur artisanal qu’elles ne permettaient la gestion d’un atelier. Domaine de l’archéométrie, l’analyse des matériaux issus du monde minéral permet de caractériser certaines productions : production de laiton dans plusieurs villes (Lyon, Autun par exemple), adéquation entre types d’argiles et fonctions des vases, origine des objets produits. Mais ce type d’analyse est peu ou pas opérant sur les matériaux du vivant. Enfin, au cours des dernières décennies, le champ de la fouille archéologique s’est élargi du four, facile à identifier, et qui a été longtemps mieux étudié que l’atelier, aux structures artisanales qui l’entourent : on sait reconnaître et relever aujourd’hui les traces poudreuses d’une activité métallurgique sur un sol de terre battue, ou la structure porteuse en bois d’un atelier aux murs de torchis. On commence donc à disposer d’un corpus, encore insuffisant sans doute, de plans d’ateliers qui permettra de réfléchir à l’organisation concrète du travail.

Les professions Les professions rencontrées sur les inscriptions de la Gaule romaine sont nombreuses1, et soigneusement distinguées les unes des autres : le corpus des inscriptions professionnelles de Narbonne2 distingue ainsi l’orfèvre du fabricant de bagues et du fabricant de vases en métal précieux, ce qui peut témoigner d’une très grande spécialisation des métiers, ou plus simplement d’un souci de reconnaissance et de promotion individuelles. A contrario, l’incertitude pèse souvent sur ce qui relève de l’artisanat ou du commerce : un vestiarius est-il à la fois producteur et vendeur de vête1.  Frézouls E., « Les noms de métiers dans l’épigraphie de la Gaule et de la Germanie romaines », Ktéma, 16, 1991, p. 33-72. 2.  Bonsangue M. L., « Aspects économiques et sociaux du monde du travail à Narbonne d’après la documentation épigraphique (Ier s. av. J.-C. – Ier s. ap. J.-C.) », Cahiers  du  Centre  Gustave  Glotz, XIII, 2002, p. 207.

59

II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

ments ? Par facilité, on convient souvent qu’il est les deux et que l’activité de la vente n’est pas séparée de celle de la production. On le constate dans quelques agglomérations secondaires (en France, à Alésia chez les Héduens, à Bliesbrück chez les Médiomatriques1), ou en Suisse à Oberwinthertür, où les fouilles de ces dernières années ont montré que les installations de travail étaient – particulièrement à partir du IIe s. – rejetées à l’arrière de « maisons longues » dont la façade était désormais occupée par des boutiques. Mais les modes de commercialisation sont en fait divers, et, à côté de la vente directe, existent des chaînes plus complexes dont témoignent aussi bien l’existence des negotiatores (marchands en gros) en produits céramiques, sidérurgiques, etc., que celle d’ateliers périurbains ou ruraux qui ne sont ni conçus ni localisés pour faciliter la vente directe.

Collèges et groupes professionnels Certains professionnels de l’artisanat sont, sur le modèle de ce qui se passe en Italie, groupés en collèges, désignés en Gaule comme « corpus », honorant le pouvoir et les dieux de Rome, disposant de magistrats et de patroni protecteurs : ainsi à Lyon, connaît-on par exemple, à travers le volume XIII du C.I.L., le splendidissimum corpus des charpentiers et tectores, celui des centonarii, recycleurs d’étoffes, ou, plus largement défini, celui des fabri. Les textes font apparaître aussi d’autres groupes qui ne font pas état d’un statut plus ou moins officiel de corpus. Ces groupes témoignent d’une plus grande latitude dans leur mode d’expression et dans les divinités qu’ils honorent. C’est le cas du groupe des métallurgistes d’Alésia, dont on a identifié le siège2 construit selon une ordonnance romaine, autour d’un portique et d’une cour centrale : au Ier s. de n. è., ils honorent d’une dédicace en langue gauloise3 des divinités locales ; mais ils sont fournisseurs de l’armée romaine en équipement militaire4. On a cru pouvoir identifier quelques autres sièges d’associations professionnelles dans les capitales de cité, à Lyon, à Nîmes, à Périgueux, à

1.  Pour Alésia, voir dans ce volume la contribution de M. Joly ; pour Bliesbrück : Vivre en Europe  romaine.  De  Pompei  à  Bliesbrück‐Rheinheim, éd. Petit J.-P. et S. Santoro, Paris, Éditions Errance, 2007, p. 167-172. 2.  Martin R. et Varène P., Le  Monument  dʹUcuétis  à  Alésia, 26e suppl. à Gallia, C.N.R.S. Éditions, Paris, 1973. 3.  R.I.G., II, 1, L 3, p. 147-155. 4.  Rabeisen E., « Fourniture aux armées ? Caractères et débouchés de la production d'équipements de cavalerie à Alésia au Ier siècle ap. J.-C. », Militaires romains en Gaule civile, dir. Le Bohec Y., (Coll. CERGR, NS 11), Lyon 1993, 51-71.

60

Hommes et lieux de l’artisanat en Gaule romaine

Vaison, à Vienne ou à Glanum1. Leur plan est très proche de celui des domus, et ces identifications sont souvent discutées. Mais ces constructions témoignent de l’importance de ces groupes dans la société contemporaine, par leur luxe et leur proximité des centres publics et des sanctuaires.

Possesseurs ou investisseurs dans l’artisanat Les monuments funéraires font connaître, le plus souvent par les reliefs sculptés des IIe et IIIe s. de n. è., un certain nombre des professionnels de l’artisanat. C’est même dans les Trois Gaules que ces images sont les plus nombreuses, et l’on a cru longtemps que ces représentations, et tout particulièrement celles des professionnels à leur tâche, étaient des images « prises sur le vif2 », dans lesquelles C. Jullian3 voyaient s’exprimer « les forces vives de l’art régional et ancestral, […] autochtone » : on sait aujourd’hui4 qu’elles s’inscrivent en fait dans la continuité formelle d’images gréco-romaines dont elles sont des adaptations. Deux types d’images peuvent être distingués5. D’une part des défunts sont figurés de face, tenant un outil qu’ils ne sont pas en train d’utiliser. Il ne faut pas voir dans ces « possesseurs d’outils » les artisans modestes qu’imaginait C. Jullian : quelle que soit la réalité de leur activité, l’image que ces défunts ont choisi de donner est celle de propriétaires d’instruments de la production artisanale. Ces reliefs s’inscrivent dans une double tradition. Ils sont en effet la transposition dans la pierre d’une pratique attestée à l’âge du fer, mais qui n’a pas disparu à l’époque impériale en Gaule, le dépôt d’outils dans les tombes de défunts fortunés, membres d’une élite sociale que leur fortune met en situation de posséder des outils de production. C’est ainsi le sens qu’il faut donner aux outils de forgeron trouvés dans la sépulture principale d’un enclos funéraire de Banassac (Lozère), où l’on avait vu6, à tort selon nous, « la reconnaissance très élargie du rôle que joue le forgeron dans la société antique ». Mais à Rome aussi, le « possesseur d’outils » n’est pas nécessairement l’artisan qui les met en œuvre. L’outillage, en effet, et plus largement l’équipement 1.  Gros P., « Maisons ou sièges de corporations ? Les traces archéologiques du phénomène associatif dans la Gaule romaine méridionale », CRAI, 1997, vol. 1, p. 213-241 ; Bouet A., « Les collèges dans la ville antique : le cas des subaediani », RA, 2001, vol. 2, p. 227-278. 2.  Reddé M., « Les scènes de métier dans la sculpture funéraire gallo-romaine », Gallia, XXXVI, 1978, p. 43. 3.  Jullian C., De la Gaule à la France, nos origines historiques, Éditions Hachette, Paris, 1926 3, p. 168. 4.  Baltzer M., « Die Alltagdarstellungen der treverischen Grabdenkmäler, Untersuchungen zur Chronologie, Typologie und Composition », TZ, 46, 1983, p. 7-151. 5.  Béal J.-C., « La dignité des artisans : les images d’artisans sur les monuments funéraires de Gaule romaine », DHA, 2000, p. 149-182. 6.  Feugère M. et Ph. Gros, « Les ensembles funéraires gallo-romains du Champ del Mas à Banassac (Lozère), fouilles 1990 », RAN, 1996, p. 285-305.

61

II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

d’une structure artisanale est, en droit, du ressort de celui qui fait travailler plutôt que de celui qui travaille : c’est la taberna instructa qui est mise à disposition, la boutique équipée, c’est-à-dire les murs et le matériel, et le Digeste (33, 7, 15 ou 23) discute longuement sur la définition juridique de l’instrumentum d’une taberna comme ce qui est strictement nécessaire à son fonctionnement. Une distinction identique existe du reste dans le monde rural : pour Caton l’Ancien, comme plus tard pour Varron, le propriétaire du domaine (fundus) fournit aux travailleurs l’outillage et les matériaux, et les articles du Digeste sont nombreux à évoquer le fundus instructus, et le fundus cum instrumento. On rencontre d’autre part sur les reliefs funéraires des scènes de travail montrant des professionnels à leur tâche. Ces images se trouvent généralement sur les faces latérales de monuments funéraires de défunts qui apparaissent figurés en pied sur la façade. Ces images en position secondaire se superposent les unes aux autres, montrant des activités diverses, dans une logique qui n’est pas celle de la chaîne opératoire d’un métier (du sciage de tronc à la réalisation de charpentes ou de meubles), mais le reflet des choix financiers du défunt pour s’assurer des revenus1. Il faut donc identifier ici le défunt comme un « investisseur multiple », plaçant de l’argent dans plusieurs domaines censés rapporter : preuve, s’il en était besoin, qu’à côté des revenus de la terre et de l’agriculture, existent en Gaule romaine des revenus de la manufacture.

La ville et la production artisanale Depuis Max Weber et le début du XXe s., la question de la capacité des villes antiques à produire de la richesse, notamment par la transformation artisanale des matériaux, n’a cessé d’être agitée. Pour la Gaule romaine, selon Ch. Goudineau, « la ville vit du prélèvement infligé au monde rural, qu’elle utilise exclusivement à son propre profit [...]. Nul doute : le concept de « ville de consommation ne souffre aucune contestation2 ». Ce constat doit sans doute être nuancé, parce que c’est en ville que se dresse la majeure partie des monuments funéraires des « investisseurs multiples », et secondairement des « possesseurs d’outils », parce qu’un propriétaire rural est aussi souvent un propriétaire urbain, parce qu’aussi l’importance des ateliers est une notion complexe qui ne se mesure pas,

1.  Béal J.-C., « Pistor et materiarius : à propos d’une stèle funéraire de Metz antique », RAE, 47, 1996, p. 79-95. 2.  Goudineau Ch., « Les villes de la paix romaine », Histoire  de  la  France  urbaine, dir. G. Duby, Éditions du Seuil, Paris, 1980, p. 38.

62

Hommes et lieux de l’artisanat en Gaule romaine

nous le verrons, à leur seule superficie : beaucoup de données nous échappent sans doute. Il semble du reste que, pour la période considérée, la part de l’artisanat en milieu urbain évolue. Si, au début de l’époque impériale, on peut y décompter d’assez nombreuses installations artisanales, de potiers et de métallurgistes notamment, leurs traces matérielles disparaissent souvent assez rapidement sous les Julio-Claudiens et jusqu’à la fin du IIe s. : Lyon en est un exemple particulièrement évident, mais pas isolé1. On a pensé2 trouver un élément d’explication dans le développement de services d’évacuation des déchets, qui n’interviennent cependant que sur la voie publique, et non sur le domaine privé. On a envisagé que ces activités se déplacent vers les agglomérations secondaires, ce qu’on constate dans certaines régions, autour de Bavay, capitale des Nerviens, et d’Arras, capitale des Atrébates, par exemple, mais pas toujours : le fléchissement des ateliers de potiers de Saintes, capitale des Santons, n’entraîne pas le développement des ateliers de la région. Il est vraisemblable que d’autres facteurs interviennent, parmi lesquels il faut compter l’essor d’entreprises aux mains d’investisseurs et de grands commerçants dont précisément les inscriptions et les reliefs font connaître l’existence à ce moment3.

Une question de topographie urbaine À côté du débat théorique sur le rôle producteur de la ville, la question de l’insertion de l’activité artisanale dans la trame des villes a été beaucoup débattue. Elle prend du reste appui sur quelques textes antiques. Ainsi, selon Artémidore de Daldis (Oneirocriticon, 2, 20) ou Juvénal (Sati‐ res, XIV, 201-204), les tanneurs doivent-ils être relégués au-delà du Tibre à Rome – encore qu’on en connaisse aussi sur la rive gauche du fleuve. Artémidore note également l’éloignement des potiers, et l’on a cru trouver dans la Loi d’Urso (Espagne : C.I.L., II, suppl., 5439, parag. LXXVI) une mesure d’éloignement des tuiliers pour limiter les risques d’incendie. Mais l’article allégué vise sans doute plutôt à limiter les chantiers de dé-

1.  Ferdière A., « La place de l’artisanat en Gaule romaine du Centre, Nord-Ouest et Centre-Ouest (province de Lyonnaise et cités d’Aquitaine septentrionale », RACF, 2006-2007, revue en ligne. 2.  Desbat A., « La gestion des déchets en milieu urbain : l’exemple de Lyon à la période romaine », La ville et ses déchets dans le monde romain : rebuts et recyclages. Actes du colloque (Poitiers,  19‐21  sept.  2002), éd. Ballet P., P. Cordier, N. Dieudonné-Glad,  Montagnac, Éditions Monique Mergoil, 2003, p. 117-120. 3.  Pour la céramique : Raepsaet-Charlier M.-Th. et G., « Aspects de l’organisation du commerce de la céramique sigillée dans le nord de la Gaule aux IIe et IIIe siècles de notre ère, II, négociants et transporteurs », Münstersche Beiträge zur antiken Handelsgeschichte, VII, 2, 1988, p. 45-68.

63

II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

construction et la prolifération des ruines en milieu urbain1 qu’à réduire les risques de pollution ou d’incendie. Cela dit, on constate effectivement qu’en France, dans les capitales des Parisii (Paris), des Senons (Sens), des Santons (Saintes), ou en Suisse, à Augst, capitale des Rauraques, à Avenches, capitale des Helvètes, etc., les ateliers de potiers – ou en tout cas les fours qui en restent aujourd’hui encore le principal marqueur – sont plutôt installés à la périphérie des zones habitées, sans que ce soit toujours à l’extérieur des enceintes urbaines quand elles existent, à Nîmes par exemple chez les Volques Arécomiques. En revanche, les autres artisans, des métaux ou de l’os par exemple, occupent très volontiers le cœur des villes, s’installant à quelques dizaines de mètres d’édifices de prestige, le sanctuaire municipal du culte impérial à Lyon, le forum à Feurs (capitale des Ségusiaves), Limoges (capitale des Lémovices), Vannes (capitale des Vénètes), ou Bavay par exemple. De même, ils voisinent avec les propriétaires des grandes domus, à Augst par exemple où plusieurs insulae sont partagées entre demeures et ateliers2. Il n’y a donc pas à proprement parler de quartiers artisanaux dans les villes de la Gaule romaine, ni de partage entre des quartiers prestigieux et des quartiers ignominieux. Je ne crois pas beaucoup que les deux formes d’implantation urbaine, en périphérie ou au cœur des villes, recouvrent, comme on l’a proposé, deux formes d’artisanat : « un artisanat “de proximité”, s’adressant à une clientèle réduite, essentiellement urbaine, et un artisanat “de masse” […] destiné pour l’essentiel au marché extérieur, à l’exportation3 ». Il est vraisemblable en fait que l’implantation périphérique des potiers soit surtout déterminée par la nécessité où ils sont d’être approvisionnés par des charrois d’argile et de combustible, et de disposer d’espaces de travail et de stockage dans un milieu urbain où le terrain est a priori rare. À l’inverse, la matière première des bronziers ou des verriers est principalement issue du recyclage d’objets hors d’usage : la population urbaine en est un bon pourvoyeur.

L’artisanat dans les agglomérations secondaires et les villae En dehors des villes, les travaux menés, particulièrement dans le centre-est de la Gaule, sur les agglomérations secondaires, ont montré et 1.  Béal J.-C., « L’artisanat et la ville : relecture de quelques textes », dans Les  artisans  …,  op. cit., p. 5-14. 2.  Laur-Belart R., Guide d’Augusta Raurica, 5e édition revue et augmentée par L. Berger, Historische  und Antiquarische‐Gesellschaft, Bâle, 1991, p. 129-136. 3.  Ferdière A., « La place de l’artisanat en Gaule romaine du Centre, Nord-Ouest et Centre-Ouest (province de Lyonnaise et cités d’Aquitaine septentrionale », RACF, 2006-2007, revue en ligne.

64

Hommes et lieux de l’artisanat en Gaule romaine

peut-être un peu surévalué le rôle important de ces agglomérations dans la production artisanale1. Dans certains de ces bourgs, une activité semble prépondérante : l’agglomération de La Graufesenque (Aveyron), chez les Rutènes, est ainsi un centre producteur de céramique sigillée majeur2 – tout en ayant aussi une fonction de relais routier attestée par la Table de Peutinger. En revanche, ces activités artisanales sont souvent diverses : à Bliesbrück (Moselle), la métallurgie du fer et des alliages cuivreux, la tabletterie, la boulangerie se succèdent dans les « maisons longues » du bourg3. Sur les sites de villae et plus généralement d’établissements ruraux, les fouilles archéologiques mettent au jour fréquemment un artisanat d’entretien, de fourniture domestique et de réparation : une forge pour l’entretien des outils, un four de tuilier pour la réfection des toitures, etc. Mais on commence aussi à y rencontrer des installations artisanales que leur capacité de production ne permet pas de considérer comme ponctuelles ou domestiques. Ainsi la villa de Touffreville (Calvados), a-t-elle livré plusieurs fours de tuiliers en activités au IIe s., voire des fours à chaux4. A. Ferdière, de son côté, a envisagé que la production des céramiques sigillées de Lezoux (Puy-de-Dôme) ait été faite au moins pour partie dans le cadre d’une villa5. D’autre part, en Gaule méridionale, on a pu montrer, à partir de la documentation épigraphique cette fois, que des propriétaires de domaines étaient impliqués dans la production de tuiles6. L’importance de cet artisanat des villae est en effet difficile à évaluer à partir de l’archéologie, car, dès que les vestiges artisanaux ne sont pas dans l’enceinte de la villa ou au voisinage immédiat, on ne peut plus, en l’absence de données textuelles, établir de relation entre villa et atelier : on

1.  Ferdière A., « L’artisanat gallo-romain entre ville et campagne (histoire et archéologie) : position historique du problème, méthodologie, historiographie », dans Artisanat  et  productions..., op. cit., p. 12. 2.  La  Graufesenque  (Millau,  Aveyron). Volume I, Condatomagos,  une  agglomération  de  confluent  en  territoire rutène, IIe s. a.C. – IIIe s. p.C., dir. Schaad D., Fédération Aquitania, Pessac, 20082. 3.  Vivre  en  Europe  romaine.  De  Pompei  à  Bliesbrück‐Rheinheim, éd. Petit J.-P. et S. Santoro, Paris, Éditions Errance, 2007, p. 159-172. 4.  Coulthard N., « Les activités artisanales gallo-romaines à Touffreville (Calvados – France) et quelques réflexions sur leur importance dans le développement du site », dans Artisanat et pro‐ ductions artisanales …, op. cit., p. 165-183. 5.  Ferdière A., « L’artisanat gallo-romain entre ville et campagne (histoire et archéologie) : position historique du problème, méthodologie, historiographie », dans Artisanat et productions …,  op. cit., p. 19-20, fig. 10-11. 6.  Par exemple, vers l’époque augustéenne, des membres d’une gens Usulenia d’origine italienne : Christol M. et G. Fédière, « La présence italienne dans l’arrière-pays de Narbonne : le dossier des Usuleni. Épigraphie de l’instrumentum  domesticum et épigraphie lapidaire », DHA, 25/1, 1999, p. 81-99.

65

II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

ne peut ainsi affirmer que l’atelier de céramique de La Boissière-École (Yvelines) soit structurellement lié à un domaine1. Il n’en demeure pas moins qu’il existe en Gaule un artisanat non domestique des villae, de la part de propriétaires qui ne partagent pas le préjugé cicéronien, ou qui, comme en Italie, « camouflent » – pour reprendre l’expression de J.-P. Morel –, cette part de leurs activités. Certains d’entre eux, du reste, incluaient aussi dans leurs sources de revenus d’autres activités non agricoles, comme le transport de denrées d’origine rurale ou non2. À côté de cet artisanat au sens le plus traditionnel du terme, les villae sont aussi le lieu prépondérant de la transformation et de la commercialisation de certains produits de l’agriculture qui, comme le raisin et à la différence du grain par exemple3, supportent mal d’être transportés. Attestée chez les habitants de Marseille dès le VIe s. av. n. è., la viticulture prend son essor en Gaule méridionale après la conquête de la Pro‐ vincia. Les fouilles d’établissements, ruraux pour la plupart, ont permis de mettre au jour des emplacements de pressoir ou de fouloir, des cuves de recueil du moût, des chais à dolia de terre cuite. À côté d’établissements relativement modestes où les installations peuvent satisfaire aux besoins internes au domaine, existent de grandes villae qui peuvent associer à un habitat une zone de vinification apte à traiter et stocker une quantité de vin importante. Deux villae attirent particulièrement l’attention. A Paulhan (Hérault), un vignoble se développe dès l’époque augustéenne aux abords immédiats de la villa de Vareilles4. Mais c’est à partir des années 40 de n. è. au plus tôt que ces installations, centrées sur une cour à portique, prennent de l’ampleur : trois chais de 40 à 60 m de longueur, au début du IIe s., permettent de stocker 6000 à 7400 hl de vin. À Donzère (Drôme), la villa du Molard5 connaît un essor comparable. Le chai à deux nefs, de plus de soixante mètres de longueur, a une capacité de stockage de 2500 hl. De part et d’autre, se répartissent symétriquement pressoirs et fouloirs. Il est difficile d’évaluer les surfaces de vignobles qui peuvent nécessiter ces 1.  Dufay B., « Le centre de production céramique de la Boissière-École (Yvelines), espaces et fonctionnement : une logique concentrique », dans 20  ans  de  recherches  à  Sallèles‐d’Aude, dir. F. Laubenheimer, Presses Universitaires franc-comtoises, Besançon, 2001, p. 220. 2.  Béal J.-C., « Transporteurs et propriétaires terriens en Gaule romaine : un bilan », RACF, 45-46, 2006-2007, mise en ligne le 8 avril 2008. 3.  Béal J.-C., « Pistor  et materiarius : à propos d’une stèle funéraire de Metz antique », RAE, 47, 1996, p. 79-95. 4.  Mauné S., « La villa gallo-romaine de « Vareilles » à Paulhan (Hérault ; fouilles de l’autoroute A 75). Un centre domanial du Haut-Empire spécialisé dans la viticulture ? », Cultivateurs, éleveurs  et artisans dans les campagnes de Gaule romaine, matières premières et produits transformés, Actes du  VIe colloque de l’association AGER, Amiens, 2003, p. 309-337. 5.  Odiot Th., « Donzère, Le Molard », Formes de l’habitat rural en Gaule Narbonnaise, III, n° spécial « Villa Romaine », Éditions de l’APDCA, Sophia-Antipolis, 1996, 25 p.

66

Hommes et lieux de l’artisanat en Gaule romaine

installations ; mais il est acquis que ces établissements ont une vocation vinicole quasi exclusive ou exclusive, bien éloignée de l’idéal du domaine rural selon Pline le Jeune. D’ailleurs, les deux villae se trouvent à proximité d’axes de commercialisation terrestres (vers Rodez et vers la Voie Domitienne pour l’une, vers Valence et vers Arles pour l’autre) et fluviaux (l’Hérault et le Rhône). En revanche, la part réduite consacrée sur les deux sites à la résidence (pars urbana) montre qu’on y a bien affaire à des lieux de transformation d’une matière première agricole, bien plus qu’à des résidences de campagne : s’estompe alors la division que nous évoquions en commençant, entre une agricultura digne d’éloge et l’activité artisanale. Du reste, s’il existe en milieu urbain, à Fréjus ou Marseille par exemple, de rares cas d’ateliers de production d’amphores destinées au transport de l’huile et plus encore du vin, c’est bien en milieu rural que sont attestés la plupart de ces ateliers1, tel celui de Sallèles-d’Aude (Aude), à peu près intégralement fouillé, et dont on connaît même les quelques maisons où habitaient le personnel.

Formes des ateliers et structure du travail Les formes architecturales des ateliers sont diverses et encore mal connues. En milieu urbain surtout, la « boutique » (taberna) artisanale, dépend d’un édifice auquel elle est adossée, un bâtiment public à Alba (Ardèche)2, ou privé, comme la maison aux xénia à Lyon3. C’est un espace de surface réduite, qui peut inclure une arrière-boutique, voire un logement à l’étage ; les « maisons longues », principalement dans les agglomérations secondaires, en abritent également. Comme en Italie, la taberna est le module de base de l’activité professionnelle, propre à accueillir une officina, une équipe de producteurs artisanaux, tout comme elles pourraient accueillir des commerçants. Ces structures ne sont donc pas définies par un artisan en fonction de ses besoins, mais par un propriétaire foncier désireux de rentabiliser sa part du territoire urbain : le financier – éventuellement l’« investisseur multiple » que nous venons d’évoquer –, l’emporte sur le producteur. En outre, la multiplication des tabernae rend compte de la multiplication des officinae, et ce morcellement en petites structures facilite la diversité des productions et des métiers dans la ville. 1.  Brun J.-P. et Laubenheimer F. (éd.), « Dossier : la viticulture en Gaule », Gallia, 58, 2001, p. 207209, fig. 105. 2.  Dupraz J. et C. Fraisse, L’Ardèche, 07, Carte archéologique de la Gaule, Paris, 2001, p. 161 : atelier sidérurgique de la boutique n°550. 3.  Plassot E., « Le quartier Saint-Pierre, la maison aux xenia », dans Delaval E. et  alii, Vaise,  un  quartier de Lyon antique, DARA, n°11, Service régional de l’archéologie, Lyon, 1995, p. 94-96 (atelier de bronzier).

67

II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

Cependant, dans les zones urbaines dont la trame est plus lâche, les lieux du travail et de l’habitation de l’artisan peuvent se répartir au sein d’une même parcelle et autour d’une cour, comme les unités de forge du quartier de la Grande Boissière à Jublains1, capitale des Diablintes (Mayenne), ou l’atelier de potier du site « Villa Roma » à Nîmes2. Ce type d’installation existe aussi dans les agglomérations secondaires, à La Graufesenque par exemple3 ou dans le hameau rural de la Boissière-École4 : on peut y voir une autre forme de la multiplication des unités de production. À l’inverse, aux portes des villes et en milieu rural, on rencontre des halles artisanales, dont on connaît aussi quelques exemples en Italie, et qui abritent plusieurs postes de travail identiques. À Besançon5, une halle de plus de 120 m2 abrite des fours, des espaces de travail et de stockage ; à Lyon, une autre halle abrite des foyers et des fosses permettant la production d’objets en bronze6. Dans les hameaux ruraux du Rozier (Lozère) et de Sallèles-d’Aude, d’autres halles, dont la superficie peut dépasser 1000 m2 à Sallèles-d’Aude, hébergent plusieurs dizaines de postes de tourneurs sur céramique, dont la production sera, à Sallèles en tout cas, cuite dans un grand four commun7. L’importance d’une activité ou d’une entreprise se manifeste donc par deux voies, la multiplication des unités de production ou l’agrandissement d’une unique unité, la première plus adaptée à une trame urbaine serrée, la seconde plus commodément développée en milieu rural. Ainsi le poids de l’artisanat urbain ne peut-il être opposé simplement à celui des autres milieux : l’insertion dans un contexte ou les conditions d’approvisionnement en matières premières sont aussi à prendre en compte, et la bourgeoisie moyenne de la Gaule romaine ne néglige pas, en ville et ailleurs, les revenus de l’artisanat, exprimant sa réussite par l’édification de sièges d’associations professionnelles et l’érection de monuments funéraires, où elle témoigne assez sereinement, au moins dans les Trois Gaules, de ses investissements manufacturiers. 1.  Boquet A., « Un quartier artisanal dans la cité antique de Noviodunum (Jublains – Mayenne) », dans Les artisans …, op. cit., p. 165-171. 2.  Fiches J.-L.et A. Veyrac, Nîmes, CAG, 30/1, Carte archéologique de la Gaule, Paris, 1996, p. 234. 3.  La Graufesenque, op. cit., p. 144-159, fig. 231. 4.  Dufay B., « Le centre… », op. cit. 5.  Muniez Cl., « Un atelier de verrier du IIe siècle à Besançon », dans Foy D. dir., Cœur  de  verre,  Production et diffusion du verre antique, catal. d’expo., Lyon, décembre 2003 – avril 2004, In Folio Éditions, Gollion, 2003, p. 46-51. 6.  Tranoy L. et  alii, « Le quai Arloing : artisanat et nécropole », dans Delaval E. et  alii, Vaise,  un  quartier de Lyon  antique,  DARA, n°11, Service régional de l’archéologie, Lyon, 1995, p. 179-254, p. 194-200, fig. 175, p. 202-206, 7.  Laubenheimer F., « L’atelier de Sallèles-d’Aude et son évolution dans le temps », dans Laubenheimer F. (dir), 20 ans de recherches à Sallèles‐d’Aude, Presses Universitaires franc-comtoises, Besançon, 2001, p. 11-24, p. 14, fig. 5 à 8.

68

Hommes et lieux de l’artisanat en Gaule romaine

Bibliographie • •

• •

• • • •

20 ans de recherches à Sallèles‐d’Aude, dir. LAUBENHEIMER F., Presses Universitaires franc-comtoises, Besançon, 2001. Artisanat  et  productions  artisanales  en  milieu  rural  dans  les  provinces  du  nord‐ouest  de  l’Empire romain, Actes du colloque d’Erpeldange, mars 1999, dir. POLFER M., Éditions Monique Mergoil, Montagnac, 1999. BÉAL J.-C., « La dignité des artisans : les images d’artisans sur les monuments funéraires de Gaule romaine », Dialogues d’Histoire Ancienne, 2000, p. 149-182. FERDIÈRE A., « La place de l’artisanat en Gaule romaine du Centre, Nord-Ouest et Centre-Ouest (province de Lyonnaise et cités d’Aquitaine septentrionale », Revue  Archéologique du Centre de la France, 2006-2007, revue en ligne. FERDIÈRE A., Les Gaules, IIe s. av. J.‐C. – Ve s. ap. J.-C., Armand Colin, Paris, 2005. Les artisans dans la ville antique, éd. BÉAL J.-C. et GOYON J.-C., Collection Archéologie et histoire de l’antiquité, Université Lumière-Lyon 2, Lyon, 2002, p. 5-14. MOREL J.-P., « L’artisan », dans Andreau J. et  alii, L’homme  romain, Éditions du Seuil, Paris, 1992, p. 267-362. Vivre  en  Europe  romaine.  De  Pompei  à  Bliesbrück‐Rheinheim, éd. PETIT J.-P. et SANTORO S., Paris, Éditions Errance, 2007.

69

Artisanat et commerce chez les Éduens et les Lingons durant le Principat Martine Joly Maître de Conférences en Antiquités Nationales à l’université de ParisSorbonne (Paris IV), UFR d’Art et d’Archéologie

La question de l’artisanat en Gaule a fait l’objet de nombreuses recherches et publications récentes. La région retenue dans le cadre de cet article [fig. 01], limitée aux cités des Éduens et des Lingons, se trouve dans l'est de la Gaule, en Bourgogne et au sud de la Champagne-Ardenne actuelles. Le territoire de ces deux importants peuples antiques concerne les départements de Haute-Marne, Côte-d’Or, Saône-et-Loire et Nièvre1. Durant la période du Haut-Empire, les Éduens appartiennent à la province de Lyonnaise et les Lingons à celle de Belgique ou de Germanie. Afin de traiter le sujet de l’artisanat, il faut s’interroger dans un premier temps sur le problème de la production des objets manufacturés. Les productions gallo-romaines se répartissent en plusieurs grands groupes : la céramique, le métal, le verre, le textile, le cuir, le bois, l’os (tabletterie) et la vannerie. La céramique : au Haut-Empire, les productions d’objets en terre cuite se renouvellent de manière importante en Gaule par rapport à la période précédente. La céramique comporte un grand nombre de catégories différentes, et l’on peut mettre en évidence un répertoire varié, adapté à la destination des récipients fabriqués : vaisselle de table, de cuisine, de stockage ou encore vases de transport (amphores). Chez les Éduens et les Lingons, on connaît une vingtaine d’ateliers de potiers2, mais seule une partie d’entre eux a fait l’objet de recherches récentes ou suffisamment poussées pour que les productions soient bien connues. On peut citer, par exemple, les ateliers d’Autun, de Chalon-sur-Saône, de Gueugnon, de La Ferté ou encore de Mâcon [fig. 01].

1.  Nous ne revenons pas sur la question des limites de ces cités antiques, qui a donné lieu à une abondante littérature, voir à ce sujet Le Bohec Y., Les  inscriptions de  la  cité des Lingons, Inscrip‐ tions sur pierre, Inscriptions latines de la Gaule Belgique, 1, Paris, éd. du C.T.H.S., 2003, p. 11-12. 2.  Joly M. éd., Histoire de pot, les potiers gallo‐romains en Bourgogne, réédition complétée par M. Joly et Ch. Vernou, Dijon, Musée Archéologique, déc. 2004, 32 p.

70

Artisanat et commerce chez les Éduens et les Lingons durant le Principat

Fig. 01. Carte de localisation des principaux sites mentionnés dans le texte

Fond de carte Ph. Barral, E. Gautier, M. Joly, P. Nouvel.

La céramique romaine caractéristique est la sigillée1. Le seul centre de production connu dans la région retenue ici est celui de Gueugnon2, pour le IIe siècle essentiellement. Cependant, la qualité et la quantité des productions ne sont pas comparables avec celles des ateliers rutènes, qui ont exporté dans l’ensemble de l’empire romain de manière spectaculaire. C’est la céramique commune qui constitue la plus abondante des productions de poteries gallo-romaines. Les récipients fabriqués ont des destinations spécifiques : préparation, consommation, stockage ou encore 1.  Elle se reconnaît grâce à son revêtement rouge brillant, un engobe vitrifié grâce à une cuisson dans des fours perfectionnés, à haute température. Elle concerne uniquement de la vaisselle de table. Dans un premier temps, durant les décennies autour de la Conquête, produite par les Romains et importée en Gaule, elle est ensuite fabriquée à Lyon, puis dans quelques grands centres en Gaule, dont le plus important est celui de La Graufesenque, qui a exporté dans tout l’Empire romain. Voir à ce sujet la publication récente consacrée à ce site : Genin M., éds., La  Graufesenque (Millau, Aveyron). Volume II : sigillées lisses et autres productions, Aquitania, Études d’Archéologie Urbaine, 2007. 2.  Joly M. éd., Histoire de pot, les potiers gallo‐romains en Bourgogne, réédition complétée par M. Joly et Ch. Vernou, Dijon, Musée Archéologique, déc. 2004, 32 p.

71

II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

cuisson des aliments. La production d’amphores, récipients destinés à exporter des denrées (alimentaires le plus souvent), est attestée dans un certain nombre des centres de potiers éduens, en particulier à Autun, Chalon-sur-Saône ou encore à Gueugnon. Il faut la mettre en relation avec la culture de la vigne, qui s’est développée dans la région dès les environs du milieu du Ier siècle ap. J-C.1, comme le prouve la présence d’établissements ruraux dans lesquels des pressoirs ont été reconnus, par exemple à Selongey. Le verre : c’est à partir du Ier siècle av. J.-C. que l’on trouve en quantité croissante des objets en verre en Gaule. Il faut attendre quasiment un siècle pour que les ateliers de verriers se développent, grâce à une évolution des techniques résultant de l’utilisation de la canne à souffler et du soufflage dans les moules. Le verre brut arrive du Proche-Orient et est transformé en objets, dans des ateliers qualifiés de secondaires, jusqu’au VIIIe siècle. À Autun, rue des Pierres, quatre fours de fusion du verre ont été mis au jour, ils ont fonctionné entre les années 150 et 250 (voir infra). La localisation des artisanats mettant en œuvre des produits périssables est exceptionnelle. À Dijon, une tannerie a été identifiée. Les découvertes de faune et d’amphores à alun réalisées dans un quartier périphérique permettent de reconnaître l’activité d’un artisan spécialisé (un mégissier ou un blancher), qui tannait les peaux à l’alun à la fin du Ier siècle ap. J.-C.2.

La question des lieux de production Les lieux d’activité des artisans se trouvent soit dans les capitales de cité, soit dans des agglomérations secondaires, soit dans les campagnes. Andemantunnum  (Langres),  la capitale des Lingons, succède à l’oppidum gaulois et un important programme urbanistique débute dès l’époque augustéenne. L’importance du site résulte de sa position stratégique, qui constitue un nœud du réseau routier d’Agrippa3. La surface de l’espace urbain atteint 135 hectares. L’organisation de la ville et la locali1.  Gauthier E, Joly M.,  « Vignoble et viticulture dans le Nord-Est de la Gaule au Ier s. ap. J.-C. », dans Favory Fr., Vignot A. éds., Actualité de la recherche en histoire et archéologie agraire, Actes du  colloque V Ager, Besançon, 2000, ALUB, 2003, p. 191-208 2.  Bogard Ph., Forest V., Pelletier L., « Passer les peaux en blanc : une pratique gallo-romaine ? dans : éd. Beyriès S., Audouin-Rouzeau F., Le travail du cuir de la Préhistoire à nos jours, Actes des  XXIIe  rencontres  internationale  d’Archéologie  et  d’Histoire  d’Antibes,  18‐20  octobre  2001, Antibes, 2002, p. 231-250 ; Forest V., Rodet-Belarby I., « Artisanat de la peau », dans éd. Monteil M., Tranoy L., La France gallo‐romaine, Inrap, La Découverte, Paris, p. 109. 3.  Joly M., Langres, oppidum et caput civitatis, dans : R. Hanoune, dir., Les villes romaines du Nord de  la Gaule, Revue du Nord, Hors Série. Coll. Art et Archéologie, 10, 2007, p. 205-219.

72

Artisanat et commerce chez les Éduens et les Lingons durant le Principat

sation des monuments publics restent méconnues, car la ville moderne s’est développée à l’emplacement même de la ville antique. Les vestiges d’artisanat gallo-romains repérés [fig. 02] correspondent, dans de nombreux cas, à des découvertes anciennes1. Seulement trois types d’artisanats sont identifiés : la tabletterie, le travail du métal et la poterie. Trois ateliers liés au travail de l’os sont localisés, l’un à l’intérieur de la ville, dans un quartier fouillé place Bel Air [fig. 02, n°4] et les deux autres au sud de la ville [fig. 02, n°7 et 8], à proximité de la voie d’Agrippa. Des outils et des scories et autres déchets métalliques permettent de reconnaître le travail du fer, en un seul lieu, dans le quartier de la place Bel Air précédemment cité [fig. 02, n°5], mais les structures de production ne sont pas identifiées. Enfin, trois ateliers de potiers gallo-romains2 ont été partiellement explorés. Deux d’entre eux se trouvent au nord-ouest de la ville, l’un vers Brévoines (Faubourg Saint Didier [fig. 02, n°5, n°2] ) et l’autre à la base de la colline des Fourches [fig. 02, n°1). Le dernier est localisé au sud-ouest, vers Blanche-Fontaine [fig 02, n°3]. Seulement quelques-unes des productions de l’atelier du Faubourg Saint-Didier, fouillé au XIXe siècle, sont connues, grâce au mobilier conservé dans les réserves du musée de Langres [fig. 03]. Il s’agit de céramiques communes, avec un répertoire constitué de formes hautes (des pots, des cruches et des bouilloires). Certains des vases portent une estampille RPL. La commercialisation de ces productions ne peut être cernée en l’état actuel de la recherche. Certains des vases découverts à Dijon dans un quartier périphérique de l’agglomération antique, pourraient provenir de ces ateliers. Une partie de la production langroise a pu être exportée dans cette direction. Curieusement, aucun récipient estampillé n’a été exhumé à ce jour sur un site de consommation, que ce soit à Langres, ou ailleurs. À partir de cette documentation très lacunaire, il paraît difficile de cerner la topographie et l’organisation des centres de production à Ande‐ mantunnum, de même que leur importance et leur évolution.

1.  Joly M., Langres, Carte  Archéologique  de  la  Gaule, 52-2, Académie des Inscriptions et Belles Lettres, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 2001, p. 98 2.  Joly M., Langres, Carte  Archéologique  de  la  Gaule, 52-2, Académie des Inscriptions et Belles Lettres, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 2001, p. 98-100.

73

II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

Fig. 02. Plan de la ville de Langres

DAO : B. Turina, M. Joly.

74

Artisanat et commerce chez les Éduens et les Lingons durant le Principat

Augustodunum (Autun), la capitale des Éduens, créée à l’époque augustéenne couvre une surface de 200 hectares, cernée de remparts. La trame urbaine restituée grâce aux découvertes archéologiques souffre de nombreuses lacunes et la plupart des bâtiments et des monuments publics restent à localiser1. Les connaissances concernant l’artisanat ont été renouvelées, durant les vingt dernières années, grâce aux données nombreuses issues des investigations menées dans le cadre de l’archéologie préventive, qui a permis de fouiller plusieurs secteurs de manière extensive. C’est l’artisanat du métal qui a livré le plus grand nombre de vestiges. Les installations liées au travail du métal cohabitent souvent avec des ateliers de transformation de l’os, et, plus rarement de la corne, cette proximité étant nécessaire pour la fabrication d’objets alliant plusieurs matériaux. Fig. 03. Céramiques communes du Ier siècle produites à Langres.

Cliché A. Vaillant (musée de Langres)

Au nord de la ville [fig. 04, n°1 – rue des Pierres], un quartier à vocation artisanale a livré, dans les îlots délimités par deux rues décumanes (est-

1.  Rebourg A., « L’urbanisme d’Augustodunum », Gallia, 55, 1998, p. 141-236 ; Rebourg A., Goudineau Ch., Autun  antique. Guides archéologiques de la France, Monum., éditions du patrimoine, Paris, 2002, p. 88-93.

75

II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

ouest), des vestiges de travail de différents artisanats : potiers, verriers, artisans du métal1. Au sud de la ville, un quartier d’artisans a été exploré sur près d’un hectare [fig. 04, n°2 – Lycée militaire n°2]. Il a été implanté à proximité immédiate de l’enceinte, mais intra‐muros. Dans cinq îlots, séparés par trois rues, près de cinquante ateliers ont été identifiés. Les bâtiments comportent en général un étage, à usage domestique ou destiné au stockage. Les archéologues ont pu mettre en évidence une évolution du travail dans ces ateliers. D’abord spécialisé dans les fibules, le quartier connaît de grands changements durant le IIe siècle, avec l’installation de forgerons, de potiers, et d’autres artisans spécialisés dans le travail de l’os et du débitage des roches décoratives. Des traces du travail du filage et du tissage semblent correspondre à une production domestique2. D’autres vestiges d’artisanat ont été repérés en divers endroits de la ville, dans des ateliers-boutiques installés en façade des maisons, sous les portiques. Destinés à la vente d’objets manufacturés, ils pouvaient également assurer l’entretien des objets métalliques. Deux centres de production de poteries sont connus à Augustodunum. Ils sont intégrés dans des quartiers rassemblant différents artisanats (poterie, métal, verre, os). Les ateliers du nord de la ville (n°1 : rue des Pierres) ont fabriqué de la vaisselle céramique de table ou de cuisine, ainsi que des figurines, à partir du milieu du Ier siècle et durant tout le Haut-Empire. Les officines de potiers identifiées dans le site méridional (n°2 : lycée militaire) ont débuté leur activité au IIe siècle. Elles ont livré des vestiges d’une fabrication au répertoire moins diversifié, qui comprend de la vaisselle et des récipients de transport (amphores locales)3. Un type de métier original, celui du travail de débitage des roches décoratives (schiste d’Autun) est connu à Autun. Il est interprété comme un artisanat « du luxe4 ». Les recherches récentes permettent de mettre en évidence deux types d’ateliers dans la ville d’Autun. On distingue les ateliers-boutiques, implantés au centre de la ville, et les ateliers installés en périphérie. Ce sont ces derniers dont les productions apparaissent les plus importantes, et on pourrait quasiment qualifier leurs productions d’« industrielles5 ». Les objets fabriqués dans ces différents centres étaient destinés à la consommation locale. Mais certains produits étaient exportés à longue 1.  Chardron-Picault P., dans Chardron-Picault P. éd., Hommes de feu – Hommes du feu, l’artisanat en  pays éduen, Catalogue de l’exposition temporaire tenu au musée Rolin (22 septembre 2007– 28 janvier  2008), Le Creusot, 2007, p. 28-29 ; Simon J., dans Chardon-Picault op. cit., p. 88-97. 2.  Chardron-Picault, dans éd. Chardron-Picault, 2007, p. 28-29 3.  Simon J., dans Chardon-Picault P. éd.., op. cit., p. 88-105. 4.  Chardron-Picault, dans éd. Chardron-Picault, 2007, p. 29 et p. 210-211. 5.  Chardron-Picault, dans éd. Chardron-Picault, 2007, p. 28-29.

76

Artisanat et commerce chez les Éduens et les Lingons durant le Principat

distance. Certaines productions de récipients en céramiques (mortiers estampillés, amphores régionales...) ou de figurines en terre cuite de la fin IIe-début IIIe siècle, œuvres du célèbre coroplathe Pistillus, faisaient l’objet d’un commerce à plus longue distance. Fig. 04. Plan de la ville antique d’Autun

D’après Rebourg et Goudineau, 2002, p. 45.

77

II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

La question de la place des artisans dans la ville a fait l’objet de nombreuses publications récentes et les apports de la documentation archéologique ont permis de renouveler les approches concernant ce sujet1. Ainsi, les données récentes concernant plusieurs capitales de l’est de la Gaule incitent à nuancer l’idée longtemps véhiculée par la littérature selon laquelle les ateliers des artisans des métiers du feu (potiers, verriers, métallurgistes) étaient relégués dans les zones périphériques de la ville, dans des sortes de « zones industrielles ». Plusieurs raisons expliquaient cette implantation, la première étant d’éviter d’incommoder les habitants par la pollution et les autres risques divers générés par ces activités (incendie par exemple). Mais d’autres raisons s’ajoutaient à celle-ci : faciliter l'approvisionnement des artisans en matières premières, mais également l’exportation des produits finis. Les ateliers alimentaient d’une part les boutiques de la ville, et, d’autre part, les marchés d’une clientèle rurale, habitant dans la campagne environnante. L’exemple des produits issus des officines de potiers, essentiellement de la vaisselle d'usage courant, utilisée pour la table et à la cuisine est à ce point illustratif. Les capitales lingonne et éduenne livrent des configurations qu’il est intéressant de comparer. À Langres, les artisans du métal (fer) pratiquaient leur métier au sein d’un îlot dans la partie méridionale de la ville, dans lequel ont été reconnues des zones d’habitat, correspondant peut-être à un quartier résidentiel situé à proximité d’une zone de marché. Les ateliers de potiers se trouvent quant à eux dans la partie occidentale de la ville, soit dans les faubourgs septentrionaux, qui ont d’ailleurs conservé cette vocation jusqu’au vingtième siècle, soit dans les quartiers périphériques, au sud-ouest de la ville. À Autun, la configuration diffère sensiblement. En effet, les ateliers ont été intégrés dans l’espace urbain : on l’a vu avec la zone artisanale méridionale, installée sur plus d’un hectare. Cette implantation peut s’expliquer par la très grande surface urbaine disponible. En effet, avec une surface de 200 hectares aménageables, l’implantation de grandes zones artisanales à proximité du rempart, sur des terrains périphériques, ne posait pas de problème majeur. Certes, le centre de la ville était majoritairement occupé par les demeures privées et les bâtiments publics, mais des îlots accueillaient également des ateliers-boutiques, au sein même de l’espace construit. Les découvertes récentes à Autun conduisent à penser 1.  Voir en particulier les publications récentes, qui donnent une abondante bibliographie : Polfer M., Lʹartisanat  dans  lʹéconomie  de  la  Gaule  Belgique  à  partir  de  la  documentation  archéologique, Monogr. Instrumentum, 28, Éd. M. Mergoil, Montagnac, 2005 ; Polfer M. éd., Artisanat et écono‐ mie romaine : Italie et provinces occidentales de l’Empire, Actes 3e colloque international dʹErpeldange  (Luxembourg, 14‐16 oct. 2004), Monogr. Instrumentum, 32, Éd. M. Mergoil, Montagnac, 2005.

78

Artisanat et commerce chez les Éduens et les Lingons durant le Principat

que l’appropriation d’espaces intra-urbains par les artisans pourrait être une conséquence de l’importance sociale qu’on leur reconnaissait1. La ville produisait une part importante des objets manufacturés consommés en Gaule romaine. Mais de nombreuses agglomérations secondaires, comportant des aménagements publics et des schémas urbains dignes d’une capitale, devaient leur prospérité aux activités artisanales. C’est le cas des agglomérations lingonnes d'Alésia, Mâlain et Vertault, dont la prospérité était assurée par la présence d'artisans réputés, connus par les inscriptions, voire par les sources textuelles. En outre, en zone rurale, les domaines agricoles assuraient la production des contenants nécessaires à l’exportation de leurs productions.

Les artisans La question du statut social des artisans pose problème. La lecture des auteurs antiques laisse deviner un mépris certain pour le travail manuel et leurs acteurs2. Cependant, les nombreuses représentations d’artisans trouvées en Gaule, comme c’est le cas chez les Éduens, ont conduit à penser que ce corps de métier bénéficiait peut-être d’un statut différent de celui connu dans d’autres provinces romaines. Il pourrait s’agir d’un métier exercé par des hommes libres, mais il faut également imaginer que les stèles représentent plutôt les propriétaires des centres de production que les artisans eux-mêmes3. Les artisans se regroupaient dans des associations, connues grâce à l’épigraphie. Il s’agit de collegia (collèges) ou de corpora (corporations) qui se réunissaient dans des scholae. À Alésia, le siège du collège des forgerons a été identifié avec le « monument d’Ucuetis » construit en bordure de la place publique de cette agglomération4. À Dijon, le collège des métallurgistes est attesté grâce à une inscription5. De nombreuses représentations d’artisans sont connues chez les Éduens, en particulier à Augustodunum, dans la nécropole (dite « nécropole de Pont l’Evêque ») fouillée récemment à Autun, de manière extensive6. Elle est située au nord-est de la ville antique, à environ 600 m en 1.  Chardron-Picault, dans éd. Chardron-Picault, 2007, p. 29. 2.  Béal J.-C., dans Béal J.-C. et Goyon J.-C. – Les  artisans  dans  la  ville  antique, (Actes Coll.), coll. Arch. et Hist. de l’Ant., Univ. Lumière-Lyon 2, vol. 6, De Boccard, Lyon/Paris, 252 p. 3.  Ferdière A., Les Gaules, IIe s. av. J.‐C. – Ve s. ap. J.‐C., Armand Colin, collection U, Histoire, 2005 (Paris), p. 241-242. 4.  Gros P., Lʹarchitecture romaine, I Les monuments publics, Manuels Picard, Paris 1996, p. 382-383. 5.  Le Bohec Y., Les inscriptions de la cité des Lingons, Inscriptions sur pierre, Inscriptions latines de la  Gaule Belgique, 1, Paris, éd. du C.T.H.S., 2003, n°51 p. 58-59. 6.  Venault St., Deyts S., Labaune Y., Symonds R., « Artisanat et monde des morts : Le cas de la nécropole Pont-l'Évêque », Les Dossiers dʹarchéologie, 2006, no316, pp. 90-95.

79

II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

dehors des remparts et a fonctionné durant tout le Haut-Empire, depuis la période augustéenne jusqu'au IIIe siècle de notre ère. Plus de mille structures funéraires, renfermant soit une incinération, soit une inhumation ont été fouillées. Parmi les cent trente stèles funéraires exhumées, un grand nombre (presque un tiers) portait des représentations de personnages. Elles sont datées, par les formulaires et l'iconographie,  de la première moitié du IIe siècle de notre ère. Sur certaines stèles, il est possible de proposer une identification du métier du personnage figuré, grâce à la représentation d’un outil. On aurait ainsi des forces (ciseau à laine) pour un tondeur, un forgeron tenant une pince à feu, un carrier avec une masse (?), un dinandier  identifié grâce à son enclume ou à son marteau effilé. Les observations archéologiques et l’étude des stèles ont conduit à supposer qu’un grand nombre des monuments ont probablement été taillés sur place. Les ouvriers appartenaient à des ateliers de sculpteurs éduens itinérants, dont des œuvres ont été identifiées sur des sites dans le sud de la région1. L’étude des sculptures indique que les occupants de cette nécropole appartiennent à une classe de « petites gens2 », peut-être les artisans du quartier artisanal reconnu au sud-est de la ville (sur le « site du Lycée militaire »).

Le commerce L’épigraphie livre un certain nombre de documents relatifs aux négociants antiques, les negotiatores, mais aucune inscription de cette sorte n’est connue ni chez les Éduens, ni chez les Lingons. La question du commerce en Gaule romaine, à courte et longue distance, peut être considérée à partir des découvertes archéologiques récentes, en particulier grâce aux données nouvelles apportées par les investigations menées dans le cadre de l’archéologie préventive. Mais le dossier souffre de nombreuses lacunes. En effet, certaines productions, par exemple les céramiques, le métal, le verre, bénéficient d’un meilleur état de conservation tandis que les produits réalisés à base de matières périssables (bois, cuir, vannerie…) nous échappent généralement. Le commerce connaît un important développement en Gaule à partir du IIe siècle av. J.-C. avec le monde méditerranéen en particulier. Les nombreuses découvertes d’amphores témoignent de l’arrivée de produits nouveaux (surtout des vins et de l’huile). Les textes ventent la qualité des produits agricoles gaulois (blé, charcuteries, fromages…), mais également 1.  Venault St. et alii, op. cit. 2.  Venault St. et alii, op. cit..

80

Artisanat et commerce chez les Éduens et les Lingons durant le Principat

des produits de l’artisanat. Les Lingons et les Éduens occupent une place importante sur les marchés, en raison de leurs contacts anciens avec Rome et de titres et statuts privilégiés acquis dès la période qui précède la conquête romaine. En ce qui concerne le commerce de proximité, l’archéologie a récemment mis en évidence quelques lieux de vente dans des échoppes urbaines. Dans le vicus (bourg) lingon de Vertillum (Vertault), un lot de céramique découvert au XIXe s., en bordure d’une rue principale, dans une couche de terre brûlée, a été récemment interprété comme une partie du stock d’un commerçant1. Sa boutique, installée en bordure d’une rue de Vertillum a probablement été endommagée par un incendie. Dans ce quartier du vicus, d’autres boutiques associées à des maisons ont été repérées lors des fouilles anciennes, mais celle-ci est la première pour laquelle on peut identifier la marchandise vendue. Les vases peuvent, au vu des recherches récentes, être datés du deuxième quart du Ier siècle ap. J.-C. (période tibério-claudienne). La découverte de Vertault vient s’ajouter à la liste peu fournie des quelques réserves de revendeurs de céramiques publiées à ce jour. Il faut souligner qu’il s’agit de l’une des plus anciennes signalées à l’heure actuelle. Ce lot de céramiques est particulièrement intéressant pour l’étude des mouvements commerciaux en Gaule de l’est dans la première moitié du Ier siècle après J.-C. Ces céramiques, importées des ateliers champenois localisés dans la vallée de la Vesle, entre Reims et Châlons-en-Champagne, témoignent d’un commerce sur une distance relativement longue (de l’ordre de cent cinquante à deux cents kilomètres). La consommation de produits champenois est bien attestée chez les Lingons à cette période, en particulier dans la capitale lingonne Andemantunnum, ou encore dans l’agglomération d’Alésia. Vertault apparaît comme un centre de redistribution important pour ces produits. Dans la capitale des Éduens, la fouille réalisée en 1985 boulevard Frédéric-Latouche a entraîné la découverte d’un segment du cardo  maximus, bordé par un portique monumental, constitué d’arcades à piliers. Dans l’une des couches recouvrant le trottoir, un lot très abondant de céramiques a été recueilli. Au minimum 1 500 vases en sigillée provenant des ateliers du Centre de la Gaule, ont fait l’objet d’une étude approfondie. Ils proviennent vraisemblablement d’une boutique datable, grâce à ces vases, des années 140-160. Ces céramiques importées des importants ateliers de

1.  Joly M., avec la coll. de Biegert S., Un stock de produits champenois du Ier siècle ap. J.-C. retrouvé en Bourgogne à Vertillum (Vertault, 21), dans Rivet L. éd., Spécificités et diffusion de la cé‐ ramique gallo‐romaine en région Centre ; Actualité des recherches céramiques, Actes du congrès de Blois,  5 mai‐ 8 mai 2005, Société Française d’Étude de la Céramique Antique en Gaule, Marseille, 2005, p. 459-468.

81

II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

potiers arvernes étaient vendues dans une boutique d’Augustodunum, à côté de produits fabriqués dans la ville1.

La marque de Rome À Mirebeau-sur-Bèze, un camp légionnaire de vingt deux hectares, a été  créé par des vexillations des légions Ire, VIIIe, XIe, XIVe et XXIe et IIe Auguste puis occupé par la VIIIe Auguste, à la fin du Ier siècle, durant les années 70 à 86. Cette implantation, décidée par Frontin, avait pour objectif de renforcer le contrôle de la région, qui connaît des troubles importants dans les années 69-70. La présence militaire dans cette région de la Gaule, en pleine pax  romana, témoigne de résistances locales. Alors qu'à la période précédente, durant la Guerre des Gaules, les Lingons ont constitué un appui important pour les Romains, après la mort de Néron, ils se dressent contre l'empereur Vespasien, aux côtés de Civilis, menés par le célèbre Sabinus2. Les Lingons et les Éduens se trouvent dans une zone stratégique, traversée par la voie d’Agrippa mise en place peu de temps après la conquête romaine et desservie par un réseau de voies terrestres permettant de la rejoindre facilement. La Loire, la Saône, la Seine et la Marne constituent d’importantes voies d'eau utilisées pour les échanges antiques. Le secteur bénéficie donc d'un important réseau de communication terrestre, mais aussi fluvial. Les découvertes archéologiques et les recherches récentes montrent que cette région, en contact avec le monde méditerranéen depuis plusieurs siècles, a connu une prospérité importante après la conquête romaine. Les signes de romanité sont particulièrement visibles dans les programmes urbains mis en place tout au long du Ier siècle ap. J.-C., grâce aux investissements des évergètes.

Bibliographie •



CHARDRON-PICAULT P. éd., Hommes  de  feu  –  Hommes  du  feu,  l’artisanat  en  pays  éduen, Catalogue de l’exposition temporaire tenu au musée Rolin (22 septembre 2007– 28 janvier 2008), Le Creusot, 2007. CHARDRON-PICAULT P., PERNOT M., Un  quartier  antique  dʹartisanat  métallurgique  à  Autun – Le site du Lycée militaire, DAF 76, Paris, 1999.

1.  Rebourg A., Archéologie à  Autun  et  dans  l’Autunnois,  fouilles  et  découvertes  récentes, Cat. de l’exposition (19 avril – 13 juillet 1986, Musée Rolin, Autun), Ville d’Autun, 1986, p. 38. 2.  Reddé M. dans : éd. R. Goguey et M. Reddé, Le camp légionnaire de Mirebeau. Römisch Germani‐ sches  Zentralmuseun  Forschungsinstitut  für  Vor‐  und  Frühgeschichte, Mayence, 1995, p. 5-9 et p. 373-380.

82

Artisanat et commerce chez les Éduens et les Lingons durant le Principat

• •

• • • •



• • •

COULON G.,  Les  Gallo‐Romains,  vivre,  travailler,  croire,  se  distraire,  51  av.  J.‐C.  –  486  apr. J.‐C., Errance, 2006, 220 p. DEMAROLLE J.-M., « Quatre chefs-lieux de Gaule du nord-est et leurs artisans au Haut-Empire : état des lieux », dans Béal J.-C., Goyon J.-C. (éd.), Les artisans dans la  ville  antique, Actes  Coll.  Arch.  et  Hist.  de  lʹAnt., Univ. Lumière-Lyon 2, vol. 6, De Boccard, Lyon/Paris, 2002, p. 151-164. FERDIÈRE A., Les Gaules, IIe s. av. J.‐C. – Ve s. ap. J.‐C., Armand Colin, collection U, Histoire, 2005 (Paris), 447 p. JOLY M. éd., Histoire  de  pot,  les  potiers  gallo‐romains  en  Bourgogne, 1996, réédition complétée par M. Joly et Ch. Vernou, Dijon, Musée Archéologique, déc. 2004, 80 p. JOLY M., Langres, Carte Archéologique de la Gaule, 52‐2, Académie des Inscriptions et Belles Lettres, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 2001. JOLY M., Langres, oppidum et caput civitatis, dans R. Hanoune (dir.), Les villes romai‐ nes  du  Nord  de  la  Gaule, Revue  du  Nord, Hors Série. Coll. Art et Archéologie, 10, 2007, p. 205-219. JOLY M., VAILLANT A., « La production de vaisselle en céramique à Andemantun‐ num », dans M. Joly, A. Vaillant (dir.), Du  producteur  au  consommateur :  les  cérami‐ ques chez les Lingons (IIe s. av J.‐C. – IIIe ap.), à paraître. LE BOHEC Y., Les inscriptions de la cité des Lingons, Inscriptions sur pierre, Inscriptions  latines de la Gaule Belgique, 1, Paris, éd. du C.T.H.S., 2003, 368 p. MONTEIL M., TRANOY L., La France gallo‐romaine, Paris, La Découverte, 2008, 180 p. REBOURG A., « L’urbanisme d’Augustodunum », Gallia, 55, 1998, p. 141-236.

83

Les Africains dans les provinces occidentales (IIe s. av. J.-C.-IIe s. ap. J.-C.) Michèle Coltelloni-Trannoy Professeur d'histoire romaine à Paris IV-Sorbonne, membre du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques et de la Société d'Études du Maghreb préhistorique, antique et médiéval

Le groupe des provinces occidentales, tel qu’il est défini par le programme des concours, ne doit pas faire oublier un autre grand bloc dont l’importance fut essentielle à la formation de l’espace méditerranéen puis à sa redéfinition à la faveur des conquêtes romaines : il s’agit des territoires africains1 qui bordaient la côte méridionale du Mare  nostrum. Leur intégration progressive dans l’Empire, sur une longue durée et sous des formes successives (royaumes alliés et provinces2), a parachevé l’expansion romaine en Méditerranée occidentale ; en même temps, les contacts développés entre les populations de ces différents espaces ont contribué à donner une coloration particulière, originale, à certaines provinces européennes, qu’il convient de souligner. Le thème choisi donne ainsi l’occasion d’étudier celles-ci (Gaules, Espagnes, îles italiennes), à partir d’une perspective qui leur est extérieure : il nous a semblé que le recours à un partenaire supplémentaire permettrait de mettre plus aisément en évidence les logiques transméditerranéennes, mais aussi régionales, dont les Romains et les populations locales ont été responsables. L’instauration d’une puissance politique prédominante dans le secteur occidental de la Méditerranée, avant même la création de provinces, a créé des conditions favorables aux relations privées, personnelles et commerciales, aux migrations de populations (temporaires ou définitives), à la

1.  Nous entendrons par là les provinces romaines d’Afrique Proconsulaire (qui s’étend à la Tripolitaine jusqu’à Dioclétien), de Maurétanie césarienne et de Maurétanie tingitane : nous excluons les ressortissants de Cyrénaïque et d’Égypte, puisque, pour les Romains, ces provinces hellénophones n’entraient pas dans l’Africa (prise au sens large du terme). 2.  La première province africaine est l’Africa, formée à partir du territoire de Carthage, en 146 ; puis le royaume numide de Juba I est annexé en 46 et devient l’Africa Noua, rattachée à l’Africa (Vetus) à l’époque triumvirale. À ces deux provinces, unifiées en droit à partir de 27 av. J.-C. (Afrique proconsulaire), s’ajoutent en 42 les deux Maurétanies (césarienne et tingitane) qui succèdent au royaume de Maurétanie qu’Auguste avait créé en 25 av. J.-C. à partir de l’ancien royaume maure de Bocchus II (son allié) et de certaines régions de l’ancienne Africa noua. Sur cette chronologie : Coltelloni-Trannoy M., Le  royaume  de  Maurétanie  sous  Juba  II  et  Ptolémée  (25  av. J.‐C.‐40 p. J.‐C., Paris, 1997, cf. p. 9-65.

84

Les Africains dans les provinces occidentales (IIe s. av. J.-C.-IIe s. ap. J.-C.)

diffusion large de pratiques sociales ou de technologies nouvelles1 : ce phénomène a été observé depuis longtemps par les historiens, en particulier par les « africanistes », parfois plus ou moins consciemment dans une optique idéologique liée au colonialisme. La plus intéressante de ces confusions est relative aux relations Gaule/Afrique, et à ce que Monique Dondin-Payre a joliment appelé la « migration imaginaire2 » : cette erreur (ou ce rêve ?) avait conduit plusieurs de nos grands savants à rechercher les preuves d’une installation massive de Gaulois dans les provinces africaines, créant un précédent qui devait introduire une parenté ethnique entre les deux rives de la Méditerranée, de nature à légitimer et encourager les entreprises coloniales des Français. Depuis quelques années cependant, l’intérêt pour ce sujet d’histoire sociale et économique s’est véritablement démultiplié, donnant lieu à une floraison de publications, en raison même de son actualité : il fait écho, en effet, à des préoccupations actuelles sur les problèmes que posent à notre monde contemporain les migrations et la mobilité des personnes, et plus particulièrement les relations Nord-Sud. Toute une série de colloques ou de programmes scientifiques ont ainsi engagé des réflexions sur les instruments et les modalités de contrôle des migrants dans l’Empire romain, sur l’aspect institutionnel et normatif du déplacement des individus ou des groupes en général, sur les conditions et les motifs d’implantation des immigrés dans les provinces d’accueil3. Il convient d’ajouter à ce noyau de publications un nombre important d’ouvrages ou d’articles isolés faisant le point sur ces questions à propos d’une région plus ou moins limitée de la Méditerranée occidentale ou sur des individus connus surtout par les sources épigraphiques. Beaucoup de ces recherches ont concerné directement ou indirectement la place qu’occupaient les Africains au sein de ces vastes réseaux de circulation4. 1.  Voir, par exemple, le large panorama de Lassère J.-M., « La mobilité de la population. Migrations individuelles et collectives dans les provinces occidentales du monde romain », dans L’Africa romana, 16, 2006, p. 57-92. 2.  Dondin-Payre M., « Gaulois des Gaules et Gaulois d’Afrique : de la réalité à l’imaginaire ; naissance et développement d’un mythe de migration », dans L’Africa romana, 16, 2006, p. 857870. 3.  Sordi M. (dir.), Emigrazione e immigrazione nel mondo antico, Contributi dell’Istituto di storia antica, vol. 20, Milan, 1994 ; ead. (dir.), Coercizione  e  mobilità  umana  nel  mondo  antico,  Contributi  dell’Istituto di storia antica, vol. 21, Milan, 1995 ; Moatti Cl., La mobilité des personnes en Méditerra‐ née  de  l’Antiquité  à  l’époque  impériale.  Procédure  de  contrôle  et  documents  d’identification, Rome, 2004 ; Angeli Bertinelli M. G. et Donati A. (éds), Le vie della storia. Migrazioni di popoli, viaggi di  individui, circolazione di idee nel Mediterraneo antico, Rome, 2006 ; Compatangelo-Soussignan R. et Schwentel C.-G. (dir.), Étrangers dans la cité romaine. « Habiter une autre patrie » : des incolae de la  République aux peuples fédérés du Bas‐Empire, Actes du colloque de Valenciennes, octobre 2005, Rennes, 2007. 4.  Haley E. W., Foreigners  in  Roman  Imperial  Spain :  Investigations  of  Geographical  Mobility  in  the  Spanish Provinces of the Roman Empire, 30 BC‐AD 284, University of Colombia, 1986 ; id., Migra‐ tion  and  Economy  in  Roman  Imperial  Spain, Barcelone, 1991 ; Lassère J.-M, « La mobilité de la

85

II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

Cette contribution n’a pas pour objectif de faire l’inventaire de ces multiples travaux, une entreprise d’ailleurs impossible, ni de fournir une liste exhaustive de tous les Africains répertoriés ici où là, ce qui relèverait d’un autre cadre d’études, mais de proposer un bilan d’ensemble qui insistera surtout sur deux points. Le premier point amène à nuancer l’impression généralement admise d’un « marché commun » de l’Antiquité pour mettre en valeur une optique qui nous semble plus juste : la situation née de l’emprise romaine a, certes, créé des conditions nouvelles d’échanges des biens et des populations, mais ce cadre eut aussi pour effet de renforcer les anciennes voies économiques et culturelles, de dynamiser les routes migratoires mises en place depuis les époques préhistorique et protohistorique. Le deuxième point montrera que l’impact de la domination romaine a épousé des rythmes différents et des modalités variées selon les époques et les régions de l’Occident : la présence des Africains dans le domaine européen est, à cet égard, un très bon mètre-étalon des processus migratoires engagés dans ce cadre. Pour entreprendre cette étude, nous avons tiré parti de la documentation la plus ample et la plus diverse possible (littéraire, archéologique, épigraphique, numismatique) parce que chaque type de source ne fournit pas le même type d’informations et qu’il est donc nécessaire de les croiser : et ce d’autant plus que notre projet est de traiter des gens plus que des biens, des migrations plus que des échanges, et que ce choix réduit de manière assez sensible l’éventail de la documentation. De fait, les migrations des personnes sont surtout directement perceptibles à travers les informations que fournit la documentation épigraphique, en dépit de ses lacunes, de ses imprécisions, de ses limites chronologiques (elle est pratiquement inexistante à l’époque républicaine) et de ses variations régionales. De leur côté, les textes littéraires ne s’intéressent qu’à quelques personnages importants ou bien décrivent des processus juridiques et politiques relatifs à des transferts de population volontaires ou forcés, mais pas aux individus population… », op. cit., fournit une bibliographie sélective de 350 titres ! Lefèvre S., « Les migrations des Africani en péninsule Ibérique : quelle vérité ? », dans Caballos Rufino A. et Demougin S. (dir.), Migrare. La formation des élites dans l’Hispanie romaine, Paris, 2006, p. 100-203 ; Mastino A., « Le relazioni tra Africa e Sardegna in età romana : inventario preliminare », dans L’Africa romana, 2, 1985, p. 27-89 ; id., « Le relazioni tra Africa e Sardegna in età romana », ASS, XXXVIII, 1995, p. 11-82 ; Ricci C., « Africani a Roma. Testimonianze epigrafiche di età imperiale di personaggi provenienti dal Nordafrica », Ant.  Afr., 20, 1994, p. 189-207 ; Salmieri G., « Sui rapporti tra Sicilia ed Africa in età romana repubblicana ed imperiale », dans L’Africa romana, 3, 1987, p. 397-412 ; Villedieu F., « Les relations commerciales entre l’Afrique et la Sardaigne du IIe au Ve s. », dans L’Africa romana, 3, 1986, p. 321-332 ; Wierschowski L., Die regionale Mobilität in  Gallien nach den Inschriften des 1. bis 3. Jh. n. Ch., Stuttgart, 1995 ; id., Fremde in Gallien‐Gallier in  der fremde. Die epigraphisch bezeugte Mobilität in, von und nach Gallien vom 1. bis 3. Jh. n. Ch. (Texte‐ Übersetzungen‐Kommentare), Stuttgart, 2001 ; Zucca R., « I rapporti tra l’Africa e la Sardinia alla luce dei documenti archeologici. Nota preliminare », dans L’Africa romana, II, 1985, p. 93-104. Je renvoie également aux parutions de L’Africa romana, en particulier aux volumes 13, 14, 15 et 16 dont les thèmes concernent le sujet des échanges et de la mobilité.

86

Les Africains dans les provinces occidentales (IIe s. av. J.-C.-IIe s. ap. J.-C.)

qui les subissent ou en profitent. Quant aux biens matériels, ils ont besoin, bien évidemment, de marchands pour circuler, mais ces derniers ne sont pas nécessairement issus de la même région que les productions (et les producteurs) et les intermédiaires peuvent être nombreux : les routes migratoires et les régions d’immigration se distinguent, au moins en partie, des routes et des régions de commercialisation. L’immense réservoir des sources archéologiques informe donc sur les voies commerciales et sur les marchés, sur les influences culturelles et les échanges techniques, mais il n’est pas en mesure de nous assurer en toute certitude si ces phénomènes de transferts ont généré des migrations temporaires ou définitives, abondantes ou mineures, d’Africains vers les régions d’exportation. En outre, les migrations peuvent très bien s’expliquer par des motifs autres qu’économiques, même si la multiplication des échanges de biens à partir de l’époque augustéenne s’est accompagnée d’une mobilité croissante des personnes : malheureusement, les motifs précis n’apparaissent pas toujours dans les sources qui concernent les individus. Du point de vue méthodologique encore, comment repérer la trace des Africains hors de l’Afrique du Nord ? Plusieurs indices peuvent nous guider, et il est nécessaire de les croiser quand ils existent, d’autant que les plus solides ne sont pas les plus nombreux, bien au contraire ! Si la mention de l’origo1 ou celle de l’ethnique des individus sont des arguments irréfutables de migration, du moins pour la première génération, la rareté de leur mention interpelle assurément : faut-il penser que les Africains hésitaient à se distinguer de leur environnement social dans l’espoir d’améliorer leur intégration et celle de leurs enfants ? Ou bien n’était-ce pas une donnée de « mémoire » aussi importante que nous sommes portés à le croire aujourd’hui ? Pourtant, les mentions diverses de l’origine géographique ou ethnique existent bel et bien, et ne sont pas exceptionnelles : s’agit-il alors d’un signe adressé à la communauté africaine locale à laquelle la famille du défunt tient à se rattacher pour des raisons professionnelles ou familiales ? Est-ce le rappel nostalgique de l’ancienne patrie de cœur, d’autant plus idéalisée qu’elle a été abandonnée2 ? Il est également possible que la mention de la cité d’origine indique que les liens avec celle-ci ne sont pas encore distendus, que les relations familiales ont perduré malgré la distance. Le deuxième indice d’une origine africaine est 1.  Elle intervient sous plusieurs formes qui peuvent être associées : par la mention de la cité ou de la province d’origine, ou bien par des expressions plus originales (natione Afer, domo Afrika ou  colonia, oriunda Mauritania, oriundus Siccae Veneriae). 2.  Ainsi le thème récurrent, dans les dédicaces funéraires, de la mort en pays étranger, témoigne-til de cette circonstance aggravant la peine exprimée sur la stèle par le défunt et sa famille : R. Lattimore.,  Themes  in  Greek  and  Latin  Epitaphs, Urbana, 1962, p. 200-202 ; Vérilhac A.-M., Paμidew °$avroi. Poésie  funéraire,  T. 1,  Textes, Athènes, 1978, p. 83-87 ; Cugusi P., « Deux thèmes épigraphiques », dans Aspetti letterari dei carmina latina Epigraphica, Cagliari, 1985, p. 199-221.

87

II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

le cognomen de la personne ou son nom unique (dans le cas d’un pérégrin), mais cette question est controversée. Si certains noms paraissaient très spécifiques de l’onomastique africaine, d’autres ne font pas l’unanimité et sont, de ce fait, intégrés aux catalogues ou exclus selon l’avis qu’ont les historiens sur le sujet1. En outre, l’existence d’un nom africain n’autorise pas à déterminer la date de la migration (première génération ou descendants de migrants ?) ni même, comme c’est le cas dans les régions touchées par une présence phénicienne ou punique très ancienne (Bétique, Lusitanie méridionale, Sicile, Sardaigne), s’il ne s’agit pas là tout simplement d’un « autochtone ». Le gentilice des personnes et leur tribu civique peuvent aussi consolider une hypothèse que suggèrent les autres informations (cognomen, activité, relation avec un ou des Africains avérés). Comme dans les travaux concernant les civils, sur lesquels nous nous appuyons ici, nous excluons les personnes que les fonctions officielles appelaient à passer une partie temporaire de leur vie hors d’Afrique (soldats, gouverneurs, divers fonctionnaires impériaux), sauf dans deux cas particuliers : d’une part, les vétérans qui se sont installés, voire mariés, dans la région où ils avaient longuement servi ; d’autre part, certains administrateurs romains, dont la mission dans une province voisine peut être significative de réseaux qui ont été de nature à favoriser la nomination. Mais ce bilan n’est pas une étude strictement épigraphique : il s’intéresse surtout à la nature des migrations (temporaires ou définitives) et aux raisons qui ont été à l’origine de ces phénomènes : soit spontanées (nécessités du métier, liens familiaux, patronat), soit encadrées par le pouvoir (transferts de populations, fondations coloniales). Avant de nous engager dans le sujet, il est nécessaire de rappeler aussi quelques réalités propres à l’Antiquité romaine concernant la notion d’« étranger », plus complexe et moins strictement exclusive qu’elle ne l’est de nos jours. L’« étranger » était alors moins défini, par la communauté qui 1.  La bonne méthode est de croiser cette information onomastique avec d’autres éléments, quand ces derniers existent ! Cet article n’est pas le lieu approprié pour discuter de ces questions épineuses. J’en donnerai un seul exemple : concernant Afer, comme désignation ethnique ou co‐ gnomen africain, les avis des historiens sont très partagés : les uns le retiennent dans leur liste, en considérant que la probabilité d’une origine africaine est forte, les autres l’excluent parce que ce nom est assez commun dans l’Empire et qu’il est porté par des individus qui n’ont apparemment pas d’origine africaine (le père de l’empereur Hadrien porte ce nom alors que la famille vient d’Italie : HA, Hadr., I, 1-2) : ainsi L. Wierschowski (cf. supra n. 4, p. 85) ne décompte pas les Afer dans sa recension, tandis que S. Lefèvre le fait (mais avec prudence). Sur la question des cognomina : M. Dondin-Payre, « Gaulois des Gaules et Gaulois d’Afrique… », op. cit., p. 859 et Y. Le Bohec, La  Sardaigne  et  l’armée  romaine  sous  le haut‐Empire, Sassari, 1990, p. 79 semblent dénier aux noms géographiques toute valeur informative sur l’origine des porteurs. Cependant, les cartes de répartition des principaux cognomina de type africain en Espagne, présentées dans l’article de S. Lefebvre, « Les migrations des Africani…, op. cit., montrent une concentration manifeste de ces noms en Bétique, dans le sud de l’Andalousie et dans les ports de la côte orientale : même si les porteurs de ces noms ne sont pas tous africains ou d’origine africaine, la répartition est conforme à ce que l’on sait par ailleurs des migrations africaines dans la péninsule.

88

Les Africains dans les provinces occidentales (IIe s. av. J.-C.-IIe s. ap. J.-C.)

l’accueillait, au moyen de catégories ethniques que de catégories juridiques propres à la romanité. Les aduenae étaient des « gens d’ailleurs », des voyageurs qui n’avaient pas l’intention de s’attarder dans la cité d’accueil, ou bien dont le séjour était encore trop récent pour leur permettre de bénéficier de la qualification d’incolae. Par incolae, on désignait ceux qui étaient exclus du corps civique de la cité où ils vivaient, mais qui y résidaient depuis au moins dix ans : ce groupe était hétérogène puisque certains d’entre eux étaient les premiers occupants du lieu, que la fondation romaine n’avait pas insérés dans le nouveau corps civique ; mais il comptait aussi les étrangers à la région, venus s’y installer. Ces incolae constituaient un groupe défini en droit, autorisé à participer à certaines manifestations civiques (cérémonies religieuses, actes d’évergétisme), et bénéficiant de certains droits romains – propriété (commercium) et peut-être mariage légal (conubium) – de nature à faciliter un jour leur intégration : tous ces avantages faisaient d’eux, en quelque sorte, des « étrangers de chez nous », aux marges de la cité, mais appelés éventuellement à devenir un jour pleinement citoyens1. Les individus définis en tant qu’aduenae ou incolae  pouvaient venir aussi bien de contrées lointaines que de la cité voisine : peu importaient leur origine, leur langue et leurs coutumes, ils avaient accès aux collèges professionnels, aux conuentus de citoyens romains, et tous se distinguaient des inimici, les étrangers ennemis de Rome et extérieurs à l’Empire. Ces catégories ainsi que l’intégration éventuelle dans le corps civique (adlectio in ciues) constituaient la toile de fond définissant la situation de ces migrants dans les diverses cités d’accueil ; ces précisions sont, hélas, rarement mentionnées dans nos sources. La notion d’étranger n’ouvrait donc pas sur l’exclusion et je reprendrai volontiers la remarque que M. Tarradell formulait dans une étude consacrée à l’immigration à Tarragone : « Il n’existe pas de déracinés et les migrants définitifs s’enracinent au contraire à l’intérieur de structures juridiques, institutionnelles et politiques solides : l’immigration renforce donc les caractères traditionnels de la société2 ». Si la société romaine avait élaboré une échelle d’intégration qui semble avoir limité les perturbations sociales, il convient certainement de ne pas idéaliser à l’excès la situation des migrants dont les conditions économiques et affectives n’étaient certainement pas toujours les meilleures, surtout dans les milieux défavori1.  Compatangelo-Soussignan R., « Etrangers dans la cité romaine : introduction à l’étude », dans Compatangelo-Soussignan R. et Schwentel C.-G. (dir.), Etrangers  dans la  cité  romaine…,  op. cit., p. 9-21, cf. p. 12-14 ; voir aussi, dans le même volume, les contributions de Hermon E., « Des communautés distinctes sur le même territoire : quelle fut la réalité des incolae ? », p. 25-42 et de Licandro O., « Domicilium et incolae tra repubblica e principato », p. 43-76. Le statut de pérégrin a servi à définir les individus qui n’avaient pas la citoyenneté romaine et les cités qui ne bénéficiaient pas du statut municipal. 2.  Tarradell M., « L’immigration à Tarragone, capitale d’une province romaine d’Occident », dans Etienne R., Itineraria Hispanica, Bordeaux, 2006, p. 187-206, cf p. 206.

89

II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

sés. De ces réalités-là, nous n’avons que peu d’échos parce que les témoignages épigraphiques émanaient des milieux les moins pauvres. Soulignons toutefois que les migrations étaient en général préparées et accompagnées par l’existence de réseaux professionnels, familiaux ou politiques de nature à faciliter les séjours et les intégrations locales. Loin d’avoir créé une situation d’échanges uniforme, où les populations auraient circulé d’un bout à l’autre de l’Empire de manière indistincte, l’instauration de la pax  romana laisse entrevoir des zones géographiques et culturelles dont la cohérence s’enracine dans un passé lointain : la présence romaine a accentué et a diversifié ces relations privilégiées au lieu de les émousser, apportant une seule réelle grande innovation, les échanges nourris avec la ville de Rome. De ce point de vue, la réponse apportée par les provinciaux à la situation créée par la présence romaine témoigne de la vitalité des échanges humains interrégionaux, tels qu’ils s’étaient instaurés avant la conquête : le modèle romain n’a en rien altéré le cadre général de ces réseaux ; bien plus, non seulement Rome ne les a gênés qu’épisodiquement, mais elle a au contraire parfois mené une politique de nature à les renforcer. La première observation tient à l’existence, en Occident, de trois grandes régions avec lesquelles les Africains ont entretenu des relations totalement asymétriques : d’une part, la région nord-Espagne/Gaules, d’autre part, la région Sicile/Sardaigne, enfin l’Ibérie méridionale (Bétique et sudest de la Lusitanie) et les principaux sites de sa côte orientale. La distinction se fonde sur la contiguïté territoriale avec l’Afrique, ce qui entraîne l’abondance ou la faiblesse des migrations africaines. Concernant les Gaules, l’étude récente de L. Wierschowski1 consacrée aux migrations de l’époque impériale, confirme celle, plus ancienne, de B. Fischer2 (sur l’époque républicaine) et même celle du pionnier en la matière, R. Cagnat3. L’une des conclusions majeures de B. Fischer était que les monnaies africaines trouvées en Gaule à l’époque républicaine et au 1.  Wierschowski L., Die regionale Mobilität in Gallien …, op. cit. ; id., Fremde in Gallien…, op. cit. 2.  Fischer B., Les  monnaies  antiques  d’Afrique  du  Nord  trouvées  en  Gaule,  36e  suppl.  à  Gallia, 1978. L’étude, désormais un peu ancienne, est la seule à exister sur la question. L’auteur a dénombré 65 lieux de découverte, certains ayant livré 165 monnaies africaines d’époques diverses, parmi lesquelles les monnaies puniques sont de loin les plus nombreuses (130) comparées aux 32 monnaies numides et à une unique monnaie maurétanienne (p. 47-49). 3.  Cagnat R., « Les Gaulois en Afrique et les Africains en Gaule », BCTH, 1906, p. LXXXV-LXXXVI conclut que « les relations directes étaient relativement rares entre Gaule et Afrique » (p. LXXXVI). L’inverse est aussi vrai : Le Glay M., « Les Gaulois en Afrique », Hommages  à  A. Grenier, Latomus, 58.2, 1962, p. 995-1029 ; Lassère J.-M., Ubique populus. Peuplement et mou‐ vements de population dans lʹAfrique romaine de la chute de Carthage à la fin de la dynastie des Sévères  (146  a.  C.‐235  p. C.), Paris, 1977 et L. Maurin, « Un Gaulois (un Bordelais ?) à Dougga », dans L’Africa  romana, 15, 2004, p. 1203-1215 insistent également sur le caractère exceptionnel de la présence gauloise en Afrique du Nord. Sur toute cette question, cf. Dondin-Payre M., supra n. 2, p. 85.

90

Les Africains dans les provinces occidentales (IIe s. av. J.-C.-IIe s. ap. J.-C.)

tout début de l’Empire ne témoignaient pas de contacts fréquents entre Afrique et Gaule, mais au contraire de la faiblesse de ces relations. Il ne s’agit donc pas de l’indice d’un commerce régulier puisque, en dépit d’une carte de diffusion large, les trouvailles se concentrent dans les Bouches du Rhône et le Vaucluse et offrent toujours le même profil : des trésors composés de monnaies africaines, en bronze ou en argent, et de monnaies romaines d’époque républicaine. Les porteurs de ces monnaies étaient probablement des soldats, africains, gaulois et autres, qui avaient servi dans les armées romaines en Afrique, pendant les années qui virent s’y affronter césariens et pompéiens (à partir de 48) jusqu’à la défaite finale de ces derniers en 45 (Munda). Payés soit en monnaies romaines frappées à Utique, soit en monnaies locales, comme le voulaient les accords passés avec les alliés de Rome, en l’occurrence les rois numides Juba I et Massinissa II (du parti pompéien), ces soldats s’embarquèrent ensuite pour d’autres lieux d’activités : la Narbonnaise, notamment, fut l’un des enjeux militaires et politiques des conflits qui émaillèrent les relations mouvementées entre les triumvirs. L’une des caractéristiques de la circulation monétaire dans l’antiquité tient à la pénurie constante en numéraire et donc à l’utilisation des espèces sur de très longues durées : ce fait explique le maintien de monnaies anciennes, celles des Puniques et celles de Masinissa (I), parmi les lots découverts en Gaule, aux côtés de monnaies contemporaines (Juba I et deniers républicains), et ce jusqu’à la moitié du Ier s. de notre ère. Par ailleurs, l’homotypie entre les monnaies des régions de provenance (Effigies humaines au droit et Cheval au revers) ainsi que l’adoption de l’étalon du denier d’argent romain dans les numéraires de Juba I et des peuples gaulois1 ont facilité leur circulation en Gaule. Il est encore possible d’affiner le tableau si l’on tient compte de la quasi absence de monnaies maurétaniennes dans ces lots républicains : B. Fischer n’en a répertorié qu’une seule tandis que J. Mazard avait lui aussi observé la très faible diffusion de ces monnaies dans l’Empire2, ce que confirme C. Gozalbes Cravioto, pour la Bétique. La raison tient sans doute à deux faits : d’une part, 1.  La zone du denier gaulois comprend la Transalpine et les territoires alliés de César, plus les Arvernes, mais après la conquête, les émissions gauloises continuent en raison de la pénurie en monnaie romaines : Ferdières A., Les Gaules, IIe s. av. J.‐C.‐Ve s ap. J.‐C., Paris, 2005, p. 113-114 ; Gruel V., La  monnaie chez les Gaulois, Paris, 1989, p. 151-152 ; Goudineau Ch., César et la Gaule, Paris, 1990, p. 141 sq ; Guichard V. et alii, « À propos de la circulation monétaire en Gaule Chevelue aux IIe et Ier s. av. J.-C. », RAC, 32, 1993, p. 25-55. En Afrique, les émissions numides, jusqu’à Juba I, ont adopté une échelle divisionnaire inspirée du système punique alors que le monnayage de Juba I ouvrit une ère nouvelle : certains de ses deniers comportent une légende bilingue (latin-punique), une iconographie inspirée de la Victoire utilisée par Caton sur ses émissions d’Utique et le portrait royal à l’avers se rapproche des portraits romains : Alexandropoulos J., Les monnaies de l’Afrique antique, 400 av. J.‐C./40 ap. J.‐C., Toulouse, 2000, p. 174 sq. 2.  Mazard J., « Création et diffusion des types de monnaies maurétaniennes », BAM, 4, 1960, p. 107-116 expliquait cette rareté par la nature de ces émissions, éminemment politique (manifester le pouvoir royal) et non économique (créer un véritable instrument d’échange).

91

II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

le territoire maure ne fut pas un lieu d’affrontements ni de cantonnement des soldats romains, de sorte que son roi n’eut pas à participer au financement des armées romaines ; d’autre part, le commerce maurétanien se réalisait alors en grande partie par l’intermédiaire des marchands de Bétique, notamment ceux de Gadès : en témoignent les rares découvertes de monnaies maures en Ibérie et, au contraire, l’abondance des monnaies hispaniques au Maroc1. Cette réalité était encore renforcée par la faible présence des marchands de Bétique en Narbonnaise, y compris à l’époque impériale alors même que l’on s’attendrait à leur surreprésentation dans cette région si l’on s’en tient à la forte diffusion des produits de Bétique les plus fameux, salaisons, huile et vin. C’est qu’en effet, l’époque impériale a vu persister la situation observée à l’époque antérieure : d’une part, il n’existait pas en Gaule d’unités composées de soldats d’origine africaine de sorte que leur éventuelle intervention dans des corps spécialisés aux côtés des légions ne pouvait qu’y être épisodique et numériquement faible2, d’autre part, la présence de civils africains en Narbonnaise est restée confidentielle. L’étude de L. Wierschowski a montré que l’essentiel des migrants présents dans cette province était issu de Tarraconaise3 : seuls deux individus viennent de Bétique et deux autres de Lusitanie et l’on compte seulement une douzaine d’Africains : autrement dit, les flux en provenance d’Afrique sont marginaux dans les Gaules, alors même que les importations de produits gaulois sont importants dès le Ier s. en Afrique4 et qu’ au IIe s. et au-delà, la céramique claire A et l’huile africaine deviennent des produits largement appréciés dans tout l’Empire5. Ces biens transitaient par des intermédiaires espagnols et/ou gaulois, et si les marchands africains se déplaçaient en 1.  Gozalbes Cravioto C., « Monedas del Norte e Africa halladas en la provincia de Málaga », dans L’Africa  romana, 14, 2002, p. 1529-1540, cf p. 1537-1539 ; Callagarin L., « La Maurétanie de l’Ouest », dans L’Africa romana, 15, 2004, p. 505-540, cf p. 538. 2.  Hamdoune Ch.,  Les auxilia externa africains  des  armées  romaines,  IIIe  s.  av.  J.‐C.‐IVe  s.  ap. J.‐C., Montpellier, 1999. 3.  Wierschowski L., op. cit.,  p. 42 sq.,  Bonsangue M.-L., « Des affaires et des hommes : entre l’emporion de Narbonne et la péninsule Ibérique (Ier s. a. C.-Ier s. p. C.) », dans Caballos Rufino A. et Demougin S. (dir.), Migrare…, op. cit., p. 15-68. 4.  Les marchés africains semblent avoir « réagi » diversement à l’offre gauloise : Bourgeois A., « La céramique sigillée de la Graufesenque en Afrique Proconsulaire », Pallas, hors série, 1986 (Mélanges  M.  Labrousse), p. 323-334, constate la faiblesse des importations gauloises dans cette province et suppose la venue, sous les Flaviens de potiers gaulois, qui auraient contribué au démarrage de la production africaine ; au contraire, Limane H., « La céramique du sud de la Gaule à Lixus », dans Lixus, Actes du Colloque organisé par l’Institut des sciences et du patrimoine de  Rabat avec le concours de lʹÉcole française de Rome (Larache, janvier 1989), CEFR, 166, Rome-Paris, 1992, p. 299-303, note des importations considérables à Lixus, l'apogée se situant sous Néron et Vespasien. 5.  Briand-Ponsart Cl. et Hugoniot Ch., L’Afrique romaine, de l’Atlantique à la Tripolitaine, 146 av. J‐ C.‐533 ap. J.‐C., Paris, 2005, p. 189 sq ; Brun J.-P., Archéologie du vin et de lʹhuile dans lʹEmpire ro‐ main, Paris, 2004, chapitre VII, p. 185-259, dresse un tableau pour les provinces d'Afrique du Nord ; id., Archéologie du vin et de lʹhuile en Gaule romaine, Paris, 2005.

92

Les Africains dans les provinces occidentales (IIe s. av. J.-C.-IIe s. ap. J.-C.)

Gaule, ils n’y effectuaient visiblement que de brefs séjours, le temps de prendre contact avec les intermédiaires et sans avoir l’intention de s’y fixer, ce qui pourrait expliquer les carences de la documentation. On a toutefois trouvé la trace d’immigrés originaires des provinces africaines, surtout des petites gens, mais la plupart n’indiquent pas les raisons de leur séjour ou de leur installation en Gaule et seuls cinq précisent leur origine. L’origine numide ne fait pas de doute pour Q. Iulius Iulianus et Publicius Crescentinus, tous deux spécialistes de la taille du marbre, venus travailler à Saint-Béat, dans la région des Convènes qui fut une grande région d’exportation du marbre au IIe s1. Ces artisans avaient peutêtre acquis leur savoir-faire dans les carrières de Chemtou, en Numidie, s’il faut en croire l’invocation nostalgique qu’ils adressent « au dieu Sylvain et aux montagnes numides2 ». On sait que ce marbre, très prisé pour sa qualité et sa couleur rosée, fut retrouvé sur de nombreux sites espagnols3, mais la maîtrise des carriers numides était donc aussi appréciée sur les chantiers gaulois : les deux artisans prétendent avoir été les premiers à Convenae à avoir su tailler et transporter des colonnes de 20 pieds de long ! L’un de leurs compatriotes, Lucius Nammius Numida4, mort à Genève, chez les Allobroges (IIe s.), porte le nom d’une famille dont un membre, Nammius Maternus, était praefectus cohortis Asturum et Callaeco‐ rum, une unité cantonnée à Volubilis en Tingitane ; son épouse, d’origine viennoise, y fut honorée par deux flaminicats5. Étant donné son cognomen, notre Nammius était peut-être lui-même un ancien esclave africain (d’origine numide) de cette famille. Un autre artisan, natione  Afer,  ciuis  Carthaginiensis6 est mort à Lyon, âgé de 75 ans, après y avoir longtemps vécu, au terme de 48 ans de mariage, entouré de son épouse, de sa fille, de ses fils et de ses petits-enfants : sans doute affranchi étant donné son co‐ gnomen grec (Iulius Alexsander), cet artisan verrier a épousé une femme libre ou une affranchie originaire de Lyon, portant un cognomen celte (Bellia). Notre courte liste mentionne encore deux Africanus, un maître (Lucius Tettius Africanus) et son esclave ou affranchi, dont les noms paraissent sur une amphore ayant contenu un liquamen  excellens d’Antipolis7. Men1.  Bedon R., Les carrières et les carriers de la Gaule romaine, Paris, 1984, p. 152. 2.  CIL, XIII, 38 (Convenae, seconde moitié du IIe s./début IIIe s.) = Wierschowski, Fremde  in  Gal‐ lien…, op. cit., p. 257-258 ; Lassère, Ubique populus…, op. cit., p. 624. 3.  Mayer M., « La circulación del marmor numidicum en Hispania », dans LʹAfrica romana, 11, 1996, p. 837-848, donne un catalogue d'une vingtaine de cités d'Espagne où l'emploi du marbre de Chemtou est attesté, principalement celles de la côte et du sud de l'Espagne. 4.  CIL, XII, 2629. 5.  ILM, 123 = IAM, 2, 430 ; d’autres Nammii sont connus à Vienne : Wierschowski, Fremde in Gal‐ lien…, op. cit., p. 38, 167-168. 6.  CIL, XIII, 2000 (deuxième moitié IIe s./IIIe s.) = Wierschowski, Fremde in Gallien…, op. cit., p. 339340. 7.  Laubenheimer F., « Amphores gauloises sous l’Empire », dans Amphores  romaines  et  histoire  économique, Rome, 1989, p. 105-138, cf p. 107.

93

II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

tionnons encore un prêtre des Cereres, Marcus Nonius Metrodorus1, affranchi probablement originaire de Carthage, où le culte de ces divinités grecques (Déméter et Korè) s’était implanté dès le IVe s. av. J.-C.2 : on ignore tout des raisons de sa présence à Marseille où il décéda à 75 ans, au cours de l’année 37 ou 38, si ce n’est que Marseille était encore sous l’Empire le plus fameux centre intellectuel grec en Occident. Deux autres hommes étaient peut-être matelots dans la marine de guerre ou de commerce, ou bien des artisans dont on ignore la spécialisation : l’un d’eux, sans doute pérégrin d’après son nom unique, se nommait Barigbal, fils d’Amilcar, mort à Fréjus3 ; l’autre (Caius Flavius Ianuarius) enterra sa mère à Courseul, en Bretagne, Silicia Namgidde, domo  Afrika, dont l’épitaphe informe qu’elle avait suivi son fils dans cette contrée lointaine4. Notre dernière pensée sera pour deux autres femmes : Optatia Siora, peutêtre africaine d’après son cognomen attesté en Afrique, était une dame suffisamment aisée pour financer à Lyon un taurobole pour le salut de Septime Sévère, et qui possédait sans doute des biens dans les environs de Vienne où son mari et son fils furent enterrés5 ; enfin de Servilia, originaire de Tingitane et enterrée à Fréjus, on ne sait rien, si ce n’est que son époux, Trebellius Tuscus, portait un nom fréquent en Espagne6. Le bilan de cette petite immigration mettra l’accent sur l’éventail juridique et social assez large des individus (citoyens romains, pérégrins, affranchis, un esclave ?, une femme aisée), la diversité des activités représentées (artisans, marins ?, un prêtre) et celle des origines provinciales connues (5 : Afrique proconsulaire, dont 2 personnes issues de Carthage et 2 de Numidie ; 2 : Tingitane) : certes, on note l’absence de témoins venus de Césarienne, mais il faut tenir compte de la faiblesse de ce corpus et observer que la Tingitane est tout de même représentée, même si la majorité des migrants sont originaires de Proconsulaire, qui était la région la plus riche d’Afrique. Il n’en reste pas moins que l’Espagne, où le nombre des communautés africaines est notable, n’a pas joué le rôle de territoire médiateur entre Afrique et Gaules, mais plutôt celui d’écran : la faiblesse des relations s’explique par l’éloignement géographique, un handicap que la multiplication des voies terrestres et maritimes à l’époque romaine, impériale surtout, n’a guère atténué. 1.  AE, 1976, 386 = Wierschowski, Fremde in Gallien…, op. cit., p. 35. 2.  Gascou J., « Les sacerdotes  Cererum de Carthage », Ant.  Afr., 23, 1987, p. 95-128 ; Camps G., « Cereres », dans EB, 12, 1993, p. 1841-1844. 3.  CIL, XII, 281 (Fréjus, Ier s.) = Gascou J. et Janon M., Inscriptions  latines  de  Narbonnaise,  Fréjus, Paris, 1985, n°41 ; Wierschowski, Fremde in Gallien…, op. cit., p. 100. 4.  CIL, XIII, 3147 (Corseul, IIe s.) = Wierschowski, Fremde in Gallien…, op. cit., p. 383. 5.  CIL, XIII, 1754 (Lyon, mai 197) et CIL, XII, 1986 (Vienne, fin IIe s.-début IIIe) = Wierschowski, Fremde in Gallien…, op. cit., p 305-306. 6.  CIL, XII, 5738 (Fréjus, Ier-IIe s.) = Wierschowski, Fremde  in  Gallien…,  op. cit., p. 247 ; Lassère, Ubique populous…, op. cit., p. 628.

94

Les Africains dans les provinces occidentales (IIe s. av. J.-C.-IIe s. ap. J.-C.)

Concernant la nature de l’installation dans les Gaules, les informations sont très lacunaires. Lucius Nammius Numida appartenait à une famille dont certains membres étaient fixés à Vienne, d’autres en Tingitane et luimême avait peut-être pour mission de représenter les intérêts de ses maîtres tingitans auprès de la branche lyonnaise de la famille ; dans ce cas, il était de passage à Genève où il trouva la mort. Quant au couple Servilia/Trebellius Tuscus, il témoigne d’une situation bien connue : les couples mixtes hispano-africains étaient nombreux et la Narbonnaise était une province où les relations d’affaire avec les Espagnes, notamment la Tarraconaise, étaient anciennes et multiples. Mais rien n’indique si le couple était installé à Fréjus et pour quelle durée. On ne peut être sûr d’une installation définitive que pour deux de nos Africains, assortie peut-être de l’introduction dans le corps civique des cités d’accueil : le mariage de l’un d’eux avec une Gauloise de Lyon et la présence de leur famille sur trois générations constituent des faits favorables à une véritable insertion à Lyon ; le couple Optatia Siora/ Marcus Modestius possédait sans doute des biens à Lyon même ou à Vienne puisque la stèle funéraire du père et de son fils fut trouvée dans les environs de Lyon. L. Wierschowski en déduit qu’Optatia était citoyenne de Lyon, ce qui est possible, mais les informations tirées des deux stèles n’y font pas d’allusion explicite1. La datation de ces documents est hypothétique, comme c’est fréquemment le cas des inscriptions privées. Deux remontent au Ier siècle, dont une en toute certitude puisque le prêtre des Cereres date sa stèle à partir de l’ère de la réforme de son sacerdoce à Carthage (44-39, plutôt 40 ou 39), ce qui fixe son décès à l’année 37/38 ; pour les autres, on oscille entre le IIe et le IIIe s., c’est-à-dire la période de l’épanouissement économique des provinces africaines, qui a multiplié les occasions de déplacements des Africains dans l’Empire2. Une dernière donnée est évidente : la concentration des témoignages d’une part en Narbonnaise, d’autre part dans les ports maritimes ou fluviaux. Certains d’entre eux, comme Marseille et Lyon étaient ce que l’on appelait des emporia : le terme désignait « un lieu voué à l’activité commerciale, impliqué dans un processus de rassemblement et de redistribution de produits provenant des endroits les plus divers et les plus éloignés »3 ; cette fonction d’import-export s’accompagnait donc aussi de flux migratoires importants. En revanche, le plus notable d’entre eux, Narbonne, est absent de la documentation alors que d’autres ports de moin1.  La stèle votive évoquant le taurobole fut trouvée près d’une nécropole qu’O. Hirschfeld a appelée « le cimetière des étrangers » de Lyon (« Fremdenfriedhof » : Hirschfeld O., « Zur Geschichte des Christentums in Lugdunum vor Constantin », dans Hirschfeld O., Kleine Schriften, Berlin, 1913, p. 177). 2.  Burian J., « Die Afrikaner im römischen Reich in der Zeit des Prinzipats », Das  Altertum, 7, 4, 1961, p. 233-238 ; Lassère J.-M., Ubique populus…, op. cit. 3.  Bonsangue M.-L., « Des affaires et des hommes… », op. cit., p. 16.

95

II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

dre importance y figurent (Fréjus, Genève). En Lyonnaise même, la présence d’Africains est rarissime et au-delà, domine sans partage une immigration venue du nord et de l’est de la Gaule et des Germanies. La Gaule et ses quatre provinces constituaient bien une unité, un « marché », poreux certes puisque les produits des régions périphériques y entraient, mais tout de même assez fermé dans la mesure où les réseaux de solidarité étaient peu propices à accueillir des ressortissants venus de Méditerranée. La Narbonnaise y occupait une place originale, zone de confins et de transit depuis la Méditerranée, ce qui avait été sa fonction bien avant la conquête. De la sorte, nous observons que les Africains ne se risquaient guère hors du cercle des régions qui étaient familières à leurs ancêtres et où les réseaux personnels étaient suffisamment étoffés et solides pour faciliter leur circulation et leur séjour. L’autre espace où la mobilité des Africains était bien plus affirmée était donc circonscrit par un quadrilatère que constituaient les régions africaines au sud, la Sicile et la Sardaigne à l’est, la péninsule Ibérique à l’ouest, notamment sa côte méridionale et orientale : la contiguïté de l’Afrique avec la péninsule Ibérique et les îles italiennes ne pouvait que favoriser la circulation des hommes et des biens, et ce à une date précoce. La domination punique puis celle des Romains sur ces régions eurent pour effet de multiplier et d’accélérer les mouvements de populations. On sait que, depuis la préhistoire, les migrations dans les deux sens avaient forgé des affinités (linguistiques, ethniques, culturelles) entre les populations berbères, sardes, siciliennes, italiennes du sud, corses et ibériques1. Si de nombreux aspects de ces relations ont été étudiés, et si nous disposons d’une étude d’ensemble récente sur l’émigration africaine en péninsule Ibérique à l’époque impériale2, l’équivalent pour les îles italiennes n’existe pas : les bilans généraux effectués sur les relations entre l’Afrique d’une part, et la Sardaigne ou la Sicile3 d’autre part, sont néanmoins très précieux : tous mettent parfaitement en évidence à quel point on ne saurait sous-évaluer la composante africaine de ces provinces dans le cadre d’un vaste continuum méditerranéen. La première évidence à souligner est la régularité des circulations humaines, et même la familiarité dans laquelle s’inscrivaient les contacts entre les rives des régions concernées. Les migrations suivaient deux trajets définis par les données naturelles : les détroits de Sicile et de Gibraltar (les Colonnes d’Hercule) fournissaient des passages aisés, quoique non dénués de 1.  Se reporter au bilan de J.-M. Lassère, « La mobilité de la population… », op. cit., en part. p. 58-63. 2.  Lefèvre S., « Les migrations des Africains…, op. cit. ; d’autres travaux minimisaient la présence africaine en Espagne : Haley, Migration and Economy..., op. cit., p. 44, recense 17 Africains sûrs et 48 probables ; Lassère J.-M., Ubique populus…, op. cit., p. 627-632. 3.  Voir supra, la bibliographie aux notes 3, p. 85 et 4, p. 85-86.

96

Les Africains dans les provinces occidentales (IIe s. av. J.-C.-IIe s. ap. J.-C.)

dangers en raison de courants et de vents violents. Ajoutons qu’avec la Sardaigne également, les relations étaient aisées en raison de la faible distance qui séparait Karales et Carthage et que le port de Karales  était dès l’époque républicaine l’escale la plus naturelle sur la route reliant Utique à l’Italie par Pise (les courants et les vents nécessitaient cependant de rejoindre l’île d’Elbe, puis de longer la côte étrusque pour atteindre l’embouchure du Tibre)1. Les grandes distances n’effrayaient pas davantage. Les unités commandées par Massinissa furent obligées d’éviter le royaume numide de Syphax à deux reprises (en 206) pour rejoindre depuis l’Espagne un port punique (Carthage ?, alors alliée de Massinissa) et pour effectuer la même année le trajet inverse2 : ces transferts de troupes nécessitaient l’existence d’une flotte numide capable d’effectuer des traversées directes ou par cabotage, et dans les deux cas d’avoir de bonnes connaissances des vents et des courants. À l’époque impériale, de nombreux Africains attestés en Bétique, mais aussi en Tarraconaise (Tarraco,  Barcino) sont originaires de cités d’Afrique proconsulaire, surtout des ports, d’où les navires proposaient des traversées vers les Espagnes3 : s’il n’est pas exclu, bien entendu, qu’ils aient débarqué en Bétique avant de « monter » vers le nord, il convient aussi de concevoir des traversées plus directes, avec escale aux Baléares. Ainsi, le passage qui unissait Maurétanie et Ibérie du sud était-il si fréquenté que certaines cités ibériques étaient devenues à l’époque punique des « marchés » (emporia) pour les Maures. Strabon mentionne Baelo et Malaca où se rendaient régulièrement les populations maures à l’époque de sa source principale, Posidonios, au IIe s., mais cela était encore vrai de son temps et Pline l’Ancien en fait toujours état4 : il faut bien imaginer qu’avec les gens transitaient aussi les biens matériels et les bestiaux achetés ou vendus en Ibérie ; que les techniques de navigation y étaient suffisamment maîtrisées pour que la traversée n’apparût pas comme un risque inutile ; et qu’enfin si les trajets aller-retour étaient réguliers, c’est parce que les affaires y étaient bonnes, la clientèle abondante et les relations 1.  Rougé J., Recherches sur l’organisation du commerce maritime en Méditerranée sous l’Empire romain, Paris, 1966, p. 95 et 145 ; Mastino A., « Le relazioni tra Africa e Sardegna… », op. cit., p. 58-64 fournit la liste des trajets connus par les sources littéraires entre la province d’Africa ou la Numidie et la Sardaigne, mais la Sardaigne fait aussi office d’escale entre Ostie et l’Ibérie. 2.  Trajet aller : TL, 28, 16, 11 ; Trajet retour : TL, 28, 35, 1 ; Appien, Ibèr., 10, 40 ; 37, 149 ; Zonaras, 9, 10 ; Cheddad A., « Navigation et périples antiques à travers le détroit de Gibraltar », dans L’Africa romana, 16, 2006, p. 269-284 ; Coltelloni-Trannoy M., « Guerre et circulation des savoirs : le cas des armées numides », à paraître dans les Actes du colloque de Tours, Pratiques et identités  culturelles des armées hellénistiques du monde méditerranéen, mars 2007. 3.  Lefèvre S., « les migrations des Africani… », op. cit., carte 2 p. 194. 4.  Str., 3, 1, 8 et Pline, HN, V, 2 (Baelo, port d’embarquement pour Tingi) ; Str., 3, 4, 2-3 (Malaca est le marché des nomades de la côte opposée). Seule synthèse, non encore publiée : Callegarin L., Gadir/Gades et le Circuit du détroit : de la genèse à l’époque augustéenne, Thèse dactylographiée soutenue à Toulouse 2, 1999 : la carte des relations maritimes entre les deux rives du détroit est publiée par S. Lefèvre, ibid., p. 193.

97

II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

basées sur la confiance, sans doute aussi sur des relations familiales. Ce que les textes ne précisent pas, c’est que ces échanges s’inscrivaient dans un cadre plus large, que les historiens et les archéologues ont pris l’habitude de désigner par la formule « Circuit du détroit » : on entend par là que les deux rives du détroit et leur arrière-pays formaient, depuis l’époque phénicienne, une région ayant un faciès original, une « province culturelle » où les brassages culturels, démographiques et commerciaux étaient multiples et sans comparaison avec ce que l’on peut observer avec le reste de l’Espagne. L’épicentre de la zone se trouvait à Gadès, le Maroc constituant en quelque sorte « la périphérie d’une périphérie » occidentale1 où les armateurs pouvaient s’associer et se concurrencer pour exporter ces produits au loin, en Italie et même jusqu’en Grèce2. Les activités étaient toutes en relation avec les ressources maritimes, qu’il s’agisse de la pêche au thon, de l’exploitation du murex destiné à la fabrication de la pourpre, des salaisons et du garum (saumure de poisson), mais aussi des amphores qui transportaient ces produits. Concernant ces dernières, des formes identiques étaient fabriquées dans des ateliers situés de part et d’autre du détroit (à Cadix, à Ibiza comme à Kouass ou à Banasa, etc.), de l’époque phénicienne à l’époque romaine : ainsi, au milieu du Ier s. de notre ère, les amphores Beltran 2b remplacent le type Dressel 7-11 apparu à l’époque augustéenne, pour contenir les mêmes denrées3. Pareille homogénéité dans les productions suggère des transferts de techniques et de populations qui apportaient leur savoir faire en Bétique et au Maroc. En revanche, on observe la faible diffusion des monnaies maures en Espagne et, au contraire, l’abondance de monnaies espagnoles en Maurétanie occidentale : cette situation suggère que le commerce euroafricain s’est effectué pour l’essentiel avec les monnaies espagnoles en raison de la prédominance économique de Gadès et de sa région. Gadès aurait été « un filtre commercial, un centre capteur et redistributeur4 », ce qui pourrait expliquer la présence tardive en Maurétanie occidentale des matériels issus des grands centres méditerranéens, notamment italiens. 1.  Morel J.-P., « Note sur les relations économiques et culturelles ente le Maroc et l’Espagne dans l’Antiquité », dans L’Africa romana, 16, 2006, p. 1327-1336, cf p. 1329. 2.  Rouillard P., « Le commerce grec du Ve et IVe s. av. J.-C. dans les régions de Lixus et de Gadès », dans Lixus, Actes  du  colloque  de  Larache,  novembre  1989, Rome, 1992, p. 211-213 ; GarciaBellido, M.P. Gelabert-Pérez,, « Hispanos en el Norte – Noroeste de Africa… », dans L’Africa  Romana, 16, 2006, p. 791-802 ; Liou B., Maréchal R., « Les inscriptions peintes sur amphore de l’Anse Saint-Gervais à Fos-sur-Mer », Archaenautica, 2, 1978, p. 109-181, cf. p. 169, cite des amphores contenant du jeune thon, trouvées à Vindonissa, à Pompéi et à Rome, avec l’inscription Cord(ula)Ting(itarum) Vet(us), une autre à l’Anse Saint-Gervais contenait du thon de Lixus. 3.  Hassini H., « Le Maroc et l’Espagne à l’époque antique. Échanges commerciaux ou marché commun ? », dans L’Africa  Romana, 16, 2006, p. 803-812 ; Morel J.-P., « Note sur les relations économiques et culturelles … », op. cit., p. 1333. 4.  Callegarin L., « La Maurétanie de l’ouest au IIe s. av. J.-C. en marge de la Méditerranée romaine ? », dans L’Africa romana, 15, 2004, p. 505-540, cf p. 538.

98

Les Africains dans les provinces occidentales (IIe s. av. J.-C.-IIe s. ap. J.-C.)

Lorsque Salluste1 présente le roi Bocchus (I) connaissant à peine le nom des Romains, au début de la guerre de Jugurtha (118), il se fait l’écho d’une situation bien caractéristique de la région : son isolement marqué par rapport au reste de l’Afrique et de la Méditerranée et, en corollaire, sa dépendance par rapport aux grands centres de Bétique. Mais il y a plus : les Maurétaniens ne semblent pas avoir eu connaissance des produits italiens qui envahissent la Bétique entre la fin du IIIe et le début du Ier s. av. J.-C., ce que J.-P. Morel explique par le « décrochage total, historique et de statut » entre les deux régions dont l’une était devenue province romaine tandis que l’autre restait hors de l’Empire2. La situation est pour le moins étrange, comme si les Italiens s’étaient désintéressés de ce marché d’outre-mer ou n’y avaient pas eu accès (en raison du monopole gaditain) et comme si les Maures venus en Espagne n’avaient pas adopté les produits italiens qui s’y trouvaient vendus. À cela s’ajoute plus tard une autre rupture, inverse cette fois-ci : l’introduction en abondance de matériels italiens en Maurétanie, datée du début du premier siècle avant notre ère, ce qui pourrait s’expliquer à la fois par les besoins grandissants en produits de luxe des Romains (venus chercher en Afrique bois précieux, ivoire et bêtes fauves)3 et par l’entrée des rois maures dans les clientèles romaines (Sylla fut le patron de Bocchus I et son fils Sextus celui du roi Sosus, puis Octave celui du roi de Maurétanie orientale, Bocchus II, tandis que Bogud, roi de Maurétanie occidentale, ralliait Antoine). Il est difficile de comprendre ces décalages et ces ruptures dans un contexte régional où la circulation des personnes et la cohérence du « Circuit du Détroit » paraissent bien s’être maintenues à un haut niveau depuis l’époque phénicienne jusque sous l’Empire sans que les modifications de statuts administratifs des régions concernées aient eu un réel impact sur ces usages. On pourrait en déduire deux conclusions : d’une part, la redoutable efficacité des commerçants ibériques, capables de maintenir la Maurétanie dans leur monopole en barrant son accès aux produits italiens ; d’autre part, le grand conservatisme des Maures qui privilégièrent longtemps les formes ancestrales du commerce local. Si tel est le cas, il convient de nuancer la traditionnelle image d’un commerce italien tout puissant, auquel n’aurait su résister aucun peuple sous domination ou sous influence romaines : la réalité était bien plus complexe, les logiques anciennes sont demeurées très 1.  Jug., XIX. 2.  Morel J.-P., ibid., p. 1135. 3.  Hesnard H. et Lenoir M., « Les negotiatores italiens en Maurétanie avant l’annexion », dans Histoire  et  archéologie  d  l’Afrique  du  Nord,  IIe  colloque  intern.,  Grenoble  1983,  BAC, ns. 19B, 1985, p. 49-50 ; Deniaux E., « L’importation d’animaux d’Afrique à l’époque républicaine et les relations de clientèle », dans L’Africa romana, 13, 2000, p. 1299-1307 ; Briand-Ponsart Cl. et Hugoniot Ch., L’Afrique  romaine…, op. cit., p. 38-39 ; Morel J.-P., « Note sur les relations économiques et culturelles… », op. cit., p. 1327-1336.

99

II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

vivaces et ont fait concurrence à ceux qui espéraient « pénétrer un nouveau marché » ! Cette hypothèse semble confirmée par la conclusion que S. Lefèvre a tirée de l’analyse de son corpus d’Africains en Espagne : « En dépit d’un épisode très précoce, lié à la période du protectorat augustéen sur la Maurétanie, puis des contacts évidents à l’époque de Claude, les Africains arrivent relativement tard dans la péninsule Ibérique, sans doute pas avant la fin du Ier siècle1 ». Cette observation est particulièrement vraie pour les provinces les plus occidentales, les deux Maurétanies, et elle rejoint ce que l’on sait de l’importance de l’époque flavienne pour le développement des provinces africaines et ibériques2. Les Africains semblent donc avoir maintenu pendant longtemps, bien après la constitution des provinces occidentale, des réseaux et des modalités de circulation d’une rive à l’autre du détroit, dont le dynamisme est manifeste à haute époque. Les sources témoignent que ces migrations avaient bien une dimension spontanée que nous venons d’évoquer, mais que d’autres ont été encadrées de manière plus ou moins stricte par les pouvoirs en place, puniques et romains. Les Puniques ont été les premiers à envoyer des colons africains en Ibérie au temps des Barcides3 tandis qu’Hannibal faisait passer des unités d’Ibères au Maroc et d’Africains en Ibérie4. L’importance de ces transferts est naturellement difficile à estimer, mais ils furent suffisamment importants pour créer un métissage ethnique et culturel qui contribua à créer des associations économiques, des unions matrimoniales familiales et à favoriser des contacts permanents avec l’Espagne. La multiplication des noms qui évoquent l’Afrique dans les inscriptions d’époque impériale, tels Maurus ou Afer, pourrait témoigner de la familiarité qui existait en Ibérie avec la culture africaine : une population où le substrat libyque était fort, un patrimoine onomastique en partie commun aux deux régions, une toponymie révélatrice de ces proximités5, le tout étant régulièrement revitalisé par la mobilité qui se maintenait de part et d’autre du détroit. Les élites locales étaient intéressées au premier chef par cette situation dont elles pouvaient tirer de larges profits, tant économiques, en contrôlant les échanges commerciaux, que politiques. L’aide qu’apporta Serto1.  Lefèvre S., « Les migrations des Africani… », op. cit., p. 149 ; même conclusion de M. Tarradell, « L’immigration à Tarragone… », op. cit., p. 190. 2.  Le Glay M., « Les Flaviens et l'Afrique », MEFRA, 80, 1968, p. 201-246, 3.  Par exemple, Lopez Pardo F., « Traslados de población entre el Norte de Africa y el Sur de la Península Ibérica en los contextos coloniales fenicio y púnico », Gerion, 20, 2002, p. 113-152 ; Garcia-Bellido, M.P. Gelabert-Pérez, « Hispanos en el Norte-Noroeste de Africa y Africanos en el Sur de la Peninsula ibérica en época helenistica », dans L’Africa romana, 16, 2006, p. 791-801, cf p. 796 sq. 4.  Pol., 3, 33, 7 ; TL, 21, 22. 5.  Desanges J., « Sur quelques rapports toponymiques entre l'Ibérie et l'Afrique Mineure dans l'Antiquité », dans La toponymie antique. Actes du colloque de Strasbourg, 12‐14 juin 1975 (= Travaux  du CRPOGA, 4), Leyde, 1977, p. 249-264.

100

Les Africains dans les provinces occidentales (IIe s. av. J.-C.-IIe s. ap. J.-C.)

rius en 82/80, alors gouverneur de l’Hispanie ultérieure, aux habitants de Tingi conte leur prince Ascalis1 entre bien dans le cadre des ces partenariats économiques, politiques, familiaux, entre les deux rives. En atteste aussi la puissance des Balbi, issus d’une famille punique de Gadès ; or, l’un de ses membres, L. Cornelius Balbus, dont l’oncle (et homonyme) avait été l’ami de César, s’enfuit en 43 auprès du roi maure Bogud qui venait d’envoyer des contingents à Antoine, tandis que le gouverneur de la Citérieure, Asinius Pollion, prenait aussi parti pour Antoine2. La conjonction des ces trois ralliements est assurément le résultat des relations privilégiées qu’entretenaient les membres des élites romaines, espagnoles et maures. Ces interactions sont encore bien visibles à la génération suivante, quand les rois Juba II et Ptolémée, d’Auguste à Tibère, furent patrons et duumvirs honoraires de Carthagène, et Juba encore à Gadès3 : ces magistratures honorifiques remerciaient leurs détenteurs d’actes de générosité dont les cités d’accueil avait bénéficié, et qui avaient certainement nécessité la venue des rois sur place. C’était aussi pour les élites de ces grands ports la promesse d’un patronat de prestige et d’une grande efficacité puisque les deux rois étaient apparentés à la famille impériale4. C’était également l’espérance qu’ils sauraient mieux que leurs prédécesseurs contrôler les tribus nomades du Maroc, dont les objectifs s’avéraient parfois belliqueux. En fait, les rois « amis et alliés du peuple romain » occupaient dans leur royaume une fonction apparentée à celle d’un gouverneur et le système du patronat était un substitut à des relations administratives encore inexistantes5. Ces relations n’étaient pas, en effet, toujours pacifiques puisque nous avons connaissance d’épisodes de razzias maures en Bétique aussi bien à l’époque républicaine qu’impériale : en 38, ce même roi Bogud fait une incursion à Gadès6, peut-être parce que la province faisait désormais partie de la prouincia d’Octave, définie par les accords de 40 : Bogud considérait sans doute que ce raid servait à la fois ses intérêts et ceux de son pa1.  Ascalis reçoit en revanche l’aide de Sylla, ennemi du marianiste Sertorius : Plut., Sert., 9, 1-5. 2.  Cic., Fam., X, 31-33 ; Appien, BC, III, 81 et 97 ; Rodriguez Neila J.-F., Los Balbos de Cádiz. Dos Españoles en la Roma de César y Augusto, Séville, 1973. 3.  Juba II, à Carthagène : C.N.N.M., n°397 ;  C.I.L., II, 3417 = I.L.S., 840 ; à Gadès : Fest.. Av.,  Ora  mar., 277-283 ; Ptolémée : C.N.N.M., n°512-514. Mangas J., « Juba II de Mauretania, magistrado y patronado ciudades hispanas », dans Ripoll Perello E. (dir.), Actas del I congresso « El Estrecho di  Gibraltar », Ceuta, 1987, Madrid, 1988, p. suppose que Juba a participé au financement de la Via  Augusta et a consolidé la position des Gaditains sur le marché maurétanien. 4.  Plusieurs cités d’Espagne choisissent pour patrons des empereurs ou des membres de leur famille sous les julio-claudiens : Cardon E., « Le patronat municipal en Bétique et en Tarraconaise sous les premiers Julio-claudiens : un exemple de loyalisme dynastique », dans André J.M., Hispanité et romanité, Actes du colloque Barcelone‐Paris, 1999, Madrid, 2004, p. 39-58. 5.  Coltelloni-Trannoy M., « Les liens de clientèle en Afrique du nord, du IIe s. av. J.-C. au début du principat », dans BCTHS, ns, 24, 1997, p. 59-82. 6.  Porphyre, De abst., 25, 1.

101

II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

tron Antoine. Mais ce genre d’incursions ne devait pas être exceptionnel et offrait aux tribus maures des ressources appréciables : on sait par exemple, qu’en pleine époque impériale, sous Marc Aurèle, le procurateur de Tingitane est obligé d’intervenir en Bétique pour en refouler les Maures1. Une autre forme de violence est le fait du pouvoir romain qui organisa un transfert forcé de populations connu par Strabon, dont les informations semblent confirmées par les précisions que fournit Pomponius Mela2 : la cité de Zélis, située dans le royaume de Maurétanie fut transférée de l’autre côté du détroit, avec un contingent de Tingitans et des colons romains, pour former une colonie appelée Iulia  Ioza. La procédure s’accompagna, sur le site abandonné de la Zélis maure, de la fondation d’une colonie romaine, Colonia  Iulia  Constantia  Zilil3. Les motifs de ces mouvements de populations sont inconnus : il faut y reconnaître sans doute une mesure de rétorsion à l’égard d’une communauté maure qui avait dû prendre le parti du roi Bogud et d’Antoine, contre Octave, soutenu par Tingi4. Il y a plus : Octave décida d’implanter une douzaine de colonies dans le royaume de Maurétanie, dont le roi Bocchus était mort en 33 et qu’il confia à Juba II en 25 : la Maurétanie connut donc une situation totalement exceptionnelle dans la mesure où elle fut le seul et unique territoire non provincial à accueillir des fondations coloniales. Pour réduire cette aberration juridique, Octave rattacha ces cités à l’administration de la Bétique pour ce qui est des colonies occidentales et à l’Africa pour la série orientale ; il n’est pas exclu que la Tarraconaise ait également bénéficié du rattachement de quelques colonies5. 1.  CIL, II, 2015 : l’ordo Singiliensis Barbensisi (conventus Astigitanus) remercie C. Vallius Maximianus de l’avoir libéré de la guerre des Maures (cf aussi IAM, 2, 94) ; Nieto Navarro M., « Les incursiones de los Mauri en la Bética durante el reino de Marco Aurelio. Nuevo estado de la cuestión, en España y el norte de Africa. Bases historicas de una relación fundamental », dans Actas  del I Congr. Hisp. Africano de las culturas mediterraneas (Melilla, 1984), Grenade, 1987, p. 215-225. 2.  Strabon, III, 140 (or Ioza est l’équivalent punique de Traducta, une cité située par les géographes entre Carteia et Mellaria), ; Pline, HN, V, 5, 2 se trompe en désignant Tingi sous le nom de Tra‐ ducta Iulia ; Mela, II, 96 affirme que sa cité d’origine, nommée Tingentera, était peuplée de Phéniciens transférés d’Afrique : soit il s’agit d’un autre transfert, peut-être plus ancien, soit Mela, Strabon et Pline parlent de la même cité sous des noms équivalents. 3.  Lenoir E., « La ville romaine de Zilil du Ier au IVe siècle ap. J.-C. », dans L’Afrique romaine, Iersiècle  av. J.‐C – début Ve siècle ap. J.‐C., colloque de la SOPHAU, Pallas, 68, 2005, p. 65-76. 4.  DC, 44, 3 ; Hamdoune Ch., « Y a-t-il eu des déplacements contraints de population dans l’Afrique romaine ? », dans Travaux et recherches de l’UMLV, Les déplacements contraints de popula‐ tion, 7, mars 2003, p. 13-43. 5.  L’hypothèse a été fondée sur une précision de Pline, qui au cours de sa description de l’Espagne (III, 19) affirme que des Icositani contribuaient à Ilici/Elche (in eam contribuuntur Icositani) : cela signifie qu’une communauté du nom d’Icosi ( ?) ou une fraction de cette communauté, avait été intégrée entièrement dans la cité d’Ilici, sa juridiction mineure étant assurée par celle-ci et la juridiction majeure par le gouverneur de Tarraconaise. S’il s’agit là de l’Icosium/Ikosim africaine, cela pose des questions insolubles (voir Desanges J., Pline  l’Ancien,  Histoire  naturelle,  V,  1‐46, Paris, 1980, p. 166-168 ; Coltelloni-Trannoy M., Le royaume de Maurétanie…, op. cit., p. 130-132). Le problème a été renforcé par la découverte d’une table de centuriation à Ilici, datée entre 26 et 19, et mentionnant des vétérans d’Icosi (Alföldi G., « Administracion, urbanizacion, instituciones vida

102

Les Africains dans les provinces occidentales (IIe s. av. J.-C.-IIe s. ap. J.-C.)

Les entreprises des Romains, réalisées dans le cadre du patronat ou dans un cadre administratif (ou les deux à la fois), ne pouvaient être couronnées de succès que si elles s’inséraient dans une trame naturelle de relations sociales, soutenues à divers niveaux de la société : les acteurs étaient aussi bien les élites que les « petites gens », chacun agissant en Espagne dans les milieux qui le concernaient et selon des modalités spécifiques. À l’époque impériale, l’apport de l’épigraphie permet de mieux suivre les trajectoires personnelles des migrants africains, nombreux à s’installer en Hispanie. Concernant les Africains à l’origine certaine, les lieux de départ sont pour l’essentiel des grands ports (Carthage, Utique, Lepti  Minus,  Neapolis,  Lixus), mais on compte aussi trois villes de l’intérieur (Sicca Veneria, Madaure et Cirta) ; ce qui est plus étonnant est la faible représentation des Maurétanies (4 sûrs) alors que la place de l’Africa est majeure (10) : cette dissymétrie résulte sans doute de la forte activité commerciale qui caractérisait les grands centres de Proconsulaire, mais ne serait-elle pas due aussi, de manière paradoxale, à la grande proximité des rives du détroit qui autorisait des déplacements réguliers et rendait donc moins nécessaires les installations définitives ? Les lieux d’expatriation sont aussi assez naturellement des villes ouvertes sur l’extérieur, sur les côtes et dans les vallées, de nature à attirer les négociants et les artisans (par exemple les régions minières autour de Castulo, dans le nord ouest) ; ainsi les principales zones d’attraction se concentrent-elles dans une grosse moitié sud-est de la Péninsule. Une autre donnée intéressante concerne l’intégration réussie au groupe des notables puisque 38 personnes recensées comme « africaines » occupent des charges ou font actes d’évergétisme, et que plusieurs « mariages mixtes » sont connus1. Donnons l’exemple de Gaius Blossius Saturninus, qui, parti de Neapolis (Nabeul en Tunisie) se rend à Balsa, importante place commerciale où on lui octroie le droit d’être incola ; puis il se rend à Pax Iulia, capitale du conuen‐ tus Pacensus qui l’inscrit dans la tribu de la cité. L’autel funéraire de sa fille (vers 150) qui livre ces informations, offre lui-même une exubérance décorative à la mode africaine2.

pública y orden social, » Canelobre, 48, 2003, p. 35-57). Dernièrement, Gascou J., « Sur le statut de quelques villes de Numidie et de Maurétanie césarienne », Antiquités africaines, 40-41, 2004-2005, p. 259-267 revient sur la question en considérant que ces Icositani constituaient un conuentus  ciuium romanorum d’Icosium, rattaché à Ilici, mais l’auteur ne mentionne pas l’existence de la table de centuriation. À paraître : Bernard G., « Le lien de contributio entre colonies et communautés de citoyens romains dans les provinces africaines sous le Haut-Empire, dans Actes du colloque inter‐ national de la SEMPAM « Centres de pouvoir et organisation de l’espace », Caen, mai 2009 ; et ma propre contribution : « Encore sur les Icositani… ». 1.  Lefèvre S., « Les migrations des Africani… », op. cit., p. 143-146. 2.  CIL, II, 105 ; D’Encarnação J., « La Lusitanie romaine, pôle d’immigration : témoins épigraphiques », dans Angeli Bertinelli M. G. et Donati A. (éds), Le  vie  della  storia..., op. cit., p. 299-305, cf. p. 301 sq.

103

II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

Neuf inscriptions évoquent le culte de Dea  Caelestis, interprétation romaine de la Tanit punique (également identifiée à Junon), et caractéristique de la piété africaine, tout comme l’est son association à des ex-voto en forme de plantae  pedis (empreintes de pieds)1 : plusieurs dévots sont d’origine africaine d’après leur cognomina (Africanus, Fortunatus, Saturninus) et les lieux du culte sont des villes de la côte sud ou de grands centres dans lesquels la présence d’une forte émigration africaine est probable. En revanche, manquent les attestations de collèges professionnels composés d’artisans africains (mosaïstes, mineurs, tailleurs de pierre), qui apportèrent dans ces branches-là un savoir-faire exceptionnel, mais peutêtre se sont-ils glissés dans les associations locales ; seule exception hypothétique : à Malaca, une communauté a pu se structurer en un collegium mentionné sur la tombe de Porcius Gaetulus2 dont le cognomen est africain sans le moindre doute. Si l’on se déplace vers l’aire orientale, on trouve d’abord un paysage géographique, climatique et culturel assez proche des réalités ibéro africaines. Les contacts entre l’Afrique et la Sardaigne ou la Sicile révèlent des convergences manifestes en de nombreux domaines en raison d’antécédents anciens : les migrations à l’époque préhistorique, l’arrivée de main d’œuvre africaine dans les campagnes à l’époque punique constituèrent des noyaux de populations africaines ; par ailleurs, les influences puniques que manifestent les productions artisanales après la conquête romaine des îles pourraient ne pas être de simples survivances fossilisées, mais indiquer un apport renouvelé, régulier, d’autres éléments africains3. Le cas de la Sardaigne fournit un terrain de comparaison intéressant avec celui de Zilil étudié plus haut ou bien avec des opérations de centuriations bien connues sur les limites méridionales de l’Afrique proconsulaire au Ier et au IIe siècles : de nombreux cippes de confins furent, en effet, trouvés dans la région centrale de l’île, attestant une vaste opération de centuriation à la fin du IIe s av. J.-C., dans le but probable d’y accélérer la sédentarisation et de favoriser l’agriculture4. Or, de nombreux noms ont une résonance africaine, aussi bien punique que numide, comme Uddadhaddar  Numisiarum5, […]uthon Numisiarum1, Giddilitani2. Le dispositif a peut-être 1.  Lefèvre S., ibid., p. 129-131 ; Beltran Fortes J., Rodriguez Hidalgo J. M., « Dea Caelestis en Italica. Peculiarides de un culto norteafricano en una ciudad de la Baetica », dans L’Africa romana, 16, 2006 p. 1439-1450. 2.  CIL, II, 1976 = AE, 1986, 337 (datée du IIIe s.) ; Rodriguez Oliva P., « Contactos entre las tierras malacitanas y el norte de Africa en epoca clásica », dans España y el norte de Africa. Bases históri‐ cas de una relación fundamental, I, Actas del I congreso Hispano‐africano de las culturas mediterráneas  « Fernando de los Rios Urruti », juin 1984, Grenade, 1987, p. 195-206. 3.  Bondi S.F., « La cultura punica della Sardegna romana: un fenomeno di sopravvivenza ? », dans L’Africa romana, 7, 1990, p. 457-464. 4.  Mastino A., « Le relazioni tra Africa e Sardegna… », op. cit., p. 38-39. 5.  ILSard., I, 233 = AE, 1894, 153.

104

Les Africains dans les provinces occidentales (IIe s. av. J.-C.-IIe s. ap. J.-C.)

consisté à transférer des populations africaines dans un environnement qui leur était familier, avec l’objectif d’attirer au mode de vie agricole les communautés sardes. Dans ce cas, le transfert n’aurait pas été forcé, mais assorti de compensations domaniales dont les cippes sont les indices. Pour autant, l’impact de la domination romaine détermina d’autres conditions que dans la région du détroit de Gibraltar, car la création des provinces (Sicile en 241 et Sardaigne-Corse en 238), mais surtout la disparition de Carthage (146) transformèrent radicalement le cadre des échanges entre les îles, l’Italie et l’Afrique : les îles se signalent désormais par leur fonction essentiellement frumentaire3 et par l’affaiblissement très net de leurs échanges directs avec les Africains. Après la formation de l’Africa, la Sicile devint une étape obligée des chevaliers et des hommes d’affaires italiens qui affluèrent à Utique avant de créer au Ier s. av. J.-C. des conuen‐ tus ciuium romanorum dans les grands centres siciliens qui, déjà à l’époque antérieure, étaient des ports actifs vers l’Afrique (Agrigente, Lilybée, Palerme) : ce faisant, ils inséraient bien l’île dans le nouveau circuit économique et leurs gentes étaient présentes en Sicile comme en Afrique, mais cette circulation se produisait en sens unique4. Par exemple, Herennius, citoyen romain natif de Syracuse, est negotiator ex Africa et banquier à Lep‐ cis  Magna5. La Sardaigne intéresse aussi les Italiens puisqu’apparaissent dès la République les premières exploitations minières et celle des salines de Cagliari, sous la responsabilité d’une societas  publicanorum (début du IIe s.), remplacée plus tard par l’administration impériale6. Dans le même temps, les exportations italiennes (vin, céramique campanienne) affluent dans les ports insulaires qui se ferment aux produits africains. La situation change du tout au tout après  Actium (31 av. J.-C.) et l’annexion de l’Égypte : celle-ci devient le principal fournisseur en blé de Rome de sorte que la Sicile et la Sardaigne se libèrent de la monoculture pour accéder à un réel développement économique. L’intéressant, c’est que le tissu de routes maritimes qui s’organisent sous l’Empire entre Sicile et Afrique suit deux orientations différentes : celles-ci traduisant la réactivation des anciens secteurs culturels et économiques de l’île ainsi que des anciens circuits de migrations. La Sicile occidentale, où l’influence punique avait été prédominante, noue des liens solides avec la zone la plus 1.  CIL, X, 7931. 2.  CIL, X, 7930. 3.  Cicéron, par exemple, désigne en 57 la Sicile, la Sardaigne et l’Africa par la formule tria frumen‐ taria  rei  publicae (De  imp. Ch.  Pomp., XII, 34), et en 37, Varron associe la Sardaigne et l’Afrique comme provinces exportatrices de blé vers Rome (De re rustica, II, intr. 3). 4.  Salmieri G., « Sui rapporti tra Sicilia ed Africa… », op. cit., p. 399-400. 5.  Cic., 2 Verr., I, 14 ; V, 155-157. 6.  Genovesi S., « Lo spostamento di popolazioni e persone nelle regioni minerarie delle province occidentali in età imperiale : la Britannia e la Sardegna », dans L’Africa romana, 16, 2006, p. 755772, cf p. 764 sq.

105

II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

proche du point de vue culturel et géographique, c’est-à-dire l’ancien territoire de Carthage. La Sicile orientale, ancien fief des Grecs, est tournée vers l’Égypte, la Cyrénaïque et la Tripolitaine. On observe donc qu’au final, l’intrusion des Romains dans les circuits d’échanges, l’insertion de la Sicile dans les réseaux méditerranéens nouveaux n’ont jamais été en mesure d’affaiblir les logiques que les populations locales avaient anciennement définies1. La Sardaigne accuse un temps de retard puisque le développement économique date de l’époque flavienne, époque à laquelle l’île devient à son tour un marché pour les produits africains, les mosaïques, les tombes, les plans des édifices thermaux attestant la présence d’artisans africains itinérants. La conséquence de ces migrations et de ces contacts qui touchent tout l’éventail social, c’est la permanence, jusqu’aux IIe-IIIe siècles, des institutions sufétales en Sardaigne, c’est l’existence d’assemblées du peuple dans plusieurs cités sardes, comme à Lepcis  Ma‐ gna, la nomenclature « africaine », la convergence sur le plan des formulaires épigraphiques et des techniques de travail de la pierre, et l’existence de cultes puniques2 : autant d’usages et de savoirs qui doivent leur existence et surtout leur persistance à des phénomènes migratoires dont les témoignages directs sont faibles en ces régions. Comme pour la Maurétanie et l’Espagne (surtout la Bétique), les relations privées entre les populations d’Afrique, de Sicile et de Sardaigne se sont accompagnées de relations administratives et politiques qui ont bénéficié de ces parentés naturelles et ont contribué à renforcer leur destin identique. Il faut penser aux multiples allées et venues d’une rive à l’autre, précédant les graves décisions prises pendant les guerres civiles : les îles, ou plus exactement leurs élites, ont opté pour les Pompéiens contre César, puis la coniuratio de 32 les a réunies autour d’Octave. Plus tard, des colonies romaines sont fondées par Auguste (22/21) sur les côtes septentrionale et orientale de Sicile (Syracuse, Catani,  Tindari,  Termini,  Thermes,  Palermi)3, répondant à celles du Cap Bon (Neapolis et Carpis) et aux fondations césariennes de Curubis et de Clupeae : la Sicile et l’Africa sont désormais intégrées dans un vaste dispositif destiné à contrôler le passage entre les deux secteurs de la Méditerranée et à sécuriser l’accès à l’Italie. Ce système obéit à un projet identique à celui qui fut mis en œuvre à la même époque sur les côtes de Maurétanie et de Bétique (cf. supra) : Sicile et Bétique furent intégrées, sous certains aspects, dans un contexte essentiellement africain.

1.  Salmieri G., op. cit., p. 403-404. 2.  Mastino A., « Le relazioni tra Africa e Sardegna… », op. cit, p. 69862. 3.  DC, 54, 7, 1 ; Pline, HN, IV, 88-91 ; Diod. Sic., XVI, 7, 1.

106

Les Africains dans les provinces occidentales (IIe s. av. J.-C.-IIe s. ap. J.-C.)

Pourtant, les commerçants et artisans africains ont laissé peu de traces dans l’épigraphie des îles1 : un & Iyéamaw ou& Iyéallaw (Ithallas), entrepreneur maritime de Lepcis Magna a vécu au IIe-IIIe s. à Syracuse2 et la nécropole du district minier de Metalla, en Sardaigne, a livré des noms africains (entre le IIe et le IVe s.), mais on ignore s’ils désignent des ouvriers immigrés ou bien témoignent d’une immigration ancienne3. On connaît mieux, bien sûr, les grandes familles, celles qui sont implantées à la fois en Sicile et en Afrique, telles la gens  Maesia, la gens  Cassia ou la gens  Grania4. L’exemple des Cassii  Manilii est bien documenté5 : en Sicile même, une série de plaques de soufre où le nom de la gens apparaît sous forme adjectivale6, ainsi que deux inscriptions funéraires modestes, attestent une activité économique liée à l’exploitation et à la commercialisation du soufre, dans laquelle la gens  Cassia  avait des intérêts ; un membre plus éminent, L. Cassius Manilianus (au IIIe s.), est questeur de Sicile et curateur de Lilybée, sa « patrie7 », et il dédie une stèle à sa grand-mère, Cassia Manilia à Furnos8, en Afrique proconsulaire d’où la gens est originaire ; elle  est bien représentée dans d’autres localités, comme à Carthage où une base qui devait soutenir une statue à Vénus Erycine (divinité sicilienne) est due à L. Cassius Apolaustus9. On ne dispose pas d’une documentation de cet ordre en Sardaigne, mais il serait étonnant que les grands propriétaires fonciers africains n’aient pas investi dans des activités commerciales avec cette île, d’autant que les naviculaires de Karalis et ceux de Turris10 avaient leur siège à Ostie, sur la Place des Corporations, aux côtés des Africains et des Siciliens. En témoigne aussi, toujours à Ostie, une dédicace adressée à M. Iunius Faustus, marchand de blé et patron du corpus nauium marinarum dont les dédicants sont des domini nauium afrarum uniuersarum item sarda‐ rum : autrement dit, les naviculaires des deux provinces ont agi conjointement pour honorer le patron de leur collège, ce qui implique l’existence d’un « triangle Africa-Sardaigne-Ostie » ; or, ces représentants (domini) du 1.  De Salvo L., « Mobilità dei mercanti nell’ occidente romano », dans L’Africa  romana, 16, 2006, p. 773-790. 2.  SEG, IV, 21 ; Feissel D., « Un Libyen à Syracuse », BCH, 107, 1983, p. 609-612. 3.  Genovesi S., « Lo spostamento di popolazioni e persone… », op. cit., p. 786-787. 4.  Picard G.-Ch., « Rapports de la Sicile et de l’Afrique pendant l’Empire romain », Kokalos, 18-19, 1972-1973, p. 108-119 ; De Salvo L., « la Sicilia e la province occidentali in età imperiale e tardoantica », dans L’Africa romana, 14, 2002, p. 1601-1616. 5.  Bivona L., « La gens Cassia tra Africa e Sicilia », dans L’Africa romana, 4, 1987, p. 489-492. 6.  CIL, X, 8044, 1-5 a-b. 7.  Napoli F., Spigolature storiche di Magara antica, Marsala, 1923, p. 155-158. 8.  CIL, VIII, 23801 ; Corbier M., « Les familles clarissimes d’Afrique (I-IIIe s.) », dans Epigrafia  e  ordine senatorio, Rome, 1981, II, p. 717. 9.  CIL, VIII, 24528. 10. Villedieu F., « Les relations commerciales entre l’Afrique et la Sardaigne du IIe au Ve s. », dans L’Africa romana, 3, 1986, p. 321-332 ; De Salvo L., « I naviculari de Sardegna e d’Africa nel tardo impero », dans L’Africa romana, 6, 1989, p. 743-754 ; Mastino A., « Le relazioni tra Africa e Sardinia… », op. cit., p. 63.

107

II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

collège sont liés à une famille africaine bien connue au IIe s., les Aufidii, grands propriétaires fonciers et marchands de grain1. Certaines familles africaines avaient su développer des activités de production et de commercialisation à une échelle transrégionale, nécessitant des trajets réguliers ainsi que l’implantation hors d’Afrique de leurs membres : ces derniers, qui devenaient citoyens des cités d’accueil, étaient parfois à l’origine de branches apparentées à la gens d’origine avec laquelle les liens d’affaires et de famille étaient maintenus. Une autre série de documents montre que la puissance régionale de ces familles et les liens de patronat facilitaient les carrières administratives2 : ainsi Q. Caecilius Metellus, proconsul de Sicile (fin Trajan-début Hadrien) est-il d’origine africaine, sans doute carthaginoise ; Septimius Geta et son frère, le futur empereur Septime Sévère, originaires de Leptis Magna, sont proconsuls de Sicile sous Commode ; C. Maesius Picatianus, légat propréteur de Numidie (162-165), peut avoir été à l’origine de l’implantation de la gens Maesia en Sicile3. Entre 117 et 122, on connaît la présence en Sicile de deux procurateurs impériaux originaires de Proconsulaire : leur fonction intervient à un moment délicat, après la grande révolte juive sous Hadrien en Égypte, qui désorganisa l’annone et nécessita de recourir aux ressources frumentaires de la Sicile4 : leur procuratèle sicilienne comportait donc une dimension annonaire inusitée. M. Vettius Latro, natif de Thuburbo Maius, prêtre des Cereres, est d’abord procurateur de l’annone à Ostie puis procurateur de Maurétanie Césarienne avant d’arriver en Sicile (vers 117)5. Titus Flavius Macer, notable issu d’Ammaedara et citoyen de Calama, en Numidie, s’introduit tardivement dans l’administration impériale après avoir gravi tous les échelons du cursus municipal : il assure alors une fonction extraordinaire dans sa région (responsable des achats de blé pour Rome à la fin du règne de Nerva) en donnant satisfaction puisqu’il devient ensuite procurateur pour les domaines impériaux d’Hippone et de Théveste avant d’accéder (sous Hadrien) à la fonction de procurateur en Sicile6. La corrélation entre l’origine africaine de certains notables et leur accès à des postes administratifs dans la province voisine se voit aussi en Espagne : à partir de Nerva, 28 sénateurs africains en charge dans les provinces ibériques viennent de 1.  Mathieu N., Histoire  d’un  nom. Les  Aufidii dans  la  vie  politique,  économique  et  sociale  du  monde  romain, Rennes, 1999. 2.  Salmieri G., « Sui rapporti tra Sicilia e Africa… », op. cit., p. 410. 3.  Bivona L., « Note sulla gens Maesia nella Sicilia occidentale », dans filéiaw xéarin. Miscellanea di  studi classici in onore di E. Manni, I, p. 241-242. 4.  Picard G.-Ch., « Rapports de la Sicile et de l’Afrique pendant l’Empire romain », op. cit., p. 109. 5.  Pflaum H. G., Les  carrières  procuratoriennes  équestres  sous  le  Haut  Empire  romain, Paris, 1960, p. 240-243, n°104. 6.  Christol M., « Du notable local à l’administrateur impérial, la carrière de T(itus) Flavius Macer : aspects de la vie institutionnelle de la province d’Afrique au début du IIe s. ap. J.-C. », dans Christol M., Regards sur l’Afrique romaine, Paris, 2005 (= Splendidissima ciuitas. Études d’histoire  romaine en hommage à François Jacques, Paris, 1996, p. 27-37).

108

Les Africains dans les provinces occidentales (IIe s. av. J.-C.-IIe s. ap. J.-C.)

diverses cités africaines, surtout de Proconsulaire : Thuburbo Minus, Mileu, Carthage, Cirta,  Thugga,  Tituli (pagus de Sicca  Veneria), Bulla  regia, Hadrumète, Volubilis en Tingitane, etc.1. Une cohors Maurorum et Afrorum, constituée à l’origine de contingents enrôlés en Maurétanie et en Africa est connue par une unique attestation (non datée) à Cagliari : un magistrat exerça le quattuorvirat de cette colonie, puis la préfecture de cette cohorte avant d’être élu une seconde fois IIIIuir  iure  dicundo : certes, le texte ne permet pas d’affirmer sur quel territoire Sextus Iulius assura la préfecture de la cohorte2 ; mais il révèle l’existence d’une cohorte africaine (du moins à son origine) et le souci d’en confier le commandement à un individu issu d’une région culturellement proche, ayant peut-être également des connexions en Afrique. La présence des Africains dans les provinces occidentales de l’Empire s’inscrit dans une mobilité très ancienne des personnes et des biens, dans des réseaux de solidarité et d’intérêts qui dépassaient largement les territoires définis par les États punique et romain. Ce mouvement des hommes ne s’est jamais arrêté, en dépit des guerres et de l’insécurité qui en résultait. On observe que le pouvoir romain a rarement contrecarré les voies traditionnelles de migration, mais les a au contraire renforcées : après la parenthèse républicaine qui spécialisa les trois provinces frumentaires (Afrique, Sicile et Sardaigne) et affaiblit les échanges entre elles, les anciennes connexions reprirent selon des modalités renouvelées ; quant aux dispositifs autoritaires, comme les transferts de population, ils ont été introduits dans des zones naturellement apparentées, ce qui a sans doute évité les résistances, tandis que les carrières de nombreux administrateurs africains tenaient compte des réseaux économiques et familiaux qui les reliaient aux provinces voisines. On observe de même que les Africains n’ont que très peu exploité les facilités de communication que la « paix romaine » leur offrait à l’époque impériale pour aller au-delà de leurs anciennes zones de circulation : certes, les témoignages épigraphiques de leur présence en des lieux « écartés », comme les Gaules, existent bien, mais ils sont très faibles au regard des échanges matériels, où les intermédiaires jouaient un rôle certainement essentiel.

1.  Castillo C., « Relaciones entre Hispania y Africa en época alto-imperial », dans L’Africa romana, 7, 1990, p. 79-99. 2.  CIL, X, 7600 = AE, 1992, 870 ; Mastino A., « Le relazioni tra Africa e Sardegna… », op. cit., p. 39 ; Hamdoune Ch., Les auxilia externa africains…, op. cit., p. 122, n. 43 et p. 254 f.

109

La Gaule et « l’hellénisation » Michel Debidour Professeur d’histoire grecque à l’université Jean Moulin Lyon 3

La notion de romanisation, qui est au centre de la question de concours, est depuis plusieurs années, on le sait, l’objet de multiples controverses : ce concept est-il réellement opératoire1 ? Ne devrait-on pas poser la même question à propos de la notion d’hellénisation, un autre vaste problème, même si l’on s’en tient à l’Occident et même plus spécifiquement à la Gaule ?

Quelques précautions de méthode Commençons donc par rappeler quelques principes de prudence. Indispensables, ils ne manqueront pas d’être un peu décourageants, car nous comprendrons qu’une telle recherche est très difficile, sinon pratiquement sans solution. Il faut d’abord définir le terme. Qu’entendre par hellénisation ? Disons : les influences exercées par les Grecs et leur civilisation dans les différents domaines, institutions, mode de vie, religion, culture, artisanat, voire sciences et techniques. De telles influences qui, selon les cas, ont pu être voulues, acceptées ou subies, se sont exercées, on le conçoit aisément, de façon bien différente selon les lieux et selon les moments. On peut s’accorder, je pense, sur une telle définition, et d’autant plus facilement que nous échappons ici au piège de vouloir y déceler la traduction d’une volonté politique. Si l’on conteste aujourd’hui, et à juste titre, l’existence d’une volonté consciente de romanisation de la part de l’État romain conquérant, à plus forte raison l’hellénisation n’a-t-elle jamais relevé d’une politique délibérée : avec les Grecs ni une conquête militaire concertée, ni la présence d’un État central fort ne peuvent nous tendre le même piège qu’à propos de Rome. Mais, même en l’absence d’une volonté délibérée, observerait-on cependant une influence exercée par le prestige d’une civilisation qui apportait aux Gaulois des produits nouveaux et le prestige d’une culture venue d’ailleurs ? 1.  On lira dans la REL 86, 2008, p. 129-138, un article de Y. Le Bohec qui offre une mise au point précieuse sur cette question.

110

La Gaule et « l’hellénisation »

Comment interpréter les documents ? La question ainsi posée, la difficulté résidera dans la réunion et surtout l’interprétation des documents. Pour connaître le degré et les progrès d’une éventuelle hellénisation, nous devrions évaluer les voyages et l’installation des Grecs à travers les régions de Gaule ; et surtout nous faire une idée de la diffusion de la langue grecque, des objets et des coutumes de Grèce parmi les populations gauloises. Or, à de rares exceptions près, les voyages ne laissent que peu ou pas de traces littéraires ou archéologiques. En partant de leurs bases côtières du Midi, des Grecs ont-ils voyagé dans l’arrière-pays et jusque dans la « Gaule chevelue » avant la conquête romaine ? Probablement. À côté des commerçants et trafiquants dont nous soupçonnons la présence, citons un seul nom, mais pour notre regret : l’historien Polybe avait visité la Gaule lors de plusieurs voyages, malheureusement le livre 34 dans lequel il évoquait le pays, et, on peut le penser, plus précisément le récit de ses voyages, ne nous est connu que par quelques misérables fragments reflétés par la tradition indirecte1. Et des Galatica rédigés au IIe s. av. J.-C. par Ératosthène dit le Jeune, nous n’avons non plus que quelques fragments cités par Étienne de Byzance. Quant aux géographes compilateurs d’époque romaine, ils sont souvent peu précis2, et il est malaisé d’identifier certains lieux qu’ils mentionnent. Et si Strabon, en utilisant largement Poseidonios, nous renseigne sur les mœurs des Gaulois, il témoigne du maintien de leurs coutumes plutôt que d’une quelconque hellénisation3. Restent les objets grecs retrouvés en Gaule, mais nous ne pouvons pas savoir, en général, s’ils témoignent de l’existence d’un commerce4, ou s’ils reflètent de véritables relations directes avec des voyages5. En outre, même s’il y a eu commerce (ce dont il n’est pas raisonnable de douter), les relations commerciales ont-elles induit des influences culturelles ? Il s’y ajoute une question de chronologie : les Grecs sont arrivés dans la Méditerranée occidentale bien avant les Romains, dès les années 600, à une époque où la cité du Latium n’était qu’une modeste bourgade au rayonnement limité. Seuls les Phéniciens avaient précédé les Grecs sur 1.  Polybe, Histoires, trad. D. Roussel (coll. Pléiade), 1970, p. 1145-1146 (rééd. coll. Quarto, 2005, p. 1287-1289). Il s’agit de quatre fragments relatifs à la Gaule, transmis par Athénée. 2.  Quand on voit les choses depuis l’Orient, ou même simplement de Rome, en l’absence de cartes précises, des erreurs sont excusables… 3.  Momigliano A., Sagesses barbares, Maspero, 1979, p. 80-83. 4.  Une arrivée ponctuelle ou un flux régulier ? avec ou sans intermédiaires ? 5.  Le même problème se pose pour Rome, et avec la même acuité, dans toutes les régions extérieures à l’Empire, à propos des objets de fabrication romaine découverts jusque dans les régions de l’Inde, voire de l’Indochine.

111

II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

certains sites. On sait que les Grecs de Phocée, d’abord marins et commerçants avaient installé des comptoirs sur les côtes de la Méditerranée occidentale, en Corse, en Ibérie, en Gaule. Ils s’étaient notamment implantés à Marseille autour du port du Lacydon, puis de là sur un certain nombre de sites en Provence : Agde, Olbia (Hyères), Tauroeis (Le Brusc), Antipolis (Antibes), Nikaia (Nice), Monaco. Cette implantation coloniale ne fut pas territoriale ou assez peu : la chôra de Massalia se limitait à quelques centaines de km2 dans le bassin de l’Huveaune.

L’influence de Marseille et de ses colonies Mais bien entendu l’influence de Marseille ne s’est pas limitée à sa chô‐ ra : grâce à cette colonisation littorale et au commerce qu’elle a induit, les peuples du sud de la Gaule entrèrent très tôt en contact avec la civilisation hellénique et les produits venus de Grèce ou des régions hellénisées d’Italie du Sud. Il suffit d’évoquer le gigantesque cratère en bronze de Vix, découvert dans la tombe d’une princesse gauloise en Bourgogne. Mais ne parlons pas de la colonisation des villes grecques, déjà connues par les sources littéraires, car elles sont bien antérieures à notre sujet. Ce n’est que grâce à l’alliance romaine, que la cité grecque de Marseille put étendre son domaine au IIIe siècle av. J.-C. en direction du Rhône et de la Durance. À Marseille et dans les autres villes grecques, on parlait le grec, même si des « indigènes » plus ou moins frottés d’hellénisme devaient y venir, voire y vivre pour participer à de fructueux trafics. On sait que la langue grecque n’a laissé aucune descendance en Gaule1 : jusqu’à quelle époque Marseille (et à plus forte raison les autres colonies grecques du Midi) estelle restée une ville grecque2 ? Voilà déjà une question difficile à résoudre. Mais on verra plus loin que les inscriptions retrouvées témoignent de la présence d’une population parlant le grec jusqu’à la fin de l’Antiquité. En effet, si l’arrivée des Grecs en Gaule est bien antérieure au IIe siècle av. J.-C., leur influence s’est prolongée par la suite, et à certains égards jusqu’à la fin de l’Empire. Mais sous l’Empire, la question de l’hellénisation, sans disparaître, passe au second plan, et se dilue dans le problème, autrement vaste, de la romanisation. Aussi dans ce bref article, 1.  Comme nulle part en Occident, même en Sicile, la région pourtant la plus anciennement et la plus profondément hellénisée avant la conquête romaine. Les seuls descendants du grec seraient, à ma connaissance, un dialecte en voie de disparition dans quelques villages perdus de la Basilicate (Italie du sud). Les Grecs de Cargèse (Corse) ne sont arrivés que bien plus tard, au XVIIe siècle, pour fuir la domination ottomane. 2.  Les Marseillais tenaient à leurs traditions grecques, « comme s’ils habitaient au cœur même de la Grèce », à en croire les ambassadeurs rhodiens (Tite-Live, 37, 54, 21).

112

La Gaule et « l’hellénisation »

nous nous intéresserons d’abord aux deux derniers siècles de la République, qui voient s’exercer, en présence mais surtout à côté des conquérants romains, le commerce des Grecs en Gaule et les influences éventuelles qui les accompagnent. Avant comme après l’arrivée des Romains en Gaule, que pouvait-il rester de présence hellénique dans la Gaule méridionale, comme d’influence grecque, directe ou diffuse, sur l’ensemble du territoire de la Gaule ? Point n’est besoin de remonter au dernier Âge du Fer pour déterminer la nature des populations indigènes, Ibères et Ligures, qui précédèrent les Grecs, ni d’analyser leurs relations avec les premiers colons débarqués sur les côtes de Provence. Le cas de Glanum est un peu particulier, mais éclairant : cité celto-ligure à l’origine, elle semble être devenue une ville grecque dans son urbanisme et son architecture : un théâtre, un bouleuterion, des maisons à péristyle aux moulures travaillées à la grecque1. Au même endroit pourtant, la statuaire contemporaine, si elle a assimilé les techniques grecques et s’agrémente de rais-de-cœur de facture très hellénistique, reste analogue à celles des oppida voisins : on observe sous la moulure les trous destinés à accueillir les crânes des ennemis vaincus. Par leur inspiration celtique, ces trous rituels ne montrent-ils pas clairement les limites de l’hellénisation ? Les populations qui prolongeaient ces coutumes sanglantes pouvaient-elles avoir assimilé, au-delà des formes de l’urbanisme, la culture et les institutions des Grecs2 ?

L’archéologie et les amphores L’archéologie doit bien entendu être notre source principale, mais les documents mis au jour restent trop souvent difficiles à interpréter. Le témoignage des objets, s’il est irrécusable, se révèle bien souvent ambigu. Leur présence ne nous renseigne pas directement sur les échanges, et encore moins sur leur caractère (directs ou par intermédiaires ?) et sur les responsables (des Marseillais ? d’autres Grecs ? des Étrusques ? des Gaulois ?)3. Après la belle céramique attique, rare mais facile à identifier, qui remonte aux premiers siècles de la colonisation, d’autres objets d’origine grecque4 se retrouvent-ils en grande quantité dans la Gaule indépendante avant la conquête romaine ? 1.  On peut faire des remarques un peu analogues à propos des oppida d’Ensérune (Hérault) et d’Entremont (Bouches-du-Rhône). 2.  Gros P., La Gaule Narbonnaise, Picard, 2008, p. 7- 14. 3.  Roman D. et Y., Histoire de la Gaule, p. 262 : « Une coupe ne constitue pas un mouvement commercial et n’en signe pas l’origine. » 4.  Qu’il s’agisse d’objets produits à Marseille, ou bien venus de Grèce propre par l’intermédiaire de Marseille.

113

II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

Il faut citer les amphores1. Même si la permanence de la terre cuite dans le sol tend encore à la majorer, il faut souligner la place essentielle que le vin a occupée dans les productions diffusées par les Grecs ou à partir des colonies grecques : elle est importante en quantité, et même plus encore à titre social et symbolique, voire politique. Cette diffusion du vin a été grecque à l’origine, par l’intermédiaire de Marseille, puis grâce à sa production locale. Or ce quasi-monopole gréco-massaliote s’est trouvé battu en brèche progressivement au cours du IIe s. av. J.-C. par la montée en puissance des productions italiennes. Alors que les relations d’alliance diplomatique entre Rome et Marseille demeuraient excellentes, les amphores marseillaises ont reculé largement en Gaule devant les grécoitaliques et les Dressel 1 dont la production énorme domine largement le Ier s. av. J.-C. Les vins grecs venus directement d’Orient comme les amphores de Cos, de Rhodes, de Chios le montrent, sont toujours présents, mais en quantités réduites : une trentaine de rhodiennes au Grand Congloué 1 (début IIe s. av. J.-C.), une amphore de Chios et une de Rhodes à la Madrague de Giens (autour de 60 av. J.-C.), deux de Cos à Cavalière2. Faut-il invoquer la diffusion des amphores en Gaule au titre d’une influence hellénique sur la longue durée ? Probablement pas, et ce pour plusieurs raisons : 1) si des Grecs et des Marseillais ont d’abord diffusé ces produits en profitant apparemment du prestige de la civilisation grecque pour s’imposer, ce sont bientôt les commerçants italiens qui vont assumer l’exportation en Gaule des amphores vinaires ; 2) les Gaulois eux-mêmes ne tardèrent pas à maîtriser la fabrication des amphores à vin en même temps que la culture de la vigne, envoyant à leur tour en direction de l’Italie les productions qu’ils avaient apprises, un peu comme ils le firent ensuite avec la céramique sigillée3 ; 3) enfin la diffusion des amphores à vin et leur rôle très particulier dans les cérémonies sociales, religieuses et funéraires des Gaulois représente un phénomène propre à la Gaule4.

1.  Laubenheimer F., Le temps des amphores en Gaule, éd. Errance, 1990 ; Poux M., L’âge du vin. Rites  de boisson, festins et libations en Gaule indépendante, Montagnac, 2004. 2.  On se souviendra qu’avec les méthodes de navigation et les pratiques météorologiques à l’époque, les naufrages se produisaient en général à proximité de la destination beaucoup plus que du port de départ : les épaves des côtes provençales nous renseignent donc sur les importations reçues par la Gaule, non sur des exportations éventuelles depuis la Gaule. 3.  On sait que cette céramique dite arétine (d’Arezzo en Italie) a été supplantée sous le HautEmpire par la sigillée gauloise, dont les ateliers les plus fameux furent ceux de la Graufesenque (Aveyron) et de Lezoux (Puy-de-Dôme), sans parler de Montans (Tarn), de Banassac (Lozère)… 4.  L’analyse sociologique, voire anthropologique de ce phénomène, amorcée par Fanette Laubenheimer (Le  temps des  amphores en  Gaule), a été poussée par Poux M., L’âge  du  vin.  Rites  de  bois‐ son… ; D. et Y. Roman, op. cit., p. 255-256.

114

La Gaule et « l’hellénisation »

Les inscriptions grecques Les inscriptions grecques de Gaule proprement dites ont été récemment rassemblées et republiées avec le plus grand soin1 : si on laisse de côté les graffites et l’instrumentum  domesticum, le chiffre n’atteint que 169 textes. Sur tous ces textes répertoriés, une majorité notable vient de la province de Narbonnaise (136), en particulier de Marseille et des Bouches-duRhône (63), suivie par la Lyonnaise (20, dont 13 de Lyon et 6 d’Autun), la Corse (6), l’Aquitaine (4) et la Belgique (3). Mais ces inscriptions peuventelles être prises comme des indices d’une hellénisation ? Ces inscriptions grecques, bien que parfois plus anciennes à Marseille (ce qui n’est pas étonnant) datent souvent de l’époque impériale. Ces textes, souvent brefs, voire fragmentaires, restent en général assez banals : des épitaphes, des dédicaces à un empereur ou à une divinité, mais il s’agit toujours de divinités classiques, rarement orientales, et les dieux gaulois apparaissent étrangement absents. On note quelques tablettes d’exécration, dont le grec ne prouve pas grand-chose, les pratiques magiques s’accommodant parfois d’autant mieux d’un langage exotique, voire d’une formule incompréhensible2. En laissant de côté le plomb de Pech-Maho (Aude)3, un texte commercial passionnant mais antérieur, je ne mentionnerai que trois ensembles de textes particuliers : le groupe, encore inédit, des multiples inscriptions dédicatoires au héros Aristée, fils d’Apollon et oncle de Dionysos, découvertes à Hyères (l’antique Olbia)4, qui, sur 235 noms différents, n’a livré que 9 noms gaulois, les autres étant des noms ioniens ; un décret honorifique pour T. Julius Dolabella5, texte bilingue remontant au règne d’Hadrien, et une série de mosaïques d’Autun qui portent en légendes des noms d’auteurs avec des extraits : Anacréon, Métrodore, et Épicure6. Les anthroponymes mentionnés sont des noms proprement grecs, ou bien aussi des noms latins transcrits, et l’on ne rencontre pas de noms gaulois, ce qui laisse croire qu’il n’y a guère eu d’influences helléniques en dehors des populations étrangères qui s’installaient, venues de Grèce ou de l’Orient hellénisé, ainsi que le montrent plusieurs mentions de la Syrie7.

1.  Decourt J.-Cl., Inscriptions  grecques  de  la  France (IGF), Travaux de la Maison de l’Orient, vol. n°38, diff. de Boccard, 2004. 2.  IGF n°140, 159. 3.  IGF n°135. 4.  IGF n°68 ; Roman D. et Y., op. cit., p. 267-268. 5.  IGF n°101. 6.  IGF n°156, 157 et 158. 7.  IGF n°143.

115

II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

Les inscriptions gallo-grecques On appelle gallo-grecques1 les rares inscriptions en langue gauloise écrites en caractères grecs : P.-M. Duval en avait recueilli une soixantaine2, venant toutes de Narbonnaise (essentiellement Bouches-du-Rhône, Vaucluse et Gard, dans un rayon de 60 km autour de Glanum) sauf quatre (3 d’Alésia et une des sources de la Seine). Trois de ces dernières sont postérieures à la conquête romaine, donc contemporaines d’une époque où l’écriture latine était devenue courante – tout comme en Narbonnaise où les inscriptions, même plus anciennes, sont en général postérieures à la création de la province. Les inscriptions sur métal sont ou bien des monnaies, dont nous reparlerons, ou bien des textes magiques. Beaucoup de textes sont des graffites apposés après cuisson sur des céramiques de fabrication locale, apparemment des noms comme marques de propriété. Les textes sur pierre sont des dédicaces religieuses ou des inscriptions funéraires. Pourtant, lorsque le texte se réduit au nom de la divinité gauloise en caractères grecs, l’interprétation en termes d’hellénisation n’est pas aisée. Pour Michel Lejeune, cette diffusion de l’alphabet grec a été assurée par un enseignement, résultant probablement de l’initiative de clercs qui appartenaient à l’élite indigène, sans doute à partir d’un bilinguisme oral pratique apparu chez les indigènes qui, au contact des colons, travaillaient ou commerçaient avec eux3. Strabon voit dans une telle transcription en caractères grecs un signe du philhellénisme des Barbares au contact des Massaliotes, mais une telle interprétation est douteuse : on pourrait, à l’inverse, dire que les Gaulois tenaient à leur langue, et qu’ils ont voulu l’affirmer, la promouvoir dirait-on aujourd’hui, en l’adaptant au procédé qui pouvait paraître, à l’époque, représenter l’avenir en termes de communication. En tout cas, la transcription en caractères grecs d’une langue 1.  Voir l’article de Duval P.-M., « Les inscriptions gallo-grecques trouvées en France », in Actes du  colloque sur les influences helléniques en Gaule, Dijon, 1958, p. 63-69, et surtout Lejeune M., Recueil  des  inscriptions  gauloises (Duval P.-M. dir.), vol. I Textes  gallo‐grecs, (45e suppl. à Gallia, éd. du CNRS, 1985) ; carte de répartition dans Roman D. et Y., op. cit., fig. 59 p. 358 et dans Laubenheimer F., Rev. Arch. de l’Est, 38, 1987, p. 165. On ne connaît pas d’inscription gallo-grecque en dehors de la France [hormis les monnaies], ni en Italie du Nord, ni en Galatie, ni sur le Danube, autres régions celtes pourtant fréquentées par les Grecs. 2.  À côté d’une bonne centaine en langue grecque, datées pour leur majorité de l’époque romaine. En 1985, Lejeune en a recueilli 281, mais beaucoup sont des fragments ténus. Les proportions restent les mêmes : en dehors du Midi, essentiellement le Centre-Est, entre Roanne, le mont Beuvray et Alésia. 3.  Lejeune M., Textes gallo‐grecs, p. 5. Strabon (Géographie, IV, 1, 5) mentionne à Marseille la grande école fondée par Volcacius Moschus, où l’élite des Romains venait, de préférence même à Athènes, pour s’initier à la culture grecque ; quelques Gaulois aussi devaient fréquenter à l’occasion les écoles marseillaises, si le Massaliote Cinto, au service des Ptolémées au IIe siècle, était bien d’origine gauloise (Momigliano A., Sagesses barbares, Maspero, 1979, p. 68).

116

La Gaule et « l’hellénisation »

celtique n’a jamais représenté, pour reprendre les termes de Michel Lejeune, qu’un « épiphénomène de colonisation ».

Monnaies, alphabet, langue et culture Certaines monnaies gauloises, on le sait depuis longtemps, portent à l’occasion une inscription en alphabet grec : ces légendes ne comportent que quelques lettres, en général des noms propres, dont la forme même n’a rien de grec. Voici par exemple une liste des principales légendes en caractères grecs que l’on rencontre dans la région de la Gaule Belgique, donc la plus éloignée géographiquement des colonies helléniques du Midi : ΑΡΔΑ, ΔΕΙΟΥΙΥΙΙΑΥΟC, ΕΠΗΝΟC, ΗCΟΥΑΓΕΠΟ, ΛΑΒΡΟΔΙΙΟC, ΚΑΛΕΤΕΔΟΥ, ΠΕΝΝΟΟVΙΝΔΟC, ΣΑΛΩΝΟΣ1. Cette adoption de l’alphabet, si elle suppose un contact, au moins indirect, avec des Grecs, n’implique en rien une maîtrise, ni même une connaissance de la langue grecque. Par ailleurs la familiarité des Gaulois avec cet alphabet avait pu être renforcée, et à une date précoce, par la rencontre avec les monnaies de Thasos et de Philippe II de Macédoine : ces monnaies à légende grecque ont circulé en telle abondance dans l’arrière-pays celtique d’Europe Centrale qu’elles ont provoqué la floraison d’un grand nombre d’imitations locales qui se sont retrouvées jusque chez les Celtes d’Occident. Les Gaulois ne connaissaient pas l’écriture avant le contact avec les Grecs. Et les inscriptions comme les monnaies confirment le témoignage de César qui, en parlant des druides qui refusent de mettre par écrit leur enseignement, ajoute : « Pour tout le reste en général, pour les comptes publics et privés, ils se servent de l’alphabet grec2. » Mais quelle connaissance réelle les Gaulois du commun pouvaient-ils avoir de l’alphabet grec et de la langue grecque ? Difficile de répondre. À en croire Strabon3 sans doute bien optimiste, les Marseillais avaient attiré les Gaulois pour leur faire apprécier le grec au point qu’ils écrivaient leurs contrats dans cette langue. On peut douter que cette connaissance ait été aussi répandue, même au sein de l’élite. J’ai eu l’occasion ailleurs4 de mentionner un détail qui a pu fournir argument à propos de cette connaissance, ou non, du grec par les Gaulois. Je résume la question : à l’automne 54 av. J.-C. Quintus Cicéron, assiégé par les Nerviens, appelle César à son secours. Le chef se hâte de revenir et fait prévenir Cicéron, 1.  Scheers S., Traité de numismatique celtique, t. 2, La Gaule Belgique, Paris, 1977. 2.  Bellum Gallicum, VI, 14. Cf I, 29, où César raconte qu’on a trouvé dans le camp des Helvètes des tablettes écrites en caractères grecs. 3.  IV, 1, 5, la suite du texte cité plus haut. 4.  Debidour M., in Paroles, media et pouvoir (Ledentu M. éd., 2007), p. 476-479.

117

II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

voici comment : « Il convainc alors un des cavaliers gaulois, moyennant une forte récompense, de porter une lettre à Cicéron. Il envoie cette lettre écrite en caractères grecs (« Hanc epistulam Graecis scriptam litteris mittit »), afin que l’ennemi, si la lettre est interceptée, ne prenne pas connaissance de nos projets1. » Ce texte signifie-t-il que la lettre est rédigée en latin transcrit en lettres grecques ? Mais monnaies et inscriptions, nous venons de le voir, montrent que les Gaulois, au moins dans le sud, lisaient l’alphabet grec. Ou bien cette lettre était-elle rédigée en langue grecque ? En ce cas le secret recherché par César constituerait un argument supplémentaire contre la diffusion du grec parmi les populations gauloises, à moins que le grec ne fût largement connu que dans les régions méridionales, où les contacts avec les commerçants helléniques devaient être plus nombreux et plus fréquents. Il est impossible pour l’instant de conclure de façon définitive2.

Conclusion Après de telles remarques, pouvons-nous parler d’une hellénisation de la Gaule ? Sans hésiter, je conclurai, on le devine, par la négative. La distribution d’amphores grecques comme la diffusion de certaines techniques d’architecture et de taille de pierre, cela n’autorise pas à parler d’une véritable hellénisation, même dans la province de Narbonnaise en dehors des colonies côtières. Si la métropole marseillaise et les autres villes grecques du littoral sont restées, et jusque fort avant sous l’Empire, des villes grecques3, le reste de la Gaule n’a pas été hellénisé avant d’entrer en contact avec les Romains : et ce seront ces derniers qui, en partie, ont servi, de façon plus ou moins involontaire, de vecteurs à une certaine influence culturelle qui comprenait aussi une composante de tradition grecque4. Ainsi, on ne peut que s’accorder, en guise de conclusion, à la phrase de D. et Y. Roman : « Il est très difficile d’établir un bilan précis de l’influence culturelle des Grecs en Gaule5. » L’apparence parfaitement hellénisée de Glanum ne doit pas nous faire oublier qu’au même moment les Celtes de 1.  Bellum Gallicum, V, 48, 4-8. Cf Dion Cassius, Histoire romaine, XL, 9, 3. 2.  D’autant plus qu’il est tentant de corriger, avec Goelzer, Graecis litteris en caecis litteris (lettre en alphabet secret). On sait que César avait imaginé le premier système de cryptographie par substitution. 3.  En outre, la diffusion du christianisme a dû aider, durant les deux premiers siècles de notre ère, à maintenir la langue et la culture grecque, en particulier dans la Gaule du sud-est. 4.  F. Laubenheimer (Rev. Arch. de l’Est, 1987, p. 166-167) va dans le même sens quand elle remarque que la répartition en Gaule des graffites en alphabet grec se superpose largement à la zone de diffusion du denier romain dans les années 80 av. J.-C. 5.  Histoire de la Gaule, p. 357.

118

La Gaule et « l’hellénisation »

l’oppidum de la Cloche, encore plus proches de Marseille pourtant, continuaient d’enclouer les crânes à l’entrée de leur oppidum1. On ne saurait parler d’une hellénisation, tout au plus d’une maturation, d’une acculturation progressive de la part des populations de la Gaule, mais une acculturation limitée à quelques aspects, et que les Romains, après la conquête, ne tardèrent pas à assumer à leur tour sur certains points.

Bibliographie Un ouvrage général •

ROMAN Danielle et Yves, Histoire de la Gaule, Fayard, 1997 (rééd. en cours), spéc. les chapitres IV et V.

Quelques travaux particuliers •

• • • • • • • •

Actes  du  colloque  sur  les  influences  helléniques  en  Gaule, Dijon, 1958, recueil de 13 articles, dont l’intérêt est aujourd’hui surtout historiographique, vu les progrès des fouilles et de la réflexion. DECOURT Jean-Claude, Inscriptions grecques de la France (IGF), Travaux de la Maison de l’Orient, vol. n° 38, diff. de Boccard, 2004. GROS Pierre, La Gaule Narbonnaise, Picard, 2008, spéc. p. 9-14. LAUBENHEIMER Fanette, « De l’usage populaire de l’écriture grecque dans la Gaule du Centre-Est », Rev. Arch. de l’Est, 38, 1-2, 1987, p. 163-167. LAUBENHEIMER F., Le temps des amphores en Gaule, éd. Errance, 1990.  LEJEUNE Michel, Recueil  des  inscriptions  gauloises (Duval P.-M. dir.), vol. I Textes  gallo‐grecs (45e suppl. à Gallia), éd. du CNRS, 1985. MOMIGLIANO Arnaldo, Sagesses  barbares, Maspero, 1979, p. 63-85, chap. 3 « Les Gaulois et les Grecs ». POUX Matthieu, L’âge du vin. Rites de boisson, festins et libations en Gaule indépendante, Montagnac, 2004. SCHEERS Simone, Traité de numismatique celtique, t. 2, La Gaule Belgique, Paris, 1977.

1.  Roman D. et Y., ibid.

119

Les cultes de tradition romaine en Gaule : images et monuments François Baratte Professeur d’archéologie à l’université de Paris-IV Sorbonne

On sait l’importance que les Romains attachaient à la religion comme facteur d’unité civique. C’est même là, sans doute, la fonction essentielle de l’adhésion aux cultes qu’elle implique que de traduire de manière visible et efficace la participation de tous à la communauté politique et culturelle qui constitue la romanité. Dans une culture où l’accomplissement scrupuleux des rites constitue la manière principale d’affirmer sa croyance, les autres manifestations religieuses sont en quelque sorte rejetées dans le domaine privé. Il faut peut-être voir là les raisons de l’attitude des Romains vis-à-vis des dieux des peuples intégrés dans l’empire. Certes, beaucoup ont été assimilés, en apparence au moins, à des divinités romaines : on connaît pour la Gaule, dès le moment de la conquête, le célèbre passage de César (Guerre des Gaules, VI, 17, 1) dans lequel il décrit le grand dieu gaulois sous le nom de Mercure. Mais ce que l’on qualifie bien souvent d’interpretatio romana tend à être remis en question : on peut s’interroger sur la nature de l’identification, sur sa profondeur ou parfois sur sa réalité même. L’iconographie en Gaule offre sur ce point bien des cas qui suscitent la réflexion. On en prendra ici un seul exemple, le petit groupe en bronze (hauteur totale 16 cm), découvert à Mâlain (Côte d’Or), qui réunit un Apollon lyricine et une déesse à demi nue, tenant un serpent, désignée par une inscription sur le socle comme Sirona (« Thirona »). Ce couple divin est bien connu dans la statuaire gallo-romaine en pierre comme dans l’épigraphie, dans l’Est de la Gaule ; la tenue de Sirona toutefois surprend pour celle qui est normalement assimilée à Hygie : on peut légitimement s’interroger sur la fonction exacte des deux personnages. D’autres divinités suscitent des interrogations analogues, à commencer par Mercure lui-même, représenté avec une particulière insistance en Gaule, mais dont on a souligné aussi la diversité des représentations. Certaines de ses effigies, comme l’avait montré S. Boucher1, sont caractéristiques de la Gaule : la bourse est présentée par le dieu, qui porte les ailes 1.  Boucher S., Recherches sur les bronzes figurés de la Gaule romaine et gallo‐romaine, 1986 (Paris).

121

II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

directement dans sa chevelure, comme sur la statuette de bronze de Brèves (Nièvre). À Berthouville (Eure), le trésor d’un sanctuaire de Mercure a livré, sous la forme de médaillons au fond de coupes en argent, plusieurs images du dieu, assis ou bien en pied, mais aussi deux grandes statuettes en argent dont la première le représentait portant la chlamyde ; sur la seconde, il était nu, présentant la bourse – mais la calotte crânienne manque : il est difficile de savoir si la préférence des habitants de la Gaule pour l’un de ces types correspondait à des qualifications particulières du dieu, que peut laisser entrevoir son association avec d’autres divinités féminines, comme, sans doute, Rosmerta à Lutèce. Mais que dire alors de types manifestement non romains, comme la statuette du Pouy-de-Touges (Haute-Garonne) : le dieu porte bien le pétase à ailerons, mais il est assis en tailleur sur un socle, et certains ont même reconnu dans sa chevelure l’amorce de bois de cerf. Rappelons encore que nombreuses parmi ces divinités sont celles qui à leur nom romain ajoutent des épithètes propres à la Gaule : ainsi, très souvent, pour Mercure, mais aussi pour Mars (qualifié de Mullo par exemple dans l’Ouest de la Gaule) ou Apollon (« Granus », auquel est dédié le sanctuaire de Grand (Vosges), dans l’Est de la Gaule, mais attesté aussi dans les vallées du Rhin et du Danube). On peut donc s’interroger sur la manière dont on doit considérer toutes les effigies divines qui s’inspirent directement des modèles romains, dérivés souvent eux-mêmes de créations grecques, mais dont aucune inscription ne vient préciser la personnalité : citons, à titre d’exemple, un très bel Esculape découvert à Reims, les deux statuettes en bronze provenant de Dalheim (Luxembourg), une Athéna et un Jupiter, ou bien encore, très proche du précédent, le grand bronze (près d’un mètre de hauteur) du sanctuaire du VieilEvreux. De telles images, fréquentes, attestent la vitalité, sur le plan iconographique au moins, d’une tradition romaine, parfois il est vrai réinterprétée lorsqu’on ajoute au dieu ainsi représenté un attribut qui lui est normalement étranger et qui en modifie sensiblement le sens : ainsi pour la roue que l’on confie parfois à Jupiter ; sur une statuette de Landouzy-laVille (Aisne), l’identification est assurée par une inscription sur le socle et elle est confirmée par une série d’autels découverts dans le Gard, dédiés à Jupiter et sur lesquels la roue est associée au foudre. Près de Vaison-laRomaine, sur un autel, le dieu à la roue est cuirassé, tient le foudre et est accompagné de l’aigle. On peut considérer par ailleurs que c’est dans cette tradition iconographique que puisaient les artisans auxquels on commandait les statues de culte des sanctuaires : on connaît, par les textes au moins, sinon par l’archéologie, celle, en bronze, de Mercure au Puy-de-Dôme, une œuvre du sculpteur Zénodore mentionnée par Pline l’Ancien ; on peut aussi si-

122

Les cultes de tradition romaine en Gaule : images et monuments

gnaler le Jupiter en pierre découvert à Mézin en Aquitaine, sur le territoire des Pétrucores, de grandes dimensions. On est d’ailleurs parfois surpris de la diffusion de l’imagerie la plus classique jusque dans des sanctuaires plutôt écartés : c’est ainsi qu’au Puy-Lautard, dans la Creuse, en bordure d’un itinéraire reliant le Berry au Limousin, dans un fanum comprenant deux cellae à l’intérieur d’une enceinte, a été découverte une série de basreliefs de petit module (0,50 m x 0,30), malheureusement fragmentaires pour plusieurs d’entre eux, destinés semble-t-il au décor d’une des cellae ; ces panneaux représentaient des divinités du panthéon romain, suivant des schémas inspirés de la grande sculpture ; on rencontre ainsi un Neptune conforme au type du Poséidon du Latran, c’est-à-dire inspiré lointainement du Poséidon créé pour le sanctuaire de l’Isthme de Corinthe : une figure il est vrai qui a joui en Gaule d’une certaine faveur. L’origine des panneaux est certainement locale, puisque la pierre paraît bien être un calcaire berrichon. On soulignera que l’allure parfaitement romaine des reliefs ne les excluait pas d’un sanctuaire de plan par ailleurs indigène. La force de la tradition romaine sensible dans certaines effigies ne signifie pas d’ailleurs que le culte correspondant était aussi fidèle à cette même tradition : le caractère de ces images peut en effet s’expliquer aussi par le fait qu’elles étaient directement importées depuis des ateliers extérieurs à la Gaule ou que les artisans venaient eux-mêmes de grands centres du bassin méditerranéen ; on doit envisager une solution de cette nature par exemple pour le Sérapis de la villa de Chiragan (MartresTolosane), si tant est que cette divinité puisse être considérée à proprement parler comme de tradition romaine. Ce haut-relief en marbre grec, d’une excellente qualité, remonte évidemment à un prototype d’époque hellénistique, sur l’auteur duquel les spécialistes s’interrogent encore. L’iconographie à elle seule ne suffit donc pas vraiment à déterminer avec exactitude la place des cultes de tradition romaine en Gaule. Les inscriptions sont d’un précieux secours, dans la mesure où elles permettent parfois de préciser l’identité reconnue aux divinités représentées ; parfois aussi, même lorsqu’elles sont seules, sans être accompagnées d’images, elles attestent la vénération de telle ou telle divinité et sa répartition dans l’espace, puisque des groupes se dessinent clairement d’un bout à l’autre de la Gaule. Un troisième élément toutefois, souvent le plus spectaculaire, permet encore d’approcher la nature des cultes : le sanctuaire lui-même. On connaît en effet, depuis longtemps, dans les villes en général, plus rarement dans les campagnes, des temples qui sont l’expression privilégiée des cultes de tradition romaine, notamment de l’une de leurs manifestations les plus significatives, le culte impérial.

123

II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

La situation n’est pas la même suivant les provinces : c’est en Narbonnaise, la plus anciennement romanisée, que l’on rencontre le plus tôt des créations qui traduisent une ouverture aux modèles élaborés à Rome, aux formes comme aux décors. On ne saurait s’en étonner si l’on observe que d’autres domaines de l’art, les reliefs notamment, témoignent d’une longue réceptivité aux influences hellénistiques. Glanum, Saint-Rémy de Provence, offre les exemples les plus anciens de temples de type « italique » : il s’agit des temples dits « géminés », construits le plus ancien (le temple A) au début des années 30 avant J.-C., le second (le temple B) une dizaine d’années plus tard. Ils développent l’un et l’autre une formule identique : ce sont des édifices bâtis sur un podium, prostyles tétrastyles, c’està-dire dotés de quatre colonnes seulement, projetées en façade. Leurs proportions sont assez trapues. L’ordre est corinthien : c’en est même une des plus anciennes attestations romaines. Mais le décor des deux temples est marqué plus particulièrement par l’existence d’acrotères au décor végétal tumultueux. Un troisième temple sur le même site, de petites dimensions, édifié en 39 avant J.-C., reprend la même formule, celui de Valetudo, la déesse de la santé. Ce choix architectural, encore empreint d’une certaine maladresse dans l’exécution, témoigne de la part des citoyens de la petite colonie de leur réceptivité aux modèles empruntés à la métropole, à la fois choix esthétique, mais aussi sans doute politique, quelle que soit la divinité à laquelle les temples aient été dédiés, qui reste inconnue dans le cas des temples géminés : c’est une lacune regrettable pour une réflexion sur le rapport entre les formes architecturales et les cultes célébrés. Mais ce choix manifeste également la capacité des artisans locaux à s’adapter à des contraintes nouvelles. C’est ailleurs qu’il faut chercher les manifestations les plus éclatantes de cette créativité, à Nîmes et à Vienne, d’autant plus frappante que l’état de conservation remarquable de ces deux édifices (ils sont presque intacts) en fait les plus beaux témoins de l’architecture religieuse romaine de la fin du Ier siècle avant J.-C. et du début du Ier siècle après J.-C. La dédicace de la Maison Carrée de Nîmes, telle que les trous de fixation des lettres en bronze permettent de la restituer, la consacre en effet aux deux petits-fils d’Auguste, Caius et Lucius, héritiers présomptifs de l’empire, prématurément décédés. Le temple est ainsi antérieur à 5, tandis que celui de Vienne avait reçu deux dédicaces successives, la première à Rome et à Auguste dès les années 20 avant J.-C., sur la frise, la seconde à Livie divinisée (divae  Augustae) une soixantaine d’années plus tard, au début du règne de Claude. La Maison Carrée s’élevait sur le forum de la colonie, dans un quartier qui a récemment été exploré par les archéologues : elle en occupait la partie sud, adossée à son extrémité, son podium haut de près de 3 m domi-

124

Les cultes de tradition romaine en Gaule : images et monuments

nant une esplanade déjà sensiblement surélevée par rapport au reste de la place. Le temple est pseudo-périptère, c’est-à-dire que les murs de la cella englobent les six colonnes de la face postérieure et huit sur les onze des longs côtés. Le modèle est romain : c’est le temple d’Apollon in  circo. L’ordre est corinthien, mais, comme l’a montré P. Gros, des irrégularités par rapport à l’édifice romain montrent que l’architecte, comme les artisans qui ont exécuté le décor venaient de Nîmes ou de sa région, contrairement à ce qui a pu être parfois affirmé. L’importance de la Maison Carrée pour le classicisme augustéen, dans le domaine de l’histoire de l’art, mais aussi comme témoin de la religion romaine, est considérable : elle montre comment l’utilisation des modèles les plus officiels, liés directement à Auguste, est à mettre en rapport, dès cette date, avec le culte impérial développé, sous une forme monumentale, au centre même de la colonie. Elle constitue donc un jalon significatif dans le développement de la religion officielle en Gaule et dans l’empire. Le temple de Vienne, consacré lui aussi, on l’a dit, au culte impérial, est moins bien étudié que la Maison Carrée. Il offre un exemple d’une autre formule reprise par les architectes de la Narbonnaise : il s’agit en effet d’un temple périptère, donc enveloppé par sa colonnade, « sine postico » ; l’arrière de la cella comporte quatre colonnes engagées entre deux pilastres. Le décor, toujours corinthien, a été réalisé en deux phases : la première assez tôt, vers 20 avant J.-C., la seconde à la fin du règne de Tibère ou au début de celui de Claude. Mais il est, comme le temple de Nîmes, très significatif de l’emprise prégnante du modèle romain sur la Narbonnaise au début de l’Empire et de l’affirmation de la pleine participation de la province à la romanité. L’un comme l’autre se situent au cœur même des cités qui les accueillent : la Maison Carrée est sans doute une des manifestations du programme édilitaire conduit par Agrippa en Gaule, donc le fruit de la volonté du pouvoir impérial. Mais le modèle romain se retrouve encore au même moment, exceptionnellement il est vrai, dans les campagnes de Narbonnaise : c’est le petit temple de Vernègues, un temple prostyle comme ceux de Glanum, dont on ignore la dédicace, mais dont on peut penser qu’il s’inscrivait lui aussi dans le cadre des cultes de tradition romaine. Rappelons que le temple de type italique, sur podium haut, précédé donc d’un escalier en façade, est lié à un rituel particulier. La cella, où se trouve la statue du dieu, est inaccessible au fidèle, ce qui se traduit dans l’architecture et le décor, dont on peut appréhender tous les éléments caractéristiques depuis l’extérieur. L’autel, sur lequel se déroule les sacrifices, est en avant du temple, au pied de l’escalier : ce sont des cérémonies tout autres que suggère le plan des sanctuaires que l’on considère comme indigènes, dans lesquels les déambulations devaient prendre une place

125

II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

importante. Le temple sur podium apparaissait ainsi sans doute emblématique, en premier lieu pour les colonies de droit latin et de droit romain, attachées au culte impérial. Même si les traces en sont infiniment moins importantes qu’à Nîmes ou à Vienne, on les rencontrait aussi, dès l’époque julio-claudienne à Narbonne, la capitale de la province ou à Orange. Ils ont aussi exercé manifestement un réel rayonnement au-delà des frontières de la Narbonnaise : les travaux de D. Tardy sur le décor architectural de Saintes tendent à suggérer qu’une partie de celui-ci appartenait à des temples analogues à ceux de Narbonnaise, dès l’époque augustéenne précoce. On manque trop souvent d’informations, on l’a vu, sur les divinités auxquelles ces temples étaient dédiés, mais les exemples de Narbonnaise orientent bien la réflexion vers le culte impérial : beaucoup d’entre eux sont insérés dans un contexte monumental, celui du forum, dont ils occupent une des extrémités, laissant peu de doutes sur leur finalité. C’est sans surprise qu’on les retrouve, au même emplacement qu’à Nîmes ou à Vienne dans de nombreuses colonies des provinces de Lyonnaise ou de Gaule Belgique : ainsi à Augst, Augusta Raurica, une fondation de Munatius Plancus à l’été 44 (rattachée sous le règne de Domitien à la Germanie Supérieure). Les restes du temple et de l’autel qui occupaient la partie occidentale du forum, à l’opposé de la basilique, sont suffisants pour en assurer l’existence, trop minces cependant pour permettre une datation, qu’il faut probablement faire remonter au milieu du Ier siècle, au moment où les bâtiments du forum sont pour la première fois, semble-t-il, élevés en pierre. Quelques fragments d’inscription pourraient appartenir à une dédicace à Rome et à Auguste. À Lyon, s’il subsiste encore des incertitudes, les fouilles récentes (19791987) conduites dans le quartier du Verbe Incarné, sur un plateau qui domine la Saône, ont permis de préciser la topographie d’un secteur essentiel de la ville antique, à proximité de l’emplacement possible du forum. La période qui s’étend de 15 après J.-C. au milieu du premier siècle correspond à une monumentalisation de l’urbanisme, notamment à la construction d’un grand ensemble cultuel de 120 m x 90, constitué d’un temple sur podium, très imposant puisque la restitution lui prête huit colonnes en façade, au milieu d’une esplanade à portiques. Il ne fait guère de doute qu’ici, comme dans d’autres villes, les chefslieux de cités bien souvent, le temple dédié à l’empereur et à sa famille tenait une place essentielle dans les programmes d’urbanisme. Le cas de Lutèce présente quelques incertitudes dans la restitution : le plan opposait probablement comme à Augst une basilique et un temple à chaque extrémité d’une vaste esplanade (118 m x 43) ; mais on discute de la basilique, qui devait se trouver à l’extrémité occidentale, et du temple ne subsistent

126

Les cultes de tradition romaine en Gaule : images et monuments

que les éléments d’un podium. Le forum de Saint-Bertrand de Comminges (Lugdunum Convenarum), au pied des Pyrénées, est en revanche plutôt bien connu : son plan, dont l’un des états est daté par une inscription de 100, est de nouveau très proche de celui d’Augst ; mais ici, différence radicale du point de vue de la mise en scène dans l’urbanisme comme du fonctionnement, le temple tourne le dos au forum proprement dit. À Arles, pour prendre un dernier exemple d’une grande monumentalité et d’un intérêt particulier en raison des rapports directs avec Auguste du plan d’urbanisme de la colonie et de l’élaboration très soignée dont il témoigne, le forum augustéen et son esplanade entourée par trois galeries de cryptoportiques, avaient été complétés au cours des temps, à l’époque de Tibère ou de Claude, par une seconde place perpendiculaire et allongée, terminée par deux hémicycles, dominée par un temple imposant, dont ne subsistent que des éléments du podium et qu’entouraient d’autres portiques. Capitole ou temple du culte impérial : en l’absence de tout indice sur la dédicace, il est difficile de se prononcer. Mais la signification du sanctuaire, qui donne son sens au vaste ensemble du forum progressivement achevé, paraît claire. De l’examen de l’ensemble de la documentation, régulièrement enrichie par les fouilles récentes, comme à Amiens (Samarobriva) où on a pu mettre en évidence un forum du même type qu’à Augst, on retire donc le sentiment d’une adhésion large au culte impérial dans les trois provinces de Gaule, ciment de la romanité davantage que le culte des grands dieux du panthéon romain, qui apparaissaient peut-être trop abstraits pour susciter eux-mêmes un véritable enthousiasme. C’est à partir de cette constatation que l’on restitue de manière plausible, mais souvent fort hypothétique, des ensembles avec temple de type italique, reprenant le plan des forums d’Augst ou de Saint-Bertrand, dans des sites pour lesquels on ne dispose d’aucun indice sûr, comme à Eysses (Excisum), aux abords immédiats de Villeneuve-sur-Lot. Quoi qu’il en soit, après la mise en place des différentes formules architecturales à l’époque augustéenne et sous ses successeurs immédiats, la période flavienne voit en Gaule comme dans les autres provinces d’Occident la réalisation de grands programmes de construction tournés vers la représentation, et qui accordent tout naturellement aux temples une place de choix. À Augusta Raurica, à la fin du règne de Néron ou au tout début de l’époque flavienne, un temple monumental sur podium est édifié sur la colline de Schönbühl, dominant le paysage, précédé d’un imposant escalier, dans un complexe sans doute unitaire avec le théâtre auquel il fait face et qui doit en être à peu près contemporain. Il succède à cet emplacement à plusieurs autres petits sanctuaires. Massif, il adopte un plan périptère (six colonnes sur neuf probablement, 16,50 m x 34). Malgré

127

II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

plusieurs propositions (Cérès, Mercure, et même un temple du culte impérial, pourtant déjà présent sur le forum) dont aucune n’apparaît suffisamment fondée, la divinité à laquelle il était consacré reste pour l’instant inconnue. Mais de toute évidence le complexe temple-théâtre faisait partie d’une grandiose mise en scène. La situation était analogue à Avenches, pour le temple du Cigognier déjà mentionné ; édifié à la fin du Ier siècle, il s’insérait au fond d’une vaste esplanade rectangulaire d’une manière très particulière : son porche passait au-dessus des portiques de la place, mettant ainsi en évidence de façon saisissante une imposante façade à huit colonnes. À la fin de l’époque flavienne, il semble bien que la plupart des programmes édilitaires de ce type soient en place : si le IIe siècle voit le réaménagement de plusieurs forums, les principes ne sont plus modifiés. L’époque sévérienne, pourtant féconde en grands travaux d’urbanisme dans d’autres provinces, n’apporte rien en ce domaine : les temples à podium de type italique, qui s’étaient imposés en Narbonnaise et en plusieurs endroits en Lyonnaise et en Gaule Belgique, paraissent bien liés avant tout au culte dynastique. On ne doit pas toutefois être trop exclusif : il existe en effet, en dehors des sanctuaires de la fin de la République ou du tout début de l’Empire que représentent les temples de Glanum ou de Vernègues, un certain nombre de monuments qui se rattachent sans ambiguïté à la tradition architecturale et religieuse de Rome, sans pour autant avoir de liens avec le culte impérial. L’un des exemples les plus spectaculaires se situe à Trèves, au sommet de la vallée de l’Altbach dans laquelle se développait un vaste ensemble cultuel aux multiples édifices sacrés. Le temple en question s’élevait au dessus de celui-ci, au lieu dit « am Herrenbrünnchen », sur une pente qui avait probablement nécessité la construction d’un escalier monumental. Le temple lui-même, tourné vers le sud, était très ample, puisque les fondations, seuls éléments encore en place, occupent une superficie de 66 m x 23. On le restitue avec un plan prostyle de six colonnes en façade. Il remonte à la fin du Ier siècle ou au début du IIe. La divinité à laquelle il était dédié reste inconnue : un source vénérée jaillissait à proximité, et on a découvert aux abords immédiats une dédicace à Mars Victor Augustus ; ce sont des éléments insuffisants pour préciser les choses, mais la situation du sanctuaire, à l’extérieur de la ville, rend peu probable qu’il ait été consacré au culte dynastique. Or le contraste est ici saisissant avec les petits sanctuaires de la vallée de l’Altbach, tous de type indigène, c’est-à-dire des fanums. On observe en effet qu’en Gaule ce sont d’autres formules architecturales qui ont été adoptées de manière prépondérante pour réaliser les édifices de culte consacrés aux dieux qui n’étaient pas exactement ceux de la

128

Les cultes de tradition romaine en Gaule : images et monuments

tradition romaine, qu’il s’agisse purement et simplement de figures divines étrangères au panthéon romain ou bien de divinités romaines associées à une épithète indigène. Il se trouve que les recherches archéologiques des dernières décennies ont profondément modifié l’image que l’on avait de la religion gauloise avant la conquête romaine, entre le IIIe et le Ier siècle avant J.-C. La fouille de plusieurs grands sanctuaires a montré l’ampleur qu’ils pouvaient prendre, la complexité de leur histoire et de leur aménagement et éclaire sur des pratiques cultuelles auparavant mal connues comme le dépôt en masse et l’exposition d’armes, en des sortes de trophées, mais aussi la présentation de crânes humains et la préparation d’ossements, et les sacrifices d’animaux. Parmi les plus spectaculaire on doit citer ceux de Gournay-sur-Aronde (Oise) et de Ribemont-sur-Ancre (Somme), mais d’autres sont maintenant bien connus, et plusieurs permettent de suivre leur évolution encore à l’époque romaine : des exemples significatifs en sont fournis par ceux de Mirebeau-sur-Bèze, en Bourgogne, ou d’Allonnes, près du Mans. Ainsi on peut observer souvent très précisément les transformations dans l’organisation de ces lieux de culte et le processus par lequel ils se sont adaptés aux mutations de la religion consécutive à la conquête romaine, dans leur expression monumentale notamment. On doit en effet observer que si le temple de type italique ne s’est pas imposé dans tous les contextes, c’est qu’il répondait, on l’a vu, à une liturgie bien définie, dont un élément important était le sacrifice sur l’autel placé en avant du temple, et qu’il n’offrait sans doute que peu de champ aux rites qui étaient habituellement pratiqués en Gaule, qui faisaient probablement une large place aux processions, comme le suggère l’importance des galeries périphériques. Mais cela ne signifie pas que cette architecture n’avait exercé aucun influence : on observe ici ou là des formules architecturales originales, qui témoignent d’une interpénétration du temple romain et des fanums gallo-romains ; celle-ci se manifeste souvent par l’introduction dans le plan du fanum d’éléments qui visent à monumentaliser l’édifice, et donc d’une contamination avec les temples de tradition romaine. Il peut s’agir d’un choix purement esthétique et de la reconnaissance de l’intérêt de certains dispositifs, comme un escalier de façade pour donner une plus grande majesté au lieu de culte. Mais on y verra aussi le désir de manifester par là une adhésion à la romanité et à certaines formes qui la symbolisent sans renoncer aux rites traditionnels. Plusieurs cas sont tout à fait significatifs : à Trèves, sur la rive occidentale de la Moselle, un sanctuaire était né d’une source guérisseuse. Il est rebâti sous une forme particulièrement monumentale au début du IIe siècle : à l’intérieur d’une enceinte ouvrant sur le fleuve, le temple se dresse à l’arrière d’une deuxième terrasse que des portiques bordent sur son côté

129

II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

postérieur. Il est construit sur un podium, mais des galeries l’entourent sur trois côtés, en retrait par rapport à la façade (on rencontre déjà un dispositif analogue, mais traité de manière plus modeste, dans le temple d’époque tibérienne de Ribemont-sur-Ancre), formule hybride qui combine le fanum et le temple de tradition romaine en un ensemble qui a manifestement mobilisé des architectes à la fois inventifs et compétents. L’autel est au sommet de l’escalier d’accès. Cet ensemble exceptionnel, dont l’allure sera encore renforcée lorsque le mur d’entrée du côté de la ville sera transformé en un portique précédé d’un escalier sur toute sa largeur, comportait aussi des thermes et sans doute des auberges pour les pèlerins et un théâtre à caractère cultuel. Or les inscriptions votives sont offertes à des divinités indigènes, des nymphes des sources, les Xulsigiae, Ancamna et Mars Iovantucarus. Le dédicataire du temple est, on le pense généralement, Mars Lenus, le grand dieu des Trévires. À Périgueux, Vesunna, capitale de la cité des Pétrucores, le grand édifice circulaire, conservé aujourd’hui sur plus de 24 m de hauteur, constituait l’élément central d’un temple de type indigène, puisqu’une galerie, large de 4 m environ, l’entourait. Mais l’existence d’un haut soubassement et d’un escalier en façade montre que le bâtiment, élevé à la fin du Ier ou au début du IIe siècle au centre d’une vaste cour et plusieurs fois remanié, avait suivi les leçons des architectes qui, à Rome, développaient des monuments à plan centré qui aboutiront peu de temps après au Panthéon. Dans un esprit analogue à celui du temple de Mars Lenus à Trèves, les constructeurs du temple de Périgueux, comme ceux de quelques autres fanums à plan centré, puisent dans l’architecture cultuelle de tradition romaine des éléments qui leur permettent une monumentalisation de la tradition indigène. Le dernier exemple, celui du temple de Mars Mullo à Allonnes (Sarthe), rappelle celui de Périgueux, dont il est à peu près contemporain, puisque sa construction semble s’échelonner entre les années 80, qui en marquent le début et le milieu du IIe siècle, lorsque s’achève l’aménagement de la cour monumentale qui l’entoure, au plan particulièrement remarquable : un grand portique en façade, une succession d’exèdres rectangulaires sur les longs côtés, un mur courbe derrière le temple. La fouille conduite sous la direction de K. Gruel et V. Brouquier-Reddé permet de retracer dans le détail son évolution depuis le Ier siècle avant J.-C. jusqu’à son abandon vers 350. Le temple lui-même est édifié sous Tibère, puis reconstruit sous une forme monumentale vers la fin du Ier siècle, à quelques mètres de l’emplacement primitif, suivant le principe d’une stricte axialité, développé également à Périgueux. Sur un haut podium, avec un large escalier en façade, se dresse un corps central circulaire, probablement assez élevé, entouré sur trois côtés d’une galerie ici de plan carré et précédé d’un pro-

130

Les cultes de tradition romaine en Gaule : images et monuments

naos. L’autel est dans la cour, en avant. Le rappel de formes empruntées à Rome est évident, aussi bien pour le plan de la cour que pour le temple lui-même, richement décoré et qui comportait notamment un abondant décor sculpté, mis en place plus tardivement. De l’ensemble de ces observations, on peut retirer quelques conclusions qui précisent la manière dont, en Gaule, les cultes de tradition romaine sont reçus. De toute évidence, on l’a vu, les grands cultes civiques sont liés avant tout à l’empereur et à sa famille. Ils assurent l’unité de la cité et se traduisent dans l’espace urbain par des réalisations monumentales au sein desquelles les temples empruntent leurs formes à Rome, qu’ils s’élèvent sur le forum ou sur une place spécifique. Ce modèle déborde dès l’époque augustéenne les frontières de la Narbonnaise. Plus tôt encore, mais en Narbonnaise, les temples de type italique sont aussi utilisés, mais pour des cultes liés principalement, pour autant qu’on puisse en juger, à des divinités du fonds romain : c’est le cas à Glanum. L’emprise du modèle romain toutefois ne se limite pas au culte impérial : avant même la fin du Ier siècle, dans de grands centres fortement romanisés, comme à Trèves, mais aussi dans des cités de moindre importance, comme à Allonnes chez les Aulerques Cénomans, les réalisations romaines sont connues, en particulier celles liées à l’architecture religieuse : des architectes novateurs leur empruntent pour modifier, dans le sens d’une monumentalisation affirmée, souvent spectaculaire, le type si répandu des fanums de tradition indigène. Ce qui caractérise ces derniers, la galerie périphérique, n’est pas abandonné, signe évident de la permanence de formes liturgiques irréductibles à celles des cultes de tradition romaine. Mais les éléments significatifs repris aux temples proprement romains et l’effort vers une monumentalisation accrue manifestent à la fois l’intérêt porté à une architecture souvent liée à un urbanisme qui s’impose, et la pénétration, même lente, de rites attachés à un certain type de temple. Les cultes de tradition romaine, loin de s’imposer par la force, exerçaient ainsi, indirectement, cette forme d’attraction.

Bibliographie La documentation, connue pour une partie de longue date, s’est considérablement enrichie, on l’a compris, grâce aux fouilles récentes qui, à la fois, ont mis au jour de nouveaux monuments et ont souvent conduit à des analyses très fines. Ces résultats sont encore trop souvent dispersés dans de nombreux articles de revue. On peut les aborder à travers quelques ouvrages-bilans, comme :

131

II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions



Archéologie  de  la  France.  30  ans  de  découvertes, catalogue de l’exposition qui s’était tenue à Paris en 1989, ou La France archéologique. Vingt ans d’aménagements et de dé‐ couvertes, dir. DEMOULE J.-P., 2004 (Paris). Pour l’architecture, on se reportera au manuel de GROS P., L’architecture romaine du  début du IIe siècle av. J.‐C. à la fin du Haut‐Empire. I. Les monuments publics, 1996 (Paris). GROS P., La Gaule Narbonnaise, 2008 (Paris) LE BOHEC Y., La province romaine de Gaule Lyonnaise, 2008 (Dijon)



• •

Plusieurs colloques, des recueils d’études et des atlas ont été consacrés à l’urbanisme en Gaule, dont l’architecture religieuse n’est qu’un des aspects. Il est inutile de les reprendre ici, de même que les nombreuses monographies consacrées aux villes. Plus rares sont les colloques consacrés spécifiquement aux sanctuaires. Ainsi : •

Archéologie  des  sanctuaires  en  Gaule  romaine, dir. VAN ANDRINGA W., table-ronde, Université Jean Monnet, 1999, Mémoires du Centre Jean Palerne, 22, 2000 (SaintEtienne).

Quelques temples ont fait l’objet d’une monographie, parmi lesquelles : • •

AMY R., GROS P., La Maison Carrée de Nîmes, 38e suppl. à Gallia, 1979 (Paris) Le sanctuaire de Mars Mullo. Allonnes (Sarthe), dir. GRUEL K., BROUQUIER-REDDÉ V., 2003 (Le Mans) LAUFFRAY J., La  Tour  de  Vésone  à  Périgueux,  temple  de  Vesunna  Petrucoriorum, 49e supl. Gallia, 1990 (Paris) Sur Saintes : TARDY D., Le décor architectonique de Saintes antique, II. Les entablements, 7e suppl. à Aquitania, 1994 (Bordeaux). Mais on peut également se reporter aux volumes de la Carte  archéologique  de  la  Gaule romaine, dir. PROVOST M.

• • •

Pour l’iconographie des dieux : • • •

132

DEYTS S., Images des dieux de la Gaule, 1992 (Paris). Les dieux de la Gaule romaine, LAVAGNE (dir.), catalogue d’exposition, Luxembourg, 1989 On doit aussi consulter les deux grands recueils du LIMC (Lexicon Iconographicum  Mythologiae Classicae) et du THESCRA (Thesaurus Cultus et Rituus Antiquorum).

Les « religions orientales » dans les provinces occidentales sous le Principat Laurent Bricault Professeur d’histoire romaine à l’université de Toulouse II – Le Mirail

La catégorie des « religions orientales », qui s’est élaborée dans la tradition érudite du XIXe siècle et que l’on repère, déjà solidement constituée, chez Ernest Renan pour ne citer que lui, trouve son expression la plus aboutie dans la synthèse publiée par Franz Cumont en 1906, Les  religions  orientales dans le paganisme romain. Le savant belge, d’une certaine manière, sacralise ce concept de « religions orientales » définies comme un phénomène cohérent et unitaire s’opposant, plus ou moins explicitement, aux religions polythéistes traditionnelles. Les cultes d’origine égyptienne, syrienne, anatolienne et même thrace avec Dionysos, composent ce panthéon oriental cumontien qui aborde les côtes italiennes à partir de l’extrême fin du IIIe siècle av. J.-C. Cette vision des choses doit s’apprécier dans le contexte historiographique de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, qui, s’appuyant sur une conception de l’Orient bien éloignée de celle que put en avoir la population romaine, sinon latine, dans son ensemble, à l’exception peut-être d’intellectuels figés comme Juvénal1, conçoit les mutations religieuses de la Rome impériale comme une évolution devant inévitablement aboutir à l’avènement du christianisme, en un triomphe préparé de longue date par le succès desdites religions orientales. Cette analyse peut raisonnablement être considérée aujourd’hui comme caduque2. L’examen détaillé des sources, les études de cas, les perspectives comparatistes ont fait ressortir ces dernières décennies les enjeux multiples – et notamment identitaires – de la pratique des cultes, les dynamiques de contact entre systèmes différents et la fluidité des processus d’interférence au sein des polythéismes, les approches différenciées des images cultuelles. 1.  N. Belayche, « L’Oronte et le Tibre : l’Orient des cultes orientaux de l’Empire romain », dans M.-A. A. Moezzi, J. Scheid (éds), L’Orient dans l’histoire religieuse de l’Europe. L’invention des ori‐ gines, Turnhout, 2000, p. 1-35. 2.  Malgré le livre à succès de R. Turcan, Les  cultes  orientaux  dans  le  monde  romain (Paris, 1re éd. 1989) traduit en plusieurs langues et qui en est à sa troisième édition française (2004) en vingt ans. Voir aussi J. Alvar, Romanising Oriental Gods. Myth, Salvation and Ethics in the Cults of Cybele,  Isis and Mithras, RGRW 165, Leyde, 2008.

133

II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

La catégorie des religions orientales s’est ainsi, peu à peu, trouvée remise en question, déconstruite et finalement invalidée1. Elle ne correspondait d’ailleurs guère à la typologie religieuse en vigueur à Rome même, où la catégorisation des cultes étrangers ne dépend pas de l’origine géographique de leur panthéon ni même de leur nature mais de la représentation qu’en ont les autorités. Les divinités accueillies officiellement dans le culte public romain relèvent de la catégorie des peregrina sacra (Cybèle, Isis) tandis que celles perçues comme menaçantes ou non intégrables sont désignées comme externae religiones ou peregrinae superstitiones (Mithra, Sabazios, Dolichenus). Coexistent donc à Rome et dans l’empire des cultes officiels et des cultes que l’on qualifie parfois d’ethniques, d’alternatifs ou d’électifs2. Pour autant, les expressions « religions orientales » ou « cultes grécoorientaux » continuent d’être employées un peu partout dans la littérature moderne. Peut-être, après tout, saisissent-elles finalement aussi, comme l’écrit avec subtilité Corinne Bonnet, « quelque chose de “l’air du temps” : des cultes nouveaux, venus parfois de loin (avec bien des étapes et des “domestications” en route), des pratiques et des images exotiques, une mythologie et un discours religieux en partie différent3 », qui invite à leur attribuer une étiquette commune, fût-elle impropre. Telle est la raison d’être du titre de ce chapitre, qui s’attachera à éclairer comment se diffusèrent mais aussi comment furent accueillis puis éventuellement intégrés dans les panthéons de l’Occident romain Cybèle et Attis, Isis et Sarapis, Mithra enfin.

Cybèle, Attis et le culte métroaque4 En 204 av. J.-C., Rome ne sait comment venir à bout d’Hannibal et mettre ainsi fin à la guerre qui l’oppose à Carthage5. Des pluies de pierres 1.  Trois publications majeures sur ce thème ont paru ces dernières années : plusieurs articles réunis sous le titre « Les ‟religions orientales” : approches historiques – Die ‟orientalischen Religionen” im Lichte der Forschungsgeschichte », dans Archiv  für  Religionsgeschichte 8, 2006, p. 151-272 ; C. Bonnet, J. Rüpke & P. Scarpi (éds), Religions orientales‐culti misterici. Neue Perspek‐ tiven‐nouvelles perspectives‐prospettive nuove, Stuttgart, 2006 ; C. Bonnet, S. Ribichini & D. Steuernagel (éds), Religioni in contatto nel Mediterraneo antico. Modalità di diffusione e processi di interfe‐ renza, Mediterranea 4, Pise, 2008. 2.  M. Beard, J. North & S. Price, Religions de Rome, Paris, 2006, p. 239-241. 3.  Les « religions orientales » dans le monde grec et romain : un bilan complet, consultable sur le site de l’université d’Erfurt : http://www2.uni-erfurt.de/vergleichende_religionswissenschaft/bilan complet.htm. 4.  La bibliographie sur Cybèle et Attis est très fournie. Citons M. J. Vermaseren, Corpus  Cultus  Cybelae Attidisque (CCCA), ÉPRO 50, 7 vol., Leyde, 1977-1989 ; Id., Cybele and Attis. The Myth and  the Cult, Londres, 1977 ; Ph. Borgeaud, La Mère des dieux. De Cybèle à la Vierge Marie, Paris, 1996 ; E. N. Lane (éd.), Cybele, Attis and Related Cults : Essays in Memory of M. J. Vermaseren, RGRW 131, Leyde, 1996 ; E. Simon, s. v. Kybele, Lexicon iconographicum mythologiae classicae (LIMC), VIII.1, Zürich, 1997, p. 744-766. 5.  R. Turcan, Cultes orientaux, 1989, p. 42-49 ; cf. S. A. Takacs « Magna Deum Mater Idaea, Cybele, and Catullus' Attis », dans E. Lane (éd.), Cybele, Attis and Related Cults, p. 367-386.

134

Les « religions orientales » dans les provinces occidentales sous le Principat

assombrissent davantage encore le ciel de l’Urbs, décidant le sénat à faire appel aux Livres Sibyllins. La réponse de l’oracle est claire. Il faut envoyer en Galatie, dans le centre de l’Asie Mineure, un territoire sous le contrôle des Attalides de Pergame – ou plutôt, comme on le pense aujourd’hui, à Pergame même, où le roi Attale II aurait fait transporter la pierre sacrée du Mont Ida, et non celle de Pessinonte –, une ambassade avec un but bien précis : transporter à Rome la pierre sacrée de la Mère Idéenne (= du Mont Ida) de Pessinonte, la Grande Mère des dieux, la déesse Cybèle. Avec son concours, l’ennemi finira bien par être chassé de la péninsule. Après bien des péripéties contées par Tite-Live (29, 10, 4-10 et 14, 5-14) et Ovide (Fastes IV, 297-378), le bétyle, escorté par cinq quinquérèmes, gagne Rome où il est accueilli le 4 avril par Publius Scipion Nasica, neveu du futur vainqueur d’Hannibal, uir optimus, seul jugé digne de cet honneur. Par la suite, d’aucuns élaboreront tout un récit transmis en partie par Hérodien (I, 35) et Arnobe (Contre  les  Nations, V, 5-7) autour de ce voyage bien réel qui fit entrer à Rome une déesse étrangère au culte officiel, mais pas à la tradition de la Ville. En effet, il y a bien longtemps, c’est avec des arbres coupés sur les pentes de l’Ida qu’Énée et ses compagnons construisirent les navires qui les menèrent jusqu’en Italie. Déjà, la Grande Mère (Mater Magna) avait veillé sur les ancêtres de Rome. Elle est installée dans le temple de la Victoire sur la colline du Palatin la veille des ides d’avril. La victoire de Scipion l’Africain à Zama deux ans plus tard confirma le bien fondé de ce transfert. En 191 av. J.-C. eut lieu la dédicace de son temple sur le Palatin, à l’intérieur du pomerium, l’enceinte sacrée de la ville. Désormais, chaque année, on commémora du 4 au 10 avril l’arrivée de la Grande Mère lors de grandes festivités, les Megalensia, présidées par des magistrats romains, édiles curules à l’origine, puis préteurs sous l’Empire. Comme l’écrit J. Scheid, « l’ouverture religieuse romaine avait surtout une valeur politique et diplomatique – au demeurant conforme à l’essence même de la religio : elle tendait à assurer le succès de la République et à intégrer fortement les Italiotes dont la fidélité était l’enjeu de la guerre d’Hannibal1 » Au début du Ier siècle av. J.-C., Cybèle fait son apparition dans le monnayage officiel, pour n’en disparaître qu’après 222 et l’élimination d’Élagabale2. Toutefois, ce culte singulier fit l’objet d’une étroite surveillance de la part des autorités romaines jusqu’à la fin de la République. Confiné dans son temple, à l’exception des processions marquant les Megalensia, le culte est assuré par des prêtres orientaux, les galles, les citoyens romains ayant interdiction de participer au sacerdoce et

1.  J. Scheid, Religion et piété à Rome, Paris, 1985, p. 99. 2.  R. Turcan, Numismatique romaine du culte métroaque, ÉPRO 97, Leyde, 1983, p. 43-44.

135

II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

aux rites1. Il n’en fait pas moins désormais partie de la religion officielle, lui qui, selon Festus (s. v. sacra peregrina [268L]), était au départ peregrinus. Selon Jean le Lydien (De mensibus IV, 59), ces restrictions furent levées par l’empereur Claude, dans le temps même où il admettait les Dendrophoria dans le calendrier officiel de Rome. Ce cycle de fêtes, à caractère plus nettement phrygien, déjà pratiqué du temps d’Ovide, se déroulait du 15 au 27 mars, faisant revivre la mort et la résurrection d’Attis, le parèdre de la déesse, qui se voyait désormais pourvu d’un culte officiel et dont le prestige s’accrut progressivement aux côtés de celui de Cybèle. Ces festivités symbolisant la renaissance de la végétation comportaient plusieurs cérémonies particulières, dont la succession semble avoir été précisée lors d’une réforme que l’on date du principat d’Antonin2 : le premier jour était marqué par une procession de cannophores (porte-roseaux) et le sacrifice d’un taureau (taurobolium)3. Ce sacrifice expiatoire s’opérait sur une pierre ou une planche percée de trous, placée elle-même au-dessus d’une fosse dans laquelle avait pris place le fidèle. Aspergé par le sang de l’animal que l’on égorgeait, il en ressortait purifié. Les tauroboles, qui pouvaient être effectués à différents moments de l’année, donnaient lieu à de grandes cérémonies populaires au cours desquelles de nombreux sacrifices étaient pratiqués. À l’issue de la cérémonie, les fidèles faisaient sculpter des autels commémoratifs mentionnant leur nom, le nom du prêtre officiant, la date et la raison d’être du taurobole. Ces autels tauroboliques (parfois improprement appelés eux-mêmes tauroboles) étaient ornés de représentations de l’animal sacrifié (taureau, bélier ou mouton) et parfois d’objets rituels (patère, vase à libations [praefericula], torche, glaive). Une autre cérémonie, durant laquelle on sacrifiait dans de semblables conditions un bélier était appelée criobole. S’ensuivait une semaine de continence et d’abstinence ; le 22 mars, les dendrophores (porteurs de bois) transportaient un pin enveloppé de bandelettes et de violettes, représentant Attis mort ; le 24, jour du sang (dies sanguinis), les funérailles du dieu étaient célébrées à grand renfort de douleur bruyante et de mutilations ; le 25, les hilaria, jour de réjouissance et de rire, fêtaient la résurrection d’Attis ; enfin, le 27, à Rome, la Grande Mère elle-même était purifiée par 1.  Cf. K. Summers, « Lucretius' Roman Cybele », dans E. Lane (éd.), Cybele, Attis and Related Cults, p. 337-365, analysant le passage où Lucrèce, De  rerum  natura, 2, 600-660 décrit une cérémonie que l’auteur considère comme proprement romaine ; cf. C. Craca, Le possibilità della poesia. Lu‐ crezio e la Madre frigia in De rerum natura II 598‐660, Bari, 2000. 2.  P. Lambrechts, « Les fêtes 'phrygiennes' de Cybèle et d'Attis », Bulletin  de  lʹInstitut  Historique  Belge de Rome, 1952, p. 141-170 ; D. Fishwick, « The Cannophori and the March Festival of Magna Mater », Transactions and Proceedings of the American Philological Association 97, 1966, p. 193202. 3.  Prudence, Peristephanon, X, Romanus  contra  gentiles, 1006-1085, à la fin du IVe siècle, décrit un taurobole ; voir J. B. Rutter, « The Three Phases of the Taurobolium », Phoenix 22, 1968, p. 226249 ; R. Duthoy, The Taurobolium. Its evolution and terminology, ÉPRO 10, Leyde, 1969 et les critiques de R. Turcan, Les religions de lʹAsie dans la vallée du Rhône, ÉPRO 30, Leyde, 1972, p. 83-85.

136

Les « religions orientales » dans les provinces occidentales sous le Principat

un bain (lavatio) dans la rivière Almo, au sud de la Porta Capena, perpétuant un vieux rite agraire qui avait pour but d’attirer la pluie. De nouveaux prêtres, les archigalles, qui ne sont pas des eunuques comme les galles, sont choisis parmi les citoyens romains pour présider aux cérémonies, et notamment au taurobole. Installée à Rome dès 204, la Mater Magna doit attendre, à l’exception de la Sicile, quelques siècles pour voir son culte se diffuser en Occident. Quasiment absente des autres îles de Méditerranée occidentale1, on note sa présence à Acrae, à l’ouest de Syracuse, au sein d’un sanctuaire rupestre d’époque hellénistique, en compagnie d’Attis, Hermès et Hécate2. Le contexte culturel et religieux du site, complexe, permet d’appréhender le riche phénomène d’interaction entre les aspects anatoliens et hellénisés du culte de la Grande Mère tel qu’il s’est diffusé à l’époque hellénistique, bien avant son expansion romanisée de l’époque impériale. Mais il s’agit, pour les régions qui nous concernent, d’un cas très particulier car rares sont, en Occident, les traces du culte métroaque antérieures au IIe siècle apr. J.-C. La quasi-totalité des documents à caractère métroaque de la péninsule Ibérique, de Gaule, de Germanie et de Bretagne, de natures épigraphique ou iconographique, est à dater des IIe-IIIe siècles apr. J.-C.3 Comme pour d’autres régions, l’inventaire de M. J. Vermaseren (CCCA) est désormais incomplet et certaines des identifications proposées demeurent sujettes à caution quand elles n’ont pas été rejetées par la critique moderne. Fondamentale, l’œuvre du savant hollandais est aujourd’hui à compléter par des études plus récentes. Les sanctuaires de la Grande Mère attestés archéologiquement en Occident sont d’une insigne rareté. La découverte, en 1999, à Mogontiacum (Mayence), capitale de la Germanie Supérieure, d’un lieu de culte double consacré à Isis et Mater Magna se révèle de ce fait d’une importance considérable4. Un autre, sanctuaire, aménagé au nord de la schola  des dendro‐ phori  (Maison d’Attis) de Glanum pourrait avoir été consacré à Cybèle assimilée à Bona Dea (la Bonne Déesse)5. 1.  L’existence d’un temple de Cybèle et Attis à Mago (Mahón) sur l’île de Minorque, dans les Baléares, n’est attestée que par une inscription perdue du XVIe siècle (CCCA V 215). 2.  CCCA IV 152-164 p. 61-66 ; G. Sfameni Gasparro, « Per la storia del culto di Cibele in Occidente : il santuario rupestre di Akrai », dans E. Lane (éd.), Cybele, Attis and Related Cults, p. 5186. 3.  CCCA V 155-216 p. 59-79 ; J. F. Ubiña, « Magna Mater, Cybele and Attis in Roman Spain », dans E. Lane (éd.), Cybele, Attis and Related Cults, p. 405-433. 4.  Le sanctuaire n’a pas encore été réellement publié. On peut se reporter, en attendant, à M. Witteyer, Das Heiligtum für Isis und Mater Magna, Mayence, 2004. 5.  P. Gros, « Maisons ou sièges de corporations ? Les traces archéologiques du phénomène associatif dans la Gaule romaine méridionale », CRAI, janvier-mars 1997, p. 223-229. À Arras, le site de la rue Baudimont fouillé au tournant des années 1990 peut avoir été celui d'un club d’adorateurs des dieux étrangers, mais les fosses qu’on y a relevées n’ont rien à voir avec des

137

II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

Nos sources, pour l’essentiel, sont donc épigraphiques et iconographiques. Ces dernières, d’identification parfois malaisée, souvent dépourvues de contexte archéologique, sont d’utilisation délicate et conduisent les modernes à des interprétations parfois très divergentes. Ajoutons à cela qu’un certain nombre de représentations, telles les figurations de Cybèle sur des mosaïques, ressortissent souvent davantage du décor culturel que du témoignage cultuel. Dans la péninsule Ibérique, ce sont des colonies telles que Corduba  (Cordoue), Emerita  Augusta (Mérida), Pax  Iulia (Beja) ou Metellinum (Medellin) qui ont livré les inscriptions les plus explicites – ou les moins lapidaires. Au nombre d’une demi-douzaine, datées entre 108 et 238 apr. J.-C., elles sont relatives aux sacrifices sanglants du taurobole et du criobole, exécutés à l’occasion des fêtes de mars, comme à Rome. Il en va de même en Gaule, où la documentation est plus riche1, avec les épigraphes de Gla‐ num, Colonia Copia Claudia (Lyon), Colonia Iulia Viennensium (Vienne), Dea  Augusta  Vocontiorum  (Die) ou Colonia  Julia  Paterna  Narbo  Martius (Narbonne), et dans les Germanies avec Mayence et Colonia  Augusta Trevero‐ rum (Trèves)2. Pour expliquer le succès relatif du culte métroaque dans l’Occident romain, on a souvent considéré que certains cultes locaux3 tels ceux de déesses-mères a pu favoriser d’une certaine manière l’acceptation de celui de Mater  Magna par les provinciaux, présents, quoique rarement, dans les inscriptions à caractère métroaque. S’il est exact que la Mater  deum est à l’occasion associée à des déesses topiques comme à Die avec Andarta, une déesse semble-t-il maîtresse des ours et de la victoire, force est de constater que, bien souvent, les aires d’expansion cultuelle sont assez radicalement différentes, comme en Lusitanie avec la déesse Ataecina. On a souvent écrit que le taurobole ou le criobole n’étaient accessibles qu’aux membres de la bonne société provinciale, ce qui expliquerait leur rareté relative dans les provinces occidentales, à l’exception de la Gaule, qui en a déjà fourni une soixantaine de mentions épigraphiques. C’est peu probable. Le petit nombre de documents, au-delà du hasard des trouvailles, indique plutôt combien faible fut la pénétration du culte métroaque en Occident en dehors du milieu colonial. Une grande majorité des dévots porte des noms d’origine orientale. Beaucoup sont des affranchis, prospètauroboles. Voir enfin A. Bouet, « Les collèges dans la ville antique : le cas des subaediani », Re‐ vue  Archéologique, 2001/2, n°32, p. 257-258, pour une possible schola  des dendrophori  dans la « domus » de la Place des Épars, à Chartres. 1.  CCCA  V, p. 83-163 ; R. Turcan, Vallée  du  Rhône, 1972, p. 48-102 ; Id., « La documentation métroaque en Gaule romaine », Revue du Nord 73, n°292, 1991, p. 9-19. 2.  M. J. Vermaseren, Der  Kult der  Kybele  und  des  Attis  im  römischen  Germanien, Stuttgart, 1979 ; L. Schwinden, « Neue Trierer Inschrift für die Mater Deum Magna. Ein Haruspex im Kult der Kybele », Mainzer Archäologische Zeitschrift 7, 2008, p. 51-66. 3.  Voir encore Turcan, Cultes orientaux, 1989, p. 64-68.

138

Les « religions orientales » dans les provinces occidentales sous le Principat

res, investis dans le commerce (comme à Olisipo [Lisbonne] ou à Mérida)1, des esclaves ou des femmes (comme à Lectoure), pour certains clairement originaires de Méditerranée orientale. Pour autant, on doit constater que, dans les inscriptions d’Occident, le nom de la phrygienne Cybèle n’apparaît quasiment jamais2, seuls ceux de Mater  Magna et de Mater  deum figurant dans les inscriptions commémorant taurobolia et criobolia publics. Peut-être doit-on voir dans cet état de fait la volonté d’éliminer l’aspect volontiers libidineux et si peu romain de la déesse anatolienne. Souvent, outre l’orientale Bellone3, elle est associée à Vénus Caelestis, Junon et Minerve, dans un souci de totale romanisation. Dans la majorité des textes tauroboliques de cette époque, les dédicants emploient d’ailleurs à dessein le verbe facere (au sens où le sacrifice fait le sacré – sacrum  facere) preuve s’il en est que le taurobole est alors devenu un sacrifice romain comme les autres4. La romanisation réussie du culte, son acceptation sociale au cours du IIe siècle ont peut être participé à son intégration, sous Antonin et ses successeurs, au panthéon impérial des protecteurs de l’Empire. Le culte affiche alors (désormais ?) une visibilité totale comme le montrent par exemple certaines inscriptions de Lyon ou de Lectoure5. On est bien loin du culte mystérique dissimulé réunissant quelques mystiques clairsemés auquel on a longtemps voulu le réduire. Le 18 octobre 176, à Lactora (Lectoure), sont célébrés à titre privé, par des femmes ayant payé les bêtes à sacrifier, au moins trois tauroboles (CCCA V 223-225 ; et peut-être aussi 222 et 226-227), les prêtres étant deux affranchis, Zminthius Proclianus et Pacius Agrippa. Le 8 décembre 241, neuf tauroboles au moins sont accomplis, tantôt à titre privé, tantôt pour la sauvegarde de l’empereur6. Notons au passage que les prêtres, ici comme ailleurs, ne sont en aucun cas des intermédiaires entre l’humain et le divin, mais des techniciens du sacré, des praticiens du divin pour reprendre le beau titre d’un livre récent7. Ces tauroboles expriment clairement une volonté d’intégration à la cité, avec des sacrifices effectués pour le salut de l’Empereur et des siens. L’un d’entre eux, à la fois taurobole et criobole, fut offert, peut-être en 176, par la 1.  Respectivement CCCA V 184 (108 apr. J.-C.) et 186 (fin du IIe siècle apr. J.-C.) 2.  Exception faite d’une inscription funéraire d’Egitania, en Espagne, copiée au XVIe siècle (CCCA V 188). 3.  Ainsi en Germanie, à Kastel, en face de Mayence (cf. E. Schwertheim, Die Denkmäler orientalis‐ cher Gottheiten im römischen Deutschland, ÉPRO 40, Leyde, 1974, n°105 p. 123 et CCCA VI 48) et à Ostie (cf. S. Price, « Homogénéité et diversité dans les religions à Rome », ARG 5, 2003, p. 184 et CCCA III 107-119). 4.  J. Scheid, Quand faire c’est croire. Les rites sacrificiels des Romains, Paris, 2005. 5.  Ou, au IIIe siècle, de Cordoue (CCCA V 176-177 en 234 et 238 apr. J.-C.), de Die (CCCA V 363 en 245 apr. J.-C.), etc. 6.  E. Espérandieu, Inscriptions antiques de Lectoure, Auch-Paris, 1892, p. 15-63 et 94-128. 7.  B. Dignas, K. Trampedach (éds), Practitioners  of  the  Divine :  Greek  Priests  and  Religious  Officials  from Homer to Heliodorus, Washington, 2008.

139

II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

république des Lactorates pour le salut de la famille impériale (CCCA  V 238). À plusieurs reprises, le rituel apparaît lié au culte impérial. À Lyon, plusieurs dendrophores, membres de la puissante corporation, à la fois religieuse et professionnelle, des bûcherons, charpentiers et autres marchands de bois, sont également sévirs augustaux (seuiri augustales) et particulièrement attachés au culte de l’empereur Claude1. Le premier août, dies  natalis de Claude et jour où les représentants des Gaules se réunissaient au sanctuaire fédéral, le collège des dendrophores célébrait sa fondation. Le premier taurobole attesté dans l’empire, en l’état actuel de notre documentation, est mentionné sur un autel de Lyon découvert en 1704 sur la colline de Fourvière, en un lieu où l’on a longtemps pensé pouvoir localiser un Métrôon, un temple de Cybèle2. Daté de 160, le texte évoque un taurobole accompli au Phrygianum du Vatican, cérémonie au cours de laquelle fut probablement investi par les quindecemviri  sacris  faciundis le premier archigalle de Lyon, Quintus Sammius Secundus. Un peu plus tard, le 8 décembre, la célébration lyonnaise fut conduite par un certain Lucius Aemilius Carpus, dendrophore et sévir augustal, pour la conservation d’Antonin, de ses enfants et de la colonie de Lyon3, et suivie le lendemain d’un Mesonyctium, une veillée nocturne à caractère peut-être initiatique4. À Vesona (Périgueux), on a retrouvé un autel taurobolique consacré à la Mère des Dieux et aux numina impériaux par Lucius Pomponius Paternius5. Hors ces sacrifices « politiques » qui ont lieu lors des fêtes officielles, les autres affichent un caractère plus personnel, remerciant la déesse pour une guérison ou pour une naissance (réelle voire, peut-être, spirituelle), ce sacrifice de substitution (émasculation de l’animal en lieu et place du dévot) apparaissant, comme le décor de plusieurs autels invite à le penser, solidaire du mythe d’Attis. Contrairement aux développements qui ont suivi la thèse cumontienne, le culte métroaque ne vint certainement pas remplir le vide spirituel d’une religion traditionnelle à bout de souffle, mais, au contraire, il devint une expression supplémentaire du polythéisme urbain d’époque impériale6, un culte intégrateur offrant la possibilité à certains (affranchis, esclaves, commerçants, Orientaux, femmes) d’exprimer par ce biais leur apparte1.  R. Turcan, Vallée du Rhône, 1972, p. 81-83. 2.  A. Desbat, « Nouvelles recherches à l'emplacement du prétendu sanctuaire lyonnais de Cybèle : Premiers résultats », Gallia 55, 1998, p. 237-278. 3.  CCCA V 386 ; M.-P. Darblade-Audoin, Recueil général des sculptures sur pierre de la Gaule. Lyon (= Nouvel Espérandieu, II), Paris, 2006, n°337 p. 115-116. 4.  R. Turcan, Vallée du Rhône, 1972, p. 82-86 et 124-127. 5.  CCCA V 420 (IIe siècle apr. J.-C.). 6.  W. Spickermann, « Mysteriengemeinde und Öffentlichkeit : Integration von Mysterien- kulten in die lokalen Panthea in Gallien und Germanien », dans J. Rüpke, Gruppenreligionen  im  römischen Reich, Tübingen, 2007, p. 127-160.

140

Les « religions orientales » dans les provinces occidentales sous le Principat

nance à la communauté civique romaine. Sous l’Empire, les « mystères » de la Grande Mère sont de fait intégrés au sacrifice romain. Constatons enfin que si, épigraphiquement, Attis ne compte guère, son iconographie est multiple et beaucoup plus fréquente que celle de Cybèle, en particulier dans les contextes et sur les monuments funéraires (en Narbonnaise, en Espagne et en Germanie notamment). Le jeune amant de Cybèle, protecteur des défunts, incarnait sans doute davantage que sa parèdre, aux yeux des dévots, l’espérance d’un possible salut.

Isis, Sarapis et les cultes isiaques Le plus ancien témoignage cultuel datable de la présence, en Méditerranée occidentale, d’un sanctuaire des divinités égyptiennes Sarapis et Isis n’est pas antérieur à la fin du IIIe siècle av. J.-C. Il ne provient pas de la péninsule italienne mais de Sicile orientale, où une dédicace écrite en grec émanant d’un néocore originaire de Barkè, en Cyrénaïque, atteste alors l’existence d’un Sérapéum à Tauromenium (Taormina ; RICIS 518/0301). De longue date, des contacts politiques, économiques et culturels existaient avec l’Égypte ptolémaïque, surtout sous les règnes des tyrans Agathocle et Hiéron II, qui ont pu faciliter l’introduction de ces cultes nouveaux. C’est à l’arrière-plan de ces relations politiques et culturelles que l’on doit situer le phénomène singulier de la reconnaissance officielle des dieux égyptiens dans les principales poleis grecques de Sicile orientale à la fin du IIIe ou au début du IIe siècle av. J.-C. lorsque, après les troubles qui suivirent la mort de Hiéron et la conquête de Syracuse par Rome, elles frappent des émissions en bronze avec les images d’Isis et de Sarapis. Il semble alors que ces villes aient voulu montrer à l’extérieur un visage international, en soulignant à la fois leur identité grecque et leur participation à un circuit cosmopolite, héritage d’un passé glorieux d’indépendance et de pouvoir politico-économique face aux conquérants romains. À partir de 200 av. J.-C., les cultes isiaques se développent dans l’île, après que les centres sicéliotes ont perdu leur autonomie politique. Même si les avis divergent sur ce point entre spécialistes1, il est probable que ce développement soit le résultat de facteurs nouveaux comme les liens commerciaux établis avec Délos. Ainsi, l’implantation à Syracuse des cultes isiaques pourrait être imputée, pour une large part, à la circulation des marchands déliens qui faisaient escale dans le grand port sicilien avant de 1.  Comparer M. Malaise, Les  conditions  de  pénétration  et  de  diffusion  des  cultes  égyptiens  en  Italie, ÉPRO 22, Leyde, 1972, p. 261-263 et G. Sfameni-Gasparro, « Les cultes isiaques en Sicile », dans L. Bricault (éd.), De  Memphis  à  Rome, Leyde-Boston-Cologne, 2000, p. 35-62 ; Ead., « Le monnayage isiaque de Sicile », dans L. Bricault (dir.), Sylloge Nummorum Religionis Isiacae et Sarapia‐ cae, Paris, 2008, p. 175-185.

141

II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

gagner la Campanie. Dans le même temps, on commence à percevoir dans l’île la présence grandissante des Italiens et des Romains. Il s’agit non seulement de résidents stables, comme certains propriétaires de terres, des agriculteurs, mais plus fréquemment de marchands et de soldats, d’administrateurs et de fonctionnaires de conditions différentes. Les recherches récentes ont montré une présence notable des représentants de la classe très active des equites romains. Les Romains et les Italiens qui, nombreux, fréquentaient les grandes villes grecques de Sicile dès le début de l’époque hellénistique et tout au long des trois derniers siècles avant notre ère ont eu la possibilité de connaître les dieux égyptiens, et Isis en particulier, ces dieux qui avaient leurs temples à Tauromenium (Taormina), Catane et Syracuse, et dont les images étaient véhiculées par de nombreuses séries monétaires. Les cultes isiaques ont dû aborder en Campanie au cours du IIe siècle av. J.-C., sans doute par l’intermédiaire des négociants italiques qui les avaient connus à Délos, surtout, mais aussi en Sicile ou à Alexandrie, même si l’on peut douter d’une influence directe réelle de l’Égypte lagide dans la diffusion isiaque en Italie sous la République. C’est pourquoi l’on discerne des traits non seulement nettement hellénistiques, mais aussi parfois égyptisants dans les cultes isiaques tels qu’ils se sont implantés dans leurs principaux centres campaniens de Pouzzoles, Pompéi ou Cumes1. À Rome même, l’introduction des cultes fut certainement un peu plus tardive (fin du IIe ou début du Ier siècle av. J.-C.), Apulée (Métamor‐ phoses, XI, 30) mentionnant la création d’un collège de pastophores de la déesse sous Sylla. L’acceptation officielle du culte fut longue et difficile, ponctuée de crises avec les détenteurs du pouvoir (sénat, triumvirs ou empereur). Elle a donné lieu à une bibliographie abondante et complexe2. C’est finalement très certainement sous l’impulsion de Vespasien que le culte entre dans le panthéon officiel de Rome, lorsque le nouveau prince fait édifier, à partir de 70, dans la zone triomphale, près de la Villa publica, le grand sanctuaire du Champ de Mars pour commémorer la victoire flavienne et, éventuellement, honorer un vœu fait par le général alors à Alexandrie3. Au-delà des péripéties, riches d’enseignement en soi, ces 1.  S. De Caro (dir.), Egittomania : Iside e il mistero, Milan, 2006. 2.  Voir, en dernier lieu, avec la bibliographie antérieure, S. Takács, Isis  and  Sarapis  in  the  Roman  World, RGRW 124, Leyde, 1995, p. 56-70 ; M. J. Versluys, « Isis Capitolina and the Egyptian Cults in Late Republican Rome », dans L. Bricault (éd.), Isis  en  Occident, RGRW 151, Leyde-Boston, 2004, p. 421-448 ; P. Cordier, « Dion Cassius et les phénomènes religieux “égyptiens”. Quelques suggestions pour un mode d’emploi », dans L. Bricault et  al. (éds), Nile  into  Tiber, RGRW 159, Leyde, 2007, p. 89-110 ; E. M. Orlin, « Octavian and Egyptian Cults : Redrawing the Boundaries of Romanness », American Journal of Philology 129, 2, 2008, p. 231-253 ; M. Malaise, « Octavien et les cultes isiaques à Rome en 28 », dans L. Bricault (éd.), Bibliotheca Isiaca II, Bordeaux 2010 (à paraître). 3.  J. Scheid, « Quand fut construit l’Iseum Campense ? », dans L. Ruscu et al. (éds), Orbis Antiquus.  Studia in honorem Ioannis Pisonis, Cluj-Napoca, 2004, p. 308-311.

142

Les « religions orientales » dans les provinces occidentales sous le Principat

événements posent la question du processus d’intégration d’Isis et de Sarapis au sein des cultes romains et de leur transformation de dieux égyptiens hellénisés en divinités de l’État romain. Longtemps ont prévalu les analyses considérant que les dévots isiaques étaient surtout des étrangers, des Romain(e)s appartenant aux couches inférieures de la population ainsi qu’au demi-monde, et que le succès de ces divinités tint avant tout à l’attrait émotionnel qu’ont pu exercer Isis et Sarapis tout particulièrement dans le milieu des esclaves, aux promesses de vie meilleure ou d’une spiritualité plus élevée, ou encore aux espoirs d’intégration sociale qu’elles offraient aux plus défavorisés, ce avec d’autant plus de succès que la religion traditionnelle était en déclin. L’attitude de rejet par le pouvoir se comprendrait dans ce cas comme une réaction contre le danger de revendications sociales et politiques. Aujourd’hui, nombre de savants s’accordent à penser que les réactions sporadiques du sénat durant la fin de la République (en 58, 53 et 48), d’Auguste (en 28) ou même de Tibère (en 19 apr. J.-C.) étaient davantage dictées par la volonté de restaurer en des moments difficiles la cohésion sociale et la pax  deorum, et confortées par le refus de laisser bafouer une autorité menacée par l’introduction illicite de cultes étrangers à l’intérieur du pomerium. C’est en effet le maintien du mos maiorum, du culte des dieux officiels dont l’efficacité s’est révélée à travers les âges, et la stricte observance du rituel prescrit qui permettent de maintenir des relations favorables entre hommes et dieux, la pax deorum mais aussi la pax hominum. Le succès de Rome est au prix de cet échange harmonieux. Cependant, les conquêtes de Rome, son ouverture sur de nouvelles aires géographiques ne pouvaient qu’entraîner l’apparition dans l’Urbs de nouvelles divinités. Mais cette acceptation au sein du panthéon romain ne pouvait s’effectuer qu’à condition que le pouvoir, le Sénat d’abord, l’empereur ensuite, approuve ce mouvement. C’est dans ce cadre que se sont épanouis les cultes isiaques. Toutefois, les études menées ces dernières années sur leur diffusion et leur réception dans l’Occident romain1 ont fait apparaître des processus assez différents d’un territoire à l’autre. En 19 apr. J.-C., Tibère prend la décision de réfréner les manifestations religieuses juives et égyptiennes et d’en écarter les acteurs de l’enceinte de l’Urbs (Suétone, Vie de Tibère, 36), un épisode controversé et abondamment commenté par les modernes2. Ces mesures font en fait partie d’un ensemble d’actions fortes dirigées contre des pratiques extérieures, et non contre les idées elles-mêmes, pratiques susceptibles de porter atteinte à la stabili1.  L. Bricault, Atlas de la diffusion des cultes isiaques, Paris, 2001, p. 146-151. 2.  Voir M. Malaise, Conditions, 1972, p. 389-395 ; B. Rochette, « Tibère, les cultes étrangers et les astrologues (Suétone, Vie de Tibère, 36) », Les Études Classiques, 69, 2, 2001, p. 189-194.

143

II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

té de l’État. L’impossibilité pour les Juifs et les isiaques de séparer idées et pratiques cultuelles a sans aucun doute provoqué leur expulsion vers la Sardaigne, tandis que les astrologues ont pu demeurer en ville. Parmi les 4000 exilés figuraient des Égyptiens et de nombreux isiaques, qui ont sans doute contribué au développement du culte dans l’île, où l’on connaît des sanctuaires à Carales (Cagliari ; RICIS 519/0101), à Sulcis (RICIS 519/0201) et sans doute à Turris Libisonis (RICIS 519/0301), ville où un culte de Bubastis, c’est-à-dire la déesse-chatte égyptienne Bastet, protectrice des naissances, est également attesté vers 35 apr. J.-C. (RICIS 519/0302). On a émis en outre l’hypothèse que des éléments égyptiens provenant de l’armée d’Antoine et de Cléopâtre vaincue à Actium avaient pu participer à la fondation de la ville1. Comme pour la Sardaigne, il est difficile d’opérer dans la péninsule Ibérique un lien direct entre la diffusion de documents religieux de caractère égyptien par les Phéniciens à partir du VIIIe siècle et le développement des cultes isiaques à la fin de l’époque hellénistique2. La première attestation vient du port d’Emporion (Ampurias) où, dans la première moitié du Ier siècle av. J.-C., un Alexandrin du nom de Noumas, fils de Nouménios, fait la dédicace d’un temple à Sarapis (et peut-être à Isis) (RICIS 603/0701). À Carthago Nova (Carthagène), où l’on vient semble-t-il de découvrir le sanctuaire isiaque au Cerro del Molinete, deux émissions monétaires frappées entre 1 et 14 apr. J.-C. présentent des symboles isiaques, fait unique en Occident3. On trouve au droit de la principale série le basileion d’Isis accompagné d’une légende latine au nom de Juba II, souverain de Maurétanie, duumvir  quinquennalis de la cité. Au revers sont les insignes du pontife (l’apex, le bonnet des flamines porté par les pontifes quand ils les remplacent, la dolabra, la hache du sacrificateur, l’aspergillum, un aspersoir, et le simpulum pour les libations) et une autre légende latine au nom de Cnaeus Atelius, pontifex et duumvir  quinquennalis. Il est fort probable que la présence du basileion au droit de cette série soit directement influencée par le monnayage maurétanien de Juba et de son épouse Cléopâtre Séléné, fille de la grande Cléopâtre. Quant à la construction à Baelo  Claudia (Bolonia), en Bétique4, d’un temple d’Isis jouxtant le Capitole, au cœur de la cité donc, très probablement dès le début du principat de Vespasien, elle confirme l’intérêt porté à la déesse par les couches su1.  A. Boninu, M. Leglay & A. Mastino, Turris Libisonis colonia Iulia, Sassari, 1984, p. 65-67. 2.  J. Alvar, E. Muñiz, « Les cultes égyptiens dans les provinces romaines d’Hispanie », dans L. Bricault (éd.), Isis en Occident, Leyde-Boston, 2004, p. 69-94, contra A. García y Bellido, Les re‐ ligions orientales dans lʹEspagne romaine, ÉPRO 5, Leyde, 1967, p. 106-139 ; voir aussi L. Bricault, Atlas, p. 90-95. 3.  L. Bricault (dir.), Sylloge nummorum religionis Isiacae et Sarapiacae (SNRIS), Paris, 2008, p. 229. 4.  S. Dardaine et al., Belo VIII. Le sanctuaire d’Isis, Madrid, 2008. La fondation du temple est datée de la fin de l’époque néronienne par les auteurs.

144

Les « religions orientales » dans les provinces occidentales sous le Principat

périeures d’une société urbanisée et romanisée, séduites par un culte protégé par le pouvoir impérial, et par des gens riches qui, ne bénéficiant pas de la plénitude des droits sociaux, se seraient tournés vers les peregrina  sacra pour manifester leur intégration à la romanité. Isis est alors la divinité la plus populaire de son cercle, bénéficiant de la ferveur de fidèles majoritairement féminines appartenant aux classes aisées de la société, comme en témoignent les dons de bijoux et de métaux précieux faits à la déesse à Italica et Acci (RICIS 602/0201 et 603/0101). Un grand nombre de lampes à thèmes isiaques ont été retrouvées dans la moitié sud de la Péninsule. Si ces lampes ne peuvent à elles seules prouver l’existence d’un culte organisé, leur décor spécifique atteste au moins un engouement populaire, et a contribué à la diffusion de l’iconographie isiaque dans tous les milieux sociaux. L’étude de celles-ci fait apparaître, au côté de lampes d’importation, une importante production locale liée à une demande elle aussi locale, et le relatif effacement de Sarapis au profit d’Isis1. Aux IIe-IIIe siècles apr. J.-C., la romanisation qui s’opère dans le NordOuest de la péninsule s’accompagne d’une implantation des cultes isiaques, où la première place revient cette fois à Sarapis. Les dédicants appartiennent toujours à un milieu romanisé, parfois fort haut placés dans l’administration provinciale comme l’indiquent plusieurs dédicaces d’Asturica  Augusta  (Astorga) émanant de procurateurs impériaux. À l’occasion, le couple isiaque y est associé à Esculape, Salus ou Apollon Grannus, en tant que divinités guérisseuses, un aspect de leur personnalité qui paraît avoir été particulièrement en faveur dans la péninsule Ibérique si l’on en juge par les dédicaces retrouvées dans des villes thermales comme Aquae Flaviae et Aquae Calidae, ou encore la consécration à Isis d’un temple et d’une fontaine à Alameda. Il est probable qu’à cette époque des sanctuaires sont élevés au couple isiaque à Legio (León), Asturica Augusta et Bracara Augusta (Braga). La Gaule Narbonnaise, romanisée dès le Ier siècle av. J.-C., a connu sans doute assez tôt les cultes isiaques2. Les centres majeurs sont Arelate (Arles), dont les relations commerciales avec Alexandrie sont bien attestées, Massalia (Marseille), aux contacts nombreux avec d’autres villes méditerranéennes possédant déjà des sanctuaires isiaques (Délos, par exemple), et Nemausus (Nîmes), où s’installent de nombreux vétérans de retour

1.  J.-L. Podvin, « Lampes isiaques de la péninsule Ibérique », BAEDE, 16, 2006, p. 171-188. 2.  R. Turcan, « Les religions orientales en Gaule narbonnaise et dans la vallée du Rhône », ANRW II 18, 2, Berlin, 1986, p. 462-481 ; R. Sierra, « Isis en la Galia Narbonense : nuevas perspectivas », dans R. Rubio (éd.), Isis. Nuevas perspectivas, Madrid, 1996, p. 123-134 ; L. Bricault, Atlas, p. 96107.

145

II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

d’Égypte. Aux Ier-IIe siècles apr. J.-C., les isiaques y ont une place importante (RICIS 605/0101-0107). La diffusion des cultes isiaques en Narbonnaise s’est alors opérée en suivant le couloir rhodanien, remontant vers le Nord au moins jusqu’à Lugudunum, et le long du littoral languedocien. Isis est caractérisée par un nombre assez faible – tout au plus une trentaine – de témoignages, toutefois très signifiants – une quinzaine d’inscriptions –, répartis en deux groupes nettement distincts : la basse vallée du Rhône et la côte d’une part, le Nord de la province et les hautes vallées alpines d’autre part. Sarapis, inversement, est surtout présent dans la vallée du Rhône par des documents iconographiques. En dehors de quelques grands sites (Massa‐ lia, Glanum, Arelate, Vienna et Nemausus), ceux-ci se regroupent dans la moyenne vallée, dans la plaine ou sur les premières pentes des Alpes et du Massif central, où Isis n’est, elle, guère honorée. L’influence des vallées alpines liant cette région avec l’Italie du Nord serait-elle plus forte pour Isis, bien implantée en Transpadane et en Ligurie, et celle des ports méditerranéens en contact avec Alexandrie ou Délos plus forte pour Sarapis ? Quoi qu’il en soit, les cultes isiaques se sont répandus à travers toutes les couches sociales (surtout des esclaves et des affranchis, mais aussi des citoyens et des représentants des élites municipales), essentiellement en milieu urbain (municipes et colonies). Si les noms de quatre affranchis et d’un esclave trahissent une origine orientale, les autres dévots mentionnés dans les inscriptions portent des noms romains. Les indigènes n’ont sans doute guère adhéré aux cultes isiaques. La forte présence de sectateurs appartenant aux couches sociales les plus basses, dont certains occupent une fonction bien définie parmi le personnel du sanctuaire (aedituus ou ornatrix), traduit une forme de promotion et d’intégration sociale par l’entremise d’un culte très romanisé et lié étroitement au culte impérial comme en témoignent les épithètes d’Augusta et de regina attribuées à Isis ou les médaillons d’applique réunissant certains caractères bénéfique (bouquet d’épis), royal (sceptre) et solaire (couronne radiée) pour Sarapis. Comme en Espagne, importante est la présence, parfois autonome, d’Harpocrate, ainsi que le montrent les nombreuses lampes à son effigie retrouvées en maints endroits, souvent dans des nécropoles, ce qui amène à considérer que c’est la valeur prophylactique du dieu-enfant qui importait souvent1. Anubis, enfin, apparaît sur divers médaillons. Un Anubophore2, porteur du masque du dieu-chacal lors des processions, est connu à Vienne (RICIS 605/1001) et des Anubiaques sont présents à Nîmes (RICIS 605/0107) au début du IIIe siècle. La mention de la fonction 1.  J.-L. Podvin, « Nouvelles lampes égyptisantes de la vallée du Rhône », Revue  archéologique, I, 1999, p. 79-88. 2.  L. Bricault, « Les Anubophores », Bulletin de la Société égyptologique de Genève 24, 2001/2, p. 29-42.

146

Les « religions orientales » dans les provinces occidentales sous le Principat

d’Anubophore dans une épitaphe est intéressante, car elle distingue les cultes isiaques des cultes métroaque ou mithriaque. En effet, il existe un nombre considérable d’inscriptions funéraires, surtout dans la partie grecque de l’empire et en Italie il est vrai, dont le décor ou le langage sont isiaques, mentionnant à l’envi les signes d’attachement du (ou de la) défunt(e) à Isis, contrairement aux fidèles de Mater  Magna parmi lesquels seuls les galles se désignent comme tels ou les mithriastes, qui n’évoquent quasiment jamais leur appartenance religieuse sur leur sépulture. Les liens privilégiés d’Isis avec l’au-delà, les multiples fonctions que les fidèles pouvaient exercer au cours de leur vie pour servir la déesse ne suffisent sans doute pas à expliquer ce fait et l’on peut se demander pourquoi les dévots de Mithra et les adorateurs de la Grande Mère n’en faisaient pas autant. Alors qu’au Sud-Est de la Gaule on observe une concentration d’isiaca près du littoral méditerranéen et tout au long du couloir Rhône-Saône, voie naturelle de pénétration des influences orientales vers le Nord, leur répartition géographique est plus clairsemée et plus éparpillée en Gaule Aquitaine. Au lieu d’une concentration sur les voies navigables, les documents isiaques, peu importants, jalonnent surtout les principaux axes routiers. Beaucoup d’influences orientales semblent avoir atteint le bassin de la Garonne par Arles et Nîmes plutôt que par Narbo (Narbonne), mais peut-être aussi par Burdigala (Bordeaux) dont les relations commerciales avec l’Orient sont attestées. En Gaule Lyonnaise, c’est dans la capitale Lugudunum, plaque tournante du commerce et des influences étrangères, ville cosmopolite, que l’on repère surtout la présence des cultes isiaques : plusieurs dédicaces, des médaillons d’appliques ornés des bustes d’Isis, de Sarapis et d’Anubis, des bulles de scellement à l’image de Sarapis, Isis et Osiris, une statuette d’Isis-Fortuna, un bloc architectonique orné d’un sistre suggèrent fortement l’existence d’un sanctuaire qui n’a pas été retrouvé. Plus au Nord, la documentation se réduit considérablement. Les aegyp‐ tiaca sont épars et bien peu apparaissent comme de véritables isiaca. Une ville comme Augustodunum (Autun) a livré plusieurs statuettes, mais il est difficile d’en faire un véritable centre isiaque, celles-ci pouvant ressortir de quelques contextes domestiques. Même les inscriptions d’Agedincum (Sens) et Metlosedum (Melun), traditionnellement retenues comme isiaques, sont d’interprétation très incertaine (RICIS *607/0201-0202 et *607/0301). Il semble bien que ces cultes ont été fort peu implantés en Lyonnaise. La plupart des aegyptiaca, d’une origine locale souvent très douteuse, proviendraient de sites jalonnant le cours de la Saône, importante voie de communication entre la vallée du Rhône et le Nord de la Gaule ou la Germanie.

147

II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

Il en va de même dans les Alpes et en Gaule Belgique. En l’absence de grands centres urbains, les Alpes occidentales ne semblent guère avoir été une région de prédilection pour les cultes isiaques, bien qu’elles constituent une région de passage qui ne fut pas moins romanisée qu’ailleurs1. En Belgique, la pénétration isiaque, qui a pu s’opérer par une double remontée vers le Nord, le long du sillon rhodanien d’une part, et de l’axe rhénan d’autre part, est cependant assez discrète. En l’absence de témoignages significatifs, hors Augusta Suessionum (Soissons) et Augusta Treve‐ rorum (Trèves), peu de milieux urbains paraissent avoir adopté Isis et ses compagnons. Enfin, de la partie septentrionale de la Germanie inférieure, aux bouches du Rhin et même au-delà, proviennent un certain nombre de statuettes. Là encore, on ne peut les considérer comme de tangibles attestations d’une présence isiaque. La plupart ont dû voyager avec quelque marchand, ou rappeler des souvenirs à certain soldat cantonné le long du limes. La pénétration des cultes isiaques dans les provinces de Germanie inférieure, de Germanie supérieure et de Rhétie n’est sans doute pas antérieure à l’époque flavienne2. Ceux-ci apparaissent groupés le long des axes fluviaux et des routes, comme c’est aussi le cas pour les Gaules. Rares sont les sanctuaires isiaques clairement attestés. L’épigraphie mentionne ceux de Colonia  Agrippina (Cologne) en Germanie Inférieure, Au‐ gusta  Vindelicorum (Augsbourg) en Rhétie et Aquae  Helvetiorum en Germanie Supérieure. La découverte récente, à Mayence, d’un sanctuaire double consacré à Mater Magna et à Isis offre de précieuses informations sur l’introduction et la réception du culte à la fin du Ier siècle apr. J.-C. L’Iséum, qui n’est pas périptère, dépourvu de cella, ne ressemble guère à un temple gréco-romain classique. Il fut édifié durant l’époque flavienne sur un terrain vierge, peut-être déjà un espace sacré, bordant la voie romaine menant au pont franchissant le Rhin au camp de la XXIIe légion Primigenia, qui a marqué de son nom de nombreuses briques ayant servi à la construction du sanctuaire. Il se présente davantage comme un lieu clos d’un mur d'enceinte et comportant diverses pièces se partageant l’ensemble de la surface. Plusieurs inscriptions ont été retrouvées lors des fouilles, dont des dédicaces similaires à Isis et à Mater  Magna (RICIS Suppl. I, 610/0301-0309). L’édification du sanctuaire pourrait être liée à la présence des légionnaires et aux rapports privilégiés entretenus par Vespasien et ses fils avec les deux déesses. La trouvaille, sur le site, de pou1.  S. Cibu, B. Rémy, « Isis et les dieux égyptiens dans les provinces alpines au Haut-Empire », dans L. Bricault (éd.), Isis en Occident, Leyde-Boston, 2004, p. 137-170. 2.  G. Grimm, Die Zeugnisse ägyptischer Religion und Kunstelemente im römischen Deutschland, ÉPRO 12, Leyde, 1969 ; M. Haase, « Signum in modum liburnae figuratum (Tacitus, Germania 9,1) : Überlegungen zum Beginn des Isis-Kults in Germanien », dans W. Spickermann et al. (éds), Religion  in den germanischen Provinzen Roms, Tübingen, 2001, p. 317-338 ; L. Bricault, Atlas, p. 112-117.

148

Les « religions orientales » dans les provinces occidentales sous le Principat

pées ‘vaudoues’, et de nombreuses tablettes de défixion en plomb indiquent que des pratiques magiques s’y déroulaient. Enfin, comme en Gaule et dans la péninsule Ibérique, on note la présence d’Isis, et à un degré moindre de Sarapis, dans plusieurs villes thermales (Aquae  Helvetiorum, Aquae Aureliae). Les isiaques de Germanie et de Rhétie paraissent avoir été avant tout des civils, indigènes parfois comme à Cologne et à Nida, romains à Cologne et à Stockstadt, orientaux à Augsbourg. À Cologne, les corporations de bateliers ont dû être placées sous le patronage de Sarapis ; de Stockstadt et de Cologne encore proviennent plusieurs dédicaces émanant de beneficiarii associant le couple isiaque à Jupiter, protecteurs du commerce fluvial et terrestre. La tenue de banquets cultuels est attestée par une inscription de Cologne et différents récipients marqués de graffitis isiaques, retrouvés le long des axes routiers menant vers la vallée du Rhin. Le constat d’un très faible intérêt des militaires stationnés sur la frontière rhénane pour les cultes isiaques, qui s’opposerait à celui manifesté par plusieurs officiers du Danube, doit être nuancé désormais par les trouvailles de Mayence. Plusieurs dédicaces émanent de décuries de pausarii  (RICIS Suppl. I 609/0508-0509), qui ne sont pas ici les dévots chargés de marquer les haltes lors des processions, comme le pensent les éditeurs de ces textes1, mais des rameurs œuvrant sur les navires militaires romains en patrouille sur le Rhin et ses affluents. On ne connaît jusqu’à présent en Bretagne que deux sanctuaires isiaques : Londinium (Londres), ville administrative et port commercial important, et Eburacum (York), camp militaire, endroit où est mort Septime Sévère2. Les cultes isiaques semblent s’être d’abord implantés à Londres, où un temple d’Isis devait exister dès le début de l’ère chrétienne, comme en témoigne la découverte d’une cruche, que sa forme permet de dater du troisième quart du Ier siècle apr. J.-C., sans doute destinée au sanctuaire (RICIS 604/0301). Celui-ci, tombé en ruines, fut restauré au cours du IIIe siècle par les soins de Marcus Martiannius Pulcher, gouverneur de Bretagne Supérieure. Plusieurs autres documents attestent la relative popularité du culte dans la capitale. À Eburacum, la dédicace du Sérapeum par Claudius Hieronymianus, légat de la VIe légion, doit pouvoir être datée de la période 208-211 apr. J.-C., lorsque Sévère séjourne dans cette ville au terme de son existence (RICIS 604/0101). Sans doute l’intérêt porté par la dynastie sévérienne au parèdre d’Isis explique-t-elle en partie la présence 1.  G. Alföldy et G. Rupprecht, dans M. Witteyer, Das Heiligtum für Isis und Mater Magna, Mayence, 2004. 2.  E. et J. R. Harris, The Oriental Cults in Roman Britain, ÉPRO 6, Leyde, 1965, p. 74-95 ; R. Rubio, « El culto de Isis y Serapis en Britania », dans R. Rubio (éd.), Isis. Nuevas perspectivas, Madrid, 1996, p. 35-46 ; L. Bricault, Atlas, p. 108-111.

149

II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

de documents le concernant au début du IIIe siècle : une dédicace à Jupiter-Sarapis sur un autel de Bravoniacum, un buste de Sarapis flanqué des têtes des Dioscures symbolisant certainement Sévère et ses fils Caracalla et Geta, sur l’intaille d’une bague. Les trois actes de dévotion connus par les inscriptions émanent de Romains de haut rang, un légat de la VIe Légion, un gouverneur et un membre de la famille de Lucius Alfenus Senecio, sénateur romain. Il semble bien que les cultes isiaques en Bretagne n’aient guère pénétré les couches inférieures de la société et les milieux indigènes. Ils ne se sont répandus qu’au sein des cercles les plus romanisés, et sans doute pas avant le milieu du Ier siècle apr. J.-C., Isis ayant apparemment davantage la faveur des civils et Sarapis, apparu plus tardivement sur l’île, celle des militaires. C’est probablement cet état de fait qui justifie la présence d’une tête en marbre de Sarapis dans une cachette du mithraeum de Londres-Walbrook, lorsque l’on sait quelle fut l’audience de Mithra auprès des soldats. Les divers autres documents « isiaques » retrouvés en Bretagne, dont la présence dès l’antiquité sur l’île ne peut être que rarement prouvée et dont la valeur cultuelle est parfois bien difficile à déterminer, ne permettent pas d’envisager une réelle diffusion de ces divinités dans la province à l’époque romaine. Notons pour conclure que nul document de Bretagne ou d’une autre province de l’Occident romain ne permet d’envisager autrement que par pure hypothèse l’existence de mystères et d’initiations isiaque ou osiriaque dans cette partie de l’Empire.

Mithra et le culte mithriaque Le culte mithriaque, sur bien des points, se distingue des cultes évoqués plus haut1. Dernier venu sur la scène romaine2, il fait peut-être son apparition en Occident, si l’on en croit Plutarque (Vie de Pompée XXIV, 7), dans le sillage des pirates ciliciens capturés par Pompée en 67 av. J.-C. et installés pour certains comme paysans en Apulie. Selon le philosophe de Chéronée, ils pratiquaient en effet des sacrifices et un rituel initiatique dans les grottes de leurs montagnes qui a pu être interprété comme parti-

1.  Les ouvrages classiques sont ceux de F. Cumont, Catalogue  sommaire  des  monuments  figurés  relatifs au culte de Mithra, Paris, 1892 ; Id., Textes et monuments figurés relatifs aux mystères de Mi‐ thra, Bruxelles, 1896-1899 ; Id., Les Mystères de Mithra, Bruxelles, 1902. Pour des synthèses récentes, voir M. Clauss, The  Roman  Cult  of  Mithras,  the  God  and  his  mysteries, Edinburgh, 2000 ; R. Turcan, Mithra et le mithriacisme, Paris, 2000. 2.  Turcan, Cultes orientaux, 1989, p. 193-241.

150

Les « religions orientales » dans les provinces occidentales sous le Principat

cipant du culte de Mithra1. Plus sûrement, ou plus visiblement, ce sont les légionnaires qui importent Mithra en Italie à la suite des campagnes menées par Corbulon en Arménie. Là où s’installent, à l’époque flavienne, les légions II Adiutrix, V Macedonica et XV Apollinaris (respectivement à Aquincum, en Mésie Inférieure et à Carnuntum), apparaissent les premières traces archéologiques et épigraphiques du culte de Mithra2. La complexité extrême des données dont nous disposons sur le culte de Mithra a engendré une littérature moderne riche et variée, qui s’est attachée ces dernières années, entre autres points de réflexion, à distinguer l’uniforme de l’hétérogène dans le culte et son expression (théologique, iconographique, archéologique, rituelle, etc.3). La découverte régulière de nouveaux mithraea, l’analyse approfondie de chaque ensemble documentaire amène à préciser et à nuancer les modèles conçus par les historiens pour mieux appréhender le mithraïsme4. Les temples découverts en Gaule ou en Germanie diffèrent bien peu de ceux mis au jour à Rome ou au Proche-Orient5. Ils se présentent sous l’aspect d’une salle allongée en forme d’antre, la « grotte » proprement dite (spelunca ou spelaeum), pourvue de bancs maçonnés surélevés (podia) tout le long des deux côtés et avec au fond un autel ou un simple relief cultuel qui constituait ainsi le point focal d'attention de la communauté. Le plus souvent, il s’agit d’une image de Mithra tuant le taureau (tauroctone) entourée d’une série de scènes latérales représentant des moments de la vie du dieu. Ces scènes a priori secondaires n’obéissent pas à un ordre fixe et l’on a pu distinguer deux groupes majeurs que l’on trouve avant tout dans les zones du Danube et du Rhin6. Cependant, les documents découverts en Italie ne s’insèrent guère dans l’un ou l’autre groupe, lesquels présentent d’ailleurs de nombreuses variantes internes, que l’on interprète comme des variations régionales fondées sur un répertoire iconographique commun, avec des séquences différentes dans des contextes différents. Une antichambre 1.  R. Beck, « The Mysteries of Mithras : a new account of their genesis », Journal of Roman Studies 88, 1998, p. 115-128. 2.  C. M. Daniels, « The role of the Roman Army in the spread and practise of Mithraism », dans J. Hinnells (éd.), Mithraic Studies, vol. II, Manchester, 1975, p. 249-274 ; A. Périssin-Fabert, « Isis et les dieux orientaux dans l'armée romaine », dans L. Bricault (éd.), Isis  en  Occident, LeydeBoston, 2004, p. 449-478. La documentation épigraphique antérieure aux années 1960 avait été réunie par M. J. Vermaseren, Corpus  Inscriptionum  et  Monumentorum  Religionis  Mithriacae (CIMRM), La Haye, 1956-1960, 2 vol. L’ouvrage mériterait d’être revu et actualisé. 3.  S. Price, « Homogénéité et diversité dans les religions à Rome », Archiv für Religionsgeschichte 5, 2003, p. 180-197. 4.  R. Beck, Planetary Gods and Planetary Orders in the Mysteries of Mithras, ÉPRO 109, Leyde, 1988. 5.  Voir par exemple, pour le temple découvert récemment à Hawarte, en Syrie, à 15 km d’Apamée, M. Gawlikowski, « The mithraeum at Hawarte and its paintings », JRA 20, 2007, p. 337-361, qui présente un ensemble de peintures uniques à ce jour. Il est daté du IVe siècle. 6.  H. Lavagne, « Les reliefs mithriaques à scènes multiples en Italie », dans Mélanges Pierre Boyan‐ cé, Paris, 1974, p. 481-504 ; R. L. Gordon, « Panelled complications », Journal of Mithraic Studies 3, 1980, p. 200-227.

151

II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

(pronaos) marque l’entrée d’un sanctuaire dont la principale caractéristique est de faire figurer le naos à l'intérieur même de la salle de réunion où avaient lieu les principales manifestations de la communauté (repas rituels, initiations, etc.). La découverte de fragments d’enduit peint dans plusieurs sanctuaires indique que les murs étaient colorés, voire illustrés de scènes liturgiques et les plafonds peints à l’image du ciel1. La taille réduite de ces sanctuaires limitait a priori le nombre de participants à une vingtaine de personnes au maximum. Si, dans les provinces occidentales, la plupart des mithraea reconnus par l’archéologie sont des constructions ex novo, la grande majorité des sanctuaires consiste en fait en édifices préexistants (maisons particulières, commerces, entrepôts et même casernes) convertis au culte mithriaque, comme à Ostie où un seul des vingt-cinq mithraea est une construction spécifique pour le besoin du culte. Contrairement aux cultes métroaque et isiaque, celui de Mithra, qui ne connaît pas de grandes cérémonies publiques ni de processions colorées, apparaît souvent comme un culte exclusif et fermé, ce qu’une analyse précise de la documentation retrouvée à Londres-Walbrook2, Mérida, Osterburken (CIMRM 1292) ou Santa Prisca3 ne confirme pas toujours. La cosmologie mithriaque ne laisse a priori guère de place aux autres divinités. L’ascension de l’initié, censé s’élever en s’éloignant à chaque fois davantage de la Terre à travers les sept grades (corbeau, fiancé, soldat, lion, Perse, courrier-du-soleil, père), chacun étant mis en relation avec une planète, pour atteindre l’apogénèse (apogenesis, la naissance hors du monde matériel), n’impliquait guère d’y intégrer d’autres dieux. Beaucoup étaient pourtant visibles dans les mithraea, parfois sous forme statuaire, parfois directement présents au sein des reliefs votifs : on y a retrouvé ainsi des représentations de Sarapis, de Jupiter, d’Apollon, de Vénus, d’Hécate, de Fortuna, de Dionysos, d’Asclépios, de Mars... De même, l’adresse à Mithra de dédicaces pour le salut de l’empereur implique là encore, d’une certaine manière, une intégration du culte au monde qui l’entoure. Traditionnellement, depuis Cumont, on a lié pour l’essentiel la diffusion du mithraïsme en Occident aux déplacements et cantonnements des militaires. Si leur rôle est indéniable dans un certain nombre de cas, la prolifération des mithraea à partir du début du IIe siècle ne peut être attri1.  Voir M. Fuchs, Y. Dubois, « Le plafond du mithraeum  de Martigny (Valais, Suisse) », dans L. Borhy (éd.), Plafonds  et  voûtes  à  l’époque  antique. Actes  du  VIIIe  Colloque  international  de  l’Association  Internationale  pour  la  peinture  murale  antique  (AIPMA),  15‐19  mai  2001,  Budapest‐ Veszprém, Budapest, 2004, p. 213-219. 2.  J. D. Shepherd, The Temple of Mithras, London : Excavations by W. F. Grimes and A. Williams at the  Walbrook, Londres, 1998. 3.  M. J. Vermaseren, C. C. van Essen, The Excavations in the Mithraeum of the Church of Santa Prisca in Rome, Leyde, 1965.

152

Les « religions orientales » dans les provinces occidentales sous le Principat

buée aux seuls soldats. L’urbanisation, les voies commerciales, d’autres facteurs encore doivent être mis en avant1. Échappant à un schéma trop simple, l’analyse est rendue plus délicate encore par le fait que la distribution chronologique du culte ne présente pas de cohérence logique avec son implantation géographique, une discordance complexifiée par la difficulté à dater avec précision certains sanctuaires. La présence de sectateurs de Mithra dans la péninsule Ibérique et en Gaule semble bien moindre qu’en Germanie ou en Pannonie. Hormis quelques découvertes sporadiques d’inscriptions et d’éléments statuaires, le culte mithriaque en Espagne, en nos connaissances actuelles2, se limite à de rares sites urbains : Lisbonne, Mérida, fondée par Auguste en 25 av. J.-C. pour les vétérans des légions engagées dans les guerres cantabres, la Ve Alaudae et la Xe Gemina, et Lucus Augusti (Lugo)3. Introduit en Espagne semble-t-il au IIe siècle, peut-être par des militaires, on considérait jusqu’il y a peu qu’il avait disparu de ces provinces dès avant la fin du IIIe siècle. Le mithraeum de Lugo, qui fonctionnait encore au milieu du IVe siècle, souligne une fois encore combien provisoires sont les conclusions des historiens, tributaires qu’elles sont d’une documentation toujours plus riche et plus complexe. Une inscription de San Juan de la Isla, sur la côte asture4, probablement à dater de ce même IVe siècle (CIMRM 803), indique la présence d’une communauté organisée dans cet espace portuaire enclavé, sans lien avec l’armée, mais bien plutôt en relation avec les commerçants maritimes fréquentant le port. Ce sont sans doute d’autres commerçants qui sont à l’origine du mithraeum de Burdigala (Bordeaux). Comme celui de Septeuil dans les Yvelines5, il fut découvert au milieu des années 1980. Situés à proximité d’un centre économique (vicus de Septeuil, espace urbanisé de Burdigala), ils se présentent tous deux comme une longue salle bordée de banquettes et pourvue à son extrémité d’un relief cultuel. Mais de nombreux éléments les distinguent l’un de l’autre. Celui de Septeuil, semi-excavé, est bien plus petit que celui de Bordeaux, qui est 1.  M. Volken, « The development of the cult of Mithras in the western Roman Empire : a socioarchaeological perspective », Electronic Journal of Mithraic Studies 4, 2004 : http://www.uhu.es/ejms/papers.htm. 2.  J. Alvar, « El culto de Mitra en Hispania », Memorias de Historia Antigua 5, 1981, p. 51-72 ; M. A. De Francisco Casado, El culto de Mithra en Hispania. Catalogo de monumentos esculpidos e inscrip‐ ciones, Grenade, 1989. 3.  CIMRM 793 pour la fondation du premier mithraeum de Mérida en 155 apr. J.-C. ; pour Lugo, voir J. Alvar, R. Gordon & C. Rodríguez, « The mithraeum at Lugo (Lucus Augusti) and its connection with Legio VII Gemina », JRA 19, 2006, p. 266-277. 4.  G. E. Adán, R. M. Cid, « Nuevas aportaciones sobre el culto a Mitra en Hispania : la comunidad de San Juan de la Isla (Asturias) », Memorias de historia antigua 18, 1997, p. 257-298 ; Ead., « Testimonios de un culto oriental entre los astures transmontanos. La lápida y el santuario mitraicos de San Juan de la Isla (Asturias) », Real Instituto de Estudios Asturianos 152, 1999, p. 125-146. 5.  M.-A. Gaidon-Bunuel, « Les mithraea de Septeuil et de Bordeaux », Revue  du  Nord 73, no 292, 1991, p. 49-58. Pour la documentation antérieure, voir R. Turcan, Vallée du Rhône, 1972, p. 1-47 et V. J. Walters, The Cult of Mithras in the Roman Provinces of Gaul, ÉPRO 41, Leyde, 1974.

153

II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

totalement enterré. Le premier, sommaire, tardif puisqu’il date de la seconde moitié du IVe siècle, fut construit par remploi de matériaux divers, dont beaucoup de bois, tandis que le second, construit au début du IIIe siècle, est d’une facture plus soignée. Le plus grand nombre de sanctuaires se repère dans la vallée du Rhône (Arles, Bourg-Saint-Andéol, Vienne, Lyon, etc.), le long des voies alpines et de celles qui reliaient la Gaule à la Germanie (La Bâtie-Montsaléon, Mandeure). Si la présence de Mithra est faiblement attestée en Bretagne, où l’on repère de rares mithraea à Londres et à proximité du mur d’Hadrien1, elle l’est bien davantage dans les Germanies2. La liste des sanctuaires connus par l’archéologie est longue et multiples sont les reliefs mithriaques issus du sol germanique. Leur implantation, incontestablement liée à la présence militaire le long de la frontière, ne doit pas pour autant conduire à considérer les militaires comme les seuls adeptes du culte. Si un certain nombre d’entre eux avoisinent les postes fortifiés et les camps des légions, d’autres sont implantés à proximité des voies de communication, parfois aux portes des villes, dans des quartiers fréquentés par les voyageurs et les soldats, comme ceux de Königshofen et Bisheim, en Alsace3, voire en pleine nature, comme celui de la grotte du Halberg, l’une des collines surplombant Sarrebrück, ou celui de Schwarzerden. Si les mithraea rupestres sont nombreux dans les provinces danubiennes, ils sont toutefois moins fréquents en Occident où, à plusieurs reprises, le Tauroctone est associé à des cultes des sources (Septeuil, Vieu, Alésia en Gaule, Mackviller en Germanie, Caldas de Reyes en Espagne)4, ce qui ne peut surprendre pour un culte où l’eau joue un rôle si important, dans les repas comme lors des initiations. À l’entrée des mithraea, l’eau est toujours présente pour les ablutions et les purifications. On repère dans les inscriptions de nombreux non-militaires, sans doute des commerçants pour beaucoup d’entre eux5, parfois de condition modeste, mais pas seulement. L’épigraphie nous fait également connaître, parmi les mithriastes d’Occident, des fonctionnaires, des notables municipaux, des artisans, des agents d’affaires, des affranchis mais aussi, à 1.  E. et J. R. Harris, The Oriental Cults in Roman Britain, ÉPRO 6, Leyde, 1965, p. 1-54. 2.  M. J. Vermaseren, Der Kult des Mithras im römischen Germanien, Stuttgart, 1974 ; I. Huld-Zetsche, « Der Mithraskult in den germanischen Provinzen », dans W. Spickermann (éd.), Religion in den  germanischen Provinzen, Tübingen, 2001, p. 339-359. 3.  E. Kern, « Le mithraeum de Biesheim-Kunheim (Haut-Rhin) », Revue du  Nord 73, no 292, 1991, p. 59-65. Fouillé entre 1976 et 1979, il a livré de très nombreuses tuiles estampillées de plusieurs légions. 4.  J. Muñoz García-Vaso, « Sacralidad de las aguas en contextos arqueológicos de culto mitraico », dans M. J. Peréx Agorreta, C. M. Escorza (éds), Termalismo antiguo : I Congreso peninsular, Arnedillo (La Rioja), 3-5 octubre 1996, Madrid, 1997, p. 169-178. 5.  J. Muñoz García-Vaso, « Evidencias mercantiles en contextos arqueológicos mitraicos », Espacio,  Tiempo y Forma II, 2, 1989, p. 153-170.

154

Les « religions orientales » dans les provinces occidentales sous le Principat

l’occasion, des esclaves, révélant une grande hétérogénéité sociale. À Elu‐ sa (Eauze), en Aquitaine, le pater de la communauté, un affranchi d’origine gréco-orientale, est un vendeur d’habits (vestiarius) (CIMRM 888) ; à Venetonimagus (Vieu en-Val-Romey), en Lyonnaise, c’est un médecin d’origine orientale et servile ayant réussi dans sa profession qui exerce la fonction de pater (CIMRM 911). Tous sont des hommes même si, à l’occasion, on a pu, à Rome et à Ostie notamment, mettre quelques femmes en relation avec Mithra. Mais le fait de concéder une partie de sa villa ou de sa domus pour y installer un lieu de culte mithriaque ne transforme pas pour autant la propriétaire des lieux en une adepte de Mithra. Les mithraea régulièrement mis au jour apportent là encore une documentation précieuse1, surtout si l’on s’attache à l’étudier dans sa globalité et non en se contentant des reliefs et des inscriptions : la poterie, la vaisselle2, les reliefs sacrificiels3 sont autant de sources d’information longtemps négligées4. Ainsi, le mithraeum de Forum Claudii Vallensium (Martigny), en Germanie Supérieure, mis au jour en 1993 a-t-il livré plus de 2000 monnaies, fragments de cristal de roche, récipients en terre cuite, etc.5 Ce mithraeum, édifié durant la seconde moitié du IIe siècle, fut détruit en deux phases à la fin du IVe et au début du Ve siècle. Mesurant 23,36 m sur 8,95 m, il se composait d’un vestibule presque carré auquel on accédait par une porte latérale. On y a découvert plusieurs foyers. Une sacristie (appa‐ ratorium) était réservée dans un de ses angles. De ce vestibule, on accédait au spelaeum en descendant trois marches. Cette salle, longue de 14,40 m, était bordée de deux banquettes sur lesquelles s’allongeaient obliquement les mithriastes pour participer aux cérémonies. Au fond du spelaeum se trouvait un podium précédé de quelques marches sur lequel étaient dis1.  Voir, récemment, les données nouvelles concernant ceux de Mayence : I. Huld-Zetsche, Ein  Mithräum  in  Mainz, Mayence, 2003 ; de Tienen : M. Martens, « Re-thinking sacred “rubbish” : the ritual deposits of the temple of Mithras at Tienen (Belgium) », JRA 17, 2004, p. 333-353 ; de Güglingen : A. Brodbeck, « Die römischen Wandmalereifragmente aus dem Mithräum II in Güglingen, Kreis Heilbronn. Technologischer Aufbau, Restaurierung, Präsentation », Denkmalp‐ flege in Baden‐Württemberg 35, 4, 2006, p. 213-219. 2.  C. Plouin-Fortuné, « Les vases cultuels découverts dans le mithraeum de Biesheim (HautRhin) », Société  Française  d’Étude  de  la  Céramique  Antique  en  Gaule,  Actes  du  congrès  de  Vallauris, Marseille, 2004, p. 269-276. 3.  M. Martens, A. Lentacker & A. Ervynck, « Restes d'un festin en l'honneur de Mithra et autres dépôts rituels dans le vicus de Tirlemont », dans S. Lepetz, W. Van Andringa (éds), Archéologie  du sacrifice animal en Gaule romaine – Rituels et pratiques alimentaires, Montagnac, 2008, p. 273-278. 4.  Voir les nombreuses contributions réunies dans l’important ouvrage de M. Martens, G. De Boe, Roman Mithraism : the evidence of the small finds, Bruxelles, 2004 ; citons par exemple A. Lentacker, A. Ervynck & W. Van Neer, « The symbolic meaning of the cock. The animal remains from the mithraeum at Tienen (Belgium) », p. 57-80 ; T. Luginbühl, J. Monnier & Y. Mühlemann, « Le mithraeum  de la villa d'Orbe-Boscéaz (Suisse) : du mobilier aux rites », p. 109-133 ; R. Gordon, « Small and miniature reproductions of the Mithraic icon : reliefs, pottery, ornaments and gems », p. 259-283. 5.  F. Wiblé, « Le Mithraeum de Forum Claudii Vallensium, Martigny (Valais) », Archäologie  der  Schweiz 18, 1995, p. 2-15.

155

II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

posés des autels à offrandes consacrés par des personnages importants de la cité. Le tout était dominé par l’image rituelle de la tauroctonie figurant le dieu Soleil invincible Mithra tuant le taureau blanc en lui enfonçant un poignard au défaut de l’épaule. Les innombrables petits artefacts découverts lors des fouilles avaient été soit employés lors des cérémonies en tant qu’offrandes ou objets liés au repas, soit déposés comme offrandes lors de la construction du sanctuaire. Comme à Biesheim ou à Martigny, les monnaies retrouvées dans plusieurs sanctuaires indiquent que leur destruction parfois violente se situe généralement à l’extrême fin du IVe siècle plutôt qu’à la fin du IIIe, s’ils n’ont pas été abandonnés plus tôt, suivant un mouvement plus général de déplacement des populations, tel le mithraeum de Wiesloch en Germanie, dont la fin est à situer vers 260, lorsque le vicus lui-même est déserté par sa population1.

Conclusion Comme on vient de le voir, l’expression « religions orientales » s’avère désormais bien peu pertinente pour traiter de cultes qui n’ont finalement plus vraiment de raison d’être étudiés ensemble, à l’exclusion des autres cultes du monde gréco-romain. Toutefois, on ne peut nier que ces cultes possédaient en commun d’affirmer un haut degré de cohésion socioreligieuse, avec des adeptes conscients de n’être pas simplement les dévots traditionnels d’un culte plus ou moins topique, qui serait limité à une cité ou à une région, mais les serviteurs de divinités transcendant espaces et territoires. Dans le cadre de l’Empire, ces cultes, officiels ou non, publics ou privés, mystériques ou pas, ont joué un rôle essentiel : procurer à leurs adeptes de nouvelles identités religieuses.

Bibliographie Sur les « religions orientales » • • •

CUMONT F., Les Religions  orientales dans  le  paganisme  romain, Paris, 1929 (4e éd. revue, illustrée et annotée). TURCAN R., Les cultes orientaux dans le monde romain, Paris, 20043 (1re éd. 1989). BONNET C., RÜPKE J. & SCARPI P. (éds), Religions orientales‐culti misterici. Neue Pers‐ pektiven‐nouvelles perspectives‐prospettive nuove, Stuttgart, 2006.

1.  A. Hensen, « Das Mithräum im Vicus von Wiesloch », Archäologische Nachrichten aus Baden 51,2, 1994, p. 30-37.

156

Les « religions orientales » dans les provinces occidentales sous le Principat



BONNET C., RIBICHINI S. & STEUERNAGEL D. (éds), Religioni in contatto nel Mediterra‐ neo antico. Modalità di diffusione e processi di interferenza, Atti del 3 colloquio su « Le religioni orientali nel mondo greco e romano », Loveno di Menaggio (Como), 26-28 maggio 2006, Mediterranea 4, Pise, 2008.

Sur Cybèle et Attis • • • •

VERMASEREN M. J., Cybele and Attis. The Myth and the Cult, Londres, 1977. VERMASEREN M. J., Corpus  Cultus  Cybelae  Attidisque  (CCCA), ÉPRO 50, 7 vol., Leyde, 1977-1989. BORGEAUD Ph., La Mère des dieux. De Cybèle à la Vierge Marie, Paris, 1996. LANE E. N. (éd.), Cybele, Attis and Related Cults: Essays in Memory of M. J. Vermase‐ ren, RGRW 131, Leyde, 1996.

Sur Isis et Sarapis • • • •

BRICAULT L., Atlas de la diffusion des cultes isiaques, Paris, 2001. BRICAULT L., Recueil  des  inscriptions  concernant  les  cultes  isiaques (RICIS), 3 vol., Paris, 2005. MALAISE M., Pour une terminologie et une analyse des cultes isiaques, Bruxelles, 2005. BRICAULT L. (dir.), Bibliotheca Isiaca I, Bordeaux, 2008.

Sur Mithra • • • •

VERMASEREN M. J., Corpus  Inscriptionum  et  Monumentorum  Religionis  Mithriacae (CIMRM), La Haye, 1956-1960, 2 vol. TURCAN R., Mithra et le mithriacisme, Paris, 20002 (1re éd. 1981). CLAUSS M., The Roman Cult of Mithras, the God and his mysteries, Edinburgh, 2000. MARTENS M., DE BOE G., Roman Mithraism: the evidence of the small finds, Bruxelles, 2004.

157

Les martyrs de Lyon (177) et les débuts du christianisme en Gaule Marie-Françoise Baslez Professeur d’histoire ancienne à l’université de Paris XII-Val de Marne

Les communautés chrétiennes de Lyon et de Vienne, dans la vallée rhodanienne, nous apparaissent déjà constituées lors de la grande persécution dont elles furent victimes sous Marc-Aurèle en 177. Avec des communautés d’Afrique, connues à la même période et dans le même contexte, ce sont les seules implantations chrétiennes attestées dans l’Occident romain au IIe siècle. L’histoire de leurs origines doit donc être tirée du récit de la persécution, qui consiste en une lettre envoyée par les Églises de Vienne et de Lyon à celles de la province d’Asie et de Phrygie, en Orient1 : c’est un document exceptionnellement long, peut-être dû à l’évêque Irénée, qui prit la tête de la communauté après l’épreuve, mais il développe une doctrine du martyre à travers des figures emblématiques plutôt qu’il ne retrace l’histoire et le fonctionnement des communautés. Bien qu’il se présente comme un témoignage oculaire, il obéit à des intentions théologiques et s’inscrit dans un débat sur la mort volontaire et dans une littérature de martyre véhiculant des stéréotypes2. Prudence et réserves sont donc de mise. Le document a cependant un double intérêt historique : il éclaire, bien sûr, les rapports du christianisme avec l’État romain et la société locale, à travers l’analyse des causes et du déroulement de la persécution, mais il permet aussi d’appréhender quelque peu les origines de ces premières communautés chrétiennes d’Occident à travers l’onomastique et les références culturelles ou religieuses des martyrs. La ques-

1.  Transmise par l’auteur de la première histoire générale de l’Église sous le règne de Constantin, Eusèbe de Césarée, Histoire  ecclésiastique  5, 1-53, abrégée HE  dans la suite de cette étude, à consulter dans l’édition bilingue grec-français des Sources Chrétiennes 41, Tome II, édition et traduction de G. Bardy, Les Éditions du Cerf, Paris, réédition 1994 (Paris). L’anniversaire de l’événement en 1977 a été l’occasion d’un Colloque international, qui documente tous les aspects de la question : Les martyrs de Lyon (177), éds Rougé J. et Turcan R., Colloques internationaux du CNRS 575, 1978 (Paris), 328 pp. 2.  La distinction conventionnelle en termes de degré d’authenticité, qui avait été autrefois établie par les hagiographes entre les Actes, qui auraient repris les procès-verbaux officiels, les Martyres, qui auraient relevé du témoignage oculaires et les Passions, qui seraient des récits plus tardifs et plus distancés, apparaît aujourd’hui caduque : voir Baslez M.-F., Les  persécutions  dans  l’Antiquité. Victimes, héros, martyrs, Fayard, 2007 (Paris), p. 8.

158

Les martyrs de Lyon (177) et les débuts du christianisme en Gaule

tion de la christianisation croise ainsi celle des relations de la métropole des Gaules avec Rome et avec l’Orient.

L’arrivée du christianisme en Gaule : une religion orientale parmi d’autres La géographie est suffisamment éloquente : les Églises de Vienne et de Lyon constituent deux foyers isolés de christianisme, qui n’ont pas essaimé dans les Gaules. On pense donc à un mouvement qui a remonté la vallée du Rhône, axe de navigation fluviale et commerciale, et on conclut en général à l’antériorité de l’implantation de Vienne sur celle de Lyon : l’Église de Vienne est nommée la première dans la lettre ; un seul diacre est mentionné, qui est diacre de l’Église de Vienne1. Ce fut l’itinéraire de toutes les religions venues de l’Orient – cultes isiaques et culte de Cybèle en particulier – qui arrivèrent en Gaule2.  Cependant, contrairement à ce que l’on constate dans d’autres provinces, la diffusion du christianisme ne s’appuie pas dans cette région sur le réseau de la Diaspora juive, qui est inexistant à cette date. L’implantation lyonnaise ne saurait étonner : durant toute leur préhistoire, entre le Ier et le IIIe siècle, les missions chrétiennes ont assez systématiquement visé les capitales provinciales, pour utiliser au mieux le maillage de l’empire romain et pouvoir relayer l’évangélisation de proche en proche3. La colonie romaine de Lyon a d’abord le rôle de carrefour routier, ainsi qu’une fonction de rassemblement puisqu’elle est le lieu du culte fédéral des Trois Gaules. Tout cela est partout caractéristique des premières fondations chrétiennes dans l’Orient romain. Ces deux Églises sont hellénophones et maintiennent des relations avec des Églises d’Asie, sans qu’il faille nécessairement conclure, comme on l’a fait longtemps, à une filiation directe. La lettre sur la persécution de 177 est adressée spécifiquement « aux Églises d’Asie et de Phrygie », mais cela peut se justifier dans le cadre plus large de la construction d’une théologie du martyre. À cette date, les Églises d’Asie Mineure, surtout en Phrygie, sont secouées par le mouvement montaniste, un mouvement charismatique très radical4, qui pousse au martyre ; à l’opposé de ces excès, les chrétiens de Vienne et de Lyon veulent démontrer leur orthodoxie et diffuser 1.  Sur la fonction et le rôle des diacres, voir ci-dessous. 2.  Turcan R., Les  religions  de  l’Asie  dans  la  vallée  du  Rhône,  EPRO 30, 1972 (Leyde) ; voir aussi du même, Les religions « orientales » à Lugdunum en 177, Les martyrs de Lyon, p. 195-208.   3.  Baslez M.-F., Comment notre monde est devenu chrétien, CLD, 2008 (Tours), p. 49-53.  4.  Les  persécutions,  p. 204-216. Voir en particulier Kraft H., Die lyoner Märtyrer und der Montanismus, Les martyrs de Lyon, p. 233-247. À Lyon en 177, comme en d’autres situations de persécution, les martyrs usent du charisme de l’inspiration qui leur est reconnu pour désigner le futur évêque et le recommander dans une lettre à l’évêque de Rome.

159

II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

l’image du « bon martyre », c’est-à-dire d’une mort acceptée et non pas recherchée. Leur lettre peut s’inscrire dans un contexte polémique et participer d’un débat doctrinal et disciplinaire, qui prenait souvent la forme, à l’époque, d’échanges épistolaires1. En définitive, ce qui permet d’affirmer l’origine orientale de la chrétienté lyonnaise, c’est sa langue d’usage, qui est le grec, comme à Rome, et l’onomastique pour une partie, au moins, des convertis. En fait, l’onomastique est mixte : certains martyrs ont des noms latins, peut-être des diminutifs ou des noms emblématiques, comme le diacre Sanctus ou l’esclave Blandine. Mais les plus notables portent des noms grecs, comme Attale, qui est un citoyen romain,  ou Alexandre, dont on précise à la fois la profession – il est médecin – et la région d’origine, la Phrygie, ou encore Vettius Epagathus, au gentilice romain et au cognomen oriental, qui se présente comme un avocat. Surtout, celui qui fait fonction d’évêque en 177 et qui décède en prison est un Grec ou un Oriental hellénisé, Pothin (Potheinos) et, pour lui succéder, les martyrs vont choisir et imposer Irénée (Eirenaios), un brillant intellectuel, issu de l’Église de Smyrne, en Asie Mineure, et formé par l’évêque Polycarpe, qui subit le martyre à Smyrne dans les années 150. Mais il semble qu’Irénée fasse des va-et-vient entre Lyon et Rome, qu’il a gagné en passant par Corinthe et où il participe aux controverses théologiques accompagnant la constitution du Canon2 et la définition de l’orthodoxie. Son choix comme évêque suffit donc à indiquer que, dès ses origines, le christianisme lyonnais est dans la mouvance de l’Église de Rome et que l’évangile qui y fut prêché était déjà passé au filtre romain, même si les prédicateurs étaient des Orientaux3. Il y avait des voyages et des échanges épistolaires constants entre les Églises de Lyon et de Rome, et l’influence romaine se signale aussi dans le calendrier liturgique : Pâques est fêtée à Lyon à la même date qu’à Rome et non pas à la date retenue par les chrétiens d’Orient. Cela confirme une observation que l’on peut faire dès les années 65, à partir de la dernière épître de saint Paul : seuls les réseaux romains pouvaient fournir à un Oriental l’infrastructure nécessaire pour une mission dans la partie occidentale et latinophone de l’Empire, longtemps terra  incognita pour les Orientaux hellénisés4. Des intermédiaires 1.  2.  3.  4. 

Comment notre monde est devenu chrétien, p. 122-127.  Les écrits retenus comme révélés, qui vont constituer la Bible chrétienne. Piétri Ch., » Les origines de la mission lyonnaise », Les martyrs de Lyon, p. 249-255. Épître aux Romains, 15, 24, où Paul ne présente Rome que comme une étape ; il continue d’ailleurs en développant la mise en réseaux des Églises de Macédoine et d’Achaïe pour collecter et convoyer une aide financière jusqu’à Jérusalem (Rm 15, 25-28). Ibidem,  16 (salutations) : voir Jewett R., Paul, Phoibè and the Spanish mission, The Social World of Formative Christianity  and Judaism : Essays in Tribute of Howard Clark Kee, Fortress Press, 1988 (Philadelphie) p. 144-164. Dans le milieu du judaïsme hellénisé, il faut attendre Paul et l’historien Josèphe, à la fin du Ier siècle, pour que soient prises en compte les provinces occidentales d’Ibérie, puis de Gaule. Philon d’Alexandrie les ignore.

160

Les martyrs de Lyon (177) et les débuts du christianisme en Gaule

romains sont d’autant plus nécessaires, quand fait défaut le réseau de la Diaspora, ce qui est le cas en Gaule comme en Ibérie. Il est peu probable que cette trajectoire chrétienne de l’Orient vers l’Occident en passant par Rome ait existé dès l’âge apostolique, c’est-à-dire dès la fin du Ier siècle : en effet, Il n’y a aucune trace que Paul ait réellement effectué dans les provinces ibériques la mission qu’il envisageait vers 65. Les premières Églises de Vienne et de Lyon, furent donc sans doute des communautés majoritairement hellénophones, encore que le diacre Sanctus ait parlé latin1. Le grec était la langue d’usage des immigrés orientaux, ainsi qu’en témoignent des inscriptions funéraires de Lyon. Dans ces communautés d’immigrés, tous ne sont pas des marchands, puisqu’on connaît un médecin et un juriste. C’est un milieu mêlé, où, comme souvent ailleurs, le marchand cultivé peut se confondre avec l’intellectuel qui fait des affaires, l’appartenance religieuse n’étant pas toujours évidente. Par exemple, il est difficile de déterminer la fonction et la religion d’un Syrien, Euktenios Julianus, mort et enterré à Lyon2 : il appartenait au milieu des notables en ligne paternelle et maternelle ; il voyagea beaucoup ; il fut un orateur brillant « quand il parlait aux Celtes », « apportant en présent aux Celtes et à la terre d’Occident, tout ce que Dieu a fixé de porter à la terre d’Orient ». S’agit-il d’une discrète confession de foi monothéiste ? on en a fait parfois un chrétien ou un crypto-chrétien, puisqu’aussi bien à Rome, les chrétiens ne s’identifient dans les catacombes qu’au milieu du IIIe siècle ; mais on peut tout aussi vraisemblablement le reconnaître comme un de ces rhéteurs ou sophistes, tels que l’Asie en produisait en grand nombre au IIe siècle, tant il s’agit d’une rhétorique conventionnelle3. Dans tous les cas, le milieu des Orientaux de Lyon, où apparut le christianisme, était un milieu cultivé, comme la première Église de Carthage à la même époque. Les premiers groupes chrétiens s’y structurent d’abord dans le cadre domestique des familiae, associant maîtres, esclaves et affranchis. À titre d’exemple emblématique, la jeune esclave Blandine, figure de proue de l’Église persécutée, est emprisonnée en même temps que sa maîtresse, qui s’inquiète pour elle ; d’autres esclaves furent arrêtés en même temps que leurs maîtres et soumis à la torture, les uns demeurant fidèles jusqu’à la mort et d’autres, au contraire, chargeant des maîtres dont ils ne partageaient pas volontairement la foi. Au moment de la persécution, l’organisation communautaire apparaît encore embryonnaire, ce qui pourrait révéler une fondation récente. La hiérarchie ministérielle est incomplète, car la lettre ne mentionne aucun « prêtre » (Ancien) et un seul diacre pour 1.  HE 5, 1, 20. 2.  Épitaphe publiée par Pouilloux J., Journal des Savants 1975, p. 47-75. 3.  Jones C.P., « L’inscription grecque de Saint-Just », Les martyrs de Lyon, p. 119-127.

161

II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

deux Églises. L’évêque, qui représente l’autorité établie, élue par les fidèles selon des normes de dignité et de reconnaissance sociale qui remontent, en Asie, au IIe siècle, est désigné à Lyon par une périphrase comme si la charge n’y était pas encore stabilisée1 ; d’après des textes contemporains, il préside les liturgies, mais gère aussi les ressources communes et en assure la redistribution parmi les plus démunis. Le diacre est plus spécifiquement chargé des œuvres sociales, qui prennent une importance particulière en période de persécution, avec les visites aux prisonniers. Le fait que la lettre ne mentionne qu’un évêque et qu’un diacre pour deux Églises (de Lyon et de Vienne) et ne cite aucun prêtre, pourrait aussi donner à penser que la communauté n’est pas encore très nombreuse. D’ailleurs, elle ne retient que dix noms de martyrs, ce qui correspond au chiffre moyen de victimes pour une persécution locale dans le cadre d’une cité2.

Une communauté religieuse parmi d’autres : les tensions intercommunautaires dans une ville romaine L’affaire des martyrs de Lyon n’est pas claire à ses débuts, car la lettre des Églises ne dit rien des causes immédiates de la persécution. Elle ne le devint qu’après les premiers aveux et les premières dénonciations, obtenues lors de l’instruction. Les convertis furent dès lors poursuivis par l’application automatique du droit romain et d’une jurisprudence rappelée par un rescrit de Trajan en 112 : le christianisme faisait l’objet d’un interdit légal, même si les chrétiens ne devaient pas être recherchés, ni systématiquement poursuivis3, sauf en cas, bien sûr, de provocation, de trouble et de désordre. Les dénonciations, procédure normale de la justice romaine4, étaient donc nécessaires pour mettre en branle l’action judiciaire. À Lyon, celles-ci s’enchaînèrent et c’est ainsi que la persécution prit de l’ampleur, selon le même processus qu’en Bithynie en 112. La lettre retrace trois étapes de la persécution : une réaction populaire qui interdit d’abord l’accès des lieux publics aux chrétiens avant d’en arriver à des violences : l’intervention des autorités municipales et du tribun de la cohorte urbaine pour rétablir l’ordre, ce qui conduit aux premières arrestations, puis à une vague de dénonciations ; enfin, l’ouverture d’une enquête sur les chrétiens, diligentée par le légat impérial quand il arrive 1.  2.  3.  4. 

HE 5, 1, 11. Les persécutions, p. 232-244. Ce texte célèbre est conservé dans Pline, Lettres 10, 97. Voir Rivière Y., Les Délateurs sous l’Empire romain, BEFAR 311, École Française de Rome, 2002.

162

Les martyrs de Lyon (177) et les débuts du christianisme en Gaule

dans la ville. Mais l’événement déclencheur reste inconnu. Toutes les éventualités ont été proposées et pesées lors du Colloque international de 1977, car nous pouvons seulement utiliser le contexte et raisonner par analogie pour éclairer les débuts d’une affaire, qui ne pose pas seulement un problème juridique, mais ouvre aussi la question de la place des chrétiens dans la cité. Depuis la fin du XXe siècle, nous sommes de plus en plus sensibles à l’importance pris par le mouvement associatif dans les villes de l’Empire romain, mouvement dont participent évidemment les premières fondations chrétiennes. Il s’agit à la fois de minorités ethniques, de confréries religieuses, vouées à des cultes publics de la cité et de l’Empire aussi bien que privés, de corporations professionnelles, de collegia  tenuiorum, pratiquant l’entraide sociale au bénéfice des plus humbles, et, enfin d’associations volontaires rassemblant des gens par affinités1. Bien entendu, plusieurs objectifs et motifs peuvent se combiner au sein d’une même association. L’explosion du mouvement associatif dans les villes de l’Empire a eu deux effets opposés. D’une part, les appartenances multiples étaient la règle, surtout pour les notables, si bien que les associations ont pu contribuer à l’homogénéisation de la population en renforçant le tissu social et en facilitant l’intégration des étrangers et des affranchis. Mais les pouvoirs publics pouvaient craindre aussi des réactions communautaristes de repli, le monothéisme des Juifs et des chrétiens constituant un facteur d’exclusivisme aggravant. Enfin, certaines associations ont fait du lobbying, comme, par exemple, les métiers de la viande en Bithynie en 112, qui s’en prirent aux chrétiens de la province, parce que les conversions vidaient les marchés. On peut projeter toutes ces configurations à Lyon pour tenter d’expliquer la persécution de 177. Étant donné la violence populaire indéniable, qui outrepassa dès le début la procédure judiciaire en se livrant au pillage et aux lynchages, on a pu suggérer que l’événement catalyseur avait été la rencontre de deux cortèges religieux, celui des chrétiens et celui des dévots de Cybèle, en cette année 177 où la fête des Hilaries a pu tomber à la même date que le Vendredi Saint, jour où l’on commémore la mort du Christ. Des rixes auraient éclaté, suivies d’un véritable pogrom2… Certes, le culte de Cybèle, la Grande Mère phrygienne, était un

1.  Voir, par exemple, Voluntary  Associations  in  the  Graeco‐Roman  World, éds Kloppenborg J.S. et Wilson St.G., Routledge, 1996 (Londres et New York) ; Les Communautés religieuses dans le monde  gréco‐romain. Essai de définition, Belayche N. et Mimouni S. éds, Bibliothèque de l’École des Hautes Études en Sciences Religieuses 117, Brepols, 2003 (Turnhout).  2.  Hypothèse d’Amable Audin, discutée par Turcan R., « Les religions orientales à Lugdunum en 177 », dans Les Martyrs de Lyon, p. 69-70.

163

II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

culte de mort et de résurrection, construit autour du mythe d’Attis1, qui aurait pu considérer le christianisme comme un concurrent. Il possédait ses propres confréries. C’était enfin le plus ancien culte oriental implanté à Rome, où il avait été reçu officiellement à la fin du IIe siècle avant notre ère et il soutenait de plus en plus activement le culte impérial, puisque le taurobole était célébré pour l’empereur. L’opposition entre les deux communautés traduirait la différence entre un culte oriental intégré, celui de Cybèle, et un culte monothéiste, qui devait prouver différemment son loyalisme à l’empereur. La question du culte impérial est d’ailleurs une autre hypothèse avancée pour expliquer la persécution par une réaction religieuse : la crise aurait éclaté le jour de la fête commémorative de la dédicace de l’autel du culte impérial2, où l’on aurait constaté l’abstention massive de ceux que l’on connaissait comme chrétiens, ce qu’on aurait interprété comme une défection. Les chrétiens seraient apparus comme des ennemis de l’ordre romain, partant du genre humain, ce qui pourrait expliquer les accusations de crimes contre nature (inceste et anthropophagie), qu’on répandit contre eux pour manipuler l’opinion, encore qu’elles aient été conventionnelles dans les manifestations anti-juives et antichrétiennes. L’hypothèse d’une réaction religieuse se heurte à deux points du récit laissé par les survivants. D’abord, celui-ci fait état d’une bonne intégration antérieure des chrétiens aux réseaux de relations civiques et de leur réelle visibilité : les chrétiens se disent identifiés par la population. D’autre part, il ne saurait s’agir d’une manifestation spontanée, puisqu’avant même le début de la persécution, les chrétiens avaient été déjà interdits de réunions, que celles-ci se tiennent dans des lieux publics ou des maisons privées3. À Lyon, la suspension des libertés associatives précède la persécution des chrétiens à proprement parler, comme si celle-ci résultait de leur activité et de leur visibilité excessives. C‘est justement le cas de figure observable en Bithynie en 112, que nous fait connaître la lettre du gouverneur romain, Pline, et où la réaction anti-chrétienne fut menée par les notables municipaux, pour défendre les intérêts des corporations des sanctuaires publics4. On pourrait alors penser qu’à Lyon aussi, ces interdits préalables résultent de l’agitation des réseaux associatifs et imputer la persécution aux intérêts des notables et de certaines corporations liés au

1.  Attis est le jeune dieu phrygien, dont on célèbre chaque année la mort, le deuil et la résurrection au printemps et qui représente, comme d’autres jeunes dieux orientaux, le renouveau saisonnier de la végétation et de la vie auprès de la Grande Mère Phrygienne, déesse de la nature et de la fertilité. 2.  Le Glay M., « Le culte impérial à Lyon au IIe siècle ap. J.-C. », Les martyrs de Lyon, p. 19-31. 3.  HE 5, 1, 5-6. 4.  Les persécutions, p. 277-279.

164

Les martyrs de Lyon (177) et les débuts du christianisme en Gaule

culte impérial1, intérêts que menaçaient l’absentéisme et, peut-être, le prosélytisme des chrétiens. La violence populaire fut d’abord dirigée contre des notables convertis : Attale, qui avait obtenu la citoyenneté romaine, fut le premier à en faire les frais, de même que le médecin Alexandre, qui fut arrêté arbitrairement, alors qu’il ne s’était pas déclaré chrétien. C’est pourquoi le gouverneur en référa à l’empereur pour fixer le sort des autres citoyens romains arrêtés et les expédia à Rome afin de leur éviter la vindicte populaire. En tout état de cause, la persécution lyonnaise de 177 semble avoir résulté de tensions intercommunautaires, qui ébranlèrent le groupe des notables en voie d’intégration. Dans une seconde phase, l’attitude du gouverneur romain fut déterminée par des questions d’ordre public et la proximité de la grande fête fédérale du culte impérial, qui rassemblait des délégués des Trois Gaules au début du mois d’Août.

Le martyre : événement local et culture du spectacle Le christianisme avait été déclaré religion illégale par une décision impériale ou sénatoriale, dont nous ignorons la date et la nature. La condamnation à la déportation ou à la mort était donc inévitable à partir du moment où un accusé confirmait et réitérait son appartenance chrétienne lors de l’interrogatoire mené par le gouverneur, dont le devoir était précisément d’identifier les chrétiens et de les prendre en flagrant délit en les plaçant devant le choix de l’abjuration. Le crime était d’« être chrétien » ; c’est l’attendu de la condamnation à mort que portait le supplicié sur un écriteau, ainsi Attale, ce citoyen romain qui fut l’un des premiers chrétiens exécutés à Lyon2. La torture et l’incarcération, dans des conditions très pénibles, étaient pratiquées comme une sorte de délai de réflexion, pour inciter les accusés à abjurer. À Lyon, comme dans d’autres situations de persécution, il y eut des abjurations, surtout en prison, peutêtre en assez grand nombre. Mais on n’oubliera pas que l’objectif du légat et, au-delà, de l’État impérial n’était pas d’éradiquer cette religion nouvelle, mais d’en réintégrer les fidèles dans l’ordre romain. La tolérance romaine avait ses limites, qui sont aisément compréhensibles. Tous les cultes de l’Empire devaient contribuer au bien commun, ce qui impliquait la participation aux rituels publics ; les particularismes religieux étaient tolérés dans la mesure où il s’agissait pour une communauté ethnique de célébrer ses « dieux ancestraux » selon ses « rituels ancestraux », ce qui 1.  Thèse défendue par Cracco Ruggini L., « Les structures de la société lyonnaise et de l’économie lyonnaise au IIe siècle », dans Les Martyrs de Lyon, p. 69-79. 2.  HE 5, 1, 44.

165

II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

donnait une place au monothéisme juif, mais non au christianisme qui n’est pas la religion d’un peuple1. D’une manière significative, le diacre Sanctus se refuse à donner tout élément d’état-civil, ce qui le fait apparaître comme un individualiste marginal2. Comme l’avait fait le proconsul de Bithynie en 112, le légat de Lyonnaise en référa lui aussi à l’empereur, Marc-Aurèle, qui répondit d’appliquer la procédure habituelle : relâcher les apostats et condamner les autres à mort3.  Mais, dans la deuxième phase, il y eut aussi la dimension locale que le légat devait prendre en compte. La grande fête des Trois Gaules incluait des Jeux, luttes et chasses, données dans l’amphithéâtre dont le site a été identifié sur la colline de la Croix Rousse4. Depuis l’année précédente, en 176, l’empereur Marc-Aurèle avait autorisé l’utilisation de condamnés de droit commun pour remplacer les gladiateurs de métier ad bestias. C’est ce qui explique l’image définitivement popularisée du martyr affronté aux lions, qui récupérait d’ailleurs la figure biblique de Daniel dans la fosse aux lions et la théologie du martyre qu’expose le livre éponyme. L’exécution de chrétiens lors des Jeux de l’amphithéâtre en faisait donc un événement de la vie municipale et relevait de la culture du spectacle, par lequel se constituait le consensus populaire autour de l’empereur ou de son représentant, ainsi que l’a bien montré Glen Bowersock5. Les conditions des exécutions font définitivement sortir le christianisme de la marginalité en l’exposant au grand jour et en le confrontant aux valeurs de la communauté civique et de l’ordre romain. Les chrétiens en ont compris l’enjeu, à Lyon comme ailleurs, ce qui explique la mise en scène à laquelle procède le récit. La lettre des chrétiens de Lyon et de Vienne s’étend moins que d’autres textes de martyres sur le loyalisme des chrétiens, que manifestait leur prière pour les autorités de l’Empire. Il s’agit surtout de médiatiser les valeurs chrétiennes : l’entraide que les chrétiens se portent les uns aux autres, surtout en prison, et qui frappa réellement les contemporains, en contribuant à en écarter le soupçon d’être une secte ; une fraternité qui dépasse les discriminations statutaires, sans remettre en question pour autant l’ordre social. Le récit lyonnais se présente comme une illustration de la nouvelle anthropologie chrétienne, selon laquelle il n’y a plus dans l’Église de différence de sexe, d’origine ou de statut. La figure de proue des martyrs de Lyon est celle de l’esclave Blan-

1.  Garnsey P., « Religious Toleration in classical Antiquity », Persecution  and  Toleration, éd. W.J. Sheila, Blackwell, 1984 (Oxford), p. 1-27. 2.  HE 5, 1, 20. 3.  HE 5, 1, 44-47. 4.  Identification par l’inscription monumentale de fondation, trouvée en 1958 et datée de 19. 5.  Rome et le martyre, traduction française, Champs Flammarion, 2002 (Paris).

166

Les martyrs de Lyon (177) et les débuts du christianisme en Gaule

dine, qui éclipse totalement dans le récit celle de sa maîtresse1, et qui devient au fil de la narration l’inspiratrice du groupe des martyrs. Les autorités romaines ne s’y trompent pas, qui la réservent pour le dernier jour des Jeux, comme clou du spectacle. Blandine est un leader  paradoxal, puisqu’elle est jeune, faible, femme et esclave2. Dans l’Antiquité chrétienne, on devient un « martyr », non pas pour des faits particuliers, mais parce que les autres vous ont reconnu comme tel. Les martyrs de 177, les personnages de l’évêque Pothin et surtout de Blandine, ont survécu dans la mémoire collective comme des figures exemplaires pour la communauté chrétienne de Lyon et de Vienne, qui a transmis et fait circuler le récit de leurs épreuves. Mais ce récit reste insuffisant pour bien cerner l’importance réelle des plus anciennes fondations chrétiennes de Gaule à la fin du IIe siècle, ainsi que les causes précises de la violence populaire. On peut en partie analyser la situation à partir d’exemples parallèles, mais il serait imprudent d’extrapoler à partir du cas lyonnais pour tenter de décrire la pénétration et la diffusion du christianisme dans les provinces occidentales, histoire qui reste très obscure. Le récit lyonnais confirme surtout une certaine orientalisation des villescarrefours de la Gaule lyonnaise, avec tout ce que cela suggère d’échanges commerciaux et culturels, voire de déplacements personnels. L’événement met également en évidence des relations suivies entre capitale provinciale et capitale de l’Empire, soulignant l’efficacité du maillage romain. Événement local et isolé, dans une tradition discontinue, la persécution de 177 ne semble pas avoir accéléré la christianisation de la Gaule lyonnaise, où les témoignages de christianisme restent épars jusqu’à la fin du IIIe siècle, mais elle n’a pas non plus éradiqué l’Église de Lyon, dont le grand théologien Irénée prit immédiatement la tête comme évêque3.

1.  Contrairement à la Passion de Félicité et de Perpétue, récit d’une persécution de Carthage en 203, où sont au contraire associées jusqu’au bout la figure de l’esclave et celle de la maîtresse. 2.  Les persécutions, p. 253-257. 3.  HE 5, 4, 1-2.

167

Vie et institutions des cités de Gaule et d’Hispanie au IIe siècle après J.-C. ou l’épanouissement de la « civilisation municipale » Bernadette Cabouret-Laurioux* Professeur d'histoire romaine à l'université Jean Moulin-Lyon 3

« Vous avez divisé en deux parts toute la population de l’Empire – en disant cela j’ai désigné la totalité du monde habité – ; la part la plus distinguée et noble et la plus puissante, vous l’avez faite partout citoyenne... ; l’autre, sujette et administrée... Tout est mis à portée de tous ; nul n’est étranger s’il mérite une charge ou la confiance. » Ainsi le rhéteur Aelius Aristide célèbre-t-il, dans l’Éloge de Rome1 destiné à l’empereur Antonin, le pouvoir intégrateur de Rome. Par cette diffusion de la citoyenneté romaine, Rome s’élargit aux dimensions de l’Empire. Ainsi naît l’idée que celui-ci n’est qu’une seule cité à l’échelle du monde2. Une immense « cité » constituée d’une multitude de cités, qui reproduisent de près ou de loin le modèle de la Cité, Rome. Si l’on se place au IIe siècle après J.-C., au temps des Antonins, « siècle » considéré comme l’apogée de l’Empire, on peut dire que le processus de municipalisation est quasiment achevé : « Le modèle et les institutions de la cité ont investi l’ensemble de l’organisation provinciale au IIIe siècle3 ». Les Romains ont appliqué partout (au moins dans les provinces concernées) le système poliade (la vie en cité), parce qu’ils étaient intimement convaincus qu’il s’agissait du meilleur mode de gouvernement possible. Seul le cadre de la cité permettait l’épanouissement de la civilisation, l’urbanitas. Esquisser un tableau de la vie « municipale » dans les provinces des Espagnes et des Gaules au Haut-Empire, plus précisément au IIe siècle ap. J.-C., c’est tenter un bilan après plusieurs siècles de domination romaine dans ces régions. Or ce sont, généralement, les rythmes et processus de municipalisation, ou plutôt de poliadisation, qui sont étudiés et débattus. Se placer en aval de l’évolution permet de souligner un point *.

Merci à mes relecteurs.

1.  Littéralement En l’honneur de Rome (Eis Rhômèn), 59. Trad. L. Pernot, Éloges grecs de Rome, coll. La roue à livres, Les Belles Lettres, 1997, trad. L. Pernot. Le discours est daté de 143 ap. J.-C. 2.  Lepelley, 1993, p. 13. 3.  Le Roux, 1998a, p. 255.

168

Vie et institutions des cités de Gaule et d’Hispanie au IIe siècle après J.-C.

essentiel : l’intégration de milliers d’habitants de l’Empire dans un système désormais bien rodé, qui est celui de la cité, a été un phénomène de longue durée. Des générations ont été nécessaires pour que l’organisation poliade soit mise en place, adaptée, avec toutes les variantes et nuances possibles ; d’autres générations pour que les communautés se dotent du cadre urbain nécessaire à l’accomplissement de cette vie collective ; d’autres enfin pour roder et éprouver des procédures complexes de self‐ government et de justice1. Adopter un point de vue rétrospectif, entre le milieu et la fin du IIe siècle ap. J.-C., offre donc un bon observatoire pour mesurer le « chemin » institutionnel et culturel parcouru, pour apprécier les acquis, esquisser aussi le bilan des difficultés et des stagnations. La seconde motivation du choix de ce point de vue est historiographique. Il s’agit de réviser l’image qu’a pu laisser Camille Jullian d’une Gaule du IIe siècle déjà engagée dans un processus de déclin, annonciateur de la « crise » du IIIe siècle ap. J.-C2. On montrera donc à partir de quelques documents (même s’ils sont limités), l’épanouissement de la civilisation municipale dans les provinces péninsulaires et gauloises, chaque province affirmant ses spécificités, qu’il ne faut jamais négliger. Cette étude s’organisera en deux temps : on rappellera d’abord quels sont les éléments fondamentaux du modèle de la cité, les principes essentiels et les institutions communes, piliers d’un système qui explique largement l’exceptionnelle longévité de l’Empire romain. On esquissera ensuite le bilan des évolutions pour les provinces considérées (avec un rappel des rythmes et processus de « municipalisation » dans chacune d’elles) ; ainsi pourra-t-on retracer la politique des empereurs successifs en matière de développement de la civilisation poliade, avec toutes les nuances régionales, et parfois les difficultés ou les lacunes. Cette esquisse permet de conclure globalement à la maturité du système, bien assimilé et vécu par les habitants des provinces. Un préalable méthodologique s’impose : les sources sont très discrètes sur le « suivi » de la vie municipale (ce qui peut expliquer aussi que les études modernes privilégient les processus de mise en place et les approches diachroniques). Des auteurs littéraires on ne peut espérer que quelques allusions à la politique des empereurs du IIe siècle (Aulu-Gelle, Dion Cassius, l’Histoire Auguste...), sans oublier les aperçus précieux que donne Pline le Jeune sur la gestion des cités d’Orient et sur les rapports entretenus avec le gouverneur : mais n’est-il pas dangereux d’extrapoler ces informations à l’Occident ? Les documents épigraphiques sont rares pour cette période : en Hispania, ils sont éclipsés par l’intérêt majeur que présentent les lois municipales d’époque flavienne. Faut-il penser à une cer1.  Le Roux, 1995. 2.  Jullian, 1908, I, p. 815-828.

169

III. Action et réaction

taine atonie après l’efflorescence flavienne ? Pourtant quelques documents postérieurs sont particulièrement éclairants. Pour les Gaules, la pénurie des inscriptions est manifeste sur toute la période, mais les (rares) documents qui présentent des cursus municipaux sont majoritairement du Haut-Empire. La richesse des témoignages archéologiques sur l’aménagement urbain, alors pleinement maîtrisé dans la plupart des cités, vient corriger ce constat un peu décevant. La parure des villes témoigne de la réussite d’un système où le centre urbain, siège des institutions et des cultes communs, joue les premiers rôles1.

I. Les caractères principaux de l’organisation poliade La cité, une définition La cité est un système original, qui est apparu d’abord dans le monde grec (polis)2. Rome elle-même est d’abord une cité (civitas). La cité est une entité complète, administrative, sociale, religieuse, économique et culturelle. Structurellement une cité se compose d’un territoire (équivalent de la chôra de la polis grecque) et d’un centre urbain, chef-lieu de la cité (caput  civitatis). Territoire et ville sont interdépendants et il ne faut pas les penser en opposition. Cependant la centralisation administrative (un seul cheflieu) signe la prééminence de la ville comme lieu de résidence des notables et vitrine de la romanité. Des subdivisions territoriales et administratives et des agglomérations secondaires structurent l’ensemble du territoire (pagi, vici, et agglomérations de taille variée). La cité est définie par un statut juridique qui est reconnu par Rome et qui est la garantie de son autonomie3. Cette autonomie est la caractéristique essentielle de la définition de la cité, mais c’est un privilège qui se mérite et que Rome garantit. C’est essentiellement « l’affaire des élites que de la préserver4 ». Avant d’être un territoire, une cité est une communauté humaine : ce sont les hommes, citoyens et habitants, qui « font » la cité. Ceux-ci adhèrent à ses règles de fonctionnement et à ses valeurs, ils les respectent, et pour certains d’entre eux (les notables) ils les mettent en application pour 1.  Gros, 2008a, p. 63-67. On ne parlera ici que très allusivement de ce cadre matériel de la vie municipale. 2.  Et sans doute parallèlement (ou antérieurement) dans le monde oriental (cités phéniciennes). Les cités grecques se sont développées et épanouies selon leurs modalités propres. 3.  Évidemment cette autonomie n’existe que tant que les intérêts de Rome sont préservés : les cités sont des cellules de l’État romain, qui est seul souverain, en vertu de l’imperium populi ro‐ mani. 4.  Le Roux,1993, p. 191.

170

Vie et institutions des cités de Gaule et d’Hispanie au IIe siècle après J.-C.

le plus grand bien de la collectivité, sous le regard des dieux protecteurs, les dieux civiques. Ces cités s’inscrivent dans une hiérarchie, caractéristique de la civilisation romaine. Au sens strict, cette hiérarchie ne concerne que les communes de type romain, qui reproduisent le modèle de Rome : les colonies, les plus prestigieuses en dignité, qui sont une image réduite (effigies  parva) de la Civitas-mère, et les municipes. Les autres cités sont étrangères au droit romain, elles sont dites pérégrines et se gèrent selon leurs propres lois (ce qui n’interdit pas qu’elles aient des institutions imitées de celles des Romains, comme un ordo par exemple). Parmi ces cités pérégrines, on distingue celles qui sont fédérées, c’est-à-dire qui ont passé un traité (foedus) avec Rome et sont donc, en théorie, sur un pied d’égalité avec elle (le statut le plus enviable), les cités libres (où ne peut intervenir – et même entrer – le gouverneur) ou « libres et immunes », c’est-à-dire bénéficiant d’exemptions fiscales, et les cités dites stipendiaires, soumises au tribut, de loin les plus nombreuses.

La hiérarchie des cités La hiérarchie de dignité des cités, très importante, qui se construit par référence à un modèle idéal, place en tête : • les colonies qui sont des copies fidèles du modèle romain. Là s’exerce en sa plénitude le droit romain et s’appliquent les institutions romaines nourries par un système de valeurs romaines. Mais on connaît aussi des colonies « latines » dont les citoyens possèdent le droit latin1. Les colonies sont soit des créations (ex  nihilo) avec déduction de colons (vétérans), soit à partir du début de l’Empire des colonies dites « honoraires », c’est-à-dire des communes promues colonies et qui reçoivent l’honneur du titre colonial, avec les privilèges et les devoirs qui s’y attachent. • au-dessous, les municipes sont des communes où domine également le droit romain, mais celui-ci n’est pas exclusif : les citoyens peuvent conserver leurs institutions préexistantes et leur droit local. C’est une formule plus souple, qui tient compte de l’héritage historique de la communauté et des traditions de gouvernement local. On distingue des municipes de droit romain et des municipes latins. Le droit latin accorde la possibilité aux pérégrins d’accéder à la citoyenneté romaine par l’exercice des charges municipales2. Les magistrats sont promus à la citoyenneté romaine à leur sortie de charge. Le privilège qui leur est ac1.  Voir infra. 2.  Sur le droit latin (ius Latii), les débats sont nourris et la bibliographie vaste : citons les études d’A. Chastagnol, La  Gaule  romaine  et  le  droit  latin, Lyon, 1995 et un article important de P. Le Roux, « Rome et le droit latin », RHDFE 76, 3, 1998, p. 315-348 (=1998 b).

171

III. Action et réaction

cordé concerne aussi leur famille. Seule une élite en bénéficie : ceux qui peuvent se faire élire aux postes de magistrats municipaux, et correspondent aux critères de fortune, de culture et de mérite qui sont exigés de ceux qui aspirent à jouer un rôle dirigeant. Les autres habitants sont, eux, gratifiés de droits (civils) comme le conubium1 et le commercium2 : c’est un moyen de permettre les mariages entre des gens de statuts juridiques différents. Ces membres de la cité sont citoyens de leur communauté, mais pas citoyens romains. Les cités dotées du droit latin sont donc des communautés mixtes, où cohabitent des membres aux statuts différents : le plus prestigieux, celui de citoyen romain, ne concerne qu’une minorité. On trouve aussi des cités pérégrines dotées du droit latin. Il n’y a pas équivalence obligatoire entre l’octroi du Latium ou ius  Latii et le rang de municipe3. Enfin, mais hors hiérarchie des communes romaines, les cités pérégrines (les plus nombreuses au début de la période) regroupent les provinciaux étrangers au droit romain. Cela ne veut pas dire cependant qu’ils ne connaissent pas de règles ni d’organisation politique élaborées, et celles-ci peuvent même être de type romain. Parmi celles-ci, les plus privilégiées, on l’a dit, sont les cités fédérées (comme Marseille) ; ensuite viennent les cités « libres » ou libres et immunes, enfin la masse des cités stipendiaires.

Le nom et le nombre des cités Dans les cités des Gaules, le nom générique qui est le plus couramment employé est civitas4. Mais civitas est rarement employé seul et est complété en général par le nom du peuple : par exemple, civitas  Convenarum5. Res  publica est une expression peu représentée dans les Gaules (du moins parmi les sources disponibles), et dans l’ensemble, c’est un terme qui apparaît relativement tardivement et se répand à partir du IIe siècle6. Dans la péninsule Ibérique, le terme qui a tendu à désigner les centres urbains, chefs-lieux de cités, à partir du IIe siècle est res  publica7.  Cette « chose publique » est, d’abord, au sens strict le trésor public8, ce qui peut résumer une communauté qui se prend en charge de manière autonome. 1.  2.  3.  4.  5.  6. 

Droit de contracter un juste mariage. Droit d’agir en tant que citoyen : acheter, vendre, posséder, faire un testament, aller en justice. P. Le Roux, « Municipes et droit latin en Hispania sous l’Empire », RHDFE 64, 3, 1986, p. 325-50. Dondin-Payre, 1999, p. 134-135, avec tableau. ILTG 59 en Aquitaine ; EAD., p. 136 n. 15. Voir carte 5. E. Lyasse, « L’utilisation des termes res publica dans le quotidien institutionnel des cités », dans Le quotidien municipal dans l’Occident romain, 2008. 7.  Le Roux, 1995, p. 96 et S. Dardaine, « Une image des cités de Bétique aux IIe et IIIe s. après J.-C. », dans Arce et Le Roux, 1993, p. 47-58. 8.  Voir J. Gascou, « L’emploi du terme respublica dans l’épigraphie latine d’Afrique », MEFRA 91, 1979, p. 383-398.

172

Vie et institutions des cités de Gaule et d’Hispanie au IIe siècle après J.-C.

La diffusion du terme comme synonyme de « la cité » au Haut-Empire signale l’importance que prennent les questions financières au IIe siècle. Mais les cités sont aussi et surtout fières d’exprimer dans leur titulature le statut juridique qui les honore, colonie ou municipe : ainsi la colonia  Augusta  Firma  Astigi  (Écija) ou la célèbre colonia  Copia  Claudia  Augusta  Lugudunum  (Lyon).  Pour les municipes, citons  Singili  Barba,  en Bétique :  municipium Flavium Liberum Singili, où le rappel de la promotion flavienne se double du souvenir d’une ancienne liberté1 ou Belo, municipe claudien, dont plusieurs inscriptions rappellent le statut (municipium Claudium Bae‐ lonensium)2. Pour ce qui est du nombre des cités, on prendra en compte les cités des Trois Gaules, qui sont au nombre d’une soixantaine (60 à 64 civitates selon les auteurs) au temps d’Auguste, mais un peu moins au Haut-Empire à la suite de nouveaux découpages provinciaux et de la création des provinces des Germanies. Pour la Gaule Narbonnaise, les cités énumérées par Pline sont toujours incluses dans cette province au Haut-Empire, mais Digne passe dans la province des Alpes, peut-être sous Hadrien, et prend le statut de municipe3 : on compte environ 25 cités4 (voir carte 4) À lire Pline, la péninsule Ibérique compte au moins 513 cités : 293 pour la Citérieure5, 175 pour la Bétique, 45 pour la Lusitanie. On constate donc une importante disparité entre les deux grandes provinces occidentales : l’importante urbanisation des Espagnes contraste avec le nombre « limité » des cités de Gaule (moins d’une centaine en tout). Mais cet apparent déséquilibre n’est que le reflet de l’histoire des peuples et des communautés, le résultat aussi d’une poliadisation qui a connu des rythmes très différents. L’Espagne a été conquise en partie dès le IIe siècle avant J.-C. et l’acculturation à la romanité a été précoce. De nombreuses villes et communautés indigènes y existaient déjà, que Rome a maintenues. Il en est de même pour la Narbonnaise (alors, la Transalpine) où l’influence des civilisations méditerranéennes6 avait entraîné une proto-urbanisation en même temps qu’elle avait favorisé des expériences approfondies de vie en cité. Dans les Trois Gaules, plus tardivement intégrées au système romain, les peuples gaulois qui préexistaient occupaient, 1.  Le Roux, 1995, p. 97 et ID. 1987, p. 273. 2.  Belo V. L’épigraphie. Les inscriptions romaines de Baelo Claudia, Madrid, 1988, n°14, 18, 20 et peutêtre 68 et 70. 3.  ILN Digne, Introduction d’A. Chastagnol, p. 266-269. 4.  Des incertitudes demeurent sur le statut de certaines, par exemple Glanum. 5.  Dont dépendaient d’autres cités contributae, c’est-à-dire « adjointes », mais qui comptent au nombre total des cités : voir P. Le Roux, 1995, p. 80 ; Pline, HN III, 18, et dans l’éd. de la C. U. F., commentaire ad  loc. d’H. Zehnacker, p. 110-111. Le total est donc de 293 + 175 + 45 = 513 sans compter les « contribuées ». 6.  Marseille et les colonies de Marseille (cités grecques) en sont les pôles de diffusion les plus connus.

173

III. Action et réaction

pour certains, de vastes territoires (ce sont ces peuples que César appelle déjà civitates). Rome (en l’occurrence Auguste) n’a pas, dans l’ensemble, modifié ni bousculé ces ensembles ethniques rendus cohérents par une histoire commune, des traditions et des institutions propres (ainsi le fameux vergobret1). Cependant certains peuples ont été intégrés dans des cités plus vastes2. Les cités ont été adaptées à chacun des territoires de ces peuples et elles les ont en quelque sorte décalqués (sans doute avec quelques ajustements et remodelages, car les limites étaient parfois difficiles à définir). La seule intervention autoritaire a concerné leur regroupement en provinces, et aussi la désignation d’un chef-lieu unique3. Le statut de chaque cité dépendait également de Rome et c’est ce statut, on l’a dit, qui garantissait les droits et les devoirs de la nouvelle communauté. La densité des cités, loin d’être l’indice d’une réussite ou d’un rejet de la greffe romaine, est donc avant tout le résultat d’une histoire que Rome a toujours pris soin de respecter. La différence de statuts entre les cités, et surtout d’une province à l’autre, a pu être importante à la fin de l’époque républicaine et au Ier siècle de l’Empire. La Gaule Narbonnaise a des colonies romaines dès l’époque de César (Narbonne est encore antérieure) et reçoit globalement le droit latin, mais la date précise reste inconnue4 ; l’Aquitaine le reçoit également ; les Trois Gaules apparaissent beaucoup plus en retard dans ce processus : trois colonies, pour les Trois Gaules, Lyon (Lugudunum), Nyon (Noviodunum), Augst (Raurica) (43 av. J.- C.), sont installées à la périphérie du pays, pour couvrir la route  de la Transalpine et de l’Italie. Face à quelques cités privilégiées (fédérées ou libres), c’est une large majorité de cités stipendiaires qui occupe l’ancienne Gaule indépendante. C’est le reflet de l’insertion plus ou moins précoce dans le système romain. Ces promotions, qui viennent toujours de Rome, sanctionnent une acculturation jugée suffisante, qui passe par la latinisation, la pratique ou la connaissance (au moins superficielle) du droit et des institutions romains, l’adhésion aux valeurs et croyances romaines.

Institutions et organes de fonctionnement Les cités fonctionnent selon un modèle oligarchique. Il n’existe pas de cité démocratique dans le monde romain. Les deux instances qui concentrent le pouvoir de décision et de gestion des affaires communes sont les 1.  Exemples du maintien de cette « magistrature » dans Dondin-Payre, 1999, p. 150-152. 2.  Par souci, semble-t-il de ne pas créer de trop nombreuses petites cités : Ferdière, 2005, p. 142. 3.  Sur le choix du chef-lieu, voir C. Goudineau, Histoire de la France urbaine, T. I La Ville antique, p. 98 et R. Bedon, « Les magistrats et sénateurs gaulois, fondateurs de civitates dans les Trois Gaules, ou acteurs de la romanisation, à la fin du Ier s. av. notre ère », Bull. Soc. Nat. des Antiq. de  Fr., 1993, p. 101-117. 4.  Christol, 1999, p. 14 sq.

174

Vie et institutions des cités de Gaule et d’Hispanie au IIe siècle après J.-C.

magistrats et le conseil municipal (ordo decurionum). Pourtant il existe bien une assemblée populaire (le populus). L’ensemble des habitants d’une cité est désigné soit comme le populus, soit comme la plebs urbana. Cette communauté est formée des citoyens de la cité (cives ou municipes, c’est-à-dire qui « prennent leur part » des responsabilités) et des résidents libres, mais non citoyens, les incolae, qui se soumettent aux mêmes règles communautaires. Il faut compter aussi ceux qui sont citoyens romains, ce qui n’est pas la même chose qu’être citoyen de la dite cité1. Le populus est réparti en groupements, les curies, qui sont les sections de vote. Elles varient de 2 à 11, évidemment en fonction de la population de la cité. Les Comices sont l’assemblée des curies. L’assemblée populaire procède à l’élection des magistrats, et peut faire pression sur l’ordo pour que soient décernés des honneurs à tel magistrat ou évergète, voire pour engager une collecte. On discute pour savoir quel est le rôle réel du popu‐ lus, dans cette configuration institutionnelle, mais il n’est pas tout à fait négligeable, car les notables ne peuvent se permettre de mécontenter des citoyens qui votent néanmoins – même si les Comices ont perdu peu à peu tout pouvoir réel de décision au profit du conseil des décurions –, qui acclament ou condamnent publiquement leurs notables dans tous les grands rassemblements civiques (fêtes, jeux...). Les véritables acteurs de la vie d’une cité sont les magistrats. Ils sont très peu nombreux (le plus souvent 6) et doivent répondre à des critères de fortune (ils sont responsables sur leurs biens de la gestion de la res  publica ; le cens exigé varie selon l’importance des cités), d’honorabilité et de mérite. Il faut être âgé d’au moins 25 ans et respecter un délai légal entre deux magistratures ; celles-ci sont hiérarchisées selon la dignité qu’elles confèrent, ce qui crée ainsi un cursus municipal, imitation réduite du cursus honorum des magistratures de la République romaine. Ces magistratures sont, de même, annuelles et collégiales. La réitération est possible, mais elle est en général recherchée pour la magistrature suprême, le duumvirat. Ces fonctions réservent à leur titulaire, sauf le questeur, le droit d’intercessio (droit de faire opposition à l’action d’un autre magistrat, cf. loi d’Irni, rub. 27) et confèrent une puissance autonome, qui est propre à la fonction (potestas)2. À leur sortie de charge, les magistrats doivent rendre des comptes, exigence essentielle pour contrôler la bonne

1.  Les citoyens romains sont la majorité (voire la quasi totalité) dans une colonie puisque ce sont des colons romains, une bonne part ou une part relative dans les municipes et les cités de droit latin, et peu ou très peu dans les cités pérégrines. On distingue aussi des communautés « de citoyens romains » (civium romanorum). 2.  Sur la potestas, voir M. Humbert, Institutions politiques et sociales de l’Antiquité, 1991, 4e éd. p. 308.

175

III. Action et réaction

gestion des affaires publiques1. Les magistratures sont dans l’ordre croissant de dignité : • la questure : 2 questeurs chargés de responsabilités financières2 • l’édilité : 2 édiles chargés de responsabilités économiques (annona), urbanistiques et judiciaires3 • le duumvirat : deux duumviri  jure  dicendo, « pour dire le droit », chargés de responsabilités judiciaires4, financières5, mais aussi de superviser les affaires, notamment religieuses, de toute la cité6. On peut noter que dans certaines cités l’édilité se situe avant la questure, parfois même cette magistrature ne paraît pas attestée ; on connaît enfin des quattuorviri (en Narbonnaise par exemple) au lieu des duumviri7. • tous les cinq ans les duumviri sont dits quinquennales et sont alors chargés du recensement général des membres de la cité (et de leur fortune) ; c’est la fonction la plus prestigieuse. Les magistratures sont une source de prestige inégalé, c’est même la seule dans l’horizon réduit d’une patrie où le mérite d’un notable ne peut venir que d’activités de temps de paix. Elles supposent la fortune qui autorise la disponibilité et surtout le paiement de la summa  honoraria, la somme « légitime », tarifée selon les cités, qu’il faut verser à chaque entrée en charge. L’honneur que le titulaire retire de ce service public compense 1.  Ainsi la rubrique G de la loi d’Irni souligne bien cette préoccupation : il ne faut pas que des magistrats ou anciens magistrats soient désignés comme ambassadeurs avant d’avoir rendu compte de leur gestion. 2.  Voir la rubrique 20 de la Lex  Irnitana : « Qu’ils aient le droit et le pouvoir de percevoir, réclamer, surveiller, administrer, dépenser l’argent de la communauté des citoyens de ce municipe pour les servir dans ce municipe », AE 1986, 333 (trad. P. Le Roux). 3.  Lex  Irnitana, 19 : ils ont « le droit et le pouvoir de régler et de contrôler le ravitaillement, les édifices sacrés, les lieux sacrés et religieux, le chef-lieu, les rues, les vici, les égouts, les bains, le macellum (marché), les poids et mesures, de régler les surveillances nocturnes en cas de nécessité... ». Ils jouent aussi un rôle de garant en justice : « et aussi de recevoir des gages des citoyens de ce municipe et des incolae pourvu que la somme ne soit pas inférieure à 10 000 sesterces par personne et par jour ». Leurs attributions judiciaires complètent celles des duumvirs, mais pour des affaires de moindre importance : « le pouvoir de juger les affaires et de prononcer un jugement entre les parties qui relèvent de la compétence des duumviri, dans les cas pouvant aller jusqu’à 1 000 sesterces, et concernant l’attribution et la désignation du juge et des recuperato‐ res... », ib. Les recuperatores sont les juges chargés de juger les cas de concussion. 4.  Leur domaine de compétence couvre tout ce qui ne relève pas de la justice du gouverneur. Ils peuvent infliger des amendes dont le montant (pas plus de 15 000 sesterces semble-t-il) est versé à la caisse municipale. 5.  Ils sont chargés des locationes des biens qui appartiennent à la cité et font affermer (à des conductores) les différents impôts ainsi que les travaux publics. Les affranchissements et les affaires de tutelle sont encore de leur ressort. Ils soumettent aussi au conseil des décurions « la question de la tournée d’inspection et d’examen du territoire, des biens et de la mise au point de l’état des redevances (vectigalia) du municipe » (Irni, rub. 76) 6.  Ils supervisent toutes les dépenses pour les cérémonies sacrées, pour les jeux et pour la part réservée aux repas officiels qui sont offerts en commun aux citoyens ou aux décurions (rubrique 77). 7.  Voir J. Gascou, « Duumvirat, Quattuorvirat et statut dans les cités de Gaule Narbonnaise », Epigrafia, Mélanges en l’honneur d’A. Degrassi, 1991, p. 547-563.

176

Vie et institutions des cités de Gaule et d’Hispanie au IIe siècle après J.-C.

les munera (charges municipales). Celles-ci se répartissent en charges « personnelles » et en « charges du patrimoine1 ». En outre les magistratures jouent un rôle intégrateur dans les cités de droit latin où elles confèrent à ceux qui les ont assumées, et à leur famille2, l’honneur de la citoyenneté romaine. Mais ces magistratures sont en nombre très réduit (en général 6), ce qui confie à une poignée d’hommes et de familles la direction de la cité, et limite, en nombre de bénéficiaires, la portée des effets intégrateurs du ius Latii.

L’ordo decurionum Enfin, le conseil de la cité ou conseil des décurions (ordo  decurionum) complète l’édifice et assoit le pouvoir des notables. Équivalent à l’échelle de la cité du Sénat de Rome, il est l’instance la plus importante, car ses membres sont cooptés et figurent à titre viager sur la liste municipale, l’album municipal. Les duumvirs quinquennales chargés, tous les cinq ans, des opérations du recensement, assurent la mise à jour de l’album3. Le critère principal d’appartenance à l’ordo est financier : les décurions garantissent sur leurs biens la gestion des biens publics pour la cité. Mais ce revenu minimum exigé varie selon les cités4. On peut aussi faire appel à des résidents riches (exemple très éclairant de Lucretius Severus à Axati, qui est devenu décurion alors qu’il était incola,  mais que sa fortune recommande5). Le nombre des décurions varie aussi selon l’importance de la cité : il est de 63 à Irni6, beaucoup plus dans les grands centres (100 paraît un nombre moyen). L’ordo se réunit dans la curie locale, sur convocation des duumviri. Un quorum est exigé, qui varie, entre les 2/3 et la moitié, selon l’importance des questions. Les avis sont, comme au sénat romain, recueillis selon un ordre strict : le plus ancien dans la plus haute dignité et ainsi de suite. Là encore s’imposent le prestige et l’auctoritas de quelques-uns. La décision qui est rendue est un décret (decretum  decurio‐ num) qui est affiché. Les décurions délibèrent sur toutes les affaires importantes de la vie de la cité : les affaires religieuses (calendrier des fêtes, budget des cultes), les affaires financières (contrôle des recettes comme des dépenses), et parfois les affaires judiciaires (l’ordre s’érige en cour de justice pour trancher, par exemple, de la validité des amendes imposées par les magistrats). Ils peuvent dans certaines cités désigner les magis1.  Jacques 2002, p. 256. 2.  Épouse, parents, et enfants soumis à la patria potestas. 3.  Mais comme il était de l’intérêt de la communauté que le conseil fût complet, on comblait les manques chaque année (loi d’Irni, 31). 4.  Un seul montant est connu, celui de la cité de Côme : 100 000 HS ce qui représente une fortune honorable : Jacques, 1990, p. 110. 5.  Jacques, 1990, n°46. 6.  Sans doute celui des sénateurs de la cité pérégrine, avant la promotion au rang de municipe.

177

III. Action et réaction

trats. Ce sont surtout eux qui décident d’attribuer des honneurs et qui désignent les patrons. Enfin ils s’occupent d’organiser les ambassades, essentielles dans la vie de la cité, car elles permettent d’assurer le lien avec le gouvernement provincial et central1. Les décurions, en leur conseil, sont donc les véritables dirigeants de la cité, car ils supervisent toutes les affaires et incarnent la permanence. Il faut ajouter les prêtres qui garantissent, pour la communauté, la pax deorum et assurent par les rites la protection des divinités civiques, et les desservants du culte impérial, fonctions qui sont considérées comme le couronnement du cursus municipal.  Ainsi au cœur du territoire, la ville-chef-lieu est le pôle politique et civilisateur par excellence. C’est là que la justice est rendue, que l’ordre est maintenu, qu’on tient l’état civil et conserve les archives ; on y affiche les décisions du conseil et les ordres du gouverneur ; on y diffuse les images qui célèbrent le pouvoir impérial, garant de cette prospérité et de cette autonomie des cités. La ville est ainsi un relais du pouvoir2. L’appartenance à une civitas garantit la dignité et l’autonomie des hommes et des communautés. 

II. La maturation de la civilisation municipale au Haut Empire : Tellus stabilata L’organisation de la vie des habitants de l’Empire en cités, qui étend sur l’ensemble du territoire un maillage de relais du pouvoir, tient à la volonté politique de Rome. L’espace qu’est, au début du IIe siècle, l’Empire romain dans sa plus grande extension s’est construit par l’agrégation progressive de peuples et d’espaces, à l’origine très diversement organisés. Les notables des cités furent les principaux acteurs, parce qu’ils en étaient d’abord les bénéficiaires, de cette organisation romaine de la vie civique. Revenons rapidement sur l’historique des promotions et le processus de poliadisation pour mieux apprécier le bilan. 

Historique des fondations En Hispania La densité du réseau des cités hispano-romaines est le résultat d’une longue histoire (qui commence évidemment avant Rome). Mais si l’on veut jalonner brièvement le processus, on rappellera que deux périodes 1.  Sur les ambassades, voir loi d’Irni, rub. F, G, H. 2.  Humbert, 1991, p. 297.

178

Vie et institutions des cités de Gaule et d’Hispanie au IIe siècle après J.-C.

ont joué un rôle charnière et ont permis l’épanouissement de la civilisation poliade : la période césaro-augustéenne et la période flavienne. 1) L’époque césaro-augustéenne a lancé un vaste et complexe mouvement de romanisation1 : • par des fondations coloniales (vétérans)2, mais aussi des fondations sans apport de colons ; • par la promotion (au rang de municipes) et par l’octroi d’un statut qui permettait la promotion des élites : dès Auguste, le droit latin avait été concédé à 28 cités de Bétique, 3 de Lusitanie et 18 de Citérieure ; • par regroupement enfin de populations indigènes. Le bilan plinien total (qui correspond à la situation augustéenne) donne au moins 513 cités dont 175 en Bétique, 293 en Citérieure, 45 en Lusitanie et, sur ce total, Pline évalue à 100 les cités de statut juridique latin ou romain, soit un quart (26 colonies3, 26 municipes et 48 cités latines). 2) Au Ier siècle, après un ralentissement dans le mouvement de « poliadisation » (un seul municipe4 est fondé sous Claude à Baelo en Bétique), vient l’éclosion municipale de l’époque flavienne. En 73-745, Vespasien accorde le droit latin à toutes les communautés de la péninsule6. Cela touche l’ensemble des provinciaux libres (il est admis aujourd’hui que le droit latin n’est pas un droit personnel, mais un droit collectif7). L’édit impérial est accompagné d’un texte d’application type pour permettre la mise en place de l’administration municipale. À partir de ce texte-type, chaque cité établit son propre règlement (lex). En même temps s‘observent promotions et valorisation de communautés indigènes. Le dernier effet des mesures flaviennes (mais qui n’est pas systématique) est la promotion au rang de municipe : la cité de droit latin devient municipe dit flavien, 1.  Pour plus de détails, voir Nony, dans Nicolet, 2004 (4e éd.), p. 670 et sq. ; Le Roux, 1995, passim.  Cette colonisation césaro-augustéenne a provoqué un vaste travail d’attribution et de redistribution des terres en Bétique, en Lusitanie méridionale et dans l’est de la Citérieure et la vallée de l’Èbre : Le Roux dans Arce/Le Roux, 1993, p. 190. 2.  Ces colonies peuplées de vétérans (italiens) avaient moins une vocation militaire que politique et sociale : offrir des terres aux soldats démobilisés et créer des foyers de romanité. Il s’agissait aussi, pour César, de concurrencer la clientèle que Pompée avait su se créer en Espagne. Ces fondations coloniales furent dotées comme le prouve le règlement d’Urso de constitutions déjà très élaborées. Mais les autres communautés et/ou habitants étaient déjà familiarisés avec les institutions romaines et les pratiques de gouvernement communautaire : la Bétique, très largement concernée par ce mouvement, était de ce point de vue une région privilégiée. 3.  Ce qui ne fait que 6,5%, note le Roux,1995, p. 53 et n. 140. 4.  Promotion au rang de municipe claudien avérée par une inscription sur base de statue : AE 1971, 172. 5.  Ou 70-71 ? 6.  Pline, HN, III, 30 : « L’empereur Vespasien Auguste a accordé à l’Espagne tout entière le droit du Latium. » Il s’agissait d’asseoir l’autorité de la nouvelle dynastie et de prendre en compte l’acculturation romaine de nombreuses communautés hispaniques : Le Roux, 1995, p. 81 sq. 7.  Voir Le Roux, 1998b.

179

III. Action et réaction

c’est-à-dire de droit latin1. Ces municipes « flaviens » se multiplient certes après 74, mais ils représentent un privilège supplémentaire qui est accordé par l’empereur, en reconnaissance des merita de la cité2. Ainsi la période flavienne représente une étape décisive : elle uniformise les statuts et intègre définitivement les Espagnols, et d’abord les élites, dans le système romain. Le décompte que l’on peut faire à partir des sources épigraphiques aboutit à 111 municipes flaviens, répartis ainsi : 48 en Bétique, 22 en Lusitanie, 41 en Citérieure, mais il faut sans doute augmenter largement cette proportion pour avoir une idée de la diffusion du modèle de la cité de type romain dans les provinces des Espagnes3.

Dans les Gaules Pour les Gaules, il faut distinguer la Transalpine, tôt ouverte aux influences et donc familiarisée avec les expériences politiques et la vie en cité, et les Trois Gaules soumises en 51 av. J.-C. La Transalpine, conquise entre 125 et 121 av. J.-C., est organisée en province à une date qui est discutée4. Cette organisation officielle a impliqué que les communautés gauloises fussent alors reconnues et définies territorialement en tant que civitates, éléments constituants de la province. Une province est en effet la somme de ses communautés, qu’elles soient romaines ou indigènes. Après la période de mise en place (fin IIe siècle av. J.-C. – Ier siècle) que l’on peut schématiser5 en : • création de quelques pôles romains : établissements militaires, comme Aquae Sextiae (122 av.) et Tolosa, et surtout colonie romaine de Narbonne, fondée en 1181 ;

1.  Ainsi Igabrum (Cabra), qu’une inscription de 75 atteste comme municipe : AE 1986, 334d, ou Cisimbrium (Zambra) en 77 : AE 1986, 334a. « On ne peut nier que c’est avec les Flaviens et partout en Hispanie que cette formule originale a eu le plus de succès et de diffusion ». Le Roux, 1995, p. 85 qui rappelle qu’historiquement le municipe « n’était pas une formule de cité de droit latin », et donc n’impliquait pas « le principe de mixité juridique » (droit romain pour les élites municipales/droit latin pour les autres citoyens). 2.  On souligne le phénomène pour les régions les plus romanisées, dans lesquelles existait une réelle « culture de la cité » : Le Roux, 1995, p. 86. 3.  « Il n’est pas déraisonnable d’envisager que ce chiffre pourrait être augmenté d’un tiers ou de 50%, ce qui fixerait à la mort de Domitien le total des cités autonomes en Hispanie à 180 ou 210, les municipes flaviens comportant la majeure partie des cités latines d’époque augustéenne » : Le Roux, 1993, p. 191. 4.  Peut-être la première Lex  provinciae est-elle à attribuer à l’époque de Pompée et au gouvernement de Fonteius (74-72) : Christol-Goudineau, Gallia 45, 1987-88, qui supposent l’existence d’une lex provinciae des années 75 av. J.-C. ; la liste des oppida latina de Narbonnaise aurait ensuite été ajoutée à ce règlement. Dans le même sens, Gros, 2008, p. 18 ; Delaplace, France, 1997 [1995], p. 33. Contra Roman, pour qui la transformation en province daterait des années 100 av. J.-.C. peut-être due à Marius : Roman, 1997, p. 407. 5.  Pour compléter, voir Goudineau, dans Nicolet, 2004, chap. V, p. 679-699 ; Goudineau, 1980, (chap. 1 Le réseau antique, en part. p. 74-87).

180

Vie et institutions des cités de Gaule et d’Hispanie au IIe siècle après J.-C.



reconnaissance du statut des alliées, comme la cité grecque de Marseille, cité fédérée à laquelle Rome a concédé un territoire important ; • définition et reconnaissance du territoire des peuples indigènes en civitates : ainsi le territoire des Volques Arécomiques devient la cité de Nîmes, avec un seul chef-lieu ; • installations urbaines comme Forum  Domitii  (Montbazin), Forum  Voconii (Var) et St Bertrand de Comminges, où Pompée installe des Lusitaniens ; vient l’étape décisive que furent les œuvres de César puis d’Auguste2. 1) Le général (ou l’un de ses successeurs) accorde le droit latin aux cités pérégrines de Transalpine ; il fonde aussi des colonies (Arles) et opère une nouvelle déduction de colons à Narbonne3. Il faut noter, originalité de la Transalpine, la fondation de colonies latines4. La citoyenneté romaine est encore accordée assez généreusement par César aux notables et aux soldats. 2) Les fondations coloniales se poursuivent après la mort de César, dans la période triumvirale et au début du principat : ainsi sont fondées les colonies romaines de Béziers et Orange (qu’on datait traditionnellement de 35 av. J.-C., mais qui peuvent avoir été fondées plus tôt), de Fréjus5 en 31, et peut-être de Valence6. D’autres reçurent le droit latin7, certaines avec le titre de colonie, au cours de cette période8.

1.  Qui répond à des préoccupations sociales et politiques, mais aussi économiques : Gros, 2008, p. 19-20. M. Gayraud, Narbonne antique des origines à la fin du IIIe siècle, Suppl. 8 à la RAN, 1981. Il s’agit de la première colonie romaine fondée hors d’Italie, à l’exception toutefois de l’essai gracchien de fondation à Carthage. On estime le nombre de colons, originaires d’Italie centrale, entre 2000 et 6000. 2.  Voir Goudineau, 1980, p. 88-95 ; Raepsaet-Charlier, dans Lepelley, 1998, Chap. IV, en part. p. 144-148. 3.  Devenue colonia Iulia Paterna Narbo Martius Decumanorum. Sur Arles, colonia Iulia Paterna Arelate  Sextanorum : Pline, HN, III, 36 ; Chastagnol, 1995, 114-116. 4.  Sur ces cités de droit latin : Chastagnol, 1995, VII, Les Cités de la Gaule Narbonnaise. Les statuts, et partic. p. 116-118 et Gascou, 1991, p. 547-563. 5.  D’abord Forum Iulii, de fondation vraisemblablement césarienne, promue ensuite Colonia Octa‐ vanorum Pacensis Classica : Gascou, ILN Fréjus, p. 15-17. 6.  Chastagnol, 1995, p. 121. La date et le statut de Valentia restent contestés. 7.  Entre la fin de la guerre civile (49) et la période triumvirale sont fondées diverses colonies latines : Nîmes ; Digne ; peut-être Valence et Toulouse ; on peut joindre Carpentras et Lodève. Vienne dut être fondée par Octave entre 40 et 27, en tant que colonie latine avec des quattuorvi‐ ri : ILN, Vienne, Historique de la cité par J. Gascou, p. 39. Pour d’autres, l’entreprise de fondation à Vienne aurait échoué : Ch. Goudineau, « Note sur la fondation de Lyon », Gallia 44, 1986, p. 171-173. Sur l’ensemble, voir Raepsaet-Charlier, dans Lepelley, 1998, p. 146. Voir aussi sur la municipalisation : Gascou, 1991, p. 547-563 et Christol, dans Dondin-Payre, 1999, p. 1-27. 8.  Voir la carte dans Goudineau, Février, Fixot, 1980, p. 45.

181

III. Action et réaction

Auguste en 27, avait redéfini la nouvelle province, Narbonensis1, attribuée en 22 au Sénat. Alors est fixée durablement la carte des territoires et de leur chef-lieu unique, c’est-à-dire les civitates qui sont environ 25 (carte dans l’Histoire de la France urbaine, fig. 47). Pour fournir un bilan (compte tenu des incertitudes), on peut dénombrer cinq colonies romaines sous le règne d’Auguste2 et dix-sept cités de droit latin3, dont la plupart de rang colonial. Ce sont donc 24 (ou 25) cités privilégiées, investies du pouvoir politique. Seules Marseille et Vaison sont chef-lieux de cités fédérées, ce qui est un titre prestigieux. C’est aussi une période de grand développement urbanistique où la ville et ses monuments, participant d’une véritable scénographie urbaine, servent à exalter l’idéologie impériale4. Après l’étape décisive que représentent les œuvres de César et d’Auguste, il n’y eut plus que des changements mineurs : le paysage civique était déjà nettement dessiné. Dans la suite directe des promotions d’époque césaro-augustéenne, il faut signaler Vienne, élevée au rang de colonie romaine, entre 35 et 48 ap. J.-C. Elle est mentionnée comme telle dans la Table Claudienne5. Pour ce qui est des Trois Gaules, l’organisation en revint à Auguste, car César n’eut peut-être que le temps de projeter la fondation de colonies, dont Lyon, qui est effectivement fondée en 43 av. J.-C. par Munatius Plancus. Si la répartition en trois provinces est à peu près connue, le nombre et la délimitation des cités posent problème : retenons une soixantaine en tout (60 pour Strabon, 64 pour Tacite) et des limites qu’il faut parfois inférer des diocèses du Moyen Âge, eux-mêmes héritiers des cités de l’Antiquité tardive6. Certaines sont très vastes, d’autres plus réduites (dans le Nord-Ouest), mais toutes reposent sur le principe de la centralisation administrative : un seul chef-lieu, où se concentrent les organes de décision et les grandes manifestations publiques et d’abord religieuses. Près d’une cinquantaine de chefs-lieux sont des promotions au rang de 1.  La lex provinciae qui fut promulguée à cette occasion servit de source à Pline l’Ancien pour sa description de la Narbonnaise. 2.  Narbonne et Béziers, Orange et Arles, Fréjus. Peut-être faut-il ajouter Valence. Vienne est citée par Pline dans la liste des colonies, mais on s’accorde à penser que c’est un ajout de Pline à la liste qu’il a recopiée. 3.  Chastagnol, 1995, p. 117, propose la date de 42 av. J.-C. pour l’octroi du droit latin à Nîmes, Cavaillon et Antibes et le titre de colonie (latine) à Nîmes ; il ajoute 12 cités qui devaient déjà disposer du droit latin avant l’année 14 av. J.-C : ce sont Aix, Apt, Avignon, Carcassonne, Carpentras, Riez, Ruscino, les Ruthènes provinciaux, Toulouse, les Tricastins (Saint-Paul) et les Voconces (Luc, Vaison). Ajouter Alba (capitale des Helviens) et Lodève. Voir Pline, HN III, 32 à 37. Voir ces cités sur la carte 4. 4.  Voir l’étude fondamentale de P. Gros, 2008, p. 31-79. 5.  Elle a obtenu le solidum beneficium civitatis romanae, ILS, 212. 6.  Pour une idée des incertitudes sur les limites exactes des cités, voir à titre de comparaison avec la Narbonnaise les introductions des volumes des ILN, Vienne, et ILN, Antibes, Digne, Riez.

182

Vie et institutions des cités de Gaule et d’Hispanie au IIe siècle après J.-C.

capitale d’anciens sites modestes, voire des créations ex nihilo (Augustodu‐ num, Autun)1. Quant aux statuts, ils reflètent l’insertion récente des Gaules dans le système administratif romain : à quelques cités reconnues par Rome « libres et immunes », et aux privilégiées que sont les cités fédérées (Éduens, Lingons, Rèmes, Helvètes et Carnutes)2, s’oppose la masse des cités stipendiaires, soit environ 60% de la Gaule jadis indépendante.

L’équilibre de la vie institutionnelle des cités au IIe siècle Au IIe siècle l’équilibre semble atteint et le système municipal parfaitement intégré par les provinciaux : tant les cités hispano-romaines que gallo-romaines présentent l’apparence d’un fonctionnement satisfaisant (aux difficultés financières près3) et l’on peut dire qu’ont été en quelque sorte « lissées » les différences de statuts. C’est du moins ce qu’on peut en conclure au vu du ralentissement du rythme des promotions.

Les promotions de cités Peu de promotions et de nouveaux statuts civiques sont en effet attribuables au IIe siècle (si promotions coloniales il y a, dans l’Empire, elles se situent dans des régions plus lointaines, pour créer ou renforcer des pôles de romanité et de civilisation aux confins du monde barbare). Cela ne veut pas dire que le phénomène stagne ou trouve ses limites, mais qu’il a au contraire atteint un équilibre. Comme le conclut P. Le Roux, « les choses étaient à leur place et le bon ordre régnait. Le droit latin et la municipalisation avaient créé les conditions d’une évolution globale de la civitas hispanique vers la res publica4 ».  En Hispania, pour le second siècle, on ne peut guère citer que la promotion d’Italica, patrie d’Hadrien, qui devient colonie honoraire, alors même que l’empereur souhaitait lui voir garder son statut de municipe5 (qui ménageait de fait une plus grande liberté). Il faut imaginer les démarches entreprises (et ambassades envoyées) pour solliciter de l’empereur cette promotion, tout municipe rêvant de devenir colonie6. En Gaule également les promotions sont rares. Des colonies latines reçurent le droit romain (Aix ou Antibes) et d’autres communautés furent promues colonies7, mais les dates sont difficiles à déterminer. La période flavienne fut en outre une période d’expansion urbaine très importante. 1.  2.  3.  4.  5.  6.  7. 

Sur les critères qui ont présidé au choix des chefs-lieux, voir Goudineau, 1980, p. 98. Goudineau, 2000, p. 355 sq. Le Roux, 1995, p. 123. Le Roux, 1993, p. 193. C’était un municipe de citoyens romains, qui avait reçu ce titre sous César. Voir Aulu-Gelle, Nuits Attiques, XIV, 13 ; et Jacques, 1990, n°12, p. 31-33. Comme Lodève, Augusta  Tricastinorum  (Saint-Paul-Trois-Châteaux), Toulouse ?, Die, et sans doute Marseille.

183

III. Action et réaction

Plus tard, Avignon fut promue colonie sous Hadrien1 ; Digne fut rattachée aux Alpes Maritimes et devint municipe2 en vertu des usages de cette province. L’étape dernière devait être l’octroi par Caracalla, en 212, du statut de citoyen romain à tout habitant libre de l’Empire, uniformisation qui signifiait que l’intégration des provinciaux était achevée. Dès lors le droit latin des cités provinciales disparaît et les mots municipium et colonia sont de moins en moins employés, au profit de civitas et de respublica. Pourtant les différences statutaires, ou ressenties comme telles, entre les cités n’ont pas disparu, pas plus que les rivalités. Seulement la documentation nous échappe. L’exemple de l’Orient doit nous inciter à croire que les cités privilégiées défendaient âprement leur statut d’exception3 ou simplement leurs acquis, toujours révisables par le pouvoir. Ainsi en His‐ pania a-t-on pu observer les conséquences de la promotion générale des cités sous Vespasien et celles de la relative uniformisation des statuts qu’elle avait entraînée. L’association des onze « municipes » de l’inscription du pont d’Alcantara4 en Lusitanie, datable de 105-106, a d’abord une visée économique (s’associer pour construire un pont et assurer la liaison avec la capitale Merida), mais elle permet d’afficher les noms des cités. Même si toutes ces cités n’étaient pas effectivement municipes, elles avaient à coup sûr évolué ensemble dans le sens d’une forte romanisation. À l’époque antonine un flamine a été admis pour l’ensemble des cités immunes5 de Bétique, dénommé flamen  coloniarum  immunium  provinciae  Baeticae6. Tous ces rappels de titres prouvent que la rivalité n’est pas éteinte, loin de là, entre les cités et que la relative uniformisation des statuts n’a pas fait disparaître la fierté locale ; celle-ci s’est sans doute encore exacerbée et trouve en particulier dans des programmes urbanistiques, souvent ambitieux, autant l’occasion de manifester sa loyauté à Rome que celle d’éclipser des rivales. Si l’on devine que les relations entre les cités sont parfois tendues, c’est donc bien que les cités vivent leur autonomie et qu’un fonctionnement administratif satisfaisant autorise l’expression de leur orgueil local. De fait les documents qui peuvent être invoqués pour le IIe siècle confirment que les institutions sont en général bien rodées et que le système est désormais éprouvé. Les notables assurent leur rôle dirigeant (même si l’on devine parfois des difficultés de renouvellement) et les sources (en particulier les décrets honorifiques) reflètent l’accomplis1.  2.  3.  4.  5.  6. 

Christol/Heijmans,1992, p. 47-54. Chastagnol, ILN Digne, p. 266-268. L’exemple le plus connu est celui d’Aphrodisias en Asie Mineure. CIL II, 759 : voir, sur l’inscription, Le Roux, 1995, p. 86 et n. 24. Guichard, dans Arce/Le Roux, 1993, p. 83. Voir aussi plus récemment CIL, II2, 5, 69. Voir Mackie, 1983, p. 120.

184

Vie et institutions des cités de Gaule et d’Hispanie au IIe siècle après J.-C.

sement méritoire de leurs fonctions, ce qui souligne plus que jamais le rôle accordé au mérite.

Le fonctionnement de l’ordo Quelques exemples mettront en lumière le rôle essentiel que joue ce conseil des notables. L’épigraphie de Belo nous fait connaître, pour la première moitié du IIe siècle, l’honneur réservé « à Quintus Pupius Urbicus, …duumvir du municipe Claudien de Belo, par décret de l’ordre local1 ». Le texte rappelle que le conseil vote les honneurs décernés aux citoyens méritants, comme la statue honorifique de Pupius dont le piédestal, seul conservé, porte l’inscription. Ce sont ses parents qui ont rédigé l’épitaphe à ce fils prématurément disparu. Les décurions de Belo devaient siéger dans la curie, située sur la bordure ouest du forum. Le nombre des décurions peut être estimé entre 60 et 70 personnes, en proportion de la population du municipe. De même, à Belo, le « conseil des Boloniates a décrété un éloge, les frais de funérailles, le lieu de sépulture ; le peuple a élevé une statue à la suite d’une souscription ( ?) » à un Procu[lus], [flam]ine ou une Procu[la], [flam]inique ( ?)2. Outre le rappel de ce rôle des décurions, qui votent honneurs et reconnaissance publique et sont en quelque sorte les garants de la morale civique, le texte évoque le culte impérial, essentiel dans la vie de la communauté. Il rappelle aussi le fait que le peuple a participé à la décision des décurions. On insistera, dans le même champ d’activité des décurions, sur la désignation des patrons et sur les ambassades : les patrons sont essentiels à la communauté, car ces hauts personnages servent de relais et d’intermédiaires de la cité auprès du pouvoir central. Comme le rappelle R. Étienne, « le patronage est le signe irréfutable de la volonté des communautés civiques de se ménager à Rome des appuis fidèles et continus »3. On en donnera un exemple pour le IIe siècle avec une inscription de Riez (Narbonnaise) qui fait connaître un « curateur de la cité [d’Avignon] et patron » (soit de la cité de Riez, où a été trouvé le texte, soit de celle d’Avignon), et que les habitants de la cité [d’Avignon] ou les [Réiens ?] décident d’honorer. C’est un personnage important qui a suivi un cursus de sénateur de famille patricienne : il a été questeur de la Ville et préteur. Selon A. Chastagnol, il aurait possédé des terres ou une maison

1.  Belo V. L’épigraphie. Les inscriptions romaines de Baelo Claudia, Madrid, 1988, n°14 p. 37-38. Plan de Belo, fig. 1 du volume. Voir Le Roux, « Inscriptions romaines de Belo 1988-2008 », Mélanges  de la Casa de Velázquez 39, 2009. 2.  Belo  V.  L’épigraphie.  Les  inscriptions  romaines  de Baelo Claudia, Madrid, 1988, n°16 p. 37-38. L’inscription est datée des dernières décennies du IIe s., voire du début du IIIe s. 3.  Étienne, dans Arce/Le Roux, 1993, p. 87.

185

III. Action et réaction

sur le territoire de Riez1. Les habitants lui seraient reconnaissants de son intervention comme curateur. Il a donc été envoyé par Rome avec la charge d’examiner les finances de la cité et d’essayer de les assainir. Sans doute la qualité de sa curatelle lui a-t-elle valu d’être choisi par la cité comme patron. Quant aux ambassades, elles sont le moyen pour la cité d’être en contact avec l’extérieur, le gouverneur de province, et au-delà l’empereur. Ainsi la rubrique F de la loi d’Irni porte « Sur la répartition des décurions en trois décuries, devant s’acquitter des ambassades par roulement ». De fait le gouvernement de Rome ne reconnaissait comme interlocuteur que des représentants d’une cité, civitas2 ; aussi pour confirmer un statut ou un privilège, obtenir quelque avantage (comme la levée d’une taxe au bénéfice de la cité, selon l’exemple de Sabora, en Bétique) ou simplement rendre hommage au représentant du pouvoir, le rôle de ces ambassadeurs était-il essentiel. La fonction était un munus et nul décurion ne pouvait s’y dérober, comme le rappellent tant les lois flaviennes de Bétique que les textes juridiques des II et IIIe siècles conservés dans le Digeste3. Issus de l’ordo, et le plus souvent désignés par lui, les magistrats sont aussi les dirigeants, mais temporaires, de la cité.

Les magistratures et les prêtrises Les magistratures sont un rouage essentiel et ne font pas de leurs représentants les simples exécutants des décisions du conseil. Ces postes à haute responsabilité, et qui impliquent qu’on rende des comptes, ne concernent cependant qu’une élite des cités. Mais les études prosopographiques prouvent que ce ne sont pas toujours les mêmes familles qui en monopolisent les postes (en cela le système offre un renouvellement plus important que dans les cités grecques). Pour le IIe siècle, on voit bien fonctionner le système, même si dans les sources l’accent est mis sur les charges (munera) qui incombent aux magistrats. J. Gascou a montré qu’il existait bien une carrière municipale dans les cités latines de Narbonnaise, c’est-à-dire l’exercice successif d’au moins deux magistratures par un même notable : ainsi dans la cité des Voconces. On peut citer parmi les cursus municipaux des Gaules (7 correspondraient à la période considérée4), celui de Lucius Cerialius Rectus, notable de la cité des Ambiens (chef-lieu Samarobriva, Amiens). L’inscription qui le 1.  2.  3.  4. 

ILN Riez, n°14, p. 215. Le Roux, 1995, p. 137 Voir le dossier sur les ambassades rassemblé par F. Jacques, 1990, n°85 à 89. D’après le tableau proposé par Dondin-Payre, 1999, p. 171-173.

186

Vie et institutions des cités de Gaule et d’Hispanie au IIe siècle après J.-C.

fait connaître est datée de la fin du IIe siècle. Cerialius a d’abord été chargé de tâches subalternes, avec le titre de praefectus : il aurait été « préfet à la répression du brigandage1 », si la restitution est exacte. Mais sa carrière municipale proprement dite commence avec la questure (autre restitution possible : quinquennalis, comme le proposent les éditeurs de l’Année  épi‐ graphique). Il est ensuite quattuorvir, titre qui apparaît rarement dans les cités des Trois Gaules alors qu’il est bien attesté en Narbonnaise2. Il pourrait d’après ce titre (au singulier) avoir été celui qui exerçait le pouvoir juridictionnel. Enfin le couronnement de sa carrière est atteint avec la fonction de prêtre (sacerdos) de Rome et d’Auguste, qui est vraisemblablement une prêtrise locale (dans la cité ou le pagus) du culte impérial. On a en tout cas avec cette dédicace un exemple de carrière municipale dans la plus parfaite tradition de la notabilité locale. L’autre exemple que l’on peut invoquer est celui de Tiberius Aquius Apollinaris à Lyon3. Il atteint le sommet de la carrière municipale avec la fonction de duumvir, mais ce qui a précédé n’est pas mentionné. Seules sont précisées ses fonction religieuses, puisqu’il a été augure et flamine des divi (empereurs divinisés) ainsi que de Mars. Ce qui est intéressant dans cette inscription en l’honneur du personnage est le rappel de sa désignation comme duumvir expostulante populo, « sur la recommandation du peuple » : ce qui atteste sinon la vitalité du populus dans la colonie, du moins sa traditionnelle mention épigraphique4. L’activité des décurions est rappelée par la formule traditionnelle finale : l(oco)  d(ato)  d(ecreto)  d(ecurionum). Enfin, troisième intérêt de ce cursus : le personnage entre dans l’ordre équestre comme juge des cinq décuries. Cela explique sans doute que les étapes de la carrière municipale, qui ont préparé le débouché beaucoup plus valorisant dans l’ordre équestre, ne soient pas détaillées5. Pour les Espagnes, on prendra l’exemple de Marcus Valerius Capellianus, qui est originaire d’une cité proche de Caesaraugusta (Saragosse), Damania6. Le notable ne se contente pas de la citoyenneté et du cursus réalisé dans sa patrie, mais vise de plus hautes fonctions, à l’échelle de la capitale de la province : il se fait donc « adlecter » dans le corps civique de Caesaraugusta par faveur impériale d’Hadrien. L’inscription souligne qu’il a rempli tous les honneurs dans les deux communes, in ultraque re publica 1.  Mangard, 1982, p. 38 et p. 42-43 qui évoque l’insécurité en Gaule (?) ; AE 1982, 716 (Le chef-lieu est bien Samarobriva et non Samarobrina, à propos de la l. 2) 2.  Dondin-Payre, 1999, p. 187. 3.  AE 1966, 252 ; Bruhl et Audin, Gallia 23, 1965, p. 267-272 ; AE 1966, 252. Bérard, 1999, p. 114. 4.  Sur cet aspect important, mais qu’il ne faut pas surinterpréter, voir Bérard, 1999, p. 114-115. 5.  Dondin, 1999, p. 176-7. 6.  ILS 6933 ; Jacques, 1990, n°44. Cf sur l’origo : Yan Thomas, Origine  et  commune  patrie, Rome, 1996.

187

III. Action et réaction

(et est inscrit du même coup dans deux tribus), donc est parvenu au sommet de la carrière municipale. Le couronnement de ce parcours réside dans la prêtrise provinciale, puisqu’il a été flamine des divi, de Rome et d’Auguste. Il s’agit là d’un grand personnage, et le réseau de ses relations comme sa notoriété, sans doute aussi sa fortune, expliquent qu’il ait dépassé l’horizon de sa modeste cité d’origine (qui reste son origo cependant d’où l’intérêt juridique de ce document).

L’évergétisme L’évergétisme reste une des manifestations les plus expressives du pouvoir et des obligations civiques des notables1. On en rappellera seulement trois exemples pour le IIe siècle. À côté des attestations d’évergétisme à Vienne2, on évoquera pour la Gaule Lyonnaise le notable déjà rencontré, Lucius Cerialis Rectus, qui fait édifier, à la fin du IIe siècle, un théâtre à Eu (Seine-Maritime) pour le pagus Catuloug[...]3 : [theatru]m cum  proscaenio [et suis ornamentis] d(e) s(ua) [p(ecunia) fecit]. Le personnage qui a accompli tout son cursus municipal, on l’a vu, remplit ses obligations évergétiques, et va même peut-être au-delà de ce qui est attendu. La dépense qu’il a consentie (sua pecunia fecit) est en effet énorme4 : il a financé l’ensemble de l’édifice théâtral et sa décoration. L’évergétisme peut aussi se manifester par des fondations, comme le prouve, en Narbonnaise, un décret de Vaison à un évergète « qui par testament a légué 12 centaines de milliers de sesterces à la république des Juliens ... et a de même légué 50 000 sesterces pour orner de marbre le portique et les thermes5 ». On terminera par la péninsule Ibérique et l’exemple célèbre de Proculinus qui, sous Trajan, est honoré par sa cité de Singili Barba (Bétique) pour sa bonne gestion municipale et ses générosités6. Celles-ci sont présentées par ordre d’importance : il a d’abord assuré l’organisation de ludi publici, puis de ludi  privati d’une durée égale de 4 jours, fêtes en l’honneur des divinités protectrices de la cité, ce qui donne toute sa valeur à sa générosité. L’évergétisme au sens propre se manifeste dans ce doublement du programme : il a en effet dépassé les obligations légales du magistrat (jeux 1.  2.  3.  4. 

Voir Jacques, 1990, p. 205-213 avec des exemples essentiellement africains. Rémy, 1992, p. 201-221, qui étudie 63 inscriptions attestant un acte d’évergétisme. AE 1978, 501 = AE 1982, 716 ; M. Mangard, Gallia 40, 1982, p. 35-51. L’étude archéologique prouve cependant qu’il a visé au moindre coût (matériaux locaux, appui sur la pente naturelle, décoration limitée aux colonnes ciselées) ! Pour un autre exemple de construction de théâtre : un notable indigène fait édifier le théâtre de Jublains : AE, 1991, 1238. Pour d’autres parallèles, voir Mangard, p. 40, n. 15 (cité ci-dessus). 5.  CIL XII 1357 Vaison = Lerat, n°125. Pour un exemple en Bétique, à Hispalis, d’une fondation par une fille, femme et mère de sénateurs, Fabia H. (malheureusement non daté), voir CIL II, 1174 et Jacques, 1990, n°125. 6.  AE 1989, 420 et Le Roux, 1987, p. 271-284, avec le texte et sa traduction.

188

Vie et institutions des cités de Gaule et d’Hispanie au IIe siècle après J.-C.

publics organisés au titre de la summa  honoraria pour son duumvirat) en offrant, à titre privé, des jeux en dehors du programme des fêtes officielles, et ce pour tous les citoyens du municipe1. À cette occasion, il a fait don de l’huile (pour l’exercice physique et l’hygiène) et a permis l’entrée gratuite aux bains (une séance gratuite aux thermes publics), ce qui est une offre très appréciée quand on sait les habitudes thermales quotidiennes des Romains, d’autant qu’elle est ouverte à toute la population libre (universus populus). Enfin, Proculinus est honoré pour avoir offert à toute la jeunesse (juvenes) du municipe, un jour de jeux (c’est-à-dire de spectacles) au théâtre. Pour toutes ces libéralités, le magistrat qui est encore en charge, se voit décerner des remerciements publics au forum et est honoré d’une cérémonie publique (avec sacrifice) pour sa sortie de charge. Ainsi « les élites trouvaient du plaisir à gérer leurs communes quand elles couraient des risques et quand elles pouvaient penser que les honneurs récompensant les mérites témoignaient effectivement de qualités politiques et d’un dévouement zélé à la cause de la cité2 ». Le texte souligne que prévalait toujours une conception rigoureuse de l’exercice des magistratures sur lequel les citoyens avaient droit de regard. C’est pour sa bonne gestion et pas seulement pour ses libéralités qu’est honoré Proculinus. Ce document exceptionnel atteste bien l’épanouissement de la culture poliade dans la Bétique du début du IIe siècle.

Conclusion Dans ce tableau de ce que l’on a appelé « l’épanouissement de la vie municipale », au IIe siècle, vie qui paraît avoir atteint son plein degré de maturité, il ne faudrait pourtant pas conclure à un fonctionnement optimal et sans accroc... Certes, le système a été dans l’ensemble acclimaté, et les provinciaux sont devenus des togati,  du moins pour les élites, mais toutes les communautés ne furent pas également prospères3 ni parfaitement autonomes, comme le suggère le rôle croissant des patrons et des interventions extérieures. Des indices discordants nuancent le tableau : les difficultés financières semblent récurrentes, d’où l’intervention des curateurs4, dont il faut souligner l’apparition au IIe siècle... De fait les rivalités entre cités, la mauvaise gestion aussi qu’entraînait l’inexpérience en ces 1.  Dépense totale pour ces jeux estimée à 8000 sesterces : Le Roux, 1987, p. 277. 2.  Le Roux, 1987, p. 271 et conclusion, p. 278 et 284. 3.  Voir le déclin de certaines villes des Espagnes qu’atteste l’archéologie : P. Sillières, « Vivait-on dans les ruines au IIe s. ap. J.-C. ? Approche du paysage urbain de l’Hispanie d’après quelques grandes fouilles récentes », dans Arce/Le Roux, 1993, p. 147-152. Mais les conclusions de l’auteur restent nuancées et montrent que ces évolutions sont ponctuelles. 4.  Jacques, 1990, p. 168-179 ; pour une étude générale, ID, 1983.

189

III. Action et réaction

matières budgétaires complexes, les conduisaient parfois à des dépenses exagérées et multipliaient les problèmes de gestion financière. Au bout du compte, la citoyenneté romaine que le droit latin, largement appliqué dans l’ensemble provincial considéré (Narbonnaise et Aquitaine, Espagnes sous les Flaviens), a permis de diffuser dans la classe dirigeante des cités quand elle ne la possédait pas encore, a moins favorisé l’ascension sociale à l’échelle de l’Empire, c’est-à-dire vers les ordres supérieurs, que le renforcement des positions locales au sein même de la patrie. Ce privilège constituait, dans les débuts de la municipalisation et même ensuite, l’équivalent d’un « brevet de civilisation ». Cela a donc été un formidable catalyseur de l’émulation municipale, dans et entre les cités, condition même de l’efficacité du système. On constate en effet que le plus souvent les ambitions des membres dirigeants des cités se sont limitées à l’horizon de leur petite patrie, au mieux de la province pour les élites des plus grands centres (la fonction de sacerdos provinciae, prêtre du culte impérial provincial, est une consécration). Pour suivre une démarche inverse, on constate que rares sont les cursus sénatoriaux1 dont le dignitaire a d’abord rempli les honneurs municipaux : les deux types de carrières ne se confondent pas et s’enchaînent rarement, quand on ramène les exemples connus à l’aune du nombre des cités de l’Empire. C’est assez dire que l’horizon, même limité, des cités, dont beaucoup étaient de petites unités, a pu suffire à satisfaire les ambitions des provinciaux romanisés et à leur apparaître comme le meilleur cadre de vie possible.

Bibliographie •

• • •

• •

ARCE J. et LE ROUX P. (éd.), 1993, Ciudad y comunidad civica en Hispania, siglos II y III  d. C. Actes du colloque organisé par la Casa de Velázquez et par le Consejo Superior de In‐ vestigaciones Científicas, Madrid, 25‐27 janvier 1990 (coll. de la Casa de Velázquez, 40), Madrid. BÉRARD F., 1999, « Organisation municipale de la colonie de Lyon » dans DondinPayre et Raepsaet-Charlier, p. 97-126. BERRENDONNER, CL., CÉBEILLAC-GERVASONI, M. et LAMOINE, L. (éd.), 2008, Le  quotidien municipal dans l’Occident romain, Clermont-Ferrand. BURNAND, Y., 2005‐2009, Primores Galliarum : sénateurs et chevaliers romains originai‐ res de Gaule de la fin de la République au IIIe siècle, I. Méthodologie ; II. Prosopographie ; III. Étude sociale. 1. Les racines, 2. Les horizons de la vie, Bruxelles. CHASTAGNOL, A, 1995, La Gaule romaine et le droit latin, Lyon. CHASTAGNOL, A., DEMOUGIN, S. et LEPELLEY, Cl. (dir.), 1997, Splendidissima ciuitas. Études d’histoire romaine en hommage à François Jacques, Paris.

1.  Pour des exemples en Gaule, voir Dondin-Payre, dans Dondin-Payre/ Raepsaet-Charlier, 1999, p. 177 et Y. Burnand, Senatores romani ex provinciis Galliarum orti, Epigrafia e Ordine Senatorio II, Rome, 1982.

190

Vie et institutions des cités de Gaule et d’Hispanie au IIe siècle après J.-C.

• •

• •

• •

• • • • • • • • • • • • • • • • •

• •

CHRISTOL M., 1999, « La municipalisation de la Gaule Narbonnaise », dans DondinPayre et Raepsaet-Charlier, 1999, p. 1-27. CHRISTOL M. et HEIJMANS M., 1992, « Les colonies latines de Narbonnaise : un nouveau document d’Arles mentionnant la colonia  Iulia  Augusta  Avennio », Gallia, 1992, p. 47-54. CURCHIN L. A, 1990, The Local Magistrates of Roman Spain, Toronto. DARDAINE S., 1993, « Une image des cités de Bétique aux IIe et IIIe siècles après J.-C. : l’emploi du terme respublica dans les inscriptions de la province », dans Arce et Le Roux, 1993, p. 47-59. DONDIN-PAYRE, M, 1999, « Magistratures et administration municipale dans les Trois Gaules », dans Dondin-Payre et Raepsaet-Charlier, 1999, p. 127- 230. DONDIN-PAYRE, M. et RAEPSAET-CHARLIER, M.-Th. (dir.), 1999, Cités,  municipes,  colonies. Les processus de municipalisation en Gaule et en Germanie sous le Haut‐Empire  romain, Paris. D’ENCARNAÇÃO J., 1993, « Decreto decurionum. Algumas notas sobre o mecanismo decisório municipal na Hispãnia romana, dans Arce et Le Roux, 1993, p. 59-66. ÉTIENNE R., 1993, « Sociabilité et hiérarchie urbaine », dans Arce et Le Roux, 1993, p. 85-91. FERDIÈRE, A., 2005, Les Gaules (IIe siècle av. J.‐C.‐Ve siècle ap. J.‐C.), Paris. GASCOU J., 1991, « Duumvirat, quattuorvirat et statut dans les cités de Gaule Narbonnaise », Epigrafia, Mélanges offerts à A. Degrassi, Coll EfR 143, p. 547-563. GOUDINEAU Ch., 1976, « Le statut de Nîmes et des Volques Arécomiques », RAN 9, p. 105-114. GOUDINEAU Ch., FÉVRIER P. A., FIXOT M., 1980, Histoire de la France urbaine, sous la direction de G. Duby, 1 La ville antique, I, Le réseau urbain, p. 71-109. GOUDINEAU Ch. et M. CHRISTOL, 1987‐1989, « Nîmes et des Volques Arécomiques », Gallia 45, p. 87-103. GOUDINEAU Ch., 2000 [ 1990], César et la Gaule, Paris. GROS, P., 2008a, « La cité et l’organisation du territoire impérial », dans J.-J. Aillagon (éd.), Rome et les Barbares. La naissance d’un nouveau monde, Venise, p. 63-67. GROS, P., 2008b, La Gaule Narbonnaise de la conquête romaine au IIIe siècle, Paris. HERNÁNDEZ GUERRA, L. (éd.), 2005, La Hispania de los Antoninos, 98‐180, Actas del II  Congresso Internacional de historia antigua, Valladolid. HUMBERT M., 1991, 4e éd., Institutions politiques et sociales de l’Antiquité, Précis Dalloz, Paris. FICHES J.-L. et VEYRAC A., 1996, Carte archéologique de la Gaule, 30, 1, , Nîmes, Paris. JACQUES F., 1983, Les  curateurs  des  cités  dans  l’Occident  romain  de  Trajan  à  Gallien.  Études prosopographiques, Paris. JACQUES F., 1984, Le privilège de liberté. Politique impériale et autonomie municipale des  cités de l’Occident romain (161‐244), Rome. JACQUES F., 1990, Les  cités  de  l’Occident  romain,  Documents  traduits  et  commentés, Coll. La roue à livres, Paris. JACQUES F., 2002  6e  éd  [1990] dans F. Jacques et J. Scheid, Rome  et  l’intégration  de  l’Empire, T. I, Les  structures  de  l’Empire  romain, « Statuts et structure des cités », p. 219-270. JULLIAN, C., (1908‐1926) 1964, Histoire de la Gaule, t. I-VIII, Paris, 1908-1926, réimp., Bruxelles, 1964. LE BOHEC, Y., 2008, La province romaine de Gaule lyonnaise (Gallia Lugudunensis), du  Lyonnais au Finistère, Dijon, 2008.

191

III. Action et réaction



LEPELLEY, Cl., 1993, « Universalité et permanence du modèle de la cité dans le monde romain », dans Ciudad  y  comunidad  cívica  en  Hispania :  siglos  II  y  III  d.  C., p. 13-23. LERAT L.,1977, La Gaule romaine. 249 textes traduits du grec et du latin, Paris. LE ROUX, P., 1986, « Municipes et droit latin en Hispania sous l’Empire », RHDFE 64, 3, 1986, p. 325-50. LE ROUX, P., 1987, « Cité et culture municipale en Bétique sous Trajan », Ktéma 12, 1987, p. 271-284. LE ROUX, P., 1993, « Peut-on parler de la cité hispano-romaine aux IIe-IIIe siècles ? »  dans Cuidad y comunidad civica en Hispania, siglos II y III d. C,, p. 187-195. LE ROUX, P., 1995, Romains d’Espagne. Cités et politique dans les provinces IIe siècle av.  J.‐C. – IIIe siècle ap. J.‐C., Paris. LE ROUX, P., 1998 a, Le Haut ‐Empire romain en Occident d’Auguste aux Sévères, Nou‐ velle Histoire de l’Antiquité, 8, Collection Points Seuil, Paris. LE ROUX, P., 1998 b, « Rome et le droit latin », RHDFE 76, 3, 1998, p. 315-348. MACKIE N., 1983, Local administration in Roman Spain A. D. 14‐212, Oxford. MANGARD M., 1982, « L’inscription dédicatoire du théâtre de Bois l’Abbé à Eu (Seine-Maritime) », Gallia 40, p. 35-51. MARTIN, J.-P, 1990, Les provinces romaines d’Europe centrale et occidentale. 31 avant J.‐  C.‐235 après J.‐C., Paris. RÉMY B., 1992, « Un témoignage de la romanisation de la cité de Vienne au HautEmpire : l’évergétisme », Ktéma 17, p. 201-221. VITTINGHOFF F., 1994, Civitas Romana,  Stadt  und  politisch‐soziale  Integration  im  Imperium Romanum der Kaizerzeit, Stuttgart.

• • • • • • • • • • • •

Les Cités de Bétique au Haut-Empire Statut et institutions Ce tableau a été élaboré à partir des listes de Pline (III, 7-17), qui sur un total de 175 cités, précise qu’il énumère « celles qui méritent mention ou qu’il est facile de nommer en latin ». On l’a complété avec la liste de L. A. Curchin, The Local Magistrates of Romain Spain, Toronto, 1990 et celle de A. Tovar, Iberische  Landeskunde. 2. Teil,  Die  Völker  und  die  Stadte  des  antiken  Hispanien. I. Baetica, 1974. De nouvelles découvertes épigraphiques sont venues depuis enrichir le corpus et la prosopographie des magistrats. Mais on ne voulait donner ici qu’une liste indicative, forcément incomplète et imparfaite, qui mette cependant en lumière la richesse de l’urbanisation de la Bétique et la vitalité de ses institutions.

192

Abdera / Abdera

Abra

Acinipo

Agla minor

Anticaria Aratispi

Arcilacis

Arialdunum Arsa

Artigi

Arunci

Arunda

Arua

Asido Caesarina

1

2

3

4

5 6

7

8 9

10

11

12

13

14

Nom

III, 11

III, 11

III, 14

Artigi Iulienses, III, 10 III, 14

III, 10 III, 14

III, 10

Acinippo, III, 14

III, 8

Pline

II, 4, 10

II, 4, 11

II, 4, 11 : Aroukki

II, 4, 9

II, 4, 10

II, 4, 9 ; II, 6, 60

II, 4, 11

II, 4, 7

Ptolémée

Gaditanus

Hispalensis

Hispalensis

Cordubensis ?

Cordubensis

Gaditanus

Astigitanus

Hispalensis

?

Conventus (4 conventus : Gadès, Cordoue, Astigi, Hispalis) Gaditanus

Municipium Flavium Colonie

Municipium Iulium V…

municipe

municipe

Statut

Municipium Caesarina, puis colonie (Aug.)

Une nova civitas Arucitana connue par 1 insc. à 55 km…

Municipe sous J.-Cl. ou Vesp

fondation phénicienne

Promotion

2 IIIIviri 1 duumvir

1 sevir

1 duumvir bis

2 magistrats

La Res publica dédie une statue à Trajan

2 magistrats connus au IIe s 1 patron connu fin Ier/IIe s

2 flamines connus

Institutions (d’après L. A. Curchin)

Fig.2 LR

Fig.2 LR

Fig.2 LR

Fig.2 LR Fig.2 LR

Fig.2 LR

Cartes LR = P. Le Roux, Romains d’Espagne Fig.2 LR

2, 11, 154 2, 1, 15960 2, 1, 151

2, 1, 171

2, 1, 95

2, 1, 138 2, 1, 92

2, 1, 181

2, 1, 120

2, 1, 153

2, 1, 83

A.Tovar

Astigi vetus

Ategua

Aurgi

Axati

Baedro

Baelo Claudia

Barbesula Baesippo

Baniana Batora Baxo

Besaro et Belippo Brona/Ibrona Mod. Bujalance Caeriana Callet = ? Callenses Aeneanici

Callicula /Calecula ?

16

17

18

19

20

21

22 23

24 25 26

27/28 29 30

32

31

Astigi

15

III, 12

III, 12 III, 14

III, 15 III, 15

III, 7 et V, 2 III, 8 III, 7 (portus Baesippo) et 15 (la ville)

III, 10

III, 11

III, 10

III, 12

III, 12

II, 4, 9

II, 4, 10

II, 4, 9

II, 4, 10

II, 4, 5

Strab., III, 141

II, 4, 10 Astigis

Astigitanus

Gaditanus

Gaditanus Gaditanus Cordubensis

Astigitanus Cordubensis

Gaditanus Gaditanus

Gaditanus

Hispalensis

Astigitanus

Cordubensis

Astigitanus

inconnues

Municipium Claudium municipe

Municipium Flavium

Municipium Flavium

Colonie Colonia Astigitana Augusta Firma Peut-être anc. communauté ibérique subsistant à côté de la colonie

1 inscr. : Respublica Callensis

Baelo Claudia

Colonie aug. de vétérans

2 duumviri Ier/IIe s

1 mag. du Ier/IIe s.

1 magistrat 2 legati = ambassadeurs

1 mag. du Ier/IIe, munificentissimus, patronus patriae Ordo Baedronensis attesté 5 magistrats, dt 1 duumvir IIe s. 2 magistrats au IIe s

2 magistrats au IIe s

4 magistrats

Fig.2 LR

Fig.2 LR

Fig.2 LR

Fig.2 LR (en Citérieure) Fig.2 LR

Fig.2 LR

2, 1, 180 2, 1, 85 et 130 2, 1, 146 2, 1, 136

2, 1, 84-5 2, 1, 85

2, 1, 118

2, 1, 74 2, 1, 65

2, 1, 66-7

2, 1, 98

2, 1, 158

2, 1, 101

2, 1, 113

2, 1, 1113

Calpurniana

Canama /Canan(i)a ?

Cappa

Carbula

Carisa Aurelia

Carmo

Carteia

Cartima

Castra Gemina Castra Vinaria Caura Celti Ceret Cisimbrium

Conobaria

Corduba

33

34

35

36

37

38

39

40

41 42 43 44 45 46

47

48

III, 11 : Colobana III, 10

III, 10

III, 12 III, 10 III, 11 III, 11

III, 7, 17 (=la Tartessos des Grecs)

III, 15

III, 15 cum Oleastro III, 10

III, 11

II, 4, 9

II, 4, 10 Carissa

II, 4, 9

Cordubensis

Hispalensis

Gaditanus Astigitanus

Astigitanus

Gaditanus

Gaditanus

Hispalensis

Gaditanus

Gaditanus

I. Ant. = étape entre Corduba et Castulo Hispalensis

Colonia Patricia

Municipium Flavium

Municipium civium Latinorum

municipe

Cité latine chez Pline municipe

Municipium Flavium

Ville romaine dès 151/2 ; fondation colon. césarienne, refondation aug. vers 15 av.

Municipe en 75

Colonie latine dès 171 av. puis municipe

1 vingtaine de magistrats connus

1 édile 4 duumviri

1 decemvir de 53-54

1 trentaine de magistrats connus

2 IIIIviri

1 sevir

1 duumvir, évergète Ier/IIe s

Fig.2 LR

Fig.2 LR

Fig.2 LR

Fig.2 LR

Fig.2 LR

Fig.2 LR

2, 1, 8692

2, 1, 148

2, 1, 130 2, 1, 131 2, 1, 144 2, 1, 158 2, 1, 51 2, 1, 123

2, 1, 70-1

2, 1, 4950 2, 1, 9899 2, 1, 57

2, 1, 160

2, 1, 105

Detumo Ebora Cerialis Epora foederatorum

Gadis/Gades (pl)

Hasta Regia

Hippo Nova Iponuba ? Hispalis

Igabrum /Egabrum

Iliberri Florentini/Iliberris Ilipula/Ilipa Minor

Ilipula/Ilipa Laus

Iliturgi

Iliturgicola Ilurco/Illurco Iluro

Ipagrum /Epagrum Ipolcobulcula

50 51 52

53

54

55

57

58

60

61

62 63 64

66

67

59

56

Curiga

49

III, 10

III, 10

III, 10 et 11

III, 12

III, 10

III, 11

III, 10

III, 11

III, 7, 17, 84 et IV, 119 sq

III, 10 III, 10 III, 10

III, 14

Illipoula mégalè : II, 4, 9 II, 4, 9

II, 4,10 ?

II, 4, 9

II, 4, 10 : Asta

II, 4, 11 : Kourgia II, 4, 9 II, 4, 9

Astigitanus

Gaditanus

Astigitanus

Cordubensis

Astigitanus

Hispalensis

Astigitanus

Astigitanus

Hispalensis

Gaditanus

Gaditanus ? Cordubensis

connue par I. Ant.

municipium

Iliturgi Forum Iulium

Colonie sous Hadrien

Sous César en 45

Peut-être antérieure à César

colonie

colonie Colonia Iulia Romula Municipe flavien Municipium Florentinum

fondation phénicienne

Sans doute flavien

Municipium Augustum

municipe

Voir Vgultunia

2 duumviri

3 magistrats (duumviri)

1 duumvir

Fig.2 LR

1 duumvir : déb. IIe s. ? 1 décurion pour Ilipa 2 mag. pour Hipula 2 magistrats (dont 1 IIIvir)

Fig.2 LR

Fig.2 LR

Fig.2 LR

Fig.2 LR

Fig.2 LR

Fig.2 LR

Fig.2 LR

1 édile

1 magistrat, 1 flamine Augustalis 1 prêtre d’Hercule… 1 dizaine de magistrats connus dt 4 quattuorviri

Fig.2 LR

2, 1, 122

2, 1, 121

2, 1, 10910 2, 1, 123 2, 1, 136 2, 1, 132

2, 1, 139

2, 1, 129

2, 1, 137

2, 1 121

2, 1, 140142

2, 1, 118

2, 1, 148

2, 1, 37

2, 1, 99 2, 1, 182 2, 1, 104

2, 1, 177

Ipsca

Iptuci

Irni

Isturgi Triumphales Italica

Iturobriga /Turobriga Ituc(c)i

Iulipa Lacilbula Lacimurga Constantia Iulia

Lacippo

Laelia

Laepia Regia Lascuta Lastigi

69

70

71

72 73

74

76 77 78

79

80

81 82 83

75

Ipra/Iporca ?

68

III, 15 III, 15 III, 12 et 14

III, 15 (Blacippo) III, 12

III, 14

III, 12

III, 14

III, 10 III, 11

III, 15

III, 10

III, 5

II, 4, 10

II, 4, 9

II, 5, 7

II, 4, 10

Gaditanus Gaditanus

Astigitanus

Gaditanus

Cordubensis Gaditanus

Astigitanus

Cordubensis Hispalensis

Hispalensis

Gaditanus

Astigitanus

Municipium ?

Colonie Colonia Virtus Iulia municipium

Municipe flavien municipium Colonie Colonia Aelia Augusta Italica

connue par des inscriptions Municipium Contributum

2 cognomina pour services rendus à César ?

César

Vicus civium Romanorum, Municipe sous César, puis colonie sous Hadrien

2 magistrats

3 magistrats

1 édile, 2 décurions 4 magistrats

3 magistrats…

3 magistrats/ 1 ordo Iptucitanorum : CIL II 1923/ 1 table de patronat d’Iptuci et Vcubi : HAE 547 2 magistrats lex municipale 3 magistrats 16 magistrats

3 duumviri

Fig.2 LR Fig.2 LR

2, 1, 59 et 282 2, 1, 64 2, 1, 55

2, 1, 61

2, 1, 94 2, 1, 60 2, 1, 175

2, 1, 131

2, 1, 173

Pas dans Tovar ! 2, 1, 109 2, 1, 1636

2, 1, 58

Fig.2 LR

Fig.2 LR

2, 1, 102

Fig.2 LR

2, 1, 180

Marruca (Sacrana ?)

Mellaria Mellaria Mirobriga Mod. Montemolin Munda

Munigua

Murgi(s) Nabrissa Veneria Naeva

Nertobriga

Nescania Oba Obulco

Obulcula

87

88 89 90 91 92

93

94 95 96

97

98 99 100

101

85 86

Lucurgentum Iuli Genius Maenuba Malaca

84

III, 12

III, 10

III, 14

III, 8 III, 11 III, 11

III, 12

III, 14 III, 7 III, 14

III, 12

III, 8 III, 8

III, 11

II, 4, 10 Oboukola

II, 4, 9

II, 4, 10

II, 4, 9 II, 4, 10

Cordubensis Hispalensis

II, 4, 10

Gaditanus Cordubensis

Hispalensis

Hispalensis

Cordubensis

Astigitanus

Gaditanus Gaditanus

II, 6, 61 ?

II, 4, 7

Hispalensis

Municipium Pontificense

Municipium Flavium Municipe Concordia Iulia

Municipium Flavium

Municipium

Municipium Flavium

Ville détruite en 45 av. et privée du statut de colonie

Fondation phénicienne sous dom. romaine, depuis 205 av. D’abord civitas foederata

2 duumviri Nbx magistrats (env. 35)

1 duumvir

11 magistrats dt 3 IIIIviri

1 édile bis ?

1 duumvir bis

2 édiles

1 sevir augustalis

Fig.2 LR Fig.2 LR

Fig.2 LR

Fig.2 LR

Fig.2 LR

Fig.2 LR Fig.2 LR

Fig.2 LR

2, 1, 114

2, 1, 105

2, 1, 174

2, 1, 147 2, 1, 143

2, 1, 116

2, 1, 68 2, 1, 96

2, 1, 51 et 117

2, 1, 78-9 2, 1, 7678

2, 1, 152

Onoba/Onuba (de l’intérieur) Orippo Osca Oscua Osset Iulia Constantia

Ossigi Latonium Ostippo

Regina Ripa Sabora

Sacili Martialium

Saepo

Saguntia Salduba

Salpensa/ Salpesa

Moderne Sanlucar Mayor Saudo

105

110 111

112 113 114

115

116

117 118

119

120

121

106 107 108 109

Olontigi Oningi Onoba/Onuba (de l’estuaire)

102 103 104

III, 15

III, 14 : Saepone III, 15 III, 8 Salduba cum fluuio III, 14

III, 10

III, 14 III, 10 III, 12

III, 10 III, 12

III, 11

III, 11 II, 10

III, 10

III, 12 III, 12 III, 7 : Ossonoba Aestuaria

II, 4, 9

II, 4, 10

II, 4, 10 II, 4, 9

II, 4, 9

II, 4, 4

Gaditanus

Hispalensis

Hispalensis

Gaditanus

Gaditanus

Cordubensis

Astigitanus

Cordubensis

Astigitanus

Astigitanus Hispalensis

Cordubensis

Municipium V.

Municipium Flavium Municipium Martialium Municipium V(ictrix) Saepo

Oppidum liberum

Municipium Municipium Iulia Constantia

Sous Vespasien

Ville ibère d’Astapa

Fidèle à César dans la g. civile Municipe romain

1 notable, reçoit les ornamenta decurionatus Fgts de la lex municipalis 2 magistrats

2 duumviri

5 magistrats

2 duumviri

1 xvir maximus

2 duumviri ( ?) 4 magistrats, dt un duumvir quater =4 x

4 magistrats

Fig.2 LR

Fig.2 LR

Fig.2 LR

Fig.2 LR

Fig.2 LR

2, 1, 86

2, 1, 145

2, 1, 54 2, 1, 75

2, 1, 61

2, 1, 103

2, 1, 93 2, 1, 102 2, 1, 130

2, 1, 111 2, 1, 126

2, 1, 144

2, 1, 145 2, 1, 134

2, 1, 168 2, 1, 126 2, 1, 62 Onuba Aestuaria 2, 1, 100

Sel

Seria Fama Iulia Serippo Sexi

Siarum

Singili(s) Barba

Sisapo

Sosontigi/Sosintigi Sucaelo

Suel

Moderne Torre de Albolafia Tucci Augusta

124

125 126 127

128

129

130

131 132

133

134

136 137

Tucci Vetus Turirecina /Turris Regina

Segida Restituta Iulia

123

135

Segida Augurina

122

III, 10 III, 15

III, 12

III, 8

III, 14 III, 10

III, 14

III, 10 : Singili

III, 11 et 14

III, 14 III, 14 III, 8

III, 8

III, 14

III, 10

II, 4, 10

II, 4, 9

II, 4, 9 : Barla

Ex chez Mela, II, 94

II, 4, 9 ou 10 ? II, 4, 9 ou 10 ? II, 4, 7 : Selambina = Sel Ambina ? II, 4, 10

Cordubensis ?

Astigitanus

Cordubensis

Astigitanus ?

Cordubensis

Cordubensis

Astigitanus

Hispalensis

Gaditanus

Gaditanus

Hispalensis

Colonia civium romanorum

Colonie Colonia Augusta Gemella

Municipium Suelitanum

Municipium Siarense > Siarenses Fortunales Municipium Flavium Liberum

inconnue Firmum Iulium

Colonie auguste de vétérans

Ville libre, puis municipe flavien

fondation phénicienne

10 magistrats dt 1 curateur (280)

1 duumvir

5 magistrats dt M. Valerius Proculinus 1 ordo vetus à côté (et dans) l’ordo Singiliensis

1 duumvir, interrex Tabula Siarensis

1 duumvir, flaminalis prov. Baeticae

Fig.2 LR

Fig.2 LR

Fig.2 LR (en Citérieure) Fig.2 LR

Fig.2 LR

Fig.2 LR

Fig.2 LR

Fig.2 LR

2, 1, 120 2, 1, 56

2, 1, 119

2, 1, 119 2, 1, 139140 2, 1, 75

2, 1, 96

2, 1, 124

2, 1, 146

2, 1, 174 2, 1, 152 2, 1, 81

2, 1, 82

2, 1, 175

2, 1, 183

Ugia

Ugultunia Contributa Iulia Ulia Fidentia

Ulisi/ Odysseia (Strabon) Unditanum=peutêtre à réunir à Sucaelo ? Urga(v)o Alba

Urgia Caesaris Salutariensis

Urgia Castrum Iulium Distincte de la précédente ? Urso Genetiva Urbanorum

Usaepo Ventippo Vesci Fauentia

Moderne Villafranca de los Barros

141

142

144

147

148

150 151 152

153

149

146

145

143

Turobriga Ucia Ucubi

138 139 140

III, 15 III, 12 III, 10

III, 12

III, 15

III, 15

III, 10

III, 10

III, 10

III, 14

III, 14 III, 10 III, 12

II, 4, 9 : Oueskis

II, 4, 10

II, 4, 10

II, 4, 11 Kourgia II, 4, 9

II, 4, 10

Hispalensis

Gaditanus Astigitanus Gaditanus

Astigitanus

Gaditanus

Gaditanus

Astigitanus

Astigitanus

Astigitanus

Hispalensis

Hispalensis

Astigitanus

Colonie Colonia Genetiva Iulia Urbanorum

Municipium Albense Vrgauonense

Municipium Fidentia

Colonie Colonia Claritas Iulia Municipium Martiense Municipium

Colonie césarienne

Fusion avec Curiga Fidèle à César durant g. civile

César

2 magistrats

1, peut-être 2 magistrats

Au moins 8 magistrats dt 1 curateur Fgts de la Lex coloniae

5 duumviri dt 2 prêtres (flamen et pontifices)

1 magistrat et 1 décurion fin IIe

10 magistrats

1 duumvir bis

2 legati

5 magistrats

Fig.2 LR

2, 1, 125 2, 1, 62

2, 1, 1289

2, 1, 57 (identifie à Ugia)

2, 1, 107

2, 1, 135

2, 1, 1778 2, 1, 115

Fig.2 LR Fig.2 LR

Cf Urgia

Fig.2 LR

Fig.2 LR

2, 1, 173 2, 1, 108 2, 1, 114

D’après P. Le Roux, Romains d’Espagne. Cités et politique dans les provinces, IIe s. av. J.-C. – IIIe s. ap. J.-C., Paris 1995, fig. 1, p. 140.

Carte 1 : Principales cités de la péninsule Ibérique au Haut-Empire

D’après P. Le Roux, Romains d’Espagne… op. cit., fig. 2, p. 141.

Carte 2 : Cités de la province de Bétique

Carte 3 : Peuples, routes et principales cités de Narbonnaise

D’après P. Le Gros, La Gaule narbonnaise. De la conquête romaine au IIIe siècle ap. J.-C., 2008, fig. 2, p. 8.

Carte 4 : Principales cités de Narbonnaise et reconstitution de leurs territoires

D’après C. Goudineau, Histoire de la France urbaine, T. 1, fig. 47, p. 94.

Carte 5 : Civitates des Trois Gaules

D’après C. Goudineau, Histoire de la France urbaine, T. 1, fig. 48, p. 97.

La ville de Lyon sous le Principat Agnès Groslambert Maître de conférences en Histoire romaine à l’université Jean Moulin-Lyon 3, membre du CEROR.

Petite cité conçue par le pouvoir central pour quelques colons, Lyon est devenue une des plus grandes villes de l’Occident, grâce au travail des provinciaux. C’est le processus de cet essor qu’il convient maintenant de voir et d’expliquer. Les sources littéraires sont nombreuses même si les passages concernant Lyon sont souvent brefs1 : Tacite (Hist., 1.65. 2), Dion Cassius, Strabon, Pomponius Mela, Sénèque (Ep. 91), Pline L’Ancien, Ptolémée et le Pseudo-Plutarque. De même des écrits techniques ou administratifs sont utiles : L’Itinéraire d’Antonin, la Table de Peutinger et la Notitia Dignitatum et la Notitia Galliarum. L’épigraphie apporte chaque année sa moisson de découverte. Cependant certains textes anciens sont fondamentaux telle la Table Claudienne où un discours de l’empereur Claude avait été gravé. Le Corpus inscriptionum latinarum doit être complété par le recueil de P. Wuilleumier et par l’Année  épigraphique. La numismatique est assez limitée à Lyon, bien que la ville ait possédé son atelier monétaire à plusieurs époques. Quant à l’archéologie, elle ne cesse de renouveler nos connaissances. Pour étudier Lyon sous le Principat, période de l’apogée de la cité, il convient de voir d’abord la fondation de Lugudunum, promue capitale des Trois Gaules par Rome, qui a organisé l’administration de la province. Puis, la vie civique et la vie religieuse montrent qu’elles ont été en partie influencées par le pouvoir central. Enfin, on constate que l’économie comme la société de Lyon sont très liées à l’Empire, tant par les produits qui lui étaient destinés, que par la mise en place d’une société plus ou moins copiée sur celle de Rome.

1.  Pour tout ce paragraphe, voir plus loin : Sources et bibliographie, Sources.

206

La ville de Lyon sous le Principat

I. Les conditions naturelles et historiques A. Le site et la situation1 Du point de vue du site, on sait que trois ensembles topographiques composaient la cité. 1/ Le plateau de Fourvière, avec son prolongement de 1.  P. Wuilleumier Lyon, métropole des Gaules. 1953 (Paris), p. 7-10 ; A. Audin Lyon, miroir de Rome, 1965 (Paris), p. 36-60 ; Y. Le Bohec, La province romaine de Gaule lyonnaise (Gallia Lugudunensis) du  Lyonnais au Finistère, éd. Faton, 2008, (Dijon), p. 67.

207

III. Action et réaction

La Sarra, a reçu la colonie. 2/ Le quartier de la Croix-Rousse, entre Saône et Rhône, était un étroit plateau où se trouvaient le sanctuaire du culte impérial et son amphithéâtre1. Ce lieu était appelé Condate,  le « Confluent » et avait peut-être reçu le statut de pagus2. Condate était sans doute sous l’autorité de Lugudunum, surtout si l’on admet que la restitution d’une inscription mentionne un personnage chargé de magistratures à la fois dans le pagus et dans la colonie3. 3/ Fourvière et La Croix-Rousse dominaient une langue de terre jadis découpée en îles par des méandres (les Terreaux, Saint Jean, Bellecour). Des artisans et des commerçants s’étaient regroupés dans des plaines qui avaient le statut de canabae, donc qui dépendaient de Lyon au même titre que Condate. La ville actuelle de Lyon déborde largement ces limites et elle englobe en outre la Croix– Rousse, entre Saône et Rhône, ainsi que les plaines alluviales situées entre les deux fleuves4, et elle s’est étendue sur la rive gauche du Rhône5. En ce qui concerne la situation, on peut renvoyer à Strabon (IV, 6, 11). Il fit remarquer que « Lugudunum se dressait au centre de la Gaule comme une acropole, au confluent des fleuves et à proximité des différentes parties du pays ». L’Acropole des Gaules était située au confluent du Rhône et de la Saône. Lyon devint un nœud routier et fluvial. Lieu de passage et de contact privilégié, la cité profita de sa position d’étape et de carrefour dans le commerce.

B. La fondation6 Elle est connue par des textes : le Pseudo-Plutarque (Des noms des fleu‐ ves et des Monts et des choses que l’on y trouve, VI), Dion Cassius (XLVI, 50, 4), ainsi que par Cicéron dans plusieurs de ses lettres (Ad Familiares, X, 22 et X, 24). Le CIL, X, 6087 apporte aussi son témoignage. Trois étapes ont été mentionnées : l’existence d’un oppidum celtique, une première installation et l’implantation officielle de la colonie. L’oppidum celtique est connu par le Pseudo-Plutarque qui rapporte la légende d’un vol de corbeau prélude à la fondation du premier établissement autour du sanctuaire du dieu Lug sur la hauteur de la rive droite de la Saône. Lugdunum ou, mieux, Lugudunum fut le sanctuaire du dieu Lug, « le haut-lieu de Lug ». On pense qu’il fut un dieu solaire ou un dieu de la 1.  2.  3.  4.  5. 

M. Le Glay, « L’amphithéâtre des Trois Gaules à Lyon », Gallia, 28, 1970, p. 67-89. CIL, XIII, 1670. CIL, XIII, 1684. G. Ayala, « Rue Palais-Gillet », RAE, 43, 1992, p. 293-305. A. Desbat et J.-P. Lascoux, « Le Rhône et la Saône à Lyon à l’époque romaine », Gallia, 56, 1999, p. 45-69. 6.  P. Wuilleumier, Lyon,  métropole  des  Gaules, 1953, (Paris), p. 12-15 ; A. Audin, Lyon,  miroir  de  Rome, 1965, (Paris), p. 36-60 ; Y. Le Bohec, La province romaine de Gaule lyonnaise (Gallia Lugudu‐ nensis) du Lyonnais au Finistère, 2008, (Dijon), p. 66.

208

La ville de Lyon sous le Principat

lumière, plutôt qu’un dieu des corbeaux. Une présence humaine antérieure a été détectée à Vaise et à Fourvière1, mais il n’y eut pas de vraie ville avant celle de Plancus. Des fouilles récentes2 ont dégagé de vastes enclos limités par des fossés. La première installation est mentionnée par Dion Cassius (XLVI, 50, 4). En 61 avant J.-C., des commerçants italiens, chassés de Vienne par une révolte des Allobroges3, vinrent chercher refuge dans l’espace compris entre Rhône et Saône, là où se trouve le confluent. La fondation de la colonie fut effectuée par l’ancien lieutenant de César en 43 avant J.-C., L. Munatius Plancus. C’est la seule colonie déduite de la province4 dont elle était la capitale et elle relevait du droit italique comme le soulignait Ptolémée5. Lyon fut appelée Copia Munatia, en hommage à sa prospérité et à Munatius Plancus. Au temps de l’empereur Claude, Clau‐ dia remplaça Munatia. Dans les inscriptions, la cité est désignée comme : CCCL, c’est-à-dire c(olonia) C(laudia) C(opia) L(ugudunum)6. Lyon devint très vite une des plus grandes métropoles de l’Occident romain au début du Principat.

C. Le rôle des empereurs7 Même si la ville a tiré profit de la politique impériale, qui en a fait une capitale et le centre d’un réseau routier, il ne semble pas que le pouvoir central ait tout réalisé ; les embellissements sont dus, en grande partie, aux Lyonnais eux-mêmes. On sait qu’Auguste est venu à Lyon et qu’Agrippa avait été chargé de l’organisation de la cité et de la province, entre 40 et 37. C’est lui qui mit en place un réseau routier au centre duquel se trouvait Lyon (vers les Alpes à l’est, vers Langres au nord, Saintes à l’ouest et la Méditerranée au sud). Drusus installa le sanctuaire des trois Gaules à Condate en 12 avant J.-C., et il renforça ce rôle de capitale. La naissance de Claude à Lyon en 10 avant J.-C. n’a pas apporté beaucoup d’avantages aux Lyonnais, sinon un peu d’orgueil.

1.  A. Pelletier, Pour une nouvelle histoire des origines de Lugdunum, Caesarodunum, 30, 1996, p. 167-177 ; Vaise. Un quartier de Lyon antique, éd. E. Delaval et alii, 1995, (Lyon), 291 p. 2.  Lyon avant Lugdunum, éd. M. Poux et H. Savay-Guerraz, 2003, (Lyon), 152 p. 3.  Dion Cassius, XXVI, 29 et 50. C. Goudineau, « Note sur la fondation de Lyon », Gallia, 1986, XLIV, p. 171-173 et id., Origines de Lyon, 1989, (Lyon), 128 p. ; Lugdunum. Naissance d’une capitale, éd. A. Desbat, 2005, (Paris), 182 p. 4.  F. Bérard, « L’organisation municipale de la colonie de Lyon », in : Cités, municipes, colonies, éd. M. Dondin-Payre et M.-Th. Raepset-Charlier,1999, (Paris), p. 97-126. 5.  Ptolémée, II, 8, 17. 6.  AE, 2003, 175, d’après J. Gascou. 7.  P. Wuilleumier, Lyon, métropole des Gaules, 1953, (Paris), p. 17-23.

209

III. Action et réaction

Le successeur d’Auguste, Tibère fit quelques séjours dans la cité. Son règne est marqué par un nouveau recensement en 14-16 et par la répression d’une révolte chez les Andécaves et les Turons par le légat de Lyonnaise à la tête d’une cohorte urbaine et par un détachement légionnaire venu de Germanie Inférieure1. Une inscription incomplète rappelle peutêtre la soumission des Trévires2. Plusieurs inscriptions concernent Tibère à Lyon. Caligula y fit deux séjours en 39, puis en 40. Il se livra aux pires excentricités, arborant tantôt le paludamentum, tantôt les attributs divins de Neptune, de Mars, de Vénus, répudiant sa femme pour épouser sa maîtresse, vendant aux enchères le mobilier impérial, confisquant des biens et multipliant les massacres, les jeux et les excès dans l’amphithéâtre. Il décida l’exécution du roi de Maurétanie, Ptolémée, lors de combats de gladiateurs. Quant à Claude, il naquit dans la cité le 1er août 10 avant J.-C. En 43, il passa par Lyon en allant et en revenant de son expédition britannique. Puis en 48, il demanda au Sénat le ius honorum pour les notables des cités gauloises, citant en exemple les sénateurs originaires de la colonie lyonnaise ; mais il plaidait la cause des Gaulois en général et pas celle des Lyonnais en particulier3. Lyon a peut-être bénéficié de faveurs, car elle prit le surnom de Claudia  Augusta. Des inscriptions sur des tuyaux de plomb peuvent faire penser que Claude dota la ville d’un 3e aqueduc ( ?)4. Lyon connut un renouveau de prospérité, grâce à la réfection des routes et à la reprise des frappes de l’atelier monétaire qui s’étaient arrêtées à la fin du règne d’Auguste. De son époque, on connaît un établissement de thermes avec un aqueduc et des fontaines5. Les bonnes relations se maintinrent sous Néron. La colonie lui envoya de l’argent après l’incendie de Rome de 64. L’hiver suivant, Lyon fut à son tour victime d’un incendie et Néron lui remboursa son offrande6. Néron connut une fin de règne difficile et, lors des évènements de 68-69, Lyon resta fidèle à Néron contrairement à Vienne qui prit le parti du gouverneur révolté C. Iulius Vindex. La défaite de Vindex contraignit les Viennois à lever le siège de Lyon7. Mais, peu après, la mort de Néron et la faveur de Galba envers Vienne eurent pour conséquence la punition de Lyon privée de certains revenus. Cette époque était instable et par la suite Lyon fit un accueil grandiose à Vitellius, un nouvel usurpateur. Et il faut 1.  Tacite Ann, III, 41. 2.  CIL, XIII, 1795. 3.  A. Desbat et E. Delaval, « CCC Augusta Lugdunum : Lyon à l’époque de Claude », in : Claude de  Lyon, éd. Y. Burnand et alii, 1998, (Paris), p. 407-431. 4.  CIL, XII, 10029. 5.  AE, 1976, 449, a = 2000, 955 ; E. Delaval, « Une fontaine gallo-romaine alimentée par l’aqueduc du Gier découverte à Lyon (Clos du Verbe Incarné) », RAE, 40, 1989, p. 229-241. 6.  Sénèque, Ad Lucil., XVI, 91, 1-2 ; 10, 13-14 ; CIL, XIII, 2066 a. 7.  Sur l’opposition entre Vienne et Lyon, voir Tacite, H, I, 51 ; 65.

210

La ville de Lyon sous le Principat

attendre les Flaviens pour connaître une stabilité restaurée à Lyon et dans la région. L’âge des Flaviens et des Antonins marqua l’apogée de l’Empire. Lugu‐ dunum y participa. Les Flaviens ont accordé de l’importance à Lyon. Dès la prise de Rome et devant la révolte de Civilis, Mucien décida d’emmener le jeune Domitien à Lyon1. Par la suite, Domitien devait retourner à deux reprises à Lyon : en 83 pour procéder au recensement, pour préparer son expédition contre les Chattes2, et peut-être lors de la révolte de L. Antonius Saturninus en 88-89. En interdisant, la culture de la vigne dans les provinces3, il a favorisé le commerce des négociants lyonnais qui importaient le vin d’Italie. En dehors de Nerva, tous les Antonins ont laissé des traces de leur passage à Lyon. Leurs époques virent une activité édilitaire importante. Une inscription incomplète rappelle le passage de Trajan après 1024 et celui d’Hadrien semble attesté en 119 par une dédicace des negotiatores  uinarii  (CIL, XIII, 1788). Ces temps semblent avoir correspondu à l’extension du forum de la cité, à l’agrandissement du théâtre, à la construction de l’odéon et à l’établissement d’un quatrième aqueduc. Antonin Le Pieux reçut l’hommage d’un taurobole le 9 décembre 160 ainsi que le montre la dédicace d’un autel à Cybèle (CIL, XIII, 1751). Le développement de ce culte est peut-être lié à la persécution des chrétiens de 177, puisque les fidèles de Cybèle et ceux de la communauté chrétienne se seraient rassemblés en même temps à Lyon. Et ce martyre des chrétiens de 177 à Lyon est resté tristement célèbre5. On retrouve le culte de Cybèle sous Commode auquel le clergé offrit un taurobole à Lyon en 190 (CIL, XIII, 1752). Une guerre civile eut lieu dans les années qui suivirent la mort de Commode, et Lyon prit le parti de Clodius Albinus contre Septime Sévère. Les deux compétiteurs se rencontrèrent à la bataille de Lyon, le 19 février 197. Septime Sévère l’emporta et la ville de Lyon fut abandonnée à la soldatesque, ruinée pour longtemps. Fourvière devint un quasi désert.

D. L’urbanisme de Lyon6 Comme on l’attendait, la ville était organisée en plusieurs quartiers.

1.  2.  3.  4.  5.  6. 

Tacite, H, IV, 85- 6 et Suetone, Dom., 2. Frontin, Strat., I, 1, 8. Suétone, Dom., 17. CIL, XIII, 1790. Eusèbe, Hist. Eccl., V, I et suiv ; Grégoire de Tours, Mirac., I, In glor. Mart., 48. P. Wuilleumier, Lyon, métropole des Gaules, 1953 (Paris), p. 57-75 ; A. Audin Lyon, miroir de Rome, 1965 (Paris), p. 61-96, p. 97-118 et p. 119-136 ; Y. Le Bohec, La province romaine de Gaule lyonnaise  (Gallia Lugudunensis) du Lyonnais au Finistère, 2008 (Dijon), p. 67-78.

211

III. Action et réaction

Le centre ville se trouvait sur la colline de Fourvière avec le Forum vetus (le nom de Fourvière vient de cette appellation latine) qui fut mis en place au plus tard sous Auguste. Le capitole et le palais du gouverneur ont disparu aujourd’hui. Un deuxième centre se développa (Forum novum, a-t-on dit) sur le site aujourd’hui appelé Clos du Verbe Incarné ; on y a trouvé le temple municipal du culte impérial1. Au sud de cet ensemble, subsistent encore les restes du théâtre construit sous Auguste et agrandi par Hadrien : le diamètre fut porté de 90 à 110 m et le nombre de places de 4 500 à 10 700. L’odéon fut édifié sans doute au début du IIe siècle et il était caractérisé par ses murs épais qui supportaient sans doute un toit, et par ses dimensions modestes : 73 m de diamètre pour 3000 places. Non loin le « temple de Cybèle » avait une destination que nous ne connaissons toujours pas : riche demeure ? place publique ? Toujours est-il qu’il n’est en rien lié à la déesse Cybèle2 comme on l’a cru jadis. Il dominait une place délimitée par un portique. Des maisons spacieuses se trouvaient dans les environs. Une enceinte semble avoir délimité la vieille ville. Les autres quartiers sont assez bien connus, surtout les monuments de loisirs et les monuments religieux. Un cirque est attesté à la périphérie de la cité. Là avaient lieu des courses de chars. Au nord, le quartier de Vaise était traversé par la route de l’Océan et regroupait une nécropole, un habitat résidentiel et des ateliers3. Le pagus de Condate était situé entre Saône et Rhône. L’autel du culte impérial, situé à La Croix-Rousse, était relié à un amphithéâtre où se déroulaient des combats de gladiateurs, les munera offerts par les prêtres du culte impérial des Trois Gaules au peuple et à leurs collègues4. C’est à l’époque d’Hadrien, qu’un temple compléta ce dispositif. Un habitat et des entrepôts auraient profité de la proximité du culte impérial. Enfin, les canabae et la rive gauche du Rhône ont été vouées à l’économie du Ier au IIIe siècle, ainsi qu’on le verra plus loin. Quant aux thermes, ils étaient répartis dans toute la cité et ils étaient alimentés par quatre aqueducs5.

1.  J. Lafargues et M. Le Glay, « Découverte d’un sanctuaire municipal du culte impérial à Lyon », CRAI, 1980, p. 394-414. 2.  A. Desbat, « Nouvelles recherches à l’emplacement du prétendu sanctuaire lyonnais de Cybèle », Gallia, 55, 1998, p. 237-277. 3.  M. Billard, « Les sépultures du quartier Saint-Pierre de Vaise à Lyon », Bulletin d’études préhisto‐ riques et archéologiques alpines, 2, 1997, p. 131-147 ; D. Frascone, La voie de l’Océan et ses abords‐ Né‐ cropole et habitat gallo‐romain à Lyon‐Vaise, 1999 (Lyon), 172 p. 4.  AE, 2000, 938-944. 5.  J. Burdy, Les aqueducs romains de Lyon, 2002 (Lyon), 204 p.

212

La ville de Lyon sous le Principat

Les quatre aqueducs de Lyon Origine Longueur (km) Débit (m3/jour)

Mont d’Or 26 10 000

Yzeron 27-40 ? 13 000

Brévenne 66 28 000

Gier 75 25 000

Lyon était une ville sans grande originalité dans son urbanisme ou dans son organisation municipale. Cependant, la cité était une métropole provinciale. Elle était le siège de l’administration, le lieu de résidence du gouverneur, elle avait un atelier monétaire (de 19 avant J.-C. à la fin du Ier siècle) et une garnison. De plus, Lyon fut une capitale religieuse. Le conci‐ lium des Trois Gaules se rassemblait à Condate1. L’État a fait construire le palais du gouverneur, la caserne (ou les casernes) et l’atelier monétaire. Les temples et les demeures ont été conçus par les habitants.

II. Une capitale administrative et économique Fourvière était le centre administratif, la Croix-Rousse le centre religieux et la presqu’île le centre économique.

A. Un rôle administratif et militaire2 1. Une province impériale La Lyonnaise était une province impériale3 : la prouincia  Lugudunensis (Lugud- plutôt que Lugd–, une forme tardive), avait pour gouverneur un legatus  Augusti  propraetore. Désigné par l’empereur, il le représentait et n’était responsable que devant lui. Sénateur, il résidait généralement à Lyon, où il était chargé de l’ordre, de la justice, du fisc, de la garnison de la ville et des affaires religieuses dont il surveillait la bonne marche. Il était aidé par un officium composé de soldats gradés et d’administrateurs (esclaves et affranchis impériaux). Des membres de l’ordre équestre l’assistaient, en particulier le procurateur des provinces de Lyonnaise et d’Aquitaine4, chargé des finances des deux provinces sous l’autorité du légat. Il pouvait même le remplacer lorsqu’il était malade (uice  praesidis 

1.  F. Richard, « Une nouvelle inscription lyonnaise d’un sacerdos  sénon des Trois Gaules : Sex. Iulius Thumianus », CRAI, 1992, p. 489-509. 2.  P. Wuilleumier, Lyon,  métropole  des  Gaules, 1953 (Paris), p. 42-47 ; Y. Le Bohec, COH. XVII LVGVDVNIENSIS AD MONETAM, Latomus, 56, 4, 1997, p. 811-818, et La  province  romaine  de  Gaule  lyonnaise (Gallia Lugudunensis) du Lyonnais au Finistère, 2008 (Dijon), p. 38-45. 3.  CIL, XIII, Index, p. 142 ; J. Gaudemet, Institutions de l’Antiquité, 1982 (Paris), 2e éd., XIX-909-44 p. 4.  P. Wuilleumier, L’administration  de  la  Lyonnaise  sous  le  Haut‐Empire, 1948 (Paris), 79 p. ; « Les procurateurs des provinces de Gaule et de Germanie », S. Demougin éd., CCG, 9, 1998, p. 215275 ; R. Haensch,  Capita  provinciarum :  Statthaltersitze  und  Provinzialverwaltung  in  der  römischen  Kaiserzeit, 1997 (Mainz am Rhein), 863 p. et 2 carte h.t.

213

III. Action et réaction

agens). Il veillait aussi sur les biens impériaux comme cela se produisait dans toutes les provinces où l’empereur avait des domaines. D’autres personnages intervenaient dans les finances. Le legatus Augusti  rationibus  putandis  III  Galliarum pouvait se voir confier une fonction de contrôle étendue aux trois provinces. Le census, recensement des biens et des hommes, avait lieu en Gaule comme dans les autres provinces. Il était confié à des chevaliers ou à des sénateurs. On connaît le légat impérial chargé du cens en Gaule, le censitor et le procurateur chargé du cens. Des fonctionnaires subalternes sont également attestés. En effet, le fisc était une préoccupation importante des empereurs. Plusieurs services avaient été centralisés à Lyon. La perception du 1/20e des héritages fut confiée à un procurateur sexagénaire, la poste officielle au « préfet des véhicules des trois provinces de Gaule », également sexagénaire. On trouvait aussi des bureaux qui s’occupaient des mines de fer des Gaules, des gladiateurs impériaux et la mensa  Galliarum était une caisse peut-être chargée des dépenses du concilium. L’administration du 1/40e des Gaules1, avec un prélèvement de 2,5% sur les échanges, est mieux connue. Le procurateur responsable était à Rome et les bureaux de ce service aux frontières de la province. Cependant, un bureau avait été installé à Lyon. La perception était l’affaire d’une société fermière au Ier siècle, puis elle fut confiée à des collecteurs indépendants au début du IIe siècle et enfin, Septime Sévère décida de passer à la régie directe. L’atelier monétaire de Lyon a été en activité depuis la fondation de la colonie jusqu’au IVe siècle, preuve de l’importance de la cité pour les Gaules. L’atelier a émis des monnaies en or, en argent et en bronze, surtout au Ier et au IIIe siècle. Frapper monnaie était un privilège politique, mais aussi cela prouvait l’existence d’une économie monétaire.

2. Une petite garnison2 La Lyonnaise était une province inermis. Cependant, elle avait une garnison qui assurait la sécurité du pays et le maintien de l’ordre. Elle fournissait aussi une garde au gouverneur. Elle était formée par une cohorte, soit environ 500 hommes. 1.  J. France, Quadragesima Galliarum, CÉFR, 278, 2001, (Rome-Paris), 498 p. (avec un catalogue des inscriptions latines relatives à cette taxe). 2.  Ph. Fabia, La garnison romaine de Lyon, 1918, (Lyon), 120 p ; H. Freis, Die cohortes urbanae, ES, 2, 1967, p. 28-31 ; F. Bérard, « Une nouvelle inscription militaire lyonnaise », MEFR(A), 105, 1993, p. 39-54, « Vie, mort et culture des vétérans d’après les inscriptions de Lyon », REL, 70, 1992, p. 166-192, et « La garnison de Lyon à l'époque julio-claudienne », Militaires romains en Gaule ci‐ vile, 1993 (Lyon-Paris), 77 p. ill. cartes. (Coll. du Centre dʹÉtudes romaines et gallo romaines, N. S., 11), p. 9-22, et id., « La cohorte urbaine de Lyon : une unité à part dans la Rangordnung ? » La  hiérarchie  (Rangordnung)  de  lʹarmée  romaine  sous  le  Haut‐Empire, éd. Y. Le Bohec, 1995, (Paris), p. 373-382 ; Y. Le Bohec, COH. XVII LVGVDVNENSIS AD MONETAM, Latomus, 56, 4, 1997, p. 811-818.

214

La ville de Lyon sous le Principat

Dans les périodes de crise, le gouverneur pouvait toujours faire appel à des unités extérieures1. La flotte de Fréjus et celle de Boulogne protégeaient la province. Surtout, les légions de Germanie ont assuré sa sécurité. L’armée de Germanie comptait huit légions et des auxiliaires au début de l’Empire et elle fut ramenée à quatre légions avec leurs auxiliaires sous Trajan. Après la révolte de 21, des garnisons provisoires ont été installées à Chalon-sur-Saône ainsi qu’à Eysses, hors de la Lyonnaise. Très tôt, Lyon avait reçu une cohorte. La première connue intervint en 21 ; elle reste pour nous anonyme. L’épigraphie mentionne aussi une cohorte XIVe, une XVIIe et Tacite évoque une XVIIIe intervenant en 69. F. Bérard pense que ces unités sans nom étaient composées d’urbaniciani faisant partie de la garnison de Rome. Il s’agit de soldats d’élite, à son avis. La Ire cohorte urbaine est attestée sous Vespasien et elle resta jusqu’au début du IIe siècle. Elle fut alors remplacée par la XIIIe cohorte urbaine.

B. Un grand centre d’activités économiques2 Les inscriptions nous font connaître au moins une douzaine de puissantes corporations3. Il s’agissait d’associations professionnelles regroupant tous les membres d’une même profession, partagées entre l’artisanat et le commerce. On pouvait distinguer plusieurs centres économiques dans la cité. La ville commerçante était dans l’île des canabae et près du « confluent » (Fourvière) avec des horrea. Le port d’époque gauloise fut développé par les Romains, et il permettait les exportations ; on l’a récemment découvert en creusant le Parking Saint-Georges. Enfin, l’artisanat était installé sur le plateau de Fourvière et sur les berges de la Saône, où l’on trouvait de l’eau, du bois et la possibilité d’expédier les productions dans le reste de l’Empire.

1. Artisanat Les inscriptions font connaître la présence de fabri (charpentiers), de sa‐ garii (fabricants de sayons), de centonarii (fabricants de bâches, également chargés d’éteindre les incendies à l’aide de leurs toiles). Des découvertes archéologiques récentes ont montré l’existence de la métallurgie (bronze

1.  L’armée romaine en Gaule, éd. M. Reddé, 1996 (Paris), 278 p. ; Y. Le Bohec, « L’armée romaine en Gaule à l’époque de Tibère », in : Rom, Germanien und die Ausgrabungen von Kalkriese, 1999 (Osnabrück), p. 689-715. 2.  P. Wuilleumier, Lyon, métropole des Gaules, 1953 (Paris), p. 49-56 ; A. Audin, Lyon, miroir de Rome, 1965 (Paris), p. 97-171 ; Y. Le Bohec, La province romaine de Gaule lyonnaise (Gallia Lugudunensis)  du Lyonnais au Finistère, 2008 (Dijon), p. 68-70, 204-213, 226-230. 3.  N. Tran, Les membres des associations romaines. Le rang social des collegiati en Italie et en Gaule sous le  Haut‐Empire romain, CÉFR, 367, 2006 (Rome-Paris), 577 p.

215

III. Action et réaction

et fer), de la verrerie1, d’ateliers de tabletterie, de textile, de bois, de pierre, et surtout une production de céramique2 particulièrement abondante, dont une fabrication précoce est connue ; elle s’étendit à Fourvière et sur la rive gauche de la Saône. On a copié la sigillée italienne à Lyon dès les environs de 31 avant J.-C. Au cours des Ier et IIe siècles, les ouvriers se déplacèrent à la Sarra, au Trion et la Manutention. Les amphores ont été identifiées comme des amphores à vin et à garum, un condiment très apprécié, fabriqué à partir de filets de poissons. Au total, les fouilles ont permis de répertorier 14 types d’activités3. Les métiers indépendants les plus variés sont connus, du brodeur d’or et de l’orfèvre à l’argentier jusqu’au plombier, au verrier et au potier. On ignore à peu près tout des ateliers de briquetiers qui sont attestés seulement par des marques sur briques. Il semble qu’il y ait eu une école de mosaïstes, portée surtout sur les grandes combinaisons géométriques. En effet, la cité a livré plus de cent mosaïques. Cependant, il y eut des œuvres plus complexes, comme la mosaïque des jeux du cirque ou celle de l’ivresse de Bacchus4. Les peintres fresquistes du fait de la fragilité de leurs œuvres sont moins connus. La sculpture lyonnaise du bronze et du marbre a laissé des témoignages majeurs. Les Victoires de l’autel fédéral ou le buste de la Tutelle témoignent d’une inspiration purement classique et romaine. L’art des bronziers est représenté par des statuettes figurant des dieux, Sucellus ou Mercure.

2. Commerce Parmi les commerçants, les marchands de vin (uinarii) et les nautes (nautae) du Rhône5, de la Saône et de la Loire occupaient une position 1.  L. Tranoy et G. Ayala, « Les pentes de la Croix-Rousse dans l’Antiquité », Gallia, 51, 1994, p. 171-189 ; M.-D. Nenna et  alii, « L’atelier de verrier de Lyon au Ier siècle », Revue  d’Archéométrie, 21, 1997, p. 81-87. 2.  La bibliographie sur la céramique à Lyon est très importante, on ne prétend pas donner une bibliographie exhaustive. B. Dangréaux et A. Desbat, « Les amphores du dépotoir fluvial du Bas de Loyasse à Lyon », Gallia, 45, 1987-1988, p. 115-153 et « La distribution des amphores dans la région lyonnaise », Les amphores en Gaule, I, 1992, p. 151-156 ; B. Dangréaux et alii, « La production d’amphores à Lyon », ibidem, p. 37-50 ; C. Bonnet, « Nouvelles formes d’amphores orientales, place des Célestins ? » ibidem, p. 175-192 ; M. Génin, « Céramique augustéenne du Verbe Incarné à Lyon », ibidem, p. 19-22, et « Céramique augustéennes précoces de Lyon », RAE, 45, 1994, p. 321-359 ; F. Laubenheimer et alii, « Assainissement place des Célestins à Lyon », ibi‐ dem, p. 205-235 ; A. Desbat, « Les productions des ateliers de potiers antiques de Lyon », Gallia, 53, 1996, p. 1-249, et 54, 1997, p. 5-117, « L’atelier de potier antique de la rue Chapeau-Rouge à Lyon-Vaise », RA, 2002, p. 199-204, « L’artisanat céramique à Lyon durant la période romaine », RCRF, 37, 2001, p. 17-35, et « Amphorae from Lyon and the question of Gaulish Imitations of am‐ phorae », JRP, 10, 2003, p. 45-49 ; A. Desbat et  alii, « Le début des importations de sigillée à Lyon », RCRF, 36, 2000, p. 513-523. 3.  C. Becker, in Les artisans dans la ville antique, 2002 (Lyon), p. 209-220. 4.  P. Wuilleumier Lyon, 1953, p. 83-85, et, sur les métiers : p. 53-54. 5.  X. Colin, « Une nouvelle inscription lyonnaise concernant un naute du Rhône », ZPE, 119, 1997, p. 217-220.

216

La ville de Lyon sous le Principat

particulièrement importante. La vaisselle « sigillée » (signée), les lampes et les amphores furent d’abord importées d’Arezzo et de Pise et Lyon apparut comme le relais principal entre Arezzo et les ateliers du centre et du sud de la Gaule. Les inscriptions nous ont permis de connaître depuis longtemps le dynamisme du commerce, car elles mentionnent aussi des utriculaires1, des nautes qui naviguaient sur le Rhône et/ou sur la Saône. Des corporations regroupaient les marchands de Cisalpine et de Transalpine, les négociants en huile de Bétique ou en vin. Des découvertes ont enrichi nos connaissances, en particulier un port et des amphores et 6 embarcations découverts place Benoît Crépu, datés des IIe-IIIe siècles2. Le commerce était à la mesure de la production artisanale de Lyon. Contrôlant deux riches vallées, du Rhône et de la Saône, disposant d’un excellent réseau fluvial et doté par Agrippa d’un réseau routier de premier ordre, Lyon était un nœud commercial majeur, attirant les hommes et redistribuant les produits. La plupart des marchandises étaient échangées entre l’Italie, la Narbonnaise, les Trois Gaules, la Germanie et la Bretagne. Un véritable trafic « international » se déroulait dans la ville3. Cela expliquait la présence d’une société à la fois prospère et cosmopolite. L’État a créé des conditions favorables à la prospérité, surtout le réseau routier centré sur Lyon ; mais la prospérité a été bâtie par les Lyonnais.

C. Une société cosmopolite et prospère 1. Une population cosmopolite La population a été estimée entre 45-50 000 habitants par A. Audin et 200 000 habitants par C. Jullian et P. Wuilleumier. La ville était très cosmopolite. 306 noms grecs sur 1 150 connus ont été relevés sur les inscriptions, presque tous des IIe-IIIe siècles. Ceci montre que près du quart des habitants de Lyon étaient d’origine étrangère, surtout des pays du bassin oriental de la méditerranée. Ce caractère cosmopolite était la conséquence à la fois de l’attraction du Lugudunum et d’un commerce international actif. Ceci explique la diversité des religions. On verra plus loin la présence, à côté des cultes gaulois plus ou moins romanisés, des cultes gréco-romains et du culte impérial, l’essor des « religions orientales ». On constatera l’importance de Cybèle, mais aussi l’implantation d’une première communauté chrétienne, par les Grecs d’Asie Mineure, illustrée par les martyrs de 177. 1.  A. Deman, « Avec les utriculaires sur les sentiers muletiers de la Gaule romaine », in :  Les  métiers du monde romain, CCG, 13, 2002, p. 233-246. 2.  Rencontres en Gaule romaine, Gallion, 2005, 126 p. 3.  P. Wuilleumier, Lyon, 1953, p. 81 et 55-56.

217

III. Action et réaction

2. L’inégale prospérité On retrouve à Lyon comme dans tout l’Empire, une société à la fois d’ordres et de classes. Au sommet de la hiérarchie, il y avait l’empereur et sa famille, mais il est vrai que les empereurs venaient rarement à Lyon. Pourtant, certains y firent des séjours : Auguste, Caligula, Claude et Hadrien. Septime Sévère y poursuivit Clodius Albinus. Les représentants du pouvoir central, sénateurs, chevaliers ou esclaves et affranchis impériaux ont occupé des postes dans l’administration impériale. Les sénateurs pouvaient avoir à servir à Lyon au cours de leur cursus  honorum. C’est ainsi que Septime Sévère, le futur empereur, fut gouverneur de la province1. Clodius Albinus, devenu son rival pour l’accession à l’Empire, vint s’installer à Lyon qui fut pour lui une capitale temporaire2. Les chevaliers, comme les sénateurs, pouvaient être amenés à travailler dans la province au cours de leur carrière, notamment comme procurateurs. Comme eux, ils étaient très souvent des étrangers à la province. Un autre groupe de privilégiés était constitué des esclaves et affranchis impériaux travaillant dans l’administration de la province. Appartenant à l’empereur, ils avaient un pouvoir important du fait même de cette proximité. Les élites gauloises3 ont pu entrer dans les ordres supérieurs, mais peu ont su en tirer profit. On connaît le célèbre discours prononcé par Claude pour demander au Sénat d’ouvrir aux primores Galliarum leur illustre assemblée. Il ne fut guère entendu. Les riches Gallo-Romains ont accepté assez facilement de servir leurs petites patries4. Aisés, ils disposaient de biens fonciers limités au territoire de leur cité. Parmi les notables Gaulois, César parle des equites, aristocrates de l’époque celtique dont les notables municipaux étaient souvent les descendants ; et, dans une colonie, les descendants d’Italiens étaient nombreux. À Lyon comme partout, les décurions formaient deux groupes : les élites et les simples décurions. Les magistrats étaient comme ailleurs, les questeurs, chargés des finances, les édiles chargés de la police et de la voirie et les deux duumvirs, qui s’occupaient de la justice et présidaient l’ordo decurionum. Les plus riches pratiquaient l’évergétisme qui semble connaître un déclin au milieu du IIe siècle : appauvrissement ou changement de mentalité ? La cité confiait parfois ses intérêts à des patrons. Le premier semble avoir été Lucius César, un des petits-fils d’Auguste. 1.  2.  3.  4. 

Dion Cassius, LXXIV, 3, 2 ; SHA, Sept. Sev., III, 8-9. Hérodien, III, 7. Y. Burnand, Primores Galliarum, II, coll. Latomus, 302, 2006, 630 p. Y. Burnand, « Personnel municipal dirigeant et clivages sociaux en Gaule romaine sous le Haut-Empire », MEFR(A), 102, 2, 1990, p. 541-571.

218

La ville de Lyon sous le Principat

Les soldats de la garnison, les artisans et les commerçants que nous avons vus plus haut, sont bien représentés, de même que les banquiers, les libraires, les médecins et de nombreux ophtalmologues. Les milieux populaires présentaient une grande diversité en raison des disparités économiques, des statuts juridiques divers et de leur origine ethnique. Lyon étant une colonie la majorité de la population était composée de citoyens romains. Au bas de l’échelle, on trouvait les esclaves et les affranchis. Il est impossible de mesurer le poids des esclaves, domestiques ou gladiateurs, dans la société à Lyon.

III. Loisirs et religions A. Le panthéon des Lyonnais1 1. Les dieux celtes et les dieux romains On distingue des dieux celtes, des dieux romains et des divinités orientales et, dans la capitale des Gaules, le christianisme est connu dès le IIe siècle. On réservera une place importante au culte impérial qui fut célébré à la fois sur le plan municipal et provincial. Bien que les Lyonnais soient citoyens romains et que leurs ancêtres soient venus d’Italie en 43 avant J.-C., ils ont honoré les dieux celtes voulant sans doute être protégés par des divinités topiques. Parmi les dieux celtes vénérés à Lyon, on pense naturellement à Lug, l’éponyme, mais il est curieusement très peu présent. On peut citer Mercure, « l’inventeur de toutes les techniques… Il indique les routes et les chemins à suivre…, il favorise les gains d’argent et … il protège le commerce2 ». Le dieu au maillet, Sucellus fabriquait des tonneaux pour les uns, et conduisait les morts dans l’au-delà pour d’autres historiens. Les déesses Mères généralement représentées par trois étaient honorées en Gaule comme déesses de la reproduction et on les trouve également à Lyon. Les dieux ayant des noms latins sont nombreux, mais ils cachent peutêtre des divinités gauloises par le biais de l’interpretatio romana (le fait de donner des noms latins à des divinités exotiques). On connaît des divinités anthropomorphes et des abstractions divinisées. Apollon, Diane, Mars, Jupiter, Neptune sont bien représentés à Lyon. Silvain est également bien attesté, mais il y était assez proche de Sucellus. La colonie était protégée par une Tutelle. La Fortune est l’une des personnalités les plus importan1.  P. Wuilleumier, Lyon, 1953, p. 88-97 ; A. Audin, Lyon, 1965, p. 67-79, p. 105-107 et p. 172-188 (sur le christianisme) ; Y. Le Bohec, La province romaine de Gaule lyonnaise, 2008, p. 263-279. 2.  César, BG, VI, 17, 1.

219

III. Action et réaction

tes de ce panthéon. Cette femme drapée et coiffée du modius portait une corne d’abondance, sa main droite appuyée sur un gouvernail. Elle apportait la prospérité et dirigeait les hommes. On possède également de nombreuses scènes liées à la mythologie gréco-romaine, représentées notamment sur des mosaïques.

2. Le culte impérial a. Le sanctuaire fédéral et le Conseil des Gaules Culte impérial : l’État a proposé et les notables ont adhéré. Le culte provincial était célébré à Condate, aujourd’hui la Croix-Rousse, dans un sanctuaire qui était situé sur un pagus dépendant probablement de Lyon1. C’est Drusus qui créa le culte impérial pour tous les peuples de la Gaule en 12 avant J.-C2. Il implanta un autel de Rome et d’Auguste qui fut consacré en 103. La même année naissait à Lyon Claude, le futur empereur4. L’évènement eut lieu le 1er août, jour de la fête du dieu Lug, éponyme de Lyon. Tous les ans, les prêtres municipaux des soixante peuples de la Gaule5 s’y rendaient pour former le concilium ou assemblée, et ils élisaient l’un d’entre eux sacerdos. Ce dernier célébrait le culte de l’empereur et de Rome. Cette institution est connue par une demi-douzaine de textes et environ soixante-quinze inscriptions. Ce culte se traduisait essentiellement par les cérémonies annuelles qui commençaient le 1er août. Les fêtes duraient plusieurs jours et attiraient des foules de toute la Gaule. Il y avait à la fois des cérémonies religieuses et des spectacles variés à l’amphithéâtre (dont le massacre de 177 !). Ce conseil avait pour président un prêtre et pour centre un autel monumental, doublé ultérieurement d’un temple. Il jouait un rôle à la fois politique et religieux. Sur le plan politique, il pouvait intervenir auprès de l’empereur, lui adresser des requêtes. Sur le plan financier, il servit d’intermédiaire entre le pouvoir central et les cités. Cependant son caractère religieux restait prédominant. Le sanctuaire était nommé Ara Romae et Augusti ad Confluentem Araris et  Rhodani. À l’époque d’Hadrien, un templum  Romae  et  Augusti lui fut ad1.  R. Turcan, « L’autel de Rome et d’Auguste “ad confluentem” », ANRW, 2, 12, 1, 1982, p. 607644, et « Un nouveau sesterce d’Auguste à l’Autel de Lyon », BMLyon, 1992, 2, p. 12-17 ; D. Fishwick, « L’autel des Trois Gaules », BSAF, 1986, p. 90-111, « The sixty Gallic tribes and the altar of the Three Gauls », H, 38, 1989, p. 111-112, « The dedication of the Ara Trium Galliarum », Latomus, 55, 1996, p. 87-100, et « Flavian Regulations at the Sanctuary of the Three Gauls » ZPE, 124, 1999, p. 249-260 ; A. Audin et D. Fishwick, « L’autel lyonnais de Rome et d’Auguste », La‐ tomus, 49, 1990, p. 658-662 ; M. Le Glay, in Inscriptions latines de Gaule Lyonnaise, 1992, p. 41-49 ; J. Van Heesch, « Note sur la représentation de l’Autel de Lyon sur les monnaies d’Auguste et les imitations », Cercles d’études numismatiques, 29, 1992, p. 81-84. 2.  Tite-Live, Per., 139 ; Suétone, Aug., LIX, 3 ; Dion Cassius, XXXII, 1. 3.  Suétone, Cl., II, 1. 4.  Sénèque, Apoc., VI, 1-2 ; Suétone, Cl., II, 1. 5.  Strabon, IV, 3, 2-4.

220

La ville de Lyon sous le Principat

joint. Le sacerdos arae devint alors sacerdos ad templum1. Dès le début du Ier siècle, l’amphithéâtre avait été érigé aux abords immédiats du sanctuaire.

b. Le culte impérial municipal La piété des habitants envers les empereurs2 est attestée par les nombreuses inscriptions et sculptures qui leur ont été offertes. Et, parallèlement au culte provincial, fut organisé un culte municipal. Un flamine, élu pour un an, officiait au nom de la cité. Les cérémonies étaient célébrées dans un sanctuaire situé au lieu dit « Clos du Verbe Incarné ». Une inscription date cet édifice des débuts du règne de Tibère. Il a été mis au jour lors de fouilles effectuées dans l’urgence, à l’occasion de la construction d’un lotissement. Le temple construit sur un podium était précédé par un autel et il dominait une place entourée sur trois côtés d’un portique3. Seul le podium a pu être fouillé. Il mesurait 36,40 m sur 43,20 m, ce qui est considérable mais convenait à la capitale des Gaules. L’autel avait un plan carré de 7,60 m de côté. Les étrangers et les affranchis n’avaient pas été exclus du culte impérial et on les trouvait dans les collèges de seviri augustales.

3. Les « cultes orientaux » à Lyon La plupart des cultes sôteriologiques et mystériques d’Orient étaient connus à Lyon. Mithra, dieu perse doté d’un clergé hiérarchisé, assurait aux fidèles une éternité dans l’au-delà. En dehors des milieux militaires, il fut peu populaire. L’égyptienne Isis ne rencontra pas un grand succès. En revanche, la déesse anatolienne Cybèle, dont le culte avait été introduit à Rome au moment de la seconde guerre punique, reçut des crioboles ou des tauroboles à Lyon. Ces actes étaient commémorés par la consécration d’autels, dont six exemplaires ont été mis au jour à Lyon. L’étude des cultes orientaux montre que les Romains se souciaient de l’au-delà. Des nécropoles sont connues le long des principales routes qui quittaient la ville.

4. Mourir à Lyon À l’ouest, le cimetière de la voie d’Aquitaine, débordant dans le vallon de Trion, a livré des tombes en grand nombre. C’est là la plus forte concentration de défunts connue par les archéologues. Au nord, le long de la route menant à Langres, de nombreuses sépultures ont été retrouvées. D’autres proviennent de Saint-Clair et d’autres encore de l’est de la ville. On sud, il y en avait sans doute le long de la route pour Marseille. La ma1.  R. Frei Stolba, « Die Kaiserpriester am Altar von Lyon », BAL, 22, 1993, p. 35-54. 2.  E. Rosso, L’image de l’empereur en Gaule romaine, 2006, (Paris), p. 269-292. 3.  J. Lasfargues et M. Le Glay, « Découverte d’un sanctuaire municipal du culte impérial à Lyon », CRAI, 1980, p. 394-414.

221

III. Action et réaction

jorité des habitants se faisaient incinérer. L’inhumation s’est développée à partir du IIIe siècle1.

5. Le christianisme à Lyon2 Le christianisme n’a pas laissé de traces antérieures au massacre de 177, année où eurent lieu la mort de l’évêque Pothin et le martyre de sainte Blandine et de ses compagnons. Le christianisme fut sans doute connu à Lyon plus tôt que dans les autres cités gauloises. Saint Irénée échappa à la persécution, il devint évêque et il se révéla un théologien de valeur. Le culte des martyrs de 177 fut longtemps l’une des originalités des chrétiens de la cité. Héritage de son ancienne et prestigieuse communauté chrétienne, l’évêque de Lyon a conservé le titre honorifique de « primat des Gaules », qui remonte à l’Antiquité. On peut constater que les habitants de Lyon ont adhéré aux grands courants religieux de leur temps, venus de Rome ou de l’Empire.

B. Les loisirs à Lyon3 Lyon est l’une des rares cités de Gaule – outre Vienne – à posséder un équipement complet en lieux de loisirs. Elle avait des thermes, un odéon et un théâtre pour des représentations diverses, un amphithéâtre pour les jeux, et un cirque pour les courses, édifice aujourd’hui disparu.

1. Les thermes Lyon avait plusieurs établissements de bains. Les thermes étaient omniprésents dans les cités de l’Empire. Les bibliothèques et les gymnases étaient souvent à proximité des thermes. On y trouvait aussi des tavernes et des lupanars.

2. L’odéon et le théâtre La construction du théâtre augustéen date peut-être de 16-14 avant notre ère4. Il fut par la suite agrandi par Hadrien aux alentours de l’année 121. Il était situé sur la colline de Fourvière à l’est de l’odéon. À l’origine, sa contenance était très réduite et l’on pense que, sous Auguste, il ne comportait que deux maeniana couronnés par un portique. Il semble qu’il ait été doublé au début du IIe siècle en liaison avec la croissance de la cité. Le théâtre d’Auguste rassemblait 4 500 spectateurs, capacité qui fut portée 1.  L. Tranoy, « La nécropole de la favorite à Lyon », in Nécropole  à  incinération  du  Haut‐Empire, 1987, p. 43-54. 2.  P. Wuilleumier, Lyon, 1953, p. 93-97 ; A. Audin, Lyon, 1965, p. 172-188 ; Y. Le Bohec, La province  romaine de Gaule lyonnaise, 2008, p. 279. 3.  P. Wuilleumier, Lyon, 1953, p. 63-71 ; A. Audin, Lyon, 1965, p. 105-118 ; Y. Le Bohec, La province  romaine de Gaule lyonnaise, 2008, p. 226-230. 4.  A. Audin, Lyon, 1965, p. 61-65.

222

La ville de Lyon sous le Principat

par Hadrien à 10 700 places par l’adjonction d’une troisième rangée de gradins. Les travaux furent considérables. Le faux portique couronnant la cavea  augustéenne fut détruit, dans le but de construire ce 3e maenianum sur l’emplacement de la voie faisant le tour de l’hémicycle. La scène ellemême fut remaniée, enrichie d’un riche décor de colonnes et de statues. On construisit une fosse pour enrouler le rideau dans le plancher de la scène grâce à un système de contrepoids, de cordes et de mâts. Et si l’état de conservation du théâtre ne peut supporter la comparaison avec de nombreux autres du monde romain, il a néanmoins l’intérêt d’avoir permis la restitution complète du système de rideau de scène et d’en comprendre le mécanisme. Une maquette de cet appareillage se trouve aujourd’hui au Musée archéologique de Lyon. Le théâtre était peu utilisé pour représenter des tragédies et des comédies. En revanche, les spectacles de danse mimique et les auditions lyriques étaient fréquents. La pantomime (scénettes, chansons, satire, danse) était le type de représentation le plus populaire à Lyon. Situé tout à côté, l’odéon1 avait été édifié sous le règne d’Antonin le Pieux. Il était conçu pour une élite, pour un milieu social cultivé. Ceci explique que pour l’ensemble de la Gaule, nous n’en connaissons que deux, tout deux du IIe siècle de notre ère, dont l’un à Lyon et l’autre à Vienne. Il s’agit du seul odéon de Lyonnaise. Il était réservé à la musique, à la déclamation, aux lectures publiques… Il avait un diamètre extérieur de 78 m, et c’est l’un des plus grands qui soient connus. Il comprenait environ 3000 places et était couvert par une toiture en demi-lune. Cette toiture impliquait une base solide, qui justifie la muraille de plus de 6 mètres qui entourait la cauea. Sous cette toiture, il y avait deux rangées de gradins : la rangée inférieure, de 16 degrés, est encore intacte, la rangée supérieure a entièrement disparu. Dans le mur d’enceinte, 5 larges portes donnaient accès à la cavea. Cet édifice était d’un luxe raffiné. L’orchestra a conservé un admirable pavement, inclus dans l’hémicycle que constituent les trois gradins dits sénatoriaux. Ce dallage était composé de panneaux de formes variées (carrés, rectangles, losanges et cercles) et constitué de onze matériaux différents (porphyre vert et rouge, brèche violette et rosée, marbres polychromes, granit et syénite gris)2. Il est encore mieux conservé que celui du théâtre. Sa présence témoigne de l’existence d’une population cultivée.

1.  A. Audin, Archéologia, 1972, p. 34, et id., Lyon, 1965, p. 109-113. 2.  Voir la description détaillée de P. Wuilleumier, Lyon, 1953, p. 68-71.

223

III. Action et réaction

3. L’amphithéâtre des Trois Gaules1 Cet édifice est plus qu’un simple amphithéâtre, puisqu’il est lié au culte impérial. On sait que le rôle d’Auguste dans sa construction fut fondamental. Il séjourna en Gaule vers 15 avant J.-C., donnant pour tâche à son beau-fils Drusus d’ériger, face à la ville, sur la colline de la Croix-Rousse, un immense sanctuaire dédié à Rome et à Auguste. La dédicace de l’amphithéâtre fut mise au jour en 1958, et permit l’identification de l’édifice : Pro salute Tiberii Caesaris Augusti. Caius Iulius,  Caii filius, Rufus, sacerdos Romae et Augusti, ex civitate Santonum. « Pour la préservation de l’empereur Tibère, Caius Iulius Rufus, originaire de la cité des Santons [Saintes], prêtre de Rome et d’Auguste ». Ce personnage est connu. En 19 après J.-C., sous l’empereur Tibère, il était le prêtre fédéral des Trois Gaules, le sacerdos annuel. Il fit ériger cet amphithéâtre pour rendre plus distrayantes les célébrations religieuses annuelles. L’arène mesurait 37,60 m sur 51,80 (dimensions normales), le mur qui l’entourait avait une hauteur de 2,80 m et il soutenait un podium de 8,50 m de large. Ce podium comportait des gradins ; sur certains blocs étaient gravés les noms des nations auxquelles les places étaient réservées. Les personnalités de la capitale, l’empereur parfois et plus souvent le gouverneur de la province, avaient droit à une tribune, le pulvinar, de 15 m de large. Il semble que vers 120, l’édifice fut agrandi pour pouvoir accueillir une bonne partie de la population lyonnaise. Hadrien décida d’y ajouter de nombreux gradins au-dessus des autres rangées. Ils sont soutenus par de grandes voûtes rayonnantes dont les piédroits retrouvés il y a un siècle, comportaient des doubles rangées de briques qui « les datent » – si l’on peut dire – du règne d’Hadrien. Ses dimensions furent portées à 115,50 m sur 135 m. et son arène à des dimensions de 39,50 m sur 59 m. Désormais, l’amphithéâtre put accueillir non seulement le peuple de Lyon, mais aussi les invités des Trois Gaules et de la quatrième Gaule, la Narbonnaise. On possède en effet un bloc où est gravé le nom des habitants de Glanum. C’est là qu’avaient lieu les combats de gladiateurs et les venationes. Les gladiateurs subissaient un entraînement sévère dans des écoles spéciales. Ces hommes étaient recrutés parmi les condamnés et les esclaves. On opposait différentes catégories de combattants entre eux selon des règles précises. Dans les venationes, les hommes devaient combattre des animaux sauvages. Cet amphithéâtre est resté célèbre pour ses martyrs – au sens large – : on jeta aux bêtes dans l’arène Ptolémée, roi de Maurétanie, en 39, Mariccus, un insurgé, en 69 et des chrétiens, en 177, sous Marc-Aurèle.

1.  A. Audin, Lyon, 1965, p. 83-88.

224

La ville de Lyon sous le Principat

4. Le cirque perdu1 Le cirque servait exclusivement aux courses de chars. Le principe était simple : quatre ou cinq quadriges devaient faire sept fois le tour de l’arène. Ce type d’édifice est mal connu car dans les provinces, on utilisait généralement la terre et le bois. En Gaule, on en a trouvé à Vienne (455 m), Arles (350 m), Orange, Fréjus et Trèves. Ceux de Saintes, Valence, Nîmes et Lyon appartiennent encore au domaine des hypothèses. Une inscription, trouvée dans le vallon du Trion, aujourd’hui disparue et mentionnant le cirque, révélait que l’édile Iulius Ianuarius avait fait aménager à ses frais 500 places. On observe dans de nombreuses villes antiques, comme à Vienne, la proximité des cirques et des cimetières. Par ailleurs, cet espace est le seul assez long (300 m) et assez plat pour avoir pu recevoir la piste des chars. Ce cirque pourrait dater du IIe siècle. En dehors de ce texte, on possède une mosaïque montrant une course de chars2. L’apparence du cirque de Lyon – s’il s’agit de lui ! – est connue par celle-ci. Le plan comprenait une arène de 300 à 500 m, flanquée de gradins sur les côtés ; au sommet pouvait se trouver une galerie à portique. Sur une largeur, au-dessus des huit carceres (écuries), d’où s’élançaient les chars lorsque le système d’ouverture simultanée fonctionnait, on voit la tribune des présidents des jeux, trois magistrats. L’autre extrémité était arrondie. Au centre, la spina, massif de maçonnerie partageant l’arène par le milieu, était limitée par deux bornes et elle supportait des autels, des statues, sept œufs et sept dauphins qui indiquaient en s’abaissant le nombre de tours qui avaient été courus. On ne retrouve pas tous ces éléments sur la mosaïque de Lyon. Ici, la spina se réduit à un obélisque central, encadré par deux bassins inégaux. Au-dessus des bassins se trouvent les boules en forme d’œufs que l’on déplaçait au fur et à mesure du déroulement de la course. Les deux metae, triples bornes coniques situées aux extrémités de la spina imposaient aux auriges des virages dangereux. Les courses de chars donnaient lieu à de nombreux accidents notamment lorsque les chars se renversaient, ce qui est justement le cas sur cette mosaïque. Les équipages, répartis en plusieurs écuries, étaient reconnaissables à la couleur des casaques. Au Ier siècle, bleus et verts vinrent s’ajouter aux rouges et blancs. Plus tard, les courses prirent une teinte d’affrontements socio-politiques. Les cirques servaient parfois aussi aux processions. Sur la mosaïque, huit quadriges participent à la course. Ils font partie des quatre factions que l’on a rappelées plus haut.

1.  A. Audin, Lyon, 1965, p. 116-118. 2.  RGMGaule, 2, 1, 1967, p. 73.

225

III. Action et réaction

Bilan L’étude de Lyon sous le Principat confirme que la ville a connu son apogée au cours du IIe siècle, sur les plans civique, religieux, économique et social. En effet, Lyon, peuplée de citoyens romains dès sa fondation par Rome puisqu’elle fut créée par déduction de colons, devint la capitale de la Province lyonnaise. De plus, la ville fut un centre du culte impérial pour tous les peuples de Gaule dès 12 avant J.-C. Il est évident que Lyon était une cité privilégiée grâce à la présence du gouverneur, d’une garnison et d’un atelier monétaire, privilèges qu’elle fut seule à posséder en Gaule. L’urbanisme reflète celui de Rome. Grand centre d’activités économiques, Lyon redistribuait les produits entre l’Italie et diverses provinces (Narbonnaise, Germanies, Bretagne). Centre d’un trafic international, elle eut une population cosmopolite. Et les primores Galliarum semblent avoir joué un rôle important. Pourtant on a constaté que le célèbre discours de Claude demandant l’ouverture du Sénat pour les meilleurs des Gaulois ne fut guère suivi d’effets. Autre indice de ses liens avec l’Empire et les empereurs, la ville déclina pour avoir fait le mauvais choix : Clodius Albinus et non Septime Sévère. Non seulement une partie de la population fut massacrée, mais la ruine du site de Fourvière s’ensuivit. Lyon fut punie pour avoir trahi l’empereur. Pour le reste, l’État a créé des conditions favorables et les Lyonnais ont su en profiter.

Sources et bibliographie A. Sources Textes, généralités • • • • •

PLINE L’ANCIEN, XVII, 107. POMPONIUS MELA, III,2. PTOLÉMÉE, II, 8 1-17. STRABON, III, 1-5. TACITE, Ann (discours de Claude) et H (Guerre civile de 68-70).

Fondation de Lyon • • • •

226

DION CASSIUS, Histoire romaine, XLVI, 50. PSEUDO-PLUTARQUE, Des noms des fleuves et des Monts et des choses que l’on y trouve, VI. SÉNÈQUE, Apocoloquintose du Divin Claude, et Lettres à Lucilius, XIV, 91. STRABON, Géographie, IV, 3, 2.

La ville de Lyon sous le Principat

• •

SUÉTONE, Vie de Tibère, 4. CIL, X, 6087.

Documents routiers • •

CIL, XVII. MILLER K., Itineraria romana, 1916, réimpr, 1964, (Rome), 81, 94, 101, 102 (voir notamment Itinéraire Antonin, p. 368 et Carte de Peutinger).

Épigraphie • • •

CIL, XIII, p. 227 à 377 et nos 1664 à 2445]. WUILLEUMIER P., Inscriptions  des  Trois  Gaules, 1963 (Paris), IV-256 p., n°s 215302ter ; 461 ; 496 ; 498-503 ; 505-508 ; 510 ; 512-515 ; 517bis ; 555 ; 569. L’Année épigraphique depuis 1962.

« Tables claudiennes » • • • • • • •

TACITE, Ann, XI, 23-27 ; CIL, XIII, 1668. FABIA Ph., La Table de Lyon, 1929, (Lyon), 128 p. LE GLAY M. et AUDIN A., Notes d’épigraphie et d’archéologie lyonnaises, BSAF, 1972, p. 86-89. CHASTAGNOL A., « Les modes d’accès au sénat romain au début de l’Empire : remarques à propos de la Table claudienne de Lyon », BSAF, 1971, p. 282-310. PERL G., « Die Rede des Kaisers Claudius für die Aufnahme römischer Bürger aus Gallia Comata in den Senat », Philologus, 140, 1996, p. 114-138. SAGE P., « La Table claudienne et le style de l’empereur Claude » : REL, 1980, p. 274312. BADOUD Nathan, « La table claudienne de Lyon au XVIe siècle », CCG 2002, 13 : p. 169-195 ill.

Numismatique • • • •

Dictionnaire de numismatique, édit. M. AMANDRY et alii, 2001 (Paris), 628 p. GIARD J.-B., Le  monnayage  de  l’atelier  de  Lyon  de  Claude  Ier  à  Vespasien  (41‐78  après  J.‐C.) et au temps de Clodius Albinus (196‐197), 2000 (Paris), 180 p-58 pl. LE BOHEC Y., COH. XVII LVGVDVNIENSIS AD MONETAM, Latomus, 56, 4, 1997, p. 811-818. REBUFFAT F., La monnaie dans l’Antiquité, 1996, (Paris), 271 p.

Archéologie • • •

Gallia‐Informations ; Guides archéologiques de la France sur Lyon (Reynaud). Mosaïques : RGMGaule, 2. Province  de  Lyonnaise-1- Lyon, 1967, p. 73 ; BullAIEMA de I, 1968 à 17, 1999 (en cours). Numéro d’Archéothema, mars-avril 2009 sur Capitale  de  la  Gaule  romaine‐  LYON, avec des articles sur les découvertes récentes : M. POUX et T. SILVINIO, « Le territoire de Lugdunum », p. 18-22. ; H. SAVAY-GUERRAZ, « Production et échanges », p. 26-30. A. DESBAT, « L’habitat et le luxe domestique », p. 50-52. D. FELLAGUE, « Les édifices de spectacle », p. 54-55 et « Les édifices religieux », p. 54-55. L. TRANOY, « Monuments et pratiques funéraires à Lugdunum », p. 46-49.

227

III. Action et réaction

B. Bibliographie Dictionnaires •

CRAMER, Lugdunum,  Realencyclopädie  der  Altertumswissenschaft., 1927, édit. A F. Pauly et G. Wissowa, Stuttgart, vol XIII, 2, col. 1718-1724. LE GLAY M., Lugdunum : The Princeton Encyclopedia of classical sites, edit. R. Stillwell, Princeton, 1976, (1019 p), pp. 528-531. LAFOND Y. et LE GLAY M., Lugdunum, Der neue Pauly, 7, 1993 (Stuttgart), col. 487489.

• •

Autres publications • •







• • • • • • • •

228

AUDIN A., Lyon, miroir de Rome, nouv. éd., 1979 (Paris), 304 p. BÉRARD F., « La cohorte urbaine de Lyon : une unité à part dans la Rangordnung ? » in : La hiérarchie (Randordnung) de lʹarmée romaine sous le Haut‐Empire, éd. Y. Le Bohec. 1995 (Paris), p. 373-382. BÉRARD F., « La garnison de Lyon à l'époque julio-claudienne », Militaires romains  en  Gaule  civile Militaires  romains  en  Gaule  civile, éd. par Y. Le Bohec, 1993 (Paris), pp. 9-22. BÉRARD F., « L'organisation municipale de la colonie de Lyon », Cités,  municipes,  colonies : les processus de municipalisation en Gaule et en Germanie sous le Haut Empire  romain, éd. M. Dondin-Payre et M.-Th. Raepsaet-Charlier, 1999 (Paris), p. 97-126. DESBAT A. et DELAVAL É., Colonia  Copia  Claudia  Augusta  Lugdunum : « Lyon à l'époque claudienne », in : Claude  de  Lyon,  empereur  romain, éd. Y. Burnand, Y. Le Bohec, J.-P. Martin, 1998 (Paris), p. 407-434. DRINKWATER J.F., Roman Gaul: the Three Gauls, Londres, 1983, X-256 p. GASCOU J., « Les titulatures de la colonie de Lyon », in : Hommages à Carl Deroux. 3, Histoire et épigraphie, droit, éd. P. Defosse, Collection Latomus, 270, 2003, p. 225-231. GOUDINEAU Chr., « Note sur la fondation de Lyon », Gallia, 44, 1986, p. 171-173. LASFARGUES J. et LE GLAY M., « Découverte d'un sanctuaire municipal du culte impérial à Lyon », CRAI, 1980, p. 394-414. LE BOHEC Y., La  province  romaine  de  Gaule  lyonnaise  (Gallia  Lugudunensis)  du  Lyon‐ nais au Finistère, 2008 (Dijon), 358 p. PELLETIER A., Lugdunum : Lyon, 1999 (Lyon), 151 p. 8 de pl. ill. ROMAN Y., « Le corbeau de Lyon et l'origine du nom de Lugdunum », BSABR, 3, 1985, p. 51-53. WUILLEUMIER P., Lyon, métropole des Gaules, 1953, Paris, 118 p.

L’habitat urbain en Gaule sous le Principat Pascal Vipard Maître de conférences d’Antiquités nationales à l’université de Nancy 2, rattaché à l’EA 1132 HISCANT-MA (Centre Albert Grenier)

L’habitat urbain, par sa nature plus proche des individus que les édifices civils ou religieux, qui correspondent à un mode d’expression collectif, constitue une source privilégiée pour mesurer l’impact de Rome sur les habitants de la Gaule et la réception de sa culture. Dans le cadre domestique, celle-ci a d’ailleurs quelquefois précédé la conquête : la Transalpine, a ainsi connu un mélange d’influences hellénistiques (via Marseille peut-être) et italiques dès avant 121 av. J.-C. (Gros, 2001, p. 142-147) et en Gaule Chevelue, certaines régions sous influence économique romaine (région lyonnaise, territoire éduen) présentent des indices précoces d’acculturation dès la fin du IIe s. av. J.-C. Le recours à des toitures en terre cuite (tegulae et imbrices), étrangères au monde celtique, sans être fréquent, semble y avoir été courant. À Lyon, les bâtiments de la Rue du Souvenir (3e quart du IIe s.), présentent des aménagements et une décoration très romains : murs maçonnés, sol béton, toiture en tuiles ou en opus  pauonicum (plaques de pierre), peintures polychromes du Ier style pompéien sur mur en pan de bois. Qu’ils soient le fait de Romains installés en Gaule ou d’aristocrates celtes romanophiles, ces exemples montrent que le modèle domestique romain semble avoir déjà été dès cette époque un but pour certains. Les sources dont on dispose pour étudier l’habitat urbain de Gaule sont presque essentiellement de nature archéologique. L’information est toutefois très disparate d’un site à l’autre et, comme elle concerne majoritairement l’habitat modeste et moyen, généralement négligée et peu publiée. Ce relatif désintérêt vient en partie du fait que, contrairement aux autres catégories de l’architecture, l’habitat est difficilement réductible à une de ces typologies si rassurantes pour l’archéologue et l’historien. On constate cependant que cet habitat se répartit de façon très inégale en deux lots qui renvoient, quantitativement et qualitativement, à la structure même de la

229

III. Action et réaction

société romaine : d’un côté, l’écrasante majorité des maisons modestes ou moyennes et, de l’autre, le petit groupe des maisons très riches1.

L’habitat populaire (humbles et classe moyenne) L’habitat populaire, comme on l’appellera par commodité, c'est-à-dire, en gros, celui des humiliores par rapport aux honestiores, échappe à toute classification trop systématique. La disparité des formes observées par l’archéologie fait clairement apparaître qu’à l’inverse des demeures des puissants la majeure partie des plans n’a que très inégalement subi l’influence des modèles italiques, et n’obéit pas à des normes architecturales particulières. Faute de moyens ou de besoin social, on y a avant tout privilégié les caractères fonctionnels. À défaut de typologie précise, les maisons peuvent néanmoins être regroupées dans quelques grandes catégories sommaires dont le gros lot des atypiques (une, deux ou trois pièces sans disposition particulière), d’autres plus franchement indigènes, comme la maison-halle sur poteaux de bois avec étable accolée à l’habitat qui se rencontre au début de l’urbanisation de certaines villes en Gaule (Tongres ou Alésia, par exemple) et qui rappellent les chaumières celtiques de plan rectangulaire, d’autres enfin, assez courantes, dotées d’une cour, cette dernière pouvant être adjacente à l’habitation ou l’englobant, bordée par des ailes en L ou en U, ou centrale ; ces dernières formes sont considérées comme inspirées de formes romaines, mais on ignore par quel cheminement ont été acclimatés ces plans. Suggérée par un célèbre passage de Tacite où l’on voit, un quart de siècle après la conquête claudienne, le gouverneur de la province de Bretagne « exhorte[r] les particuliers, aide[r] les cités à construire temples, marchés, maisons2 », afin de favoriser l'assimilation des nouveaux conquis, l’intervention directe du pouvoir romain dans l’imposition de ces modèles reste toujours difficilement démontrable. On pourrait toutefois soupçonner que certains habitants ont été assez passifs dans le choix qui leur était imposé de maisons-types méditerranéennes telles que celles mises au jour dans le lotissement augustéen très précoce du site Saint-Florent à Orange, où, de part et d’autre d’un decumanus, ont été installées, sur des parcelles de 60 pieds romains sur 40, des maisons à cour (fig. 4). Composées de quatre à cinq pièces utilitaires ou de séjour groupées en L ou en U autour

1.  Signalons au passage que le terme latin domus, dont l’usage tend aujourd'hui à se restreindre improprement aux seules maisons riches, désigne clairement chez les Romains, par opposition à un appartement, toute maison urbaine occupée par une famille et s’applique donc aussi bien à un misérable taudis qu’à une superbe demeure à péristyle. 2.  Tacite, Vie dʹAgricola, 21, 1 (trad. H. Goelzer, Paris, Les Belles Lettres, 1922, p. 124-125).

230

L’habitat urbain en Gaule sous le Principat

de l’espace ouvert, ces demeures assez vastes (au moins 210 m2) et assez luxueusement décorées, dénotent un certain standing des occupants. Des plans véritablement romains ne sont pas inconnus, mais restent rares. On connaît ainsi, dès les alentours de 125 av. J.-C., sur l’oppidum d’Ensérune, mais surtout à partir du début du Ier s. av. J.-C., en Narbonnaise (à Glanum, à Vaison-la-Romaine, à Vienne) et en Lyonnaise (à Bibracte, à Lyon), de petites maisons à atrium tétrastyle, d’une superficie généralement inférieure ou égale à 200 m2 environ. Il s’agit d’un type déjà évolué où, comme en Italie à cette époque, l’impluuium ne sert plus à la collecte de l’eau de pluie, mais à son évacuation. Ces cas assez précoces, en voie de disparition en Italie même, n’ont pas fait florès.

Matériaux et techniques romains En fait, plus que dans les plans, c’est dans les matériaux et techniques de construction que l’influence romaine s’est fait sentir. Durant tout le Haut-Empire, bois et terre (brique crue, torchis ou pisé) restent les matériaux de construction traditionnels les plus utilisés, mais il est difficile de savoir si leur mise en œuvre s’est inscrite dans la tradition indigène ou a pu être influencée par des techniques romaines (le pan de bois hourdé, par exemple, est très courant chez les Romains qui maîtrisent également remarquablement l’art de la charpente). Ils ne laissent souvent que des traces brouillées : trous de poteaux, tranchées de sablières basses, charbons de bois, couches de terre argileuse … donnant de ces constructions une impression d’extrême modestie qui peut être trompeuse. Des peintures murales de belle qualité posées sur le torchis indiquent en effet quelquefois un cadre de vie agréable. L’influence romaine se fait surtout sentir, avec de notables décalages suivant les lieux, dans l’emploi de matériaux (tuiles et, plus tard, briques), d’équipements (sol en mortier ou hypocauste, par exemple) ou de techniques décoratives (enduit peint, mosaïque). La construction en pierres liées par du mortier de chaux (opus caementicium et, particulièrement en Gaule, le petit appareil) n’apparaît que tardivement par rapport aux édifices publics, souvent guère avant le milieu ou la seconde moitié du Ier s. ap. J.-C., souvent même plus tard encore, selon les cités.

L’habitat des artisans et commerçants Ce mélange d’éléments indigènes et romains est bien illustré par un type d’habitat populaire original, largement répandu dans les agglomérations secondaires ou les quartiers périphériques de certains chefs-lieux de

231

III. Action et réaction

Gaule du Nord et de l’Est (Petit, 2007) : celui des maisons en bandes d’artisans-commerçants que l’on trouve généralement disposées en rangées, sous forme de lotissement occupant un îlot ou, plus souvent, disposé le long d’une ou plusieurs rues dotées d’une galerie, sur laquelle reposait sans doute quelquefois un étage en surplomb : larges de 6 à 15 m de large, elles se développent en profondeur. Leur organisation interne varie d’un site à l’autre, mais on trouve généralement un atelier ou une boutique sur la façade et une grande pièce de vie réservée au travail et à la résidence dotée d’un foyer (halle). La zone arrière n’est pas bâtie ; elle abrite puits, latrines, jardin potager, poulailler … Une autre caractéristique très fréquente de cet habitat est la présence d’une grande cave, pièce soigneusement construite et dotée d’un escalier, à fonction utilitaire, mais aussi religieuse ou de séjour. Souvent absente au début, elle apparaît progressivement. Les maisons de l’agglomération secondaire mosellane de Bliesbrück, qui ont fait l’objet d’une étude très approfondie, sont à cet égard très représentatives (fig. 1). Si la structure originelle de ces constructions évoque par sa simplicité l’habitat indigène, leur organisation, elle, semble bien romaine. Elle évoque en effet les lotissements de type colonial bien connus en Italie dès l’époque républicaine (case  a  schiera), tout à fait adaptables, dans le cas présent, à l’installation de nombreux artisans-commerçants dans des quartiers spécialisés nouvellement créés dans des agglomérations secondaires ou dans des quartiers périphériques de chefs-lieux de cités de Gaule.

Habitat locatif dans des immeubles de rapport On notera également l’existence, identifiée depuis peu et toujours en milieu artisanal et commercial, d’une forme d’habitat collectif populaire rare, ne se rencontrant pour l’instant qu’à Lyon, Vienne et Aix-enProvence (fin Ier – IIe s.), celle de petits immeubles assez semblables à ceux connus dans les cités campaniennes.

Approche holistique et chronologique de l’habitat Les maisons modestes, comme les plus riches d’ailleurs, ne doivent pas être étudiées isolément, mais dans leur contexte local (îlot, quartier, ville si possible). Densité de population et contraintes topographiques, peuvent tout autant en conditionner les formes que les disponibilités financières ou des traditions locales. Couplées à des informations chronologiques (encore trop rares), les données planimétriques permettent d’obtenir des informations dont l’intérêt dépasse largement celui de la seule maison.

232

L’habitat urbain en Gaule sous le Principat

Quand on observe l’habitat des quartiers populaires sur la longue durée, il apparaît ainsi, comme l’a, par exemple, bien exposé P. Gros (2001, p. 201-203), qu’il présente deux cas de figures susceptibles de fournir des renseignements sur le dynamisme socio-économique des cités ou de certains quartiers. La stabilité des constructions et donc sans doute du niveau social des occupants paraît en effet avoir été inversement proportionnelle à ce dynamisme : le cas, le moins fréquent et concernant des agglomérations secondaires ou des quartiers périphériques de chefs-lieux, fait apparaître une relative stabilité des plans et une perduration longue des maisons modestes, non incompatible avec un accroissement qualitatif, comme on l’a vu plus haut à Bliesbrück (fig. 1) où l’on sait qu’au IIIe s. les occupants sont encore tous des artisans-commerçants : forgerons, bronziers, potiers, foulons, boulangers et meuniers, aubergiste … Le second cas, plus fréquent, montre au contraire une forte instabilité planimétrique qui illustre toujours les transformations rapides des quartiers constitués de maisons plutôt modestes ; transformations dues tout autant à la périssabilité des matériaux qu’à des opérations immobilières conduisant à des fusions, nécessitées par les besoins en superficie des propriétaires voulant se faire édifier des maisons plus en accord avec leurs moyens. Le fréquent enrichissement de ces quartiers s’accompagne donc nécessairement d’une diminution du nombre des unités d’habitation. Notons toutefois que, sauf exception, il n’existe généralement pas de ségrégation entre les maisons pauvres et les plus riches. Tous les niveaux sociaux se côtoient. Les quartiers artisanaux étudiés plus haut constituent en quelque sorte des exceptions à cette règle, du moins lors de leur création.

Habitat populaire et urbanisme Sa modestie ne fait pas échapper l’habitat humble à l’attention édilitaire. On constate en effet que, tout anarchique qu’il paraisse, il obéit, au sein des insulae, à un certain nombre de règles d’urbanisme : plus on avance dans le temps, plus on constate ainsi que les façades sont alignées, alors que la plus grande liberté règne souvent à l’intérieur des îlots, surtout quand ceux-ci sont très étendus. Progressivement, mais souvent très tôt, l’hétérogénéité des façades est régularisée par la création de galeries à portiques continues longeant la rue. Le cas, très pédagogique, restitué par A. Olivier dans une rue de Mâlain (dès la première moitié du Ier s.) (fig. 3), fait toutefois bien ressortir que, sauf peut-être au plus près du centre civique, cette uniformisation n’était que relative, chaque riverain construisant selon ses besoins et ses moyens (colonnes en pierre ou piliers en bois, toiture en auvent ou étage en surplomb sur le trottoir, sols variés …). La réalité urbaine devait donc être assez éloignée des restitutions virtuelles

233

III. Action et réaction

assez lisses et idéalisées dont la technologie informatique multiplie actuellement les images. Les cas évoqués ne constituent qu’un vague aperçu de la situation de l’habitat en Gaule et les faciès locaux sont trop variables pour qu’on puisse raisonnablement en proposer une vision cohérente, mais ces exemples montrent néanmoins que, tout modeste qu’il soit, cet habitat est susceptible d’apporter une contribution non négligeable à la compréhension de l’histoire – notamment sociale – des cités et à la mesure de leur intégration à l’Empire. La situation s’améliore encore quand on s’intéresse à l’habitat des gens les plus aisés.

L’habitat des puissants : les maisons à péristyle Attirant et retenant plus facilement l’attention des archéologues, l’habitat des classes supérieures se distingue de la masse par ses dimensions, la qualité de sa construction et de sa décoration. Une partie se définit d’ailleurs souvent plus par la présence d’éléments de luxe que par des plans caractéristiques, souvent comparables à celui de l’habitat moyen. Seules émergent nettement du lot les maisons dotées d’un péristyle1. Ces maisons, rares, que l’on ne rencontre quasiment que dans les chefslieux de cité, sièges du pouvoir, peuvent être considérées comme celles des primores ciuitatis, élite urbaine comprenant les décurions et les magistrats, ainsi que les autres habitants les plus riches (sénateurs et chevaliers, mais aussi affranchis, négociants et incolae en voie d'intégration à l'ordo), en mesure de jouer un rôle actif dans une cité (gestion des magistratures et évergésies). Commençant à apparaître à l’époque augustéenne, donc longtemps après les conquêtes de 125-118 et de 58-51 av. J.-C., les maisons à péristyle pourraient avoir été introduites pour des raisons politiques, pour favoriser l’association des élites indigènes à la gestion des provinces. Elles semblent en effet avoir fait partie des formes architecturales mises au service du programme politique de la nouvelle société voulue par Auguste. Comme dans d’autres domaines, la réalisation d’un tel projet s’est étalée sur plusieurs décennies, sans doute en fonction du niveau de développement urbain des cités et des moyens dont leurs élites disposaient. La grande majorité des domus de Gaule n’apparaissent en effet, avec des délais variables au cours du Ier s. ou dans la première moitié du suivant selon les cités, que lors de la réelle éclosion des villes sous Tibère et Claude, souvent en même temps que les grands monuments publics et sont alors, comme eux, situées au plus près du centre politique (fig. 2). 1.  Des études récentes font le point pour l’Occident (Gros, 2001, p. 148-196) et pour la Gaule, les Germanies et la Bretagne (Vipard, 2007). On y trouvera tous les détails qui font défaut ici.

234

L’habitat urbain en Gaule sous le Principat

Une nécessité sociale liée à la dignitas, accessible à une partie de l’élite seulement Pour les plus riches citoyens, contraints par la loi de résider en ville, la maison urbaine ne répond pas seulement au simple besoin de se loger, mais sans doute bien plus encore à la nécessité d’accomplir dignement les diverses tâches leur incombant : besoin de représentation, lieu de travail et de traitement des affaires (aussi bien privées qu’officielles, publiques), pratique du patronage (réception et accueil des clients). Dans une société où l’accès au pouvoir et aux plus hautes fonctions passe nécessairement par la possession d’une dignitas et d’une fortune garante des dépenses inhérentes aux charges à supporter (évergésies, frais de représentation, garantie financière exigée des magistrats ou des membre de l’ordo – assurant, par exemple, la solvabilité pour la collecte de l'impôt -), la maison à péristyle paraît avoir été une des manifestations de l’une et de l’autre. Sa possession revenait sans doute à se déclarer apte et prêt à l’exercice du pouvoir. De ce fait, sa possession ne pouvait se faire sans risques. Il s’agissait en effet d’un signal lourd de conséquences financières. Peu pouvaient donc y prétendre. Quels que soient l’ancienneté ou le statut juridique d’un chef-lieu, même en Narbonnaise, il est en effet exceptionnel d’en connaître plus d’une demi-douzaine ayant fonctionné de manière contemporaine. Leur nombre paraît donc très inférieur à celui, généralement admis, des membres de l’ordo  decurionum (une centaine), par exemple. Ce constat semble refléter la disparité de fortune des membres de cet ordre dont on sait qu’une majorité ne devait pas avoir un revenu familial annuel de plus de 1 500 ou 2 000 sesterces et où ceux qui dépassaient les 100 000 constituaient une élite1. Or, le coût de réalisation d’une telle domus était en effet élevé : le prix de l’achat d’un terrain bien situé et de celui de constructions préexistantes, de la construction et, bien plus encore, de la décoration et de l’ameublement (dont fait partie le personnel servile), devait facilement atteindre plusieurs centaines de milliers de sesterces2. Cette somme n’était toutefois sans doute rien comparée à celle des dépenses liées à la pratique de l’ostentation impliquée par la possession d’une telle demeure. Cette possession, qui devait constituer un but pour beaucoup de citoyens, n'était donc réservée qu’à la frange supérieure de l’élite municipale parce qu’elle était hors de prix pour la plupart. L’existence de maisons à péristyle de dimensions réduites (quelques centaines de mètres 1.  Jacques F., Le privilège de liberté, 1984 (Paris), p. 532 et 535. 2.  Rappelons que le cens équestre était de 400 000 sesterces et que le salaire journalier moyen d’un travailleur en Occident est d’environ 4 sesterces.

235

III. Action et réaction

carrés) correspond peut-être à des cas d'habitat de décurions ou de notables de rang moyen. Les autres devaient habiter des types de maisons plus modestes, en rapport avec leur fortune. De ce fait, l’apparition des maisons à péristyle, puis, plus tard, l’accroissement de leur nombre dans une cité constituent des indicateurs de la puissance économique de cette dernière et du degré d’intégration de ses élites aux institutions et mentalités romaines.

Les composantes caractéristiques des maisons à péristyle Ce sont des modèles – architecturaux et décoratifs – romains qui s’implantent en Gaule, aussi variés que ceux existant déjà en Italie. Les plans ne font pas apparaître de contraintes normatives, si chères aux architectes modernes, mais il n’empêche que ces maisons présentent des caractéristiques planimétriques communes qui tiennent aux contraintes imposées par la présence obligée de certaines composantes publiques. Comme pour le reste de l’habitat, les parties domestiques purement privées restent très libres. Si, en outre, on dépasse la simple lecture architecturale et décorative, on arrive à identifier des composantes, plus ou moins obligatoires, qui permettent de définir la maison à péristyle non par un plan strict, mais par le respect des relations existant entre les éléments obligés, par la présence d’aménagements ou d’équipements liés au plaisir et au confort et, enfin, par celle d’un certain nombre d’éléments matériels ou plus spirituels, qui, tout en créant une cohérence formelle, introduisent également des éléments de différenciation hiérarchique entre les demeures1. Comprenant mieux leur mode de fonctionnement, on arrive à en mieux comprendre le rôle et la place dans la société et dans la ville.

Les composantes caractéristiques des maisons à péristyle Joignant à cela l’esprit d’adaptation (au terrain ou au climat, aux besoins, à la fortune …) qui régit l’architecture romaine, on arrive ainsi, à partir d'un schéma structurel finalement assez simple, à des résultats très variés sur le plan morphologique. La composante la plus irréductible et sur laquelle s’appuient en fait les autres, est constituée par la triple association du péristyle et, s’articulant autour de lui, de l’entrée et d’une ou plusieurs salles de réception. Cette trilogie publique, comme on pourrait l’appeler, regroupe en fait les parties les plus publiques de la domus, celles où, à certains moments de la journée, étaient reçues des personnes extérieures à la maisonnée. Elle 1.  Nombre d’informations non justifiées ici faute de place peuvent être trouvées dans Vipard, 2007.

236

L’habitat urbain en Gaule sous le Principat

occupe une place importante de la surface de la domus et concentre la majeure partie du décor et du luxe. Ses éléments entretiennent une liaison organique et une disposition privilégiée les uns par rapport aux autres. Ils sont disposés de façon axiale, à défaut perpendiculaire quand les contraintes topographiques l’exigent, et le péristyle sert de pivot à l’ensemble. Le péristyle : Point central de la domus, lieu de passage obligé et point de focalisation des regards, le péristyle, élément le plus hautement symbolique de la romanité, y joue un rôle tout autant fonctionnel qu'esthétique ou social. Grand consommateur de place, il constitue donc un bon marqueur de richesse et un élément de choix pour l'ostentation et la rivalité entre notables. Dans les plus grandes domus il peut occuper jusqu’à 50% de la surface totale du bâtiment. Il y est également complet (c'est-à-dire à quatre portiques), mais des problème de place obligent quelquefois, pour ne pas en diminuer trop la taille, à avoir recours à des formes à seulement deux ou trois portiques. Comme en Italie, ces portiques, ornés de peintures murales de qualité, sont constitués de colonnes en pierres ou en maçonnerie, souvent peintes ou même ciselées dans les Trois Gaules. Le recours à des colonnes rhodiennes, constituées de deux fûts jumelés de diamètre et de hauteur différents, préconisé par Vitruve (VI, 7, 3) pour conférer de la majesté à un portique, est attesté dans les plus grandes maisons de Narbonnaise. Au centre se trouvait un jardin (hortus) dont l’agencement végétal reste mal connu, de même que la décoration statuaire. Une de ses autres caractéristiques, capitale, est son équipement en jeux d’eaux alimentés à partir du réseau public. Fontaines et bassins se présentent en des endroits et sous des formes très variés : certains sont typiques d’un région dont il paraissent être une création (par exemple, les bassins en forme de U de la région rhodanienne), mais beaucoup s’inspirent visiblement de modèles italiens, quelquefois même impériaux : canaux périphériques à angles en quarts de rond, semblables à ceux des villas italiennes ou des maisons campaniennes de l’époque tardo-républicaine et du début de l’Empire ; type rectangulaire avec une abside peut-être inspiré de celui de la Villa de Livie à Rome, en Narbonnaise ; partout à partir du milieu du Ier s. se développent les bassins à niches plus ou moins complexes, inspirés des modèles impériaux du Palatin1. La nécessité d’une adduction d'eau sous pression rend la construction de ces bassins tributaire du raccordement de la maison au réseau public (ce qui, du même coup, expliquerait peut-être la lenteur d’apparition de ce modèle domestique dans les parties les plus septentrionales de la 1.  Dessales H., « Les fontaines privées de la Gaule romaine », Dossiers  dʹarchéologie, 295, 2004, p. 20-29, spécialement p. 23.

237

III. Action et réaction

Gaule, au gré de l’achèvement de ce réseau). Cette eau courante publique ne sert pas aux besoins domestiques courants, mais seulement à l’agrément (dont quelquefois les bains) et à des fins ostentatoire. La liaison entre eau courante et jardin à péristyle est très forte puisque, à quelques exceptions près, le raccordement à l’alimentation publique ne se rencontre que dans ce type de maisons. Or, dans certaines cités, on sait que ce droit de raccordement, très coûteux, reste soumis à l’autorisation de l’ordo et réservé aux seuls décurions. C’est donc un critère important pour déterminer la catégorie sociale des propriétaires disposant de ce droit (notamment dans des maisons d’aspect modeste).  L’entrée : Lieu privilégié par lequel s'établit le contact entre les espaces extérieurs et intérieurs, publics et domestiques1, l'espace d'entrée joue un rôle primordial dans la domus en protégeant l’accès et la vue sur le cœur de la maison. Endroit le plus exposé à la vue d’un grand nombre, c’est donc là qu’un propriétaire peut exhiber le plus visiblement son statut et que s’affichent donc souvent un décor luxueux et des signaux destinés à attirer l’attention sur l’importance de la maison. Issue d’une évolution du système républicain vestibulum-fauces et atrium des maisons italiques (avec disparition du tablinum), et dont certains exemples gaulois ont conservé des traces plus ou moins conscientes, les entrées d’époque impériales se présentent généralement sous l’aspect de larges vestibules aptes à recevoir les clients lors de la salutation matinale, plus ou moins nombreux selon la puissance du dominus. En Gaule, il n’est pas rare de pouvoir estimer la capacité d’accueil de cette pièce à une centaine de personnes, quelquefois à plusieurs centaines. Les  salles  de  réception :  Le troisième élément clef de la trilogie est constitué par une ou plusieurs salles de réception se caractérisant par leurs grandes dimensions, leur luxe et leur situation privilégiée par rapport au péristyle. Leur utilisation devait varier en fonction des moments et des besoins : réception d'hôtes variés, d'amis ou de clients pour le traitement des affaires, salles à manger (les véritables triclinia sont rares en dehors de Gaule Narbonnaise2), chambre temporaire pour un invité ou sa suite3 … Ces pièces présentent des caractéristiques qui affirment leur position dominante et les associent d'emblée aux deux premiers éléments de la 1.  Battelli P., « L'ingresso della domus come confine tra città e abitazione », Studi Romani, XLVI, 34, 1998, p. 281-301 ; Lafon X., « Dehors ou dedans ? Le vestibulum dans les domus aristocratiques à la fin de la République et au début de l'Empire », Klio, 77, 1995, p. 405-423. 2.  Outre à l’impossibilité d’identifier la présence de lits de repas, cette absence pourait être due à la préférence des Gallo-Romains de prendre les repas assis, plutôt que couchés (Cf. Duval P.M., La vie quotidenne en Gaule romaine pendant la Paix Romaine, 1952 (Paris), p. 111). 3.  Les chambres à coucher des maîtres restent difficiles à identifier en dehors des rares cas où l’on retrouve des traces de lits sur le sol ou les murs ou des graffitis significatifs.

238

L’habitat urbain en Gaule sous le Principat

trilogie : leur grande taille (souvent 50 à 100 m2), leur ouverture large, leur sol fréquemment situé à une altitude plus élevée que les autres, leur articulation privilégiée avec le péristyle (notamment par la recherche d'un point de vue privilégié sur les aménagements les plus marquants du jardin, favorisé par la coïncidence de leur entrée avec un entrecolonnement) ; surtout, un décor luxueux – généralement le plus riche de la maison – mais conventionnel, seyant à leur dignité : mosaïques, statues, peintures, hauts plafonds stuqués, quelquefois même voûtés. Outre cette trilogie publique, incontournable, il existe d’autres composantes caractéristiques, pas toujours aisées à percevoir faute de sources écrites ou matérielles suffisantes. Taille et instabilité : Le gigantisme en est une. Il semble lié au besoin d’occuper ostensiblement un espace et, surtout, de favoriser le développement du péristyle. De ce fait, beaucoup de maisons à péristyle se sont donc heurtées au manque de place en centre ville. Il a donc souvent fallu s’accommoder de la place disponible, acheter et détruire des constructions antérieures, souvent progressivement, d’où l’existence d’une succession de phases de transformations planimétriques ou décoratives, variables d’une maison à l’autre, souvent équivalentes ou inférieures à une génération. Leur rythme peut être lu comme la traduction architecturale de la montée en puissance sociale d'un propriétaire ou d'une famille de notables. On note qu’à partir de la fin du IIe s., cette recherche d’extension horizontale cesse pour laisser place à l’accroissement de la décoration. La décoration et le luxe : Le décor – généralement identique à celui des édifices publics – joue en effet un rôle capital, bien évidemment esthétique, mais également signalétique (hiérarchisation des espaces et des circulations dans la maison) et politique (officialisation de la maison, promotion individuelle du maître). Mosaïques, opus sectile et décor sculpté sont très inégalement répartis dans les demeures de Gaule. Certaines statues ont une connotation officielle qui renforce l’aspect public de ces pièces, comme les Tutèles identifiées dans des salons à Autun ou à Vieux. Le décor pictural le plus soigné et le plus luxueux se concentre dans les diverses salles de réception. Dès le début, les domus de Gaule se contentent de suivre les grands courants picturaux et, semble-t-il d’en respecter les usages1. On a donc recours, à l’époque augustéenne, aux deux grands styles du moment : le IIIe style, qui répond à la simplicité requise par l'idéologie impériale du moment, et le IIe style tardo-républicain. Ce dernier, faisant référence à des traditions anciennes et romaines, va perdurer 1.  Perrin Y., « Peinture et architecture. Statut du décor, statut de l'édifice, statut de la recherche », Journal of Roman archaeology, 10, 1997, p. 355-362.

239

III. Action et réaction

plus longtemps qu’en Italie, pour laisser la place, à partir de l’époque claudienne, au IVe style dont diverses variantes vont être utilisées jusqu'à l'époque des Sévères. Comme l’architecture, le décor des domus à péristyle de Gaule témoigne de l'importance du rôle politique et de modèle qu’elles assument. Il exprime donc un conformisme de bon ton, soucieux de la dignitas des propriétaires et typique des valeurs universelles dont il est porteur. À partir de la fin du IIe s., l’apparition de grandes compositions peintes (cérémonies cultuelles orientales, commémorations sportives, …) semblerait correspondre à une forme d’autocélébration des domini et donc constituer l’émergence d’une nouvelle sensibilité, un changement dans la tradition, mais pas une rupture. Ces scènes expriment en effet toujours les mêmes valeurs : affirmation de la romanité des propriétaires et expression de leur fidélité à l'Empire. Les caractères publics de lʹarchitecture domestique : Le dénominateur commun de tous les éléments et caractéristiques précédemment évoqués réside dans les caractères publics des espaces de la trilogie et du décor. En Gaule, tout comme en Afrique où ce phénomène a été bien étudié1, l’étroite relation entretenue par l’habitat des puissants et les monuments publics depuis la fin de la République se poursuit de façon dynamique sous le principat. Quelques composantes caractéristiques secondaires. D’autres composantes sont sans doute également caractéristiques, mais plus difficile à étudier faute de documentation : la domesticité, dont l’abondance et la qualité faisaient le renom d’une maison, n’a guère laissé de traces matérielles. On trouve en revanche un certain nombre d’équipements de confort dont l’usage semble avoir été courant2 : latrines, protections contre les rigueurs climatiques – verre à vitre3 et, surtout, chauffage de diverses pièces par hypocauste. On peut y ajouter la recherche de la vue sur un paysage agréable. Domus et topographie : du fait de sa forte composante ostentatoire, la maison à péristyle n'est pas un édifice qui se suffit à lui-même : son emplacement, son rôle et l'efficacité de ce dernier dépendent de facteurs extérieurs qui la lient très étroitement à la ville où elle se dresse. La notabilité étant incompatible avec la résidence hors du centre, la position près du centre civique est donc, de loin, la plus répandue. Le pres1.  Thébert Y., « Vie privée et architecture domestique en Afrique romaine », dans Histoire de la vie  privée de lʹEmpire romain à lʹan mil, Ariès Ph. et Duby G. (dir.), 1985 (Paris), p. 305-397. 2.  Les installations balnéaires sont rares et surtout présentes dans les maisons précoces, sans doute pour suppléer l’insuffisance des équipements publics. 3.  Le point dans : Vipard P., « L'usage du verre à vitre dans l'architecture romaine du Haut Empire », dans Verre et fenêtre de lʹAntiquité au XVIIIe siècle, éd. Lagabrielle S. et Philippe M., 2009 (Paris), p. 3-10.

240

L’habitat urbain en Gaule sous le Principat

tige du forum rejaillit sur les maisons qui l’entourent et renforce ainsi la liaison de leur propriétaire avec le pouvoir. Les maisons contribuent d’ailleurs au prestige de la ville au même titre qu’un quelconque monument public. Dès le Ier s. av. J.-C., des lois municipales les considèrent comme un élément de la parure urbaine, de la pul‐ chritudo  urbis, qui fait partie intégrante de la maiestas imperii. À partir de Claude, la législation romaine s’attache d’ailleurs régulièrement à empêcher leur dégradation ou leur destruction  « afin que la ville ne soit pas défigurée par les ruines1 » et à ne pas nuire à cette maiestas du peuple romain. Cette législation de protection du paysage urbain, dont on trouve des traces en Gaule, confirme, de nouveau, le caractère public du décor domestique, riche puisqu’il peut être utilisé pour orner des bâtiment publics, et montre bien que ces maisons constituent pour leur ville des enjeux importants, dépassant les simples aspects résidentiels (rôle dans l’émulation entre cités, par exemple). Domus  à  péristyle  et  principat : Désertées par les élites au milieu du IIIe s., en Gaule, elles disparaissent massivement dans les décennies suivantes. Bien que sortant du strict cadre chronologique de cette étude, ce phénomène est néanmoins capital parce qu’il montre à quel point le destin de ce type d’habitat est lié au principat sous lequel il naît et avec lequel il disparaît, sous l’effet des transformations politiques qui voient notamment le pouvoir – incarné dans les notables – quitter le cadre urbain (pour occuper des uillae où se mettent à fleurir les péristyles). La maison à péristyle que l'on retrouve en Gaule est donc, fondamentalement, celle élaborée sous la République à Rome et reprise par le pouvoir augustéen au service d'un système politico-administratif auquel elle était bien adaptée.  Un écart incommensurable existe entre cet habitat rare et celui du commun, mais ils sont toutefois intimement liés par une promiscuité topographique nécessaire à l'ostentation du premier. Émanation et mode d’expression des puissants, ces maisons peuvent être considérées comme un indice fiable du haut degré d'intégration des élites municipales au système de gouvernement des provinces et à la culture romaine. Bien que généralement considérées comme se développant dans un cadre anhistorique, les domus à péristyle, s’inscrivent malgré tout, à travers le rythme de leurs phases de développement et de mutations, dans celui de l'histoire politique et administrative de la Gaule dont elles épousent les grandes tendances.

1.  Voir, par exemple, Zaccaria Ruggiu A., Spazio privato e spazio pubblico nella città romana, Collection de l'Ecole française de Rome, n°210, 1995 (Rome), p. 225-228.

241

III. Action et réaction

Conclusion générale En terme d’habitat, la Gaule n’est donc pas une « exception culturelle » ; nombre d’informations se retrouvent, à quelques détails près, dans d’autres provinces d’Occident. Dans son ensemble, l’habitat renvoie une image assez semblable à celle fournie par d’autres sources, à savoir une acculturation proportionnelle au statut ou à la richesse des cités ou des individus. La part de la tradition indigène, généralement admise parce que les formes sont atypiques, paraît finalement bien plus faible qu’on ne pourrait le supposer. Les aspects romains l’emportent nettement : d’abord par le cadre (urbain) et l’insertion dans une trame viaire rigoureuse, et aussi par des aspects morphologiques et surtout techniques, mais également spirituels.

Bibliographie Généralités et synthèses régionales •

DITMAR-TRAUTH G., Das  gallorömische  Haus, 1995 (Hambourg), 2 vol., 347-206 p. [Trois Gaules, Germanie et Bretagne insulaire]. GROS P., Lʹarchitecture romaine du début du IIIe siècle av. J.‐C. à la fin du Haut‐Empire. 2. Maisons, palais, villas et tombeaux, 2001 (Paris), 527 p. [En particulier le chapitre 3 : L’habitat dans les provinces occidentales.] Maison (La) urbaine dʹépoque romaine en Gaule narbonnaise et dans les provinces voisines (actes du colloque d'Avignon, 11-13 novembre 1994), 1996 (Avignon), 261 p. [Nombreuses études de cas, essais de synthèse sur les provinces voisines …] Maison  (La)  urbaine  dʹépoque  romaine.  Atlas  des  maisons  de  Gaule  narbonnaise,  1996 (Avignon), 420 p. PETIT J.-P., « Habiter et travailler sous un même toit. Les maisons des artisanscommerçants en Gaule du Nord et dans les provinces germaniques », éd. Petit J.-P. et Santoro S., Vivre en Europe romaine. De Pompéi à Bliesbrück‐Reinheim, 2007 (Paris), p. 120-127. VIPARD P., « Maison à péristyle et élites urbaines en Gaule sous l'Empire », Gallia, 64, 2007 p. 227-277.





• •



Études de cas • •



242

BALMELLE A., NEISS R., Les maisons de lʹélite à Durocortorum, Collection Archéologie urbaine à Reims, 5, Bulletin de la Société archéologique champenoise, 96, 4, 2003, 102 p. BINET É., « Le site antique du ‘Palais des Sports’ à Amiens », Revue du Nord, 78, n° 318, 1996, p. 83-96. [Publication définitive prévue en 2010 dans un n° spécial de la Revue du Nord] DELAVAL É., « Formes d'habitat collectif à Lyon et à Vienne en milieu artisanal et commercial », Revue du Nord, 83, n° 343, 2001, p. 35-48.

L’habitat urbain en Gaule sous le Principat

• • •



• • • • •

• •



• • •

DESBAT A., « Les maisons de Lugdunum » dans Le Mer A.-C. et. Chomer Cl., Lyon.  Carte archéologique de la Gaule, 69/2, 2007 (Paris), p. 198-204. DESBAT A., LEBLANC O., Prisset J.-L. et  alii, La  maison  des  Dieux  Océans  à  Saint‐ Romain‐en‐Gal (Rhône), 55e supplément à Gallia, 1994 (Paris), 276 p. GARCIA D., « Le passage de la maison de type protohistorique à la maison galloromaine. L'exemple de Lattes (Hérault) », La maison urbaine dʹépoque romaine, 1996, p. 145-153. GOUDINEAU Ch., « Bibracte. Les habitants et leurs habitations », éd. Goudineau Ch. et Payre Ch., Bibracte et les Éduens. À la découverte du peuple gaulois, 1993 (Paris), p. 51-80. GOUDINEAU Ch., Les fouilles de la Maison au Dauphin. Recherches sur la romanisation  de Vaison‐la‐Romaine, 2 vol., XXXVIIe supplément à Gallia, 1979 (Paris), 325 p. LOUSTAUD J.-P., Limoges  antique, Travaux  dʹarchéologie  limousine, supplément 5, 2000, 387 p. [Notamment le « chapitre II – L'habitat urbain », p. 172-237]. MANGIN M., « Alésia, une ville gallo-romaine à travers son habitat », Archéologia, 157, 1983, p. 20-24. MANGIN M., Un quartier de commerçants et dʹartisans dʹAlésia. Contribution à lʹhistoire  de lʹhabitat urbain en Gaule, 2 vol., 1981 (Dijon), 399-300 p. MIGNON J.-M., « Approche morphologique et fonctionnelle de la maison. Le lotissement augustéen de Saint-Florent à Orange », La maison urbaine dʹépoque romaine, 1996, p. 218-233. OLIVIER A., « Rues et portiques de Mâlain-Mediolanum : les problèmes d'une restitution », Archéologia, 237, juillet-août, 1988, p. 74-78. PAUNIER D. et LUGINBÜHL T. (éd.), Bibracte. Le site de la maison 1 du Parc aux Che‐ vaux (PC 1) des origines de lʹoppidum au règne de Tibère, 2004 (Glux-en-Glenne), 468 p. PETIT J.-P. et BRUNELLA Ph. (éd.), Bliesbrück‐Reinheim.  Celtes  et  Gallo‐Romains  en  Moselle  et  en  Sarre, 2005 (Paris), 223 p. [Notamment le chapitre 4 : « Les quartiers artisanaux et commerciaux » p. 89-140] PLASSOT É. et DESBAT A., Le site de la rue du Souvenir, dans Lyon avant Lugdunum, éd. Poux M. et Savay-Guerraz H., 2003 (Lyon), p. 130-133. VIPARD P., La maison du ʺBas de Vieuxʺ. Une riche habitation du quartier des thermes  dʹAregenua (Vieux, Calvados), 1998 (Caen), 125 p. VIPARD P., « Le rôle du décor dans les parties officielles d’une domus à péristyle du début du IIIe s. : le cas de la Maison au Grand Péristyle (Vieux, Calvados) », Revue  du Nord, 83, n° 343, 2001, p. 21-33.

243

Fig. 1 – BLIESBRÜCK (Moselle) – Évolution du quartier ouest (d’après Petit, 2005, p. 90).

Évolution des maisons en bandes installées le long d’une unique voie : d’abord en bois et torchis sur sablières basses avec une couverture en matériaux périssable au Ier s., elles sont, à la fin du même siècle, reconstruites en pans de bois sur des fondations en pierre ou en petit appareil avec des toitures en tuiles. Une tendance à la complexification des plans et à l’accroissement du décor se fait nettement jour à partir du IIe s. : apparition des caves, ajout sur l’arrière de la halle de petites pièces, de séjours comme le montre l’installation, au IIIe s., de chauffage par hypocauste quelquefois (à partir du milieu du IIe s.), exécution de peintures de qualité dans certaines pièces. Les parcelles ne sont bâties que progressivement et le parcellaire ne subit que très peu de modifications au cours de l’histoire du quartier. On n’y rencontre pas ces fusions de lots si courantes dans les îlots urbains proches du centre que connaissent la plupart des grandes villes. La hausse du niveau de vie se manifeste par les techniques de construction, l’ajout de caves et de pièces (chauffées) sur l’arrière et l’accroissement du luxe (enduits peints). L’archéologie montre que, d’un bout à l’autre de l’occupation, on est toujours en présence d’une population d’artisans ou de commerçants.

Fig. 2 – LIMOGES – Maison à péristyle des Nones de Mars (v. 30-45 ap. J.-C.).

a – Position de la maison par rapport au forum (d’après Loustaud, 2000, fig. 26, p. 180). Noter ses dimensions (39 m x 96, 3734 m2, une demi-insula, soit, à elle seule, les trois cinquièmes des thermes publics …). Le cas lémovice illustre bien la prédilection de ce type de maison pour le contact avec le centre civique. b – Reconstitution axonométrique de la maison (Loustaud, 2000, fig. 35, p. 189). La comparaison d’échelle et de plan avec la maison 31 de l’insula V, 5 (ou celles de la fig. 1) montre bien le fossé qui sépare les domus des plus puissants de celles des gens modestes. Grandes dimensions et régularité (permises ici par la précocité de l’implantation) sont des composantes caractéristiques de cet habitat réservé aux élites urbaines des chefs-lieux. c – Plan et reconstitution axonométrique de la maison 31 de l’insula V, 5 (état 3, IIe s.) à la même échelle (d’ap. Loustaud, 2000, p. 227, fig. 96-97). Grande maison à cour d’artisan occupant une parcelle de 15 m sur 25 (375 m2).

Fig. 3 – MÂLAIN (Côte-d’Or) – Maisons avec galerie de façade (A. Olivier 1988).

a – Plan du quartier (Ier s.). On distingue bien les plans simples, peu réguliers et atypiques des maisons modestes qui se développent librement le long d’une rue. b – Proposition de restitution en élévation de la façade montrant comment la galerie, à défaut d’uniformiser, sert à régulariser les disparités architecturales. Noter l’existence d’un étage surplombant la galerie. Fig. 4 – ORANGE – Lotissement du Quartier Saint Florent au début de l’époque augustéenne, d’après J.-M. Mignon, 1996, p. 227.

.

a – Ce lotissement de maisons à cours installées sur des parcelles de dimensions variables (module de 40 x 30 pieds) témoigne d’une implantation massive de maisons de type italique à l’époque augustéenne en Narbonnaise. Il s’agit de maisons à cour modestes, mais néanmoins d’un bon standing. b – Plan et restitution axonométrique d’une maison type de deux modules (17,7 m x 11,8 ; env. 210 m2) (d’ap. Mignon, 1996, p. 229). c – Plan et restitution axonométrique de la Maison dite de C. Clodius, v. 10 av. J.-C. – 10 ap. J.-C. (d’ap. Mignon, 1996, p. 231). Occupant l’extrémité orientale de la partie fouillée au sud du decumanus, cette maison d’env. 450 m2 (4 modules) est un des plus grandes du lotissement. Par sa superficie importante, son plan assez régulier, son petit portique et son luxe (mosaïque des cubicula d1-2), elle constitue un témoignage d’habitat aisé, à mi-chemin entre ceux représentés par les fig. 2b et 2c. C’est une des rares demeures de Gaule dont on possède le nom du propriétaire (inscrit sur la mosaïque de la pièce d1), en l’occurrence un citoyen romain : C(aius) Clodius, fils de P(ublius).

Les îles de la Méditerranée occidentale à l’époque républicaine Catherine Wolff Professeur d'histoire ancienne à l'université d'Avignon et des Pays du Vaucluse

Si elles sont relativement proches les unes des autres, les trois grandes îles de la Méditerranée occidentale, Corse, Sardaigne et Sicile, présentent en ce qui concerne leur histoire et leur géographie autant de différences que de points communs. Les contacts entre elles existaient, mais n’étaient pas particulièrement développés, et ce fut finalement Rome qui les réunit toutes ensemble sous la même domination. Malgré ces différences, il est cependant possible d’étudier conjointement leur évolution, bien que l’étude ne soit pas toujours équilibrée : les sources, qu’elles soient littéraires, épigraphiques ou archéologiques, sont moins abondantes pour la Corse, dont nous parlerons donc moins, plus nombreuses pour la Sardaigne et la Sicile. Nous disposons d’autre part pour cette dernière des Verri‐ nes, les discours que Cicéron écrivit contre celui qui fut préteur de Sicile entre 73 et 711. Ces discours n’ont jamais été prononcés, sauf la Première action, ni même n’ont été écrits pour être prononcés. C’est une source précieuse, mais dangereuse. Cicéron n’est pas objectif, loin s’en faut, et ce qu’il dit est valable pour la Sicile de son époque, pas pour la Sicile des siècles précédents : à l’époque des discours, cela faisait deux siècles que les Romains étaient présents dans l’île. Nous avons conservé un autre discours de Cicéron, le Pro Scauro, dans lequel il parle de la Sardaigne. Mais il est beaucoup moins précis et détaillé qu’à propos de la Sicile, et comme il s’agit ici de défendre M. Aemilius Scaurus, gouverneur de l’île en 55, contre les accusations de corruption des provinciaux, il est nettement défavorable aux Sardes. Nous passerons rapidement sur l’histoire des trois îles avant leur conquête par Rome : il n’est pas possible de traiter de façon complète de leur évolution, et nous insisterons surtout sur les différentes influences qui s’y exercèrent et sur la situation qui y régnait à la veille de l’arrivée de Rome. Nous insisterons beaucoup plus sur la façon dont s’est effectuée cette conquête, dont Rome a ensuite organisé ces territoires et dont enfin 1.  Sauf mention contraire, les dates s’entendent avant J.-C.

251

IV. Diversité régionale

les habitants de la Corse, de la Sardaigne et de la Sicile ont réagi face à la domination romaine.

Avant la conquête Compte tenu de leur situation, les trois îles furent envahies à de nombreuses reprises. La Corse par les Phocéens, et ce dès le milieu du VIe siècle. Ils s’installèrent vers 565 à Alalia (Aleria pour les Romains), qui devint vite prospère, placée comme elle l’était au centre de voies commerciales importantes. Ils ne purent rester après leur coûteuse victoire d’Alalia vers 535, et les Étrusques s’installèrent à leur place. Les Carthaginois, présents dès cette époque, finirent par remplacer les Étrusques. Ils continuèrent à développer Alalia. La Sardaigne est la deuxième plus grande île de la Méditerranée, après la Sicile. Mais elle offre une plus grande bande côtière que cette dernière1. Deux parties la composent : l’intérieur, montagneux et surtout pastoral, et la côte, surtout agricole et commerçante. Des contacts s’établirent entre les Phéniciens et la Sardaigne dès les années 1000. L’île est en effet idéalement située sur les routes commerciales, en particulier la route vers l’Occident, et plus tard à l’époque romaine entre la péninsule Ibérique et Rome. Ils installèrent des comptoirs sur les côtes ouest et sud dès le VIIIe siècle, parfois sur des sites nuraghiques, et cherchèrent à s’implanter à l’intérieur et à exploiter les ressources minières de l’île (fer, argent, plomb2) dès le milieu du VIIe siècle. Les Étrusques arrivèrent dès la seconde moitié du IXe siècle. Les Carthaginois intervinrent dès le milieu du VIe siècle, mais leur véritable mainmise sur l’île ne date que des années 450. Ils ne purent conquérir la partie est de l’île, une partie montagneuse appelée Barbaria (Barbagia) par les Romains, mais surent exploiter le reste de l’île, en privilégiant la céréaliculture, sans négliger pour autant les autres ressources. La présence phénicienne, carthaginoise et grecque (à Sulcis en particulier) influença profondément une grande partie du territoire. La Sicile, qui mesure un peu plus de vingt-cinq mille km2 et dispose de côtes faciles d’accès, de sols fertiles et de nombreuses forêts, occupe une position particulièrement propice : elle relie en particulier l’Europe et l’Afrique3. Elle intéressa donc très tôt les colonisateurs : les Phéniciens et 1.  Rowland R.J. Jr., The Periphery in the Center. Sardinia in the Ancient and Medieval Worlds, BAR IS, 970, 2001, p. 1. Voir aussi Meloni P., « La provincia romana di Sardegna, I I secoli I-III », ANRW, II, 11, 1, 1988, p. 451 sv. 2.  Pour l’exploitation à l’époque romaine, voir Le Bohec Y., « Notes sur les mines de Sardaigne à l’époque romaine », Sardinia antiqua, Cagliari, 1992, p. 225 sv. 3.  Pour l’histoire de la Sicile, voir Finley M.I., La  Sicile  antique.  Des  origines  à  l’époque  byzantine, Paris, 1986.

252

Les îles de la Méditerranée occidentale à l’époque républicaine

les Grecs s’installèrent entre le VIIIe siècle et le début du VIe siècle. Les Carthaginois arrivèrent à partir de la fin du VIe siècle. C’est là que régnèrent à Syracuse des tyrans célèbres, dont Denys l’Ancien, de 405 à 367, Agathocle, de 317 à 289, et enfin Hiéron II, un lieutenant de Pyrrhus, de 269 à 215. Conséquence de cette histoire mouvementée, il faut distinguer trois zones en Sicile avant le déclenchement de la guerre de Sicile entre Rome et Carthage1. La première zone, celle de la côte orientale et de la région alentour, est en contact étroit avec le monde hellénistique. La « grécité » de cette zone n’est cependant pas uniforme, et l’hellénisme sicilien a des caractéristiques qui lui sont propres2. La partie occidentale est celle où la présence carthaginoise est particulièrement forte. Carthage tient en particulier fortement les ports, dont Lilybaeum (Lilybée), et a une base militaire importante à Agrigente. La troisième partie comprend les zones de l’intérieur et la côte septentrionale, essentiellement habitées par les peuples établis en Sicile avant l’arrivée des Carthaginois et des Grecs, les Sicules, les Sicanes et les Élymes. Quand les Romains arrivent en Sicile, c’est la culture grecque qui l’emporte, même si elle n’a pas fait disparaître les autres.

La conquête et l’organisation des territoires Bien que les circonstances soient relativement proches, Rome n’entra pas en possession des trois îles de la même façon ni tout à fait en même temps. Il y a cependant un dénominateur commun : la guerre de Sicile entre Rome et Carthage (264-241). C’est parce qu’elle sortit victorieuse de ce conflit que Rome put s’emparer d’une partie des possessions carthaginoises, et donc de ces îles, en tout ou partie. Les Romains entrèrent en possession de la Sardaigne (et de la Corse) en 238, donc quelques années après la fin de la guerre, à la suite en fait de la révolte des mercenaires contre Carthage qui éclata en 241. Cette révolte toucha en effet la Sardaigne : des mercenaires y avaient tué des Carthaginois, puis avaient été chassés de l’île par les habitants, et étaient allés se réfugier à Rome pour réclamer de l’aide. Les Romains accusaient d’autre part les Carthaginois d’avoir capturé des navires de commerçants italiens venus en Afrique ravitailler les révoltés. Rome envoya des délégués, le peuple ayant voté la guerre (conditionnelle), et Carthage dut renoncer à la Sardaigne et à la Corse à la suite d’une manœuvre peu loyale de la part

1.  Bejor G., « Aspetti della romanizzazione della Sicilia », Rome, CEFR n°67, 1983, p. 345. 2.  Salmeri G., « I caratteri della grecità di Sicilia e la colonizzazione romana », Colonie romane nel  mondo greco, éd. Salmeri G., Raggi A., Baroni A., Rome, 2004, p. 257 sv.

253

IV. Diversité régionale

des Romains au cours des négociations1. Ces derniers n’avaient pas réclamé les deux îles en 241. Pourquoi le firent-ils alors ? Peut-être décidèrent-ils de profiter de l’occasion qui s’offrait à eux de s’emparer à peu de frais d’îles proches de la Sicile, qui pour l’une au moins présentait des avantages stratégiques certains. Ils combattaient d’autre part aussi en Ligurie, et cela leur permettait de rendre plus sûre toute la zone de la mer tyrrhénienne. La Sicile constitue un cas particulier, dans la mesure où la conquête se fit en deux temps. À la suite du traité conclu entre les deux puissances en 241, Rome ne contrôlait qu’une partie de l’île, celle qui était auparavant sous domination carthaginoise. Une partie qui a beaucoup souffert de la guerre : outre les destructions des récoltes et des établissements agricoles, certaines villes ont été pillées, voire détruites (par exemple Selinunte ou Agrigente, où le préteur T. Manlius Vulso opéra une déduction en 197). Le royaume de Hiéron II restait en effet indépendant, même si l’on peut considérer qu’il était un royaume client de Rome. Bien qu’ayant passé un accord avec Carthage en 264, Hiéron II se rangea finalement du côté des Romains et conclut un traité avec eux en 263 : Rome lui garantissait son pouvoir en échange d’une indemnité. Ce n’est qu’après la prise de Syracuse en 212 par Marcellus que les Romains furent maîtres de toute la Sicile, en 210. L’impact de la guerre contre Hannibal toucha surtout la partie orientale de la Sicile, celle qui n’avait pas souffert lors de la guerre de Sicile. Là aussi des cités furent détruites, comme Megara, ou ralentie dans leur prospérité, comme Morgantina ou même Syracuse. Il n’y eut pas de révoltes en Sicile après la fin de la guerre contre Hannibal. Les deux guerres serviles qui éclatèrent à la fin du IIe siècle (139-132 et 104-101) ne sont en effet pas dirigées directement contre Rome. Il n’en alla pas de même pour la Corse et la Sardaigne. Après l’occupation par le consul Ti. Sempronius Gracchus des villes sardes côtières en 238, les campagnes militaires durèrent de 236 à 2252. Elles furent aussi dures en Corse, où elles se succédèrent dès 238. Un moment apaisées (mais il y eut une révolte sarde en 215, lors de la guerre contre Hannibal3), les guerres firent leur réapparition en Sardaigne en 181, en même temps que les guerres contre les Ligures4. Sempronius Gracchus remporta une victoire importante en 177 sur la Sardaigne, tua ou prit plus de quatre-vingt mille hommes et mit en vente tellement d’esclaves sardes que la vente fut interminable et que le prix des esclaves chuta5. Cela n’empêcha pas les révoltes 1.  Dubuisson M., « Procédés de la diplomatie romaine : l’annexion de la Sardaigne et le sens de ΣΥΓΚΑΤΑΒΑΙΝΕΙΝ (Polybe, III, 10, 1) », REL, 57, 1979, p. 114 sv. 2.  Diodore de Sicile, IV, 30 ; V, 15 ; Zonaras, VIII, 18. Meloni P., art. cit., p. 458-459. 3.  Tite-Live, 23, 40-41, 7. Rowland R.J. Jr., ouv. cit., p. 90. 4.  Tite-Live, 41, 6-21. 5.  Tite-Live, 41, 28, 8 ; De uir. ill., 57, 3.

254

Les îles de la Méditerranée occidentale à l’époque républicaine

de continuer à se produire pendant tout le IIe siècle1. En fait, les Romains ne conquirent jamais véritablement l’ensemble de l’île, du moins pour ce qui est de l’époque républicaine : la région de la Barbaria en particulier échappait à leur contrôle. Mais il leur suffisait de contrôler les cités côtières et les riches terres agricoles. Les Corses se révoltèrent à nouveau dès 182, et les campagnes militaires se succédèrent presque tous les ans. La pacification ne fut effective qu’à la fin du Ier siècle. La Corse avait perdu près du quart de sa population au cours de ces combats. Ces îles conquises par les Romains constituent en fait les premières possessions romaines en dehors de l’Italie. Il n’est que de rappeler la phrase de Cicéron : c’est la Sicile qui « la première a porté le nom de province, ce titre si honorable pour nous tous, la première qui a enseigné à nos ancêtres combien il était glorieux d’exercer un empire sur les nations étrangères2 ». On peut considérer qu’elles furent des laboratoires, les solutions choisies pour les gouverner ayant évolué au fil du temps. Les autorités romaines devaient en effet trouver comment organiser, administrer et exploiter ces nouvelles possessions. Le cas de la Sicile est particulièrement intéressant dans ce cadre. Après la guerre de Sicile, les Romains se contentèrent d’abord de remplacer les Carthaginois, sans rien changer. Il s’agissait avant tout de percevoir le tribut. Si un Romain fut envoyé dans l’île pour s’en occuper, ce fut certainement un priuatus cum imperio3. À partir de 227, un troisième préteur fut créé à Rome et envoyé en Sicile (un quatrième fut également créé pour la Sardaigne) : C. Flaminius. Il se fixa à Lilybée, un port important. Sa tâche avait sans doute un caractère à la fois militaire, administratif, financier et judiciaire. Mais un préteur fut-il envoyé les années suivantes ? Nous ne connaissons que trois préteurs pour les années 227-219, et aucun n’a été envoyé en Sicile. En 218, c’est M. Aemilius Lepidus qui fut envoyé. En 213 et 212, c’est un propréteur qui en fut chargé, pendant que Marcellus, proconsul, assiégeait Syracuse. En 210, l’île fut réorganisée, puisque les Romains en étaient désormais entièrement maîtres. Le préteur, cette annéelà, fut L. Cincius Alimentus, prorogé en 209. La dernière date importante dans l’histoire de l’organisation de la province est 132, avec la lex Rupilia4. Le siège du préteur était dorénavant Syracuse, et il était assisté non pas par un seul questeur, mais par deux, ce qui est une originalité de la Sicile. 1.  Meloni P., art. cit., p. 458-459 ; Rowland R.J. Jr., ouv. cit., p. 94. 2.  Cicéron, 2, Verr., 2, 2 : Prima omnium, id quod ornamentum imperii est, prouincia est appellata ; prima  docuit maiores nostros quam praeclarum esset exteris gentibus imperare. 3.  Prag J.R.W., « Auxilia and Gymnasia: A Sicilian Model of Roman Imperialism », JRS 97, 2007, p. 72. 4.  Serrati J., « Garrisons and grain: Sicily between the Punic Wars », Sicily from Aeneas to Augustus.  New  Approaches  in  Archaeology  and  History, éd. Smith C. et Serrati J., Edimbourg, 2000, p. 121122.

255

IV. Diversité régionale

L’un était à Syracuse, l’autre à Lilybée. Il s’agit peut-être d’un souvenir de l’époque antérieure, quand le préteur résidait à Lilybée. C’était une sortitio qui décidait de l’affectation des deux questeurs1. Un recensement avait lieu tous les cinq ans, et à l’époque de Verrès soixante-cinq cités élisaient pour cela deux censeurs. Ce recensement concernait surtout les ciuitates  decumanae, puisqu’il avait un but essentiellement fiscal2. Si des légions stationnèrent dans l’île pendant les guerres qui opposèrent les Romains aux Carthaginois, les préteurs ou propréteurs n’eurent plus ensuite sous leurs ordres en cas de troubles que des Latins et des alliés et des auxilia  externa, c’est-à-dire des unités composées de soldats qui n’étaient pas italiens, et sinon des soldats originaires de Sicile (forces terrestres et navales), chargés d’assurer la sécurité de l’île et de ses habitants3. Si les Romains devinrent maîtres de la Sardaigne et de la Corse en 238, ce n’est qu’en 227 qu’un préteur, spécialement créé, M. Valerius (Laevinus ?) fut envoyé pour gouverner les deux îles, la capitale étant installée à Caralis (Cagliari), qui reçut le statut municipal en 46 de César. Le cas de ce préteur est le même que pour la Sicile : aucun n’est attesté pendant la période 227-219, mais nous ne connaissons presque aucun des préteurs de cette période. Le préteur de 218 était peut-être C. Terentius Varro. Le gouvernement de ces préteurs est parfois prorogé, par exemple pendant la guerre contre Hannibal, en 216, de 214 à 212 (Q. Mucius Scaevola était questeur en Sardaigne en 215, il fut prorogé trois ans dans sa fonction), mais également après. Le pragmatisme des Romains en ce domaine était très grand. Les trois îles eurent relativement peu à souffrir des guerres civiles qui firent rage pendant une grande partie du Ier siècle. La Sicile constitue une exception : entre 43 et 36, Sex. Pompée avait pris l’île comme base. Certaines cités prirent parti pour lui, en souvenir des liens qui les liaient à son père Pompée. Lorsqu’il fut à nouveau maître de l’île, Octave lui imposa le paiement d’une indemnité, dont le montant, mille six cents talents, correspondait à celui du stipendium qui n’avait pas été versé à Rome entre 43 et 36. Des villes furent pillées, comme Messana (Messine) par les soldats de Lépide, et la Sicile ne se releva que difficilement de ces épreuves. Ces territoires étaient là avant tout pour être exploités, et en particulier pour fournir du blé à Rome, d’abord pour ses soldats, puis pour les habitants de la capitale. En Sicile, les villes de la partie occidentale, anciennement sous domination carthaginoise, payèrent une dîme, comme elles le faisaient avant. Il semble bien que dans ce domaine, les autorités romaines 1.  Pittia S., « La cohorte du gouverneur Verrès », La  Sicile  de  Cicéron,  Lectures  des  Verrines, éd. Dubouloz J. et Pittia S., Besançon, 2007, p. 60. 2.  Gabba E., « Sui senati delle città siciliane nell’età di Verre », Athenaeum, 37, 1959, p. 305. 3.  Prag J.R.W., JRS 97, 2007, p. 74sv.

256

Les îles de la Méditerranée occidentale à l’époque républicaine

aient choisi de laisser en place les structures carthaginoises. De même furent laissées en place les taxes sur les marchandises qui entraient ou sortaient des ports. Quand Rome entra en possession de l’ancien royaume de Hiéron II, au cours de la guerre contre Hannibal, sa première préoccupation fut d’encourager la culture du blé : les ravages de la guerre avaient été importants, de nombreuses terres étaient en friches, alors que Rome avait besoin de blé. Les Romains reprirent le système mis en place par Hiéron II, la lex frumentaria dite Hieronica. Les habitants de Sicile devaient finalement payer, selon le statut juridique de la cité à laquelle ils appartenaient : • Une dîme sur la production de blé et d’orge, en nature, qui était envoyée à Rome, ainsi qu’une taxe sur les autres produits agricoles, vins, olives, fruits, légumes. Cette dîme était variable, puisqu’elle était fixée tous les ans au moment où le blé se trouvait sur l’aire de battage. Cette dîme était due par toutes les ciuitates decumanae de Sicile, c’est-àdire quasiment toutes les cités. César la remplaça par un uectigal certum  stipendiarium, c’est-à-dire une taxe fixe en argent ou en nature1. • Une taxe de pâture en argent. • Une seconde dîme si Rome en a besoin pour ses soldats. Ce fut le cas au moins en 198, 191, 190, 189, 171, pour l’armée qui se trouvait en Grèce et en Macédoine. Les habitants devaient vendre à Rome des céréales à un prix fixé par le Sénat. Cette dîme devint une redevance annuelle et régulière en 732. • Il faut aussi mentionner les ventes forcées pour entretenir le gouverneur et son personnel3, les taxes portuaires et douanières, les navires et les équipages que devaient fournir certaines cités, l’interdiction d’exporter du blé ailleurs qu’en Italie, sauf autorisation du Sénat, et enfin les impôts levés par les cités siciliennes elles-mêmes. La dîme était tous les ans l’objet d’une adjudication publique, en Sicile, pour chacune des ciuitates. Ceux qui l’avaient prise à ferme (ou leurs agents) la collectaient sur place, après la récolte. Tout se passant au niveau local, cette ferme était très souvent entre les mains des habitants de la Sicile eux-mêmes. En revanche, la taxe de pâture et les taxes portuaires, tout comme celle sur les autres produits agricoles à partir de 75, étaient affermées à Rome4.

1.  France J., « Deux questions sur la fiscalité provinciale d’après Cicéron Ver. 3, 12 », ouv. cit., Dubouloz J. et Pittia S. éd., p. 178 sv. 2.  Finley M.I., ouv. cit., p. 130. 3.  Andreau J., « Le prix du blé en Sicile et à Antioche de Pisidie (AE 1925. 126b) », ouv. cit., Dubouloz J. et Pittia S. éd., p. 111-112. 4.  Finley M.I., ouv. cit., p. 132.

257

IV. Diversité régionale

Le cas de la Sardaigne est exactement le même : les Romains y encouragèrent avant tout la culture du blé et prélevèrent les mêmes dîmes1, et un grand nombre d’auteurs anciens soulignent sa fertilité, tout en l’opposant, pour certains, au climat malsain qui y régnait et aux vents parfois violents qui y soufflaient2. On retrouve le même encouragement à cultiver des céréales en Corse, même si la rentabilité est moindre. Le tribut versé par les Corses comprenait également de la cire, du miel, du bois et de la résine. Un des premiers actes des Romains fut de faire construire des routes. Ils avaient essentiellement, ce faisant, un but stratégique : les armées devaient pouvoir circuler rapidement, l’approvisionnement devait pouvoir leur parvenir vite, les nouvelles devaient pouvoir arriver dans les meilleurs délais. La première route construite en Sicile le fut avant même que Rome ne s’emparât officiellement d’une partie de l’île, entre 252 et 248. Elle reliait Palerme à Agrigente. L’inscription latine la plus ancienne de l’île est en relation directe avec cette construction, puisqu’il s’agit d’un milliaire portant le nom de C. Aurelius Cotta, consul en 252 et 2483. M. Valerius Laevinus construisit ensuite la route entre Messine et Lilybée, la uia Valeria. Ces routes étaient essentiellement des voies littorales. Le développement urbain est très inégal dans les trois îles au cours de l’époque républicaine, en grande partie parce que les situations de départ étaient différentes. L’urbanisation était déjà très dense en Sicile, et si certaines cités ont disparu au cours des deux conflits entre Rome et Carthage, celles qui restaient étaient encore nombreuses. Les Romains n’y fondèrent du reste pas de nouvelles villes. Pour ce qui est de la Sardaigne, Strabon lui reconnaît l’existence de quelques villes, dont certaines importantes (Caralis, Sulcis), mais la région montagneuse est pour lui peuplée de brigands qui vivent dans des cavernes et ne cultivent pas la terre, préférant razzier les populations voisines4. L’île n’est cependant pas aussi peu urbanisée qu’il l’écrit, et les Phéniciens d’abord, les Carthaginois ensuite, ont fondé des villes qui sont devenues importantes. Les Romains intervinrent dans le phénomène de l’urbanisation, mais relativement peu : Uselis devint municipe à la toute fin de la période, puisque les responsables de ce changement furent César ou Auguste. De même c’est l’un ou l’autre qui fonda la colonie romaine de Turris  Libisonis (Porto Torres), une ville qui adopta un plan orthogonal. Quant aux villes de l’intérieur, Biora, Augustis et d’autres, il faut attendre la fin de l’époque républicaine et le début de 1.  Sirago V.A., « Aspetti coloniali dell’occupazione romana in Sardegna », Sardinia antiqua, Cagliari, 1992, p. 242 ; Rowland R.J. Jr., ouv. cit., p. 91 et 105. 2.  Cicéron, De lege Manilia, 34 ; Valère Maxime, 7, 6, 1 ; Lucain, 3, 65 ; Pausanias, X, 17, 1 et 11-12 ; Horace, Carmina, 1, 31, 4 ; Strabon, V, 2, 7. 3.  Salmeri G., art. cit., p. 267. 4.  Strabon, V, 2, 7.

258

Les îles de la Méditerranée occidentale à l’époque républicaine

l’époque impériale pour qu’elles se développent. L’île la moins urbanisée était la Corse : Strabon parle d’un habitat misérable en raison du sol rocailleux et de l’impénétrabilité de la plus grande partie du pays, tout en ajoutant qu’il y a quand même quelques agglomérations1. Marius y fonda vers 100 une colonie pour ses vétérans, Colonia  Mariana, et Sylla fit de même en 82 ou 80 sur le site d’Aleria, la Colonia Veneria, pour ses vétérans. Il s’agissait d’une punition, puisque la ville avait pris parti pour Marius puis pour Cinna. Elle prit ensuite le nom de Colonia Veneria Iulia Pacensis  Restituta Tertianorum2. C’est en Sicile que le statut des villes est le mieux connu, et le plus intéressant, parce que divers. À quelques exceptions près, les cités furent traitées en fonction de leur attitude pendant la guerre contre Hannibal3. Des traités d’alliance (foedera) avaient été passés avec Messana (la cité des Mamertins, qui appelèrent Rome au secours, en 264, et étaient d’origine osque), Tauromenium (Taormine) et Netum (Noto). Elles étaient des ciuitates  foederatae, ce qui n’empêchait pas la dernière d’être soumise à la dîme. Elles représentent, pour A. Pinzone, une situation « fossile » par rapport à la situation juridico-administrative générale de l’île4. Centuripe et Halaesa (fondations sicules), Ségeste et Halycae (fondées par les Élymes qui, comme les Romains, se considéraient comme des descendants des Troyens) ainsi que Panhormus (Palerme, fondation punique) étaient des ciuitates  liberae  ac  immunes. Ces cités étaient en principe autonomes et exemptées de la dîme, mais pas des autres prélèvements. Toutes les autres cités étaient des ciuitates decumanae, soumises à la dîme, ce qui ne les empêchait pas de jouir d’une autonomie certaine, tout comme les cités liberae. Mais même au sein des cités qui n’étaient pas soumises à la dîme, certains habitants devaient la payer : les incolae.

Les habitants et la domination romaine Il est bien évident que les habitants des trois îles n’ont pas tous réagi de la même façon à la domination romaine, et qu’à l’intérieur même de ces trois îles les habitants n’ont pas tous eu la même attitude : un Grec de Syracuse, un Punique de Lilybée et un commerçant italien installé à Cara‐ lis n’avaient ni les mêmes intérêts, ni les mêmes préoccupations, ni la même culture, ni les mêmes relations avec les Romains, sans même parler 1.  Strabon, V, 2, 7. 2.  Jehasse J. et L., Aléria antique, Aléria, 19872 ; Jehasse O., « Les suburbia d’Aleria et la romanisation de la Corse au second siècle de l’Empire », Caesarodunum, 32, 1998, p. 253. 3.  Salmeri G., art. cit., p. 266. 4.  Pinzone A., Provincia  Sicilia.  Ricerche  di  storia  della  Sicilia  romana  da  Gaio  Flaminio  a  Gregorio  Magno, Catane, 1999, p. 95.

259

IV. Diversité régionale

des différences liées aux différents statuts sociaux. D’autant plus que la population était très mêlée : tous les Carthaginois n’ont pas quitté les îles après la conquête romaine, les populations locales sont restées, tout comme les Grecs ou les habitants hellénisés. Il est donc difficile de généraliser, mais il n’en reste pas moins que des « tendances » ressortent. La présence romaine est incontestable dans les trois territoires. Il faut d’abord mentionner les autorités, le gouverneur, avec tout son personnel1, ses amis, ses esclaves, le ou les questeur(s), les agents du fisc. Étaient également présents les citoyens romains ou italiens, qu’ils fussent dans les affaires, le commerce ou l’agriculture. Ils étaient de plus en plus nombreux, avant tout en Sardaigne (venus d’Italie centrale et méridionale essentiellement2) et en Sicile3. Ils formaient dans les principales villes occidentales de Sicile (Agrigente, Lilybée, Palerme) des conuentus  ciuium  Romanorum4. Tous ces gens étaient essentiellement installés en milieu urbain, dans la capitale de la province pour le gouverneur et son entourage. Ils parlaient latin. Les inscriptions latines, à quelques exceptions près, sont précisément le fait des magistrats romains, des negotiatores et d’autres Romains installés en Sicile5. Qu’en était-il des autres habitants des îles ? La réponse n’est pas facile à donner. Si ces sources épigraphiques sont incontestablement précieuses, elles n’offrent qu’une image limitée de la société, et les réponses qu’elles fournissent ne peuvent donc être que partielles. Il est cependant incontestable qu’en Sicile, à l’époque républicaine, la plupart des inscriptions faites par des Siciliens, qui sont surtout nombreuses dans les villes de la côte est et nord, étaient en grec6. Selon les habitudes épigraphiques grecques, il s’agit essentiellement d’inscriptions publiques (les inscriptions funéraires sont nettement moins nombreuses)7. Verrès disposait d’un interprète, ce qui est la preuve qu’un certain nombre de ses interlocuteurs, et on comptait des notables parmi eux, parlait grec. Quelques décennies plus tard, quand César accorda en 44 le ius Latii aux habitants, c’est en grec que ces derniers célébrèrent cet 1.  Pittia S., art. cit., p. 60, pour les légats qui accompagnent le gouverneur. 2.  Colavitti A.M., « Per una storia dell’economia della Sardegna romana: grano ed organizzazione del territorio. Spunti di una ricerca », Africa  romana, 11, 1994, p. 646 ; Pinzone A., ouv. cit., p. 119 ; Rowland R.J. Jr., ouv. cit., p. 105. 3.  Meloni P., « Nuovi apporti alla storia della Sardegna romana dalle iscrizioni latine rinvenute nell’isola fra il 1975 e il 1990 », Africa romana, 9, 1991, p. 508-509, pour des exemples. Voir aussi Gagliotti M., « Nuova luce sull’economia della Sicilia romana da une rilettura dell’iscrizione siracusana ILLRP 279 », Africa romana, 14, 2000, p. 1053 sv. ; Salmeri G., art. cit., p. 271-272. 4.  Salmeri G., art. cit., p. 272. 5.  Prag J.R.W., « Epigraphy by numbers: Latin and the Epigraphic culture in Italy », Becoming  Roman,  Writing  Latin?  Literacy  and  Epigraphy  in  the  Roman  West, Cooley A.E. éd., Portsmouth, 2002, p. 28 n. 46 : une des premières inscriptions en latin (CIL X, 7459 = I2, 612) est une dédicace des Italici d’Halaesa à Scipion en 193 ; Salmeri G., art. cit., p. 267-268 ; Prag J.R.W., « Ciceronian Sicily: The Epigraphic Dimension », ouv. cit., Dubouloz J. et Pittia S. éd., p. 259-260. 6.  Prag J.R.W., « Ciceronian Sicily », p. 251. 7.  Prag J.R.W., « Ciceronian Sicily », p. 257-258.

260

Les îles de la Méditerranée occidentale à l’époque républicaine

événement. Mais le grec n’était pas la seule langue parlée en Sicile : le punique était également pratiqué1, ainsi que l’osque par les Mamertins. Au IIe siècle ap. J.-C., s’il faut en croire Apulée, trois langues, le latin, le grec et le punique, étaient parlées en Sicile2. Mais la répartition de ces trois langues n’était sans doute ni égale ni universelle3. La situation en Sardaigne était différente au départ, du moins en ce qui concerne la situation de l’écrit : la civilisation nuraghique est une civilisation évoluée, mais qui n’est pas fondée sur l’écrit. Ce furent les Phéniciens qui y introduisirent l’écriture, mais les zones intérieures, en particulier la Barbaria, restèrent largement non alphabétisées4. L’épigraphie latine est essentiellement d’époque impériale. Elle n’en traduit sans doute pas moins une situation qui existait déjà à l’époque républicaine. Elle montre que le latin, sinon le mode de vie à la romaine, n’a pas pénétré de la même façon dans tout le territoire : il y a très peu d’inscriptions dans la province de Nuoro, qui comprend la plus grande partie de la Barbaria, elles sont plus nombreuses dans les villes côtières et un quart des inscriptions latines se trouvent à Caralis, la capitale5. Ces résultats n’ont rien d’étonnant : l’influence romaine s’exerce avant tout là où la présence romaine est la plus forte. L’influence punique continua quant à elle à se manifester à travers les inscriptions puniques ou les noms des habitants6. Mais le statut d’un certain nombre d’habitants évolua : ils devinrent citoyens romains. C’est le cas d’un certain M. Plotius Rufus. Son nom est inscrit sur une mosaïque trouvée à Caralis dans un atelier de foulons daté du Ier siècle7. Il se proclame fils de Siliso, c’est-à-dire que son père n’était pas citoyen romain, mais punique. Les motifs décoratifs appartiennent à la tradition hellénistique, mais sont réélaborés selon des schémas que l’on trouve en Italie. Quelle conclusion tirer d’une telle inscription ? Que l’homme est fier de sa citoyenneté, qu’il l’exprime à la façon romaine, mais qu’il n’a pas honte de son origine. Qu’il a adopté pour son atelier un décor en vogue en Italie. Elle ne nous dit rien de ses habitudes, de ses pratiques religieuses, de sa langue (est-il bilingue ?).

1.  Prag J.R.W., « Epigraphy by numbers », p. 23 : les inscriptions puniques sont moins nombreuses après la conquête romaine, mais se maintiennent jusqu’au Ier siècle ap. J.-C. 2.  Apulée, M., XI, 5. 3.  Wilson R.J.A., « Sardinia and Sicily during the Roman Empire: aspects of the archaeological evidence », Kokalos, 26-27, 1980-1981, p. 226. 4.  Sechi A., « Cultura scritta e territorio nella Sardegna romana », Africa romana, 7, 1989, p. 641. 5.  Sechi A., art. cit., p. 648. 6.  Zucca R., « Le persistenze preromane nei poleonimi e negli antroponimi della Sardinia », Africa  romana, 7, 1989, p. 659 sv. pour des exemples d’onomastique punique ; Rowland R.J. Jr., ouv. cit., p. 191. Cicéron, Pro Scauro, II, 1 (h, i et o) et III, 8sv, évoque deux habitants de Nora respectivement appelés Bostar et Aris. 7.  Portale E.C., Angiolillo S., Vismara C., Le  grandi  isole  del  Mediterraneo  Occidentale.  Sicilia,  Sardinia, Corsica, Rome, 2005, p. 201, avec un autre exemple provenant de Sulcis.

261

IV. Diversité régionale

Peu d’inscriptions ont été retrouvées en Corse. Il semble bien que la langue latine n’ait que peu pénétré dans l’île. Mais si les autorités romaines sont bien présentes, elles ne sont pas omniprésentes, et elles n’interviennent que le moins possible dans les affaires intérieures des ciuitates. Chacune est libre de se gouverner à sa guise, en restant bien évidemment dans les limites fixées par Rome. C’est ainsi que des inscriptions sardes font état de suffètes, de sénats locaux et d’assemblées populaires à Caralis, Sulcis, Tharros1. Une cité pouvait d’ellemême demander à Rome d’intervenir dans ses affaires intérieures, comme ce fut le cas pour Halaesa : en 95, ses habitants demandèrent au Sénat d’intervenir à propos du système de cooptation de règle pour l’accès au sénat local. Le Sénat décida d’un census et d’un âge minimum et d’une interdiction pour les personnes exerçant une profession infamante2. La présence romaine contribua-t-elle à modifier l’apparence des villes anciennes ou donna-t-elle une apparence particulière aux villes nouvelles ? Au moment de la conquête, les villes anciennes n’étaient pas encore toutes pourvues de la panoplie urbanistique complète, mais possédaient déjà toutes un certain nombre de monuments. Les ont-elles détruits pour faire place à de nouveaux monuments, les ont-elles construits à côté, et si oui quel type de bâtiments ? Dans les premières années de la conquête romaine, et jusqu’à la fin de la guerre contre Hannibal, l’urbanisme des villes sardes ne connut aucune modification. Les changements apparurent au cours du IIe siècle. Ce sont les temples qui furent d’abord concernés. Ce sont peut-être eux qui témoignent de la plus forte résistance aux modèles romains, et du plus fort attachement à la tradition. C’est à cette époque que furent construits des temples ou des édifices de culte prenant modèle sur l’architecture punique : le petit temple « K » de Tharros, où a été trouvée une dédicace à Melqart sur une inscription punique du IIIe-IIe siècle, un temple distyle construit dans la seconde moitié du IIe siècle, ou encore le sanctuaire du Mont Sirai3. Le temple du forum de Nora a été construit sans doute vers le milieu du Ier siècle. L’identité de la divinité à laquelle il est dédié est inconnue, mais il présente des caractéristiques de l’architecture sacrée punique, ne serait-ce que son podium bas, son enceinte, la bipartition de son pro‐ naos ou encore l’utilisation de mesures d’origine punique4. Ces caractéristiques puniques sont encore plus remarquables si on met en relation le 1.  Rowland R.J. Jr., ouv. cit., p. 108. 2.  Gabba E., art. cit., p. 312. 3.  Bondí S.F., « La cultura punica nella Sardegna romana : un fenomeno di sopravvivenza? », Africa  romana, 7, 1989, p. 460-461 ; Rowland R.J. Jr, ouv. cit., p. 77 ; Ghiotto A.R., L’architettura  romana nelle città della Sardegna, Rome, 2004, p. 38-39. 4.  Bonetto J., Buonopane A., Ghiotto A.R., Novello M., « Novità archeologiche ed epigrafiche dal foro di Nora », Africa romana, 16, 2004, p. 1955 sv. ; Ghiotto A.R., ouv. cit., p. 55.

262

Les îles de la Méditerranée occidentale à l’époque républicaine

temple avec son environnement monumental : un forum. Cette vitalité de la culture punique, qui se retrouve dans de nombreuses villes sardes, qui connaissent alors dans l’ensemble une grande prospérité, est encouragée par la longue présence carthaginoise dans l’île, mais est également due, selon S.F. Bondí, à une immigration africaine (spontanée ou contrainte) importante1. Face à cette permanence des traditions édilitaires, les innovations inspirées par l’architecture italienne n’en ressortent que davantage, bien qu’elles soient rares. C’est le cas du « théâtre temple », à Caralis, et du « temple sur l’Acropole », à Sulcis, construits tous deux dans les années qui ont suivi la conquête romaine. Ils appartiennent au modèle des sanctuaires à terrasse italiens d’époque républicaine, qui ont eux-mêmes une origine hellénistique. Le premier, peut-être dédié à Vénus (et à Adonis), est très proche du sanctuaire de Juno Gabina à Gabies, qui date du milieu du IIe siècle. Ce modèle fut peut-être exporté en Sardaigne par des negotia‐ tores italiens, nombreux dans les villes de la côte2. Mais l’adoption de ce modèle fut également favorisée par une sensibilité déjà ancienne, dans les villes sardes, aux modèles hellénistiques3. On note en Sicile une absence quasi totale de temples inspirés par le modèle romain : le petit temple hybride, sur podium et avec un autel devant, d’Agrigente, daté du IIe ou du Ier siècle, est l’un des rares exemples4. C’est également au cours du IIe ou du Ier siècle que les autorités de Cara‐ lis décidèrent d’une « refondation urbaine », c’est-à-dire d’un abandon du site préromain et de l’adoption d’un nouveau site (le quartier actuel de Stampace et Marina) pour fonder un nouveau centre5. Ce cas est cependant isolé. Les autres monuments caractéristiques de l’urbanisme romain, théâtres, amphithéâtres, forums, thermes en particulier, sans même parler des cirques, ne sont pas présents à l’époque républicaine en Sardaigne, ou ils apparaissent à la toute fin de la période en ce qui concerne les forums. La construction de ces derniers est en effet à mettre en relation avec le changement de statut de certaines villes : la transformation en municipe de Caralis et Nora fut accompagnée de la décision de construire un forum. Si cette transformation est imputable à César (la date est disputée pour Nora), c’est à la fin de l’époque républicaine que la physionomie de ces deux villes commença réellement à changer et qu’elles adoptèrent le monument nécessaire à la vie politique et administrative d’un municipe. Le 1.  Bondí S.F., art. cit., p. 463. Ghiotto A.R., ouv. cit., p. 204 : l’influence africaine n’apparaît que sous l’Empire en Sardaigne. 2.  Wilson R.J.A., art. cit., p. 222 ; Ghiotto A.R., ouv. cit., p. 34 sv. 3.  Ghiotto A.R., ouv. cit., p. 37. 4.  Portale E.C., Angiolillo S., Vismara C., ouv. cit., p. 59 et p. 71 pour d’autres exemples. Voir aussi Wilson R.J.A., art. cit., p. 226, qui considère qu’à la fin de l’époque républicaine le culte de Vénus Érycine a perdu son aspect punique : sur des monnaies de 57, le temple ressemble à un temple italien standard avec une façade à colonnes. 5.  Ghiotto A.R., ouv. cit., p. 70 et 200 ; Portale E.C., Angiolillo S., Vismara C., ouv. cit., p. 218.

263

IV. Diversité régionale

cas est exactement le même à Aleria : la construction du forum alla de pair avec le changement de statut de la ville, qui intervint soit à la fin de l’époque républicaine, soit à l’époque augustéenne1. Cette construction s’accompagna, comme à Nora, d’un changement important dans l’organisation et l’aspect de la ville, puisque le forum prit la place d’un quartier résidentiel2. En Sicile, où l’urbanisation était particulièrement importante, les travaux et les changements entrepris par les villes appartenant à l’ancien royaume de Hiéron II furent souvent de peu d’importance, mais certains sont très symboliques. C’est ainsi qu’à Syracuse, l’ancien palais de Hiéron II, à Ortygie, devint la résidence du gouverneur romain. D’autres villes entreprirent en revanche de grands travaux d’urbanisme, par exemple en raison des destructions liées aux conflits ou à des tremblements de terre, en particulier au IIe siècle pour Ségeste, Lilybée, Catane ou encore Solunto3. Mais ces grands travaux, s’ils modifièrent l’aspect des villes, ne les rendirent pas « romaines ». Les cités conservèrent un plan hellénistique, avec une organisation orthogonale et/ou en terrasse. L’agora, avec des portiques et entourée de bâtiments civiques importants, ouvrait sur l’axe principal, le gymnase4, les maisons de l’aristocratie, le théâtre se trouvaient plus ou moins près5. De nombreux théâtres furent construits, mais ils le furent sur le modèle de celui que Hiéron II avait fait bâtir à Syracuse6. Ils furent pour certains modifiés, comme celui de Tyndaris, de façon à pouvoir accueillir des spectacles de gladiateurs7. Mais ces changements n’intervinrent qu’à l’époque impériale. Les amphithéâtres datent tous de l’époque impériale. Quant aux bains publics, ils existaient déjà en Sicile avant la conquête romaine, et les thermes sur le modèle romain ne furent construits dans l’île qu’à partir du Ier siècle ap. J.-C. Il y a cependant quelques exceptions à cette absence d’influence romaine : un macellum avec une tholos à l’intérieur fut construit à Morgantina dans les années 130. Il s’agit d’un des rares monuments construits dans la ville après la conquête8.

1.  Portale E.C., Angiolillo S., Vismara C., ouv. cit., p. 330 sv. 2.  André P., « Les sanctuaires du forum d’Aleria : architecture, technique, idéologie », Africa  romana, 11, 1994, p. 1164. 3.  Portale E.C., Angiolillo S., Vismara C., ouv. cit., p. 56 sv. 4.  Prag J.R.W., JRS 97, 2007, p. 87 sv., pour le lien entre les activités du gymnase et l’activité militaire civique. 5.  Portale E.C., Angiolillo S., Vismara C., ouv. cit., p. 69. 6.  La Torre G.F., « Il processo di ‘romanizzazione’ della Sicilia: il caso di Tindari », Sicilia Antiqua, 1, 2004, p. 131 sv ; Portale E.C., Angiolillo S., Vismara C., ouv. cit., p. 79. 7.  La Torre G.F., art. cit., p. 130. Lomas K., « Between Greece and Italy: an external perspective on culture in Roman Sicily », ouv. cit., Smith C. et Serrati J. éd., p. 167 : quand les théâtres sont ainsi remaniés, y a-t-il une influence de facteurs culturels ou s’agit-il d’impératifs économiques ? 8.  Portale E.C., Angiolillo S., Vismara C., ouv. cit., p. p. 91-92.

264

Les îles de la Méditerranée occidentale à l’époque républicaine

Un autre élément urbain occupe une place importante : ce sont les statues qui ornaient les villes, et en particulier les lieux publics1. C’est Cicéron qui nous donne le plus de renseignements en ce qui les concerne. Les statues des Romains célèbres (Marcellus, Scipion sont cités par Cicéron) et des gouverneurs, de Verrès en l’occurrence, avec ou sans les membres de sa famille, ornaient les villes siciliennes. On en trouvait sur l’agora de Syracuse, au sénat, et ailleurs dans la ville2. Ces statues ornaient également les villes sardes. S. Angiolillo note que le portrait ne correspond pas à la tradition punique, et que les exemplaires retrouvés ont tous un caractère officiel et sont importés3. La seule exception pour l’époque républicaine est constituée par un buste trouvé à Caralis. Il s’agit sans doute d’un Italien installé là. Outre ces statues, il faut noter la présence d’arcs, à Syracuse par exemple, également à la gloire de Verrès4, ou à Aleria, un arc qui fut élevé sans doute au milieu du Ier siècle par un Italien, peut-être pour fêter la victoire de Pompée en 57 sur les pirates5. La situation est moins bien connue en ce qui concerne l’habitat privé. L’architecture privée est souvent mal conservée, les changements sont moins spectaculaires que pour l’architecture publique, et les datations peu sûres. À Nora et à Caralis  apparaissent à la fin du Ier siècle, donc à l’époque augustéenne peut-être, quelques grandes domus avec atrium à colonnes avec des chapiteaux toscans. C’est un type qui est alors diffusé dans toute la Méditerranée, par exemple à Pergame6. Mais en même temps, les techniques de construction utilisées restent puniques, en particulier avec l’utilisation générale de ce qui est appelé l’opus  africanum7. C’est un mode de construction peu coûteux, qui utilise les produits locaux, et solide. Et à Caralis, Nora, Sulcis, les maisons continuent à être construites sur le modèle punique, celui des habitations « à cour », c’est-àdire avec une cour pavée et une entrée décentrée8. Le même mélange se retrouve en Sicile, avec quelques maisons « pompéiennes » avec atrium et péristyle à Agrigente et Lilybée par exemple (cette dernière est un siège de l’administration romaine, et Agrigente a été repeuplée en 197), mais

1.  2.  3.  4.  5.  6. 

Bejor G., CEFR n°67, 1983, p. 364. Berrendonner C., Verrès, les cités, les statues, et l’argent, ouv. cit., Dubouloz J. et Pittia S., p. 214. Portale E.C., Angiolillo S., Vismara C., ouv. cit., p. 251. Cicéron, Verr., II, 2, 154. André P., art. cit., p. 1165. Bejor G., « Romanizzazione ed evoluzione dello spazio urbano in una città punica: il caso di Nora », Africa  romana, 10, 1991, p. 844-845 ; Portale E.C., Angiolillo S., Vismara C., ouv. cit., p. 242-244. 7.  Ghiotto A.R., ouv. cit., p. 5 sv. 8.  Ghiotto A.R., ouv. cit., p. 158 sv. et 211.

265

IV. Diversité régionale

aussi et surtout des maisons à péristyle de tradition grecque, avec une cour à la place du uiridarium romain1. Pour des raisons différentes, le paysage urbain des trois îles ne changea pas profondément pendant les deux derniers siècles de la République romaine. En Sardaigne, il est incontestable que, sauf cas particulier, la physionomie générale des anciennes villes puniques ne fut pas bouleversée : il faut attendre la fin du Ier siècle pour voir apparaître l’opus quadra‐ tum  pour les monuments publics. Il était également utilisé à l’époque phénicienne et punique, mais uniquement pour l’architecture sacrée et défensive, alors qu’à l’époque impériale, il est également utilisé pour les ponts, les théâtres, les thermes…2. C’est le conservatisme qui est de règle pour tout ce qui concerne les matériaux et les techniques. Mais si bouleversement il n’y eut pas, il n’en reste pas moins qu’apparaissent les premiers signes d’une influence venue du monde romain, aussi bien dans certaines constructions religieuses que dans l’apparition de forums, liée au changement de statut des villes. C’est du reste ce qui se passe en Corse. Il faut toutefois attendre l’époque impériale pour que cette influence triomphe. L’activité édilitaire est pour certaines villes siciliennes très importantes. Mais elles continuent à construire des monuments « grecs », et leur aspect, s’il se monumentalise, ne rompt pas avec la tradition. La conquête impliqua aussi un bouleversement en ce qui concerne la répartition des terres : il y eut des confiscations, des redistributions, une partie des terres devint ager publicus3, et le paysage ne fut plus forcément le même. Il n’y eut cependant aucune déduction de colonies en Sicile pendant l’époque républicaine, et donc aucune installation massive de colons sur des terres enlevées à leurs précédents propriétaires. Il n’y en eut qu’une en Sardaigne, et deux en Corse, dans une île où l’urbanisation n’était pas très importante. La grande propriété se développa en Sicile. Mais ces grands domaines, ces latifundia, tournés exclusivement vers la céréaliculture ou l’élevage, n’étaient pas obligatoirement des propriétés d’un seul tenant. Et à côté de ces immenses propriétés continuèrent à exister de petits et moyens domaines qui pratiquaient une agriculture plus diversifiée. Les besoins des centres urbains proches étaient privilégiés4. D’autre part, si un certain nombre de propriétaires étaient romains ou italiens, les propriétaires grecs étaient également nombreux. Le plus gros propriétaire de l’ager Leontinus était un Grec, un dénommé Mnasistratos5. 1.  Portale E.C., Angiolillo S., Vismara C., ouv. cit., p. 95-96. La Torre G.F., p. 137, pour un exemple de domus romaine datant de la fin du IIe ou du début du Ier siècle avec atrium et péristyle dans son prolongement à Tyndaris. 2.  Ghiotto A.R., ouv. cit., p. 15. 3.  Pinzone A., ouv. cit., p. 95 sv. 4.  La Torre G.F., art. cit., p. 114 ; Portale E.C., Angiolillo S., Vismara C., ouv. cit., p. 45 sv. 5.  Manganaro G., « Per una storia della Sicilia Romana », ANRW I, 1, 1972, p. 452.

266

Les îles de la Méditerranée occidentale à l’époque républicaine

La situation était tout aussi diverse en Sardaigne, en fonction de la région et de ce qu’elle pouvait produire. Dans le territoire de Barumini, au centre-sud, on trouvait de grands domaines pratiquant la céréaliculture, avec toutes les infrastructures nécessaires. Mais l’habitat dispersé de type nuraghique n’a pas disparu1. Et dans d’autres régions de la Sardaigne, il n’y avait pas de grands domaines et la campagne n’a pas connu de réorganisation à l’époque romaine : dans la région du centre-ouest, 80% des sites puniques continuèrent à être occupés, sans changement de caractère et d’aspect2. La petite et moyenne propriété, qui exploitait les ressources locales, vendait ses produits dans les centres urbains proches, et la tendance à l’autoconsommation n’a pas disparu3. Les preuves archéologiques manquent pour affirmer que les nuraghes avaient toujours une fonction militaire après la conquête romaine. En revanche, elles montrent que les cabanes traditionnelles circulaires furent réoccupées, que les cavernes naturelles étaient toujours occupées et que certains nuraghes furent reconvertis en magasins pour les aliments (ils devinrent très rarement lieux de sépulture)4. On ne sait pour ainsi dire rien des habitudes de vie des habitants. En Sicile, ils durent cependant connaître un bouleversement, mais ressenti sans doute de façon inégale par l’ensemble de la population ; il est lié à la monnaie. La monnaie d’argent frappée localement, le monnayage de Hiéron, fut brutalement supprimée et remplacée par le denier romain5. Cela n’affecta bien sûr que ceux qui étaient assez riches pour utiliser la monnaie d’argent. Ils connaissaient le denier romain, mais le changement n’en fut pas moins brutal pour eux. En revanche, les monnaies de bronze continuèrent à être frappées par les cités, même si les monnaies de bronze romaines circulaient. La disparition de ces frappes locales date du début de l’empire. Pour ce qui est des cultes, il est incontestable que certains des cultes sicules sont toujours vivants6. C’est le cas en particulier du culte des Palici, localisé près du fleuve Symèthe. Ce fut un lieu d’asile pour les esclaves révoltés lors de la seconde révolte servile. Et du culte des Nymphes, sur le versant méridional du mont Saint- Nicolas : on a retrouvé une inscription en leur honneur datant de 35 ap. J.-C. Mais si ces cultes étaient toujours pratiqués, ils avaient déjà, avant la présence romaine, subi des influences 1.  Lilliu G., « Sopravvivenze nuragiche in età romana », Africa  romana, 7, 1989, p. 419 ; Colavitti A.M., art. cit., p. 650-651. 2.  van Dommelen P., « Spazi rurali fra costa e collina nella Sardegna punico romana: Arborea e Marmilla a confronto », Africa romana, 12, 1996, p. 594 et 601. 3.  Colavitti A.M., art. cit., p. 650. 4.  Lilliu G., art. cit., p. 420 sv. 5.  Burnett A., « Latin on coins in the western empire », ouv. cit., Cooley A.E. éd., p. 33. 6.  Schilling R., « La place de la Sicile dans la religion romaine », Kokalos, 10-11, 1964-1965, p. 260 sv.

267

IV. Diversité régionale

grecques. Dès qu’ils se furent emparés d’Éryx, les Romains ont d’autre part privilégié le culte de Vénus Érycine. Le culte était lié à l’origine avec Carthage, la déesse partant en Afrique avec ses colombes pendant neuf jours. Les Romains l’adoptèrent, les livres sibyllins prescrivant de recourir à la déesse en 2171. Les Romains désignèrent dix-sept cités, qui avaient le privilège d’offrir une couronne d’or à la déesse pour entretenir le sanctuaire et payer la garde de deux cents esclaves chargés de protéger le sanctuaire. Cette troupe finit par constituer une garde du gouverneur. En Sardaigne, certains lieux de culte d’époque nuraghique étaient toujours en activité à l’époque romaine. C’est le cas du puits sacré de Camposanto-Olmedo, utilisé comme lieu de culte jusqu’à la fin du Ier siècle ou le début du IIe ap. J.-C. D’autres puits devinrent des lieux d’approvisionnement en eau potable2. Si le sanctuaire d’Orulu-Orgósolo était toujours en activité, ce n’était pas le cas d’autres sanctuaires3. Cléon, un esclave sans doute d’origine grecque appartenant à une societas impliquée dans les salines, dédia une base votive en bronze avec une inscription trilingue (latin, punique, grec) à Esculape dans la première moitié du IIe siècle. Elle a été trouvée à San Nicolò Gerrei4. À Sulcis, le culte de la déesse Elat était encore célébré à l’époque syllanienne ou césarienne, s’il faut en croire une inscription bilingue (punique et latin) : le temple a été construit sur décision de l’assemblée, Himilco en a été chargé, et son fils dédia une statue à la divinité près du temple5. De même, les tofet se multiplièrent jusqu’à la fin du IIe siècle, et les aires continuèrent à être occupées sans solution de continuité6. Les six statuettes de terre cuite enterrées dans l’aire sacrée du « temple d’Esculape » à Nora au IIe siècle montrent la continuité des pratiques cultuelles : un culte fut pratiqué dans cette zone à partir du VIIe siècle7.

Conclusion Les Italiens et les Romains n’ont pas attendu la conquête pour s’installer dans les trois îles, compte tenu de leur importance, en particu1.  2.  3.  4. 

Id., p. 276 ; Romanelli G., art. cit., p. 444. Lilliu G., art. cit., p. 438-439. Lilliu G., art. cit., p. 441. CIL X, 7856 = ILS 1874. Rowland R.J. Jr., ouv. cit., p. 108 ; Marginesu G., « Le iscrizioni greche della Sardegna », Africa  romana, 14, 2002, p. 1813 sv. Le dieu est appelé Aesculapius, Eshmun  Merre et Asklepios. 5.  CIL X, 7513 = CIL I, 2225 = ILLRP 158 = AE 1998, 663 = 2004, 11 : Himilconi Idnibalis f(ilio) / quei  hanc  aedem  ex  s(senatus) c(onsulto) fac(iendam) / coerauit  Hi/milco f(ilius) statuam [posuit]. Ghiotto A.R., ouv. cit., p. 39 sv. 6.  Bondí S.F., art. cit., p. 461-462. 7.  Bejor G., art. cit., p. 843.

268

Les îles de la Méditerranée occidentale à l’époque républicaine

lier pour le commerce. Quels changements la conquête a-t-elle apportés ? Cette présence est devenue plus importante, mais pas uniforme. Elle s’est surtout accompagnée de la présence de magistrats romains, avec tout leur entourage. C’était à eux désormais que l’on avait affaire, et non plus aux Grecs ou aux Carthaginois. Il a donc bien fallu apprendre à les connaître, apprendre parfois leur langue. Mais les Romains étaient avant tout pragmatiques ; à partir du moment où ils jugeaient suffisants les bénéfices qu’ils tiraient de ces territoires, ils n’avaient point besoin de chercher à imposer une uniformisation qui aurait pris modèle sur eux-mêmes et n’aurait rien apporté de plus. L’époque républicaine est en quelque sorte une prise de contact, un peu longue et mouvementée parfois il est vrai, entre les habitants des trois îles et leurs nouveaux maîtres. L’époque augustéenne, et dans certains cas l’époque césarienne, marquent un tournant dans l’histoire des trois îles et de leurs relations avec Rome. En Sardaigne, c’est à cette époque (où à l’époque julio-claudienne) que les villes commencèrent à se transformer réellement, à bâtir des édifices publics sur le modèle des édifices romains et à se monumentaliser réellement, avec la construction d’un théâtre (le seul en Sardaigne) à Nora par exemple1. Les cités siciliennes changèrent également de statut, mais l’évolution du paysage urbain fut plus lente. Il n’y avait plus de ciuitates immunes ac liberae et de ciuitates foederatae, mais des colonies et des municipes. En 21, Auguste déduisit en effet des colonies dans l’île : Catane, Syracuse, Thermae Himeraeae, Tyndaris (cela avait aussi été le cas un peu plus tôt à Tauromenium). Il s’agissait pour l’essentiel de les punir d’avoir pris parti pour Sex. Pompée. Une cité comme Halaesa, qui était immunis ac libera, devient stipendiaria, c’est-à-dire soumise au stipendium. Si certaines cités prospérèrent, après une phase de crise, d’autres disparurent ou dépérirent2. Les campagnes siciliennes continuèrent l’évolution amorcée à la toute fin de l’époque républicaine, avec semble-t-il une extension des grandes propriétés et l’apparition de propriétaires qui n’habitaient plus la ville voisine, mais souvent Rome3. Jusqu’aux tombeaux qui commencèrent à suivre la mode venue de Rome et d’Italie à partir de l’époque impériale4. Ces changements furent lents, non pas sans doute en raison d’une résistance farouche de la population

1.  Wilson R.J.A., art. cit., p. 222 ; Bejor G., art. cit., p. 845-846 ; Bonetto J., « Nora municipio romano », Africa romana, 14, 2000, p. 1211 sv. 2.  Portale E.C., Angiolillo S., Vismara C., ouv. cit., p. 51. 3.  Bejor G., CEFR n°67, 1983, p. 370-371. L’autre responsable de ces changements est Sex. Pompée, qui en coupant la Sicile de son unique débouché commercial pour son blé a eu une influence négative sur les zones de production. Il faut noter aussi qu’à partir d’Auguste, l’Égypte puis l’Afrique prennent une part de plus en plus importante dans l’approvisionnement en blé de Rome. 4.  Portale E.C., Angiolillo S., Vismara C., ouv. cit., p. 104-105.

269

IV. Diversité régionale

aux influences romaines, mais bien plutôt parce qu’elle ne voyait pas l’intérêt de changer des habitudes qui lui convenaient parfaitement.

Bibliographie • • • • •

• • • • • • • • • • • • • • •

270

ANDRÉ P., « Les sanctuaires du forum d’Aleria : architecture, technique, idéologie », Africa romana, 11, 1994, p. 1163-1189. BEJOR G., « Aspetti della romanizzazione della Sicilia », Rome, CEFR n°67, 1983, p. 345-378. BEJOR G., « Romanizzazione ed evoluzione dello spazio urbano in una città punica : il caso di Nora », Africa romana, 10, 1991, p. 843. BONDÍ S.F., « La cultura punica nella Sardegna romana: un fenomeno di sopravvivenza? », Africa romana, 7, 1989, p. 457-464. COLAVITTI A.M., « Per una storia dell’economia della Sardegna romana: grano ed organizzazione del territorio. Spunti di una ricerca », Africa  romana, 11, 1994, p. 643-652. COOLEY A.E. éd., « Becoming Roman, Writing Latin? Literacy and Epigraphy in the Roman West », JRA Suppl. series 48, Portsmouth, 2002. VAN DOMMELEN P., « Spazi rurali fra costa e collina nella Sardegna punico romana: Arborea e Marmilla a confronto », Africa romana, 12, 1996, p. 589-601. DUBOULOZ J. et PITTIA S. éd., La  Sicile  de  Cicéron,  Lectures  des  Verrines, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2007. FINLEY M.I., La  Sicile  antique.  Des  origines  à  l’époque  byzantine, Paris, éd. Macula, 1986 (19782 pour l’édition anglaise). GABBA E., « Sui senati delle città siciliane nell’età di Verre », Athenaeum, 37, 1959, p. 304-320. GHIOTTO A.R., L’architettura  romana  nelle  città  della  Sardegna, Rome, ed. Quasar, 2004. LA TORRE G.F., « Il processo di ‘romanizzazione’ della Sicilia: il caso di Tindari », Sicilia Antiqua, 1, 2004, p. 111-146. LILLIU G., « Sopravvivenze nuragiche in età romana », Africa  romana, 7, 1989, p. 415-446. MANGANARO G., « Per una storia della Sicilia Romana », ANRW I, 1, 1972, p. 442461. MARGINESU G., « Le iscrizioni greche della Sardegna », Africa romana, 14, 2002, p. 1825. MELONI P., « La provincia romana di Sardegna, I I secoli I-III », ANRW, II, 11, 1, 1988, p. 451-490. PINZONE A., Provincia Sicilia. Ricerche di storia della Sicilia romana da Gaio Flaminio a  Gregorio Magno, Catane, ed. del Prisma, 1999. PORTALE E.C., ANGIOLILLO S., VISMARA C., Le grandi isole del Mediterraneo Occiden‐ tale. Sicilia, Sardinia, Corsica, Rome, Bretschneider, 2005. PRAG J.R.W., « Auxilia and Gymnasia: A Sicilian Model of Roman Imperialism », JRS 97, 2007, p. 68-100. ROWLAND R.J. Jr, The  Periphery  in  the  Center.  Sardinia  in  the  Ancient  and  Medieval  Worlds, Oxford, BAR IS, 970, 2001.

Les îles de la Méditerranée occidentale à l’époque républicaine



• • • • • •

SALMERI G., « I caratteri della grecità di Sicilia e la colonizzazione romana », dans Salmeri G., Raggi A. et Baroni A. éd., Colonie romane nel mondo greco, Rome, Bretschneider, 2004, p. 255-307. Sardinia  antiqua  Studi  in  onore  di  Piero  Meloni  in  occasione  del  suo  settantesimo  com‐ pleanno, Cagliari, ed. della Torre, 1992. SMITH C. et SERRATI J. éd., Sicily  from  Aeneas  to  Augustus.  New  Approaches  in  Ar‐ chaeology and History, Edimbourg, Edinburgh University Press, 2000. SCHILLING R., « La place de la Sicile dans la religion romaine », Kokalos, 10-11, 1964-1965, p. 259-283. SECHI A., « Cultura scritta e territorio nella Sardegna romana », Africa  romana, 7, 1989, p. 641-654. WILSON R.J.A., « Sardinia and Sicily during the Roman Empire: aspects of the archaeological evidence », Kokalos, 26-27, 1980-1981, p. 219-242. ZUCCA R., « Le persistenze preromane nei poleonimi e negli antroponimi della Sardinia », Africa romana, 7, 1989, p. 655-667.

271

Les régions alpines occidentales de l’indépendance à l’organisation de la domination romaine (IIe siècle av. J.-C. – IIe siècle ap. J.-C.) François Bertrandy Professeur d’histoire romaine à l’université de Savoie

Introduction Écrire une synthèse de l’histoire des Alpes occidentales1 dans le cadre restreint de cet ouvrage collectif reste une gageure. En effet, longtemps délaissées, ces régions font l’objet depuis une vingtaine d’années d’un regain d’intérêt considérable qui englobe tout l’Arc alpin, du Golfe ligure jusqu’à la Slovénie. Il s’est traduit par la multiplication des recherches sur le terrain et des colloques, la publication de recueils d’inscriptions et de monnaies, l’étude des climats et des milieux géographiques, des voies de communication, des villes alpines et du réseau urbain antique dans les Alpes, des monuments qui ont survécu à la lente érosion des siècles. D’autres domaines, comme la vie économique en montagne, les mutations sociales, l’intégration des populations alpines dans l’Empire et la vie religieuse de ces régions, n’ont pas été négligés pour autant2. Aussi, en raison même qu’il y a une histoire des Alpes occidentales avant et après la conquête romaine, il faut faire des choix. D’où l’attention qui est portée ici au passage de l’indépendance des peuples alpins à leur intégration dans l’Empire romain et quelles facettes cette transition et l’organisation de la domination romaine présentent pour une bonne compréhension de l’histoire antique de ces régions.

1.  Il existe parfois une confusion dans l’emploi des adjectifs alpin et alpestre. Les régions alpines désignent une localisation dans la chaîne des Alpes, tandis que le terme alpestre se rapporte à ce qui est propre aux Alpes, comme la végétation alpestre ou l’économie alpestre. Je dois à l’amitié et à la patience de Fabrice Delrieux la confection des cartes originales qui illustrent mon propos. Qu’il en soit vivement remercié ! 2.  On peut s’en faire une idée en consultant Migliario E., 2007, p. 725-736.

272

Les régions alpines occidentales…

I. Les sources et le peuplement A. Le cadre géographique (cartes 1 et 6) 1. Les montagnes, les vallées, les cols : des contraintes différenciées Sans entrer dans une description détaillée de l’univers alpin, il faut insister sur la spécificité de ce milieu qui est loin de présenter une unité tant au plan morphologique que de l’organisation de l’espace1. C’est pourquoi, il faut distinguer les Alpes du Nord des Alpes du Sud : la limite est constituée par le col de La-Croix-Haute et le Queyras. Du nord au sud, il comprend le piémont des Alpes du Nord qui forme aujourd’hui la Bavière, délimitée au nord par la boucle du Danube qui sous l’Empire sert de frontière avec le monde germanique. On y trouve des lacs tels l’Ammersee ou le Starnbergersee, et des vallées fluviales (Iller, Lech, Isar, Inn) qui ont très tôt attiré les populations. Parsemé également de lacs (Léman, Thun, Brienz, Quatre-Cantons ou Vierwaldstättersee, Zürich), le Plateau suisse, bordé au nord-ouest par les lacs de Neuchâtel et de Bienne, constitue la transition avec les massifs centraux telles les Alpes Bernoises, les Alpes du Valais, les massifs du Mont Blanc, du Beaufortain, de Belledonne et de l’Oisans. Ces massifs sont quadrillés par un réseau de cours d’eau (hautes vallées du Rhin et du Rhône, Arve, Fier, Isère, Arc, Drac, Romanche) qui forment autant de voies de passages intra-alpines façonnées par l’érosion glaciaire. Elles conduisent à des cols permettant de communiquer avec le versant italien des Alpes et la Gaule Cisalpine. Ainsi, pour la partie occidentale des Alpes, sont à mentionner les cols du Grand et du Petit-Saint-Bernard, le col du Montgenèvre. De ce point de vue, la circulation dans la partie nord des Alpes est relativement aisée, même lors des hivers sous couvert neigeux. Dans la partie méridionale de l’arc alpin, le relief est plus confus, avec un massif élevé, le Mercantour, qui domine une série de chaînons enchevêtrés, résultat d’un plissement tertiaire sévère, mais moins marqué par l’érosion glaciaire qu’au nord des Alpes. Hormis la moyenne vallée de la Durance, les vallées fluviales (haute vallée de l’Ubaye, du Var, de la Tinée, de la Vésubie, de la Roya) sont étroites, se terminent en culs-de-sac ou donnent accès à des cols à l’altitude élevée pour certains, ouvrant sur la Gaule Cisalpine : du Nord au Sud, col de Malaure (2508 m), col Agnel (2726 m), col du Longuet 1.  Pour un aperçu sur la géographie des Alpes antiques et modernes, on renverra à la synthèse de Le Berre M., « Contraintes naturelles et peuplement des Alpes occidentales : Montagne alpine, objectivation, socialisation », dans Annequin-Jourdain C. (dir.), Atlas culturel des Alpes occidenta‐ les, Paris, 2004, p. 18-27.

273

IV. Diversité régionale

(2646 m), de L’Autaret (2874 m), de Larche (1991 m), de la Lombarde (2350 m), de Tende (1871).

2. Les contraintes du milieu bioclimatique Le milieu montagnard est soumis aux effets de l’altitude et de l’orientation des reliefs qui ont des conséquences sur la baisse des températures (0°6 tous les 100 mètres), le volume des précipitations et le maintien d’une couverture neigeuse pendant l’hiver. Ces éléments climatiques ont exercé et exercent encore aujourd’hui des effets variables sur la vie des populations des Alpes. Ce lien entre les variations de l’altitude et du climat entraîne l’étagement de la végétation et donc des ressources disponibles depuis le bas des versants, avec les feuillus, jusqu’aux pelouses d’altitude en passant par le domaine de la forêt mixte, puis des seuls conifères. De même, l’exposition des versants (adret, ubac) a constitué dès l’Antiquité un puissant élément de mise en valeur différenciée du domaine montagnard (culture des céréales, de la vigne, transhumance, exploitation de la forêt, voire des mines). On comprendra que le milieu alpin septentrional offre un visage beaucoup plus attirant que celui du sud de la chaîne tant par la disposition de son relief que par l’ouverture qu’il présente vers la Gaule chevelue et la Gaule Transpadane, ainsi que vers le monde germanique. Cela explique aussi qu’entre le Montgenèvre et la côte méditerranéenne la traversée des Alpes soit moins aisée, de même que la circulation à l’intérieur de l’enchevêtrement des chaînons et des vallées des Préalpes méridionales.

B. Les sources et l’historiographie 1. Sources L’ensemble des sources antiques qui traitent de l’arc alpin ont été commodément rassemblées dans une récente et importante recension1. Elle met à la disposition des chercheurs la somme des références littéraires et les textes épigraphiques les plus importants. Ainsi sont fournies, entre autres, les informations concernant les Alpes puisées chez Strabon (Geo‐ graphie, 4, 6,1-8) et chez Pline l’Ancien (Histoire  naturelle, 3, 132-139). De même, pour l’épigraphie, outre les corpus CIL  V, XII et XIII, les recueils des Alpes Graies et du versant français des Alpes Cottiennes, qui regroupent les inscriptions mises au jour dans l’arc alpin, il faut évoquer  deux monuments insignes, non seulement au plan des vestiges archéologiques 1.  Voir pour le dossier exhaustif des sources antiques, M. Tarpin et alii, 2000, p. 11-219. Cet inventaire comporte aussi les textes épigraphiques et les photographies de l’arc de Suse et du trophée de la Turbie.

274

Les régions alpines occidentales…

conservés, mais aussi au plan de l’intérêt qu’ils présentent pour l’épigraphie. Il s’agit des inscriptions de l’arc de Suse (CIL V 7231), construit en 9/8 avant J.-C. et du Trophée de la Turbie (CIL V 7817), érigé en 7/6 avant J.-C. Ce sont des guides précieux car ces textes déclinent les noms de nombreux peuples alpins qui ont été soumis par Rome. Cependant il demeure le problème des noms qui n’apparaissent que sur l’un ou l’autre des deux monuments et la confrontation avec le texte de Pline (HN, 138) offre des décalages entre les deux listes. Ainsi, sont évoquées les 14 ciuitates de la préfecture de Cottius sur l’Arc de Suse, alors que Pline indique qu’elles sont 15 Cottianae ciuitates. Mais on reste surpris que six des quatorze peuples donnés par l’arc de Suse se retrouve dans l’inscription de la Turbie, alors qu’ils sont supposés avoir été soumis par Rome et qu’ils manifestent leur fidélité à Auguste en participant à l’érection de l’arc de Suse. Pour l’heure, cette distorsion n’a pas trouvé d’explication satisfaisante1.

2. Les Alpes vues par les auteurs anciens La tradition littéraire antique a exprimé la crainte ressentie par les Romains pour les montagnes aux cimes enneigées, et les Alpes en particulier, pour leur traversée et leur insécurité2. Cependant Polybe (3, 48,12) qui eut l’occasion de traverser les Alpes vers 150 av. J.-C. faisait le constat certes de la difficulté de les franchir, mais il indiquait toutefois que c’était parfaitement réalisable. Aussi, au-delà d’un effroi réel face à des contrées méconnues, habitées par des peuples dits farouches, rançonnant les voyageurs voire les troupes, il semble bien qu’à toute époque, la traversée de la chaîne n’était pas un obstacle insurmontable. Qu’on s’en réfère seulement au passage d’Hannibal, en 218, lors de la seconde guerre punique (Polybe, 3, 50-60 ; Tite-Live, 21, 29-39, qui est tributaire de Polybe) ! On évoquera, à titre d’exemple aussi, en 183, les ambassadeurs romains, reçus par des Gaulois transalpins au Nord des Alpes, qui revinrent en Italie, chargés de cadeaux (Tite-Live, 39, 50). Très vite cependant, les Romains comprirent tout l’intérêt politique et économique que représentaient les Alpes.

3. Historiographie L’histoire des Alpes à l’époque antique est restée longtemps un objet d’étude marginal. Ainsi par exemple, dans l’ouvrage publié en 1978 sous la direction de Cl. Nicolet, seules sont évoquées la Gaule Transalpine et la Gaule indépendante3. Vingt ans plus tard, dans une approche régionale 1.  Voir Pline, HN, 138, éd. et trad. H. Zehnacker, 1998, commentaire p. 264-265 qui reprend le dossier et résume les hypothèses proposées, notamment celle de G. Barruol. 2.  Tarpin M., 1991, p. 89-120 ; Atlas culturel des Alpes occidentales, Annequin (C.), 2004, p. 102-105. 3.  Nicolet Cl. (dir.), Rome et la conquête du monde méditerranéen. 2 /Genèse d’un empire, Paris, 1978.

275

IV. Diversité régionale

du Haut-Empire, dans le chapitre concernant les Gaules et les Germanies, deux pages seulement sont consacrées aux Alpes1. On ne dispose pas aujourd’hui d’une synthèse d’ensemble sur les régions alpines, mais plutôt d’études ciblées à propos de tel ou tel secteur de l’arc alpin occidental ou de certains aspects historiques. Il faut mentionner le travail précurseur de D. Van Berchem sur la conquête2, la synthèse tentée par J. Prieur sur l’histoire de ces régions3 et surtout l’ouvrage que G. Barruol a consacré au peuplement de sud-est de la Gaule4. Depuis le début des années 1980, pourtant, la recherche à la fois archéologique et historique a ouvert de nombreux chantiers d’investigation qui ont permis d’offrir au monde scientifique de nouveaux regards sur les régions alpines. Sans aucun souci d’exhaustivité, citons l’approche historique de G. Walser5, les beaux catalogues d’exposition consacrés au Valais préromain et romain6, les introductions des Cartes  archéologiques  de  la  Gaule,  04,  05,  38,1,  73,  74, l’Atlas  culturel des Alpes déjà évoqué, qui fournit d’importantes références bibliographiques et des éclairages très diversifiés sur l’acculturation des populations alpines et leur degré d’intégration au monde romain. Enfin, il faudrait mentionner l’ouvrage très neuf que vient de publier M. Segard sur Les  Alpes  romaines  occidentales, Aix-en-Provence, 2009. Mais si pour les Alpes Maritimes l’information reste très dispersée7, on trouvera pour la Rhétie des notices intéressantes dans le remarquable catalogue d’exposition consacré aux Romains au nord des Alpes8.

C. Le peuplement des Alpes à la veille de la conquête romaine Pour une bonne compréhension de la répartition géographique des populations qui habitent les Alpes, il paraît indispensable de dresser un inventaire des peuples alpins et de localiser leur implantation à l’aide de cartes9. On procédera par une description de l’arc alpin occidental, allant du Nord vers le Sud.

1.  Lepelley Cl. (dir.), Raepsaet-Charlier (M.-Th.), Rome et l’intégration de l’Empire. Approches régio‐ nales du Haut‐Empire romain, Paris, 1998, p. 167-168, mais rien à la Rhétie… 2.  Van Berchem D., 1982, p. 79-85. 3.  Prieur J., 1975-1976, p. 630-656. 4.  Barruol G., Les peuples du Sud‐Est de la Gaule. Études de géographie historique, Paris, 19752. 5.  Walser G., Studien zur Alpengeschichte in antiker Zeit, Stuttgart, 1994. 6.  Le  Valais  avant  l’Histoire, Catalogue exposition, Sion, 1986 ; Vallis Poenina. Le  Valais  à  l’époque  romaine, Catalogue exposition, Sion, 1998. 7.  Voir néanmoins, Rivet A.L.F., Gallia Narbonensis  with  a  chapter  on  Alpes maritimae. Southern  France in Roman Time, Londres, 1988. 8.  Römer zwischen Alpen und Nordmeer, München, 2000. 9.  Les travaux de Barruol G. restent fondamentaux pour toutes les Alpes occidentales sauf pour la Rhétie. En dernier lieu, dans Atlas culturel des Alpes occidentales, 2004, p. 106-107 (Carte).

276

Les régions alpines occidentales…

1. Les Rhètes et les Vindéliciens (carte 1) Les Rhètes sont évoqués à partir du IIe siècle av. J.-C. Ils constituent un groupe de peuples habitant les Alpes centrales, de la haute vallée du Rhin et du lac de Constance jusqu’au Tyrol du Sud et quelques vallées entre le lac de Côme et la Piave. Leur langue est pré-indo-européenne et s’écrivait en caractères étrusques du nord de la péninsule italienne. Pline (HN, 3, 133) rapporte la légende de leur origine étrusque et de leur installation dans cette région sous la conduite de leur héros éponyme mythique Raetus, après qu’ils eurent été chassés par les Gaulois. Quant aux Vindéliciens, on s’accorde pour affirmer qu’il s’agit d’un peuple celtique installé dans la région d’Augsbourg en Bavière. Ils comprenaient quatre sous-groupes (gentes), qui pourraient représenter les Vindelicum  gentes  quattuor, évoqués sur le Trophée de la Turbie et dont parle Pline (HN, 3, 136). Ce sont les Cosuanetes entre l’Inn et la haute vallée du Danube, les Rucinates, entre la Lech et l’Inn, les Licates, sur les rives de la Lech et enfin les Catenates, dont on ne sait rien, mais qui pouvaient résider soit sur la rive gauche de la Lech, soit autour de l’Ammersee et du Starnbergersee1.

2. Les peuples du Valais (carte 2) Distincts des Helvètes qui vivaient sur le plateau suisse, les peuples du Valais (haute vallée du Rhône depuis le Léman) ne sont connus qu’à partir du Ier siècle avant J.-C. En effet César (BG, 3, 1-6 ; également Cassius Dion, 39, 5) évoque pour la première fois leurs noms lors de l’expédition, décidée par lui, de Servius Galba à la tête de la XIIe légion dans le Valais et de la bataille qui l’opposa aux Nantuates, aux Véragres et aux Sédunes à Octodurus, nom celte de Martigny (57-56 avant J.-C.). Ces peuples ne sont pas des Gaulois, mais plutôt des Alpins fortement celtisés tant par des influences venues du Nord (plateau suisse et plateau bavarois) que de Gaule Cisalpine. Le Trophée de la Turbie mentionne le nom des quatre peuples qui habitaient le Valais. Les Sedunes et les Ubères occupaient la haute vallée du Rhône, en amont d’Octodurus (Martigny). Les premiers avaient pour chef-lieu Sedunum (Sion) et les Ubères devaient avoir leur point de ralliement dans un lieu dont le nom antique ne nous est pas parvenu, mais qui pourrait être Brigue/Brig. Selon Pline (HN, 3, 135), qui est le seul à le citer, ce peuple était apparenté aux Lépontiens qui vivaient sur le versant méridional des Alpes, en Cisalpine2. Au confluent de la Dranse 1.  Sur les Rhètes, voir Gleirscher P., Die Raeter, Coire, 1991 ; on trouvera également des informations dans Ciurletti (G.), Marzatico (F.) éd., I Reti / Die Räter, Trento, 1993, 2 vol., Trento, 1999. 2.  Wiblé (Fr.), « Le Valais, les Ubères et les Lépontiens », dans I Leponti tra mito e realtà, t. 2, Ticino, 2000, p. 159-164.

279

IV. Diversité régionale

et du Rhône et dans les vallées voisines vivaient les Véragres, dont Octo‐ durus était le chef-lieu. À cette époque, ils frappaient des monnaies en argent inspirées de la drachme padane. Plus en aval jusqu’au Léman, le territoire du bas Valais était occupé par les Nantuates dont le chef-lieu Tarnaiae (Massongex) devint par la suite le siège du sanctuaire fédéral des quatre cités valaisanes1.

1.  Wiblé Fr., 1998, p. 36.

280

Les régions alpines occidentales…

3. Les Ceutrons (carte 3) Le territoire habité par les Ceutrons, peuple dont le nom est peut-être préceltique, reste l’un des mieux connus parce que Strabon (4, 6,6-11) et 281

IV. Diversité régionale

Pline l’Ancien (Histoire naturelle, 3, 20,13) l’ont bien situé. En gros, avant la conquête romaine, ils occupaient la vallée de la Tarentaise, les deux versants du col du Petit-Saint-Bernard, sur le versant italien au moins jusqu’à la Thuile, les vallées du Doron de Beaufort, la vallée de l’Arly et le cours supérieur de la vallée de l’Arve1. Leur capitale était Axima (Aime-enTarentaise). Ils semblent avoir vécu en bonne intelligence avec les Romains à partir de la conquête de la Gaule par César, car leur nom ne figure pas parmi ceux des peuples vaincus mentionnés dans l’inscription du Trophée de la Turbie2.

4. Les peuples sous la domination du roi Donnus (carte 4) Au premier siècle avant J.-C., le petit royaume indépendant de Donnus, contemporain de César, à cheval sur les deux versants des Alpes, contrôlait le passage du col du Mont-Genèvre. Il s’étendait sur la haute vallée de la Durance et ses affluents, le Guil, l’Ubaye et la Guisane et sur le val de Suse. Sa capitale était Segusio (Suse) sur la Doire Ripaire. Il comprenait au moins quatorze peuples dont les noms sont gravés sur l’inscription de l’arc de Suse (CIL V 7231) daté de 9/8 av. J.-C. : « À l’empereur César Auguste, fils du divin Iulius, grand pontife, dans sa quinzième puissance tribunicienne, salué imperator treize fois, Marcus Iulius Cottius, fils du roi Donnus, préfet des cités énumérées ci-dessous (a érigé ce monument) : (cités) des Segouii, Segusini, Belaci, Caturiges, Medulles,  Tebauii,  Adanates,  Savincates,  Egdinii,  Veaminii,  Venisami,  Iemerii,  Vesu‐ biani, Quariates et les cités qui ont été sous l’autorité de sa préfecture ». La localisation de ces peuples reste bien délicate à établir. Ainsi, les Se‐ gouii, les Belaci, les Tebauii, les Venisami, les Iemerii ne peuvent être situés avec certitude et G. Barruol a proposé une installation sur l’un ou l’autre des affluents de la rive gauche du Pô, à proximité de la Doire Ripaire3. Il est plus aisé de localiser d’autres peuples. On admet que les Caturiges occupaient la région de Caturigomagus (Chorges) sur la Durance et les Médulles la moyenne vallée de l’Arc (Maurienne). Les Adanates ou Edenates occupaient la haute vallée de l’Ubaye, les Savincates, le massif de Vars au nord de Gap, les Segusini le Val de Suse, les Egdinii la vallée supérieure de la Tinée, les Veaminii la vallée de la Tinée, au confluent avec le Var, les Vesubiani, la vallée de la Vésubie, affluent du Var, et les Quariates, le Queyras actuel, avec, comme centres urbains, Château-Villevieille et Aiguilles. Du nord au sud, ce territoire s’étendait donc de la Maurienne jusqu’aux confluents du Var, de la Tinée et de la Vésubie, d’ouest en est de l’Oisans à la basse vallée de la Doire Ripaire, jusqu’à Avigliana. 1.  Barruol G., 19752, p. 313-316. 2.  ILAlpes Graies, 1998, p. 7-8. 3.  Barruol G., 19752, p. 41-44.

282

IV. Diversité régionale

5. Les peuples du sud des Alpes (carte 5) Les peuples qui occupaient le littoral et l’arrière-pays sont mentionnés pour l’essentiel dans la dernière partie de l’inscription du trophée de la Turbie. Indiquons pour commencer que les Déciates et les Oxybiens de l’arrière-pays niçois n’y apparaissent pas puisqu’ils ont été vaincus par les Romains commandés par Quintus Opimius en 154 avant J.-C. (Polybe, 33, 8-11). De même les Vediantii de la région de Cimiez (Cemenelum) étaient peut-être alliés de Rome depuis le IIe siècle avant J.-C.1. Les Vergunni ont leur nom conservé dans le village de Vergons dans la haute vallée du Verdon. Les  Eguituri ne sont pas pour l’instant identifiés, alors que les Nemeturi sont localisés dans le haut Var et les Oratelli entre le Mont-Agel et Sospel. Les Nerusii sont placés par Ptolémée autour de Vence (Vintium) ; les Velauni sont de localisation incertaine tandis que les Suetri/Suebri résidaient dans la région de Castellane (Salinae). Le problème de la répartition de ces peuples n’est pas toujours résolu, car la complexité du relief, la multiplication des petites vallées au gré des affluents de la Durance, de l’Ubaye, du Verdon et du Var ont favorisé leur cloisonnement et l’absence de traces récurrentes de leur présence2.

II. Les étapes de la conquête romaine et l’organisation du monde alpin occidental A. Rappel historique 1. La lente pénétration économique italienne Comme dans d’autres parties du bassin méditerranéen, la domination militaire et politique a été précédée d’une progression plus ou moins large de l’influence diplomatique et économique romaine qui fait suite dans cette région à celle de Marseille. Dans le cas des Alpes, elle est difficile à mesurer, mais des domaines, comme l’archéologie et la numismatique, sont susceptibles d’apporter quelques éléments de réponse. L’archéologie nous informe quelque peu sur les relations avec les peuples gaulois et les importations venues d’Italie au cours des IIe et Ier siècles avant J.-C. Ainsi quelques exemples suffisent à montrer quelques témoi1.  Cependant Février P.-A., « Remarques sur la géographie historique des Alpes méridionales », Atti del CSDRI 7, 1975-1976, p. 269-301 (p. 279), pense qu’ils ont été distingués par la lex Pompeia (89 av. J.-C.), celle de Pompeius Strabo, qui accorda le droit latin aux Transpadans (Asconius, 3, éd. commentée, A. Marshall Bruce, Columbia, 1985). 2.  Sur tous ces problèmes, on renvoie à Garcia D., dans CAG Les Hautes‐Alpes 04, 1997, p. 58-60 ; Idem, La Celtique méditerranéenne. Habitats et sociétés en Languedoc et en Provence du VIIIe au IIe siècle  av. J.‐C., Paris, 2004, précisément p. 72-73 pour les Alpes méridionales, qui évoque les rares traces d’un habitat à l’Âge du Fer (VIe-Ve siècles).

284

Les régions alpines occidentales…

gnages ténus de cette ouverture. Dans la Vallée poenine, les groupes de population résidant au débouché du col du Grand-Saint-Bernard ont subi une acculturation au monde romanisé plus précoce que les Ubères habitant le haut Valais. Il suffit de prendre un exemple dans le Valais pour s’en convaincre. Les fouilles de Martigny ont permis de constater que, jusqu’à la fin du Ier siècle avant notre ère, les produits d’importation découverts, notamment céramiques, provenaient d’ateliers d’Italie du Nord et qu’ils transitaient par les cols alpins. Ce n’est qu’après la conquête, que le Valais s’ouvre aux importations gauloises de céramique fabriquée par exemple chez les Rutènes et plus tard chez les Arvernes1. Cependant les découvertes monétaires restent les témoins essentiels de l’intégration progressive des peuples alpins dans la civilisation italienne et méditerranéenne. Ainsi, un récent inventaire des monnaies gauloises et républicaines romaines mises au jour sur le versant français des Alpes a révélé qu’entre 121 et 51 les monnaies gauloises, principalement le numéraire allobroge à l’hippocampe, celui au type du cavalier de la vallée du Rhône, et les romaines républicaines ont largement cohabité. En revanche, les monnaies venant de Gaule Cisalpine sont très rares. De même, les émissions en argent des Véragres de la région de Martigny (Octodurus), datées du Ier siècle avant J.-C., restent distinctes de celles des autres peuples gaulois alpins car elles étaient fondées sur la drachme padane, le numéraire en cours dans la Gaule Cisalpine, lui-même imité des drachmes massaliètes. Il faut noter encore que les monnaies émises par les peuples de l’intérieur de la Gaule sont plus nombreuses et attestent que les peuples des Alpes occidentales étaient davantage tournés vers ceux de la Gaule chevelue. Dès la conquête de la Gaule chevelue par César (58-51 av. J.-C.), les émissions gauloises cessent progressivement pour laisser le denier triompher sur tout le versant occidental des Alpes. Quant aux monnaies républicaines, elles ont circulé de part et d’autres des versants alpins. Il semble qu’elles ont été probablement privilégiées par les Allobroges, les Voconces et les Cavares, mais aussi par les Ceutrons de Tarentaise. On trouve ici la confirmation du succès de l’étalon argent romain à la fin de la République2. Au début du règne d’Auguste enfin, les mines de cuivre de Tarentaise sont contrôlées par un de ses amis, Caius Sallustius Crispus, le neveu de l’historien (Pline, HN, 34, 2,3).

1.  Wiblé Fr., Martigny‐la‐Romaine, Lausanne, 2004, p. 21, notamment de la céramique arétine, et p. 258. 2.  Sur tout cet aspect avec les références bibliographiques, voir Bertrandy Fr., 2001, p. 125-148.

285

IV. Diversité régionale

2. La conquête militaire Afin d’assurer les communications entre l’Italie et les Gaules, l’Italie et le piémont septentrional des Alpes, le pouvoir romain se devait de maîtriser les passages des Alpes et par conséquent de soumettre les peuples, dont les intentions pacifiques n’étaient jamais garanties. Les motivations de ces opérations ont été largement discutées, mais elles relèvent de la nécessité de permettre le libre déplacement des troupes, des fonctionnaires et des commerçants à travers le massif alpin1.

L’action de César et ses conséquences En 58 avant J.-C., Jules César franchit les Alpes pour lancer son offensive sur la Gaule chevelue. Il emprunta le col du Montgenèvre pour affronter successivement les Caturiges, dans la haute vallée de la Durance, puis les Graiocèles en basse Maurienne et les Ceutrons en Tarentaise qui occupaient les routes d’accès vers le territoire des Allobroges (César, BG, 1, 10). Il a su probablement s’assurer les bonnes grâces du roi Donnus2, mais surtout celles des Ceutrons, qui contrôlaient le col du Petit-SaintBernard car leur nom ne figure pas sur le trophée de la Turbie parmi ceux des peuples vaincus. On ne sait ce qu’il advint précisément du territoire des Ceutrons entre le passage de César et le règne d’Auguste. Mais, au vu de ce qui s’est passé pour Donnus, dont le domaine fut placé sous protectorat romain, on doit supposer que les Ceutrons conservèrent une certaine autonomie avec la bienveillance de Rome, bien incapable pendant les luttes entre Octavien et Marc Antoine d’assumer une autorité complète sur les régions alpines.

L’action de Lucius Munatius Plancus et ses conséquences Sans que l’on ait des informations précises sur le déroulement de sa campagne, il faut rappeler que Lucius Munatius Plancus, le fondateur de Lugudunum (Lyon) et de Raurica (Augst) avait célébré un triomphe ex Rae‐ tis – sur les Rhètes – en 43 avant J.-C. (CIL X 6087=ILS 886, inscription du mausolée de Plancus à Gaète, en Campanie). Mais il semble bien que l’ensemble du territoire alpin et des relations routières entre l’Italie et le Haut Danube ne fut définitivement contrôlé par les Romains qu’après la campagne de Drusus et de Tibère en 16/15 avant J.-C. (entre autres, Res  gestae diui Augusti, 26,3 ; Suétone, Auguste, 21,1 ; Tibère, 9,3 ; Cassius Dion, 54, 22)3. Les conséquences de cette conquête se retrouvent en premier lieu dans la mainmise sur les voies de passage et les cols, tels ceux du Splügen 1.  France J., 2001, p. 221-225 ; p. 292-293. 2.  Wiblé Fr., Tarpin M., « L’époque julio-claudienne dans le Valais », dans Le Valais avant l’Histoire, Catalogue exposition, Sion, 1986, p. 139 ; a  contrario, Letta C., 1976, p. 37-76 et Denti M., 1991, p. 213, affirment que Donnus s’est opposé à César par les armes. 3.  Wells C.M., The German Policy of Augustus, Oxford, 1976, donne un récit complet des campagnes de Germanie d’Auguste et des événements qui les déclenchèrent.

286

Les régions alpines occidentales…

et du Julier, et la route longeant les lacs de Walenstadt et de Constance. Ensuite, selon une tradition qui prévalait avant la conquête, Rome sollicita fortement la population rhète à s’engager dans les unités auxiliaires, puisque sont mentionnées des cohortes Raetorum et Vindelicum (Cassius Dion, 54, 22,5)1.

3. Le règne d’Auguste Une fois clos l’épisode des guerres civiles et la paix revenue dans l’Empire, la conquête des Alpes occidentales a occupé la première partie du règne d’Auguste, entre 25 et 14 av. J.-C., sans exclure les arrièrepensées de mainmise sur les richesses minières locales. La conquête a débuté, en 25 av. J.-C., par la soumission des Salasses qui occupaient le Val d’Aoste. Ils furent vaincus par Aulus Terentius Varro Murena. La confiscation d’une partie de leur territoire, le déplacement forcé d’une partie de la population et la création de la colonie d’Augusta  Praetoria permettaient aux Romains de contrôler l’accès au col du GrandSaint-Bernard et au Valais et à celui de Petit-Saint-Bernard et à la Tarentaise (Strabon, 4, 6,7 : Cassius Dion, 53, 25). Au-delà, la voie était ouverte vers Vienne, la capitale de la grande cité septentrionale de la province de Gaule Narbonnaise. Mise au jour à Aime (Axima), une inscription honorifique dédiée à Auguste (AE 1969-1970, 332 = ILAlpes  Graies, 8), dans sa vingt-cinquième puissance tribunicienne (2/3 après J.-C.), consacre la présence d’une autorité romaine sur le territoire des Ceutrons et probablement alors depuis quelques années, son annexion. À leur tête fut placée, comme ailleurs dans les Alpes, une administration militaire représentée par un préfet ou par un procurateur. En ce qui concerne le territoire de Donnus, il fut transmis à la mort de ce dernier à son fils Cottius (14/13 av. J.-C.-13 ap. J.-C.), qui aurait manifesté au départ quelque hostilité (Ammien Marcellin, Histoires, 15, 10,2), avant de se rallier à Rome, vers 13 avant J.-C., et d’être admis dans l’amicitia d’Auguste. En effet, dès 9/8 av. J.-C., selon l’inscription de l’arc de Suse dédié à Auguste (CIL V 7221=CIL XII 89), il n’est plus qu’un gouverneur portant le titre de praefectus  ciuitatium. Sa domination s’exerçait sur des peuples occupant le val de Suse, la haute vallée de la Durance et quelques-uns de ses affluents, les cours supérieurs de la Tinée et de la

1.  Van Berchem D., 1982, p. 87-102 ; Zanier W., « Der Alpenfeldzug 15 v. Chr. und die augusteische Okkupation in Süddeutschland », dans Römer zwischen Alpen und Nordmeer, München, 2000, p. 11-17. Sur les cohortes recrutées chez les Rhètes et les Vindéliciens, voir Spaul J., « Cohors, The Evidence for and a Short History of the Auxiliary Infantry Units of the Imperial Roman Army », BAR 841, Oxford, 2000, p. 274-291.

287

IV. Diversité régionale

Vésubie. Ce système permettait aux Romains d’intégrer progressivement les territoires alpins par l’intermédiaire des élites locales1. Dits ligures, les peuples des Alpes Maritimes qui occupaient le littoral et l’arrière-pays furent soumis lors de plusieurs campagnes à partir du IIe siècle avant J.-C. et définitivement en 14 avant J.-C. Très tôt, en effet, l’objectif de Rome a été de faciliter les relations vers le Sud de la Gaule et la péninsule Ibérique. Ainsi que le note Strabon (4, 6,3), les Romains avaient pu obtenir lors des opérations engagées entre 125-120 avant J.-C. contre les Ligures et les Salyens (Saluuii), le droit de passage sur une bande de douze stades (2220 m). Quant aux peuples de l’arrière-pays, ils ne furent vaincus qu’à l’époque d’Auguste, mais, du fait du cloisonnement des vallées, ils conservèrent leur individualité.

La conquête de l’arc alpin La commémoration des victoires sur les peuples alpins a été glorifiée par l’édification, en 7/6 avant J.-C., d’un monument insigne en un point élevé (summa Alpis), le trophée de la Turbie, qui dominait la uia Iulia Au‐ gusta, inauguré par Auguste en 13 avant J.-C., et qui surplombe aujourd’hui la Principauté de Monaco. Le trophée marquait aussi la limite entre l’Italie et la Gaule Narbonnaise. Il mesurait 33 m de large sur plus de 49 m de hauteur et sa façade occidentale qui portait l’inscription était visible depuis la route antique2. Le texte de l’inscription gravée sur le monument est également reproduit, en dehors de quelques menues différences, par Pline l’Ancien (HN, 3, 136-138). Texte de l’inscription (CIL V 7817) : « À l’empereur César Auguste, fils du divin Iulius, grand pontife, salué imperator quatorze fois, dans sa dix-septième puissance tribunicienne, le Sénat et le peuple romain, parce que sous son commandement et ses auspices, ont été soumis à l’autorité du peuple romain les peuples alpins qui s’étendaient de la Mer supérieure (la Mer Adriatique) à la Mer inférieure (la mer Tyrrhénienne). Les peuples alpins vaincus : Trumpilini, Camunni, Vennonetes, Vesnostes, Isarci, Breuni, Genaunes, Faucunates, Vindelicorum gentes quattuor, Cosuanestes, Rucinates, Licates, Catenates, Ambisontes, Rusgusci, Suanetes, Calucones, Brixentes, Leponti, Vberi, Nantuates, Seduni, Veragri, Salassi, Acitavones, Medulli, Vcenni, Caturiges, Brigiani, Sogiontii, Brodionti Nemaloni, 1.  Braund D.C., « Client Kings », dans Braund D.C. (éd.), The  Administration  of  the  Roman  Empire  (241 BC‐AD 193), Exeter, 1988, p. 69-96. 2.  Pour une approche commode du monument, voir Chevallier R., Provincia, Paris, 1982, p. 9-12 ; l’étude exhaustive du monument reste celle de Formigé J., Le Trophée des Alpes (La Turbie), Gallia suppl. 2, Paris, 1949 ; voir Barruol G., 19752, p. 32-41.

288

Les régions alpines occidentales…

Edenates, Esubiani, Veamini, Gallitae, Triullati, Ectini, Vergunni, Eguituri, Nemeturi, Oratelli, Nerusi, Velauni, Suetri ». L’ordre géographique n’est pas parfaitement respecté, mais dans l’ensemble les peuples sont mentionnés de l’Est vers l’Ouest1. C’est le seul texte qui nous donne les noms des peuples alpins de cette époque.

B. Le cadre administratif romain2 1. Les prémisses d’une organisation Dans un premier temps, les peuples des Alpes qui venaient d’être soumis furent placés sous une autorité militaire dépendant directement de l’empereur. On doit parler plutôt de districts militaires que de provinces. Des préfets ou des procurateurs chevaliers furent affectés soit à des peuples ou à des cités, soit à des groupes déterminés de peuples ou de cités. Mais s’il n’y a aucun témoignage précis concernant le territoire des Ceutrons, l’épigraphie fait connaître, à l’époque de Tibère, le nom de Caius Baebius Atticus, praefectus ciuitatium in Alpibus Maritumis (CIL V 1838/9)3 qui eut à sa disposition une cohorte d’auxiliaires, la coh(ors) Lig(urum) (CIL V 7822, Ire moitié du Ier siècle ap. J.-C.), la cohorte des Gétules4, des Africains, et une cohorte de marins, cohors  naut(icorum), issue de la flotte de Forum Iulii (Fréjus ; CIL V 7888). En outre, la fondation de Cemenelum (Cimiez) est liée à l’aménagement de la uia Iulia Augusta, qui unissait la Ligurie à la Narbonnaise, et au contrôle des voies de pénétration, vers Digne et Sisteron. Pour les Alpes Cottiennes, un régime transitoire fut laissé en place par les Romains jusqu’à la mort de Cottius II (voir ci-dessous). Mais, ainsi que le révèle l’épigraphie, plus significative fut la création d’un district comprenant la Rhétie, la Vindélicie et le Valais (Vallis Poeni‐ na), placé sous l’autorité du commandant des troupes établies momentanément au camp d’Oberhausen, près d’Augsbourg. On connaît les noms des premiers représentants de l’autorité romaine : Sextus Pedius Lisanius Hirrutus, primipile de la XXIe légion, praefectus  Raetis,  Vindolicis,  uallis  Poeninae et leuis armaturae, troupes légères (CIL IX 3044=ILS 2689), le sénateur Caius Vibius Pansa, legatus pro praet(ore) in Vindolicis (CIL V 4910=ILS 1.  Sur la localisation de ces peuples, voir le commentaire de H. Zehnacker, de Pline, HN, 3, 136137, p. 260-264). 2.  Une synthèse très suggestive sur l’organisation des Alpes après la conquête a été donnée dernièrement par Laffi U., « L’organizzazione dei distretti alpini dopo la conquista » et « Sull’organizzazione amministrativa dell’area alpina in étà giulio-claudia », dans Laffi (U.), Studi di storia romana e di diritto, Roma 2001, p. 361-378 et p. 325-359. 3.  Pflaum H.-G., Carrières procuratoriennes équestres sous le Haut‐Empire romain, I., Paris, 1961, n°11, p. 27-28. 4.  Sur cette cohorte, sa naissance et son histoire, voir le dossier établi par Lassère J.-M., « La cohorte des Gétules », dans Mélanges à la mémoire de M. Le Glay, Bruxelles, 1994, p. 244-253.

289

IV. Diversité régionale

847), de Quintus Octavius Sagitta, en 14 avant J.-C., procurator  Caesaris  Augusti in Vindolicis et Raetis et in ualle Poenina (CIL V 3936=ILS 1348), qui fut peut-être son procurateur financier1. Probablement à l’extrême fin du règne de Claude, on note que Quintus Caecilius Cisiacus Septicius Pica Caecilianus fut procurator  Augustorum  et  pro  legatus  prouinciae  Raetiae  et  Vindeliciae et uallis Poeninae (ILS 9007). Ce régime transitoire prit progressivement fin quand ces districts militaires furent transformés en provinces sous les règnes de Claude et de Néron.

2. La création des provinces alpines (carte 1 et carte 6) Ainsi, avec comme capitale Cemenelum (Cimiez), la province des Alpes Maritimes fut créée entre 37 et 64, mais son premier gouverneur connu, le procurateur Marius Maturus2, qui s’était rallié à l’empereur Vitellius, n’est attesté en fonction qu’en 69. Les habitants reçurent le droit latin (Tacite, Annales, 15, 32). • Les Alpes Graies, quant à elles, furent organisées entre 43 et 64, peut-être au moment de la censure de Claude (47-48). Axima‐Forum  Claudii Ceutronum en était la capitale. Mais le premier gouverneur, Tiberius Claudius Pollio, n’est mentionné que sous le règne de Domitien (CIL VI 31032 = ILS 1418). • Le royaume de Cottius Ier (regnum  Cottii) fut transmis à son fils Donnus II (13-44 après J.-C.), puis à son petit-fils Cottius II (44-64/5), à nouveau qualifié de roi sous le règne de Claude (Cassius Dion, 60, 24,4). Il ne fut transformé en province des Alpes Cottiennes qu’à la mort de ce dernier, qui n’avait pas d’héritier, en 64-65 ? (Suétone, Né‐ ron, 18 ; Aurelius Victor, Caesares, 5,2). Segusio (Suse) resta la capitale. L’organisation de ce territoire au temps du gouvernement direct de Cottius et après sa transformation en province ne se laisse pas appréhender aisément, en raison même des contradictions qui résident entre les peuples vaincus évoqués par les inscriptions de l’arc de Suse et du trophée de la Turbie. À ces textes, il faut adjoindre l’inscription fragmentaire des Escoyères (CIL XII 80=ILAlpes. Alpes Cottiennes, 17) qui indique qu’un chef local pérégrin, Albanus, fils de Bussulus, avait une autorité (praefectura) sur les peuples des Capellati (comprenant les Egdi‐ nii, les Veamini, les Vesubiani et peut-être les Vediantii), des Savincates, des Quariates, et des Bricianii=Brigianii. Il pourrait s’agir soit d’une délégation administrative du roi sur des peuples éloignés de sa capitale soit d’une préfecture éphémère (entre 64 et 69) sur des peuples non en-

1.  Wiblé Fr., 1998, p. 181-191. 2.  Tacite, Histoires, 2, 12,5-6 ; 3, 42,2-4 et 43,2.

290

Les régions alpines occidentales…

core affectés à une province1. Probablement en 69, les Brigianii, les Quariates et les Savincates furent attribués aux Alpes Cottiennes et les Ca‐ pellati à la province des Alpes Maritimes (Pline, HN, 3, 135). Galba rattacha à la province de Narbonnaise deux peuples alpins les Auanticii et les Bodiontici (Pline, HN, 3, 37). • Détachée de la Rhétie-Vindélicie sous le règne de Claude2, la Vallée Poenine (tirée du nom du dieu Poeninus vénéré au col du Grand-SaintBernard) forma une entité administrative distincte, réunie plus tard aux Alpes Graies, sur le versant occidental du col du Petit-Saint-Bernard, sous l’autorité d’un même procurateur équestre résidant à Aime-enTarentaise3. Une ville nouvelle fut bâtie à côté de l’ancienne Octodurus et, avant 47, elle avait pris le nom de Forum Claudii Augusti, puis de Fo‐ rum Claudii Vallensium4. Une nouvelle appellation fut également donnée à Aime qui devint Forum  Claudii  Ceutronum5. À partir de la fin du Ier siècle, un autre nom est donné par l’épigraphie aux Alpes Graies, celui d’Alpes Atréctiennes6 avec une première attestation sans conteste, sous le règne d’Antonin le Pieux, grâce à une inscription mentionnant Titus Appalius Alfinus Secundus, procurator  Alpium  Atrectianar(um) : CIL IX 5357=ILS, 1417 de Firmum dans le Picenum. Il semble que cette terminologie a supplanté celle d’Alpes Graies. Cependant la date de la réunion entre les deux provinces des Alpes Graies-Alpes Atréctiennes et de la Vallis  Poenina paraît beaucoup plus tardive puisqu’une inscription découverte en 1992, donne le nom d’un procurateur, Titus Flavius Geminus, qui les réunit à l’extrême fin du IIe siècle sous son autorité avec le titre de procurator Alpium Atrectianarum et  Vallis Poeninae7.

1.  Roth-Congès A., « L’inscription des Escoyères dans le Queyras, la date de l’octroi du droit latin aux Alpes Cottiennes et la question de Dinia », RELig 59-60, 1993-1994, p. 73-101 ; Letta C., « Ancora sulle ciuitates di Cozio e sulla praefectura di Albanus », dans Giorcelli-Bersani (S.), Turin, 2001, p. 149-166 ; ILAlpes. Alpes Cottiennes, 17 et le savant commentaire de cette inscription par Fr. Kayser, qui reprend tout le dossier. 2.  Frei-Stolba R., « Die römische Schweiz: Ausgewählte staats- und verwaltungsrechtliche Probleme in Frühprinzipat », dans ANRW 2, 5,1, 1976, p. 288-403, surtout p. 358-364, a) Wallis und Raetien unter gemeinsamer Verwaltung ; b) Die Abtrennung der Vallis Poenina. 3.  Bérard Fr., 1995, p. 343-358. 4.  Ainsi que le révèlent les deux bornes milliaires CIL XVII 2, 124 et 120a. 5.  CIL XII 102, 104, 105 passim = ILAlpes Graies, 11, 12, 13 ; Ptolémée, 3, 1,33. 6.  CIL XII 5717 = ILAlpes Graies, 58 ; CIL IX 5357=ILS, 1417. Il se pourrait que cette dénomination soit tirée du nom d’un dynaste local, Atrectius, comme les Alpes Cottiennes de Cottius, voir la remarque de Wiblé (Fr.), Deux procurateurs du Valais et l’organisation des districts alpins, An‐ tiquité tardive 6, 1998, p. 181-191. 7.  Bérard Fr., 1995, p. 343-358. Ce regroupement s’inscrit dans la réorganisation de certaines provinces de l’Empire voulue par Septime Sévère. Cependant selon Wiblé Fr., 1998, p. 181-191 (p. 187), rien ne s’oppose à ce que l’apparition de cette dénomination soit liée à la fondation de Forum Claudii Ceutronum.

291

Les régions alpines occidentales…

Enfin, en ce qui concerne la Rhétie-Vindélicie, sa transformation en province (Raetia) fut achevée au plus tard sous le règne de Claude (4154)1. Elle recouvrait l’est de la Suisse, avec notamment la partie occidentale de l’Autriche (Vorarlberg et Tyrol), la Bavière jusqu’à l’Inn et au Danube. La frontière méridionale était constituée par la ligne des crêtes matérialisée d’Est en Ouest, par les cols du Brenner, du Reschen/Resia, du Julier et du Splügen. À l’Ouest, la province s’étendait jusqu’à quelque distance de la rive droite du Neckar, comprenait l’espace entre le lac de Constance et le lac de Zürich. La capitale fut Augusta  Vindelicum (Augsbourg)2. Mais il n’est pas impossible que Cambodunum (Kempten) l’ait précédée dans cette fonction au moins jusqu’aux Flaviens. Brigantium (Bregenz), au bord du Lac de Constance, et Curia (Coire), dans l’Est de la Suisse actuelle, étaient les autres centres importants de la province. Du fait de sa situation au contact du monde germanique, dès le Ier siècle fut créée une ligne de fortifications discontinues sur le Danube. À la suite de la conquête des Champs Décumates, sous le règne de Domitien, la frontière fut repoussée au Nord du fleuve, jusqu’au Jura Souabe et une nouvelle ligne de fortifications – « le Mur du diable » – fit la jonction avec celle de Germanie Supérieure. L’extension définitive de la frontière est à mettre au crédit de Trajan tandis qu’Hadrien, comme il l’avait fait en Bretagne, procéda au renforcement de la frontière existante3.

3. Le réseau routier des Alpes occidentales Faciliter la circulation à l’intérieur du massif alpin et les liaisons entre l’Italie, les Gaules et l’Espagne, entre l’Italie et les régions germaniques et danubiennes a été une des conséquences immédiates de la conquête romaine. Il existait des routes, héritées des cheminements préhistoriques, fréquentées dès l’époque protohistorique par les habitants des deux côtés des Alpes. Cependant les Romains ont apporté leur contribution décisive à l’aménagement durable d’axes de circulation auxquels ils ont voulu accorder la sécurité définitive et de fait favoriser le désenclavement des vallées alpines. Il apparaît que par le col du Montgenèvre, réaménagée par Cneius Domitius Ahenobarbus, le proconsul de la conquête de la Prouincia, entre 121 et 118, la voie qui longe la Durance fut empruntée très tôt par les Romains. C’est par là que sont passés les généraux romains (par exemple 1.  On trouvera un bon aperçu de la domination romaine en Rhétie septentrionale dans l’ouvrage dirigé par Czysz W., Die Römer in Bayern, Stuttgart, 1995. 2.  Ptolémée, 2, 12,3 ; 8, 7,4. Sur les vestiges actuels de cette capitale antique, voir R. Haensch, « Les capitales des provinces germaniques et de Rhétie : de vieilles questions et de nouvelles perspectives », dans Simulacra Romae CCAA, Vindelicum, Mogontiacum, p. 313-315, site internet. 3.  Pour un résumé synthétique, voir A.-M. Adam, entrée Rhétie, dans Dictionnaire  de  l’Antiquité J. Leclant (dir.), Paris, 2005, p. 1863-1864.

293

IV. Diversité régionale

Pompée dans les années 70 av. J.-C. en route vers l’Espagne), chargés de conquérir le Sud de la Gaule ou de réprimer les révoltes de certains peuples (Salyens, Cavares, Voconces, Allobroges) et plus tard, tel César, pour engager rapidement ses campagnes en Gaule1. À la hauteur de Briançon, un embranchement permettait de gagner Cularo (Grenoble), dans la cité de Vienne, par le col du Lautaret et la vallée de la Romanche2. À partir du règne d’Auguste furent établies des voies stratégiques reliant l’Italie à la Rhétie et à la Germanie par les cols, déjà existants avant la conquête, dont les plus importants d’entre eux furent incontestablement les cols du Grand-Saint-Bernard et du Petit-Saint-Bernard. Si l’on suit Strabon (4, 6,7), qui est contemporain de la rédaction de son ouvrage, « la  route se divise en deux : l’une passe à travers la région appelée pœnine, imprati‐ cable pour les attelages par les sommets alpins, l’autre plus à l’Ouest, à travers le  pays des Ceutrons (trad. I. Cogitore) ». Plus loin (4, 6,11), il indique encore que « des  chemins  qui  conduisent  d’Italie  en  Gaule  celtique  et  septentrionale,  celui  qui  passe  par  les  Salasses  conduit  à  Lyon.  Il  est  double :  d’un  côté  il  peut  être  parcouru  en  char,  mais  sur  une  distance  plus  longue,  c’est  celui  qui  passe  chez les Ceutrons, d’un autre côté, il est raide et étroit, mais rapide, et passe par le  Pœnin (trad. M. Tarpin) ». L’aménagement de la voie carrossable par le Petit-Saint-Bernard (Alpis  Graia) serait l’œuvre d’Auguste ainsi que le suggère le rapprochement avec une inscription dédiée en son honneur et datée de 2-3 après J.-C. (ILAlpes  Graies, I, 8). Il faut attribuer la construction d’une route au Grand-Saint-Bernard, empruntable par les chars, à l’empereur Claude, peut-être au moment de son expédition vers la Bretagne (42-43). Jusqu’à cette date, les dernières rampes du col étaient constituées par des degrés taillés dans le roc sur lesquels seuls des convois de mulets bâtés pouvaient s’aventurer3. Les bornes milliaires étaient comptées depuis Martigny vers Viuiscus (Vevey) en direction des Germanies et vers le col du Grand-Saint-Bernard. Les plus anciens de ces témoins routiers remontent au règne de Claude. Un second axe nord-sud empruntait les cols des Grisons qui reliaient le lac de Côme (Lacus  Larius) à Curia (Coire) et à la vallée alpine du Rhin ainsi qu’au lac de Constance par le col du Splügen ou la Maloja et le Julier, voire par le raccourci du Septimer. Elle se poursuivait au-delà de Bregenz, vers Kempten et Augsbourg. On a retrouvé d’importants témoignages de cette voie de passage (monnaies, inscription votive dédiée aux Alpes) et 1.  On trouvera un aperçu sur le déplacement des légions dans les Alpes de César à la guerre civile de 68-69 dans Tarpin M., « Les légions dans les Alpes : géographie et logistique », Preistoria al‐ pina 39, 2003 (2005), p. 254-264. 2.  Sur ces deux voies, Barruol G., Dupraz J., Atlas culturel des Alpes, 2004, p. 166-167 avec toutes les références précédentes. 3.  Voir Fellmann R., 1992, p. 85-86 ; Wiblé (Fr.), « Le col du Grand-Saint-Bernard à l’époque romaine d’après les sources écrites », Alpis Poenina, 2008, p. 23-30.

294

Les régions alpines occidentales…

surtout des vestiges d’ornières, notamment une rampe taillée dans le rocher sur un tronçon particulièrement raide du col de la Maloja, doté de dispositifs d’arrêt creusés dans la roche, sur le côté de la montagne, pour éviter le recul des chars. Le même aménagement a prévalu sur le col du Septimer1. Enfin, par le col du Brenner et la vallée de l’Eisack (Isarco), le col du Reschen (Resia) et la vallée de l’Adige, la Rhétie était reliée à la Vénétie. Au moment de la conquête en 16/15 avant J.-C., Drusus ouvrit la uia Au‐ gusta. Mais c’est à l’empereur Claude, vers 46 avant J.-C., que l’on doit l’aménagement définitif de la route appelée désormais uia Claudia Augusta (CIL V 8003), jalonnée de bornes milliaires dont les plus anciennes remontent justement à Claude. Cette route était appelée à devenir dans les siècles suivants le grand axe reliant le Sud de l’Allemagne à l’Italie du Nord2. Un axe Est-Ouest reliant les provinces danubiennes, ainsi qu’Augusta  Vindelicum,  au sud de la Germanie supérieure, par l’étape d’Inuauum  (Salzbourg) dans le Norique, passait par Brigantium (Bregenz) et traversait le plateau suisse pour desservir au Ier siècle le camp de la XIe légion Clau‐ dia, à Vindonissa (Windisch) et Augusta Raurica (Augst)3. Seules ont été évoquées ici les voies de communications les plus connues, mais il faut garder à l’esprit qu’il existait nombre de routes secondaires intra-alpines, qui étaient empruntées en toutes saisons (par beau temps en hiver) par les voyageurs, les marchands, les soldats voire les fonctionnaires4. Pour les Alpes méridionales, en dehors de la route côtière, la uia Iulia Augusta, les itinéraires sont beaucoup plus compliqués du fait d’un relief tourmenté et du cloisonnement des vallées. Afin d’assurer la sécurité et le confort des voyageurs, les Romains ont aménagé sur les voies des Alpes, comme ailleurs, toute une série d’étapes (mansiones). Les itinéraires routiers, tels la Table de  Peutinger et l’Itinéraire  d’Antonin, donnent en effet les noms de stations routières sur un même parcours, mais il est vain de chercher une agglomération derrière le nom de chaque étape. En effet, de nombreuses stations routières sont mal connues et il est bien difficile d’identifier les bâtiments qui appartiennent à la poste impériale, le cursus publicus, que ce soit dans une agglomération ou non. Toutefois il est assuré qu’aux cols du Grand et du Petit-SaintBernard s’élevaient des édifices (auberges, thermes, petits temples, écuries et remises pour les chariots) destinés, dès le Ier siècle après J.-C. à l’accueil

1.  Fellmann R., 1992, p. 85-89, qui donne toutes les références bibliographiques antérieures. 2.  Migliario E., « Mobilità sui valichi alpini centrorientali in étà imperiale romana », Preistoria  Alpina 39, 2003, p. 265-276. 3.  Fellmann R., 1992, p. 91. 4.  Voir par exemple pour le secteur des Alpes Graies et des Alpes Cottiennes, Bertrandy (Fr.), 2003 (2005), p. 289-298.

295

IV. Diversité régionale

des voyageurs1. En Rhétie, plusieurs mansiones, avec des structures identiques, figurent dans les itinéraires déjà évoqués. Deux d’entre elles ont été identifiées dans les Grisons sur la voie reliant Côme à Augsbourg. Il s’agit de Murus près de Bondocastelmur et de Tinnetio (Tinzen)2.

III. Le gouvernement des provinces alpines sous le Haut-Empire Comme dans toute étude de l’administration de l’Empire romain, il faut distinguer l’échelon provincial et le cadre municipal.

A. Le cadre provincial 1. Des fonctionnaires de rang équestre Les provinces alpines relevaient d’un gouverneur issu de l’ordre équestre, nommé directement par l’empereur, qui recevait un traitement de 100 000 sesterces et restait en poste entre un et trois ans, parfois davantage selon les besoins du service. Il était entouré d’un personnel subalterne au demeurant peu nombreux. Ce sont les procurateurs financiers, les procurateurs des mines, les procurateurs chargés des biens de l’empereur, quelques secrétaires et archivistes pour assurer la gestion. Pour la période qui nous concerne, six inscriptions mentionnent des procurateurs des Alpes Maritimae, mais trois seulement appartiennent à la période étudiée : Marius Maturus, en 69 (Tacite, Histoires, 2, 12,5-6 passim), Valerius Proculus, vers 126 (CIL II 1970) et Caius Iunius Flavianus, entre 117 et 161 (CIL VI 1620). Si l’on ne possède aucune évocation du Valais et de ses habitants dans la seconde moitié du Ier siècle et pendant la plus grande partie du IIe siècle, la situation administratives des Alpes Pennines donne un exemple intéressant d’évolution puisqu’elles furent rattachées aux Alpes Graies/Atrectiennes et qu’elles eurent un gouverneur commun, comme il a été vu plus haut. On connaît également une douzaine de procurateurs pour les Alpes Graies3, pour l’essentiel du IIe et du début IIIe siècle, mais le premier gouverneur attesté est Titus Claudius Pollio, sous le règne de Domitien (ILAl‐ pes Graies, 1, mise au jour à Rome CIL VI 31032). Pour les Alpes Cottiennes, le nombre est inférieur, huit occurrences attestées, plus quatre incertaines, mais trois seulement se rapportent aux 1.  Voir les réflexions de Ségard M., 2009, p. 86-91. 2.  Fellmann R., 1992, p. 87-88 avec les renvois aux références antérieures. 3.  Proposition de tableau dans ILAlpes graies, p. 10-23.

296

Les régions alpines occidentales…

deux premiers siècles de l’Empire1. Il faut se pencher sur le cas du premier procurateur attesté, vers 89 ap. J.-C., Sextus Attius Suburanus Aemilianus (AE 1939, 60 de Balbek)2 parce que sa titulature reflète les tâtonnements de l’administration romaine au Ier siècle de notre ère. Il est dit en effet procurator Augusti Alpium Cottiarum et Pedatium Tyriorum et Cammun‐ tiorum  et  Lepontiorum. On voit s’ajouter à sa fonction de gouverneur l’administration de peuples qui ne sont rattachés à cette époque à aucune structure administrative. Ainsi les Pedates  Tyrii étaient installés dans la haute vallée de la Stura di Demonte autour du bourg de Pedo (Borgo SanDalmazzo), mais ils étaient en dehors de l’ancien royaume de Cottius. Que dire des Cammuntii (Cammunii), situés dans le Val Camonica (haute vallée de l’Oglio, affluent de la rive gauche du Pô), et des Lepontii qui résidaient dans la région du Simplon, mais dont on doit penser qu’un groupe détaché s’était implanté dans la région entre Turin et Suse3. Pour pallier l’absence de personnel administratif compétent, Suburanus Aemilianus devait être un gouverneur itinérant qui rendait visite à ses peuples dont la dispersion ne laisse pas d’étonner. Un peu plus tard, furent en poste dans les Alpes Cottiennes le procurateur Lucius Dudistius Novanus (CIL XII 408) et, vers 115, Marcus Vettius Latro (CIL VIII 8369). Pour ce qui est de la Rhétie, comme pour les autres provinces des Alpes, l’administration militaire, placée ici sous l’autorité du commandement militaire de Germanie, fut remplacée par une procuratèle centenaire, qui donnait un caractère uniforme à la gestion de ces provinces. Dès les Flaviens, la capitale de la province était Augusta Vindelicum (Augsbourg). Cependant, à la suite de la guerre contre les Marcomans (165-182), sous le règne de Marc Aurèle, en 179, fut installée aux Castra  Regina (Regensburg), la IIIe legion Italica, qui succéda aux quelques unités auxiliaires en place depuis Tibère, attestées par des diplômes militaires (par ex. AE 2005, 1149-1150). Cette rupture dans l’histoire de la province entraîna le remplacement du procurateur par un légat propréteur de rang sénatorial, seul habilité à commander une légion aux Ier et IIe siècles. Le premier légat attesté fut Caius Vettius Sabinianus Iulius Hospes, en 168/169 (ILAfr, 281, de Thuburbo Maius en Afrique Proconsulaire)4.

1.  Prieur J., 1968, p. 122-130. 2.  Pflaum H.-G., Les carrières procuratoriennes équestres, I., Paris, 1960, p. 128-136. Le personnage a fini sa carrière comme préfet du prétoire en 98 et, honneur exceptionnel et rare pour un chevalier, il a revêtu le consulat suffect en 101 et le consulat ordinaire en 104. 3.  Van Berchem D., 1982, p. 79-85. 4.  Voir Dietz K., Legio III Italica, dans Les légions de Rome sous le Haut‐Empire (Le Bohec Y. éd.), I, Lyon, 2000, p. 133-143.

297

IV. Diversité régionale

2. La gestion des gouverneurs La tâche prioritaire des gouverneurs de ces provinces était d’assurer la sécurité et le libre passage à travers les territoires, dont ils avaient la gestion, pour l’armée et les représentants de l’administration impériale. D’où l’importance extrême que revêtait la surveillance des cols et l’entretien des routes. Ainsi le col du Grand-Saint-Bernard, qui assurait la liaison nordsud entre la Cisalpine et la Rhétie, a été largement valorisé en passant du statut de simple chemin muletier, à la fin de la République, à celui de route carrossable construite selon les normes de la voirie romaine sous le règne de Claude. Il en est de même pour le col du Petit-Saint-Bernard. Lorsque les deux provinces des Alpes Graies et des Alpes Pennines furent réunies, le procurateur, dont la résidence désormais était à Aime, mais temporairement aussi à Martigny, eut la charge de l’entretien des routes correspondant aux deux cols. Cependant il pouvait aussi emprunter un itinéraire par Bourg-Saint-Maurice, le col du Bonhomme, le Val Montjoie et le col de la Forclaz. Sur la maintenance de l’état des routes, l’épigraphie des Alpes Graies fournit un exemple précieux. Une inscription de Bergintrum (Bourg-SaintMaurice) témoigne de l’intervention de Marc Aurèle et de Lucius Verus, en 162/163, pour réparer les routes, les ponts, les temples et les thermes détruits ou endommagés par la crue de l’Isère et de ses affluents et construire des digues de protection. Si le financement des réparations était assuré par la caisse impériale, nul doute que le procurateur eut la responsabilité du suivi des travaux (ILAlpes Graies, 54). De même les inscriptions gravées sur deux bornes milliaires de la uia  Iulia Augusta (CIL XII 8101 ; 8102) mentionnent le nom d’Hadrien qui, à la suite d’un voyage en Gaule en 124, fit réparer la voie à ses frais. Les opérations de bornage relevaient également du gouverneur de la province. C’est ainsi que des bornes de délimitation portant l’inscription Fines  (limites), dont trois ont été retrouvées, séparaient le territoire des Viennois de Narbonnaise de celui des Ceutrons des Alpes Graies (CAG 73, p. 161, n°123, commune de la Giettaz ; CAG 74, p. 216, n° 089). Elles sont le fruit d’une volonté de mettre fin à des conflits liés à l’utilisation des pâturages par les communautés montagnardes. L’illustration la plus remarquable de cette situation est le rappel sur une inscription mise au jour sur le versant occidental du col de la Forclaz-du-Prarion (ILN.  Vienne, 546), de l’intervention, en 74, sous le règne de Vespasien, du légat de Germanie Supérieure, Cnaeus Pinarius Cornelius Clemens pour fixer « la limite en-

298

Les régions alpines occidentales…

tre les Viennois et les Ceutrons ». Ce gouverneur a aussi œuvré dans les Champs Décumates à cette période1. On a ici le témoignage d’une gestion des conflits, assurée par le légat de Germanie Supérieure, car il y avait peu de troupes dans la région, d’autant que la cité de Vienne faisait partie de la province sénatoriale de Narbonnaise, province inermis par excellence, et que les procurateurs ne disposaient que d’une petite garde personnelle composée d’auxiliaires. En outre, le légat de Germanie Supérieure avec ses troupes avait la charge de surveiller les routes alpines entre Italie et Germanie, et plus précisément les cols du Grand et Petit-Saint-Bernard, passages stratégiques en toute saison. À titre d’exemple, il faut retenir la traversée entreprise par Caecina avec 30000 hommes, en mars 69, par le col enneigé du Grand-Saint-Bernard, pour apporter un soutien à Vitellius (Tacite, Histoi‐ res, 1, 61,1 ; 1, 70,3). Ce passage n’a pu avoir lieu qu’avec le soutien des populations locales (balisage de la route, portage, escorte par des guides). D’autres tâches étaient assignées au procurateur. C’était, comme dans la plupart des provinces de l’Empire, la surveillance des administrations locales, comme la perception des impôts, l’obligation de rendre la justice, ce qui supposait des tournées dans la province d’affectation ou le contrôle des grandes constructions publiques. D’autres fonctionnaires étaient chargés de la gestion des biens de l’empereur. D’où la mise en place d’un personnel administratif, dont on ne peut mesurer le nombre et l’importance que les découvertes épigraphiques laissent seulement entrevoir. Pour ce qui relève de l’impôt perçu par l’État au titre du tribut, si on dispose du montant établi par César pour les Gaules (40 millions des sesterces), et probablement doublé par Auguste (Velleius Paterculus, 2, 39,2 ; Cassius Dion, 54, 21,4), on ignore ce que devaient verser les provinces alpines au fisc romain. Les droits de douanes (portorium) sont également prélevés à l’entrée des provinces alpines. Il s’agit ici de la quadragesima Galliarum, le quarantième des Gaules qui représentait 2,5% de la valeur des marchandises qui entraient dans ces provinces et même pour une partie de la Rhétie2. On connaît des bureaux (stationes), comme celui de Saint-Maurice (Acaunum), de Massongex (Tarnaiae) dans le Valais, d’Avigliana (Ad Fines) et de Borgo San Dalmazzo (Pedona) à l’entrée des Alpes Cottiennes et des Alpes Maritimes, de Turicum  (Zürich) en Rhétie3. De même est attesté parfois par l’épigraphie le personnel qui gère ces bureaux. Ainsi est évoqué à Aime 1.  Zimmermann B., Zur Authentizität des Clemensfeldzuges, Bonner  jahrbücher 13, 1992, p. 289301. 2.  Voir pour ce système d’imposition France J., 2001. 3.  France J., 2001, p. 323-336, qui énumère les stations connues dans le secteur alpin.

299

IV. Diversité régionale

(Alpes Graies) un esclave, dispensator‐adjoint du caissier (ILAlpes  Graies, 33), qui était esclave d’un esclave impérial ; un autre, Montanus remplaçant du percepteur du poste est attesté à Saint-Maurice, dans les Alpes Pennines1. À Borgo San Dalmazzo, sont mentionnés un c(onductor ?) et un praepositus de la XL  Galliarum (CIL  V 7852, AE 1992, 1155). Ces fonctionnaires avaient le monopole des opérations de caisse, recettes et dépenses, sous les ordres du procurateur2.

B. Le statut juridique des habitants Au pied des Alpes, les cités de la Transpadane avaient reçu le droit latin, en 89 avant J.-C., grâce à la lex  Pompeia, puis le droit romain en 49 avant J.-C. grâce à la lex  Roscia. Les cités des Alpes devaient suivre la même évolution mais avec un important décalage. En effet, dans un premier temps, celui de l’administration militaire, les habitants ont continué à vivre selon leurs lois. Cependant certains notables qui avaient aidé les Romains pendant la conquête ou qui avaient rendu des services reçurent la citoyenneté à titre personnel. Le droit de cité romaine fut ainsi accordé individuellement à un certain nombre d’habitants des Alpes, surtout à l’époque d’Auguste, puis de Claude ainsi qu’en témoignent les nombreux porteurs du gentilice Iulius ou Claudius, fréquent par exemple à Suse, capitale des Alpes Cottiennes et leur appartenance à la tribu Quirina (inscription de Suse, CIL V 7243). Ces citoyens, l’élite de ces provinces, étaient les seuls à disposer des ressources suffisantes pour faire graver des inscriptions mentionnant leurs duo ou tria nomina pendant le Ier siècle. D’où leur sur-représentation par rapport aux pérégrins qui étaient beaucoup plus nombreux3. Ainsi que l’évoque Pline, les provinces alpines étaient pour la plupart détentrices du droit latin4 : « Il y a en outre des populations qui se sont vu accorder le droit latin, comme celle d’Octodurus et ses voisins les Ceutrons, les cités cottiennes… » (HN, 3, 24,136). Mais il semble qu’elles ne reçurent pas ce droit en même temps. Probablement sous le règne de Claude, les Ceutrons et les cités du Valais se virent accorder le droit latin (Pline, HN, 3, 20,135). Cette promotion est certainement à relier au changement de statut d’Aime et de Martigny, qui prirent le nom de Forum Claudii Ceutronum et de Forum Claudii Vallen‐ sium. Ces fondations démontrent que ces centres devinrent le lieu de ré1.  Wiblé Fr., 2007, p. 169-182 (p. 174). 2.  France J., 2001, p. 69-96, en a dressé un inventaire pour les provinces alpines. 3.  À propos des notables des Alpes Cottiennes, voir Rémy B., 2000, p. 17-44 ; sur la dénomination des pérégrins dans cette province, voir Rémy B., 2003 (2005), p. 243-253. 4.  Chastagnol A., 1995, p. 143-154, qui donne des exemples dans les Alpes Cottiennes et dans le Valais.

300

Les régions alpines occidentales…

union de tous les Ceutrons et de tous les Valaisans. Dans le Valais, disparaissaient ainsi les quatre précédentes cités au profit d’une capitale unique.  Pour les cités cottiennes, le droit latin fut octroyé probablement sous le règne d’Auguste, car elles ne s’étaient pas comportées en ennemies de Rome et parce qu’elles furent mises sur le même plan que les municipes créés par la lex Pompeia de 89 avant J.-C. (Pline, HN, 3, 24,138). En revanche, selon Tacite (Annales, 15, 32), ce n’est qu’en 63 que Néron accorda le droit latin à toutes les cités de la province des Alpes Maritimes qui n’en avaient pas bénéficié auparavant. Quant à la Rhétie, l’évolution semble avoir été plus lente parce que les Rhètes ont probablement subi plus durement que les autres peuples les effets de la conquête militaire, notamment en voyant une partie des hommes intégrer de gré ou de force les unités auxiliaires. Pour l’heure, on ignore à quel moment le droit latin fut accordé à la population de la Rhétie. Au Ier siècle de notre ère enfin, certains peuples ont vu leur statut évoluer. Nous disposons d’un exemple précis dans les Alpes méridionales. Après la disparition du royaume de Cottius, en effet, certains peuples comme ceux de la vallée de l’Ubaye furent constitués en ciuitates, tandis que d’autres, jugés incapables de s’organiser à la romaine, étaient rattachés à des cités existantes. Ce fut le cas des Avantici et des Bodiontici qui furent intégrés au territoire de Digne (CAG 04, Ph. Leveau, p. 61-62, voir ci-dessous).

C. Le cadre municipal Faute de place, il n’est pas possible d’aborder ici l’urbanisation des provinces alpines et de mesurer les rapports entre la ville et la montagne. Mais on renverra à un important colloque qui s’est tenu dernièrement à Grenoble et qui a traité de ces questions1. Pour répondre dans une certaine mesure à la nécessité de pourvoir les provinces alpines de centres administratif, économique, voire culturels et religieux, les Romains ont favorisé le développement urbain. Dans les provinces alpines, la municipalisation – la création de municipes – reste principalement l’œuvre de l’empereur Claude, qui lia cette évolution au développement du réseau routier. Comme on l’a vu plus haut, les cols occidentaux (Montgenèvre, Petit et Grand-Saint-Bernard) furent soigneusement aménagés, de même que prirent de l’importance les routes de

1.  La  ville  dans  les  Alpes  occidentales  à  l’époque  romaine, Leveau Ph., Rémy B. (dir.), Cahiers du CRHIPA 13, Grenoble, 2008, voir en particulier les conclusions de Ph. Leveau, p. 371-398.

301

IV. Diversité régionale

Milan au Rhin par le Julierpass et plus à l’Est celle du col du Reschen qui reliait Vérone à Augsbourg. À l’inverse des Alpes méridionales, les Alpes Graies et Pennines étaient peu étendues et elles n’étaient pas subdivisées en plusieurs cités. Elles ne disposaient donc que d’une capitale, Aime et Martigny, et le nombre des agglomérations resta limité : Darentasia (Moutiers), Bergintrum (BourgSaint-Maurice) pour les Alpes Graies, Massongex et Sion pour les Alpes Pennines.

1. Le statut des cités alpines Il faut partir du constat que les Romains, à l’instar de ce qu’ils ont pu faire en Cisalpine, avec la fondation de Turin et d’Aoste, n’ont pas créé de colonies à l’intérieur des Alpes. Mais en revanche, ils ont développé ou créé des municipes en liaison avec l’octroi du droit latin. Ainsi dans les Alpes Maritimes, à partir du règne de Néron, Cimiez, Vence, Castellane, Senez, Pedona (Borgo San Dalmazzo), Digne (rattachée à la Narbonnaise en 69) furent élevés au rang de municipes.

Le cas de Digne et de sa région Il s’agit d’une question complexe et controversée. Sous les JulioClaudiens, Digne (Dinia) n’était pas située dans la province des Alpes Maritimes. Dès le règne d’Auguste, elle était une colonie de droit latin, comme la plupart des cités de Narbonnaise à cette époque1. Selon Pline (HN 3, 37), en 69 Galba ajouta au registre de la province deux peuples, les Auantici et les Bodiontii, dont la capitale fut Digne. On doit comprendre que ces deux peuples furent attribués (adtributi) à la colonie de Digne. Mais du fait de sa réintégration dans la province des Alpes Maritimes, sous le règne d’Hadrien, Digne échangea son titre de colonie latine en celui de municipe de droit latin, selon un usage répandu dans les autres provinces occidentales de l’Empire. Cette vue semble confirmée par une inscription de la région de Digne, datée du règne de Commode (ILN.  II  Digne,3) qui mentionnerait le m(unicipium)  A(‐)  A(‐)  D(inia)  plutôt  que  D(iniensium) B(odiontiorum). Digne aurait été la cité des Bondiontici2.

1.  CIL XII 6037a, inscription de Narbonne mentionnant un aedilis coloniae Diniae. 2.  Voir le commentaire de l’inscription, ILN. Digne, 3, p. 263-269 ; Chastagnol A., « À propos du droit latin provincial », dans La Gaule romaine et le droit latin, Lyon, 1995, p. 110-111 et 272-275. Cependant Roth-Congès A., RELig 59-60, 1993-1994, p. 73-101 rejette la mention de Digne sur l’inscription de Narbonne. En dernier lieu, Arnaud P., Gayet Fr., dans Epigrafia  delle  Alpi, Migliario E., Baroni A. (éd.), Trento, 2007, p. 28-29.

302

Les régions alpines occidentales…

Dans les Alpes Cottiennes, ce sont Suse et Briançon. À l’origine simple uicus, Suse accéda au rang de municipe et de capitale de province, dès le règne d’Auguste, tandis que Briançon, municipe également était aussi une mansio sur la route venant du col du Montgenèvre. Dans les Alpes Pennines, Martigny est passé du stade de uicus à celui de capitale de province, mais on ne connaît pas le statut de Tarnaiae (Massongex). Il existait aussi des agglomérations qui avaient le statut de chef-lieu de ciuitas. Ce fut le cas de Briançonnet, de Castellane, d’Entrevaux et de Vence dans les Alpes Maritimes, d’Embrun dans les Alpes Cottiennes1. Pour ce qui est de la Rhétie, la capitale de la province fut probablement au début de son histoire Cambodunum (Kempten), qui pourrait être la splendissima  Raetiae  prouinciae  colonia (Tacite, Germanie, 41), bien qu’il n’y ait jamais eu de colonie sous le Haut-Empire dans cette province. Mais à partir des Flaviens, elle fut remplacée par Augusta  Vindelicum (Augsbourg) qui devint municipe, après 121, sous le règne d’Hadrien, le munici‐ pium  Aelium  Augustum  Vindelicum. Au IIe siècle, Brigantium (Bregenz) et Curia (Coire/Chur) étaient des uici, situés sur un important axe routier nord-sud, reliant comme on l’a vu la Rhétie au lac de Côme, dont le développement fut remarquable jusqu’à la guerre contre les Marcomans. Les villes du piémont bavarois profitaient de la présence de la IIIe légion Itali‐ ca aux Castra  Regina (Regensburg) pour s’assurer une certaine prospérité en ravitaillant les soldats.

2. La gestion municipale des agglomérations dans les Alpes Ce n’est que par un lent processus que des cités comme Segusio (Suse) et Brigantio (Briançon), dans les Alpes Cottiennes, ont connu l’administration et le mode de vie romains. Dès le début du Ier siècle de notre ère, l’épigraphie indique que Suse était gérée par des décurions et des duumvirs (CIL V 7260, 7233) probablement dépendants d’une curie locale, attestée seulement au IIIe et IVe siècles sous la forme d’un ordo  splendissimus  ciuitatis Segusinorum. Des magistrats sont également attestés dans les Alpes Cottiennes aux deux premiers siècles de l’Empire, à Embrun et à Briançon. Ainsi, bien qu’originaire de Vintium (Vence) dans les Alpes Maritimes, Lucius Allius Verinus fut décurion, duumvir à Embrun, où il était résident (incola) et flamine de la province des Alpes Maritimes pour le compte de sa ville d’origine (ILAlpes  Cottiennes, 5). De même, toujours à Embrun, Marcus Vessonius Ianuarius revêtit le décurionat et le duumvirat (ILAlpes Cottien‐ 1.  Pour les cités des provinces des Alpes méridionales, voir Arnaud P., Gayet Fr., 2007, p. 19-35 ; voir également le tableau synthétique des agglomérations alpines confectionné par Segard M., 2009, p. 246-247.

303

IV. Diversité régionale

nes, 6) tandis que Titus Parridius Gratus exerça la questure et le duumvirat dans le municipe de Briançon (ILAlpes Cottiennes, 13). Il est frappant de noter que ces personnages, ainsi que le révèle leur filiation, ont abandonné le nom gaulois de leur père, en devenant citoyen romain à la suite de l’exercice d’une charge administrative dans leur municipe. Dès le Ier siècle cependant, deux cités des Alpes Cottiennes, Embrun et Chorges, furent rattachées aux Alpes Maritimes. Cette dernière province a livré les noms d’un certain nombre de magistrats, en général décurions, duumvirs, voire des prêtres, flamines, à Ceme‐ nelum (Cimiez), Vintium (Vence), Salinae (Castellane), Rigomagus (Fauconde-Barcelonnette), ainsi que des sévirs augustaux. Cependant l’analyse de l’épigraphie municipale des Alpes Maritimes et d’une partie des Alpes Cottiennes montre que l’édilité, marche-pied de l’ascension sociale, n’est pas évoquée dans les cursus municipaux, car certainement jugée trop peu prestigieuse, alors que sont mis en avant duumvirat, décurionat et flaminat. L’attractivité du droit latin est restée très forte jusqu’au IIIe siècle1. Les inscriptions mises au jour affirment la présence en Valais de duu‐ muiri  iure  dicundo. C'est le titre octroyé aux magistrats suprêmes d'une colonie et cela démontre un parallélisme entre les structures administratives d'une colonie et celles d'une civitas. D'autres magistrats sont attestés : un édile devenu par la suite duumvir est connu par une étonnante stèle sur laquelle ce magistrat a fait graver une chaise curule (AE 1988, 856 à Sion). Certains duumuiri furent aussi prêtres du culte impérial (flamines). Il y avait aussi un ou deux collèges de sévirs augustaux2. Un recensement récent des flamines provinciaux et municipaux et des sévirs augustaux dans les provinces alpines (hormis la Rhétie) a révélé la mise en place précoce du culte impérial et le loyalisme politique des notables3. Il reflète dès le Ier siècle de notre ère l’importance des hommages rendus aux empereurs vivants et à leur famille par les populations locales. Enfin, la découverte dans le uicus de Curia (Coire) en Rhétie, d'une esplanade dotée de quatre autels et d'une dédicace à Lucius Caesar, le petitfils d'Auguste décédé en 2 apr. J.-C., incite à penser à un emplacement réservé au culte impérial. Il est possible que Coire ait été le chef-lieu d'une ciuitas, peut-être celle de la tribu celte des Calucones, soumise à Rome durant la campagne de 15 av. J.-C.

1.  Voir sur ce point, Arnaud P., Gayet Fr., dans Epigrafia  delle  Alpi (Migliario E., Baroni A. éd.), Trento, 2007, p. 13-73 (p. 36-41 pour les honneurs municipaux). 2.  Wiblé Fr., 2007, p. 171-172 avec les références aux inscriptions. 3.  Rémy B., 2000, p. 881-924, avec les textes épigraphiques et des tableaux recensant les flamines, les flaminiques et les sévirs augustaux.

304

Les régions alpines occidentales…

En revanche, si l’on possède des inscriptions mentionnant des procurateurs, la documentation sur l’existence de magistrats municipaux dans les Alpes Graies reste à l’heure actuelle muette.

Conclusion Au terme de cet essai, il faut avoir conscience de l’ampleur de nos incertitudes dues aux lacunes de la documentation sur les Alpes pendant la période étudiée. Mais nous avons tenté de dresser un tableau honnête de ce que l’on sait aujourd’hui de la mise en place de la domination romaine dans ces régions sans chercher à développer, mais sans ignorer les hypothèses qui font débat entre les spécialistes. Du moins on peut être assuré qu’elle s’est faite de façon progressive, sans bouleversements systématiques, avec des tâtonnements, ainsi que le montre le passage de certaines cités d’une province à l’autre, selon la tradition empirique romaine de son gouvernement et de ses fonctionnaires. De ce fait s’observe à la fois une acculturation des populations alpines à la civilisation romaine et méditerranéenne et une intégration assez rapide au demeurant dès le règne d’Auguste. L’absence de remise en question de l’autorité romaine aux deux premiers siècles de l’Empire semble illustrer la réussite de Rome dans les Alpes.

Sources et bibliographie Sources littéraires • • • •

STRABON, Géographie, 4, éd. et trad. Fr. Lassère, CUF, Paris, 1966. PLINE L’ANCIEN, Histoire naturelle, 3, éd. et trad. H. Zehnacker, CUF, Paris, 1998. TACITE, Histoires, 1, éd. et trad. P. Wuilleumier, H. Le Bonniec, J. Hellegouarc’h, CUF, Paris, 1987. TARPIN (M.), BOEHM (I.), COGITORE (I.), ÉPÉE (D.), REY (A.-L.), « Sources écrites de l’histoire des Alpes dans l’Antiquité », BEPAA 11, 2000, p. 9-220.

Sources épigraphiques • • • • •

AE = L’Année Épigraphique depuis 1888. CIL = Corpus Inscriptionum Latinarum. CIL III = Mommsen (Th.), Corpus Inscriptionum Latinarum, t. III. Inscriptiones Asiae,  prouinciarum Graecarum Illyrici Latinae, Pars I, Berlin, 1873. CIL  V = Mommsen (Th.), Corpus  Inscriptionum  Latinarum. t. V. Inscriptiones  Galliae  Cisalpinae Latinae, Berlin, 1872. CIL XII = O. Hirschfeld, Corpus Inscriptionum Latinarum, t. XII. Inscriptiones Galliae  Narbonensis, Berlin, 1988.

305

IV. Diversité régionale



CIL XIII = Hirschfeld (O.), Zangmeister (K.) et alii, Corpus Inscriptionum Latinarum, t. XIII. Inscriptiones trium Galliarum et Germaniarum Latinae, 6 vol., Berlin, 1899-1943. ILAlpes  I. Alpes  Graies  = (B. Rémy), Inscriptions  Latines  des  Alpes. ILAlpes I. Alpes Graies, Chambéry-Grenoble, 1998. ILAlpes. Alpes  Cottiennes = Rémy  (B.), Kayser (Fr.), Inscriptions latines des Alpes : les Alpes Cottiennes (versant français), Bulletin d’Études Préhistoriques et archéologi‐ ques alpines, 16, 2005, p. 95-121. ILN Antibes, Riez, Digne = Chastagnol (A.), Inscriptions Latines de Narbonnaise (ILN),  II. Antibes, Riez, Digne, Paris, 1992. ILN Vienne = Rémy (B. dir.), Inscriptions Latines  de Narbonnaise (ILN), V. Vienne, 3 vol. Paris, 2004-2005.

• •

• •

Bibliographie • •

• • • •

• • •





• • •

306

ARNAUD (P.), « Un flamine provincial des Alpes Maritimes à Embrun. Flaminat provincial », incolatus et frontière des Alpes Maritimes, RAN 32, 1999, p. 39-48. ARNAUD (P.), GAYET (Fr.), « Petite et grande histoire globale : la contribution de l’épigraphie à la connaissance du versant occidental des Alpes méridionales romaines », dans Epigrafia  delle  Alpi, Migliario (E.), Baroni (A.) éd., Trento, 2007, p. 19-35 Atlas culturel des Alpes occidentales. De la Préhistoire à la fin du Moyen Âge, JourdainAnnequin (C. dir.), Paris, 2004. BARRUOL (G.), Les  peuples  du  Sud‐Est  de  la  Gaule.  Études  de  géographie  historique, Paris, 19752. BARRUOL (G.), « Les Hautes-Alpes à l’époque romaine », dans Archéologie dans les  Hautes‐Alpes, Gap, 1991, p. 227-237. BARRUOL (G.), « Les agglomérations gallo-romaines des Alpes du Sud », dans Gros (P. dir.), Villes et campagnes en Gaule romaine. 120e Cong. Nat. Soc. Hist. Scient., Aixen-Provence, 1995, Archéologie, Paris, 1998, p. 27-43. BEPAA = Bulletin d’Études Préhistoriques et Archéologiques Alpine,  édité par la Société Valdôtaine de Préhistoire et d’archéologie, Aoste (Val d’Aoste, Italie). BÉRARD (Fr.), « Un nouveau procurateur à Aime-en-Tarentaise », Gallia 52, 1995, p. 343-358. BÉRARD (Fr.), « Organisation municipale et hiérarchies sociales dans les provinces gauloises et alpines, dans XI  Congresso  Internazionale  di  Epigrafia  greca  et  latina  Rome, 1997, II, Rome, 1998, p. 39-54. BERTRANDY (Fr.), « Recherches sur les relations entre l’Italie et les régions alpines : les témoignages monétaires », dans Giorcelli-Bersani (S. éd.), Gli Antichi e la monta‐ gna/Les Anciens et la montagne, Turin, 2001, p. 125-148. BERTRANDY (Fr.), « Recherches sur les voies secondaires dans les Alpes occidentales entre Montgenèvre et Grand-Saint-Bernard à l’époque romaine : approche méthodologique », Preistoria alpina 39, 2003 (2005), p. 289-298. CAG 04 = G. Bérard, Carte archéologique de la Gaule. Les Alpes‐de‐Haute‐Provence. 04, Paris, 1997. CAG 05 = Ganet (I. et alii), Carte archéologique de la Gaule. Les Hautes‐Alpes. 05, Paris, 1995. CAG  38  =  Pelletier (A.), Dory (F.), Michel (J.-Cl.), Carte  archéologique  de  la  Gaule.  L’Isère I. 38, Paris, 1994.

Les régions alpines occidentales…

• • • • • • • • •

• • •

• • • • •

• • •

• •



CAG 73 = Rémy (B.), Ballet (Fr.), Ferber (E.), Carte archéologique de la Gaule. La Sa‐ voie. 73, Paris, 1996. CAG 74 = Bertrandy (Fr.), Ferley (M.), Serralongue (J.), Carte  archéologique  de  la  Gaule. La Haute‐Savoie. 74, Paris, 1999. CHASTAGNOL (A.), « Société et droit latin dans les provinces des Alpes occidentales », dans La Gaule romaine et le droit latin, Scripta varia 3, Lyon, 1995, p. 143-154. CIURLETTI (G.), MARZATICO (F.) éd., I Reti / Die Räter, Trento, 1999. DENTI (M.), I Romani a nord del Po, Milan, 1991. Epigrafia delle Alpi, Migliario (E.), Baroni (A.) éd., Trento, 2007. FELLMANN (R.), La Suisse gallo‐romaine. Cinq siècles d’Histoire, Lausanne, 1992. FORMIGÉ (J.), Le Trophée des Alpes (La Turbie), IIe supplt à Gallia, Paris, 1949. FRANCE (J.), Quadragesima Galliarum. L’organisation douanière des provinces alpestres,  gauloises et germaniques de l’Empire romain (Ier siècle av. J.‐C.‐IIIe siècle ap. J.‐C.), Rome, 2001. GARCIA (D.), La Celtique méditerranéenne. Habitats et sociétés en Languedoc et en Pro‐ vence du VIIIe au IIe siècle av. J.‐C., Paris, 2004. Gli  Antichi  e  la  montagna/Les  Anciens  et  la  montagne.  Écologie,  religion,  économie  et  aménagement du territoire, Giorcelli-Bersani S. éd., Turin, 2001. HAENSCH (R.), « Les capitales des provinces germaniques et de la Rhétie : de vieilles questions et de nouvelle perspectives », Simulacra  Romae CCAA/Vindelicum/Mogontiacum, site internet, p. 307-325.  LAGUERRE (G.), Inscriptions antiques de Nice‐Cimiez (Cemenelum, Ager Cemenelensis), Paris, 1975.  LETTA (C.), « La dinastia dei Cozzi e la romanizzazione delle Alpi occidentali », Athenaeum 54, 1976, p. 37-76. LETTA (C.), Ancora sulle ciuitates di Cozio et sulla praefectura  di Albanus, dans Gorcelli-Bersani (S. éd.), Turin, 2001, p. 149-166. Le  Valais  avant  l’Histoire  (14000  av.  J.‐C.‐47  ap. J.‐C.),  Catalogue  de  l’exposition, Sion, 1986. LEVEAU (Ph.),  « La période romaine dans les Alpes occidentales. Un bilan des recherches », dans Boëtsch (G.), Devriendt (W.), Piguel (A.) dir., Permanences  et  changements  dans  les  sociétés  alpines, Actes du Colloque, Gap, 2002, Aix-enProvence, 2003, p. 31-56. LEVEAU (Ph.), RÉMY (B.), La  ville  dans  les  Alpes  occidentales  à  l’époque  romaine, Cahiers du CRHIPA 13, Grenoble, 2008. MIGLIARIO (E.), « Le Alpe antiche : bilanci et prospettive », Athenaeum 95, 2007, p. 725-736. PAUNIER (D.), « Peuplement et occupation du milieu alpin suisse : un état de la question, dans Chevallier (R. dir.), Peuplement et exploitation du milieu alpin (Antiqui‐ té et Haut‐Moyen Âge), Belley, 1989, Tours 1991, p. 147-156. PRIEUR (J.), La province romaine des Alpes Cottiennes, Villeurbanne, 1968. PRIEUR (J.), « L’histoire des régions alpestres (Alpes Maritimes, Cottiennes, Graies et Pennines) sous le Haut-Empire romain (Ier-IIIe siècles ap. J.-C.) », dans ANRW II, 5,2, 1976, p. 630-656. RAEPSAET-CHARLIER (M.-Th.), « Les Gaules et les Germanies », dans Lepelley (Cl. dir.), Rome et l’intégration de l’Empire (44 av. J.‐C.‐260 ap. J.‐C.). T. 2. Approches régio‐ nales du Haut‐Empire romain, Paris, 1998, p. 143-195.

307

IV. Diversité régionale



• • •





• • • • • •

• • • • • • •

308

RÉMY (R.), « Loyalisme politique et culte impérial dans les provinces des Alpes occidentales (Alpes Cottiennes, Graies, Maritimes et Pœnines) au Haut-Empire », MEFRA 112, 2000, p. 881-924. RÉMY (B.), « Les notables de la province romaine des Alpes Cottiennes au HautEmpire d’après les inscriptions », Histoire des Alpes 5, 2000, p. 17-44. RÉMY (B.), « La dénomination des “pérégrins” des Alpes Cottiennes au HautEmpire d’après les inscriptions », Preistoria Alpina 39, 2003 (2005), p. 243-253. ROTH-CONGÈS (A.), « L’inscription des Escoyères dans le Queyras, la date de l’octroi du droit latin aux Alpes Cottiennes et la question de Dinia », RELig 59-60, 1993-1994, p. 73-101. SEGARD (M.), Les Alpes occidentales romaines. Développement urbain et exploitation des  ressources  des  régions  de  montagne  (Gaule  Narbonnaise,  Italie,  provinces  alpines), Aixen-Provence, 2009. TARPIN (M.), « La négation des Alpes dans l’imaginaire romain », dans La  monta‐ gne et son image du peintre d’Arkesilas à Thomas Cole (116e Congrès National des Sociétés  Savantes. Archéologie et Histoire de l’Art, Chambéry, 1991), Paris, 1991, p. 89-120. TARPIN (M.), « Les Romains et les Alpes, dans Vallis Poenina ». Le Valais à l’époque  romaine, Sion, 1998, p. 17-21. Vallis Poenina. Le Valais à l’époque romaine, Catalogue de l’exposition (Fr. Wiblé dir.), Sion, 1998. VAN BERCHEM (D.), Les routes et l’histoire. Études sur les Helvètes et leurs voisins dans  l’Empire romain, Genève, 1982 (recueil d’articles). VAN BERCHEM (D.), « Conquête et organisation par Rome des districts alpins », dans Les routes et l’histoire, Genève, 1982, p. 79-85. VAN BERCHEM (D.), « La conquête de la Rhétie », dans  Les  routes  et  l’histoire, Genève, 1982, p. 87-102. VAN BERCHEM (D.), « Les Alpes sous la domination romaine », dans Guichonnet (P.), Histoire et civilisation des Alpes, Toulouse/Lausanne, 1980, p. 95-130 = Van Berchem (D.), Genève, 1982, p. 185-217. WALSER (G.), « Summus Poeninus ». Beiträge zur Geschichte des Grossen St Bernhard‐ Passes in römische Zeit, Historia Einzelschrift 46, Stuttgart, 1984. WALSER (G.), « Via per Alpes Graias ».  Beiträge  zur  Geschichte  des  Kleinen  St  Bern‐ hard‐Passes in römischer Zeit, Historia Einzelschrift 48, Stuttgart, 1986. WALSER (G.), Studien zur Alpengeschichte in antiker Zeit, Stuttgart, 1994. WIBLÉ (Fr.), Tarpin (M.), « L’époque julio-claudienne dans le Valais », dans Le  Valais avant l’Histoire, Catalogue exposition, Sion, 1986, p. 139-152. WIBLÉ (Fr.), « Deux procurateurs du Valais et l’organisation de deux districts alpins », L’Antiquité tardive 6, 1998, p. 181-191. WIBLÉ (Fr.), « Inscriptions latines sur pierre de la Vallis  Poenina », dans Epigrafia  delle Alpi, (Migliario (E.), Baroni (A.) éd.), Trento, 2007, p. 169-182. WIBLÉ (Fr.), Martigny‐la‐Romaine, Martigny, 2008.

La Gaule Belgique d’Auguste à Commode. Perspectives historiques Marie-Thérèse Raepsaet-Charlier Professeur émérite à l’université Libre de Bruxelles

Si les Belgae et le Belgium figurent déjà chez César (BG, I, 1, 1 ; V, 12, 2), la Gaule Belgique entre dans l’histoire avec Auguste. C’est en effet le premier empereur qui divise la province de Gallia  Comata issue de la conquête césarienne en trois éléments : l’Aquitaine, la Lyonnaise et la Belgique. Faut-il lier cette opération administrative à la lex  provinciae qui en 22 avant notre ère créa la nouvelle Narbonnaise attribuée à l’autorité du Sénat (Dion Cassius, 54, 4, 1) ? Ou bien est-ce déjà en 27, lorsque l’on procéda au recensement du territoire (Tite-Live, Per., 138) ? Ou même lors du séjour d’Auguste en Gaule de 16-13 (Dion Cassius, 54, 19, 1 et 25, 1) ? Cette dernière date est sans doute trop tardive car l’inauguration de l’autel du Confluent par Drusus en 12 implique que, à ce moment, toutes les civitates existent avec un chef-lieu et une administration propre capable d’envoyer des délégués au sanctuaire fédéral. Par ailleurs il apparaît que les deux séjours d’Agrippa et son gouvernement ont constitué des étapes essentielles dans l’organisation des nouvelles provinces. La phase triumvirale (40-38/7) fut sans doute celle du réseau routier tel que le décrit Strabon (IV, 6, 11) et la seconde (20-19/8) celle de l’installation urbaine des peuples gaulois, en Aquitaine et Lyonnaise car il ne semble pas y en avoir de traces dans les régions septentrionales. Archéologiquement, il se confirme que toutes les fondations reconnues datent de la décennie 20-10. D’emblée les villes des chefs-lieux et les agglomérations nombreuses vont se développer de manière ininterrompue, interconnectées par un réseau routier et fluvial particulièrement dense. Le processus d’urbanisation qui débute alors va connaître des phases d’extension variable selon les régions mais la richesse et l’ampleur de la monumentalisation ne doivent en rien être sous-estimées. Il semble que ce soient les deux villes principales au niveau administratif qui aient bénéficié de la parure la plus magnifique : les portes de Reims et l’enceinte de Trèves sont spectaculaires ; toutefois le grand cryptoportique de Bavay ou le théâtre de Soissons, l’amphithéâtre de Metz ou celui d’Amiens constituent des monuments

309

IV. Diversité régionale

imposants et les théâtres1 des sanctuaires ne sont pas négligeables, car il convient de ne pas confondre la qualité de la conservation des vestiges avec celle de leur importance architecturale.

La province La définition du territoire de la Belgique pose un problème particulier. Au moment où Auguste procède à son découpage, il poursuit toujours son projet de conquête de la Germanie. Après la défaite de Lollius en 16, démarrera en 12 la grande offensive de Drusus qui aboutira à une extension de l’empire au-delà du Rhin et à la création de la province de Germanie dont l’existence sera bien éphémère. L’Ara Ubiorum, parallèle de celui de Lyon pour le culte de Rome et d’Auguste en Germanie, marquera la capitale, la future Cologne. Et bien entendu cette Germania resta lettre morte après le désastre de Varus en 9 de notre ère. Ces péripéties germaniques ont pour conséquence que la Belgica comprend à l’origine les territoires rhénans qui seront sous Domitien institués en véritables provinces de Germanie supérieure et inférieure. Dans l’immédiat, après l’abandon de la provincia Germania, ils seront considérés comme des districts militaires sous l’autorité d’un légat consulaire. Là figure une fiction administrative puisque ces légats propréteurs anciens consuls seront d’un rang supérieur au gouverneur de Belgica, lui-même légat d’Auguste propréteur de rang prétorien. L’histoire de ces territoires fortement militarisés leur est en grande partie propre et nous nous limiterons ici à la Belgica dans ses frontières flaviennes. Mais même dans cette option des problèmes demeurent car les textes anciens sont peu précis ou contradictoires : ainsi du côté oriental des hésitations se maintiennent quant à l’appartenance provinciale des Lingons, sans doute plutôt en Germanie supérieure, ou quant à celle des Tongres, sans doute plutôt en Germanie inférieure. C’est ainsi que nous les considérerons. Pour définir l’extension de la province il faut partir des limites, approximatives, des différentes cités qui la composent ; ce sont, de l’ouest vers l’est, les Bellovaques, les Suessions, les Silvanectes, les Ambiens, les Viromanduens, les Atrébates, les Morins, les Ménapiens, les Nerviens, les Rèmes, les Trévires, les Médiomatriques et les Leuques. Cette liste correspond – aux Tongres près – à Ptolémée (II, 9, 7-13), dont on sait malheureusement que l’information n’est pas sans failles. Deux points ont fait l’objet de travaux récents : A. Chastagnol, en vertu de l’activité évergétique d’un magistrat des Ambiens à Eu (AE 1982, 716 = 2006, 836), a montré que la frontière habituellement tracée entre la Belgique et la Lyonnaise sur la Bresle, d’après la situation médiévale, devait 1.  Demasy Fr., dans Villes 2007, p. 447-465.

310

La Gaule Belgique d’Auguste à Commode. Perspectives historiques

être déplacée vers l’ouest, à hauteur de la Scie1. Au nord, les travaux des géologues sur le tracé ancien des embouchures dessinent une géographie très différente de celle de la Zélande actuelle2. Il est probable que l’Escaut occidental n’existait que sous la forme d’un estuaire limité et que l’embouchure de l’Escaut correspondait approximativement à l’Escaut oriental actuel : cela implique une cité des Ménapiens plus vaste, englobant les anciennes îles de Walcheren et Beveland, ce qui entraîne des conséquences non négligeables au niveau économique et religieux (voir carte). La capitale provinciale est située à Reims (Strabon, IV, 3, 5). L’importance prise par Trèves au fil du temps a donné à penser que cette ville avait pu remplacer Reims dès le Haut-Empire mais ce n’est pas avéré car un gouverneur du milieu du IIe siècle dont ne subsiste que le surnom Priscus fut honoré par la cité des Rèmes (CIL X 1705 = AE 1991, 4853). Les gouverneurs sont d’abord communs pour les Tres  Galliae, et ce fut notamment Drusus, Tibère, Germanicus ; ensuite un sénateur ancien préteur prendra la tête de la Belgique (stricto  sensu), inermis, dans laquelle, selon les usages, il restera en poste en moyenne trois ans. Il convient d’envisager encore la question du recensement4 : après les opérations d’Auguste, Drusus et Germanicus, ce furent à notre connaissance des consulaires (censitores) qui furent nommés pour organiser cette entreprise essentielle pour la perception des impôts, sans doute avec une solidarité maintenue entre les trois provinces. Pour une efficacité plus grande sur le terrain, les territoires étaient divisés en districts confiés à des chevaliers, qui eux-mêmes devaient s’appuyer sur les cités et les pagi. On notera spécialement un censor des Rèmes, ou un procurateur chargé du district des Ambiens, Morins et Atrébates. Pour mieux contrôler l’assiette fiscale ou pour installer de nouveaux cadres parcellaires, voire de nouveaux domaines, il n’est pas exclu que des opérations de cadastration aient été effectuées dans certaines cités, soit par l’administration centrale soit par les civitates elles-mêmes5. Le rang prétorien du gouverneur et son implication militaire ont longtemps appuyé l’idée d’une absence quasi complète de troupes sur le territoire de la province. L’archéologie cependant a montré que, pour des raisons de sécurité sans doute et de logistique liée aux nécessités techniques de l’implantation des nouvelles villes, des unités militaires limitées y ont séjourné. D’abord, entre César et Auguste, on peut citer par exemple les 1.  Chastagnol A., Gaule, p. 37-47. 2.  Beenhakker A., dans Romeins erfgoed, p. 45-51. 3. Les références épigraphiques qui ne présentent qu’un numéro sans recueil renvoient au CIL, XIII. 4.  Jacques Fr., Cens. 5.  Jacques Fr. et Pierre J.-L., Cadastrations ; Jacques Fr., Centuriations ; Bonnie R., 2009.

311

IV. Diversité régionale

camps de La Chaussée-Tirancourt et Folleville dans la Somme, les alentours d’Arras ainsi que le Titelberg et le Petrisberg à Trèves.

Belgica et Germania inferior. Cités et chefs-lieux. Sites mentionnés. © Nathalie Bloch. CREA. ULB.

Dans ce dernier cas on pense plus précisément à la répression de la révolte trévire de 30-29 mais il y eut plusieurs mouvements d’insurrection pendant cette période. Par la suite le camp d’Arlaines (à l’ouest de Soissons), fondé sous Tibère ou Claude et abandonné à l’époque flavienne, dut jouer un rôle dans le cadre de la révolte de Sacrovir. En effet, malgré 312

La Gaule Belgique d’Auguste à Commode. Perspectives historiques

le mouvement important d’intégration qui se manifesta dans l’installation des cités sous Auguste, et bien que de nombreux membres des élites eussent reçu la citoyenneté romaine, des rébellions1 que l’autorité romaine et l’armée eurent du mal à combattre réapparurent. Sans doute les pressions fiscales de Tibère (Suétone, Tib., 49 ; Tacite, Ann., III, 40-47) qui agissaient en sens contraire des faveurs octroyées précédemment par César et Auguste, ne furent pas étrangères à ces révoltes2. La première en 21, fut menée par l’Éduen Iulius Sacrovir et le Trévire Iulius Florus. Ce dernier fut rapidement vaincu par des soldats venus de Germanie et se suicida tandis que Sacrovir fut plus long à mâter. Malgré d’éventuelles nouvelles confiscations tibériennes et les exactions de Caligula (Dion Cassius, 59, 22), la pacification des règnes suivants doit sans doute beaucoup aux mesures favorables de Claude (né à Lyon) qui, notamment, demanda le ius  hono‐ rum pour les Gaulois (Tac., Ann., XI, 23-25 ; CIL XIII 1668) et sans doute le droit latin. Le règne de Claude constitue aussi un moment militaire important dans l’histoire de la Belgica car, reprenant les projets avortés de Caligula, l’empereur décida de conquérir la Bretagne et installa à cette fin une flotte, la Classis Britannica, à Boulogne (Gesoriacum). Le camp, les casernements des marins et le port à l’embouchure de la Liane représentent un facteur important du développement de cette région côtière en contact permanent avec la nouvelle province de Britannia. Il faudra ensuite attendre une situation critique de l’empire, la révolte de Vindex (alors légat de Lyonnaise) en 68, la guerre civile qui suivit la mort de Néron et la révolte des Bataves menée par Civilis pour que des Trévires à nouveau, Iulius Tutor et Iulius Classicus, tentent avec succès en collaboration avec le Lingon Sabinus la rébellion et la proclamation d’un empire « des Gaules ». Le territoire aux mains des insurgés s’étendait à presque tous les districts de Germanie, les dégâts civils et militaires, humains et matériels sur le Rhin et dans les régions voisines furent considérables. Mais la défaite fut générale grâce à la prise du pouvoir de Vespasien et l’action énergique du légat Petillius Cerialis. Chez les Bataves où ils combattaient, Tutor, Classicus et le « parti » trévire de la révolte décidèrent de s’exiler et 113 senatores passèrent le Rhin. Par ailleurs il faut noter que la participation des civitates gallo-romaines avait été limitée car les Rèmes réunirent en 70 une assemblée des cités qui décida « au nom des Gaules » la soumission (Tac., Hist., IV, 59 ; 67-69 ; V, 19). En ce qui concerne le nord de la Belgica, des invasions germaniques attribuées aux Chauques, population venant semble-til de l’embouchure de l’Elbe, ravagèrent sous Marc-Aurèle les campagnes et les bourgades septentrionales. Peu d’informations dans les textes sinon que Didius Iulianus, futur empereur éphémère de la succession de Com1.  Voir Heinen H., 1984. 2.  France J., Quadragesima, p. 278-283.

313

IV. Diversité régionale

mode, alors gouverneur de Belgique, les combattit vers 175 et les repoussa hors des frontières de l’empire (SHA, Did., 1, 7-8). L’archéologie montre notamment l’établissement d’un petit camp (Maldegem) dans le nord du pays ménapien et, sans doute pour protéger les côtes d’incursions futures, furent construits peu après les deux castella d’Aardenburg et Oudenburg1. Il n’est pas certain que la « guerre des déserteurs » de Maternus qui affecta notamment la Rhénanie et l’Alsace sous Commode ait touché la Belgique.

Les cités Un principe fondamental conditionne toute la compréhension du fonctionnement civil : la cité constitue l’unité de base de l’organisation administrative, la civitas, c’est-à-dire une unité spatiale à la tête de laquelle se trouve un chef-lieu (caput civitatis) où résident les institutions. Toutes les autres structures dont on perçoit l’existence, pagus,  vicus,  curia, et toutes les fonctions publiques, tant civiques que religieuses, s’inscrivent obligatoirement dans le cadre de la civitas. Ce n’est ni une originalité de la Belgique ni une exclusivité gauloise. Il faut à cet égard se démarquer d’une certaine tendance de la recherche à croire à des spécificités gauloises qui feraient fi des institutions romaines. La compréhension exacte du concept implique qu’il y a toujours lieu de considérer en une seule unité le cheflieu et le territoire, et que distinguer dans le vocabulaire comme dans le statut le chef-lieu (qui serait colonie ou municipe par exemple) et le territoire qui serait « simple » civitas n’a aucun sens. Les lois municipales ou coloniales sont à cet égard d’une clarté précise qui exposent dans le détail les actions à mener dans le territoire par les autorités qui siègent dans le chef-lieu. Les cités gallo-romaines ont été établies par Auguste et sans doute même déjà par Agrippa pour structurer la conquête de César. En ce qui concerne les définitions spatiales, la permanence des dénominations de peuples par rapport aux descriptions césariennes, donne à penser que souvent les aristocrates gaulois ont collaboré avec l’administration romaine pour organiser les cadres territoriaux de leurs clans. Dans le nord de la Gaule, on a pu montrer que des structurations intéressantes avaient déjà été instaurées du temps de l’indépendance avec un rôle non négligeable des sanctuaires2 dans la définition des emprises. Dans d’autres cas, sans que nous puissions toujours comprendre les mécanismes mis en œuvre, des territoires traditionnels ont été modifiés. Par exemple, il semble 1.  Dhaeze W., dans Romeins erfgoed, p. 35-44. 2.  Cf. Fichtl St., 1994.

314

La Gaule Belgique d’Auguste à Commode. Perspectives historiques

que la petite cité des Silvanectes ait été créée par découpage du territoire des Meldes. Des regroupements pourraient aussi avoir été effectués qui expliqueraient des listes de peuples plus nombreux chez Pline. Dans certains cas les peuples gaulois connaissaient déjà une organisation protourbaine qui a permis l’installation du chef-lieu dans la « capitale » de l’indépendance. C’est le cas à Reims. Mais l’administration romaine a aussi procédé au déperchement des oppida dans un souci d’installation des nouveaux chefs-lieux en plaine, pour des raisons tactiques peut-être, ou économiques. Ainsi on voit le remplacement du Titelberg par Trèves sans site laténien préalable, ou celui de l’oppidum de Vermand par Augusta (Saint-Quentin). Toutefois la plupart des chefs-lieux de Belgique semblent avoir été des créations ex nihilo sans site gaulois ne fût-ce que proche1, et certains exemples, comme Arras, paraissent illustrer la participation de l’armée (et de ses ingénieurs) au tracé du carroyage primitif. Le choix des emplacements pose problème car certains sites se révèlent fortement excentrés2 : il est probable qu’au-delà des impératifs géographiques, des critères culturels ou religieux ont parfois prévalu, qui nous échappent souvent. Dans d’autres cas des localisations sur des voies stratégiques, militairement et économiquement parlant, routières ou fluviales, ont dû être retenues mais cela pose la question de savoir si les tracés routiers d’Agrippa ont précédé les implantations urbaines ou non. De manière générale, dès lors qu’il n’y avait pas – ou guère – de centres urbanisés ou pré-urbanisés à respecter, ce sont souvent les sanctuaires qui représentaient les lieux collectifs marquant les territoires, qui ont aidé à la constitution des cités et à la fixation des limites. Les cités sont dotées de statuts différents en fonction de leur histoire à l’époque de la conquête (Pline, HN, IV, 106) : les Nerviens et les Leuques sont « libres », les Rèmes « fédérés ». Ces différents statuts avaient à l’origine des conséquences fiscales mais Tibère unifia les exigences de Rome et il n’en résulta plus que des titres : on constate que, toutefois, les Rèmes3 conservèrent la fierté de se dire « civitas  Remorum  foederata ». Les Trévires furent civitas  libera dans un premier temps (antea) puis seront élevés au rang de colonie latine. La date de cette promotion est discutée : habituellement on propose Claude, mais le nom même d’Augusta Trevero‐ rum indique peut-être Auguste4. Il doit s’agir d’une promotion honoraire car il n’y a aucune trace de colons italiens ou narbonnais dans la popula-

1.  Cf. Leman-Delerive G., 1999. 2.  Cassel par exemple, mais le caractère mouvant de la bande côtière apporte peut-être une explication simple. 3.  CIL XII 1855 ; 1869 ; cf. 1870 ; CIL X 1705 = AE 1991, 485 ; AE 1982, 715 dans cette dernière inscription le terme foederata doit assurément être restitué en complément. 4.  Le Roux P., 1999.

315

IV. Diversité régionale

tion1. En tout cas, « honoraire » ne veut pas dire « honorifique » et rien n’autorise à considérer, comme on l’a parfois fait, qu’il ne s’agit pas à Trèves comme partout ailleurs dans l’empire, d’une véritable colonie latine avec toutes les implications institutionnelles que cela comporte2. Deux autres cités3 ont été à un moment non précisé élevées au même rang, les Morins et les Médiomatriques.

Les subdivisions de la cité4 Dans un certain nombre de cas, la documentation révèle à l’intérieur des cités de Belgique la présence de pagi. Ceux-ci partagent le territoire en zones spatiales dont un exemple au moins confirme le bornage (4143) sans que l’on puisse savoir si toutes les cités étaient ainsi divisées. Le cas des Trévires dont au moins 5 pagi sont connus semble indiquer que la totalité du territoire était concernée mais ce n’était pas nécessairement le cas partout. Les noms des pagi sont généralement celtiques et certains peuvent être mis en relation avec des populations indigènes mentionnées dans les sources, César ou Pline par exemple, peuples qui n’ont pas constitué de cités. L’hypothèse a donc été émise que les pagi ou du moins certains d’entre eux représentaient en tant que divisions de la cité la « trace » de ces populations, éventuellement regroupées en raison de leur petite taille. Il est imprudent de chercher à superposer intimement à ces pagi mentionnés à l’époque impériale, des éléments laténiens que l’on pourrait avoir conservés de ces peuples, comme des monnayages, ou de leur appliquer avec précision les indices de localisation que fournissent les sources littéraires mais un lien doit avoir existé. Il ne peut être fortuit que le nom des Catoslugi de Pline se retrouve dans le noms du pagus Catuslou(ginensis) des Ambiens même si l’auteur ancien ne met pas les deux noms en relation. Ces pagi prennent dans une assemblée des décisions épigraphiquement mentionnées, chez les Leuques par exemple (4636), et ont des magistrats (4316 à Metz). Toutefois ils doivent avoir fonctionné avec délégation de pouvoir au départ du chef-lieu, notamment semble-t-il dans des questions de terrain public, peut-être de finances, de recensement. Ce qui apparaît surtout dans les sources ce sont leurs activités religieuses, et le fait qu’ils ont servi de cadre de recrutement militaire. On constate en effet que des soldats mentionnent comme origo des ethniques (Marsacus, Texuander) – ou que des troupes auxiliaires sont dénommées par un recrutement – qui

1.  2.  3.  4. 

Raepsaet-Charlier M.-Th., dans Noms, p. 397. Cf. Wolff H., 1977. CIL XIII 8727 et 11359. Dondin-Payre M., dans Villes 2007, p. 397-404 ; aussi Tarpin M., 2002.

316

La Gaule Belgique d’Auguste à Commode. Perspectives historiques

ne correspondent à aucune cité : la relation1 entre le pagus Chersiacus (dont le nom n’est pas certain) de Pline, la coh(ors)  I  [M]orinor(um)  et  Cersia‐ cor(um) (AE 1972, 148) et le nom de Gesoriacum est séduisante. À côté de ces structures territoriales, rurales ou non, on ne sait, il a existé au sein de nombreuses cités une institution encore plus mal connue, le vicus. Un nombre significatif de vici sont attestés en Belgique, correspondant généralement à des bourgades du territoire, d’ampleur et d’urbanisation variées. La compréhension de ces entités urbaines doit se fonder sur la définition pour Rome : un vicus romain est un quartier de l’Urbs (par ex. Cicéron, Pro Mil., 24, 64). On peut donc penser que les vici provinciaux correspondent à cette définition et sont l’équivalent d’un quartier du chef-lieu comme cela semble bien être le cas pour le vicus Vo‐ clanni(onum) de Trèves. Ces vici ont, comme les quartiers de Rome (cf. les compitalia ou les fêtes célébrées vicatim)2, des fonctions religieuses : par exemple chez les Trévires3 où toutes les activités publiques religieuses hors de la ville sont le fait de vicani ; ils ne semblent pas en Belgique en tout cas et dans l’état actuel de nos connaissances avoir eu des fonctions administratives par le biais de décrets ni avoir disposé de magistrats (à la différence d’autres régions). Nous n’avons pas non plus trace d’une relation avec un territoire et d’un bornage, comme on peut le voir ailleurs (p. ex. 8695 ; AE 1956, 206). Ce n’est toutefois pas une simple dénomination honorifique puisque Festus (p. 402L) met en relation vicus et droit public et qu’il y a action explicite, rarement en tant que vicus, plus souvent en tant que vicani, c’est-à-dire que les (ou des ?) habitants sont les auteurs des actions. On pourrait donc songer qu’il s’agit d’une sorte d’association d’habitants d’une agglomération ou d’un quartier qui ont reçu le droit de se réunir et d’avoir des activités pour l’exécution desquelles ils mandatent des curatores ou des actores. Une sorte de collège qui rappellera les collèges de quartiers et de carrefours de Rome chers à Clodius. Si cette interprétation est correcte, l’emploi de cette qualification devait être aussi strictement réglementé que pour toute autre association du monde romain. On a pensé4 que ce statut était à mettre en relation avec la volonté des Romains d’imposer la romanisation, particulièrement le long des routes importantes : c’est possible mais ne peut être prouvé. De même on ne peut non plus savoir si réellement des implantations délibérées de vici ont existé : y a-t-il eu décision abstraite de créer des agglomérations et de leur donner le statut de vicus ? ou bien simplement certaines agglomérations existantes ont-elles au fil du temps obtenu ce rang ? Ces interprétations relèvent de 1.  Delmaire R., 1974 ; toutes les considérations topographiques de cette étude n’emportent toutefois pas l’adhésion. 2.  Tarpin M., p. 87-99. 3.  Scheid J., Colonia 1990, p. 51-52 ; Raepsaet-Charlier M.-Th., 2002. 4.  Tarpin M., p. 259-260.

317

IV. Diversité régionale

la conviction et non du fait avéré. En tout cas, il faut proscrire l’usage archéologique du terme qui désigne couramment n’importe quelle bourgade. Il est probable, vu la faiblesse de notre documentation, que bien d’autres agglomérations ont eu rang de vicus que celles que nous identifions mais cela n’autorise pas un usage incontrôlé du mot. Il n’y a pas lieu non plus de s’étonner de la présence de monuments importants dans un vicus ou de catégoriser des vici routiers, fluviaux, artisanaux. C’est confondre trouvailles matérielles et institutions. Enfin rien dans les sources gallo-romaines n’autorise l’hypothèse d’un rôle des vici dans l’administration territoriale d’une cité. Peut-être les pagi avaient-ils ce genre de fonction mais les vici semblent avoir toujours des activités strictement locales. Un autre problème connexe est l’éventuelle articulation entre vicus et pagus. Il est courant de lire que tel vicus serait le chef-lieu d’un pagus. Or la documentation ne permet nullement de reconstituer ces relations organisées. Il est possible et même probable qu’une agglomération était le « siège » d’un pagus qui devait bien se réunir quelque part. C’est assurément ainsi que l’on doit comprendre une dédicace au génie du pagus  Derv() effectuée vico  Soliciae (4679) : vico est une indication de lieu, mais rien ne permet de supposer une quelconque autorité du vicus de Soulosse sur le pagus. Dans l’état actuel de nos connaissances, il n’y a pas d’autre « chef-lieu » dans une cité que le caput  civitatis, d’autre autorité que celle qui émane des magistrats et décurions de la cité, et il convient donc de séparer l’une de l’autre les deux institutions agissant toutes deux au sein de la cité, l’une territoriale, le pagus, l’autre « urbaine », le vicus. Il n’est sans doute pas inutile de rappeler encore que les habitants des pagi et des vici sont les citoyens de la civitas (Dig., 50, 1, 30) et que les élites que l’on voit à l’œuvre auprès de ces instances ne leur sont pas propres, mais sont celles de la cité tout entière, agissant dans ces cas précis sur le territoire. Quant à la curia, il doit s’agir d’une institution à l’origine familiale ou clanique qui a reçu une reconnaissance officielle dans le processus de municipalisation de certaines cités et qui exerçait des fonctions religieuses, notamment dans le culte des matrones. Elles concernent surtout les régions rhénanes et ne sont, pour la Belgique, attestées qu’à la limite du pays trévire1.

1.  Scheid J., dans Cités, p. 402-417.

318

La Gaule Belgique d’Auguste à Commode. Perspectives historiques

L’administration Au niveau provincial, d’abord, comme partout dans l’empire, le gouvernement était assuré par le bureau du légat1, militaires détachés, appari‐ tores et accensi, mais de cet officium de Reims, nous ne connaissons aucun détail. Le seul officialis que l’on puisse citer est un corniculaire attesté en Trévirie (11350), où il s’était retiré. Les finances ne sont pas gérées à la capitale provinciale mais à Trèves par un seul procurateur « de Belgique et des deux Germanies ». Le site n’est documenté que par un petit nombre de chevaliers en poste, mais le fait que la civitas Treverorum honore en tant que « praeses » un procurateur du IIIe siècle (CIL III 5215), de même que la présence dans la cité trévire de quelques esclaves et affranchis impériaux et d’un bénéficiaire du procurateur (3983) sont des indices significatifs2. Il devait aussi y avoir un bureau de perception des portoria, en particulier de la Quadragesima  Galliarum, si l’on en juge d’après les plombs de contrôle nombreux à avoir été découverts dans la Moselle. Il est probable que d’autres procurateurs devaient aussi être en fonction, soit dans la capitale provinciale, soit à Trèves, mais nous n’en avons que peu d’indices. Citons cependant un dispensator a frumento à Metz (4323) et un vicarius de dispen‐ sator Augusti à Soissons (3461 = ILS 4376a) qui devaient appartenir à des bureaux financiers. Les problèmes de la définition des impôts provinciaux, de leur assiette, de leur terminologie3, de leur perception sont très complexes. Plusieurs aspects en ont été étudiés récemment sur la base d’une documentation extérieure à la province et il n’est pas possible de relever des spécificités « belges ». Actuellement on estime4 que le tributum (qui comportait deux branches capitis et soli) « était un impôt de répartition, pondéré par une prise en compte du potentiel imposable et l’établissement d’une base de quotité ». Ce double impôt était fondé sur un recensement général des personnes et des biens, ce qui implique une connaissance précise des possessions de chacun mais aussi du territoire exact de chaque cité sur des bases cadastrales bien établies. Ainsi donc les limites des civitates étaient des frontières précises, ce que montrent aussi les prescriptions des lois municipales5 sur les corvées et l’inspection du territoire par exemple, et non de vagues zones de contact plus ou moins mouvantes. Le fonctionnement était nettement moins prédateur que celui de l’époque républicaine avec un rôle important des rouages locaux, des 1.  Haensch R., p. 461. 2.  Nous avons une idée de la composition de l’administration par quelques inscriptions, non locales : ainsi le procurateur en second affranchi T. Aelius Saturninus, CIL VI 8450, par exemple, ou des employés (a commentariis : AE 1945, 134 ; CIL X 6092 ; arcarius : CIL VI 8574). 3.  France J., 2006. 4.  France J., 2001. 5.  Loi d’Irni, ch. 76 et 83.

319

IV. Diversité régionale

cités – mais aussi des assemblées provinciales1 –, dans le recensement et la récolte des impôts, lesquels étaient habituellement requis en monnaie mais non exclusivement. Ainsi disposaient-elles d’une certaine marge de manœuvre pour choisir les différentes sources de financement pour réunir la somme exigée. Il est probable aussi que les cités prélevaient une part des sommes recueillies et que la présence d’un office du portorium générait des rentrées pour l’administration locale, comme on le voit pour Marseille ou pour Cologne2. Mais les percepteurs locaux ne suffisaient pas toujours à la tâche et on remarque la présence d’exactores tributorum, des agents impériaux, qui recouvraient les arriérés. En outre les cités ne parvenaient pas toujours à éviter l’endettement ce dont témoigne sans doute la mise en place d’une mensa Galliarum, caisse d’amortissement des Gaules, qui pourrait avoir eu lieu en 21, lors de la rébellion fiscale. Enfin certaines évergésies municipales portent parfois sur une intervention dans le payement des impôts, dont il est toutefois difficile de savoir si cela représentait réellement une aide déterminante pour les bénéficiaires. Au niveau des cités, l’administration « municipale » dépendait du statut : pour les colonies et les municipes, nous disposons du modèle des lois normatives espagnoles et de la documentation recueillie ailleurs dans l’empire. Les sources spécifiques aux Tres Galliae sont rares mais ces textes juridiques aident à reconstituer la vie administrative, fiscale, judiciaire des cités car les réglementations sont précises, tatillonnes même, et se recoupent sur plusieurs points. Il est peu probable que la Gaule Belgique ait reçu un traitement très différent car on y constate une administration de type « romain » (collégial et de nom latin) qui ne présente pas de traces d’une éventuelle phase où des magistratures de type « gaulois » auraient persisté. On connaît la magistrature par éléments sans pouvoir proposer de cursus  honorum assuré3. À la tête de la cité, des duumviri, attestés par exemple chez les Nerviens (3572), les Morins (8727), les Trévires (3693) ; ensuite un questeur (chez les Médiomatriques : 4291 ; les Trévires : 7555a) et sans doute un édile (non explicitement attesté dans la province). Tous les cinq ans, des quinquennales assurent le recensement4. Se pose la question5 de la fonction de IVvir mentionné chez les Ambiens : est-ce l’indice d’un statut de municipe, comme en Italie ? Or il semble bien que le statut de municipe latin n’ait pas été octroyé en Gaule, uniquement un statut de colonie latine honoraire6. Est-ce une simple variante, puisqu’en Narbonnaise les IVviri administrent les colonies latines ? La même cité renseigne 1.  2.  3.  4.  5.  6. 

France J., 2003. France J., 1999. Dondin-Payre M., dans Cités, p. 132-181. Chez les Trévires 4030 = AE 1973, 361 ; chez les Ambiens AE 1982, 716 = 2006, 836. Dondin-Payre M., dans Cités, p. 187-191 ; Bérard Fr., 1999. Chastagnol A., Gaule, p. 85.

320

La Gaule Belgique d’Auguste à Commode. Perspectives historiques

également l’existence d’une charge spéciale de maintien de l’ordre, la préfecture de répression du brigandage, assurément d’autorité « communale », un poste que l’on ne connaît par ailleurs que dans la colonia Eques‐ tris (Nyon)1. Un ordo decurionum constitue l’assemblée locale, peu attestée sinon chez les Trévires, malgré son existence assurée. Les carrières comportent évidemment aussi des sacerdoces, puisque ce sont les mêmes personnes qui sont prêtres et magistrats2 : sacerdos  Romae  et  Augusti, flaminat impérial, ou flaminat d’un dieu précis sont les plus représentés dans les Trois Gaules3, avec le poste féminin de flaminique qui n’apparaît toutefois pas encore en Belgique. En dehors de Lyon, le pontificat et l’augurat, attendus dans les colonies, ne sont pas attestés avec certitude dans la documentation. Il n’est pas possible de structurer clairement le déroulement des carrières mais on peut penser que la formulation par le flaminat de la prêtrise du culte impérial correspond à une évolution dans la romanisation des institutions. Ces élites de gouvernement des cités peuvent être déléguées à l’Autel du Confluent où les Tres  Galliae célébraient le culte impérial. On retrouve ainsi au sanctuaire fédéral des magistrats et prêtres des cités de Belgique dont la carrière est évoquée par la formule omnibus honoribus functus ; certains, comme le Suession L. Cassius Melior, sont en outre dotés de fonctions fédérales, inquisitor Galliarum (1690), ou le Viromanduen L. Besius Superior, adlectus arkae  Galliarum (1688), qui accéda sans doute aussi à l’ordre équestre. Une importante avancée dans la recherche contemporaine4 a renversé le lieu commun de la dégénérescence de la vie municipale dans le courant de l’empire. Il n’y a pas lieu de revenir en détail sur cette argumentation décisive mais on soulignera que rien dans les sources n’indique un quelconque désintérêt des élites pour les institutions des cités, que l’évergétisme et la monumentalisation des villes, bourgades et sanctuaires se poursuit à travers toute la période et que l’apparition des curateurs de cité, nommés par l’empereur, ne signifie nullement la fin de l’autonomie municipale. Les curatores se préoccupent ponctuellement d’assainir les finances locales et ne se substituent pas aux magistrats locaux qui continuent à exercer leurs prérogatives. Le seul curateur connu pour la Belgique était d’ailleurs lui-même un notable de la province, prêtre de sa cité (voisine de la cité contrôlée), chevalier romain, sans doute au IIIe siècle5. Souvent revêtue par des affranchis riches qui pratiquent l’évergétisme, la fonction de sévir augustal complète l’encadrement des cités dans les ma-

1.  2.  3.  4.  5. 

Frei-Stolba R., dans Cités, p. 45-49. Il n’y a pas de clergé. Des « techniciens » assistaient le sacrifiant pour les opérations manuelles. On trouvera une liste chez Van Andringa W., dans Cités, p. 442-446. Jacques Fr., Privilège. Jacques Fr., Curateurs, p. 392-393.

321

IV. Diversité régionale

nifestations du culte impérial1. Dans cette catégorie sociale intermédiaire on retrouve parfois les détenteurs des postes administratifs subalternes des cités : tabularius par exemple (4208 = AE 1987, 771). D’autres employés municipaux, esclaves, affranchis ou libres, sont connus en petit nombre. Par exemple, des postes qui sont légalement prévus, par la loi d’Urso par exemple, sont attestés comme les haruspices de Trèves (3694) ; citons aussi les licteurs des Nerviens (3572) qui appartiennent à la catégorie des appari‐ tores municipaux2. Enfin les civitates devaient comporter des associations diverses (collegia), de citoyens romains3 par exemple, avec leur propre administration. On connaît par exemple un questeur des citoyens romains à Bavay (3573), un tabularius des nautes de la Moselle à Metz (4335). Quant aux arenarii de Trèves (3641) constituent-ils un « service » communal ou un collège professionnel ? Ces rouages importants dans la vie sociale, religieuse et économique constituaient assurément des moteurs ou du moins des lieux de promotion civique, notamment par le gain en honorabilité que représentait l’accession au rang de collegiatus. Ils peuvent être considérés aussi comme des indices de romanisation par la pratique du droit romain que leur fonctionnement impliquait, mais il faut reconnaître que ces institutions sont peu mentionnées dans la province. Des collèges sont toutefois présents à Trèves, mais les nombreux commerçants de Zélande ne semblent pas avoir appartenu à ces cadres, sauf peut-être les Britanniciani qui regroupaient éventuellement ceux de Cologne et ceux de Colijnsplaat ? Une double question se pose : l’existence d’un collège professionnel supposant une masse critique de membres (cf. les décuries de fabri  dolabrari de Trèves : 11313), peut-être certaines villes ne l’atteignaient-elles pas ? Sur le territoire, les associations de vicani n’ontelles pas joué un rôle de substitution, rassemblant des commerçants ou des artisans variés fonctionnant dans la bourgade sans être suffisamment nombreux pour créer leur propre collège ? Cela rejoindrait la constatation que dans les très grosses villes on peut trouver des collèges très précis alors que d’autres, pourtant importantes et riches, voyaient leurs divers hommes de métier et marchands réunis dans un seul collège4, par exemple de fabri5. Moins il a existé de collèges, moins nous en avons conservé de traces. En effet il faut trouver une explication à cette rareté des collegia professionnels dans une province aussi riche d’artisanat et de commerce, 1.  Mais ils ne peuvent en aucune manière avoir parfois « remplacé » les prêtres officiels de la cité (Liertz U.-M., 1998) car il est évident que ni le rang ni le statut des sévirs ne peuvent les habiliter à agir publiquement au nom de tous les citoyens ; leurs fonctions ne peuvent être que subordonnées, exercées dans le cadre d’un collège. 2.  David J.-M., dans Quotidien, p. 391-403. 3.  Van Andringa W., 1998. 4.  Cf. Schlippschuh, p. 113-114. 5.  Par exemple CIL XIII 5154 ; 1734, 1966, 2036.

322

La Gaule Belgique d’Auguste à Commode. Perspectives historiques

où manifestement la fierté d’appartenance et de compétence s’affichait dans la sculpture ou dans la mention isolée de la profession.

Droit latin et citoyenneté Un point important de la vie des cités gallo-romaines n’a pas encore été abordé directement : celui du droit latin1. Concédé d’abord aux Gaulois de la Cisalpine, bientôt Italiens, puis étendu progressivement à tout l’Occident romain, ce droit intermédiaire entre la citoyenneté romaine pleine et entière et la situation « pérégrine », donnait aux territoires et cités qui en disposaient les droits civils du citoyen romain, à savoir le droit de mariage – et donc de transmission aux enfants légitimes –, et le droit de commerce et d’action en justice. En outre, depuis les années 125 avant J.-C., les élites de ces villes obtenaient, pour eux-mêmes et leur famille, la citoyenneté romaine stricto  sensu à leur sortie de charge comme magistrats locaux. Ce droit, territorial et non individuel, fut accordé aux Alpes (Tac., Ann., XV, 32) et à l’Espagne (Pline, HN, III, 3, 30), à certaines cités d’Aquitaine (Strabon, IV, 2, 2), assurément à la Narbonnaise2. Un certain nombre de colonies latines et de municipes latins furent institués en Gaule et en Germanie. Plutôt que de concevoir que des îlots strictement pérégrins aient subsisté, on s’accorde à penser que le droit latin généralisé fut aussi accordé aux Tres Galliae, et sans doute aux Germanies, en plusieurs phases peut-être. Déjà avancée par C. Jullian, l’hypothèse d’un octroi claudien reste aujourd’hui privilégiée dans la perspective d’une action concomitante en faveur des élites dirigeantes auxquelles l’empereur ouvrit l’accès à la noblesse sénatoriale. Cette interprétation s’accorde particulièrement bien au système d’organisation communale quasi uniforme que l’on observe malgré des variantes locales, installé soit progressivement soit globalement, librement ou sous la pression romaine, en tant que préalable, conséquence ou corollaire de l’obtention du droit latin. Cette hypothèse a en outre le mérite d’expliquer une particularité de l’onomastique gallo-romaine, les gentilices indigènes et les gentilices patronymiques de création provinciale3. Dans la perspective d’une analyse de la société, il convient en effet de s’intéresser aux processus d’accès à la citoyenneté. L’acquisition du droit latin ne modifiait pas immédiatement les usages de dénomination : les habitants conservaient leur nomenclature de pérégrins. Seul le passage à la citoyenneté romaine pleine et entière 1.  Kremer D., 2006. 2.  Christol M., dans Cités, p. 14-16. 3.  Dondin-Payre M. et Raepsaet-Charlier M.-Th., dans Noms, p. VI-VII. Citons Marcellinia formé sur Marcellus, Priscinius sur Priscus, Secundius sur Secundus etc. Gentilices celtiques : Lutussius, Excingius, Corobillius ; gentilices germaniques : Hitarinius, Ottonius, Taliounius.

323

IV. Diversité régionale

avait des conséquences onomastiques : en effet, le changement de statut impliquait la modification de la forme du nom en tria nomina. Dans le cas d’une obtention du statut par l’effet d’un bienfaiteur, il convenait de remercier celui-ci par l’adoption de son nom, ce qui indiquait clairement l’appartenance à la clientèle. Le surnom était généralement la récupération de l’idionyme. C’est ainsi que l’on constate dans la documentation du Ier siècle de notre ère un nombre élevé de C.  Iulii parmi les notables en particulier, car César, Auguste, voire même Caligula avaient accordé assez largement la civitas Romana à leurs clients, une politique qui avait porté ses fruits en matière de loyalisme et d’intégration. Mais dans le cas du droit latin, l’acquisition automatique ne demandait pas de remerciement. La personne choisissait donc librement son nouveau nom : elle pouvait puiser dans le stock des noms italiens ou construire un nouveau gentilice sur une racine indigène ou sur un nom, latin ou indigène. Ce nom pouvait être le nom unique du père, d’où l’expression de gentilice patronymique. Par la suite de tels noms se diffusaient dans toute la population, notamment par l’affranchissement. Une autre procédure d’accès à la citoyenneté, qui concernait davantage les couches sociales inférieures, était l’armée. En effet certaines cités de Gaule Belgique au moins ont été sollicitées pour le recrutement auxiliaire. Les sources militaires ont livré le témoignage de cohortes de Morins, Ménapiens et Nerviens auxquelles s’ajoute la mention d’unités de Galli et de cavaliers trévires qui ont dû recevoir du prince la civitas avec le conubium à la fin de leur service. On ne constate cependant pas une forte proportion de gentilices impériaux dans les inscriptions de ces régions.

La religion Pour entrer dans le monde du sacré, pour tenter d’en comprendre les grandes lignes, il faut penser en termes institutionnels, pour la Gaule romaine comme pour Rome même. La religion romaine est civique ; les devoirs religieux sont conditionnés par l’appartenance communautaire, par le statut social des personnes et non par une décision individuelle d’ordre spirituel, puisqu’il n’y a pas d’obligation de foi et qu’une pratique stricte des rites, un respect exact des prescriptions constituaient l’exigence centrale. La religion publique ne rend certes pas compte de toutes les facettes des cultes mais elle présente un tableau que les sources permettent d’appréhender loin de l’imaginaire et du romantisme, c’est donc à sa définition1 qu’il faut s’appliquer. Première évidence : le polythéisme, dans ses multiples implications. La religion appartient aux institutions de cha1.  Van Andringa W., 2002 ; Scheid J., dans Villes 2007, p. 477-483.

324

La Gaule Belgique d’Auguste à Commode. Perspectives historiques

que peuple, chaque cité a constitué la sienne et les Romains ont la leur, également établie au fil du temps et préservant des couches multiples. Rappelons la formule de Cicéron (Pro Flacco, 67-69) : Sua  cuique  civitati  religio est, nostra nobis. Aussi le statut des cités joue un rôle important dans la mise en place des nouveaux cultes au moment de l’installation des institutions « communales », à l’époque d’Auguste, au moment de l’obtention du droit latin, lors de la promotion au rang de colonie ou de municipe, selon l’histoire de chacune. Un document nous décrit le processus pour une colonie1, la loi d’Urso. Celle-ci montre que les décurions et les magistrats disposaient d’une certaine liberté pour organiser la religion publique mais qu’ils avaient aussi des obligations comme celle de célébrer le culte de la triade capitoline. Et la mention de Vénus dans une loi césarienne doit assurément être remplacée par le culte impérial par la suite. Mais surtout ils devaient organiser la religion : préciser les prêtrises, le calendrier des fêtes, les charges, frais et jeux à assurer. Rien de très contraignant, un simple cadre administratif et juridique. Mais un cadre qui ne laissait pas de place à l’arbitraire et au désordre. Que la colonie soit latine ou romaine avait peu d’importance, car elle devait se conformer aux règles du droit sacré romain pour tout ce qui concerne le fonctionnement de la religion collective, les sacerdoces et la gestion des lieux de culte. Cette rédaction d’un calendrier officiel (dont témoigne aussi la loi d’Irni par exemple, ch. 92) impliquait la hiérarchisation des dieux, le choix de divinités majeures auxquelles seraient consacrés les temples publics et les fêtes principales. Il ne s’agissait pas seulement de piocher dans le panthéon romain. Dans une colonie latine honoraire, comme Trèves par exemple2, il fallait intégrer le panthéon local dans le nouveau cadre romain, procéder donc à une assimilation consciente et organisée entre des divinités traditionnelles et des dieux romains jugés correspondants : ce processus dit d’interpretatio n’est pas ainsi le fruit d’une initiative individuelle évoluant au fil du temps selon des choix hasardeux et incompétents, mais une organisation pensée et réfléchie opérée par les nouveaux magistrats, issus de l’élite locale, déjà bien romanisée avant la conquête. Ainsi donc la création d’une colonie se traduisait par la rédaction d’une charte du culte public, rédigée en termes romains et sous le contrôle des autorités locales, sans doute avec l’approbation du représentant de Rome, le légat siégeant à Reims. Dans les cités pérégrines, nous savons en principe par Pline le Jeune (Ep., X, 49-50) que la liberté d’organiser la religion locale était totale. Dans les cités gallo-romaines qui se sont dotées, au plus tard au moment de l’accession au droit latin, d’institutions « communales » très standardisées comme on l’a vu, le schéma du processus a dû être fort proche de 1.  Scheid J., dans Cités, p. 381-402. 2.  Scheid J., Colonia 1990.

325

IV. Diversité régionale

celui décrit par la lex  Ursonensis, puisque ce sont les mêmes structures juridiques que l’on voit en place1. Par conséquent, ce n’est pas non plus par hasard dans une chapelle éloignée mais dans la curie des civitates que les cultes publics ont été installés. Il est tout à fait intéressant à cet égard de constater que le choix de Mars comme dieu poliade que l’on peut analyser de manière relativement détaillée pour les Trévires2, sous la dénomination de Lenus Mars, a été aussi celui de plusieurs autres cités galloromaines. Les Rèmes, par exemple, l’honoraient sous la dénomination de Mars Camulus. Mais d’autres assimilations pouvaient être décidées, et on a pu montrer comment Hercule était devenu le dieu poliade des Bataves3 ; on peut songer aussi à Vulcain pour les Viromanduens, comme pour les Sénons4. Mais la procédure ne concernait pas les « grands » dieux exclusivement. Des dieux locaux et topiques pouvaient accéder à un niveau de reconnaissance publique qui ne les confinait pas nécessairement à la dévotion privée, notamment par l’assimilation qui pouvait être proposée avec un grand dieu (Mars Vindonnus ou Diana Abnoba) mais non exclusivement5. Le caractère politique de la religion gallo-romaine ne surprend donc pas et n’a pas dû poser de problèmes d’adaptation puisque des liens très forts existaient déjà dans les oppida de l’époque de l’indépendance, entre temple et espace public, vie religieuse et vie politique : l’exemple du Titelberg6 est particulièrement éclairant. Lorsque l’on a ainsi saisi le processus institutionnel de la mise en place des cultes gallo-romains, il est évident qu’une tentative de classification en « dieux romains » et « dieux indigènes » est vaine. Certes, selon le moment, la circonstance ou la personne, le dieu en question pouvait être honoré sous une forme plus ou moins dotée d’attributs ou de dénominations indigènes, mais globalement les divinités honorées étaient le résultat d’une assimilation organisée. Il ne convient pas davantage de fondre en un panthéon uniforme et simplificateur toutes les personnalités religieuses que notre documentation nous révèle. Pas plus que n’était unitaire le panthéon des Gaulois avant la conquête, comme on a pu le croire au départ d’une lecture de César qui avait, lui ou ses sources, réuni en un seul tableau réducteur tous les théonymes qu’il avait rencontrés et les avait, pour la compréhension de ses lecteurs, regroupés et classés selon des dénominations romaines. Pas plus que n’était ramenée à une seule épiclèse la définition locale des dieux du territoire par exemple. L’étude cartographiée des Mars trévires montre à suffisance qu’une grande diversité prévalait qui avait sa propre géogra1.  2.  3.  4.  5.  6. 

Scheid J., dans Archéologie 2000, p. 19-25. Scheid J., dans Mars, p. 35-44. Derks T., p. 94-118. Debatty B., dans Sanctuaires 2006, p. 172-175. Viradechtis fait partie du culte public des Tongres (RIB 2108) et des Auderienses (11944). Metzler J., dans Goudineau, p. 191-202.

326

La Gaule Belgique d’Auguste à Commode. Perspectives historiques

phie. Cette prise en compte du territoire à côté du chef-lieu a plusieurs implications. La première est celle des numina  pagorum : la mise en évidence d’une (ou de plusieurs) divinité(s) poliade(s) honorée(s) officiellement par l’ensemble de la cité ou de la colonie ne doit pas occulter l’existence de cultes locaux dans lesquels pagi et vici jouaient un rôle prépondérant. Dans le cas de Trèves, décidément particulièrement riche en informations, mais aussi des Riédons hors de la Belgique, on a pu relever la présence au chef-lieu de représentants des pagi qui honorent leur propre dieu protecteur1. Mouvement centripète donc qui attire pour les grandes fêtes centrales les délégués du territoire. Mais on peut également souligner, en seconde implication majeure, un mouvement centrifuge qui draine le territoire vers les « grands sanctuaires2 ». L’archéologie révèle, en effet, des ensembles cultuels de (très) grande importance, comportant plusieurs temples, des hospitalia, des thermes, des portiques, autels et statues, souvent un théâtre ou un amphithéâtre, un nymphée, un aqueduc, toute une batterie de bâtiments annexes, comme une culina par exemple, le tout doté d’une agglomération de grandeur variable (cela va du village à la petite ville, avec ou sans statut de vicus attesté) mais en tout cas totalement inapte à justifier une telle monumentalisation. Dans les meilleurs cas une documentation épigraphique permet d’y voir à l’œuvre les notables de la cité, prêtres publics et magistrats, ou citoyens riches célébrant des fêtes et gratifiant d’évergésies ces grands lieux de culte. Ce ne sont pas des sanctuaires « ruraux » comme on l’a parfois pensé ; ils ne sont pas destinés aux dévotions rustiques des paysans, ils sont le lieu de l’exercice du culte public des cités, des marqueurs de la topographie sacrée, des sites majeurs de la pratique religieuse officielle, y compris du culte impérial. En Belgique, on peut citer par exemple Bois l’Abbé et Dompierre chez les Ambiens, Blicquy chez les Nerviens, Champlieu chez les Suessions, Estrées-St-Denis chez les Bellovaques, Dalheim chez les Trévires, BaâlonsBouvellemont et le Bois du Flavier à Mouzon chez les Rèmes, sans doute aussi Kruishoutem chez les Ménapiens et la liste est très loin d’être complète. Grand doit sans doute relever de la même catégorie d’établissements. Certains de ces sites ont une origine gauloise avérée, comme Ribemont3, ce qui nous ramène au processus d’identification des populations indigènes à la fin de La Tène, et de leur structuration en fonction de sanctuaires4. Ce rôle fédérateur, nous le retrouvons ici à l’œuvre, parmi les éléments propres de chaque cité, de ceux qui, par la religion publique, participent au caractère identitaire local. 1.  2.  3.  4. 

Chastagnol A., Gaule, p. 29-35 ; Scheid J., Colonia 1990, p. 51. Dondin-Payre M. et Raepsaet-Charlier M.-Th., dans Sanctuaires 2006, p. VII-IX. Brunaux J.-L., 1999. Brunaux J.-L., dans Goudineau, p. 95-115.

327

IV. Diversité régionale

Il n’est guère opportun d’établir une liste, cité par cité, des divinités honorées dans la province. Quelques remarques de nature générale suffiront : à côté du dieu poliade, honoré dans le chef-lieu, parfois aussi sur le territoire, également en dehors de la province1, le dieu municipal par excellence se révèle être Jupiter, sans qu’il y ait semble-t-il en dehors des colonies d’intérêt particulier pour la triade capitoline (à Dalheim : 4048). Il est honoré dans toutes les parties de la cité, au chef-lieu (Bavay : AE 1999, 1079) comme dans les vici (à Soulosse : 4681). Une variante de Jupiter qui l’associe à des formes indigènes de culte cosmique est la colonne dite à l’anguipède, si fréquente en Rhénanie, que des dédicaces explicites identifient : on en signalera des exemples aussi en région mosellane. Sans surprise Mercure et ses multiples assimilations, également perceptibles par diverses parèdres, est célébré partout, particulièrement dans les sites de routes et de carrefours, très logiquement, plus particulièrement par des personnages affectés à la gestion d’un tabularium. Par contre, en dehors des cités où il est dieu tutélaire, Mars reçoit très peu d’hommages dans la province2. Apollon qui, dans la dédicace évergétique d’un proscaenium, peut être associé à un pagus et au numen impérial au sanctuaire de Nizyle-Comte chez les Rèmes (3450), est certainement un dieu important dans le culte public de certaines cités mais on le retrouve aussi associé à Sirona dans un sanctuaire trévire de villa3. Cet exemple rappelle que ni les grands temples officiels, ni même les lieux de culte des agglomérations, n’épongeaient la totalité des dédicaces et que des temples plus petits, voire des chapelles rurales, recevaient aussi des célébrations de nature familiale ou privée. À cet égard on rencontre peu de traces de cultes de Matres ou Matronae, à la différence de la province voisine de Germanie inférieure, où elles ont même reçu une place officielle. Deux divinités qui se révèlent d’importance assez faible dans les cités occidentales reçoivent un culte plus développé à l’est de la province : Epona et Hercule. Epona, par des reliefs caractéristiques, confirmés par des autels chez les Trévires4 et les Leuques5, et Hercule dont le profil de dévotion est assez « germanique6 » au sanctuaire de Deneuvre chez les Leuques, et en tant que Saxanus aux carrières de Norroy. Il faut faire une place particulière à deux lieux7 de culte d’une divinité rare, que la recherche contemporaine tend à situer en Belgica, à la limite des Ménapiens : Domburg et Colijnsplaat, et 1.  On peut citer Mars Camulus par les cives Remi publice à l’époque de Néron sur le Rhin : 8701 = AE 1980, 656. 2.  Raepsaet-Charlier M.-Th., dans Mars, p. 45-62. 3.  Schwinden L., Niedaltdorf. 4.  Culte de vicus à Wederath-Belginum : 7555a ; culte collectif à Trèves : AE 1994, 1237. 5.  Où elle est associée au génie de la cité : 4630. 6.  Tac., Germ., 3. 7.  Hondius-Crone A., 1955 ; Stuart P. et Bogaers J.E., 2001.

328

La Gaule Belgique d’Auguste à Commode. Perspectives historiques

leurs temples de Nehalennia. Cette déesse au nom germanique (ou celtogermanique) protégeait la traversée de la mer du Nord vers la Bretagne comme en témoignent de très nombreux autels élevés par des nautes, des navigateurs ou des commerçants venus de toute la Gaule du Nord et de la Germanie. La documentation épigraphique d’une très grande richesse issue de ces sites renseigne de manière exceptionnelle sur une activité économique au débouché de l’Escaut, voire même de la Meuse car il est possible, et fort séduisant du point de vue des voies de communication, qu’il existât une jonction fluviale naturelle entre Escaut et Meuse dans cette zone1 ; la liaison se faisait aussi, et la présence de dévots rhénans le prouve, avec le Rhin si l’on rappelle le canal de Corbulon qui reliait artificiellement les deux fleuves. Parmi les cultes typiquement romains qui ont été importés, il faut relever celui des génies qui peut être considéré comme un bon traceur de romanisation. Il est éclairant à cet égard que les génies attestés sont généralement à mettre en relation soit avec la civitas elle-même2 et ses subdivisions3 soit avec des collèges4. Mithra, absent dans plusieurs cités, est bien présent chez les Trévires5, Leuques et Médiomatriques : toutefois le culte a été parfois surévalué d’après des traces peu probantes6, et peut-être n’at-il été vraiment important qu’au IIIe siècle. Autre culte qui n’a pas connu d’assimilation locale, mais qui témoigne d’une imprégnation romaine forte dans son accointance avec les instances officielles, celui de Cybèle. On remarquera que la documentation récente de deux temples à Aix-laChapelle (AE 2006, 864) et Mayence (AE 2004, 1015-1016) l’associe à Isis et que cette dernière divinité n’est honorée dans la province que par un esclave vicarius d’un dispensator impérial (3461). Si la Magna Mater a connu un succès public en Aquitaine par exemple, elle est très peu attestée en Belgica7 : deux inscriptions de Trévirie, un taurobole à Metz, peut-être un autel de Toul, quelques Attis ; à Arras où les éléments cultuels métroaques sont indéniables, on a songé à un sanctuaire avec fosse taurobolique mais on penche plutôt aujourd’hui vers un local de réunion d’un collège de dendrophores8. Cette hésitation attire à bon escient l’attention sur des problèmes de méthode : comment identifier correctement des vestiges archéologiques et quelles limites impose la simple découverte de statues ou statuettes, de décors sculptés, pour la reconnaissance d’une réelle acti1.  Cf aussi César, BG, VI, 33 ; ainsi que la mise en connexion des Ménapiens et de la Meuse chez Ptolémée II, 9, 10. 2.  Par exemple AE 1931, 29 ; cf Van Andringa W., 2002, p. 198-200. 3.  Par exemple : CIL XIII 3632 = ILB2 62 ; F 12-14 ; N-L 8 ; AE 1983, 728. 4.  Par exemple CIL XIII 11313 ; AE 1964, 149 = 1966, 257. 5.  Schwinden L., 1987. 6.  Voir les remarques critiques de Belot R., 1990. 7.  Schwinden L., 2008. 8.  Jacques A. et alii, dans Sacrifice 2008, p. 237-252.

329

IV. Diversité régionale

vité religieuse : des terres cuites peuvent représenter des dévots et non des divinités, des représentations être purement décoratives, des objets divers n’être que le reflet de pratiques occasionnelles non représentatives, voire même d’un simple intérêt culturel1. L’amalgame de données issues de tous les types de support sans attention particulière aux contextes, profanes ou sacrés, peut produire une image complètement fausse, et cette remarque critique vaut pour tous les dieux des panthéons. Enfin point n’est besoin de rappeler combien ces cultes sont « romains2 » quand ils arrivent dans notre province et sont bien davantage porteurs de romanité que de prétendue spiritualité orientale. Le culte impérial devait être assuré à plusieurs niveaux. Symbole de l’installation des Tres  Galliae, le sanctuaire de Lyon est essentiel. L’organisation de ce culte de « Rome et d’Auguste » à l’instant même où se mettait en place la nouvelle administration du territoire gallo-romain, tenait autant à la cohésion des élites et à l’adhésion au nouveau régime qu’à la religion proprement dite, elle-même fondamentalement civique. Le choix de l’endroit est révélateur d’une volonté politique indiscutable : situé en territoire romain, face à la seule colonie romaine des Gaules proprement dites, proche du lieu de résidence du gouverneur de Lyonnaise, ce lieu sacré constituait un point de convergence de la piété officielle destiné à réunir les notables des cités et à rassembler religion et vie publique puisque ce sanctuaire était aussi le lieu du concilium  provinciarum, de l’assemblée fédérale qui réunissait une fois par an gouverneurs et délégués pour des entretiens politiques mais surtout pour des jeux et des sacrifices. Dans la même perspective de loyalisme religieux envers la maison impériale3, il faut mentionner ici l’érection de monuments en l’honneur des petits-fils d’Auguste4 dans les capitales de plusieurs cités des Trois Gaules. En Belgique : Reims et Trèves, c’est-à-dire les deux villes qui abritaient les centres administratifs de la province. Au sein de chaque cité, le culte était organisé dans le chef-lieu au forum ; on le retrouve aussi sur le territoire notamment dans le cadre des « grands sanctuaires » où il est associé aux divinités tutélaires du pagus ou de la cité. Dans le vicus de Bitburg on voit ainsi les Numina  Augustorum, en compagnie de Jupiter, recevoir l’hommage d’un citoyen évergète qui offre aux vicani un proscae‐ nium et un tribunal (donc une partie de théâtre) ainsi qu’une fondation destinée à entretenir les lieux et à organiser chaque année des jeux (4132)5. 1.  2.  3.  4.  5. 

Voir les remarques critiques de Turcan R., 1991. Belayche N., 2002. Witschel Chr., 2008. Rosso Em., 2009. Même type de groupement au Bois l’Abbé entre les Numina impériaux, le pagus et un dieu non identifié dans le cadre de la dédicace d’un théâtre par un magistrat de la cité des Ambiens (AE 1982, 716 = 2006, 836).

330

La Gaule Belgique d’Auguste à Commode. Perspectives historiques

Mais, d’une manière peut-être un peu surprenante, et ce malgré quelques mentions de seviri augustales impliqués dans l’organisation des jeux, nous ne disposons pas d’énormément de données explicites sur les célébrations et les prêtrises du culte impérial. Cependant des indices laissent apparaître parfois une organisation des fêtes impériales avec un calendrier bien romain : ainsi à Marsal la dédicace par les vicani (4565) d’une statue de Claude le 23 septembre, jour anniversaire d’Auguste, montre que des cérémonies particulières honoraient ce jour. D’autres témoignages en apparence isolés donnent à penser que les dates des célébrations n’étaient pas choisies au hasard et que certaines fêtes romaines connaissaient une solennité provinciale : pour la date du 5 octobre choisie par un dédicant trévire en 124 pour célébrer la dédicace d’un temple à une divinité locale, la Caiva Dea (4149), on peut songer1 aux ludi Augustales qui se déroulaient du 3 au 12 octobre, et qui avaient été ajoutés aux fastes officiels (Tac, Ann., I, 15). La géographie des dieux qui se dessine n’est pas sans intérêt : on constate une nette influence de la Germanie sur les cités orientales de la province : cultes généralement plus proches du monde militaire, différence ethnique aussi peut-être. On peut presque établir une division de la Belgi‐ ca sur le plan religieux comme pour la Germanie supérieure2 : un Ouest plus « celtique » avec les grands sanctuaires et des dieux traditionnels, un Est plus diversifié avec des cultes importés plus nombreux, un ascendant militaire, et au centre une cité des Trévires qui combine toutes les empreintes. C’est sans doute un peu forcer le trait mais une étude approfondie pourrait sans doute affiner le propos. Au niveau des pratiques cultuelles, des progrès importants sont à attendre des recherches archéologiques3 actuelles sur les sacrifices, les banquets et les offrandes4 : celles-ci peuvent prendre des formes multiples, des monnaies, des armes (notamment miniatures5), des terres cuites ; la vaisselle des temples est également intéressante et, de manière générale, les céramiques qui peuvent témoigner de rites particuliers comme par exemple les brûle-parfums6 ou les vases à bustes spécifiques des régions septentrionales7 ; l’étude de l’un d’entre eux trouvé à Sains-du-Nord chez les Nerviens a permis ainsi de préciser l’organisation des temples et la place de l’imago impériale8. Il faut également souligner l’omniprésence du 1.  2.  3.  4.  5. 

Malgré les hésitations prudentes de Herz P., p. 282. Raepsaet-Charlier M.-Th., dans Sanctuaires 2006, p. 395-398. Archéologie du sacrifice ; aussi par ex. Lepetz S., Boucherie. Rey-Vodoz V., dans Sanctuaires 2006, p. 219-238. Que l’on peut interpréter à l’époque romaine comme une mémoire du passé gaulois entretenue au travers de dons symboliques (cf. Derks T., p. 50-54). 6.  Citons l’exemple du vase AE 2005, 1051 à Dalheim avec une dédicace à Jupiter. 7.  Céramique cultuelle. 8.  Van Andringa W., dans Archéologie 2000, p. 27-44.

331

IV. Diversité régionale

vœu comme rituel de « contrat » avec la divinité, dont témoignent à la fois les dédicaces épigraphiques et la découverte de boîtes à sceaux pour les cachets des témoins1. Plus spécifique à certains sanctuaires, il apparaît qu’il faut interpréter les dédicaces pro salute d’un enfant non pas comme une trace d’un culte guérisseur mais comme celle d’un rite familial, peutêtre de passage de classes d’âge2. Une grande prudence doit prévaloir avant de reconnaître un culte guérisseur3 : même au temple de la forêt d’Halatte qui a livré nombre d’ex-voto anatomiques, le doute peut subsister. De même faut-il faire preuve de grande circonspection avant de définir un sanctuaire comme un temple des eaux4 : l’eau est nécessaire à tout culte et donc présente presque partout, par source ou par aqueduc. Si certains sites ne laissent guère de doute (comme les aménagements de source à Deneuvre), ils ne sont pas fréquents. Un domaine particulier de la religion est celui des usages funéraires. L’archéologie5 désormais beaucoup plus attentive aux rituels a pu déterminer des procédés de crémation, des types d’offrandes, des traces de banquets funéraires, aussi bien dans les sites laténiens que dans les nécropoles gallo-romaines et cet affinement des méthodes d’investigation donnera assurément encore des résultats probants dans les années à venir. La perception d’un culte funéraire durable dans des cimetières trévires est assurément de ces avancées notables6. Mais le monde des morts est aussi celui de la représentation et de l’auto-représentation des élites. La Gaule Belgique présente à cet égard des caractéristiques remarquables. En effet si, dès la fin de l’indépendance, on voit apparaître déjà des tombes exceptionnellement riches d’offrandes spécifiquement romaines7, qui témoignent de contacts étroits entre les aristocraties indigènes et le pouvoir ou le commerce romain, des monuments typiquement romains et tout aussi riches ont également été retrouvés qui attestent dès l’époque de Tibère d’une monumentalité architecturale que l’on ne soupçonnait pas toujours (à Bertrange8 par exemple) et qui dérivent sans doute de modèles rhénans. Il en va de même pour toute la Gaule9. Mais ce qui est plus original, ce sont les monuments funéraires que les IIe et IIIe siècles vont voir fleurir en région mosellane : typiques des cités des Trévires et des Médiomatriques, ces mausolées excellemment sculptés qui ont généralement la forme de pilier, mais pas exclusivement, vont offrir au passant une représenta1.  2.  3.  4.  5.  6.  7.  8.  9. 

Derks T., Gods, p. 215-246. Derks T., dans Sanctuaires 2006, p. 239-270. Scheid J., 1992. Scheid J., dans Sources, p. 4-6. Rites de la mort ; Archéologie des pratiques. Metzler J., Lamadeleine, p. 434-435. Metzler J., Clémency. Kremer G., 2009. Architecture funéraire ; Mort des notables.

332

La Gaule Belgique d’Auguste à Commode. Perspectives historiques

tion exceptionnelle d’activités artisanales et domestiques qui montrent tout à la fois un enrichissement par les activités économiques autres que la terre et une valorisation du métier et du travail qui ne connaît pas d’équivalent dans le monde antique1. Toutefois lorsque les reliefs évoquent des épisodes mythologiques, leur exégèse révèle une interprétation tout à fait « classique » dans le cadre des représentations romaines de l’audelà2. Enfin, chez les Nerviens, à la limite des Tongres, un type particulier de tombeau a été élevé qui signale peut-être des contacts de populations ou des différences ethniques : le tumulus3. Plutôt que d’afficher leur fortune par des sculptures sur pierre, les notables de cette région ont préféré construire des buttes monumentales marquant le paysage et y placer des vaisselles précieuses ou des verreries exceptionnelles. Une dernière particularité régionale, mais également lyonnaise, la mention ou la représentation de l’ascia sur les épitaphes, a fait couler déjà beaucoup d’encre4 mais on ne peut toujours en définir le sens avec certitude : juridique ? religieux ?

La société Dans les Trois Gaules, la promotion des élites locales vers les noblesses d’empire s’est faite en deux phases. Dès l’époque augustéenne des chefs militaires indigènes originaires de Belgique ont été placés à la tête d’unités ethniques5 mais on ne sait s’ils furent réellement admis dans l’ordre équestre ; le premier chevalier avéré était trévire, Iulius Indus, et il commandait l’ala Indiana dans la répression de 21 (Tac., Ann., III, 42). L’accès à l’ordre sénatorial fut plus tardif puisque c’est en 48 que le ius  honorum fut accordé. Le véritable problème est de déterminer l’importance numérique réelle de ces promotions et d’apprécier la qualité des liens qui les unissaient à leur région d’origine. Les listes prosopographiques ne procurent que peu de noms. Cependant se pose ici un problème méthodologique, celui du recours à l’argument a  silentio pour apprécier la pratique épigraphique honorifique. On a déjà fait remarquer le très faible nombre d’attestations de magistrats et notables, même dans des cités dont la documentation est riche, comme la Trévirie. Ne faut-il dès lors pas considérer que les usages et honneurs locaux devaient y revêtir d’autres formes que celle de la célébration épigraphique ? D’autre part, étant donné la faiblesse numérique spécifique des sénateurs, étant donné 1.  2.  3.  4.  5. 

Freigang Y., 1997 ; France J., dans Mentalités, p. 149-178. Scheid J., 2003. Brulet R., p. 192-198 et 304-305. On trouvera par exemple un bilan dans Mattson B., 1990. Tite-Live, Per., 141, cite les tribuns nerviens Avectius et Chumstinctus.

333

IV. Diversité régionale

aussi la rareté des latifundia et des ressources minières génératrices de très grandes fortunes, la répartition de la richesse a été dans l’espace germanogaulois différente de l’Espagne ou de l’Afrique ; dès lors les facultates nécessaires au cens et au niveau de vie sénatorial ont été plus difficiles à atteindre. Ce n’est pas une considération banale : elle implique un regard critique sur le concept d’une société duale de type italien. Cette réflexion sur la structure de notre documentation a d’autres conséquences si l’on veut définir la composition même des couches dirigeantes à l’échelon local. C’est dans l’ancienne aristocratie indigène qu’ont été recrutés les magistrats municipaux, prêtres publics et décurions des nouvelles cités. Ces notables locaux, sans doute descendants des equi‐ tes gaulois dont nous parle César, apparaissent souvent porteurs du gentilice Iulius : ainsi sont dénommés notamment les rebelles trévires. Grands propriétaires fonciers, ce sont eux assurément qui, au sein des nouvelles curies municipales, ont organisé au Ier siècle l’administration politique et religieuse de leur cité. Cependant d’autres formes d’enrichissement que la terre1 vont se développer à la faveur de la croissance économique qui va marquer le Haut-Empire et favoriser le processus de mobilité sociale déjà nettement perceptible en Narbonnaise dès le Ier siècle. Marchands, artisans, transporteurs vont sans doute, surtout de la fin du Ier siècle au milieu du IIIe, acquérir des fortunes suffisantes pour espérer entrer d’abord dans la frange à la limite de la vraie notabilité (sévirs augustaux et détenteurs des ornements décurionaux) puis, aux générations suivantes, accéder aux honores. Ainsi voit-on un décurion des Bataves offrir un autel à Nehalennia ob  merces  suas  bene  conservatas (AE 2001, 1488). Sans doute investissaient-ils, pour parvenir à être élus, leurs bénéfices dans la terre afin d’échapper à la mauvaise image des profits commerciaux, et cela expliquerait au moins en partie le développement numérique des villas qu’inventorie l’archéologie. Sans doute aussi les mentalités locales étaientelles davantage aptes que d’autres à accepter l’ascension sociale en fonction de la place qu’ont tenue les activités économiques et commerciales – et donc les marchands et les artisans – dès l’époque de l’indépendance dans la société des oppida2 ? On verrait alors ici leur remontée socioéconomique dans un mouvement de réajustement dans la répartition du pouvoir et de la fortune dont pourraient témoigner peut-être aussi les liens étroits tissés notamment dans le cadre du patronage entre les corporations et les magistrats municipaux ou prêtres provinciaux3. D’autre part ne peut-on imaginer aussi, pour les grands négociants et transporteurs, 1.  Picard G.-Ch., 1987-88. 2.  Metzler J., Clémency, p. 158-167. 3.  Un bel exemple serait le Viromanduen L. Besius Superior, chevalier, magistrat municipal, délégué à l’Autel et patron de corporations à Lyon (CIL XIII 1688) ; ou C. Apronius Raptor, décurion des Trévires, naute de la Saône et patron notamment des vinarii lyonnais (CIL XIII 1911).

334

La Gaule Belgique d’Auguste à Commode. Perspectives historiques

qu’il n’y ait pas eu nécessairement de réelle cassure sociale vis-à-vis des propriétaires fonciers : n’appartiendraient-ils pas dans certains cas aux mêmes familles mais avec des investissements différents, l’argent allant de la terre au commerce selon les besoins et les bénéfices ? Ou même ces « hommes d’affaires » ne pourraient-ils être parfois des cadets que l’on plaçait dans des entreprises d’un autre genre parce qu’il fallait laisser la place la plus honorable aux aînés et conserver les terres en indivision ? Aucune interprétation n’est avérée et nous restons dans le domaine de l’hypothèse. Mais un changement est manifeste. L’onomastique est à cet égard parlante. Les notables du second siècle portent presque tous des gentilices « patronymiques » de création locale, ce ne sont plus des descendants des Iulii. Est-ce parce que les Iulii avaient été durement frappés par la répression de la révolte de Vindex1 ? Ce n’est pas exclu. Mais ce qui est exclu, c’est de penser2 que les notables des Ier et IIe siècles appartiennent aux mêmes familles qui auraient simplement changé de nom. Les règles de la dénomination étaient en Gaule aussi strictes qu’ailleurs et les hypothèses de « fluidité » relèvent de la même tendance à l’exception gauloise qui affecte l’interprétation des institutions dans une certaine frange de l’historiographie. Il faut ajouter à cela un autre problème documentaire. Si les monuments funéraires mosellans attestent, comme on l’a dit, d’une exceptionnelle mise en évidence du travail et du profit du travail ou du commerce, ils sont aussi totalement muets sur les éventuelles fonctions publiques de leurs commanditaires. Il est impossible de déterminer la catégorie sociale de ces défunts3. Aux IIe et IIIe siècles, ce sont les dédicaces religieuses et les évergésies qui apportent des informations sur le rang social des dédicants, et encore modérément. L’identification des élites des cités de Belgique est particulièrement délicate et il faut donc se contenter des minimes indices dont nous disposons, ceux de l’onomastique et de l’archéologie, pour avancer une interprétation sociale. Les couches sociales inférieures ne sont pas mieux connues. La répartition des fermes et villas, avec peu de très grands domaines avant le IIIe siècle, donne à penser qu’il a pu exister une « classe moyenne » de propriétaires fonciers dont les terres seraient issues de partages successoraux et de l’extension progressive des terroirs cultivés ; elle comprenait assurément aussi des artisans, des commerçants locaux, le cas échéant des soldats et des vétérans (mais c’est une catégorie peu visible en Belgique). Nous aurions tendance à y ranger aussi une partie des affranchis dont la place dans le commerce des biens produits sur les domaines ou dans le négoce de leur patron (3705) voire au sein des corporations de transport 1.  Pour cette question, voir Heinen H., 1984. 2.  Drinkwater J.F., 1978. 3.  Voir l’exemple du pilier d’Igel : dernière mise au point par France J., dans Mentalités, p. 149-178.

335

IV. Diversité régionale

est bien connue en particulier à Lyon (1949) ou en Zélande (AE 1983, 721). Si les Trévires1 constituent assurément la cité qui a envoyé le plus grand nombre de ses citoyens dans toute la Gaule, il convient cependant de ne pas surestimer la mobilité2 géographique des Gallo-Romains. Relèvent sans doute aussi de cette catégorie, les affranchis publics employés dans l’administration (p. ex. 11359), éventuellement religieuse (F 14), notamment les affranchis (et esclaves) impériaux des bureaux financiers3. Un cas particulier est celui de C. Iulius Pothus, affranchi d’un affranchi d’Auguste, venu sans doute d’Italie pour commercer et dont la fille reçut une stèle funéraire au pied du Titelberg (AE 1989, 538) où son père, vu la date, avait encore trouvé un site de pleine importance. Mais il n’est guère aisé de se faire une idée exacte du rôle des affranchis dans la société galloromaine car les travaux généraux qui leur ont été consacrés sont insuffisants. Plus on descend dans la pyramide sociale, moins nous disposons de documentation : la forte proportion des citoyens romains dans les sources épigraphiques indique que l’essentiel de nos textes parle des riches et moyennement riches et rarement des vrais pauvres. Les artisans, ouvriers des chantiers, des ateliers, de l’agriculture, sont davantage connus par l’archéologie, leurs produits, leurs habitats et leurs tombes, que par les textes, et leur degré de dépendance (colons, clients) ou de liberté est difficile à déterminer, sauf exception (les coloni Crutisiones : 4228) ; les possibilités réelles de réussite individuelle relative variaient sans doute selon les circonstances. Quant à la population servile non impériale, elle est encore moins saisissable : très peu d’esclaves avérés4 apparaissent dans nos sources. Quant aux images de la domesticité, nombreuses dans la sculpture mosellane, ne permettent guère de découvrir le statut des personnes. Que peut-on conclure de cette faiblesse documentaire, à opposer à l’abondance numérique italienne ? Assurément à des variations dans les modes de représentation5 qui, sans doute, doivent nous conduire à réévaluer leur nombre. Mais peut-être aussi à admettre un chiffre objectivement moindre des esclaves et des affranchis en Gaule, en raison d’une structure socio-économique différente qui ne comportait sans doute pas une aussi forte dichotomie très riches / très pauvres. Par ailleurs, si assurément des 1.  Krier J., 1981. 2.  Wierschowski L., 1995, a fortement mis cette mobilité en évidence mais parfois sur la base de critères discutables. 3.  Mercurialis, affranchi impérial, est-il à Trèves employé au tabularium colonial ou provincial ? (CIL XIII 4194). 4.  Par exemple une domestique du nom de Bergussa à Reims (3285), un couple et un enfant chez les Trévires (4199), un marchand d’esclaves à Metz (AE 2004, 951), un esclave public du nom de Sabinus (N 43), un esclave sur une estampille de tuile (AE 1989, 540), deux esclaves sans doute à Colijnsplaat (AE 2001, 1491 et 1973, 366), une nourrice et deux enfants à Metz (11397)... 5.  Binsfeld A., 2006-07.

336

La Gaule Belgique d’Auguste à Commode. Perspectives historiques

dépendants nombreux gravitaient autour des élites et de la « classe moyenne », comment les identifier et surtout quel statut leur attribuer ? La mise en place augustéenne se fondait sur un continuum social qui renvoie, pour les rapports de production, à la structure gauloise. Les Celtes de l’époque de l’indépendance1 connaissaient une organisation sociale fondée davantage sur la clientèle (certes contraignante) que sur l’esclavage. Ces clients constituent sans doute une part importante de la population gallo-romaine de pérégrins engagés dans un processus d’accès à la citoyenneté romaine mais aussi d’émergence économique par la pratique de l’artisanat et du commerce.

L’économie En Gaule, dans l’Antiquité, l’économie est fondée sur l’agriculture, l’exploitation du sol et de ses ressources, essentiellement dans le cadre du domaine rural, et la consommation de la production est d’abord celle des habitants du fundus, propriétaires et dépendants. La ville et l’agglomération, dans le schéma traditionnel proposé par l’historiographie, apparaîtraient comme des greffes improductives, nécessitées par des fonctions collectives de gestion ou de représentation, regroupant les élites propriétaires du sol et détentrices de l’exercice du pouvoir, consommant dans l’apparat urbain les faibles marges bénéficiaires du produit rural. Ce modèle de l’autosuffisance est aujourd’hui dépassé : les recherches récentes activées par les nouvelles données archéologiques ont rompu avec le concept minimaliste et, sans mettre en cause ses fondements agraires, ont largement ouvert le débat. Une des démarches les plus dynamiques aujourd’hui est inspirée par l’approche2 « néo-institutionnaliste » qui analyse et évalue l’influence du cadre légal, institutionnel, juridique, fiscal sur la nature, le fonctionnement et les mécanismes de l’économie. Dans cette perspective, les pouvoirs publics (aux échelons centraux et locaux) interviennent comme acteur, voire régulateur, bien au-delà des prélèvements de taxes, impôts ou réquisitions annonaires, et donc constituent un partenaire privilégié de la croissance économique observée. À cet égard, la monétarisation3 effective du commerce, dès le début du Ier siècle de notre ère, s’impose comme un instrument de développement. Considérée longtemps à l’image de quelques villas d’une richesse en fait exceptionnelle comme une unité de grande ampleur dominant un domaine considérable et pratiquant le faire-valoir indirect grâce à une 1.  Kruta V., p. 348-351. 2.  Bresson A., p. 23-36 ; Kehoe D.P., 2007. 3.  Van Heesch J., dans Belgique, p. 4-9.

337

IV. Diversité régionale

main-d’œuvre servile, selon le modèle latifundiaire italien – base des fortunes sénatoriales –, l’exploitation rurale gallo-romaine se révèle en réalité plus modeste et plus diversifiée. Les « fermes indigènes » ou les « maisons-étables » en matériaux légers n’ont pas cédé partout la place à des constructions en dur de techniques romanisées, en particulier dans les zones sablonneuses des Ménapiens1. Au demeurant, si les plus grands établissements, les plus riches, sont souvent l’aboutissement d’un processus évolutif qui peut s’étaler sur deux siècles, il a existé aussi d’imposantes villas ayant fait d’emblée l’objet d’un projet architectural considérable2. Il convient donc de ne pas opposer chronologiquement deux types d’implantations mais plutôt de concevoir une économie agraire fondée sur une gamme variée d’entreprises, ce que permet aujourd’hui une méthode d’investigation qui porte tant sur l’ensemble du terroir domanial que sur l’unité centrale d’exploitation3. En outre il ne faut pas confondre qualité du développement et degré de romanisation avec les matériaux, typologie et techniques de construction des habitats. Par ailleurs la recherche a montré l’intensité de l’occupation des sols et la densité de l’habitat rural développé avec installation de nouveaux établissements sous l’effet conjugué de la pression démographique et de la croissance de la demande, militaire et urbaine. Le faire-valoir direct devait sans doute prévaloir dans les fermes de taille moyenne mais il reste difficile à définir comment fonctionnaient les grands domaines de l’élite résidant dans les villes et possédant des biens dans diverses régions. L’esclavage ne semble guère répandu et peu d’affranchis apparaissent dans la documentation. On pense à un personnel libre sous la houlette d’un tenancier (vilicus,  institor,  actor) qui pouvait lui-même s’enrichir et progresser dans l’échelle sociale, mais toute une gamme de possibilités existe qui inclut le colonat et la clientèle, mais aussi l’exploitation familiale. Un autre problème non résolu est de déterminer le degré éventuel d’autonomie des domaines entre eux : les villas petites et moyennes sontelles indépendantes4 ou constituent-elles des métairies, par exemple ? L’archéologie ne permet pas de répondre à ces questions et nous ne disposons pas de textes. On peut toutefois se demander si la « modernisation » et l’équipement luxueux de certaines villas, même petites, ne trahissent pas une présence et une activité du propriétaire lui-même dans son domaine ?

1.  2.  3.  4. 

De Clerq W. et van Dierendonk R., dans Romeins erfgoed, p. 6-34. Cf. l’exemple de la villa d’Echternach (Metzler J., 1981). On verra par exemple le cas du fundus de Lösnich (Moraitis A., 2003). Comme la question en est posée pertinemment par Marzano A., 2007, pour l’organisation rurale en Italie centrale.

338

La Gaule Belgique d’Auguste à Commode. Perspectives historiques

Le développement rural a suscité des innovations techniques1, la moissonneuse trévire, le tonneau, le pressoir, peut-être la charrue, et la voiture à brancards particulièrement bien adaptée au transport urbain léger. Le moulin à eau sur la Moselle célébré par Ausone (359-364) pour l’antiquité tardive (moulin de forge) a dû être actif bien auparavant comme le montrent aujourd’hui les études et les découvertes sur la technologie de l’eau2, qui mettent en évidence aussi les moulins à blé et à huile au moins dès le IIe siècle. Les progrès de l’archéologie environnementale ont également mis en évidence des investissements agronomiques dans la variété des plantes (céréales, horticulture, fruits, vigne)3 et dans la sélection des espèces animales4. Ainsi par exemple les élevages se spécialisent en bétail de boucherie, ou animaux de trait. On constate aussi à la faveur d’une anthropisation croissante du paysage, un défrichement important et une diminution du couvert forestier. Les domaines ruraux ont souvent été le siège d’une activité artisanale (fours, forges, ateliers) dont il est difficile de mesurer l’importance de diffusion, locale, domestique ou commerciale ? C’est dans les grandes villes et multiples bourgades que l’artisanat se développe de manière aussi variée que productive, générant un enrichissement extérieur à l’agriculture5, et employant une population active susceptible d’émancipation, également en dehors du secteur rural, même s’il n’est pas exclu que l’investissement vienne de l’élite terrienne : en premier lieu, il faut placer la céramique, vaisselle courante surtout dont l’importance dès l’époque augustéenne et l’extension au fil du HautEmpire sont bien connues ; mais d’autres types d’ateliers et métiers sont attestés par l’archéologie, l’épigraphie ou les reliefs : citons les tanneries, teintureries et fouleries, le travail des métaux, celui du bois, celui de la pierre notamment sculptée, la tabletterie, les textiles, le verre... Ces productions s’inscrivent à la fois dans un marché local en relation avec le fundus et dans un marché à plus longue distance pris en charge par des négociants spécialisés que l’on peut reconnaître par l’épigraphie dans tous les nœuds de distribution du nord de la Gaule. D’autres productions sont extérieures, en fonction notamment des sites naturels : ainsi la pierre, à Norroy par exemple, exploitée par l’armée ; les métaux, notamment le fer, dans l’Entre-Sambre-et-Meuse6 ; les briqueteries et tuileries comme celle du Douaisis7, ou la sigillée argonnaise. Le sel (gemme ou marin) est une production essentielle de la province ; elle est sans doute contrôlée et 1.  2.  3.  4.  5.  6.  7. 

Raepsaet G., Prémices ; Attelages. Cf. Bouet A., 2005, par exemple. Brulet R., p. 119-122. Lepetz S., Animal ; Van Neer W. e.a., dans Belgique, p. 40-43 ; Matterne V. Cf. Economies beyond Agriculture. Brulet R., p. 208-212. Louis E. et Thuilier F., 2007.

339

IV. Diversité régionale

sous-traitée par l’administration, répartie en de multiples sites généralement proches de la côte1, associés à des productions alimentaires diverses : jambons des Ménapiens, allec de Zélande (résidu de saumure ; AE 1973, 365 ; 375) qui faisaient la jonction entre l’artisanat, l’élevage et la pêche. Tous ces produits circulaient en Gaule et dans l’empire à la faveur d’un développement commercial sans précédent aux mains de marchands et transporteurs indigènes qui avaient remplacé les negotiatores italiens encore présents au début de l’empire. Transport fluvial grâce à un réseau de rivières exceptionnel, grâce aussi à une excellente technologie des bateaux2, transport maritime dans la Manche et la Mer du Nord mais aussi transport terrestre dont l’amélioration est à compter parmi les apports de la Gaule septentrionale au bon fonctionnement des circuits commerciaux. Si l’axe Rhône-Saône-Moselle-Rhin (et ses variantes) est essentiel, l’Escaut et la Meuse ne sont pas à minimiser, non plus que la région des embouchures aujourd’hui mieux comprise. Là devait se trouver un port important, sombré dans les transgressions marines ultérieures, sans doute à proximité du sanctuaire de Colijnsplaat qui a livré une remarquable documentation sur les commerçants cherchant la protection de Nehalennia. Avec le port militaire de Boulogne, cet établissement devait assurer un transit de grand volume vers la Bretagne. Nous en avons à la fois des traces archéologiques et épigraphiques. Si l’activité commerciale paraît libre, il ne faut pas sous-estimer, dans l’organisation de certains marchés, la part de mainmise du pouvoir central ou local, réelle mais difficile à circonscrire3 : pour le blé, la liberté d’action ou la contrainte du préfet de l’annone et de ses envoyés sont malaisées à apprécier en proportion mais, en dehors du ravitaillement des troupes, il pourrait y avoir eu aussi intervention municipale ne fût-ce que pour réguler les prix ; pour le sel, les liens des salarii et salinatores avec l’administration4 suggèrent une organisation particulière avec affermage et adjudication de la production et de la commercialisation au sein des cités. En échange, des produits importés alimentaient également les marchés, peut-être pour certains sous le contrôle de l’annone, l’huile méditerranéenne par exemple. Mais le vin des vinarii lyonnais ou la sigillée du sud ou du centre de la Gaule doivent également être cités. Sur ce dernier point la Belgica sut développer sa propre production concurrente, sigillée d’Argonne et sigillée mosellane ayant conquis leurs parts de distribution5 1.  2.  3.  4.  5. 

Hocquet J.C., 1994. Notamment connus par les péniches de Pommeroeul (Bausier K., Boisson). Voir à ce propos les différentes contributions du volume édité par Lo Cascio E., 2000. Will E., 1962. Raepsaet-Charlier G. et M.-Th., 1987-88.

340

La Gaule Belgique d’Auguste à Commode. Perspectives historiques

sous la houlette des cretarii. Un modèle « néo-institutionnaliste » récent1 voudrait lier la structure commerciale des produits de masse en Gaule au circuit annonaire, considérant les autres marchandises comme des « accompagnements » secondaires. Cette interprétation est intéressante mais discutable car, si le poids direct de l’annone peut s’imposer dans le contexte militaire entre Auguste et Claude, ce n’est plus le cas par la suite où les réseaux régionaux et locaux de distribution s’imposent à leur tour. L’émancipation sociale et juridique des acteurs indigènes du commerce implique incontestablement une liberté d’enrichissement qui se développe clairement au-delà des prélèvements fiscaux et annonaires. Le fonctionnement économique et commercial ne se faisait pas dans l’anarchie ou l’improvisation. Toutes les transactions s’inscrivaient dans le cadre strict du droit romain et il est intéressant de constater que, même au niveau des productions mineures, un cadre contractuel existait et que le recours à l’écrit2 concrétisait tout acte, toute négociation, tout cahier des charges, tout mandat. Une comptabilité précise était établie qui tenait compte des bordereaux d’enfournement par exemple, ou des relevés des prestations3. Un des rouages les plus répandus pour la production aussi bien dans le domaine rural que dans un atelier urbain était constitué par le contrat de sous-traitance, entre un investisseur et un exécutant, qui faisait l’objet d’un document généralement validé par des témoins. Les instances publiques, y compris l’annone, affermaient de nombreuses tâches et travaux, et l’adjudication des mines et de la pierre, des transports, sans doute des salines, constituait un mode de gestion habituel4. Globalement c’est donc un développement urbain, une intégration consciente, une latinisation progressive, une adhésion réfléchie aux idéaux de la civilisation romaine dans le cadre d’une croissance économique et sociale qui paraissent le mieux caractériser la Gaule Belgique aux deux premiers siècles, avec sans doute des variantes locales. Le poids de Rome avait cependant été contraignant, dans ses implications sociales comme dans ses exigences militaires et ses prélèvements économiques. Perçu durement au Ier siècle qui vit plusieurs révoltes, il fut par la suite mieux assimilé dans un processus dynamique d’émancipation que concrétisera un peu plus tard la constitution de Caracalla.

1.  2.  3.  4. 

Cf. en particulier Jacobsen G., 1995. Aubert J.-J. dans Mentalités, p. 127-147. Raepsaet-Charlier G. et M.-Th., Sains‐du‐Nord (un simple compte de tuilier). Aubert J.-J., Business.

341

IV. Diversité régionale

Bibliographie •

RAEPSAET-CHARLIER M.-Th., Les Gaules et les Germanies, Rome  et  l’intégration  de  l’Empire, Tome 2, dir. LEPELLEY Cl., Nouvelle Clio, 1998 (Paris), p. XXXI-XLVI et 143-195.

Bibliographie complémentaire • • • • • • • • • • •

• • • • • • • • • • • • •

342

Aquam in altum exprimere. Les machines élévatrices d’eau dans l’antiquité, dir. BOUET A., 2005 (Bordeaux), 168 p. Archéologie des pratiques funéraires. Approches critiques, dir. BARAY L., 2004 (Glux-enGlenne), 316 p. Archéologie  des  sanctuaires  en  Gaule  romaine, éd. VAN ANDRINGA W., 2000 (SaintÉtienne), 211 p. Archéologie  du  sacrifice  animal  en  Gaule  romaine.  Rituels  et  pratiques  alimentaires, LEPETZ S. et VAN ANDRINGA W., 2008 (Montagnac), 305 p. AUBERT J.-J., Business managers in Ancient Rome, 1994 (Leyde), 520 p. Boisson  d’immortalité.  Regards  sur  Pommeroeul  gallo‐romain, éd. BAUSIER K., 2008 (Ath), 188 p. BONNIE R., Cadastres, misconceptions and northern Gaul, 2009 (Leyde), 143 p. BRESSON A., L’économie de la Grèce des cités, I, 2007 (Paris), 264 p. BURNAND Y., Primores Galliarum, 4 vol., 2005-2008 (Bruxelles), 1760 p. CHASTAGNOL A., La Gaule romaine et le droit latin, 1995 (Paris-Lyon), 346 p. Cités,  municipes,  colonies.  Les  processus  de  municipalisation  en  Gaule  et  en  Germanie  sous  le  Haut  Empire, éd. DONDIN-PAYRE M. et RAEPSAET-CHARLIER M.-Th., 1999 (Paris), 487 p. Cultivateurs,  éleveurs  et  artisans  dans  les  campagnes  de  Gaule  romaine, RAPic, 2003 (Amiens), 369 p. De  la  ferme  indigène  à  la  villa  romaine, éd. BAYARD D. et COLLART J.-L., RAPic N° spécial 11, 1996 (Amiens), 336 p. DERKS T., Gods, Temples and Ritual Practices. The Transformation of Religious Ideas and  Values in Roman Gaul, 1998 (Amsterdam), 326 p. ECK W., La romanisation de la Germanie, 2007 (Paris), 103 p. Economies beyond Agriculture in the Classical World, éd. MATTINGLY D.J. et SALMON J., 2001 (Londres), 324 p. FICHTL St., Les Gaulois du Nord de la Gaule (150‐20 av. J.‐C.), 1994 (Paris), 190 p. FRANCE J., Quadragesima  Galliarum.  L’organisation  douanière  des  provinces  alpestres,  gauloises et germaniques de l’Empire romain, Coll. EFR 278, 2001 (Rome), 498 p. HAENSCH R., Capita  provinciarum.  Statthaltersitze  und  Provinzialverwaltung  in  der  römischen Kaiserzeit, 1997 (Mayence), 863 p. HONDIUS-CRONE A., The Temple of Nehalennia at Domburg, 1955 (Amsterdam), 123 p. JACOBSEN G., Primitiver Austausch oder freier Markt ?, 1995 (St-Katharinen), 237 p. JACQUES Fr., Le privilège de liberté, Coll. EFR 76, 1984 (Rome), 867 p. JACQUES Fr., Les curateurs des cités dans l’Occident romain, 1983 (Paris), 436 p. KEHOE D.P., Law  and  the  Rural  Economy  in  the  Roman  Empire, 2007 (Ann Arbor), 265 p.

La Gaule Belgique d’Auguste à Commode. Perspectives historiques

• • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • •

KREMER D., Ius Latinum. Le concept de droit latin sous la République et l’Empire, 2006 (Paris), 272 p. KREMER G., Das  frühkaiserzeitliche  Mausoleum  von  Bartringen (Luxemburg), 2009 (Luxembourg), 239 p. KRIER J., Die Treverer ausserhalb ihrer Civitas, 1981 (Trèves), 206 p. KRUTA V., Les Celtes, 2000 (Paris), 1003 p. L’architecture de la Gaule romaine. Les fortifications militaires, éd. Reddé M. et alii, 2006 (Paris-Bordeaux), 477 p. L’architecture  funéraire  monumentale.  La  Gaule  dans  l’Empire  romain, éd. MORETTI J.-Ch. et TARDY D., 2006 (Paris), 522 p. La Belgique romaine, Dossiers Archéologie, 315, 2006, 141 p. La  céramique  cultuelle  et  le  rituel  de  la  céramique  en  Gaule  du  Nord, éd. BRULET R. et VILVORDER F., 2004 (Louvain-la-Neuve), 45 p. La  marque  de  Rome.  Samarobriva  et  les  villes  du  nord  de  la  Gaule, éd. BAYARD D. et MAHÉO N., 2004 (Amiens), 200 p. La mort des notables en Gaule romaine, dir. LANDES Chr., 2002 (Lattes), 253 p. La terre sigillée gallo‐romaine, dir. Bémont C. et JACOB J.-P., 1986 (Paris), 290 p. LAZZARO L., Esclaves et affranchis en Belgique et Germanies romaines d’après les sources  épigraphiques, 1993 (Paris), 585 p. LEPETZ S., L’animal dans la société gallo‐romaine de la France du nord, RAPic, N° spécial 12, 1996 (Amiens), 174 p. Le site d’Estrées‐Saint‐Denis. Sanctuaire et habitat, dir. QUEREL P. et WOIMANT G.-P., RAPic, 2002, 415 p. Le  temple  gallo‐romain  de  la  Forêt  d’Halatte (Oise), RAPic, N° spécial 18, 2000 (Amiens), 288 p. Les nécropoles à incinérations en Gaule Belgique, éd. GEOFFROY J.F. et BARBÉ H., RNord Hors série, 2001, 222 p. Les Romains en Wallonie, dir. BRULET R., 2008 (Bruxelles), 623 p. Les villes romaines du Nord de la Gaule, dir. HANOUNE R., RNord, hors série, 10, 2007, 505 p.  LIERTZ, U.-M., Kult und Kaiser, 1998 (Rome), 250 p. MANGARD M., Le sanctuaire gallo‐romain du Bois L’Abbé à Eu (Seine‐maritime), RNord, hors série, 12, 2008, 301 p. Mars en Occident. Actes du colloque international « autour d’Allonnes » Le Mans 2003, éd. Brouquier-Reddé V. et alii, 2006 (Rennes), 337 p. MARZANO A., Roman  Villas  in  Central  Italy.  A  Social  and  Economic  History, 2007 (Leyde), 824 p. Mentalités et choix économiques des Romains, dir. ANDREAU J. et alii, 2004 (Bordeaux), 253 p. Mercati permanenti e mercati periodici nel mondo romano, éd. LO CASCIO E., 2000 (Bari), 267 p. MATTERNE V., Agriculture et alimentation végétale durant l’âge du Fer et l’époque gallo‐ romaine en France septentrionale, 2001 (Montagnac), 310 p. METZLER J. et alii, Ausgrabungen in Echternach, 1981 (Luxembourg), 394 p. METZLER J. et alii, Clémency et les tombes de lʹaristocratie en Gaule Belgique, Doss. Arch.  Mus. Hist. Art, 1, 1991(Luxembourg), 182 p. METZLER J. et  alii, Lamadeleine.  Une  nécropole  de  l’oppidum  du  Titelberg, Doss.  Arch.  Mus. Hist. Art, 6, 1999 (Luxembourg), 470 p.

343

IV. Diversité régionale



MOITRIEUX G., Hercules salutaris. Hercule  au  sanctuaire  de  Deneuvre  (Meurthe‐et‐ Moselle), 1992 (Nancy), 270 p. MORAITIS A., Der römische Gutshof bei Lösnich, Kr. Bernkastel, 2003 (Trèves), 168 p. Noms, identités culturelles et romanisation sous le Haut‐Empire éd. DONDIN-PAYRE M. et RAEPSAET-CHARLIER M.-Th., 2001 (Bruxelles), 774 p. POLFER M., L’artisanat dans l’économie de la Gaule Belgique, 2005 (Montagnac), 182 p. RAEPSAET G., Attelages  et  techniques  de  transport  dans  le  monde  gréco‐romain, 2002 (Bruxelles), 316 p. Religion et société en Gaule, dir. GOUDINEAU Chr., 2006 (Paris-Lyon), 222 p. Romeins erfgoed, éd. VAN DER VELDE P. et alii, Zeeuws tijdschrift, 58, 2008, 94 p. Sanctuaires  et  sources  dans  l’antiquité, éd. DE CAZANOVE O. et SCHEID J., 2003 (Naples), 181 p. Sanctuaires,  pratiques  cultuelles  et  territoires  civiques  dans  l’Occident  romain, éd. DONDIN-PAYRE M. et RAEPSAET-CHARLIER M.-Th., 2006 (Bruxelles), 514 p. SCHLIPPSCHUH O., Die  Händler  im  römischen  Kaiserreich  in  Gallien, Germanien und in den Donauprovinzen, 1974 (Amsterdam), 291 p. STUART P. et BOGAERS J.E., Nehalennia. Römische  Steindenkmäler  aus  der  Oosters‐ chelde bei Colijnsplaat, 2001 (Leyde), 2 vol. 222 p. TARPIN M., Vici et pagi dans l’Occident romain, Coll. EFR, 299, 2002 (Rome), 485 p. TRAN N., Les membres des associations romaines. Le rang social des collegiati en Italie et  en Gaule sous le Haut‐Empire, 2006 (Rome), 577 p. VAN ANDRINGA W., La  religion  en  Gaule  romaine.  Piété  et  politique, 2002 (Paris), 336 p. WIERSCHOWSKI L., Die regionale Mobilität in Gallien nach den Inschriften des 1. bis 3.  Jahrhunderts n. Chr., Historia Einzelschr., 91, 1995 (Stuttgart), 400 p.

• • • • • • • • • • • • • •

Deuxième bibliographie complémentaire • • •



• • • • •

344

BELAYCHE, N. (2000), “Deae  Suriae  sacrum”. La romanité des cultes “orientaux”, Revue historique, 302, 3, p. 565-592. BELOT R., « Dioscures ou dadophores ? À propos des sculptures “mithriaques” et du “mithraeum” de Boulogne-sur-Mer », RNord, 72, 1990, p. 135-162. BÉRARD Fr., « Organisation municipale et hiérarchies sociales dans les provinces gauloises et alpines d’après la documentation épigraphique », XI Congresso interna‐ zionale di Epigrafia greca e latina. Roma, 18‐24 settembre 1997, 1999 (Rome), p. 39-54. BINSFELD A., « Arbeit – Status – Repräsentation. Sklaven und Freigelassene in Inschriften und Grabdenkmälern des Treverergebiet », TZ, 69/70, 2006/07, p. 167176. BRUNAUX J.-L., « Ribemont-sur-Ancre (Somme) », Gallia 56, 1999, p. 177-283. DELMAIRE R., « Civitas Morinorum, pagus Gesoriacus, civitas Bononensium », Latomus, 33, 1974, p. 265-279. DRINKWATER J.F., « The Rise and the Fall of the Gallic Iulii », Latomus, 37, 1978, p. 817-850. DUTHOY R., « La fonction sociale de l’augustalité », Epigraphica, 36, 1974, p. 134154. FRANCE J., « Les revenus douaniers des communautés municipales dans le monde romain »,  Il  capitolo  delle  entrate  nelle  finanze  municipali  in  Occidente  ed  in  Oriente,  Coll. EFR 256, 1999 (Rome), p. 95-113.

La Gaule Belgique d’Auguste à Commode. Perspectives historiques

• •

• • • •

• • • • •



• •

• • • • •

• •

FRANCE J., « Le personnel subalterne de l’administration financière et fiscale dans les provinces des Gaules et des Germanies », CCG, 11, 2000, p. 193-221. FRANCE J., « Remarques sur les tributa dans les provinces nord-occidentales du Haut Empire romain (Bretagne, Gaules, Germanies) », Latomus, 60, 2001, p. 359379. FRANCE J., « Les rapports fiscaux entre les cités et le pouvoir impérial dans l’empire romain : le rôle des assemblées provinciales », CCG, 14, 2003, p. 209-225. FRANCE J., Tributum et stipendium. La politique fiscale de l’empereur romain », RHD, 84, 2006, p. 1-16. FREIGANG Y., « Die Grabmäler der gallo-römischen Kultur im Moselland », JRGZM, 44, 1997, p. 277-440. HEINEN H., « Archéologie et rapports sociaux en Rhénanie : l’exemple des Trévires », Archéologie et rapports sociaux en Gaule, éd. DAUBIGNEY A., 1984 (Paris), p. 155168. HOCQUET J.C., « Production et commerce du sel à l’âge du fer et à l’époque romaine dans l’Europe du Nord-Ouest », RNord, 1994, p. 9-20. JACQUES, Fr., « Les cens en Gaule au IIe siècle et dans la première moitié du IIIe siècle », Ktèma, 2, 1977, p. 285-328. JACQUES Fr., « Les centuriations romaines de la cité des Rèmes », RNord, 61, 1979, p. 783-822. JACQUES Fr. et PIERRE J.-L., « Les cadastrations romaines aux confins des Rèmes et des Trévires », RNord, 63, 1981, p. 901-928. LEMAN-DELERIVE G., De l’oppidum à l’urbs : l’exemple de la Gaule Belgique, La  démographie  historique  antique, éd. BELLANCOURT-VALDHER M. et CORVISIER J.-N., Cahiers sc. de l’univ. d’Artois, 11, 1999, p. 69-77. LEPETZ S., « Boucherie, sacrifice et marché à la viande en Gaule romaine septentrionale : l’apport de l’archéozoologie »,  Sacrifices,  marché  de  la  viande  et  pratiques  alimentaires dans les cités du monde romain, éd. VAN ANDRINGA W., Food & History, 5, 2007, p. 73-105. LE ROUX P., « La question des colonies latines sous l’empire », Ktèma, 17, 1999, p. 183-200. LEVEAU Ph., « Inégalités régionales et développement économique dans l’Occident romain », Itinéraire de Saintes à Dougga. Mélanges offerts à L. Maurin, éd. BOST J.-P. et  alii, 2003 (Bordeaux), p. 327-351. LOUIS E. et THUILIER F., « La basse vallée de la Scarpe : une région de production de terres cuites architecturales en Gaule romaine », RNord, 89, 2007, p. 131-140. PICARD G.-Ch., « L’enrichissement par le commerce dans la Gaule romaine à l’époque impériale », BCTH, 23-24, 1987-88, p. 7-37. PITON D. et DILLY G., « Le sanctuaire de Dompierre sur Authie », Les  Celtes  en  France du nord et en Belgique, 1990 (Bruxelles), p. 138-142. RAEPSAET G., « Les prémices de la mécanisation agricole entre Seine et Rhin de l’antiquité au 13e siècle », Annales HSS, 1995, p. 912-942. RAEPSAET G. et RAEPSAET-CHARLIER M.-Th., « Aspects de l’organisation du commerce de la céramique sigillée dans le Nord de la Gaule », Münstersche Beiträge zur  antiken Handelsgeschichte, 6, 1987, p. 1-29 ; 7, 1988, p. 45-69. RAEPSAET G. et RAEPSAET-CHARLIER M.-Th., « Les briques et tuiles inscrites de Sains-du-Nord (Nerviens) », AC, 76, 2007, p. 133-148. RAEPSAET-CHARLIER M.-Th., « Deux dédicaces religieuses d’Arlon et le culte public des Trévires », AC, 71, 2002, p. 103-120.

345

IV. Diversité régionale



• • • • • • • • •

• •



346

ROSSO Em., « Les hommages rendus à Caius et à Lucius Caesar dans les provinces gauloises et alpines », L’expression du pouvoir au début de l’empire, dir. CHRISTOL M. et DARDE D., 2009 (Paris), p. 97-110. SCHEID J., « Sanctuaires et territoire dans la Colonia Augusta Treverorum », Les sanc‐ tuaires celtiques et le monde méditerranéen, éd. BRUNAUX J.-L., 1990 (Paris), p. 42-57. SCHEID J., « Épigraphie et sanctuaires guérisseurs en Gaule », MEFRA, 104, 1992, p. 25-40. SCHEID J., « Les reliefs du mausolée d’Igel », AC, 72, 2003, p. 113-140. SCHWINDEN L., « Zu den Mithrasdenkmälern und Mithraskultgesfässe in Trier », TZ, 50, 1987, p. 229-292. SCHWINDEN L., « Der römische Tempelbezirk von Niedaltdorf/Ihn – Kultzentrum oder Villen–heiligtum ? », TZ, 58, 1995, p. 511-523. SCHWINDEN L., « Neue Trierer Inschrift für die Mater Magna », MAZ, 7, 2008, p. 51-66. TURCAN R., « La documentation métroaque en Gaule romaine », RNord, 73, 1991, p. 9-19. VAN ANDRINGA W., « Observations sur les associations de citoyens romains dans les Trois Gaules », CCG, 9, 1998, p. 165-175. VERMEULEN F., « Moderate Acculturation in the Fringe Area of the Roman Empire : Some Archaeological Indications from the Civitas  Menapiorum », Bull.  Inst.  hist. belge Rome, 62, 1992, p. 5-41. WILL E., « Le sel des Morins et des Ménapiens », Hommages à Albert Grenier, 1962 (Bruxelles), p. 1649-1657. WITSCHEL Chr., « Die Wahrnehmung des Augustus in Gallien, im Illyricum und in den Nordprovinzen des römischen Reiches », Augustus – Der Blick von außen, éd., KREIKENBORN D. et alii, 2008 (Wiesbaden), p. 41-119. WOLFF H., Civitas und colonia Treverorum, Historia, 26, 1977, p. 204-242.

Peuples et cités des Germanies sous le Principat Annie Vigourt Maître de conférences en histoire romaine à l’université de Paris IVSorbonne, membre du groupe de recherche UMR 7044, « Antiquité Romaine et Chrétienne. Étude des civilisations de l’Antiquité »

« De tout ce qu’a produit le génie politique et militaire de Rome, la Germanie est peut-être la création la plus grande et la plus durable. Un jour, il est vrai, la créature en est venue à supplanter son créateur ; cette circonstance ne saurait pourtant nous faire oublier que le monde germanique doit son existence même à l’initiative de Rome… » Patrick Geary, Naissance de la France, Paris 1989, préface (trad. fr. de Before France and Germany, Oxford 1988).

Des auteurs ont rattaché des peuples des IIe s. av. J.-C. – IIe s. ap. J.-C. à un ensemble désigné sous le terme générique de « Germains ». La littérature est très riche : récits annalistiques de Tite-Live et Tacite, histoire des guerres de César par lui-même ou son continuateur Hirtius, histoire des guerres de Tibère et Germanicus par Velleius Paterculus, géographie ethnologique de Strabon, Pline l’Ancien ou Pomponius Mela, essai ethnographique de Tacite, sans compter les allusions dans des biographies de Plutarque et Suétone. Il est en revanche bien difficile de retracer la ‘parole des Germains’, puisque nous ne possédons que celle des Romains, et il faut donc beaucoup solliciter les résultats des fouilles archéologiques et les inscriptions trouvées dans le nord-ouest du monde romain, qui datent naturellement toutes de l’époque impériale. Il se trouve que le livre dans lequel s’insère ce chapitre est lié à une question mise au programme des concours de recrutement dans l’Éducation nationale, question axée sur les relations de Rome avec l’Occident : dans ce cas, les sources écrites sont tout à fait pertinentes.

Définition des Germanies Les Grecs ignoraient les Germains, ou les différenciaient peu des Celtes : à lire les sources helléniques, il n’y avait pas de peuples séparant les Celtes des Scythes. C’est là, en partie, une conséquence des insuffisantes connaissances géographiques concernant la mer Caspienne et l’extrême

347

IV. Diversité régionale

nord de l’Europe. Strabon indique tout à fait clairement que les Germains ont ainsi été appelés non par les Grecs mais par les Romains, soucieux selon lui de souligner ainsi l’étroite parenté de ces peuples avec les Celtes1 ; aucun terme générique n’était usité par les intéressés eux-mêmes. Cassius Dion, dans son ouvrage écrit en grec au début du IIIe siècle, a plus tard régulièrement désigné les Germains comme des Keltoï ; Denys d’Halicarnasse cependant, qui avait écrit sous Auguste, avait distingué Germania et Galatia. Quand il s’agit de récits événementiels, les sources littéraires mentionnent généralement les noms des peuples ; c’est dans le cadre d’indications ethnographiques qu’apparaît le terme ‘Germains’, désignant des barbares remarquables par leur haute taille ou leur blondeur, leur quasi nudité, leur extrême mobilité, des rites spécifiques supposant des acteurs aussi ‘étonnants’ que les prophétesses ou des instruments particuliers comme les chaudrons2. Selon César3, Strabon4, Tacite5, une zone allant du Rhin à l’Elbe était globalement considérée comme habitée par des Germains ; Strabon reconnaissait ne pas savoir grand chose de l’extrême nord-est, en dépit des expéditions augustéennes dont il appréciait les apports scientifiques. Cette qualité frontalière du Rhin est à l’évidence un héritage de la réflexion césarienne ; dans les faits, il semble bien que le Rhin était une voie de circulation entre les peuples plutôt qu’une frontière séparant les Germains des Celtes, les Belges étant eux-mêmes considérés comme des Germains qui étaient passés sur la rive gauche du fleuve6. Les Gréco-romains ne connaissaient les Germains que dans la mesure où les Romains s’en étaient approchés. Dans ce processus, les guerres contre Cimbres et Teutons furent fondatrices, et pourtant, là encore, les ambiguïtés ne manquaient pas. Salluste, Cicéron, Florus, Appien, Orose7 ont présenté les Cimbres comme des Celtes, alors que César et Strabon les ont rangés parmi les Germains, suivis en cela par Plutarque et Tacite8 ; auteurs de langue grecque ou latine se mêlent dans chacune de ces séries. Leur origine géographique a cependant fait, à peu près, l’unanimité : Cimbres et Teutons seraient venus du nord, d’une région difficilement habitable du fait des forêts profondes que le soleil ne pouvait percer. Mais les causes de leur migration et de leur rencontre avec Rome étaient plus discutées. Strabon a réfuté l’idée qu’une marée exceptionnelle aurait chas1.  2.  3.  4.  5.  6.  7.  8. 

VII.1.2.C290. Strabon, VII.1.2.C290 et 3.C290-291 ; Tacite, Germ., IV, VI, VIII.2-3 et H., IV.LXI.3-5. BG, I.31 et VI.24. VII.1.3.C290 et 1.4-5.C292. Germ., I. César, BG, II.4.1-2 ; Tacite, Germ., XXVIII.1-2. Voir Günnewig (1998), p. 27. Respectivement : Jug. 114 ; De prov. consul. 13 et De orat. II.66 ; III.4 ; frg. IV.2 ; V.16.15. Respectivement : BG, I.33 ; VII.2.2-4.C293-294 ; Marius, 11 ; Germ., XXXVII.

348

Peuples et cités des Germanies sous le Principat

sé les Cimbres de leur pays d’origine, puisqu’ils étaient habitués aux mouvements de l’Océan et « habitaient encore la région où ils étaient anciennement installés ». Plutarque a écrit que la recherche des ressources nécessaires à une population croissante avait conduit ces populations à migrer par petites étapes, un peu tous les ans, mais il a reconnu que « tout cela relève de la conjecture plutôt que de l’histoire nettement établie. » Th. Burns a bien exposé que la thèse de la migration n’était qu’une explication facile pour les Anciens, que rien ne vient réellement l’étayer ; il suggère, dans la mesure où le nom ‘Cimbres’ évoquait des brigands ou des pillards, qu’il s’agissait de mercenaires de culture celtique, employés par les peuples de la zone des oppida, du fait des troubles qui sévissaient alors1. Que ce fussent des guerriers efficaces n’a fait de doute pour personne : en 113 av. J.-C. face à Cnaeus Calpurnius Carbo, en 109 face à Marcus Iunius Silanus, en 105 face à Marcus Aurelius Scaurus, Cnaeus Mallius Maximus et Quintus Servilius Caepio, ils furent vainqueurs et les pertes romaines furent très lourdes. Mais dépeindre les Cimbres et Teutons comme des guerriers effrayants était aussi – ou peut-être surtout – une manière d’accroître le mérite de leur vainqueur Marius, car ces défaites des années 113-105 av. J.-C. étaient très largement dues aux dissensions entre Romains, à leurs rivalités politiques2. Que Cimbres et Teutons n’aient pas été une lointaine réalité pour les Romains de la fin de la République est une certitude : non seulement les armées de 113-105 étaient des armées de citoyens, mobilisés spécifiquement pour ces campagnes et dont les attaches étaient fondamentalement romaines, mais de plus les victoires d’Aix sur les Teutons et de Verceil sur les Cimbres amenèrent une énorme quantité d’esclaves, qui furent donc visibles de toutes les catégories sociales de Rome3. À partir d’Auguste, Cimbres et Teutons firent partie intégrante de la légende de Rome dans ses combats face aux Germains4. César fut donc le premier à désigner comme ‘Germains’ une série de peuples, dont certains n’apparaissent nulle part ailleurs que dans son texte, auxquels il a fixé le Rhin pour limite territoriale occidentale ; il a considéré que Celtes et Germains différaient profondément par leurs cultures5. Les trouvailles archéologiques montrent cependant qu’il n’y avait pas, au-delà du Rhin, une population homogène formant un ensemble cohérent, les objets mis au jour étant de styles très hétérogènes6 ; ce ne fut qu’aux alentours de notre ère que furent réalisés deux ensembles im1.  Burns (2009), p. 84-87. 2.  David (2000), p. 149-150, 153-154, et 157. 3.  Aquae Sextiae/Aix en 102, Verceil en 101. David (2000), p. 92, évoque le nombre de 140 000 esclaves. 4.  Burns (2009), p. 65-68. 5.  BG, VI.21. 6.  Voir Völling (2005), passim.

349

IV. Diversité régionale

portants et unifiés, mais fugaces, autour d’Arminius et de Marobode. Il semble que les peuples de la Germanie définie par César se morcelaient et s’associaient constamment en de nouvelles unités, formées par coalition de familles suffisamment puissantes pour entraîner des groupes avec elles. Aussi ces peuples germaniques étaient-ils souvent constitués d’éléments disparates : les Trévires, par exemple, regroupaient des familles celtes et germaniques. Cela n’a pas empêché César – et ses successeurs – d’en parler comme d’une ciuitas1, et Tacite les a dits ‘germains’2, alors qu’il a refusé cette identité aux habitants des Champs Décumates, sous le prétexte justement qu’ils étaient venus de partout3.

Pourquoi soumettre les Germains ? Le problème de l’impérialisme romain est complexe, et la conquête de la Germanie n’en illustre que quelques facettes. Une stratégie défensive n’est pas invraisemblable : que des peuples voisins de l’empire s’entredéchirent, risquant ainsi de déstabiliser une vaste zone, ou qu’au contraire ils réussissent à former de larges ‘fédérations’ hostiles à Rome avec laquelle ils pouvaient vouloir rivaliser, aucune de ces situations ne pouvait paraître satisfaisante. Mais, contrairement à ce qui est parfois affirmé4, il n’y avait pas pour les Romains de « mission civilisatrice ». Toutes les études montrent qu’il leur importait assez peu de ‘romaniser’ les peuples qu’ils dominaient ; en revanche ces derniers devaient accepter leur soumission, et si de surcroît ils adoptaient les mœurs romaines et disposaient de ressources suffisantes, ils pouvaient recevoir citoyenneté romaine et honneurs. La conquête de la Germanie ne différa pas fondamentalement des autres conquêtes romaines : un homme public avait le devoir moral d’entretenir, voire d’accroître, la gloire de Rome et celle de sa famille, ce qui supposait corrélativement le devoir de maintenir ou augmenter ses propres richesses. L’intervention de César contre Arioviste a ainsi résulté de tout un faisceau d’événements et de traits culturels bien romains. Après Marius, Sylla et Pompée, César, pour être grand à Rome où il ne manquait pas d’ennemis, devait rivaliser avec ces illustres devanciers ; la conquête des Gaules fut un élément de cette rivalité, les incursions en ‘Germanie’ faisant de lui, en outre, un découvreur5. Arioviste avait sou1.  2.  3.  4.  5. 

Voir Günnewig (1998), p. 56. Germ., XXVIII.4 Germ., XXIX.4 Ainsi K. Modzelewski, L’Europe des Barbares, Paris 2006, p. 14. César., BG, I.44.12, Dion Cassius, XXXIX.48. Goudineau (2000), p. 199-200 et Günnewig (1998), p. 43.

350

Peuples et cités des Germanies sous le Principat

tenu les Arvernes contre les Éduens alliés de Rome : c’était là une raison suffisante d’intervention, pour un Romain soucieux de la dignité et de la majesté de Rome. Mais Arioviste avait reçu du Sénat, quand César était consul en 59, le titre de rex et amicus, et la situation était donc plus complexe qu’il n’y paraissait, un amicus des Romains attaquant un autre ami‐ cus. Le passage en Germanie fut bref. La capture de nombreux prisonniers destinés à être ensuite vendus comme esclaves est plausible, mais les textes signalent la destruction des récoltes, le ravage des habitations par le feu, non un lourd butin qui n’eût pas manqué d’être évoqué s’il avait existé1. À partir d’Auguste, l’appétit de gloire ne s’éteignit pas. Les princes n’ayant pas de légitimité permanente, ils devaient sans cesse prouver leur efficacité, leur accord avec les dieux, mettre en évidence des victoires et des conquêtes. La gloire n’était pas toujours liée à des opérations militaires : les ambassades, comme celle des Cimbres reçue par Auguste en 5 ap. J.-C.2, ou les séjours prolongés de princes étrangers à Rome comme ce fut le cas pour Marobode3, voire la fidélité indéfectible de chefs tel le Chérusque Ségeste4, attestaient également le rayonnement de Rome et de ses princes. Mais il est tout à fait certain, quand on considère une chronologie des opérations militaires en Germanie, qu’Auguste a eu la volonté de soumettre les peuples germaniques. Le Rhin n’était pas considéré comme une frontière naturelle : construire des ponts était parfaitement possible – et César en avait installé un en 10 jours selon le Bellum Gallicum5 –, sans compter que des bacs permettaient le franchissement et que la rigueur des hivers pouvait autoriser, certes fugacement et de manière imprévisible, le passage à gué6. L’organisation administrative locale était celle d’une phase de conquête : les membres de la famille impériale envoyés sur place, ou les légats d’Auguste propréteurs en charge des armées, rendaient également la justice, s’occupaient des affaires civiles en général, comme tout gouverneur de province. Ce fut d’ailleurs le soin qu’il mit à accomplir ces tâches qui fit taxer Varus d’imprudence ou d’inconscience7, mais il existe des traces archéologiques d’installations romaines dans les zones qui n’appartinrent pas aux Romains après 9 n. è. et la bataille de TeutoburgKalkriese. Elles furent longtemps systématiquement interprétées comme les restes de forts avancés installés par les chefs romains qui purent pen1.  2.  3.  4.  5.  6.  7. 

Contrairement à ce qui se passa en Gaule : Goudineau (2000), p. 317-328. Strabon, VII.2.1.C292-293 ; RGDA 26.2. Strabon, VII.1.3.C290. Velleius Paterculus, II.CXVIII.4. IV.17-18.1. Suétone, Dom., VI. Velleius Paterculus, II.CXVII-CXVIII.

351

IV. Diversité régionale

dant quelques années s’imposer entre Rhin et Elbe. Dans certains cas assurément les fouilles appuient cette interprétation, comme à Haltern ; mais il paraît désormais assuré que telle n’était pas la fonction de Waldgirmes, conçu comme une agglomération civile dont l’exploration archéologique a démontré l’originalité. La région était d’ailleurs alors source de revenus pour Auguste, grâce à l’exploitation du plomb1. En 9 ap. J.-C., le désastre de Varus fut un coup terrible, mais surmonté sur le terrain : les Germains ne déferlèrent pas sur Rome, et Tibère reprit très vite l’offensive, qui ne s’arrêta pas à la mort d’Auguste ; Germanicus puis Drusus fils de Tibère, puis Corbulon et enfin Domitien, Trajan et Antonin le Pieux continuèrent à agrandir le domaine romain vers le nordest. Des études récentes ont en effet montré que, dans le sud de la Germanie supérieure, les Champs Décumates ont connu des développements après Domitien, alors que les installations entre Rhin et Danube étaient généralement attribuées au dernier Flavien. Les établissements militaires ont été déplacés vers l’est dans la seconde moitié du règne de Trajan, vraisemblablement juste après la conquête de la Dacie et en connexion avec la réorganisation des frontières nord de l’empire, liée à cette dernière extension du monde romain ; sous Antonin encore, le « limes » fut avancé. Cette progression vers l’est des installations militaires alla de pair avec la multiplication des installations civiles et l’organisation des cités, vici, villae, en deçà du « limes »2. Les légats d’Auguste propréteurs en Germanie, toujours de rang consulaire, ne pouvaient être soumis au légat de Gaule Belgique, qui n’était que de rang prétorien, et l’interprétation de W. Eck3 est tout à fait convaincante : il y eut, aux yeux de Rome, une seule Germanie en phase de conquête, organisée civilement et militairement par des membres de la famille impériale ou par des légats, jusqu’à ce que Domitien, sans doute en 85, organise deux provinces et proclame ipso facto la conquête achevée – ce qui n’empêchait assurément pas les opérations militaires ultérieures.

Les provinces de Germanie et les Germains Conquête, administration, peuplement, étaient trois processus simultanés, dont l’un ou l’autre à certains moments prédominait. Agrippa dès 20 av. J.-C. s’était préoccupé du réseau routier, et avait à leur demande – convergente avec les intérêts de Rome – transféré les Ubiens sur la rive 1.  Eck (2007), p. 17-25 ; Wigg (1999), p. 40 ; Van Havre (2006), p. 106. Pour les phases d’exploration par terre ou mer, d’avancée jusqu’à l’Elbe, par exemple : Nicolet (1988) p. 82-94 et 100-101, Laederich (2001), p. 23-101, Le Bohec (2009), p. 176-178. 2.  Sommer (1999), p. 166-190. 3.  (2004), p. 214-220, et (2007), 34-35. La date est discutée.

352

Peuples et cités des Germanies sous le Principat

gauche du Rhin : leur rôle était alors de surveiller et protéger des autres Germains les limites du monde romain1. Les Ubiens ne furent pas le seul peuple ainsi déplacé : en 8 av. n. è., Tibère a installé des Sucambres et Suèves sur le site de la future Xanten, et des Chattes qui devinrent des Bataves sur l’île du Rhin2. Germanie Inférieure

D’après M.-Th. Raepsaet-Charlier, « Vielfalt und kultureller Reichtum in den civitates Niedergermaniens », Bonner Jahrbücher 202/203, 2002/2003, p. 36.

1.  Tacite, Germ., XXVIII.5 et Ann., XII.27.1. Eck (2004), p. 46-55 et (2007), p. 10, date cette installation de 19-18 av. n. è. 2.  Suétone, Tib., IX.3. Bechert (2007), p. 18.

353

IV. Diversité régionale

Germanie supérieure

D’après É. Frézouls (éd.), Les Villes antiques de la France. Germanie supérieure 1 : Besançon, Dijon, Langres, Mandeure, AECR, Strasbourg, 1988

354

Peuples et cités des Germanies sous le Principat

La fondation chez les Ubiens d’un autel équivalent à celui des Trois Gaules intervint au tout début de l’installation romaine sur le Rhin1. Sous Claude, la succession de hasards qui unit un prince né à Lyon avec une princesse née dans la civitas Ubiorum offrit l’occasion de nouveaux développements : une colonie romaine fut fondée, et la nouvelle cité nommée Colonia Claudia Ara Agrippinensium/Cologne reçut le privilège du ius itali‐ cum ; sous un nom que nous ignorons, l’autel des Ubiens, antérieur à la fondation de la colonie, demeura dans cette cité d’importance régionale où siégeait le légat impérial : en 50, Cologne était ainsi devenue l’exact équivalent de Lyon pour le nord de l’empire2. Il est bien évident qu’en tout cela, les Romains agissaient de leur propre mouvement, prenant soin de leur gloire et des exigences de leur tranquille domination ; entre autres avantages, la déduction d’une colonie romaine, accroissant le nombre de citoyens romains, pouvait favoriser le recrutement légionnaire local – phénomène observé surtout à partir du IIe s. Pour autant, cela ne signifie pas que les sentiments et intérêts des peuples soumis aient été contrariés : à partir d’Auguste, certes, l’empire fut conçu comme une entité territoriale, mais l’exemple des Ubiens justement met en évidence que des liens personnels existaient entre les princes et les peuples et cités. Nous ne connaissons pas de liens de clientèle entre Agrippine et les Ubiens, et l’insistance sur cette naissance ‘germanique’ d’Agrippine est tout à fait remarquable : née quand son père Germanicus faisait campagne pour venger les morts du désastre de Varus, cette femme de la plus haute aristocratie romaine rapprochait les Ubiens de la dynastie Julio-Claudienne. Vers 85, les légats de province siégeant à Mayence et Cologne prenaient en fait sans rupture la succession des anciens ‘légats d’Auguste propréteurs pour les armées’ de Germanie supérieure ou inférieure, et cette provincialisation passe donc pour nous à peu près inaperçue dans les sources. Ces provinces ne couvraient assurément pas l’étendue de la Germania  Magna, qui regroupait tous les peuples dits germaniques. Il ne paraît pas vraisemblable que les autorités romaines aient pu tenter de faire croire à une occupation totale, simplement en nommant ‘Germanies’ ces circonscriptions administratives : Germanicus fut ajouté à la titulature de Nerva et Trajan en novembre 97, de Marc Aurèle en 172, et de Commode en 182, avec en outre l’adjectif maximus pour ce dernier ; ces surnoms ne pouvant commémorer des victoires remportées sur des rebelles intérieurs, ils mettaient en évidence l’existence de la Germanie libre. Domitien n’eut pas plus que ses prédécesseurs le souci de l’homogénéité ethnique des nouvelles provinces : en Germanie supérieure, les Lingons, les Séquanes, les Helvètes et les Rauraques étaient des Celtes. 1.  Eck (2004), p. 85-91 et (2007), p. 12-16, propose entre 7 av. J.-C. et 9 ap. J.-C. 2.  Eck (2004), p. 132-137 et Haensch (1997), p. 73.

355

IV. Diversité régionale

Les Trévires et les Nerviens, peuples qui revendiquaient une origine germanique selon Tacite, mais classés parmi les Gaulois par César1, n’étaient pas en Germanie inférieure mais en Gaule Belgique ; en revanche Mayence, vraisemblablement installée à l’origine sur une portion du territoire trévire, était la capitale de la Germanie supérieure tout en possédant une population à l’onomastique largement celtique2. Les Romains ne semblent pas s’être heurtés au mécontentement des Celtes inclus dans les Germanies, et les Lingons par exemple participèrent en 70 à la révolte de Civilis aux côtés des Ubiens, Bataves, Bructères et Tenctères ; en fait, l’appartenance d’une cité à une province n’empêchait pas des liens très étroits avec une autre : les Séquanes et les Helvètes, qui passèrent ainsi de Lyonnaise en Gaule Belgique puis en Germanie supérieure, continuèrent à envoyer des représentants à l’autel des Trois Gaules3. L’existence des autels provinciaux, leur rôle, sont des questions complexes, la tenue de concilia regroupant les représentants des cités de la – ou des – province(s) concernée(s) contribuant de toute évidence à nouer des liens intraprovinciaux entre les notables des diverses cités, et extraprovinciaux entre ces mêmes notables et les instances supérieures de l’empire. Que l’autel de Cologne fut provincial est indéniable et il est vraisemblable que, jusque sous Domitien, son rayonnement s’étendait sur toute la Germanie romaine ; en revanche, à Arae Flaviae/Rottweil en Germanie supérieure, aucun élément ne permet de connaître le culte organisé à ces autels flaviens4. La dimension d’une province, sa démographie, pesaient sur le plan administratif : le prestige et les tournées des gouverneurs, les tâches des procurateurs, en étaient modifiés. De telles considérations ont pu s’ajouter à des intentions plus ‘diplomatiques’ ou ‘stratégiques’, que l’on a souvent supposées à l’origine des découpages provinciaux : tant que l’empire était conçu comme une puissance exercée grâce à de multiples liens de patronage, supposant un effort pour aider l’aristocratie locale amie de Rome à s’imposer et à se maintenir comme prédominante chez elle, il pouvait être nécessaire de séparer des entités susceptibles de se heurter, ou de rassembler celles qui s’épaulaient et soutenaient Rome. Cependant, les provinces furent parties prenantes du pouvoir romain dès Auguste, de manière plus évidente sous les Flaviens, et avec éclat sous les Antonins5. Les découpages répondirent alors surtout à un souci de stabilité : la désignation des gouverneurs dépendait de principes hiérarchiques précis, et il fallait mé1.  Tacite, Germ., XXVIII.4 ; César, BG, II.24.4. 2.  Raepsaet-Charlier (2006), p. 376, 390 et 396. 3.  CIL XIII, 1674, 1675, 1695, cf. Raepsaet-Charlier (1999), p. 291 pour les Séquanes. AE 1972, 352, cf. Frei-Stolba (1999), p. 72 note 222, Fishwick (2002b), p. 51 pour les Helvètes. 4.  Schmidts (2005), p. 127 ; Raepsaet-Charlier (1999), p. 311 ne croit pas à un culte provincial ; Fishwick (2002a), p. 145-146 est moins prudent. 5.  Burns (2009), p. 182-183.

356

Peuples et cités des Germanies sous le Principat

nager les susceptibilités de ces personnages importants, tout en bornant leurs ambitions. L’appartenance des Tongres à la Germanie inférieure ou à la Gaule Belgique est donc un problème historique qui n’est pas marginal, si l’on considère que l’inclusion – ou l’exclusion – de leur vaste territoire modifie très sensiblement la carte de ces deux provinces. C’est la découverte et l’étude d’une inscription faisant état du statut de municipe pour la cité des Tongres qui ont incité M.-Th. Raepsaet-Charlier à classer cette cité parmi celles de Germanie1.

Organisations civiques Les noms de peuples germaniques et d’aristocrates germains, entités relativement fugaces dans nos sources, apparaissent surtout lors des conflits, dans des récits qui fournissent peu de renseignements institutionnels. L’organisation en cités, assurément romaine, a été progressivement développée dans les Germanies. La création de cités était un acte juridique qui résultait de multiples facteurs : une telle décision pouvait devenir une nécessité politique quand une agglomération à la spécificité affirmée disposait d’une capacité économique et démographique suffisante pour assurer son autonomie, si cela ne suscitait pas de désordres à proximité par la désorganisation d’autres entités déjà existantes. Pour autant, il ne faut pas imaginer que toute agglomération visiblement florissante et située à distance des chefs-lieux des cités recevait un statut civique : Epomanduodurum/Mandeure est un exemple révélateur2. Le nombre des cités de Germanie supérieure n’est pas connu exactement, mais il a crû, avec l’organisation des Champs Décumates : le déplacement vers l’est des lignes de forts a laissé la place à de nouvelles cités. Les structures civiques en Germanie inférieure ne furent pas non plus rigides : la fondation par Trajan de la Colonia Ulpia Traiana près de Xanten fut sans doute consécutive à un remaniement du dispositif militaire. Les cités des Germanies relevaient, comme ailleurs, de diverses catégories. Le plus souvent, c’est l’épigraphie qui permet de connaître le statut d’une cité, bien que la littérature donne des indications pour les plus célèbres d’entre elles ; mais nous ignorons le cadre juridique de territoires, même prestigieux. Songeons par exemple que nous n’avons aucune certitude quant au statut civique de Mogontiacum/Mayence, capitale de province3. Ces statuts n’étaient pas définitivement fixés, et les évolutions des diverses cités étaient indépendantes les unes des autres : il est souvent 1.  Raepsaet-Charlier (1994), p. 43-59 ; (1995), p. 361-369. 2.  Frézouls dir. (1988), p. 425-504 ; Barral et alii (2007), p. 353-434. 3.  Raepsaet-Charlier (1999), p. 311-315.

357

IV. Diversité régionale

très difficile de rétablir les chronologies. Par exemple la cité des Bataves, apparemment constituée par Drusus ou Tibère, reçut de Trajan le nom Ulpius, et devint alors – ou un peu plus tard – un municipe ; celle de leurs voisins Cannanefates, qui ne semble pas avoir existé avant Claude, reçut une promotion vraisemblablement sous Hadrien. La création de colonies romaines ou latines, qui implantait des populations nouvelles venues du monde militaire, n’était pas incompatible avec l’octroi d’un statut à des communautés anciennes voisines : ainsi la colonia  Iulia  Equestris/Nyon avait été établie en 45/44 par César sur un morceau du territoire des Helvètes, qui furent eux-mêmes reconnus comme civitas par Drusus ; puis l’installation en 16 ou 17 ap. J.-C. d’un camp légionnaire à Vindonissa priva d’une autre partie de son territoire cette cité dont l’agglomération principale (Avenches) reçut alors le nom de Forum Tiberii, avant de devenir colonie sous Vespasien1. De même, la colonia  Augusta  Rauracorum/Augst a été fondée sur une partie du territoire des Rauraques en 44/43 av. J.-C. par Munatius Plancus, et refondée par Auguste peu après 15 av. J.-C. alors que la cité des Rauraques a continué d’exister au moins jusqu’au milieu du IIe s.2. En Germanie inférieure, la fondation en 50 de la colonie des Agrippiniens a laissé des Ubiens non citoyens romains et non Agrippiniens, dans des conditions que nous comprenons mal, sans que cela ait suscité, semble-t-il, de mécontentement ; le vaste territoire de Cologne a sans doute été encore accru à la fin de la révolte de Civilis, par adjonction du territoire des Sunuci3 ; la colonia  Ulpia  Traiana fondée chez les Cugernes par Trajan en 98 avant son départ du Rhin vers Rome, semble en revanche avoir intégré les habitants de l’ancienne cité, et d’autres populations comme les Baetasii4. Globalement, il paraît possible d’affirmer que les cités pour lesquelles nous disposons de quelques informations, quel que soit leur statut, avaient des institutions très comparables à celles que nous trouvons dans le reste du monde romain occidental : des décurions formant l’ordo de la cité, des magistrats intitulés questeurs, édiles, duumvirs iure dicundo, des prêtres appelés sacerdotes, des sévirs augustaux, parfois des haruspices, des augures et des pontifes. C’était par des détails que se distinguaient les institutions civiques : ainsi, le magistrat suprême de la cité pérégrine des Helvètes était un magister, titre qui peut avoir été une traduction d’un terme gaulois, et la colonia Iulia Equestris avait, sans doute au début de son histoire, en cas de défection des magistrats suprêmes, un interrex qui sem1.  Raepsaet-Charlier (1999), p. 278-282 et Frei-Stolba (1999), p. 67-91. 2.  R. Frei-Stolba (1999), p. 91-92, observe que les inscriptions honorifiques ou votives, les milliaires, sont peu nombreux à Augst du fait du contexte archéologique et historique, et l’étude de cette cité est difficile. 3.  Eck (2004), p. 159-161 et 208-209. 4.  Galsterer (1999), p. 263-266.

358

Peuples et cités des Germanies sous le Principat

ble avoir ensuite laissé la place à un préfet produumvir1. Chaque cité était en fait bien individualisée, avec un panthéon particulier et un calendrier spécifique, qui ne concernait évidemment pas la seule agglomération principale : Villars d’Héria, site naturel de montagne sur le territoire des Séquanes, était ainsi un lieu de culte public, où les magistrats de la cité jouaient un rôle, et où a été retrouvé un fragment d’un calendrier gaulois « symbole de l’identité de la cité » selon J. Scheid2. Les dédicaces retrouvées ne suffisent pas pour dresser la liste des divinités publiques d’une cité : ainsi les 563 documents provenant de la Colonia  Claudia Ara Agrippinensium sont difficiles à interpréter puisque 130 pierres proviennent du camp de la légion I Minervia de Bonn, et que les dédicaces privées sont les plus nombreuses. Selon l’étude de J. Scheid3 cependant, les cultes des divinités romaines Jupiter, Junon, Apollon, Isis et Sérapis, Diane, Mercure ont été implantés par les citoyens de la colonie à Cologne, où le culte des Matrones, culte précolonial très répandu correspondant sans doute à une répartition du peuple en curies, a fait lui aussi partie des cultes constitutifs de la cité. Les décurions de cette colonie romaine, en décidant du panthéon de leur cité, ont démontré leur romanité et tenu compte des anciennes divinités du lieu et du peuple4. Ils étaient en cela fidèles à la tradition civique insistant sur la cohésion et l’autonomie d’une population et de son territoire, et se conformaient aux coutumes des Romains de Rome qui concevaient parfaitement les Génies des lieux, accueillaient officiellement de nouvelles divinités et offraient des honneurs aux divinités locales rencontrées sur les territoires qu’ils administraient. Cette atomisation des Germanies en cités aux cultes caractéristiques allait de pair avec l’apparition de pratiques communes, inconnues pendant la période préromaine : citons par exemple l’érection de colonnes surmontées de statues dites ‘du cavalier à l’anguipède’, offertes à Jupiter5.

Les mœurs romaines en Germanie Leur adoption rapide par des aristocrates locaux est attestée par de nombreux témoignages. Ce ne fut peut-être pas sans conséquences sur les désordres internes aux peuples germaniques – les récits à propos d’Arminius et Ségeste mettent bien en relief que les désaccords quant à l’attitude à adopter face à Rome s’ajoutaient aux rivalités internes ancien1.  2.  3.  4. 

Raepsaet-Charlier (1999), p. 321 et Frei-Stolba (1999), p. 49-53. Scheid (2006b), p. 443 ; Van Andringa (2006), p. 130-132. Scheid (2006a), p. 300-306. Scheid (1999), p. 398-419 ; Scheid (1981), p. 42-56, avait observé un processus semblable à Trèves. 5.  Eck (2004), p. 503-506.

359

IV. Diversité régionale

nes1. Dès les débuts de la conquête, le passage dans l’ordre équestre de Iulii qui avaient reçu la citoyenneté romaine de César ou Auguste est bien connu2, mais la qualité de chevalier romain n’empêchait pas la rébellion ; sur le plan militaire, ceux qui combattaient les légions connaissaient ainsi fort bien les techniques romaines. L’évocation par Velleius Paterculus du royaume de Marobode3 est à cet égard révélatrice. Pour la période qui suit la conquête augustéenne, il est très difficile de déterminer avec certitude l’origine germanique de sénateurs et de chevaliers. Dans sa monographie sur Cologne, W. Eck ne connaît aucun sénateur, et seulement quatre chevaliers originaires de la cité, mais souligne que ce petit nombre tient vraisemblablement aux lacunes de notre documentation ; ainsi, il démontre qu’un préfet du prétoire jusqu’alors non répertorié était très vraisemblablement originaire de la colonie : une offrande à Dea Vagdavercustis, divinité strictement locale, par ce préfet du prétoire que rien, dans ses fonctions officielles, n’avait pu appeler à Cologne, suggère en effet un lien personnel ; sans cette dédicace, nous ne saurions rien de lui et ne compterions que trois chevaliers romains, aux carrières à peine engagées4. En 1999, L. Mrozewicz, sur un total de 18 pour les trois premiers siècles, ne connaissait que 5 chevaliers romains originaires des deux Germanies entre Auguste et Commode5. Ce faible nombre d’aristocrates d’empire originaires de Germanie est parfois attribué à l’instabilité de la région rhénane, qui ne favorisait pas l’élaboration de grandes fortunes, ou qui anéantissait les fortunes existantes lors d’une guerre civile ou d’un soulèvement local. Cependant, ces vicissitudes n’ont pas empêché en Afrique l’ascension sociale vers les ordres aristocratiques romains, et les fouilles de très luxueuses et grandes villas en Germanie y démontrent l’existence de grandes fortunes. Le degré de romanité atteint par les populations est assez difficile à évaluer. Sans aucun doute, le latin fut la langue écrite et apprise par tous, ce qui ne signifie pas que les langues locales aient perdu tout locuteur6. Il est bien sûr tentant de s’appuyer sur l’onomastique, mais celle-ci ne renseigne que très imparfaitement, dans la mesure où les personnes avec tria  nomina  avaient la citoyenneté romaine, mais n’étaient pas pour autant obligées de renoncer à leurs pratiques antérieures. À cela s’ajoute que rien n’empêchait des personnes à l’onomastique pérégrine d’adopter des traits 1.  Tacite, Ann. I.57-60 par exemple. 2.  Demougin (1992), pour les Julio-Claudiens : nos 113 (C. Iulius Arminius), 687 (Iulius Civilis), 690 (Iulius Brigantius neveu et ennemi du précédent), 692 (C. Iulius Camillus). 3.  II.CIX.1. 4.  p. 349-353. 5.  Mrozewicz (1999), p. 50-54. 6.  Alföldy (2005), p. 110-116, Eck (2004), p. 284-293. Le long texte CIL XIII, 5708, de Langres, dit « Testament du Lingon » est révélatrice : voir Le Testament du Lingon, actes de la journée d’études  de Lyon (mai 1990), Y. Le Bohec éd., Lyon, 1991, 95 p.

360

Peuples et cités des Germanies sous le Principat

culturels romains ; les fouilles d’Epomanduodurum ou l’onomastique de Dijon antique l’attestent1. Dans certains cas, il est même extrêmement difficile de connaître le statut de personnes pourtant favorisées par nos sources : ainsi pour les Bataves equites  singulares2. M.-Th. RaepsaetCharlier a élaboré des modèles, et distingue la Germanie inférieure où la latinisation est « plus forte, et surtout plus pure, avec davantage de noms italiens (dus en partie à une certaine immigration militaire) et une minorité de noms indigènes celtiques et germaniques », de la Germanie supérieure qui se rapprocherait de la Gaule Belgique, avec des gentilices patronymiques très nombreux ; mais les disparités géographiques y sont fortes, les trois cités celtes et les cités à forte immigration civile dans les Champs Décumates se distinguant des cités de rive gauche du Rhin, plus germaniques tant pour l’onomastique que pour l’origine ethnique3. Tout cela est bien conforme à ce que nous savons par ailleurs de l’empire romain, et corrobore ce qui a été affirmé plus haut à propos de l’autonomie des cités : même à proximité des Germains de Germanie libre, dans des zones parfois menacées, Rome est certes intervenue pour implanter des colonies de vétérans mais n’a pas imposé d’uniformisation aux peuples sur lesquels elle exerçait son autorité. Les transformations intervenues en deux siècles dans les Germanies résultaient de l’interaction entre des circonstances locales et l’intervention romaine. Cette dernière agissait bien évidemment pour dicter des cadres : les limites territoriales des cités, l’obligation de n’être pas en contradiction avec les lois de Rome, le paiement d’impôts ; tout cela n’était pas anodin, et quand Tacite a écrit ce qu’il pensait être des discours crédibles dans la bouche de Germains ou Celto-germains révoltés, ce fut cette oppression qu’il mit en exergue, parce qu’il supposait qu’elle était lourde à supporter4. Et certes, la soumission aux recensements, les cadastrations et les exigences fiscales ont toujours fait l’objet de protestations – dans l’Antiquité gréco-romaine comme dans les autres cadres politiques. Cependant, la présence militaire, l’organisation de routes et autres infrastructures, étaient localement facteurs de richesse, et il semble que la suppression définitive ou temporaire d’un détachement ou d’une légion avait sur la région un impact considérable et négatif5 : les soldes n’étaient plus dépensées, l’arrêt du ravitaillement militaire ralentissait les activités 1.  2.  3.  4. 

Frézouls (1988), p. 271-272, 468-492. Barral et alii (2007), p. 426. Raepsaet-Charlier (2001), p. 432-433. Raepsaet-Charlier (2006), p. 375-377. Tacite, H., IV.LXIV et LXXIV.6, par exemple. France (2001), p. 365-379 ; Wigg (1999), p. 99-124 a montré que Rome n’avait pas tenté de faire sortir la monnaie des zones militaires, et que l’extension de la culture romaine était un effet secondaire de la présence militaire, non recherché par Rome. 5.  Eck (2007), p. 54-59 ; les voyages impériaux, tel celui d’Hadrien début 122, avaient aussi un impact économique important.

361

IV. Diversité régionale

commerciales. La présence romaine en Germanie a modifié assez profondément les productions : certaines céréales furent favorisées, l’élevage produisit des animaux de plus grande taille, les villas constituèrent un maillage rural visible dans le paysage ; le nombre considérable de boucheries et fumoirs à Augst suggère une activité drainant les bêtes de toute la région environnante, et répandant ses produits peut-être jusqu’en Italie1. Ces mutations sont difficiles à percevoir, et ce sont les progrès de l’archéozoologie et de l’archéobotanique qui ont permis d’en prendre conscience. En revanche, la monumentalisation de l’habitat urbain est un phénomène bien connu et observé depuis longtemps. Dans certains cas, les autorités romaines agirent consciemment pour transformer le paysage : songeons au praetorium d’Ara Ubiorum/Cologne ou de Mayence2, aux travaux de l’armée. Mais, de leur propre initiative, les agglomérations principales des cités se dotaient de bâtiments publics, et il en allait de même des agglomérations secondaires. Des lieux de culte préexistants à la période romaine changeaient tout à fait d’aspect, et il n’est pas imaginable que les gestes quotidiens ou festifs n’aient pas été modifiés parallèlement.

Les Germanies à Rome ? Marius et Lutatius Catulus, au moment de la bataille de Verceil, avaient voué des temples aux divinités dont ils demandaient l’aide, comme la plupart des généraux de l’époque républicaine ; avec le butin réalisé sur les Cimbres et Teutons, Marius fit donc élever, sans doute sur l’Esquilin, un temple d’Honos et Virtus, tandis que Catulus élevait celui de la Fortuna huiusce diei ; ainsi les victoires sur ces peuples étaient-elles, comme bien d’autres, inscrites sur le sol romain3. Les Germanies, libre et romaine, ont pu influer sur la politique romaine presque en permanence dès la fin du Ier siècle av. J.-C. Le désastre de Varus en 9 ap. J.-C. donna lieu à des frayeurs et des levées de troupes, les campagnes de Germanicus furent l’occasion d’une cérémonie triomphale le 26 mai 17, de même la campagne de Domitien contre les Chattes en 83. La tentative des légions de Germanie pour donner le pouvoir à Germanicus en 14 n’a pas renversé Tibère, mais Vitellius en 69 parvint à s’imposer. En 70, le mouvement du Batave Civilis semble bien avoir menacé l’ordre romain : les combats et destructions sont avérés, les remaniements du dispositif militaire prouvent que l’affaire fut jugée sérieuse ; cependant, nous ignorons certains 1.  Kreuz (1999), p. 71-98 ; Laur-Belart (1991), p. 126-128. 2.  Haensch (1997), p. 75-75 et 149-153 ; Eck (2004), p. 96-98. 3.  CIL I2, XVIII p. 195, Cicéron, Pro Plancio, 78 et Pro Sestio, 116 ; Plutarque, Marius, 26.3.

362

Peuples et cités des Germanies sous le Principat

ressorts de cet épisode, qui paraît autant – si ce n’est plus – lié à des prises de position partisanes à l’intérieur du monde romain que l’expression d’une volonté d’indépendance. Ainsi, le prestigieux statut colonial attribué par Vespasien à la cité des Helvètes pourrait être un témoignage de sa reconnaissance aux notables d’Avenches, qui avaient été décimés pendant l’insurrection1. La réduction du nombre des légions, à 3 par province vers 90 puis 2 au IIe siècle, peut être interprétée comme une diminution de la menace de la part des peuples de la Germanie libre ; il existait d’ailleurs des échanges commerciaux, diplomatiques et militaires entre la Germanie libre et Rome2. Mais, symboliquement, les Germains d’au-delà du Rhin furent toujours considérés comme emblématiques du « Barbare ». Entre 37 et 41, une émission monétaire illustrant l’expédition de Germanicus avec SIGNIS RECEP(tis)/DEVICTIS GERM(anis) au revers, faisait des Germains un équivalent des Parthes auprès desquels Tibère, à la suite de tractations diplomatiques, récupéra en 20 av. J.-C. les enseignes perdues par Crassus 33 ans auparavant3. Ainsi, l’est et le nord de l’empire se faisaient écho, montraient la fragilité de Rome, soulignaient la nécessité de maintenir la vigilance, d’affirmer une fidélité aux vertus antiques qui avaient permis la domination romaine4. Un siècle et demi plus tard, sur la colonne aurélienne, ce sont encore des Germains qui figurent les barbares vaincus par la puissance romaine. Et pourtant, dès les débuts de l’Empire, ce furent des Bataves qui constituèrent la garde particulière des princes : une fois dans l’empire, un peuple dit ‘barbare’ perdait cette qualité ; jamais en effet les textes n’utilisent ce terme pour qualifier un peuple germanique inclus dans le monde romain – à moins qu’il ne se révolte. Dès Auguste, les provinces de Rome avaient reçu de l’attention de la part des princes, et leur rôle à l’intérieur de l’empire fut magnifié par Hadrien, qui émit des monnaies et fit sculpter des allégories de toutes les régions de l’empire ; la Germanie figure en bonne place dans ces représentations5.

Conclusion Le thème traité dans ce chapitre correspond avant tout à un chapitre de l’histoire de Rome ; s’il est incontestable que des peuples du nord-ouest du 1.  Frei-Stolba (1999), p. 73-74. 2.  Stupperich (1995), p. 45-98. 3.  ‘Les enseignes étant reprises, les Germains étant vaincus’ : RIC I, p. 112 n°57 = BMC 94, sous Caligula, qui évoque RIC I, p. 83 nos 521-526 avec SIGNIS PARTHICIS RECEPTIS en des graphies variées, sous Auguste. Contra : Dubuisson (2001), p. 9. 4.  L’analyse du texte de Tacite par P. Laederich (2001), p. 103-149 insiste sur cet aspect. 5.  Rosso (2008), p. 165.

363

IV. Diversité régionale

monde romain parlaient des langues apparentées entre elles et avaient des mœurs jusqu’à un certain point comparables, il est tout aussi certain que les termes de ‘Germains’, ‘Germanie’, ‘germanique’, reflètent une manière bien romaine de voir ces populations. Pour Rome, certains de ces peuples – inclus dans les provinces – étaient devenus romains et semblables à toutes les autres composantes du monde romain, tandis que ceux qui étaient restés hors de la domination romaine continuaient à représenter ‘l’autre’, le barbare. Le degré de ‘civilisation’ ou de ‘barbarie’ était indépendant de l’ethnie : il dépendait du mode de vie, et surtout de la qualité juridique.

Bibliographie •



• • • • • • • • • •





364

Alföldy (2005) : ALFÖLDY, G., « Die Inschriftenkultur. Lesen und Schreiben in der Provinz », dans Imperium romanum. Roms Provinzen an Neckar, Rhein und Donau, Be‐ gleitband  zur  Ausstellung  des  Landes  Baden‐Würtemberg  im  Kunstgebaüde  Stuttgart  2005‐2006, Herausgegeben vom Archäologischen Landesmuseum BadenWürtemberg, 2005, p. 110-116. Barral et  alii (2007) : BARRAL, Ph., et  alii, « Epomanduodurum, une ville chez les Séquanes : bilan de quatre années de recherche à Mandeure et Mathay (Doubs) », Gallia 64, 2007, p. 353-451. Bechert (2007) : BECHERT, T., Germania  Inferior.  Eine  Provinz  an  der  Nordgrenze  des  Römischen Reiches, Zabern, Mayence, 2007, 167 p. Burns (2009) : BURNS, Th., Rome  and  the  Barbarians.  100  B.C.‐A.D.400, Baltimore Maryland, 20092 (1re éd. 2003), 461 p. David (2000) : DAVID, J.-M., La République romaine, de la deuxième guerre punique à la  bataille d’Actium, Nouvelle histoire de l’Antiquité 7, Paris, 2000, 304 p. Demougin ((1992) : DEMOUGIN, S., Prosopographie  des  chevaliers  romains  Julio‐ claudiens, Rome, 1992. Dubuisson (2001) : DUBUISSON, M., « Barbares et barbarie dans le monde grécoromain : du concept au slogan », L’Antiquité Classique 70, 2001, p. 1-16. Eck (2004) : ECK, W., Köln  in  römischer  Zeit.  Geschichte  einer  Stadt  im  Rahmen  des  Imperium Romanum, Cologne, 2004, 858 p. Eck (2005) : ECK, W., La Romanisation de la Germanie, Errance, Paris, 2007, 102 p. Fishwick (2002 a) : FISHWICK, D., The Imperial Cult in the latin West, 3.1, Brill,LeidenBoston, 2002, 250 p. Fishwick (2002 b) : FISHWICK, D., The Imperial Cult in the Latin West, 3.2, Brill, Leiden-Boston, 2002, 324 p. France (2001) : FRANCE, J., « Remarques sur les tributa dans les provinces nordoccidentales du Haut Empire romain (Bretagne, Gaules, Germanies) », Latomus 60.2, 2001, p. 359-379. Frei-Stolba (1999) : FREI-STOLBA, R. et  alii, « Recherches sur les institutions de Nyon, Augst et Avenches », dans M. Dondin-Payre et M.-Th. Raepsaet-Charlier dir., Cités, Municipes, Colonies. Les processus de municipalisation en Gaule et en Germa‐ nie sous le Haut Empire romain, Paris, 1999, p. 29-95. Frézouls (1988) : FRÉZOULS dir., Les Villes antiques de la France. Germanie supérieure 1 : Besançon, Dijon, Langres, Mandeure, AECR, Strasbourg, 1988, 507 p.

Peuples et cités des Germanies sous le Principat



• •

• •

• • • • •

• • • •







Galsterer (1999) : GALSTERER, H., « Kolonisation im Rheinland », dans M. DondinPayre et M.-Th. Raepsaet-Charlier dir., Cités,  Municipes,  Colonies.  Les  processus  de  municipalisation  en  Gaule  et  en  Germanie  sous  le  Haut  Empire  romain, Paris, 1999, p. 251-269. Goudineau (2000) : GOUDINEAU, Ch., César  et  la  Gaule, Paris, 20002 (1re éd. 1990), 389 p. Günnewig (1998) : GÜNNEWIG, B., Das  Bild  der  Germanen  und  Britannier.  Untersu‐ chungen zur Sichtweise von fremden Völkern in antiker Literatur und moderner wissens‐ chaftlicher  Forschung, Francfort/Main-Berlin-New York-Bern Paris-Vienne, Peter Lang, 1998, 380 p. Haensch (1997) : HAENSCH, R., Capita  provinciarum.  Statthaltersitze  und  Provinzial‐ verwaltung in der römischer Kaiserzeit, Mayence, 1997. Kreuz (1999) : KREUZ, A., « Becoming a Roman Farmer: preliminary report on the environmental evidence from the Romanisation project », dans J. D. Creighton et R. J. A. Wilson dir., Roman Germany. Studies in cultural interaction, Journal of Roman Archaeology supp. 32, Portsmouth – Rhode Island, 1999, p. 71-98. Laederich (2001) : LAEDERICH, P., Les  Limites  de  l’Empire.  Les  stratégies  de  l’impérialisme romain dans l’œuvre de Tacite, Paris, 2001, 469 p. Laur-Belart (1991) : LAUR-BELART, R., Guide  d’Augusta  Raurica, 5e édition revue et augmentée, Bâle, 1991, 215 p. Le Bohec (2008) : LE BOHEC, Y., La  « bataille »  du  Teutoburg,  9  après  J.‐C., Nantes, 2008, 61 p.-XIV pl. Le Bohec (2009) : LE BOHEC Y., « Histoire militaire des Germanies d’Auguste à Commode », Pallas, 80, 2009, p. 175-201. Mrozewicz (1999) : MROZEWICZ, L., « Munizipalgesellschaft und römische Ritter », dans S. Demougin, H. Devijver et M.-Th. Raepsaet-Charlier éd., L’Ordre  équestre.  Histoire d’une aristocratie (IIe siècle av. J.‐C.‐IIIe siècle ap. J.‐C.), CEFR 257, Rome, 1999, p. 31-78. Nicolet (1988) : NICOLET, Cl., L’Inventaire du Monde, Paris, 1988, 345 p. Raepsaet-Charlier (1994) : RAEPSAET-CHARLIER, M.-Th., « La cité des Tongres sous le Haut-Empire », Bonner Jahrbücher 194, 1994, p. 43-59. Raepsaet-Charlier (1995) : RAEPSAET-CHARLIER, M.-Th., « Municipium Tungrorum », Latomus 54, 1995, p. 361-369. Raepsaet-Charlier (1999) : RAEPSAET-CHARLIER, M.-Th., « Les institutions municipales dans les Germanies sous le Haut Empire. Bilan et questions », dans M. Dondin-Payre et M.-Th. Raepsaet-Charlier dir., Cités, Municipes, Colonies. Les processus  de  municipalisation  en  Gaule  et  en  Germanie  sous  le  Haut  Empire  romain, Paris, 1999, p. 271-352. Raepsaet-Charlier (2001) : RAEPSAET-CHARLIER, M.-Th., « Onomastique et romanisation : éléments d’une comparaison entre les provinces de Gaule Belgique et de Germanie inférieure », dans M. Dondin-Payre et M.-Th. Raepsaet-Charlier dir., Noms, Identités culturelles et romanisation sous le Haut‐Empire, Bruxelles, 2001, p. 399470. Raepsaet-Charlier (2006) : RAEPSAET-CHARLIER, M.-Th., « Les dévots des lieux de culte de Germanie supérieure et la géographie sacrée de la province », dans M. Dondin-Payre et M.-Th. Raepsaet-Charlier dir., Sanctuaires,  pratiques  cultuelles  et  territoires civiques dans l’Occident romain, Bruxelles, 2006, p. 347-435. Rosso (2008) : ROSSO, E., « La soumission des Barbares dans l’art romain », dans Rome et les Barbares, Catalogue de l’exposition de Venise, Skira, 2008, p. 162-165.

365

IV. Diversité régionale























366

Scheid (1981) : SCHEID, J., « Sanctuaires et territoire dans la colonia Augusta Treverorum », dans Les  Sanctuaires  celtiques  et  leurs  rapports  avec  le  monde  méditerranéen, Paris, 1981, p. 42-52. Scheid (1999) : SCHEID, J., « Aspects religieux de la municipalisation. Quelques réflexions générales », dans M. Dondin-Payre et M.-Th. Raepsaet-Charlier dir., Ci‐ tés, Municipes, Colonies. Les processus de municipalisation en Gaule et en Germanie sous  le Haut Empire romain, Paris, 1999, p. 381-423. Scheid (2006 a) : SCHEID, J., « Les dévotions en Germanie inférieure : divinités, lieux de culte, fidèles », dans M. Dondin-Payre et M.-Th. Raepsaet-Charlier dir., Sanctuaires, pratiques cultuelles et territoires civiques dans l’Occident romain, Bruxelles, 2006, p. 297-323. Scheid (2006 b) : SCHEID, J., « Paysage religieux et romanisation. Quelques réflexions en guise de conclusion », dans M. Dondin-Payre et M.-Th. RaepsaetCharlier dir., Sanctuaires, pratiques cultuelles et territoires civiques dans l’Occident ro‐ main, Bruxelles, 2006, p. 439-448. Schmidts (2005) : SCHMIDTS, Th., « Göttliche Herrscher. Die Kaiser und ihre Verehrung in der Provinz », dans Imperium  romanum.  Roms  Provinzen  an  Neckar, Rhein  und  Donau,  Begleitband  zur  Ausstellung  des  Landes  Baden‐Würtemberg  im  Kunstge‐ baüde Stuttgart  2005‐2006, Herausgegeben vom Archäologischen Landesmuseum Baden-Würtemberg, 2005, p. 123-129. Sommer (1999) : SOMMER, C.S., « From conquered territory to Roman province : recent discoveries and debate on the Roman occupation of SW Germany », dans J. D. Creighton et R. J. A. Wilson dir., Roman Germany. Studies in cultural interaction, Journal of Roman Archaeology supp. 32, Portsmouth – Rhode Island, 1999, p. 160198. Stupperich (1995) : STUPPERICH, R., « Bemerkungen zum römischen Import im sogenannten Freien Germanien », dans G. Franzius dir., Aspekte  römisch‐ germanischer Beziehungen in der Frühen Kaiserzeit. Vortragsreihe zur Sonderausstellung  “Kalkriese – Römer im Osnabrücker Land” 1993 in Osnabrück, Osnabrück, 1995, p. 4598. Van Andringa (2006) : VAN ANDRINGA, W., « Un grand sanctuaire de la cité des Séquanes : Villards d’Héria », dans M. Dondin-Payre et M.-Th. Raepsaet-Charlier dir., Sanctuaires,  pratiques  cultuelles  et  territoires  civiques  dans  l’Occident  romain, Bruxelles, 2006, p. 121-134. Van Havre (2006) : VAN HAVRE, G., « Religion et municipalisation en Bretagne romaine », dans M. Dondin-Payre et M.-Th. Raepsaet-Charlier dir., Sanctuaires, pra‐ tiques  cultuelles  et  territoires  civiques  dans  l’Occident  romain, Bruxelles, 2006, p. 99118. Völling (2005) : VÖLLING, Th., Germanien an der Zeitenwende. Studien zum Kulturmo‐ del beim Übergang von der vorrömische Eisenzeit  zur alterer römischer Kaiserzeit in der  Germania Magna, BAR International Series 1360, 2005. Wigg (1999) : WIGG, A., « Confrontation and interaction: Celts, Germans and Romans in the Central German Highlands », dans J. D. Creighton et R. J. A. Wilson dir., Roman Germany. Studies in cultural interaction, Journal of Roman Archaeology supp. 32, Portsmouth – Rhode Island, 1999, p. 35-53.

Villes et agglomérations secondaires de la Bretagne romaine Patrick Galliou Professeur émérite à l’université de Bretagne Occidentale (Brest)

Évoquant l’œuvre « civilisatrice » de son beau-père Gnaeus Julius Agricola, gouverneur de la province de Bretagne de 77 à 84, Tacite rapporte qu’il « aida des collectivités à édifier des temples, à aménager des places publiques, à construire de vraies maisons » (Agricola, XXI), éloge qui, pour de nombreux chercheurs, relèverait de la synecdoque et signifierait que la plupart, sinon même la totalité, des villes et agglomérations secondaires connues dans l’île à l’époque romaine furent fondées après la conquête, à l’instigation du gouvernement provincial, ou peut-être même sur l’ordre de celui-ci1. Leur naissance y serait donc, à l’origine, de nature purement politique, sans qu’y intervienne, du moins en apparence, le moindre déterminisme géographique ou économique, ces derniers n’entrant en jeu qu’une fois le cadre urbain dûment établi. L’hypothèse ainsi posée a certes le mérite d’être plausible, d’autant qu’une politique semblable avait été mise en œuvre, quelques décennies auparavant, en Gaule romaine, ou plus exactement dans les régions de celle-ci les plus tardivement ouvertes à l’influence des civilisations méditerranéennes2. Elle exige cependant, afin d’être éventuellement validée, que ses prémisses soient jugées à l’aune de ce que l’archéologie peut nous apprendre des villes, grandes et petites, de la Bretagne romaine.

Les villes et agglomérations de la Bretagne romaine : statuts et répartition géographique Les fondations romaines les plus indiscutables sont bien sûr les trois co‐ loniae de Colchester (vers 49 apr.), Lincoln (vers 83 apr.) et Gloucester (vers 90-96 apr.)3. La première, Colonia Claudia [ ?] Victricensis Camulodunensium, fut créée sur le site d’une ancienne forteresse légionnaire, abandonnée en 1.  Par exemple : Frere, 1984, p. 11. 2.  En Armorique, par exemple : Galliou, 2005, ch. V 3.  Eboracensium (York) fut élevée au rang de colonie au début du IIIe siècle, probablement sous le règne de Caracalla : Wacher, 1975, p. 156.

367

IV. Diversité régionale

48 ou 49 apr., elle-même installée à faible distance du centre de l’oppidum indigène de Camulodunum, place principale des Catuvellauni et principal objectif des armées romaines lors du débarquement de 43 apr.1 (fig. 1). Fig. 1 Plan de Camulodunum (Colchester) au IIe siècle apr.

D’après J. Wacher

Claude lui-même vint y recevoir, en août 43, la soumission de onze re‐ ges, au nombre desquels se trouvaient Prasutagus, roi des Iceni, et Cartimandua, reine des Brigantes2, et l’on y édifia par la suite, peut-être même de son vivant3, un temple en son honneur4. La seconde, Colonia [Domitiana] Lindensium, fut établie, vers la fin du principat de Domitien, sur une crête de calcaire dominant la rivière Witham, à l’emplacement d’une forteresse édifiée par la légion IX Hispana puis occupée, jusqu’à son évacuation, à la fin des années 70, par la II Adiutrix5. Le site où fut bâtie la ville ne paraît avoir été fréquenté que de façon sporadique avant l’époque romaine, mais l’une des principales places des Coritani, sur le territoire desquels elle fut 1.  2.  3.  4. 

Tacite, Annales, XII, 32 ; Frere, 1967, p. 65-66. Barrett, 1991. Frere, 1967, p. 323 ; Fishwick, 1995. Tacite, Annales, XIV, 31 ; Les vestiges de ce monument, dont le podium mesurait 32 x 24 m, sont partiellement masqués par le château médiéval. 5.  Wacher, 1975, p. 120-122.

368

Villes et agglomérations secondaires de la Bretagne romaine

installée, a été reconnue à Old Sleaford, à quelques kilomètres au sud1. La Colonia Nervia [ou Nerviana] Glevensium2, enfin, fut fondée, sous le principat de Nerva, sur le site d’une ancienne forteresse, destinée à verrouiller le passage de la Severn et à contrôler les tribus rétives du Pays de Galles, et sans doute occupée par la XXe légion puis par la II Augusta3. L’édification du centre bâti de ces coloniae dans l’enceinte des anciennes forteresses4 témoigne de façon très claire du lien entre ces deux entités. Alors que les colonies, destinées à accueillir des vétérans des légions, étaient des fondations impériales, et, ipso  facto presque entièrement peuplées de citoyens, faisaient juridiquement partie de la ville de Rome, les municipes étaient d’ordinaire des agglomérations autochtones antérieures à la conquête romaine, auxquelles on accordait une constitution et un statut particuliers afin d’inciter les élites natives, qui en assuraient le gouvernement, à adopter les mœurs et l’idéologie romaines. Malgré l’intérêt d’une telle politique, on ne connaît en Bretagne qu’un seul municipe, celui de Verulamium (Saint Albans), la ville antique étant établie, dès la fin des années 40 apr., sur le site d’un des principaux établissements des Catuvel‐ launi5. Londinium (Londres), qui, selon Tacite6, était, dès avant le soulèvement des Iceni (60-61 apr.), une riche agglomération où se pressaient citoyens et marchands romains, fit peut-être aussi l’objet d’une telle promotion à la fin du premier siècle apr., mais il n’en existe aucune preuve formelle7. L’annexion par Rome, à l’extinction des anciens lignages, des royaumes autochtones placés sous le régime du protectorat8, le passage progressif au domaine civil des terres préalablement contrôlées par les autorités militaires, entraînèrent, ici comme ailleurs, la création de civitates peregri‐ norum, entités correspondant plus ou moins aux anciens territoires tribaux et gouvernées par des représentants des élites autochtones, siégeant en assemblée (ordo) au chef-lieu de la civitas9. La Cosmographie de Ravenne, document du VIIe siècle, recense dix de ces chefs-lieux : Calleva Atrebatum (Silchester), Corinium Dobunnorum (Cirencester), Durovernum Cantiacorum  1.  Wacher, 1975, p. 122. 2.  Découverte à Rome, la stèle funéraire d’un frumentarius de la VIe légion, le qualifie de Ner(via)  Glevi (C.I.L. VI, 3346 = I.L.S. 2365). 3.  Wacher, 1975, p. 137-139. 4.  Crummy, 1982, p. 125-130. 5.  Tacite, Annales, XIV, 3 note que la ville était municipe dès avant le soulèvement de 60 apr. J.-C. Selon J. Wacher, 1975, p. 19, d’autres villes, comme Canterbury, Dorchester, Leicester et Wroxeter pourraient avoir reçu le même statut. 6.  Tacite, Annales, XIV, 33. 7.  Wacher, 1975, p. 18. 8.  Tacite, Annales, XIV, 31, pour le royaume des Iceni ; plus généralement : Frere, 1967, p. 82-83 ; Wacher, 1975, p. 25-26. 9.  Frere, 1967, p. 206-207. L’existence de décurions n’est toutefois attestée qu’à Gloucester (R.I.B. 161), Lincoln (R.I.B. 250) et York (R.I.B. 674), toutes trois colonies.

369

IV. Diversité régionale

(Canterbury), Isca  Dumnoniorum  (Exeter), Noviomagus  Regnensium  (Chichester), Ratae Coritanorum (Leicester), Venta Belgarum (Winchester), Venta  Icenorum (Caistor-by-Norwich), Venta  Silurum (Caerwent), Viroconium  Cornoviorum (Wroxeter), auxquels il convient d’ajouter Isurium Brigantum (Aldborough)1 et sans doute Durnovaria (Dorchester) et Moridunum (Carmarthen)2, l’ethnonyme étant associé au qualificatif (Venta  Silurum = « marché des Silures »), afin de souligner que ces villes constituaient le centre politique et administratif de la cité. Au bas de l’échelle urbaine se situent enfin les « agglomérations secondaires », dont on connaît à ce jour près de quatre-vingts exemples3, se distinguant des précédentes par l’absence d’un plan régulier et des bâtiments publics (forum, avec basilique et curie, etc.) caractérisant le cheflieu des civitates4. La plupart de ces agglomérations, dont beaucoup n’étaient en fait que de gros villages, ne disposaient d’ordinaire d’aucune autonomie administrative, situation qui pouvait toutefois se modifier au gré de l’évolution de leur population ou de leur prospérité : deux inscriptions montrent ainsi que les vici d’Old Carlisle et de Brough-on-Humber étaient pourvus d’un ordo et d’aediles dûment élus5. Le cadre urbain de la Bretagne romaine ne diffère donc guère, dans sa composition, de ce que l’on peut observer dans d’autres régions récemment soumises à Rome, comme les Trois Gaules, par exemple. La répartition de ces villes et bourgades y est, en revanche, très dissemblable6, car elles ne sont pas uniformément disséminées sur l’ensemble du territoire de la province et ne se rencontrent, pour l’essentiel, qu’au sud-est d’une ligne tirée d’Exeter à l’estuaire de la Humber, soit en deçà de la rocade militaire (Fosse Way) tracée entre Exeter et Lincoln entre 43 et 47 apr. afin de servir de frontière à la province claudienne7, et prolongée jusqu’à York par la voie dite Ermine Street (fig. 2). Il est manifeste, en effet, à qui superpose une carte de la Bretagne romaine à celle du relief de l’île, que les stratèges romains avaient, à l’origine, prévu de n’occuper que les parties les moins élevées et les plus fertiles de ce territoire (Lowland  Britain), un cordon de protectorats, s’étendant au-delà de la Fosse  Way, servant de tampon militaire entre les tribus rétives de l’Ouest et du Nord et la province, et permettant de drainer vers cette dernière les minerais (argent, or, cuivre, plomb) abondant chez ces peuples insoumis (fig. 3). 1.  2.  3.  4. 

Wacher, 1975, p. 398-404. Wacher, 1975, p. 22. Rodwell, Rowley, 1975, fig. 1. Certaines agglomérations secondaires, comme Lindinis/Ilchester (Leach, 1994, p. 7-8), pourvues d’une trame viaire régulièrement tracée, font cependant exception à cette règle. 5.  Old Carlisle : R.I.B. 899, qui mentionne des vik(anorum) mag(istri) ; Brough‐on‐Humber : R.I.B. 707. 6.  Wacher, 1975, fig. 1. 7.  Frere, 1967, p. 75-76.

370

Villes et agglomérations secondaires de la Bretagne romaine

Fig. 2 Carte de répartition des villes et agglomérations secondaires de la Bretagne romaine

D’après J. Wacher

371

IV. Diversité régionale

Fig. 3 Civitates et royaumes clients en Bretagne sous le règne de Claude et de Néron

D’après J. Wacher

L’histoire des deux siècles suivants montre sans aucun doute que c’était là se bercer d’illusions et que Rome fut contrainte de pousser ses armées bien au-delà de cette première frontière, sans toutefois que l’implantation de nouvelles villes et agglomérations secondaires suive cette avancée militaire, à l’exception notable du Sud et de l’Est du Pays de Galles (territoire

372

Villes et agglomérations secondaires de la Bretagne romaine

des Demetae, Silures et Cornovii) et de la partie orientale du territoire des Brigantes, définitivement pacifiés sous les Flaviens1 (fig. 4). Fig. 4 Les civitates de la Bretagne romaine au début du IIe siècle apr.

D’après J. Wacher

Pourtant les collines du Nord (Nord de l’Angleterre, chaîne des Pennines) et celles de l’Ouest (Nord du Pays de Galles, péninsule du SudOuest) (Highland Britain), économiquement peu évoluées et occupées par 1.  Frere, 1967, p. 97-104.

373

IV. Diversité régionale

des tribus pratiquant le pastoralisme et la transhumance des troupeaux, ne se prêtaient guère, il est vrai, à la création ou au développement naturel de villes et d’agglomérations bâties more  romano, d’autant que l’instabilité politique de ces communautés peu structurées entretenait dans ces régions une insécurité latente, peu propice à l’apparition ou à l’expansion d’habitats groupés non fortifiés. À l’inverse, une fois l’impulsion de départ donnée, le fait urbain trouva, dans les régions plus prospères du Sud-Est de l’île et des Midlands, largement ouvertes aux influences continentales et pourvues, depuis presque un siècle, de structures politiques centralisées et relativement stables, un terreau favorable à son épanouissement1.

Les villes et agglomérations de la Bretagne romaine : origine et évolution L’apparition des premières structures de type urbain dans cette dernière région est indiscutablement liée à l’influence que Rome y exerçait depuis les tentatives d’invasion de César en 55 et 54 av. J.-C. Avant de quitter l’île à la suite du demi-succès de son expédition de 54, celui-ci s’était assuré, par un traité, assorti d’un tribut annuel, qu’il avait passé avec les peuples du Sud de la Bretagne, que ceux-ci ne montreraient plus d’hostilité envers Rome et renonceraient aux conflits intertribaux (B.G., V, 22). Dans le demi-siècle qui suivit, l’influence romaine commença de s’étendre dans tout le Sud-Est, comme le montrent la frappe d’imitations de monnaies impériales par les ateliers des Atrébates, le titre de rex que se donnent, sur les mêmes monnaies, les dynastes Tincommius, Eppillus et Verica, ou bien encore les remarques de Strabon (Géographie, IV, 5, 3), mentionnant, peu après la mort d’Auguste, les ambassades des Bretons venus à Rome sacrifier sur le Capitole. La prise de contrôle de la quasitotalité de l’Est de l’île par les Catuvellauni de Tasciovanus, devenu roi vers 20 av., puis de son fils Cunobelinus, qui régna près de quarante ans et que Suétone qualifie de Britannorum  rex (Caligula, 44), posait certes à Rome le problème de l’émergence, non loin de la Gaule, d’une puissance qui pourrait s’avérer hostile, mais la Realpolitik l’emporta, qui jugeait qu’un système expansionniste, mais stable, était infiniment préférable à une incontrôlable anarchie. L’habile Cunobelinus put ainsi se targuer, lui aussi, du titre de rex, tandis qu’amphores à vin et à huile et céramiques gauloises affluaient dans les places de Camulodunum, Calleva et Verula‐

1.  La carte de répartition des agglomérations secondaires de Bretagne, donnée par Rodwell et Rowley (1975, fig. 1) est très significative à cet égard.

374

Villes et agglomérations secondaires de la Bretagne romaine

mium, dont les citoyens les plus importants emportaient dans la tombe objets et amphores vinaires venus du monde romain1. C’est dans ce contexte marqué par l’influence de Rome qu’apparurent, vers 20 av., les premiers éléments d’une régulation de l’espace bâti, attestée, à Silchester, par l’édification de bâtiments en bois le long de rues rectilignes délimitant des îlots2. Les niveaux anciens des autres villes étant mal connus, on ne sait toutefois pas s’il s’agit là d’une tentative isolée ou si ces pratiques architecturales s’étaient largement répandues dans la région dès avant la conquête claudienne. On s’est, en revanche, longtemps accordé à penser que la très grande majorité des capitales de civitates, et sans doute la plupart des agglomérations secondaires de Bretagne, trouvaient leur origine, non dans un établissement natif antérieur à la Conquête, mais dans des fondations d’époque romaine, selon un processus évolutif en quatre temps, dont les étapes paraissaient avoir été mises en évidence sur bon nombre de sites3. La première se caractérisait par l’édification, sous le règne de Claude ou de Néron, de forts destinés à contrôler militairement des territoires récemment conquis ; un second temps voyait la naissance et l’expansion, à proximité de la fortification, d’un vicus civil où venaient s’agréger marchands et dispensateurs (-trices) des plaisirs divers que requéraient le bien-être et le délassement des soldats de la garnison ; celle-ci ayant définitivement quitté la place afin de prendre part aux expéditions de répression et/ou de conquête qui marquèrent le règne de Néron et surtout celui des Flaviens, le vicus continuait de se développer, étant devenu, pour les habitants des campagnes environnantes, l’indispensable marché où pouvaient être vendues leurs productions excédentaires et achetés denrées et objets qu’ils ne produisaient pas ; choisi pour sa particulière prospérité ou pour des raisons politiques qui nous échappent, ce vicus était enfin promu au rang de chef-lieu de civitas et réorganisé à partir d’une trame viaire orthogonale découpant des insulae propres à recevoir des bâtiments publics et privés, alors que ses voisins, moins bien pourvus ou jouissant d’une moindre notoriété, conservaient leur statut et leur plan primitifs. Ce modèle simple, qui constitua la doxa jusqu’aux années 1970, semble certes avoir été mis en évidence dans sept chefs-lieux de civitates (Carmarthen, Chichester, Cirencester, Exeter, Leicester, Saint Albans, Wroxeter) au moins, et plus d’une vingtaine d’agglomérations secondaires4 ; une étude plus serrée des données, accompagnée de nouvelles fouilles, a toutefois souvent reconnu une étape supplémentaire dans ce processus de déve1.  2.  3.  4. 

Cunliffe, 1978, p. 85-89. Cunliffe, 1995, p. 69-70. Frere, 1975, p. 4-5. Webster, 1966.

375

IV. Diversité régionale

loppement. Sur beaucoup de sites, notamment ceux d’agglomérations secondaires1, ont en effet été mis au jour les vestiges d’occupations autochtones, antérieures de quelques décennies à la conquête claudienne et souvent de statut élevé, livrant, entre autres, des monnaies, des amphores et des céramiques importées : on en verra ainsi de nombreux exemples sur le territoire des Trinovantes2, dans l’Oxfordshire (Dorchester-uponThames)3 ou bien encore à Fishbourne, près de Chichester, où le « palais » du roi breton Tiberius Claudius Cogidubnus fut bâti à l’emplacement d’une base militaire romaine, elle-même installée à proximité de ce qui était probablement un emporium côtier de la fin de l’âge du fer4. L’élargissement de ce processus évolutif vers la fin de La Tène n’a certes rien de très surprenant, les forts d’époque claudienne ou néronienne n’étant probablement pas bâtis in vacuo mais établis, pour d’évidentes raisons de surveillance, dans les parages immédiats d’établissements autochtones de quelque importance ; il implique cependant que soit partiellement mis en question le raisonnement trop mécanique qui faisait de toutes les villes et agglomérations romaines de Bretagne les héritières directes de fondations militaires. Ce mouvement d’urbanisation, très précoce à Verulamium, où la trame viaire et un complexe d’ateliers et de boutiques construit en bois (insula  XIV), mais selon des techniques allogènes, sont datés des années suivant immédiatement la Conquête (avant 50 apr.)5, ainsi d’ailleurs que dans la colonia de Camulodunum, dont Tacite nous donne un bref catalogue des principaux bâtiments publics (curie, théâtre, temple) avant leur destruction par la révolte des Iceni6, est sensiblement plus tardif ailleurs, tant à Silchester (vers 80 apr.)7 qu’à Exeter (fin du règne des Flaviens ?)8, par exemple, ou bien encore à Londinium/Londres, dont le développement urbain, étroitement lié à l’expansion des relations commerciales avec le Continent9, est postérieur d’une quinzaine d’années au soulèvement des Iceni10. On a longtemps pensé, comme nous l’avons souligné, que cette élévation de certains vici au rang de capitales de civitates résultait d’une déci1.  Ils sont généralement plus accessibles à la fouille, le site des chefs-lieux de civitates étant généralement occupé par une ville moderne. Des mobiliers préromains ont cependant été aussi mis au jour à Canterbury et Leicester (Webster, 1966, p. 31). 2.  Rodwell, 1975, p. 93. 3.  Rowley, 1975, p. 115. 4.  Manley et al, 2005. 5.  Niblett, 2001, p. 62-64. 6.  Tacite, Annales, XIV, 32. 7.  Fulford 2002, p. 160. 8.  Wacher, 1975, p. 328 ; contra Fox, 1966, p. 49, qui le date des années 50 apr. 9.  Perring, 1991, p. 19. 10. Le premier forum (« proto-forum » ou « pré-forum ») de la ville date des années 70 apr. : Marsden, 1987.

376

Villes et agglomérations secondaires de la Bretagne romaine

sion du pouvoir provincial, l’aide apportée aux communautés locales par l’autorité centrale pour l’édification de temples, l’aménagement de places publiques et la construction de vraies maisons ne pouvant dès lors qu’être le fait des légions et de leurs ingénieurs, qui, seuls à cet époque et dans cet environnement, eussent possédé l’expertise et le savoir-faire nécessaires1. De la sorte, beaucoup de bâtiments privés, comme la rangée de boutiques de l’insula XIV de Verulamium2, ou publics, comme les forums de la plupart des villes de Bretagne, dont le plan évoquerait plus celui des principia des camps légionnaires que celui de leurs équivalents continentaux3, porteraient la marque irréfragable des conceptions architecturales et des méthodes de travail propres à l’armée romaine. S’il est fort possible que des ingénieurs militaires soient venus prêter main-forte aux entrepreneurs autochtones, il paraît toutefois peu probable, comme l’a souligné T. Blagg, que les légions, engagées dans les difficiles opérations militaires qui les menèrent au Pays de Galles et dans le Nord de l’Angleterre au cours des gouvernorats de Cerialis, Frontin et Agricola, soit entre 71 et 84 apr., aient pu, dans le même temps, édifier les quatre forteresses de York, Caerleon, Chester et Inchtuthil, tracer des centaines de kilomètres de routes en terrain difficile et bâtir des villes à une distance parfois considérable des lieux où elles étaient engagées4. De plus, comme le montre le même auteur, les emprunts à la poliorcétique que l’on a cru déceler dans certaines architectures relèvent en fait de l’utilisation d’un fonds technique commun aux spécialistes civils et militaires et ne permettent donc pas de conclure à une intervention massive des troupes dans l’édification des villes, grandes ou petites5. On tirera d’ailleurs une conclusion semblable de l’examen des éléments architectoniques découverts dans l’île. De ce qui précède on peut raisonnablement conclure que la création et/ou l’expansion des villes de la Bretagne romaine dépendirent presque exclusivement du choix et du bon vouloir des élites locales et non des décisions univoques d’une autorité conquérante. Aidées et confortées, dans un premier temps, par le pouvoir central ou provincial, qui sut leur fournir aide financière et sans doute logistique et leur proposer des modèles d’urbanisme, comme la colonia de Camulodunum, ces notables se laissèrent convaincre, volens  nolens, d’édifier, sur leur territoire, à l’emplacement ou dans les parages immédiats de leur ancien centre de pouvoir et du fort édifié pour le surveiller, des structures qui étaient presque totalement étrangères à leur culture, encore profondément enracinée dans la ruralité, et « peu à peu, les Bretons se laissèrent aller à l’attrait des vices à 1.  2.  3.  4.  5. 

Frere, 1984b, p. 13. Ibid. Goodchild, 1946. Blagg, 1980, p. 31. Blagg, 1989, p. 211.

377

IV. Diversité régionale

découvrir sous les portiques, dans les thermes et le raffinement des festins. L’inexpérience leur faisait appeler civilisation ce qui amputait leur liberté1 ». Comme ailleurs dans l’Empire, l’urbanisation fut ici l’une des facettes d’une acculturation consciemment recherchée2 et plus ou moins librement acceptée, destinée à prolonger, de façon pacifique, les opérations de conquête proprement dites en s’emparant tout d’abord des esprits de la classe dirigeante, puis, par un effet de percolation, de ceux du vulgum  pecus. Le développement des villes et des agglomérations secondaires dans le Sud-Est de la Bretagne et les Midlands, le rôle qu’elles jouèrent dans la diffusion des modes et pratiques nouvelles dans leur environnement immédiat, permettent ainsi d’apprécier le succès de cette approche. Fig. 5 Plan de Calleva Atrebatum (Silchester) IIe siècle apr.

D’après J. Wacher

1.  Tacite, Agricola, XXI (Traduction D. De Clercq-Douillet). 2.  Ceci apparaît clairement dans le discours que Tacite prête au délégué des Tenctères : « … Ces plaisirs, grâce auxquels les Romains font bien plus pression sur les peuples soumis que par leurs armes » (Histoires, IV, 64, 5).

378

Villes et agglomérations secondaires de la Bretagne romaine

Bien que ces structures urbaines soient de nature, de taille et de richesse très variables, les monuments publics qu’on y rencontre ne diffèrent guère de ceux qui se voient dans d’autres provinces, alliant aux nécessités de la vie quotidienne, de l’administration des affaires de la civitas et de la dispensation de la justice, aux besoins du commerce et de l’économie, l’offre de plaisirs variés. Attesté dans la quasi-totalité des chefs-lieux dont il constitue le centre nerveux et occupe le cœur de la trame des rues (fig. 5), le forum associe, ici comme ailleurs, place publique, basilique et curie, ne se différenciant des exemples continentaux que par l’absence du temple, qui, sur le Continent, occupe le centre de la place ou l’un de ses côtés, seul celui de Verulamium faisant exception à cette règle1. Bâti à proximité de ce complexe central, un marché couvert (macellum), du type de ceux reconnus à Cirencester, Leicester, Verulamium et Wroxeter, témoigne de la vitalité des échanges quotidiens. Des aqueducs, dont on connaît ou soupçonne l’existence sur une quinzaine de sites (Caerwent, Cirencester, Lincoln, Silchester, etc.)2, associaient conduites souterraines et structures en élévation pour alimenter ces villes en eau de consommation et desservir les thermes publics mis en évidence dans la totalité des capitales de civitates. Servant à donner des spectacles opposant des gladiateurs et/ou des animaux sauvages, les amphithéâtres, remployant parfois les structures de monuments anciens, comme les Maumbury Rings de Dorchester, installés dans un henge mégalithique, sont généralement de type simple, utilisant la terre et le bois de préférence à la pierre, et se rencontrent dans une dizaine de villes (Carmarthen, Chichester, Dorchester, Londres3, etc.), la présence de gladiateurs dans l’île étant par ailleurs attestée par un casque retrouvé à Hawkedon (Suffolk)4 et un graffite sur une poterie mise au jour à Leicester5. Seuls quatre théâtres sont, en revanche, attestés en Bretagne, à Canterbury, Verulamium et Colchester (Gosbecks Farm), celui de Brough-on-Humber n’étant connu que par une inscription, mentionnant la construction, vers 139 apr. J.-C., d’un nouveau proscænium par un certain M. Ulpius Ianuarius, édile du vicus  Petuariensis6,  deux au moins  de ces théâtres (Colchester, Verulamium) étant associés à des sanctuaires voisins. Il est à noter que le monument de Verulamium, édifié dans la seconde moitié du second siècle, se rapproche, par son plan, de celui de nombreux théâtres de Gaule, où l’orchestre est de forme quasi circulaire, à l’inverse des structures classiques, où ce dernier n’occupe, au plus, qu’un demi1.  2.  3.  4.  5. 

Niblett, 2001, p. 73. Stephens, 1985. Bateman, 1997. Wacher, 1975, p. 53. On y lit « Verecunda  ludia  Lucius  gladiator » (« Verecunda, actrice, Lucius, gladiateur ») : C.I.L. VII, 1335, 4 ; Birley, 1988, p. 121. 6.  R.I.B. 707 ; Birley, 1988, p. 119.

379

IV. Diversité régionale

cercle1. Un seul et unique cirque, enfin, a été mis en évidence dans l’île, au sud de la colonia de Colchester2. La quasi-totalité de ces ensembles urbains était, par ailleurs, pourvue d’un ou plusieurs sanctuaires, où étaient honorées des divinités locales, comme le dieu Abandinus à Godmanchester3, ou exotiques, comme Isis ou Mithra à Londres4. Dans cet ensemble relativement uniforme, les agglomérations d’Aquae  Sulis (Bath)5 et d’Aquae  Arnemetiae (Buxton), où le culte de divinités associées aux eaux vives se doublait de pratiques curatives, peut-être destinées, à l’origine, aux légionnaires, tiennent bien sûr une place à part. Toutes les villes précitées, grandes et petites, étaient, à l’origine, de type ouvert et dépourvues de tout système défensif. Au cours de la seconde moitié du second siècle, bon nombre d’entre elles, réparties dans le Sud et l’Ouest de l’île, furent cependant entourées de fortifications terroyées, mouvement que l’on a souvent associé à une révolte des tribus galloises, bien qu’aucun texte ne nous renseigne sur ce soulèvement6. La documentation épigraphique de la Bretagne romaine – ou tout du moins de sa partie « civile » – étant très pauvre, nous sommes extrêmement mal renseignés sur ses élites sociales et politiques. Si l’on s’en tient à ce que révèle l’étude d’autres provinces7, elles devaient, du moins jusqu’à la fin du second siècle, pratiquer l’évergétisme et donc financer la construction de certains bâtiments urbains, bien que la plupart de ceux-ci paraissent, néanmoins, être dus à la générosité de collectivités plutôt que d’individus8. La relative prospérité de cette classe, dont témoigne la qualité de ses demeures urbaines, sensible à partir du règne des Flaviens et plus encore dans la seconde partie du siècle suivant9, est très vraisemblablement liée aux activités commerciales et artisanales que connaissaient villes et bourgades. Celles-ci, une fois l’impulsion créatrice donnée, étaient en effet nécessaires à la survie de l’agglomération, dont le développement ultérieur dépendait étroitement des ressources et de la richesse potentielle du territoire dont elle occupait le cœur. Bon nombre de ces 1.  2.  3.  4. 

5.  6.  7.  8.  9. 

Dumasy, 1975. Crummy, 2006. Green, 1975, p. 201. L’existence d’un temple dédié à Isis est attestée par un graffite sur poterie découvert à Southwark, sur la rive droite de la Tamise (Perring, 2001, p. 82), un autre temple (le même ?), tombant en ruines, étant rebâti au cours des années 205 par le gouverneur Marcus Martiannius Pulcher (Perring, 2001, p. 106 et fig. 47), l’inscription correspondante provenant de la rive gauche du fleuve. Le mithraeum a été fouillé dans Cannon Street : ce bâtiment date des années 240 apr., mais les sculptures associées proviennent d’une structure plus ancienne (Toynbee, 1986, p. 5556). Cunliffe, 1985-1988. Wacher, Earthwork Defences …, 1966 ; Frere, 1984a. Frézouls, 1984. Blagg, 1990. Wacher, 1975, ch. 7 ; Walthew, p. 204.

380

Villes et agglomérations secondaires de la Bretagne romaine

villes ont, de la sorte, livré les vestiges d’« industries » de transformation de minerais ou de matériaux bruts, comme celles du verre à Caistor-byNorwich, de l’argent à Silchester, du tissage à Great Chesterford (Essex)1, du cuir à Londres2, de la poterie sur de très nombreux sites, comme Duro‐ brivae (près de Peterborough)3, Colchester4 ou Verulamium5, ces dernières productions n’étant pas toujours destinées à un marché local, mais, comme celles de Durobrivae (Nene Valley pottery) ou de Colchester, exportées vers des marchés provinciaux lointains. On ajoutera bien sûr à ces activités, celles, plus humbles, destinées à l’alimentation des habitants de la ville elle-même (meulage des céréales, boucherie, etc.). On ne saurait donc considérer les villes de la Bretagne romaine comme des entités artificielles, plaquées, pour des raisons purement politiques, sur un tissu rural qui n’en avait cure. Elles jouèrent, sans aucun doute, un rôle primordial dans la progressive acculturation des habitants de l’île, mais leur fonction principale fut de servir de lieu d’échange entre le monde rural et une sphère plus profondément romanisée, géographiquement proche ou plus lointaine. Dans la partie centrale de toutes ces villes se voient en effet de nombreuses boutiques-ateliers, souvent disposées en longues rangées le long des rues principales (Cirencester, Verulamium, etc.), l’entrée/devanture étant souvent protégée des intempéries par un portique, et proposant, autant que l’on puisse en juger aux rares artéfacts conservés, toute la gamme des denrées, des objets et des services nécessaires à l’existence quotidienne et à ses plaisirs6. Il paraît peu vraisemblable que la clientèle de ces boutiques ait été exclusivement composée des habitants de la ville elle-même, et divers indices indiquent, au contraire, que les rusticani des environs venaient aussi s’y approvisionner, sans doute lorsqu’ils se rendaient au marché pour y vendre leurs surplus agricoles, afin d’en tirer l’argent nécessaire au paiement de leurs impôts7. Ce processus semble s’être mis en place dans les décennies suivant immédiatement l’invasion de 43 apr., comme le prouvent les boutiques d’époque claudienne de Verulamium, Londres et Colchester, et d’époque flavienne de Cirencester et Leicester8. La fouille de l’insula XIV de Verulamium a d’ailleurs montré que les boutiques qui s’y trouvaient avaient été bâties en bloc, l’ensemble relevant probablement d’un projet commercial unique,

1.  2.  3.  4.  5.  6.  7.  8. 

Richmond, 1966, p. 78-82 Perring, 1991, p. 51. Fincham, 2004, ch. 5. Hull, 1963. Niblett, 2001, p. 102-103. Wacher, 1975, p. 63. Niblett, 2001, p. 109. Wacher, 1975, p. 59-60.

381

IV. Diversité régionale

mis en œuvre par un grand propriétaire des environs1 et géré par ses esclaves ou ses affranchis2. Il faut donc admettre, au terme de cette étude nécessairement brève, que les villes et agglomérations secondaires de la Bretagne romaine ne diffèrent guère de celles du Continent, dont elles possèdent, peu ou prou, les principales caractéristiques canoniques, tant dans leur administration que dans leur organisation spatiale et leur économie. Leur naissance, que l’on a trop souvent rapportée à des décisions prises par les autorités provinciales ou à un contexte exclusivement militaire, apparaît, à la lumière des études récentes, bien plus étroitement liée à leur environnement géographique et économique qu’on ne le pensait voici peu, et peut-être plus encore à la présence, sur le site où beaucoup se développèrent, d’établissements de statut élevé de La Tène finale, où se trouvaient déjà réunies les élites sociales et les conditions économiques nécessaires au développement, à l’époque romaine, des villes et agglomérations secondaires. Leur répartition géographique globale montre bien, d’ailleurs, que le fait urbain concerne presque exclusivement, en Bretagne, les zones au relief peu élevé des Midlands et du Sud-Est, largement ouvertes aux influences continentales dès le siècle précédant la conquête claudienne. Leur rôle, dans la diffusion vers les campagnes de modes et pratiques importées, bien qu’indéniable3, est de mise en évidence délicate, même si le nombre et la richesse des villae concentrées autour des villes romaines de l’Ouest de l’Angleterre (Bath, Cirencester, Gloucester, etc.)4 témoignent sans aucun doute de l’étroitesse des liens économiques entre mondes urbain et rural5, phénomène déjà observé voici plus de deux siècles par Adam Smith, pour d’autres lieux et d’autres temps6.

Bibliographie • • •

BARRETT A., 1991, « Claudius’ British Victory Arch », Britannia, 22, p. 1-19. BATEMAN N., 1997, « The London Amphitheatre: Excavations 1987-1996 », Britan‐ nia, 28, p. 51-85. BIRLEY A., 1988, The People of Roman Britain, Londres, (réed.).

1.  Niblett, 2001, p. 62. 2.  A Norton (Yorkshire) un esclave tenait ainsi une échoppe d’orfèvre (R.I.B. 172). 3.  Rivet, 1964. Si l’on en croit Tacite (Annales, XIV, 31), les relations entre autochtones et colons romains furent parfois difficiles, l’arrogance et la cupidité de ces derniers étant l’une des raisons constitutives de la révolte de 60 apr. 4.  Branigan, 1976, fig. 5. 5.  Une tablette à écrire datée du 14 mars 118, découverte à Londres (Throgmorton Avenue) en 1986, fait état d’un conflit de propriété à propos d’un domaine rural du Kent (Perring, 1991, p. 47-48 et fig. 19). 6.  Smith, 1776, ch. III, par exemple.

382

Villes et agglomérations secondaires de la Bretagne romaine



• • • • • • • • • • • •

• • • • • • • • • • • • • • • • •

BLAGG T., 1980, « Roman Civil and Military Architecture in the Province of Britain: Aspects of Patronage, Influence and Craft Organization », World  Archaeology, vol. 12, n° 1, p. 27-42. BLAGG T., 1989, « Art and Architecture », dans M. Todd (éd.), Research  on  Roman  Britain, 1960‐1989, Londres, p. 203-217. BLAGG T., 1990, « Architectural Munificence in Britain: the Evidence of Inscriptions », Britannia, 21, p. 13-31. BRANIGAN K., 1976, The Roman Villa in South‐West England, Bradford-on-Avon. CRUMMY Ph., 1982, « The Origins of Some Major Romano-British Towns », Britan‐ nia, 13, p. 125-134. CRUMMY Ph., 2006, « The Circus Comes to Britannia », Current Archaeology, n°201, p. 468-475. CUNLIFFE B., 1978, Iron Age Communities in Britain, Londres. CUNLIFFE B., 1985-1988, The Temple of Sulis Minerva at Bath, 2 vols., Oxford. CUNLIFFE B., 1995, Iron Age Britain, Londres. DUMASY F., 1975, « Les édifices théâtraux de type gallo-romain : essai d’une définition », Latomus, XXXIV, 4, p. 1010-1019. FINCHAM G., 2004, Durobrivae, a Roman Town between Fen and Upland, Stroud. FISHWICK D., 1995, « The Temple of Divus Claudius at Camulodunum », Britannia, 26, p. 11-27. FOX A., 1966, « Roman Exeter (Isca  Dumnoniorum): Origins and Early Development », dans J. Wacher (éd.), The Civitas Capitals of Roman Britain, Leicester, p. 4651. FRERE S., 1967, Britannia. A History of Roman Britain, Londres. FRERE S., 1975, « The Origin of “Small Towns” », dans Rodwell W. et T. Rowley T. (éds.), Small Towns of Roman Britain, Oxford, p. 4-7. FRERE S., 1984a, « British Urban Defences in Earthwork », Britannia, 5, p. 63-74. FRERE S., 1984b, « The Early Development of the Cities of Roman Britain », dans Revue archéologique de Picardie, vol. 3, n° 1, p. 11-17. FRÉZOULS E., 1984, « Evergétisme et construction urbaine dans les Trois Gaules et les Germanies », Revue du Nord, LXVI, n° 206, p. 27-54. GALLIOU P., 2005, L’Armorique romaine, Brest. GOODCHILD R., 1946, « The Origins of the Romano-British Forum, Antiquity, 20, p. 70-77. GREEN H., 1975, « Roman Godmanchester », dans Rodwell W. et Rowley T. (éds.), Small Towns of Roman Britain, Oxford, p. 183-210. HULL R., 1963, The Roman Potters’ Kilns of Colchester, Oxford. LEACH P. (éd.), 1994, Ilchester, volume 2. Archaeology,  Excavations  and  Fieldwork  to  1984, Sheffield. MANLEY, J. et al., 2005, « A Pre-AD. 43 Ditch at Fishbourne Roman Palace, Chichester », Britannia, 36, p. 55-99. MARSDEN P., 1987, The Roman Forum Site in London, Londres. MILNE G., 1985, The Port of Roman London, Londres. NIBLETT R., 2001, Verulamium, the Roman City of Saint Albans, Stroud. PERRING D., 1991, Roman London, Londres. R.I.B. = Collingwood, R. et Wright, R., 1965, The Roman Inscriptions of Britain. Vol. 1 The Inscriptions on Stone, Oxford. RICHMOND I., 1966, « Industry in Roman Britain », dans J. Wacher (éd.), The Civitas  Capitals of Roman Britain, Leicester, p. 76-86.

383

IV. Diversité régionale

• • • • • • • • • • • • •

384

RIVET A., 1964, Town and Country in Roman Britain, Londres (2e éd.) RODWELL W., 1975, « Trinovantian Towns and their Setting: A Case Study », dans Rodwell W. et Rowley T. (éds.), Small Towns of Roman Britain, Oxford, p. 85-101. ROWLEY T., 1975, « The Roman Towns of Oxfordshire », dans Rodwell W. et Rowley T. (éds.), Small Towns of Roman Britain, Oxford, p. 115-124. RODWELL W. et Rowley T. (éds.), 1975, Small Towns of Roman Britain, Oxford. SMITH A., 1776, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, Londres. STEPHENS G., 1985, « Civic Aqueducts in Britain », Britannia, 16, p. 197-208. TODD M., 1989, « The Early Cities », dans M. Todd (éd.), Research on Roman Britain,  1960‐1989, Londres, p. 75-89. TOYNBEE J., 1986, The Roman Art Treasures from the Temple of Mithras, Londres. WACHER J., 1966, « Earthwork Defences of the Second Century », dans J. Wacher (éd.), The Civitas Capitals of Roman Britain, Leicester, p. 60-69. WACHER J. (éd.), 1966, The Civitas Capitals of Roman Britain, Leicester. WACHER J., 1975, The Towns of Roman Britain, Londres. WALTHEW C., 1975, « The Town House and the Villa House in Roman Britain », Britannia, 6, p. 189-205. WEBSTER G., 1966, « Fort and Town in Early Roman Britain », dans J. Wacher (éd.), The Civitas Capitals of Roman Britain, Leicester, p. 31-45.

Il faut louer le jury d’Agrégation d’avoir enfin proposé une question qui fait appel à l’intelligence historique des étudiants : « Rome et l’Occident ». Il faut aussi complimenter les auteurs de la bibliographie dite « officielle » qui ont fourni un travail considérable pour les aider. Mais qui dit « intelligence » dit « difficulté », et la difficulté, dans ce cas, vient de la conjonction de coordination « et ». Que signifie-t-elle ici ? D’un point de vue simplement grammatical, elle unit deux mots. Ici, elle unit deux actions, et celles-ci vont en sens contraire ; on peut aussi dire qu’elles constituent, si l’on préfère, une action et une réaction. D’une part, il y eut action de Rome vers l’Occident : conquête, organisation de cette conquête, entente avec les populations. D’autre part, il y eut réaction des provinciaux. Les uns ont tout refusé en bloc, comme Vercingétorix ou Boudicca ; d’autres se sont résignés ; d’autres encore ont accueilli les changements avec plus ou moins d’enthousiasme. Par la suite, ces derniers ont plus ou moins intégré la romanité, et plutôt plus que moins, dans leur vie quotidienne, leurs activités économiques, leur organisation sociale, leurs pratiques culturelles et religieuses. Et il n’est pas possible d’étudier les conquérants sans tenir compte des conquis ; il n’est pas possible d’étudier les transformations en faisant abstraction de ceux qui les veulent, de ceux qui les refusent et de ceux qui les subissent. Cet ouvrage cherche à simplifier le travail des étudiants en leur proposant des articles couvrant tous les aspects du sujet, en leur indiquant des pistes pour ne rien négliger d’une question plus complexe qu’il n’y paraît.

Rome et les provinces de l’Occident de 197 av. J.-C. à 192 ap. J.-C.

Histoire romaine

9HSMIOC*heejdj+

25 € ISBN 978-2-84274-493-9

EDITIONS DU TEMPS

Claudine Auliard - François Baratte - Marie-Françoise Baslez Jean-Claude Béal - Agnès Bérenger - François Bertrandy - Laurent Bricault Bernadette Cabouret-Laurioux - Michèle Coltelloni-Trannoy Michel Debidour - Patrick Galliou - Agnès Groslambert - Martine Joly Marie-Thérèse Raepsaet-Charlier - Annie Vigourt - Pascal Vipard Jean-Louis Voisin - Catherine Wolff

QUESTIONS D’HISTOIRE

ROME ET LES PROVINCES DE L’OCCIDENT DE

197 AV. J.-C. À 192 AP. J.-C.

Ouvrage collectif coordonné par Yann Le Bohec

EDITIONS DU TEMPS