Du socialisme ottoman à l’internationalisme anatolien 1611437407, 9781611437409

In this collection of articles, Paul Dumont, Professor at the University of Strasbourg, traces the origin of Socialist i

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French Pages 504 [502] Year 2011

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Polecaj historie

Du socialisme ottoman à l’internationalisme anatolien
 1611437407, 9781611437409

Table of contents :
Remarques liminaires
I. A propos de la "classe ouvrière" ottomane à la veille de la révolution jeune-turque
II. Sources inédites pour l'histoire du mouvement ouvrier et des courants socialistes dans l'Empire ottoman au début du XXe siècle
III. Un économiste social-démocrate au service de la Jeune Turquie Mémorial Ömer Lûtfi Barkan
IV. Une organisation socialiste ottomane. La fédération ouvrière de Salonique (1908-1912)
V. Naissance d'un socialisme ottoman
VI. La fédération socialiste ouvrière de Salonique à l’époque des guerres balkaniques
VII. La fascination du bolchévisme. Enver pacha et le parti des soviets populaires
VIII. L'axe Moscou-Ankara. Les relations turco-soviétiques de 1919 à 1922
IX. Les organisations socialistes et la propagande communiste à Istanbul pendant l'occupation alliée. 1918-1922
X. Aux origines du mouvement communiste turc. Le groupe "Clarté" d'Istanbul (1919-1925)
XI. Bolchevisme et Orient. Le parti communiste turc de Mustafa Suphi. 1918-1921
XII. Bakou, carrefour révolutionnaire. 1919-1920
XIII. Socialisme, communisme et mouvement ouvrier à Istanbul
XIV. La révolution impossible. Les courants d'opposition en Anatolie. 1920-1921
XV. Le mouvement communiste anatolien en 1922
XVI. Socialisme et mouvement ouvrier en Turquie au lendemain de
XVII. Dix-huit mois de République. 29 octobre 1923-ler mai 1925
Table des matières

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Analecta Isisiana: Ottoman and Turkish Studies

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A co-publication with T he Isis Press, Istanbul, the series consists o f collections o f thematic essays focused on specific themes of O ttom an and Turkish studies. These scholarly volumes address im portant issues throughout Turkish history, offering in a single volume the accumulated insights o f a single author over a career o f research on the subject.

Du socialisme ottoman à l'internationalisme anatolien

Paul D um ont

gorgias press

The Isis Press, Istanbul 2011

Gorgias Press LLC, 954 River Road, Piscataway, NJ, 08854, USA www.gorgiaspress.com Copyright © 2011 by The Isis Press, Istanbul Originally published in 1997 All rights reserved under International and Pan-American Copyright Conventions. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system or transmitted in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, scanning or otherwise without the prior written permission of The Isis Press, Istanbul. 2011

I S B N 978-1-61143-740-9

Reprinted from the 1997 Istanbul edition.

Printed in the United States of America

Paul Dumont est né en 1945 à Beyrouth et a passé la plus grande partie de son enfance d'abord au Liban, puis en Turquie. Après sa scolarité au lycée français d'Istanbul, il a fait des études d'histoire à l'Université de Paris-Sorbonne. Soutenue en 1971, sa thèse de doctorat de 3e cycle portait sur La littérature à thème villageois dans l'Empire ottoman et la Turquie contemporaine. Depuis cette date, il a publié plusieurs ouvrages et plus de 120 articles concernant aussi bien la littérature que l'histoire politique et sociale de la Turquie. Son livre intitulé Mustafa Kemal invente la Turquie moderne (1983) a obtenu en 1984 le prix Prix EugèneColas décerné par l'Académie Française. Ses travaux sur l'évolution sociale, culturelle et politique de la Turquie depuis les dernières décennies du XIXe siècle lui ont valu, en 1987, le grade de docteur d'État ès lettres. Paul Dumont a commencé sa carrière académique comme chercheur au Centre National de la Recherche Scientifique. Depuis 1989, il est professeur de langue, littérature et civilisation turques à l'Université des Sciences Humaines de Strasbourg et directeur du département d'études turques de cette même Université. Il dirige aussi l'unité de recherche "Mondes Turcs et Iraniens" associée au CNRS. À côté de travaux historiques portant sur des thèmes aussi divers que la francmaçonnerie, le socialisme, les communautés juives, la vie urbaine dans l'Empire ottoman et dans la Turquie du XXe siècle, Paul Dumont compte à son actif plusieurs traductions, dont les Cinq Villes de Ahmed Hamdi Tanpinar. Il a également organisé plusieurs expositions et de nombreux colloques scientifiques. Il a dirigé plusieurs ouvrages collectif, parmi lesquels on peut citer notamment Radicalismes islamiques (en collaboration avec O. Carré, 2 volumes, Paris, 1986), La Turquie au seuil de l'Europe (en collaboration avec F. Georgeon, Paris, 1991), V illes ottomanes à la fin de l'Empire (en collaboration avec F. Georgeon, Paris, 1992).

REMARQUES LIMINAIRES

Ce volume regroupe treize articles publiés entre 1975 et 1992 ainsi que quatre textes inédits. Articles ? En réalité, il s ’agit principalement — le lecteur ne tardera pas à s’en rendre compte— des chapitres successifs d’un ouvrage qui n’a jamais été achevé. D ’un tempérament impatient, l’auteur a commis l ’imprudence de publier ses textes, avec le projet de les remanier ultérieurement, au fur et à mesure qu’ils étaient rédigés. Les remaniements prévus n’ont jamais été réalisés. Et peu à peu s’est estompé le désir de combler les lacunes d’un travail déjà soumis au regard de la communauté scientifique. Manquent en particulier à l’appel les chapitres qui auraient retracé l’histoire des divers courants socialistes apparus dans l’Empire ottoman dans les années allant de la fin du XIXe siècle à la veille de la Grande Guerre. Le texte n° II (“ Sources inédites pour l’histoire du mouvement ouvrier... ”) peut donner une idée des thèmes et des matériaux dont l’exploration était envisagée. Manquent aussi une introduction et une conclusion générales qui auraient donné du liant à l’ensemble de l’ouvrage. Certains articles reprennent, sous une forme différente, des sujets déjà abordés auparavant. C’est ainsi, en particulier, que les textes IV (“ Une organisation socialiste ottomane... ”) et V (“ Naissance d ’un socialisme ottoman ”), IX (“ Les organisations socialistes et la propagande communiste à Istanbul... ”) et XIII (“ Socialisme, communisme et mouvement ouvrier à Istanbul... ”), X (“ Aux origines du mouvement communiste turc... ”) et XVI (“ Socialisme et mouvement ouvrier en Turquie au lendemain de l ’armistice de M udanya”), XI (“ Bolchevisme et O rie n t...”) et XII (“ Bakou, carrefour révolutionnaire... ”) se présentent, en partie, comme des doublets. L’auteur reconnaît assez volontiers qu’il lui est arrivé parfois, pour répondre à une demande, de pratiquer ce qu’un illustre orientaliste avait un jour comparé, au cours d’une conversation à bâtons rompus, à la préparation de l’omelette : la cuisson des mêmes ingrédients, dans une même poêle, sur une face, avant d ’être retournés sur l’autre. Si, après des hésitations, ces doublets ont été conservés, c’est que la répétition s’y accompagne toujours de variations souvent notables : mise à jour de nouveaux documents, changements de perspective, éclairages différents... A cet égard, l’exemple le plus net est celui formé par les textes IV et V. D ’un côté, le tout premier travail publié par un jeune chercheur encore en plein apprentissage, de l’autre un article de

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vulgarisation paru, près de vingt ans plus tard, dans une revue destinée à un lectorat cultivé. De part et d’autre, les données de base sont les mêmes. Dans l’intervalle, c’est surtout le ton qui a changé. En 1975, l’auteur accordait une pleine confiance aux témoignages écrits dont il disposait ; au début des années 90, les mêmes documents sont relus avec une évidente pointe d ’incrédulité et d ’ironie. En prenant de l’âge, l’historien devient-il de plus en plus méfiant ? Ou bien s’agit-il là d ’un penchant naturel qui, avec le temps, s’est aiguisé ? Rappelons-nous aussi que l ’humanité a assisté, au cours de ces dernières années, à la désintégration d ’une fascinante utopie. De quoi, assurément, éveiller une certaine suspicion à l’endroit des proclamations et des professions de foi dont les chapelles idéologiques ont, de tout temps, fait leur miel quotidien. Cette remarque faite, il convient cependant de préciser que la plupart des textes rassemblés dans ce volume, y compris les inédits, ont été écrits entre 1974 et 1984. Ils sont donc relativement anciens et même, faudrait-il probablement ajouter, quelque peu datés. Une des questions qui s’est très vite posée, lors de la préparation de cette réédition, était de savoir s’il fallait tirer profit des circonstances pour remettre l ’ouvrage sur le métier. Bien des retouches semblaient s’imposer : unification des systèmes de transcription utilisés pour rendre les noms propres et les termes techniques turcs ainsi que les titres en langues étrangères, suppression des redites, actualisation des références bibliographiques ou même, plus fondamentalement, réaménagement de certains passages à la lumière des données fournies par des publications ultérieures. Réflexion faite, rien de tout cela n’a été entrepris. Et pour cause. Les changements à apporter auraient été si nombreux qu’il se serait agi, en réalité, de récrire une bonne partie des textes. Dans ces conditions, les corrections effectuées —il y en a eu, malgré tout, quelques-unes— correspondent à ce qui a paru le minimum indispensable : allégements stylistiques, chasse aux erreurs typographiques (dans l’espoir, assez vain, d’en avoir évité de nouvelles), suppression des bévues les plus notables. Les puristes seront agacés, c ’est certain, de constater que rien n ’a été fait pour uniformiser, d ’un article à l’autre, ne serait-ce que la graphie des noms des différentes personnalités mentionnées. Il faut y voir le reflet d ’une volonté délibérée de ne pas toucher au texte de départ Une autre précision s’impose encore. Les travaux regroupés dans ce volume concernent un domaine de recherche déjà largement exploré. Il s’est donc surtout agi, pour l’auteur, non pas de défricher un terrain vierge mais d’apporter sa contribution à la connaissance des organisations politiques et des mouvements d’idées pris en compte. Il l’a fait en s’appuyant, chaque fois qu’il l’a pu, sur les publications disponibles. Au début des années 70, lorsqu’était rédigé le premier en date des articles rassemblés dans ce volume, ceux qui s’intéressaient à l’histoire des courants socialistes et communistes en Turquie

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avaient à leur disposition, à côté d’autres titres de moindre portée, deux ouvrages qui avaient surtout le mérite de viser à l’exhaustivité. L’un, en langue anglaise, était dû à George Harris (The Origins o f Communism in Turkey, Stanford, 1967) et puisait sa matière, pour l’essentiel, dans les travaux des spécialistes soviétiques. L’autre, en turc, portait la signature de Mete Tunçay (Türkiye'de Sol Akımlar, 1908-1925, 2e éd., Ankara, 1967) et offrait l’intérêt de prendre appui non seulement sur la presse militante du début du siècle, mais aussi sur un certain nombre de documents inédits tirés des archives turques. Pour le jeune chercheur qui était en train de s’aventurer sur un terrain encore inconnu, ces deux livres ont joué, chacun à sa manière, le rôle de pelote d’Ariane. Le premier conduisait à la prolifique production scientifique d’au-delà le rideau de fer. Le deuxième démontrait avec brio qu’il existait des moyens de contourner l’historiographie officielle turque pour exhumer des textes qui auraient dû, en toute logique, rester à jamais enfouis dans le secret des bibliothèques. Vers la même époque, les librairies d’Istanbul et d’Ankara exhibaient aussi en vitrine, assez volontiers, une virulente littérature anticommuniste. Des auteurs comme Fethi Tevetoğlu (Türkiye'de Sosyalist ve Komünist Faaliyetler, Ankara, 1967) ou Açlan Sayılgan (Türkiye'de Sol Hareketler, 1870-1972, İstanbul, 1972) s’étaient spécialisés dans la chasse aux sorcières, version turque. Mieux valait, dans ces années du guerre froide, ne pas avoir son nom imprimé dans de tels pamphlets. Cependant, à la lumière de ces mises en accusation, l’historien avait la possibilité de retrouver la trace de quelque document inédit et parfois même de reconstituer, ne serait-ce que partiellement, la trame des faits. A l’autre extrémité de l’échiquier idéologique, il y avait aussi les opuscules de Kerim Sadi, alias A. Cerrahoğlu (brochures regroupées ultérieurement dans Türkiye*de Sosyalizmin Tarihine Katkı, Istanbul, 1974). Sous prétexte de sonder les origines du mouvement socialiste en Turquie, il s’agissait de faire du prosélytisme en faveur de la cause. N’empêche que de brochure en brochure refaisait peu à peu surface la parole de précurseurs totalement oubliés. Parmi les ouvrages dont la fréquentation était indispensable à tous ceux qui s’intéressaient à l’histoire des mouvements de gauche en Turquie, il convient de mentionner encore les mémoires de différentes personnalités ayant participé, aux côtés de Mustafa Kemal, à la conduite de la guerre d’indépendance. Avec le discours-fleuve prononcé en 1927 par le fondateur de la République (Nutuk, maintes fois réédité), l’historiographie turque avait disposé pendant longtemps d ’une vulgate que l’on disait intangible. A partir du début des années 50, à la faveur d’une certain assouplissement du climat politique, des voix comme celles d’Ali Fuat Cebesoy et Kâzım Karabekir étaient venues apporter la contradiction, corrigeant certaines affirmations du chef du mouvement national, comblant les silences de son récit, s’efforçant de

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démontrer qu’il y avait eu, à côté du grand homme auquel le peuple turc devait la victoire, d’autres patriotes qui avaient combattu, d’autres forces politiques qui s’étaient exprimées, des alliances parfois peu avouables dont le gouvernement anatolien avait su tirer profit. Dans les premiers temps de la guerre d’indépendance, le général Karabekir commandait l’armée turque sur le front oriental. Son témoignage (İstiklâl Harbimiz, 2e éd., Istanbul, 1962 et İstiklâl Harbimizde Enver Paşa ve İttihat Terakki Erkânı, İstanbul, 1967) était celui d’un militaire qui, de par ses fonctions, était fort bien informé de toutes les tractations entre l’Anatolie révolutionnaire et le gouvernement des Soviets. Il en allait de même pour le général Cebesoy qui, après avoir combattu face aux Grecs, avait représenté le mouvement kémaliste, avec rang d ’ambassadeur, à Moscou (Milli Mücadele Hatıraları, Istanbul, 1953 ; Moskova Hatıraları, Istanbul, 1955). Ces mémoires —auxquels d ’autres témoignages de figures de moindre envergure n’avaient pas tardé à s’ajouter— ne se rangeaient certes pas dans la catégorie des chefs-d’œuvre littéraires ; mais ils présentaient l’intérêt, entre autres, de livrer à la curiosité du lecteur une impressionnante masse de documents inédits. Etait-il possible, en présence d’une telle accumulation de publications de toutes sortes —travaux universitaires, mémoires, recueils de documents, brochures, articles de propagande—, d’apporter du neuf, d’ajouter quelques cailloux de plus à l ’édifice du savoir? En toute simplicité, il convient d’avouer que le néophyte, fraîchement titulaire d’un doctorat de 3e cycle, qui s’était assigné en 1972, comme nouvel objectif, d’étudier l ’émergence des “ idées de gauche ” en Turquie, ne s’est à aucun moment posé la question. S’il avait eu plus d’expérience, et si le vent de mai 68 avait soufflé de quelque autre côté au lieu que de le frapper en pleine poitrine, il est probable qu’il y aurait regardé à deux fois avant de se lancer dans l’entreprise. Mais à une époque où tout semblait réalisable, il eût été assurément malséant de nourrir des doutes quant à la réussite d’un projet qui, au demeurant, avait le mérite d’être, comme on dirait aujourd’hui, “ politiquement correct ”. Il n’appartient pas au signataire de ces lignes de formuler un jugement sur le résultat atteint. Il lui semble cependant que sa candeur a été, dans une certaine mesure, récompensée. Certes, ses travaux n’ont fait, pour l ’essentiel, que prolonger le sillon préalablement tracé. Mais, au passage, de nouveaux fonds d’archives ont été explorés et, relus attentivement, des matériaux déjà connus ont livré quelques données supplémentaires. Parmi les gisements documentaires mis à jour, le plus important est incontestablement la correspondance de la Fédération ouvrière de Salonique avec le Bureau Socialiste International. C ’est Georges Haupt qui, le premier, avait eu la chance de découvrir ce lot de lettres (une centaine de textes couvrant la période 1909-1914). Contrairement à la plupart des amateurs de vieux papiers, cet éminent maître à penser officiant à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, VIe

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section, aimait à partager ses trouvailles avec d ’autres. Un étudiant venu de Salonique, Kostis Moskof, avait déjà bénéficié de cette générosité et utilisé les missives de la Fédération pour en tirer un mémoire (inédit) et en intégrer les enseignements dans plusieurs ouvrages en langue grecque. Mais Georges Haupt estimait que les documents qu’il avait exhumés méritaient d’être livrés à la communauté scientifique dans leur intégralité. En attendant une publication française, toujours en projet (î), une traduction turque fut préparée qui, accompagnée d’études introductives, de matériaux annexes et d’un substantiel appareil de notes, constitua, lors de sa parution, un singulier best seller dont la première édition fut épuisée en l’espace de quelques semaines (G. Haupt et P. Dumont, Osmanlı İmparatorluğunda Sosyalist Hareketler, Istanbul, 1977). Autre gisement fertile : les archives du “ corps d ’occupation de Constantinople ” et des autres structures militaires et diplomatiques de l’Entente installées en Turquie au lendemain du désastreux armistice de Moudros (octobre 1918). Plusieurs des textes rassemblés ici s’appuient, en particulier, sur les papiers du ministère français de la Guerre conservés au Château de Vincennes. Ici, ce n’était pas seulement la quantité des matériaux disponibles qui était impressionnante, mais aussi leur diversité : simples rapports d’informateurs collectés au jour le jour, notes de synthèse, procèsverbaux de réunions, revues de presse, analyses politiques, télégrammes, traductions, listes d’individus suspects, etc. A travers ces séries, il devenait possible de cerner, à côté des organisations politiques ayant pignon sur rue, des groupuscules éphémères dont aucune autre source n’avait conservé la trace. En émergeait également la subversion au quotidien, celle des colleurs d’affiches, des distributeurs de tracts, des orateurs de café, des agitateurs, des journalistes en mal de copie, des mouchards, des exilés de tout poil... Enfin, ce qui s’y laissait surtout lire, c’était la hantise obsessionnelle —propre à tous les services de renseignem ents— du complot, de la fermentation révolutionnaire, de la contagion souterraine des idéologies. Dans les années précédant la Grande Guerre, chancelleries et Deuxièmes Bureaux avaient focalisé leur attention sur le risque d ’un embrasement panislamiste ; avec la révolution bolcheviste, un nouveau thème s’était rapidement emparé des imaginations, celui du péril rouge. Dans une époque où la guerre froide battait son plein, il était bien entendu fascinant de retrouver, à un demi-siècle d’intervalle, des fantasmes et des frayeurs encore d’actualité.

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Parallèlement à l’excitation de rouvrir des cartons d ’archives qui semblaient avoir été fermés à jamais, il y a eu aussi, pour l’auteur, la satisfaction de pouvoir parcourir à son propre pas des matériaux que d ’autres, avant lui, avaient exploré différemment. Ont été relus, en particulier, les premiers périodiques socialistes publiés, avant la Première Guerre mondiale, par Hüseyin Hilmi, zélote assez peu enclin aux débats idéologiques mais ayant réussi, dit-on, à faire du socialisme une denrée suffisamment commerciale pour en tirer sa subsistance. Ont été relus aussi les organes révolutionnaires de l’après-guerre, qu’il s’agisse de Yİdrak sorti des mains du même Hüseyin Hilmi, du Kurtuluş publié par un groupe d’étudiants revenus de Berlin, de Y Aydınlık, revue “ sociale, scientifique et littéraire ” due à Şefik Hüsnü et à son entourage, ou, plus modestes d ’apparence mais certainement plus sulfureuses, des diverses feuilles parues en Anatolie dans le contexte difficile de la Guerre d’indépendance nationale. Enfin, ont été passés au peigne fin la presse socialiste d’Europe —dont Y Humanité qui comptait après-guerre bon nombre de collaborateurs attentifs aux affaires turques— ainsi que quelques-uns des principaux périodiques de la Russie bolcheviste, Pravda en tête. Toutes ces lectures, tous ces dépouillements d’archives ont permis de mettre en lumière des phénomènes qui, jusque-là, n’avaient pas véritablement retenu l ’attention de ceux qui s’étaient déjà interrogés sur les origines des “ idées de gauche ” en Turquie. Premier constat : pour cerner les débuts du socialisme en terre ottomane, il fallait passer par les “ minorités Plusieurs des articles réunis dans ce volume soulignent le rôle joué dans la genèse du socialisme ottoman par les intellectuels juifs de Salonique, relayés par les ouvriers, juif eux aussi, des manufactures de tabac et des autres industries de la ville. Cette idée avait également été développée, avec insistance, dans l’ouvrage en langue turque, déjà mentionné, publié en collaboration avec G. Haupt. Belle aubaine pour certains idéologues de l’extrême-droite turque, prompts à dénoncer, en toute chose, l’intervention maléfique du sionisme. Allait venir un jour où, dans une série d’articles publiés par le quotidien Tercüman, un journaliste détournerait au profit de ses fantasmes la correspondance de la Fédération ouvrière de Salonique avec le Bureau Socialiste International, clamant bien haut que les Juifs étaient bien responsables —les documents étaient là pour le prouver— de l’inoculation du socialisme en Turquie, comme ils l’avaient fait ailleurs. De quelle rage n’aurait-il pas été pris, ce zélé défenseur de l’identité nationale, s’il avait réalisé qu’à côté des Juifs, il y avait aussi les Arméniens, les Grecs, les Bulgares, les Macédoniens, et même des Arabes ! Reste à savoir, au-delà des

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polémiques, si les divers socialismes qui, au début de ce siècle, étaient en train d’émerger dans l’Empire ottoman communiquaient effectivement entre eux. A la lumière des correspondances et des articles parus dans la presse de l’époque, certains des articles repris ici laissent entendre, entre les lignes, que les militants ottomans, quelles que fussent leurs appartenances nationales, se réclamaient tous des mêmes idéaux et étaient disposés à se ranger sous une même bannière. Avec le recul, cette “ thèse ” apparaît cependant bien contestable. Pour s’en convaincre, il suffit de prendre acte de tous les fiascos qu’ont connus, dans l’Empire, les diverses tentatives de fraternisation entre nations. Un exemple, parmi bon nombre d ’autres : à Salonique, la Fédération, tout en gardant son appellation, n’a réussi à conserver son caractère “ fédératif ” que pendant quelques mois ; dans la même région, l’idée de confédération balkanique, si fréquemment exaltée, allait être mise entre parenthèses dès les premiers coups de canon de la guerre des Balkans. Un autre élément qui s’est imposé peu à peu comme un fait fondamental : l’hétérodoxie du socialisme turc d’après-guerre. A une époque où le Komintern, à Moscou, s’efforçait d ’imposer à toutes les organisations un catéchisme passe-partout, Istanbul, l’Anatolie et, au-delà de celle-ci, les peuples musulmans de l’ex-Empire russe ont vu fleurir toutes sortes de projets sulfureux. Ici, était exaltée la convergence du communisme et de l’islam ; là, le système des soviets était présenté comme un des avatars du corporatisme ; ailleurs, la révolution passait par l ’unité des peuples turcs, lorsqu’il ne s’agissait pas de la réunification de l’Asie tout entière. S’est-il simplement agi, chez ceux qui butinaient ainsi les idéologies, d ’atteindre l’objectif politique qu’ils s’étalent assigné en faisant flèche de tout bois ? Vus à travers les lunettes du Komintern, un Cheikh Servet présentant le préceptes du bolchevisme comme un retour à l’âge d ’or de l’islam (tout en précisant que le communisme n’était qu’un moyen, le but suprême étant la restauration des valeurs musulmanes), un Enver Pacha faisant du gouvernement par des soviets un des piliers du futur État turc, un Mahmud Esad considérant le communisme islamique comme une étape obligée dans la voie menant, après un crochet par la IIIe Internationale, à la “ pomme rouge ” de l’irrédentisme panturc, ne pouvaient être que des manipulateurs. Soit. Mais pourquoi ne pas imaginer aussi que la roublardise pût s’accompagner, chez nos révolutionnaires, d’une certaine dose d ’inventivité doctrinale ? Ce n’est assurément pas parce que les marxistes turcs se sont signalés, jusque dans les années 70, par leur inébranlable fidélité au dogme qu’il faut supposer à leurs précurseurs la même soumission aux convenances idéologiques.

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Enfin, il s’est avéré que l’étude des courants socialistes et communistes débouchait —ce qui n’avait guère été prévu— sur une réévaluation de certains credos de l’historiographie kémaliste. Non, contrairement à ce qu’avait affirmé Mustafa Kemal dans son “ Discours ” de 1927, la Turquie ne devait pas la victoire aux seuls dirigeants d’Ankara. Non, les idées de la révolution française n’étaient pas les seules à avoir inspiré le mouvement de résistance anatolien. Non, la voie suivie par les nationalistes turcs, de quelque chapelle qu’ils fussent, n’avait pas été aussi droite que les récits officiels le donnaient à croire. Dans la mémoire nationale, telle qu’elle s’exprimait à travers le “ Discours ”, les choses étaient simples et limpides. Il y avait un héros, des adversaires, des traîtres, un projet politique et social clairement défini... Les archives, les vieux journaux, les mémoires donnaient à voir, eux, tout autre chose : l’ambiguïté des objectifs, le flou des discours, la multiplicité des acteurs. Emergeait en particulier de l’oubli le tissu complexe des relations que le gouvernement d’Ankara avait réussi à tisser avec la République des Soviets et, parallèlement, avec un certain nombre de groupes islamiques. Refaisaient aussi surface les hommes qui, ayant dirigé la Turquie pendant la guerre sous la bannière du Comité Union et Progrès, avaient pensé pouvoir monnayer leur expérience et leur prestige d’antan pour revenir à la tête des affaires. Comme d’autres historiens de la Turquie contemporaine, l’auteur a notamment été intrigué par la figure trouble d’Enver Pacha, un des principaux rivaux de Mustafa Kemal. Aventurier ? Héros visionnaire d’un tiers-monde en gestation ? Simple pantin manipulé par les Bolcheviks ? Que l’exgénéralissime des armées ottomanes ait été, pendant longtemps, un des fantômes les plus occultés de l’historiographie turque ne pouvait qu’éperonner l’imagination. Et que penser de personnalités de moindre envergure, mais tout aussi équivoques, telles que Halil Pacha ou, dans un autre registre, Mustafa Suphi ? Tous deux ont apporté leur contribution au rapprochement entre le gouvernement d’Ankara et la République des Soviets, le premier en tant que négociateur officieux, le second dans son rôle de leader du parti communiste turc. Bien que venus d’horizons très différents, il semble qu’ils aient partagé au moins un trait : la sinuosité de leurs trajectoires respectives, tant dans le domaine de l’action politique que dans celui des choix idéologiques. Après s’être fait un nom, pendant la guerre, en assurant la défense de l’Irak, Halil Pacha devait, après l’armistice, se tailler une réputation de mercenaire prêt à toutes les compromissions. Mort assassiné, Mustafa Suphi a pour sa part toujours été représenté, dans les hagiographies marxistes, comme un martyr irréprochable. A y regarder de plus près, il y a pourtant lieu de penser qu’il aurait pu lui aussi, dans d’autres circonstances, être taxé de déviationnisme.

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Avant de clore ces remarques liminaires, il importe de souligner que depuis la fin des années 70, époque à laquelle la plupart des textes réunis dans ce volume étaient déjà rédigés, les thèmes abordés dans ceux-ci ont fait l’objet de nombreux autres travaux. Il faut surtout rendre hommage, ici, à Mete Tunçay, un des pionniers de la recherche sur les courants “ de gauche ” en Turquie, dont le Türkiye*de Sol Akımlar, à chaque réédition, n’a cessé de s’enrichir de retouches et d’ajouts. La première édition de cet ouvrage comptait 218 pages. La dernière en date, celle de 1991, comporte deux gros volumes qui totalisent plus de mille pages. A noter que Mete Tunçay ne s’est pas contenté, au cours de toutes ces années, de remettre constamment en chantier un ouvrage qui lui avait valu d’être considéré, dès le milieu des années 60, comme un des meilleurs spécialistes de l’histoire des courants socialistes en Turquie. On lui doit aussi plusieurs autres livres, complémentaires du premier, ainsi que des dizaines d’articles. Autre contribution majeure, dans un domaine connexe, à la connaissance de la vie politique turque de l’immédiate après-guerre : la belle thèse qu’Erik Zürcher a consacrée aux activités des anciens leaders du Comité Union et Progrès au lendemain de l’écroulement de l’Empire ottoman {The Unionist Factor. The rôle o f the Committee o f Union and Progress in the Turkish National Movement. 1905-1926, Leiden, 1994). Le même Erik Zürcher, associé à Mete Tunçay, a aussi été le maître d ’œuvre d’un récent travail collectif dont l’ambition première semble avoir été de faire un bilan des recherches sur les socialismes ottomans {Socialism and Nationalism in the Ottoman Empire. 1876-1923, London, 1994). Ce dernier ouvrage présente notamment l’intérêt de proposer un survol des travaux consacrés à l’émergence des idées socialistes parmi les diverses communautés non-musulmanes de l ’Empire. Il souligne, au passage, l’importance des écoles “ nationales ” dans l’étude des sociétés qui, en d’autres temps, avaient fait partie de la grande famille des populations soumises au Sultan. Aujourd’hui, pour cerner avec le plus de précision possible les multiples organisations et groupuscules qui, en terre ottomane, s’employaient à propager les nouvelles doctrines, il faut, à côté du turc, savoir lire le grec, l’arménien, le bulgare, le macédonien, l’hébreu modeme. Naturellement, sans compter l’anglais, indispensable koinè. La destruction du mur de Berlin et les désillusions nées de l’effondrement des régimes communistes ont certes eu pour conséquence un certain ralentissement de la production scientifique consacrée aux mouvements ouvriers et aux socialismes de toute espèce ; mais la quantité est souvent compensée, désormais, par la qualité.

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En Turquie, un avancée importante a même été réalisée, il y a quelques années, avec la création de la “ Fondation d’histoire économique et sociale ” (!Türkiye Ekonomik ve Toplumsal Tarih Vakfı). Créée à l’initiative d ’Orhan Silier, de Mete Tunçay et de quelques autres spécialistes du domaine, cette structure d ’archivage et de recherche abrite de substantielles collections de matériaux susceptibles d’intéresser l’historien : périodiques, dossiers, papiers divers, archives orales. La revue populaire Toplumsal Tarih qu’elle publie rend compte, à intervalles réguliers, de nouvelles trouvailles. “ Travail de mineur de fond ”, se plaignait certes un des lecteurs de ce magazine, estimant qu’il ne fallait pas se contenter de déterrer des documents inédits mais aussi tirer quelque enseignement de tous ces matériaux rapportés à la surface. “ Indispensable accumulation ” devait laisser entendre M. Tunçay, personnellement interpellé. Même démarche à Y Institut International d*Histoire Sociale d’Amsterdam où Orhan Silier, relayé ultérieurement par Erik Zürcher, a créé une “ section turque ” qui mérite le détour. Reste, in fine, à tenter de justifier la réalisation du présent recueil. Impossible de ne pas mettre en avant l’inclusion, dans le volume, de plusieurs textes inédits. Grâce à ceux-ci, l ’ouvrage couvre l ’histoire des courants socialistes et commmunistes en Turquie jusqu’aux arrestations de 1925, début d’une longue période de clandestinité. Autre argument, assez classique : la nécessité de pallier à la difficulté d’accès de certains publications. Bon nombre de revues spécialisées sont peu diffusées et ne figurent que dans quelques rares bibliothèques. Il faut reconnaître qu’il est bien commode d’avoir sous une même reliure des textes dont quelques-uns ne peuvent être retrouvés qu’à la suite d ’un véritable jeu de piste. Cependant, au-delà de telles justifications, il convient aussi, probablement, de faire la part de motivations plus subjectives. Le projet de recherche dont ce volume est un des principaux résultats a été élaboré, cela a été déjà souligné, au début des années 70, alors que résonnait encore l ’écho des envolées soixante-huitardes. Pourquoi ne pas l ’avouer: revenir sur tous ces textes, s ’indigner de la maladresse de certaines formulations, d ’autres fois s’étonner de partager encore des points de vue expimés il y a vingt ans, ce fut une façon comme une autre de prendre le risque d’une relecture ressemblant fort à un examen de conscience.

À PROPOS DE LA «CLASSE OUVRIÈRE» OTTOMANE À LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION JEUNE-TURQUE

Dans les mois qui ont suivi la révolution de 1908, les principales villes de l'Empire ottoman ont connu, on le sait, une intense agitation ouvrière. À Salonique, à Constantinople, à Smyrne, dans d'autres villes encore, des associations de travailleurs font leur apparition, des grèves éclatent. Les dockers des ports de Constantinople et de Smyrne, les ouvriers de la fabrique de verre de Pachabahtché, les ouvriers de la Régie des tabacs, les wattmans et les conducteurs des tramways de Constantinople, les cheminots des divers réseaux ferroviaires de l'Empire, les mineurs d'Héraclée, les ouvriers de bien d'autres entreprises encore1, débrayent, réclamant des augmentations de salaire ou l'amélioration des conditions de travail. D'août à octobre 1908, on recense une trentaine de grèves importantes. Par la suite, les arrêts de travail seront beaucoup moins fréquents, mais les masses ouvrières continueront de bouger. De 1909 à 1912, la Fédération ouvrière de Salonique organisera plusieurs grands meetings, publiera des journaux socialistes, créera des coopératives et œuvrera au "relèvement de l'état moral et intellectuel" des travailleurs2. Au cours des mêmes années, les sociaux-démocrates bulgares, sous la direction de Vasil Glavinov, tenteront d'organiser le prolétariat des principales villes de Macédoine3. À Constantinople, les socialistes arméniens renforceront leurs positions ; les ^ o u r un aperçu d'ensemble sur ces grèves, cf. l'ouvrage d'Oya Sencer, Türkiye'de İşçi Sınıfı. Doğuşu ve Yapısı (La classe ouvrière en Turquie. Ses origines et sa structure), Istanbul, 1969. Voir également Hüseyin Avni Şanda, Türkiye'de 54 Yıl Önceki İşçi Hareketleri (Les mouvements ouvriers d’il y a 54 ans en Turquie), Istanbul, 1962, et les nombreux travaux de Kemal Sülker, notamment 100 Soruda Türkiye'de İşçi Hareketleri (Les mouvements ouvriers en Turquie en 100 questions), 2e éd., Istanbul, 1973. Il existe par ailleurs une importante bibliographie en langue russe dont on aura un aperçu dans l'ouvrage de George S. Harris, The Origins o f Communism in Turkey, Stanford, 1967. En français, voir l'article de Stefan Velikov, "Sut le mouvement ouvrier et socialiste en Turquie après la révolution jeune-turque de 1908", Études Balkaniques (Sofia), I, 1964, pp. 29-48, et celui de Paul Dumont^ "Une organisation socialiste ottomane : la fédération ouvrière de Salonique (1908-1912)", Etudes Balkaniques (Sofia), 1 ,1975, pp. 76-88. 2Cf. Je rapport adressé par la Fédération au Bureau Socialiste Internationale (=BSI) en 1910. Ce rapport a été publié par Georges Haupt dans "Le début du mouvement socialiste en Turquie". Le mouvement social, n° 45, oct.-déc. 1968, pp. 121-137.

3Voir à ce propos le rapport de Glavinov au BSI publié par G. Haupt, op. cit., p. 124-128.

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Turcs et les Grecs s'efforceront de créer leurs propres organisations : Hüseyin Hilmi réussira à fonder un Parti socialiste ottoman et à diffuser divers journaux1, H. Vezestenis éditera un petit journal en langue grecque, YErgatis, et s'inspirera des conseils de Parvus pour mettre en place un "Groupe d'études sociales" rassemblant divers "syndicats" d’ouvriers grecs2. Certains indices nous permettent de penser que des embryons de groupements furent également créés dans d'autres villes, à Brousse et à Smyme notamment3. Sur quoi venait donc prendre appui cette effervescence des années 19081912 ? Certains historiens4 ont affirmé qu'il y avait à cette époque, dans l'Empire ottoman, une véritable classe ouvrière. S'appuyant sur une multitude de données tirées de la presse du XIXe siècle, Oya Sencer s'est employée à démontrer qu'après une période de gestation (couvrant, en gros, la première moitié du XIXe siècle), les prolétaires ottomans avaient progressivement constitué une "classe" vers les années 1870-1900. Une telle classe a-t-elle réellement existé à cette époque ? Telle est la question à laquelle nous tenterons de répondre dans les pages qui suivent.

I. ARTISANAT, MANUFACTURE DISPERSÉE, INDUSTRIE Avant de chercher à définir les contours du prolétariat ottoman, nous nous efforcerons de cerner les diverses formes de production qui caractérisent l'économie ottomane de la fin du XIXe siècle. Nous envisagerons ici trois secteurs principaux : l'artisanat, la "manufacture dispersée", et, dans un sens très large, l'industrie.

*À ce propos, cf. notamment le livre de Mete Tunçay, Türkiye'de Sol Akımlar. J 90S-1925 (Les courants de gauche en Turquie. 1908-1925), 2e éd., Ankara, 1967, pp. 26-42. 2En ce qui concerne ce groupe d'étude sociales, nous disposons de certains documents inédits, découverts dans les archives du BSI. Voir également le livre de G. S. Harris, op. cit., p. 20, qui confond cette organisation avec la Parti social-démocrate de Hasan Rıza. 3 Le journal de Hüseyin Hilmi, lehtirak, accorde une place relativement importante aux revendications des ouvriers de Brousse (voir par exemple la lettre des Pileuses employées dans les filatures de soie, "Hükümetimizin nazar-ı dikkatine" (À l'attention de notre gouvernement), Ichtirak, n° 2,25 şubat 1325/10 mars 1910, pp. 23-26). 11 y a tout lieu de croire que ces ouvriers avaient réussi, dans une certaine mesure, à s'organiser. À Smyme, on sait qu'un certain Mehmed Medjded avait fondé un journal ouvrier, YIrgat, qui fut sans doute le premier organe socialiste paraissant en langue turque (6a b TypitHH 1918-1923 rr, Moscou, 1966. 2La troisième édition de cet ouvrage est parue à Ankara en 1978. Elle comporte de nombreuses et fort intéressantes annexes.

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mais les matériaux mis à la disposition des chercheurs — notes d'information, extraits et comptes rendus de presse, rapports, télégrammes, etc. — constituent un gisement considérable qui mériterait à n'en pas douter d'être systématiquement exploré. Les matériaux qui ont retenu mon attention concernent principalement le Parti socialiste turc, une organisation créée par Hüseyin Hilmi en 1910 et remise sur pied au début de l'année 1919 avec l'aval de la Deuxième Internationale. I^ s dépôts de Vincennes conservent par ailleurs un grand nombre de documents ayant trait à divers groupuscules, plus ou moins soumis aux mots d'ordre du Komintern. À l'aide de quelques échantillons particulièrement significatifs, je m'efforcerai, dans les pages qui suivent, de donner un aperçu du contenu de ces divers papiers. Toutefois, avant d'aborder l'étude des courants socialistes et communistes à Istanbul pendant l'occupation alliée tels qu'ils se laissent cerner à travers les documents de Vincennes, il me paraît utile de donner ici un aperçu global de la sous-série 20 N, le principal fonds d’archives auquel j'ai eu recours.1

1. La Sous-Série 20 N La sous-série 20 N rassemble les archives de diverses unités françaises ayant servi sur le front oriental entre 1915 et 1923, à l'exception notable des archives des forces du Levant qui ont fait l'objet d'un versement dans une série différente et dont, pour cette raison, il ne sera pas question ici. En premier lieu viennent les papiers du Corps expéditionnaire d'Orient rebaptisé ultérieurement "Corps expéditionnaire des Dardanelles" (cartons 20 N 1 à 20 N 57). Le second lot d'archives (20 N 58 à 20 N 109) concerne l'Armée d'Orient commandée par le Général Sarrail et dont le principal point d'ancrage était Salonique. La troisième section de la sous-série est constituée par les cartons (20 N 110 à 20 N 421) du commandement des armées alliées en Orient institué en août 1916 et qui devait subsister jusqu'en septembre 1920, d'abord sous la direction du Général Sarrail (août 1916 - décembre 1917), puis sous celle du Général Guillaummat (décembre 1917 - juin 1918) et enfin sous celle du Général Franchet d'Esperey qui eut le mémorable privilège d'entrer triomphalement à Istanbul le 23 novembre 1918. Les cartons suivants (20 N 422 à 20 N 1064) sont relatifs à diverses unités qui servirent dans les Balkans et sur le littoral occidental de la mer Noire : armée française d'Orient, groupe d'armées de

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Hongrie, armée du Danube, unités diverses. Enfin, viennent les archives (cartons 20 N 1065 à 20 N 1248) du corps d’occupation français de Constantinople constitué en avril 1919 et placé, après un bref interim du Général Nayral de Bourgon, sous le commandement du Général Charpy. Avec un total de 1248 cartons, la sous-série 20 N constitue un des ensembles les plus importants des archives de Vincennes. En ce qui concerne mon étude, ce sont les dossiers du commandement des armées alliées en Orient et ceux du Corps d'occupation de Constantinople qui offrent les matériaux les plus intéressants. Comme la plupart des autres fonds de la sous-série, les archives du commandement des armées alliées en Orient sont divisées en plusieurs sousgroupes, conformément à l'organisation habituelle de la bureacratie militaire. Les cartons du premier bureau (20 N 110 à 138) regroupent les matériaux relatifs aux effectifs et au fonctionnement des divers services de l'armée. Ceux du deuxième bureau (20 N 139 à 220) sont dédiés aux documents des services de renseignements. Les archives du troisième bureau (20 N 221 à 283) concernent pour l'essentiel les opérations militaires. Les dossiers du quatrième bureau (20 N 287 à 343), enfin, traitent en principe des transports, des communications et de l'intendance. En ce qui concerne la Turquie, c'est incontestablement dans les cartons classés sous la rubrique "deuxième bureau" qu'il faut chercher les matériaux les plus significatifs. Les Français avaient mis en place de nombreux services de renseignements, tant à Istanbul qu'en province. Dans l'ancienne capitale de l'Empire ottoman, plusieurs services se faisaient concurrence : celui de l'armée de terre, celui de la marine et celui mis en place au titre de la police interalliée. Dirigé par le lieutenant de vaisseau Rollin, le département de renseignements de la marine semble avoir été particulièrement efficace (cartons 20 N 166 à 170). Outre ces trois grands organismes, il existait apparemment diverses autres officines de moindre importance qui étaient également chargées de collecter des renseignements. La plus intéressante de celles-ci est probablement la "liaison française près le ministère de la guerre Qttoman", dont le chef était le lieutenant-colonel Mougin, un officier de grand talent qui devait jouer un rôle important, à partir de 1921, dans le rapprochement entre la France et le gouvernement d'Ankara. En dehors d'Istanbul, les sections de renseignements abondaient également. Plusieurs d'entre elles fonctionnaient en Turquie

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d'Europe (Gallipoli, Edime, etc.). Mais, pour l'époque qui nous intéresse, ce sont les bureaux d'Anatolie qui étaient les plus actifs. Le chef de bataillon Labonne dirigeait à Afyon-Karahisar (jusqu'au début de l'année 1920) un service très bien organisé qui rassemblait des renseignements sur tout ce qui pouvait concerner l'Anatolie occidentale (20 N 200). À Smyme, c'était les gens de la marine qui étaient d'attaque. Dans les premiers temps de l'occupation, d'autres services existaient également à İzmit, Brousse, Zonguldak et même Ankara. Par ailleurs, les unités de la marine qui sillonnaient la mer Noire faisaient également de leur mieux pour collecter des informations. Ces divers services de province étaient chargés d'alimenter les départements centraux qui se trouvaient à Istanbul. Ici, les renseignements étaient regroupés par catégories, triés, éventuellement vérifiés, puis réexpédiés vers d'autres lieux — en particulier vers les divers bureaux de l'administration militaire à Paris — sous la forme de télégrammes, de missives ou plus habituellement de bulletins à périodicité variable. Plusieurs séries de bulletins se présentent sous la forme de comptes rendus quotidiens. Ils sont en général très difficiles à utiliser en raison de leur masse même et de l'extrême dispersion des informations qu'ils fournissent. Mais les renseignements qui affluaient chaque jour faisaient également l'objet de synthèses hebdomadaires. D'autres rapports étaient aussi élaborés toutes les deux semaines ou tous les mois (20 N 141 à 143). Ce sont sans doute les bilans hebdomadaires qui s'avèrent les plus utiles pour les chercheurs : effectuée au niveau de la semaine, la synthèse permet de coller au plus près à l'événement, tout en évitant l'éparpillement du quotidien. Les synthèses bi-mensuelles ou mensuelles fournissent une information mieux repensée, mais qui a généralement perdu une grande partie de sa précision. Le travail des services de renseignements consistait principalement à dépouiller la presse locale — journaux d'Istanbul et d'Ankara, petites feuilles de province, organes des minorités, périodiques publiés par les émigrés russes — et à les diffuser au moyen d'extraits et des comptes rendus de presse. Ces matériaux, il convient de le souligner, peuvent s'avérer assez utiles. Ils sont en général le fruit d'un labeur accompli avec sérieux et peuvent dès lors épargner aux chercheurs, le cas échéant, de fastidieuses quêtes dans les collections de presse de l'époque. À côté des journaux, les services de renseignements disposaient, par ailleurs, des différentes données qui leur étaient transmises par leurs nombreux informateurs. Ces informateurs étaient recrutés dans toutes les couches de la société et appartenaient à toutes les nationalités. Beaucoup

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d'entre eux étaient, semble-t-il, des marchands qui rassemblaient des renseignements au gré de leurs pérégrinations en province. Il y avait également parmi eux des fonctionnaires de l'administration ottomane, des employés, des notables, de simples indicateurs recrutés dans le menu peuple, des hommes politiques haut placés, etc. Il y avait probablement, dans le nombre de ces informateurs, des individus qui travaillaient bénévolement. Mais beaucoup se faisaient rémunérer leurs services. Certaines feuilles de frais conservées dans les cartons de Vincennes donnent une assez bonne idée de l'extrême variété de gens qui émargeaient ainsi au budget de l'armée française. Une autre façon de se procurer des renseignements était aussi d'interroger des suspects, des prisonniers ou des déserteurs. C’est à cette catégorie d'informations qu'appartiennent les matériaux regroupés dans les cartons 20 N 159 à 162. Enfin, les officiers des divers services de l'armée française avaient aussi, tout simplement, la ressource d'emprunter des renseignements à leurs collègues des autres nationalités. Les Anglais en particulier, fort bien dotés en cette matière, se montraient habituellement assez généreux (voir en particulier 20 N 173 à 175), mais l'obligeance dont ils faisaient preuve impliquait bien entendu une certaine réciprocité. Au milieu de l'été 1921, le gouvernement français décida — pour diverses raisons qu'il ne m'appartient pas d'évoquer ici — de modifier l'organisation des forces occupantes. Le haut commandement des forces alliées fut mis en veilleuse et remplacé, du côté français, par le "Corps d'occupation de Constantinople". Ce changement s'accompagna, à brève échéance, d'une nette diminution des effectifs français stationnés en Turquie. Cet amenuisement des effectifs n'eut cependant aucune répercussion notable sur les services de renseignements. Seuls disparurent quelques officines en des points que les Français avaient été obligés d'évacuer : Afyon-Karahisar par exemple. Mais dans l'ensemble, le réseau mis en place en 1919 demeura quasiment intact. Outre les services centraux d'Istanbul, diverses sections continuèrent de fonctionner en Thrace et à Gallipoli. En Anatolie, le service de renseignements de Zonguldak avait pris le relai de celui d'Afyon-Karahisar. Lorsqu’en juin 1921 les troupes françaises furent obligées d'évacuer le bassin minier sur la pression des forces nationalistes, elles obtinrent que ce service soit maintenu sur place. La marine, qui avait ses propres sources d'approvisionnement en informations, persévéra elle aussi dans ses activités.

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Grâce à cette remarquable stabilité des organismes de renseignements, nous disposons aujourd'hui, pour la période allant de novembre 1918 à octobre 1923, d’un lot d'archives tout à fait remarquable. Ce n'est guère le lieu, ici, de présenter en détail les divers thèmes dont les hommes du second bureau traitaient dans leurs rapports. En ce qui nous concerne, l'essentiel est de constater que l'agitation ouvrière et, parallèlement, les "menées bolchevistes", constituaient une des principales préoccupations des services de renseignements français. Dans la masse des rapports de Vincennes, on rencontre, bien entendu, beaucoup d'autres amplifications de ce type. Les simples bobards souvent difficiles à déceler sont tout aussi nombreux. À cet égard, on peut citer, à titre d'exemple, le cas d'une curieuse information concernant Hamdullah Suphi, un des animateurs les plus en vue de l'organisation nationaliste Türk Ocakları (les Foyers turcs). Celui-ci fut pendant un certain temps considéré comme un dangereux bolcheviste par les services de renseignements, tout simplement, semble-t-il, parce qu'on l'avait confondu avec Mustafa Suphi, le leader du Parti communiste turc. Mais on rencontre des exagérations et des inventions d’indicateurs trop zélés dans toutes les documentations du même genre. L'intérêt principal des papiers de Vincennes vient du fait qu'ils constituent un amas massif et relativement cohérent. Même s'ils comportent des informations sujettes à caution, ils n'en constituent pas moins, par leur massivité même, une source de tout premier plan pour l'étude des mouvements "extrémistes" turcs à l'époque où ils étaient à l'apogée de leur activité.

2. Le parti socialiste de Hüseyin Hilmi Les archives des forces d'occupation françaises sont très riches en matériaux relatifs au "Parti socialiste de Turquie"1. Ressuscité par Hüseyin Hilmi peu de temps après l'armistice de Moudros, ce parti comptait des milliers de supporters recrutés surtout parmi les employés de la Société des Tramways. En raison de l'audience dont il jouissait dans les milieux ouvriers, il représentait une importante source de soucis pour les autorités françaises d'Istanbul et c'est ce qui explique sans doute que ses activités étaient particulièrement bien surveillées par les agents du deuxième bureau. ^Ce parti avait été créé en septembre 1910 par un journaliste originaire de Smyme, Hüseyin Hilmi. Au lendemain de l’assassinat du grand-vizir Mahmut Şevket Pacha, en juin 1913, Hüseyin Hilmi et la plupart des dirigeants de l'organisation avaient été envoyés en exil, en même temps que des centaines d'autres suspects. Cet exil anatolien avait duré plus de cinq ans. De retour à Istanbul après la signature de l'armistice de Moudros, Hilmi et ses camarades s'étaient empressés de remettre sur pied leur organisation.

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L'histoire de l'organisation de Hüseyin Hilmi est, dans l'ensemble, assez bien connue, notamment grâce au travail de M. Tunçay1. Certains documents conservés à Vincennes fournissent néanmoins à son propos des données inédites qui ne manquent pas d'intérêt. Singulièrement, un des premiers dossiers que j'ai retrouvé concerne non pas les activités de Hüseyin Hilmi lui-même, mais celles d'une des branches provinciales de son organisation. Il y a tout lieu de croire que le Parti socialiste de Turquie disposait en 1919 de plusieurs sections locales en divers points du territoire turc, notamment à İzmit, Eskişehir, Ankara et Konya2. La mise en place d'une branche à Edime semble avoir spécialement inquiété les autorités françaises d'occupation. S'il faut en croire un rapport daté du 13 septembre 1919, l'inauguration de cette succursale avait eu lieu en grande pompe, devant une assistance nombreuse. Les militants d'Edime s'étaient réunis dans une salle décorée de drapeaux turcs et avaient écouté un discours sur le socialisme et ses buts. Ensuite un hodja avait récité des prières "avec une éloquence remarquable." La cérémonie s'était terminée par une distribution de douceurs et de cigarettes3. Le même dossier contient également la traduction d'un tract publié par le comité d'Edime lors de sa fondation. Ce texte frappe surtout par le caractère éminemment concret des objectifs proposés : amélioration du ravitaillement et des conditions de logement, augmentation des salaires, suppression de l'accaparement, etc. On y retrouve par ailleurs une des idées fondamentales du socialisme turc de l'aprèsguerre : la convergence de l'enseignement de l’Islam et des principes socialistes. Qu'un hodja eût participé à l'inauguration de la section d'Edime n'avait rien d'étonnant. À cette époque, les hommes de religion musulmans qui pensaient pouvoir faire découler de l'Islam les fondements essentiels du socialisme étaient, semble-t-il, assez nombreux.

1M. Tunçay, Türkiye'de Sol Akımlar, Ankara, 1979, pp. 39-60. " 2D'après un rapport adressé par Hilmi à la IIe Internationale. Cf. G. Haupt, "Le début du mouvement socialiste en Turquie," Le mouvement social, n°45, oct.-déc. 1963, p. 137. On ne dispose que de fort peu de données sur ces comités socialistes d'Anatolie. Les archives de Vincennes (désignées infra sous le sigle AG = Archives de la Guerre) conservent un document mentionnant des arrestations de militants socialistes à Konya (20 N 168, dossier 9, pièce 25, en date du 13.IX.1919). 3AG, 20 N 200, rapport daté du 13.IX.1919.

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Au moment de la création du comité d'Edirne, les activités du Parti socialiste de Turquie commençaient déjà à alarmer sérieusement les autorités alliées. En septembre 1919, l'officier chargé du service de renseignements de la marine écrivait que l'intention du Parti était "de préparer dès à présent les esprits à un mouvement bolchevique"1. Cependant, en dépit des nombreuses adhésions qu'elle avait enregistrées depuis sa fondation, l'organisation de Hüseyin Hilmi était encore loin de constituer un parti de masse. Ce n'est qu'au printemps de l'année 1920 que le parti socialiste de Turquie pourra réellement se flatter d'être la plus importante des formations ouvrières du pays. Il suffira de quelques grèves réussies — la grève des tanneries de Kazlıçeşme, celle des chantiers navals de la Corne d'Or — pour que des milliers de travailleurs se mettent à affluer sous la bannière de Hüseyin Hilmi. Les archives de Vincennes conservent un grand nombre de documents relatifs aux arrêts de travail organisés par le Parti socialiste à partir de mai 1920. Le premier de ces documents, daté du 19 mai 1920, concerne la grève de la Société des Tramways d'Istanbul qui avait eu lieu une dizaine de jours plus tôt. Il s'agit d'un long rapport intitulé, curieusement, "Le premier son de cloche bolchevik à Constantinople". Le déroulement de la grève y est décrit avec une certaine précision. Au lendemain de cette grève, le Parti socialiste de Turquie regroupait — si l'on en croit du moins un bilan triomphal dressé par Hilmi à l'intention de la IIe Internationale2 — près de 5 000 adhérents. Plusieurs grandes entreprises d’Istanbul se trouvaient sous sa coupe : la Société des Tramways, la Compagnie d'Électricité, la Société du Chemin de fer ottoman d'Anatolie, ainsi que les deux principales compagnies de navigation de la ville, le Şirket i Hayriye et le Seyr-ü Sefain. À la tête de cet empire, Hüseyin Hilmi, qui s'était considérablement enrichi grâce aux contributions ouvrières, menait une vie fastueuse. Il disposait de trois demeures et il avait même fait l'acquisition d'une automobile ornée d'un fanion rouge. Les sociétés étrangères que son organisation contrôlait, sans cesse menacées de grève, étaient obligées de verser d'importantes "cotisations" aux syndicats. Vers la fin de l'année 1920, Hilmi passait aux yeux des autorités françaises pour être un des hommes les plus dangereux d'Istanbul.

*AG, 20 N 166, S. R. marine, dossier 3, pièce 43, rapport du 15.IX.1919. 2G. Haupt, op. cit., p. 138.

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Le 31 octobre 1920, Hüseyin Hilmi avait réuni à Istanbul le deuxième congrès du Parti socialiste de Turquie1. Après ce congrès, son organisation se tournera de façon encore plus résolue vers l'activisme. Au cours des premiers mois de l'année 1921, les troubles ne cesseront de se multiplier : menaces de grève générale en janvier, agitation chez les ouvriers de la Compagnie d'Électricité en février, pétition des travailleurs du Şirketti Hayriye en mars. À la fin de ce même mois, les ouvriers de la Compagnie de Gaz, une des nouvelles "acquisitions” de Hilmi, présenteront une longue liste de revendications : journée de huit heures, augmentation des salaires de 50 %, un kilogramme de pain par jour, distribution régulière de vêtements, du charbon pour l'hiver comme autrefois, etc. Le 16 avril, les syndicats contrôlés par le Parti socialiste menaceront d'entamer une grève collective si leurs revendications n'étaient pas satisfaites dans les huit jours2. Toute cette agitation sera couronnée, le premier mai 1921, par une manifestation comme Istanbul n'en avait jamais vu. Dès huit heures du matin, la circulation des bateaux à vapeur et des tramways s’arrêtera complètement, au grand désarroi des petits fonctionnaires de la rive asiatique du Bosphore, empêchés de se rendre à leur travail. Devant le siège du Parti socialiste, un orchestre jouera l'Internationale pendant plusieurs heures d'affilée. Des milliers d'ouvriers, cravatés de rouge, manifesteront dans les rues de la ville, "sans causer le moindre dégât, car on leur avait interdit de boire"3. On verra même défiler les corps é'esnaf, organisations corporatives traditionnelles qui n'avaient pourtant pas grand chose à voir avec le mouvement syndical et dont certaines s'entendaient du reste fort mal avec Hilmi. Il serait fastidieux, dans le cadre restreint de cet exposé, de passer en revue tous les documents relatifs aux activités du Parti socialiste de Turquie que le château de Vincennes conserve. D'un coup de force à l'autre, on retrouve constamment les mêmes revendications, les mêmes formes d'action. Il me paraît intéressant toutefois de donner ici une idée du copieux dossier que le deuxième bureau français avait rassemblé lors de la dernière grève organisée par Hüseyin Hilmi, à la fin du mois de janvier 1922. Ce dossier est un des plus complets qui soit conservé à Vincennes et permet de suivre le déroulement de la grève quasiment au jour le jour.

1D'après une brochure intitulée Statut et programme modifiés du Parti socialiste de Turquie, Constantinople, 1921, P- 2. 2Sur ces diverses affaires, cf. notamment Oya Sencer, Türkiye'de İşçi Sınıfı, Istanbul, 1969 pp. 252-253. 3D'après le journal İkdam du 2.V. 1921, cité par O. Sencer, loc. cit. Cf. également le Bulletin périodique de la presse turque, n° 14, 10. VI. 1921, p. 11.

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Le signal de départ de la grève avait été donné par un discours de Hüseyin Hilmi prononcé le 25 janvier au club des travailleurs des tramways, situé près du dépôt de Şişli. Ce discours avait, si l'on en croit l’agent des services de renseignements, soulevé l'enthousiasme des travailleurs. Après avoir appelé les ouvriers à faire grève, Hüseyin Hilmi leur avait exposé les principes du socialisme et la réunion s'était terminée sur la présentation d’un drapeau rouge à l'assemblée. La grève devait éclater le lendemain, 26 janvier. Les employés de la Société réclamaient la journée de huit heures, une indemnité de 150 000 livres pour non exécution des précédents accords, l’octroi d'une gratification annuelle et le réengagement des employés licenciés lors des précédents conflits. Cette fois, Hüseyin Hilmi était décidé à ne pas fléchir et à lutter jusqu'à l'épuisement. Préparé par une active campagne de propagande, cet ultime combat dura près de deux semaines. Pendant tout ce temps, le président du Parti socialiste et ses acolytes ne cessèrent de parcourir les clubs ouvriers, exhortant les travailleurs à tenir bon, multipliant les propos anticapitalistes et xénophobes. Mais la Société des Tramways, forte de l'appui des autorités alliées, demeura intraitable. Dès le deuxième jour du conflit, elle annonçait son intention de renvoyer les grévistes et d'engager de nouveaux employés. Aussitôt, de longues queues de chômeurs se formèrent devant ses bureaux d'embauche. La pression du chômage était telle que les grévistes allaient de toute évidence à l'échec. Pour éviter un fiasco total, les dirigeants du Parti socialiste allaient, le 1er février, s'efforcer de ranimer l'enthousiasme de leurs troupes en organisant un grand meeting à leur siège. D'après le compte rendu de l'agent de la sûreté française, ce fut cette fois un certain Eftim Alexandropoulos qui harangua les travailleurs. Ce discours allait s'avérer totalement inefficace. Dans les jours qui suivirent, les principaux meneurs furent arrêtés, accusés de sabotage. Le 6 février, la Compagnie faisait savoir à son personnel que tous ceux qui ne reprendraient pas leur service le lendemain à midi seraient licenciés. À l'expiration de cet ultimatum, la grève était terminée.

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Cet échec devait marquer la fin de la carrière politique de Hüseyin Hilmi. Dès le dénouement de la grève, il avait été arrêté par la police française pour "incitation au sabotage dans le secteur français de Stamboul" et mis en prison. Il était à présent totalement déconsidéré auprès de ses militants. Ses anciens lieutenants, dont certains n'avaient jamais apprécié son comportement dictatorial, ne tardèrent pas à tirer profit de son absence. Le 14 mars, ils élirent un nouveau "comité d'administration" et Şakir Rasim, un des principaux animateurs des troubles du début de l'année, s'empara de la présidence du Parti. Il semble que cette nouvelle équipe ait réussi à enrayer, pendant quelque temps, la désagrégation de l'organisation. Le dernier texte qu'il me paraît intéressant de citer ici concerne la grande manifestation que Şakir Rasim, à la tête de ses troupes, parvint à organiser le 1er mai 1922 à Kağıthane, dans la banlieue d'Istanbul. Il s'agit d'un rapport adressé au bureau de la IIe Internationale et dont une copie fut transmise au Haut-Commissaire français à Istanbul, le Général Charpy1. Dans ce texte, le nouveau président du Parti Socialiste rendait compte à l'Internationale du déroulement de la manifestation et indiquait notamment que plus de 400 travailleurs "de toutes les nationalités et des deux sexes" avaient répondu à l'appel de son organisation. La partie la plus curieuse est celle où l'on peut lire les résolution adoptées au cours du meeting. "... Les assistants décident à l'unanimité ce qui suit: 1. Étant donné que le maximum de bonheur de la classe des salariés, qui constitue au sein de chaque nation l'écrasante majorité, n'est possible que dans une société sans classes où tous les moyens de production et de richesse sont reconnus comme propriété de la collectivité ; nous protestons énergiquement, et avec une conviction plus forte que jamais, contre les institutions actuelles basées sur la propriété privée, mère de toutes les misères et de toutes les souffrances de l'Humanité. 2. Jusqu'à ce que la révolution à laquelle nous conduira infailliblement le développement de l'économie mondiale devienne un fait accompli, comme il n'est pas possible aux ouvriers de continuer de vivre dans les souffrances des terribles privations qu'ils subissent actuellement, les salaires doivent être majorés dans les mêmes proportions que le renchérissement de l'existence. 1AG, 20 N 1105, lettre de Chakir datée du 16.V.1922.

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3. Les principaux États capitalistes ont officiellement adopté peu de mois après l'armistice la journée de huit heures que le patronat est encore loin de se soucier d'appliquer en Turquie. Ixs partis socialistes et les associations ouvrières doivent veiller et mettre à l'œuvre tous les moyens dont ils peuvent disposer pour qu'aucun groupe de travailleurs ne soit obligé de travailler plus que huit heures. 4. Les émigrés russes qui constituent des éléments de désordre augmentant les difficultés de l'existence et provoquant le chômage, doivent sans délai être expulsés de notre territoire. 5. Dans l'intérêt des masses de paysans et d'ouvriers et sans que ces derniers constituent l'enjeu des marchandages de divers groupes capitalistes, la guerre d'Anatolie doit incessamment prendre fin. 6. Quoique la ville de Constantinople se trouve placée sous des conditions économiques particulièrement défavorables, il n'ent reste pas moins que la reconstruction des quartiers incendiés, le développement des fabriques de manufactures et les travaux si négligés de voierie et un grand nombre d'entreprises similaires d'utilité publique pourraient ouvrir un vaste champ d'activité à des milliers de chômeurs qui se consument dans les transes d'inanition et de misère et qui ne demanderaient pas mieux que de travailler. Nous demandons que les autorités compétentes prennent au plus vite les mesures indispensables pour contraindre les spéculateurs qui gardent dans les banques de grands capitaux disponibles de les utiliser au mieux des intérêts de tout le monde. 7. Nous protestons de toute notre force et avec une grande indignation contre l'attitude inqualifiable des sociétés d'électricité, de tunnel et des tramways qui pour se venger de leur participation à la dernière grève congédient des centaines d'ouvriers et refusent d'exécuter les engagements qu'elles avaient contractés à l'égard de leurs salariés. Nous protestons aussi contre l'incapacité et la mauvaise volonté de la Direction générale des fabriques du gouvernement qui, imbue d'une mentalité bourgeoise surannée, paye ponctuellement ses fonctionnaires administratifs tandis que les salaires des ouvriers restent des mois entiers impayés et réduits à la faim.8 8. La loi sur les Associations ne cadrant pas avec les nécessités de l'économie contemporaine doit être remplacée par une loi syndicale reconnaissant aux ouvriers le droit de former des syndicats professionnels autorisés à s'occuper des questions de grève. Le règlement sur les corporations doit être supprimé.

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9. Comme les lenteurs dans l'organisation des travailleurs est due presque exclusivement à leur ignorance et que celle-ci en dernière analyse est une nécessité imposée par leur entière pauvreté, nous demandons la gratuité de l'instruction primaire obligatoire et la création des cours de nuit. 10. Les maisons dont le loyer annuel était au-dessous de trente livres Tqs. avant la guerre doivent faire l'objet d'un amendement à la loi sur le loyer qui accepterait pour cette catégorie de locataire pauvre une augmentation ne dépassant pas le loyer d'une année. 11. Nous envoyons aux prolétaires de tous les pays et à leur organisation internationale nos meilleurs saluts et l'expression de nos sentiments de solidarité et de notre ferme résolution de hâter et de faire d'un commun accord avec eux la révolution mondiale." La manifestation du 1er mai 1922 fut le chant du cygne de la formation de Şakir Rasim. À partir de cette date, les services de renseignements français semblent avoir commencé à se désintéresser du Parti socialiste de Turquie. Les archives de Vincennes ne conservent qu'un nombre très restreint de documents pour les quelques mois que cette organisation avait encore à vivre. Ces documents ne font que reprendre les informations que la presse d'Istanbul consacrait de temps à autre à l'évolution de la situation dans les milieux ouvriers. Les raisons de l'effondrement du Parti socialiste ne sont pas très claires. Mais il semble qu'il faille mettre en cause, à cet égard, une simple querelle de personnes entre Hüseyin Hilmi et les nouveaux dirigeants de l'organisation. Si l'on doit en croire les archives de Vincennes, la crise éclata à l'improviste vers le début du mois de juin 1922. Elle fut provoquée par Hüseyin Hilmi qui, libéré par les autorités françaises, entendait reprendre la direction du Parti. Comme Şakir Rasim, appuyé par une grande partie des militants, refusait de se démettre, l'ancien président avait fini par porter l'affaire devant le ministère de l'Intérieur, alléguant que les élections faites lors de sa détention avaient été illégales. Le 12 juin, fort du soutien de la direction générale de la police, il put reprendre possession de son poste de leader. Mais le conseil d'administration élu en mars était décidé à ne pas céder. Le jour même de la réintégration de son prédécesseur, Şakir Rasim annonça la création d'une nouvelle organisation, le "Parti socialiste indépendant" {Müstakil Sosyalist Fırkasıj 1. Cette scission entraîna aussitôt la désintégration du Parti. Les travailleurs de la Société des ^En ce qui concerne cette organisation, cf. M. Tunçay, op. c i t pp. 82-83 et 91-92.

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Tramways adhérèrent en masse à l'organisation de Şakir Rasim. Une partie des employés des compagnies maritimes se regroupèrent au sein du "Parti socialiste ouvrier de Turquie" (Türkiye İşçi Sosyalist Fırkası), une organisation réformiste nouvellement créée par un maître tailleur, un certain Namık, qui avait réussi, semble-t-il, à se faire cautionner par la IIe Internationale1. Les autres corps de métier se dispersèrent, retrouvant leur indépendance ou rejoignant les autres associations ouvrières d'Istanbul. Personne ne voulait continuer à subir la dictature de Hüseyin Hilmi. Ce dernier chercha-t-il à remonter la pente ? Continua-t-il d'œuvrer en faveur de la IIe Internationale? S'efforça-t-il de regagner la confiance des groupements ouvriers ? Nous ne savons rien des derniers mois de son existence. Les journaux d'Istanbul ne reparlerons de lui que le 18 novembre 1922, pour annoncer qu'il avait été assassiné la veille, dans des circonstances obscures2.

3. Les autres organisations socialistes d'Istanbul L'organisation de Hüseyin Hilmi n'était pas la seule formation socialiste d'Istanbul. Durant les années d'occupation, plusieurs autres partis se réclamant du socialisme existaient dans l'ancienne capitale de l'Empire ottoman. Créé en 1912 par le Dr. Hazan Rıza, le Parti Social-Démocrate (Sosyal Demokrat Fırkası) avait été ressuscité peu de temps après l'armistice de Moudros3. À en croire une proclamation de H. Rıza publiée en février 1919, l'objectif essentiel de cette organisation était de créer des "syndicats agricoles, industriels et économiques" et d'aider les ouvriers à faire face aux diverses difficultés de leur vie professionnelle4. Plusieurs indices donnent à penser que ce programme séduisit un grand nombre de travailleurs5. Au printemps 1922, le parti social-démocrate existait encore. Mais il semble qu'à cette époque un grand nombre de ses militants l'avait quitté pour rejoindre l'organisation de Hüseyin Hilmi. sait fort peu de chose de cette organisation. Voir à son propos M. Tunçay, op. d u p. 91 et pp. 321-322. ^L'assassinat de Hilmi fut signalé par plusieurs journaux d'Istanbul et notamment par le "Bosphore'1. 3Certains documents relatifs à cette organisation ont été publiés par G. Haupt et P. Dumont. Osmanli İmparatorluğunda Sosyalist Hareketler. Istanbul, 1977, pp. 60-67. Cf. par ailleurs M. Tunçay, op. d u pp. 84-89. 4M. Tunçay, op. d u p. 87. On retrouve les mêmes thèmes dans le programme du parti, cité par T. Z. Tunaya, Türkiye'de Siyasi Partiler, Istanbul, 1952, p. 423. 5D'après un document cité par M. Tunçay, op. d u p- 86, près de 2 000 personnes étaient inscrites sur les registres du parti dans les années d'après-guerre.

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J’ai déjà mentionné plus haut deux autres partis à étiquette socialiste : le Parti socialiste indépendant (Müstakil Sosyalist Fırkası) et le Parti socialiste ouvrier de Turquie (Türkiye İşçi Sosyalist Fırkası). Ces deux organisations étaient nées sur les cendres de l'organisation de Hüseyin Hilmi. Elles appartenaient au courant réformiste et, selon toute apparence, bénéficiaient l'une et l'autre de la caution de la IIe Internationale1. Le Parti ottoman du Travail (Osmanlı Mesai Fırkası), fondé en décembre 1919 par un contremaître de la cartoucherie de Zeytinburnu, Numan Usta, se disait lui aussi socialiste. Il semble avoir recruté la plupart de ses sympathisants dans les entreprises d'État (usines d’armement, arsenaux, fabriques textiles, etc.) Le 16 mars 1920, Numan Usta, qui avait à la fin de l'année 1919 réussi à se faire élire au Parlement ottoman, allait être arrêté par les Anglais en pleine Chambre, en même temps qu'un certain nombre d'autres députés, et expédité à Malte. On peut supposer qu'à la suite de cet événement, le Parti ottoman du Travail, décapité, avait cessé d'exister2. Il convient de citer, enfin, parmi les organisations turques (il existait également à Istanbul des organisation socialistes regroupant des membres des minorités ethniques et confessionnelles, mais de celles-ci il sera question plus loin), le Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs de Turquie (Türkiye İşçi ve Çiftçi Sosyalist Fırkası). Ce parti avait vu le jour vers la fin de l'année 1919 et devait son existence à un groupe de militants nettement plus à "gauche" que ceux des autres formations. Şefik Hüsnü, la cheville ouvrière du groupe, avait pour objectif de créer, face au socialisme "ignare" de Hüseyin Hilmi, un authentique courant marxiste, capable de transposer les revendications du prolétariat au niveau de l'action politique. Assez vite, semble-t-il, son parti avait rejoint les forces de la IIIe Internationale et constitué, à Istanbul, la façade "légale" du mouvement communiste turc3. Singulièrement, je n'ai rencontré au cours de mes recherches au Château de Vincennes qu’un petit nombre de documents concernant les diverses organisations que je viens d'énumérer. Face aux copipux dossiers rassemblés par les hommes du deuxième bureau à propos du Parti de Hüseyin Hilmi, les quelques notes d'information éparses relatives aux autres partis socialistes d'Istanbul font piètre figure. ce qui concerne ces deux organisations, je renvoie à l'ouvrage de M. Tunçay, op. cit., pp. 90-94. ^ v A son retour de Malte, Numan Usta allait cependant siéger à la Grande Assemblée Nationale d'Ankara et continuer à se définir lui-même comme le "représentant des travailleurs". 3Je renvoie, une fois de plus, à propos de cette organisation, à l'ouvrage de M. Tunçay, op. cit., pp. 293 et sv.

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Cette carence documentaire (compensée fort heureusement par un certain nombre de matériaux conservés au Quai d'Orsay, mais il ne m’appartient pas d'en faire état ici) doit probablement s'expliquer par le fait que les militants de ces organisations n'étaient ni assez nombreux ni assez actifs pour attirer l'attention des services de renseignements français. Hilmi et ses acolytes inquiétaient le deuxième bureau parce que leurs sympathisants ne cessaient de harceler les grandes entreprises placées sous la protection des forces d'occupation. Les autres organisations socialistes paraissaient beaucoup moins redoutables. Bien que comptant un nombre non négligeable d'adhérents, le parti social-démocrate de Hasan Rıza manquait, semble-t-il, totalement d'audace et ne vivotait que grâce à des représentations théâtrales et à des quêtes1. Le Parti ottoman du travail, de même, était loin de se signaler par son activisme. Quant à l'organisation de Şefik Hüsnü, le Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs de Turquie, elle était si résolument tournée vers la propagande dans les milieux intellectuels qu'elle ne pouvait être considérée, au mieux, que comme un danger potentiel. Le seul dossier un tant soit peu nourri que j'ai retrouvé à Vincennes concerne les activités de ces divers partis au cours de la campagne électorale de l'automne 19192. Dans les premiers jours de cette campagne, tous ceux qui à Istanbul sc réclamaient du socialisme avaient tenté de s'entendre sur une plate-forme commune afin de présenter un front uni face aux "partis bourgeois". Le 24 octobre, le parti socialiste de Turquie, le parti social-démocrate et le parti socialiste des ouvriers et agriculteurs avaient même organisé un meeting unitaire dans un des théâtres d'Istanbul. Mais l'entente n'avait pas pu se faire et, en définitive, chaque formation avait dû se résoudre à ne se battre que pour son propre compte. La mise sur pied, à la veille des élections, du Parti ottoman du travail, devait encore contribuer à l'éparpillement des forces socialistes. Certains journaux d'Istanbul, Yİflıam et le Yeni Gün notam m ent, avaient accordé une grande place aux débats qui opposaient les unes aux autres les diverses organisations se réclamant du socialisme. Il ne restait plus aux hommes du deuxième bureau — toujours avides de coupures de presse — qu'à jouer des ciseaux et du pot de colle. Constitué essentiellement d'extraits de 1D'après un rapport conservé dans les archives du ministère français des Affaires étrangères, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 94, note d'information en date du 13. XI. 1920, f. 157. 2 AG, 20 N 167, dossiers 1 et 2, datés de nov. et déc. 1919.

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journaux (traduits en français), le dossier qu'on leur doit sur les élections de 1919 ne manque cependant pas d'intérêt. Il a en effet le mérite de regrouper les principales prises de position des divers leaders socialistes et de donner un bon aperçu de la manière dont se déroula la campagne électorale. Le rapport conservé à Vincennes reproduit in extenso la profession de foi de Sadık Ahi : "... D'aucuns parmi nous prétendent qu'il n'y a pas en Turquie de différences de classes et que, par conséquence, l’existence d’un parti socialiste n'est point necéssaire. Or, nous soutenons le contraire. La différence de classe existe chez nous; c'est elle qui ajustement donné naissance parmi nous au socialisme. C'est même un mal qui existe depuis la fondation de notre État et qui l'a jeté de précipice en précipice. Notre programme est conforme aux programmes des partis socialistes les plus réputés ; nous y avons pourtant introduit de nombreuses modifications suivant les exigences locales du moment. Pour ce qui est des questions économiques, la durée maximum du travail doit être de huit heures par jour, le repos hebdomadaire doit être admis et un salaire minimum fixé ; les enfants ne doivent pas travailler ; des assurances doivent être établies contre les maladies, les accidents et la vieillesse des ouvriers ; le système de la dîme, qui est pour les paysans plus pernicieux que les maladies et la guerre, doit être aboli ; des coopératives doivent être constituées dans les villages ; toutes les sources de richesse, c'est-à-dire les moyens de production tels que moyens de transport, mines, forêts, fleuves doivent être nationalisées ou pour mieux dire affectées à la collectivité. l'État seul doit avoir le droit du monopole. L'État doit aussi se charger d'une façon gratuite de toutes les charges se rapportant à l'état sanitaire de la population. (...) Nous n’avons actuellement ici qu'une ébauche de parti. Nous avons pourtant réussi à établir des relations étroites entre les ouvriers de toutes les fabriques de Constantinople et les diverses corporations. Nous allons aussi fonder très prochainement l'Union Générale du travail qui représentera tout le prolétariat turc. (...) Nous allons combattre l'impérialisme grec et arménien. Il n'y a pas à proprement parler de parti socialiste grec à Constantinople. Les associations qui existent ne sont que des "syndicats jaunes" comme on les appelle en Europe et auxquels les socialistes s'opposent plus qu'aux bourgeois. Si ces Associations servent d'instrument aux aspirations grecques, elles commettent le plus grand crime contre le socialisme. (...) Je puis vous assurer que même parmi les membres du parti National turc, il n'existe pas de défenseurs plus fervents du nationalisme turc que nous."

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Pour une organisation qui se disait être le seul parti authentiquement socialiste de Turquie, ce programme peut sembler bien modéré. À la même époque, le parti de Hüseyin Hilmi formulait des revendications comparables, mais sur un ton autrement agressif. Le plus surprenant est l’insistance avec laquelle Sadık Ahi soulignait le caractère "national" de son organisation. Cette modération et cette propension au chauvinisme doivent sans doute s'expliquer comme une simple manœuvre électorale visant à attirer le plus de voix possible vers le candidat du parti. Mais il se peut également qu'elles reflétaient la véritable position des militants rassemblés autour de Şefik Hüsnü. Il n'est pas sûr en effet qu'en cette fin de l'année 1919 le Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs était déjà gagné aux idées propagées par le Komintern. II semble au contraire que la plupart des dirigeants de l'organisation regardaient encore du côté de l'Occident et qu'ils continuaient à subir — comme Hüseyin Hilmi, comme le Dr. Hasan Rıza, comme bien d'autres encore — l'influence des socialistes de bonne compagnie de la IIe Internationale. Les divers partis socialistes qui se trouvaient en lice pour les élections connurent un échec lamentable. Dans le scrutin à deux tours qui avait été organisé, les candidats du Parti social-démocrate n'obtinrent aucune voix ; Refik Nevzad, le candidat de l'organisation de Hüseyin Hilmi, dut se contenter de sept voix ; quant à Mehmed Vehbi, le candidat du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs, son score fut à peine meilleur : 14 voix se portèrent sur son nom. Parmi les postulants "socialistes", le seul à être élu fut Numan Usta, présenté par le Parti ottoman du Travail. Une information parue dans le Peyam et reprise par le service de renseignements de la marine1 nous aide à comprendre les causes de son succès : "...Parmi les nouveaux députés de Constantinople se trouve le contre-maître de l'usine de Zeitin-bumu, Nouman efendi (Nouman "ousta", comme dit le Tasvir). Cet élu était inconnu la veille des élections et sa candidature n'avait pas été préalablement posée. Voici, à ce sujet, ce que dit le Peyam, organe turc anti-nationaliste et anglophile de ce premier député socialiste ottoman : "Personne à Constantinople ne connaissait jusqu'à hier cet ousta, mais le Comité Union et Progrès le connaissait. Après l'armistice, ce Monsieur se trouvait à Berlin et comme le déclarent certains témoins, il s'y rencontrait souvent avec Talaat pacha. Il va de soi qu'il en a reçu des instructions. De retour à Constantinople, il a participé aux délibérations du Siège Central du Comité. Le jour de l'élection, sur le coup de midi, sa candidature fut posée au moyen d'une dépêche et aussitôt un ordre secret fut donné aux électeurs de l'auguste Comité. C'est ainsi que Nouman Reis fut élu député." 1AG, 20 N 167, dossier 2, pièce 84, rapport en date du 23. XII. 1919.

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Le Yeni Gunef porte-parole de l'Organisation Nationale des Unionistes, donne une biographie de cet individu.» Après ces quelques indications sur le personnage et ses attaches avec le mouvement unioniste, le même rapport du S. R. marine fournit d'intéressantes données sur la doctrine dont se réclamait Numan Usta : «... Ceux qui connaissent les sympathies que la classe ouvrière nourrissait à l'égard de Nouman effendi affirmaient qu'il serait élu au cas où il poserait sa candidature, car il s'était également attiré les sympathies des partisans des idées démocratiques. Le Vakit a bien mis Nouman ousta en demeure de démissionner au nom des intérêts de la patrie. Mais le nouvel élu a énergiquement déclaré qu'il n'en ferait rien.» L'élection de Numan Usta constitua pour les divers autres partis socialistes qui se disputaient les faveurs de l’électorat un choc dont ils s'accommodèrent diversement. Le Parti socialiste de Hüseyin Hilmi prit fort mal les choses. Dès que le résultat des élections fut connu, il publia un manifeste — reproduit dans le dossier conservé à Vincennes — par lequel il répudiait toute attache avec le vainqueur : "L'élection de Numan Usta ne saurait nullement être considéré comme un succès socialiste. La force qui a assuré cette élection est celle de la bande de l'Union et Progrès qui a poussé ce pays à l'abîme, de cette bande odieuse qui est l'ennemie acharnée du socialisme."1 L'organisation du Dr. Hasan Rıza eut une attitude comparable. Il semble que le parti socialiste des ouvriers et agriculteurs se soit montré plus fair-play. D'après une note des services de renseignements français, un responsable de ce parti avait salué publiquement l'élection de Numan Usta "comme un remarquable événement." On doit peut-être voir dans cette appréciation positive une tentative de "récupération" du succès de Numan Usta. Mais il se peut aussi que les dirigeants du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs aient sincèrement estimé que le succès enregistré par le parti rival méritait d'être mis à l'actif du mouvement socialiste tout entier. En dehors de ce dossier relatif aux élections de 1919, les archives de Vincennes semblent ne contenir, je l'ai déjà souligné, qu'un nombre assez restreint de documents touchant les divers partis qui tentaient de faire *AG, 20 N 167, dossier 2, pièce 97, rapport daté du 27.XII.1919.

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concurrence à l'organisation de Hüseyin Hilmi. Au cours de mes recherches, je n'ai rencontré que quelques notes d'information isolées, nettement moins éloquentes que les comptes rendus adressés par ailleurs au Quai d'Orsay. Toutefois, de nouvelles "découvertes" sont encore possibles, tant la paperasse accumulée par les forces françaises au cours des quatre années d'occupation est abondante. J'en n'ai pour ma part dépouillé que les dossiers qui paraissaient les plus prometteurs. Mais les quelque 1250 cartons bourrés de papiers de toutes sortes qui constituent la sous-série 20 N réservent sans doute bien des surprises aux chercheurs qui auraient la curiosité — et le courage — de les feuilleter systématiquement. 4. Les groupuscules "bolchevistes" Les organisations dont il a été question dans les pages précédentes étaient des partis légaux, dûment homologués par le ministère de l'Intérieur. Mais à côté de ces organisations, il y avait également à Istanbul, durant les années d'occupation, une multitude de groupes clandestins. Les services de renseignements français exerçaient sur ces groupes une surveillance attentive. Les archives de Vincennes conservent à leur propos de nombreux documents, mais ceux-ci sont dispersés, incontrôlables et fournissent des renseignements souvent suspects. Hantés par la crainte du "péril rouge", les agents du deuxième bureau avaient, semble-t-il, tendance à exagérer l'importance de la pénétration communiste à Istanbul. Toutefois, faute de disposer de moyens de vérification, nous sommes, dans la plupart des cas, obligés de prendre leurs allégations pour argent comptant. À en croire leurs rapports, la plupart des propagandistes bolcheviks étaient issus de l'émigration russe. Cela n'a rien d'invraisemblable. Vers la fin de l'année 1920, au lendemain de la débâcle de l'armée de Wrangel, il y avait plus de 300 000 Russes "blancs" réfugiés à Istanbul et dans ses environs, et il n'est pas impossible que quelques dizaines ou même quelques centaines d'éléments subversifs aient réussi à s'infiltrer parmi eux. La tâche des agitateurs — des matelots bien souvent — consistait à subvenir les "basses classes" qui fréquentaient les petits cafés russes de Galata. On est en droit de penser que la misère, la faim et les conditions d'hygiène déplorables qui régnaient dans les camps de la banlieue constantinopolitaine, où les émigrés étaient entassés par dizaines de milliers, ne pouvaient que faciliter la diffusion des idées révolutionnaires. Dès le début de l'année 1921, les services de renseignements français dresseront, par vagues successives, de longues listes de suspects et, chaque fois, plusieurs dizaines d'individus seront écroués, en attendant de comparaître devant le tribunal interallié.

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À titre d'exemple, voici une de ces listes — une parmi des dizaines d'autres — dressée en octobre 1921 : "Les renseignements suivants ont été obtenus concernant l'organisation bolcheviste des noyaux communistes à Harbié-Chichli. Ledit noyau communiste s'est formé en février a.c. et a existé pendant 7 mois. Il compte dans ses rangs 150 hommes environ, dont 120 composèrent "le détachement actif", tandis que les autres appartenaient à la section de propagande. Deux mois après l'organisation a été liquidée, mais 15 hommes ont évité la poursuite. Ils formèrent le Comité Exécutif du noyau et revinrent à l'activité, après avoir constitué le présidium qui est composé de la façon suivante : président — Glavanoff ; chef de la Section de Propagande, le même ; président-adjoint — Travine ; secrétaire — Chenevski ; chef du Bureau de Renseignement — Kipnis ; commandant du détachement actif — Brander, vieux communiste. Le Bureau de Renseignement est composé de 7-8 personnes. Il s’occupe de l'information politique et surveille actuellement d'une façon intense l'activité du groupe monarchique "Kozan Minine." Le détachement actif est composé actuellement de 60 personnes et est divisé en trois pelotons, qui sont commandés par les nommés Gonkine, instructeur militaire, Vinitski et Golzberg, commissaires politiques. Les pelotons se divisent en unités plus petites. Les instructeurs sont Kravtchenko et Azaroff. Les agents principaux de la section de Propagande se nomment Modylevski et Paul Naoumoff. Une partie de la Section de Propagande s'occupe exclusivement de la propagande parmi les musulmans. Cette propagande est dirigée par un nommé Sorokine. Les agents principaux sont Bourdanoff et Rosanoff, ainsi que les propagandistes Solovjeff, Ounanoff et Kreuzberg. La section de Propagande déploie une activité intense parmi les corps d'occupation, les régiments musulmans et la population turque1.» De telles informations sont évidemment difficiles à utiliser. On est en droit de penser que la plupart des individus mentionnés étaient considérés comme "suspects" simplement parce qu'ils étaient russes. Mais la multiplicité des rapports du même type témoigne néanmoins d’une incontestable effervescence dans les milieux émigrés d'Istanbul2. !AG, 20 N 1106, note du 18.X.1921. Le carton 20 N 1106 contient un grand nombre de listes de suspects. Certaines de ces listes concernent des centaines d’individus.

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Autre milieu à surveiller, les Juifs. Il y avait sans doute dans les nombreuses accusations de bolchevisme lancées contre les Juifs par les agents du deuxième bureau une part non négligeable d’antisémitisme. Mais il ne fait aucun doute cependant que certains éléments de la communauté juive d’Istanbul furent réellement sensibles à l’idéologie communiste. Les Juifs de Bulgarie semblent avoir largement contribué à propager les idées révolutionnaires parmi leurs coreligionnaires de Turquie. Vers la fin de l’année 1919, le gouverneur d’Edirne dut même interdire aux Israélites de sa province de se rendre à Istanbul, car il les soupçonnait d’être d’intelligence avec les ’’bolchevistes bulgares”1. L’implantation du communisme parmi les Juifs d’Istanbul fut également liée, selon toute vraisemblance, à l’évolution interne du mouvement sioniste dont certains éléments tendaient à se rapprocher du Komintern. À partir de 1920, la police interalliée interceptera à plusieurs reprises des documents émanant de la fraction extrémiste du "Poale Sion” russe, le Jiddische Kommunistische Partei. Il est difficile de se faire une idée précise de l’influence exercée par ce groupement sur les sionistes d’Istanbul, mais il y tout lieu de penser qu’il comptait un nombre relativement important de sympathisants. Dans leurs rapports, les agents du deuxième bureau ne manquaient jamais de noter l’appartenance de tel ou tel agitateur à la communauté juive. D’après un document de novembre 19212, il y avait à cette époque à Istanbul plusieurs groupes sionistes. Ils étaient censés collaborer avec le "centre communiste de Constantinople", en liaison avec tous les groupes opposés aux autorités légalement constituées. À l’inverse des Israélites, les Arméniens se trouvaient quasiment à l’abri de tout soupçon. De fait, il semble que les militants arméniens, qui n’avaient aucune raison de se montrer insatisfaits de la mainmise occidentale sur Istanbul, aient fait preuve d’une inertie remarquable. Les bulletins du deuxième bureau consacrés à la propagande bolcheviste ne mentionnent que très rarement des noms à consonnance arménienne. Face aux Grecs, les services de renseignements français furent, selon toute apparence, plus soupçonneux. Dès le mois d’août 1920, ils allaient rendre compte à Paris des activités du leader syndicaliste Serafim Maximos et signaler la parution de l’organe communiste Neos Anthropos. Mais, singulièrement, cette agitation dans les milieux grecs ne semble pas les avoir ^ G , 20 N 166, S. R. marine, dossier 3, pièce 79, rapport daté du 20.IX.1919. 2AG, 20 N 1106, rapport du chef du service de sûreté daté du 17.XI.1921.

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véritablement inquiétés. Les rapports consacrés au Neos Anthropos font état de la publication de cet organe avec une placidité déconcertante. Quant à TUnion Internationale des Travailleurs" que Serafim Maximos devait créer vers la fin de 1920, c’est à peine, apparemment, si le deuxième bureau remarqua son existence1. Tandis que les Grecs et les Arméniens bénéficiaient d’un préjugé favorable, les Turcs, au contraire, faisaient bien évidemment l’objet d'une suspicion redoublée. Dès le début de l'année 1919, les services de renseignements français signaleront quelque cas de propagande dans les milieux musulmans. Par la suite, les informations concernant l'implantation du bolchevisme parmi les Turcs se feront de plus en plus fréquentes. Toutefois, on ne peut manquer d'être frappé par le fait que les arrestations d'agitateurs turcs furent, dans l'ensemble, beaucoup moins nombreuses que celles d'agitateurs russes ou israélites. Cela nous permet de supposer que le communisme turc était malgré tout considéré comme relativement peu dangereux. Les agents du deuxième bureau surveillaient surtout les activités des propagandistes musulmans envoyés de Russie par Mustapha Suphi. Ce dernier, encouragé par les autorités soviétiques, avait créé en 1918, à Moscou, un Parti communiste turc dont la tâche principale était de former des agitateurs destinés à être expédiés en Turquie2. Un des documents les plus intéressants que j'aie rencontré à propos de ces agitateurs est un copieux rapport du 29 septembre 19193. Ce rapport — trop long pour pouvoir être cité ici — décrit par le menu comment les activités du parti communiste turc étaient financées et donne d'intéressants détails sur la façon dont ses propagandistes parvenaient à s'introduire en Turquie. La partie la plus surprenante de ce rapport est constituée par la copie d'une lettre adressée par Cevdet Ali, un des compagnons de Mustafa Suphi, à Rıza Tevfık, ministre de l'instruction publique dans le cabinet de Tevfik Pacha et délégué à la conférence de la paix. C’est le SR marine qui signale la parution du Neos Anthropos en août 1920 (AG, 20 N 168, dossier 7, pièce 10, en date du 4. VIII. 1920). L’Union Internationale des Travailleurs ne sera mentionnée par la suite que très épisodiquement. Les sources soviétiques sont plus loquaces. Cf. en particulier l'ouvrage de P. II. KopHHeHKo, op. cit., p. 35, qui se base sur les rapports adressés par l'organisation de Serafim Maximos au Profintern. D'après ces rapports, l'Union Internationale des Travailleurs regroupait 8 000 adhérents (chiffre peu vraisemblable) et avait pour principal objectif de gagner au bolchevisme les autres "organisations ouvrières d'Istanbul. Elle diffusait à cet effet diverses brochures et organisait, deux fois par semaine, des réunions publiques dans les locaux dont elle disposait à Péra. 2En ce qui concerne cette organisation, je renvoie à P. Dumont. "Bolchevisme et Orient. Le parti communiste turc de Mustafa Suphi. 1918-1921", Cahiers du Monde russe et soviétique, XVHT (4), oct.- déc. 1977, pp. 377^109.

**AG, 20 N 168, SR marine, dossier 9, pièce 98, rapport daté du 29. IX. 1919.

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“J'écris cette lettre à la hâte de Yalta, en sortant du meeting. Je ne veux rien dire au sujet de la situation mondiale actuelle. Je juge également superflu de donner des explications sur la révolution russe. (...) La situation actuelle de la Turquie est très attristante. Mes camarades qui maudissent les unionistes comme ayant donné lieu à ce lamentable état de choses, et qui avaient de tout temps prévu le malheur du pauvre peuple opprimé par ce parti, vous envoient à vous et aux vôtres leur salut respectueux, afin que les liens entre vous et nous soient renforcés. Donnez nous une réponse nette, car la population est très excitée. Cependant la révolution mondiale gagne partout. Les ouvriers et les prolétaires du monde entier se sont réunis et travaillent de concert. Il n'est plus possible d'arrêter une telle révolution. C'est pourquoi il ne faut plus perdre de temps. Je ne veux pas vous importuner davantage, les journaux exposeront toutes nos pensées. J'attends de vous une longue réponse. Vive la révolution internationale, vive l’union des ouvriers du monde entier, vivent les camarades qui accourent à cette révolution.” Ce qui est le plus étrange dans ce texte, c'est son destinataire. Il n'y avait en effet aucune raison pour que les communistes turcs voient en Rıza Tevfık un sympathisant. Membre du cabinet ottoman, Rıza Tevfik était un représentant typique de la bourgeoisie libérale turque. Il n'allait pas hésiter, en août 1920, à apposer sa signature au bas du traité de Sèvres. Le groupe de Mustafa Suphi avait-il cherché à le compromettre en lui expédiant cette lettre ? C'est possible. Mais il se peut aussi que Cevdet Ali espérait réellement pouvoir attirer dans le camp communiste son illustre correspondant. Jointes au rapport du 29 septembre 1919, plusieurs annexes fournissent d'intéressants spécimens de tracts et brochures de propagande imprimés en Crimée et introduits clandestinement en Turquie. Voici par exemple les premières phrases d'une proclamation intitulée "Au soldat turc, à l'ouvrier, au paysan turc à l'occasion du désarmement en Turquie" : "Attends, camarade ! Ne lache pas ton fusil ! Cher compatriote, Turc opprimé, pourquoi te presses-tu ? Où vas-tu ? En remettant tes armes, ton épée au dépôt, tu livres ta personne et ton honneur à l'ennemi qui demain te fusillera, qui mettra ton corps en pièces, aux monstres français, anglais, américains. Sache, cher camarade, ô paysan turc, ouvrier turc, jeune homme turc, professeur turc, que tous ces beys, ces agas, ces pachas, ces sultans aux pieds desquels tu as travaillé toute ta vie pour servir à leur

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gloire, à leur fierté et à leurs honneurs te vendent aujourd’hui aux monstres civilisés d'Europe et d'Amérique. Ils vendent tout ce que tu possèdes, ta terre, ton foyer et même ta personne, la force de tes bras qui est ton dernier capital. Toutes les pertes éprouvées durant cinq années de guerre par les Anglais, les Français, les Italiens, les Américains, c'est par toi qu'ils veulent les faire payer. Ils te feront travailler comme une bête, ils exploiteront comme leur propre ferme ta terre si fertile et semblable à un paradis, il en emploieront les gains pour leur luxe, leurs plaisirs et leurs voluptés. Les armées franques débarquées à Constantinople, à Smyme, à Trébizonde, les flottes franques qui parcourent l'Archipel et la mer Noire poursuivent ce but.” Les archives de Vincennes abondent en documents de ce type. Ceux-ci, s'ils ne nous éclairent pas beaucoup sur les possibilités réelles du communisme turc, nous donnent du moins d'intéressantes indications sur ses objectifs et ses choix doctrinaux. À côté de ces matériaux relatifs aux groupuscules "indigènes", il convient de signaler enfin les documents concernant l'implantation du communisme au sein même des forces d'occupation. "À Galata, dans divers cafés et boutiques, on voit souvent des soldats français et anglais causer avec des individus connus comme bolchevistes."1 Des informations de ce type reviennent fréquemment dans les rapports des services de renseignements. 11 y a tout lieu de penser que les militaires favorables aux idées de la révolution d'octobre étaient passablement nombreux, surtout dans les troupes françaises. C'est, il faut le souligner, d'Istanbul qu'appareilla vers la fin de l'année 1918 le torpilleur Protêt dont les marins, sous la conduite d'André Marty, devaient donner, quelques semaines plus tard, le signal de la célèbre révolte de la mer Noire2. En 1921, le deuxième bureau devait intercepter une note du Comité Exécutif de la IIIe Internationale qui donne un bon aperçu de la nature du travail effectué par les agitateurs "bolchevistes" parmi les forces d'occupation de l'Entente : "L'attention des agents propagandistes doit être attirée sur la nécessité d'utiliser les mille petits incidents de la vie quotidienne du soldat afin de détruire en lui son habitude invétérée d'obéissance à ses chefs et à la discipline bourgeoise et sa soumission passive à ses fonctions de gardien du repos des bourgeois. En même temps, une propagande sur une vaste échelle des idées pacifistes et de désarmement devra être menée3. ^AG, 20 N 1106, note d'information du 3 août 1921. 2Cf. A. Marty. La révolte de la Mer Noire, réed. en fac-similé. Paris, 1970. La mutinerie des marins de la flotte française avait permis aux Bolcheviks, au début de l'année 1919, de s'emparer d'Odessa et, ultérieurement, de la presqu'île criméenne. 3AG, 20 N 1106. Ce document intercepté par les services de renseignements français date du 8. XII. 1921 et semble avoir été rédigé par Zinoviev.

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En dépit de l'abondance des matériaux, il apparaît assez difficile, je l'ai déjà souligné, de se faire une idée précise du rôle que joua la propagande communiste à Istanbul. Combien y eut-il de cellules communistes à Istanbul durant les années d'occupation ? Ces cellules réussirent-elles à se regrouper en un véritable réseau ? Quelle fut la part des militants communistes dans les coups de main qui, par intervalles, furent lancés contre les forces alliées ? Les soldats français et anglais participèrent-ils activement à l'organisation des groupes subversifs indigènes ? Autant de questions auxquelles on ne peut donner, dans l'état actuel de nos connaissances, que des réponses floues. Les documents des archives de Vincennes — combinés le cas échéant à des matériaux puisés ailleurs — permettent néanmoins d'appréhender le problème de la propagande communiste sinon dans le détail, du moins dans ses grandes lignes. Mises bout à bout, les diverses notes expédiées à Paris par les agents des services de renseignements finissent par constituer un ensemble plus ou moins cohérent. À suivre les diverses données disponibles, c'est, semble-t-il, en octobre 1918 que se constitua le premier noyau communiste d'Istanbul. Ce groupe, qui comprenait surtout des émigrés russes et des Juifs, mais aussi quelques Musulmans et quelques Grecs, était dirigé par un certain Gensberg, un Juif originaire de Roumanie. Celui-ci avait fait graver un cachet portant l'inscription "Parti communiste turc" et avait réussi à entrer en contact avec un certain nombre d'employés des grandes entreprises étrangères (chemins de fer ; tramways). Spécialisé dans la diffusion de tracts anti-impérialistes et dans l'agitation parmi les militaires français, le groupe fut découvert en février 1919. Les documents conservés à Vincennes ne disent pas ce qu'il advint de Gensberg et de ses camarades, mais on peut penser que leur organisation ne fut pas totalement démantelée1. Dès la fin du mois de mars, en effet, la propagande en faveur du bolchevisme reprendra de plus belle. C'est ainsi, par exemple, que la police anglaise, horrifiée, trouvera dans un tramway d'Istanbul un tract appelant les masses musulmanes à se soulever, au nom du "saint grand bolchevisme", contre les puissances impérialistes et les patrons2. Vers la même époque, par ailleurs, on verra affluer vers Istanbul les premiers agitateurs musulmans en provenance de Crimée. Mandatés par le Parti communiste de Mustafa Suphi Plusieurs travaux soviétiques mentionnent l'organisation de Gensberg. Cf. notamment P. II. KopHHeHKo, op. d u p. 16. 2D'après un rapport adressé au Foreign Office (FO, 371/4141, 9. IV. 1919).

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qui venait de prendre pied à Simferopol, ces agitateurs auront pour tâche essentielle d’assurer le contact avec les militants locaux et de les aider à développer leurs activités subversives. À en croire lé service de renseignements de la marine, Mustafa Suphi aurait réussi à envoyer à Istanbul, entre la miavril et le début du mois d'août 1919, près d'une dizaine d'émissaires. À côté de ces militants musulmans, la Crimée, et plus encore Odessa où le Komintern avait installé un très actif "Comité de propagande", semble également avoir fourni à Istanbul, au début de l'été 1919, plusieurs agitateurs israélites. Bien que l’occupation de la presqu'île criméenne et du sud de l'Ukraine par les forces blanches n'ait pas tardé à provoquer l'étiolement de ce flux de propagandistes, la capitale ottomane demeurera perméable à la pénétration bolchevique tout au long de l'année 1919. Ce n'est qu'au lendemain de "l'occupation provisoire et disciplinaire" d'Istanbul par les Alliés (en fait, l'officialisation et le resserrement de l'occupation de facto à laquelle était soumise la capitale ottomane depuis l'armistice de Moudros), en mars 1920, qu'on assistera à une réelle diminution de l’effervescence pro-communiste. Mais cette pause fut, selon toute apparence, de courte durée. Dans les derniers mois de l'année, l'effondrement des forces blanches en Crimée allait ouvrir la voie à un nouvel afflux d'agitateurs. Ceux-ci, mêlés aux quelque 130 000 rescapés de l'armée de Wrangel, n'auront aucun mal à déjouer la surveillance de la police inter-alliée. Aussi, est-ce avec stupéfaction que la police inter-alliée découvrit en janvier 1921 l'existence d'un important centre de propagande aux portes mêmes d'Istanbul, à Beykoz. Ce centre, dont la plupart des membres étaient des Juifs venus de Russie, mais qui regroupait également quelques musulmans, entretenait d'étroites relations avec les communistes juifs d'Odessa et de Crimée. Sa tâche principale consistait, semble-t-il, à imprimer des tracts en diverses langues et à les distribuer. Simultanément, les rapports des services de renseignements signalent l'existence, en divers points de la ville, de plusieurs autres organisations subversives. La police inter-alliée procéda à des centaines d'arrestations. Mais en vain : démantelées, la plupart des cellules ne firent qu'essaimer, se scindant en groupuscules insaisissables qui reprendront aussitôt leur travail d'agitation1.

1AG, 20 N 1106 contient de nombreux documents à ce propos.

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Les archives de Vincennes, comme celles du Quai d'Orsay et du Foreign Office, contiennent plusieurs documents sur une autre vague d'arrestations qui eut lieu en juin 1921. Cette fois, la cible principale était la "Délégation commerciale russe", un organisme qui s'était constitué à Istanbul aussitôt après la signature de l'accord commercial anglo-soviétique (16 mars 1921) et qui était dirigé par Bronislav Koudich, un émissaire bolchevik arrivé à Istanbul vers le début de l'année. Les attributions de cette délégation débordaient largement, semble-t-il, le cadre des questions économiques. Le commandant en chef des forces d'occupation, le général Harrington, était persuadé que les nombreux employés qu'elle comptait n'étaient en fait que des agitateurs et des terroristes chargés de coordonner les activités des multiples groupes communistes de la ville. Le 29 juin, profitant de l'absence de Koudich qui s'était rendu à Londres pour conférer avec Krassine, les autorités britanniques d'Istanbul entreprirent une vaste opération de police qui se solda par une cinquantaine d'arrestations et l'expulsion d'une trentaine de suspects1. En dépit de la détermination dont la police britannique avait fait preuve, il semble que les arrestations de juin 1921 se soient avérées, en définitive, tout aussi inefficaces que les précédents coups de filet. Dès le mois de septembre, le général Harrington découvrira un nouveau "complot" (que personne, à vrai dire, ne prendra réellement au sérieux). Par la suite, bien que les Alliés eussent progressivement réussi à résorber une partie de l'émigration russe — les États balkaniques et la Roumanie ayant accepté de recevoir les soldats de l'armée de Wrangel — les rumeurs alarmantes se feront de plus en plus nombreuses et les officiers du deuxième bureau dresseront inlassablement de nouvelles listes de suspects. À en croire certains informateurs, Istanbul constituait désormais une des principales bases d'opérations du mouvement communiste international. Vers la fin de l'année 1921, les diverses organisations de la capitale ottomane — les Sionistes de gauche, le groupe des Lazes (?), les militants grecs rassemblés autour de Serafim Maximos, les groupuscules russes — seront soupçonnés d'avoir réussi à mettre en place un comité de coordination et d'avoir entamé des pourparlers avec le groupe communiste turc "en vue d'une future action commune"2. De telles informations, annonciatrices d'une apocalypse imminente, continueront de s'accumuler tout au long de l'année 1922. C’est ainsi par exemple que le jour même de l'armistice de Mudanya, le II octobre 1922, une note de renseignements signalera que les agents bolchevistes, "par infiltration dans la ville d'une centaine d'hommes journellement," se préparaient, une fois de plus, à "provoquer une insurrection armée de la population turque contre les Alliés"3.

1Les archives du Foreign Office (FO, 371/6902, ff. 24 à 183) donnent sur cette affaire plus de détails ques les documents conservés à Vincennes. 2AG, 20 N 1106, rapport du chef de service de sûreté en date du 17. XI. 1921. 3Archives du ministère des Affaires étrangères, série E. Levant, 1918-1929, vol. 280, f. 31.

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Cette accumulation de données alarmantes laisse évidemment perplexe. Les masses populaires d'Istanbul risquaient-elles véritablement de se laisser entraîner dans l'aventure d'un "soulèvement bolcheviste" contre les forces d'occupation ? La chose paraît totalement invraisemblable, car l'influence des groupuscules communistes ne s'exerçait de toute évidence (en dépit des évaluations inquiétantes fournies à ce propos par les services de renseignements) que sur une toute petite fraction de la population constantinopolitaine. Mais il ne semble pas pour autant qu'il faille taxer les autorités françaises de mythomanie. On doit souligner en particulier que la présence à Istanbul et dans ses environs immédiats — jusque vers le milieu de l'année 1921 tout au moins — de quelque 100 000 réfugiés russes, dénués pour la plupart de toutes ressources, constituait une réelle menace pour l'ordre public. D'autre part, il convient de remarquer que même si les musulmans et les autres composantes de la population locale étaient peu sensibles à la propagande communiste, les troupes d'occupation, elles, n'y étaient nullement indifférentes. Les officiers supérieurs de l'Armée d'Orient avaient eu l'occasion de s'en rendre compte dès le début de l'année 1919, lors des mémorables mutineries de la mer Noire. *

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Dans les pages qui précèdent, je me suis efforcé de donner un aperçu des divers matériaux que les archives de Vincennes proposent à ceux qui s'intéressent à l'histoire des organisations socialistes et communistes en Turquie à l'époque de la guerre d'indépendance. L'occupation alliée que dut subir Istanbul et une partie du territoire turc entre la fin de l'année 1918 et les premiers jours d'octobre 1923 constitue à n'en pas douter une des pages les plus sombres de l'histoire de la Turquie contemporaine. Mais, pour l'historien, quelle aubaine ! Les Alliés étaient en principe venus à Istanbul à titre provisoire. Cependant, persuadés qu'ils étaient là pour défendre leurs "droits historiques", ils espéraient pouvoir y rester. Ils avaient, dans cette perspective, mis sur pied une bureaucratie foisonnante et un réseau de policiers et d’informateurs constamment à l’affût. Pendant près de cinq ans, les forces occupantes accumulèrent, faute d'avoir à se battre, un tel amas de dossiers qu'il est aujourd'hui quasiment impossible, pour un chercheur isolé, de prétendre en faire à lui seul le tour complet.

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J'ai néanmoins souligné à plusieurs reprises dans cette étude les limites des dossiers conservés au château de Vincennes : les lacunes sont nombreuses et la documentation disponible souffre souvent d'une certaine dispersion. Autre handicap, majeur celui-là : la plupart des documents constituent de Yintelligence à Tétât brut ; les renseignements véhiculés ne bénéficient qu'exceptionnellement d'un semblant de contrôle et paraissent provenir d'agents douteux qui avaient pécuniairement avantage à fournir le plus d'informations possible, quitte à puiser le cas échéant dans leur imagination. Dans ces conditions, il apparaît évident que les papiers de Vincennes ne doivent être utilisés que concuremment avec d'autres sources. Les archives diplomatiques françaises et anglaises, pourtant abondamment sollicitées, n'ont pas encore livré toutes leurs richesses. Certains journaux turcs, divers organes socialistes d'Europe, certains journaux soviétiques méritent eux aussi d'être feuilletés attentivement. Plus difficilement accessibles, les archives privées de tel ou tel ancien militant fourniront peut-être, à l'avenir, réponse à bon nombre de questions. Fragmentaires, insuffisants, contestables, les dossiers conservés au Château de Vincennes sont pourtant, il convient de le reconnaître, indispensables à l'historien. C'est qu'ils représentent un témoignage éminement instructif sur les préjugés et les peurs de l'Occident conquérant face à la révolte des peuples.

A U X O RIG IN ES D U M O U V E M E N T C O M M U N ISTE T U R C LE G R O U PE «C L A R T É » D 'IS T A N B U L

Il y avait le pan-islamisme. Depuis la fin du XIXe siècle, obsédées par la crainte d'un soulèvement général du monde musulman contre le colonialisme européen, les chancelleries occidentales ne cessaient d'accumuler les dossiers sur cette idéologie considérée comme éminemment subversive. À partir de 1918, il y aura aussi le communisme. Au péril vert s'ajoute désormais le péril rouge. Et la grande peur de la plupart des observateurs, c'est de voir l’Islam tendre la main aux idées de la révolution d’Octobre. En Turquie, les «agents bolchevistes» ont fait leur apparition dès la fin de l'année 1918. C'est-à-dire dès que les forces alliées, qui ont commencé à occuper le pays au mois de novembre, ont disposé de services de renseignements suffisamment efficaces. À cette époque, les éléments subversifs sont déjà partout : à Istanbul, la capitale de l'Empire ottoman, dans les villages du Bosphore, en divers points du littoral pontique, et même dans les villes de l’intérieur de l'Anatolie. L'intelligence service de l'armée anglaise, le deuxième bureau français n'ont pas tardé à dresser de longues listes de suspects, ouvrant la voie, dans les zones d'occupation, à des arrestations massives. La formation, vers le milieu de l’année 1919, d’un mouvement de résistance nationale sous la conduite de Mustafa Kemal ne fera que stimuler cette effervescence. Très vite, les nationalistes ont décidé de faire, face à l’Entente, flèche de tout bois et de jouer notamment la carte de l’alliance avec les soviets. Les bolcheviks, de leur côté, estimaient qu'à entretenir de bonnes relations avec le mouvement kémaliste, ils avaient tout à gagner1. Dans un tel climat, le communisme turc ne pouvait que prospérer.

^our un aperçu d'ensemble sur les relations entre les Kémalistes et la République des Soviets, cf. par exemple P. Dumont, "L'axe Moscou-Ankara. Les relations turco-soviétiques de 1919 à 1922", Cahiers du Monde russe et soviétique, XVIII (3), juillet-septembre 1977, pp. 165-193.

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Lorsque Mustafa Kemal installe à Ankara, en avril 1920, le gouvernement de la Grande Assemblée Nationale, en révolte ouverte contre le gouvernement du sultan resté à Istanbul, le mouvement communiste est représenté en Turquie par toute une série de groupuscules et par deux organisations relativement plus voyantes : le Parti Socialiste des Ouvriers et Agriculteurs de Turquie, créé à Istanbul par un groupe d'intellectuels rassemblés autour de Şefik Hüsnü, et le Parti Communiste Turc, mis sur pied à l'initiative du Komintern par Mustafa Suphi et dépendant d'instances centrales basées à Bakou. Bientôt, plusieurs autres organisations verront également le jour, parmi lesquelles il convient de mentionner en particulier l'Armée Verte — une formation passablement communisante, malgré son nom, et constituée à la fois de cellules urbaines et de bandes de francs-tireurs —, le Parti Communiste Populaire formé à Ankara vers le milieu de l'année 1920 par un certain nombre d'ex-militants de l'Armée Verte, et enfin un curieux Parti Communiste officiel organisé en octobre 1920, sur l'ordre de Mustafa Kemal en personne, dans le but, semble-t-il, de mettre un terme à la prolifération des groupes subversifs en Anatolie et d'imposer aux noyaux existants la tutelle d'une formation contrôlée par le gouvernement nationaliste1. Dans cet article, il ne sera question que de la première de ces diverses organisations, le Parti Socialiste des Ouvriers et Agriculteurs de Turquie. Cette formation est également désignée, parfois, sous le nom de groupe Clarté, car elle s'est exprimée, à partir de l'automne 1920, à travers un périodique baptisé Aydınlık — traduction turque de "clarté" — dont le titre faisait directement référence au mouvement organisé peu auparavant par Henri Barbusse. Mis sur pied en 1919, ce groupe a réussi à se maintenir jusqu'en 1925, donnant alors naissance au Parti communiste turc clandestin. Avec plus de cinq années d'existence ce fut, en ces années où la Turquie nouvelle cherchait sa voie, la seule organisation communiste à avoir pu exercer son action sur un espace de temps relativement long. Ce fut aussi la seule organisation à avoir produit, et en abondance, autre chose que de la "littérature". Şefik Hüsnü, le principal animateur du groupe, et ses collaborateurs furent les premiers théoriciens du communisme turc. C'est à ce titre surtout que leur organisation mérite de retenir ici notre attention.

^Sur ces divers groupes, voir P. Dumont, "Bolchevisme et O rient Le Parti communiste turc de Mustafa Suphi. 1918-1921", Cahiers du Monde russe et soviétique, XVIII (4), octobredécembre 1977, pp. 377-409 et, du même auteur, "La révolution impossible. Les courants d'opposition en Anatolie. 1920-1921 ", Cahiers du Monde russe et soviétique, XIX (1-2), janvierjuin 1978, pp. 143-174.

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1. Les débuts du Parti Socialiste des Ouvriers et des Agriculteurs C'est en Allemagne, à l'initiative d'un groupe d'étudiants turcs, qu'a pris naissance, vers le début de 1919, le Parti des Ouvriers et Agriculteurs de Turquie Türkiye İşçi ve Çiftçi Fırkası). Nous ne savons pas grand chose des activités de cette organisation, si ce n'est qu'un de ses animateurs, Sadık Ahi, aurait réussi à implanter parmi les travailleurs turcs, employés pour la plupart dans les usines d'armement, une union ouvrière1. Mais le Parti lui-même, dont le siège se trouvait à Berlin, ne fut sans doute jamais qu'une sorte de club politique rassemblant une poignée de jeunes intellectuels en fin d'études. En mai 1919, ce groupe parvint à publier à Berlin le premier numéro d'une revue intitulée Kurtuluş (Libération). Outre un "Appel au prolétariat du monde entier", il y avait là un texte d'Anatole France consacré à Jaurès, une biographie de Karl Marx, une étude de Vedat Nedim2 relative aux aspects économiques de la lutte des classes et le début d'un récit symboliste dû à Lemi Nihat. Pas un mot des problèmes concrets qui se posaient au prolétariat turc. Pas un mot des grands débats qui déchiraient le mouvement socialiste international. De toute évidence, les "spartakistes turcs” — c'est ainsi qu'on les désignera par la suite — en étaient encore à l'exploration des principes généraux du marxisme. Ce numéro de Kurtuluş a été le seul à paraître hors de Turquie. En effet, dès le milieu de 1919, le groupe allait transporter ses activités à Istanbul où, sous l'influence d'un nouveau venu, le Dr Şefik Hüsnü, il devait décider de travailler à ciel ouvert et d'entreprendre les formalités requises pour obtenir la légalisation du Parti. Celui-ci prit le le nom de Parti Socialiste des Ouvriers et Agriculteurs de Turquie (Türkiye İşçi ve Çiftçi Sosyalist Fırkası). L'objectif de Şefik Hüsnü était de mettre en échec la principale organisation ouvrière de la ville, le Parti socialiste de Turquie rattaché au courant réformiste issu de la IIe Internationale3, et de créer, face au "socialisme 1D'après le rapport de Hilmioğlu Hakkı publié dans les protocoles du premier congrès du Parti communiste turc réuni à Bakou (!Türkiye Komünist Fırkasının Birinci Kongresi, Bakou, 1920, p. 90). C'est un rapport du service de renseignements de la marine française qui nous apprend que cette union était dirigée par Sadık Ahi {Archives de la G u e rre 20 N 167, rapport du lieutenant Rollin en date du 19.XI.1919, dossier 1, pièce 67). 2Vedat Nedim Tor (1897-1983) fut pendant plusieurs années un des principaux animateurs du mouvement communiste turc. Mais lorsque le Parti fut interdit, en 1925, il se rangea sous la houlette kémaliste et devint un des idéologues du régime. 3Sur ce Parti, créé en 1910 et dirigé par Hüseyin Hilmi, cf. notamment George S. Harris, The Origins of Communism in Turkey, The Hoover Institution on War, Revolution and Peace, Stanford University, 1967 et Mete Tunçay, Türkiye'de Sol Akımlar (Les courants de gauche en Turquie), Ankara : Bilgi Yay., 3e éd., 1978.

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ignare" de ce redoutable groupe rival, un authentique mouvement marxiste. Mais il s'agissait là d'une ambition démesurée. Organisation d'intellectuels, le Parti Socialiste des Ouvriers et Agriculteurs avait encore un bon bout de chemin à parcourir avant de pouvoir rivaliser avec l'activisme pragmatique de son rival. En septembre 1919, le groupe reçut l'autorisation de faire reparaître le Kurtuluş. La nouvelle équipe rédactionnelle, nettement moins doctrinaire que celle de Berlin, était dominée par deux des figures les plus marquantes du socialisme turc de cette période, Ethem Nejat et Şefik Hüsnü. Ancien militant du mouvement jeune-turc, Ethem Nejat avait été gagné au marxisme vers le fin de la premiere guerre mondiale, alors qu'il se trouvait en Allemagne en vue de parfaire ses études de pédagogie. Şefik Hüsnü, lui, était de formation française. Issu d'une riche famille deunm eh1 de Salonique, il avait suivi l'enseignement de la faculté de médecine de Paris et, durant son séjour en France, avait subi l'influence de la S.F.I.O. Plus doué qu'Ethem Nejat pour les débats théoriques, il s'efforcera d'élaborer dans Kurtuluş une analyse marxiste de la société turque, soulignant l'importance du rôle politique imparti au "prolétariat", pris dans un sens très large : non seulement les ouvriers d'industrie, mais aussi les employés, les médecins, les écrivains, etc., dans la perspective de la révolution économique et sociale qui était, croyait-il, sur le point d'éclater en Turquie2. Ethem Nejat, pour sa part, manifestera surtout des préoccupations de pédagogue : il mettra l'accent sur les insuffisances et l'iniquité du système scolaire ottoman, s'en prendra aux modes de pensée individualistes importés des pays anglo-saxons, prônera la mise en place d'une pédagogie socialiste, seule forme d'éducation capable à ses yeux de faire échec à l'ignorance, à la misère et à l'exploitation3. Bien que la plupart des militants rassemblés autour d'Ethem Nejat et de Şefik Hüsnü eussent fait leurs premières armes en Allemagne, c'est l'influence française, celle en particulier d'Henri Barbusse, qui transparaît surtout dans Kurtuluş. Barbusse, qui venait de lancer le mouvement "Clarté", affirmait que les intellectuels — "inventeurs spirituels qui ordonnent le progrès" — avaient

*Le terme deunmeh, qui signifie à peu près "renégat", désigne de manière assez méprisante les Juifs convertis à l'Islam, sectateurs de Sabbatai Sevi. 2"Yarınki Proletarya" (Le prolétariat de demain). Kurtuluş, No 2, 20 octobre 1919, pp. 17-21 ; "Bugünkü proletarya ve Sınıf Şuuru" (Le prolétariat d'aujourd'hui et la conscience de classe). Kurtuluş, n° 3,20 novembre 1919, pp. 45-47. 3"Bugünkü îbtidai Mekteblerimiz" (Nos écoles primaires d'aujourd'hui). Kurtuluş, n° 2, 20 octobre 1919, pp. 32-34 ; "Sosyalizm ve ferdiyetçiler" (Le socialisme et les individualistes). Kurtuluş, No 3, 20 novembre 1919, pp. 48-51 ; "Serseriler, Terbiye, Sermaye" (Les vagabonds, l'éducation, le capital). Kurtuluş, n° 5, février 1920, pp. 87-91.

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un rôle capital à jouer dans la conduite du combat socialiste. Şefik Hüsnü et ses camarades feront de cette thèse élitiste, qui justifiait leur entreprise, un des éléments essentiels de leur doctrine. "C'est aux intellectuels et aux idéalistes", proclamera sans ambiguïté Şefik Hüsnü, "qu'il incombe d'organiser notre jeune prolétariat, de lui fournir des moyens de lutte et de le guider vers sa libération". Pour mener à bien ce programme, les "spartakistes" s’efforceront, faute de pouvoir créer leur propre organisation de masse, de noyauter les autres groupes socialistes d'Istanbul, politique qui dès 1919 s'avérera inefficace : lors des élections législatives organisées en décembre 1919 par le gouvernement du sultan, le candidat du Parti, Mehmet Vehbi, n'obtiendra que 14 voix, un score très en deçà de celui réalisé par les représentants des autres groupes "ouvriers". Peu après ces élections, la vie du Parti fut troublée par de violents débats internes. Les militants, qui avaient jusque-là admis les mots d'ordre élitistes, commencèrent à envisager la possibilité d'une modification de la stratégie du Parti. Certains d'entre eux plaidaient pour un rapprochement avec les cellules communistes qui ne cessaient de se multiplier. D'autres proposaient de transférer l'organisation en Anatolie, dans l'espoir d’une entente avec le mouvement de libération nationale. Les éléments modérés, enfin, étaient favorables à une révision des options doctrinales du Parti, de manière à toucher une clientèle moins restreinte. Ces mésententes ne devaient pas tarder à provoquer une grave scission. Dès le mois de février 1920, la publication du Kurtuluş fut interrompue. En mars, la conjoncture politique contribua à accentuer les tensions qui se manifestaient depuis le début de l'année. Le renforcement de l'occupation d'Istanbul par les Alliés, la dissolution de la Chambre, la constitution du cabinet anglophile de Damad Ferid pacha semblaient donner raison aux éléments extrémistes qui s'étaient prononcés pour le transfert du Parti en Anatolie. Vers la fin du mois, le schisme apparaissait inévitable. Décidés à poursuivre leur action en territoire anatolien, de nombreux militants partirent pour Ankara où Mustafa Kemal était en train de mettre sur pied le gouvernement de la Grande Assemblée Nationale. D’autres, et notamment Şefik Hüsnü, restèrent à Istanbul, mais, de plus en plus tentés par une inféodation au Komintern, ils se consacrèrent à des activités souterraines, abandonnant la direction du Parti à la fraction modérée1. 1R. P. Kornienko, Rabochee dvizhenie v Turtsii J918-1963 gg„ Moscou, 1965, pp. 22-23 ; Magdeleine Marx-Paz, "L'Humanité en Orient", L'Humanité, 30.XI.1921, p. 2.

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2. Aydınlık / Clarté L’organisation d'Istanbul, réduite pendant quelques mois à la dimension d'un simple groupuscule, abordera vers la fin de 1920 la deuxième phase de son existence. C'est qu'entre temps avait eu lieu à Bakou, au mois de septembre, un congrès des communistes turcs qui s'était soldé par la victoire des partisans d'une application stricte des mots d'ordre et des thèses de la IIIe Internationale1. Ainsi reprise en mains, sous la conduite de Şefik Hüsnü et d'un transfuge du Parti Socialiste de Turquie, Sadrettin Celâl, l'organisation consacrera une bonne partie de ses efforts à construire une confédération syndicale capable de former le noyau d'un vaste rassemblement prolétarien. Baptisée Association ouvrière de Turquie (Türkiye İşçiler Derneği), elle vit le jour en juin 1921 et reçut l’aval de l'Internationale Syndicale rouge qui venait d'être créée à Moscou. Toutefois, il ne semble pas que ses adhérents, essentiellement des travailleurs des entreprises d'État, aient fourni des preuves tangibles de leur combativité. Paradoxalement, c’est pendant longtemps encore la clientèle du Parti socialiste de Turquie, pourtant affiliée à l'Internationale syndicale "jaune" d'Amsterdam, qui continuera de représenter la fraction la plus dynamique du prolétariat d'Istanbul2. Peu chanceux dans ses tentatives de mobilisation des travailleurs — l'Association ouvrière de Turquie ne vivotera que jusqu'en octobre 1922 —, le Parti de Şefik Hüsnü allait réussir beaucoup mieux dans le seul domaine qui fût véritablement le sien : celui des mots. En effet, en même temps qu'il lançait son projet de confédération syndicale, il se dotait d'un nouvel organe, YAydınlık — traduction turque de "Clarté" — qui ne devait pas tarder à devenir le phare idéologique des communistes turcs. Par sa tenue, par sa manière toute théorique d'aborder les problèmes sociaux, cette revue "sociale, scientifique et littéraire" s'adressait surtout aux intellectuels. Mais ses rédacteurs entendaient également contribuer à l'éducation des masses. De là, sans doute, le caractère parfois un peu simpliste de leurs écrits. Ils éprouvaient pour l'orthodoxie marxiste un respect tel qu'il était hors de question qu'ils osassent s'en écarter. 1Cf. P. Dumont, "Bolchevisme et Orient...", op. cit. 2C'est elle notamment qui organisa la plupart des grèves qui eurent lieu à Istanbul pendant l'occupation alliée. Cf. à ce propos P. Dumont, "Les organisations socialistes et la propagande communiste à Istanbul pendant l'occupation alliée, 1918-1922», Études balkaniques, n° 4,1979, pp. 31-51.

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Dès le premier numéro de la revue, Şefik Hüsnü s’était employé à démontrer que l’on retrouvait en Turquie les mêmes classes sociales que dans les pays industrialisés d’Occident : la grande bourgeoisie, issue de l’armée, de l'administration et de la couche des grands propriétaires terriens ; la petite bougeoisie, artisans, boutiquiers, "ronds-de-cuirs”, etc.; enfin, la classe la plus importante numériquement, celle des ouvriers et des agriculteurs1. Cette analyse, qui impliquait l'existence d’une lutte des classes sur le modèle occidental, ne s'affinera que progressivement. À partir de 1923, tout en continuant à affirmer que les germes d'une véritable révolution prolétarienne existaient en Turquie, Şefik Hüsnü mettra l'accent sur l'inconsistance économique et sociale de la grande bourgeoisie capitaliste et aura tendance à se montrer moins optimiste dans son évaluation des capacités révolutionnaires de la classe ouvrière et paysanne2. Singulièrement, la mythologie soviétique était presque totalement absente des colonnes de la revue. Bien qu'étant désormais étroitement soumis aux directives du Komintern, le groupe de Şefik Hüsnü puisait l'essentiel de son inspiration dans les écrits des théoriciens socialistes du XIXe siècle. Par ailleurs, il continuait d'éprouver, comme à l'époque du Kurtuluş, une grande vénération pour Barbusse et les autres militants du mouvement "Clarté”. Vers le milieu de l’année 1921, une figure notable du socialisme français, Magdeleine Marx-Paz, la petite-fille de Karl Marx, avait fait un bref séjour dans la capitale ottomane — séjour qui devait lui fournir la matière d'un grand reportage publié dans L'Humanité* — et les liens chaleureux qu'elle avait noués à cette occasion avec les dirigeants de l'organisation d'Istanbul n'avaient fait qu'affermir ces derniers dans leur francophilie. Quel était au juste, à cette époque, l'impact de YAydınlık ? Difficile de répondre. Constatons cependant que les rapports des services de renseignements alliés ne donnent dans l'ensemble que fort peu d'informations sur les activités du parti de Şefik Hüsnü. C'est dire que les administrations de l'Entente accordaient sans doute assez peu d'importance à cette organisation. Cela tient probablement au fait que les militants rassemblés autour d'Aydınlık, voués pour l'essentiel à la diffusion de la pensée marxiste, ne semblaient guère capables de perturber véritablement l'ordre public et que d'autres groupements, davantage tournés vers l'agitation en milieu ouvrier, paraissaient aux Alliés plus dignes d'attention.

1"Türkiye’de İçtimai Sınıflar" (Les classes sociales en Turquie), Aydınlık, No 1, juin 1921, pp. 9-13. 2Cf. notamment "Türkiye'de işçi sınıfının durumu" (La situation de la classe ouvrière en Turquie), Aydınlık, n° 13, 10 février 1923 et "Sosyalist akımlar ve Türkiye" (Les courants socialistes et la Turquie), Aydınlık, n° 16, juin 1923. ^ 'L ’Humanité en Orient”, L'Humanité, 3.XI.1921 - 10.XII.1921.

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Il convient cependant de souligner que cette organisation, en dépit de ses tendances élitistes, constituait, depuis qu'elle avait choisi de se placer sous la tutelle de l'Internationale communiste, la seule formation d'Istanbul qui fût porteuse de réelles potentialités révolutionnaires. Les autorités kémalites, elles, ne s'y tromperont pas. Lorsque l'administration civile d'Istanbul sera transférée au gouvernement d'Istanbul — au lendemain de l'armistice de Mudanya qui mettait fin au conflit entre le gouvernement d'Ankara et les puissances occupantes ( I l octobre 1922) — le parti de Şefik Hüsnü abordera un nouveau chapitre de son histoire. Un chapitre nettement plus mouvementé que le précédent

3. Les aléas de la cohabitation À plusieurs reprises déjà dans le passé, les Kémalistes ont sévi contre les groupuscules communistes. Soufflant alternativement le chaud et le froid, au gré des fluctuations de leurs relations avec la République des Soviets, ils ont depuis plus de deux ans soumis les organisations d'Anatolie à un régime fort éprouvant de valse-hésitation. Marqués par la préparation d'une vaste offensive militaire, les premiers mois de 1922 ont constitué une période de flirt intense entre le Gouvernement d'Ankara et les Russes, principaux fournisseurs d'armes du mouvement national. En octobre, le changement de climat est total : victorieux sur le terrain militaire, les Kémalistes songent à présent à un rapprochement avec l'Entente et, dans cette perspective, ne seraient pas mécontents de faire oublier leur alliance avec Moscou. Les choses se sont déroulées selon un scénario désormais bien rodé : le refroidissement turco-soviétique a été suivi, presque immédiatement, d'une grande vague de répression visant à décapiter le mouvement communiste turc. Les rafles d'octobre 1922 n'ont atteint que l'Anatolie, car à cette époque l'administration kémaliste n'avait pas encore pris possession d'Istanbul, toujours sous le contrôle des Alliés. Toutefois, il semble que les milieux extrémistes de l'ancienne capitale ottomane se soient laissés impressionner par cette soudaine bourrasque puisqu'on assiste sur les rives du Bosphore à une curieuse débandade. Les propagandistes à la solde de la délégation soviétique se volatilisent, les divers groupuscules disséminés à travers la ville se taisent, les éditeurs d 'Aydınlık préfèrent cesser provisoirement leur publication. Le gouvernement du sultan a contribué à semer le désarroi en prenant la décision, avant de passer la main aux Kémalistes, d'interdire l'Association ouvrière de Turquie et un certain nombre d'autres unions professionnelles. La panique est telle que les principaux dirigeants de ces organisations, ainsi que le rédacteur en chef d'Aydınlık Sadrettin Celâl, et quelques autres, ont jugé nécessaire de se réfugier à l'étranger.

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Ce reflux sera cependant de courte durée. Sadrettin Celâl et les autres leaders communistes — qui ont profité des circonstances pour se rendre au IVe Congrès du Komintern — sont de nouveau à Istanbul dès la fin de l'année. Désormais, jusque vers la mi-mars, les autorités kémalistes laisseront faire les agitateurs sans broncher. C'est que la Turquie vit désormais à l'heure des pourparlers de paix de Lausanne1. Dans cette nouvelle conjoncture, il a fallu, une fois de plus, jouer la carte de l'amitié turco-soviétique. À Lausanne, en effet, les négociations se déroulent dans un climat tendu et les diplomates de l'Entente, lord Curzon en tête, entendent contraindre le gouvernement d’Ankara à faire d'importantes concessions et à accepter la tutelle des Puissances alliées. Pour ne pas se retrouver isolée, la Turquie s'est vue dans l'obligation de se rapprocher de la République des Soviets. Comme par le passé, cette amélioration des relations entre les deux pays a aussitôt entraîné un spectaculaire revirement dans l'attitude du pouvoir à l'égard des communistes. Le deuxième bureau du corps d'occupation français et l'intelligence service feront état d'une nette reprise de l'agitation révolutionnaire à Istanbul dès les premiers jours de 1923. À partir de ce moment, et pour quelques mois encore, les notes d'information alarmantes ne cesseront de s'accumuler. À présent, cependant, le communisme turc est nettement plus sage que par le passé, car à Moscou, l'Internationale vient de prendre acte des multiples échecs essuyés par les militants des pays d'Orient et a élaboré à leur intention toute une série de nouvelles directives. Ce sont ces consignes qui vont servir de base, tout au long de l'année 1923, à l'action de revification du Parti — désormais promu au rang de seul dépositaire de l'idéal internationaliste en Turquie. Une idée fondamentale, clef de voûte des thèses sur la question d'Orient : les communistes doivent se résigner — momentanément tout au moins — à apporter leur soutien aux Kémalistes, bien que ces derniers ne songeassent qu'à défendre les intérêts de la bourgeoisie nationale turque. Mais il leur incombe aussi, parallèlement, de jeter les bases de la révolution future et d'œuvrer, dans cette perspective, à la graduelle consolidation de leur Parti. Pour pouvoir progresser sur la voie difficile qui mène à la conquête du socialisme, ils sont tenus, en premier lieu, de veiller au maintien et au renforcement de l'unité du mouvement communiste turc. La prise en main du monde ouvrier par le biais des syndicats constitue un autre objectif important. Enfin, au nombre des priorités doit également figurer le développement de l'éducation marxiste des militants2. 1Les négociations de paix entre la Turquie et les Puissances avaient commencé le 20 novembre 1922. Elles devaient prendre fin le 24 juillet 1923. 2Almoukamedov, "Le mouvement communiste en Turquie", Vinternationale communiste, 25 juin 1923, pp. 121-122, donne un bon exemple des consignes élaborées par le Komintern.

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C'est sur ce dernier point que l'équipe de Şefik Hüsnü fera porter pour l'immédiat l'essentiel de ses efforts. En raison de la conjoncture, 1'Aydınlık n'avait pas paru en octobre 1922. Dès le mois de novembre, il reparaît. La formule de la revue n'a pas changé : articles de fond dûs à la plume de Şefik Hüsnü, chroniques, poèmes révolutionnaires, études diverses. Bien que les articles de simple vulgarisation y soient nombreux, YAydınlık continue d'être un mensuel de réflexion, surtout destiné à l'intelligentsia. L'organisation d'Istanbul dispose par ailleurs d'une collection de petites brochures — dont la première était parue en 1921 — visant à inculquer aux militants ou à d'éventuels sympathisants quelques notions de base sur l'histoire du socialisme et sur diverses questions. Elles sont rédigées soit par Ali Cevdet, un des collaborateurs les plus assidus à'Aydınlık, soit par Sadrettin Celâl1. L'Aydınlık demeure fidèle à ses liens avec le mouvement "Clarté" mais puise désormais une partie non négligeable de son inspiration dans les mots d'ordre du Komintern. À la fin de l'année 1922, dans la foulée des discussions qui venaient de se dérouler à Moscou, plusieurs articles de la revue abordent le problème du soutien des communistes au mouvement national de libération. Depuis que le Komintern avait tranché, la cause était entendue. Pas la moindre trace d'hérésie. C'est tout juste si Şefik Hüsnü, dans un texte intitulé "Vers la vraie révolution"2, se permet de rêver d'une Turquie différente, sans capitalisme et sans classes, qui aurait eu, à côté des républiques du Caucase, sa place dans le bloc des nations révolutionnaires d'Orient. Mais il rejoint aussitôt l'orthodoxie en soulignant qu'il ne s'agissait là que d'une hypothèse d'école. Le même Şefik Hüsnü, décidément encore mal habitué au respect des tabous doctrinaux, s'interroge vers la même époque sur les potentialités collectivistes de l'Islam. Cependant, son analyse ne débouche que sur quelques remarques savantes, dénuées de toute signification pratique. Si la publication de YAydınlık constituait la principale affaire du moment, le Parti ne pouvait oublier qu'il devait aussi aller à la conquête des masses laborieuses. Şefik Hüsnü et ses camarades auraient pu tout bonnement reconstituer l'Association ouvrière de Turquie. Mais instruits par l'expérience, ils savaient que les travailleurs turcs s'en tiendraient à l'écart. Ils préférèrent donc opter pour une stratégie de noyautage des organisations ouvrières

*Le premier ouvrage de la série fut une petite brochure d'Ali Cevdet, Sermayedarlık Nizam-ı içtimaisi (la structure sociale du capitalisme). De Sadrettin Celâl on peut citer les titres suivants : Burjuva Demokrasisi ve Sosyalizm (La démocratie bourgeoise et le socialisme) ; Sosyalizm ve Tekâmülü (le socialisme et son évolution) ; Sendika Meseleleri (À propos des syndicats) ; İçtimai Mesele ve Islahatçılar (La question sociale et les réformistes). 2"Gerçek Devrime Doğru", Aydınlık, n° 11, 15 décembre 1922.

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modérées, ce qui leur avait sans doute été soufflé par le Komintern. Lors de son IVe congrès, l’Internationale s'était en effet prononcée en faveur d'une ligne de conduite résolument "entriste". Dans de nombreux pays, la plupart des unions ouvrières se trouvaient depuis quelques années aux mains des éléments modérés qui s'efforçaient d'éliminer les militants communistes de la vie syndicale. Il était grand temps de réagir. Mais les communistes étaient encore trop faibles pour pouvoir jouer avec efficacité la carte de la scission. Il leur fallait, au contraire, recourir à la stratégie de la taupe. Ils devaient mettre l'accent sur l'unité syndicale, combattre les offensives séparatistes et maintenir coûte que coûte une présence révolutionnaire au sein des syndicats "réformistes". À Istanbul, cependant, une fois de plus les choses se solderont par un échec. Şefik Hüsnü et les siens avaient en effet misé sur une personnalité proche des cercles jeunes-turcs, Numan Usta, qui avait lancé vers la fin de 1922 l'idée d'une grande union ouvrière qui rassemblerait tous les syndicats et corps de métiers de la ville. Mais, très vite il devait s'avérer que les communistes avaient mal choisi leur partenaire. Les divers responsables rassemblés autour du projet n'arrivaient pas à se mettre d'accord, les défections se multipliaient. Bientôt, seules trois ou quatre organisations continuèrent à s'intéresser aux discussions. Finalement, le projet n'aboutit à rien de tangible alors même qu'un dirigeant du Parti socialiste de Turquie, Şakir Rasim, parvenait à créer une vaste Union générale des ouvriers d'Istanbul {Istanbul Umum Amele Birliği), si résolument fermée à toute idée de contestation sociale que collaborer, sous quelque forme que ce soit, avec une telle organisation était naturellement impossible. Malgré cet échec, les communistes sont en droit, dans les premiers mois de 1923, d'envisager l'avenir avec un certain optimisme. Ils peuvent distribuer librement leurs tracts et brochures, on les laisse flirter avec les organisations ouvrières, le pouvoir tolère leurs déclarations publiques et leurs réunions. En février, ils ont même eu la possibilité de présenter leurs thèses au congrès économique organisé à Smyme par le gouvernement d'Ankara et au cours duquel toutes les composantes de la société avaient été invitées à faire connaître leurs vues sur la reconstruction du pays. Pourtant, alors que tout semble aller si bien, le retour de pendule est déjà amorcé. Le revirement que l'on observe au printemps 1923 dans l'attitude des autorités vis-à-vis des communistes ne fait, comme à l'accoutumée, que refléter un changement de climat dans les relations turco-soviétiques. À partir

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du début de février, les deux pays sont à nouveau sur des voies divergentes. Les diverses concessions faites aux Alliés par ismet Pacha — notamment en ce qui concerne le passage des navires de guerre étrangers dans les Détroits — ont contrarié sérieusement les dirigeants soviétiques. Et sous le vernis de la bonne entente, affluèrent une fois de plus la méfiance et le soupçon. Ce sont les Russes qui, les premiers, ont manifesté leur nervosité. Tout au long du mois de février, les journaux soviétiques, en particulier la Pravda, ont savamment entrelacé les couplets en l'honneur de l'amitié turco-russe et les attaques contre les velléités ententophiles du gouvernement d'Ankara. À ces attaques, les Kémalistes ont répondu, par le biais de l'officieux Hakimiyet-i Milliye et de divers autres organes, en dénonçant l'attitude inamicale de la presse soviétique. Dans les premiers jours de mars, les choses ont continué à se gâter. Du côté turc, tracasseries à l'encontre des agences commerciales soviétiques du Vnechtorg. Du côté russe, ostentatoires mouvements de troupes dans le Caucase. Certains dirigeants soviétiques sont allés jusqu'à stigmatiser publiquement le "comportement hypocrite" des délégués du gouvernement d'Ankara dans les négociations de paix à Lausanne. Les communistes turcs n'ont pas tardé à subir le contrecoup de cette désaffection mutuelle. Dès la mi-mars, les autorités kémalistes montent une opération de police contre les militants d'Istanbul. Sous prétexte de vérifier la propreté des lieux, des "inspecteurs du service sanitaire" perquisitionnent dans les locaux du Parti, y saisissent quelques papiers et procèdent à l'arrestation d'un des dirigeants de l'organisation, Salih Hacıoğlu, qui n'a pu s'éclipser à temps1. Fin avril et début mai, les autorités frapperont à nouveau. Au total, plus d’une vingtaine de personnes seront appréhendées : plusieurs étudiants, des typographes, un pharmacien, un conducteur de tramways et, surtout, les principaux dirigeants du Parti, Şefik Hüsnü et Sadrettin Celâl. La police a également mis la main sur le leader des militants grecs, Serafim Maximos, et sur Roland Gunsberg, un des agents les plus actifs de la Troisième Internationale en Turquie2. lorsque l'enquête aura progressé, les autorités s'en prendront aussi à la délégation consulaire de la République des Soviets à Istanbul3.

1Henri Paulmier, "Le coup du complot”, La Vie ouvrière, 23 mars 1923, p. 3. D'après un rapport du service de renseignements de Constantinople ( Archives de la Guerre, 20 N 1094, fin mars 1923), Salih Hacıoğlu aurait été arrêté dans ta propre maison de Henri Paulmier. 2Fethi Tevetoğlu, Türkiye'de Sosyalist ve Komünist Faaliyetler (Les activités socialistes et communistes en Turquie), Ankara, 1967, pp. 94-96, transcrit in extenso l'acte d'accusation. Ce document fournit la liste complète des individus arrêtés et énumère, bien entendu, divers délits reprochés aux comploteurs. P lusieurs membres de cette délégation seront déclarés persona non grata et devront quitter le pays. Archives de la Guerre, 20 N 1084, bulletin de renseignements du 30 juin au 7 juillet 1923.

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À Moscou, la presse ne tarde pas à réagir. Dès le 11 mai, en première page, la Pravda dramatise : "Terreur blanche en Turquie". L'information est reprise par divers autres organes. La Vie ouvrière suit l'affaire de près ; un militant révolutionnaire français, Henri Paulmier, qui anime à Istanbul une cellule "d'extrémistes étrangers" et qui entretient d'étroits contacts avec le groupe de Şefik Hüsnü, envoie à Paris missive sur missive1. Mais, tout de même, singulière "terreur blanche". Şefik Hüsnü et les autres "comploteurs" comparaîtront en justice le 29 mai 1923. Le 6 juin, ils seront relaxés. Après la bourrasque donc, l'accalmie. Au lendemain de ce procès-éclair, les membres du Parti reprennent sans hésitation leur train-train, comme si la brève incarcération qu'ils venaient de subir n'avait été qu'une insignifiante parenthèse. U Aydınlık continue de paraître — à intervalles assez espacés il est vrai — et ses rédacteurs y développent les mêmes thèmes que par le passé. Dans un article publié dès sa libération, Şefik Hüsnü, fort du non-lieu si aisément remporté par ses avocats, ira même jusqu'à se réclamer ouvertement du communisme, alors que les arrestations d'avril-mai avaient été précisément provoquées par un tract de propagande communiste. Dans la perspective des élections qui sont en train de se dérouler dans le pays, il fait l'apologie des doctrines révolutionnaires et, récupérant avec une certaine habileté le vocabulaire politique des Kémalistes, il demande pour la Turquie la mise en place d'un véritable "gouvernement populaire", un gouvernement à la fois national et prolétarien. À cette subite détente du côté des militants communistes vient faire pendant, au cours de l'été 1923, une lente mais sûre amélioration dans les relations entre la Turquie et la République des Soviets2. Cette amélioration est cependant très précaire. Les communistes savent que les autorités veillent et qu'elles sont prêtes à sévir. Depuis le mois de mars, les choses ont bien changé. Les arrestations du 1er mai, assorties de toutes sortes de calomnies (une partie de la presse notamment accuse les militants inculpés d'être payés par les Grecs), ont considérablement refroidi l'ardeur des sympathisants du Parti. Il s'agit à présent, avec prudence, d'essayer de remonter le courant.

^On trouve des indications éparses sur les activités de Henri Paulmier à Istanbul dans les rapports du deuxième bureau du corps d'occupation français. Cf. notamment le bulletin de renseignements du 25 mars 1923, Archives de la Guerre, 20 N 1084. 2,'SosyaIizm Cereyanları ve Türkiye" (Les courants socialistes et la Turquie), Aydınlık, 16 juin 1923, pp. 410-415. Il n’est pas sans intérêt de souligner que certains observateurs soviétiques avaient eux aussi tendance, vers la même époque, à faire l'amalgame entre le populisme kémaliste et les doctrines marxistes. C'était peut-être pour eux une façon de garder l’espoir qu'un jour ou l'autre la Turquie finirait par basculer dans le camp sovétique.

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4. Une organisation en sursis Le 29 octobre 1923, Mustafa Kemal proclame la République. L'Empire ottoman est définitivement enterré. Salué comme un événement majeur, ce changement de régime n'a cependant aucune incidence immédiate sur le mouvement communiste turc. Ixs premiers mois de 1924 apparaissent comme un simple prolongement de la période précédente. Ce n'est qu'au bout d'un certain temps que les communistes se rendront compte que les temps ont réellement changé. Au moment de la proclamation de la République, YAydınlık avait déjà derrière soi plus de deux ans d'existence au cours desquels dix-huit numéros avaient paru, totalisant 480 pages. Les derniers numéros de YAydınlık (treize entre octobre 1923 et février 1925) ressemblent beaucoup à ceux parus avant la mise en place de la République. On y trouve les mêmes préoccupations, le même éclectisme dans le choix des sujets traités, la même propension à l'intellectualisme. Toutefois, l'orientation pro-soviétique s'y manifeste de façon nettement plus marquée que par le passé. Le numéro de novembre 1923 est ainsi entièrement consacré à la célébration du cinquième anniversaire de la révolution d'Octobre. Le numéro suivant de février 1924 est consacré à la mort de Lénine. Les autres numéros de 1924 contiennent de nombreux articles touchant l'expérience soviétique. La référence à Barbusse et au mouvement Clarté demeure présente, mais sérieusement estompée : désormais Paris est de toute évidence largement éclipsé par Moscou. Cependant, même si la Russie des Soviets y occupe une part grandissante, la revue ne néglige pas pour autant les problèmes spécifiques de la Turquie. On recense dans ses derniers numéros autant d'articles consacrés à des questions d'intérêt local que dans les livraisons antérieures à octobre 1923 : éditoriaux politiques, chroniques de la vie ouvrière, études économiques, dissertations sur des sujets littéraires, etc. Les rédacteurs n'avaient pas renoncé à l'objectif qu'ils s'étaient fixé à l'époque du lancement de Kurtuluş, Ils continuaient d’élaborer pierre à pierre, au gré des thèmes proposés par l'actualité, une analyse marxiste de la société turque. Il est curieux, ceci dit, de constater que le principal événement de la période, la proclamation de la République, a été très peu commenté dans la revue. Il s'agissait d’un sujet épineux, compte tenu du caractère éminemment autoritaire du nouveau régime, et mieux valait ne pas s'y frotter. Par contre, les rédacteurs de YAydınlık étaient fort attentifs aux problèmes d'ordre

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économique. Depuis le congrès de Smyme, la reconstruction de l'économie nationale constituait un des principaux sujets de préoccupation de l'intelligentsia turque. De nombreux publicistes continuaient d'agiter les thèmes mis à l'ordre du jour par les responsables kémalistes de l'économie. L'Aydınlık ne pouvait naturellement pas demeurer à l'écart d'un tel débat. Parmi les nombreux écrits concernant les problèmes économiques parus dans la revue, il convient de mentionner tout particulièrement un article de Şefik Hüsnü intitulé "La question de la réforme sociale", publié dans le numéro de février 19241. L'auteur s'y prenait violemment aux "novateurs" qui prétendaient transformer la société à coups de réformes ponctuelles et y dénonçait l’inconsistance de leurs propositions en les taxant d'utopisme. Les "novateurs" cloués de la sorte au pilori étaient ceux qui, dans le camp nationaliste, se réclamaient d'une conception libérale de l'organisation économique et sociale ; ces hommes (parmi lesquels figuraient de nombreux anciens compagnons de Mustafa Kemal) critiquaient de façon de plus en plus ouverte la rigidité des instances kémalistes et étaient déjà en train de jeter les bases du Parti d’opposition "progressiste" qui allait voir le jour en novembre 1924. Şefik Hüsnü les considérait comme les principaux adversaires de la "ligne révolutionnaire" qu'il aurait aimé voir appliquée par le Parti républicain. Il mettait, lui, l'accent sur la nécessité de commencer par des réformes d'infrastructure et notait que la "première chose à faire était d'accroître la production nationale et d'accumuler les capitaux". Ces conseils on ne peut plus classiques débouchaient sur un fervent plaidoyer en faveur d'une politique étatiste : "Le seul moyen de faire beaucoup en peu de temps c'est que l'État prenne lui-même en main la direction de l'effort national et fixe un objectif clair et commun à tous. En d'autres termes, nous devons nous orienter sans perdre de temps vers un capitalisme d'État. Telle est la seule issue possible...". Il fallait notamment développer les secteurs dans lesquels l’État était déjà implanté — les transports, les voies de communication, la production d'énergie, l'industrie lourde, etc. — et procéder à une nationalisation de l'ensemble du commerce extérieur. Pourtant, les hommes rassemblés autour de YA ydinhk étaient conscients du fait que la Turquie se présentait pour l'essentiel comme un pays agricole et qu'il était nécessaire, par conséquent, de se pencher en priorité sur les problèmes de l'économie rurale. Dans les derniers mois de 1924, ils allaient y consacrer plusieurs articles, en reprenant à leur compte les thèses élaborées par le IIe Congrès du Komintern. Un slogan lapidaire, paru dans le numéro d'octobre 1924, résume leur pensée : "expropriation forcée et nationalisation des grandes propriétés, distribution gratuite des terres aux paysans pauvres". ^"İçtimai Islahat meselesi". Aydınlık, n° 20, février 1924, pp. 529-532.

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Ces mots d'ordre étaient censés s'adresser aux masses. Nous avons cependant déjà souligné que la clientèle $ Aydınlık se recrutait essentiellement dans les milieux "éclairés" d'Istanbul. Combien étaient-ils, ces intellectuels perméables à la ligne qui leur était proposée par la revue communiste ? Il est impossible de le dire. Mais il semble, en tout état de cause, que leur nombre ait eu tendance à croître1. Cet accroissement s'était accompagné d'un net développement de l’équipe rédactionnelle de la revue. Au noyau initial, constitué de Şefik Hüsnü, Sadrettin Celal et quelques autres, étaient venus s'ajouter, à partir du milieu de l'année 1923, une demi-douzaine de noms nouveaux parmi lesquels Vedat Nedim, Şevket Süreyya, Burhan Asaf et, surtout, le jeune Nâzım Hikmet dont le talent de poète commençait déjà à s'affirmer2. Pour YAydınlık, cependant, le problème n'était pas tellement d'accroître sa clientèle que de parvenir à toucher ceux pour qui la revue était en principe faite, les travailleurs. Or, de ce point de vue, il semble qu'aucun progrès notable n'ait été enregistré ; ceci s'explique essentiellement par le fait que les couches prolétariennes demeuraient, dans leurs grandes masses, parfaitement imperméables à l'argumentation communiste. Et ni les exposés doctrinaux de Şefik Hüsnü, ni les poèmes d'allure futuriste de Nâzım Hikmet n'étaient susceptibles de séduire les gens du commun. Les hommes rassemblés autour de YAydınlık faisaient un incontestable effort de vulgarisation, mais le langage qu'ils parlaient, bien que relativement simple, n'était pas celui du peuple.

1D'après Will Kord-Ruwisch, "Die Arbeiterpresse in der Türkei", Zeitungswissenschaft, n° 4, 1926, p. 55, les derniers numéros de YA ydınlık étaient diffusés, chacun, à plus de 2 000 exemplaires. 2Avec le recul du temps. Nâzım Hikmet apparaît incontestablement comme la figure la plus importante du groupe. En 1924, à l'époque de ses premières contributions à VAydınlık, il n'avait encore que vingt-trois ans. Mais déjà sous l'originalité un peu forcée de ses vers perçait son exceptionnel génie. Issu d'une famille de grands serviteurs de l'État ottoman, il avait pendant un temps, comme bon nombre de jeunes gens de son milieu, songé à une carrière militaire. Dès 1919 cependant, il avait quitté l'École navale où ses parents l’avaient placé. C'est vers le début de l'année 1921, alors qu'il se trouvait en Anatolie comme instituteur, qu'il avait commencé à s'intéresser aux idées de la révolution d'Octobre, sous l'influence de quelques étudiants rentrés d'Allemagne. Quelques mois plus tard, il se rendait à Batoum, et de là à Moscou. Admis à l'Université communiste des travailleurs de l'Orient, il n'avait pas tardé à maîtriser toutes les finesses de la doctrine communiste. Mais ce qui l'intéressait le plus, c'était la poésie. Subjugué par l'art de Maïakovski, il s'était très vite orienté vers une écriture très personnelle, puisant largement dans les infinies possibilités du vers libre. Ses premiers poèmes dans YAydmhk avaient fait sensation. On pouvait y trouver des onomatopées, des vers monosyllabiques, des bouts de phrases allègrement disloqués. Dans les cercles conservateurs, ces "singeries" avaient provoqué d'impitoyables ricanements, mais parmi les jeunes intellectuels à qui ces textes s'adressaient, nombreux étaient ceux qui considéraient déjà Nâzım Hikmet comme le plus grand poète turc du siècle.

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Ils étaient conscients des insuffisances de leur revue. Ils s'efforçaient d’y remédier en tâchant d'être, par compensation, irréprochables sur le plan idéologique. Leurs écrits reflétaient de façon aussi fidèle que possible les consignes élaborées à Moscou. Curieusement, ce strict respect de l'orthodoxie n'allait pas suffire à leur éviter, lors du Ve Congrès du Komintern (17 juin-8 juillet 1924) de sévères critiques. C'est le délégué ukrainien, D. Z. Manouilsky, que la direction de l'Internationale avait chargé de prononcer le réquisitoire. Le 30 juin 1924, au cours du traditionnel débat sur les questions nationale et coloniale, les mandataires turcs présents au Congrès — parmi lesquels figurait, sous le nom de guerre de Faruk, le Dr. Şefik Hüsnü — eurent la désagréable surprise de voir leur groupe accusé de déviation idéologique. Manouilsky leur reprochait notamment d'avoir œuvré dans leur pays en faveur de la collaboration de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie et de s'être laissés entraîner dans la voie des sociaux-patriotes de la IIe Internationale. L'organisation turque n'était pas seule en cause. Les critiques du délégué ukrainien concernaient également d'autres partis communistes d'Orient. Mais, d'après Manouilsky, c'était les militants turcs qui offraient l'exemple le plus typique de conduite hérétique1. Ces reproches ne devaient pas demeurer sans effet. Dès le mois d'août 1924, YAydinhk se mit à afficher vis-à-vis du gouvernement d'Ankara une attitude beaucoup plus intransigeante, taxant les hommes au pouvoir d'immobilisme et allant même jusqu’à les accuser de ne songer qu'à "servir les intérêts d’une minorité de brigands"2. Jusqu'au Ve Congrès, la tendance de la revue avait plutôt été à l'accommodement. Désormais, le ton était tout autre. Les critiques, les revendications, les menaces l'emportaient largement sur les appréciations obligeantes. À Moscou, Şefik Hüsnü avait affirmé que le Parti communiste turc était prêt à engager la lutte contre la bourgeoisie dès que les circonstances le permettraient. LAydınlık nouvelle manière visait à montrer que le groupe d'Istanbul ne manquerait pas à sa promesse.

1Cf. Xenia Joukoff Eudin et Robert C. North, Soviet Russia and the East, 1920-1927. A Documentary Survey, 2e éd.. Stanford, 1964, pp. 326-328. Le texte de l'intervention de Manouilski figure dans les versions russe ou allemande des protocoles du Ve Congrès. Pour la réponse de Şefik Hüsnü, alias Faruk, cf. Fünfter Kongress der Kommunistischen Internationale. Protokoll der Verhandlungen vom 17 Juni bis 8 Juli in Moskau, 2e vol., Hamburg, 1924, pp. 708-712. 2nYıkıcı Halkçılıktan Yapıcı Halkçılığa*1 (Du populisme destructeur au populisme constructeur). Aydınlık, n° 24, août 1924, pp. 67 et sv.

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Les critiques de l’Internationale eurent aussi une autre conséquence : elles poussèrent les communistes turcs à accentuer leur effort de propagande et à porter une attention plus grande au problème de l'action en milieu ouvrier. Dans les derniers mois de 1924, ils multiplièrent les initiatives : noyautage des organisations ouvrières réformistes — cette fois-ci avec, semble-t-il, un certain succès1 —, publication de numéros hors série de la revue spécialement destinés aux ouvriers, lancement d'un nouvel organe, YOrak Çekiç (la faucille et le marteau), rédigé dans la langue du peuple et ambitionnant de devenir une feuille hebdomadaire de grande diffusion2. Dans les jours où le premier numéro de YOrak Çekiç était mis en vente, un autre événement marquant se produisait. Le Parti tenait clandestinement un congrès à Istanbul. On ne dispose malheureusement que de fort peu de données sur cette réunion dont on sait seulement qu'elle eut lieu dans la maison de Şefik Hüsnü, et qu'une vingtaine de délégués y prirent part. Après les critiques adressées aux communistes turcs par le Komintern, un sérieux examen de conscience s'imposait. La réunion d'Istanbul eut apparemment pour objet de jeter les bases d'une révision en profondeur de l'activité du Parti. Durant les débats, Şefik Hüsnü fut, dit-on, passablement malmené et contraint de faire son autocritique. Quelques-uns de ses hôtes lui auraient reproché en particulier d'avoir passé outre à certaines des recommandations du programme élaboré quelque années auparavant à Bakou3. Il semble qu'on l'ait également considéré comme responsable de la médiocrité des résultats enregistrés du côté des masses laborieuses. À l'issue du congrès, il fut néanmoins confirmé dans ses fonctions de secrétaire général du Parti. Mais toutes ces initiatives venaient fort mal à propos. En effet, depuis la fin de 1924, la Turquie était secouée de graves troubles qui touchaient en particulier les provinces à population kurde où une grande insurrection allait bientôt éclater. Certains observateurs prédisaient déjà la chute du nouveau ^1 semble qu'ils aient réussi notamment, au début de l'automne 1924, à noyauter efficacement une organisation réformiste, l'Association pour le relèvement des travailleurs, qui venait de voir le jour. C'est du moins ce qui ressort d'un rapport adressé au Quai d'Orsay par un informateur apparemment bien renseigné. Archives du ministère des relations extérieures, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, rapport daté du 21 avril 1925, ff. 320 et sv. 2D'après un informateur des services de renseignements français, YOrak Çekiç, comme du reste YAydinhk, était subventionné par le Consulat soviétique d'Istanbul à raison de 130 dollars par mois ; le tirage du journal était faible et son influence à peu près nulle {Archives du

ministère des relations extérieures, loc. cit.). 3D'après İbrahim Topçuoğlu, Neden İki Sosyalist Parti 1946 T.K.P. Kuruluşu ve Mücadelesinin Tarihi 1914-1960 (Pourquoi deux Partis socialistes, 1946, Histoire de la fondation et du combat du Parti communiste turc, 1914-1960), vol. I, Istanbul, 1976, pp. 99-100. Le témoignage d'İbrahim Topçuoğlu est cependant suspect car il est empreint d'une évidente antipathie à l'égard de Şefik Hüsnü.

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régime. Face au péril, la réaction des hommes au pouvoir fut très vigoureuse. Le 4 mars, la Grande Assemblée Nationale entérinait une "loi sur la sauvegarde de l'ordre" qui donnait au gouvernement la possibilité de sévir à sa guise contre tous ceux qui, sous une forme ou une autre, étaient susceptibles de troubler l'ordre public ; les Kémalistes disposaient désormais du moyen de faire taire toute forme d'opposition. Immédiatement, la presse fut muselée et les Partis politiques contraints de cesser leurs activités. Le gouvernement s'acharna surtout contre le Parti républicain progressiste, la principale formation d'opposition. Mais les communistes n'échappèrent pas davantage à la répression. L'Aydınlık et YOrak Çekiç furent parmi les premiers journaux interdits ; en avril commencèrent les arrestations : parmi les personnes appréhendées figuraient en particulier une quinzaine d'étudiants de l'école militaire de médecine qui, sous couvert de prendre le thé "discutaient de Robespierre, Danton et Lénine dans un local aux murs couverts de peinture rouge"1. Cette première fournée fut suivie, quelques semaines plus tard, d'une autre, beaucoup plus importante. La police avait fait son travail avec une particulière minutie. L'organisation d'Istanbul était presque entièrement décapitée à l'exception de quelques dirigeants. Voyant que les choses étaient en train de mal tourner, Şefik Hüsnü avait quitté Istanbul fin avril pour l'Allemagne. Hasan Ali, une des jeunes recrues de l'école militaire de médecine, avait gagné la Russie. Nâzım Hikmet s’était enfui à Smyrne avec l'intention d'y organiser une imprimerie clandestine. Mais les rescapés étaient trop peu nombreux pour pouvoir faire efficacement face à l'offensive kémaliste. Il avait suffi d'une opération de police bien montée pour que la débandade fût générale. Sept à quinze ans de travaux forcés : c'est dans cette gamme de peines que le "tribunal d'indépendance" chargé déjuger les militants arrêtés ou en fuite puisera ses verdicts. Les dirigeants du Parti espéraient sans doute que, comme dans le passé, les choses s'arrangeraient rapidement. Mais la situation n'était plus la même qu'en 1921 ou en 1922. Sortis victorieux de la lutte contre la rebellion kurde, Mustafa Kemal et ses partisans se sentaient plus forts que jamais. Craignant une nouvelle offensive des forces réactionnaires, ils s'étaient décidés à recourir à l'autoritarisme et à ne tolérer aucune opposition dans le pays. Les arrestations d'avril et de mai 1925 allaient donc représenter, en définitive, un tournant beaucoup plus marquant dans l'histoire du Parti que les précédentes vagues de répression. Jusque-là, les groupes communistes de 1D'après un document cité par F. Tevetoğlu, op. ciî.

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Turquie avaient pu travailler de façon plus ou moins légale, dans le cadre d'un régime qui n'avait pas encore trouvé sa voie. À partir de 1925, il en ira tout autrement : face à la dictature kémaliste, la seule issue possible sera celle de la clandestinité. Une clandestinité dont les communistes turcs ne sortiront vraiment que dans les années 60. À la veille de la purge de 1925, le Parti communiste turc ne comptait, dans la meilleure des hypothèses, que cinq à six cents membres. C'est dire qu'il s'agissait d'une des composantes les plus modestes de la IIIe Internationale. S'il faut en croire les protocoles du Komintern, les hommes rassemblés autour de YAydınlık n'avaient cependant pas travaillé en vain. Entre le IVe et le Ve congrès de l'Internationale, le Parti avait recruté près de trois cents membres nouveaux et s'était constitué une réserve de trois cent cinquante "aspirants". Que se serait-il passé si les autorités kémalistes n'avaient pas mis prématurément fin aux activités du groupe d'Istanbul. Şefik Hüsnü et ses camarades auraient-ils réussi à élargir véritablement leur clientèle ? Leur prosélytisme aurait-il fini par déboucher sur la création d'une organisation de masse ? À vrai dire, cela paraît assez peu probable. Il y a tout lieu de penser, en effet, que le communisme, du moins tel qu'il était présenté par les dirigeants de l'organisation d'Istanbul, aurait eu du mal à s'ajuster aux traditions religieuses et culturelles des masses laborieuses turques. En particulier, nul n'ignorait en Turquie — la contre-propagande avait bien fait son travail — que la doctrine communiste prônait l'athéisme. De telles abominations n'étaient bonnes que pour les ... mécréants. Le communisme souffrait, par ailleurs d'un autre grand handicap : il était perçu par la plupart des Turcs comme un nouvel avatar de l'impérialisme russe. Bien que la République des Soviets eût fait preuve de bienveillance à l'égard de la Turquie au moment de la lutte pour l'indépendance, nombreux étaient ceux qui continuaient de voir en la Russie l'ennemie héréditaire du peuple turc. Tout ce qui venait de là-bas était forcément suspect. Şefik Hüsnü et les hommes de son entourage auraient pu renier les aspects anti-religieux de la doctrine communiste. Ils auraient pu tenter de se démarquer par rapport à l'expérience russe de la révolution sociale. Ils auraient pu s'efforcer d'ouvrir plus encore qu'ils ne l'avaient fait leur organisation aux réalités de la société turque. Mais c'eût été faire peu de cas des mots d'ordre du Komintern. Us étaient trop attachés au mouvement communiste international pour pouvoir se permettre de telles déviations. La fidélité à l'orthodoxie l'emportait, chez eux, sur le souci d'efficacité.

B O LC H EV ISM E ET O R IEN T L e parti com m uniste turc de M ustafa Suphi

1918-1921

À la fin de la Première Guerre mondiale, il y avait sur le territoire de l’ancien Empire russe environ 60 000 prisonniers de guerre turcs. Dans les camps où ces prisonniers étaient internés, la propagande communiste avait fait son apparition dès 1915. Le zèle des militants n'avait pas tardé à être récompensé. Au moment de la révolution d'Octobre, on recensait, disséminés à travers la Russie, plusieurs noyaux de prosélytes turcs qui s'employaient à leur tour à gagner leurs compatriotes aux idées révolutionnaires. Ce sont ces divers noyaux qui, cherchant à s'unir, allaient donner naissance, peu après, au parti communiste turc. Bien que cette organisation ait joué un rôle non négligeable dans la diffusion du bolchevisme à travers l’Orient musulman, son histoire est assez mal connue. Les multiples recherches soviétiques1 consacrées au cours de ces dernières années aux «internationalistes turcs» ont quelque peu clarifié les choses, mais de nombreuses pièces du puzzle continuent de manquer. Il est en particulier excessivement difficile de cerner avec précision les cadres du mouvement. Une seule figure se détache véritablement de l'anonymat : celle de Mustafa Suphi. Figure équivoque, au demeurant. Derrière le communiste 1Depuis une vingtaine d'années, les historiens soviétiques ont consacré de nombreuses études à l'histoire du parti communiste turc. Certaines de ces études présentent un grand intérêt, car elles s'appuient sur des sources inédites ou d’accès difficile. En ce qui nous concerne, nous avons surtout utilisé les travaux suivants : A. M. Samsutdinov, "Pervyj s'ezd kommunistiêeskoj partii Turcii'' (Le premier Congrès du parti communiste turc), Kratkie soobsâenija instituta narodov Azii, 30,1961, pp. 227-237 ; du même, National’no-osvoboditel’naja bor’ba v Turcii. 1918-1923 gg. (La lutte nationale de libération en Turquie. 1918-1923), Moscou, 1966 ; R. P. Komenko, Raboâee dviienie v Turcii. 1918-1963 gg. (Le mouvement ouvrier en Turquie. 1918-1963), Moscou, 1965 ; E. F. Ludsuvejt, "Konferencija levy h tureckih socialistov v Moskve letom 1918 goda" (La conférence des socialistes de gauche turcs à Moscou pendant l'été 1918), in Akademija nauk armjanskoj SSR, Vostokovedàeskij sbornilc (Recueil d'études orientales), Erivan, 1964, 2, pp. 174-192 ; R. Nafigov, "Dejatel’nost’ central’no go musul’manskogo komissariata pri narodnom Komissariate po delam nacional’nostej v 1918 godu" (L'activité du Commissariat central musulman auprès du commissariat du peuple aux Nationalités en 1918, Sovetskoe vostokovedenie, 5, 1958, pp. 116-120 ; M. A. Persic, "Tureckie intemacionalisty v Rossii" (Les internationalistes turcs en Russie), Narody Azii i Afriki, 5 1967, pp. 59-67 ; N. Subaev et F. Hamidullin, "Mustafa Subhi v Tatari i. 1918-1919" (Mustafa Suphi en Tatarie. 1918-1919), ibid., 2, 1969, pp. 72-77 ; N. Subaev, "Organ tureckih internacionalistov ‘Yeni Dünya’ kak istoriöeskij istoönik. 1918-1919" (L'organe des internationalistes turcs. Yeni Dünya, en tant que source historique 1918-1919), ibid., 2,1975, pp. 62-71.

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convaincu des biographies officielles1, certaines sources laissent entrevoir le politicien avide de pouvoir, l'homme des compromis, et parfois même celui des compromissions. Dans l'état actuel de la documentation, l'histoire des origines du parti communiste turc se confond, dans une large mesure, avec le récit de la vie de Mustafa Suphi. Les autres militants du mouvement donnent l'impression d'avoir été des comparses. Leur rôle fut-il réellement négligeable ? Il semble, en tout état de cause, qu'aucun d'entre eux n'ait eu la carrure d'un véritable meneur d'hommes*2. Mustafa Suphi n'était pour sa part ni un penseur original ni un grand politique, mais il avait le génie de l'organisation. C'est en tant qu’organisateur qu'il sut se rendre indispensable aux dirigeants bolcheviks qui cautionnèrent son action. Qui était Mustafa Suphi ? Telle est donc la question qui se pose d'emblée. Dans un second temps, nous nous efforcerons de cerner les diverses phases de la formation du parti communiste turc, depuis la publication à Moscou, le 27 avril 1918, du premier numéro du Yeni Dünya (Le Nouveau M onde) jusqu'à l'assassinat de Mustafa Suphi et d'une quinzaine de ses camarades au large de Trabzon, dans la nuit du 28 au 29 janvier 1921.

7. Mustafa Suphi avant la révolution d'Octobre Mustafa Suphi est né en 1883 à Giresun, un petit port de la mer Noire. Fils d'un haut fonctionnaire ottoman, il eut une enfance vagabonde. À en

^ o u s pensons en particulier à l'ouvrage collectif qui fut consacré à la mémoire de Mustafa Suphi et de ses camarades à l'occasion du deuxième anniversaire de sa mort, 28-29 Kânûn-i

sani 1921. Karadeniz kıyılarında parçalanan Mustafa Suphi ve yoldaşlarının ikinci yıl dönemleri (28-29 janvier 1921. Deuxième anniversaire de la mort de Mustafa Suphi et de ses camarades sur les bords de la mer Noire), Moscou, 1923. Cet ouvrage a été récemment réédité sous le titre 28-29 ocak 19277 unutma. Mustafa Suphi ve yoldaşları (N'oublie pas le 28-29 janvier 1921. Mustafa Suphi et ses camarades), Bruxelles, 1975. Parmi les autres biographies "officielles" de Mustafa Suphi, nous devons mentionner l'article que lui consacra Sultan Galiev après sa mort, "Mustafa Subhi i ego rabota" (Mustafa Suphi et son œuvre), Zizn’ national’nostef 14 (112), 1921, et, plus près de nous, l'étude de J. N. Rosalev, "Ubeïdennyj internacionalist" (Un internationaliste convaincu), parue dans un ouvrage consacré aux divers "héros" du mouvement communiste international, Zizn’ otdannaja bor’be (Une vie de dévouement à la lutte), Moscou 1964. 2Les diverses sources dont nous disposons mentionnent les noms de nombreux militants, une quarantaine au total, mais nous ne savons presque rien d'eux. Quelques individus, cependant, semblent avoir joué, à côté de Mustafa Suphi, un rôle important au sein du parti. C'est le cas notamment de Hilmioğlu Hakkı, qui prit une part active à l'animation du premier Congrès du parti communiste turc (Bakou, septembre 1920), et d'Ethem Nejat (1887-1921), un pédagogue de talent, qui fut un des principaux animateurs du groupe communiste d'Istanbul.

BOLCHEVISME

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croire un de ses premiers biographes1, il accompagna son père à Jérusalem et à Damas, fit ses études secondaires à Erzurum, puis s'inscrivit à l'École de droit d'Istanbul. Au lendemain de la révolution jeune-turque, nous le retrouvons, comme bien d'autres intellectuels ottomans, à Paris où il suit l'enseignement de l’École libre des Sciences politiques. Il semble qu'il était à cette époque très proche des milieux unionistes. Correspondant du journal gouvernemental Tanin (L'Écho), il dirigeait par ailleurs l'Association des étudiants ottomans qui était subventionnée par l'ambassade turque. D'après un rapport du préfet de police de Paris, certains membres de cette association avaient notamment pour tâche de surveiller les divers opposants au comité Union et Progrès qui vivaient dans la capitale française2. En 1910, Mustafa Suphi soutint une thèse consacrée à l'organisation du crédit agricole en Turquie. Le résumé qui en fut publié dans le Bulletin du Bureau des Institutions économiques et sociales3 soulignait l'importance de l'agriculture pour l'économie turque et mettait l’accent sur la nécessité d'encourager l'initiative individuelle dans le secteur paysan. Imprégné de nationalisme, ce texte dénonçait par ailleurs la pénétration du capital européen dans les campagnes turques. Aux yeux de Mustafa Suphi, il était urgent de faire face à la mainmise étrangère sur l'agriculture de l’Empire ottoman. Le crédit agricole devait précisément avoir pour mission de permettre à la paysannerie de se ressaisir et de susciter la création d’exploitations compétitives. ^Ali Yazıdjı, "Mustafa Subhi yoldaşın tercüme-i hali ve siyasi şahsiyeti" (La biographie de Mustafa Suphi et sa personnalité politique), in 28-29 Kânûn-ı sani 1921, op. c i t pp. 3-7. La première biographie que nous ayons de Mustafa Suphi date de 1914. Ce texte, extrait d’un ouvrage intitulé Nevsâl-i milli, a été publié dans Türkiye defteri, 20,1975, p. 86. 2Archives du ministère français des Affaires étrangères (cité infra : AMAEF), nouvelle série, Turquie, 7, f. 91, copie d’un rapport de M. le Préfet de Police en date du 29 juillet 1910 : "Le général Cherif pacha m’a récemment adressé une lettre dans laquelle il me fait connaître qu’il croit sa vie menacée par des émissaires de ses ennemis politiques Sur la lettre de Cherif pacha, j ’ai fait procéder à une enquête. J’ai pu me rendre compte que si sa vie ne paraît pas menacée, du moins des intrigues diverses étaient menées autour du général [...] J’ai acquis la conviction qu’un service de police dont les agents prennent la qualité d’étudiants et qui paraît avoir l’un de ses sièges 51, rue Monsieur le Prince, à ‘l'Association d'Étudiants ottomans’, fonctionne à Paris. L'un des individus dont le nom m'a été révélé par cette enquête est un nommé Dänisch, albanais, admis comme auditeur, avec plusieurs de ses compatriotes à l'Institut National Agronomique sur la demande du gouvernement ottoman. L'Association d'Étudiants ottomans est dirigée par un sieur Soubhy Mustapha, 43, rue des Écoles, correspondant à Paris du journal gouvernemental ‘Le Tanine’. L'association occupe un appartemental dont la location, pour un loyer de 1 000 francs, lui a été consentie sur des références fournies par l’Ambassade ottomane." ^Mehmed Moustafa Soubhy, "L'organisation du crédit agricole en Turquie", Institut International d'Agriculture, Bulletin du Bureau des Institutions économiques et sociales, 2,1910, pp. 59-76.

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À son retour en Turquie, vers la fin de l'année 1910, Mustafa Suphi fut chargé d'enseigner le droit, l'économie et la sociologie dans diverses écoles supérieures d’Istanbul. Parallèlement, il poursuivit sa carrière de publiciste. Bien que certains de ses biographes1 aient prétendu qu'il avait, lors de son séjour à Paris, subi l'influence des socialistes français, on ne trouve aucune trace de socialisme dans les écrits qu'il fait paraître à cette époque. La guerre italo-turque de 1911 éveille en lui de virulents sentiments anticolonialistes, mais la brochure qu'il consacre à l'exploitation coloniale des Grandes Puissances, truffée de références aux idéologues "bourgeois”, ignore résolument les thèses de l'Internationale2. En réalité, il se présente dans ces années comme un intellectuel préoccupé par la question nationale. Dans sa préface à la traduction turque d'un ouvrage de Célestin Bouglé, Qu'est-ce que la sociologie ?, il plaide en faveur d'une étude scientifique du problème des nationalités et semble opter pour l'octroi d'une certaine autonomie culturelle aux diverses minorités de l'Empire3. En octobre 1911, Mustafa Suphi avait participé au IIIe Congrès du comité Union et Progrès à Salonique. Il semble qu'il y intrigua pour obtenir le portefeuille de l'Économie4. Éconduit, c'est peut-être à ce moment qu'il se retourne contre ses anciens protecteurs. Les données sur les circonstances exactes de sa brouille avec les Unionistes font défaut, mais on peut supposer que des paroles très vives furent échangées, car on le verra bientôt militer à l’extérieur du mouvement. La rupture est consommée en août 1912. À partir de cette date, en effet, Mustafa Suphi agit au sein du parti constitutionnel national (Milli meşrutiyet fırkası) créé par un ex-député, Ferit Tek, et par un éminent idéologue d'origine

^Cf. notamment A. Sultan Galiev, art. cit. J. N. Rosalev, de même (art. cit.t p. 509), écrit que Suphi entretenait des relations suivies avec Jean Jaurès. Mais il n'existe à notre connaissance aucun document qui puisse étayer de telles affirmations. Les multiples données que fournit Rosalev dans son étude ne sont vraisemblablement que des conjectures visant à enjoliver la légende de Suphi. 2 Cf. Vazife-i temdin (La mission civilisatrice), Istanbul, 1328/1912. Cette brochure a été rééditée récemment dans Türkiye defteri, 20, 1975, pp. 87-108. 3Cette introduction au livre de C. Bouglé (en turc, İlm-i içtimai nedir ?, Istanbul, 1327/1911) a été rééditée dans Türkiye defteri, 9, juil. 1974, pp. 2-5. 4 D'après une lettre adressée le 15 avril 1921 par le Dr. Nazırfı, une des principales personnalités du mouvement unioniste, à l'ex-ministre des Finances Djavid bey. Le texte de cette lettre a été publié par H. C. Yalçın dans le journal Tanin, 15 nov. 1944. Cf. également Hikmet Bayur, "Mustafa Suphi ve milli mücadeleye el koymaya çalışan bazı dışarda akımlar" (Mustafa Suphi et les courants extérieurs cherchant à mettre la main sur la lutte pour l'indépendance), Belleten, 140, oct. 1971, p. 588.

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tatare, Yusuf Akçura1. Cette organisation avait pour but principal de déborder le comité Union et Progrès sur son "aile nationaliste" en promouvant sur le terrain politique, économique et social les doctrines élaborées par les cercles panturquistes2. Mustafa Suphi participait notamment à la rédaction de son organe, Yİflıam (Commentaire). Face au comité Union et Progrès, le parti constitutionnel national ne représentait, bien entendu, qu'une force politique mineure. Mais les dirigeants unionistes ne toléraient guère la contestation. L'assassinat, le 11 juin 1913, du Premier Ministre Mahmoud Chevket pacha leur donna l'occasion d'éliminer tous les opposants au régime. Plus de deux cents personnalités furent envoyées en exil. Dans le lot, il y avait en particulier un certain nombre de militants socialistes. Mais la répression frappa également les milieux panturcs et Mustafa Suphi ne put échapper au bannissement. À en croire un de ses compagnons d'exil, il aurait projeté, pour se venger, de créer une franc-maçonnerie islamique et nationale susceptible de faire pièce à la franc-maçonnerie «internationale» des Jeunes Turcs3. C’est peut-être pour mener à bien ce projet qu'il s'évada, vers le début de l'année 1914, de Sinop, le petit port de la mer Noire où il était en résidence surveillée4. 1Yusuf Akçura (1876-1933), une des personnalités les plus marquantes du mouvement panturquiste, s'était fixé à Istanbul en 1908. Ici, il avait fondé plusieurs associations tataroturques et avait lancé, en 1911, la revue Türk Yurdu, consacrée à la propagation des idées panturquistes. Yusuf Akçura avait créé le parti constitutionnel national alors que l'Union et Progrès se trouvait, momentanément, écarté du pouvoir. Cette organisation n'avait donc pas, au départ, un caractère spécifiquement anti-unioniste, mais le fossé entre les deux formations ne tardera pas à se creuser, en raison notamment du ton excessivement critique des articles que Mustafa Suphi publiait dans \Tfliam. Cf. à ce propos Tank Zafer Tunaya, Türkiye'de siyasi partiler. 1859-1952 (Les partis politiques en Turquie. 1859-1952), Istanbul, 1952, pp. 358-368. On trouvera notamment dans cet ouvrage le programme du parti, dont le chapitre "économique", qui accorde une grande place aux problèmes agricoles, semble avoir été rédigé par Mustafa Suphi. 2Pour un aperçu de l'idéologie panturquiste, cf. P. Dumont, "La revue Türk Yurdu et les musulmans de l'Empire russe. 1911-1914", CMRS, XV (3-4), 1974, pp. 315-331. Cet article souligne le caractère "progressiste" de certaines thèses défendues par les militants panturquistes. Dans le domaine économique, l'accent était mis, sous l'impulsion du socialiste Israel Helfand "Parvus", qui se trouvait alors en Turquie, sur la nécessité de la lutte contre l'impérialisme occidental. Dans le domaine social, les idéologues du mouvement prônaient un retour aux traditions ancestrales, mais insistaient sur les aspects positifs des emprunts à la civilisation européenne. Dans le domaine politique, enfin, les panturquistes entendaient réaliser l'union de tous les peuples de race turque et s'opposaient à la stratégie "ottomaniste" des Jeunes Turcs qui cherchaient, eux, à conserver la structure multiethnique de l'Empire ottoman. 3Cf. Ahmed Bedevi Kuran, Osmanlı imparatorluğunda inkilap hareketleri ve milli mücadele (Les mouvements de réforme dans l'Empire ottoman et la lutte nationale), Istanbul, 1959, p. 622. La franc-maçonnerie des Jeunes Turcs était-elle réellement "internationale" ? En fait, nous savons que de nombreuses loges créées en Turquie après la révolution de 1908 n'étaient guère reconnues par les obédiences européennes. Ces loges constituaient précisément cette francmaçonnerie "turque" que Suphi aurait voulu créer. 4Les évadés (ils étaient douze) avaient quitté Sinop en barque. Pour pouvoir se rendre en Crimée ils durent, se conduisant en véritables pirates, s'emparer d'un voilier en haute mer. Cf. A. B. Kuran, op. c i t pp. 623-626.

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U s'était réfugié en Russie. Mal lui en prit. Lorsque la Première Guerre mondiale éclata, les autorités tsaristes le dirigèrent, en même temps qu'un certain nombre d'autres civils de citoyenneté ottomane, vers le camp de Kaluga, puis, lorsque les Allemands avancèrent à travers la Pologne et qu'il fallut se replier, vers celui d'Ural'sk1. Comment l'intellectuel ’'bourgeois” de 1914 se retrouva-t-il, quatre ans plus tard, à la tête des organisations communistes turques de Russie ? Dans un rapport (1920), Mustafa Suphi laissera entendre qu'il fut sensible à l'argumentation des propagandistes bolcheviks dès 1915 et qu'il ne tarda pas à participer lui-même à la diffusion des idées révolutionnaires2. Cette conversion soudaine apparaît évidemment surprenante. On peut supposer que Mustafa Suphi fut surtout attiré par les slogans anti-impérialistes des Bolcheviks. Mais il est possible également, comme l'ont prétendu certains de ses détracteurs, qu'il se soit orienté vers le communisme par simple opportunisme3. Sous le couvert de communisme, ne s'employait-il pas en réalité, dans les camps d'internement tsaristes, à mettre en place cette "franc-maçonnerie nationale" qui devait un jour renverser les Jeunes Turcs ? Il s'agit d'une hypothèse plausible. Si l'on en croit le récit de Mustafa Suphi, ses années d’internement furent pour l’essentiel consacrées à la traduction des brochures bolcheviques. Parallèlement, il semble qu'il ait mené une active campagne de propagande contre les dirigeants d'Union et Progrès, accusés d'avoir conduit à la tuerie les paysans et les ouvriers turcs. Ces activités, menées à ciel ouvert à partir de février 1917, lui permirent de se forger progressivement une réputation d'authentique révolu-tionnaire. Les événements d'Octobre ne tarderont pas à montrer qu'il avait misé sur la bonne carte. Libéré par les Bolcheviks au ^Ali Yazidji, art. rit., p. 4. 2Ce rapport a été repris dans 28-29 Kânûn-i sorti 1921, op. cit.f pp. 52-65. Il s'agit d'un texte capital qui nous éclaire sur les diverses phases de la formation du parti communiste turc. Il en existe plusieurs éditions en caractères latins, parues récemment. Cf. par exemple Mustafa Suphi, kavgası ve düşünceleri (Mustafa Suphi, son combat et ses idées), Bruxelles, İ974, pp. 6383, ou encore un recueil de textes de M. Suphi, Türkiye'nin mazlum amele ve rençberlerine (Aux ouvriers et aux paysans opprimés de Turquie), Istanbul, 1976, pp. 29-42. 3Un rapport en date du 6 janvier 1921, adressé au ministère français des Affaires étrangères, donne de M. Suphi une image fort peu flatteuse : "Le camarade Moustafa Soubhi est un politicien du genre de Said Molla, Riza Tevfık, Ali Kemal. Sans aucun autre principe politique que la haine pour i'U nion et Progrès’ qui a eu le tort de les évincer, ces politiciens ont eu toujours pour ligne de conduite de dire noir lorsque, l'Union et Progrès disait blanc et vice versa. Or, à cette époque, l'Union et Progrès était hostile au bolchevisme et Moustafa Soubhi trouva auprès des bolcheviks l'occasion de déployer une activité désagréable à l'Union et Progrès et en même temps très lucrative." ( AMAEF, Série E, Levant 1918-1929, Turquie, 95, f. 69.) A. K. Varınca, "Mustafa Subhi'nin macerası” /L'aventure de Mustafa Suphi (Meydan, 55, 1966, pp. 16 sq .), exprime une opinion comparable. Quant à Ahmed Cevad Emre, un ancien militant du parti communiste turc, il va jusqu'à écrire dans ses souvenirs : "Mustafa Suphi était un camarade qui ne comprenait rien au marxisme." Cf. "1920 Moskovasında Türk Komünistleri" (Les communistes turcs à Moscou en 1920), Tarih Dünyası, 2,1965, p. 149.

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moment des pourparlers de Brest-Litovsk, en même temps qu'un certain nombre d'autres prisonniers ottomans, c'est sous l'étiquette du militant convaincu qu'il viendra à Moscou, vers le début du mois de mars 1918, proposer ses services au Commissariat central musulman.

2. Mustafa Suphi au commissariat central musulman Créé le 1er février 1918, le Commissariat central musulman pour la Russie intérieure avait pour mission essentielle d'éveiller les populations musulmanes à la vie politique et de les faire participer à l'œuvre révolutionnaire entreprise par les Bolcheviks. Cette organisation, placée sous la tutelle du commissariat du peuple aux Nationalités, comprenait treize sections ayant chacune des attributions particulières (travail, industrie, éducation, etc.). Elle disposait, quelques mois après sa création, de filiales dans 26 villes de Russie1. Ses principaux dirigeants, Mulla-Nur Vahitov et Sultan Galiev2, étaient des marxistes sincères, membres du parti bolchevik. Mais ils étaient restés fidèles à l'Islam et ils espéraient que l'établissement du socialisme en Russie entraînerait la libération nationale des peuples musulmans. Originaires l'un et l'autre du Tatarstan, ils souhaitaient en particulier l'établissement d'un État national tataro-bachkir sur la Moyenne-Volga, État qui devait jouer, à en croire Sultan Galiev, "un rôle énorme dans la propagation de la révolution

^ e nombreuses études ont été consacrées aux activités du Commissariat central musulman. Nous renvoyons en particulier à R. Nafigov, art. cit., et à l’ouvrage d'Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Les mouvements nationaux chez les Musulmans de Russie. Le "sultangalievisme "au Tatarstan, Paris-La Haye, 1960, pp. III sq. 2Mulla-Nur Vahitov (1885-1918) était un Tatar originaire de la région d'Ufa. Après des études au gymnase russe de Kazan*, il avait suivi l'enseignement de l'Institut polytechnique de SaintPétersbourg, puis, lorsqu'il en avait été expulsé pour ses opinions politiques, celui de l'Institut psycho-neurologique. Dès 1910, nous le voyons militer au sein des cercles marxistes de la capitale russe. Socialiste convaincu, il fonda en 1917 le Comité socialiste musulman et, après la révolution d'Octobre, fit partie du comité révolutionnaire de Kazan’. Porté à la tête du Commissariat central musulman par Staline, il réussit en quelques mois à créer un important appareil administratif et militaire destiné à encadrer les masses musulmanes de Russie. Au cours de l'été 1918, il prendra part à la défense de Kazan’ contre les légions tchécoslovaques, mais, fait prisonnier, il sera condamné à mort et fusillé le 18 août Sultan Galiev (né vers 1880) était un des plus proches collaborateurs de Vahitov. Il avait figuré au nombre des dirigeants du Comité socialiste musulman de Kazan’ et avait adhéré au parti communiste en novembre 1917. Président du collège central militaire musulman, il remplacera Vahitov à la tête du Commissariat central musulman après la mort de ce dernier. Cependant, son "règne" sera de courte durée, car des questions de doctrine l'opposeront à Staline, son supérieur direct. Écarté progressivement des organes de commande du parti, il sera arrêté en 1923 pour déviation nationaliste et action contre-révolutionnaire. Cette première arrestation sera suivie, en 1928, d'une nouvelle condamnation à dix ans de prison. Sur Mulla-Nur Vahitov et Sultan Galiev, nous renvoyons à l'ouvrage de A. Bennigsen et Ch. Quelquejay, op. cit..

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socialiste en Orient"1. Entre leurs mains, le Commissariat central musulman devint très rapidement la clé de voûte de la lutte pour l'autonomie administrative et territoriale des peuples musulmans. Dès le printemps 1918, ils avaient réussi à mettre sur pied tout un réseau de commissariats locaux chargés d'administrer les communautés musulmanes. Parallèlement, ils s'étaient employés à créer une organisation communiste musulmane indépendante du parti bolchevik russe2. Vers la même époque, ils avaient également réussi à obtenir du commissariat du peuple aux Nationalités, en dépit de l'opposition des organisations locales russes, un décret sur "La République tataro-bachkire de la Fédération socialiste soviétique russe" qui promettait formellement la création d'une République nationale musulmane3. Il y a tout lieu de penser que Mustafa Suphi partageait sans réserve les sentiments "nationalistes" et islamiques de Mulla-Nur Vahitov et Sultan Galiev. Ses activités de l'année 1918 se situent très rigoureusement dans la ligne définie par le Commissariat central musulman : il appuiera la création de la République tataro-bachkire, participera à la mise en place d'organisations musulmanes autonomes, se consacrera activement au relèvement culturel du Tatarstan et des autres régions musulmanes de Russie. Selon toute vraisemblance, le militant bolchevik de 1918 ne se sentait nullement en contradiction avec le militant panturc d'avant 1914. Le but, en effet, n’avait guère changé : la revanche sur les oppresseurs étrangers et leurs agents indigènes. Introduit au Commissariat central musulman par Cherif Manatov4, Mustafa Suphi fut d'emblée chargé de publier un périodique destiné aux prisonniers de guerre ottomans et, de manière plus hypothétique, aux masses laborieuses de Turquie. Le premier numéro du Yeni Dünya parut le 27 avril 1918. Il était rédigé en turc osmanh, fortement mâtiné de tatar. Publié tout S u lta n Galiev, "Tatary i Oktjabr’skaja revoljucija" (Les Tatars et la révolution d'Octobre), Ziui' nacional’nostej, 21 (122), 1921, cité par A. Bennigsen et Ch. Quelquejay, op. cit., p. 120. 2Le 8 mars 1918, Mulla-Nur Vahitov avait convoqué à Moscou une Conférence des ouvriers musulmans de Russie qui décida de créer un parti socialiste-communiste musulman autonome, bien qu'acceptant le programme du parti communiste (bolchevik) russe. Cette première conférence sera suivie, en juin 1918, d'une autre réunion, qui se contentera de modifier l'étiquette du parti. Celui-ci, devenu parti russe des communistes (bolcheviks) musulmans, aura pour principale préoccupation, malgré son appellation, de maintenir l'indépendance des militants musulmans vis-à-vis du parti russe. Cf. à ce propos A. Bennigsen et Ch. Quelquejay, op. cit., pp. 113 sa. 3Ibid., p. 121. 4Jusqu'à la fin de l'année 1917, Cherif Manatov s'était illustré comme un des principaux animateurs de l’aile droite du mouvement national bachkir. En février 1918, il devint l'adjoint de Mulla-Nur Vahitov au Commissariat central musulman. Pai la suite, il poursuivra une carrière d'agitateur, notamment en Turquie où il participera à la création des deux organisations communistes les plus importantes d'Anatolie, celles d'Ankara et d'Eskişehir.

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d'abord en tant qu'organe du Commissariat central musulman, il se présenta, au bout de quelques numéros, comme l'organe des communistes turcs1. Les documents officiels émanant du Gouvernement soviétique et du Commissariat central musulman y occupaient une place importante. Mais Mustafa Suphi et ses collaborateurs2 l'alimentaient également en articles de propagande et en informations d'actualité. Le courrier des lecteurs et la poésie révolutionnaire venaient ajouter à cette prose aride une note souvent pittoresque et touchante. Dès le premier numéro du Yeni Dünya, nous retrouvons l'ancienne inimitié de Mustafa Suphi pour les Unionistes. Les dirigeants du comité Union et Progrès, taxés d'immoralité et de faiblesse, étaient en outre accusés d'avoir délibérément livré la Turquie au "poing d'acier de l'industrie allemande"3. Les critiques de Mustafa Suphi, lancées à un moment où les armées turques venaient d’entreprendre une grande offensive en direction du Caucase, avaient de toute évidence pour objectif principal d'ébranler le prestige dont jouissaient les leaders unionistes auprès des populations musulmanes de Russie. Face à cette propagande qui ne cessa de s’amplifier au fil des numéros, l'ambassadeur du Gouvernement ottoman à Moscou, Galip Kemali Bey, tenta de faire jouer l'article 2 du traité de Brest-Litovsk qui visait à interdire aux propagandistes bolcheviks toute agitation contre les institutions politiques et militaires des États signataires. Mais il lui fut répondu qu'en Russie la presse était libre et que les autorités soviétiques n'étaient pas en mesure de "changer les vues des socialistes musulmans"4*. ^Les diverses dénominations du journal permettent de suivre, dans une certaine mesure, les multiples phases du travail d'organisation accompli par Mustafa Suphi. Présenté d'abord comme l'organe du Commissariat central musulman (n** 1 à 7), le Yeni Dünya devint ensuite l'organe des socialistes-communistes turcs (n9 8-9), des communistes turcs (n° 10), de l'organisation turque du PC(b) russe (n° 11), de la section turque du Bureau central des Organisations musulmanes du PC(b) russe (nos 12 à 25) et, enfin, de la section turque du Bureau central des Organisations communistes des peuples d'Orient (n° 26). Cf. à ce propos N. A. Subaev, art. cit., pp. 63-64. Ces métamorphoses successives correspondent, bien entendu, aux diverses transformations que Staline fit subir au Commissariat central musulman à partir du mois de novembre 1918. 11 s'agissait, de la part du commissaire aux Nationalités, de faire échec aux velléités autonomistes de l'équipe mise en place par Mulla-Nur Vahitov et de contraindre les musulmans à rejoindre le PC(b) russe. Au printemps 1919, Staline avait définitivement gagné. La création d'un Bureau central des Organisations communistes des peuples d'Orient, en remplacement du Bureau central des Organisations musulmanes, permettait d'éviter toute référence à l'Islam dans la dénomination de l'appareil dont dépendaient les musulmans de Russie. On trouvera une étude détaillée de cette reprise en main stalinienne dans l'ouvrage de A. Bennigsen et Ch. Quelquejay, op. cit., pp. 126 sq. 2Le Yeni Dünya accordait une place importante aux écrits des dirigeants tatars du Commissariat central musulman. On y relève notamment les signatures de Mulla-Nur Vahitov et de Galimdjan Ibrahimov, un des intellectuels les plus féconds du Tatarstan. Parmi les cçllaborateurs turcs du journal, N. A. Subaev {art. cit., p. 64) mentionne notamment H. Hüsnü, L. İsmet, M. Nazmi et S. Vali. 3Yeni Dünya, 1, 1918, cité par Akdes Nimet Kurat, Türkiye ve Rusya. XVIII. yüzyıl sonundan Kurtuluş savaşına kadar türk-rus ilişkileri. 1798-1919 (La Turquie et la Russie. Les relations turco-soviétiques depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu'à la guerre de libération. 1798-1919), Ankara, 1970, p. 433. ^Ibid., p. 678, qui cite in extenso la lettre adressée par Karahan, l'adjoint de CiCerin, à Galip Kemali bey, en date du 23 mai 1918.

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Mustafa Suphi avait la plume virulente, surtout lorsqu'il s'agissait de pourfendre les "pachas et les beys d'Istanbul". Mais il n'était guère doué pour les débats doctrinaux. Dans ses articles du Yeni Dünya, consacrés pour la plupart à la dénonciation des méfaits du capitalisme et de l'impérialisme, il se contentait d'exposer sommairement les thèses du Commissariat central musulman. Cette prose rudimentaire avait toutefois le mérite d'être adaptée aux lecteurs auxquels elle s'adressait : les prisonniers de guerre turcs, analphabètes pour la plupart. En tout état de cause, l'activité de Mustafa Suphi était appréciée par ses supérieurs du commissariat, qui ne tardèrent pas à le porter à la tête de la section de propagande extérieure. Cette section, constituée au printemps 1918 sur l'initiative de Mulla-Nur Vahitov, était chargée de la formation d'agitateurs musulmans et de la publication de brochures, tracts et appels en langues turque, arabe et persane. En quelques mois, Mustafa Suphi accomplit un travail considérable. C'est ainsi notamment qu'un certain nombre de textes importants, dont le Manifeste du parti communiste, furent traduits et diffusés à plusieurs dizaines de milliers d'exemplaires1. En août ou septembre 1918, la note de frais présentée par Suphi au Commissariat central musulman s'élevait déjà à 225 000 roubles, sans compter les frais d'impression du Yeni Dünya dont le tirage, à cette époque, atteignait 10 000 exemplaires2. Parallèlement à cette activité de publiciste, Mustafa Suphi ne devait pas tarder à entreprendre d'organiser le mouvement communiste turc. Il s'agissait, dans un premier temps, de regrouper les divers militants dispersés à travers la Russie et de leur faire accepter la tutelle du Commissariat central musulman. C'est à Kazan', dans la seconde moitié de juin 1918, que les choses commencèrent à se concrétiser. Du 17 au 23 juin, les dirigeants du Commissariat central musulman avaient réuni dans la capitale intellectuelle du pays tatar la première Conférence des communistes musulmans. Cette conférence avait pour objectif essentiel de mettre sur pied une organisation communiste musulmane indépendante du parti bolchevik russe. Présent à Kazan', Mustafa Suphi en

1Parmi les autres textes traduits et diffusés par la section de propagande extérieure, on doit mentionner les célèbres "documents secrets au sujet du partage de la Turquie et de l'Iran" (tirés à 10 000 exemplaires), une brochure de propagande. Les tâches du prolétariat dans notre révolution (30 000 exemplaires) et un recueil de matériaux relatifs au programme du PC(b) russe (40 000 exemplaires). Cf. à ce propos M. A. Persic, art. cit., p. 67. 2Ibid.

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profita pour rassembler, avec l'accord des dirigeants tatars, une dizaine d’anciens prisonniers de guerre qui se trouvaient dans la région. Au cours de cette première réunion des communistes turcs, qui se déroula dans une atmosphère enfiévrée, il fut décidé de convoquer à Moscou un "congrès" destiné à jeter les bases d'un parti ouvrier et paysan turc. Lors de la dernière séance, le 25 juin, quatre agitateurs — Asım, Nihat, Şevket et Ibrahim — furent chargés de parcourir les camps de prisonniers et d'y recruter des délégués, de préférence parmi les individus sachant lire1. Ainsi, dès la fin du mois de juin 1918, Mustafa Suphi avait réussi à mobiliser autour de lui un certain nombre de militants. Bien que la quête de ses émissaires dans les camps se fût avérée, dans l'ensemble, peu fructueuse, la conférence de Moscou fut maintenue. Celle-ci, largement ouverte à toutes les tendances révolutionnaires (socialistes, S-R de gauche, Bolcheviks, etc.) et baptisée pour cette raison Première Conférence des socialistes-communistes turcs2, s'ouvrit le 22 juillet 1918 et réunit vingt délégués venus de diverses régions de Russie3. Mustafa Suphi avait également obtenu la participation d'un certain nombre de représentants du Commissariat central musulman, du parti bolchevik russe ainsi que des partis allemand, hongrois et roumain. Cette première manifestation officielle du communisme turc naissant ne fut qu'un demi-succès. Avant même l'ouverture de la conférence, Mustafa Suphi s'était heurté à une certaine opposition au sein de son groupe. Le 17 juillet, au cours d'une séance de travail, Hüseyin Hüsnü, un des rédacteurs du 1Ibid., p. 60. Ces agitateurs avaient pour consigne de ne pas heurter les sentiments religieux de leurs recrues et de s'adresser à eux en un langage simple et direct. 2Les "socialistes-communistes" turcs avaient emprunté leur étiquette aux musulmans tatars qui avaient créé à Kazan’, en janvier 1918, un comité central des socialistes-communistes musulmans. Cette dénomination permettait d'inclure tous ceux qui se réclamaient du socialisme, pourvu qu'ils fussent prêts à collaborer avec les Bolcheviks. 3Cf. les travaux de E. F. Ludsuvejt, art. cit., et M. A. Persic, art. cit. Ce dernier donne les noms des divers délégués qui participèrent à la conférence. Il y avait là Asım Necati (en provenance d'Ivanovo), Şevket Mustafa (Rybinsk), Cevdet (Kazan’), Nusret Nihad (Kostroma), Hüseyin Hüsnü (Nereht), İbrahim Ahmed (Jur’evsk), Halid Cevad (Ufa), Mehmed Cemil (Orel), Edhem Necati (Moscou), Şevki Ahmed (Rjazan’), Ahmed Musa (Kazan’), Mustafa Suphi (qui représentait U ral’sk), Abbas Halil (Caucase), Osman Hatat (Kazan’), Hasan Hüsnü (Astrakhan), Arslan Tevfık (Moscou), Osifulah Kerim (Moscou). 11 y a tout lieu de croire que la plupart de ces individus continuèrent à militer par la suite au sein du parti communiste turc. On sait, par exemple, qu'Asim Necati fut élu membre du comité central du parti en septembre 1920. Cf. à ce propos Dr. Samih Çoruhlu (pseud, de A. N. Kurat), "İstiklal savaşında komünizm faaliyeti" (L’activité communiste pendant la guerre d'indépendance), Yeni Istanbul, 11 juil. 1966. Hüseyin Hüsnü, qui était un des rédacteurs du Yeni Dünya, a peut-être représenté l'organisation de M. Suphi au IIe Congrès du Komintern (juillet 1920). M. A. Persic (art. cit., p. 66) suppose par ailleurs que le militant de Moscou dont le nom est orthographié dans le protocole de la conférence "Ethem Nedjati" était en réalité Ethem Nejat, un des éléments les plus brillants du parti après 1919, mais il s'agit là vraisemblablement d'une erreur. Les divers lieux de provenance que nous avons indiqués entre parenthèses correspondent, bien entendu, à la dispersion géographique des camps d'internement des prisonniers turcs en Rusie.

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Yeni Dünya, l'avait violemment attaqué pour avoir donné son appui à la création d'une Armée rouge musulmane. Lors de la conférence, les critiques se multiplièrent. Certains délégués, dont un provocateur à la solde de l'ambassade ottomane, taxèrent Suphi d'opportunisme, d'autres lui reprochèrent de sacrifier la rigueur doctrinale aux nécessités de l'action. Chacun prétendait imposer sa propre conception du travail révolutionnaire. Dans ces conditions, il était difficile d'aboutir à des choix concrets. La discussion sur le programme du futur parti constituait un des points essentiels de l'ordre du jour. Les délégués durent se contenter de proclamer leur accord de principe avec le programme du parti communiste (bolchevik) russe, repoussant l'élaboration de leur propre plate-forme à une réunion ultérieure. Cette réunion, prévue pour le mois de novembre 1918, n'aura pas lieu et ce n'est qu'en septembre 1920, à Bakou, que le programme du parti sera finalement adopté. Ils parvinrent cependant à fonder, sur le papier tout au moins, un parti des socialistes-communistes turcs et à désigner un comité central de cinq membres placé sous la présidence de Mustafa Suphi. Ce comité fut chargé, en collaboration avec un Comité d'agitation et de propagande qui lui fut adjoint, de coordonner l'action des différents groupes dispersés à travers la Russie et de convoquer une nouvelle conférence1. Parmi les questions litigieuses débattues au cours de la réunion, figurait le problème de la création de détachements militaires turcs en vue de "défendre le pouvoir soviétique et de soutenir la révolution mondiale." Mustafa Suphi tenait beaucoup à cette idée, car il pensait, à l'instar de Sultan Galiev, que l'armée représentait le principal moteur de la révolution. Le Commissariat central musulman avait, pour sa part, constitué un bataillon tataro-bachkir dès le mois d'avril 1918. En juin, un second bataillon avait été formé, comprenant des Tatars, des Bachkirs, des Turkmènes et des Uzbeks. Aux yeux de Mustafa Suphi, il s'agissait à présent de réunir des volontaires turcs et, éventuellement, de les intégrer dans les bataillons musulmans existants. À vrai dire, des groupes de prisonniers turcs combattaient déjà dans les rangs de l'Armée rouge contre les légionnaires tchécoslovaques qui avançaient dans le Tatarstan2. Ces groupes avaient participé, en juin et juillet 1918, à la défense de Samara, d'Orenburg et d’Ufa. Bien que les délégués rassemblés à la conférence de Moscou n'eussent qu’à ratifier le fait accompli, il semble que quelques-uns d'entre eux n'hésitèrent pas à mettre en cause l'activisme "nuisible et dangereux" de Mustafa Suphi. Mais en définitive, ce dernier obtint gain de cause et la conférence se prononça en faveur de la création de détachements socialistes turcs.

^M. A. Persic (art. cit.) donne un bon résumé des débats de juillet 1918, mais il tend à gommer divers antagonismes qui se manifestèrent au cours de la conférence. Pour un aperçu relativement plus nuancé, cf. le travail de E. F. LudSuvejt, art. cit. 2Cf. à ce propos N. Subaev et F. Hamidullin, art. cit.f p. 73.

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Le premier de ces détachements, dirigé par İhsan Saduli1, fut incorporé dans le bataillon tataro-bachkir qui défendait Kazan' contre les forces blanches. Par la suite, d'autres détachements seront créés en Crimée, au Turkestan et en Azerbaïdjan. Lors du Ier Congrès de l'Internationale communiste, en mars 1919, Mustafa Suphi sera en mesure d'affirmer, sans doute avec quelque exagération, que "des milliers de Turcs luttent actuellement aux côtés de l'Armée rouge pour la défense du pouvoir des soviets2. À côté de ces détachements militaires, nous voyons se former, dans la même foulée, des "sections" locales du parti des socialistes-communistes turcs3. La plus importante de ces sections fut, selon toute vraisemblance, celle de Kazan’, créée par Mustafa Suphi lui-même, le 25 septembre 19184. Le groupe de Kazan’ était constitué d'une quarantaine de militants particulièrement actifs qui avaient mis en place un comité d'aide aux prisonniers de guerre et qui régissaient les activités du détachement militaire turc. Leur section se spécialisa, semble-t-il, dans l’agitation et la propagande. C'est ainsi, par exemple, qu'en décembre 1918 îhsan Saduli fut envoyé à Saratov, sur la Volga, où se trouvait un des camps de prisonniers les plus importants de Russie. D’autres agitateurs furent dirigés vers le Caucase. En avril 1919, la section sera quasiment démantelée, 35 de ses membres s'étant mis à la disposition du Bureau central des Organisations communistes des peuples d'Orient5. À l'époque où fut créée la section de Kazan’, Mustafa Suphi s'employait par ailleurs à réorganiser le Collège central scientifique musulman, organisme "culturel" mis en place en mai 1918 par le Congrès pan-russe des enseignants musulmans, et dont les activités avaient été interrompues par le déclenchement de la guerre civile au Tatarstan. L'objectif essentiel assigné à cette institution (dont Mustafa Suphi assumait la présidence en sa qualité d'ancien professeur) était de relever le niveau de 1D'après N. Subaev et F. Hamidullin, ibid., p. 74, İhsan Saduli était un des membre de l'organisation communiste turque de Kazan'. Spécialisé dans l'agitation et la propagande, il fut notamment chargé, en décembre 1918, de bolcheviser les prisonniers de guerre turcs internés à Saratov. Cf. P. Broué, ed„ Premier Congrès de l'Internationale communiste, Paris, 1974, p. 268. 3Ali Yazidji (op. cit., p. 5) mentionne les "sections" de Moscou, Kazan', Samara, Saratov, Rjazan’, et Astrakhan, mais laisse entendre que des groupes de communistes turcs se constituèrent également dans d'autres villes. 4 N. Subaev et F. Hamidullin, art. cit., p. 74. D'après ces auteurs, la section de Kazan’ était présidée par Osman Hatat, un des délégués à la Conférence de Moscou. Le secrétariat était assuré par Rıza Bekiroğlu. Mustafa Suphi, pour sa part, aurait été nommé "commissaire" du détachement militaire turc. ^D'après N. Subaev et F. Hamidullin, ibid., p. 75. Ces agitateurs furent envoyés d'abord en Ukraine, puis en Crimée où Mustafa Suphi venait d'installer son état-major.

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l'instruction publique dans les régions musulmanes. Dès la mi-septembre, les membres du collège, parmi lesquels figuraient un certain nombre d'intellectuels tatars non inscrits au parti, avaient repris leurs travaux. Dans un court espace de temps, divers projets furent élaborés : le collège envisagea notamment de créer à Kazan’ une Université musulmane ainsi qu'un Musée oriental et une Bibliothèque musulmane centrale. Toutefois, en dépit de l'importance accordée par les dirigeants du Commissariat central musulman aux problèmes de l'éducation, ces projets ne purent être immédiatement réalisés. Ce n'est que dans le domaine de la réforme de l'orthographe tatare que furent enregistrés des résultats réellement tangibles1. Pris par ses responsabilités au sein du collège scientifique et désireux de consolider l'emprise de son "parti" parmi les prisonniers de guerre internés en pays tatar, Mustafa Suphi passa la fin de l'année 1918 à Kazan’2. C'est en tant que délégué de la section de Kazan’ de l'organisation socialiste-communiste turque qu'il participa au Ier Congrès des communistes musulmans convoqué à Moscou au début du mois de novembre 19183. Ce congrès, dominé par la personnalité de Staline, alait être, pour les dirigeants tatars du Commissariat central musulman, le congrès de l'échec. Le problème essentiel qui se posait aux délégués était celui de l'aménagement des relations entre les communistes musulmans et le parti bolchevik russe. Staline parvint à faire échec aux revendications autonomistes des "communistes nationaux" et imposa le rattachement des organisations musulmanes au parti bolchevik russe. D'autre part, sur son initiative, le Congrès invita le Bureau central des Organisations musulmanes à réformer le Commissariat central musulman. Cela signifiait le démantèlement à brève échéance de tout l'appareil civil et militaire mis en place par Mulla-Nur Vahitov et Sultan Galiev4. Nous ne savons pas grand-chose des répercussions de ce congrès sur les activités de Mustafa Suphi. Taxé par certains délégués d'anarchisme5, il se peut que le leader des communistes turcs ait traversé momentanément une période de disgrâce, mais ses biographes n'en disent rien. Même s'il dut 1Cf. ibid., pp. 75-77. Le Collège scientifique fut démantelé au début de l'année 1919 par Staline, en même temps que la plupart des autres organismes créés par Vahitov. Ceux de ses dirigeants qui n'appartenaient pas au parti communiste furent contraints de fuir en Sibérie. 2C'est ce qui ressort ibid. Cf. également A. Sultan-Galiev, "Mustafa Subhi i ego rabota", art. cit. 5N. Subaev et F. Hamidullin, art. cit., p. 75. 4Cf. à ce propos A. Bennigsen et Ch. Quelquejay, op. cit., pp. 126 sq. 5C'est du moins ce qui ressort du résumé de son intervention à ce congrès que donne N. Subaev, art. cit., pp. 68-69. Mustafa Suphi fut notamment critiqué pour avoir baptisé son organisation «parti des socialistes-communistes turcs». 11 se trouva dans l’obligation de désavouer la politique de large ouverture à toutes les nuances du socialisme que les révolutionnaires turcs avaient suivie jusque-là et dut proclamer son attachement à la plate-forme du PC(b) russe. On peut supposer que les attaques lancées contre Mustafa Suphi et les autres militants turcs qui participaient au congrès furent surtout motivées par le fait que ces hommes avaient vigoureusement appuyé, au cours des mois précédents, les initiatives autonomistes de MullaNur Vahitov et Sultan Galiev.

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accepter, pendant quelque temps, de s'effacer (lors de la réorganisation du Commissariat central musulman, la section de propagande extérieure qu'il dirigeait fut une des premières à être supprimée), il semble, en tout état de cause, qu'il n’eut aucune difficulté à remonter le courant. Dès le début de l'année 1919, il sera aux avant-postes du combat révolutionnaire, avec l'appui manifeste de Staline.

3. Les premières tentatives de pénétration en Turquie En mars 1919, Mustafa Suphi participa au Ier Congrès de l'Internationale communiste en tant que représentant de la section turque du Bureau central des Organisations communistes des peuples d'Orient. Il y disposa d'une voix consultative, mais il ne semble pas qu'il ait participé activement aux débats. Du reste, le temps de parole des congressistes avait été, dès la deuxième journée, très strictement minuté. Son intervention, conservée dans les actes du congrès1, est d'une insignifiance frappante. Mais, au passage, on retient tout de même une formule : «Il est tout à fait clair que si la tête du capitalisme franco-anglais se trouve en Europe, c'est dans les fertiles champs d'Asie que se trouve son ventre." Mustafa Suphi entendait souligner ainsi que le sort de la révolution mondiale se jouait dans les "colonies", au sens large du terme. Avant lui, Staline avait soutenu cette même thèse, mais de façon plus nuancée, dans un article intitulé «N'oublions pas l'Orient"2. Au lendemain du congrès, le leader des communistes turcs, de toute évidence plus à l'aise dans Yagit-prop que dans les débats doctrinaux, fut dirigé vers un nouveau terrain d'action. Au début de mois d’avril, en effet, les troupes soviétiques venues d'Ukraine avaient pénétré en Crimée et en avaient chassé le gouvernement des K-D, au pouvoir depuis novembre 1918. Il s'agissait à présent d'y organiser la propagande bolchevique, de manière à consolider le nouveau régime. La tâche s’avérait délicate, car lors d'une première occupation de la Crimée, de janvier à avril 1918, les Bolcheviks avaient multiplié les maladresses3. 1Cf. P. Broué, cd., op. cit., pp. 266-268. 2,'Ne zabyvajtc vostoka". Cet article célèbre, paru dans Zizn* national*nostej, 24 nov. 1918, a été repris dans le volume IV des Œuvres de Staline. 3Le 26 novembre 1917, les Tatars de Crimée avaient réuni à Bahtchesaray une Assemblée constituante {Kurultay) qui mit en place, de facto, un Gouvernement autonome tatar. Mais vers la fin du mois de janvier 1918, le comité révolutionnaire bolchevik de Sébastopol fit marcher les marins de la mer Noire contre les forces du Kurultay dont le président, Celebev, fut assassiné alors que les autres dirigeants tatars étaient contraints de se disperser. En mars 1918, les Bolcheviks constituèrent un Gouvernement criméen qui ne comprenait qu'un seul Tatar, chargé du commissariat aux Affaires musulmanes. Ce premier Gouvernement soviétique fut renversé en avril 1918, à la suite de l'occupation de la Crimée par l'armée allemande. Pour un aperçu d'ensemble de l'histoire criméenne à cette époque, cf. E. Kırı mal. Der nationale Kampf der Krimtürken mit besonderer Berüksichtigung der Jahre 1917-1918, Emsdetten, 1952.

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Il se peut que des agitateurs turcs aient réussi à s'infiltrer dans la presqu'île dès le début de l'année 19191. À partir du mois d'avril, cependant, nous assistons à une véritable mobilisation générale des partisans de Mustafa Suphi. Presque tous les militants de Kazan’ sont envoyés en Crimée2 ; le matériel servant à imprimer le Yeni Dünya quitte Moscou ; le comité central de l'Organisation communiste turque s'installe à Simferopol’, la capitale du mouvement national criméen. C'est dans cette ville que sera publié, le 20 avril 1919, le numéro 14 du Yeni Dünya. L’organe des communistes turcs paraîtra en Crimée jusque vers le début du mois de juin, d'abord à intervalles irréguliers, puis, à partir du 13 mai, en tant que quotidien. Au cours de cette période, Mustafa Suphi s'efforcera de respecter les consignes d'apaisement données par les dirigeants soviétiques et adoptera dans ses éditoriaux un ton conciliant vis-à-vis des progressistes criméens. Parallèlement, cependant, le Yeni Dünya continuera de diffuser une masse impressionnante de littérature révolutionnaire. Parmi les documents les plus intéressants dont la traduction fut publiée à cette époque, on doit surtout mentionner deux textes relatifs au Ier Congrès de l'Internationale communiste : le célèbre "Manifeste" rédigé par Trotski et la "Plate-forme" due à Buharin3. Cette littérature n'était pas seulement destinée aux populations locales. À présent qu'il se trouvait en Crimée, tout près des côtes turques, Mustafa Suphi avait également la possibilité de toucher, selon ses propres termes, "la jeunesse éclairée et peut-être même les ouvriers et les paysans d'Anatolie"4. Bien que le trafic maritime fût gêné par les désordres qui ne cessaient de se succéder sur le pourtour de la mer Noire, la Crimée avait conservé ses relations avec les ports turcs. Pour introduire le Yeni Dünya et les brochures 1C'est du moins ce qui ressort du rapport présenté par M. Suphi au premier Congrès du parti communiste turc tenu à Bakou en septembre 1920. Cf. "Türkiye komünist teşkilatı merkezi heyetinin faaliyeti hakkında..." (Au sujet des activités du comité central de l'organisation communiste de Turquie...), in 28-29 Kânùn-i sani 1921, op. cit., p. 56. Toutefois, les repères chronologiques qui figurent dans ce texte apparaissent, d'une façon générale, peu fiables. C'est ainsi, par exemple, que Mustafa Suphi situe sa présence en Crimée entre le 22 janvier et le 23 avril 1919 alors qu'en réalité les Bolcheviks n'avaient atteint Simferopol' que le 10 avril et que le premier numéro du Yeni Dünya dans cette ville n'avait paru qu le 20 du même mois. Il semble que Mustafa Suphi (ou le rédacteur du rapport ?) ait confondu l'occupation bolchevique de 1919 avec celle de 1918 qui, effectivement, ayant commencé vers le 20 janvier 1918 s'était terminée à la fin du mois d'avril. 2Ibid., p. 56. Les indications données par M. Suphi sont confirmées par les documents d'archives dont font état N. Subaev et F. Hamidullin, art. cit., p. 75. 3Le "Manifeste" fut publié dans les numéros 14 à 18 (20 avr. 1919 au 14 mai 1919) du Yeni Dünya ; la "plate-forme" dans le n° 26 du 25 mai 1919. Cf. à ce propos N. Subaev, art. cit., p. 69. 4Cf. M. Suphi, "İkinci devir" (Deuxième période), éditorial du premier numéro criméen du Yeni Dünya repris dans 28-29 Kânün-i sani 1921, op. cit., p. 43.

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communistes en Turquie, Mustafa Suphi pouvait compter non seulement sur les marins d'Istanbul de passage à Yalta ou ailleurs, mais encore sur les innombrables contrebandiers qui approvisionnaient le littoral pontique en armes et en marchandises diverses. Il y a tout lieu de penser qu'en mai 1919, certains ports d'Anatolie tels que Samsun et Trabzon constituèrent de véritables plaques tournantes pour la production subversive criméenne1. À cette époque, la République des Soviets pouvait craindre plus que jamais une offensive généralisée des Alliés car ceux-ci, après l'armistice de Moudros (30 octobre 1918), avaient réussi à mettre la main sur les Détroits et une grande partie de l'Anatolie. La tâche assignée à Mustafa Suphi était donc de harceler les forces ennemies en multipliant les foyers d'agitation dans les territoires qu'elles contrôlaient. Alors que l'étau impérialiste se reserrait chaque jour davantage autour de l'Empire moribond, l'alternative proposée par les Bolcheviks ne pouvait, il convient de le souligner, que susciter l'intérêt des couches agissantes en Turquie. C'est, semble-t-il, avec le titre de président de la section musulmane de Yobkom2 de Crimée que Mustafa Suphi avait été dépêché à Simferopol’3. Le résultat du travail d'agitation qu'il accomplit ici s'avéra, sinon spectaculaire, du moins prometteur. En quelques semaines, il réussit à organiser, au sein des communautés turques installées le long du littoral, plusieurs petits "soviets" et il gagna au bolchevisme environ 400 Tatars parmi lesquels figuraient un certain nombre d'éléments venus de la fraction de gauche du parti national criméen (Milli firka). Un congrès ne tarda pas à être convoqué, où furent représentées 17 localités de la presqu'île. Par ailleurs, pour consolider les positions du communisme en Crimée, les autorités soviétiques créèrent une école du parti qui forma, dans un premier temps, 27 agitateurs4. Mais la présence bolchevique en Crimée fut de courte durée. Dès le début du mois de juin, l'armée du général Denikin, appuyée par les flottes alliées, était passée à l'attaque. Le 24 juin, toute la Crimée était occupée. À cette époque, la plupart des militants turcs avaient déjà quitté la presqu'île. Il semble qu'un certain nombre d'entre eux avaient réussi à rejoindre les ports turcs du littoral pontique. D'autres s'étaient repliés vers Odessa, aux mains des Bolcheviks depuis le début du mois d'avril5.

*Cf. M. Suphi, "Türkiye komünist teşkilatı...", art. cit., p. 56. ^Obkom ; Comité régional (oblast*) du parti communiste. 3D'après N. Subaev, art. cit., p. 69. 4M. Suphi, 'Türkiye komünist teşkilatı...", art. cit., p. 56. 5La prise d'Odessa par les Bolcheviks avait été facilitée par la célèbre mutinerie des marins français de la mer Noire. Cf. André Marty, La révolte de la mer Noire, rééd. fac-similé, Paris, 1970.

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Pendant quelque temps, c'est dans cette ville, sous la tutelle de la section locale du Komintern, que Mustafa Suphi installera son quartier général. L'imprimerie du Yeni Dünya, une fois de plus déménagée, fut remise en service. Un stock de tracts et de manifestes fut constitué. Ce matériel de propagande était destiné, pour l'essentiel, à la Turquie. Parmi les nombreux agitateurs qui quittèrent Odessa au début de l'été 1919 pour se rendre à Istanbul ou en Anatolie figuraient, à en croire un rapport de Mustafa Suphi1, deux membres éminents du comité central de l'Organisation communiste turque. Mustafa Suphi cependant préféra rester en Russie. S'il était rentré en Turquie, il n'aurait pas tardé à être arrêté par les services de police alliés. Lorsque Odessa fut à son tour menacée, il rejoignit, à la tête du détachement de volontaires qu'il avait créé durant son séjour en Crimée, la 12e A rm ée soviétique qui, à travers les forces blanches, se frayait un chemin vers le nord. Pour les Bolcheviks, l’équipée criméenne se terminait en déroute. Mais Mustafa Suphi pouvait se prévaloir, pour sa part, d'un bilan positif. Pour la première fois depuis la création du parti communiste turc, celui-ci avait réussi à établir un réel contact avec la Turquie. De nombreux prisonniers de guerre avaient été clandestinement rapatriés ; des représentants du parti avaient été envoyés à Istanbul ; des tracts, des journaux, des brochures avaient été diffusés à travers l'Anatolie. De retour à Moscou, en septembre 1919, Mustafa Suphi put goûter pendant quelque temps à un repos bien mérité. Mais il fut bientôt chargé d'une nouvelle mission : il devait se rendre au Turkestan afin d'établir la liaison, à travers la mer Caspienne et le Caucase, avec le mouvement de résistance nationale qui, sous l'impulsion de Mustafa Kemal, commençait à s'organiser en Anatolie. Ğiöerin, le commissaire du peuple aux Affaires étrangères, avait, dès le 13 septembre, dans un message radio-diffusé, tendu une "main fraternelle" aux travailleurs et aux paysans de Turquie2. Il s'agissait à présent de matérialiser ce geste et de se tenir prêt à intervenir aux côtés des forces nationales. Pourquoi la route de l'Anatolie devait-elle passer par le Turkestan ? Sans doute parce que, depuis la perte de l'Ukraine, les dirigeants soviétiques 1M. Suphi, "Türkiye komünist teşkilatı...", art. dt., p. 57. Husein Seyd, arrêté par les Anglais alors qu'il se rendait d'Odessa à Istanbul, était peut-être un de ces émissaires. Cf. Archives du Foreign Office, FO 371/5171, Rapport du SIS en date du 16 sept. 1920, ff. 122 sq. 2Cf. le texte de cet appel dans l'ouvrage de X. J. Eudin et R. C. North, Soviet Russia and the East. 1920-1927. A documentary survey, Stanford, 1957, pp. 184-186.

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avaient assigné au Turkestan, en raison de sa position stratégique, un rôle de carrefour dans la lutte contre les Puissances impérialistes1. Il ressort d'un article paru dans la Zizn* national’nostej du 21 septembre 1919 que le Turkestan était appelé à héberger non seulement un important centre de propagande mais encore des bataillons de volontaires musulmans, chargés de prêter main-forte aux soulèvements des peuples d'Orient. C’est vraisemblablement vers le début de l'année 1920 que Mustafa Suphi arrivera à Taşkent. Il avait projeté de se diriger aussitôt vers la frontière turque, mais il dut retarder son voyage à la demande des autorités locales. Sur place, en effet, la conjoncture politique était passablement confuse et l'aide du leader des communistes turcs pouvait s'avérer précieuse. De quoi s'agissait-il ? Durant près de deux ans, le régime soviétique de Taşkent2 était resté totalement coupé du reste de la Russie en raison de la guerre civile. Pendant cette période, les communistes russes avaient multiplié les maladresses. Dans un premier temps, ils s'étaient efforcés de tenir les musulmans à l'écart du pouvoir, puis, par un revirement tardif, ils avaient laissé au contraire les djadid3 turkestanais noyauter le parti. À présent que les relations avec la Russie étaient rétablies, les dirigeants bolcheviks entendaient réparer les erreurs commises dans le passé et réorganiser l'administration du Turkestan. La situation, cependant, apparaissait bien compromise. Malgré la présence à Taşkent, depuis le mois de novembre, d'une commission spéciale, la Turkestanskaja komissija, dépêchée par Moscou, les djadid étaient en train de se rendre maîtres de tout le pouvoir. Sous leur impulsion, la troisième Conférence des communistes musulmans réunie en janvier 1920 avait même décidé de transformer le Turkestan en une République turque communiste et l'organisation communiste turkestanaise en un parti communiste turc indépendant du parti bolchevik. En outre, tous les musulmans de Russie avaient été conviés à renoncer à leurs particularismes et à s'unir au Turkestan, dans le cadre d'une vaste République panturque. 1Cf. à ce propos les documents présentés ibid., pp. 160-161. 2Un soviet des ouvriers, soldats et paysans avait été créé à Ta$ kent dès la révolution de Février. Après la révolution d’Octobre, les Mencheviks et les S-R de droite en furent éliminés, au profit des Bolcheviks et des S-R de gauche. Au lendemain du IIIe Congrès régional des soviets, un Conseil des commissaires du peuple du Turkestan (Türksovnarkom) fut mis en place dont les 15 membres étaient tous russes. En dépit du mécontentement suscité par cette attitude "colonialiste" des révolutionnaires russes, le régime soviétique de Taşkent parvint à se maintenir jusqu'au rétablissement des communications avec Moscou. Cf. à ce propos l'ouvrage d'Hélène Carrère d'Encausse, Réforme et révolution chez les Musulmans de l'Empire Russe, Paris, 1966, pp. 190 sq. et aussi le chapitre consacré au Turkestan par S. A. Zenkovsky, Pan-Turkism and Islam in Russia, Cambridge, Mass., 1967. ^Mot arabe signifiant "nouveau" et désignant les modernistes, partisans de la réforme. C'est vers la fin du XIXe siècle que le mouvement réformiste commença à s'implanter au Turkestan, animé par des éléments issus de la "bourgeoisie" indigène. Après 1905, les djadid s'étaient orientés vers un programme de revendications nationales et un certain nombre d'entre eux s'étaient laissé séduire par le panturquisme.

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Quel fut au juste, dans ce contexte, le rôle joué par Mustafa Suphi ? Envoyé à Taşkent par le pouvoir central, réquisitionné par la Turkestanskaja komissija, il était censé lutter contre les "forces réactionnaires" et contre les "parasites déguisés en communistes"1. Mais l'ancien militant panturquiste, l’ancien collaborateur de Mulla-Nur Vahitov et de Sultan Galiev au sein du Commissariat central musulman pouvait-il réellement considérer les autonomistes turkestanais comme des ennemis ? Sa position était sans conteste inconfortable. Il y a néanmoins tout lieu de penser que, profitant de l'indécision dans laquelle flottaient les autorités locales, il appuya discrètement les communistes indigènes. Nous disposons à cet égard d'un indice significatif : dans ses mémoires, le leader du mouvement national bachkir, Zeki Velidi Togan, qui avait été chargé par les djadid de plaider la cause turkestanaise auprès de lénine, présente à plusieurs reprises Mustafa Suphi sinon comme un ami, du moins comme une "personne sûre" en qui les musulmans pouvaient avoir pleine confiance2. Le leader des communistes turcs passa près de quatre mois à Taşkent, quatre mois qui furent consacrés, pour l'essentiel, aux affaires du Turkestan. Durant cette période, il semble même qu’il ait fait partie du comité exécutif central élu par les communistes turkestanais lors de leur congrès de janvier 19203. Mais dans le même temps, il fut également préposé par Shal'va Eliava, le président de la Turkestanskaja komissija, à l’animation d'un centre de propagande internationale chargé de diffuser les idées révolutionnaires dans les pays situés à la périphérie du Turkestan. Les cibles principales étaient l'Iran, l’Afghanistan et l'Inde4. Les dirigeants de Moscou, qui attachaient beaucoup d’importance à cette entreprise, avaient envoyé à Taşkent, vers la fin du mois de janvier, un "train rouge" rempli d’agitateurs et de littérature subversive5. Au bout de quelques semaines, Mustafa Suphi et ses collaborateurs avaient réussi à mettre en place tout un réseau de "bureaux de liaison" situés à l’extérieur des frontières turkestanaises.

1M. Suphi, "Türkiye komünist teşkilatı...", art. cit., p. 58. Il est à noter que ces expressions sont assez vagues. Elles peuvent désigner aussi bien les djadid que les communistes russes qui avaient mis en place au Turkestan, aux dires mêmes d’un des membres de la Turkestanskaja komissija, un régime "d'exploitation féodale des larges masses de la population indigène par les soldats russes de l'Armée Rouge, les colons et les fonctionnaires". (G. Safarov, cité par A. Bennigsen et Ch. Lemercier-Quelquejay, La presse et le mouvement national chez les musulmans de Russie avant 1920, Päris-La Haye, 1964, p. 269). 2Z. V. Togan, Hatıralar (Souvenirs), Istanbul, 1969, pp. 333 sq. 3M. Suphi, "Türkiye komünist teşkilatı...", art. cit., loc. cit. M. Suphi emploie une expression ambiguë : "Nous avons participé aux activités du Comité Central..." Faut-il entendre par là qu’il en fit partie ? Ou bien se contenta-t-il de conseiller ses camarades turkestanais ? 4Cf. les textes cités par X. J. Eudin et R. C. North, op. cit., pp. 160-161. 5Zizn* nacionaVnostej, 4 (61), 1920, cité par E. H. Carr, The Bolshevik Revolution. 1917-1923, Harmondsworth, Penguin Books, 1969,1, p. 340. Il se peut que ce soit précisément par ce train que Mustafa Suphi soit arrivé à Taşkent, dans la première quinzaine du mois de février 1920.

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Il convenait par ailleurs de jeter les bases d'une éventuelle intervention militaire en Turquie. Peu après l'arrivée du "train rouge", des prisonniers de guerre turcs internés en Sibérie commencèrent à affluer vers Taşkent. Ils furent regroupés dans les vieux quartiers de la ville et soumis à un apprentissage idéologique. Le "détachement rouge" qu'ils formèrent fut placé sous les ordres de Frunze qui commandait les troupes russes de la région. On peut supposer que la plupart de ces prisonniers ne voyaient dans l'entreprise de Mustafa Suphi qu'un hypothétique moyen de rentrer enfin au pays. Mais un certain nombre d'entre eux, une quarantaine au total, furent, semble-t-il, réellement séduits par le communisme. Pendant son séjour à Taşkent, Mustafa Suphi réussit-il à maintenir le contact avec la Turquie? Nous n'avons aucun indice à ce propos. Nous savons seulement qu'il avait hâte de se rapprocher du territoire turc. Mais la route était semée de dangers. La mer Caspienne, contrôlée par les Anglais et la flotte de Denikin, demeurait impraticable. Ce n’est que lorsque le commandant de la flottille soviétique, Raskolnikov, se fut emparé des navires de Denikin et qu’il eut obligé les forces britanniques à se retirer d'Enzeli et de Recht, le 18 mai 1920, que Mustafa Suphi put envisager de quitter le Turkestan. Il se mit en route dès que la nouvelle du débarquement de Raskolnikov à Enzeli fut connue. Il arriva à Bakou le 27 mai 1920, accompagné de 23 camarades. Depuis un mois, jour pour jour, la capitale de l'Azerbaïdjan se trouvait aux mains des Bolcheviks.

4. L'étape décisive Lorsque Mustafa Suphi fut à Bakou, il se trouva confronté aussitôt à un problème délicat : quel sort devait-il réserver à l'organisation qui, au printemps 1920, s'était érigée ici, à son insu, en parti communiste turc ? Cette organisation avait été créée par d'éminentes personnalités unionistes — Halil pacha, Salih Zeki, Fuat Sabit et quelques autres1 — qui

^Halil pacha (1881-1957) était l'oncle d’Enver pacha. Il s'était rendu célèbre en capturant à Kut al'amara, en Irak, le général Townshend avec une armée de 13 000 hommes. Interné par les Anglais à Istanbul au lendemain de l'armistice de Moudros, il avait réussi à s'évader (août 1919) et avait proposé ses services à Mustafa Kemal. Ce dernier l'avait chargé d'entrer en contact avec les Bolcheviks pour le compte du mouvement national. Salih Zeki, ex-moutassarif de Zor, est surtout connu pour avoir organisé, en 1916, l'extermination des populations arméniennes regroupées dans sa circonscription. Quant au Dr. Fuat Sabit, il s'agissait d'un ancien militant des "Foyers turcs" {türk ocağı). Expédié en Azerbaïdjan au lendemain du Congrès d'Erzurum (juillet 1919) par Mustafa Kemal, il ne devait pas tarder à se rapprocher des Bolcheviks. D'après un rapport adressé au Foreign Office (FO 371/5178, en date du 7 sept. 1920, ff. 190204), il avait été nommé en juin ou juillet 1920 à une "fonction officielle" à Kazan'.

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étaient arrivées en Azerbaïdjan vers la fin de l'année 1919. Dans un premier temps, ces hommes avaient travaillé dans le cadre de la Représentation populaire de Turquie (Türkiye halk murahhaslığı), un organisme de type co n su laire1 mis en place à Bakou par Nuri pacha, le "libérateur" de l’Azerbaïdjan, en septembre 1918. Par la suite, chargés par Mustafa Kemal d’assurer la liaison entre le mouvement national turc et la République des Soviets, ils avaient estimé nécessaire de constituer un "groupe communiste turc" qu’ils avaient transformé, vers la fin du mois de mars 1920, en parti communiste turc2. Pourquoi avaient-ils pris une telle initiative ? Sans doute pour apparaître plus crédibles aux yeux de leurs interlocuteurs russes. On peut également penser qu’ils avaient voulu — impressionnés par la portée politique des idées propagées par les Bolcheviks — jeter les bases d’une sorte de socialisme islamique susceptible, le cas échéant, de servir d’alibi idéologique à un mouvement d’opposition à Mustafa Kemal. Bn effet, bien qu’ils eussent accepté, dans l’immédiat, d’appuyer le gouvernement kémaliste, ils ne faisaient aucun mystère de leur intention de revenir, un jour ou l’autre, au pouvoir3. Ne fallait-il pas démanteler cette organisation qui, sous le couvert de communisme, ne défendait en réalité que les intérêts de quelques aventuriers ? Certes. Mais Mustafa Suphi savait que les dirigeants bolcheviks étaient pour le moment désireux de conserver de bonnes relations avec les Unionistes. Ceux-ci jouissaient d’un prestige considérable parmi les masses musulmanes et leur appui pouvait constituer, pour la République des Soviets, un atout essentiel dans le cadre de sa stratégie orientale. Il convenait donc d’agir avec prudence. Il se peut par ailleurs que Mustafa Suphi ait jugé utile de donner des gages de bonne volonté à ces hommes qui contrôlaient encore, de façon occulte, une grande partie de l’appareil administratif et militaire turc. Toujours est-il qu’il s'orienta vers une solution de compromis. Après de longs marchandages avec les dirigeants unionistes, il décida de maintenir leur organisation, mais celle-ci fut transformée en "section de

1Cette Représentation populaire de Turquie semble avoir eu pour objectif essentiel le noyautage de l'administration azérie par les membres de l'Union et Progrès. Cf. à ce propos FO 371/5171, ff. 96 sq. D'après un autre rapport (FO 371/5178, loc. cit.), le programme des Unionistes rassemblés autour de Nuri pacha "incluait secrètement la formation d'un parti communiste turc à Bakou". 2Les mémoires du général Kazım Karabekir, İstiklâl harbimiz / Notre guerre d'indépendance (Istanbul, 2e éd., 1969) contiennent de nombreux documents concernant cette organisation. Cf. en particulier le rapport de Rüştü, commandant de la 3e division basée à Trabzon, en date du 10 avr. 1920, pp. 573-576. Voir également les documents du Foreign Office déjà cités. 3Cf. à ce propos P. Dumont, "La fascination du bolchevisme : Enver pacha et le parti des soviets populaires. 1919-1922", CMRS, XVI (2), 1975, pp. 141-166.

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Bakou" du parti communiste turc. Ne furent touchés par l'épuration que quelques personnages par trop compromettants : en particulier Halil pacha. Les autres animateurs du groupe unioniste furent autorisés à demeurer dans le parti. Certains d'entre eux obtinrent même des postes importants au sein de la nouvelle organisation. Küçük Tal'at — l'une des figures les plus troubles de la précédente équipe1 — fut porté à la tête de la "commission des traductions", Salih Zeki et le capitaine Yakub2 furent admis à siéger au comité central du parti. Pour sceller sa réconciliation avec ses ennemis d'hier, Mustafa Suphi les aurait même invités (à en croire un rapport du "Secret Intelligence Service") à son mariage. Surprenante mansuétude. Mais chacune des deux parties en présence y gagnait. Mustafa Suphi s'emparait à peu de frais d'une organisation rivale. Quant aux Unionistes, leur infiltration dans le parti communiste turc était en quelque sorte légalisée. Lorsque ce problème fut réglé, Mustafa Suphi put s'employer à relancer l'activité de son organisation qui, depuis l'expédition criméenne, avait vécu au ralenti. Les quelque deux cents militants dont il disposait à Bakou lui permettaient de voir grand. Il créa un secrétariat et adjoignit au comité central plusieurs "sections" ayant chacune des attributions particulières. La plus importante de ces "sections" était celle chargée de l'organisation des nouvelles cellules du parti. Elle semble avoir fonctionné dès le début du mois de juin 1920. Nous savons qu'à cette époque une trentaine de propagandistes furent dépêchés en Anatolie et sur le pourtour de la mer Noire dans le but de susciter des adhésions3. Il s'agissait selon toute apparence d'assurer une présence communiste en certains points stratégiques du territoire, de manière à faciliter une éventuelle pénétration d'éléments révolutionnaires en Turquie. Mustafa Suphi, qui avait déjà eu l'occasion d'utiliser les services des contrebandiers de la mer Noire, attachait une importance particulière aux ports du littoral pontique. Vers le milieu du mois de juillet, plusieurs cellules, qui entretenaient des relations suivies avec les ports russes de Touapse et de Novorossijsk, existaient déjà le long de la côte anatolienne (Trabzon, Rize, 1Küçük Tal’at, Tal’at le petit, que l'on surnommait ainsi pour le distinguer de Tal’at pacha, l ’ex-Grand Vizir, avait fait partie du comité central de l'Union et Progrès. Arrêté par les Anglais en 1918, en même temps qu'un certain nombre d'autres Unionistes, il avait réussi à s'évader en août 1919. Il ne nourrissait aucune sympathie pour le communisme, mais il projetait néanmoins de susciter une "révolution sanglante" en Anatolie, dirigée aussi bien contre le sultan que contre le pouvoir kémaliste. Cf. à ce propos H. Bayur, art. cit., p. 634. 2Au début de l'année 1920, le capitaine Yakup avait assuré la direction de la Représentation populaire de Turquie (FO 371/5178, f. 197). Par la suite, il avait fait partie du comité central de l'organisation "communiste" créée par les Unionistes. En septembre 1920, lors du Congrès du parti communiste turc (cf. infra), il apparaîtra comme un des principaux opposants à la ligne définie par Mustafa Suphi. 3Cf. M. Suphi, "Türkiye komünist teşkilatı...", art. cit., pp. 59-61.

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Zonguldak, Ereğli). Ce réseau "maritime" fut doublé peu après d’un réseau situé à l’intérieur des terres (Nakhitchevan, qui contrôlait la vallée de l’Arax, une des principales voies de communication entre l’Anatolie et l’Azerbaïdjan, Erzurum, Sivas, et, finalement, Ankara). Il était évidemment plus difficile de toucher Istanbul qui se trouvait aux mains des Alliés. Mais le contact avec les militants de cette ville put néanmoins être établi grâce au savoir-faire du "groupe communiste juif" de Bakou qui disposait de quelques "correspondants" en Turquie1. Autre section mise en place par Mustafa Suphi, la "section de propagande", elle aussi très active. C’est de celle-ci que dépendait en particulier la publication du Yeni Dünya. Tiré à 4 000 exemplaires, l’organe du parti était diffusé en Turquie, en Azerbaïdjan, en Russie et au Turkestan. Cette section avait par ailleurs sous sa tutelle une "école du parti" affectée à la formation d’agitateurs et une "commission des traductions". Curieuse commission, qui avait la particularité d’être dirigée par un Unioniste notoire, Küçük Tal’a t Bien qu’il fût résolument hostile au communisme, ce dernier s'acquittait de sa tâche avec zèle : en quelques mois, il publia une dizaine de brochures de propagande (Les vues de Lénine sur la démocratie bourgeoise et la dictature du prolétariat ; Qu'est-ce que le pouvoir des Soviets ? ; etc.) et quelques titres de base tels que le Manifeste du parti communiste et YABC du communisme de Buharin et PreobraZenskij. Parallèlement à cette "section de propagande", l'organisation de Bakou comprenait également une sorte de service d'espionnage baptisé "section de liaison et d'information". Ce service, qui travaillait, semble-t-il, en collaboration avec le Centre de propagande internationale installé à Taşkent, avait pour tâche essentielle de recueillir des informations sur "l'état d'esprit" des masses populaires et des personnalités dirigeantes en Turquie. L'édifice administratif élaboré par Mustafa Suphi était complété, bien entendu, par une importante "section militaire". L'objectif de celle-ci était de créer une force armée de quelque 20 000 hommes en vue d'une éventuelle intervention en Anatolie. Dans l'immédiat, 700 volontaires avaient déjà été recrutés. Ces anciens prisonniers de guerre avaient évidemment hâte de rentrer en Turquie, mais les pourparlers qui furent engagés à cet effet avec le Gouvernement d'Ankara aboutirent à une fin de non-recevoir catégorique. Les nationalistes turcs se méfiaient de ces "détachements rouges" car leur "soutien" pouvait ouvrir la voie à une intrusion des forces soviétiques en territoire 371/5171, sept. 1920, f. 111.

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anatolien. Ibrahim Tali bey, le représentant du pouvoir kémaliste à Moscou, avait reçu à ce propos des consignes strictes : il pouvait accepter les armes et les munitions, mais il devait s'opposer à tout ce qui était susceptible d'entraîner une intervention directe de l'Armée rouge dans les régions revendiquées par la Grande Assemblée nationale1. Vers la fin du mois de juin, les diverses sections de l'organisation de Bakou étaient déjà en pleine activité. À présent, Mustafa Suphi pouvait envisager de recueillir les fruits du travail d'agitation et de propagande accompli depuis plus de deux ans. La convocation d'un congrès de toutes les cellules de Turquie et de Russie constitua la grande affaire de l'été 1920. Ce congrès devait permettre aux animateurs du parti de définir une fois pour toutes les bases doctrinales de leur organisation et d'élaborer un programme d'action pour les mois à venir. Il s'agissait en somme de résoudre les multiples problèmes qui avaient été laissés en suspens lors de la précédente Conférence des communistes turcs, celle de Moscou, réunie en juillet 1918. Mustafa Suphi avait également un autre objectif en vue. Il entendait en effet solliciter l'adhésion de son parti à la IIIe Internationale et il devait par conséquent, conformément aux décisions du IIe Congrès du Komintern qui venait de se réunir à Moscou (juillet 1920), convoquer le plus rapidement possible un ''congrès extraordinaire" afin de faire entériner cette décision2. Dans un premier temps, il avait été décidé que le congrès se tiendrait à Bakou à partir du 1er septembre3. Par la suite, le comité central du parti décida d'en retarder l'ouverture de quelques jours, de manière à laisser aux délégués la possibilité de participer à l'important Congrès des peuples de l'Orient, organisé par le Komintern, qui devait occuper toute la première semaine du mois4. À Moscou, en juillet 1918, Mustafa Suphi n'avait réussi à recruter qu'une vingtaine de délégués. Le congrès qui s'ouvrit à Bakou le 10 septembre 1920 rassembla, lui, 74 délégués. Ce chiffre permettait d'emblée de prendre la mesure du chemin parcouru en deux ans. Il y avait là, bien entendu, un grand *M. Suphi, "Türkiye komünist teşkilatı...", art. cit., p. 63. 2Cf. la dix-neuvième condition d'admission des partis dans l'Internationale communiste. Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès mondiaux de Vinternationale communiste. 1919-1923, Paris 1934 (réimpr. fac-similé, Maspero, 1971), p. 41. 3D'après une annonce parue dans le Yeni Dünya du 22 juillet 1920 et reprise par FO 371/5171, sept. 1920, f. 104. 4De nombreux commentaires ont été consacrés au Congrès des peuples de l'Orient. Ce congrès était destiné à "populariser" devant un vaste auditoire (1891 délégués, dont plus de 600 qui n'appartenaient pas au parti communiste) les "thèses" adoptées en juillet à Moscou au IIe Congrès du Komintern.

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nombre d'anciens prisonniers de guerre attachés au comité central, mais, pour la première fois dans l'histoire du parti, une quarantaine de militants étaient également venus de Turquie. Les groupes d'Istanbul, Ankara et Erzurum étaient particulièrement bien représentés, de même que le réseau pontique1. Tous ces délégués étaient-ils d'authentiques communistes ? Il semble que Mustafa Suphi soit parvenu à écarter du congrès les éléments unionistes qui avaient noyauté l'organisation de Bakou ; mais il y a tout lieu de croire, par ailleurs, que de nombreux participants ne voyaient dans le communisme qu’une variante extrémiste de l'enseignement proposé par l'Islam2. I^ s délégués disposant d'une base doctrinale un tant soit peu sérieuse ne dépassaient sans doute pas la dizaine. Mis à part Mustafa Suphi, les éléments les plus remarquables du congrès étaient Ethem Nejat, un enseignant mandaté par le groupe d’Istanbul, Hilmioğlu Hakkı qui représentait, lui aussi, les militants de la capitale, et enfin Ahmed Cevad, un intellectuel originaire de Crète, sensible aux femmes et à l'argent, qui sera accusé par la suite d'avoir trahi ses camarades3. Les membres du congrès eurent notamment à élire un nouveau comité central. Mustafa Suphi conservait bien entendu la présidence du parti, mais certains membres du précédent comité, en particulier les Unionistes, furent éliminés au profit de militants plus sûrs : Ethem Nejat, Hilmioğlu Hakkı, Süleyman Nuri et quelques autres4. L'équipe ainsi constituée avait le mérite d'être relativement homogène, mais elle restait dominée par la personnalité de Mustafa Suphi.

*Cf. A. M. Samsutdinov, art. cit., p. 232. Sur les 74 délégués présents, 32 seulement disposaient d'une voix délibérative. 2Cf. à ce propos le témoignage de Şevket Süreyya Aydemir, Suyu arayan adam (L'homme à la recherche de la source), Istanbul, 1965, pp. 207-208. 3En ce qui concerne la personnalité d'Ahmet Cevad Emre (1887-1961), qui sera par la suite un des fondateurs de la linguistique "kémaliste", cf. ses propres souvenirs dans la revue Tarih Dünyası en 1964-1965, où il se définit lui-même comme un "spéculateur" (il gagnait sa vie en vendant des tapis). Cf. également N. A. Tepedelenlioğlu, "Ahmet Cevat Emre'nin Moskova hatıraları dolayısıyla" (A propos des souvenirs de Moscou de Ahmet Cevat Emre), Tarih Dünyası, 4-7, 1965. 4Le comité central se composait comme suit : Mustafa Suphi, Mehmed Emin, Nazmi, Hilmioğlu Hakkı, le commandant İsmail Hakkı (celui-ci dirigeait l'organisation communiste turque de Batoum ; il avait représenté le parti au IIe Congrès du Komintern), Ethem Nejat, Süleyman Nuri (qui représentera le parti au IIIe Congrès du Komintern). Les délégués avaient en outre désigné un certain nombre de "candidats” et de "remplaçants" : Hüseyin Said (un des deux émissaires que M. Suphi avait envoyés en Turquie au printemps 1919, cf. supra, n. 57), Asım Necati (un militant de vieille date : il avait participé à la conférence de juillet 1918 à Moscou), Selim Mehmedoğlu, Süleyman Sami (un des principaux agitateurs du parti ; en juin 1920, il avait été chargé d'entrer en contact avec les organisations communistes d'Ankara et d'Eskişehir), Lütfü Necdet et İsmail Çitoğlu. Cf. Türkiye komünist fırkasının birinci kongresi (Le premier Congrès du parti communiste de Turquie), Bakou, 1920, p. 107.

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L'ordre du jour de la réunion avait été fixé dès le mois de juillet1. Le comité central devait présenter un rapport général, un rapport sur le programme du parti et une "déclaration" au sujet de la question nationale et coloniale. Les organisateurs avaient prévu en outre un débat sur le mouvement révolutionnaire russe et un rapport sur les organisations ouvrières et les coopératives. Enfin, les différentes sections locales avaient été chargées de préparer un bref exposé sur la situation dans leurs zones d'action respectives. Lors du congrès, cet ordre du jour fut intégralement maintenu, mais les délégués abordèrent également un certain nombre d'autres problèmes. La question paysanne notamment revint à plusieurs reprises sur le tapis. Quel rôle convenait-il d'assigner aux masses rurales dans la stratégie communiste ? Certains militants du parti, reprenant une idée longuement développée par Lénine lors du IIe Congrès du Komintern, mettaient l'accent sur les potentialités révolutionnaires de la paysannerie et proposaient d'implanter des soviets villageois partout où cela était possible2. Autre sujet épineux et difficile à éluder, la question religieuse. La plupart des délégués (peut-être Mustafa Suphi lui-même) attachaient une grande importance au maintien des traditions islamiques. Certains d'entre eux s'opposèrent vigoureusement à la politique de laïcisation de l'appareil administratif et judiciaire proposée par le programme du parti. Bien qu'il eût adopté pour l'occasion un ton éminemment conciliant, Mustafa Suphi eut du mal, semble-t-il, à les persuader de l'innocuité des mesures envisagées3. Fait significatif, à l'exception d'un alinéa réclamant l'abolition du khalifat, tout ce qui pouvait choquer les esprits religieux fut soigneusement gommé des divers textes qui furent soumis à la ratification des délégués pendant le congrès.

Ml avait été annoncé dans le Yeni D ünya du 22 ju illet 1920. Nous retrouvons approximativement le même plan dans les protocoles du Congrès, Türkiye komünist fırkasının birinci kongresi, op. cit. Ces protocoles constituent une source de premier plan qui nous permet de suivre d'assez près le déroulement des débats. 11 est utile d'en donner ici un bref sommaire (a) Première séance : discours d'ouverture (Mustafa Suphi, Neriman Nerimanof, Mehmed Emin, Ismail Hakkı) ; rapport d'Abid Alimov "sur la situation présente" (pp. 12-14) ; rapport du délégué d'Erzurum, Cevad [Dursunoğlu] sur la situation en Anatolie (pp. 14-17). (b) Deuxième séance : rapport de Mustafa Suphi sur les activités du comité central de l'organisation communiste turque (pp. 17-35) ; rapport de la commission financière (p. 38). (c) Troisième séance : discours de Hilmioğlu Hakkı sur la question coloniale (pp. 38-46) ; discours de Nazmi sur la question nationale (pp. 46-50) ; rapport d'Ahmed Cevad sur la coopération (pp. 50-60) ; exposé de Ziynetullah [Naşirvanov?] au sujet des associations et des unions ouvrières (pp. 6061). (d) Quatrième, cinquième et sixième séances, consacrées à la discussion du programme : exposé introductif de Mustafa Suphi (pp. 62-68) ; préambule du programme rédigé par M. Suphi (pp. 69-76) ; discussion du programme (prennent part à la discussion Mehmed Cevad, Abid Alim, Yakub, Hilmioğlu Hakkı, pp. 77-86). (e) Sixième séance : rapports de Lütfü Necdet, de Hilmioğlu Hakkı et d'Ethem Nejat sur les organisations communistes et le mouvement ouvrier à Istanbul (pp. 98-99) ; résolutions concernant la jeunesse (pp. 99-102) ; proposition d'Ethem Nejat et de Hilmioğlu Hakkı au sujet du regroupement des organisations communistes de Turquie (pp. 102-103) ; exposé de la camarade Naciye au sujet du mouvement féministe en Turquie (pp. 103-107). (f) Septième séance : élection du comité central (p. 107) ; propositions d'ismail Hakkı concernant le travail d'agitation et de propagande en milieu rural (pp. 107-114) ; discours de clôture (Mustafa Suphi, Pavloviè). ^Ibid., pp. 107 sq. 3Ibid., cf. notamment la discussion au sujet des tribunaux religieux, pp. 85-86.

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Au cours des débats, une place importante fut accordée à la question "nationale et coloniale" qui venait d'être portée au premier plan de l'actualité par le IIe Congrès du Komintern. Dans un long rapport consacré à l'historique de la question, Hilmioğlu Hakkı dénonça les positions "révisionnistes" de la IIe Internationale et résuma sommairement les thèses défendues par Lénine. Mustafa Suphi, pour sa part, s'employa à faire adopter par les délégués une résolution conforme aux. décisions du Komintern : les masses laborieuses des colonies et des nations opprimées devaient poursuivre la lutte révolutionnaire mais, dans l'intérêt même de la cause communiste, avaient par ailleurs le devoir de soutenir les mouvements de libération nationale, bien qu'ils fussent animés par des éléments bourgeois1. Dans le contexte turc, cela signifiait en clair que les militants communistes devaient, dans l'immédiat, mettre en veilleuse leurs activités subversives et soutenir le mouvement kémaliste dont les objectifs coïncidaient momentanément avec ceux de la République des Soviets. Il semble que personne ne s'opposa à cette résolution. Mustafa Suphi et ses compagnons étaient de toute évidence bien décidés à respecter, et le cas échéant à faire respecter, la ligne définie par le Komintern. Du reste, ils ne pouvaient guère faire autrement : pour pouvoir adhérer à la IIIe Internationale, ils étaient obligés de souscrire aux 21 conditions d'admission énumérées par celle-ci lors de son IIe Congrès. La principale tâche assignée aux délégués réunis à Bakou était précisément de se prononcer sur ces 21 conditions et d'élaborer un programme qui fût conforme aux "normes" de la nouvelle stratégie communiste. Cela dit, les militants du parti communiste turc ne pouvaient guère totalement ignorer les réalités culturelles et socio-économiques de leur pays. Bien qu'ils eussent adopté, afin de satisfaire au règlement de la IIIe Interantionale, une plate-forme très nettement inspirée du programme du parti bolchevik russe2, ils savaient qu'ils devaient tenir compte des traditions du peuple turc et de son attachement à l'Islam. C'est ce qui explique le ton relativement modéré de "l'Appel aux travailleurs de Turquie" qu'ils publièrent à l'issue du Congrès de Bakou3. Les diverses revendications avancées dans cet appel — reconnaissance du droit de grève, instauration du suffrage universel, 1Ibid., pp. 38-46 en ce qui concerne le discours de Hilmioğlu Hakkı. Le texte de la résolution proposée par M. Suphi figure dans 28-29 Kânûn-i sani 1921, op. cit., pp. 37-38. 2À notre connaissance, ce programme n'a pas été publié. Cependant les discussions qu'il suscita au cours du Congrès nous éclairent largement sur son contenu. Ibrahim Topçuoğlu, Neden 2 sosyalist partisi. 1946 (Pourquoi 2 partis socialistes. 1946), Istanbul, 1977, III, pp. 450-458, propose un texte qui semble passablement fantaisiste. 3A. M. Samsutdinov, art. cit., p. 235.

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suppression de l'armée régulière au profit des milices populaires, réforme du système fiscal, instruction primaire obligatoire et gratuite, distribution des terres aux paysans pauvres, amélioration du sort des travailleurs — étaient certes destinées à porter atteinte aux privilèges des couches dominantes, mais n'impliquaient pas pour autant un bouleversement radical des structures sociales du pays. Il est vrai que Mustafa Suphi et ses compagnons réclamaient également, nous l'avons déjà noté, l'abolition du sultanat et du khalifat : aux yeux des masses anatoliennes, un véritable sacrilège. Mais à l'automne 1920, les communistes n'étaient pas les seuls à exiger le départ du sultan, les milieux nationalistes d'Ankara commençaient eux aussi à s'accoutumer à une telle idée1. Lorsqu'au terme de plusieurs jours de débats le Congrès de Bakou prit fin, Mustafa Suphi avait tout lieu d'être satisfait. Le parti disposait désormais d'une solide assise doctrinale. En outre, les divers groupes de militants, qui jusque-là étaient restés totalement autonomes, avaient accepté de se plier au principe de la "centralisation démocratique", une des vingt et une conditions d'admission à la IIIe Internationale. Malgré la faiblesse de leurs effectifs — quelques centaines d’individus dans la plus favorable des hypothèses2 — les communistes turcs pouvaient à présent envisager de participer réellement à la politique anatolienne. Toutefois, une question importante se posait : le comité central du parti devait-il continuer à diriger l'action révolutionnaire en Turquie à partir du territoire soviétique ? Quitte à faire des concessions au Gouvernement de la Grande Assemblée nationale, n'était-il pas préférable de rentrer au pays ? En fait, la décision de Mustafa Suphi était prise depuis longtemps. Dès son arrivée à Bakou, à la fin du mois de mai 1920, il n'avait considéré cette ville située à la lisière des frontières turques que comme une ultime étape sur le chemin du retour. À l'automne 1920, la conjoncture n'était certes pas tout à fait favorable, en particulier le litige turco-soviétique à propos des territoires transcaucasiens était loin d'être réglé, mais la République des Soviets et le pouvoir national turc se trouvaient déjà irrémédiablement engagés dans la voie de la collaboration. Mustafa Suphi était donc en droit de penser que le Gouvernement d'Ankara l'accueillerait sinon avec cordialité, du moins avec une certaine tolérance. l’époque qui nous occupe, Mustafa Kemal continuait de proclamer son attachement au sultan khalife. Mais l'aile gauche de la Grande Assemblée avait élaboré en septembre 1920 un projet de constitution qui ignorait résolument et le sultanat et le khalifat. 2Le Yeni Dünya du 22 juillet 1920 avait annoncé qu'il y aurait au Congrès de Bakou un délégué pour 25 militants. Si l'on retient ce chiffre, on est obligé d'admettre — en tenant compte seulement des 32 délégués disposant d'une voix délibérative — que le mouvement comportait quelque 800 militants. Mais il y a tout lieu de supposer que le nombre réel de membres du parti était de beaucoup inférieur à cette évaluation optimale.

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5. Le retour en Turquie C'est dans la seconde moitié du mois de juillet 1920 que fut établi le premier contact entre l'organisation de Bakou et le Gouvernement d'Ankara. Le 19 juillet, Mustafa Kemal était avisé de l'arrivée à Trabzon de Süleyman Sami, un des proches compagnons de Mustafa Suphi. Celui-ci était porteur d’un bref message adressé au président de la Grande Assemblée nationale et il avait pour mission de poser au Gouvernement d'Ankara les trois questions suivantes : a) Les Bolcheviks seront-ils autorisés à créer en Anatolie une organisation légale ; b) Quels sont les changements qu'il conviendra d'apporter au programme bolchevik actuel pour pouvoir l'appliquer en Anatolie ; c) Quelles sont les vues de la Grande Assemblée nationale en ce qui concerne l'application du programme bolchevik ? Par ailleurs, l'émissaire de Mustafa Suphi était chargé de faire savoir aux autorités anatoliennes que l'aide soviétique à la Turquie se ferait désormais par l'intermédiaire de l'organisation de Bakou qui disposait, dans l'immédiat, de 50 canons, 70 mitrailleuses et 17 000 fusils1. Ainsi, Mustafa Suphi, sans doute avec l'accord des dirigeants de Moscou, jouait d'emblée cartes sur table : des armes, des munitions et de l'argent en échange d'une promesse formelle de tolérance à l'égard des activités du parti. Toutefois, le leader communiste était prêt à faire des concessions. Il laissait entendre, très clairement, qu'il ne se refuserait pas à un aménagement des principes bolcheviks si le Gouvernement d'Ankara le jugeait nécessaire. Une quinzaine de jours plus tard, un autre représentant de l'organisation de Bakou, Salih Zeki, tenait en présence de Kâzım Karabekir, le commandant de l'armée de l'Est, à peu près les mêmes propos que Süleyman Sami. Karabekir, qui était favorable à une alliance tactique avec les Bolcheviks, recommandera à Mustafa Kemal, dans un télégramme daté du 3 août 1920, de "s'entendre avec ces messieurs en les nommant à des postes honorifiques"2. Il craignait, en effet, que Mustafa Suphi et ses compagnons, s'ils étaient éconduits, ne voulussent "se venger" en fomentant des troubles à travers le pays. Il estimait que le Gouvernement d'Ankara devait s'efforcer de neutraliser le mouvement communiste, car une agitation incontrôlée ne pouvait profiter qu'aux Anglais qui ne manqueraient pas d'exploiter les sentiments anticommunistes des forces fidèles au khalife. document a été publié par F. Tevetoğlu, Türkiye'de sosyalist ve komünist faâliyetler (Les activités socialistes et communistes en Turquie), Ankara, 1967, pp. 221-223. 2K. Karabekir, op. cit., pp. 780-781.

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L’initiative de Suphi mettait incontestablement les dirigeants du mouvement national dans une situation embarrassante. Bien qu’il eût appelé, vers la mi-juillet, les musulmans à soutenir les Bolcheviks1, Mustafa Kemal était fermement décidé à faire échec à tout ce qui pouvait ouvrir la voie à une ingérence soviétique dans les affaires anatoliennes. Mais il devait manœuvrer avec prudence, car l'aide de la République des Soviets était indispensable à la Turquie. Au moment où le message de Mustafa Suphi parvenait à Ankara, les représentants du Gouvernement de la Grande Assemblée à Moscou s'efforçaient de mener à bien de difficiles négociations avec le commissariat du peuple aux Affaires étrangères. Rien ne devait être fait qui pût mettre en péril ces pourparlers dont dépendait le sort du mouvement national. En dépit des recommandations de Kâzım Karabekir, Mustafa Kemal s'orienta donc en définitive vers une solution dilatoire : au lieu de "s'entendre avec ces messieurs", il décida d'ignorer pour l'immédiat les propositions de l'organisation de Bakou, d'autant plus que l'aide soviétique, malgré que Mustafa Suphi eût laissé entendre qu'elle dépendait de lui, venait d'arriver en Anatolie. Ce n'est que vers le milieu du mois de septembre que le président de la Grande Assemblée répondra au message de Mustafa Suphi : entre-temps, les négociations turco-soviétiques avaient abouti à une impasse en raison des prétentions russes sur les territoires transcaucasiens2. Mais la conjoncture apparaissait néanmoins favorable au Gouvernement d'Ankara, car la République des Soviets, menacée à l'ouest par l'armée polonaise et au sud par les forces de Wrangel, ne pouvait en aucune façon envisager d'entrer en conflit avec la Turquie. Mustafa Kemal pouvait donc se permettre de réagir avec fermeté aux propositions du leader communiste. La lettre qu'il adressa le 13 septembre au comité central de Bakou, bien que fort aimable, mettait très nettement les points sur les i : "Nous devons nous abstenir des initiatives intempestives et inutiles, car celles-ci peuvent constituer un facteur de désunion et provoquer de la sorte l'échec de la lutte nationale pour l'indépendance."3 Mustafa Suphi et ses compagnons n'étaient certes pas exclus de la vie politique turque, mais il leur était demandé de ne rien entreprendre à l'insu du Gouvernement de la Grande Assemblée. En d'autres termes, cela signifiait qu'ils n'étaient guère autorisés à créer en Turquie des organisations 1Le manifeste de M. Kemal a été publié dans Le Temps du 24 juillet 1920. 2Ğiöerin réclamait l'établissement d'une "frontière ethnique" en Transcaucasie. En clair, cela signifiait que les Turcs devaient céder aux Arméniens une grande partie de l'Anatolie de l'est. En ce qui concerne les pourparlers turco-soviétiques durant cette période, cf. P. Dumont, "L'axe Moscou-Ankara. Les relations turco-soviétiques de 1919 à 1922", CMRS, XV1I1 (3), 1977, pp. 165-193. 3Cette lettre a été publiée par F. Tevetoğlu, op. cit., pp. 223-225.

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communistes indépendantes du pouvoir national. Toutefois, soucieux d’éviter à tout prix une agitation clandestine, Mustafa Kemal laissait entrevoir une possibilité d'entente. Après avoir souligné que les militants communistes et le Gouvernement d’Ankara poursuivaient le même objectif — libérer le pays du joug du capitalisme occidental —, il terminait sa lettre en priant le comité central de Bakou d'envoyer à Ankara un représentant dûment accrédité, "pour que l'organisation communiste turque et le pouvoir national puissent collaborer pleinement". Cette missive du 13 septembre constituait une fin de non-recevoir patente. Mustafa Suphi préféra n'y voir qu'une invitation à rentrer en Turquie. Cependant, les circonstances étaient pour l'instant peu favorables à un tel voyage. À la fin du mois de septembre, en effet, le Gouvernement d'Ankara avait autorisé Kâzım Karabekir à attaquer l'Arménie. Les relations turcosoviétiques, qui depuis le mois d'août étaient déjà passablement tendues, semblaient à présent sur le point de dégénérer en un conflit ouvert. De toute évidence, en dépit de la décision prise au Congrès de Bakou de transporter le siège de l'organisation en territoire anatolien dans les plus brefs délais, il valait mieux attendre que la situation se clarifiât. Ce n'est qu'au lendemain de la prise de Kars par les forces de Kâzım Karabekir, le 30 octobre 1920, que les Bolcheviks arrêteront définitivement leur position vis-à-vis de l'agression turque. Faute de pouvoir s'opposer par les armes à la progression rapide de l'armée de l'Est, ils s'efforceront de limiter l'emprise turque sur l'Arménie en multipliant les manifestations de bonne volonté à l'égard du Gouvernement d'Ankara. Dès le début du mois de novembre, Mustafa Suphi sera donc en mesure d'annoncer au président de la Grande Assemblée nationale que, "conformément à sa proposition", une "mission dûment accréditée" s'apprêtait à se rendre à Ankara1. Dans cette même lettre, le leader des communistes turcs prendra cependant la précaution de préciser que son parti s'engageait à soutenir de toutes ses forces le gouvernement national et qu'il ne ferait rien qui pût affaiblir ou diviser les forces combattantes. Cette promesse se situait, bien entendu, dans la droite ligne des décisions prises par le IIe Congrès du Komintern. Mustafa Suphi* *Cf. le texte de cette lettre dans l'ouvrage de R. N. İleri, Atatürk ve komünizm (Atatürk et le communisme), Istanbul, 1970, pp. 202-206. Il y a tout lieu de penser que Mustafa Suphi envoya durant cette période plusieurs messages au président de la Grande Assemblée, mais ces documents n'ont pas été retrouvés. Un rapport du Secret Intelligence Service (FO 371/5178, f. 234), en date du 28 oct. 1920, fait cependant état d'un télégramme adressé par Suphi à Mustafa Kemal. Dans ce télégramme, le leader du parti communiste turc propose "l'établissement de communications directes entre l'Anatolie et les forces bolcheviques du Caucase." Il annonce en outre qu'un général soviétique (peut-être le général CebySev) a été chargé d'envoyer en Anatolie une "mission de liaison", munie d'un "crédit" de 80 millions de roubles.

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n'envisageait nullement de "trahir" la cause prolétarienne, il proposait simplement, comme l'y autorisaient les thèses de Lénine sur les questions nationale et coloniale, une alliance provisoire pour le temps que durerait la lutte contre les Puissances impérialistes. Comment Mustafa Kemal réagit-il à cette lettre ? Encouragea-t-il Suphi à mettre son projet à exécution ? Ou bien se désintéressa-t-il de la chose ? Les documents qui nous permettraient de répondre à ces questions font malheureusement défaut. Toujours est-il que dès que la route transcaucasienne fut à nouveau praticable, après la signature du traité turco-arménien d'Alexandropol (2 décembre 1920), Mustafa Suphi et une vingtaine de ses compagnons se mirent en route pour la Turquie, en dépit de l'hostilité que les autorités anatoliennes nourrissaient envers eux. Étaient-ils conscients de l'importance du risque qu'ils prenaient ? Il ne semble pas. Il y a tout lieu de penser, au contraire, qu'abusés par le ton relativement compréhensif de la lettre que Mustafa Kemal leur avait adressée le 13 septembre, ils se croyaient à l'abri du danger. Jusqu'à Kars, où ils arrivèrent le 28 décembre 19201, leur voyage se déroula sans encombre. Le général Kâzım Karabekir qui avait installé ses quartiers d'hiver dans cette ville les reçut avec courtoisie. Derrière cet accueil poli se dissimulait toutefois une profonde animosité à l'égard de la mission communiste, car celle-ci était soupçonnée de vouloir provoquer des désordres dans le pays. À vrai dire, Mustafa Suphi et ses compagnons avaient fort mal choisi leur date de retour en Turquie. Au moment même, en effet, où ils parvenaient à Kars, les troupes kémalistes livraient de violents combats contre les bandes de Çerkeş Edhem, un ancien partisan du Gouvernement d'Ankara qui s'était retourné contre lui et qui se réclamait à présent du "bolchevisme" dans l'espoir de regrouper autour de lui tous les éléments "extrémistes" opposés à Mustafa Kemal2. Les démêlés avec Çerkeş Edhem venaient démontrer, s'il en était besoin, que le "bolchevisme" — pris dans un sens très large — était susceptible de constituer un dangereux facteur de désunion. Le pouvoir national pouvait-il tolérer, dans ces conditions, un accroissement de l'implantation communiste en Anatolie ? Certes non. Tandis qu'à Kars Mustafa Suphi s'entretenait cordialement avec Kâzım Karabekir, la décision *K. Karabekir, op. cit., p. 852. 2Pour plus de détails sur la révolte de Çerkeş Edhem, cf. P. Dumont, "La révolution impossible. La pénétration du bolchevisme en Anatolie. 1920-1921", CMRS, XIX (1-2), jan.-juin 1978, pp. 143-174.

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des dirigeants turcs était déjà prise : il fallait à tout prix contraindre le groupe à rebrousser chemin1. La tâche s’avérait difficile cependant, car le Gouvernement d'Ankara voulait éviter de se présenter aux yeux de son principal allié, la République des Soviets, comme un adversaire du communisme. Il tenait au contraire, dans la mesure du possible, à donner l'impression d'être favorable aux idées défendues par Moscou. Les autorités locales chargées de l'affaire devaient donc agir avec tact et circonspection. C'est Kâzım Karabekir, semble-t-il, qui décida de la marche à suivre. N'était-il pas possible de susciter sur la route des communistes turcs des "manifestations populaires" qui, devenant de plus en plus violentes, finiraient par les obliger à rentrer à Bakou ? Une telle manœuvre ne compromettrait en rien les dirigeants du mouvement national et ceux-ci pourraient même tenter de "protéger" les voyageurs en mettant quelques gendarmes à leur disposition2. En raison de la présence à Kars de Budu Mdivani, le représentant de la République des Soviets auprès du Gouvernement anatolien, Karabekir ne pouvait pas se charger personnellement de la conduite des opérations, mais d'ores et déjà, dans un télégramme daté du 3 janvier 1921, le gouverneur d'Erzurum, Hamit bey, lui avait proposé de prendre l'affaire en main3. Dès la réception de ce télégramme, le commandant de l'armée de l’Est s'empressa de donner des directives précises à son correspondant. Hamit bey fut chargé d'organiser contre Mustafa Suphi et ses camarades une vigoureuse campagne de presse et des "démonstrations appropriées", de manière à ce qu'ils fussent convaincu qu'ils ne pourraient ni travailler en Turquie ni poursuivre leur voyage sans mettre leur vie en danger. Mais toute cette agitation devait donner l'impression d'être dirigée "contre les individus eux-mêmes et non contre le bolchevisme en général"4. Karabekir espérait que les Russes, ne se sentant pas directement visés, fermeraient plus facilement les yeux sur les déboires de leurs protégés.

ÎDans un télégramme daté du 2 janvier 1921, Kâzım Karabekir faisait savoir au gouverneur d'Erzurum, Hamit bey, que le président de la Grande Assemblée et le ministre des Affaires étrangères lui avaient demandé d'empêcher Mustafa Suphi et ses camarades de se rendre à Ankara. Ce télégramme a été publié par H. Bayur, art. cit., p. 642. 2D'après un télégramme de K. Karabekir à Hamit bey, en date du 3-4 janv. 1921. Cf. ibid., pp. 643-644. ^Ibid., pp. 643-644. 4Ibid.t pp. 642-643.

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Il y a tout lieu de croire que Mustafa Suphi fut averti de ce qui se tramait. Le 11 janvier, alors qu'il se trouvait encore à Kars, il se rendit en compagnie d'Ethem Nejat chez Kâzım Karabekir et lui fit savoir que, craignant des actes d'agression, il souhaitait éviter de passer par Erzurum. Certains de ses camarades étaient prêts à suivre l'itinéraire prévu, mais il préférait pour sa part faire un crochet par Tiflis afin d'emprunter la voie maritime. Cette proposition contrariait les plans de Karabekir. Ce dernier refusa de se prêter à un tel arrangement et, intransigeant, mit ses visiteurs en demeure de choisir entre deux possibilités : ou bien les communistes turcs poursuivaient tous ensemble leur route via Erzurum et acceptaient de se faire ainsi une idée des sentiments que le peuple nourrissait envers eux, ou bien, renonçant à se rendre à Ankara, ils rebroussaient chemin. Placé devant cette alternative qui semblait n'admettre aucune discussion, Mustafa Suphi dut se résigner à affronter les manifestations d'Erzurum1. Dès que la décision du leader communiste fut prise, Karabekir en avisa Hamit bey. Tout se déroulerait comme prévu. Toutefois, le gouverneur d'Erzurum devait veiller à ce que les voyageurs ne fussent pas malmenés. Il fallait notamment empêcher la population de les faire monter sur des ânes ou de leur faire subir d'autres humiliations du même genre. L'opinion publique devait manifester ses sentiments avec modération et politesse2. Désormais, Mustafa Suphi et ses compagnons sont saisis dans un engrenage irrévocable. Quelques-uns des membres de la mission ont certes préféré fausser compagnie à leurs camarades3, mais les autres — une quinzaine au total — sont décidés à tenir jusqu'au bout. À Erzurum, une "Association pour la défense de la religion et des institutions", créée pour l'occasion, s'est chargée du travail d'agitation. Le 22 janvier, lorsque les voyageurs parviennent à cette ville, une foule hurlante les empêche de quitter la gare. Ils doivent repartir aussitôt et, ainsi que l'avait prescrit Kâzım Karabekir, les autorités locales les obligent à se diriger vers le littoral. Tout le long du parcours, les brimades, les insultes, les slogans anticommunistes ne cessent de pleuvoir. Aucune localité n'accepte de les héberger, les boulangeries refusent de leur

*K. Karabekir, op. cit., pp. 852-853. 2H. Bayur, art. cit., p. 645, télégramme de K. Karabekir en date du II janv. 1921. 3On ne sait pas grand-chose de ces diverses "trahisons". Dr. Samih Çoruhlu (pseud, de A. N. Kurat) indique que deux des membres de la mission, Mehmed Emin et Süleyman Sami, se firent porter malades à leur arrivée à Erzurum (cf. "İstiklâl savaşında komünizm faaliyeti" / L'activité communiste pendant la guerre d'indépendance. Yeni Istanbul, 14 juil. 1966). Il semble que deux autres voyageurs, les capitaines Nedim Agâh et Yakub, aient "filé à l’anglaise” à Bayburt, localité située à mi-chemin entre Erzurum et le littoral (Mahmut Goloğlu, Cumhuriyete doğru. 1921-1922 / Vers la république. 1921-1922, Ankara, 1971, p. 43).

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vendre du pain, des manifestants lancent des pierres. Le 28 janvier, exténués et abattus, ils arrivent enfin à Trabzon. Le dénouement est proche. Yahya, le chef de la corporation des bateliers, leur suggère de s’embarquer aussitôt et leur propose une chaloupe à moteur. Mustafa Suphi et ses camarades n’hésitent pas à accepter : ils comptent peut-être se rendre à İnebolu, un des ports de la mer Noire les plus proches d'Ankara. Mais alors que leur chaloupe se trouve déjà loin de la côté, un canot les rattrape, occupé, dit-on, par Yahya et ses hommes. Mustafa Suphi et tous ceux qui avaient accepté de l'accompagner, notamment Ethem Nejat et Hilmioğlu Hakkı, sont tués et jetés à l'eau1. Kâzım Karabekir et son "complice", Hamit bey, avaient-ils prévu le drame de Trabzon ? Avaient-ils réglé à l'avance l'atroce mise en scène ? Il ne semble pas. Les télégrammes adressés par Karabekir au gouverneur d'Erzurum stipulaient au contraire qu'aucune violence ne devait être exercée sur les militants communistes. Comment expliquer, dans ces conditions, l'initiative prise à Trabzon par Yahya ? Cet individu connu sur toute la côte pour sa férocité prit-il seul la décision d'assassiner Mustafa Suphi et ses quinze camarades ? Une telle hypothèse n'a rien d'invraisemblable. Il se peut en particulier que Yahya ait été alléché par le "trésor" destiné au financement des activités communistes en Anatolie que Suphi transportait avec lui. Mais si l'on retient l'hypothèse du "crime crapuleux", on comprend mal que Yahya ait été à son tour assassiné lorsque, traduit devant la justice, il eut menacé de "vider son sac"2. De toute évidence, certaines personnes avaient lieu de craindre ses révélations. Qui pouvait-il donc compromettre ? Les Unionistes dont il était l'homme de main à Trabzon ? Certains notables locaux ? Tel ou tel agent du Gouvernement d'Ankara ? Les Unionistes avaient bien des raisons d’en vouloir à Mustafa Suphi, et de nombreux auteurs, en particulier Kâzım Karabekir3, ont soutenu que Yahya avait agi à leur instigation. Mais cette accusation, ainsi que toutes les autres qui ont été portées contre divers milieux politiques, n'a jamais reposé que sur des conjectures.

^La mort de M. Suphi et de ces camarades a été maintes fois contée. Cf. notamment la lettre d'Ahmed Cevad à M. Pavloviô publiée par ce dernier dans Revoljucionnaja Turcija (La Turquie révolutionnaire), Moscou, 1921, pp. 119-121. Voir également les divers textes rassemblées dans 28-29 Kânûn-i sani 1921, op. cit., Nâzım Hikmet en a donné une version romancée dans Les romantiques, Paris, 1964, pp. 120-121. Outre Mustafa Suphi, Ethem Nejat et Hilmioğlu Hakkı, ces diverses sources mentionnent, parmi les personnes assassinées au large de Trabzon, le commandant İsmail Hakkı, Kâzım Ali et Şefik. On ne connaît pas le nom des autres victimes. 2K. Karabekir, op. cit., p. 1075 ; F. Kandemir, Atatürk'ün kurduğu Türkiye komünist partisi (Le parti communiste turc créé par Atatürk), Istanbul, 1966, pp. 184-186 ; F. Tevetoğlu, op. cit., p.

255. 3K. Karabekir, loc. cit. Cf. également Sami Sabit Karaman, İstiklâl mücadelesi ve Enver paşa. Trabzon ve Kars hatıraları. 1921-1922 (La lutte d'indépendance et Enver pacha. Souvenirs de Trabzon et de Kars. 1921-1922), İzmit, 1949, p. 19.

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L’assassinat de Mustafa Suphi et de ses camarades aurait pu constituer pour le parti communiste turc un coup fatal. Mais depuis le congrès de septembre 1920, la relève était prête. Au moment du drame de Trabzon, il y avait en Turquie plusieurs organisations communistes susceptibles de reprendre à leur compte le travail amorcé par l’équipe de Bakou. En outre, un certain nombre de militants étaient restés en Azerbaïdjan et en Russie. Ces hommes, auxquels viendront bientôt se joindre des "nouveaux” tels que Nazım Hikmet et son camarade Vâlâ Nureddin, continuèrent à représenter la Turquie au sein du mouvement communiste international. Momentanément, toutefois, les activités du parti en territoire turc connurent un temps d'arrêt. La mort de ses dirigeants au large du littoral pontique coïncida en effet avec une vague d'arrestations, ordonnée par le Gouvernement de la Grande Assemblée, qui décapita les deux principales organisations d'Anatolie, celles d'Ankara et d'Eskişehir1. Durant cette période, l’organisation d'Istanbul fut la seule, semble-t-il, à poursuivre un certain travail d'agitation. Malgré la surveillance exercée par les forces d'occupation, le groupe de Şefik Hüsnü sera même en mesure de lancer, en juin 1921, une revue "sociologique, éducative et littéraire", Aydınlık (Clarté), qui jouera un rôle considérable dans la diffusion de la pensée marxiste-léniniste en Turquie. Ainsi que l'avait espéré le Gouvernement d'Ankara, la République des Soviets assista au démantèlement du réseau anatolien sans trop oser réagir. La presse russe attendit plusieurs mois pour annoncer la mort de Mustafa Suphi et les arrestations de janvier 19212. Dans l'immédiat, rien ne devait venir troubler la bonne marche des pourparlers turco-soviétiques qui se poursuivaient à Moscou et dont dépendait, en grande partie, la stabilisation de la situation dans les territoires transcaucasiens. Cièerin fit certes des remontrances au chef de la délégation turque, Ali Fuad pacha, mais ce dernier n'eut aucun mal à convaincre son interlocuteur soviétique de l'innocence de son gouvernement. La mort de Suphi et de ses camarades n'était qu'un accident, probablement un naufrage. Quant aux arrestations d'Ankara et d'Eskişehir, elles résultaient des "erreurs tactiques" commises par les militants communistes : ceux-ci avaient prématurément tenté de susciter une "révolution sociale" en Anatolie, alors que

*Cf. à ce propos P. Dumont, "La révolution impossible...”, art. cit. 211 est curieux de constater, par exemple, que l'article consacré à Mustafa Suphi par Sultan Galiev dans Z iy i’ national*nostej, 16 juil. 1921, mentionne à peine les circonstances tragiques de sa mort. Ce n'est que le 26 octobre 1922 que la Pravda dénoncera les agissements anticommunistes du Gouvernement d'Ankara.

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toutes les forces de la nation auraient dû être engagées dans la lutte contre l'ennemi extérieur1. À vrai dire, les explications fournies par Ali Fuad pacha n’étaient peutêtre pas totalement dénuées de fondement En dépit des recommandations du IIe Congrès du Komintern, la "première génération" des communistes turcs avait effectivement péché, de temps à autre, par excès d'activisme. Certains militants anatoliens avaient notamment trempé dans la révolte de Çerkeş Edhem, une révolte qui avait considérablement génê les forces kémalistes vers la fin de l'année 1920. La "seconde génération", dominée par le groupe communiste dlstanbul, respectera beaucoup mieux les consignes de Moscou. Appliquant à la lettre les thèses de Lénine sur les questions nationale et coloniale, Şefik Hüsnü, un des principaux continuateurs de l'œuvre de Mustafa Suphi, mettra constamment l'accent sur la nécessité de soutenir le mouvement de libération nationale. Mais le parti communiste turc se trouvera dès lors condamné à vivre dans l'expectative, n'osant prendre aucune initiative qui pût mettre réellement en cause l'autorité du Gouvernement d'Ankara. Si Mustafa Suphi et ses camarades avaient été épargnés à Trabzon, leur organisation se serait-elle pareillement enlisée dans la prudence et l'attentisme ? C'est selon toute vraisemblance par l'affirmative qu'il faudrait répondre, car, depuis le Congrès de Bakou, les "internationalistes" turcs n'avaient plus la possibilité de décider librement de la stratégie à suivre. Étroitement soumis au Komintern, ils n'étaient désormais, en réalité, que de simples exécutants.

propos des dénégations d’Ali Fuad pacha, cf. W. Z. Laqueur, Communism and nationalism in the Middle East, New York, 1956, p. 211. Voir aussi G. S. Harris, The origins o f communism in Turkey, Stanford, 1967, p. 94.

BAKOU, CARREFOUR RÉVOLUTIONNAIRE 1919-1920

Peu après la soviétisation de l’Azerbaïdjan, en avril 1920, un dirigeant communiste musulman soulignait l'importance de cet événement de la manière suivante: "La soviétisation de rAzerbaïdjan est un pas extrêmement important dans le développement du communisme au Proche-Orient. De même que le Turkestan rouge joue un rôle de phare révolutionnaire pour le Turkestan chinois, le Thibet, l'Afghanistan, l'Inde, Bukhara et Khiva, de même l'Azerbaïdjan soviétique, avec son prolétariat ancien et expérimenté et son parti communiste déjà passablement solide — le parti Hümmet — deviendra le phare rouge de la Perse, l'Arabie et la Turquie... Le fait que la langue azérie est comprise aussi bien par les Turcs d'Istanbul que par les Persans de Tabriz, les Kurdes, les peuples turcs de Transcaucasie, les Géorgiens et les Arméniens va accroître le rôle politique international de l'Azerbaïdjan soviétique. À partir de l'Azerbaïdjan nous pouvons frapper les Britanniques en Perse, tendre la main à l'Arabie et conduire le mouvement révolutionnaire en Turquie jusqu’à ce que celui-ci devienne une lutte de classes plus ou moins indépendante."1 En quelques phrases, l'auteur de ce jugement — il s'agit du révolutionnaire tatar, Sultan Galiev, qui occupait à l'époque des fonctions importantes dans les instances bolcheviques — explique fort bien pourquoi l'Azerbaïdjan, et plus particulièrement la ville de Bakou, pouvaient et devaient jouer un rôle de premier plan dans la stratégie révolutionnaire du mouvement communiste international. Il note d'abord que l'Azerbaïdjan disposait d'un "prolétariat ancien et expérimenté" qui — Sultan Galiev ne le précise pas, car tous ses lecteurs le savaient — avait fait la preuve de sa combativité de nombreuses fois au cours des deux premières décennies du siècle, et notamment lors des troubles de 1904-1907. Il insiste ensuite sur le fait qu’il y avait en Azerbaïdjan un parti communiste musulman relativement puissant, le

1Sultan Galiev, "K ob' javleniju AzerbajdZanskoj Sovetskoj Respubliki" (À propos de la déclaration de la République soviétique d'Azerbaïdjan), Zizn’ national’nostej, 18,70,1920, cité par Alexandre A. Bennigsen, S. Enders Wimbush, Muslim national Communism in the Soviet Union, Chicago-Londres, The University of Chicago Press, 1979, p. 55.

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Hümmet, ce qui constituait un phénomène assez exceptionnel dans cette partie du monde. Ix troisième argument qu'il avance, pour donner à l'Azerbaïdjan une place de choix dans la lutte révolutionnaire, est un argument linguistique : la langue azérie, dit-il, est comprise aussi bien par les Turcs d'Istanbul que par les Persans de Tabriz, les Kurdes, les peuples turcs de Transcaucasie, les Géorgiens ou les Arméniens. En dernier lieu, il semble mettre l'accent sur la situation géographique privilégiée de l'Azerbaïdjan : carrefour des peuples et des langues, l'Azerbaïdjan est aussi, laisse-t-il entendre, une plaque tournante de voies de communications grâce auxquelles la révolution peut atteindre aussi bien la Perse ou les anciennes provinces arabes de l'Empire ottoman, que la Turquie. À vrai dire, il n'était guère nécessaire d'être un observateur particulièrement perspicace pour proposer une telle analyse de la place de l'Azerbaïdjan dans la géographie de la révolution. En effet, avant même que les idées d'Octobre ne triomphent en Azerbaïdjan, il était déjà patent que cette région constituait un des principaux carrefours révolutionnaires du ProcheOrient. Alors que le parti Müsavat était encore au pouvoir, il s'était constitué à Bakou divers centres de propagande et d'agitation qui, malgré la présence britannique dans la mer Caspienne et en mer Noire, entretenaient des relations constantes non seulement avec les bases bolcheviques d'Asie Centrale, mais aussi avec une multitude de mouvements dispersés dans tout le Proche-Orient, notamment en Turquie, en Perse et dans les républiques de Transcaucasie. Ce n’est pas par hasard si c'est à Bakou que se tint en septembre 1920, à l'initiative de la IIIe Internationale, le Premier Congrès des peuples de l'Orient. La capitale de l'Azerbaïdjan faisait incontestablement figure à cette époque, pour les révolutionnaires musulmans, de Mecque de la lutte anti-impérialiste. Il ne peut être question, dans le cadre restreint de cet article, d'examiner l’ensemble des activités révolutionnaires qui avaient Bakou pour centre ou point de passage. Les procès-verbaux du Premier Congrès des peuples de l'Orient mentionnent près d'une quarantaine de peuples ou nations impliqués dans de telles activités. À vouloir tout embrasser, nous n'aurions pas tardé à nous perdre dans le labyrinthe des divers groupes révolutionnaires et de leurs histoires respectives. Les pages qui suivent ne porteront que sur une seule des organisations basées à Bakou, celle que, par commodité, l'on désigne habituellement sous le nom de parti communiste de Turquie1.

1De nobreux travaux ont déjà été consacrés à cette organisation. Cf. notamment Mete Tunçay, Türkiye'de sol akımlar (Les courants de gauche en Turquie), 3e éd., Ankara, Bilgi yay., 1978, pp. 192-241 ; id.. Eski sol üstüne yeni bilgiler (De nouvelles informations sur l'ancienne gauche), Istanbul, Belge yay., 1982 ; Paul Dumont, "Bolchevisme et Orient : le parti communiste turc de Mustafa Suphi. 1918-1921", Cahiers du Monde russe et soviétique (cité infra CMRS), XVIII, 4, oct-déc. 1977, pp. 377-409.

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Au reste, l'histoire de cette organisation est particulièrement exemplaire. D’abord parce que la Turquie, dans la conjoncture de l'époque, constituait un maillon essentiel dans la lutte que livrait l'Orient contre les puissances de l'Entente. Ensuite, parce qu'à travers les divers événements qui marquèrent la vie de ce parti, au cours de la très courte période que nous envisageons ici — fin 1919-fin 1920 —, il apparaît de façon très claire que faire la révolution est une chose nettement plus tortueuse et complexe qu'on ne pourrait le penser. Nous verrons, en effet, que, pendant plusieurs mois, ce "parti communiste de Turquie" n'eut de communiste que son nom et qu'il fut essentiellement un instrument entre les mains d'anciens membres du comité Union et Progrès, mis à l'index en Turquie, et des Kémalistes qui cherchaient, par l'entremise de cette organisation, à entrer en contact avec les dirigeants soviétiques. Nous verrons aussi que lorsque le parti fut repris en main, au cours de l'été 1920, par un authentique communiste, Mustafa Suphi, les choses demeurèrent, pendant longtemps encore, assez confuses et que diverses tendances et diverses idéologies y coexistèrent, fraternisant les unes avec les autres de manière assez surprenante.

L La représentation populaire de Turquie S'il faut en croire les rapports des services de renseignements alliés, le parti communiste turc de Bakou a eu pour origine un organisme créé en 1919 par un des leaders du comité Union et Progrès, Nuri Pacha, le demi-frère d’Enver Pacha. Baptisé "représentation populaire de Turquie", cet organisme, qui bénéficiait de l'appui moral et financier des musavatistes au pouvoir en Azerbaïdjan, était censé jouer le rôle d'une institution de type consulaire. Mais un des principaux points de son programme était de mettre sur pied à Bakou un parti communiste orienté vers la Turquie. Tous les documents dont nous disposons concernant cette étrange organisation mettent l’accent sur son double je u 1. De toute évidence, l'objectif essentiel de Nuri Pacha et de ses collaborateurs était de noyauter les instances administratives et politiques de l'Azerbaïdjan musavatiste en vue d'une éventuelle incorporation de cette jeune république à la Turquie ou peut-être même à un hypothétique État panturc, s'étendant de la Méditerranée aux limites orientales de l'Asie Centrale. Dans le même temps, de façon beaucoup plus réaliste, sinon Nuri Pacha lui-même qui était profondément hostile aux bolcheviks, du moins certaines personnalités

1Cf. en particulier Public Record Office, FO 371/5171, ff. 96 sq., ainsi que FO 371/5178, rapport en date du 7 sept. 1920, ff. 190-204.

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associées à son action, entendaient œuvrer en faveur d'une alliance entre le mouvement national turc et la République des Soviets qui, tous deux, se trouvaient en présence d'un même adversaire. C'est dans cette perspective qu'ils devaient entreprendre de créer à Bakou un "parti communiste". Ici, les guillemets naturellement s'imposent. Ils espéraient, semble-t-il, que faire mine d'adhérer au communisme — ou du moins à ce qu'ils appelaient le communisme : un curieux mélange de nationalisme, de panturquisme et, surtout, d'idées panislamiques — leur simplifierait les relations avec Moscou. À vrai dire, cette façon de voir n'était pas propre au groupe de Bakou. Vers la même époque, Enver Pacha, qui se trouvait en exil à Berlin et qui tentait de rassembler tout le mouvement unioniste autour de lui, nourrissait des idées identiques. Son programme, résumé dans une lettre adressée en décembre 1919 à Djemal Pacha, un autre dignitaire du mouvement, ne laisse aucun doute quant à ses projets: "1. Libérer les nations musulmanes. 2. Étant donné que le capitalisme impérialiste constitue notre ennemi commun, collaborer avec les communistes. 3. Adhérer au communisme, à condition de l'adapter aux doctrines religieuses qui régissent le fonctionnement interne des pays musulmans. 4. Pour la libération de l'Islam, employer tous les moyens possibles de pression, y compris la révolution. 5. En cette matière, collaborer aussi avec les nations asservies non musulmanes. 6. Permettre, à l'intérieur de la communauté islamique, l'essor de toutes les couches sociales..."1. Enver ne tardera du reste pas à tenter de mettre ses idées en pratique. Il se rendra à Moscou pour y entamer de délicates négociations avec les dirigeants bolcheviks après avoir, au préalable, jeté les bases d'une société révolutionnaire islamique qui devait, ultérieurement, donner naissance à une organisation au nom fort significatif de "parti des soviets populaires"*2.

*Cité par Şevket Süreyya Aydemir, Enver Paşa, Istanbul, Remzi kitabevi, 1972, III, p. 520. 2Pour un aperçu d'ensemble sur l'histoire de cette organisation, cf. Paul Dumont, "La fascination du bolchevisme : Enver Pacha et le parti des soviets populaires, 1919-1922", CMRS, XVI, 2, avr.-juin 1975, pp. 141-166.

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En Turquie kémaliste, pareillement, la tendance était non seulement à une entente avec les Soviets, mais même, en cas de besoin, à une acceptation partielle des principes bolcheviks, pour peu que cela pût servir la cause de la résistance anatolienne. Le principal dirigeant du mouvement national, Mustafa Kemal, était lui-même assez hostile à l'idée d'une bolchevisation de l'Anatolie, bien qu'à certains moments il n'hésitât pas à tenter d'effrayer les Alliés en agitant un tel épouvantail ; mais il y avait parmi ses proches collaborateurs des hommes qui étaient prêts à aller beaucoup plus loin que lui dans la collaboration avec les Soviets. Tel était le cas, par exemple, du général Kâzım Karabekir, une personnalité obsédée par la crainte du péril rouge mais qui, au milieu de l’été 1920, au moment de la signature du traité de Sèvres, n'hésita pas à déclarer que la seule issue pour l'Anatolie était d'embrasser le bolchevisme, à la condition que celui-ci fût adapté aux besoins et particularités de l'Anatolie1. On le voit, les diverses composantes de la résistance nationale turque étaient prêtes, vers la fin de 1919 et dans les premiers mois de 1920 tout au moins, à aller assez loin dans la voie d'une collaboration avec les Soviets. C'est donc dans un climat bien particulier que furent prises les initiatives qui devaient conduire à la création, sous le patronage de la représentation populaire de Turquie, du parti communiste turc de Bakou. Parmi les principaux promoteurs de cette organisation figurait un officier en retraite, Baha Sait, qui était l'un des dirigeants d'une association secrète d'Istanbul, Karakol — un terme qui signifie aussi bien le "bras noir" que "patrouille" ou "sentinelle" —, dont la plupart des membres étaient d'anciens unionistes. Ce personnage s’était rendu à Bakou vers la fin de l'année 1919 et était aussitôt entré en contact avec les bolcheviks. Très rapidement ces négociations avaient abouti à la signature d'un accord dont les parties contractantes étaient, d’une part, le représentant du comité central du parti communiste caucasien et, de l'autre, Baha Sait prétendant agir au nom de l'organisation nationaliste de la région d'Uşak. Il s'agissait là d'un document comprenant 15 articles et qui prévoyait une alliance offensive et défensive visant non seulement à renforcer la lutte contre l'impérialisme européen, mais aussi à soutenir l'effort révolutionnaire à l'intérieur des pays concernés par cet

^ u r l'attitude des Kémalistes face aux Soviets au début de la guerre d'indépendance, cf. Paul Dumont, "L'axe Moscou-Ankara. Les relations turco-soviétiques de 1919 à 1922”, CMRS, XVIII, 3, juil.-sept. 1977, pp. 165-193 ; Stefanos Yerasimos, Türk-sovyet ilişkileri (Les relations turco-soviétiques), Istanbul, Gözlem yay., 1979.

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accord1. Les nationalistes turcs, par la voix de Baha Sait, s'engageaient à soulever le monde musulman contre les puissances occidentales et à promouvoir le communisme dans leur zone d'influence. En échange, les bolcheviks proposaient des armes, des munitions et de l'argent. Ils garantissaient par ailleurs l'indépendance politique et idéologique des nations islamiques ralliées au combat anti-impérialiste, mais réclamaient la reconnaissance des soviets établis au Turkestan et au Daghestan ; les Turcs réfugiés à Bakou devaient promettre, en outre, d'aider à l'instauration du pouvoir soviétique en Géorgie, en Azerbaïdjan et en Arménie. Cet accord assez fantaisiste, signé par des hommes qui, selon toute apparence, n'étaient mandatés que par eux-mêmes, ne devait aboutir à rien de concret. C'est là néanmoins un document fort intéressant dans la mesure où il témoigne de l'état d'esprit qui régnait à cette époque dans certains cercles nationalistes. À l'instar d'Enver Pacha et de ses partisans, Baha Sait était de toute évidence prêt à faire beaucoup de concessions aux Soviets. En effet, dans le texte qu'il avait signé, il ne s'agissait pas seulement de "socialiser" l'Islam, il s'agissait tout bonnement d'adhérer, dans une certaine mesure, au communisme. Les dirigeants turcs étaient chargés de promouvoir le régime des soviets à travers les pays musulmans ; ils devaient consentir à la soviétisation du Turkestan ainsi que de l'ensemble du Caucase et de la Transcaucasie ; certains articles (notamment les deux premiers) semblaient même envisager la soviétisation de 1Anatolie. Il y avait là assurément de quoi inquiéter les éléments les plus prudents du mouvement national turc. Mustafa Kemal en particulier, lorsqu'il apprit qu'un tel accord avait été signé, mit vigoureusement en cause la représentation de Baha Sait2. Cela ne devait cependant pas empêcher ses propres émissaires, parmi lesquels il convient de mentionner surtout le Dr Fuad Sabit et l'oncle d'Enver, le général Halil Pacha, de s'orienter dans une direction assez comparable à celle pour laquelle avait opté le représentant de l'association Karakol. Le Dr Fuad Sabit était arrivé à Bakou probablement vers le milieu de l'été 1919. Halil Pacha, lui, s'y était rendu quelques semaines plus tard, en septembre3. L'un et l'autre avaient appartenu jusqu'à la fin de la guerre au

^On trouvera le texte intégral de cet accord dans Kâzım Karabekir, İstiklâl harbimiz (Notre guerre d'indépendance), 2e éd., Istanbul, 1969, pp. 591-592. 2Dans un télégramme du 3 mars 1920 adressé à Kâzım Karabekir. Cf. ibid., p. 482. 3Cf. Paul Dumont, "L'axe Moscou-Ankara...", art. cit., p. 168.

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comité Union et Progrès, mais tout en restant en rapport avec les dirigeants unionistes en exil, ils s'étaient dans une large mesure ralliés au mouvement kémaliste. Dès leur arrivée à Bakou, conformément sans doute aux directives qui leur avaient été données par Mustafa Kemal, ils s'étaient employés à entrer en contact avec les bolcheviks. Leurs propositions étaient nettement moins spectaculaires que celles des unionistes dont Baha Sait s'était fait le porteparole. Alors que ces derniers laissaient entendre qu'ils pourraient œuvrer à la soviétisation générale du monde islamique, il semble qu'ils se soient contentés, quant à eux, de promettre, au nom du mouvement national turc, de reconnaître les soviets installés dans les différentes régions de l'ancien Empire tsariste et d'apporter un appui à la soviétisation de la Transcaucasie, en échange d'une substantielle aide morale et financière de la République des Soviets. Dans l'optique kémaliste, il convient de le souligner, la soviétisation des territoires transcaucasiens était loin de constituer un "cadeau" fait aux Soviets. En fait, il s’agissait d'empêcher de la sorte l’encerclement de l'Anatolie nationaliste par des forces hostiles et de créer une frontière commune aux républiques soviétiques et au mouvement anatolien, de manière à faciliter la lutte menée par ces deux nouveaux pouvoirs contre les puissances impérialistes. Dans leurs propositions aux Soviets, les émissaires de Mustafa Kemal se distinguaient donc assez nettement de ceux qui, à Bakou, représentaient le courant unioniste à proprement parler. Curieusement, cependant, les uns et les autres ne devaient pas tarder à tomber d'accord pour mettre sur pied un "groupe communiste turc" auquel ils allaient donner, vers la fin du mois de mars, l'étiquette de parti. La question qui se pose, naturellement, est de savoir pourquoi ces hommes, dont l'objectif primordial était de sauver la patrie et, dans un second temps, de créer une vaste confédération d'États turcs, avaient jugé nécessaire de fonder une organisation de ce type. Une réponse partielle à cette question se trouve dans leur abondante correspondance1 : plusieurs fois nous trouvons dans leurs lettres l'idée que la création d'un tel parti faciliterait les relations avec les Soviets et les rendrait plus crédibles à leur yeux. Les unionistes n'étaient pas seuls à penser ainsi. 11 n'est pas sans intérêt de noter à cet égard que, vers la fin

Cf. 'Tarihi mektuplar” (Lettres historiques), Tanin, 15 oct. 1944-1 avr. 1945. Voir aussi Kâzım Karabekir, İstiklâl harbimizde Enver Paşa ve İttihat terakki erkânı (Enver Pacha et les personnalités d'Union et Progrès dans notre guerre d'indépendance), Istanbul, 1967.

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de 1920, les dirigeants kémalistes eux-mêmes iront jusqu'à fonder, à Ankara, un parti communiste turc officiel regroupant les plus hauts dignitaires du nouveau régime et chargé de représenter la Turquie auprès du Komintern1. Mais il est probable que pour les hommes de Bakou il ne s'agissait pas seulement de créer une institution de façade destinée à tromper les Russes. On peut penser en effet que, dans leur naïveté doctrinale, ils pensaient réellement pouvoir, avec leur parti, jeter les bases d'une sorte de communisme islamique, adapté aux besoins de la Turquie et de llslam insurgé.

2. Le parti communiste de Turquie Avec la mise en place, au début du printemps 1920, du parti communiste de Turquie, le groupe de Bakou aborde la seconde phase de son histoire. Malheureusement, nous sommes assez mal renseignés sur les activités poursuivies par cette organisation dans les premières semaines de son existence. Nous savons cependant qu'elle comportait, en principe, trois sections, dotées chacune d'une fonction particulière2. Baha Sait et deux autres officiers turcs étaient chargés, en compagnie de trois bolcheviks russes dont nous ne connaissons pas le noms, de diriger la "section des opérations" (iharekât şubesi). Ils avaient pour but en particulier de constituer des milices turques dont la mission devait être aussi bien de contribuer à la soviétisation de la Transcaucasie que de servir de force d'appoint au mouvement national turc. Halil Pacha, qui faisait partie de l'équipe dirigeante de l'organisation espérait même, semble-t-il, que les bolcheviks mettraient à sa disposition une véritable armée pour aller à la rescousse de l'Anatolie. La seconde section était celle des publications et avait à sa tête le Dr Fuad Sabit. Elle s'était notamment assigné pour objectif de publier un journal. La troisième section dont nous avons connaissance était spécialisée dans la propagande. Elle était dirigée par Salih Zeki bey, ancien sous-gouverneur de Zor, et sa mission était surtout d'organiser l'agitation en milieu musulman. Si nous sommes assez mal renseignés sur les activités de l'organisation de Bakou à cette époque, nous disposons par contre d'un certain nombre d'indications sur les initiatives prises par deux de ses animateurs les plus éminents, le Dr Fuad Sabit et le général Halil Pacha. İSur ce parti officiel, cf. par ex. P. Dumont, "La révolution impossible. Les courants d'opposition en Anatolie. 1920-1921", CMRS, XIX, 1-2, janv.-juin 1978, pp. 143-174. 2K. Karabekir, op. cit., pp. 573-576.

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Peu de temps après l'entrée de l’Armée rouge dans la capitale de l'Azerbaïdjan, en avril 1920, les deux hommes s'étaient rendus à Moscou et y avaient entamé des négociations au sommet avec les dirigeants soviétiques1. Le Dr Fuad Sabit, qui se présentait comme le délégué du parti communiste turc de Bakou, s'était même efforcé d'impressionner les bolcheviks en tenant des propos révolutionnaires au Théâtre Bolchoï, à l'occasion d'une réunion des représentants des syndicats ouvriers. Grâce aux diverses lettres échangées entre Moscou et Ankara, nous pouvons nous faire une idée assez précise de la teneur des pourparlers ainsi engagés. Du côté turc, on voulait des armes et, surtout, de l'argent, beaucoup d'argent : cinq millions de livres-or. Du côté russe, à présent que l'Azerbaïdjan avait rejoint le camp soviétique et que le danger d'une inféodation de cette région à la Turquie nationaliste n'existait plus, les exigences étaient nettement plus considérables que celles auxquelles les nationalistes s'attendaient. Cièerin demandait que les Arméniens de l'Arménie turque se vissent reconnaître le droit à l'autodétermination et à l'indépendance. Par une note du 3 juin, il devait exiger aussi un plébiscite pour le Kurdistan, le Lazistan, la région de Batoum, la Thrace orientale et les localités habitées par des Turco-Arabes. Il s'agissait là de demandes assez semblables à celles que, vers la même époque, les Alliés tentaient d'imposer à la Turquie et, naturellement, il était hors de question que les nationalistes pussent s'y plier. Les négociations de Moscou traînèrent donc en longueur et aucun accord ne se fit. Il fallait cependant, de part et d'autre, être réaliste. Les Turcs savaient qu'il leur faudrait, tôt ou tard, faire des concessions sur leurs frontières orientales. Les dirigeants bolcheviks, de leur côté, savaient que, dans la lutte qui les opposait aux puissances de l'Entente, mieux valait avoir le mouvement national turc de leur côté que contre eux. Dans ces conditions, en attendant qu’une entente définitive pût être réalisée, il leur fallait faire un geste de bonne volonté. Dès le 4 juin, Halil Pacha était en mesure de faire savoir triomphalement à Mustafa Kemal que la République des Soviets acceptait de livrer à l'Anatolie insurgée deux millions de livres-or, soixante mille fusils, une centaine de canons ainsi qu'une grande quantité de cartouches et d'obus. Il ne s'agissait évidemment pas d'un don sans contrepartie. En filigrane, il y avait pour le moins l'instauration des soviets en Transcaucasie. Il y avait aussi l'ouverture de l'Anatolie aux idées communistes.

^our un aperçu cursif sur ces négociations, cf. P. Dumont, "L'axe Moscou-Ankara...", art. d u pp. 170-17İ. Cf. également Stefanos Yerasimos, op. dt.

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De cette conquête doctrinale du territoire anatolien, ce fut précisément le parti communiste turc de Bakou qui fut chargé. Mais à l'époque où se déroulaient les négociations de Moscou, cette organisation n'était plus la même que celle que Halil Pacha et Fuad Sabit avaient quittée quelques semaines auparavant. En effet, le 27 mai 1920 était arrivé à Bakou, accompagné de 23 camarades, le dirigeant le plus en vue du communisme turc, Mustafa Suphi1. Celui-ci avait été le premier à créer, au début de l'année 1918, alors qu'il se trouvait à Moscou, une organisation spécifiquement destinée à la diffusion du communisme parmi les Turcs. Quelque temps après, cette organisation s'était transformée en un parti qui s'était doté de sections locales dans diverses régions de l'ancien Empire tsariste. En mars 1919, Mustafa Suphi avait participé au Ier Congrès de l'Internationale communiste en tant que représentant de la section turque du bureau central des Organisations communistes des peuples de l'Orient. Par la suite, il s'était rendu en Crimée, puis au Turkestan et avait animé, dans ces territoires, de nombreuses actions de propagande et d'agitation. C'est dire qu'au regard des autorités de Moscou il s'agissait d'un homme sûr, auquel on pouvait confier sans hésiter la direction du communisme anatolien. Lorsque Mustafa Suphi était arrivé à Bakou, il s'était vu d'emblée confronté à un problème délicat. Quel sort devait-il réserver à l'organisation qui, au printemps 1920, s'était érigée ici, à son insu, en parti communiste turc ? Ne fallait-il pas démanteler cette organisation qui, sous le couvert de communisme, ne songeait en réalité qu'à défendre les intérêts du nationalisme, et même de l'ultranationalisme turc ? Telle eût été, en apparence, la démarche la plus logique. Mais Mustafa Suphi savait que les dirigeants soviétiques étaient pour le moment désireux de conserver de bonnes relations avec les nationalistes turcs, quelle que fût leur tendance. Il savait aussi que les hommes qui avaient créé l'organisation de Bakou contrôlaient encore, de façon occulte, une grande partie de l'appareil administratif et militaire turc. Dans de telles conditions, la seule solution qui s'offrait était celle du compromis. Aussi, après de longs marchandages avec les membres du noyau de Bakou, les nouveaux venus avaient-ils décidé de maintenir l'ancienne organisation, mais après l’avoir transformée en simple section locale d'un parti regroupant, théoriquement, toutes les cellules déjà créées. En outre, ils avaient procédé à une certaine épuration et s'étaient en particulier débarrassés de Halil ^ u r M. Suphi et ses activités avant son arrivée à Bakou, voir R Dumont, "Bolchevisme et O rient...",art. cit.

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Pacha. Cependant, la plupart des anciens animateurs du groupe avaient été autorisés à demeurer dans le parti et certains d'entre eux avaient même obtenu des postes importants au sein de l'organisation épurée. C'est ainsi que Küçük Tal'at — l'une des figures les plus troubles de la précédente équipe — avait été porté à la tête de la "commission des traductions" et que Salih Zeki et le capitaine Yakub avaient été admis à siéger au comité central du parti1. La manière dont Mustafa Suphi avait réglé le problème de l'organisation de Bakou était assurément surprenante. Mais en fait, chacune des parties en présence y gagnait. Suphi s'emparait à peu de frais d'un groupe rival. Quant aux nationalistes, qu'ils fussent partisans de Kemal ou d'Enver, leur infiltration dans le parti communiste turc était, en quelque sorte, légalisée. Ainsi reprise en main, l'organisation de Bakou était composée, comme auparavant, de plusieurs sections ayant chacune des attributions particulières2. La plus importante était celle chargée de la mise en place des nouvelles cellules du parti. Très active, cette section semble avoir envoyé, dès le début du mois de juin 1920, de nombreux agitateurs en Anatolie et sur le pourtour de la mer Noire dans le but de susciter des adhésions. Vers le milieu de juillet, grâce à l'activité déployée par ces propagandistes, plusieurs cellules qui entretenaient des relations suivies avec les ports russes de Tuapse et de Novorossijsk existaient déjà le long de la côte anatolienne, parallèlement à un autre réseau qui s'était constitué à l'intérieur des terres. Une autre section, chargée plus spécifiquement de la préparation du matériel de propagande, était elle aussi très active. Peu après l'arrivée de Mustafa Suphi à Bakou, cette section se lança dans la traduction en turc de divers "classiques" du communisme et prit à son compte la publication du journal du parti, le Yeni Dünya (Le nouveau Monde) qui, tiré à 4 000 exemplaires, était diffusé en Turquie, en Azerbaïdjan, en Russie et au Turkestan. L'organisation de Mustafa Suphi, qui comprenait aussi une "section de liaison et d'information" dont la tâche essentielle était de recueillir des informations sur l’état d'esprit des masses populaires et des personnalités dirigeantes de Turquie, comprenait enfin une importante "section militaire" ; cette dernière ambitionnait de créer une force armée de quelque 20 000 hommes — on pensait à les recruter parmi les anciens prisonniers de guerre turcs — en vue d'une éventuelle intervention en Anatolie.

1Mustafa Suphi, "Türkiye komünist teşkilatı merkezi heyetinin faaliyeti hakkında" (Au sujet des activités du comité central de l'organisation communiste de Turquie), in 28-29 Kânun-i sani 1921 Karadeniz kıyılarında parçalanan Mustafa Subhi ve yoldaşlarının ikinci yıl dönümleri (2829 janvier 1921. Deuxième anniversaire de la mort de Mustafa Suphi et de ses camarades sur les bords de la mer Noire), Moscou, 1923. 2Ibid., pp. 59-61.

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Bien qu'ayant conservé, à peu de chose près, la structure qui avait été mise en place par ses anciens dirigeants, l'organisation de Bakou se présentait désormais sous des traits beaucoup plus sérieux que par le passé. La confiance que lui accordaient les dirigeants soviétiques y était certainement pour beaucoup. Mustafa Suphi jouissait d'un tel crédit qu'il allait même bientôt être en mesure de faire savoir à Mustafa Kemal que c'est par son organisation que transiterait l'aide de la République des Soviets au gouvernement anatolien1. Toutefois, il convient de reconnaître que les choses demeuraient passablement ambiguës. En théorie, l'organisation de Bakou était devenue communiste pour de bon. Mais elle conservait en son sein un nombre considérable de brebis galeuses. La section militaire n'était pas la seule à compter dans ses rangs de nombreux unionistes fraîchement convertis au communisme. Même la "commission des traductions", chargée de donner la version turque des principaux ouvrages de propagande, était dirigée, nous l'avons déjà noté, par un unioniste notoire qui ne faisait pas mystère de son hostilité au communisme. Il y avait là, de toute évidence, de quoi alimenter bien de subtiles manœuvres.

3. La clarification La situation finira cependant par se clarifier. Mais cela prendra du temps. Vers le milieu de l'été 1920, les rapports des services de renseignements alliés font encore état de relations bien étranges entre les militants de Bakou et certains cercles qui n'avaient rien à voir avec le communisme. C'est ainsi par exemple que, s'il faut en croire un document du Foreign Office, se serait tenue dans la capitale de l'Azerbaïdjan, dans la seconde quinzaine d'août, une réunion à laquelle auraient participé, sous la présidence de Halil Pacha, un délégué du parti bolchevik de Russie et des personnalités venues de Turquie, d'Afghanistan et de l'Inde2. L'objet essentiel de cette conférence, à supposer qu'elle ait eu réellement lieu, semble avoir été d'essayer de trouver un terrain d'entente entre les principes du bolchevisme et ceux de l'Islam. Par ailleurs, il y aurait été longuement question de la forme que pourraient prendre à l'avenir l'institution du khalifat et la création, sous l'égide de la Turquie, d'une grande confédération islamique au sein de laquelle tous les privilèges de classe seraient abolis.

1D'après un document datant de juillet 1920, cité par Fethi Tevetoğlu, Türkiye'de sosyalist ve komünist faaliyetler (Les activités socialistes et communistes en Turquie), Ankara, 1967, pp. 221-223. 2FO 370/5171, ff. 146-150.

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Nous ignorons si les rapports de l'Intelligence Service britannique rendent compte de cette réunion de manière exacte. Mais, en tout état de cause, les données dont nous disposons à son propos cadrent bien avec ce que nous savons du climat de l'époque. En effet, pour les diverses parties en présence — les bolcheviks, les panislamistes et les nationalistes de tout poil qui luttaient contre les grandes puissances coloniales — l'heure n'était guère aux débats doctrinaux. Il s'agissait de profiter au mieux d'une conjoncture révolutionnaire éminemment favorable aux grands bouleversements et, dans cette perspective, de faire flèche de tout bois. Là où cela pouvait s’avérer nécessaire, les bolcheviks étaient prêts à jouer la carte du nationalisme, ou même celle de l'Islam. Pareillement, leurs partenaires, de manière fort pragmatique, ne voyaient aucune raison pour se priver, dans les moments de besoin, de l'atout soviétique. Cette réaliste cohabitation des idéologies et des stratégies révolutionnaires, nous la retrouvons même dans le spectaculaire Congrès des peuples de l'Orient qui se tint à Bakou du 31 août au 7 septembre 1920. Ce congrès avait été organisé à l'initiative du Komintern et regroupait pour l’essentiel, à en croire les procès-verbaux publiés par l'Internationale, des délégués communistes. Toutefois, étaient aussi venus à Bakou pour l'occasion des mollahs enturbannés et de grands leaders nationalistes tels qu'Enver Pacha. Il suffit de parcourir les procès-verbaux du congrès pour se rendre compte à quel point les thèses du Komintern, exprimées surtout par les voix de Zinov'ev et de Radek, dominèrent les débats. Cependant, on ne peut manquer d'être frappé par la tonalité surprenante de certains discours prononcés à Bakou. Ainsi, dès la première séance du congrès, cet appel de Zinov'ev à la guerre sainte — djihad — mérite assurément d’être cité : "Camarades ! On a beaucoup parlé ces dernières années de guerre sainte. Les capitalistes, au cours de la maudite guerre impérialiste, ont tenté de représenter ce massacre comme une guerre sainte et ils ont quelquefois réussi. Parler de guerre sainte en 1914-1916, c'était faire preuve de la plus odieuse impudence. Mais aujourd’hui camarades, c’est à vous qui êtes venus à ce Congrès des peuples de l'Orient, de proclamer la véritable guerre sainte contre les forbans capitalistes anglo-français [...] Camarades ! Frères ! Le jour est venu où vous pouvez commencer l'organisation de la véritable guerre sainte contre vos oppresseurs. L'Internationale communiste s'adresse aujourd'hui aux peuples de l'Orient et leur crie : Frères ! Nous vous appelons à la guerre sainte, à la guerre sainte tout d'abord contre l'impérialisme anglais!"1 ^Le premier Congrès des peuples de l'Orient, rééd, en facsimilé, Paris, François Maspero, 1971,

pp. 45-76.

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Le texte du compte rendu précise ici : "tonnerre d'applaudissements. Tumulte. Hourras prolongés. Les assistants se lèvent en brandissant leurs armes. Pendant un assez long moment l'orateur ne peut pas continuer son discours. Les délégués, debout, applaudissent. Cris : 'nous le jurons !' 1,1 Zinov’ev avait peut-être utilisé le terme de "guerre sainte" dans un autres sens que celui qu'on lui donnait habituellement. Mais assurément, il n'ignorait pas quel serait l'effet de cette péroraison sur son auditoire. Ce n'est du reste pas la seule fois au cours de ce congrès qu'il fit appel aux sentiment islamiques des congressistes. À plusieurs reprises on allait par exemple l'entendre citer le Coran, l'invoquant il est vrai pour vilipender certains membres du clergé qui avaient été "les premiers à enfreindre la loi fondamentale de la religion musulmane" en accaparant les terres et en menant une "vie oisive d'exploiteurs". À un Zinov’ev devenu islamiste devait répondre un Enver Pacha converti, lui, à l'internationalisme : "... Ce n'est pas seulement le désir de trouver un appui qui nous entraîne vers la IIIe Internationale, mais aussi les liens étroits qui unissent ses principes aux nôtres. C'est dans le peuple, chez les éléments opprimés du peuple [...] que nous avons puisé de tout temps notre force révolution-naire [...] Camarades, nous sommes contre la guerre [...] Et pour établir enfin le règne de la paix sur la terre, nous nous rangeons du côté de la IIIe Internationale... "*2. Même son de cloche de la part d'une autre personnalité turque, İbrahim Tali Bey, qui représentait, lui, le gouvernement kémaliste : "...Camarades, les paysans et révolutionnaires anatoliens, dupés par ces criminels et ces pillards [les capitalistes et leurs complices], se sont adressés avec enthousiasme à la révolution internationale qui, ils en sont convaincus, est appelée à libérer l'humanité entière ; ils considèrent que leur sort est lié à celui de la IIIe Internationale [...] Le gouvernement révolutionnaire turc est prêt à tirer parti des enseignements moraux et sociaux de la révolution d'Octobre dont il considère les principes comme seuls capables de sauver l'humanité. Camarades [...], il ressort clairement que l'Anatolie [...] acceptera très franchement la main que lui tend la Russie soviétiste. Vive la Russie révolutionnaire et son allié fidèle — l'Orient révolutionnaire!"3

^Ibid., p. 46. 2Ibid., p. 108 3Ibid., p. 111.

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On le voit, en ce mois de septembre 1920, ni les porte-parole du Komintern ni les représentants des différents mouvements islamiques ou nationaux ne tenaient véritablement à mettre les points sur les i. Ici, on exaltait les principes de la révolution communiste tout en évoquant la guerre sainte et en citant le Coran ; là, on expliquait qu’on était en train de faire une révolution nationale qui, dans ses principes, était la sœur de celle qui se déroulait en Russie. De part et d’autre, on cultivait le flou, l'ambiguïté, le jeu sur les mots. C’est qu'il s’agissait de realpolitik : la victoire — politique et militaire — à laquelle chacune des parties en présence visait, valait bien quelques concessions verbales. Toutefois, les dirigeants bolcheviks étaient malgré tout soucieux de parvenir à une certaine cohérence doctrinale. Lors de son IIe Congrès, tenu à Moscou en juillet 1920, le Komintern avait élaboré des thèses sur la question nationale et coloniale qui légitimaient l'appui fourni par les communistes aux mouvements bourgeois de libération nationale tout en mettant l’accent sur la nécessité de créer, dans les pays concernés par ces luttes, des organisations susceptibles d'animer une véritable lutte de classes. En d'autres termes, les communistes devaient à la fois soutenir certains mouvements et se préparer à lutter contre eux. Ces thèses furent reprises à Bakou, en réponse, précisément, aux propositions de fraternisation d'Enver Pacha et d'İbrahim Tali Bey. C'était là une façon, quelque peu contournée certes, de clarifier les choses. Cette clarification en demi-teintes interviendra aussi, très peu de temps après le Congrès des peuples de l'Orient, à l'intérieur même du parti communiste turc. Jusque-là, nous l'avons dit, malgré la reprise en main à laquelle les authentiques communistes avaient procédé en mai-juin 1920, l'organisation de Bakou avait été soumise à des influences diverses. Profitant de la présence dans la capitale azerbaïdjanaise de nombreux militants, venus aussi bien de Turquie que de tous les coins de l'ancien Empire russe, Mustafa Suphi allait, quelques jours après la fin du congrès, réunir les assises de son propre parti, dans le but, notamment, de le purger de tout ce qui sentait par trop le fagot. L’ordre du jour de cette réunion avait été fixé, en fait, dès le mois de juillet1. Le comité central devait présenter un rapport général, un rapport sur le programme du parti et une ''déclaration" au sujet de la question nationale et coloniale. Les organisateurs avaient prévu en outre un débat sur le mouvement révolutionnaire russe et un rapport sur les organisations ouvrières et les coopératives. Enfin, les différentes sections locales avaient été chargées de préparer un bref exposé sur la situation de leurs zones respectives.

*11 avait été annoncé dans le Yeni Dünya du 22 juillet 1920.

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Lors du congrès, cet ordre du jour fut intégralement maintenu, mais les délégués abordèrent également un certain nombre d'autres problèmes1. Ijsl question religieuse, en particulier, revint à plusieurs reprises sur le tapis. La plupart des délégués attachaient une grande importance au maintien des traditions islamiques. Certains d'entre eux s'opposèrent vigoureusement à la politique de laïcisation de l'appareil administratif et judiciaire proposée par le programme du parti. Bien qu'il eût adopté pour l'occasion un ton éminemment conciliant, Mustafa Suphi eut du mal, semble-t-il, à les persuader de l'innocuité des mesures envisagées. Fait significatif, à l'exception d'un alinéa réclamant l'abolition du khalifat, tout ce qui pouvait choquer les esprits religieux fut soigneusement gommé des divers textes qui furent soumis à la ratification des délégués pendant le congrès. Au cours des débats, une place importante fut également accordée à la question nationale et coloniale qui venait d'être portée au premier plan de l'actualité par le IIe Congrès du Komintern. Dans un long texte consacré à l’historique de la question, le rapporteur, Hilmioğlu Hakkı, dénonça les positions révisionnistes de la IIe Internationale et résuma sommairement les thèses défendues par Lénine. Suphi, pour sa part, s'employa à faire adopter par les délégués une résolution conforme aux décisions du Komintern : les masses laborieuses des colonies et des nations opprimées devaient poursuivre la lutte révolutionnaire, mais, dans l'intérêt même de la cause communiste, elles avaient par ailleurs le devoir de soutenir les mouvements de libération nationale, bien qu'ils fussent animés par les éléments bourgeois2. Dans le contexte turc, cela signifiait en clair que les militants communistes devaient, dans l'immédiat, mettre en veilleuse leurs activités subversives et soutenir le mouvement kémaliste dont les objectifs coïncidaient momentanément avec ceux de la République des Soviets. Il semble que personne ne s'opposa à cette résolution. Mustafa Suphi et ses compagnons étaient de toute évidence bien décidés à respecter et à faire respecter la ligne définie par le Komintern. Du reste, ils ne pouvaient pas faire autrement : pour pouvoir adhérer à la IIIe Internationale, ils étaient obligés de souscrire aux 21 conditions d'admission énumérées par celle-ci lors de son IIe Congrès. La principale tâche assignée aux délégués réunis à Bakou était précisément de se prononcer sur ces 21 conditions et d'élaborer un programme qui fût conforme aux règles de la nouvelle stratégie communiste. ^ o u s sommes assez bien renseignés sur le déroulement de cette réunion, grâce aux protocoles qui en ont été publiés sous le titre Türkiye komünist fırkasının birinci kongresi (Le premier Congrès du parti communiste de Turquie), Bakou, 1920. 2I b i d pp. 38-46 en ce qui concerne le discours de Hilmioğlu Hakkı. Le texte de la résolution proposée par M. Suphi figure dans 28-29 Kânûn-i sani 1921, op. cit., pp. 37-38.

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Lorsque, au terme de plusieurs jours de débats, le Congrès de Bakou prit fin, Mustafa Suphi avait en somme tout lieu d’être satisfait. Le parti disposait d’une base doctrinale relativement cohérente et qui ne risquait guère d'être prise en défaut par les dirigeants de l'Internationale. En outre, les divers groupes de militants, qui jusque-là étaient restés totalement autonomes, avaient accepté de se plier au principe de la ’’centralisation démocratique", une des 21 conditions d’admission à la IIIe Internationale. Enfin, et c'était là le plus important, les éléments les plus douteux du parti, et en particulier Küçük Tal'at, l'homme de la clique unioniste, s'étaient éclipsés. Ainsi, quelque huit mois après sa création, l'organisation de Bakou avait fini par se résoudre pour de bon à s'accommoder des normes du communisme international. * *

*

Une des grandes questions qui se posaient à Mustafa Suphi et à ses compagnons, au moment du Congrès de Bakou, était de savoir s'ils pouvaient continuer à diriger l'action révolutionnaire en Turquie à partir du territoire soviétique ou s'ils devaient envisager de se transporter en Anatolie. En fait, dès son arrivée dans la capitale de l'Azerbaïdjan, en mai 1920, Suphi n'avait considéré cette ville, située à la lisière des frontières turques, que comme une étape sur le chemin de retour au pays. De ce retour, il dut être souvent question pendant le congrès. À l'issue de celui-ci, en tout cas, la décision était prise : l'organisation serait rapatriée en Turquie dès que les circonstances le permettraient. La guerre turco-arménienne qui éclata à la fin du mois de septembre 1920 empêcha pendant quelque temps la réalisation de ce plan. Mais aussitôt que les hostilités prirent fin et que les routes transcaucasiennes furent à nouveau praticables, Mustafa Suphi, accompagné d'une vingtaine de ses camarades, quitta l'Azerbaïdjan. Avec ce départ s'ouvre un nouveau chapitre de l'histoire du communisme turc. Un chapitre dont il ne nous appartient pas de traiter ici1. Qu'il nous suffise de dire que les choses commencèrent mal. Le 28 janvier 1921, Mustafa Suphi et tous ses compagnons furent tués au large de Trabzon, alors qu'ils venaient de s'embarquer sur une chaloupe pour se rendre à İnebolu, un des ports de la mer Noire les plus proches d'Ankara. Les circonstances exactes de ce massacre demeurent aujourd'hui encore assez mystérieuses, mais W oir à ce propos P. Dumont, "Bolchevisme et Orient..

ar t cit., pp. 394 sq.

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on peut supposer que ceux qui servirent d'instrument agirent soit pour le compte des kémalistes, soit, plus vraisemblablement, pour celui de quelque organisation unioniste. En tout état de cause, la disparition du groupe de Bakou n’empêcha pas le communisme de s'enraciner en Turquie. Des groupes de militants s'étaient constitués en divers points du pays dès 1918. Au moment où Mustafa Suphi tentait de pénétrer en territoire anatolien, la Turquie disposait déjà, au moins, de deux partis communistes : l'un était basé à Istanbul ; l'autre, qui possédait plusieurs branches en Anatolie occidentale et sur le littoral pontique, avait pour siège central Ankara. Ces deux organisations, malgré des accrochages parfois très graves avec le pouvoir kémaliste, parvinrent à se maintenir jusqu'en 1925, date à laquelle le communisme turc se vit contraint d'opter pour la clandestinité. Il nous reste à dire ce qu'il advint de Küçük Tal'at et des autres éléments douteux exclus du parti à l'époque du congrès ou dans les semaines qui le précédèrent. Car, pour eux non plus, l'histoire ne s'arrête pas en septembre 1920. De Küçük Tal'at, nous possédons un rapport daté d'octobre 1920 qui nous donne une assez bonne idée de sa position à cette époque1. Dans ce texte adressé à Mustafa Kemal, l'ex-responsable de la commission des traductions du parti communiste turc de Bakou critiquait sévèrement le régime des Soviets et affirmait que celui-ci était totalement inadapté aux conditions de la Turquie. Mais, dans le même temps, il mettait l'accent sur la nécessité de créer un parti de gauche capable de reprendre à son compte certaines des idées mises en avant par la révolution bolchevique, tout en restant fidèle à l'enseignement de l'Islam. Ce n'est que si elle acceptait de s'orienter dans une telle direction, laissait-il entendre, que l'Anatolie insurgée pourrait véritablement compter sur l'appui du monde musulman. En fait, à l'époque où ce rapport partait pour Ankara, l'équipe unioniste de Bakou avait déjà jeté sur le papier le programme de ce futur parti de gauche2. Ce texte ne cessait de se référer au modèle bolchevik, proposant un système d'organisation politique assez nettement calqué sur celui des Soviets. Cependant, ses auteurs s'étaient employés parallèlement à définir une ligne 1Rapport reproduit dans Kâzım Karabekir, İstiklâl Harbimizde Enver Paşa, op. c i t pp. 41-47. 2Ce programme est reproduit dans Mete Tunçay, ed.. Mesaî. 1920 Halk şuralar fırkası program (Travail. 1920. Programme du parti des soviets populaires). Ankara, 1972.

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doctrinale qui fût spécifiquement turque et qui tînt compte du fait national comme du fait religieux. C’est ainsi qu'ils assimilaient sans hésitation l'enseignement de l'Islam au socialisme, qu'ils présentaient l'indépendance nationale comme une étape indispensable dans la voie de l'internationalisme et qu'ils spéculaient sur l'absence des classes sociales en Turquie, décrivant une société idéale basée sur la collaboration entre les différents corps de métier. Quelque temps après la publication de ce programme, Enver Pacha, qui en était probablement le véritable inspirateur, organisera, avec l'accord et le soutien des bolcheviks, un parti des soviets populaires qui reprendra presque intégralement les propositions et les spéculations du groupe de Bakou1. Pourquoi avoir créé cet étrange parti, dont la phraséologie ressemblait tellement à celles des innombrables brochures dont les bolcheviks inondaient le monde musulman ? Un des objectifs poursuivis par Enver et les siens était de toute évidence de gagner la confiance des dirigeants soviétiques, d'apparaître à leurs yeux politiquement fréquentables et de les amener ainsi — c'était probablement ce qui leur importait le plus — à desserrer les cordons de la bourse. Mais la création du parti des soviets populaires répondait également à un autre objectif : pour les unionistes qui avaient été contraints à la fin de la Première Guerre mondiale de saborder leur organisation, il s'agissait en effet de mettre sur pied une nouvelle formation politique qui pût faire échec à l'inexorable montée de Mustafa Kemal. Une bonne partie des opposants au pouvoir kémaliste occupaient la droite de l'échiquier politique. Enver Pacha et ses partisans avaient préféré tabler, eux, sur un mélange confus d'idées de gauche, de panislamisme et de panturquisme, espérant sans doute qu’à bonnes doses cette mixture saurait faire sauter le régime d'Ankara. Mais la suite de l’histoire, on la connaît2. En septembre 1921, Mustafa Kemal remportera une victoire décisive sur les Grecs et profitera des circonstances pour se faire attribuer des pouvoirs dictatoriaux par la Grande Assemblée Nationale de Turquie. La conjoncture est telle que les unionistes ne peuvent plus songer, désormais, à implanter le parti des soviets populaires en Turquie. Ils se trouvent dans une situation d'autant plus désastreuse que les Soviets, craignant de compromettre leurs relations avec le gouvernement kémaliste, n'ont pas tardé à se détourner d’eux, coupant soutien moral et subsides. C’est la fin d'un mirage. Aucune des personnalités impliquées dans la création du parti des soviets populaires n'acceptera cependant de quitter la scène ^En ce qui concerne l’histoire de ce parti, cf. P. Dumont, "La fascination du bolchevisme...", art. cit.

Cf. notamment l'ouvrage de J. Castagné, Les Basmatchis. Le mouvement national des indigènes

d'Asie Centrale, Paris, 1925.

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de l'histoire sur la pointe des pieds. Certains se rallieront à Mustafa Kemal, espérant quelque récompense ; d'autres continueront à comploter dans l'ombre. Enver, lui, ira rejoindre les Basmadjis turkestanais, en pleine révolte contre l'ordre soviétique, et se fera tuer, le 4 août 1922, au cours d'une charge de cavalerie menée contre un détachement de mitrailleurs de l'Armée rouge. La question qui se pose, en définitive, est de savoir comment des hommes aux convictions si dissemblables et qui, à partir de septembre 1920, devaient s'engager dans des voies si divergentes, ont pu, ne serait-ce que pendant quelques semaines, cohabiter au sein d'une même organisation. Que pouvaient avoir en commun un Mustafa Suphi, un Baha Sait, un Küçük Tal'at, un Fuad Sabit ? Le fait que les nationalistes turcs, de quelque tendance qu'ils fussent, étaient encore, à cette époque, à la recherche d'une stratégie et d'une doctrine révolutionnaires explique assurément en grande partie la fascination qu'ils éprouvaient pour le bolchevisme et l'aisance avec laquelle ils s’inspirèrent de ses thèmes et de sa phraséologie. Il ne fait aucun doute, par ailleurs, que les diverses parties en présence jouèrent délibérément, pendant un temps, la carte de l'ambiguïté parce que cela leur paraissait politiquement opportun. Reste à se demander, enfin, si tous ceux qui firent partie de l'organisation de Bakou ne se sentaient pas tout simplement liés, malgré la diversité de leurs opinions, par une même volonté de sauver la patrie, à quelque coût que ce soit. Naturellement, il n'est pas indifférent que ce soit à Bakou qu'ait pris naissance le parti dont il a été question dans cet article. Grand carrefour des peuples d'Orient, la capitale de l'Azerbaïdjan était aussi, en cette année 1920, par la force des choses, un carrefour majeur d'idées et de manières de voir. Par ailleurs, de toutes les républiques musulmanes nées sur les cendres de l'Empire russe, l'Azerbaïdjan était sans doute, de par sa position géographique et de par les diverses convoitises qu'il suscitait, celle dont l'avenir était le plus imprévisible, et ce bien que les bolcheviks y fussent particulièrement bien implantés. Il n'est en somme pas étonnant que des patriotes turcs y aient créé une organisation à idéologie variable, capable de s'adapter aisément à l'évolution des événements.

SOCIALISME, COMMUNISME ET MOUVEMENT OUVRIER À ISTANBUL PENDANT L'OCCUPATION (1919 1922)

Le 13 novembre 1918, tirant prétexte de ce que la Turquie ne mettait pas assez de diligence à exécuter les clauses de l'armistice de Moudros, les Alliés envoyaient leurs escadres dans le Bosphore. Quelques jours après, le général Franchet d'Esperey entrait triomphalement dans Istanbul, accueilli par l’enthousiasme des chrétiens. Pendant quatre ans, jusqu’à l’armistice de Mudanya (22 octobre 1922), Anglais, Français et Italiens administreront la capitale ottomane conjointement avec le gouvernement du sultan. Durant cette période, les Hauts-Commissaires, détenteurs du pouvoir civil, et les commandants des forces d’occupation ne cesseront de se heurter à des difficultés et craindront à tout moment de perdre le contrôle de la situation. Dès la fin de l'année 1918, la résistance nationale s'organise. Des partis, des clubs, des journaux se créent qui nécessitent de la part des Alliés une vigilance constante. Vers le même moment, les "agents bolchevistes" font leur apparition. Il semble qu’ils soient partout : dans les villages du Bosphore, sur la Corne d’Or, au cœur même de la ville. Vintelligence service de l'armée anglaise, le deuxième bureau français dressent de longues listes de suspects et la police alliée procède de temps à autre à des arrestations massives. Les autorités civiles et militaires vivent dans la hantise des mutineries, des attentats, des désordres sociaux. De fait, des troubles sporadiques éclatent : manifestations, coups de main contre des dépôts d'armes, etc. Cette agitation est stimulée par la dégradation de la conjoncture économique et sociale. Le gouvernement ottoman, dépossédé d'une grande partie de ses revenus par le mouvement de libération nationale, ne peut plus subvenir aux besoins de ses innombrables fonctionnaires. Entourée d'une ceinture de camps où s'entassent des dizaines de milliers d’émigrés russes, l’agglomération constantinopolitaine est surpeuplée. Depuis peu, les relations avec l'Anatolie sont interrompues, les affaires stagnent et le chômage sévit, aggravé par l’afflux constant de nouveaux groupes de réfugiés de diverses origines.

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Il y a là, de toute évidence, un climat propice au développement des courants subversifs. Au socialisme étique des années d’avant-guerre succède soudain, en dépit du régime d'exception instauré par les Alliés, un socialisme de masse, encore candide certes, mais non dénué d'efficacité. Trois grandes organisations se font concurrence. Formation à dominante ouvrière, le Parti socialiste de Turquie ne cesse de harceler les grandes entreprises étrangères placées sous la protection des forces d’occupation. Le Parti social-démocrate — une organisation que les historiens soviétiques qualifieront de "bourgeoise" — se consacre surtout à des activités de propagande. Le Parti socialiste des ouvriers et des agriculteurs, enfin, une des futures composantes du Parti communiste turc, s’emploie avec ténacité à jeter les bases d'un authentique mouvement marxiste. Parallèlement, nous assistons à une véritable prolifération de groupuscules clandestins voués à la diffusion du communisme. Ce ne sont pas seulement les "agents bolchevistes" venus de l'extérieur qui sont en cause. La révolution russe, parce qu'elle a aboli le tsarisme et dénoncé l'impérialisme des Puissances d'Occident, exerce une indéniable fascination sur les peuples d’Orient : le premier noyau communiste signalé à Istanbul, à l'automne 1918, regroupe des Juifs, des Grecs, des Turcs... Singulière unanimité. Cette implantation communiste demeure relativement modeste. Mais aux yeux des autorités alliées, le travail souterrain des groupuscules semble plus redoutable encore que l'agitation entretenue par les organisations œuvrant à ciel ouvert. C'est que la subversion communiste s'infiltre également dans les casernes.

1. Une organisation à dominante ouvrière : le Parti socialiste de Turquie Au lendemain de l'assassinat du grand-vizir Mahmut Şevket pacha, en juin 1913, Hüseyin Hilmi et la plupart des dirigeants du Parti socialiste ottoman avaient été envoyés en exil, en même temps que des centaines d'autres suspects1. Cet exil anatolien devait durer plus de cinq ans. Hüseyin Hilmi et ses camarades ne purent retourner à Istanbul qu'après la signature de l'armistice de Moudros. La modeste organisation socialiste d'avant-guerre avait été totalement démantelée. Ainsi que l'écrira par la suite H. Hilmi dans un rapport adressée à la IIe Internationale, les militants qui "avaient conservé en eux le feu sacré du socialisme" étaient réduits à la misère : "pas un sou dans la caisse, pas une chambre pour les réunions"2. Tout était à réconstruire. 1Cf. à ce propos M. Tunçay, Türkiye'de Sol Akımlar (Le mouvement de gauche en Turquie), 2e éd., Ankara, Bilgi yay., 1967, p. 45. 2Le texte intégral de ce rapport a été publié pa G. Haupt, "Le début du mouvement socialiste en Turquie", Le mouvement social, n° 45, oct.-déc. 1963, pp. 136-137.

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Le parti fut ressuscité en février 1919, à l'occasion du Congrès de Berne de la IIe Internationale. Les deux délégués turcs qui participèrent à ce Congrès, Hasan Sadi et le Dr. Refik Nevzad, ne pouvaient de toute évidence représenter qu'une organisation officiellement constituée. Fait significatif, la nouvelle organisation fut baptisée "Parti socialiste de Turquie". En supprimant toute référence à l'Empire ottoman, Hüseyin Hilmi mettait implicitement l'accent sur l'orientation "nationale" qu'il entendait donner à son parti. Désormais, l'ère du socialisme "ottoman", marquée par l'exaltation du fédéralisme, était définitivement close. Élaboré sans doute à la veille du Congrès de Berne, le programme du parti ne fut publié en turc que le 10 mars 19191. Ce texte comprenait trois grands chapitres consacrés respectivement aux questions politiques, aux questions économiques et à la protection des classes non-capitalistes. Le premier chapitre réclamait pour l'essentiel la mise en place d'une démocratie laïque, basée sur le suffrage universel. Dans le second chapitre, il était stipulé que les taxes perçues sur les articles de première nécessité et les impôts prélevés sur les classes laborieuses seraient supprimés. L'article 11 prévoyait par ailleurs la "socialisation" des chemins de fer, des mines, des banques et des institutions économiques similaires, ainsi que de "tous les moyens de production et de travail". Le dernier chapitre, enfin, énumérait toute une série de mesures destinées à améliorer le sort des "classes pauvres" : repos hebdomadaire, réduction du temps de travail à huit heures par jour, fixation des salaires minima, droit de grève, etc. La plupart de ces revendications, différemment formulées, figuraient déjà dans le programme du Parti socialiste ottoman publié en septembre 19102. Mais alors qu'à l'époque les exigences de Hüseyin Hilmi n'avaient réussi à mobiliser qu'une poignée de sympathisants, dans la conjoncture de l'après-guerre la clientèle du Parti socialiste de Turquie ne cessera de grossir au fil des mois. C'est qu'à présent la lutte sociale se doublait, de façon beaucoup plus évidente qu'au lendemain de la révolution jeune-turque, d'une lutte nationale. Théoriquement, Hüseyin Hilmi et ses camarades combattaient la classe capitaliste toute entière. Mais aux yeux de la plupart des militants du parti, il ne faisait aucun doute que seules étaient visées, en réalité, les grandes entreprises étrangères. *Dans le journal Söz (La parole). Ce document est reproduit par Tarık Z. Tunaya, Türkiye'de Siyasi Partiler. 1859-1952 (Les partis politiques en Turquie. 1859-1952), Istanbul, 1952, pp. 465-467. L'organe du Parti socialiste en Turquie, L'İdrak (La compréhension) publiera dans son premier numéro en date du 28 avril 1919 un texte légèrement différent. Cf. à ce propos Fethi Tevetoglu, Türkiye'de Sosyalist ve Komünist Faâliyetler. 1910-1960 (Les activités socialistes et communistes en Turquie. 1910-1960), Ankara, 1967, pp. 73 et sv. 2Cf. M. Tunçay, op. cit.f p. 30.

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Du reste, le nouveau journal de Hüseyin Hilmi, YIdrak (La compréhension) désignera clairement l'adversaire : les compagnies de navigation, la Régie des tabacs, les chemins de fer et, d'une manière générale, toutes les sociétés anonymes à capitaux occidentaux1. Après le débarquement des troupes grecques à Smyrne (15 mai 1919), la part de la xénophobie et du nationalisme ne fera que croître dans les colonnes de l'organe socialiste2. Nous ne disposons pas de données précises sur le recrutement du parti dans les premiers mois de son existence. Mais il y a tout lieu de croire que les adhésions furent d'emblée assez nombreuses. Vers le milieu de l'année 1919, plusieurs associations ouvrières avaient déjà rallié l’organisation et celle-ci avait même réussi à créer des comités socialistes en province, à İzmit, Eskişehir, Ankara et Konya3. Dès le 20 juillet 1919, Hüseyin Hilmi fût en mesure de réunir à Istanbul le premier congrès du Parti socialiste de Turquie. Au cours de cette réunion, dont nous ne savons pas grand chose4, les délégués ratifièrent le programme du parti et eurent à se prononcer sur les statuts de leur organisation. Quelque peu mégalomane, Hüseyin Hilmi avait tout prévu : le montant des cotisations, les "devoirs” des sections, l’aménagement des divers comités du siège central, etc. Cette machinerie complexe avait pour clef de voûte l'équipe dirigeante du parti — Hüseyin Hilmi, Mustafa Fazıl, Hasan Namık et quelques autres5 — qui se réservait, pour une durée de cinq années, le droit "d'assumer toutes les responsabilités” au sein de l'organisation. Quant à Hüseyin Hilmi, il faisait désormais figure de véritable dictateur : l'article premier du "statut organique" stipulait que le fondateur du Parti socialiste de Turquie était son "président inamovible"6. 1C'est ainsi, par exemple, que Vİdrak du 1er juillet 1919 dénoncera vigoureusement un projet visant à augmenter l'emprise du capital étranger sur la compagnie de navigation Seyri Sefain. 2 Les numéros de juillet 1919, les seuls que nous ayons pu consulter, abondent en élans nationalistes. On ne peut manquer d'être frappé, en particulier, par l'outrance cocardière d'une série d'articles intitulée "İzmir'i Unutmadık" (Nous n'avons pas oublié Smyrne). 3D'après un rapport adressé par H. Hilmi à la IIe Internationale, cf. G. Haupt, op. cit., p. 137. Nous ne disposons que de fort peu de données sur ces comités socialistes d'Anatolie. Nous savons cependant que le 26 juin 1919, le mutassarif d'Eskişehir avait fait arrêter une trentaine d'agitateurs "bolcheviks". On peut supposer que ces individus étaient en réalité des militants du Parti socialiste de Turquie {FO, 371/4142, rapport en date du 28.VI. 1919, ff. 231-232). Quelques temps après, en septembre 1919, d'autres arrestations eurent lieu à Konya {Service historique de l'armée de terre, dorénavant S H AT, 20 N 168, dossier 9, pièce 25, en date du 13.IX.1919). 4C'est grâce à une note figurant en tête d'une brochure intitulée Statut et programme modifiés du Parti Socialiste de la Turquie, Constantinople, 1921, que nous connaissons la date de ce premier congrès. Cf. par ailleurs Zeki Cemal "Memleketimizde Amele Hareketleri Tarihi" (Histoire des mouvements ouvriers dans notre pays), Meslek, n°22,12.V.1925, pp. 14-15. 5Citons encore les noms de Şevket Mehmet Ali (Bilgisin) et de Hasan Sadi (Birkök), qui venaient l'un et l'autre de rentrer de Suisse, où ils avaient fait leurs études et qui représentaient, semble-t-il, en compagnie de leur camarade Mustafa Fazıl, l'aile "doctrinale" du Parti. Cf. à ce propos M. S. Çapanoğlu, Türkiye'de Sosyalizm Hareketleri ve Sosyalist Hilmi (Les mouvements socialistes en Turquie et Hilmi le socialiste), Istanbul, 1964, p. 61. 6Statut et programme modifiés.. op. cit., p. 2.

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Aussitôt après ce congrès, Yİdrak fut suspendu par les autorités turques pour avoir publié une proclamation demandant la démission du gouvernement de Damad Ferid pacha1. Bien que Hüseyin Hilmi se fût empressé de solliciter la permission de faire reparaître son journal, il ne put obtenir gain de cause et dut se résigner à se passer d'organe de presse2. Mais cela n’empêcha pas son Parti de faire de nouvelles recrues et d’accroître son emprise parmi les travailleurs. En septembre 1919, les services de renseignements français signaleront avec quelque inquiétude la création d'une succursale de l'organisation de Hüseyin Hilmi à Andrinople. Les militants de cette ville s’étaient réunis dans une salle décorée de drapeaux turcs et avaient écouté un discours sur le socialisme et ses buts. Ensuite un hodja avait récité des prières "avec une éloquence remarquable". La cérémonie s’était terminée par une distribution de douceurs et de cigarettes3. Le tract publié par le comité d’Andrinople lors de sa fondation donne une bonne idée des thèmes exploités par le Parti socialiste de Turquie à cette époque: "... Établir une véritable égalité parmi les hommes, procurer aux pauvres le bonheur et la prospérité, telles sont les nobles visées qui inspirent notre doctrine, laquelle est en même temps un guide moral et politique. La religion musulmane a proclamé ouvertement des principes socialistes et les coutumes turques sont pour la plupart des applications d'idées socialistes. 1Cette proclamation, publiée dans Vldrak du 22 juillet 1919, était signée non seulement par le Parti socialiste de Turquie mais encore par une dizaine d'autres partis d'opposition. Il est cependant curieux de constater que l'organe de Hüseyin Hilmi fut, parmi tous les journaux d'Istanbul, le seul à prendre le risque de s'en prendre ouvertement au gouvernement. Dans le même numéro de Vldrak,, occupant toute la première page, nous trouvons une violente diatribe contre Damad Ferid pacha. 2Les tribulations de 1'İdrak font l'objet d'une longue lettre en date du 7 décembre 1921 adressée par le Haut-commissaire britannique H. Rumbold au Commandant en chef des forces d'occupation. À en croire ce document, FO, 371/6577, ff. 190 et sv., il semble que Hüseyin Hilmi ait réussi à obtenir des autorités alliées la permission de publier à nouveau son journal. Mais le gouvernement ottoman aurait fait échec à cette décision en traduisant le leader socialiste devant la Cour martiale. Après avoir purgé une brève peine de prison (au début de l'année 1920 ?), le leader socialiste tenta à plusieurs reprises d'ébranler la sévérité de ses censeurs (en mai et en septembre 1920, en mars 1921), mais ni les autorités ottomanes, ni la censure inter-alliée ne se laissèrent apitoyer. Il ressort néanmoins de la lettre de Rumbold que Vİdrak, bien qu'interdit, reparut par intermittence jusque vers la Fin de l'année 1919 ; mais ces numéros semi-clandestins n'ont apparemment laissé aucune trace dans les bibliothèques et les dépôts d’archives de Turquie. 3SHAT', 20 N 200, SR de Constantinople en date du 13 septembre 1919. L'auteur de cette note d'information cite un article paru dans le journal Ehali (Le peuple), publié à Andrinople. À en croire cet article, le président du club socialiste d'Andrinople était un certain Mehmed Ragib bey.

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(...) Avant tout, il faut tâcher de supprimer l'accaparement et les injustices concernant les bénéfices en les remplaçant par la justice et la droiture et veiller à ce que les auteurs de tous les maux provenant de l'oppression et de la contrainte ne restent pas impunis. (...) Notre parti, prenant en considération les intérêts des ouvriers et des pauvres, s'emploie à assurer les mesures les plus rapides et les plus propres à résoudre les questions de ravitaillement et de logement qui ont pris une forme des plus inquiétantes ; à faire augmenter les salaires des ouvriers ; à préparer les moyens qui leur permettront de vivre avec plus de confort, et dorénavant, il se dressera de toutes ses forces contre les oppressions et les abus de toutes sortes.1" Ce texte frappe surtout par le caractère éminemment concret des objectifs proposés : amélioration du ravitaillement et des conditions de logement, augmentation des salaires, suppression de l'accaparement, etc. On y retrouve par ailleurs une des idées fondamentales du socialisme turc de l'aprèsguerre : la convergence de l'enseignement de l’Islam et des principes socialistes. Qu'un hodja eût participé à l'inauguration de la section d'Andrinople n'avait rien d'étonnant. À cette époque, les hommes de religion musulmans qui pensaient pouvoir faire découler de l'Islam les fondements essentiels du socialisme étaient, semble-t-il, assez nombreux. Bientôt, on verra l'Armée verte anatolienne, sous l'influence de quelques dévots, fonder toute sa doctrine sur l'analogie entre le bolchevisme et les préceptes du Coran2. Au moment de la création du comité d'Andrinople, les activités du Parti socialiste de Turquie commençaient déjà à alarmer sérieusement les autorités alliées. En septembre 1919, l'officier chargé du service de renseignements de la marine écrivait que l'intention du Parti était "de préparer dès à présent les esprits à un mouvement bolchevique"3. Cependant, en dépit des nombreuses adhésions qu'elle avait enregistrées depuis sa fondation, l'organisation de Hüseyin Hilmi était encore loin de constituer un parti de masse. Lors des élections législatives de décembre 1919, ses candidats — le Dr. Refik Nevzad et Sadrettin Celâl, un des éléments les plus radicaux du Parti — subiront un cuisant échec. Parmi les candidats "ouvriers", seul un certain Numan Usta fut élu. Ce dernier était présenté par le "Parti ottoman du travail" (Osmanli Mesai Fırkası), une organisation créée par les Unionistes peu de temps avant les

*SHAT; 20 N 166, SR marine, dossier 3, pièce 43, rapport du 15.IX.1919. 2Cf. dans ce même volume, notre article intitulé "La révolution impossible. Les courants d'opposition en Anatolie 1920-1921". 3SHAT, 20 N 166, loc. cit.

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élections et dont l'objectif était, semble-t-il, de regrouper les voix ouvrières autour d'un "socialisme patriotique"1. Ce n’est qu’au printemps de l’année 1920 que le Parti socialiste de Turquie pourra réellement se flatter d’être la plus importante des formations ouvrières du pays. Il suffira de quelques grèves réussies — la grève des tanneries de Kazlıçeşme, celle des chantiers navals de la Corne d'Or — pour que des milliers de travailleurs se mettent à affluer sous la bannière de Hüseyin Hilmi. Lors de la grève des tanneries, le Président du Parti socialiste avait réussi, disait-on, à se procurer 800 livres-or avec lesquelles les 90 grévistes avaient fait bombance pendant dix jours dans une des prairies de la banlieue. Cette rumeur avait, sans nul doute, largement contribué à consolider la popularité dont Hüseyin Hilmi jouissait auprès des syndicats ouvriers2. À partir de mai 1920, Hilmi, considéré désormais par les Français comme un redoutable agitateur, s’en prendra essentiellement à la Société des Tramways de Constantinople, une compagnie franco-belge qui détenait le monopole des transports urbains. Sous son influence, le 10 mai, les wattmans, musulmans pour la plupart, déclaraient la grève, réclamant la journée de huit heures, le doublement des salaires et la participation des ouvriers aux conseils de discipline de la société. Ces revendications paraîtront 1Le service de renseignements de la marine a rassemblé de nombreux extraits de presse consacrés à l'élection de Numan Usta, Cf. SHAT, 20 N 167, dossier 2, pièce 84, en date du 23.XII.1919. Voici notamment ce qu'écrivait à propos de cette affaire le journal Yeni Gün (Le jour nouveau), porte-parole de l'organisation nationale des Unionistes : ”... L'élection de Nouman effendi constitue pour notre pays un remarquable événement. Il se produisait bien certains mouvements autour des idées du socialisme, mais les promoteurs de ces idées représentaient les courants les plus divers. Parmi eux il y en avait qui ne comprenaient pas la véritable signification du socialisme et d'autres qui n'avaient aucun rapport avec cette doctrine (...) Nouman effendi possède des convictions très solides et très arrêtées sur la classe ouvrière de Turquie et sur les théories socialistes. Il considère l'internationalisme comme étant actuellement incompatible avec la manifestation du socialisme dans notre pays. À ce point de vue, Nouman effendi est un socialiste-nationaliste ou, autrement dit, un socialiste turc. Il envisage son élection comme un grand pas vers la réalisation de ses tendances visant à la formation d'une véritable Assemblée Nationale représentant toutes les classes de la nation...” Le "Parti ottoman du travail” (Osmanh Mesai Fırkası), fondé en décembre 1919, semble avoir recruté la plupart de ses militants dans les entreprises d'État (usines d'armement, arsenaux, fabriques textiles, etc.). Il est curieux de constater que l'élection de Numan Usta, fort mal accueillie par le parti de Hüseyin Hilmi, fut au contraire considérée par l'organisation la plus radicale de cette période, le Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs, comme un "remarquable événement" (SHAT; 20 W 167, SR marine, 27.XIl.1919, dossier 2, pièce 97). Il s'agissait là, sans doute, d'une tentative de "récupération" motivée par le fait que la clientèle de Numan Usta était, en gros, la même que celle du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs. Nous n'avons pas de données précises sur l'évolution de VOsmanh Mesai Fırkası dans les mois qui suivirent sa création, mais nous savons que ses activités, qui visaient à consolider le noyautage unioniste dans les industries d'État, constituèrent pour les Alliés un grand sujet de préoccupation. Le 16 mars 1920, Numan Usta fut arrêté par les Anglais, en pleine Chambre, en même temps qu'un certain nombre d'autres députés, et expédié à Malte. On peut supposer qu'à la suite de cet événement, le Parti ottoman du travail, décapité, cessa d'exister. 2Zeki Cemal, op. cit.. Meslek, n° 2 4 ,26.V. 1925, pp. 9-10.

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si exorbitantes que le lieutenant Rollin, chef du S. R. Marine, intitulera son rapport "Le premier son de cloche bolchevik à Constantinople"1. Les dirigeants de la Société des Tramways commenceront par refuser de discuter et se contenteront d'offrir à Hüseyin Hilmi de l'argent. Mais, singulièrement, cette proposition de "bakchich" demeurera sans effet : les grévistes tiendront bon, leurs épouses se coucheront sur les rails "avec un fanatisme tout oriental" pour empêcher les jaunes de reprendre le service, et la Compagnie sera en définitive obligée de faire des concessions. Grâce à la médiation du grand-vizir en personne, les salaires seront augmentés et la journée de travail réduite à neuf heures2. Ce qui, dans cette affaire, devait surtout retenir l'attention des autorités françaises, c'est que le commandant de la police interalliée, le Colonel Maxwell, avait refusé d'intervenir pour "protéger la liberté de travail" des nongrévistes. Le deuxième bureau ne tarda pas à en déduire que les autorités anglaises étaient de connivence avec Hilmi. Ce dernier avait-il réellement reçu des subsides du Gouvernement de Sa Majesté pour fomenter des troubles contre les intérêts français en Turquie ? Cette accusation revient constamment dans les rapports des agents de renseignements français. La chose n'a rien d'invraisemblable car, on le sait, les puissances occupantes étaient loin de s'entendre et n’hésitaient pas, le cas échéant, à se livrer à des machinations hostiles les unes contre les autres3. Mais on peut également avancer une autre hypothèse. II y a tout lieu de penser, en effet, que les relations que le leader socialiste entretenait avec un certain nombre d'officiers britanniques étaient tout simplement basées sur une communauté de convictions politiques. Nous disposons à cet égard d'un document significatif, qui mérite d'être largement cité. Il s'agit d'une lettre adressée par Hilmi, vers la fin du mois de mars 1921, au capitaine Benett, chef du service de renseignements anglais de Péra (un des quartiers d'Istanbul) : "... Tu ne peux pas t'imaginer comment j'ai été blessé au cœur avec ton départ soudain ; mes regrets augmentent de ce que n'ayant pas été avisé je n'ai pas eu l'honneur de t'embrasser fraternellement le jour de ^SHAT, 20 N 168, dossier 4, pièce 44 en date du 19 mai 1920. Cf. également 20 N 140 (Bulletins de renseignements des armées alliées en Orient), note d'information du 22 mai 1920. 2SH ATt 20 W 168, loc. cit. Notons au passage que le lieutenant Rollin avait une assez haute opinion du leader du Parti socialiste : "Hilmi bey n'est pas pas un individu qui marche par ambition ou par appât du gain. Sondé par la compagnie, il s'est montré rebelle à toute transaction. Il paraît vraiment convaincu et rentre dans la classe de théoriciens dangereux." 3Cf. en particulier les documents du SHAT déjà cités. Cf. également 20 N 69 dossier 4, pièce 18, note d'information du 5 septembre 1920. Les autorités britanniques ne manqueront pas de démentir ces bruits. Nous disposons à cet égard de plusieurs lettres adressées en septembre 1921 par le général Harington au Haut-Commissaire H. Rumbold (FO, 371/6577, ff. 138 et sv.)

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ton départ (...). La main protectrice et humanitaire qui guidait consciencieusement et habilement la classe ouvrière parmi les différents courants existant dans notre pays, oui cette main qui était la tienne n'y est plus et la susdite classe est presque orpheline. (...) Je sais bien que tu dois être curieux de savoir où en est l'œuvre que tu as produite. J'ai pris tous les ouvriers des bateaux du Bosphore de Chirket-i Hairié, ceux des bateaux de la Corne d'Or ainsi que les ouvriers de la Société du Gaz de l'air de Kadi-keuy avec tous ceux de l'usine de Silahtar de la Société d'Electricité ottomane. Tu ne sais pas comment nous sommes torturés par les Sociétés des Tramways et d'Electricité qui ne veulent pas appliquer promptement et intégralement nos derniers accords malgré leur engagement officiel et par écrit. Je me verrai obligé, après une courte attente, de déclencher une grève générale pour faire plier les Sociétés (...). Je te prie de me donner de tes nouvelles et si c'est possible de m'envoyer la musique de notre "Internationale" parce que je suis en train de préparer une manifestation pour le premier mai prochain..."1 Peu importent les surprenantes figures de style prodiguées par le leader du Parti socialiste. Il ressort clairement de cette lettre, retrouvée dans les archives de la IIe Internationale, que Hilmi considérait le capitaine Benett comme son mentor en matière de socialisme. L'officier anglais avait selon toute vraisemblance été chargé par le Labour Party d'assurer la liaison entre le Parti socialiste de Turquie et le bureau central de la IIe Internationale installé à Londres. Nous savons que le Labour Party, qui représentait à cette époque une force politique considérable, intervint à plusieurs reprises en faveur du mouvement socialiste turc2. Ce sont peut-être ces interventions qui incitèrent les autorités anglaises de Constantinople à faire preuve d'une certaine passivité vis-à-vis des agissements de Hüseyin Hilmi. Au lendemain de la grève des wattmans de mai 1920, le Parti socialiste de Turquie regroupait — si l'on en croit du moins le bilan triomphal dressé par Hilmi à l'intention de la IIe Internationale — près de 5 000 adhérents. ^Ce document — non daté — nous a été communiqué par Georges Haupt. Une autre lettre, datée du 30 mars 1921, semble avoir été envoyée vers le même moment, mais H. Hilmi y adopte un ton nettement plus officiel : "Monsieur Benett, capitaine de l'armée anglaise. Le Parti socialiste de Turquie qui avait trouvé en vous son plus grand protecteur et ressuscitateur (sic !) considère comme un devoir noble et consciencieux de vous exprimer sa reconnaissance sincère et de vous présenter ses remerciements chaleureux en souhaitant votre prompt retour." 2À partir de l'automne 1921, le Foreign Office sera harcelé de "questions parlementaires". C'est ainsi, par exemple, que le Colonel Wedgewood accusera la police inter-alliée de favoriser le capital au détriment des masses laborieuses (FO, 371/6577, question parlementaire du 31 octobre 1921). À chaque fois, les autorités britanniques de Constantinople s'efforceront de se disculper en mettant l'accent sur leur totale impartialité.

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Plusieurs grandes entreprises de Constantinople se trouvaient sous sa coupe : la Société des Tramways, la Compagnie d'Electricité, le Société du Chemin de fer ottoman d'Anatolie, ainsi que les deux principales compagnies de navigation de la ville, le Şirket-i Hayriye et le Seyr-ü Sefain. À la tête de cet empire, Hüseyin Hilmi, qui s’était considérablement enrichi grâce aux contributions ouvrières, menait une vie fastueuse. Il disposait de trois demeures et il avait même fait l’acquisition d'une automobile ornée d'un fanion rouge1. Les sociétés étrangères que son organisation contrôlait, sans cesse menacées de grève, étaient obligées de verser d'importantes "cotisations" aux syndicats. Vers la fin de l'année 1920, Hilmi passait aux yeux des autorités françaises pour être un des hommes les plus dangereux d'Istanbul. Une note d'information du 19 novembre 1920 n'hésitait pas à prévoir un cataclysme imminent : "Hilmi décrétera la grève générale et organisera un meeting de tous les travailleurs de Constantinople. Il espère déclencher par la suite un mouvement révolutionnaire. Hilmi est un homme dangereux, intelligent et rusé. Il est en relation avec les principales fédérations ouvrières d'Europe. (...) Il a certainement des attaches avec le Parti communiste."2 Cette accusation de communisme, lancée contre Hüseyin Hilmi dès 1919, reviendra constamment sous la plume des informateurs du deuxième bureau. Certains d'entre ces derniers le taxeront également de panturquisme3. Mais il ne s’agissait là que de conjectures. En réalité, Hilmi avait opté sans ambiguïté pour la IIe Internationale et il y avait fort peu d’éléments "extrémistes" dans son entourage. Des hommes comme Ziynettulah Naşirvanov et Sadrettin Celâl, qui devaient par la suite participer à la fondation du Parti communiste turc, n’avaient pas tardé à se détacher du Parti socialiste. Au reste, les militants rassemblés autour de Hilmi, animateurs d'associations ouvrières pour la plupart, n'accordaient que fort peu d'attention aux questions doctrinales. L'action syndicale leur tenait lieu d’idéologie. L'essentiel, pour eux, était de mettre les entreprises étrangères dans l'embarras et, chemin faisant, d'obtenir des augmentations de salaire ainsi que de meilleures conditions de travail. Il y a tout lieu de croire que Hilmi lui-même n'avait qu'une idée assez sommaire de ce qu'était le socialisme. Il ignorait en tout cas les "statuts, réglements ou prescriptions en vigueur" de l'Internationale. En mars 1921, il demandera instamment au capitaine Benett de lui envoyer ces documents4. 1AMAE, Série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 94, ff. 155 et sv., note d'information en date du 13.X3.1920. Cf. également M. S. Çapanoğlu, op. cit., pp. 70 et sv. 2AMAE, Série E, Levant, 1918-1929, Turquie, vol. 94, loc. cit. 3AMAE, Série E, Levant 1918-1929, vol. 94, ff. 231-232, note d'information du 5.XI.1920. 4Dans un autre passage de la lettre citée supra.

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Le 31 octobre 1920, Hüseyin Hilmi avait réuni à Istanbul le deuxième congrès du Parti socialiste de Turquie1. Après ce congrès, son organisation se tournera de façon encore plus résolue vers l’activisme. Au cours des premiers mois de l’année 1921, les troubles ne cesseront de se multiplier : menaces de grève générale en janvier, agitation chez les ouvriers de la Compagnie d'EIectricité en février, pétition des travailleurs du Şirketti Hayriye en mars2. À la fin de ce même mois, les ouvriers de la Compagnie du Gaz, une des nouvelles "acquisitions" de Hilmi, présenteront une longue liste de revendications : journée de huit heures, augmentation des salaires de 50 %, un kilogramme de pain par jour, distribution régulière de vêtements, du charbon pour l’hiver comme autrefois, etc. Le 16 avril, les syndicats contrôlés par le Parti socialiste menaceront d'entamer une grève collective si leurs revendications n’étaient pas satisfaites dans les huit jours3. Toute cette agitation sera couronnée, le premier mai 1921, par une manifestation comme Istanbul n'en avait jamais vu. Dès huit heures du matin, la circulation des bateaux à vapeur et des tramways s'arrêtera complètement, au grand désarroi des petits fonctionnaires de la rive asiatique du Bosphore empêchés de se rendre à leur travail. Devant le siège du Parti socialiste, un orchestre jouera ITntemationale pendant plusieurs heures d'affilée. Des milliers d’ouvriers, cravatés de rouge, manifesteront dans les rues de la ville, "sans causer le moindre dégât, car on leur avait interdit de boire"4. On verra même défiler les corps d'esnaf, organisations corporatives traditionnelles qui n'avaient pourtant pas grand chose à voir avec le mouvement syndical et dont certaines s'entendaient du reste fort mal avec Hilmi5.

1D’après les Statut et programme modifiés..., op. cit., p. 2. 2La presse d'Istanbul ne manquait pas de consacrer de nombreux commentaires à toute cette agitation. Cf. à ce propos Oya Sencer, Türkiye'de İşçi Sınıfı (La classe ouvrière en Turquie), Istanbul, 1969, pp. 252-253. 30 . Sencer, loc. cit. 4D’après le journal İkdam du 2.V. 1921, cité par O. Sencer, loc. cit. Cf. également le Bulletin périodique de la presse turque, n° 1 4 ,10.VI. 1921, p. 11. 5La plupart de ces "corporations" avaient été noyautées par des éléments appartenant au mouvement unioniste. Les Unionistes avaient pris conscience de l'importance du rôle que les esnaf étaient susceptibles de jouer, aussi bien dans le domaine politique et social que dans le domaine économique, dès le lendemain de la révolution jeune-turque. Au moment de l'armistice de Moudros, ils se trouvaient à la tête d'un vaste empire qui comprenait notamment, à Istanbul, la puissante corporation des portefaix (plus de 7 000 hommes), celle des canotiers (2 000 hommes), celle des mahonniers (un millier d'hommes) et plusieurs autres corporations toutes aussi turbulentes que les précédentes (voituriers, charretiers, boulangers, etc.). En mai 1919, Hüseyin Hilmi avait lancé dans Vİdrak de violentes attaques contre le chef des canotiers. Ali Osman agha, l'accusant d'exploiter les membres de sa corporation. Par la suite, cependant, il semble que le leader du Parti socialiste ait cherché à se rapprocher des esnaf. D'après M. S., Çapanoğlu, op. cit., p. 64, le kahya des portefaix, Salih agha, aurait été un de ses principaux supporters.

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Cette manifestation mémorable allait constituer le point culminant de l'histoire du Parti socialiste. À partir de cette date, l'organisation de Hüseyin Hilmi commença à subir ses premiers revers et, insensiblement, à péricliter. Aussitôt après la fête du Premier Mai, la lutte contre les entreprises étrangères d'Istanbul avait repris. Les ouvriers accusaient les compagnies de ne pas respecter les divers accords qui avaient été signés lors des précédents conflits et laissaient entendre qu'ils étaient prêts, une fois de plus, à se mettre en grève. Mais la puissante Société des "Tramways et Electricité de Constantinople", qui détenait le capital des différentes affaires menacées par Hilmi (tramways, funiculaire, électricité et gaz), était à présent décidée à ne pas faiblir. Il fallait profiter de la conjoncture. Les Anglais, soupçonnés d'être favorables à Hilmi, ne régissaient plus tout seuls la police interalliée : ils avaient été contraints d'abandonner une partie de leurs prérogatives aux Français et aux Italiens. Par ailleurs, le général Harington, qui avait à maintes reprises fait preuve d'irrésolution vis-à-vis du Parti socialiste, allait bientôt quitter le haut commandement des forces d'occupation et céder son poste au général italien Mombelli dont c'était le tour d'assurer l'administration militaire de Constantinople. Il y avait tout lieu d'espérer que les intérêts français seraient désormais mieux défendus. Ponctuées de brefs débrayages, les négociations entre l'organisation de Hüseyin Hilmi et les compagnies se poursuivirent pendant tout l'été 1921. Le Parti socialiste avait dressé une liste de 47 revendications et exigeait notamment la démission de quatre directeurs de la Société des Tramways. Cette dernière avait répliqué par le congédiement d'une vingtaine de syndicalistes. En août, le conflit sera sur le point de dégénérer en grève générale. Mais Hüseyin Hilmi, abandonné par une partie de ses militants qui avaient rejoint une "Association pour la protection des travailleurs" (İşçileri Siyaset Cemiyeti) créée par les compagnies en vue de contrebalancer l'influence du Parti socialiste, dut renoncer à ce projet. Sans cesse sollicitées d'intervenir en faveur des ouvriers, les autorités alliées se montraient de moins en moins compréhensives. Le général Harington et le Haut- Commissaire britannique Horace Rumbold, en particulier, qui avaient fait l'objet de plaintes de la part des compagnies, ne voulaient plus entendre parler de Hilmi1. Quant au général

1Les plaintes adressées par la Société des Tramways et Electricité de Constantinople" au Foreign Office constituent un dossier passablement volumineux (FO, 371/6577, ff. 121 à 195) qui nous éclaire sur les divers épisodes de l'histoire du Parti socialiste de Turquie dans la seconde moitié de l'année 1921. Nous disposons également, à ce propos, d'un important dossier conservé à Vincennes, SHAT, 20 N 1106 (rapports de la Prévôté du Contrôle Interallié, comptes rendus des réunions hebdomadaires des Hauts Commissaires, notes d'information, etc.)

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Mombelli, il s'efforçait d'être "impartial", mais il n'en était pas moins excédé par les continuelles exigences de Hüseyin Hilmi1. À la fin du mois de septembre, le leader du Parti socialiste se résolut à frapper un grand coup. Mais les rebuffades essuyées par les ouvriers depuis le début de l'été avaient considérablement affaibli son organisation. La plupart des syndicats ne versaient plus leurs cotisations et seuls les ouvriers de la Société des Tramways, conduits par Şakir Rasim (un Turc originaire de Crête, "homme fanatique et dangereux" à en croire les services de renseignements), continuaient à accorder véritablement leur confiance au Parti. À vrai dire, même ces derniers, menacés de licenciement, hésitaient à suivre les consignes de leurs chefs. Commencée le 29 septembre, la grève des wattmans dut être interrompue au bout de deux jours. La grève des employés de la Compagnie Seyr-ü Sefain qui suivit se solda par un simple débrayage de quelques heures*2. Ce fiasco fut suivi d’une période d'accalmie. Mais le 26 janvier 1922, une nouvelle grève des tramways éclatait. Les employés de la Société réclamaient la journée de huit heures, une indemnité de 150 000 livres pour non exécution des précédents accords, l'octroi d'une gratification annuelle et le réengagement des employés licenciés lors des précédents conflits. Cette fois, Hüseyin Hilmi était décidé à ne pas fléchir et à lutter jusqu'à l'épuisement. Préparé par une active campagne de propagande, cet ultime combat dura près de deux semaines. Pendant tout ce temps, le président du Parti socialiste et ses acolytes ne cessèrent de parcourir les clubs ouvriers, exhortant les travailleurs à tenir bon, multipliant les propos anti-capitalistes et xénophobes. Mais la Société des Tramways, forte de l'appui des autorités alliées, demeura intraitable. Dès le deuxième jour du conflit, elle annonçait son intention de renvoyer les grévistes et d'engager de nouveaux employés. Aussitôt, de longues queues de chômeurs se formaient devant ses bureaux d'embauche. La pression du chômage était telle que les grévistes allaient de toute évidence à l'échec. Dans les jours qui suivirent, les principaux meneurs furent arrêtés, accusés de sabotage. Le 6 février, la Compagnie faisait savoir à son personnel

^C'est ainsi, par exemple, qu'il fit savoir aux Hauts-Commissaires Alliés, le 3.X.1921, qu'il avait mis Hilmi en demeure "d'obéir à la loi" et de renoncer aux diverses grèves que son parti projetait d'organiser (SHAT; 20 N 1106). 2D'après les dossiers du FO et du SHAT cités supra, note 33. Cf. également O. Sencer, op, cit., p. 255. La grève des wattmans du 29 septembre fut provoquée, semble-t-il, par l'embauche d'une vingtaine d'élèves-wattmen et le refus de la Société de réengager les anciens wattmen qui avaient dû quitter leur service à la suite d'obligations diverses. Nous ne connaissons pas les motifs du débrayage des employés de la Compagnie Seyr-ü Sefain. Ce fut peut-être une grève de solidarité.

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que tous ceux qui ne reprendraient pas leur service le lendemain à midi seraient licenciés. À l'expiration de cet ultimatum, la grève était terminée1. Cet échec devait marquer la fin de la carrière politique de Hüseyin Hilmi. Dès le dénouement de la grève, il avait été arrêté par la police française pour "incitation au sabotage dans le secteur français de Stamboul" et mis en prison2. Il était à présent totalement déconsidéré auprès de ses militants. Ses anciens lieutenants, dont certains n'avaient jamais beaucoup apprécié son comportement dictatorial, ne tardèrent pas à tirer profit de son absence. Le 14 mars, ils élirent un nouveau "comité d'administration" et Şakir Rasim, un des principaux instigateurs des troubles du début de l’année, s'empara de la présidence du Parti3. Il semble que cette nouvelle équipe ait réussi à enrayer, pendant quelque temps, la désagrégation de l'organisation. À en croire un rapport adressé par Şakir Rasim au Général Charpy, commandant des troupes d'occupation française, vers le milieu du mois de mai 19224, le Parti socialiste regroupait encore à cette époque plusieurs corps de métiers : ouvriers des tramways, du funiculaire et de l'électricité ; mahonniers ; employés des bateaux de la Come d'Or ; typographes ; ouvriers de la fabrique de chaussures de Beykoz ; ouvriers du Feshane (manufacture d'État spécialisée dans la fabrication des fez). Cette clientèle, évaluée à plus de 3 000 adhérents — chiffre discutable assurément — avait participé à la manifestation du Premier Mai (organisée cette fois à l’extérieur de la ville) en réclamant du pain et les "trois huit" : huit heures de travail, huit heures de repos et huit heures de sommeil. Mais le Parti socialiste ne régnait plus sans partage sur le prolétariat constantinopolitain. De nombreux transfuges avaient rejoint les autres organisations ouvrières de la ville : le Parti socialiste des ouvriers et des 1Cette longue grève a fait couler beaucoup d'encre. L'épais dossier conservé à Vincennes (SHAT, 20 N 1106) permet de suivre le déroulement du conflit au jour le jour, et presque heure par heure. La presse d'Istanbul nous fournit, elle aussi, de nombreuses données. Le Bosphore notamment, un organe francophile, consacra de nombreux articles au conflit. Voici, par exemple, puisée dans le numéro du 4.II.1922, une information intéressante : "Des milliers de personnes sans travail s'étaient rassemblées hier dans les rues avoisinant le local de la Société des Tramways à Galata. Celle-ci a enregistré deux à trois mille employés...'' Même son de cloche dans te numéro du lendemain : "Le nombre des grévistes qui demandent à reprendre le travail augmente journellement. D'autre part une foule considérable, parmi lesquels des fonctionnaires, des militaires, des étudiants, etc., entoure les bureaux de la Société. Tout le monde demande à être engagé. La Société a dû installer un second bureau d'inscription à Bechiktache." 2D'après une lettre du Colonel Gribbon à l'Attaché militaire auprès du Haut-Commissariat britannique en date du 6.IV.I922, FO, 371/7921, ff. 18-19. ^Le Bosphore, 15.III.1922, p. 3, col. 3. 4SHAT, 20 N 1105, lettre datée du 16.V.1922.

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agriculteurs, l'Association ouvrière de Turquie et l'organisation grecque Pan Ergatikon (Union Internationale des Travailleurs). Lors de la manifestation du Premier Mai, ces divers groupements avaient mobilisé un millier de militants et avaient réussi à faire adopter par les assistants une résolution d'inspiration "communiste" qui n'avait pas manqué de scandaliser Şakir Rasim : "Étant donné que le maximum de bonheur de la classe des salariés, qui constitue au sein de chaque nation l'écrasante majorité, n'est possible que dans une société sans classes où tous les moyens de production et de richesse sont reconnus comme propriété de la collectivité, nous protestons énergiquement et avec une conviction plus forte que jamais contre les institutions actuelles basées sur la propriété privée, mère de toutes les misères et de toutes les souffrances de l'Humanité."1 Cette déclaration de portée générale, proposée selon toute vraisemblance par le Parti socialiste des ouvriers et des agriculteurs, tranchait nettement sur les revendications terre-à-terre votées à l'instigation du Parti socialiste : majoration des salaires dans les mêmes proportions que le renchérissement du coût de la vie ; réduction de la journée de travail ; expulsion des émigrés russes "qui constituent des éléments de désordre, augmentent les difficultés de l'existence et provoquent le chômage" ; mise en place d'une politique de grands travaux (reconstruction des quartiers incendiés, développement de l'infrastructure industrielle, entretien de la voirie, etc.) afin de résorber le nombre des indigents ; révision de l'ancienne "loi sur les Associations" de manière à faciliter la création de syndicats ouvriers ; etc.2. De toute évidence, le putsch de Şakir Rasim n'avait entraîné aucun changement dans la stratégie du Parti. Indifférent aux questions idéologiques, le successeur de Hüseyin Hilmi continuait de consacrer l'essentiel de ses efforts à l'animation de la vie syndicale. De là, vraisemblablement, la relative stabilité de ses effectifs, en dépit des nombreuses erreurs accumulées depuis le milieu de l'année 1921. Mais de là aussi les désertions qui ne cessaient de se multiplier autour de lui. Les militants les plus "conscients" commençaient à comprendre que l'action ouvrière ne passait pas seulement par la lutte syndicale et qu'elle devait reposer également sur l'élaboration d'une infrastructure politique propre au prolétariat. Privé de ses forces vives, le Parti socialiste de Turquie s’acheminait inéluctablement vers sa fin. La crise éclata à l'improviste, vers le début du ^SHAT, 20 N 1105, lo c.d t. 2SHAT, 20 N 1105, loc. cit.

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mois de juin 1922. Elle fut provoquée par Hüseyin Hilmi qui, libéré par les autorités françaises, entendait reprendre la direction du Parti. Comme Şakir Rasim, appuyé par une grande partie des militants, refusait de se démettre, l'ancien président avait fini par porter l'affaire devant le ministère de l'Intérieur, alléguant que les élections faites lors de sa détention avaient été illégales. Le 12 juin, fort du soutien de la direction générale de la police, il put reprendre possession de son poste de leader. Mais le conseil d'administration élu en mars était décidé à ne pas céder. Le jour même de la réintégration de son prédécesseur, Şakir Rasim annonça la création d'une nouvelle organisation, le "Parti socialiste indépendant" {Müstakil Sosyalist Fırkası)1. Cette scission entraîna aussitôt la désintégration du Parti. Les travailleurs de la Société des Tramways adhérèrent en masse à l'organisation de Şakir Rasim. Une partie des employés des compagnies maritimes se regroupèrent au sein du "Parti socialiste ouvrier de Turquie" {Türkiye İşçi Sosyalist Fırkası), une organisation réformiste nouvellement créée par un maître tailleur, un certain Namık, qui avait réussi, semble-t-il, à se faire cautionner par la IIe Internationale2. Les autres corps de métier se dispersèrent, retrouvant leur indépendance ou rejoignant les autres associations ouvrières d'Istanbul. Personne ne voulait continuer à subir la dictature de Hüseyin Hilmi. Abattu par les médisances, les grèves ratées, les difficultés financières, le pionnier du socialisme turc se retrouva seul, avec "pas un sou dans la caisse", comme au lendemain de l'armistice de Moudros. À en croire un document datant du mois d'août 1922, le Parti socialiste de Turquie ne consistait plus à cette époque, "qu'en une table et une chaise"3. Hüseyin Hilmi chercha-t-il à remonter la pente ? Continua-t-il d'œuvrer en faveur de la IIe Internationale ? S'efforça-t-il de regagner la confiance des groupements ouvriers ? Nous ne savons rien des derniers mois de son existence. Les journaux d'Istanbul ne reparleront de lui que le 18 novembre 1922, pour annoncer qu'il avait été assassiné la veille, dans des circonstances obscures4.

*Le Bosphore, 13.VI. 1922, p. 2, col. 4. 2M. Tunçay, op. cit., p. 62. 3M. Tunçay, op. cit., p. 57. 4Cf. M. S. Çapanoğlu, op. cit., pp. 74-75. L'assassinat de Hilmi fut annoncé notamment par le Bosphore.

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2. Le Parti social-démocrate Les matériaux dont nous disposons à propos du Parti social-démocrate (Sosyal Demokrat Fırkası) se réduisent à fort peu de chose : quelques lettres adressées par son fondateur, le docteur Hasan Rıza, au Bureau socialiste international à la veille de la première guerre mondiale ; quelques entrefilets insérés dans les journaux d’Istanbul ; deux ou trois brefs rapports de police ; une brochure publiée par Hasan Rıza en 1920, consacrée à l’exposé des principes du socialisme1. Il est extrêmement difficile, dans ces conditions, de cerner ce Parti avec précision. Il ressort cependant de nos diverses sources que l’organisation de Hasan Rıza ressemblait beaucoup à celle de Hüseyin Hilmi. Toutes deux rattachées à la IIe Internationale, elles se réclamaient l’une et l'autre du même socialisme humanitaire — socialisme d'origine essentiellement française — et ne se préoccupaient que d’arracher au pouvoir quelques réformes au profit des masses ouvrières. Toutefois, alors que le Parti socialiste de Turquie ne cessa de faire preuve de combativité, l’organisation de Hasan Rıza semble s'être surtout illustrée par sa totale inertie. Créé en 1912, à un moment où la conjoncture politique était défavorable à l'implantation de groupes socialistes en Turquie, le Parti socialdémocrate fut, au lendemain de l'armistice de Moudros, la première formation se réclamant du socialisme à déposer une demande d'homologation auprès du Ministère de l'Intérieur (23 décembre 1918). L'équipe dirigeante du Parti comprenait, outre le Dr. Hasan Rıza, des hauts fonctionnaires, notamment le directeur général du Crédit foncier (Emlâk bankası), Cemil Arif, des officiers supérieurs en retraite et, à en croire les historiens soviétiques, un certain nombre de "valets de la grande bourgeoisie"2. Singulièrement, toutefois, peutêtre parce qu’il n'existait pas à l'époque d'autre parti socialiste (ce n'est qu'au début de l'année 1919 que Hüseyin Hilmi ressuscitera son organisation), Hasan Rıza avait également réussi à recruter d'authentiques "révolutionnaires". Le cas le plus frappant est celui de Ziynettulah Naşirvanov, un Tatar de Russie venu à Istanbul à l'époque des guerres balkaniques et qui, après avoir activement milité au sein du mouvement panturquiste, s'était soudain tourné vers le socialisme. Naşirvanov allait se signaler dans les années 1918-1920 comme un des éléments les plus radicaux de la gauche constantinopolitaine. ^Sosyalizm. En mühim ve herkes için mütalâası elzem bir mesele-i hayatiyedir (Le socialisme. Une question vitale qui doit retenir l’attention de tout le monde), Istanbul, 1920.

2Cf. par exemple A. D. Novichev, "Rabochee i sotsialisticheskoe dvizhenie v Stanbule v gocti natsional'no osvoboditernoy bor'bî (1918-1923 gg)", Problemi' istorii naisionaVno osvoboditel'nogo dvizhenia v stranakh Azii, Leningrad, 1963, pp. 119-120.

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Son but, en adhérant à l’organisation de Hasan Rıza, semble avoir été de "conquérir le Parti de l'intérieur"1. Par la suite, il tentera également de subvenir l'entourage de Hüseyin Hilmi. Mais ces deux tentatives se soldèrent par un échec. Vers le début de l'année 1920, il s'éloignera définitivement des "réformistes" — dont l'imperméabilité à l'internationalisme révolutionnaire était décidément irréductible — et se consacrera à la propagande communiste, d'abord à Istanbul, puis en Anatolie. À en croire une "proclamation" du Parti social-démocrate publiée en février 1919, l'objectif essentiel de l'organisation de Hasan Rıza était de créer des "syndicats agricoles, industriels et économiques" et d'aider les ouvriers à faire face aux diverses difficultés de leur vie professionnelle2. Plusieurs indices nous permettent de penser que ce programme séduisit un grand nombre de travailleurs. Alors qu'en 1914 le Parti social-démocrate, voué à la clandestinité, ne regroupait qu’une poignée de sympathisants, près de 2 000 personnes étaient, dit-on, inscrites sur ses registres dans les années d’aprèsguerre3. Vers la fin de l’année 1919, l’organisation de Hasan Rıza constituait, selon toute vraisemblance, malgré les progrès considérables enregistrés par le Parti socialiste de Turquie, la plus importante des formations "ouvrières" d’Istanbul. Mais ses effectifs représentaient néanmoins peu de chose en regard de l'immense masse des travailleurs "inorganisés" dont la préférence allait de toute évidence aux multiples partis nationalistes issus du Comité Union et Progrès. Aux élections législatives de décembre, élections qui suscitèrent une intense rivalité entre les diverses organisations socialistes d'Istanbul, les candidats du Parti social-démocrate, Hasan Rıza en tête, essuyèrent un fiasco total de même que tous leurs rivaux. Seul fut élu, nous l'avons vu, le candidat du Parti ottoman du travail — une organisation unioniste —, Numan Usta. Il semble que cet échec ait valu au leader des sociaux-démocrates de vives critiques de la part de certains de ses militants. Hasan Rıza dut même, momentanément, renoncer à la présidence de son organisation4. Mais celle-ci, 1C'est du moins ce qu'il prétendra lui-même par la suite, peut-être pour se justifier. Cf. à ce propos son article intitulé "Edhem Nejad Arkadaş" (Le camarade Edhem Nejad), dans 28-29 Kanun-u sani 1921. Karadeniz kıyılarında parçalanan Mustafa Subhi ve yoldaşlarının ikinci yıl dönümleri (28-29 Janvier 1921. Deuxième anniversaire de la mort de Mustafa Suphi et de ses camarades assassinés sur les bordes de la Mer Noire), Moscou, 1923, p. 73. 2M. Tunçay, op. cit., p. 59. On retrouve les mêmes thèmes dans le programme du parti, cité par T. Z. Tunaya, op. cit., p. 423. 3D'après un document cité par M. Tunçay, op. cit., p. 59. 4T. Z. Tunaya, op. cit., p. 424 ; F. Tevetoğlu, op. cit., p. 68.

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bien qu’affaiblie, survécut à cette crise. Ce n'est que vers le milieu de l’année 1920 qu'elle commença à dépérir réellement. D'après un rapport des services de renseignements français, le Parti social-démocrate ne représentait plus, en novembre 1920, qu’une "institution à caractère commercial" qui vivotait grâce à des représentations théâtrales et à des quêtes. Les services du ministère des Finances venaient de découvrir un "trou" de 800 livres dans sa caisse et une enquête avait été ouverte1. De toute évidence, la philanthropie inefficace et apathique de Hasan Rıza avait fini par lasser ses partisans. On peut supposer que ceux-ci s'étaient dirigés en masse vers le Parti socialiste de Turquie, séduits par l'activisme de Hüseyin Hilmi qui venait de remporter ses premières grandes victoires. Pour arrêter cette hémorragie, Hasan Rıza aura recours aux grands moyens : en janvier 1921, il annoncera par voie de presse qu'il avait été mis fin aux "agissements arbitraires de certains adhérents" (allusion probable aux détournements de fonds découverts peu de temps auparavant) et s'engagera à "appliquer intégralement le programme du parti"2. Nous ne savons pas si cette reprise en main permit au Parti social-démocrate de combler quelque peu ses pertes, mais il est certain, en tout cas, que rien ne fut changé dans la stratégie attentiste de l'organisation. Au printemps 1922, le Parti de Hasan Rıza existait encore : son nom figure sur la liste des six organisations qui participèrent à la manifestation du Premier Mai3. Cependant, il y a tout lieu de penser qu'à cette époque la plupart de ses militants ouvriers l'avaient quitté depuis longtemps. Il semble que les autres partis aient mené une campagne de recrutement auprès des sympathisants de Hasan Rıza en dénonçant l’appartenance de leur maître à penser à la franc-maçonnerie. Peu après la fête du Premier Mai, les cadres du Parti — les hauts fonctionnaires, les officiers supérieurs en retraite, les "valets de la grande bourgeoisie" — déserteront à leur tour4. On peut supposer qu'au moment où les Alliés transférèrent l'administration civile d'Istanbul aux autorités kémalistes (octobre 1922), le Parti social-démocrate avait déjà cessé d'exister.

1AMAE, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 94, note d'information en date du 13.XI.1920, f. 157. 2D'après F. Tevetoğlu, loc. ciî., qui transcrit une information parue dans YAlemdar du 24.1.1921. 3Cette liste figure en annexe d'une lettre adressée par Şakir Rasim au Général Charpy le 16.V.1922 (SHAT, 20 N 1105). D'après ce document, la manifestation du Premier Mai avait été dominée, comme l'année précédente, par le Parti socialiste de Turquie. Mais Şakir Rasim mentionne par ailleurs la participation des organisations suivantes : le Parti social-démocrate, le Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs, l'Association ouvrière de Turquie, l'Union internationale des travailleurs et les Hentchak arméniens.

4D'après un document conservé dans les archives de l'Institut d’histoire de la révolution turque (Türk İnkilap Tarihi Enstitüsü, Ankara), cité par M. Tunçay, op. cit., p. 60.

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3. Le Parti socialiste des ouvriers et des agriculteurs Il y avait en Allemagne, à la fin de la guerre, plusieurs milliers de citoyens ottomans : des étudiants et, surtout, des ouvriers, employés pour la plupart dans les usines d’armement. C’est dans ce milieu d'expatriés que prit naissance, vers le début de l'année 1919, le "Parti des ouvriers et agriculteurs de Turquie" (Türkiye işçi ve çiftçi fırkası). Nous ne savons pas grand chose des activités de cette organisation. À en croire certaines sources, un de ses animateurs les plus dynamiques, Sadık Ahi, aurait réussi à implanter parmi les travailleurs turcs une importante "Union ouvrière"1. Mais le parti lui-même, dont le siège se trouvait à Berlin, ne fut sans doute qu'une sorte de club politique rassemblant quelques dizaines de jeunes intellectuels en fin d'études. En mai 1919, ce groupe d'étudiants2 parvint à publier à Berlin le premier numéro d'une revue intitulée Kurtuluş (Libération). Outre un "Appel au prolétariat du monde entier", il y avait là un bref texte d'Anatole France consacré à Jaurès, une biographie de Karl Marx, une étude de Vedat Nedim relative aux aspects économiques de la lutte des classes et le début d'un récit symboliste, "Le spectre" (H ortlak) dû à Lemi Nihat. Pas un mot des problèmes concrets qui se posaient au prolétariat turc. Pas un mot des grands débats qui déchiraient le mouvement socialiste international. De toute évidence, les"spartakistes turcs" — c'est ainsi qu'on les désignera par la suite, simplement parce qu'ils avaient fait leurs études en Allemagne — en étaient encore à l'exploration des principes généraux du marxisme. Ce numéro de Kurtuluş fut le seul à paraître hors de Turquie. En effet, vers le début du mois de mai, alors même que la revue était encore sous presse, un vapeur turc, XAkdeniz, fit escale à Hambourg, événement qui se produisait pour la première fois depuis la fin de la guerre, et la plupart des membres du parti en profitèrent pour rentrer au pays. Dès qu'ils furent à Istanbul, ils reconstituèrent leur groupe. Chaque semaine, ils se réunissaient 1Cf. par exemple le rapport de Hilmioglu Hakkı publié dans les protocoles du premier congrès du Parti communiste turc réuni à Bakou, Türkiye Komünist firkasının birinci kongresi, Bakou, 1920, p. 90. C'est un document du SR marine qui nous apprend que cette union était dirigée par Sadık Ahi (SHAT, 20 N 167. rapport du Lieutenant Rollin en date du 19.XL1919, dossier 1, pièce 67). 2L’organisation berlinoise était animée notamment par Ethem Nejat et İsmail Hakkı, tous deux étudiants en pédagogie, futurs fondateurs, l'un et l'autre, du Parti communiste turc. Les autres éléments du groupe allaient par la suite s'éloigner du socialisme : Mümtaz Fazlı (Taylan) deviendra un des plus gros industriels des années d'après-guerre ; Mehmet Vehbi (Sandal) et Ali Nizami (Nizamettin Ali Sav) s'orienteront vers l'enseignement supérieur et militeront au sein du Parti républicain ; Vedat Nedim (Tör), après avoir participé aux activités du Parti communiste turc jusqu'en 1927, fera une brillante carrière dans l'administration kémaliste ; le peintre Namık İsmail sera porté à la présidence de l'Académie des Beaux-Arts d'Istanbul ; Ilhami Nafiz (Pamir) deviendra directeur général d'une importante banque d'État ; Nurullah Esat (Sümer), enfin, détiendra pendant un temps le portefeuille de l'Économie et des Finances et sera le premier directeur général de la Süm erbank créée en 1933 en vue de stimuler le développement économique de la Turquie nouvelle.

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chez l'un d'entre eux, le peintre Namık İsmail. Bientôt, sous l'influence d'un nouveau venu, le Dr. Şefik Hüsnü, ils décidèrent de travailler à ciel ouvert et entreprirent les formalités requises pour obtenir la légalisation de leur organisation. Celle-ci prit le nom de "Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs de Turquie" (Türkiye İşçi ve Çiftçi sosyalist fırkası). L'adjonction du terme "socialiste" à l'ancienne étiquette du groupe visait sans doute à éviter toute confusion avec les diverses associations professionnelles d'agriculteurs et d'ouvriers qui ne cessaient, vers la même époque, de proliférer à Istanbul. L'objectif de Şefik Hüsnü était de créer, face au socialisme "ignare" de Hüseyin Hilmi, un authentique courant marxiste, capable de transposer les revendications du prolétariat au niveau de l'action politique. Mais il s'agissait là, à vrai dire, d'une ambition démesurée. Organisation d'intellectuels, le Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs ne réussira que très progressivement à prendre pied au sein des masses laborieuses d’Istanbul. Au moment des grandes festivités du Premier Mai 1921, il ne pourra se prévaloir que de quelques centaines de manifestants, alors que des milliers de travailleurs défileront sous la bannière de Hüseyin Hilmi1. Pourtant son programme semblait a priori tout aussi attrayant que celui du Parti socialiste de Turquie : la journée de huit heures, la fixation d'un salaire minimum, l'interdiction du travail des enfants, l'octroi d'un jour de repos par semaine, l'abolition de la dîme, la création de coopératives dans les villages, la "nationalisation" des moyens de transport, des mines, des forêts et, d'une manière générale, de toutes les sources de richesse, etc2. Mais, à plate-

1La participation des militants du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs à la manifestation du Premier Mai 1921 est mentionnée par R. P. Kornienko, Rabochee dvizhenie v Turtsii 19181963 gg., Moscou, 1965, p. 36, qui cite une brochure de propagande intitulée TKP doğuşu, kuruluşu, gelişme yolları. Türkiye Komünist partisi tarihinden sayfalar (Naissance, fondation et développement du PCT. Pages tirées de l’histoire du Parti communiste turc). 2Le programme du parti fit, en novembre 1919, l'objet d'un long exposé dans les colonnes du quotidien îfham. Voici notamment ce que déclarait Sadık Ahi au journaliste qui l'interrogeait : "... D'aucuns parmi nous prétendent qu’il n'y a pas en Turquie de différence de classes et que, par conséquent, l'existence d'un parti socialiste n'est point nécessaire. Or, nous soutenons le contraire. La différence de classes existe chez nous ; c'est elle qui a justement donné naissance parmi nous au socialisme (...) Notre programme est conforme aux programmes des partis socialistes les plus réputés ; nous y avons pourtant introduit de nombreuses modifications suivant les exigences locales du moment (...) Pour ce qui est des questions économiques, la durée maximum du travail doit être de huit heures par jour, le repos hebdomadaire doit être admis et un salaire minimum fixé ; les enfants ne doivent pas travailler ; des assurances doivent être établies contre les maladies, les accidents et la vieillesse des ouvriers ; le système de la dîme qui est pour les paysans plus pernicieux que les maladies et la guerre doit être aboli ; des coopératives doivent être constituées dans les villages ; toutes les sources de richesses, c'est-àdire les moyens de production tels que moyens de transport, mines, forêts, fleuves doivent être nationalisées ou pour mieux dire affectées à la collectivité. L'État seul doit avoir le droit du monopole. L'État doit aussi se charger d'une façon gratuite de toutes les charges se rapportant à l'état sanitaire de la population..." Nous citons ce texte d'après la traduction du service de renseignements de la Marine (SH AT, 20 N 167, dossier 1, pièce 67, rapport en date du 19.XI.1919).

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forme égale, les travailleurs constantinopolitains préféraient, de toute évidence, le pragmatisme et la roublardise de Hüseyin Hilmi. Dans l'immédiat, la seule voie réaliste qui s'ouvrait aux "spartakistes" était d'œuvrer à la diffusion de la pensée marxiste en Turquie. En septembre 1919, ils reçurent l'autorisation de faire reparaître le Kurtuluş. La nouvelle équipe de rédaction, nettement moins doctrinaire que celle de Berlin, était dominée par deux des figures les plus marquantes du socialisme turc de cette période, Ethem Nejat et Şefik Hüsnü. Ancien militant du mouvement jeuneturc, Ethem Nejat avait été gagné au marxisme vers la fin de la première guerre mondiale, alors qu'il se trouvait en Allemagne en vue de parfaire ses études de pédagogie. Şefik Hüsnü, lui, était de formation française. Issu d'une riche famille dönme de Salonique, il avait suivi l'enseignement de la faculté de médecine de Paris et, durant son séjour en France, avait subi l'influence de la S.F.I.O. de Jean Jaurès. Plus doué qu'Ethem Nejat pour les débats théoriques, il s'efforcera d'élaborer dans Kurtuluş une analyse marxiste de la société turque, soulignant l'importance du rôle politique imparti au "prolétariat" — pris dans un sens très large : non seulement les ouvriers d'industrie, mais aussi les employés, les médecins, les écrivains, etc. — dans la perspective de la révolution économique et sociale qui était, croyait-il, sur le point d'éclater en Turquie1. Ethem Nejat, pour sa part, manifestera surtout des préoccupations de pédagogue, mettra l'accent sur les insuffisances et l'iniquité du système scolaire ottoman, s'en prendra aux modes de pensée individualistes importés des pays anglo-saxons, prônera la mise en place d’une pédagogie socialiste, seule forme d'éducation capable de faire échec à l'ignorance, à la misère et à l'exploitation de l'homme par l'homme2. Bien que la plupart des militants rassemblés autour d'Ethem Nejat et de Şefik Hüsnü eussent fait leurs premières armes en Allemagne, c'est l'influence française, celle en particulier d'Henri Barbusse, qui transparaîtra surtout dans

1"Yarınki Proletarya" (Le prolétariat de demain). Kurtuluş, n°2, 20 octobre 1919, pp. 17-21; "Bugünkü Proletarya ve Sınıf Şuuru" (Le prolétariat d'aujourd'hui et la conscience de classe). Kurtuluş, n° 3,20 novembre 1919, pp. 45-47. 2 "Bügünkü Ibtidai mekteblerimiz" (Nos écoles primaires d'aujourd’hui), Kurtuluş, n° 2, 20 octobre 1919, pp. 32-34 ; "Sosyalizm ve ferdiyetçiler" (Le socialisme et les individualistes). Kurtuluş, n° 3, 20 novembre 1919, pp. 48-51 ; "Serseriler, Terbiye, Sermaye" (Les vagabonds, l'éducation, le capital), n° 5, février 1920, pp. 87-91.

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Kurtuluş. Barbusse, qui venait de lancer le mouvement ’’Clarté"1, affirmait que les intellectuels — "inventeurs spirituels qui ordonnent le progrès" — avaient un rôle capital à jouer dans la conduite du combat socialiste. Şefik Hüsnü et ses camarades feront de cette thèse élitiste, qui justifiait leur entreprise, un des éléments essentiels de leur doctrine. "C'est aux intellectuels et aux idéalistes", proclamera sans ambiguïté Şefik Hüsnü, "qu'il incombe d'organiser notre jeune prolétariat, de lui fournir des moyens de lutte et de le guider vers la libération."2 Pour mener à bien ce programme, les "spartakistes" s'efforceront, faute de pouvoir créer leur propre organisation de masse, de noyauter les autres partis socialistes d'Istanbul. C'est ainsi par exemple qu'ils gagneront à leur cause Ziynetullah Naşirvanov qui militait à cette époque au sein du Parti social-démocrate de Hasan Rıza. C’est ainsi de même qu'ils parviendront à s'assurer la collaboration de Sadrettin Celâl, un des éléments les plus en vue du Parti socialiste de Turquie. Mais ce noyautage s’avérera dans l'immédiat peu efficace. Le parti socialiste des ouvriers et agriculteurs n'y gagnera qu'une poignée de transfuges, des intellectuels pour la plupart, tandis que les éléments prolétariens continueront d'affluer vers l'organisation de Hüseyin Hilmi. Un mois apès la parution du premier numéro de Kurtuluş, Şefik Hüsnü et ses camarades sembleront pourtant sur le point de réussir leur percée en direction des ouvriers. En octobre 1919, ils parviendront à s'entendre avec le Parti social-démocrate et le Parti socialiste de Turquie, et convoqueront un grand meeting en vue de la préparation des élections législatives. Cette réunion qui eut lieu le 24 octobre dans un des théâtres de la ville, rassembla près de 2 000 travailleurs. Pour la première fois depuis sa création, le Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs eut ainsi la possibilité de toucher un grand nombre d’individus. Şefik Hüsnü en profita pour jeter les bases d'une "Union ouvrière" et pour suggérer aux représentants des autres partis la fondation d'un front socialiste unitaire. Ces diverses propositions furent accueillies dans

O rganisé vers le milieu de l'année 1919, le mouvement "Clarté" mobilisa aussitôt un grand nombre d'intellectuels, aussi bien en France (citons notamment Anatole France, Georges Duhamel, Victor Cyril, Paul Vaillant-Couturier, Magdeleine Marx-Paz, Victor Margueritte) qu'à l'étranger (Stefan Zweig, Upton Sinclair, Vicente Blasco-Ibanez, H. G. Wells, etc.). Un des objectifs du mouvement était de créer une "Internationale de la Pensée" qui devait avoir pour mission de "reconstruire le monde", de "prévenir les injustices" et d'œuvrer à la "réalisation harmonieuse d'un avenir meilleur". Dès la fin de l'année 1919, le groupe animé par Henri Barbusse disposa d'un organe. Clarté, qui, jusqu'à sa disparition en 1926, exerça une influence considérable sur de nombreux cercles d'intellectuels. Des noyaux de "clartistes" se formèrent en Belgique, en Suisse, en Angleterre, aux États-Unis, en Italie, en Espagne, au Portugal, ainsi que dans de nombreux autres pays d'Amérique Latine, d'Orient et d'Europe. Pour une étude d’ensemble du mouvement "Clarté", nous renvoyons à l'ouvrage de Vladimir Brett, Henri Barbusse. Sa marche vers la clarté. Son mouvement Clarté, Prague, 1963.

2"Yannki Proletarya", op. tit., p. 21.

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l’enthousiasme, mais demeurèrent sans lendemain. Ni l’organisation de Hasan Rıza, ni celle de Hüseyin Hilmi n'étaient prêtes à renoncer à leur indépendance. Quant au projet "d'Union ouvrière", il arrivait beaucoup trop tôt. La confédération syndicale mise sur pied par Şefik Hüsnü, bien que regroupant quelque 1 600 adhérents sur le papier, ne rencontra en réalité aucun succès auprès des travailleurs1. Dans la mesure où il permit à l'organisation de Şefik Hüsnü de se signaler à l'attention de l’opinion publique, le meeting du 24 octobre ne fut cependant pas totalement infructueux. À partir de cette date, les journaux d'Istanbul mentionneront à plusieurs reprises l'existence du parti et vers la minovembre Yİflıam publiera même une longue profession de foi de Sadık Ahi, l'ancien président de l'union ouvrière turque de Berlin2. Mais cette flambée de sympathie ne suffira pas à consolider la position des "spartakistes". L'année 1919 s'achèvera sur un échec : lors des élections législatives (décembre 1919), leur candidat, Mehmet Vehbi, un des éléments les plus modérés du groupe, n’obtiendra que 14 voix, un score très en deçà de celui réalisé par le représentant des Unionistes, Numan Usta. Peu après ces élections, la vie du parti fut troublée par de violents débats internes. Nous ne savons pas quelles furent les causes exactes de cette crise, mais il semble que les déboires accumulés depuis quelques mois aient constitué un facteur non négligeable d'insatisfaction et de dissentiment. Les militants, qui avaient jusque-là admis sans sourciller les mots d'ordre élitistes proposés par les rédacteurs de Kurtuluş, commencèrent à envisager, vers le début de l'année 1920, la possibilité d'une modification de la stratégie du Parti. Certains d'entre eux plaidaient pour un rapprochement avec les cellules communistes clandestines qui ne cessaient de se multiplier. D'autres proposaient de transférer l'organisation en Anatolie, dans l'espoir d'une entente avec le mouvement de libération nationale. Les éléments modérés, enfin, étaient favorables à une révision des options doctrinales du parti, de manière à toucher une clientèle moins restreinte. İL a réunion du 24 octobre 1919 fut abondam m ent commentée par la presse constantinopolitaine. Signalons d'autre part le récit très circonstancié qu'en donne Tayyib Gökbilgin, Milli Mücâdele Başlarken (Le début de la lutte nationale), vol. II, Ankara, 1965, pp. 136-140. La résolution votée à l'issue du meeting a été publiée dans Kurtuluş, n° 3, 20 novembre 1919, p. 3 de couverture. La création de TUnion ouvrière" est mentionnée par de nombreuses sources. Il convient de citer notamment à ce propos les déclarations de Sadık Ahi parues dans le journal İfham : "Nous avons réussi à établir des relations étroites entre les ouvriers de toutes les fabriques de Constantinople et les diverses corporations. Nous allons aussi fonder très prochainement l'Union générale du travail qui représentera tout le prolétariat turc." (SHAT', 20 N 167, loc. cit.). C'est Magdeleine Marx-Paz qui donne le chiffre de 1 600 adhérents ("L'Humanité en Orient", L'Humanité, 30.XI.192l, p. 2). Mais il ressort clairement d'un article oublié dans YAydınlık, n° 3, 1.IX. 1921, p. 85 et sv., que cette entreprise fut un échec. 2Pour un aperçu des déclarations faites par Sadık Ahi, cf. supra, notes 59 et 64.

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Ces mésententes ne devaient pas tarder à provoquer une grave scission au sein du parti. Dès le mois de février 1920, la publication du Kurtuluş fut interrompue. En mars, la conjoncture politique contribua à accentuer les tensions qui se manifestaient depuis le début de l'année. Le renforcement de l'occupation d'Istanbul par les Alliés, la dissolution de la Chambre, la constitution du cabinet anglophile de Damad Ferid pacha semblaient donner raison aux éléments "extrémistes" qui s'étaient prononcés pour le transfert du parti en Anatolie. Vers la fin du mois, le schisme apparaissait inévitable. Décidés à poursuivre leur action en territoire kémaliste, de nombreux militants partirent pour Ankara. D'autres, comme Şefik Hüsnü, Ethem Nejat et Sadrettin Celâl, restèrent provisoirement à Istanbul mais, gagnés au communisme, ils se consacrèrent à des activités souterraines, abandonnant la direction du Parti à la fraction modérée1. Au lendemain de cette débâcle, il semble que la nouvelle équipe dirigeante (qualifiée par les historiens soviétiques "d'opportuniste") se soit empressée de modifier l'orientation politique du parti. Le programme de 1919, dont certaines revendications paraissaient par trop chimériques (la journée de huit heures, la distribution gratuite des terres aux agriculteurs), fut remanié et les militants furent invités à se contenter de réformes raisonnables2. Mais ce changement de cap s'avéra totalement inefficace. Au moment même où l'organisation de Hüseyin Hilmi connaissait ses premiers grands succès, le Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs se trouva réduit aux dimensions d'un simple groupuscule. Ce n'est que vers la fin de l'année 1920 qu'il commença à remonter la pente, repris en main par Şefik Hüsnü et Sadrettin Celâl. Ces derniers appliquaient les consignes du Komintern qui venait de se prononcer de façon très nette en faveur du travail dans la légalité3. C'est vraisemblablement en 1R. P. Kornienko, op. cit., pp. 22-23 ; Magdeleine Marx-Paz, loc. cit. Cf. également E.F. Ludshuveit, "Posleoktiabr'skii revolutsionnyi pod'em v Turtsii", Vestnik moskowskogo universiteta, n° 7,1949, p. 48. R. P. Kornienko, op. cit., p. 23. D’après cet auteur, qui cite E. F. Ludshuveit, loc. cit., l'aile "opportuniste" du parti était dirigée par Mehmed Vehbi et Nizameddin Ali. Toutefois, d'après Vâlâ Nureddin, Bu Dünyadan Nâzım Geçti (Nâzım [Hikmet] est passé par ce monde), Istanbul, 2ème éd., 1969, pp. 64 et sv., Mehmed Vehbi ne se trouvait pas à Istanbul à cette époque. Il se peut que Nizameddin Ali, lui, soit resté dans la capitale ottomane, mais nous n'avons aucun indice à ce propos. 3Cf. à ce propos les thèses et résolutions du deuxième Congrès de l'Internationale Communiste, et en particulier les thèses relatives au parlementarisme : "... Le parti dirigeant du prolétariat doit, en règle générale, fortifier toutes ses positions légales, en faire des points d'appui secondaires de son action révolutionnaire et les subordonner au plan de la campagne principale, c'est-à-dire à la lutte des masses. La tribune du Parlement bourgeois est un de ces points d’appui secondaires..." Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès mondiaux de VInternationale communiste. 1919-1923, réimpression en fac-similé, Paris : Maspero, 1971, p. 67.

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septembre 1920, lors du premier congrès du Parti communiste turc organisé à Bakou par Mustafa Suphi, congrès auquel participèrent plusieurs délégués de l'organisation d'Istanbul1, que fut prise la décision de ranimer le Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs. Il convient de remarquer à cet égard que c'est à la suite de ce même congrès que Mustafa Suphi allait consacrer tous ses efforts à la mise en place d'une organisation officiellement reconnue en Anatolie2. Il se peut que la chute du cabinet anglophile de Damad Ferid pacha en octobre 1920, aussitôt suivie d'un certain relâchement de la censure, ait facilité la tâche de Şefik Hüsnü et de Sadrettin Celâl. Mais la lente progression de leur parti fut surtout liée à la désaffection croissante des travailleurs pour l'organisation de Hüseyin Hilmi, désaffection qui commença à se manifester, nous l'avons vu, vers le milieu de l'année 1921. Tandis que le Parti socialiste de Turquie s'embourbait dans d'interminables démêlés avec la Compagnie des Tramways, le groupe de Şefik Hüsnü, éclairé par les directives de la IIIe Internationale et fort de l'expérience accumulée au cours de deux années de lutte, préparait l'avenir. Dès le mois de juin, un pas capital fut franchi. Reprenant son ancien projet de confédération syndicale. Şefik Hüsnü réussit à regrouper quelques centaines de travailleurs au sein d'une "Association ouvrière de Turquie" ( Türkiye İşçiler Derneği) qui entreprit aussitôt une intense campagne de recrutement auprès des partisans de Hüseyin Hilmi. Dans le même temps, le parti fut doté d'une précieux outil de propagande, YAydinhk (Clarté), revue "sociale, scientifique et littéraire" dont le nom témoignait de la permanence de l'influence exercée par le socialisme français sur Şefik Hüsnü et son entourage. Nous ne disposons malheureusement que de fort peu de données sur les activités de l'Association ouvrière de Turquie. Il ressort d'un article paru dans YAydinhk que celle-ci s'adressait surtout aux travailleurs des entreprises d'État (usines d'armement, fabrique de chaussures de Beykoz, ateliers de tissage, etc.). Elle regroupait également, semble-t-il, un certain nombre de corporations artisanales ainsi qu'une partie des employés de la compagnie de navigation Seyr-ü Sefain3. Le 5 août 1921, les délégués de ces divers corps de métiers se réunirent en congrès et adoptèrent une résolution condamnant la société capitaliste et appelant les travailleurs de Turquie à constituer un "front unique

1L'organisation d'Istanbul fut représentée notamment par Edhem Nejat et Hilmioğlu Hakkı. 2Cf. à ce propos le chapitre que nous consacrons à Mustafa Suphi et à son parti. 3"lşçi Demekleri Kongresi" (Le Congrès des Associations ouvrières). Aydınlık, n° 3 , 1.IX.1921, p. 85.

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contre les forces coalisées de la bourgeoisie”1. Aussitôt après, l’Association ouvrière de Turquie décida de rejoindre l'Internationale syndicale rouge qui venait d’être créée à Moscou. Toutefois, en dépit de ce parrainage éminemment révolutionnaire, il ne semble pas que ses adhérents aient fourni des preuves tangibles de leur combativité. Paradoxalement, jusque vers le milieu de l’année 1922, c’est la clientèle du Parti socialiste de Turquie — pourtant affiliée à l'Internationale syndicale ’’jaune’’ d'Amsterdam — qui continuera de représenter la fraction la plus dynamique du prolétariat constantinopolitain. À vrai dire, la conjoncture était peu favorable à l’agitation ouvrière. Ayant fini par s’entendre sur une stratégie commune, les Alliés avaient considérablement durci leur attitude vis-à-vis des syndicats. Malgré son audace et sa pugnacité, l'organisation de Hüseyin Hilmi allait de défaite en défaite et les arrestations de militants se multipliaient. C'est ce qui explique sans doute la relative prudence manifestée par l'Association ouvrière de Turquie. Celle-ci ne voulait pas risquer ses modestes effectifs2 dans un combat qui paraissait perdu d'avance. Dans l’immédiat, la seule perspective qui s’offrait à ses dirigeants était de construire pierre à pierre, avec opiniâtreté, une organisation syndicale modèle, capable de constituer, le moment venu, le noyau d'un vaste rassemblement prolétarien. Un objectif réaliste ? Il y a tout lieu de penser que Şefik Hüsnü et ses camarades ne mesuraient pas très bien l'étendue du chemin qu'il leur faudrait parcourir avant de parvenir au but. Moins d'un an après la tenue de son premier congrès, l’Association ouvrière de Turquie se croyait déjà au terme de ses peines. Mettant à profit la récente désagrégation du Parti socialiste de Turquie, elle convoqua en juillet 1922 une conférence des principales organisations ouvrières d'Istanbul et leur proposa de s'unir au sein d'une même confédération. Prirent part à cette réunion la Société des typographes ottomans, le Parti socialiste indépendant, le Parti social-démocrate arménien (Hentchak) et diverses organisations grecques rattachées à l'Union Internationale des Travailleurs, un important cartel syndical dirigé par un homme qui affichait

1"İşçi Demekleri Kongresi", op. cit., p. 87. M. Marx-Paz donne dans l'Humanité du 30.XI.1921, p. 2, une traduction intégrale de cette résolution. 2Şakir Rasim, dans une lettre adressée au général Charpy le 16 mai 1922 (SHAT, 20 N 1105), évalue la clientèle de l'association ouvrière de Turquie à quelque 500 individus. On peut penser qu'il a volontairement indiqué un chiffre inférieur à la réalité, afin de faire ressortir Timportance des effectifs de sa propre organisation. On retrouve toutefois ce nombre de 500 adhérents dans une brochure de Sadrettin Celâl, Sendika Meseleleri (Les questions syndicales), Istanbul, 1922, p. 8.

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des sympathies pro-communistes, Serafim Maximos1. Mais il s'agissait là d'une initiative prématurée. Ni la puissante Société des typographes ottomans, ni le Parti socialiste indépendant de Şakir Rasim, qui avaient pourtant accepté de participer à la conférence, notaient prêts à renoncer à leur autonomie. L'Union Internationale des Travailleurs et ses satellites (l'Union des travailleurs du bâtiment, l'Union des travailleurs de la mer, l'Union des menuisiers), affiliés comme l'Association ouvrière de Turquie à l'Internationale syndicale rouge, se montrèrent moins catégoriques dans leur refus, mais n'en œuvrèrent pas moins à l'échec des pourparlers, alléguant que la classe ouvrière n'était pas préparée à accepter la constitution d'un front unique2. Cette objection d'allure générale masquait en réalité d'insurmontables antagonismes ethniques et religieux. En effet, l'Union Internationale des Travailleurs regroupait pour l'essentiel, nous l'avons dit, des prolétaires d'origine grecque. 11 était inconcevable, dans la conjoncture de l'époque, que ceux-ci pussent abandonner leur indépendance pour se soumettre à un leadership musulman. L'insuccès de la conférence de juillet 1922 ne semble pas avoir brisé l'élan du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs. Au moment même où l'Association ouvrière de Turquie tentait en vain d'imposer sa suprématie aux autres organisations d'Istanbul, YAydınlık, dont la publication avait été interrompue à la fin de l'année 1921 sur ordre des autorités alliées, réapparaissait dans les kiosques et ses rédacteurs, plus optimistes que jamais, reprenaient leur travail de propagande.

^'organisation Pan Ergatikon (Union Internationale des Travailleurs) était conçue, semble-t-il, sur le modèle de {'Industrial Workers o f the World américain. Toutefois, les militants rassemblés autour de Serafim Maximos étaient loin de partager l'agressivité des IWW. Leur journal, le Neos A nthropos, était certes passablement radical, mais sur le plan de l'action ouvrière ils se montrèrent, d'une manière générale, beaucoup plus timides que les adhérents du Parti socialiste de Turquie. Selon toute apparence, la seule grève importante à laquelle ils participèrent au cours des années d'occupation fut celle des chantiers navals d'îstinye, en septembre 1920 (SHAT, 20 N 69, dossier 4, pièce 64). 2Le représentant du Parti communiste turc au quatrième congrès du Komintern, le camarade Orhan, n'hésitera pas à dénoncer, en janvier 1923, le "sabotage" par l'organisation de Serafim Maximos du projet unitaire de l'Association ouvrière de Turquie : "[Le groupe communiste de Constantinople] avait convoqué en juillet les organisations ouvrières les plus importantes de Constantinople pour réaliser le front unique prolétarien contre l'offensive générale du capital. Mais 'TUnion Internationale des Travailleurs" que nous considérions jusqu’alors comme l'organisation ouvrière la plus consciente a saboté cette initiative du front unique. Ces camarades ont prétendu que la classe ouvrière n'était pas préparée et qu'avant tout il fallait l'éclairer. Mais nous disons que les chefs s'y opposaient, que l'union se ferait par l'action et dans l'action et que si nous ne réussissions pas aujourd'hui à réaliser cette union, la bourgeoisie écraserait une à une toutes les organisations ouvrières qui n'ont aucun lien entre elles." La Correspondance Internationale, supplément, 10 janvier 1923, p. 9.

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Par sa tenue littéraire, par sa manière toute théorique d'aborder les problèmes sociaux, l'organe du Parti s'adressait surtout aux intellectuels. Mais Şefik Hüsnü et ses collaborateurs entendaient également contribuer à l'éducation des masses. De là, sans doute, le caractère parfois simpliste de leurs écrits. Ils éprouvaient pour l'orthodoxie marxiste un respect tel qu'il était hors de question qu'ils osassent s'en écarter. Dès le premier numéro de la revue, Şefik Hüsnü, le principal "théoricien" du groupe, s'était employé à démontrer que l’on retrouvait en Turquie les mêmes classes sociales que dans les pays industrialisés d'Occident : la grande bourgeoisie, issue de l'armée, de l'administration et de la couche des grands propriétaires terriens ; la petite bourgeoisie — artisans, boutiquiers, "ronds de cuir", etc.; enfin, la classe la plus importante numériquement, celle des ouvriers et des agriculteurs1. Cette analyse, qui impliquait bien entendu l'existence d'une lutte des classes sur le modèle occidental, ne s'affinera que progressivement. À partir de 1923, tout en continuant à affirmer que les germes d'une véritable révolution prolétarienne existaient en Turquie, Şefik Hüsnü mettra l'accent sur l'inconsistance économique et sociale de la grande bourgeoisie capitaliste et aura tendance à se montrer moins optimiste dans son évaluation des capacités révolutionnaires de la classe ouvrière et paysanne2. Singulièrement, la mythologie soviétique était presque totalement absente des colonnes de la revue. Bien qu'étant étroitement soumis aux directives du Komintern, le groupe de Şefik Hüsnü puisait l'essentiel de son inspiration dans les écrits des théoriciens socialistes du XIXe siècle. Par ailleurs, il continuait d'éprouver, comme à l'époque de Kurtuluş, une grande vénération pour Barbusse et les autres militants du mouvement "Clarté". Vers le milieu de l'année 1921, une éminente figure du socialisme français, Magdeleine Marx-Paz, la petite fille de Karl Marx, avait fait un bref séjour à Istanbul — séjour qui devait lui fournir la matière d'un grand reportage publié dans l'Humanité3 — et les liens chaleureux qu'elle avait noués à cette occasion avec les dirigeants du Parti socialiste des ouvriers et des agriculteurs n'avaient fait qu'affermir ces derniers dans leur "francophilie".

^"Türkiye'de İçtimai Sınıflar” (Les Classes sociales en Turquit ) yAydınlık, n° 1, juin 1921, pp. 913. La plupart des articles publiés par Şefik Hüsnü dans YAydınlık ont été réédités en caractères latins (Türkiye'de Sınıflar/ Les classes en Turquie, Ankara, 1975). 2Cf. notamment "Türkiye’de işçi sınıfının durumu" (La situation de la classe ouvrière en Turquie), Aydınlık, n° 13, 10 févr. 1923, et "Sosyalist Akımlar ve Türkiye" (Les courants socialistes et la Turquie), Aydınlık, n° 16, juin 1923. Ces deux articles ont été repris dans Türkiye'de Sınıflar, op. d t pp. 136-148 et 181-192. ^L’Humanité en Orient", L'H um anité3.XI.1921 - 10.XII.1921.

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Quel fut au juste l’impact de YAydınlık ? Combien de lecteurs réussitil à toucher ? Combien de militants ou de sympathisants gagna-t-il au Parti ? Autant de questions auxquelles, dans l’état actuel de la documentation, nous ne pouvons pas répondre. Il est cependant curieux de constater que dans un rapport relatif à la presse socialiste et ouvrière de Constantinople, adressé par le HautCommissaire britannique, Horace Rumbold, au commandant en chef des forces d’occupation en décembre 1921, YAydınlık n’était même pas mentionné, alors que toute une page était consacrée à Yidrak, l’organe de Hüseyin Hilmi, suspendu depuis plus de deux ans. Les autres périodiques "socialistes" signalés par Horace Rumbold étaient le N eos A nthropos, l’organe de l’Union Internationale des Travailleurs, le quotidien arménien Yerguir, l’hebdomadaire grec Kiryx et Yİflıam, quotidien turc qui avait cessé de paraître en 1920 après avoir tenté de survivre sous le nom de Türk Dünyası (Le monde turc)1. Devons-nous en déduire qu'aux yeux de la censure alliée YAydınlık était, sinon inexistant, du moins totalement inoffensif ? Il est difficile d'apporter à cette question une réponse tranchée. Il semble néanmoins ressortir de la documentation conservée dans les archives françaises et anglaises que les puissances occupantes attachaient beaucoup moins d'importance aux menées de l'organisation de Şefik Hüsnü qu'à celles du Parti socialiste de Turquie. Cela tient sans doute au fait que les militants rassemblés autour d'Aydınlık, voués pour l’essentiel à la diffusion de la pensée marxiste, n'apparaissaient guère capables de perturber véritablement l’ordre public, alors que les partisans de Hüseyin Hilmi, trublions impénitents, se trouvaient au contraire constamment sur la brèche. Ceci dit, quelle qu'ait été l’opinion nourrie par les Alliés à l'égard du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs, il convient de souligner que cette organisation, en dépit de ses tendances élitistes, constituait, depuis qu'elle avait choisi de se placer sous la tutelle de l'Internationale communiste, la seule formation musulmane d'Istanbul qui fût porteuse de réelles potentialités révolutionnaires. Les autorités kémalistes, elles, ne s'y tromperont pas. Au lendemain de l'armistice de Mudanya, lorsque l’administration civile d'Istanbul sera transférée au gouvernement d'Ankara, le groupe de Şefik Hüsnü abordera un nouveau chapitre de son histoire. Dans un premier temps, les militants constantinopolitains sembleront entretenir d'assez bonnes relations avec le pouvoir national2. Şefik Hüsnü aura même tendance à voir dans le régime l FO, 371/6577, ff. 190-192. 2C'est du moins ce qui ressort d'un télégramme qu'il adressa le 18 novembre 1922 à la Grande Assemblée Nationale pour féliciter le gouvernement d'avoir aboli le sultanat. Cf. T. Z. Tunaya, op. cit., p. 439.

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kémaliste, qui venait d'abolir le sultanat, les prémisses d'une "révolution sociale, basée sur la collectivisation de la production et de la propriété". Mais cette lune de miel sera de courte durée. Les soupçons, puis les tracasseries et les sanctions, ne tarderont pas à s'abattre sur le Parti. 4. Les groupes communistes clandestins Les organisation sur lesquelles nous nous sommes penchés dans les pages précédentes étaient des partis légaux, dûment homologués par le ministère de l’Intérieur. Mais à côté de ces organisations, il y avait également à Istanbul, durant les années d'occupation, une multitude de groupes clandestins dont nous ne savons presque rien. Les archives françaises et anglaises, qui constituent à ce propos l'essentiel de notre documentation, fournissent de nombreuses données, mais celles-ci sont dispersées, incontrôlables et souvent suspectes. Hantés par la crainte du "péril rouge", les agents des services de renseignements avaient, semble-t-il, tendance à exagérer l'importance de la pénétration communiste à Istanbul. Toutefois, faute de disposer de moyens de vérification, nous sommes, dans la plupart des cas, obligés de prendre leurs allégations pour argent comptant. A en croire les rapports du deuxième bureau et du secret intelligence service, la plupart des propagandistes bolcheviks étaient issus de l'émigration russe. Cela n'a rien d'invraisemblable. Vers la fin de l'année 1920, au lendemain, de la débâcle de l'armée de Wrangel, il y avait plus de 300 000 Russes "blancs" réfugiés à Istanbul et dans ses environs, et il n'est pas impossible que quelques dizaines, ou même quelques centaines d'éléments subversifs aient réussi à s'infiltrer parmi eux. La tâche des agitateurs — des matelots pour la plupart — consistait à subvenir les "basses classes" qui fréquentaient les petits cafés russes de Galata. On est en droit de penser que la misère, la faim et les conditions d'hygiène déplorables qui régnaient dans les camps de la banlieue constantinopolitaine, où les émigrés étaient entassés par dizaines de milliers, ne pouvaient que faciliter la diffusion des idées révolutionnaires. Dès le début de l'année 1921, les services de renseignements français dresseront, par vagues successives, de longues listes de suspects et, à chaque fois, plusieurs dizaines d'individus seront écroués, en attendant de comparaître devant le tribunal interallié1. Autre milieu à surveiller, les Juifs. Il y avait sans doute dans les nombreuses accusations de bolchevisme lancées contre les Juifs par les agents du deuxième bureau et, surtout, par ceux du secret intelligence service une ^Ces listes sont conservées dans les archives militaires de Vincennes, SHAT, 20 N 1106.

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part non négligeable d'antisémitisme. Mais il ne fait aucun doute cependant que certains éléments de la communauté juive d'Istanbul furent réellement sensibles à l'idéologie communiste. Les Juifs de Bulgarie semblent avoir largement contribué à propager les idées révolutionnaires parmi leurs coreligionnaires de Turquie. Vers la fin de l'année 1919, le gouverneur d'Andrinople dut même interdire aux Israélites de sa province de se rendre à Istanbul, car il les soupçonnait d'être d’intelligence avec les "bolchevistes b u l g a r e s " 1. L'im plantation du com m unisme parmi les Juifs constantinopolitains fut également liée, selon toute vraisemblance, à l'évolution interne du mouvement sioniste dont certains éléments tendaient à se rapprocher du Komintern. A partir de 1920, la police inter-alliée interceptera à plusieurs reprises des documents émanant de la fraction extrémiste du "Poale Sion" russe, le Jiddische Kommunistische Partei2. Il est difficile de se faire une idée précise de l'influence exercée par ce groupement sur les sionistes d'Istanbul, mais il y a tout lieu de penser qu'il comptait un nombre relativement important de sympathisants. D'après un correspondant de l'Alliance Israélite Universelle, les éléments sionistes radicaux semblaient même, au printemps 1920, sur le point d'obtenir la majorité aux élections pour le renouvellement de "l'Assemblée nationale" et du "Conseil laïque" de la communauté juive : "La Fédération sioniste d'Orient, qui a des ramifications dans tous les quartiers de la ville, travaille fièvreusement à faire triompher ses candidats. Elle a lancé à la population un manifeste que signeraient des deux mains les bandes bolchevistes de Lénine et de Trotsky. C'est du communisme pur, on y fait appel à la haine des riches, on y montre que le peuple a été exploité jusqu'ici par une catégorie de notables, tous hypocrites, qui l'ont humilié en lui servant des aumônes. On fait miroiter à ses yeux la création de coopératives, des asiles pour les vieillards, des hôpitaux, la vie à bon marché (...) Malheureusement, les élections qui ont eu lieu à Balat, Ortakeuy, Sirkedji et deux autres quartiers ont donné les résultats escomptés par ces pêcheurs en eau trouble..."3 Les inquiétudes manifestées par l'auteur de cette lettre n'étaient guère fondées. Les candidats modérés n'eurent en réalité aucun mal à conserver la 1SHAT; 20 N 166, dossier 3, pièce 79, interview du vali d'Andrinople en date du 20.IX.1919. ^D’abord indépendant de la IIIe Internationale, le Jiddische Kommunistische Partei devait finir par renoncer complètement au sionisme et adhérer au Parti bolchevik russe. L'existence d’une branche constantinopolitaine du J.K.P. est signalée par le secret intelligence service de l'armée anglaise en septembre 1920. FOt 371/5171, f. 111. 3ArcA. de l'AIU, Turquie, II C 8-13, rapport de Benveniste en date du 30.III.1920.

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majorité au sein des instances dirigeantes de la communauté juive. Mais, à la lumière d'un tel témoignage, on ne peut manquer d'être frappé néanmoins par l'évidente efficacité de la propagande des sionistes de gauche parmi les Juifs d'Istanbul. À l'inverse des Juifs, les Arméniens se trouvaient quasiment à l'abri de tout soupçon. De fait, les militants constantinopolitains des organisations socialistes arméniennes, qui n'avaient aucune raison de se montrer insatisfaits de la mainmise occidentale sur Istanbul, firent preuve durant les années d'occupation d'une inertie remarquable, se contentant de participer aux manifestations du Premier Mai1. Les rapports des Alliés avec les Grecs furent un peu moins sereins. Très vite, une fraction de l'intelligentsia grecque, pressentant le drame qui se préparait en Anatolie, commença à en vouloir aux Anglais d'avoir encouragé la politique de conquête de Vénizelos. Parallèlement, une certaine agitation se fit jour parmi les travailleurs. En août 1920, les "extrémistes" grecs disposeront d'un organe, O Neos Anthropos, et vers la fin de la même année, Serafim Maximos, un communiste convaincu, parviendra à créer une importante "Union Internationale des Travailleurs". Mais, singulièrement, ces remous ne semblent pas avoir véritablement inquiété les représentants de l'Entente. Ceux-ci accueillirent la parution du N eos Anthropos avec placidité. Quant à l'Union Internationale des Travailleurs, qui regroupait pourtant, à en croire les sources soviétiques, plusieurs milliers d'adhérents, c'est à peine si le deuxième bureau et le secret intelligence service remarquèrent son existence2. Tandis que les Grecs et les Arméniens bénéficiaient d'un préjugé favorable, les Turcs, au contraire, faisaient bien évidemment l'objet d'une suspicion redoublée. Dès le début de l'année 1919, les services de renseignements français et anglais signaleront quelques cas de propagande dans les milieux musulmans. Par la suite, les informations concernant l'implantation du bolchevisme parmi les Turcs se feront de plus en plus 1S H A T 20 N 1105, lettre de Şakir Rasim au Général Chaipy en date du 16.V.1922. Nous savons également que le Parti social-démocrate arménien {H entchak) collabora, par intervalles, avec le Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs, mais il ne semble pas que cette collaboration ait été fructueuse. 2C'est le SR marine qui signale la parution du Neos Anthropos en août 1920 (SHAT; 20 N 168, dossier 7, pièce 10, en date du 4.VIII. 1920). L'Union Internationale des Travailleurs ne sera mentionnée par la suite que très épisodiquement. Les sources soviétiques sont plus loquaces. Cf. en particulier l'ouvrage de R. P. Kornienko, op. cit., p. 35, qui se base sur les rapports adressés par l'organisation de Serafim Maximos au Profintern. D'après ces rapports, l'Union Internationale des Travailleurs regroupait 8 000 adhérents (chiffre peu vraisemblable) et avait pour principal objectif de gagner au bolchevisme les autres organisations ouvrières d'Istanbul. Elle diffusait à cet effet diverses brochures subversives et organisait, deux fois par semaine, des réunions publiques dans les locaux dont elle disposait à Péra.

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fréquentes. Toutefois, on ne peut manquer d'être frappé par le fait que les arrestations d'agitateurs musulmans furent, dans l'ensemble, beaucoup moins nombreuses que celles d'agitateurs russes ou juifs. Cela nous permet de supposer que le communisme turc était encore, à cette époque, passablement inconsistant. Il convient de souligner, par ailleurs, que les groupuscules indigènes n'étaient pas seuls en cause. Le communisme faisait également des ravages dans les casernes des forces d'occupation. "À Galata, dans divers cafés et boutiques, on voit souvent des soldats français et anglais causer avec des individus connus comme bolchevistes."1 Des informations de ce type reviennent fréquemment dans les rapports des services de renseignements. Il y a tout lieu de penser que les militaires favorables aux idées de la révolution d'Octobre étaient passablement nombreux, surtout dans les troupes françaises. C'est, rappelons-le, de Constantinople qu'appareilla vers la fin de l'année 1918 le torpilleur Protêt dont les marins, sous la conduite d'André Marty, devaient donner, quelques semaines plus tard, le signal de la célèbre révolte de la mer Noire2. En 1921, le Comité Exécutif de la IIIe Internationale, dans une lettre adressée au bureau du secrétariat de propagande pour l'Europe occidentale, demandera à ses agitateurs d'intensifier leur travail parmi les forces d'occupation de l'Entente : "L'attention des agents propagandistes doit être attirée sur la nécessité d'utiliser les mille petits incidents de la vie quotidienne du soldat afin de détruire en lui son habitude invétérée d'obéissance à ses chefs et à la discipline bourgeoise et sa soumission passive à ses fonctions de gardien du repos des bourgeois. En même temps, une propagande sur une vaste échelle des idées pacifistes et de désarmement devra être menée."3 Il apparaît assez difficile d'introduire quelque cohérence dans les données fragmentaires dont nous disposons. Combien y eut-il de cellules communistes à Istanbul durant les années d'occupation ? Ces cellules réussirent-elles à se regrouper en un véritable réseau ? Quelle fut la part des militants communistes dans les coups de main qui, par intervalles, furent lancés contre les forces alliées ? Les soldats français et anglais participèrent-ils activement à l'organisation des groupes subversifs indigènes ? Autant de questions auxquelles nous ne pouvons donner, dans l'état actuel de nos connaissances, que des réponses imprécises.

1SHAT, 20 N 1106, note d'information du 3 août 1921. 2 Cf. A. Marty, La révolte de la Mer Noire, reéd, en fac-similé, Paris : Maspero, 1970. La mutinerie des marins de la flotte française avait permis aux Bolcheviks, au début de l'année 1919, de s'emparer d'Odessa et, ultérieurement, de la presqu'île criméenne. 3SHAT, 20 N 1106. Ce document intercepté par les services de renseignements français date du 8.XII.1921 et semble avoir été rédigé par Zinoviev.

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C’est, semble-t-il, en octobre 1918 que se constitua le premier noyau communiste d’Istanbul. Ce groupe, qui comprenait surtout des émigrés russes et des Juifs mais aussi quelques Turcs et quelques Grecs (notamment Serafim Maximos, le futur leader de l'Union Internationale des Travailleurs), était dirigé par un certain Gensberg, un Juif originaire de Roumanie, moniteur à l'école d’Agriculture. Celui-ci avait fait graver un cachet portant l'inscription "Parti communiste turc’’ et avait réussi à entrer en contact avec un certain nombre d'employés des grandes entreprises étrangères (chemins de fer, tramways). Spécialisé dans la diffusion de tracts anti-impérialistes et dans l’agitation parmi les militaires français, le groupe fut découvert en février 1919. Nous ne savons pas ce qu'il advint de Gensberg et de ses camarades, mais on peut penser que leur organisation ne fut pas totalement démantelée1. Dès la fin du mois de mars, en effet, la propagande en faveur du bolchevisme reprendra de plus belle. C'est ainsi, par exemple, que la police anglaise, horrifiée, trouvera dans un tramway d’Istanbul un tract appelant les masses musulmanes à se soulever, au nom du "saint grand bolchevisme", contre les puissances impérialistes et les patrons2. Vers la même époque, par ailleurs, on verra affluer vers Istanbul les premiers agitateurs musulmans en provenance de Crimée. Mandatés par le Parti communiste de Mustafa Suphi qui venait de prendre pied à Simferopol3, ces agitateurs auront pour tâche essentielle d'assurer le contact avec les militants locaux et de les aider à développer leurs activités subversives. À en croire un rapport du service de renseignements de la Marine, Mustafa Suphi aurait réussi à envoyer à Istanbul, entre la mi-avril et le début du mois d'août 1919, près d'une dizaine d'émissaires. Certains d'entre eux, Ali Cevdet notamment, un des plus proches compagnons de Mustafa Suphi, figureront par la suite parmi les principaux animateurs du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs4. À côté de ces militants musulmans, la Crimée, et plus encore Odessa où le Komintern avait installé un très actif "Comité de propagande", fourniront également à Istanbul, au début de l'été 1919, plusieurs agitateurs 1E. F. Ludshuveit, op. c i t p. 47 ; R. P. Kornienko, op. cit., p. 16. 2FO, 371/4141, 9.IV.1919. 3En ce qui concerne les activités de M. Suphi à Simferopol, cf. l'article que nous avons consacré à ce personnage et à son parti. 4SHAT, 20 N 168, dossier 9, pièce 98, rapport du 29.IX.1919. D’après ce rapport, Suphi avait commencé par envoyer à Istanbul deux Tatares de Crimée, Husnu et Kaisserly. Après l'évacuation de la presqu'île criméenne, une nouvelle expédition fut organisée, et le 28 juillet six agitateurs nommés Sabir, Redjeb, Ayvasian, Husnu, Kaisserly et Ibrahim s'embarquèrent sur un voilier à destination de Constantinople, munis d'un important stock de littérature bolcheviste. Un dernier groupe, composé de Djevdet Ali, ismet Lutfi et Ali Nedim, fut expédié vers le début du mois d’août.

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juifs1. Bien que l'occupation de la presqu’île criméenne et du sud de l’Ukraine par les forces blanches n'ait pas tardé à provoquer l'étiolement de ce flux de propagandistes, la capitale ottomane demeurera perméable à la pénétration bolchevique tout au long de l'année 1919. D'après certaines sources, le gouvernement soviétique aurait même envoyé à Istanbul, vers la fin de l'année, un personnage de haut rang, Shal'va Eliava2. Cela paraît peu vraisemblable, car nous savons que Shal'va Eliava se préparait, vers la même époque, à se rendre au Turkestan3, mais il est significatif qu'un tel bruit ait pu courir. L'extension de l'agitation pro-soviétique à Istanbul allait provoquer, en février 1920, d'intenses polémiques entre les éléments hostiles au bolchevisme et ceux qui étaient, au contraire, favorables à un rapprochement entre la Turquie et la République des Soviets. Attisé par les Anglais, le débat prendra très vite l'allure d'une querelle religieuse. Les musulmans conservateurs, regroupés au sein de la "Société pour le relèvement de l'Islam" (Taali İslam Cemiyeti) exigeront une condamnation formelle du communisme. C'est la guerre des fetva : "Si un individu ou une société ne reconnaît pas les usages légitimes découlant du Chéri, tels que le mariage, la donation, le droit d'hériter et de tester, etc., tue, torture et spolie ceux qui entendent suivre ces usages et principes légitimes et veut vicier l'ordre social à l'aide d'une religion nouvelle dénommée bolchevisme, qu'ordonne en pareil cas le Chéri ?"4 Trois jours de suite, XAlemdart un journal résolument anglophile, posera dans un encadrement spécial cette question corrosive au Cheikh-ulIslam, Haydar-zade Ibrahim efendi.

l SHAT, 20 N 168, loc. cit. 2Shal'va Eliava (1885-1937) était un militant de vieille date du parti bolchevik. Ses activités lui avaient valu, sous le régime tzariste, de multiples peines de prison et d'exil. Après la révolution d'Octobre, il présida le soviet de Vologda et fut élu délégué au IIe Congrès des Soviets de Russie. De 1919 à 1921, il fit partie des Conseils révolutionnaires de l'Armée Rouge sur le front oriental et au Turkestan. Par la suite, il occupera divers postes dans les rangs supérieurs du parti. Victime des purges staliniennes, il mourra en prison en 1937. Sa présence à Istanbul vers la fin de l'année 1919 est signalée notamment par A. F. Cebesoy, Moskova Hatıraları (Souvenirs de Moscou), Istanbul, 1955, p. 60. Mais d'après un document publié par Kâzım Karabekir, İstiklal Harbimiz (Notre guerre d'indépendance), 2ème éd., Istanbul, 1969, p. 593, l'émissaire envoyé par le gouvernement soviétique à Istanbul était le colonel Iliacev. Il se peut qu'on ait confondu ce personnage avec Shal'va Eliava en raison de la vague ressemblance des deux noms. 3Les dirigeants soviétiques l'avaient placé à la tête de la Turkestanskaja Kommissija chargée de mettre de l'ordre dans les affaires du Parti communiste turkestanais. ^SHAT, 20 N 168, dossier 9, pièce 106, rapport du SR marine daté du 27 février 1920.

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Un certain nombre d'éléments "progressistes" — tel l'Afghan Mahmud Tarzi1 — lui demanderont au contraire un fetva en faveur de "la fusion du bolchevisme et de l'Islam"2. Mais celui-ci, prudent, refusera de se prononcer. Les Alliés, qui avaient nourri l'espoir de voir les autorités religieuses s'engager à fond dans la lutte anti-communiste, devront se contenter des virulentes prises de position du leader des "intégristes", Mustafa Sabri Efendi, un ancien cheikhul-Islam connu pour son anglophilie3. Ce n'est qu'au lendemain de "l'occupation provisoire et disciplinaire" d'Istanbul par les Alliés (en fait l'officialisation et le resserrement de l'occupation de facto à laquelle était soumise la capitale ottomane depuis l'armistice de Moudras), en mars 1920, que nous assistons à une réelle diminution de l'effervescence communiste. Mais cette pause fut de courte durée. Nous avons déjà vu plus haut que certains membres de l'aile radicale du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs, plutôt que de fuir comme la plupart de leurs camarades le régime d'exception instauré par le haut commandement britannique, avaient choisi de rester à Istanbul afin de continuer à y militer dans la clandestinité. Ce groupe, dominé par Şefik Hüsnü, parvint à entrer en contact avec le Parti communiste turc de Bakou dès le début de l'été 19204. C'est sans doute vers la même époque que les militants grecs, regroupés autour du Neos Anthropos, commencèrent à s'organiser. Dans les derniers mois de l'année, l'effondrement des forces blanches en Crimée ouvrira la voie à un nouvel afflux d'agitateurs. Ceux-ci, mêlés aux quelque 130 000 rescapés de l'armée de Wrangel, n'auront aucun mal à déjouer la surveillance de la police inter-alliée. Aussi, est-ce avec stupéfaction que les Anglais découvriront, en janvier 1921, l'existence d'un important centre de propagande bolchevique aux portes mêmes d'Istanbul, à Beykoz5. Ce centre, ^Mahmud Tarzi (1866-1935) fut un des principaux promoteurs du nationalisme afghan. Journaliste, écrivain et homme politique, il joua, à partir du début des années 1910, un rôle considérable, en œuvrant notamment à la modernisation des structures administratives, éducatives et culturelles de son pays. Conseiller du roi Amanullah, il contribua activement au rapprochement soviéto-afghan qui devait garantir l'indépendance de l'Afghanistan face aux pressions britanniques. Cf. Vartan Gregorian, The Emergence o f Modem Afghanistan, Stanford, 1969, pp, 62 et sv. La présence de Mahmud Tarzi à Istanbul en février 1920 a fait l'objet de multiples rapports. Cf. par exemple FO, 371/5178, note d’information du 17.III.1920, pp. 75-76. Voire également FO, 371/5166, f. 120. 2FO, 371/5166, f. 120. 3S H A T 20 N 168, dossier 1, pièce 111, et dossier 9, pièce 106, en date des 27 et 28 février 1920. ^Par l'entremise, semble-t-il, des militants constantinopolitains du Jiddische Kommunistische Partei.

5FO, 371/6464, ff. 198 et sv. rapport daté du 14 janv. 1921. À en croire ce document, le groupe de Beykoz, animé par D. Y. Zilberstein (connu également sous le nom de Viktoroff), était cautionné par le Grand Rabbin de Constantinople, mais cela paraît peu vraisemblable.

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dont la plupart des membres étaient des Juifs venus de Russie, mais qui regroupait également quelques musulmans, entretenait d’étroites relations avec les communistes juifs d’Odessa et de Crimée. Sa tâche principale consistait, semble-t-il, à imprimer des tracts en diverses langues et à les distribuer. Simultanément, les rapports des services de renseignements signaleront l’existence, en divers points de la ville, de plusieurs autres organisations subversives et la police inter-alliée procédera à des centaines d’arrestations. Mais en vain : démantelées, la plupart des cellules ne feront qu’essaimer, se scindant en groupuscules insaisissables qui reprendront aussitôt leur travail d’agitation1. En juin 1921, les Anglais, décidés à mettre définitivement fin aux activités des "agents bolchevistes", tenteront de frapper un grand coup. Cette fois, leur cible principale sera la "Délégation commerciale russe", un organisme qui s’était constitué à Istanbul aussitôt après la signature de l’accord commercial anglo-soviétique (16 mars 1921) et qui était dirigé par Bronislav Koudich, un émissaire bolchevik arrivé à Istanbul vers le début de l’année2. Ixs attributions de cette délégation débordaient largement, semble-t-il, le cadre des questions économiques. Le commandant en chef des forces d’occupation, le général Harrington, était persuadé que les nombreux employés qu’elle comptait n’étaient en fait que des agitateurs et des terroristes chargés de coordonner les activités des multiples groupes communistes de la ville. Le 29 juin, profitant de l’absence de Koudich qui s’était rendu à Londres pour conférer avec Krassine, les autorités britanniques d’Istanbul entreprirent une vaste opération de police qui se solda par une cinquantaine d’arrestations et l’expulsion d’une trentaine de suspects3. L’affaire provoqua de vigoureuses protestations de la part du gouvernement soviétique. Mais, sommé par certains parlementaires et par une partie de la presse anglaise de fournir des explications, le général Harrington n’aura aucun mal à se défendre : il soutiendra que les individus appréhendés

1C'est ainsi par exemple que les services de renseignements français signaleront une reprise de l'agitation bolcheviste dès le début de l'année 1921. Cf. AMAE, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 95, ff. 110-111, en date du 12 janvier 1921. V o , 371/7947, Annual Report, 1921, p. 31. V o , 371/6902, ff. 24 à 183. La plupart des personnes expulsées appartenaient à la mission commerciale russe. Mais il y avait également parmi les suspects un certain nombre de dames dont la tâche consistait à entretenir de "bonnes relations” avec les officiers des forces d'occupation. Le cas le plus curieux est celui d'Odette Kuhn, une journaliste et romancière juive, fille d'un ancien consul-général des Pays-Bas à Istanbul, fort belle paraît-il, munie d'un passeport hollandais et mariée à un Géorgien. Embarquée de force sur un navire en partance pour Batoum, elle enverra d'innombrables lettres aux autorités françaises et anglaises, dénonçant l'illégalité des mesures prises à son encontre par la police inter-alliée et demandant à être autorisée à regagner Istanbul. Son séjour forcé en République des Soviets ne fut cependant pas totalement infructueux. Elle en tira la matière d'un livre. Sous Lénine, violemment anti­ communiste.

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étaient tous de dangereux conspirateurs qui préparaient un soulèvement armé des réfugiés russes et de la population musulmane contre les troupes alliées1. En dépit de la détermination dont la police britannique avait fait preuve, il semble que les arrestations de juin 1921 se soient avérées, en définitive, tout aussi inefficaces que les précédents coups de filets. Dès le mois de septembre, le général Harrington découvrira un nouveau "complot" (que personne, à vrai dire, ne prendra réellement au sérieux)2. Par la suite, bien que les Alliés eussent progressivement réussi à résorber une partie de l’émigration russe — les États balkaniques et la Roumanie ayant accepté de recevoir les soldats de l'armée de Wrangel — les rumeurs alarmantes se feront de plus en plus nombreuses et les officiers du deuxième bureau dresseront inlassablement de nouvelles listes de suspects. À en croire certains informateurs, Istanbul constituait désormais une des principales bases d'opérations du mouvement communiste international. Vers la fin de l'année 1921, les diverses organisations de la capitale ottomane — les Sionistes de gauche, le groupe des Lazes (?), les militants grecs rassemblés autour de Serafim Maximos, les groupuscules russes — seront soupçonnés d'avoir réussi à mettre en place un comité de coordination et d'avoir entamé des pourparlers avec le groupe communiste turc "en vue d'une future action commune"3. De telles informations, annonciatrices d'une apocalypse imminente, continueront de s'accumuler tout au long de l'année 1922. C'est ainsi par exemple que le jour même de l'armistice de Mudanya, le 11 octobre 1922, une note de renseignements signalera que les agents bolchevistes, "par infiltration dans la ville d'une centaine d'hommes journellement" se préparaient, une fois de plus, à "provoquer une insurrection armée de la population turque contre les Alliés"4. Il est, nous l'avons déjà souligné, excessivement difficile de s'orienter à travers le foisonnement de ce type de données. I^ s masses populaires d'Istanbul risquaient-elles véritablement de se laisser entraîner dans l'aventure d'un soulèvement bolcheviste contre les forces d'occupation ? La chose paraît ^FO, 371/6902, lettre du général Harrington au War Office en date du 19.VII.1921, ff. 140-142. Telle fut également la thèse défendue par une partie de la presse britannique. Cf. par exemple le Daily Telegraph du 7 juillet, titrant "Amazing conspiracy". 2Bulletin périodique de la presse turque, n° 18, 10.XI.1921, p. 5. Le communiqué officiel publié par le Général Harrington assurait que le "complot" découvert avait pour but : a) de provoquer une révolution à Constantinople ; b) de capturer et distribuer le matériel de guerre turc qui avait été et qui est actuellement sous la garde des autorités militaires alliées ; c) de provoquer le mécontentement parmi les troupes royales de S. M. Britannique, Empereur-Roi des Indes ; d) d'assassiner certains officiers des forces alliées remplissant des fonctions importantes. 3SHAT; 20 N 1106, rapport daté du 17 novembre 1921.

4AMAE, série E, Levant 1918-1929, vol. 280, f. 31.

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totalement invraisemblable, car l’influence des groupuscules communistes ne s'exerçait de toute évidence (en dépit des évaluations inquiétantes fournies à ce propos par les services de renseignements) que sur une toute petite fraction de la population constantinopolitaine. Mais il ne semble pas pour autant qu'il faille taxer les autorités alliées de mythomanie. On doit souligner en particulier que la présence à Istanbul et dans ses environs immédiats — jusque vers le milieu de l'année 1921 tout au moins — de quelque 100 000 réfugiés russes, dénués pour la plupart de toutes ressources, constituait une réelle menace pour l'ordre public. D’autre part, il convient de remarquer que même si les musulmans et les autres composantes de la population locale étaient peu sensibles à la propagande communiste, les troupes d’occupation, elles, n’y étaient nullement indifférentes. Les officiers supérieurs de l’Armée d’Orient avaient eu l'occasion de s'en rendre compte dès le début de l'année 1919, lors des mémorables mutineries de la mer Noire. * *

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Où en sont le socialisme et le communisme constantinopolitains au moment de la signature de l'armistice de Mudanya ? Remarquons d'emblée qu'au terme de plusieurs années d'escarmouches les autorités alliées ont finalement eu raison de l'organisation la plus importante de l'époque, le Parti socialiste de Turquie. La formation du Dr. Hasan Rıza — le Parti socialdémocrate — a elle aussi disparu, victime sans doute de l'inertie de ses dirigeants. Cependant, le socialisme ’’opportuniste” n'est pas mort. Le leader du Parti socialiste indépendant, Şakir Rasim, a réussi à conserver autour de lui un millier de militants. Bientôt nous le verrons reconstituer un empire ouvrier plus vaste encore que celui de Hüseyin Hilmi. Soulignons en second lieu que l'émanation légale du mouvement communiste turc, le Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs, apparaît en pleine expansion. Mais le socialisme intransigeant dont se réclament ses dirigeants, Şefik Hüsnü et Sadrettin Celâl en tête, se trouve de toute évidence en porte-à-faux par rapport aux réalités politiques de la Turquie nouvelle. Le gouvernement d'Ankara, nous l'avons indiqué, sera prompt à sévir. Quant aux groupuscules communistes clandestins, ils demeurent selon toute apparence passablement nombreux. L'acharnement avec lequel les "agents bolchevistes" continuent d'œuvrer à la mise en place de noyaux d’agitateurs tient sans doute au fait qu'Istanbul apparaît encore, à l'automne 1922, comme la principale tête de pont de l'impérialisme occidental au Proche-Orient. Mais combien de temps ces groupuscules réussiront-ils à survivre à la "normalisation" kémaliste ? Telle est, en ce qui les concerne, la principale question qui se pose.

L A R É V O L U T IO N IM PO SSIB L E L es courants d'opposition en A n atolie 1920-1921

Il est difficile de se faire une idée précise de l’impact du communisme en Anatolie à l’orée de la lutte pour l'Indépendance. Les seule chose que nous sachions, grâce à la presse et aux rapports des agents diplomatiques, c’est que les événements de Russie et les idées de la révolution d'Octobre étaient accueillis à cette époque par certains secteurs de l’opinion anatolienne avec une réelle sympathie. Les ports de la mer Noire — Trabzon, Samsun, Rize, Hopa — et certaines villes "industrielles” de l'intérieur comme Bursa et Eskişehir semblent avoir été particulièrement favorables à la République des Soviets et aux orientations doctrinales que celle-ci proposait1. Le 1er mai 1920 fut fêté dans de nombreuses villes de la côte pontique et à Trabzon plusieurs centaines d'individus "de basse classe" parcoururent la ville en cortège, "acclamant Lénine et Enver pacha et injuriant les Anglais et les Grecs"2. À Bursa, vers la même époque, le journal Millet Yolu (La Voie du Peuple) expliquait à la population les principes du bolchevisme et encourageait les paysans à s’emparer des biens des grands propriétaires afin de les exploiter en commun3. Existait-il en Anatolie, parallèlement à ce mouvement de sympathie pour les Bolcheviks et pour les idées qu’on leur attribuait, une implantation tangible de militants communistes ? Les données dont nous disposons à cet égard sont malheureusement fort imprécises. Les informations des chancelleries occidentales, qui avaient tendance à exagérer le danger bolchevik, voyaient des agents à la solde de Moscou partout. Les rapports diplomatiques de l'année 1920 signalent des organisations à caractère soviétique dans tous les

fo re ig n Office Archives (cité infra : FO) 371/5171, ff. 108-109. Ce rapport, daté du mois d'août 1920, analyse un article d'un certain Dr. Rumni paru dans le Yeni Dünya de Bakou. D'après le Dr. Rumni, des organisations pro-communistes existaient tout le long de la mer Noire, ainsi qu'à Bayburt et à Gümüşhane. En ce qui concerne Bursa et Eskişehir, les données les plus intéressantes sont fournies par FO 371/5170, juil. 1920, ff. 74 sq. et FO 371/5178, rapport du 12 août 1920, ff. 123 sq. 2D'après un télégramme du consul de France à Trabzon, Lépissier, en date du 4 mai 1920, Archives du ministère français des Affaires étrangères (cité infra : AMAEF)y série E, Levant 1918-1929, Turquie, 91. 3FO 371/5170, f. 96.

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ports de la mer Noire1. À en croire certains documents, les propagandistes communistes pullulaient non seulement à Ankara (le centre de la résistance anatolienne depuis que Mustafa Kemal s'y était fixé à la fin de l'année 1919), mais aussi à Eskişehir et dans une multitude d'agglomérations de moindre importance telles que Bandırma2, Bayburt ou Gümüşhane3. D'après Mustafa Suphi, le leader du parti communiste turc de Bakou, son organisation avait en 1920 des sections à Zonguldak, Trabzon, et Rize et un certain nombre de sympathisants en Anatolie orientale, notamment à Erzurum et à Sivas4. Mais combien étaient-ils en tout, ces "extrémistes" disséminés à travers tout le pays ? Nous n'avons à ce propos que de bien minces indices. Des organisations prestigieuses comme l'Armée verte n'ont jamais compté, semble-t-il, qu'une petite poignée de militants actifs. L'ensemble de ces tendances, toutes options confondues, ne regroupait probablement que quelques centaines d'individus5. 1Par exemple, A. Cheval ley, haut commissaire de la République française au Caucase, écrit le 17 décembre 1920 au Quai d'Orsay : "J'ai eu l'occasion de constater, en venant par le "Tadla" de Constantinople à Batoum avec escales à Zongouldak (près Héraclée), Samsoun, Ordou, Kerasounde, Trébizonde, combien, malgré les dénégations des Jeunes-Turcs présents à Tiflis, l'esprit soviétique a déjà gagné tous ces ports de la mer Noire. Partout, l'autorité réelle est aux mains du chef d'un syndicat de barcassiers, mahonniers, débardeurs ou marins, c'est-à-dire de l'élément le plus rude, le plus turbulent..." (AMAEF, sér. E, Levant 1918-1929, Turquie, 95). Ce que dit Chevalley de l'autorité du chef des barcassiers n'a rien d'imaginaire. Mais ces "syndicats", contrairement à ce que pense le haut commissaire de la République au Caucase, ne sont nullement des "soviets". Il s'agit en réalité de corporations (esnaf) traditionnelles, effectivement très puissantes. Ceci dit, il est possible que certaines de ces corporations, spécialisées dans le trafic d'armes avec la côte russe, aient été superficiellement pénétrées "d'esprit soviétique". On ne doit pas oublier, par ailleurs, que Trabzon et d'autres points de la côte anatolienne furent occupés par l'armée russe au cours de la Première Guerre mondiale. Les soviets que constituèrent ces troupes en 1917 ont peut-être contribué à propager les idées subversives au sein de la population locale. Cf. à ce propos A. M. Samsutdinov, "Oktjabr’skaja revoljucija i nacionarno-osvoboditernoe dviZenie v Turcii. 1919-1922" (La révolution d’Octobre et le mouvement national de libération en Turquie. 1919-1922), in A. A. Gruber, ed., Velikij Oktjabr ' i narody Vostoka (Le grand Octobre et les peuples d'Orient), Moscou, 1957, p. 385. Voir également Ahmed Refik, Kafkas yollarında (Sur les routes du Caucase) Istanbul, 1919, p. 21, qui raconte comment les propagandistes bolcheviks distribuaient des rubans rouges aux habitants de Trabzon. 2FO 371/5178, mai 1920, f. 78. L'organisation de Bandırma avait été mise en place par Affan Hikmet, sans doute au début de l'année 1919. Affan Hikmet rejoindra par la suite le parti communiste populaire de Turquie (Türkiye halk iştirakiyyün fırkası) et sera un des fondateurs de l'Union ouvrière de Cilicie. À propos de ce personnage, cf. D. Şişmanof, Türkiye'de işçi ve sosyalist hareketi (Le mouvement ouvrier et socialiste en Turquie), Sofia, 1965, p. 84. 3FO 371/5171, f. 109, qui cite l'article du Dr. Rumni paru dans le Yeni Dünya de Bakou (cf. supra, n. 1). 4Cf. Mustafa Suphi, "Faaliyetin dört cephesi" (Les quatre axes de notre activité), dans un recueil de textes de Suphi, Türkiyenin mazlum amele ve rencberlerine (Aux ouvriers et aux paysans opprimés de Turquie), Istanbul, 1976, pp. 35-36. 5Nous ne disposons d'aucune donnée chiffrée. Nous savons cependant que le premier Congrès du parti communiste turc de Bakou, qui s'était tenu dans cette ville en septembre 1920, avait rassemblé 45 délégués, dont 13 venus de Turquie. Ces 13 délégués étaient mandatés par 41 militants. À ce propos, cf. Ibrahim Topçuoğlu, Neden 2 sosyalist partisi 1946. TKP Kuruluşu ve mücadelesinin tarihi. 1914-1960 (Pourquoi deux partis socialistes. 1946. L'histoire de la fondation du parti communiste turc et de son combat. 1914-1960), Istanbul, 1976,1, p. 74. Bien entendu, on doit également tenir compte des militants de l'Armée verte et de ceux du parti communiste officiel d’Ankara. Le journal de l'Armée verte, le Seyyare-i Yeni Dünya, tirait à 3 000 exemplaires. Mais cela ne veut pas dire que ses lecteurs étaient tous membres de l'Armée verte. En réalité, nous le verrons plus loin, il s'agissait d'un banal journal d’information qui s'adressait davantage aux masses populaires qu'aux Bolcheviks convaincus. Il n'est pas inutile de noter que la "grande purge" anticommuniste de janvier 1921 ne concernera au total qu'une quinzaine de personnes.

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Parmi les propagateurs des idées subversives, il y avait un grand nombre de prisonniers de guerre relâchés par les Bolcheviks, ainsi que des étudiants et des ouvriers turcs qui avaient assisté à la révolte spartakiste en A llem agne1. Mais l'essentiel des effectifs était constitué par d'anciens membres du parti Union et Progrès et par des intellectuels de diverses obédiences. Ces hommes, qui n'avaient qu'une très vague idée de ce qu'était le socialisme ou le communisme, n'envisageaient le recours à ces doctrines que dans la perspective du combat anti-impérialiste mené par la Turquie. Nombre d'entre eux excluaient totalement l'idée d'une implantation bolchevique en Anatolie. Ils se réclamaient d’un socialisme "à la turque" expurgé de tout ce qui était contraire à l'Islam et à l'esprit national et ne songeaient au fond qu'à effrayer les Alliés. Une des idées maîtresses des "extrémistes", tout au long de l'année 1920, sera de constituer un bloc des pays d'Orient, sous le leadership conjoint de la Turquie et de la République des Soviets, en vue de faire échec aux menées impérialistes des Grandes Puissances. Pour un certain nombre de personnalités politiques, il s’agissait aussi, tout simplement, de se démarquer de Mustafa Kemal et de tenter de le déborder sur sa gauche. C'est ainsi par exemple que le Halk zümresi (groupe populaire), expression parlementaire de l'aile extrémiste, n'était, tout compte fait, qu'un cartel des mécontents, sans aucune cohésion doctrinale. Il y avait là des pantouranistes, des députés qui se disaient socialistes, des nationalistes opposés au pouvoir personnel de Mustafa Kemal, etc. Ce qui fit la force de la gauche anatolienne à cette époque, c'est précisément son aptitude à faire feu de tout bois. L'histoire des diverses organisations "communistes" d'Anatolie demeure, aujourd'hui encore, fort mal connue. Les nombreux travaux consacrés à la question et les recherches publiées au cours de ces dernières années en Turquie et aux États-Unis2 sont loin d'avoir épuisé les multiples problèmes qui se posent. La confusion est partout : dans la chronologie comme dans la

^ n septembre 1920, Mustafa Suphi annoncera à ses camarades réunis à Bakou que 349 anciens prisonniers de guerre avaient déjà été rapatriés en Turquie après avoir été dûment endoctrinés. Cf. M. Suphi, art. cit., p. 41. En ce qui concerne les Spartakistes, cf. notamment G. S. Harris, The origins o f communism in Turkey, Stanford, 1967, p. 36. 2G. S. Harris (ibid.) propose un aperçu d'ensemble sérieux et bien documenté. Du côté russe, nous devons essentiellement citer les travaux de A. D. Noviöev, S. I. Kuznecova, R. P. Komenko et A. M. Samsutdinov. La bibliographie en langue turque ne cesse de s'enrichir depuis une dizaine d'années. Les recherches les plus intéressantes sont celles de Mete Tunçay, Türkiye'de sol akımlar. 1908-1925 (Les courants de gauche en Turquie. 1908-1925), Ankara, 2e éd., 1967 ; de Fethi Tevetoğlu, Türkiye'de sosyalist ve komünist faaliyetler (Les activités socialistes et communistes en Turquie), Ankara, 1967 ; de A. Cerrahoğlu, T ürkiye'de sosyalizmin tarihine katkı (Contribution à l'histoire du socialisme en Turquie), Istanbul, 1975.

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caractérisation des groupements recensés. C'est que les sources de première main font cruellement défaut. Nous ne disposons que d'épaves : quelques tracts, des bribes de journaux, deux ou trois proclamations fracassantes1. Que savons-nous aujourd'hui des organisations de Trabzon, de Rize ou de Bandırma ? Presque rien. Nous ne pouvons que les mentionner au passage. La plupart de nos sources ne nous renseignent que sur ce qui se passait au "sommet'', à Ankara et à Eskişehir. Par la force des choses, c'est aux organisations qui furent créées dans ces villes — l’Armée verte, le groupe populaire, le parti communiste turc, le parti communiste populaire — que nous consacrerons l'essentiel des pages qui suivent.

L VArmée verte L'Armée verte fut créée à Ankara peu de temps après l'instauration de la Grande Assemblée Nationale, probablement en mai 19202. À l’époque, nombreux étaient ceux qui croyaient qu'il s'agissait d'une véritable armée, qui viendrait à la rescousse de la résistance anatolienne. Au lendemain de la révolution d'Octobre, le vert, couleur de l'Islam, avait été choisi comme symbole par de nombreux groupements musulmans de l'ancien Empire russe. Des milices "vertes" avaient notamment combattu en Transcaucasie sous le commandement de Nuri pacha, le demi-frère d'Enver, et avaient participé en septembre 1918 à la prise de Bakou3. Le bruit courait à présent que ces éléments musulmans, armés par les Bolcheviks et placés sous les ordres d'un général turc (on murmurait le nom d'Enver pacha), pénétreraient bientôt en Anatolie4. 1Parmi les sources les plus intéressantes, nous devons mentionner en premier lieu les actes du procès des dirigeants de l'Armée verte qui eut lieu à Ankara en mai 1921. Publiés en 1962 dans une revue historique turque de vulgarisation. Yakın Tarihimiz, ces textes nous éclairent sur la structure et les objectifs des diverses organisations de gauche qui furent créées à Ankara en 1920. Nous disposons par ailleurs de quelques numéros du Seyyare-i Yeni Dünya (Le Nouveau Monde des Forces mobiles) et d'un numéro de YEmek (Travail). Le premier de ces journaux était l'organe du parti communiste populaire. À côté de ces matériaux de premier plan, mais dont il ne nous reste que des fragments, les séries continues du Hakimiyet-i Milliye (L a Souveraineté nationale) et de YAnadolu'da Yeni Gün (Le Jour nouveau en Anatolie) représentent une source d'appoint non négligeable. Le Hakimiyet-i Milliye était l'organe officieux du Gouvernement d'Ankara. Publié par Yunus Nadi, une des plus grandes figures du journalisme turc, YAnadolu'da Yeni Gün fut pendant quelque temps le porte-parole de la gauche parlementaire (Halk zümresi). 2C'est la date proposée par Gotthard Jäschke, "Kommunismus und Islam im türkischen Befreiungskriege", Die Welt des Islams, 20,1938, p. 112. 3Sur le rôle joué par Nuri pacha en Transcaucasie, cf. Yusuf Hikmet Bayw, Türk inkılâbı tarihi (Histoire de la révolution turque), Ankara, 1967, III (4), pp. 209 sq. ; W. E. D. Allen et P. Muratoff, Caucasian battlefields, Cambridge, 1953, pp. 478-480. 4 Dès le 28 janvier 1920, un rapport adressé au Foreign Office annonçait ta création au Daghestan d'une armée de volontaires, baptisée "Armée verte". Nuri pacha et Enver pacha étaient présentés comme les principaux promoteurs de cette entreprise (FO 371/5165, f. 102). Nous savons cependant qu'à cette époque Enver se trouvait en Allemagne.

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Les dirigeants nationalistes, qui avaient besoin de remonter le moral de leurs troupes, ne faisaient rien pour démentir de telles fables. Bien au contraire, ils participaient eux-mêmes au conditionnement de l'opinion. En mai 1920, le commandant de l'armée de l'Est, Kâzım Karabekir, avait même envoyé à Ankara, sous le nom d'Armée verte, un détachement de cavalerie constitué d'une quarantaine de jeunes gaillards d'Erzurum. Muni d'un grand étendard vert, ce détachement avait été chargé d'annoncer à travers tout le pays l'arrivée imminente des forces salvatrices1. L'Armée verte d'Ankara n'avait cependant rien à voir avec ces troupes musulmanes qui étaient censées voler au secours de la Turquie. Il s'agissait, beaucoup plus modestement, d'une petite organisation secrète dont l'objectif premier semble avoir été d'organiser la lutte contre les forces "réactionnaires" et défaitistes qui s'opposaient, en Anatolie, au mouvement nationaliste2. Mustafa Kemal, consulté par les fondateurs de l'organisation, les avait encouragés dans leur entreprise et leur avait plus ou moins donné carte blanche3. Le comité central de l'Armée verte comptait quatorze membres que Mustafa Kemal présentera dans son célèbre "discours" de 1927 comme des "camarades intimes"4. Il y avait là le ministre des Finances, Hakkı Behiç, le ministre de la Santé, Adnan, et tout un groupe de parlementaires parmi lesquels nous devons surtout mentionner le député d'Eskişehir, Eyüp Sabri, le député de Tokat, Nazım, le député de Muğla, Yunus Nadi, et le député de Bursa, Servet5. Outre ce comité central, l'organisation fut dotée, au début de l'été 1920, d'une section à Eskişehir et, selon toute vraisemblance, de comités locaux dans d'autres villes de Turquie, notamment à Bursa6. 1Voir à ce propos les mémoires de Kâzım Karabekir, İstiklâl harbimiz (Notre guerre d'indépendance), 2e éd., Istanbul, 1969, p. 683. Cette "Armée verte" ne parvint à Ankara qu'au début du mois d'août. Son arrivée dans cette ville fut annoncée par le Hakimiyet-i Milliye du 2 août 1920. fy ^L'offensive antibolchevique des milieux cléricaux, orchestrée par le Teali-i Islâm Cemiyeti (Association pour le développement de l'Islam), avait commencé au début de l'année 1920. Nous renvoyons à ce propos aux remarques de M. Tunçay, op. cit., p. 77. 3Mustafa Kemal, Discours du Ghazi Moustafa Kemal Président de la République turque. Octobre 1927, Leipzig, 1929, pp. 375-376. On trouve dans ce récit de nombreuses précisions sur les origines de l'Armée verte. Mais Mustafa Kemal ne donne, bien entendu, que la version "officielle" des événements. ^Ibid., loc. cit. 5 Les autres membres du "comité central" de l'Armée verte étaient Hüsrev Sami (député d'Eskişehir), İbrahim Süreyya (Eskişehir), Reşit (Saruhan), Sim (İzmit), Mustafa (Dersim), Hamdi Namık (İzmit), Muhittin Baha (Bursa) et sans doute aussi Mahmut Celal (Bayar), le futur Président de la République turque. M. Tunçay, op. cit., p. 77. 6C'est du moins ce qui ressort des déclarations faites par le député de Tokat, Nazım bey, lors du procès de l'Armée verte en mai 1921. Plusieurs ouvrages reproduisent ces déclarations. Cf. p. ex. F. Tevetoğlu, op. cit., pp. 156-157.

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L'Armée verte avait été instituée, nous l'avons dit, pour lutter contre la propagande antinationaliste orchestrée par le Gouvernem ent de Constantinople1. Depuis le début de l'année 1920, cette propagande était essentiellement fondée sur une argumentation religieuse : le mouvement nationaliste était accusé d'impiété en raison de ses relations avec les Bolcheviks. L'Armée verte semble s'être très vite assigné pour mission de démontrer à l'opinion publique que l'alliance avec les Bolcheviks n'était nullement incompatible avec les préceptes de l’Islam. De là, sans nul doute, la coloration pro-bolchevique et musulmane affichée par l'organisation dès sa création. Nul n'ignorait que le secrétaire général de l’Armée verte, Hakkı Behiç, avait un penchant pour le socialisme. Le député de Tokat, Nazım bey, était lui aussi attiré par cette doctrine. Il y a tout lieu de croire que ce sont ces deux hommes qui donnèrent au groupement sa tournure communisante. Ils furent secondés dans leur tâche par le député de Bursa, le cheikh Servet, qui prétendait faire découler le socialisme de l'enseignement du Coran, et par un ancien kaymakam, Vakkas Ferid, qui était entré en contact avec la pensée marxiste alors qu'il était étudiant à Constantinople. Les autres membres de l'Armée verte étaient soit d'anciens Unionistes, soit des nationalistes de bon aloi. Mais ils étaient de toute évidence prêts à entrer dans le jeu de Hakkı Behiç et de Nazım. Un Unioniste notoire comme Eyüp Sabri, ami intime de Tal'at pacha, ira même jusqu'à plaider en août 1920 pour l'adoption immédiate du bolchevisme2. Vers le milieu de mois de juin, les membres de l'Armée verte commencèrent à diffuser un certain nombre de documents en vue d'accroître leur audience3. Les dirigeants de l'organisation avaient mis au point une M ustafa Kemal explique la création de l'Armée verte de la façon suivante : "... Il était très difficile de mener à bonne fin la révolution avec des troupes qui n'avaient pas été instruites dans l'esprit de cette révolution, troupes fatiguées, dégoûtées à l'époque en question et dont on peut dire qu'elles étaient les déchets de l'armée ottomane. On commit l'erreur de croire qu'il serait très difficile, dans les conditions où l'on se trouvait en ces temps-là, de doter l'armée d'une conscience en harmonie avec l'état d'esprit nouveau. Par conséquent, certaines personnes commencèrent à être travaillées par l'idée de créer des organisations d'élite composées d'hommes conscients, réunissant les qualités voulues, et sur lesquelles la révolution pût compter... {Discours du Ghazi Moustafa Kemal, loc. cit.). 11 ressort de ce texte que l'Armée verte se présentait à l'origine comme l'avant-garde de la révolution kémaliste. 2D'après un rapport du Secret Intelligence Service du 19 août 1920, FO 371/5171, f. 49. 3La datation découle des déclarations faites par le vétérinaire Salih devant le tribunal d'indépendance d'Ankara. Cf. F. Tevetoglu, op. cit., p. 175. Le beyannâme, le talimatnâme et le nizâmnâm e de l'Armée verte sont reproduits dans plusieurs ouvrages. Cf. par exemple F. Kandemir, Atatürk'ün kurduğu Türkiye komünist partisi (Le parti communiste turc créé par Atatürk), Istanbul, s.d„ pp. 148-151, 155-157 ; "Yeşil Ordu Cemiyeti" (L'Association de l'Année verte). Yakın Tarihimiz, 3, 1962, p. 71 ; 4,1962, p. 104 ; 8,1962, pp. 234-235 ; F. Tevetoğlu, op. cit., pp. 148-153.

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"proclamation" (beyannâme), des "instructions" (talimatnâme) et des "statuts" {nizâmnâme). À travers ces textes destinés à l’endoctrinement des nouvelles recrues, l'Armée verte prenait formellement position en faveur d'un socialisme islamique. La "proclamation" appelait le monde du travail (les laboureurs, les vignerons, les jardiniers, les cordonniers, les maçons, les menuisiers, etc.) à la révolte contre les exploiteurs (la bureaucratie, les grands propriétaires, et, d'une manière générale, les riches). Elle donnait en exemple les événements qui étaient en train de se dérouler en Russie. Elle annonçait la naissance d'un "monde nouveau" où régneraient l'égalité et la fraternité. La révolution qui était en cours allait non seulement abolir la propriété mais encore le vol, le mensonge, le parasitisme, la corruption et l'escroquerie. Nous retrouvons ces mêmes thèmes dans les "instructions" {talimatnâme). Mais ce deuxième document se caractérise surtout par sa tonalité panasiatique. "L'objectif ultime de lArmée verte", proclamait le talimatnâme, "est de parvenir à une union sincère des peuples d'Asie. L'Asie aux Asiatiques. Telle est la devise brodée sur la bannière de l'Armée verte1". N'y avait-il pas, dans ce panasiatisme prétendument dirigé contre l'impérialisme occidental, des relents de nationalisme pantouranien ? Compte tenu de ce que nous savons du recrutement de l'Armée verte, la question n'apparaît nullement oiseuse. Un fait significatif : lors du IIe Congrès du Komintern, en juillet 1920, Lénine condamnera catégoriquement "le mouvement panasiatique et les autres courants analogues", les soupçonnant de servir les intérêts de "l'impérialisme turc et japonais"2. À en croire les "instructions", l'Armée verte n'était ouverte qu'aux travailleurs (manuels et intellectuels). Les propriétaires fonciers, les gros négociants, les usuriers, les commissionnaires en étaient inflexiblement exclus. Les nouvelles recrues devaient jurer fidélité et obéissance et s'engager à ne rien divulguer des secrets dont elles pourraient avoir connaissance. Les renégats, les contrevenants à la discipline de l'organisation étaient menacés de mort. Bien qu'elle honnît la violence, l'Armée verte était censée être constituée sur une base para-militaire, avec des sections, des escadrons et des bataillons. Chaque "combattant" devait posséder un fusil et trois cents cartouches. Mais ce n'était là que pure fiction et ce projet ne fut jamais réalisé. Une des tâches A rticle 2 du talimatnâme. Cf. F. Tevetoglu, op. cit., p. 149. ^Thèses sur les questions nationale et coloniale, citées par H. Carrère d'Encausse et S. Schram. Le marxisme et l'Asie. 1853-1964, 2e éd., Paris, 1970, p. 202. En ce qui concerne le nationalisme japonais, cf. p. ex. Delmer Brown, Nationalism in Japan, Berkeley, 1955.

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essentielles de l’organisation était de combattre la propagande antibolchevique. Pour lutter contre l’avidité et la rapacité de la bourgeoisie, il convenait non seulement de faire appel au socialisme mais encore d'appliquer les préceptes de l'Islam. Les membres de l'Armée verte étaient chargés en particulier de collecter les aumônes et les offrandes religieuses et de les distribuer à "ceux qui ne disposaient plus de leur force de travail". Le troisième texte diffusé par l'Armée verte — ses "statuts" — donnait un certain nombre de précisions sur les options socialistes de l'organisation. L'Armée verte y affirmait son opposition à l'accumulation du capital entre les mains de la bourgeoisie et se prononçait pour la suppression de la propriété privée. Il fallait néanmoins rassurer le peuple : les femmes ne seraient pas mises en commun. L'Armée verte proclamait son "respect de la vie familiale" et son "attachement à tous les principes sociaux de l'Islam". C'est au nom de l'Islam qu'il convenait de bouter hors d'Asie les impérialistes occidentaux. Le bonheur de l'humanité, idéal suprême de l'organisation, passait par l’union du drapeau rouge et du drapeau vert de la fraternité islamique. Les membres de l’Armée verte prenaient-ils au sérieux ce jargon islamo-communiste ? Peut-être, quelques-uns d'entre eux : Hakkı Behiç, Nazım bey, Vakkas Ferid, le cheikh Servet... Mais la plupart des autres promoteurs de l'organisation ne prétendaient pas à tant d'ingénuité. Leur objectif affiché était tout simplement, nous l'avons déjà souligné, de faire échec aux invectives antibolcheviques des milieux cléricaux et de préparer l'opinion anatolienne à un rapprochement avec la Russie. Pour certaines personnalités politiques, l'Armée verte constituait, par ailleurs, le point de départ d'une sorte de conspiration visant à créer une opposition prétendument "de gauche" face à Mustafa Kemal. Au moment de la création de l'Armée verte, le leader de la résistance anatolienne n'avait guère pressenti la manœuvre et avait cautionné Hakkı Behiç et scs camarades. Il ne se rendra compte de sa bévue que vers le milieu de l'été 1920, lorsque le caractère insidieux des activités de l'Armée verte se manifestera au grand jour. C'est l'adhésion de Çerkeş Edhem à l'organisation qui semble avoir constitué le principal facteur de rupture entre Mustafa Kemal et l'Armée verte. Çerkeş Edhem était le chef d'importantes troupes de francs-tireurs dans la région de Salihli, en Anatolie occidentale. Il avait rendu de nombreux services au Gouvernement d’Ankara, notamment en élim inant les bandes antinationalistes d'Anzavur et en étouffant les soulèvements de Düzce et de

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Balıkesir1. En juin 1920, il avait été chargé par Mustafa Kemal d'aller écraser la révolte des Çapanoğlu dans leur "fief" de Yozgat2. Considéré par les milieux nationalistes comme un véritable héros de la résistance anatolienne, il avait commencé à adopter à cette époque une attitude hautaine et agressive vis-à-vis du Gouvernement d'Ankara. Après l'écrasement du premier soulèvement de Yozgat (fin juin 1920), Çerkeş Edhem deviendra pour Mustafa Kemal un dangereux rival dont l’influence ne cessera de croître au sein de la Grande Assemblée nationale. C'est vraisemblablement vers la fin du mois de juin ou au début du mois de juillet 1920, lors d'un de ses passages à Ankara3, qu'il avait adhéré à l'Armée verte. Entre ses mains et entre celles de ses frères, le député de Saruhan Reşid bey et le capitaine Tevfık bey, la société secrète prit l'allure d'une redoutable machine de guerre visant à saper les fondements du pouvoir kémaliste. Devant le péril, Mustafa Kemal ne tarda pas à réagir. Dès qu'il eut la conviction que certains éléments de l'Armée verte complotaient contre lui, il convoqua Hakkı Behiç et lui demanda de dissoudre l'organisation4. En dépit des protestations de Hakkı Behiç, les membres du comité central d'Ankara semblent avoir accepté de s'incliner. Les activités de l'organisation furent mises provisoirement en veilleuse. Mais le relais fut pris par la section d'Eskişehir qui avait été créée peu de temps auparavant5. Cette section était animée par un certain Behram Lutfi, directeur de l’école secondaire de Sivrihisar, et par Mustafa Nuri, un instituteur qui se prétendait également journaliste6. Ce Mustafa Nuri, qui semble avoir eu un faible pour la boisson, affichait dans ses moments d'ivresse une grande ^Les travaux consacrés à l’histoire de la révolution kémaliste sont généralement assez discrets en ce qui concerne les mouvements de résistance au Gouvernement d'Ankara. Un des exposés les plus clairs, en langue turque, est celui du général K. Esengin, Milli mücadelede hıyanet yarışı (La course à la trahison pendant la lutte nationale), Ankara 1969. Le soulèvement d'Anzavur fut écrasé par Edhem en avril 1920. Les soulèvements de Düzce et de Balıkesir se prolongèrent jusqu'à la fin du mois de mai. 2Les Çapanoğlu étaient les anciens "seigneurs” de la province de Yozgat. Leurs hommes passèrent à l'action au milieu du mois de mai 1920. Le calme ne sera définitivement rétabli dans cette région que vers la fin de l'année. 3Discours du Ghazi Moustafa Kemal, op. cit., p. 376. Edhem quitta Ankara le 20 juin 1920. Il repassa par cette ville le 12 juillet 1920. Cf. K. Esengin, op. cit., pp. 142-146. ^Discours du Ghazi Moustafa Kemal, op. cit., p. 378. Voir également les actes du procès de l'Armée verte, notamment la déposition de Yunus Nadi (F. Tevetoğlu, op. cit., p. 162). 5La section d'Eskişehir semble avoir été créée à la fin du mois de juin 1920. C'est du moins ce qui ressort des propos tenus par Vakkas Fend devant le tribunal d'indépendance d'Ankara. Lors de son procès, Vakkas Ferid déclara en effet que les militants d'Eskişehir avaient été contactés au moment des fêtes de ramadan (29 juin 1920). Cf. le texte cité par F. Tevetoğlu, ibid., p. 173. 6D'après les actes du procès de l'Armée verte. Cf. notamment les déclarations de Nazım bey citées ibid., p. 157.

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sympathie pour le bolchevisme. L'organisation mise en place par les deux hommes prenait appui sur les troupes d’Edhem (qui comptaient notamment un bataillon "bolchevik" commandé par un certain İsmail Hakkı) et aussi, selon toute vraisemblance, sur quelques éléments du prolétariat d'Eskişehir. Cette ville, un des centres essentiels de l'industrie militaire kémaliste, était depuis le printemps de l'année 1920 le quartier général de Şerif Manatov, le représentant de la République bachkire en Anatolie1. Manatov y avait donné des conférences sur le socialisme et y avait constitué, à en croire un rapport du Foreign Office, une "petite bande d'extrémistes" comprenant un certain nombre de notables de la ville2. Il y a tout lieu de penser que c'est parmi les disciples du propagandiste bolchevik que l'Armée verte d'Eskişehir avait recruté l'essentiel de sa clientèle. Bientôt, Eskişehir devint un actif foyer d'agitation. Çerkeş Edhem y disposait d'une imprimerie, une des plus modernes dAnatolie. Il ne tarda pas à avoir son propre journal. Un premier organe, VArkadaş (L'Ami) fut fondé par Mustafa Nuri vers la fin du mois d'août3. Ce journal fut remplacé dès le 13 septembre par le Seyyare-i Yeni Dünya (Le Nouveau Monde des Forces mobiles) dirigé par Mustafa Nuri et Arif Oruç. Ce dernier, un journaliste imprégné d'idées socialistes, prétendait donner au Yeni Dünya une coloration islamo-bolchevique. Mais en réalité, le journal semble avoir été surtout consacré à la propagande personnelle d'Edhem4. A côté du Seyyare-i Yeni Dünya, dont le tirage était de 3 000 exemplaires (chiffre important pour l'époque), la section d'Eskişehir de l'Armée verte propageait également toutes sortes de tracts et de brochures. C'est à Eskişehir que fut publié notamment un ouvrage du cheikh Servet, intitulé Asr-u saadetten bir yaprak (Une page de l'âge d'or). L'objet du livre, destiné à fournir des arguments aux militants de l'Armée verte, était de démontrer, moyennant maintes subtilités théologiques, que les préceptes du bolchevisme étaient identiques à ceux de l'Islam5. Mustafa Kemal ne pouvait guère demeurer indifférent à toute cette effervescence. Ce n’était pas tant les fracassantes prises de position pro­ bolcheviques de Çerkeş Edhem et de ses acolytes qui l'inquiétaient que le caractère séditieux de ce qui se tramait à Eskişehir. Les troupes irrégulières *En ce qui concerne ce personnage, cf. infra, p. 162. 2FO 371/5170, juil, 1920, f. 75. 3G. S. Harris, op. ci/., p. 78 ; A. D. Noviéev, K rest’j anstvo Turcii v novejsee vremja (L a paysannerie turque aux temps modernes), Moscou, 1959, p. 35. 4La Bibliothèque Nationale, d'Ankara ne conserve qu'un seul numéro du Seyyare-i Yeni Dünya (n° 32, paru à Eskişehir le 11 oct. 1920). Dans cet unique numéro, nulle trace de socialisme ou de communisme. 5FO 371/5178, rapport du 12 août 1920 déjà cité, f. 127.

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d'Edhem — une quinzaine de détachements comptant au total près de trois mille hommes — pouvaient à tout moment se retourner contre le pouvoir kémaliste et le mettre en péril. Par ailleurs, le Seyyare-i Yeni Dünya, qui était imprimé dans de bien meilleures conditions que le Hakimiyet-i Milliye (La Souveraineté nationale), l’organe officieux du Gouvernement d'Ankara, constituait aux mains d'Edhem une arme redoutable. Mustafa Kemal n’avait pas encore réussi à s'imposer pleinement à l'opinion anatolienne (les révoltes antinationalistes de l'année 1920 montraient, bien au contraire, qu'il y avait un énorme travail à accomplir dans ce domaine). La propagande du Seyyare-i Yeni Dünya en faveur d'Edhem et de ses troupes ne pouvait que porter atteinte à son crédit. Il convenait donc d'agir avec célérité et détermination. Dès le début du mois de septembre, des mesures législatives avaient été prises, prévoyant des peines de prison et de bannissement pour les fauteurs de troubles1. Vers la fin du même mois, Mustafa Kemal convoqua les responsables de l’Armée verte qui avaient, depuis quelque temps, repris leurs activités à Ankara et leur ordonna de dissoudre sans délai l'organisation2. Le 4 octobre, la loi sur les Associations fut amendée de manière à donner au Gouvernement le droit d'interdire les organisations dangereuses pour la sûreté de l'État3. Il fallait veiller toutefois à ne pas vexer les Bolcheviks qui, par le biais de Şerif Manatov, cautionnaient l'Armée verte. La suppression pure et simple de l'organisation, à un moment où le Gouvernement d'Ankara abordait une phase particulièrement délicate de ses relations avec la République des Soviets4, risquait de porter une grave atteinte au rapprochement turco-russe. Au demeurant, il ne faisait aucun doute que les militants bolchevisants de l'Armée verte, sûrs de l'appui soviétique, refuseraient une telle suppression et continueraient à poursuivre clandestinement leurs activités. De là, sans nul doute, l'idée de créer un parti communiste dûment reconnu, qui regrouperait tous les éléments subversifs et dont la mise en place constituerait un évident témoignage de bonne volonté vis-à-vis de la Russie soviétique.

^G. S. Harris, op. cit., p. 80. 2D'après la déposition de Nazım bey devant le tribunal d'indépendance (F. Tevetoglu, op. cit., p. 158). ■^G. S. Harris, loc. cit. 4La République des Soviets et le Gouvernement d'Ankara ne parvenaient pas à s'entendre sur les modalités du partage des territoires transcaucasiens. À la fin du mois de septembre 1920, les troupes de Kâzım Karabekir avaient commencé leur offensive contre l'Arménie. La situation pouvait à tout moment déboucher sur un conflit turco-soviédque.

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Le parti communiste turc fut officiellement constitué le 18 octobre 1920, avec à sa tête quelque-uns des anciens dirigeants de l'Armée verte, notamment Hakkı Behiç. Le moment était à présent venu de tenter de neutraliser Edhem et ses supporters d'Eskişehir. Peu de temps après la création de la nouvelle organisation, Mustafa Kemal somma Edhem en termes aimables mais résolus de s'y rallier et de transférer son journal, le Seyyare-i Yeni Dünya, à Ankara. Bien entendu, ce déménagement concernait également l'imprimerie1. Nous ne savons pas comment Edhem réagit à cette demande. Mais une chose est certaine : vers la mi-novembre, l'imprimerie d'Eskişehir était déjà démontée et transportée à Ankara2. Une fraction de l'équipe du Seyyare-i Yeni Dünya, Arif Oruç notamment, avait accepté de rejoindre le parti communiste. Il semble qu'Edhem, qui se croyait et se disait l'homme de Moscou, sc soit lui aussi résolu à entrer dans l'organisation officielle, tout en continuant à comploter de concert avec un certain nombre d'éléments clandestins. Après son transfert à Ankara, le Seyyare-i Yeni Dünya fut placé sous la direction de Hakkı Behiç et joua, pendant quelque temps, le rôle d'organe du parti communiste officiel. Il paraissait tous les jours sauf le samedi (à la différence du Hakimiyet i Milliye qui ne paraissait que trois fois par semaine) et était sous-titré "Journal communiste de Turquie". Les quelques numéros épars dont nous disposons (à partir du 22 novembre 1920) continuent d'accorder une grande place aux exploits des troupes d'Edhem. La tendance pro­ bolchevique du journal était illustrée par un certain nombre d'informations relatives à la Russie soviétique : situation politique et sociale, communiqués des opérations de guerre, etc. Les éditoriaux, signés soit par Hakkı Behiç, soit par Arif Oruç, étaient généralement consacrés à l'actualité politique. Au total, un journal bien peu subversif, mais qui de toute évidence était demeuré fidèle au "camarade" Edhem. Prudent, Mustafa Kemal avait procédé par étapes, car il devait compter avec une importante opposition parlementaire. Dans un premier temps, il avait obtenu la dissolution de l'Armée verte. Il avait ensuite réussi à attirer Edhem dans le parti communiste officiel et à faire transférer le Seyyare-i Yeni Dünya à Ankara. Il y a tout lieu de croire qu'Edhem avait considéré ce déménagement comme un fait positif, susceptible d'accroître son prestige 1Çerkeş Ethem'in hatıraları (Les souvenirs de Çerkeş Edhem), Istanbul, 1962, pp. 108-109. 2A. E. Güran a retrouvé un certain nombre de numéros du Seyyare-i Yeni Dünya imprimés à Ankara et les a publiés. Cf. Kuvvay-i seyyare’den kuvvay-i milliye'ye Yeni Dünya (Le Yeni Dünya, des forces mobiles aux forces nationales), Istanbul, 1976. Sur le Yeni Dünya, voir également l’ouvrage de Ö. S. Coşar, Milli mücadele basını (La presse de la lutte nationale), Istanbul, s.d., pp. 127-129.

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auprès de l'opinion anatolienne. Il ne restait plus, pour le chef du pouvoir national, qu'à détruire les "forces mobiles" qui faisaient la puissance de son rival. Dès la fin du mois de novembre, il prit un certain nombre de mesures pour contraindre les troupes d'Edhem à s'incorporer dans l’armée régulière1. Edhem et ses frères, le député de Saruhan Reşit bey et le capitaine Tevfik bey, sans aller jusqu'à la révolte ouverte, étaient cependant décidés à ne pas céder. Les pourparlers, les échanges de menaces, les discussions devant la Grande Assemblée — où Edhem disposait de nombreux supporters (près du quart des députés, semble-t-il) — se prolongèrent pendant tout le mois de décembre. Mais autour des rebelles, l'étau ne cessait de se resserrer. Bientôt Edhem n'eut d'autre ressource que de tenter de provoquer, par l'entremise du neveu d'Arif Oruç, Nizamettin Nazif, un soulèvement "bolchevik" dans la région d'Eskişehir2. De façon plus réaliste, il s'efforça également de fomenter une grève des cheminots, de manière à paralyser les transports de troupes kémalistes3. Parallèlement, son frère Reşit bey fit appel à des provocateurs qu'il chargea de corrompre les officiers et les soldats de l'armée régulière4. Mais ces diverses mesures s'avérèrent totalement inefficaces. De toute évidence, les troupes kémalistes, reprises en main et restructurées par İsmet pacha, étaient les plus fortes. Le 26 décembre, Mustafa Kemal publia un communiqué officiel interdisant à quiconque de recruter des bandes de francs-tireurs, sous quelque prétexte que ce soit. Le texte précisait que les contrevenants seraient poursuivis pour atteinte à la sûreté du Gouvernement de la Grande Assemblée. Ce communiqué parut le 29 décembre dans le Seyyare-i Yeni Dünya. Le lendemain, le journal changeait de nom : le terme seyyare disparaissait du titre. Le Yeni Dünya n'était plus l'organe des "forces mobiles". Désormais, plus un mot à propos d'Edhem. Arif Oruç et Hakkı Behiç, qui conservaient la direction du journal, multipliaient par contre les articles concernant "l'univers communiste". Bien que la situation fût sans issue, Edhem refusera de se soumettre à l'ultimatum de Mustafa Kemal. Jusqu'au dernier moment, il semble avoir esperé un soulèvement populaire en sa faveur. Il comptait également — selon ^ n trouvera un récit détaillé des événements dans le Discours du Ghazi Moustafa Kemal, op. cit., pp. 408-435. 2F. Kandemir, op. cit., p. 181 ; G. S. Harris, op. cit., p. 87. ^Ibid., b e . cit. 4Discours du Ghazi Mustafa Kemal, op. cit., p. 425.

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toute vraisemblance — sur une intervention de la mission bolchevique qui s'était installée à Ankara au début du mois d'octobre1. Mais le soulèvement populaire n'eut pas lieu et les Russes ne firent rien pour venir en aide aux rebelles. Au début du mois de janvier, les troupes d'Edhem, cernées de toutes parts, se débandèrent. Certains détachements rejoignirent l'armée régulière. D'ultimes combats se déroulèrent à Gediz le 5 janvier. Définitivement vaincus, Edhem et ses frères réussirent à prendre la fuite accompagnés de quelques-uns de leurs partisans et trouvèrent refuge chez les Grecs, pour lesquels cette trahison constituait une extraordinaire aubaine. Mustafa Kemal avait gagné. Désormais, il pouvait réaliser un de ses projets les plus chers : mettre la main sur l'imprimerie du Yeni Dünya et l'utiliser pour son propre journal, le Hakimiyet-i Milliye. Vers la fin du mois de janvier, le Yeni Dünya cessa de paraître et les machines furent transportées dans un immeuble voisin. La publication du Hakimiyet-i Milliye fut également interrompue pendant quelques jours. Mais le 6 février 1921, l'organe officieux du Gouvernement d'Ankara était à nouveau en vente. Jusquelà, il n'avait paru que trois fois par semaine, tiré sur une presse à bras. C'était à présent un quotidien. Le moteur à pétrole de la nouvelle presse faisait merveille2.

2. Le groupe populaire Nous avons vu plus haut que Mustafa Kemal avait demandé aux dirigeants de l'Armée verte, vers le milieu du mois de juillet 1920, de suspendre leurs activités. C'est alors que fut créé, au sein de la Grande Assemblée Nationale, le Halk fırkası (parti populaire), qui allait prendre par la suite le nom de Halk zümresi (groupe populaire). Il s'agissait en quelque sorte, pour l'Armée verte, de sortir de la clandestinité et de constituer une opposition parlementaire en bonne et due forme. Un certain nombre d'éléments de l'organisation refuseront cependant cette légalisation forcée et se replieront, nous l'avons vu, sur Eskişehir, regroupés autour de Çerkeş Edhem et de son journal Seyyare-i Yeni Dünya. Au début du mois d'août, le parti populaire, groupe parlementaire informel, comptait de quatre-vingts à cent membres, soit plus du quart de 1Cette mission dirigée par Upmal-Angarskij était arrivée à Ankara le 4 octobre. Cf. G. Jaeshke, Türk kurtuluş savaşı kronolojisi (Chronologie de la guerre de libération turque), Ankara, 1970, I, p. 123. 2Ö. S. Coşar, op. cit.t pp. 129-130.

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l'ensemble des députés1. C'était, mis à part les partisans de Mustafa Kemal, le plus important des groupes de la Grande Assemblée2. Il était constitué, pour l'essentiel, d'anciens Unionistes — secrètement fidèles à Enver pacha et à Tal'at pacha — et d’un certain nombre d'éléments radicaux opposés aux options centristes de Mustafa Kemal. Le leadership du groupe était assuré par les députés qui avaient participé, deux mois auparavant, à la mise en place de l'Armée verte : Eyüp Sabri, le Dr. Adnan, le cheikh Servet, Yunus Nadi, Hakkı Behiç, Nazım bey et quelques autres. Dès sa création, le Halk firkasi s'était présenté, sans la moindre équivoque possible, comme la continuation de l'Armée verte. Dans le courant du mois d'août, Eyüp Sabri avait remis à un informateur du Secret Intelligence Service le programme imprimé du groupe. Il s'agissait tout bonnement du programme de l'Armée verte surchargé à la main d'un certain nombre de rectifications. Le député d'Eskişehir avait notamment biffé le terme "Armée verte" et l'avait remplacé par celui de "parti populaire"3. Sur le plan doctrinal, le groupe parlementaire se réclamait, comme l'Armée verte, à la fois du bolchevisme, de l'Islam et du panasiatisme. Eyüp Sabri se disait même partisan de l’adoption immédiate du bolchevisme, "avec toutes ses conséquences"4. Dans la conjoncture de l'époque, ces démonstrations de sympathie vis-à-vis du bolchevisme n'avaient, à vrai dire, rien de particulièrement surprenant. Le Gouvernement de Constantinople venait en effet de signer le traité de Sèvres et, face à ce désastre national, nombreux étaient ceux qui croyaient que le recours au bolchevisme — dont on savait tout juste qu'il s'agissait d'un grand chambardement populaire dirigé contre les Puissances impérialistes — constituait la seule issue possible. À la vogue des fez et des cocardes rouges dans la rue faisaient écho, au sein de la Grande Assemblée, de vibrants plaidoyers en faveur d'une alliance avec la République des Soviets. Le cheikh Servet, une des principales têtes pensantes du groupe populaire, n'avait aucune peine à persuader les députés qu'une "vie nouvelle" était née à l'Est et qu'il convenait de s'unir aux Bolcheviks en vue d'une Guerre sainte (djihad) contre le monde occidental. Sans vouloir entrer dans le détail de la doctrine bolchevique, il faisait remarquer à ses collègues qu'on retrouvait 1FO 371/5171» rapport du 19 août 1920 déjà cité. D'après ce rapport, le Halk firkasi regroupait 105 députés de la Grande Assemblée sur un total de 390. 2Dans son Discours (cité), p. 471, Mustafa Kemal mentionne les groupes suivants : le groupe de la solidarité ; le groupe de l'indépendance ; le groupe de l'Association pour la Défense des droits : le groupe populaire ; le groupe de réforme. La Grande Assemblée était donc loin de constituer un bloc homogène ; le Gouvernement pouvait à tout moment être mis en minorité. V o 371/5171, rapport du 19 août 1920 déjà cité. ^Ibid.

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dans le bolchevisme deux des principes fondamentaux de l'Islam, la charité et la générosité. De meme que Sıddık, le plus riche des Quraïchites, avait légué toute sa fortune à la nation, de même les Bolcheviks ne songeaient qu’à tirer de la misère les classes les plus défavorisées de l'humanité1. Nous retrouvons une thématique comparable dans l'organe du groupe populaire, 1'Anadolu'da Yeni Gün (Le Jour nouveau en Anatolie). Publié par le député de Smyme Yunus Nadi, ce journal, jadis installé à Constantinople, avait commencé à paraître à Ankara le 10 août 19202. Dès les premiers numéros, le ton est donné. Yunus Nadi, qui avait la plume pléthorique, y multipliait les articles en faveur de la révolution mondiale et ne cessait d'appeler les Turcs d'Asie et les musulmans à s'unir sous la bannière du bolchevisme3. À partir du 15 août, un "envoyé bolchevik" entreprit d'écrire pour les lecteurs du Yeni Gün une histoire du bolchevisme. Vers la même époque, mais en termes passablement ambigus, Yunus Nadi mettait l'accent sur la nécessité d'établir en Anatolie un "gouvernement populaire". Celui-ci était chargé d'élaborer une "révolution sociale", mais devait tenir compte de la spécificité nationale. Le groupe populaire se présentait, nous l'avons dit, comme une opposition parlementaire dirigée contre Mustafa Kemal. Il s'agissait, pour les membres du groupe, non seulement de faire obstacle aux options politiques du président de la Grande Assemblée mais aussi, et peut-être surtout, de freiner ses velléités dictatoriales. Le premier choc sérieux entre Mustafa Kemal et le Halk zümresi eut lieu au début du mois de septembre, à l'occasion de l'élection du ministre de l’Intérieur4. Le précédent ministre (on disait à l'époque "commissaire"), Hakkı Behiç, était un des principaux dirigeants du groupe populaire. Il avait dû démissionner vers le milieu du mois d'août, faute d'avoir pu gagner la 1FO 371/5178, août 1920, ff. 210-213. Ce discours fut prononcé le 14 août 1920 à l'occasion d'un grand débat consacré aux relations turco-soviétiques. Une partie du groupe populaire poussait à une entente immédiate avec la République des Soviets. Dans une longue intervention, Mustafa Kemal répliqua qu'il était hors de question d'envisager une éventuelle bolchevisation de l'Asie Mineure et que l'entente avec la Russie passait en tout état de cause par le respect de l'indépendance nationale. Cf. R. N. îleri, Atatürk ve komünizm (Atatürk et le communisme), Istanbul, 1970, pp. 130-143. ^Ö. S. Coşar, op. cil., pp. 178 sq. 3Certains des articles de Yunus Nadi sont reproduits dans l'ouvrage d'A. Cerrahoğlu, op. ait. Voir également les Archives du Foreign Office, notamment FO 371/5171, sept. 1920, et FO 371/6497, oct. 1920. 4Les ministres étaient directement et individuellement élus par la Grande Assemblée. À partir de novembre, c'est le président de la Grande Assemblée qui désignera son candidat et les députés ne pourront que ratifier ce choix (loi n° 47 du 4 nov. 1920).

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confiance de l'Assemblée. Le groupe populaire ne voulait cependant pas laisser échapper ce poste essentiel dont dépendait, notamment, la surveillance de l'ensemble des activités politiques à travers le pays. À la succession de Hakkı Behiç, il présenta donc la candidature d'un autre de ses dirigeants, Nazım bey. La Grande Assemblée était à cette époque tellement divisée que le candidat kémaliste, Refet bey (un des officiers qui avaient débarqué en mai 1919 à Samsun en même temps que Mustafa Kemal), fut battu. L'éléction de Nazım bey, le 4 septembre 1920, vint démontrer la puissance du groupe populaire. Mustafa Kemal accueillit fort mal la chose. Ne pouvant admettre la prise en mains du ministère de l'Intérieur par un de ses opposants les plus acharnés, il refusa de recevoir Nazım bey et d’entériner sa nomination. Convoquée en séance secrète, l'Assemblée apprit que celui-ci était un personnage louche, soupçonné de faire de l'espionnage pour le compte de "milieux étrangers", et qu'il était, par conséquent, hors de question de le mettre à la tête de tout le mécanisme de l'administration du pays1. Çerkeş Edhem qui se trouvait alors à Ankara fut chargé d'obtenir la démission du nouveau ministre. D'assez mauvais gré, semble-t-il, le chef des forces mobiles accepta "d'envoyer son salut" à Nazım bey2. Le lendemain, 6 septembre, celui-ci démissionnait pour raison de santé. Vers la même époque, l'affrontement entre Mustafa Kemal et le groupe populaire prendra l'allure d'une controverse doctrinale autour de la Constitution. Le texte en vigueur (celui de la Constitution de 1876, quelque peu replâtré après la révolution jeune-turque de 1908) était totalement en porte à faux par rapport aux réalités politiques de 1920. De toute évidence, sa révision s'imposait. En révolte contre le pouvoir de Constantinople, l'exécutif de la Grande Assemblée avait besoin de s'affirmer en tant que gouvernement à part entière, avec ses propres fondements idéologiques, ses propres structures administratives, sa propre physionomie juridique. La discussion constitutionnelle avait été amorcée dès le mois de mai 1920 par un certain nombre de propositions de lois3. Vers le début du mois de septembre, nous assistons à une nouvelle floraison de projets et de suggestions. D'emblée, le Halk zümresi apparaîtra comme le principal ^Discours du Ghazi Moustafa Kemal, op. eit, pp. 400-402. 2Çerkeş Ethem'in hatıraları, op. cit., pp. 103-105. 3La "loi sur la nomination des membres du conseil exécutif du 2 mai 1920 ; proposition de loi du 13 mai 1920 visant à limiter les pouvoirs du sultan-khalife ; proposition de loi du 6 juillet 1920 sur le même sujet. À propos de la genèse de la Constitution de 1921, cf. Sabahattin Selek, Anadolu ihtilâli (La révolution anatolienne), 4e éd., Istanbul, 1968, pp. 493-502.

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animateur du débat. Le 8 septembre, les dirigeants du groupe iront jusqu'à publier dans XAnadolu'da Yeni Gün de Yunus Nadi un programme complet de réformes, posant ainsi sans ambages la question de la nature du futur État anatolien. Au postulat du pouvoir monarchique, qui demeurait une des bases essentielles de l'ancienne constitution, ce programme1 opposait dès l'abord le principe de la souveraineté populaire. Les travailleurs manuels et intellectuels, "serviteurs de l'humanité", étaient présentés comme les véritables détenteurs du pouvoir. Les rédacteurs du document se réclamaient par ailleurs des "préceptes sacrés de l'Islam" pour affirmer que la lutte contre la rapacité et les vices de l'Occident se situait dans la juste voie de la volonté divine. La nouvelle organisation sociale du pays devait tenir compte des "nécessités du siècle" et prendre appui sur un idéal de fraternité. Chemin faisant, le Halk zümresi dénonçait les monopoles et les privilèges concédés aux capitalistes étrangers et laissait prévoir leur abrogation. Un certain nombre d'articles étaient consacrés à l'organisation des divers secteurs du pouvoir. En ce qui concerne l'administration du pays, le programme préconisait un vaste système d'assemblées démocratiques instituées à tous les échelons de la vie publique. Une place importante était accordée aux réformes sociales. Le Halk zümresi plaidait notamment pour la lutte contre l’alcoolisme et la criminalité, pour l'instruction obligatoire et gratuite, pour la distribution des terres aux agriculteurs nécessiteux, pour l'allégement de la fiscalité, etc. Ce texte de vingt-huit articles avait été de toute évidence rédigé en vue d'être soumis à l'approbation de la Grande Assemblée. Or, pour Mustafa Kemal, il ne faisait aucun doute qu'un débat public autour d'options aussi "révolutionnaires" ne pourrait que discréditer le mouvement nationaliste aux yeux de l'opinion anatolienne. Il fallait à tout prix empêcher les dirigeants du groupe populaire de persévérer dans leur initiative. Mais l'affaire demandait un certain doigté. Le gouvernement devait veiller à ne pas se mettre à dos la gauche de la Grande Assemblée, car celle-ci avait montré — à l'occasion de l'élection de Nazım bey — qu'elle était en mesure de le mettre en minorité.

^On trouvera le texte de ce programme dans l'ouvrage de M. Tunçay, Mesaî. Halk şuralar fırkası programı 1920 (Travail. Programme du parti des soviets populaires, 1920), Ankara, 1972, pp. 107-110. Cf. également A. Cerrahoğlu, op. cit., pp. 373-376.

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La riposte de Mustafa Kemal fut on ne peut plus habile. Le 18 septembre 1920, avant que le programme du Halk zümresi ne fût soumis à la discussion des députés, il présenta à l'Assemblée son propre programme1. Ce texte reprenait la plupart des idées contenues dans le projet du groupe populaire, mais en termes beaucoup moins provocants. Ainsi, la notion "d'assemblée" était rendue non plus par le mot şura — terme généralement utilisé pour désigner les "soviets" — mais par le mot m eclis, qui ne comportait aucune connotation subversive. De même, la notion de souveraineté populaire cédait la place à celle de souveraineté nationale, plus abstraite et mieux implantée dans le vocabulaire politique de l'époque. Par ailleurs, alors que le programme du groupe populaire éludait entièrement le problème de la monarchie ottomane, celui de Mustafa Kemal proclamait au contraire que le principal objectif de la Grande Assemblée était de "délivrer" le sultan-khalife (considéré comme "prisonnier" des Alliés) et promettait, une fois ce but atteint, de maintenir l'institution sacrée du sultanat et du khalifat — dans le cadre, il est vrai, des lois constitutionnelles. Gagnés de vitesse, les députés du groupe populaire furent contraints de se montrer conciliants. Ils n'avaient aucune raison de s'opposer à un programme dont ils apparaissaient, somme toute, comme les inspirateurs. La forme et la terminologie imposées par Mustafa Kemal ne suffisaient guère à constituer un motif de désaccord. Quant aux clauses concernant le sultankhalife, il était hors de question de les mettre ouvertement en cause. Du reste, de nombreux membres du groupe étaient profondément attachés à la monarchie ottomane. Le projet de Mustafa Kemal fut donc agréé et renvoyé à une commission chargée d'établir le texte définitif de la Constitution2. Quelques jours à peine après l'élection manquée de Nazım bey au ministère de l'Intérieur, c'était la deuxième bataille que perdait le Halk zümresi. Ces échecs successifs semblent avoir incité certains dirigeants du groupe à la prudence. Tandis que Nazım bey, le cheikh Servet et quelques autres optaient pour une attitude de défi, des hommes comme Hakkı Behiç et Yunus Nadi décidaient au contraire de renverser la vapeur, ou tout au moins de nuancer leur position.

1Cf. İsmail Arar, Atatürk'ün halkçılık programı (Le programme populiste d'Atatürk), Istanbul, 1963, pp. 33-38. 2M. Tunçay, Mesaî..., op. cit., pp. 25-26. Yunus Nadi, un des membres les plus éminents du groupe populaire, fut désigné comme président de cette commission. Il joua un rôle essentiel dans l'élaboration du texte définitif de la Constitution.

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Yunus Nadi, en particulier, tout en continuant d’afficher des sympathies pro-soviétiques, plaidera désormais pour un "socialisme turc" axé sur les réalités sociales du pays. À la fin du mois de septembre, il entamera même dans YAnadolu'da Yeni Gün une violente polémique contre le Seyyare-i Yeni Dünya d'Eskişehir, reprochant à celui-ci son acceptation inconditionnelle du bolchevisme. Le journal d’Arif Oruç s'était indigné de ce que YAnadolu'da Yeni Gün avait tronqué le texte d'une proclamation du Komintern. Dans un article intitulé "La troisième Internationale et nous"1, Yunus Nadi répondit que YAnadolu'da Yeni Gün n'était pas l'organe du Komintern et que son seul objectif était de servir le peuple turc. Les "jeunes camarades" d'Eskişehir étaient accusés de "faire joujou" avec la révolution mondiale et de se gorger d'un torrent de vains mots. Le bolchevisme, assurait le rédacteur en chef de YAnadolu'da Yeni Gün, ne pouvait se comprendre que dans le contexte russe. Les Turcs devaient se garder des contrefaçons. Du reste, l'expérience de la Russie révolutionnaire montrait qu'il était totalement utopique de vouloir changer du jour au lendemain la vie d'une nation. Russes et Turcs étaient engagés dans une même lutte contre le capitalisme et l'impérialisme, mais la Turquie avait ses propres problèmes auxquels elle ne pouvait appliquer que ses propres remèdes. Au début du mois d'octobre, YAnadolu'da Yeni Gün intensifiera encore ses attaques contre le Seyyare-i Yeni Dünya. Ce dernier sera traité de "chiffon de journal" et son rédacteur en chef, Arif Oruç, de charlatan et de bien d'autres noms2. Avalanche d'injures éminemment significative : au sein du groupe populaire, l'heure était de toute évidence à la "débolchevisation". Cette mise au pas doctrinale n'impliquait, empressons-nous de le souligner, aucun antibolchevisme (à ciel ouvert tout au moins). À travers les diatribes de YAnadolu'da Yeni Gün, Yunus Nadi et ses compagnons ne cherchaient qu'à mettre l'accent sur le caractère spécifiquement turc de leur mouvement et à affirmer leur totale autonomie par rapport à la République des Soviets. Il restait néanmoins à expliquer ce qu'était au juste ce "socialisme turc" dont se réclamait YAnadolu'da Yeni Gün. Cette tâche sera assumée par un ancien député unioniste de Constantinople, Ali İhsan bey, qui exposera sa doctrine dans les colonnes du journal à partir du 12 octobre3. L'idée essentielle du "Karl Marx turc" (c'est ainsi qu'Ali İhsan bey était présenté aux lecteurs de

1Anadolu'da Yeni Gün, 27 sept. 1920. Cf. également A. Cerrahoglu, op. cit., pp. 386-390. 2Anadolu'da Yeni Gün, 3 oct. 1920, cité par A. Cerrahoglu, op. cit., pp. 390-391. 3Les thèses d'Ali İhsan bey sont résumées ibid., pp. 398-413. Cf. également M. Pavloviè, Revoljucionnaja Turcija (La Turquie révolutionnaire), Moscou, 1921, p. 113.

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YAnadolu'da Yeni Gün) était que les structures de la société turque ne pouvaient être comparées à celles de la société occidentale et, en particulier, que les classes sociales propres aux pays capitalistes ne se retrouvaient guère en Turquie. Au cours de son histoire, le peuple turc avait subi une double exploitation : celle de la bureaucratie et des cadres militaires ottomans, celle du capitalisme et de l'impérialisme des Grandes Puissances occidentales. C’est contre ces deux types d'exploitation complices l'un de l'autre qu'il convenait à présent de se battre. Pour éliminer la "classe dirigeante" — c'est-à-dire la bureaucratie — Ali İhsan bey proposait de confier le pouvoir directement aux travailleurs. En l'absence d'une classe ouvrière susceptible de prendre en main les affaires du pays, il préconisait la mise en place d'un système représentatif fondé sur les corps de métiers. Cette organisation de la vie politique et sociale sur une base professionnelle devait s'accompagner d'un réformisme modéré, ouvert à l'accumulation du capital au sein du secteur privé. Par la suite, Ali İhsan bey envisageait une nationalisation et une "socialisation" des ressources, par le biais notamment des coopératives de production. Ce programme, qualifié par YAnadolu'da Yeni Gün de "communiste", semble avoir considérablement impressionné les hommes politiques de l'époque. Les idées d'Ali İhsan Bey seront même reprises par le Hakimiyet-i Milliye, l'organe du Gouvernement d'Ankara. Il ressort d'un article paru dans ce journal le 23 octobre1 que le Gouvernement envisageait de rassembler les travailleurs en neuf grands groupements professionnels (les paysans, les marchands, les marins, les mineurs, les travailleurs du bâtiment, les professions libérales, les banquiers, les fonctionnaires, les militaires) en vue de leur confier la gestion de la vie politique et sociale du pays. L'auteur de l'article affirmait qu'il s'agissait là d'un premier pas en direction du bolchevisme. Ces velléités corporatistes se doublaient, chez de nombreux membres du groupe populaire, d'une évidente propension au panturquisme. C'est ainsi par exemple que Mahmud Esad, un des principaux collaborateurs de YAnadolu'da Yeni Gün, soutenait que le "communisme turc" avait pour but essentiel l'unification de la nation turque. Il consacrera à cette thèse un long article intitulé "La pomme verte" publié dans le numéro du 20 octobre 192Ü2. Le titre de l'article faisait référence au vieux mythe de la "pomme rouge", nom

l ¥. Kandemir, op. cit., pp. 119-120 ; FO 371/5172, rapport du 16 déc. 1920, f. 55. 2M. Pavlovié (op. cit., pp. 110 s q.) donne de larges extraits de cet article.

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donné par les Turcs à l'objectif ultime vers lequel ils étaient censés se diriger1. Il ressortait des explications confuses de Mahmud Esad que la "pomme verte" constituait une sorte de première étape : le regroupement des peuples d’Asie sous le double signe du communisme et de l'Islam. Cependant, le recours au communisme ne constituait qu'un moyen, non un idéal. "L'idéal des Turcs", écrivait Mahmud Esad, "c'est la pomme rouge : l'unité de la nation turque." Curieuse rhétorique où nous retrouvons le vocabulaire et les tournures de style de Ziya Gökalp, un des plus éminents porte-parole du panturquisme2. La publication des articles d'AIi İhsan bey et de Mahmud Esad coïncidait avec la création, à Ankara, du parti communiste turc "officiel". C'est désormais au sein de cette organisation, surnommée par certains observateurs soviétiques3 le "parti de la pomme verte" (par référence au texte de Mahmud Esad), que se regrouperont la plupart des éléments "extrémistes" du Halk zümresi. En tant que groupe parlementaire d'opposition, le Halk zümresi se maintiendra cependant jusque vers le milieu du mois de janvier 1921. Le soutien accordé par certains députés à la rébellion de Çerkeş Edhem fut, semble-t-il, une des principales causes de la désagrégation du groupe. Le 8 janvier, après l'écrasement définitif des détachements de francs-tireurs par l'armée régulière, Mustafa Kemal prononcera devant la Grande Assemblée un violent réquisitoire contre Edhem et les "propagateurs du communisme" en Anatolie4. Cet avertissement ne pouvait manquer d'émouvoir ceux qui se sentaient coupables. De toute évidence, le vent de répression qui avait commencé à souffler ne tarderait pas à les atteindre. Les députés qui avaient jadis participé au mouvement de l'Armée verte, ceux qui avaient professé des opinions favorables au bolchevisme, ceux qui avaient défendu l'idée d'un "communisme turc" ne songeront plus qu'à se terrer dans l'espoir d'échapper à la tourmente. Mais la liquidation du groupe populaire ne suffira pas à réduire la Grande Assemblée à l'obéissance. Dès la promulgation de la nouvelle loi constitutionnelle (20 janvier 1921), nous assisterons à une restructuration de l’opposition, cette fois autour d'options conservatrices (fidélité à la personne du sultan-khalife, fidélité à l'Islam, fidélité aux institutions de la monarchie ottomane).

1A l'origine, la "pomme rouge" désignait la coupole de cuivre de Saint-Pierre de Rome. À partir de la fin du XIIIe siècle, les pulsions guerrières du peuple turc s’orienteront vers d'autres objectifs. Au début du XXe siècle, les pantouranistes situeront la "pomme rouge" en Asie Centrale. 2En 1913, Ziya Gökalp avait publié dans la revue Türk Yurdu un poème intitulé "Kızıl elma" (La pomme rouge). Le titre de l'article de Mahmud Esad s’inspire de toute évidence de ce poème. 3Cf. notamment M. Pavloviè, op. cit. p. 110. Cette expression de "parti de la pomme verte" a été reprise par W. Z. Laqueur, Communism and nationalism in the Middle East, New York, 1956, p. 209. 4Cf. R. N. İleri, op. cit., pp. 218-219.

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3. Le parti communiste turc Issu de l'Armée verte, le groupe populaire avait, nous l'avons déjà noté, bourgeonné à son tour et donné naissance, le 18 octobre 1920, au parti communiste turc. Cette organisation, créée avec l'accord et même, semble-t-il, sur l'ordre de Mustafa Kemal, était animée par un comité central d'une trentaine de membres venus pour la plupart du groupe populaire. Dans la liste des dirigeants du parti, nous retrouvons des personnalités dont le nom nous est familier : Eyüp Sabri, Yunus Nadi, Ali İhsan, Mahmud Esad. Mustafa Kemal avait par ailleurs imposé l'adhésion d'un certain nombre d'officiers de haut rang : Ali Fuad Pacha, Fevzi pacha, le colonel İsmet et quelques autres1. Il y a tout lieu de croire que Çerkeş Edhem fit lui aussi partie de l'organisation (pendant quelque temps tout au moins). Nous avons vu plus haut que Mustafa Kemal lui avait demandé, vers la fin du mois d'octobre, de transférer son journal, le Seyyare-i Yeni Dünya, à Ankara et de rejoindre le parti communiste qui venait d'être institué. Nous ne savons pas dans quelles conditions s'effectua le ralliement d'Edhem à la nouvelle formation. Fut-il contraint de céder à la force ? Ou bien estima-t-il qu'une réponse favorable à la sommation de Mustafa Kemal était susceptible de servir ses propres projets ? C'est cette seconde hypothèse qui nous paraît la plus vraisemblable. Toujours est-il que dès la mi-novembre, le Seyyare-i Yeni Dünya était installé à Ankara et prenait le rôle d'organe du parti. Le ton chaleureux des articles consacrés à Edhem nous donne à penser que celui-ci avait réussi à conserver le contrôle du journal. Le secrétaire général du parti, Hakkı Behiç, avait été, au cours des mois précédents, une des figures centrales de l'Armée verte. Cet ancien fonctionnaire de l'administration provinciale, qui avait déjà détenu plusieurs portefeuilles ministériels au sein du Gouvernement de la Grande Assemblée, avait une solide réputation "d'homme de gauche". Proche compagnon de Mustafa Kemal, il avait, dès l’ouverture de la Grande Assemblée, pris en charge l'aile "révolutionnaire" du mouvement nationaliste et s'était efforcé de la doter d'une doctrine. Il se réclamait d'un socialisme modéré, adapté aux besoins de la Turquie, mais il était également très attaché à l'idée nationale et, dans une moindre mesure, à l'Islam. Hostile au dogme marxiste de la lutte des classes, ^ f . à ce propos les mémoires d'Ali Fuad Cebesoy, Milli mücadele hatıraları (Souvenirs de la lutte nationale), Istanbul, 1953, p. 509 ; F. Tevetoğlu, op. cit., p. 313 ; M. Tunçay, Mesaî..., op. cit., p. 84. Outre les personnalités déjà citées, nous devons encore mentionner, parmi les membres du parti, Mahmud Celal (le futur président de la République Celai Bayar), le Dr. Tevfik Rüştü (ministre des Affaires étrangères de 1925 à 1938), Şükrü Kaya (ministre de l'Intérieur de 1927 à 1938) et Refik Koraltan (président de l'Assemblée de 1950 à 1960).

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il pensait que la Turquie pouvait accéder à la justice sociale par le biais d'un certain nombre de réformes ponctuelles : étatisation des secteurs clefs de l'économie, protection de l'artisanat et de la petite industrie contre la concurrence des grandes entreprises capitalistes, mise à l'index des productions de luxe, création de coopératives de consommation, etc. Comme bon nombre de ses contemporains, il manifestait une grande admiration pour la révolution d'Octobre mais cela ne l'empêchait pas de proclamer que le modèle bolchevik du socialisme n'était guère fait pour la Turquie. Bizarrement, cependant, il tenait à se situer dans le sillage de la IIIe Internationale1. Bien que regroupant quelques éléments hostiles à Mustafa Kemal, venus là par calcul (Çerkeş Edhem, Eyüp Sabri et quelques autres), le parti communiste de Hakkı Behiç n'était pas une organisation d'opposition. Il avait été créé, bien au contraire, pour épauler la stratégie du Gouvernement national. C'est dans une perspective identique qu’avait été mise sur pied, quelques mois auparavant, l'Armée verte. Toutefois, alors que cette dernière n'avait pas tardé à basculer dans la subversion, le parti communiste demeurera, lui, fidèle au pouvoir kémaliste. Cela s'explique sans doute par le fait que les éléments les plus contestataires du groupe populaire — Nazım bey et le cheikh Servet notamment — avaient refusé de rejoindre la nouvelle organisation. Les principaux animateurs de celle-ci (Hakkı Behiç, Yunus Nadi, Mahmud Esad) appartenaient en fait à l'aile loyaliste du groupe populaire. Politiciens perspicaces, ils n'avaient pas tardé à constater que le Halk zümresi courait à l'impasse. Dès les premières escarmouches parle-mentaires de l’automne 1920, ils s’étaient empressés de modifier leur attitude vis-à-vis du pouvoir national et avaient manifesté leur attachement à Mustafa Kemal. Le principal objectif du parti mis en place le 18 octobre était d'enrayer le développement du communisme clandestin, en particulier dans l'entourage éminemment suspect de Çerkeş Edhem. Dès la fin du mois d'octobre, un arrêté du ministre de l'Intérieur mettra les groupes communistes non agréés en demeure de cesser leurs activités ou de rejoindre la nouvelle formation2. Dans une lettre adressée à Ali Fuad pacha le 26 octobre 1920, Hakkı Behiç précisait que désormais seuls auraient le droit de se réclamer du bolchevisme et du communisme les individus munis d'un document officiel du parti3.

ce qui concerne les "théories” de Hakkı Behiç, nous renvoyons principalement à ses articles parus dans le Hakimiyet-i Milliye et VAnadolu'da Yeni Gün. Cf. aussi A. Cerrahoğlu, op. dt., pp. 175-179. 2AMAEF', sér. E, Levant 1918-1929, Turquie, 95, rapport du 6 janv. 1921, f. 71. 3A. F. Cebesoy, op. d u p. 507.

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C'est au nom du "communisme anatolien" que les militants de gauche étaient conviés à renoncer à leurs particularismes. À en croire le journal de Mustafa Kemal, le Hakimiyet i M illiye, qui appuyait chaleureusement l'entreprise de Hakkı Behiç, cette forme spécifique de communisme constituait la seule doctrine qui fût susceptible de convenir à la Turquie. Il ne pouvait être question d'établir en Anatolie une dictature du prolétariat comme l'avaient fait les Bolcheviks en Russie. Toutes les couches de la société turque étaient, en réalité, soumises à une même oppression : celle de l'impérialisme occidental. Il s'agissait donc non pas de chercher à bouleverser les structures sociales du pays mais de réaliser l'unanimité populaire face à la rapacité des capitalistes étrangers1. Le Hakimiyet-i Milliye soulignait par ailleurs que le communisme anatolien devait être dirigé par les "couches supérieures de la nation", car les masses turques n'étaient guère préparées à prendre en charge leur propre destin2. Nous retrouvons cette même idée, mais assortie d'une motivation différente, dans un télégramme adressé à la fin du mois d'octobre par Mustafa Kemal à Ali Fuad pacha3. L'objet du télégramme était d'informer le commandant du front occidental qu'il avait été désigné pour faire partie du comité central de l'organisation de Hakkı Behiç. Le président de la Grande Assemblée spécifiait à ce propos qu'il souhaitait voir le courant communiste "rester entre les mains des plus grands commandants de l'armée". La manœuvre avait manifestement pour but d'éviter la création de soviets de soldats et d'empêcher la propagation des idées subversives parmi les troupes. D'une façon plus générale, Mustafa Kemal expliquait la mise en place du parti communiste par la nécessité de faire échec aux "divers courants venus de l'extérieur", porteurs d'anarchie et de désunion. Il ne considérait pourtant pas l'organisation qui venait d'être créée comme une simple entreprise de mystification. C'est en toute loyauté que Hakkı Behiç et ses camarades étaient censés prendre en main la diffusion des idées "communistes" en Turquie. Mais dans son télégramme à Ali Fuad pacha, Mustafa Kemal précisait que les choix idéologiques du mouvement seraient conditionnés, en dernière analyse, par la manière dont réagirait la nation à la propagande qui allait être faite. Pourquoi Hakkı Behiç et son équipe tenaient-ils tant à l'étiquette communiste ? Leur réformisme modéré se serait sans doute mieux accommodé İBİki komünizm” (Les deux communismes), Hakimiyet-i Milliye, 12 oct. 1920. Cet éditorial fut, selon toute vraisemblance, rédigé par Hakkı Behiç lui-même. 2 "Rus bolşevizmi, Türk komünizmi" (Le bolchevisme russe, le communisme turc), ibid., 16 oct. 1920. télé g ra m m e du 31 octobre 1920, A. F. Cebesoy, op. cit., p. 509.

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d'une simple référence au socialisme. Naïveté doctrinale ? Indifférence aux questions de terminologie ? Peut-être. Mais nous sommes en droit de penser qu'il s'agissait surtout de couper l'herbe sous les pieds des "extrémistes", d'éviter la création d'un parti rival susceptible de constituer une menace pour l'indépendance nationale. Il y avait aussi autre chose. Au début du mois d'octobre, une importante mission soviétique était arrivée à Ankara, dirigée par Upmal-Angarskij. Ce dernier, alors qu'il se trouvait encore à Erzurum, auprès de Kâzım Karabekir, avait conseillé aux autorités anatoliennes de ne pas faire obstacle à la propagande communiste en Turquie1. Ne convenait-il pas à présent de satisfaire aux suggestions du représentant de Moscou ? La création du parti communiste turc doit être interprétée, dans une certaine mesure, comme une manœuvre conjoncturelle visant à faire bonne impression sur la mission diplomatique de la République des Soviets. Il est certain, en tout cas, que la multiplication des articles favorables au communisme dans la presse nationaliste à partir du début du mois d'octobre fut étroitement liée à la venue d'Upmal-Angarskij à Ankara2. C'est vraisemblablement dans la première quinzaine de novembre que furent mis au point les statuts du parti3. Il est intéressant de noter que ce document s'inspirait largement du programme du groupe populaire publié au début du mois de septembre. Nous retrouvons de part et d'autre bon nombre de propositions comparables, notamment en ce qui concerne l'aménagement de la vie économique, sociale et culturelle du pays. Une seule nouveauté : un vaste préambule, consacré au fonctionnement interne du mouvement (mode de recrutement, structure des cellules, gestion du budget, etc.) Une place importante était accordée à l'organisation du comité central. Celui-ci, constitué de trente membres, était subdivisé en cinq sections. La première, consacrée aux affaires rurales, avait pour tâche d'œuvrer au "bonheur du paysan" et à la "nationalisation" des terres arables. La seconde section était chargée des questions industrielles et ouvrières. Venaient ensuite une section spécialisée dans les problèmes d'organisation et une autre vouée à la propagande. Le rôle assigné à la dernière section — celle des affaires militaires — était de s'occuper de la réforme et de la "nationalisation" de l'armée.

1Cf. le télégramme adressé par K. Karabekir à Mustafa Kemal le 14 septembre 1920 : K. Karabekir, op. cit„ pp. 828-829. 2Les journaux anatoliens consacrèrent plusieurs articles à cet événement. Cf. notamment l'article de Yunus Nadi, "İlk bolşevik heyeti Ankara'da" (La première mission soviétique est arrivée à Ankara), Anadolu'da Yeni Gün, 6 oct. 1920. 3Cf. A. Cerrahoğlu, op. cit., pp. 414420.

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Cette minutieuse répartition des lâches entre les membres du comité central laissait supposer l’existence d’un vaste réseau de militants, couvrant l'ensemble du territoire national. Mais en réalité, combien étaient-ils, les adeptes du "communisme anatolien" ? Bien peu nombreux sans doute : une poignée de parlementaires, quelques publicistes, des officiers, des fonctionnaires. Il est possible que Hakkı Behiç ait également réussi à toucher pendant quelque temps par le biais du Seyyare-i Yeni Dünya les partisans de Çerkeş Edhem. Mais il est à gager que ces derniers ne se souciaient guère des subtilités doctrinales qui leur étaient proposées par les théoriciens d'Ankara. Les statuts du parti furent assortis, le 17 novembre, d’un long manifeste de Hakkı Behiç publié dans YAnadolu'da Yeni Gün1. Rédigée en un style confus et dans une langue difficile à comprendre, même pour un lettré, ce document pléthorique avait pour ambition de faire connaître aux masses populaires les principales options du communisme anatolien. L'accent était mis, une fois de plus, sur la nécessité d'adapter la doctrine communiste aux réalités sociales du pays. Hostiles aux mesures révolutionnaires, les communistes turcs proclamaient notamment, par la bouche de Hakkı Behiç, leur respect de la propriété privée et des privilèges de classe. "Ceux qui veulent faire croire", précisait le manifeste, "que le communisme est un système barbare qui tend à la suppression de la propriété, à la spoliation et au partage des biens détenus par des particuliers, ou à la persécution et la destruction de la classe aisée, sont des partisans de l’impérialisme et du capitalisme." Hakkı Behiç soulignait par ailleurs (reprenant un vieux leitmotiv de l'Armée verte) qu'il n'y avait aucune contradiction entre les préceptes de l'Islam et les principes communistes. C'était du reste, selon lui, grâce à l'égalitarisme de l’Islam que le capitalisme ne s'était guère développé dans les pays musulmans. Le manifeste insistait enfin, lourdement, sur le caractère national du parti communiste turc. Celui-ci était totalement indépendant de Moscou et n'avait en vue que les intérêts et les besoins propres de la nation. "Dans ce siècle d'exacerbation du sentiment national" écrivait Hakkı Behiç, "il est indispensable de ne pas donner lieu à des soupçons au sujet de la possibilité d'un nouvel impérialisme masqué par le drapeau communiste. C'est en vertu de cette nécessité que notre parti tient à ce que notre indépendance soit respectée avant tout par les pays communistes et plus particulièrement par la République soviétique de Russie."2*9

*Ce document est reproduit ibid., pp. 421-428. Cf. également le rapport du 6 janv. 1921, déjà cité. 9 Nous citons d'après le rapport du 6 janv. 1921, mentionné supra.

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La publication de ce manifeste dans YAnadolu'da Yeni Gün coïncida avec le transfert du Seyyare-i Yeni Dünya entre les mains de Hakkı Behiç. Pour autant qu’on puisse en juger d’après les quelques numéros du journal qui ont été conservés, son contenu semble avoir été parfaitement anodin : éditoriaux consacrés à l'actualité politique et militaire, informations d’agence, communiqués officiels, etc. Les seuls articles "engagés" étaient ceux qui faisaient l'apologie de Çerkeş Edhem et de ses bandes de francs-tireurs. C'est qu'Edhem, nous l'avons déjà souligné, tenait encore le Seyyare-i Yeni Dünya sous sa férule, malgré le changement de direction imposé par Mustafa Kemal. Signalons cependant un texte curieux — un poème intitulé "La révolution turque" publié dans le numéro du 31 décembre 1920. Après s'en être pris à "l'Occident venimeux", l'auteur du poème, un certain Şevki Celâl, exaltait la race d'Attila et le siècle d'Oghouz Khan, puis évoquait la splendeur du "vert Touran". Les deux derniers vers célébraient le triomphe du Coran. Ce texte, totalement insignifiant sur le plan littéraire, constitue néanmoins un document intéressant, car il met en évidence la dimension pantouraniste du parti communiste turc. Il n'est pas inutile de rappeler à cet égard que Mahmud Esad, le théoricien de la "pomme verte", était un des principaux animateurs de l'organisation. Nous sommes en droit de penser qu'il n'était pas le seul, parmi les camarades de Hakkı Behiç, à considérer le "communisme" comme un instrument d'unification de la nation turque. Le Seyyare-i Yeni Dünya cessa de paraître vers la fin du mois de janvier 1921. Nous avons vu plus haut que Mustafa Kemal avait saisi l'occasion de la trahison de Çerkeş Edhem pour mettre la main sur l'imprimerie du journal. Mais qu'advint-il du parti communiste après cette date ? Début janvier, Mustafa Kemal avait décidé d'éliminer les groupements de gauche de la scène politique anatolienne. Il poursuivait un double objectif : mettre fin à toute velléité de soulèvement armé de la part des "extrémistes" qui avaient gravité autour de Çerkeş Edhem ; donner des gages de bonne volonté aux chancelleries des Grandes Puissances avec lesquelles le Gouvernement d'Ankara était sur le point d'entamer d'importantes négociations. Dans la foulée des mesures qui frappèrent la gauche anatolienne, le parti communiste officiel fut-il, lui aussi, contraint de suspendre ses activités ? Il ne semble pas. Mais, privé d'organe, il y a tout lieu de croire qu'il se trouva réduit à vivoter, sans la moindre emprise sur l'opinion publique. Il ne sortira de cette hibernation forcée que pour demander, à la veille du IIIe Congrès de l'Internationale communiste (juin 1921), son affiliation à cette organisation. Le principe d'une telle candidature avait fait l'objet de discussions

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à Ankara dès la fin du mois de novembre 19201. Il avait été décidé, à cette époque, d'envoyer en Russie une mission de quatre membres chargée d'étudier le fonctionnement du régime soviétique et de discuter des conditions d'admission du parti communiste turc à l'Internationale. Cette mission, dirigée par le Dr. Tevfık Rüştü, arriva à Moscou en février 1921, en même temps que le représentant plénipotentiaire du Gouvernement de la Grande Assemblée auprès de la République des Soviets, Ali Fuad pacha. Nous ne savons pas grand-chose des démarches entreprises par Tevfık Rüştü et ses camarades. Nous pouvons supposer toutefois qu'au cours de leur séjour de plusieurs mois dans la capitale soviétique ils eurent maintes fois l'occasion de plaider la cause de leur parti2. Mais, bien entendu, l'Internationale communiste refusa catégoriquement d'inclure en son sein l'organisation de Hakkı Behiç. À cela, rien de surprenant. Par sa structure comme par son idéologie, le parti communiste turc "officiel" se trouvait en totale contradiction avec les 21 conditions d'admission des partis qui avaient été élaborées lors du IIe Congrès de l'Internationale communiste. En juillet 1921, Süleyman Nuri, un des rescapés de l'organisation communiste "orthodoxe" de Bakou, dénoncera avec vigueur, devant les délégués du IIIe Congrès de l'Internationale, le caractère fallacieux et provocateur du parti "fondé sur ordre de Mustafa Kemal"3. C'est vers cette époque sans doute que Hakkı Behiç et ses camarades décidèrent de mettre définitivement fin à leurs activités. Réduits au désœuvrement depuis plusieurs mois, rejetés au ban du mouvement communiste international, ils avaient perdu toute crédibilité et ne pouvaient désormais que desservir les intérêts du mouvement kémaliste.

4. Le parti communiste populaire L'Armée verte et le parti communiste "officiel" avaient tenté de mettre en place un "communisme" turc : en réalité, une sorte de populisme progressiste, fortement teinté d'idées pantouranistes. Nous nous tournerons à présent vers une organisation un peu moins éloignée du communisme orthodoxe, le parti communiste "clandestin", qui devait donner naissance en décembre 1920 au parti communiste populaire de Turquie (Türkiye halk iştirakiyyûn firkası). Nous ne disposons malheureusement sur la genèse de ^La question avait même été évoquée devant la Grande Assemblée. Cf. R. N. İleri, op. cit., pp. 176-180. 2Cf. à ce propos le témoignage de Tevfîk Rüştü publié en 1964 dans l'hebdomadaire Yön ("Atatürk'ün Dışişleri Bakanı Anlatıyor" / Le ministre des Affaires étrangères d'Atatürk raconte. Yön, 83, 30 oct. 1964). 3Bjulleten’ I llg o Kongressa, 23,20 juil. 1921, p. 485.

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cette organisation que de données fragmentaires. Quand fut-elle créée et par qui ? Où réussit-elle à s'implanter ? Quelles furent ses principales orientations doctrinales ? Autant de questions auxquelles nous ne pouvons donner que des réponses approximatives. C'est vraisemblablement au début de l'été 1920 que furent jetées les bases d'un parti communiste anatolien rattaché à la IIIe Internationale. Avant cette date, nos sources ne signalent que quelques groupuscules sans envergure, éparpillés en divers points de l'Asie Mineure1. À partir du mois de juin 1920, par contre, nous voyons se constituer tout un réseau de propagandistes, centré sur Ankara, Eskişehir et les ports de la mer Noire. À l'origine de cet essor du "communisme" d'obédience "bolchevique" en Anatolie, nous discernons deux groupes distincts de militants : d'une part, le groupe de Bakou dirigé par Mustafa Suphi ; de l'autre, celui d'Ankara-Eskişehir rassemblé autour de Şerif Manatov, Vakkas Ferid, Ziynetullah Naşirvanov et le vétérinaire Salih Hacıoğlu. C'est ce second groupe qui mit sur pied le parti communiste "clandestin". Mais de nombreux indices nous permettent de penser qu'il avait réussi à entrer en contact avec l'organisation de Mustafa Suphi et que cette dernière lui envoyait subsides et directives. Un personnage clef : Şerif Manatov. Celui-ci, fils d'un imam de Bachkirie, avait commencé sa carrière politique en tant que militant de l'aile extrême-droite de l'Assemblée bachkire. Par la suite, il s'était rapproché des Bolcheviks et Staline lui avait confié en 1918 la vice-présidence du Commissariat central musulman. En juillet 1918, il était passé dans le camp nationaliste bachkir, mais n'avaft guère réussi, semble-t-il, à gagner la confiance de Zeki Velidi, le leader du Gouvernement national installé à Orenburg. Dès novembre 1918, Zeki Velidi s'était débarrassé de lui en l'envoyant à Bakou auprès du gouvernement du Musawat. De là, au début de l'été 1919, il s'était rendu en Turquie, mais avait été arrêté par les Français. Après une évasion réussie, le 15 août 1919, nous perdons sa trace jusqu'au printemps de l'année suivante, époque où nous le retrouvons à Ankara en tant que représentant de la Bachkirie auprès du Gouvernement de la Grande Assemblée. Désormais il va apparaître comme un des propagandistes les plus actifs du bolchevisme en Anatolie. Dès son arrivée à Ankara, vers la fin du mois d'avril 1920, il donnera dans le jardin public de la ville, en compagnie de ^Les ports de la mer Noire et certaines villes de l'Est anatolien (Erzurum, Bayburt, Gümüşhane) semblent avoir abrité des noyaux "communistes" particulièrement actifs. Cf. FO 371/5171, août 1920, ff. 108-109. À en croire un rapport du 14 janvier 1920 {FO 371/5165, ff. 78 sq.) c'est le petit bourg de Bandırma qui était İa capitale du bolchevisme anatolien à cette époque. Le groupe de Bandırma était animé, nous l'avons déjà noté, par Affan Hikmet (cf. supra, n. 5).

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Vakkas Fend, un fonctionnaire de l’administration provinciale, des conférences destinées à faire connaître les idées de la révolution d'Octobre. Par la suite, il ira endoctriner les ouvriers et les notables d'Eskişehir et parviendra à faire de cette ville le principal bastion du ’’communisme" anatolien1. À Ankara, Şerif Manatov était entré en contact avec de nombreux sympathisants, et notamment avec Ziynetullah Naşirvanov, un Tatar de Russie qui s’était déjà signalé au sein du mouvement socialiste de Constantinople2. Arrivé en Anatolie sans doute vers la même époque que Manatov, Naşirvanov avait été engagé comme traducteur de russe par la Direction de la Presse et de l’Information du Gouvernement kémaliste. Auprès de Manatov, il semble avoir joué le rôle d'agent recruteur. Nous savons en tout cas que plusieurs réunions du parti communiste "clandestin" eurent lieu dans sa maison, et qui plus est en présence de sa femme et de sa belle-sœur, ce qui choquait considérablement les éléments puritains de l'organisation3. Parmi les autres propagateurs du communisme en Anatolie, nous devons mentionner un certain Verbov (Verlof, Derbov ?), ancien commissaire du peuple du district de Kharkov, qui faisait figure de représentant officieux de la République des Soviets à Ankara4. Secondé par Naşirvanov et Vakkas Ferid, et peut-être aussi par Verbov, Şerif Manatov avait réussi à constituer en fort peu de temps un solide noyau de militants. Celui-ci, implanté au sein de l’Armée verte, comprenait notamment le vétérinaire Salih, le publiciste Mustafa Nuri et un groupe de parlementaires mené par le député de Tokat, Nazım bey5. C'est cette aile extrémiste de l'Armée verte qui édifiera (en juillet 1920) le parti communiste "clandestin". Dès le mois de juin, cependant, des "statuts" du parti

*Şerif Manatov est un personnage difficile à cerner. Les renseignements biographiques que nous donnons sont tirés, pour l'essentiel, de l'ouvrage d'Alexandre Bennigsen, La presse et le mouvement national chez les musulmans de Russie avant 1920, Paris-La Haye, 1964, pp. 222223. Cf. également Abdullah Taymas, Rus ihtilalinden hatıralar (Souvenirs de la révolution russe), 2e éd., Istanbul, 1968, pp. 108 et passim ; F. Tevetoğlu, op. cit., pp. 187-188. Nous avons trouvé un certain nombre de données intéressantes dans les Archives du Foreign Office, notamment dans le rapport politique du 12 août 1920, déjà cité, f. 132. 2À propos de ce personnage, cf. G. S. Harris, op. cit., p. 37. 3Cf. la déposition du député de Bursa, le cheikh Servet, devant le tribunal d'indépendance, dans l'ouvrage de F. Tevetoğlu, op. cit., p. 172. 4 On ne sait pas grand-chose sur ce personnage. Cependant, Halide Edip lui attribue une certaine importance dans ses mémoires, Türk'ün ateşle imtihanı (Le Turc face à l'épreuve du feu), Istanbul, 1971, pp. 136-137. Cf. également FO 371/5171, rapport du 19 août 1920, déjà cité, ff. 49 sq. 5Cf. les actes du procès de l'Armée verte, par exemple dans l'ouvrage de F. Tevetoğlu, op. cit., pp. 156-177. Cf. aussi M. Tunçay, Mesaî..., op. cit., pp. 90-91.

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communiste turc circuleront en Anatolie1. Ce document avait-il été élaboré par le groupe de Manatov ? Impossible de l'affirmer avec certitude. Mais nous ne pouvons manquer d'être frappés par l'existence d'un indéniable air de parenté entre ces statuts et ceux de l'Armée verte. Nous retrouvons de part et d'autre les mêmes idées, le même programme : abolition de la propriété privée, étatisation des grandes entreprises capitalistes, confiscation des objets de luxe, mise en place d'un système d'instruction obligatoire, etc. Une seule différence majeure entre les deux textes : tandis que l'Armée verte attribuait à l'Islam un rôle de premier plan, le parti communiste mettait l'accent sur la séparation de la religion et de l'État et se contentait de garantir la liberté du culte. En dépit de cette différence, nous avons le sentiment d’être en présence de deux documents issus du même atelier. On peut se demander si les hommes qui furent à l'origine de ces statuts n'eurent pas en vue la création d'une organisation gigogne : d'une part, l'Armée verte, islamique et nationaliste, destinée au vulgum pecus ; d'autre part, le parti communiste, noyau "laïc" destiné aux militants affranchis. Le 14 juillet 1920, une proclamation imprimée à Eskişehir et diffusée par les acolytes de Şerif Manatov annoncera aux "paysans et ouvriers" d'Anatolie la création d'un parti communiste turc rattaché à la IIIe Internationale2. Nous savons que c'est vers cette même époque que l'Armée verte dut momentanément suspendre ses activités, à la demande de Mustafa Kemal. Il est possible que ce soit l'annonce de la fondation du parti communiste qui ait provoqué l'intervention du chef du pouvoir national. À moins que — autre hypothèse non moins vraisemblable — la proclamation d'Eskişehir n'ait été conçue, précisément, comme une réplique à la mise en veilleuse de l'Armée verte. C’est sans doute dans le courant du mois d'août que les militants du parti clandestin entrèrent en contact avec l'envoyé de Mustafa Suphi en Anatolie, Süleyman Sami. Celui-ci était arrivé à Trabzon vers la mijuillet, porteur d'une lettre de l'organisation communiste de Bakou adressée à Mustafa Kemal3. Retenu pendant quelque temps à Trabzon, il avait été finalement autorisé à poursuivre son voyage et à se rendre à Ankara. Nous savons qu'il rencontra ici les principaux responsables du parti clandestin, et notamment le vétérinaire Salih. Lors de son procès, en mai 1921, ce dernier reconnaîtra avoir remis à Süleyman Sami une demande d'aide financière, sous

*Ces statuts ont été traduits en anglais par G. S. Harris, op. cit., pp. 149-152. 2Ce document a été publié le 28 juillet 1931 dans le quotidien Cumhuriyet. F. Tevetoglu {op. cit., pp. 190-191) en donne quelques extraits. 3U a déjà été question de cette lettre dans P. Dumont, "L'axe Moscou-Ankara. Les relations turco-soviétiques de 1919 à 1922", CMRS, XVIII (3), 1977, pp. 165-193.

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la forme d’un projet de budget1. L'aide sollicitée devait servir en particulier à acheter une imprimerie, à financer la publication d'un ou plusieurs journaux et à rémunérer les permanents du parti. Il était également question d'ouvrir des écoles destinées aux enfants indigents. Ce projet de budget fut-il agréé par l'organisation de Bakou ? Transmis à Karl Radek et à Elena Dmitrievna Stasova, la secrétaire du comité d'action et de propagande mis en place par le Congrès des peuples d'Orient, il semble qu'il ait donné lieu à de sérieux marchandages2. Mais certains indices nous permettent de penser que les Bolcheviks finirent par accepter d'aider leurs "jeunes camarades" d'Anatolie. Selon toutes les apparences, une partie de la somme promise parvint à Ankara au début du mois d'octobre, dans les bagages de la mission d'UpmalAngarskij3. Mustafa Kemal avait-il eu vent de ces liens qui avaient été noués avec une organisation située hors des frontières nationales ? Il n'allait pas tarder, en tout cas, à partir en guerre contre les militants du parti communiste clandestin. Son arme principale : le parti communiste "officiel" auquel le ministère de l'Intérieur accordera vers la fin du mois d'octobre le monopole du communisme en Turquie. C'est peut-être vers cette époque également que fut prise une autre mesure importante : l'expulsion d'un des principaux leaders du "bolchevisme" anatolien. Şerif Manatov4. Bien qu'habile, la manœuvre de Mustafa Kemal ne rencontra qu'un succès mitigé. L'organisation de Hakkı Behiç parvint certes à regrouper un certain nombre d'éléments modérés et à désorganiser certaines sections de l'Armée verte, en particulier celle d'Eskişehir, mais la plupart des membres du parti communiste clandestin refusèrent de se soumettre. Ils prépareront leur contre-attaque dans la seconde quinzaine du mois de novembre, peu après la publication dans YAnadolu'da Yeni Gün de la proclamation de Hakkı Behiç annonçant la création du parti communiste turc. Bien entendu, il ne pouvait être question de fonder un "parti communiste" rival, puisque l'étiquette "communiste" était réservée, par ordre 1F. Tevetoğlu, op. cit., pp. 175-176. ^Ibid., p. 162. En ce qui concerne le rôle joué par E. D. Stasova, cf. ses V ospom inanija (Souvenirs), Moscou, 1969, pp. 177-181. 3C'est du moins ce qui ressort des accusations portées contre les dirigeants du parti communiste clandestin par le procureur du tribunal d'indépendance. Cf. F. Tevetoğlu, op. cit., p. 162. 4G. Jäschke, art. cit., p. III. Nous ne connaissons pas la date précise de l'expulsion de Manatov, mais il a lui-même écrit qu'à l'automne 1920 il se trouvait à Bakou. Cf. 28-29 Kanun-u sani 1921. Karadeniz kıyılarında parçalanan Mustafa Suphi ve Yoldaşlarının ikinci yıl dönümleri (28-29 janvier 1921. Deuxième anniversaire de la mort de Mustafa Suphi et de ses camarades assassinés sur les bords de la mer Noire), Moscou, 1923, p. 11.

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du Gouvernement, à l'organisation officielle. Mais il n'était pas interdit de se regrouper sous une autre appellation. Vers la fin du mois de novembre, les animateurs du parti communiste clandestin (Ziynetullah Naşirvanov et le vétérinaire Salih notamment) parviendront à s'entendre avec un certain nombre de députés de l'aile gauche du groupe populaire et la conjonction de ces deux tendances donnera naissance au Türkiye halk iştirakiyyûn firkası1. Le terme d'origine arabe iştirakiyyûn, où l'on retrouvait la notion de collaboration et de partage, permettait d'éviter l'emploi de l'adjectif "communiste" monopolisé par le parti de Hakkı Behiç, tout en constituant une évidente référence au communisme. Quant au terme halk (peuple), il était destiné à rappeler l'orientation populiste d'une partie des fondateurs de l'organisation. La direction du Türkiye halk iştirakiyyûn fırkası était assurée notamment par le vétérinaire Salih Hacıoğlu et le député de Tokat Nazım bey2. Parmi les autres animateurs du parti, nous devons mentionner Ziynetullah Naşirvanov, le cheikh Servet, et le député de Karahisar, Mehmet Şükrü. Ce dernier était le propriétaire d'un petit journal local, 1'İkaz (L'Avertissement). Fin novembre, l'imprimerie de ce journal fut transférée à Ankara et mise à la disposition du parti. Grâce à cet important apport, le Halk iştirakiyyûn firkası pouvait espérer être bientôt en mesure de faire échec au Seyyare-i Yeni Dünya, l'organe du parti communiste officiel3. La première tâche qui s'imposait au vétérinaire Salih et à ses compagnons était de dénoncer le caractère factice de l'organisation mise en place par Hakkı Behiç. Fin novembre ou début décembre, une circulaire sera adressée à cet effet aux divers groupes dispersés en Anatolie4. Cette circulaire annonçait la création du parti communiste populaire et précisait que celui-ci était le seul parti habilité à se réclamer de l'ex-Armée verte. Les signataires du document, Salih et Nazım bey, mettaient en particulier l'accent sur leur attachement au programme dé l'Armée verte, laissant sous-entendre qu'il avait été dénaturé et trahi par le camp adverse. À travers ces propos, il s'agissait de 1Cf. notamment le témoignage de Mehmed Şükrü, cité par F. Tevetoğlu, op. cit., pp. 168-171. Dans leurs proclamations les dirigeants du Türkiye halk iştirakiyyûn fırkası ne manqueront pas de mettre l'accent sur cette double filiation. 2 Salih Hacıoğlu et Nazım bey semblent avoir joué tous deux le rôle de secrétaire de l'organisation. 3F. Tevetoğlu, op. cit., p. 169. 4Ce document est reproduit dans l'ouvrage de F. Kandemir, op. cit., pp. 128-129 ; cf. également F. Tevetoğlu, op. cit., p. 178. À en croire ces deux auteurs, les signataires de la circulaire étaient Salih Hacıoğlu et Çerkeş Edhem. Mais il s'agit là d'une erreur de lecture due à F. Kandemir. En réalité, la signature qui figurait à côté de celle de Salih Hacıoğlu était celle du député de Tokat, Nazım bey. La transcription correcte est donnée dans un ouvrage publié par l'état-major de l'Armée, Türk istiklâl harbi (La guerre d'indépendance turque), Ankara, 1966, II-3, pp. 599-600.

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toute évidence de récupérer les militants modérés qui s'étaient laissé séduire par le "communisme turc" de Hakkı Behiç. Mais le parti communiste populaire n'hésitait pas, par ailleurs, à se placer sous l'étendard de la IIIe Internationale et à se présenter, face au socialisme réformiste du parti communiste officiel, comme le champion du bolchevisme révolutionnaire. Peu après l'envoi de cette circulaire, les statuts et le programme de la nouvelle organisation seront soumis à l’entérinement du ministère de l'Intérieur. Le 27 décembre 1920, le parti sera officiellement reconnu par la direction de la Sûreté1. Bien que les documents présentés au ministère n'aient pas été retrouvés, nous savons qu'ils étaient calqués, pour l'essentiel, sur le programme du parti communiste clandestin (sans doute celui de juin 1920, mentionné plus haut) et sur celui de l'Armée verte2. Les dirigeants "populistes" du parti — Nazım, Servet, Mehmed Şükrü — avaient obtenu en particulier le maintien de toutes les dispositions du programme de l'Armée verte relatives au respect des préceptes de la cheriat. Ils tenaient de toute évidence à souligner que leur "communisme" n'était nullement impie et qu’il s'inscrivait au contraire dans le cadre des traditions de l'Islam. Le moment, ceci dit, était fort mal choisi pour sortir de la clandestinité. Au début du mois de décembre, le Gouvernement d'Ankara avait décidé de réduire les bandes de Çerkeş Edhem à l'obéissance. Bientôt Mustafa Kemal allait profiter de la tournure prise par les événements pour tenter de liquider l'ensemble de la gauche anatolienne. Le parti communiste populaire, qui se vantait d'avoir recueilli l'héritage de l’Armée verte, sera bien entendu le premier à pâtir de l'évolution de la conjoncture. Les dirigeants du parti réussiront cependant à tenir tête au pouvoir jusqu'à la fin de janvier 1921. Ils se hasarderont même, le 16 janvier, alors que la répression battait son plein, à lancer un "quotidien communiste populaire", YEmek (Travail), qui paraîtra pendant toute une semaine avant d'être interdit3. Beaucoup plus à gauche que le Seyyare-i Yeni Dünya ou 1'Anadolu'da Yeni Gün, ce journal fut, en dépit de certaines compromissions doctrinales, le premier organe véritablement "communiste" d’Anatolie. 1Cf. le témoignage de Mehmed Şükrü, cité par F. Tevetoğlu, op. eit., p. 169 ; voir également le beyannâme (avis) paru dans Emek, 16janv. 1921, p. 2. 2C'est ce qui ressort des diverses déclarations faites par les dirigeants du parti devant le tribunal d'indépendance. 3Le numéro I d'Emek, le seul qui ait été retrouvé, a été récemment publié in extenso par Ali Ergin Giiran. Cf. Türkiye halk iştirakiyyûn fırkası yayın organları (Organes du parti communiste populaire de Turquie), Istanbul, 1975, pp. 4-17. S. Vol’tman, "Novaja Turcija v otraîenijah anatolijskoj pressy" (La nouvelle Turquie telle qu'elle apparaît à travers la presse d'Anatolie), Novyj vostok, 2, 1922, pp. 642-644, nous donne un aperçu des autres numéros d'Emek.

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Le premier numéro, imprimé à l'encre rouge, semble avoir fait beaucoup de bruit dans les milieux politiques d'Ankara. Certains parlementaires suggérèrent de pendre l'auteur de l’éditorial : celui-ci s'était efforcé de démontrer que le Coran était hostile à la propriété privée et au capitalisme1. Au fil des numéros, la tonalité subversive du journal ne cessera de s'affirmer. Nulle trace, dans ses colonnes, de "communisme turc". Par contre, une évidente sympathie pour le régime soviétique et le communisme internationaliste. C’est, semble-t-il, dans YEmek que parut la première traduction intégrale en langue turque de "L'Internationale". Signalons également la traduction d'une brochure de V. Karpinskij : "Qu'est-ce que le pouvoir soviétique ?". Mais bien entendu, il était hors de question de proposer au peuple d'Anatolie un communisme athée ; le principal souci de YEmek, au cours de sa brève existence, sera de concilier le bolchevisme avec la tradition islamique2. C'est un article repris de Ziya (La Lumière), l'organe en langue turque du parti communiste bulgare, qui provoqua la suspension du journal. L'auteur de l'article s'était permis de critiquer le caractère dictatorial du pouvoir kémaliste et avait laissé entendre qu'une guerre civile ne tarderait pas à éclater en Anatolie3. Cette interdiction était en vérité prévisible. Depuis le violent discours anticommuniste prononcé par Mustafa Kemal devant la Grande Assemblée, le 8 janvier 19214, il ne faisait aucun doute que les jours du parti communiste populaire étaient comptés. Dès le 11 janvier, le vétérinaire Salih, accusé d'avoir participé au complot d'Edhem, avait été arrêté, en même temps que d'autres suspects5. Dans la seconde quinzaine de janvier, les milieux cléricaux avaient entamé une violente campagne contre les falsificateurs du Coran et le ministre des Affaires religieuses du Gouvernement avait même publié, semble-t-il, une fetva exhortant les croyants à se tenir à l'écart du mouvement communiste6. Peu après la fermeture de YEmek, le pouvoir sévira à nouveau : les 27 et 28 janvier, la plupart des dirigeants du parti seront arrêtés et mis en prison. Dans l'immédiat. Nazım bey, Mehmed Şükrü et le cheikh Servet, protégés par leur immunité parlementaire, seront les seuls à en réchapper. 1D’après ibid., p. 643. 2Le 22 décembre 1920, Mehmed Şükrü avait donné une conférence sur cette question. Le texte de cette conférence fut publié dans les cinq premiers numéros d 'Emek, 3S. VoPtman, art. cit., p. 643, donne un extrait de l'article en question ; cf. aussi G. S. Harris, op. cit., p. 92. 4Cf. supra, pp. 156-157. ^D'après l'arrêt du tribunal d'indépendance cité par F. Tevetoğlu, op. cit., p. 180 ; cf. également l'article de Z. Naşirvanov, "Mustafa Suphi yoldaş ve Anadolu komünistleri" (Le camarade Mustafa Suphi et les communistes anatoliens), in 28-29 Kanun-u sani 1921... op. cit., p. 13. 6S. Vol’tman, art. cit., p. 643.

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Totalement démantelé, le parti communiste populaire était condamné à disparaître. Dès le 2 février, les rescapés du comité central, pressés de se blanchir aux yeux du Gouvernement, annonceront sa dissolution dans le Hakimiyet-i M illiye*. Mustafa Kemal, cependant, n'était guère disposé à passer l'éponge. En avril 1921, il obtiendra la levée de l'immunité parlementaire de Nazım, Servet et Mehmet Şükrü, et tous les suspects seront traduits devant le tribunal d'indépendance d'Ankara. Accusés d'avoir voulu renverser le Gouvernement de la Grande Assemblée Nationale, les principaux dirigeants du parti — le vétérinaire Salih, Nazım bey et Ziynetullah Naşirvanov — seront condamnés à quinze ans de travaux forcés. Le directeur de YEmeky Abd'ul-Kadir, et un certain nombre d’autres "conspirateurs" (le commerçant Hilmi, l'épicier Ahmed, le publiciste Mustafa Nuri, le directeur d'école Behram Lutfi, le journaliste Nizameddin Nazif) s’en tireront à meilleur compte : trois à huit ans de prison. Seuls le député de Karahisar, Mehmed Şürkü, et le député de Bursa, Servet, parviendront à convaincre le tribunal de leur innocence*2. * *

*

La dissolution du parti communiste populaire, au début du mois de février 1921, marque un tournant important dans l'histoire de la "gauche" turque. Pendant près d'un an, les divers noyaux de militants disséminés à travers l'Anatolie seront contraints de faire relâche. Au cours de cette période, le mouvement nationaliste s'imposera progressivement comme la seule force réelle du pays. Lorsque le parti communiste populaire renaîtra de ses cendres, en mars 1922, il aura perdu une grande partie de sa vitalité et de sa spontanéité. Nous nous trouverons en présence d'un mouvement doctrinaire, coupé de la vie politique active et totalement domestiqué par l'Internationale communiste. Face à cette gauche sage et teme de la période suivante, celle de 1920 se caractérise, tout compte fait, par sa combativité, sa candeur en matière doctrinale et aussi sa roublardise. Au reste, une constatation s’impose : ce n'est pas d'une gauche qu'il convient de parler, mais de plusieurs, qui s'interpénétrent inextricablement. À travers la multiplicité des positions individuelles, nous parvenons à distinguer, à condition d'y mettre un peu de bonne volonté, trois grands courants. Un courant nationaliste, et même ultra­ nationaliste, dont l'idée maîtresse semble avoir été d'exploiter l’effervescence ■^M.Tunçay, Türkiye'de sol akımlar..., op. cit., p. 126, donne le texte de l'avis publié dans le Hakimiyet-i Milliye. 2F. Kandemir, op. cit., p. 183 ; F. Tevetoğlu, op. cit., p. 180.

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communiste en vue de créer une grande Turquie touranienne s'étendant de Constantinople à Boukhara. Un courant modéré, représenté par Hakkı Behiç, soucieux avant tout d'éviter un bouleverse-ment social, et partisan de réformes octroyées et gérées par l'État. Un courant "extrémiste” enfin, subjugué par les idées de la révolution d'Octobre, mais nulle-ment prêt à jeter par-dessus bord les traditions culturelles et sociales du pays. Ce qui nous frappe, dans ces trois courants, c'est le rôle capital qu'ils assignent à l'Islam. Tournés vers l'Occident, les socialistes ottomans d'avant la Première Guerre mondiale négligeaient allègrement le phénomène islamique. Pour la gauche turque de 1920, implantée au cœur de l'Anatolie, le regard fixé sur l'Orient, l'Islam constitue au contraire une permanente obsession. Plus perspicaces, indéniablement, que bon nombre de doctrinaires chevronnés, des hommes comme le cheikh Servet ou Nazım bey ne cherchent guère à éluder le problème religieux. Mais plutôt que de braver la tradition islamique, ils s'efforcent de l'utiliser. Démarche banale aujourd'hui, où les socialismes islamiques fleurissent, mais passablement originale dans la Turquie de 1920. Chose remarquable, dès que la IIIe Internationale aura réussi à récupérer le mouvement communiste anatolien, ce souci de justification par l'Islam disparaîtra totalement du bagage idéologique des militants turcs. À partir de 1922, nous verrons s'installer en Turquie un marxisme passe-partout, convaincant certes, mais quelque peu oublieux des réalités économiques, culturelles et sociales du pays. Cette transformation des idées sera accompagnée d'une modification du recrutement. L'Armée verte, le groupe populaire, le parti communiste officiel, le parti communiste populaire avaient été noyautés par une multitude d'anciens membres du comité Union et Progrès. Après l’échec, en septembre 1921, du putsch projeté par Enver pacha contre le Gouvernement de Mustafa Kemal, ces Unionistes se détourneront définitivement des idées de gauche, celles-ci s’étant révélées inopérantes face au nationalisme kémaliste. Les "extrémistes" se trouveront dès lors livrés à euxmêmes, sans trop savoir que faire de la doctrine mise à leur disposition par le Komintern, conscients d’avoir manqué le coche de la Révolution.

LE MOUVEMENT COMMUNISTE ANATOLIEN EN 1922

Le 29 septembre 1921, deux semaines après la brillante victoire remportée par les troupes kémalistes sur les rives du Sakarya, le gouvernement de la Grande Assemblée Nationale décidait d’accorder le pardon aux dirigeants du Parti communiste populaire arrêtés au début de l'année. Dès la publication de la loi d'amnistie, le député de Tokat Nazım bey (entre-temps déchu de son mandat), le commandant Salih Hacıoğlu, Ziynetullah Naşirvanov et leurs principaux "complices" — le directeur de YEmek Abd-ül-Kadir, les journalistes Mustafa Nuri et Nizameddin Nazif, l'épicier Ahmed, etc. — furent remis en liberté apparemment sans condition. La prison n'avait fait que les fortifier dans leurs convictions révolutionnaires. Quelques mois après leur élargissement, nous les retrouvons, fidèles au poste, à la tête d'une organisation méthodiquement reconstruite, tout aussi subversive que par le passé (mais dans une tonalité différente) et plus que jamais liée au Komintern. Pourquoi avoir libéré ces hommes qui, peu de temps auparavant, étaient encore considérés comme de dangereux comploteurs ? Tout simplement, semble-t-il, parce qu'il s'agissait d'amadouer Moscou. Depuis quelques mois, malgré le traité d'amitié et de fraternité signé en mars 1921, les relations entre le gouvernement de la Grande Assemblée Nationale et la République des Soviets laissaient beaucoup à désirer. Or, les durs combats qui venaient de se dérouler dans la région du Sakarya (23 août - 13 septembre 1921) avaient sérieusement entamé le potentiel militaire et les finances du mouvement kémaliste. Il était de toute évidence urgent pour la Turquie de pouvoir faire à nouveau appel à la manne et, dans une moindre mesure, au soutien moral russes. De là, la nécessité de jeter du lest et d'accomplir un geste qui fût susceptible d'ouvrir la voie à la détente. La libération des dirigeants communistes ne constitua qu'une manifestation parmi d'autres du revirement turc. Vers la même époque le gouvernement d'Ankara fit également la preuve de ses bonnes dispositions à l'égard des Bolcheviks en acceptant de passer l'éponge sur l'affaire d'Enver pacha, en désavouant certaines des mesures anti-russes édictées par le général

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Kazım Karabekir dans l'est du pays, en venant à l'aide des victimes de la famine en Russie et, surtout, en se décidant à signer, le 13 octobre, le traité de Kars qui réglait définitivement le contentieux caucasien. Toutes ces prévenances furent incontestablement payantes. Les rapports entre les deux pays s'améliorèrent rapidement et, dès le mois de novembre, avec un premier envoi de 1,1 millions de roubles, la République des Soviets reprit ses livraisons d'or. Cette période de rapprochement, dont un des épisodes les plus marquants fut la visite à Ankara du général Frunze à la tête d'une mission chargée de conclure un traité entre la République d'Ukraine et la Turquie, allait durer jusque vers le milieu de l'année 1922. Ensuite, dans la foulée des tractations franco-turques du début de l'été, ce sera une fois de plus la crise. Les relations entre le gouvernement et le mouvement communiste anatolien suivront bien entendu une évolution strictement parallèle. D'abord, tant qu'il s'agira de ménager la République des Soviets, les militants turcs bénéficieront d'une sorte de bienveillante indifférence. Dans un second temps, lorsque la paix avec l'Entente sera en vue, il leur faudra au contraire affronter les tracasseries, les réprimandes, et, finalement, la représsion. Somme toute, le même scénario qu'en 1920-1921. L'étonnant — quand on regarde les choses rétrospectivement — est que les dirigeants du Parti communiste populaire n'aient pas hésité à reprendre leurs activités dès que le gouvernement leur eût lâché la bride : leurs déboires passés auraient pourtant dû les mettre en garde contre les palinodies kémalistes.

7. La résurgence du Parti communiste populaire Le 10 septembre 1921, alors que les dirigeants du Türkiye halk iştirakiyyûn fırkası se trouvaient encore en prison, un entrefilet de la Pravda annonçait que le Comité exécutif du Komintern avait décidé de réorganiser le Parti communiste turc et avait nommé à cet effet une commission spéciale chargée, entre autres, du contrôle du recrutement1. Une telle décision s'imposait. Au cours du troisième congrès de l'Internationale communiste (juin-juillet 1921), les représentants de la Turquie avaient eux-mêmes mis*8 1"Kommunisticeskij International. Dejatel'nost' ispolkoma posle III kongressa" (L'Internationale communiste. L'activité du comité exécutif après le IIIe congrès), Pravda, 10.IX.1921, P- 3, col. 8. Le 4 mars 1922, le Comité Exécutif du Komintern annoncera à nouveau son intention de réorganiser le mouvement communiste en Turquie et confiera cette tâche à la Fédération communiste des Balkans. Il faut peut-être en déduire que les mesures prises en 1921 furent inefficaces. Cf. Jane Degras (ed.) The Communist International, vol. I, Londres 1956, pp. 326327.

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l'accent sur les insuffisances doctrinales et l'hétérogénéité du mouvement communiste dans leur pays. Süleyman Nuri, un des rescapés de l'organisation de Mustafa Suphi, s'en était pris en particulier au parti "officiel", le seul qui fût agréé par le gouvernement anatolien et dont les délégués venaient de faire antichambre à Moscou dans l'espoir d'obtenir l'admission de leur organisation au sein du Komintern1. De toute évidence, il était urgent d'agir. Il importait non seulement de purger les groupements d'Anatolie de tous les éléments indésirables — les "provocateurs" à la solde du gouvernement d'Ankara, les partisans d'Enver pacha, les pantouranistes de l'ex-Armée Verte —, mais encore de mettre les militants turcs sur les rails d'une idéologie "normalisée", respectueuse des mots d'ordre du Komintern. Ce sont, semble-t-il, des membres de la Fédération communiste balkanique qui furent préposés à la réorganisation du parti. Jusque-là, le mouvement communiste turc, constitué de noyaux quasiment autonomes dont certains ne se souciaient que fort peu des directives élaborées à Moscou, s’était développé dans l'anarchie. Une première tentative de réunification — et par là même de nivellement — avait été faite par Mustafa Suphi, lors du premier congrès du Parti communiste turc réuni à Bakou en septembre 1920, mais les résolutions adoptées à cette occasion n'avaient pas suffi à clarifier totalement la situation. Il s'agissait à présent de persévérer dans la même voie et d'imposer, une fois pour toutes, aux militants d'Istanbul et d'Anatolie la discipline internationale. Les m atériaux dont nous disposons ne nous apprennent malheureusement presque rien sur le rôle exact joué par les communistes des Balkans dans la mise au pas de leurs camarades turcs. Mais, en tout état de cause, nous sommes en droit de penser qu'ils n'exercèrent qu'une influence relativement modeste. Il est difficile d'imaginer en effet, compte tenu de la situation excessivement troublée dans laquelle se trouvait encore la Turquie à l'époque, que les membres de la commission ad hoc instituée par le Komintern aient pris le risque de se déplacer en personne afin de conduire leur action sur place. Selon toute vraisemblance, les choses durent se solder par l'envoi d'un certain nombre de directives (par le biais des courriers qui faisaient la navette entre la Russie et le territoire turc) et aussi, dans un autre ordre d'idées, par une accentuation de la propagande internationaliste dans les organes destinés aux militants turcophones. L'hebdomadaire en langue turque du parti communiste bulgare, Ziya (Lumière), semble avoir été particulièrement actif. 1Le discours prononcé par Süleyman Nuri à cette occasion est reproduit dans le Bjulleten' III Kongressa (Bulletin du troisième congrès), n° 23, Moscou, 20 juillet 1921, p. 485.

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Les articles de fond de ce périodique — qui s'efforçait de toucher tout autant les Turcs de Thrace et d'Asie Mineure que ceux de Bulgarie — ne manquaient jamais d'exalter les divers mots d'ordre proposés par le Komintern. Par ailleurs, dans les derniers mois de l'année 1921, les lecteurs du journal purent voir se multiplier dans ses colonnes les informations et les commentaires concernant la situation en Anatolie1. Face à ces pressions venues de l'extérieur, quel fût au juste le comportement du mouvement communiste turc ? Certains indices nous permettent de penser que le changement de cap fut difficile à réaliser. Il semble en particulier que les organisations locales n'aient mis aucun empressement à se débarrasser des éléments "hétérodoxes" — partisans d'Enver pacha et membres du parti communiste "officiel" — dont l'élimination était réclamée par le Comité exécutif du Komintern. Tout au long de l'année 1922, les effectifs du communisme anatolien demeureront encombrés de figures équivoques. En fait, il faudra encore plusieurs interventions des partis frères pour que les organisations de Turquie parviennent à présenter, au prix de plusieurs purges, un profil plus ou moins conforme aux normes fixées par l'Internationale. Toutefois, même si les exigences du Komintern se heurtèrent à une certaine résistance au sein des groupuscules anatoliens, les derniers mois de l'année 1921 n'en apparaissent pas moins comme une articulation décisive dans l'histoire du communisme turc. Désormais, en effet, les divagations doctrinales qui avaient fait jusque-là la principale originalité de la gauche anatolienne allaient progressivement céder la place, sous l'effet des exhortations des instances dirigeantes de la IIIe Internationale, à des prises de position nettement plus orthodoxes, quasi respectueuses des consignes élaborées à Moscou. Par ailleurs, il semble que les organisations turques se soient également orientées, dans cette nouvelle étape de leur évolution, vers un certain réajustement en matière de recrutement. En juillet 1921, à la suite des multiples échecs enregistrés par les militants communistes à travers le monde (notamment en Allemagne, en Italie et en Tchécoslovaquie), le troisième congrès du Komintern s'était trouvé dans l'obligation de rectifier le tir et avait fait de la conquête des masses — paysans, ouvriers agricoles, ouvriers et employés de l'industrie, employés du commerce, fonctionnaires, intellectuels, etc. — un des axes principaux de la nouvelle tactique assignée aux partis.

C ertains numéros du Ziya ont été récemment réédités par A. E. Güran, Bulgaristan Komünist (Dar Sosyalist) PartisVnin türkçe gazetesi Ziya. Örnekler (Ziya, le journal du parti communiste /socialistes étroits/ bulgare. Quelques échantillons), Istanbul, 1976.

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Dans le cas de la Turquie, il eût été bien entendu utopique de compter sur des résultats spectaculaires, mais l'apparition de quelques groupuscules subversifs en milieu ouvrier vers la fin de l'année 1921 ou le début de 1922 donne néanmoins à penser que les propagandistes anatoliens prirent les recommandations du Komintern au sérieux. Ce sont, selon toute apparence, les ouvriers des ateliers d'armement d'Ankara — et peut-être aussi ceux de Konya — qui se montrèrent les plus perméables à l'agitation communiste. Des petits noyaux de prosélytes se constituèrent également, toujours à Ankara, parmi les cheminots et les typographes. On peut supposer que le communisme prit (ou reprit) aussi racine vers cette époque dans les centres miniers de la mer Noire ainsi que dans certaines villes de Cilicie — Adana, Mersin — spécialisées dans la production des textiles1. En novembre 1922, lors du quatrième congrès du Komintern, les dirigeants du Halk iştirakiyyûn fırk a sı pourront se targuer d'être à la tête d'un parti comprenant 300 membres2. Nous ne disposons malheureusement d'aucun indice qui nous permette d'évaluer la part de l'élément ouvrier dans ce total. Il y a tout lieu de croire cependant qu'au moment où ce bilan était dressé un pas non négligeable avait été déjà accompli dans la voie de la "prolétarisation" du parti. Si nos sources sont quasiment muettes quant au rôle joué par les agents du Komintern dans la réorganisation des groupes communistes d'Anatolie, elles apparaissent par contre nettement plus loquaces lorsqu'il s'agit de mettre en cause les représentants officiels de la République des Soviets auprès du gouvernement de la Grande Assemblée. Les archives françaises et anglaises abondent en rapports alarmants destinés à attirer l'attention des chancelleries de l'Entente sur le caractère pernicieux des activités de l'ambassade soviétique à Ankara. La délégation bolcheviste qui s'était installée dans la capitale de la Turquie kémaliste vers la fin du mois de janvier 1922 avait de toute évidence pour mission principale d'organiser la propagande communiste en Anatolie. Son chef, Semen Ivanovich Aralov, était venu accompagné d'un important état-major — environ quatre-vingts personnes d'après un télégramme de Mougin3 — au sein duquel seuls quelques individus semblaient avoir des attributions ressortissant plus ou moins du domaine de la diplomatie. Les autres se trouvaient à Ankara soit pour réaliser des "études économiques", soit en tant que conseillers militaires, soit encore (toujours d'après Mougin) tout 1En ce qui concerne le mouvement communiste cilicien, cf. infra, troisième section. 2Ce chiffre est celui qui figure dans les protocoles officiels du congrès. Cf. à ce propos Mete Tunçay, Türkiye'de sol akımlar. 1908-1925 (Les courants de gauche en Turquie. 1908-19*25), Ankara, 2ème éd., 1967, p. 139. J Archives du ministère français des Affaires Etrangères (citées infra : AMAEF), série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 279, pp. 106-112, télégramme en date du 19.VI.1922.

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bonnement en tant que simples "camarades ouvriers" expédiés là sans la moindre raison apparente. À partir du printemps 1922, aux activités de cette délégation pléthorique viendront s'ajouter, dans diverses autres villes d'Anatolie, celles des représentations locales du Commissariat du Peuple au Commerce Extérieur (Vnechtorg). Ces représentations, dont certaines employaient du personnel indigène, étaient censées s'occuper de la distribution à travers le territoire turc de produits pétroliers et d'un certain nombre d'autres marchandises de provenance soviétique. Mais, en l'absence de relations commerciales un tant soit peu suivies entre la Turquie et la République des Soviets, il semble que les agents du Vnechtorg se soient surtout spécialisés dans la diffusion des idées subversives1. Pour autant que nous puissions en juger d'après les données dont nous disposons, ces centres de propagande se trouvaient en contact permanent avec les divers groupuscules qui, à travers l'Anatolie, se réclamaient du communisme. L'ambassade soviétique d'Ankara, en particulier, déployait des efforts considérables pour attirer à elle militants et sympathisants. Aralov et ses acolytes maniaient l'art de l'hospitalité avec brio et, chaque fois que l'occasion se présentait, organisaient des soirées, des réceptions, des banquets. Dans une ville aussi puritaine et austère qu'Ankara, de telles réjouissances, au cours desquelles l'alcool coulait à flots, représentaient assurément une aubaine appréciable. Malgré les inévitables harangues dont elles étaient agrémentées, elles ne pouvaient manquer de faire recette2. Grâce à la presse de l'époque, nous connaissons le programme "officiel" de certaines de ces réceptions. À titre d'exemple, nous pouvons citer le cas de la soirée du 18 mars 1922, consacrée à la commémoration du cinquantedeuxième anniversaire de la Commune de Paris. La réunion, à laquelle étaient conviés tous les socialistes et communistes d'Orient présents à Ankara, avait commencé, à en croire le compte rendu donné par l'hebdomadaire Yeni Hayat, par l'exécution d'une "marche funèbre" en souvenir d'un crime commis par la bourgeoisie française. Après cette mise en condition musicale, l'ambassadeur de la République d'Azerbaïdjan, le camarade Ibrahim Abilof, avait présenté un exposé sur la situation économique et sociale dans le monde et en France à la 1Les documents dont nous disposons (AMAEF en particulier) nous permettent de nous faire une assez bonne idée des activités de l'agence du Vnechtorg installée en Cilicie. En ce qui concerne les représentations soviétiques mises en place dans d'autres régions d'Anatolie, nos sources ne procèdent malheureusement que par allusions. 2Les festivités de l'Ambassade soviétique, ainsi que celles organisées par Ibrahim Abilof à l'Ambassade d'Azerbaïdjan, ne manquaient jamais d'impressionner les observateurs étrangers de passage à Ankara. Mustafa Kemal lui-même y participait volontiers et l'on dit qu'il n'était pas insensible au charme de telle ou telle épouse de diplomate. À ce propos, cf. p. ex. Lord Kinross, Atatürk. The Rebirth o f a Nation, Londres, 5ème éd., 1971, p. 304.

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veille de la Commune. Ensuite, c'est un des conseillers économiques de la délégation russe, le professeur Gollmann, qui avait pris la parole. Dans son discours, il s'était employé à analyser le rôle joué par la Commune et les communards au sein du mouvement ouvrier international. Ces deux exposés avaient été suivis par un copieux programme artistique : le personnel de l'ambassade avait chanté la marche des anarchistes, le camarade Ridel — un Français employé à la délégation commerciale — avait entonné l'Internationale, les Tchirkassov avaient récité des poèmes de Verhaeren et d'Arthur Arnaud, Madame Aralova avait joué au piano la marche funèbre de Chopin, une chorale ad hoc avait interprété la Marseillaise ... Finalement, tout le monde avait repris en choeur l'Internationale — en russe et en turc — et la soirée s'était conclue sur une brève allocution de Nazım bey1. Le chroniqueur du Yeni Hayat grâce auquel nous savons comment se déroula cette réunion du 18 mars 1922 mentionne également, dans la suite de son article, les noms de quelques-uns des invités turcs qui avaient pris part à la commémoration. Une vingtaine de "personnalités" socialistes ou communistes sont ainsi énumérées. Cette liste présente un certain intérêt, car elle nous permet, bien qu'elle soit incomplète, de nous faire une assez bonne idée de la "clientèle" dont la délégation bolchevique d'Ankara avait réussi à s'entourer. Nous y retrouvons d'emblée quelques noms familiers : Nazım bey, Ziynettulah Naşirvanov (venu accompagné de Cemile, son épouse), le député d'Afyon-Karahisar Mehmed Şükrü, Salih Hacıoğlu, Abd-ül-Kadir, le négociant Hilmi, l'épicier Ahmed... Aralov avait invité en somme toute l'équipe dirigeante du Halk iştirakiyyûn fırkası. Seul manquait à l'appel le Cheikh Servet. À l'époque qui nous occupe, celui-ci professait encore des idées subversives — il lui était même arrivé de se mettre en garde-à-vous devant le portrait de K. Marx en présence d'Aralov2 — mais il avait préféré, après son passage devant la justice kémaliste, s'éloigner de ses anciens camarades. À côté des leaders du parti, participaient également à la soirée un certain nombre de militants qui avaient déjà fait leurs preuves dans les luttes de l'année 1920 : İsmail Hakkı (un "ancien" de l'Armée verte), Bahaeddin, Affan Hikmet (un vétérinaire — comme Salih Hacıoğlu — qui s'était spécialisé dans l'agitation en milieu ouvrier), Kenan, F. Bektüre. Deux "transfuges" issus de l'organisation d'Istanbul, Mehmed Vehbi et Nizameddin Ali, formés l'un et l'autre en Allemagne, représentaient en quelque sorte l'aile intellectuelle du 1"Paris Kommunasi hatırasının tes’idi" (La commémoration de la Commune de Paris), Yeni Hayat, n‘ 2,25. III. 1922, p. 14. 2C/. S. I. Aralov, Vospominanija sovetskogo diplomata 1922-1923 gg. (Les souvenirs d'un diplomate soviétique. 1922-1923), Moscou, 1960.

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mouvement. Mais ce qui est le plus frappant, c'est de constater que figuraient aussi parmi les invités d'Aralov le député d'Istanbul Numan Usta — un personnage dont les relations avec le comité Union et Progrès n'étaient ignorées de personne —, ainsi qu'un des animateurs les plus éminents du parti communiste "officiel", le Dr. Tevfik Rüştü, celui-là même qui, quelques mois auparavant, avait sollicité en vain l'admission de son organisation au sein du Komintern. La présence de ces deux hérésiarques dans l'enceinte de l'Ambassade soviétique donne évidemment à réfléchir. Doit-on supposer qu'Aralov espérait pouvoir les convertir au bolchevisme ? L'hypothèse n'a rien d'invraisemblable. Mais il se peut aussi qu'il ait tout simplement estimé, conformément aux directives élaborées par le troisième Congrès du Komintern, que le combat pour la révolution prolétarienne devait passer, en Turquie comme ailleurs, par un certain nombre de compromis. Tandis que le représentant de la République des Soviets et ses divers collaborateurs multipliaient les actes de propagande, les dirigeants du Halk iştirakiyyûn fırkası faisaient, de leur côté, tout ce qui était en leur pouvoir pour renforcer leur organisation. Dans la conjoncture du début de l'année 1922, alors que le gouvernement kémaliste venait de faire sur le front la démonstration de sa force, il eût été bien entendu utopique de leur part de compter sur un retournement rapide de la situation en leur faveur. Mais ils étaient cependant en droit d'espérer que, par un patient travail d'agitation, leur mouvement finirait par gagner quelque consistance. Ils avaient repris leurs activités à ciel ouvert dès qu'ils avaient jugé qu'ils pouvaient sortir de la clandestinité sans risquer de se retrouver aux prises avec la police. A l'orée de cette nouvelle période d'effervescence, il semble qu'une de leurs principales préoccupations ait été de remettre sur pied un organe du parti. Par une coïncidence nullement fortuite, c'est le 18 mars 1922, le jour même où la délégation bolchevique commémorait le cinquante-deuxième anniversaire de la Commune de Paris, que parut le premier numéro du Yeni Hayat (I .a vie nouvelle), hebdomadaire "scientifique, social, économique et politique" qui succédait, après plus d'un an de silence, au journal Emek. Comme YEmek, le Yeni Hayat était fabriqué grâce aux machines de l'imprimerie de Yİkaz que Mehmed Şükrü avait fait venir d'Afyon-Karahisar. Son équipe rédactionnelle, pareillement, était à peu près la même que celle qui, au début de l'année 1921, avait lancé le premier véritable journal communiste d'Anatolie. Et pourtant, le nouvel interprète des opinions du parti ne ressemblait que fort peu à l'organe qui l'avait précédé.

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Imprimé sur une seule feuille de grand format — à l'instar de la plupart des autres journaux d'Anatolie à cette époque — YEmek avait été conçu comme un quotidien populaire. Pendant les quelques jours où il avait paru, il avait accordé une place importante aux commentaires sur l'actualité et ses rédacteurs s'étaient efforcés de décrire le communisme sous des couleurs rassurantes, en mettant l'accent notamment sur les similitudes entre le bolchevisme et la tradition islamique. Avec le Yeni Hayat, Nazım Bey — qui assumait désormais en personne la direction de la publication — et ses compagnons s'orientaient au contraire vers une formule comparable à celle qui avait été adoptée par Şefik Hüsnü, à Istanbul, pour YAydınlık. Toutefois, alors que la revue de la capitale ottomane s’adressait résolument à un public d'intellectuels, celle des communistes d'Ankara semblait indécise quant au parti à prendre. Par sa présentation comme par sa thématique, le Yeni Hayat faisait indéniablement "sérieux". Mais ses rédacteurs avaient opté pour une certaine simplicité d'écriture et s'étaient efforcés de conserver un ton pragmatique, dans l’espoir sans doute d'annexer à leur clientèle de lettrés quelques authentiques "prolétaires". Facile à lire et à comprendre, même pour un néophyte, le Yeni Hayat représentait indéniablement un meilleur outil de propagande que YAydınlık. Il est frappant cependant de constater que les traductions de brochures russes ou allemandes y occupaient une place nettement plus importante que les textes expressément écrits pour les militants d'Anatolie. Si l’on en juge d'après les quelques numéros de la revue qui ont été conservés, la production propre des collaborateurs de Nazım Bey dut se réduire au total à assez peu de chose : des informations relatives à la vie du parti, des réponses à des lettres de lecteurs, quelques brèves études "sociales"... Apparemment, nul ne se souciait plus, à Ankara, de mettre sur pied une véritable réflexion marxiste autochtone. Ces mêmes hommes qui, à l'époque de l'Armée verte, avaient redoublé d'ardeur tant qu'il s'était agi de combattre pour un communisme "musulman" ancré dans les traditions du pays, donnaient à présent l'impression d’être comme vidés de leur sève. Parmi les divers textes parus dans l'organe du Halk iştirakiyyûn fırkası, le seul qui retienne réellement l'attention est une longue "Déclaration au gouvernement de la Grande Assemblée Nationale" publiée au début du mois d'avril 1922, dans le numéro trois de la revue1. Rien d'inattendu dans ce 1"Türkiye Halk İştirakiyyûn Fırkasının Büyük Millet Meclisi Hükümetine Beyannamesi" (Déclaration du Parti communiste populaire de Turquie au gouvernement de la Grande Assemblée Nationale), Yeni Hayat, n° 3, I.IV.1922, pp. 1-4. On trouvera une traduction in extenso de ce document dans l'ouvrage de G. S. Harris, The Origins o f Communism in Turkey, Stanford (Calif.) 1967, pp. 153-159.

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document, mais une présentation particulièrement explicite des thèses du parti. Dès les premières lignes du manifeste, le ton était donné : les communistes anatoliens annonçaient la reconstitution de leur organisation et proclamaient leur fidélité à la "plate-forme marxiste", mais, dans la même foulée, soulignaient leur attachement au "Pacte national" (Misak ı Millî) élaboré au début de l'année 1920 par les partisans de Mustafa Kemal1. De toute évidence, les dirigeants du Halk iştirakiyyûn fırkası tenaient à entrer dans les bonnes grâces du gouvernement d'Ankara. Dans la suite de leur "déclaration", ils promettaient de faire tout ce qui était en leur pouvoir en vue de soutenir la lutte pour l'Indépendance. Ils s’engageaient en particulier à mobiliser en faveur de la Turquie les travailleurs et les communistes du monde entier et faisaient savoir qu'ils étaient sur le point de publier un manifeste demandant aux militants grecs d'intensifier leur entreprise de démoralisation au sein de l'armée du roi Constantin*2. Une telle attitude n'était nullement en contradiction, il convient de le souligner, avec les mots d'ordre du Komintern. En fait, en offrant leur appui au gouvernement "bourgeois" de la Grande Assemblée (ainsi que l'avait déjà fait Mustafa Suphi vers la fin de l'année 1920), les communistes anatoliens ne faisaient qu'appliquer les décisions prises par les stratèges de la IIIe Internationale. Dans leur manifeste, Nazım bey et ses compagnons insistaient également, dans un autre ordre d'idées, sur la vocation "paysanne" de leur organisation. Là encore, nous retrouvons une des grandes options du Komintern. Dès le congrès de 1920, l'accent avait été mis à Moscou sur la nécessité qu'il y avait, pour les partis des pays non-industrialisés, à se tourner

ÏOn rencontre cette référence au "Pacte national” dans de nombreux documents communistes de cette époque. Ce "Pacte", qui avait été voté le 28 janvier 1920 par les députés de la Chambre ottomane, visait, rappelons-le, à définir les territoires revendiqués par les nationalistes turcs. Ces derniers réclamaient notamment la Thrace et les trois sancak de Kars, Ardahan et Batum. Par le traité de Moscou du 16 mars 1921, les Bolcheviks avaient solennellement proclamé leur acceptation des exigences turques, mais ils avaient néanmoins réussi à obtenir du gouvernement d'Ankara la cession de la ville de Batum, sous la forme d'un "transfert de souveraineté". 2Les communistes grecs s'élevèrent contre la guerre en Asie mineure dès le milieu de l'année 1920. Il semble qu'ils aient largement contribué par leur active propagande antimilitariste à la désagrégation des troupes expédiées en Anatolie. À partir de la fin de l'année 1920, les désertions dans l'armée hellène se multiplièrent et il y eut même, selon toute apparence, un certain nombre de mutineries dans les casernes de la région de Smyme. D'après N. Dimitratos, le délégué du Parti communiste grec au troisième congrès du Komintern, plus de 100 000 "ouvriers et paysans" auraient déserté au cours des deux premières années de la guerre. Ce chiffre paraît quelque peu homérique, mais il donne néanmoins une certaine idée de l'ampleur du phénomène. Voir à ce propos A. D. Novichev, "Vlijanie velikoj oktj’abr'skoj revolucii na sud'bu Turtsii" (L'influence de la grande révolution socialiste d'Octobre sur les destinées de la Turquie), Vestnik Leningradskogo Universiteta, n° 20,1957, p. 104.

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vers les masses rurales1. Les dirigeants du parti communiste populaire obéissaient à la consigne. Comme par habitude, ils continuaient à se réclamer du prolétariat industriel, mais l'essentiel de leur "déclaration" concernait la paysannerie. Ils s'apitoyaient sur la misère villageoise, dénonçaient la rapacité des grands propriétaires et la lourdeur de l'impôt, exaltaient le courage manifesté par la population des campagnes dans la lutte contre l'envahisseur et promettaient de s’employer, dès la fin de la guerre, à la mise en œuvre d'une réforme radicale des structures économiques de l'agriculture anatolienne. A côté de ces considérations sur le monde rural, le manifeste contenait enfin un certain nombre de conseils et de mises en garde. Ses rédacteurs exhortaient en particulier le gouvernement de la Grande Assemblée à continuer le combat contre les puissances impérialistes et lui demandaient de faire preuve de prudence face aux propositions des diverses sociétés financières qui tentaient de s'implanter en Turquie2. Reprenant une vieille idée du Komintern, ils plaidaient par ailleurs pour la constitution d'un front unique de toutes les forces révolutionnaires d’Orient. Pour l'immédiat, ils réclamaient la convocation d'une conférence des pays musulmans afin de faire pièce à la conférence de Gênes dont la Turquie avait été écartée. À plus long terme, ils espéraient que les déshérités du monde entier ne tarderaient pas à s'unir pour venir à la rescousse des millions de paysans qui, à travers l'Orient, luttaient contre l'oppression occidentale. Peu après la publication de ce document — auquel il ne semble pas que les autorités aient jugé nécessaire de répondre —, les dirigeants du parti entamèrent une active campagne de recrutement. Du côté du pouvoir, l'heure était au "laissez-faire". Il s'agissait donc de mettre les bouchées doubles. Dès le milieu du mois de mars 1922, Mehmed Şükrü, Salih Hacıoğlu et quelques autres avaient mis sur pied une "société coopérative", dans l'espoir d'attirer de la sorte vers leur organisation les ouvriers des diverses entreprises installées à

1Cf. les ’’thèses sur la question agraire”, Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès mondiaux de l'Internationale Communiste. 1919-1923, Paris, 1934 (Réimpression en fac-similé, Paris, F. Maspéro, 1971), pp. 61-65. Ces thèses précisaient notamment que "Les difficultés énormes que présentent l’organisation et la préparation à la lutte révolutionnaire de la masse des travailleurs ruraux que le régime capitaliste avait abrutis, éparpillés et asservis, à peu près autant qu'au moyen-âge, exigent de la part des partis communistes la plus grande attention envers le mouvement gréviste rural, l'appui vigoureux et le développement intense des grèves de masse de prolétaires et de demi-prolétaires ruraux." La question agraire — question capitale et passablement mal résolue dans les premières années de la Révolution — allait être à nouveau abordée lors des troisième et quatrième congrès. 2Peu de temps avant la publication du manifeste du Parti communiste populaire, diverses entreprises occidentales avaient proposé au gouvernement d'Ankara de participer au relèvement économique de l'Anatolie. C'est à ces propositions, émanant surtout de la France, de la Belgique et des États-Unis, que fait allusion la "déclaration" parue dans le Yeni Hayat.

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Ankara1. Dans le courant du mois d'avril, profitant de ce que le gouvernement fermait les yeux sur leurs activités, les militants se hasardèrent jusqu'à faire circuler un tract qui appelait sans détour à la mobilisation2. Les sources dont nous disposons ne nous permettent pas de nous faire une idée précise quant à la rentabilité de toute cette agitation. Mais les efforts dépensés par les propagandistes du parti ne furent sans doute pas inutiles. À cet égard, l'inquiétude manifestée par les services de renseignements alliés à partir de la fin du printemps 1922 représente un indice que l'on ne peut guère négliger. Le Premier Mai fut fêté dans l'allégresse. D'après une information parue dans le Hakimiyet i M illiye, le journal officiel du gouvernement, la population d'Ankara eut même la possibilité d'assister, à cette occasion, à une cérémonie en plein air. Avaient pris part aux festivités les ouvriers des ateliers d'armement, les cheminots et les typographes, ainsi qu'un certain nombre de personnalités connues pour leur sympathie envers les idées de gauche — le député de Smyme Yunus Nadi, le député d'Istanbul Numan Usta, le Dr. Tevfik Rüştü ... Le même jour, une importante délégation s'était rendue à l'Ambassade soviétique et des télégrammes de congratulations avaient été expédiées aux ouvriers du monde entier3. C'était l'euphorie. L'atmosphère n'allait cependant pas tarder à se charger de nuages. Depuis quelque temps, en effet, une certaine agitation régnait dans les milieux politiques. Le "second groupe" qui s'était constitué au sein de la Grande Assemblée vers la fin de l'année 1921, après que les Anglais eurent libéré les parlementaires turcs qu'ils détenaient à Malte4, avait de plus en plus de mal à supporter l'autoritarisme de Mustafa Kemal et, bien que les circonstances fussent peu propices aux querelles politiques, commençait à verser dans la contestation ouverte. Au début du mois de juillet, un vif débat s'instaura à Ankara. L'opposition, dont la mauvaise humeur s'était déjà plusieurs fois manifestée au cours des semaines précédentes à l'occasion de diverses 1Les statuts de cette société coopérative figurent en annexe du Yeni Hayat, n° 3, I.IV.1922. "Türkiye Kooperatif Şirketi Nizamnamemi Dahilisi" (Règlement intérieur de la Société coopérative de Turquie), 8 p. 2D'après G. S. Harris, op. cit., p. 178, note 19. 3"Amelenin Bayramı" (La fête des travailleurs), Hakimiyet-i Milliye, 3.V.1922, p. 2, cité par M. Tunçay, op. cit., p. 133. 4Le 16 mars 1920, à la suite de "l'occupation provisoire et disciplinaire" d'Istanbul décrétée par les Alliés, le commandement britannique avait procédé à l'arrestation d'une quinzaine de députés dans l'enceinte même de la Chambre ottomane. Expédiés à Malte, ces députés avaient fait l'objet un an plus tard — jour pour jour — d'un accord anglo-turc qui prévoyait leur libération en échange d'un certain nombre de militaires britanniques (dont le colonel Rawlinson) détenus par les Kémalistes. Un premier groupe de prisonniers fut relâché par les Anglais le 28 avril 1921. Mais les opérations d'échange ne prirent définitivement fin qu'en novembre de la même année.

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discussions parlementaires, entendait à présent obliger Mustafa Kemal — qui jouissait depuis près d’un an de prérogatives quasi dictatoriales — à renoncer au droit de nommer lui-même ses ministres. Les dirigeants du parti communiste populaire auraient pu se désintéresser de la question. Ils choisirent, au contraire, de s’engager aux côtés de ceux qui réclamaient le retour à l'ancien mode de désignation des membres du gouvernement — l’élection par l'Assemblée. Dans l'hypothèse d'un vote hostile au maintien du système introduit par Mustafa Kemal, Nazım Bey et ses compagnons, parmi lesquels figuraient quelques députés en exercice, pouvaient espérer parvenir à manipuler les diverses factions qui composaient l'Assemblée, comme ils l'avaient déjà fait par le passé, et s'emparer de la sorte de certains postes-clés au sein du cabinet. Incontestablement, le jeu en valait la chandelle. L’équipe dirigeante du parti aggrava encore son cas en mêlant à l’affaire l'ambassade soviétique. Quelques jours avant le vote qui devait trancher du mode de désignation des ministres, Nazım bey avait jugé bon, au cours d'un entretien avec Aralov, d'indiquer à ce dernier qu'il était en mesure d'installer un gouvernement pro-bolchevik à Ankara, à condition que la République des Soviets acceptât de l'appuyer. Pour donner plus de poids à sa requête, il s'était vanté de pouvoir disposer du soutien de 120 députés. Dans ses mémoires, Aralov raconte que, plutôt que de se réjouir de l'aubaine, il s'était empressé d'aller avertir les autorités de ce qui se tramait1. Singulière réaction. On peut penser que le représentant de Moscou craignait d'être accusé — s'il gardait le silence — d'avoir favorisé le "complot". Les Bolcheviks tenaient trop à la bonne entente avec Ankara pour se laisser entraîner dans une telle aventure. L'affaire d'Enver pacha, qui leur avait attiré de sérieuses réprimandes de la part du gouvernement anatolien, les avait déjà passablement échaudés. Lorsque, le 8 juillet 1922, les députés eurent, par un vote massif, décidé que les ministres seraient désormais élus directement par l'Assemblée, Nazım bey dut se sentir à deux doigts de la victoire. Mais les choses ne se déroulèrent pas comme prévu. De manière totalement irréaliste, les dirigeants du parti communiste populaire avaient spéculé sur une orientation "russophile" de l'Assemblée. Bien qu'il fût depuis quelque temps de plus en plus manifeste que les relations entre Moscou et Ankara étaient en train de se détériorer, ils avaient cru pouvoir amener les députés à désigner un gouvernement favorable aux options proposées par la République des Soviets. Le 12 juillet, les membres de la Grande Assemblée, qui étaient en réalité dans leur grande majorité partisans d’un accord avec les Alliés, élurent au contraire au poste de Premier Ministre une personnalité connue pour ses sympathies pro-occidentales, Rauf bey. 1S. I. Aralov, op. tit., p. 160.

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Annoncée par l’excellent accueil qui avait été réservé quelques semaines auparavant par les milieux politiques d'Ankara au représentant officieux de la France, le lieutenant-colonel Mougin, cette victoire des "ententophiles" était prévisible. Nazım et ses compagnons avaient perdu leur pari. À partir du milieu du mois de juillet, ils commenceront à subir les conséquences de leur imprévoyance. Le nouveau Premier Ministre n'était pas seulement un "occidentaliste" convaincu. Il avait également une solide réputation d'anti­ communiste et il lui était arrivé à plusieurs reprises de prendre ouvertement position contre la politique — à son avis trop pro-soviétique — de Mustafa Kemal. À présent qu'il était à la tête du gouvernement, cautionné par l’Assemblée, il entendait remettre les choses dans l'ordre. Ainsi, les Alliés sauraient une fois pour toutes dans quel camp la Turquie souhaitait se ranger. Dès le 21 juillet, semble-t-il, les organisations communistes d'Anatolie furent sommées de mettre leurs activités en sourdine1. Quelques jours auparavant, le parti communiste populaire avait annoncé dans certains journaux de province que le 15 août devait se tenir à Ankara son premier congrès. Lorsque les autorités apprirent que devaient participer à cette réunion des délégués venus de l'étranger, elles décidèrent de frapper à nouveau. Le congrès fut interdit. Par touches successives, la répression s'installait.

2. Le congrès clandestin Malgré l'interdiction qui leur avait été signifiée par le gouvernement de Rauf bey, les dirigeants du parti communiste populaire décidèrent de ne pas renoncer à leur projet de congrès. Il était, à vrai dire, trop tard pour faire machine arrière. La délégation expédiée par le Komintern était déjà en route et devait arriver à Ankara d'un jour à l'autre. Les organisations de province, de leur côté, avaient accueilli l'idée de l'organisation d'Ankara avec enthousiasme. Dans ces conditions, se plier aux ordres des autorités, c'eût été perdre la face. Il fut résolu, peut-être sur les conseils d'Aralov2, que le congrès se tiendrait clandestinement.

1D'après T. Z. Tunaya, Türkiye'de Siyasi Partiler. 1859-1952 (Les Partis politiques en Turquie. 1859-1952), Istanbul, İ952, p. 532. Toutefois, nous n'avons retrouvé aucun document officiel à ce propos. Il arrive à Tunaya de se tromper. Il n'en demeure pas moins que l'arrivée de Rauf bey au pouvoir constitua effectivement le point de départ d'une période de répression pour le mouvement communiste anatolien. 2 Simple hypothèse. Le fait que le congrès se soit déroulé dans des locaux appartenant à l'Ambassade soviétique (cf. infra) donne cependant à réfléchir.

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La délégation du Komintern avait à sa tête Sergei Zorine, un jeune propagandiste de trente-deux ans. Mais la figure la plus sulfureuse du groupe était le capitaine Jacques Sadoul, ancien chargé de mission du ministère français de l'Armement en Russie, qui, au moment de la Révolution d'Octobre, était passé du côté des Bolcheviks, ce qui lui avait valu, en France, une condamnation à mort par contumace1. Sadoul avait réussi à recruter pour le voyage en Anatolie deux éminents représentants du parti communiste français de passage à Moscou, Magdeleine Marx, considérée comme une spécialiste de l'Orient depuis son bref séjour à Istanbul en 1921, et son compagnon Maurice Paz. Enfin, la délégation comprenait également un militant turc, Ahmed Cevad, un des rares survivants de l'équipe de Mustafa Suphi, qu'on avait probablement mis là pour aider ses camarades à déjouer les embûches anatoliennes. Grâce à Sergei Zorine et à Magdeleine Marx, nous sommes assez bien renseignés sur la manière dont se déroula le voyage du groupe en Turquie. Zorine publia ses "notes d’un voyageur" dans la Pravda dès son retour à Moscou, au début du mois d'octobre 19222. Plus prolixe que son camarade russe, Magdeleine Marx sut, pour sa part, tirer de son séjour en Asie mineure la matière d'un ouvrage de près de 250 pages, La Perfide, qui parut chez Flammarion en 1925 et qui connut à l'époque un certain succès. En ce qui concerne les faits, ces deux témoignages se recoupent parfaitement. Mais il est frappant néanmoins de constater à quel point ils diffèrent par leur optique. Le texte de Zorine, rédigé avant l'aigrissement des relations turco-soviétiques, donne, dans l'ensemble, une image favorable de l'Anatolie. Chez Magdeleine Marx, au contraire, c'est l'horreur et le dégoût permanents. Au moment où La Perfide fut publié, il n'était plus de bon ton, dans la gauche française, d'exalter les vertus de la Turquie kémaliste. La petite-fille de Karl Marx pouvait donc sans hésitation accumuler les remarques désobligeantes : ici la misère répugnante des gens du peuple ; là, l'obséquiosité et la vénalité des fonctionnaires ; ailleurs, l'inconsistance des élites dirigeantes... Pas la moindre sympathie pour le pays, pour ses hommes. C'est tout juste si quelques militants communistes sont jugés dignes, au passage, d'un semblant de satisfecit. Jacques Sadoul (1881-1956) avait été, en 1917, un des premiers officiels français en poste en Russie à pressentir la Révolution d’Octobre. Rappelé en France à la demande de l’ambassadeur Noulens peu après la prise du pouvoir par les Bolcheviks, il avait refusé d'obtempérer et avait "déserté". Les dirigeants soviétiques l'avaient alors nommé inspecteur de l’Armée rouge et lui avaient confié diverses missions en Italie et en Allemagne. En novembre 1919, un tribunal militaire français allait le condamner à mort par contumace pour "désertion à l'étranger" et "intelligence avec l'ennemi”. Ce n'est qu'au lendemain des élections de 1924 qu’il rentrera en France, comptant sur la mansuétude du gouvernement Herriot. Traduit à nouveau en justice, il sera définitivement acquitté au début de l'année 1925. Ses Notes sur la Révolution Bolchévique, publiées en 1919, constituent un témoignage de tout premier plan sur les hommes qui firent la Révolution d'Octobre. 2S. Zorine, "Putevye zametki" (Notes de voyage), Pravda, 8 et 12.X.1922, p. 2.

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Les cinq émissaires du Komintern avaient débarqué à İnebolu, un petit port de la mer Noire, vers le début du mois d'août. Par crainte des navires de guerre de l'Entente, la traversée de Sebastopol à la côte turque s'était faite en sous-marin. Si l'on en croit le récit de Magdeleine Marx — corroboré dans une toute autre tonalité par celui de Zorine — le voyage jusqu'à Ankara fut infernal. Il fallut d'abord vaincre la méfiance des autorités locales qui voulaient contraindre le groupe à rebrousser chemin. Ensuite, ce furent les cahots de la route et l'inconfort des auberges anatoliennes. Enfin, les voyageurs durent affronter les bandes de brigands qui, profitant de l'inefficacité de la gendarmerie kémaliste, infestaient la région. Mais vers le 20 août, quelques jours après la date prévue pour le début du congrès, ils finirent tout de même par arriver dans la capitale de la nouvelle Turquie1. C'est alors seulement qu'ils apprirent que le congrès était interdit. Magdeleine Marx et le capitaine Sadoul (qui avait jugé nécessaire de voyager sous le nom de Tcherkoff) crurent qu'il était possible de fléchir la rigueur des autorités. Ils se rendirent chez Ali Fuad pacha, l'ancien représentant du gouvernement d'Ankara à Moscou, et le prièrent d'intervenir en faveur du parti communiste populaire. Mais en vain. Ali Fuad pacha, qui venait de quitter son poste à la suite de démêlés désagréables avec la Tchéka, n'avait évidemment aucune raison de se faire l'avocat des communistes. En tout état de cause, depuis l’accession de Rauf bey au poste de Premier Ministre, le vent avait définitivement tourné. La décision des autorités était irrévocable. Tandis que leur requête se heurtait à une fin de non-recevoir catégorique, les délégués du Komintern découvraient, dans la même foulée, qu'il leur était fait défense de quitter Ankara. En cette fin d'août 1922, l'armée kémaliste venait d'engager un ultime assaut contre les forces ennemies et, jusqu'à l'issue des combats, il ne pouvait être question, pour des étrangers, de circuler librement dans le pays. Le prétexte invoqué semblait plausible, mais cela ressemblait néanmoins fort à un piège. Puisque le gouvernement se montrait intraitable, les communistes anatoliens durent se résoudre à s'accommoder d'un congrès au rabais. Aralov avait mis à leur disposition, dans les environs d'Ankara, un local appartenant à l'ambassade soviétique. Une première séance de travail put y être organisée dès la fin du mois d'août. Il y avait là, au total, une trentaine de délégués. Les émissaires du Komintern tenaient bien entendu la vedette. À côté d'eux, et

^'a rriv ée de la délégation du Komintern en Anatolie ne fut signalée au Quai d'Orsay, par un "commerçant français récemment revenu d'Angora", que le 6 octobre 1922. Cf. AMAEF, série E, Levant, 1918-1929, Turquie, vol. 280, f. 18.

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quelque peu en retrait, Aralov jouait le rôle de porte-parole de la République des Soviets. Son alter ego, l'ambassadeur d'Azerbaïdjan Ibrahim Abilov, représentait la fédération des États caucasiens. Les dirigeants du parti communiste populaire avaient invité en outre un spécialiste des questions syndicales attaché à l'ambassade soviétique, le professeur Gollmann, deux correspondants du Rote Fahne de passage à Ankara, Leonid et A. Friedrich, et enfin un Noir originaire d'Afrique qui avait la particularité de savoir parler neuf langues1. Du côté turc, les militants d'Ankara — en particulier, l'équipe du Yeni Hayat — constituaient l'essentiel de l'assistance. Mais quelques délégués étaient également venus de province, certains d'entre eux à pied. D'après un rapport d'Ahmed Cevad publié dans la Pravda, il semble que plus de la moitié des individus convoqués aient réussi, en définitive, à tromper la vigilance des autorités, malgré les divers obstacles dressés sur leur chemin2. L'ordre du jour du congrès avait été rendu public plus d'un mois auparavant. En guise de préambule, les organisateurs de la réunion avaient prévu, comme il se doit, une discussion sur le programme et les statuts du parti. Mais les militants étaient surtout appelés à se prononcer sur le principal problème du moment, celui de l'attitude à adopter face au mouvement kémaliste. Figuraient également à l'ordre du jour un rapport sur la question des syndicats et un débat sur les formes d'action et de propagande susceptibles de favoriser l'implantation du parti en milieu rural. Les dirigeants du parti n'avaient pas oublié, par ailleurs, qu'ils avaient au début du mois d'avril promis au gouvernement un manifeste invitant les soldats grecs à la révolte. Le congrès était censé donner son aval au texte entre-temps mis au point. Enfin, les délégués devaient élire un nouveau Comité Central et désigner leurs représentants au quatrième congrès du Komintern, convoqué à Moscou pour le début du mois de novembre3. Selon toute apparence, cet ordre du jour fut intégralement maintenu. Depuis que le gouvernement de Rauf bey avait décidé d'obliger les communistes à mettre un frein à leurs activités, la question des relations entre ^Léonid et Friedrich ont raconté leurs aventures anatoliennes dans Angora : Freiheitskrieg des Türkei, Berlin, 1923. Cet ouvrage constitue une source essentielle pour tout ce qui touche au déroulement du congrès. Singulièrement, cet épisode pourtant crucial est totalement omis dans La Perfide. Magdeleine Marx mentionne les pourparlers avec Ali Fuad pacha, après quoi c'est le "black-out'1. Peut-être s’agissait-il de ne pas porter tort aux camarades turcs qui, au moment de la parution du livre, avaient à nouveau maille à partir avec le gouvernement d'Ankara. 2 "Kommunistièeskoe dviîenie v Turtsii" (Le mouvement communiste en Turquie), Pravda, 26.X.1922, p. 3, col. 7-8. Cet ordre du jour avait été publié notamment par le Doğru Oz de Mersin (17.VII.1922). M. Tunçay, op. cit., pp. 136-137, reproduit pour sa part le texte paru dans le Bolu du 18.VII. 1922, p.2.

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le parti et le pouvoir se posait avec plus d'acuité que jamais. Devant la nouvelle attitude adoptée par les autorités, ne fallait-il pas se résoudre à cesser de soutenir le mouvement kémaliste ? Il y a tout lieu de penser que la discussion fut animée. Mais Zorine et les autres délégués du Komintern étaient là pour veiller à ce que les consignes de l'Internationale fussent respectées. En dépit du climat de répression qui commençait à s'installer, le congrès décida que le Halk iştirakiyyûn fırkası continuerait d'appuyer l'action du gouvernement. Cependant, il ne s'agissait pas pour autant de tourner le dos à la révolution prolétarienne. Les délégués accordaient à la "bourgeoisie turque" une trêve — jusqu'à la fin de la lutte pour l'Indépendance —, non la paix. Plusieurs séances du congrès furent consacrées à la mise au point de "thèses" qui pussent guider les militants dans leur combat révolutionnaire. Une fois de plus, l'accent fut mis sur la vocation paysanne du parti. La paysannerie anatolienne venait de faire la preuve de sa pugnacité. Elle avait réussi à mettre en échec les puissances impérialistes et, grâce à son dévouement à la patrie, les Kémalistes avaient pu jeter les bases de la Turquie nouvelle. Les délégués étaient persuadés qu'il suffirait de peu pour faire d'elle un véritable élément révolutionnaire. Il était urgent tout d'abord de lui fournir les moyens de se libérer de l'emprise de la religion, source de fatalisme et d'obéissance aveugle. Il fallait, en second lieu, l'aider à lutter contre l'oppression de l'État et de propriétaires terriens, tout en lui montrant la voie du progrès économique et social1. S'étant réuni avec une quinzaine de jours de retard par rapport à la date initialement prévue, le congrès ne prit fin, semble-t-il, que dans la première semaine du mois de septembre. Avant de se disperser, les délégués avaient procédé à la reconduction des instances dirigeantes du parti2. Ils avaient également mandaté Salih Hacıoğlu, Ziynetullah Naşirvanov, Nizamettin Nazif et trois autres militants, notamment un jeune étudiant en économie, İsmail Hüsrev, pour représenter leur mouvement au quatrième congrès du K om intern3. Au terme de ce premier rassemblement des communistes anatoliens, les leaders du Halk iştirakiyyûn fırkası avaient tout lieu d'être satisfaits. Certes, le congrès s'était déroulé dans la clandestinité et certains 1S. Zorine, "Putevye zametki", Pravda, 12.X.1922, p. 2 Leonid et Friedrich, op. cit., pp. 56-68. 2D’après D. Şişmanof, Türkiyede İşçi ve Sosyalist Hareketi (Le mouvement ouvrier et socialiste en Turquie), Sofia, 1965, p. 84, le nouveau Comité Central avait à sa tête un "exécutif' composé de huit personnes (Salih Hacıoğlu, Nazım, Affan Hikmet, Ahmed Hilmi, Edip, Mehmed Ali, Ata Çelebi et Behram Lütfü). Il comprenait en outre treize "membres ordinaires" et huit "suppléants". 3G. S. Harris, op. cit.f p. 113 ; M. Tunçay, op. cit., p. 138.

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délégués de province n'avaient pu y assister. Mais les militants présents avaient néanmoins approuvé sans réserve les options doctrinales du parti et sa stratégie. D'un bout à l’autre des débats, les thèses de la IIIe Internationale avaient triomphé sans peine. Ni les populistes, ni les partisans d’un compromis avec l’Islam n’avaient osé élever la voix. Malgré les incertitudes de la conjoncture, l’avenir semblait désormais assis sur des bases saines et solides. Zorine et ses compagnons pouvaient donc s’en retourner à Moscou avec le sentiment de n’avoir point failli à leur mission. Mais la question qui se posait à présent était — précisément — de savoir si on les autoriserait à quitter la capitale anatolienne. Depuis la fin du mois d’août, l’offensive kémaliste battait son plein. Le 27, la ville d’Afyon avait été libérée. Le 30, les Grecs avaient essuyé une sévère défaite dans la région de Dumlupinar. Le 2 septembre, les généraux Trikoupis et Dighenis étaient faits prisonniers. L’armée turque allait de victoire en victoire. À Ankara, cependant, les délégués du Komintern n’avaient toujours pas le droit de bouger. On leur demandait d’attendre la fin des hostilités. Le prétexte invoqué leur semblait si fallacieux qu’ils s’étaient persuadés qu’on leur voulait du mal. Ils soupçonnaient les autorités d’être manipulées par le colonel Mougin, le représentant officieux de la République française auprès de Mustafa Kemal. Ils échafaudaient déjà des projets d’évasion. Pourtant, à force de démarches et de tractations, ils finirent par obtenir gain de cause. Le 7 septembre, bien que l’on se battît encore du côté de Smyme et que les routes fussent encombrées de convois qui se dirigeaient vers le front, ils furent avisés que plus rien ne s'opposait à leur départ Si l'on en croit Magdeleine Marx, le retour fut tout aussi pénible que l'aller. Toutefois, vers le 20 septembre, le groupe débarquait sain et sauf à Batoum, en territoire ami. Pour le capitaine Sadoul, le moment était enfin venu de se décharger de toute l'exaspération qui s'était accumulée en lui au cours de quelques semaines passées en Turquie. Dans une interview publiée le 22 septembre par le Zaria Vostoka de Tiflis1, il s’en prendra à l'attitude anti-*

*Le 22 septembre 1922, J. Sadoul fera à un journal de Tiflis, le Zaria Vostoka, la déclaration suivante : "J'ai réussi à anéantir le complot ourdi contre moi en Anatolie par des adversaires qui étaient prêts à employer tous les moyens. Un soir, une balle m'a même effleuré l'oreille. Tout naturellement et sans hésiter j'ai dit au colonel Mougin, qui était à mes côtés, et qui était l'instigateur de ces plaisanteries, que si un de mes camarades ou moi étions victimes d'un attentat, lui-même serait supprimé dans les huit jours." Dans un télégramme du 29 octobre adressé au Quai d'Orsay, Mougin allait pour sa part répondre à ces allégations : "Sadoul qui passe ici pour être intelligent a menti pour se donner de l'importance ; il a tout fait pour que je le reçoive ; le directeur des Affaires politiques, des députés sont intervenus auprès de moi, j'ai refusé. Je ne l'ai jamais vu et ne sais même pas comment il est fait." AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 280, f. 68. Dans ses "Notes de voyage", S. Zorine accusa quant à lui Mougin d'être, avec les "cléricaux", le principal responsable de l'interdiction du congrès du Parti communiste populaire.

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prolétarienne des autorités kémalistes, accusera le colonel Mougin d'avoir tenté de le faire assassiner, dénoncera les visées du gouvernement d'Ankara sur les territoires russes de Transcaucasie, taxera les dirigeants turcs de collusion avec les impérialistes et, pour finir, plaidera en faveur du renforcement de l'Armée rouge, seul appui de la politique des Soviets, en Orient comme en Occident1. Singulier son de cloche, à une époque où l'on ne parlait encore, de part et d'autre, que d'amitié et de fraternité. De toute évidence, Sadoul n'avait guère mesuré la portée de ses propos. Lui en fit-on reproche ? Il n’allait pas tarder, en tout état de cause, à faire machine arrière. Dans un long "Appel" publié dans YHumanité au début du mois d'octobre, il retrouvera les fastes de la rhétorique officielle. Il exaltera le courage des travailleurs turcs luttant pour la liberté, vantera les vertus de l'alliance turco-soviétique et invitera les ouvriers de France et de Grande-Bretagne à appuyer de toutes leurs forces le combat mené par le gouvernement d'Ankara contre l'impérialisme2. Les désagréments du voyage en Turquie semblaient définitivement oubliés. C'est qu'à Moscou on ne parvenait pas à se faire à l'idée d'un renversement des alliances. À cause des Détroits, à cause aussi de la relative instabilité de la situation dans les territoires transcaucasiens et dans les autres régions musulmanes d'obédience soviétique, il fallait à tout prix conserver la bonne entente avec Ankara. Une fois de plus, l'Internationale devait se résoudre à passer l'éponge.

3. Le mouvement communiste en Cilicie Ankara ne détenait pas le monopole du communisme. Nous avons vu plus haut qu'avaient participé au congrès du Halk iştirakiyyûn fırkası plusieurs délégués mandatés par des groupes de province. Des noyaux de militants existaient à Eskişehir, Kayseri, Adana, Mersin et aussi, selon toute vraisemblance, dans l'est du pays et dans certaines villes du littoral pontique3. Mais, dans l'état actuel de la documentation, la plupart de ces organisations de la "périphérie" échappent totalement à notre investigation. Seul émerge quelque peu de l'ombre le groupe communiste de Cilicie. Nous en sommes redevables, pour l'essentiel, aux télégrammes et aux rapports adressés au Quai d'Orsay, à partir de la fin du mois d'avril 1922, par le consul de France à Adana, Osmin Laporte.

1Cette interview est résumée par Mougin dans un télégramme en date du 29.X.1922 adressé au Quai d'Orsay. AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, Turquie, vol. 280, ff. 66-67. 2"La victoire des Turcs est une défaite de l'Impérialisme", L'Humanité, 13.X.1922, p. 1. 3D’après D. Şişmanof, op. cit.f il y avait en Anatolie, à l'époque qui nous occupe, douze organisations communistes, disséminées dans des villes telles que Ankara, Sivas, Eskişehir, Kastamonu, Samsun, Konya, Bolu, etc. Il se peut que certaines de ces organisations n'aient jam ais existé que sur le papier. Seule une étude approfondie de la presse locale (malheureusement très difficile à réaliser, car le dépôt légal n'était pas encore institué en Turquie au moment de la lutte pour l'Indépendance) pourrait — à défaut d’archives nouvelles — nous permettre de clarifier un tant soit peu les choses.

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À quel moment les idées subversives commencèrent-elles à s’implanter en territoire cilicien ? Nous n'en savons rien. La seule chose dont nous soyons à peu près sûrs c'est qu'une organisation communiste existait dans cette région au début de l’année 1922. Occupée par les Français au lendemain de l'armistice de Moudros, la Cilicie s'était trouvée pendant près de trois ans — jusqu'à l'accord franco-turc d'Ankara du 20 octobre 1921 — aux avant-postes de la lutte contre l'impérialisme occidental1. Le communisme constituait-il ici un reliquat de cette période troublée ? Peut-être. Il n'est pas impossible notamment que les "brebis galeuses" des forces d'occupation aient contribué à diffuser les mots d'ordre révolutionnaires dans les couches éclairées de la population locale. Mais nous ne disposons d'aucun indice qui nous permette d'étayer une telle hypothèse. D'après Osmin Laporte, il y avait en Cilicie deux groupes de militants qui entretenaient entre eux des relations étroites. L'un était basé à Mersin, le principal port de la région, l'autre à Adana2. Le groupe de Mersin était, semble-t-il, relativement modeste, mais il disposait d'un sérieux atout. Un de ses principaux animateurs, un certain Ata Çelebi, possédait en effet un "journal populaire", le Doğru Öz (La Vérité), qui, à mots plus ou moins couverts, défendait des opinions avancées. À Adana, la capitale administrative de la province, les militants avaient surtout l'avantage du nombre. Ils étaient une trentaine et avaient réussi, en outre, à noyauter diverses organisations ouvrières, en particulier la "société des mécaniciens". Selon toute apparence, il s'agissait d'un groupe passablement hétérogène au sein duquel (comme très probablement dans la plupart des autres organisations communistes d'Anatolie à cette époque) figuraient côte à côte d'authentiques partisans du bolchevisme et toutes sortes "d'opportunistes" — pour l’essentiel d'anciens membres du Comité "Union et Progrès". Il avait à sa tête un riche négociant, unioniste notoire, Tevfik bey. Celui-ci était secondé par plusieurs publicistes (peut-être des collaborateurs d'Ata Çelebi), un avocat, Tahsin bey, et enfin un jeune ingénieur formé en Allemagne pendant la guerre, Celaleddin bey, directeur dans une des principales entreprises textiles de la région. Ce Celaleddin bey était sans doute un de ces nombreux "spartakistes" qui avaient regagné la Turquie au début de l’été 1919. Certains d'entre eux, nous l’avons vu, avaient fondé à Istanbul le "Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs de Turquie". D'autres s'étaient rendus en Anatolie et avaient participé, ici et là, à la diffusion des doctrines révolutionnaires.

*11 ne nous appartient pas de nous étendre ici sur les événements de Cilicie. Nous renvoyons par exemple à l'ouvrage — très partial mais circonstancié — de P. du Véou, La Passion de la Cilicie, 1919-1922, nouvelle éd., Paris, 1954. 2A M A E F , série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 279, ff. 70 et sv., rapport en date du 2. VI.1922.

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Pendant plusieurs mois, aucun des deux groupes ne semble avoir attiré l’attention des autorités. À Mersin comme à Adana, les militants étaient demeurés dans l'ombre, se contentant apparemment "d'échanger des idées" entre eux. Ce n'est que vers la mi-mai 1922 que le Quai d'Orsay sera avisé de l'existence de Tevfik bey et de celle de ses camarades. Quelques semaines auparavant, dans les derniers jours du mois d'avril, une mission soviétique était arrivée à Adana. D'après le consul Laporte, c'est de ce côté là qu'il fallait chercher la véritable origine du mal1. En principe, les envoyés de la République des Soviets étaient venus pour "étudier les ressources économiques de la province". Dès leur arrivée, ils étaient entrés en contact avec les différents organismes locaux chargés de l'agriculture, du commerce, des mines et forêts, de l'instruction, etc. Mais nul n’ignorait que leur tâche essentielle était en réalité de jeter les bases d'un centre de propagande. Ce n'était pas seulement la Cilicie qui était visée, mais aussi, selon toute apparence, le Kurdistan, la Mésopotamie et, surtout, la Syrie sous mandat français. La mission, qui n’était en fait qu'une avant-garde (on attendait encore une quinzaine d'auxiliaires) se composait de quatre personnes. Il y avait là le professeur Gollmann, qualifié pour l'occasion de "recteur d'Université", un musulman d'Azerbaïdjan Ahmed Nur Ismailof, son épouse Fatima Nimet Hanım — qui faisait sensation à Adana, car elle se promenait dans les rues de la ville sans ç a r ş a f —, et enfin un jeune secrétaire de 29 ans, Jacques Raewski. Bien que présenté comme une figure subalterne, ce dernier était peutêtre le véritable patron de la mission. Originaire de Nijni-Novgorod, il avait milité dès l'âge de seize ans au sein de la section locale du parti socialdémocrate russe. Condamné en 1910 à une lourde peine de prison, il avait réussi à s'évader, était passé à l'étranger et, durant ses années d'exil, avait fait la connaissance de Boukharine et de Trotski. Après la Révolution d'Octobre, il avait été nommé président du tribunal révolutionnaire de Samara, puis commissaire politique auprès d'une division sur le front contre Denikine. Au cours de la guerre civile, il avait perdu successivement deux femmes, avait condamné à mort un de ses beaux-frères et, dans l'exercice de ses fonctions, s'était trouvé dans l'obligation de prononcer la socialisation des biens de sa propre famille. C'est apparemment pour le consoler de tous ces malheurs qu’on l'avait envoyé changer d'air en Asie mineure2.

^ ’arrivée de la mission soviétique à Adana fut signalée au Quai d'Orsay dès le 29 avril (AMAEF, ibid.f f. 27). Mais Laporte attendit encore quelques jours avant de présenter un rapport détaillé à ses supérieurs. ^Ibid., lettre de Laporte en date du 2 mai 1922, ff. 28-29 et note d'information du 2 juin, ff. 6769.

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Peu de temps après l’arrivée de la mission soviétique à Adana, le général Gouraud, Haut-commissaire de la République française en Syrie, avait demandé à Laporte d'intervenir auprès du gouverneur de la province, Hamid bey, pour que des mesures soient prises contre la propagande bolchevique en Cilicie. Les Français étaient inquiets. Il semblait peu probable que le bolchevisme pût faire de réels ravages dans la région, mais les agitateurs à la solde de Moscou étaient capables de s'infiltrer dans les territoires avoisinants, ils pouvaient arroser de subsides les mécontents de tous bords, encourager les menées révolutionnaires des "mauvais éléments", provoquer en un mot toutes sortes de désordres. Face à ces observations, Hamid bey s’était montré rassurant. Il avait certifie à Laporte que "ces gens ne tarderaient pas à connaître la véritable opinion de la population à leur égard"1. Il en avait vu d'autres et savait comment s’y prendre avec les communistes. C’est lui qui avait été chargé, alors qu'il se trouvait en poste à Erzurum, d'empêcher Mustafa Suphi et ses camarades de se rendre à Ankara2. Si cela s'avérait nécessaire, on utiliserait la même méthode. Du reste, ses hommes étaient déjà à l'œuvre. Cependant, malgré les assurances données par le gouverneur, la mission soviétique avait persisté dans ses agissements. Les militants autochtones, de leur côté, avaient continué à s'organiser. À partir de la fin du mois de mai, les missives adressées au Quai d'Orsay se feront de plus en plus alarmantes. Désormais, plusieurs fois par semaine, Raewski et les siens réunissaient dans les locaux de la mission une vingtaine de personnes gagnées à leur cause. Quant au groupe de Tevfık bey, il ne cessait de prendre de l’importance. Il recrutait notamment dans les milieux ouvriers et s'efforçait d’organiser divers syndicats afin que les travailleurs de Cilicie pussent agir de manière efficace "pour l'indépendance économique de la Turquie"3. Singulièrement, alors qu’il eût été de bonne politique de ne rien faire ou dire qui pût heurter les sentiments religieux de la population, la propagande du groupe était placée, pour une bonne part, sous le signe de la lutte contre le fanatisme islamique. D’après Laporte, une des revendications essentielles de Tevfık bey et de ses acolytes était de pouvoir manger et boire à leur guise dans les établissements publics pendant le mois de ramazan. Il leur semblait inadmissible que la police eût le droit d'intervenir dans les restaurants et les cafés pour empêcher de servir les libre-penseurs4.

^Ibid., lettre du 2 mai, f. 29. 2En ce qui concerne le rôle joué par Hamid bey au moment de l'assassinat de Mustafa Suphi, cf. supra notre article sur Mustafa Suphi. 3AMAEF; ibid., note d'information du 2 juin, f. 70. 4AMAEF, lac. cit.

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Mais, tout compte fait, ce n'était là que vétilles. Ce qui tracassait surtout le consul de France à Adana et ses supérieurs du Haut-commissariat, c'était les diverses calomnies qui, depuis quelque temps, circulaient dans la région sur le compte des troupes françaises de Syrie. Celles-ci, disait-on, avaient reçu l'ordre d'inoculer la syphilis aux populations indigènes. Chaque fois qu'une opération de répression était engagée, l'élément masculin devait être systématiquement exterminé, les femmes violées. Le but poursuivi par la France était de briser l'ancienne Syrie et de faire de ce pays une colonie de peuplement. Et autres allégations du même genre. Aux yeux de Laporte, l'origine de toutes ces abominations ne faisait aucun doute : la mission soviétique et son appendice naturel, l'organisation communiste de Cilicie1. Il y avait dans les bataillons de la Légion étrangère cantonnés en Syrie de nombreux officiers et soldats russes ayant appartenu jadis aux forces de Denikin ou de Wrangel. Démoralisés par les diverses vicissitudes auxquelles ils avaient été exposés, ces légionnaires ne risquaient-ils pas de constituer une proie particulièrement facile pour les propagandistes venus de Cilicie ? Déjà un certain nombre de désertions avaient été enregistrées. Le danger était grand de voir les transfuges se muer à leur tour en agitateurs et "nantis de sommes rondelettes, aller conquérir au bolchevisme les colonies russes de Sofia et de Belgrade"2. Heureusement qu'en Cilicie la "mafia" anti-soviétique veillait. Les "russes blancs" établis dans la région avaient mis sur pied une équipe de dixsept "frères exécuteurs". Ceux-ci étaient chargés de châtier les traîtres et s'étaient déjà signalés par plusieurs exploits3.

^AMAEF, ibid., note d'information du 2 juin, ff. 72-74. 2AMAEF, ibid., note d'information du 2 juin, f. 75. 3AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 281, lettres de M. Barthe de Sanfort, consul de France, en date du 29.X.1923, ff. 34-38, et du 11.X IU 92 ff. 72-73. La lettre du i l décembre nous laisse quelque peu perplexe : "Dans mon rapport n° 49 du 29 octobre dernier au sujet des menées bolcheviques en Cilicie, je mentionnais qu'un propagandiste extrêmement habile et dangereux, résidant à Tarsous, Isaac Beyli, était sur le point de passer en Syrie. "Grace aux dispositions prises par les agents de la "mafia" anti-soviétique qui opèrent ici, cet individu a été supprimé au moment où il allait franchir la frontière, accompagné d'un affidé turc, Moustapha Ali, connu dans les milieux bolcheviques sous le surnom de "Koutchka". L'un et l'autre ont été poignardés pendant leur sommeil au sud de Deurt-Yol, par un nommé Sopronoff, ancien colonel de la Garde Impériale Russe, qui est un des 17 "frères exécuteurs" du "Comité de la Croix Russe". "Cette association secrète travaille en Cilicie depuis le mois de mai 1922. Elle a réussi à faire disparaître 25 agents des Soviets et à s'emparer de sommes et de documents importants, qui ont été envoyés à Belgrade, via Ismidt et Constantinople. "L'année dernière elle a provoqué l'assassinat, dans la région de Trébizonde, d'une mission bolchévique composée de 63 persones qui, sous prétexte d'étudier un projet de route entre Samsoun et Trébizonde, était destinée à la propagande. Des bandes de Tcherkesses, postées sur te trajet des voyageurs, ont successivement fusillé tous les membres de la Mission. "Le but immédiat de cette propagande serait de fomenter des troubles intérieurs en exploitant les divisions créées dans le pays par la mégalomanie de Moustapha Kemal."

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Ce n'est que vers le milieu de l'été que les Français commenceront à se rasséréner. Depuis que Rauf bey avait été désigné comme Premier Ministre par la Grande Assemblée Nationale, il n'y avait plus rien à craindre du côté d'Ankara. Les télégrammes que le colonel Mougin envoyait de la capitale de la nouvelle Turquie se faisaient de plus en plus rassurants. Le gouvernement anatolien avait de toute évidence tourné le dos aux Bolcheviks et ne songeait désormais qu'à trouver un terrain d'entente avec l'Occident. Sur place, en Cilicie, les représentants de la République des Soviets semblaient, de leur côté, avoir mis de l'eau dans leur vin. La propagande anti-française avait progressivement faibli et Raewski était allé jusqu'à soutenir que la Russie et la France visaient en Orient, par des voies différentes, à un même objectif : refaire une Turquie viable1. Cependant, ni la mission soviétique, ni l'organisation turque ne donnaient l'impression de vouloir véritablement décrocher. Au fil des mois, les Russes s'étaient faits au contraire de plus en plus envahissants, un nombreux personnel était venu s'adjoindre au petit noyau initial, une agence du Vnechtorg, puis un consulat avaient été installés à Mersin. Quant aux militants turcs, ils faisaient mine d'ignorer les avertissements dispensés par le gouvernement de Rauf bey et persévéraient dans leur prosélytisme. Au cours du mois d'août, ils avaient eu l'occasion de manifester leur indocilité d'une manière éclatante. Alors que les autorités venaient d'interdire le congrès organisé par les dirigeants du parti communiste populaire, ils n'avaient pas hésité à dépêcher plusieurs délégués vers Ankara, passant outre aux injonctions de la police locale. Au demeurant, bien leur en avait pris, car un de leurs représentants, Ata Çelebi, s'était imposé comme une des figures dominantes du congrès et avait été élu au Comité Central du parti2. C'est au début du mois d'octobre que l’organisation cilicienne allait connaître les moments les plus marquants de son histoire. À cette époque, le groupe d'Ankara se trouvait déjà dans une situation extrêmement précaire. Depuis que les forces turques étaient entrées dans Smyme (9 septembre 1922), l'intransigeance du gouvernement à l'égard des protégés de la République des Soviets s'était accentuée. Vers la mi-septembre, Nazım bey avait été contraint de mettre fin à la parution du Yeni Hayafi. De toute évidence, l’orage n'allait 1AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 279, ff. 202-205, télégramme de Laporte en date du 8.1X.1922. 2D. Şişmanof, op. cit., p. 84. **Cest, semble-t-il, un article injurieux à l'égard de Rauf bey, "Baş vekilin ensesine bir tokat". (Une claque sur la nuque du Premier Ministre) dû peut-être à la plume de Nizameddin Nazif, qui avait provoqué l'interdiction du journal. F. H. Tökin, Türk Tarihinde Siyasî Partiler ve Siyasî Düşüncenin Gelişmesi. 1839-1965 (Les partis politiques et l’évolution de la ponsée politique

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pas tarder à éclater. En G lide, par contre, en raison peut-être de l'éloignement du pouvoir central, les choses se présentaient sous un jour nettement plus favorable. Ainsi, le journal d'Ata Çelebi, le Doğru Öz, continuait de paraître. Par ailleurs, les efforts dépensés depuis plusieurs mois dans le domaine syndical venaient de porter leurs fruits. Avec l'aide d'un camarade venu d'Ankara, Affan Hikmet, les militants ciliciens avaient réussi à jeter les bases d'une importante confédération régionale du travail. Ijo 6 octobre, cette toute jeune organisation tint à Mersin son premier congrès. Ce fut un indéniable su c c è s1. Il y avait là, au grand complet, le Comité Central du parti communiste populaire et une quarantaine de représentants du prolétariat anatolien. On réclama la journée de huit heures, le salaire minimum garanti, les congés payés, l'institution de contrats de travail collectifs et toute une série d'autres mesures économiques et sociales. D'autre part, comme lors du congrès d'Ankara, les délégués se préoccupèrent surtout de déterminer quelle devait être l'attitude de leur mouvement face au pouvoir. Au cours de la précédente réunion, les responsables du parti avaient opté pour la concorde. Mais à présent que la situation tournait de plus en plus à l'aigre, il était difficile de continuer à encaisser. Le congrès élabora une résolution comminatoire : le gouvernement de Rauf bey était sommé de renoncer à sa politique antiprolétarienne, sans quoi "la classe ouvrière qui avait perdu tant de fils dans la lutte contre l'impérialisme occidental (...) se trouverait dans l'obligation de ne plus lui apporter son soutien"2. C'était une menace non voilée de sédition. Simple bluff ? Très probablement. Mais il se peut aussi que les communistes de Cilicie aient réellement cru qu'il leur était possible de faire fléchir les autorités. N’avaient-ils pas derrière eux le prolétariat du monde entier ? Ils durent bientôt reconnaître, quoi qu'il en soit, qu'il n'était pas aisé d'effaroucher le gouvernement d'Ankara. Pendant près d'un an, celui-ci s'était vu contraint de tolérer l'existence de groupuscules subversifs dans les territoires qu'il contrôlait. À présent que la guerre était finie, que le sort du pays ne dépendait plus de l'arrivée des armes et de l'or russes, il avait les mains libres. Rien ne pouvait plus l'empêcher de sévir.

1L. D., "Pervaja konferencija predstavitelej fabrik i zavodov Kilikii" (La première conférence des représentants des fabriques et usines de Cilicie), Krasnyj International Profsojuzov, n° 12, 1922, pp. 1145-1147 ; R. P. Komienko, R aboéee dviienie v Turcii 1918-1963 gg. (Le mouvement ouvrier en Turquie. 1918-1963), Moscou, 1965, pp. 41-42. 2"Pervaja konferencija..." loc. cit.

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4. L'épilogue Le 11 octobre 1922, İsmet pacha du côté turc, les généraux Harrington, Charpy et Monbelli du côté de l’Entente signaient, au terme de négociations difficiles, l’armistice de Mudanya. L'armée grecque s'était déjà retirée d’Anatolie. Sous la pression des Alliés, elle devait désormais évacuer la Thrace dans les quinze jours. Le gouvernement d’Ankara se voyait autorisé à assurer l'ordre dans cette province en y envoyant un contingent de gendarmerie de 8 000 hommes. Jusqu'à la conclusion de la paix, la France, l'Angleterre et l'Italie se réservaient le droit de conserver des troupes le long du Bosphore et des Dardanelles, mais l'administration civile de ces régions revenait aux Turcs. Le 13 octobre, le gouvernement hellénique, dont le répresentant à Mudanya, le général Mazarakis, s'était aupavant rebellé contre les décisions prises par les délégués de l'Entente, acceptait de ratifier le traité sans condition. Le 19, un des plus proches collaborateurs de Mustafa Kemal, Refet pacha, arrivait à Istanbul à bord du vapeur Gülnihal et prenait possession de la ville. La longue lutte menée par les Kémalistes pour l'indépendance de la Turquie touchait enfin à son dénouement. Ce sont ces jours de triomphe et d'allégresse que les autorités choisirent pour donner l'assaut aux "éléments indésirables". Vers le 15 octobre, alors qu'à travers tout le pays on célébrait l'armistice, le Halk iştirakiyyûn fırkası fut dissout. Dans le même temps, la presse annonçait que ses dirigeants étaient accusés de haute-trahison et d'espionnage au profit de la République des Soviets. À Ankara, les premières rafles eurent lieu le 20 octobre. En quelques heures, une soixantaine de personnes furent arrêtées. Parmi les prévenus, il y avait un grand nombre d'ouvriers qui n'appartenaient pas officiellement au parti mais qui étaient connus pour leurs sympathies pro-bolchéviques. A la cartoucherie (c'est là que le coup de filet fut le plus rentable), les interventions de la police furent accompagnées de brutalités et la journée se termina par de violentes bagarres. Moins d'une semaine après — les 24 et 25 octobre — les arrestations s'étendirent au reste du pays. Partout, à en croire le témoignage d’un rescapé, on marquait les suspects d'un coup de rasoir au visage pour qu'on puisse les reconnaître facilement. Toutes les organisations de province furent démantelées. Dans la foulée, les autorités décidèrent également de dissoudre un certain nombre d'associations ouvrières, en particulier la "Confédération des travailleurs de Cilicie" qui venait d'être créée. Au total, plus de 200 militants ou sympathisants auraient été mis sous les verrous. Il y avait dans le lot la plupart des dirigeants du parti. Seuls Salih Hacıoğlu, Nizameddin Nazif, Ziynettulah Naşirvanov et deux ou trois autres personnes échappèrent à la

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purge. Désignés pour représenter le parti au quatrième congrès du Komintern, ils se trouvaient au moment des événements en route pour Moscou1. Les communistes turcs comptaient sans doute sur une massive levée de boucliers en leur faveur. Les partis frères disséminés de par le monde ne manqueraient pas d’intervenir. Pour l’immédiat, ce fut le silence. À Paris, l'Humanité titrait à propos de l'imminente ouverture des négociations de paix et appelait la classe ouvrière à se rassembler autour du slogan "Hands o ff Turkey ". À Moscou, les Izvestiia et la Pravda continuaient d'exalter l'amitié turco-soviétique et se préoccupaient surtout de savoir si la République des Soviets serait admise à participer à la Conférence de Lausanne. Bien qu'il fût marqué du sceau de la "bourgeoisie", le mouvement kémaliste qui pendant tant d'années avait su faire front à l'impérialisme occidental se voyait comblé de témoignages de sympathie. Le 1er novembre 1922, la Grande Assemblée Nationale avait décrété à l'unanimité — il avait fallu que Mustafa Kemal fasse allusion aux têtes qui ne manqueraient pas de tomber en cas de vote défavorable — l’abolition du sultanat. L'événement était de taille et suscita dans la presse communiste d'innombrables commentaires. Face aux multiples succès remportés par la Turquie kémaliste, face aux promesses dont elle s'avérait porteuse, les quelques poignées de camarades incarcérés ne faisaient décidément pas le poids. Ce n'est que vers la mi-novembre que la presse soviétique — aussitôt suivie par divers organes de partis européens — commencera à faire état des persécutions anti-communistes en Turquie. Les choses auraient pu se solder, comme lors des arrestations de 1921, par un simple entrefilet. Ce furent de longs articles en première page de la Pravda et des Izvestiia. On s'explique mal un tel revirement. Pourquoi, après plus de trois semaines de silence, le "crime" perpétré par les autorités turques était-il soudain dévoilé ? On peut supposer que c'était pour la Russie des Soviets une façon de manifester sa mauvaise humeur devant l'évidente désobligeance dont depuis quelque temps le gouvernement de la Grande Assemblée Nationale faisait preuve à son égard. À la fin du mois d’octobre, les Turcs avaient réclamé l’arrêt immédiat des activités du Vnechtorg en Anatolie2. Vers la même époque, un courrier venu 1Notre principale source en ce qui concerne les arrestations d'octobre 1922 est un article paru en première page de la Pravda, le 15.XI.1922 : "Za granicej. Reakcija v Turcii pered Lozannskoj konferenciej" (A l'étranger. La réaction en Turquie à la veille de la conférence de Lausanne). 2S. 1. Aralov, op. cit., pp. 159-162 ; cf. également la note d’Aralov au ministère des Affaires étrangères de la Grande Assemblée Nationale, en date du 26.X.1922, Dokumenty vneshnej politiki SSSR (Documents de politique étrangère de l'U.R.S.S.), vol, V, Moscou, doc. 291, pp. 634-636.

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de Moscou avait été arrêté dans l’est du pays, à Beyazit, et avait été sommé de livrer la valise diplomatique1. Dans les premiers jours de novembre, l'ambassade soviétique à Ankara s'était trouvée dans l'obligation de fermer momentanément son service commercial2. Toutes ces tracasseries — auxquelles s'entremêlaient curieusement des échanges de télégrammes de félicitations et autres civilités — donnaient à penser que la Turquie, à l'heure de Lausanne, s'apprêtait à s'écarter de la voie tracée par le traité d'amitié et de fraternité du 16 mars 1921. En soulevant le problème de la répression en Anatolie, les Bolcheviks entendaient sans doute montrer qu'ils n'hésiteraient pas, si cela s'avérait nécessaire, à procéder eux aussi à une révision de leur politique et à prendre leurs distances par rapport à Ankara. Les premières accusations partirent des Izvestiia, l'organe du Comité exécutif central des Soviets. Dans le numéro du 15 novembre, un article de Yuri Steklov intitulé "Politique aveugle" constituait un réquisitoire en règle contre les agissements du gouvernement anatolien3. D'emblée, Steklov, un des collaborateurs les plus éminents du journal, rappelait la mort tragique de Mustafa Suphi et de ses camarades et laissait entendre que les "Cent-noirs turcs" préparaient de "nouvelles exécutions sommaires". Il accusait ensuite les Kémalistes d'avoir liquidé le mouvement communiste turc pour ne pas être gêné dans leurs tractations avec l'impérialisme international. Il soutenait également qu'en s'en prenant aux représentants des masses laborieuses le gouvernement d'Ankara visait à "reconquérir les bonnes grâces des éléments réactionnaires extrêmes" qui venaient, de leur côté, d'encaisser cette "demimesure" qu'était l'abolition du sultanat. Enfin, dans une longue péroraison — visiblement dictée par les milieux autorisés — il donnait son verdict : "Cette politique des nationalistes d’Ankara ne peut mener à rien de bon. Tant dans le domaine de la politique intérieure que dans celui de la politique extérieure, la tactique adoptée par eux ne peut que leur causer le plus grand mal. En l'employant, ils risquent de perdre la sympathie des masses laborieuses et celle de l'avant-garde consciente du prolétariat, à savoir le parti communiste organisé et ses sympathisants. (...) Le ^ o t e d'Aralov au ministère des Affaires étrangères de la Grande Assemblée Nationale, t .XI. 1922, Dokumenty, vol. V, doc. 300, p. 650. 2Note d'Aralov au ministère des Affaires étrangères du Gouvernement de la Grande Assemblée Nationale, 14.XI.1922, Dokumenty, vol. V, doc. 316, pp. 681-683. 3Une traduction de cet article figure dans les dossiers du Quai d'Orsay. Cf. AMAEF, série E, Levant Î918-1929, Turquie, vol. 280, ff. 112-115. Le publiciste et historien Yuri Steklov (18731941), militant de vieille date du Parti social-démocrate russe, occupait au début des années vingt une place relativement importante dans la hiérarchie soviétique. Il faisait partie de divers organismes politiques et notamment du Comité exécutif central élu par le congrès des Soviets. Après l'arrivée de Staline au pouvoir, il allait se consacrer exclusivement à des travaux "scientifiques", mais il ne put échapper aux grandes purges de 1937-1938.

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gouvernement d'Ankara s'appuie pour l'essentiel sur les ouvriers et les paysans qui composent la majorité de ses troupes. En poursuivant sans pitié les défenseurs de ces masses, les Kémalistes ne feront qu'affaiblir l'enthousiasme national et révolutionnaire du peuple turc et ouvriront la voie à la victoire de la réaction. Au point de vue extérieur, la politique des Kémalistes n'est pas moins insensée. En brisant par ses poursuites le courage du prolétariat et des masses laborieuses turques, en tuant en eux l'esprit révolutionnaire, le gouvernement d’Ankara détruit lui-même les fondements de l'édifice qu’il a élevé et se prépare une défaite inévitable dans la guerre avec l'Entente. Par ailleurs, en mettant hors la loi le parti communiste, il détruit ses bonnes relations avec la Russie soviétique qui est le seul ami fidèle et désintéressé du peuple turc. (...) Le prolétariat russe ne peut pas regarder d'un œil froid les persécutions révoltantes qui viennent s'abattre sur ses camarades dans un pays que jusqu'à présent il soutenait et qu'il est encore prêt à soutenir dans la lutte avec les rapaces mondiaux. Ce n'est pas seulement le parti communiste russe, mais encore tous les ouvriers et tous les paysans russes qui protestent vivement contre la situation impossible qui est faite par la bourgeoisie turque aux communistes et aux prolétaires turcs. Aussi, dans l'intérêt de l'amitié qui s'est créée entre les deux peuples, le gouvernement d'Ankara doit-il une bonne fois pour toutes briser avec cette politique d'anéantissement systématique des communistes turcs, politique avec laquelle jamais la conscience du peuple russe ne saurait trouver d'accommodement." Pour donner plus de poids à cette condamnation, le même numéro des Izvestiia publiait une déclaration du camarade Orhan, présenté comme le secrétaire de la délégation du Parti communiste turc au quatrième congrès du Komintern, et une interview de Salih Hacıoğlu. L'un et l'autre vilipendaient le gouvernement de la Grande Assemblée, dénonçaient la collusion des Kémalistes avec l'Entente et, bien entendu, donnaient force détails sur les tortures que la police turque faisait subir aux militants communistes1. Le lendemain, c'était la Pravda qui ouvrait le feu. En première page, et sur quatre colonnes, un certain R. — sans doute un des membres de la délégation turque au congrès de l'Internationale — racontait par le menu les événements de la fin d'octobre2. Par ailleurs, Georgii Ivanovich Safarov, un spécialiste des questions d’Asie qui se trouvait à cette époque à la tête du département oriental du Komintern, signait, toujours en première page, un éditorial plein de fiel : "Une bêtise criminelle". Pour le fond, c'était le même son de cloche que dans les Izvestiia. Mais dans la forme, Safarov se montrait plus catégorique encore que Yuri Steklov. "C’est plus qu'un crime", écrivait-il 1AMAEF, ibid., note de renseignements du 25.XI.1922, ff. 136-137. 2Cf. supra, note 52.

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à propos de l’attitude des Kémalistes face aux communistes turcs, "c'est une bêtise (...). Malgré l’assassinat perfide de Mustafa Suphi, malgré la création par le gouvernement d'Ankara d'un faux parti communiste policier, malgré bien d'autres vilénies, les militants turcs ont rempli leur devoir dans la lutte contre l'impérialisme conquérant. Et c’est au moment où (...) le peuple turc risque de perdre tous les fruits de sa victoire que Mustafa Kemal s'attelle à l'extirpation du communisme ! Tant d'imbécillité confine à la trahison des intérêts nationaux de la Turquie nouvelle.1" Peu après la parution de ces articles, le débat fut porté devant les délégués rassemblés à Moscou pour le quatrième congrès de l'Internationale communiste. Le 20 novembre, le porte-parole du groupe turc, le camarade Orhan intervint pour dénoncer les cruelles machinations de la bourgeoisie kémaliste et pour proposer qu'une lettre ouverte fût envoyée au peuple de Turquie qui gémissait "sous la dictature de l'impérialisme et du gouvernement de trahison nationale" ainsi qu'aux camarades emprisonnés qui, à l'en croire, attendaient courageusement l'arrivée imminente du grand jour2. Cette proposition fut aussitôt adoptée. Dans un vibrant manifeste adressé aux militants anatoliens, le congrès couvrit d'opprobre les valets de l'impérialisme, exalta les sacrifices consentis par le parti communiste turc dans la lutte pour l'indépendance nationale. Par ailleurs, les camarades incarcérés furent gratifiés, au nom du prolétariat mondial, du cordial salut du Komintern34. Le discours d’Orhan avait été tellement apprécié qu'il fut jugé digne d'être reproduit dans la Pravdcâ. Ce fut également le cas d'un autre réquisitoire de la même veine, celui prononcé par Ahmed Cevad à la tribune de l’Internationale Syndicale Rouge qui se tenait à Moscou en même temps que le congrès du Komintern. Dans ce dernier texte, il était question de 300 arrestations. Cent de plus que dans tous les articles, déclarations et discours précédents. Ahmed Cevad avait apparemment un faible pour les superlatifs. Il n'hésitait pas, dans la même foulée, à soutenir qu'il y avait en Turquie 22 000 ouvriers membres de syndicats affiliés au Profintem5.

1"Prestupnaja glupost'", Pravda, 15.XI.1922, p. 1, col. 1-2. Nous citons d'après la traduction française parue dans La Correspondance internationale, n° 9 3 ,4.XII.1922, p. 713. 2La Correspondance Internationale, supplément n° 40,10.1.1923, p. 9. 3Pour une traduction en anglais de ce manifeste, cf. J. Degras (éd.) op. cit., pp. 380-381. 4 "IV Kongress Komintema" (4ème congrès du Komintern), Pravda, 22.XI.1922, p. 3, col. 7-8. 3 "Il Kongress Profintema" (2ème Congrès du Profintem), Pravda, 25 .XI. 1922, p. 2, col, 7-8.

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Mais au bout d'une dizaine de jours, ces véhéments témoignages de réprobation avaient cessé. De toute évidence, les dirigeants soviétiques, après avoir proféré les avertissements qui s'imposaient, souhaitaient revenir à de bonnes relations avec Ankara. Le 20 novembre avaient commencé les pourparlers de paix de Lausanne. La Russie des Soviets, dont les relations avec les puissances de l'Entente continuaient d'être passablement tendues et qui avait bien failli ne pas être admise à participer aux travaux de la Conférence, devait veiller à ne pas se retrouver totalement isolée face aux autres délégations. La possession des Détroits conférait au demeurant à la Turquie un sérieux charme. Mieux valait sans conteste jouir de son amitié que de son antipathie. Pour dire l'émotion provoquée en Russie par les agissements anti­ communistes du gouvernement d'Ankara, les dirigeants soviétiques avaient eu recours à la plume de militants bénéficiant d'une notoriété certaine, mais somme toute de rang mineur : Yuri Steklov, Georgii Safarov... Lorsqu'il s'agit de ramener le calme dans les esprits, c'est au contraire une personnalité de tout premier plan qui intervint, Karl Radek, un des représentants de la Russie aux pourparlers de Brest-Litovsk, membre depuis 1921 de la "petite commission" (futur Praesidium) du Comité Exécutif de la IIIe Internationale. C'est, une fois de plus, par le biais de la presse que les choses furent réglées. Quelques jours après l'ouverture de la Conférence de Lausanne, alors que les Alliés continuaient à faire la petite bouche devant la participation soviétique aux discussions, Radek publia un copieux article dans la Pravda — article immédiatement repris par divers autres organes communistes — pour justifier le maintien coûte que coûte de l'alliance turco-soviétique. "La Russie Soviétiste", pouvait-on lire au terme d'une véhémente diatribe contre les intrigues de la Grande-Bretagne et de la France en Asie mineure, "a soutenu et continue de soutenir la Turquie, non pas pour les beaux yeux de son gouvernement, mais parce qu'elle considère la victoire de la Turquie comme un facteur important de la révolution en Orient et, par là-même, du renforcement du prolétariat mondial et de la révolution russe. C'est pourquoi elle soutiendra à Lausanne les réclamations légitimes de la Turquie. Les crétins des Internationales 2 et 2.1/2 qui, avec toute la presse capitaliste, crient à la volte-face de la Russie Soviétiste, ne comprennent pas que, dans l'essentiel, notre position est absolument indépendante des manœuvres tactiques ou de la politique intérieure du gouvernement turc. Nous nous élevons contre la politique réactionnaire du gouvernement d'Angora parce qu'elle est nuisible au peuple turc. Mais en dépit de toutes les déviations, de tous les zigzags, la Russie Soviétiste suit la grande voie historique où le prolétariat industriel international peut marcher de conserve avec les

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mouvements de libération des peuples de l'Orient dans la lutte contre le capital mondial."1 C'était, en contrepoids au réalisme politique du gouvernement d'Ankara, la raison d'État soviétique. Il ne restait plus aux rescapés des "persécutions" kémalistes qu'à s'accommoder de la situation. Le Komintern n'allait pas tarder à les y contraindre. Au terme de longues discussions sur la "question d'Orient" — discussions animées par le délégué indonésien Tan Malaka et l'indien M. N. Roy du côté asiatique, Radek et Safarov du côté russe — le quatrième congrès de l'Internationale Communiste décida en effet, à la fin du mois de novembre, de proroger la stratégie élaborée lors des précédents congrès. Les partis communistes des pays coloniaux ou semi-coloniaux furent invités à collaborer, partout où cela s'avérait nécessaire, avec la "démocratie bourgeoise", pour peu que la révolution prolétarienne mondiale — et plus précisément la Russie des Soviets — pût y trouver son compte. Diverses tactiques étaient prévues en fonction des nécessités locales, mais en dernière analyse toutes les compromissions étaient autorisées. S'il le fallait, les communistes pouvaient même collaborer avec les pan-islamistes (alors qu'en 1920 Lénine avait catégoriquement condamné de tels accommodements). En ce qui concerne la Turquie, il ne faisait aucun doute que l'intérêt des masses laborieuses anatoliennes et, dans un autre ordre d'idées, celui de la République des Soviets, premier bastion de la révolution mondiale, passait par la victoire du mouvement de libération nationale. Pour les militants turcs, cela signifiait qu'ils devaient, en dépit de toutes les avanies qu’ils venaient de subir, continuer à appuyer le gouvernement kémaliste. Ce verdict du Komintern — énoncé sous la forme de vastes "thèses générales sur la question d'Orient" — était sans appel2. Bien entendu, il ne s'agissait pas pour autant de renoncer au combat révolutionnaire. Les communistes des pays d'Orient, et notamment les communistes turcs, devaient s'efforcer d'accroître leur influence sur les masses, mener une lutte intransigeante contre l'impérialisme, s'opposer aux éléments socialement et politiquement les plus réactionnaires et enfin faire tout ce qui était en leur pouvoir pour défendre les intérêts de classe des travailleurs3. Mais İMKonferencija v Lozanne" ÇLja conférence de Lausanne), Pravda, 22.XI.1922, p. 1, col. 1 à 4. Nous citons d'après la traduction française parue dans La Correspondance Internationale, 93, 4.XII.1922, pp. 708-709. 2Cf. Manifestesj thèses et résolutions des quatre premiers congrès..., op. c i t pp. 174-178. 3Ibid., p. 177 (thèse sur le front anti-impérialiste unique).

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il leur fallait s'armer de patience et de persévérance. La voie qui menait à la lutte finale était longue et semée d’embûches. Lors des débats sur la question d'Orient, Radek, un des principaux promoteurs, avec Tan Malaka, de la ligne modérée adoptée par le Congrès, n'avait pas hésité à manifester son scepticisme quant à leurs chances réelles de succès : "It's a long way to Tipperary.1" Derrière ce désabusement paré de désinvolture, c’était déjà le "socialisme dans un seul pays" qui se profilait. * *

*

L’histoire du Hcdk iştirakiyyûn fırkası s'achève en octobre 1922. Bien que cette organisation eût pu, comme elle l’avait fait par le passé, attendre des jours meilleurs pour refaire surface, ses dirigeants préférèrent mettre définitivement fin à ses activités. Désormais, il n'y avait plus en Turquie qu’un seul parti affilié à l’Internationale, le "Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs" dont le siège se trouvait à Istanbul. Cette simplification de l'ossature du mouvement communiste turc n’était sans doute pas pour déplaire au Komintern. Dès les "21 conditions d'admission des Partis dans l'Internationale Communiste", conditions élaborées lors du Deuxième Congrès, l'accent avait été mis à Moscou sur la nécessité d'appliquer avec rigueur le principe de la centralisation démocratique. Fractionnés en plusieurs groupes plus ou moins autonomes, les militants turcs avaient été plusieurs fois rappelés à l’ordre — notamment par le biais de Mustafa Suphi en septembre 1920 — mais n’avaient guère réussi jusque-là à mettre sur pied une organisation unique. À présent que par le traité de Mudanya les deux Turquie, celle de Mustafa Kemal et celle du gouvernement d'Istanbul, se trouvaient enfin en passe d'être réunies, rien ne justifiait plus le maintien d'un mouvement pluricéphale. Les rafles d'octobre avaient sévèrement frappé le communisme anatolien. Parce qu'il se trouvait en territoire "privilégié", le groupe d'Istanbul était demeuré intact. C'était, dès lors, tout naturellement à lui que devait revenir la charge de recueillir l'héritage. Les circonstances avaient tranché.

1H. Carrère d'Encausse et S. Schram, Le marxisme et l'Asie. 1853-1964, Paris, 1965, p. 266. Les auteurs se réfèrent au Bulletin du IVème Congrès de l'Internationale Communiste. Pour une version quelque peu "expurgée" de l'intervention de Radek, cf. La C orrespondance Internationale, supplément n° 41,12-1.1923, pp. 11-12.

SOCIALISME ET MOUVEMENT OUVRIER EN TURQUIE A U LENDEMAIN DE L'ARMISTICE DE M UDANYA

Au lendemain de l'armistice de Mudanya, la Turquie kémaliste aborde un moment capital de son histoire. Les succès militaires remportés par les troupes anatoliennes au cours de l'été 1922 ont obligé les Alliés à mettre fin à la guerre. Il s'agit à présent pour le gouvernement d'Ankara de gagner la paix. Pendant plusieurs mois, de novembre 1922 à juillet 1923, le pays vivra à l'heure des pourparlers de Lausanne. Face aux exigences de l'Entente, İsmet pacha, le président de la délégation turque à la Conférence de la paix, devra faire preuve, pour sauvegarder les intérêts de la Turquie, d'une inébranlable obstination. Il finira par avoir les diplomates alliés à l'usure. Le document signé à Lausanne le 24 juillet 1923 constitue l'acte de naissance d'une Turquie nouvelle, pleine de vigueur, débarrassée des multiples servitudes que les Puissances avaient prétendu lui imposer par le traité de Sèvres. Désormais, au prix de quelques concessions, le pays pourra se targuer de disposer de sa pleine souveraineté, à l'intérieur de frontières sûres. Les capitulations sont abolies, les troupes de l’Entente doivent incessamment évacuer Constantinople et les Détroits, la question des dettes est partiellement résolue1. Pendant qu’à Lausanne les représentants des puissances belligérantes édifient pierre à pierre les fondements d'une paix durable, le gouvernement de la Grande Assemblée s'aventure, parallèlement, sur le chemin des réformes économiques et politiques. 1923 se présente à cet égard comme une année décisive. Dès le mois de janvier, Mustafa Kemal et certains de ses proches collaborateurs appellent à la mobilisation économique et annoncent la tenue imminente d'un grand congrès chargé de définir les lignes directrices de la nouvelle politique financière, commerciale, et industrielle du pays. Vers la même époque, le groupe kémaliste au sein de la Grande Assemblée s'efforce de consolider ses positions en jetant les bases d'une vaste organisation de masse — le futur Parti du Peuple (Halk Fırkası). Dans les mois qui suivent, les 1Les pourparlers de Lausanne ont suscité une abondante littérature. Pour un bref aperçu d'ensemble, cf. J. Deny et R. Marchand, Petit Manuel de la Turquie nouvelle, Paris, 1933, pp. 128-134.

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projets, les initiatives se multiplient. La dissolution de l'Assemblée, en avril, et les opérations électorales qui débutent peu après laissent présager, à plus ou moins brève échéance, des transformations fondamentales dans la vie politique de la Turquie naissante. Le 29 octobre 1923, les jeux sont faits : forçant la main de la Grande Assemblée Nationale, Mustafa Kemal fait proclamer la République. Durement touchée par les mesures répressives d’octobre 1922, les groupuscules de gauche sont encore, au début de 1923, en pleine période de convalescence. Ils vont néanmoins s'efforcer de tirer profit de la nouvelle conjoncture. Désormais, dûment morigénés par le Komintern, les communistes turcs ont pris conscience de leur faiblesse. Ils se réorganisent, ils font de leur mieux pour restaurer leurs réseaux de propagande, mais, par ailleurs, ils ne cessent de proclamer leur soutien au programme de reconstruction nationale élaboré par le gouvernement "bourgeois" d’Ankara. C'est surtout du côté du monde ouvrier que se succèdent, tout au long de l'année 1923, les événements marquants. Il semble que le projet de congrès économique lancé par les autorités kémalistes ait servi de catalyseur. Dès l'annonce de cette manifestation, les organisations ouvrières et artisanales sortent de leur torpeur, cherchent à se regrouper, établissent des listes de revendications, s'insurgent contre l'ancien ordre des choses. Cette effervescence débouchera, à partir du début de l'été 1923, sur un vaste mouvement de grèves conduit contre les entreprises étrangères, présentées comme les principales responsables de la détresse du prolétariat turc. Depuis le sévère coup de semonce adressé par le gouvernement d'Ankara aux milieux extrémistes d'Anatolie, le Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs installé à Istanbul représente la seule organisation de gauche officiellement tolérée par les autorités. Certes, bon nombre de groupuscules anatoliens ont réussi tant bien que mal à échapper au naufrage. Dans les mois qui suivent les arrestations d'octobre 1922, plusieurs noyaux subversifs se signalent encore, en divers points de l'Asie mineure, à l'attention des services de renseignements alliés. Mais, désormais, c'est bien l'ancienne capitale de l'Empire ottoman qui constitue, conformément aux directives du Komintern, le centre de gravité du mouvement communiste turc. Il s'agit là d'une situation on ne peut plus logique. En effet, malgré la progressive émergence, au cœur de l'Anatolie, d'une nouvelle métropole, Constantinople — qu'il faudra bientôt s'habituer à ne désigner que sous le nom d’Istanbul — demeure au début des années vingt, et pour longtemps encore, le principal centre intellectuel du pays. C'est aussi, avec ses innombrables boutiques d'artisans, ses industries

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alimentaires, ses tanneries, ses ateliers de manipulation de tabac, ses entreprises textiles, ses savonneries, ses chantiers navals, ses installations portuaires et ferroviaires, la plus importante des agglomérations "prolétariennes" du Proche-Orient. Ici, la greffe a assurément quelques chances de réussir, alors que partout ailleurs, dans la conjoncture de l'époque, le communisme ne peut postuler tout compte fait qu'à une présence symbolique. L'espace de temps qui va de l'ouverture de la conférence de Lausanne à la proclamation de la République1 s'inscrit dans les annales de la gauche turque comme une période de relative tranquillité. La question qui se pose, au moment où l'administration civile kémaliste s'installe à Istanbul, est évidemment de savoir quelle sera la durée du sursis accordé par le gouvernement aux militants rassemblés autour de Şefik Hüsnü. Une première fois, vers la mi-mars, puis à nouveau, à l'occasion du 1er mai 1923, les autorités estimeront devoir procéder à des arrestations. La presse soviétique, toujours prompte à dramatiser, parlera de "terreur blanche". Il ne s'agira pourtant que d'une fausse alerte. Les choses se termineront par un non-lieu. Selon toute apparence, personne à Ankara ne prend véritablement au sérieux cette poignée d'intellectuels dont les exercices de style ne touchent qu'une infime partie de la population. Pour l'heure, le Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs est toléré. * *

*

L Un nouveau départ Les rafles d'octobre 1922 n'ont atteint, nous l'avons déjà souligné, que l'Anatolie. Toutefois, il semble que les milieux extrémistes d'Istanbul se soient laissés impressionner par cette soudaine bourrasque. Au moment même où la répression bat son plein en territoire anatolien, on assiste sur les rives du Bosphore à une curieuse débandade. Les propagandistes à la solde de la délégation commerciale russe se volatilisent, les divers groupuscules disséminés à travers la ville font le mort, les éditeurs d 'Aydınlık préfèrent mettre provisoirement fin à la parution de leur revue. Le gouvernement du sultan a contribué à semer le désarroi en prenant la décision, avant de passer la main aux Kémalistes, d'interdire l'Union Internationale des Travailleurs de Serafim Maximos et l'Association ouvrière de Turquie, coupables d'avoir manifesté trop ouvertement leur enthousiasme pour la victoire remportée par ^ o u r un aperçu d’ensemble sur les événements de l'année 1923, cf. par exemple Lord Kinross, Atatürk. The Rebirth o f a Nation, Londres, 5ème éd., 1971, pp. 240-383.

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le front anti-impérialiste1, l^es principaux dirigeants de ces deux organisations rattachées à l'Internationale Syndicale Rouge sont en fuite. Serafim Maximos s’est réfugié en Grèce. Gunsberg, un des pionniers du communisme constantinopolitain, a opté pour la Russie. Le rédacteur en chef d'Aydınlık, Sadrettin Celâl, et quelques autres ont battu en retraite vers la Crimée2. Ce reflux allait cependant être de courte durée. Serafim Maximos, Gunsberg et les autres leaders communistes — qui ont profité des circonstances pour se rendre au IVe congrès du Komintern — ne supporteront l'exil que pendant quelques semaines. Dès la fin de l'année, ils sont à nouveau à Istanbul. Désormais, jusque vers la mi-mars, les autorités kémalistes — qui venaient pourtant de donner libre cours aux préventions qu'elles éprouvaient vis-à-vis du communisme — laisseront faire les trublions sans broncher. C'est que, au lendemain de l'ouverture de la conférence de Lausanne, il a fallu, une fois de plus, se résoudre à jouer la carte de l'amitié turco-soviétique. À Lausanne, les négociations de paix ont commencé dans un climat tendu. Les diplomates de l'Entente, lord Curzon en tête, le prenaient de haut. Ils entendaient contraindre le gouvernement d'Ankara à reconnaître certaines clauses du traité de Sèvres et à accepter la tutelle des Puissances alliées. Pour ne pas se retrouver isolée, la Turquie s'est vue dans l'obligation de se rapprocher de la République des Soviets. Comme par le passé, cette amélioration des relations entre les deux pays a aussitôt entraîné un spectaculaire revirement dans l’attitude du pouvoir à l'égard des agitateurs et des militants communistes. Le deuxième bureau du corps d'occupation français et Inintelligence service feront état d’une nette reprise de l'agitation révolutionnaire à Istanbul dès les premiers jours de 1923. À partir de ce moment, et pour quelques mois encore, les notes d'information alarmantes ne cesseront pas de s'accumuler. Comme par le passé, une hantise : les "agents bolchevistes". Les Alliés se méfiaient surtout de la Délégation commerciale russe, qui depuis près de deux ans représentait la République des Soviets dans la capitale ottomane. En juin 1921, une opération de police montée par les Anglais avait révélé que cette délégation était en réalité un important centre d'agitation et qu'elle jouait

1G. S. Harris, The Origins o f Communism in Turkey, Stanford, 1967, p. 119. 2 D'après un rapport du gouverneur d'Istanbul au ministère de l'Intérieur, cité par Fethi Tevetoğlu, Türkiye'de Sosyalist ve Komünist faaliyetler (Les activités socialistes et communistes en Turquie), Ankara, 1967, p. 387.

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un rôle primordial dans la diffusion des mots d'ordre venus de Russie1. À la suite du coup de filet britannique, Bronislav Koudish, le chef de la mission, avait été contraint de quitter son poste. Mais il n’avait pas tardé à être remplacé par un certain Zolotareff, un homme du Parti connu pour ses talents de propagandiste2. Au début du mois de février 1923, une autre implantation soviétique commencera également à retenir l’attention des services de renseignements de l’Entente. Il s’agira cette fois d’une sorte de représentation consulaire conduite par un ancien collaborateur de Raewski en Cilicie, J. Salkind3. Si l’on en croit les documents dont nous disposons4, la propagande menée par ces deux délégations était essentiellement destinée aux Russes blancs encore nombreux à Istanbul. Les acolytes de Salkind et de Zolotareff avaient, semble-t-il, pour principale mission de se mêler aux émigrés et de les inciter à rentrer en Russie. Un des buts de l’opération était de démanteler les officines d’agitation anti-soviétique qui pullulaient dans tous les pays où les émigrés avaient trouvé accueil. Il s’agissait aussi, peut-être, de récupérer tous ceux qui, par leur savoir-faire, pouvaient aider le jeune gouvernement des Soviets à mettre fin à la désorganisation des cadres administratifs, scientifiques et techniques qu’avait entraînée en Russie la guerre civile. Mais, bien entendu, les "agents bolchevistes" ne s’intéressaient pas seulement à leurs compatriotes de l’autre bord. À l’occasion, il leur arrivait également de collaborer avec les groupuscules locaux, et notamment avec l’organisation de Şefik Hüsnü qui, depuis le quatrième congrès du Komintern, jouait le rôle d’unique dépositaire de la légitimité communiste en Turquie. Faute de données circonstanciées, il est difficile de se faire une idée précise des rapports qu'entretenaient la délégation commerciale russe et l’équipe de Salkind 1Les archives britanniques conservent un volumineux dossier à ce propos : FO, 371/6902, ff. 24 à 183. 2 D’après FO, 371/6902, f. 180, Zolotareff était, en juin 1921, le chef de la "section de propagande" de la délégation commerciale soviétique à Istanbul. Les Anglais lui reprochaient d’avoir dit, au cours d’une conversation privée : "Je suis un communiste et en tant que tel je dois faire tout ce qui est en mon pouvoir pour diffuser les doctrines communistes." 3D’après un rapport des services de renseignement français, le Docteur J. Salkind était un représentant du G.P.U., détaché officiellement auprès de la représentation diplomatique d’Angora. Le rapport ajoute : "D’origine juive, âgé d’une trentaine d’années environ, de taille moyenne, visage maigre et pâle." (.AMAEF, Série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 280, f. 215, note de renseignements du 2 mars 1923). Pendant toute la durée de son séjour à Istanbul, il fera l’objet d’une étroite surveillance de la part des Français qui ne manqueront pas de se réjouir chaque fois qu’il lui arrivera quelque malheur (en particulier chaque fois que tel ou tel groupe de réfugiés lui donnera la bastonnade). 4 Les bulletins de renseignements hebdomadaires du corps d’occupation français d’Istanbul (SHAT, 20 N 1084) donnent pour la période allant de l’armistice de Mudanya à la signature du traité de Lausanne de nombreuses informations sur la propagande russe en Turquie.

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avec les militants turcs. Nous savons cependant qu'une des tâches du personnel soviétique installé à Istanbul était, entre autres, d'aider les agitateurs du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs à introduire à Istanbul et en territoire anatolien les multiples tracts et brochures imprimés en Crimée à l'intention des masses laborieuses de Turquie. Le procès des individus arrêtés à l'occasion du 1er mai 1923 allait également faire apparaître l'existence d’une étroite collaboration entre les services de Salkind et une organisation affiliée au groupe de Şefik Hüsnü, l'Union des jeunesses communistes de Turquie (!Türkiye Komünist Gençler Birliği)*. Tandis que les délégations soviétiques s'en donnaient à cœur joie, et pas seulement à Istanbul (les services de renseignements des forces alliées continuent à signaler à cette époque des agissements suspects en Cilicie et dans certaines villes du littoral pontique), le Parti socialiste des ouvriers et des agriculteurs s'efforçait, de son côté, de reprendre progressivement en main les destinées du communisme turc. Ceux qui, vers la fin du mois d'octobre, avaient fui en Russie étaient revenus dès les premiers signes d'accalmie. L'équipe dirigeante du parti n'avait pas tardé à se reconstituer. À l'ancien noyau, dont le Dr. Şefik Hüsnü continuait d'être la figure la plus éminente, s'étaient agrégés un certain nombre de militants du Parti communiste populaire. Salih Hacıoğlu notamment avait réussi, après avoir assisté au quatrième congrès du Komintern, à regagner la Turquie. Désormais, il vivait à Istanbul dans une semi-clandestinité et représentait au sein de l'organisation de Şefik Hüsnü l'aile anatolienne du mouvement communiste turc unifié. À Moscou, l'Internationale venait de prendre acte des multiples échecs essuyés par les militants des pays d'Orient et avait élaboré à leur intention toute une série de nouvelles directives. Ce sont ces consignes qui allaient servir de base, tout au long de l’année 1923, à l'action de revification du parti entreprise par Şefik Hüsnü et ses camarades. Une idée fondamentale, clef de voûte des thèses sur la question d'Orient : les communistes devaient se résigner — momentanément tout au moins — à apporter tout leur soutien aux Kémalistes, bien que ces derniers ne songeassent qu'à défendre les intérêts de la bourgeoisie nationale turque. Mais il leur incombait aussi, parallèlement, de jeter les bases de la révolution future et d'œuvrer, dans cette perspective, à la graduelle consolidation de leur parti. Pour pouvoir progresser sur la voie difficile qui menait à la conquête du socialisme, ils étaient tenus, en premier

*Sur les relations entre les "agents bolchevistes" et le groupe de Şefik Hüsnü, cf. F. Tevetoğlu, op. cif., pp. 384-385. On trouve également quelques indications à ce propos dans les "bulletins de renseignements hebdomadaires" du corps d'occupation français mentionnés supra.

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lieu, de veiller au maintien et au renforcement de l’unité du mouvement communiste turc. La prise en main du monde ouvrier par le biais des syndicats constituait un autre objectif important. Enfin, au nombre des priorités devait également figurer le développement de l'éducation marxiste des militants1. C’est sur ce dernier point que l'équipe de Şefik Hüsnü allait faire porter pour l'immédiat l'essentiel de ses efforts. En raison de la conjoncture, YAydinhk n'avait pas paru en octobre 1922. Dès le mois de novembre, l'organe officieux du parti était à nouveau en vente dans les kiosques. La formule de la revue n'avait pas changé : articles de fond dus à la plume de Şefik Hüsnü, chroniques, poèmes révolutionnaires, études diverses. Bien que les articles de simple vulgarisation y fussent nombreux, YAydinhk continuait d'être un mensuel de réflexion, surtout destiné à l'intelligentsia. A côté de cet outil de propagande sérieux, mais peut-être pas très efficace, l'organisation d'Istanbul disposait par ailleurs d'une collection de petites brochures. Ces opuscules — dont le premier était paru en 1921 — visaient à inculquer aux militants ou à d'éventuels sympathisants quelques notions de base sur l'histoire du socialisme et sur diverses autres questions chères aux révolutionnaires de l'époque. Ils étaient rédigés pour la plupart soit par Ali Cevdet, un des collaborateurs les plus assidus d 'Aydınlık, soit par Sadrettin Celâl2. Lorsque le groupe reprit ses activités, le premier titre qui vint enrichir cette série fut le Manifeste du Parti communistet dans une traduction de Şefik Hüsnü. Dans l'ensemble, YAydinhk demeurait fidèle à ses liens avec le mouvement "Clarté". Mais désormais Şefik Hüsnü et ses collaborateurs puisaient également une partie non négligeable de leur inspiration dans les mots d'ordre du Komintern. C'est ainsi, par exemple, qu'à la fin de l'année 1922, dans la foulée des discussions qui venaient de se dérouler à Moscou, plusieurs articles de la revue abordèrent le problème du soutien des communistes au mouvement national de libération. Depuis que le Komintern avait tranché, la cause était entendue. Pas la moindre trace d'hérésie. C'est tout

^lm oukam edov, "Le mouvement communiste en Turquie", Vinternationale communiste, 25, juin 1923, pp. 121-122, donne un bon résumé des consignes élaborées par le Komintern. 2 Le premier ouvrage de la série fut une petite brochure d'Ali Cevdet, Sermayedarlık Nizam-ı İçtim aisi (La structure sociale du capitalisme). De Sadrettin Celâl, on peut citer les titres suivants : Burjuva Demokrasisi ve Sosyalizm (La démocratie bourgeoise et le socialisme) ; Sosyalizm ve Tekâmülü (Le socialisme et son évolution) ; Sendika Meseleleri (À propos des Syndicats) ; İçtimai Mesele ve Islahatçılar (La question sociale et les réformistes).

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juste si Şefik Hüsnü, dans un texte intitulé "Vers la vraie révolution"1, se permettait de rêver d'une Turquie différente, sans capitalisme et sans classes, qui aurait eu, à côté des républiques du Caucase, sa place dans le bloc des nations révolutionnaires d'Orient. Mais il rejoignait aussitôt l'orthodoxie en soulignant qu'il ne s'agissait là que d'une hypothèse d'école. Le même Şefik Hüsnü, décidément encore mal habitué au respect des tabous doctrinaux, s'interrogeait vers la même époque sur les potentialités collectivistes de l’Islam. Cependant, alors que deux années auparavant les militants de l'Armée verte avaient su exploiter à fond les connotations subversives de la religion m usulmane, l'analyse proposée par le leader de l'organisation constantinopolitaine ne débouchait désormais que sur quelques remarques savantes, dénuées de toute signification pratique2. Pour les hommes rassemblés autour de Şefik Hüsnü, la publication de YAydınlık constituait, nous l'avons dit, la principale affaire du moment. Mais, bien entendu, le parti ne pouvait oublier qu'il devait aussi, conformément aux directives du Komintern, aller à la conquête des masses laborieuses. Une première tentative de percée en direction du monde ouvrier avait eu lieu dès la fin de l'année 1919. Sans grand résultat. Par la suite, un groupe de militants avait réussi à créer une petite "Association ouvrière de Turquie" (Türkiye İşçi Derneği) regroupant quelques-uns des corps de métier d'Istanbul. Bien que le gouvernement du sultan eût ordonné, au moment de l'armistice de Mudanya, la dissolution de cette organisation, la brèche pouvait être considérée comme faite. Il s'agissait à présent de l'agrandir. Şefik Hüsnü et ses camarades auraient pu tout bonnement reconstituer — au besoin sous un autre nom — l'Association ouvrière de Turquie et à partir de celle-ci essayer de mettre progressivement sur pied une vaste confédération syndicale orientée vers l'action révolutionnaire. Mais, instruits par l'expérience, ils savaient que les travailleurs turcs se tiendraient dans leurs grandes masses à l'écart d'une telle organisation. Ils préférèrent donc changer radicalement de cap. Au lieu de relancer leur propre groupement, subversif à souhait mais pauvre en effectifs, ils optèrent pour une stratégie de noyautage des organisations ouvrières modérées. L'idée leur en avait été sans doute soufflée par le Komintern. Lors de son dernier congrès, l'Internationale s'était en effet prononcée, en matière de lutte syndicale, en faveur d'une ligne de conduite résolument "entriste". Dans de nombreux pays, la plupart des unions ouvrières se trouvaient depuis 1"Gerçek Devrime Dogru", Aydınlık, 11,15 déc. 1922. 2nİslam Aleminde içtimai înkilabın Menşe'leri" (Les origines du mouvement révolutionnaire dans le monde musulman). Aydınlık, 10, novembre 1922, pp. 260-263.

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quelques années aux mains des éléments modérés. Un peu partout on s'efforçait d'éliminer les militants communistes de la vie syndicale. Il était grand temps de réagir. Mais les communistes étaient encore trop faibles pour pouvoir jouer avec efficacité la carte de la scission. Il leur fallait, au contraire, recourir à la stratégie de la taupe. Ils devaient mettre l'accent sur l'unité syndicale, combattre les offensives séparatistes et maintenir coûte que coûte une présence révolutionnaire au sein des syndicats réformistes. Ces recommandations du Komintern étaient surtout destinées aux partis d'Europe qui avaient à faire face aux exclusions prononcées par les "gens d'Amsterdam". Mais elles valaient également, bien entendu, pour tous les pays où les "Jaunes" étaient susceptibles, d'une manière ou d'une autre, de dominer le mouvement ouvrier1. À Istanbul, Numan Usta, l'unique membre de la Grande Assemblée Nationale à pouvoir prétendre avoir été élu sur un programme "socialiste", venait de lancer, en cette fin d'année 1922, l'idée d'une grande union ouvrière qui rassemblerait tous les syndicats et corps de métiers de la ville. Le projet semblait viable, tant était grand à l'heure de la victoire l'élan des travailleurs. Bien que Numan Usta fût un personnage équivoque, encore solidement enraciné dans ce qui restait du mouvement unioniste, Şefik Hüsnü et les hommes de son entourage s'empressèrent de saisir l'occasion qui s'offrait à eux. Soutenant à fond l'initiative du député d'Istanbul, ils entamèrent une active campagne en faveur de la future confédération. Ils croyaient avoir trouvé la couverture dont ils avaient besoin pour s'implanter dans les masses2. Une quinzaine d'organisations avaient répondu à l’appel de Numan Usta. C’était l'enthousiasme. Toutefois, il s'avéra assez vite que le groupe de Şefik Hüsnü avait misé de travers. Les divers responsables qui s'étaient rassemblés autour du projet n'arrivaient pas à se mettre d'accord. La rédaction des statuts de l'association traînait. Les défections se multipliaient. Bientôt, seules trois ou quatre organisations — les typographes, les maçons, les menuisiers, les ouvriers des arsenaux, peut-être les tailleurs — continuèrent à s'intéresser aux discussions. U Aydınlık avait beau exalter l'union, celle-ci ne se faisait pas. Selon toute apparence, le prolétariat turc n'était pas encore mûr pour l'unité syndicale.

1Cf. à ce propos les "Thèses sur l'action communiste dans le mouvement syndical" du 4e Congrès de l'Internationale Communiste, Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès de l'Internationale Communiste. 1919-1923, Paris, 1934 (réimpression en fac-similé, Paris, F. Maspéro, 1971), pp. 170-173. 2 Şefik Hüsnü, "Türkiye'de Dernek Birliklerinin Teşekkülü" (La formation des unions professionnelles en Turquie), Aydınlık, 15 mai 1923, pp. 390-393.

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Pourquoi ce ratage ? Peut-être (il s'agit là d'une simple hypothèse) parce que certains des partenaires de Numan Usta hésitaient à s'associer à des hommes trop résolument marqués à gauche. Mais surtout, sans nul doute, parce que le député d'Istanbul et ses coéquipiers avaient été pris de vitesse par un autre groupe de militants ouvriers, celui de Şakir Rasim, l'ancien bras doit de Hüseyin Hilmi1. Şakir Rasim avait derrière lui une longue expérience des luttes syndicales. Un des dirigeants les plus actifs du Parti socialiste de Turquie, il n'avait cessé, depuis le milieu de l'année 1920, de donner du fil à retordre à la Compagnie des Tramways et aux autres sociétés étrangères d'Istanbul. Lorsque, à la suite d'un certain nombre de grèves manquées, l'organisation de Hüseyin Hilmi avait commencé à se désagréger, il avait su ressaisir les rênes et regrouper autour de lui une grande partie de ceux qui, par cohortes entières, fuyaient le naufrage. Il disposait de l'appui massif des employés des tramways. Il pouvait également compter, semble-t-il, sur les ouvriers de la tannerie de Beykoz, sur ceux de la manufacture de fez et de drap de la Corne d’Or (Feshane), sur un certain nombre d'employés des compagnies maritimes, sur les ouvriers de la brasserie "Bomonti" et, enfin, sur quelques corps de métiers tels que celui des mahonniers ou celui des débardeurs2. Dans les premiers jours de janvier 1923, alors que du côté de Numan Usta on en était encore au stade des préliminaires, le groupe de Şakir Rasim annonçait la création d'une "Union générale des ouvriers d'Istanbul" {Istanbul Umum Amele Birliği). La présidence de la nouvelle association était confiée à une personnalité bien pensante, un certain Mehmed bey, membre d'une société philanthropique de lutte contre le chômage3. Dans le cercle de Şefik Hüsnü, ce fut aussitôt la consternation. L'union se faisait, mais sans les éléments révolutionnaires, et probablement contre eux. Dès son numéro de février, YAydınlık passa à l'attaque. Les dirigeants de l'Union générale n'étaient que des coquins. Ils ne songeaient qu'à tromper et à endormir la classe ouvrière. Ils faisaient le jeu de l'impérialisme et du grand capital4. D’une plume trempée 1Cf. supra, article intitulé "Socialisme, communisme et mouvement ouvrier à Istanbul pendant l'occupation (1919-1922)". 2Les effectifs de l'organisation de Şakir Rasim semblent avoir été assez fluctuants. À la fin du mois de janvier 1923, les corps des métiers suivants faisaient partie de l'Union générale : employés des tramways, électriciens, terrassiers, paveurs, jardiniers, calfateurs, chaudronniers, mahonniers, porteurs. Cf. à ce propos un document reproduit par A. Gündüz Ökçün, Türkiye iktisat kongresi. 1923 - Izmir, Ankara : 1971, pp. 164-165. Par la suite, d'autres groupes d'ouvriers viendront rejoindre l'organisation, en particulier une partie des mineurs d'Héraclée. 3A. Gündüz Ökçün, op. cit.t p. 160. 4 Selim Necati, "Istanbul Umum Amele Birliği" (L'Union générale des ouvriers d'Istanbul), Aydınlık, 13, février 1923, pp. 330-332.

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dans l'acide, Şefik Hüsnü soutenait que l'organisation de Şakir Rasim était une organisation mort-née et que les travailleurs ne tarderaient pas à voir où se trouvaient leurs véritables défenseurs1. Mais ces vitupérations, pour violentes qu'elles fussent, ne constituaient qu'un flot de paroles. Ni Şefik Hüsnü, ni la poignée de partisans dont il disposait ne pouvaient empêcher les ouvriers d'Istanbul d'affluer vers le groupe d'hommes qui, à leurs yeux, symbolisait l'efficacité. A l'heure où YAydınlık annonçait la disparition prochaine de l'association mise en place par les "valets du patronat", celle-ci allait en fait de succès en succès et songeait déjà, probablement, à étendre ses activités à l'Anatolie. Les promoteurs de l'Union générale des ouvriers d'Istanbul — Şakir Rasim en tête — étaient d'habiles manœuvriers. Quelques mois auparavant, à l'occasion du Premier Mai 1922, ces mêmes individus avaient réussi à semer l'inquiétude parmi les bureaucrates des forces d'occupation en réclamant l'abolition de la propriété privée, en dénonçant "les contradictions, les injustices et les monstruosités inhérentes à la société capitaliste contemporaine" et en envoyant aux prolétaires de tous les pays, au terme de toute une liste de revendications, l'expression de leurs impérissables sentiments révolutionnaires2. Mais à présent que la conjoncture avait changé et qu'ils se trouvaient en face non plus des Hauts-Commissaires de l'Entente mais du pouvoir kémaliste, c'était un tout autre son de cloche. La lutte des classes, la révolution mondiale : ces mots d'ordre étaient totalement oubliés. Le prolétariat face au capital ? Certes. Mais seul le capital étranger était mis en cause. Dans le conflit qui l'opposait aux Puissances impérialistes, la Turquie l'avait emporté. Il s'agissait désormais de poursuivre le combat sur le terrain économique et de lutter pour que cesse l'exploitation de la force de travail turque par les multiples sociétés étrangères implantées dans le pays. Le patronat indigène, lui, n'avait pas lieu de s'inquiéter. Dans une résolution adressée à la présidence de l'Union nationale du commerce turc (Millî Türk Ticaret Birliği), une organisation qui venait de voir le jour, Şakir Rasim et les siens soulignaient qu'il ne pouvait y avoir en Turquie de conflit de classes, car, contrairement aux capitalistes des autres pays dont le cœur était fait de fer, de pétrole ou de charbon, les patrons turcs demeuraient encore fidèles à leur nation, à leur Dieu et à leurs prophètes et conservaient un cœur accessible à la compassion. Les travailleurs rassemblés au sein de la fédération n'avaient qu'un seul désir : celui de pouvoir bénéficier de la paternelle protection de leurs 1'Türkiye'de İşçi Sınıfının Durumu" (La situation de la classe ouvrière en Turquie), Aydınlık, 13, février 1923. 2Şakir Rasim avait pris le soin d'adresser aux autorités alliées une copie des résolutions adoptées lors du meeting du Premier Mai. Cf. SHAT, 20 N 1105, envoi en date du 16 mai 1922.

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employeurs. Chemin faisant, ils se permettaient de demander très humblement une diminution des impôts pesant sur les masses laborieuses, l'amélioration des conditions de travail, la journée de huit heures, la mise en place d'une médecine sociale et, enfin, un réajustement des salaires1. Cet appel au paternalisme des chefs d'entreprise témoignait d'un indéniable savoir-faire. Les patrons ne pouvaient qu’être satisfaits. Les autorités kémalistes également. Quant aux travailleurs, ils avaient manifestement trouvé chaussure à leur pied. Les dirigeants de l'Union se montraient respectueux envers la nation et les valeurs de l'Islam. Ils maniaient avec brio le langage de la servilité, le seul qui se fût avéré jusque-là efficace. Enfin, ils étaient xénophobes à souhait. Ils avaient tout pour plaire. Face à ces modérés d'un autre âge, mais dont les mots d'ordre cadraient redoutablement avec les aspirations réelles du monde ouvrier, le groupe de Şefik Hüsnü faisait triste figure. Les proses véhémentes de YAydinhk dissimulaient mal le désappointement ressenti par leurs auteurs. Toutefois, la situation n'avait rien de désespéré. L'année qui s'ouvrait s'annonçait au contraire prometteuse. Dans les premiers jours du mois de janvier, le gouvernement avait annoncé son intention de réunir dans les plus brefs délais un grand congrès économique où toutes les catégories socio-professionnelles seraient invitées à présenter leurs doléances et à donner leur avis sur les perspectives de redressement qui s'offraient à la Turquie. Bientôt, le pays tout entier allait vivre à l'heure des préoccupations économiques et sociales. Pour les militants du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs, ce pouvait être l’occasion de faire connaître leur programme et d'attirer à eux de nouvelles recrues. Les travailleurs ne manqueraient pas de reconnaître la justesse de leurs thèses. Les opportunistes seraient démasqués.

2. Le congrès économique de Smyrne Il avait été décidé que le congrès se réunirait vers le milieu du mois de février, à Smyrne. Occupée par les Grecs, cette ville avait pendant quatre ans symbolisé le martyre du peuple turc. À présent, réduite en cendres dans les jours qui avaient suivi sa reconquête, elle allait donner le signal de la reconstruction nationale.

1A. Gündüz Ökçün, op. cit., pp. 161-163.

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L’idée du congrès avait été lancée par un des promoteurs du Parti communiste turc officiel, Mahmut Esat bey, devenu entre-temps ministre de l’Économie1. Vigoureusement soutenu par Mustafa Kemal qui s'était d’emblée intéressé au projet, l'ancien champion de la "Pomme verte" avait conçu la réunion de Smyme comme un vaste rassemblement des représentants des diverses forces productives du pays. Agriculteurs, commerçants, ouvriers, industriels, artisans... Tout le monde devait être de la partie. Les délégués, recrutés sur l'ensemble du territoire, seraient désignés soit par les autorités locales, soit par leurs organismes professionnels respectifs (chambres de métiers, syndicats, corporations, etc.). On leur demanderait d'éclairer le gouvernement sur les difficultés et les besoins de leurs divers secteurs d'activité. Ils auraient également pour mission de réfléchir à un certain nombre de grandes réformes et, ce faisant, de définir les bases d'un nouvel ordre économique et social. Un objectif primordial : la mise en place d'une stratégie de redressement capable de faire pièce à l'insupportable mainmise du capital étranger sur la vie financière, commerciale et industrielle de la Turquie. Dès que le projet de Mahmut Esat fut rendu public — vers le début du mois de janvier 1923 —, ce fut aussitôt, dans tous les milieux concernés, l'effervescence. Le délai consenti pour la préparation du congrès était extrêmement court : à peine plus d'un mois. Il fallait mettre les bouchées doubles. Les autorités locales, dûment talonnées par le gouvernement, durent se hâter de dénicher les hommes qui leur semblaient aptes à jouer le rôle de délégué. Les organisations professionnelles — celles qui existaient déjà ou celles qui se créèrent pour l'occasion —, prises de fièvre, se mirent à élaborer de vastes rapports, des programmes de réformes, des listes de représentants. Dans la presse, les éditorialistes, les chroniqueurs, les échotiers, les courriéristes se bousculaient pour rendre compte des préparatifs du congrès*2. Du côté des associations ouvrières, c'était bien entendu le même bouillonnement que partout ailleurs. À Istanbul, mais aussi à Smyme, à Zonguldak, à Mersin et dans de nombreuses autres villes de province, les corps de métiers, les organisations syndicales, les comités d'entraide tenaient réunion sur réunion, s’efforçaient de coucher par écrit leurs doléances, désignaient leurs porte-parole. M ahm ut Esat avait accédé au poste de ministre de l'Économie en juillet 1922. Il était à cette époque un fervent partisan du corporatisme et espérait, semble-t-il, pouvoir amener les organisations professionnelles à jouer un rôle axial dans l'animation de la vie économique et sociale du pays. 2L’ouvrage déjà cité de A. Gündüz Ökçün relatif au congrès économique de Smyme comprend un copieux dossier de presse. Ce n'est pas seulement en Turquie que l'événement fut commenté. La nouvelle du congrès se répandit également à l'étranger et la presse soviétique en particulier consacra, dès le mois de janvier 1923, de nombreux articles à la question.

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Dans un tel climat, le groupe de Şefik Hüsnü ne pouvait qu'être transporté d'espérance. Le projet de congrès avait, était-on en droit de croire, soudain aiguisé la réceptivité du prolétariat, avait éveillé en lui une vigoureuse aspiration au changement. Les travailleurs avaient pris collectivement conscience de leurs besoins et semblaient prêts à réclamer des réformes. Il fallait tirer profit de la conjoncture. Pour les militants du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs, le moment était apparemment venu où le grain généreusement semé aurait enfin des chances de lever. Dans un premier temps, il s'agissait d'amener les masses laborieuses à présenter au gouvernement un cahier de revendications clair et précis. Les quelques organisations qui continuaient de s'intéresser au projet d'union mis en route par Numan Usta s’attelèrent aussitôt à la tâche. Une "commission confédérale" {Birlik Komisyonu) fut créée, qui fut chargée de dresser une liste des desiderata du prolétariat. Şefik Hüsnü qui jouait, semble-t-il, le rôle de cheville ouvrière du groupe, rédigea un document en vingt-quatre points auquel les autres membres de la commission s'empressèrent d'adhérer. Calquant ses doléances sur celles des syndicats d'Occident, le leader du mouvement communiste turc réclamait — entre autres choses —* la journée de huit heures, l'interdiction absolue d'utiliser de la main-d'œuvre enfantine, le droit pour les femmes de s'absenter trois jours par mois, l'institution d'un congé de maternité de seize semaines, le repos hebdomadaire, l'abrogation des lois limitant le droit de grève et de coalition, la mise en place d'un système d'assurance-maladie. Au nombre des demandes les plus hardies de Şefik Hüsnü figurait également la création de "comités d'entreprise". Ces comités étaient conçus comme des organismes de liaison entre le patronat et les salariés et devaient pouvoir exercer un droit de contrôle sur la gestion des entreprises. Ce lot de revendications fut présenté aux travailleurs, par le biais de YAydınlık, dans les premiers jours de février1. Mais ce n'était là qu'une minime partie des réformes que le groupe de Şefik Hüsnü avait à suggérer. Bientôt, au nom de la classe ouvrière, un autre texte fut élaboré, beaucoup plus ambitieux. Dans ce nouveau document, il ne s'agissait plus des seuls problèmes du prolétariat. C'était désormais l'organisation de l'économie turque tout entière qui était en cause2. Un secteur jusque-là là passablement négligé par l'équipe d'Istanbul, le secteur agricole, occupait la vedette. L'auteur du 1"Amelenin Sermayedar Nizamı Altında Kabul Ettirmeksizin İdame-i Mevcudiyet Edileceği Mevat" (Les revendications de la classe ouvrière, sans lesquelles il ne pourrait y avoir d'entente avec l'ordre bourgeois). Aydınlık, 13, février 1923, pp. 335-336. 2 "İktisat Kongresi için Amele Sınıfının Teklif Ettiği Esaslar" (Projet présenté par la classe ouvrière au Congrès économique de Smyme), Aydınlık, 14, avril 1923, pp. 360-363.

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texte, probablement Şefik Hüsnü, mettait l'accent sur la nécessité absolue qu'il y avait pour la Turquie, pays essentiellement rural, de moderniser son agriculture et proposait toute une série de mesures visant à améliorer le sort de la paysannerie anatolienne. Il fallait, en premier lieu, procéder à une redistribution générale des terres en expropriant les grands propriétaires au profit des paysans pauvres. Il fallait supprimer les diverses formes de fermage et de métayage qui existaient dans le pays, car de telles pratiques ne faisaient que favoriser l'exploitation de l'homme par l'homme. Il fallait créer des écoles villageoises, modifier le système d'imposition de la paysannerie, refuser aux étrangers le droit de fonder des exploitations agricoles sur le territoire national. Enfin, une véritable panacée : la coopération. Le monde rural devait se doter de coopératives d'achat et de vente pour se débarrasser des intermédiaires, de coopératives de crédit pour échapper à l'impitoyable emprise des usuriers. Le programme de réformes proposé par le Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs traitait aussi de l'industrie, du commerce et du secteur des transports, mais de manière plus cursive. Singulièrement, la domination du capital étranger sur la grande et moyenne industrie était admise comme un fait irrémédiable. D'après l'auteur du document, une seule solution s'offrait au pays, dans l'attente de jours meilleurs : s'efforcer d'obtenir des capitalistes occidentaux des conditions avantageuses et mettre à jamais fin au système des monopoles qui s'était avéré si nuisible par le passé. Les concessions accordées aux entreprises étrangères devaient l'être pour une période limitée. Il fallait contraindre les sociétés à n'utiliser, dans la mesure du possible, que de la maind'œuvre autochtone. En ce qui concerne les activités commerciales, le problème essentiel qui se posait était, là encore, celui de la suprématie des éléments étrangers. Le commerce turc se trouvait en grande partie entre les mains des non-Turcs. Pour mettre fin à cette situation anormale due à l'absence d'un capitalisme indigène un tant soit peu consistant, l'État devait favoriser la création de coopératives chargées de desservir le marché intérieur et prendre lui-même en charge la totalité du commerce extérieur. Dans le domaine des transports, enfin, le plus urgent était de nationaliser les compagnies de chemin de fer ou, du moins, d'engager le processus de la nationalisation en rachetant une partie des actions émises par les sociétés concessionnaires. Dans un second temps, il faudrait songer à développer le réseau, relier entre elles les diverses lignes, créer un véritable service public voué au désenclavement de l’Anatolie. Il y avait dans ce lot de revendications beaucoup d'idées déjà dans l'air. En particulier, tout ce qui touchait à la lutte contre le capital étranger cadrait parfaitement avec ce que l'on pouvait lire, quotidiennement, dans la plupart des

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journaux turcs. Mais dans l'ensemble, Şefik Hüsnü et ses camarades se situaient incontestablement dans une perspective révolutionnaire. Il ne s'agissait pas pour eux d'amender les structures socio-économiques de la Turquie, mais de les bouleverser. Bien entendu, il en allait tout autrement du côté de l'Union générale des ouvriers d'Istanbul. Le 28 janvier, réunis en "assemblée consultative", les représentants des divers corps de métiers faisant partie de cette organisation avaient mis la dernière main à leur liste de doléances. Une fois de plus, ils avaient opté pour la carte de la modération. À Smyrne, ils allaient prier le patronat et le gouvernement de leur accorder la journée de huit heures, le droit de grève et diverses autres satisfactions. Mais ils tenaient néanmoins à souligner qu'il ne fallait pas voir en eux des ennemis du capital. Les conflits de classes n'existaient qu'en Occident, parce que le développement de l'industrie et du commerce y avait accentué les clivages sociaux. En Turquie, les diverses couches de la société, encore peu différenciées, vivaient au contraire en harmonie les unes avec les autres. Cette bonne entente constituait du reste une nécessité. Au moment où le pays s'apprêtait à livrer une nouvelle bataille, celle du relèvement économique, seule une étroite collaboration entre tous les éléments de la population pouvait assurer la victoire1. À la veille du congrès de Smyrne, le groupe de Şefik Hüsnü et celui de Şakir Rasim se retrouvaient donc, plus que jamais, face à face. D'un côté, une stratégie faite de circonspection et de servilité, qui n'hésitait pas à se parer de tonalités populistes. De l'autre, l’écho à peine atténué des thèses mises au point par l'Internationale. Pour l'immédiat, bien que le projet défendu par les militants communistes fût plus cohérent, les travailleurs d'Istanbul continuaient de manifester une nette préférence pour les positions modérées de l'Union générale. Mais les jeux n'étaient pas encore faits. De part et d'autre, on attendait avec impatience le rendez-vous de Smyrne. C'est là que le prolétariat turc, par la bouche de ses représentants, allait faire connaître ses véritables aspirations. Le congrès fut inauguré en grande pompe le 17 février 1923. Bien entendu, toute la presse turque et de nombreuses personnalités s'étaient déplacées pour l'occasion. Il y avait là Mustafa Kemal en personne, le ministre de l'Économie Mahmut Esat, un certain nombre de généraux, des députés, des

1 "Türkiye İktisat Kongresi Başkanlığına Sunulan Istanbul Umum Amele Birliği Raporu" (Rapport de l'Union générale des ouvriers d'Istanbul présenté à la présidence du Congrès économique de Turquie), cité par A. Gündüz Ökçün, op. eit., pp. 163-167.

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hauts fonctionnaires et, venus de tous les coins du pays, près d'un millier de délégués. Les diplomates occidentaux en poste à Istanbul ou Ankara avaient préféré ne pas se manifester, car le congrès était de toute évidence dirigé contre les intérêts de l'Entente en Turquie. Par contre, le camp anti-impérialiste était brillamment représenté par l’ambassadeur de la République des Soviets, le camarade Aralov, et par Ibrahim Abilov, l'ambassadeur d'Azerbaïdjan. Ils étaient tous deux arrivés à Smyme par le même train que Mustafa Kemal et leur présence à la tribune d’honneur du congrès avait fait sensation1. Le congrès devait durer une dizaine de jours. La première journée fut consacrée aux discours d'ouverture et aux mondanités. Ensuite, les délégués se mirent au travail. Par souci d'efficacité, il avait été décidé que les agriculteurs, les commerçants, les industriels et les ouvriers formeraient quatre "groupes" distincts. Chaque groupe était chargé d'élaborer un cahier de revendications qui serait soumis, en séance plénière, à l'approbation des autres délégués. La présidence du congrès était assurée par le général Kazım Karabekir, une des personnalités les plus en vue du régime. L'ex-commandant de l'armée de l'Est n'avait aucune compétence particulière dans le domaine de l'économie. Mais il était friand de fonctions honorifiques et l'on avait pensé à Ankara que cet homme qui se piquait d'avoir des idées sur tout et qui aimait à parader dans les assemblées, la poitrine bardée de médailles, ferait un bon meneur de jeu. Le groupe des ouvriers comprenait 187 délégués. Une bonne partie d'entre eux n'avaient rien à voir avec le prolétariat. Les autorités locales chargées de désigner les congressistes avaient préféré bien souvent puiser parmi les notables. Mais, à en croire un témoin soviétique, il y avait tout de même, dans le lot, un certain nombre d'authentiques mandataires des masses laborieuses*2. Les cheminots, les ouvriers des ateliers de manipulation de tabac, les typographes étaient relativement bien représentés. Quelques-uns des métiers traditionnels également. Par contre, les ouvriers de la cartoucherie d'Ankara, ceux des diverses entreprises d'Eskişehir, avaient été volontairement oubliés. Tout au long de la guerre d'indépendance, les ateliers d'Ankara et d'Eskişehir avaient constitué un terrain particulièrement favorable au développement des idées subversives. À présent que la Turquie abordait une nouvelle phase de son histoire, il s’agissait de prendre contre la contagion toutes les précautions qui s’imposaient. Parmi les 187 délégués du groupe, il y lnV Turcii : Torjestvennaia vstreca tov. Aralova v Smirne" (En Turquie : Le camarade Aralov accueilli en grande cérémonie à Smyme), Pravda, 20 février 1923, p. 2, col. 7-8. 2G. Asthafcov, Ot Sultanata k demokraticheskoi Turtsii, Moscou, 1926, pp. 142, et sv. D'après la P ravda du 22 février 1923, p. 2, col. 8, il y avait à Smyme 87 ouvriers, 99 artisans, 302 "koulaks", 28 banquiers et 203 marchands et grands capitalistes. Par ailleurs, un certain nombre de délégués étaient issus, semble-t-il, du clergé.

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avait quatre femmes, des ouvrières de la manufacture de tabac de Smyme, dont la présence, au milieu de tous ces hommes, n'avait pas manqué de frapper l'opinion publique. Nous ne disposons malheureusement d'aucun indice sur la manière dont se déroulèrent les débats à l'intérieur du groupe. Il y avait là des délégués venus d'horizons très divers et dont les préoccupations ne pouvaient que diverger. Pour la plupart d'entre eux, seules comptaient véritablement quelques revendications d'ordre sectoriel. Ceux qui étaient capables de voir grand et de concevoir un projet d'ensemble étaient probablement peu nombreux. On peut penser que tout se joua entre quelques individus. Il ne semble pas que Şefik Hüsnü ait personnellement participé au congrès. Mais, malgré le soin apporté par les autorités à écarter les brebis galeuses, un certain nombre d'éléments "extrémistes" avaient néanmoins réussi à s'infiltrer parmi les délégués. Tel était le cas, par exemple, du journaliste Ata Çelebi, venu à Smyme en tant que représentant des ouvriers de Cilicie. Tel était le cas également du président de l'Association des typographes turcs {Türk Mürettibin Cemiyeti), Hayrullah Hayri bey. Au nombre des autres congressistes favorables aux options défendues par le groupe de Şefik Hüsnü figuraient notamment les ouvriers du tabac — très hostiles à la Régie, symbole de la mainmise occidentale sur l'économie turque, et par voie de conséquence passablement jusqu'au-boutistes —, une partie des cheminots et quelques mineurs. Face à la foule des opportunistes, ces partisans d'une ligne radicale, peu nombreux, n'avaient théoriquement aucune chance de pouvoir imposer leurs conceptions. Mais ils surent selon toute apparence manœuvrer avec habilité. Tel qu'il était composé, le groupe ouvrier n'aurait dû proposer au terme de ses travaux qu'un amas de revendications ponctuelles, peu susceptibles de mettre véritablement en cause les routines héritées du passé. Singulièrement, il en fut tout autrement. Poussés sans doute par les "extrémistes", les délégués mirent sur pied un authentique programme de réformes, quelque peu timide par comparaison avec le projet publié dans YAydınlık à la veille du congrès, mais néanmoins nullement dérisoire. Le document élaboré par le groupe ouvrier comprenait trente-quatre articles1. Les représentants du prolétariat réclamaient la journée de huit heures, les congés payés, l'abolition des lois limitant le droit de grève et de coalition, 1"İşçi Grubunun İktisat Esasları" (Les principes économiques proposés par le groupe ouvrier), A. Gündüz Ökçün, op. cit., pp. 430-435. Cf. également B. Potskheveriia et Yuriy Rozaliev, T rebovaniia rabochei gruppy na Izmirskom ekonomicheskom kongresse 1923 g." (Les revendications du groupe ouvrier au congrès économique de Smyme en 1923), K ratkie soobshcheniia instituta vostokovedeniia, 22, 1956, pp. 82-87.

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l'interdiction du travail des enfants, l'institution d'un système d'assurance maladie et d'assurance invalidité-vieillesse, la création de dispensaires et d'hôpitaux dans les zones industrielles et toute une série de mesures en faveur des femmes. Plus modestement, ils demandaient aussi le paiement régulier des salaires et l'octroi d'un jour de congé par semaine. Il n'était évidemment pas question d’exiger, comme l'avait fait Şefik Hüsnü, l'instauration d'un contrôle ouvrier au sein des entreprises. Mais le groupe suggérait néanmoins la mise en place de diverses instances d’arbitrage — instances mixtes fonctionnant notamment dans le cadre des municipalités — qui seraient chargées de régler les éventuels conflits entre le patronat et les salariés. Soumise à l’approbation des trois autres groupes, cette liste de revendications fut assez froidement accueillie. Les industriels et les commerçants opposèrent leur véto à plusieurs demandes jugées inapplicables : les congés payés, le doublement du salaire pour les heures de travail effectuées de nuit, le versement de l'intégralité du salaire pendant trois mois en cas de maladie ou d'accident. La plupart des autres doléances furent assorties de réserves ou de restrictions. Mais le groupe ouvrier obtint néanmoins que son projet fût présenté tel quel au gouvernement. Il espérait sans doute que les hommes d'Ankara — qui donnaient l'impression d'être attirés par l'aventure du progressisme — se montreraient plus compréhensifs que les notables recrutés pour le congrès. En dépit du peu d'enthousiasme manifesté par les représentants du patronat vis-à-vis des revendications ouvrières, Şefik Hüsnü et ses camarades avaient tout lieu d'être satisfaits. L'essentiel était que les délégués venus à* Smyme au nom du prolétariat aient opté pour des positions proches de celles qui avaient été suggérées dans YAydınlık. Les opportunistes, tous ceux qui avaient milité en faveur d'une stratégie d’accommodements, venaient d'être formellement désavoués par les mandataires des masses laborieuses. À la veille du congrès, il avait semblé que les modérés, et en particulier les hommes de Şakir Rasim, allaient l'emporter. Mais le revirement de Smyme donnait à penser que le prolétariat turc, pour peu qu'il se laissât guider, était capable de discerner la bonne voie. Dans YAydınlık, Şefik Hüsnü pavoisait : "Nos travailleurs ont brillamment réussi à l'examen. Le comportement à la fois audacieux et équilibré du groupe ouvrier lors du congrès économique témoigne à n'en plus douter de la maturité du prolétariat. Celui-ci a montré qu'il était digne de respect, tout autant que les autres classes du pays."1

1"İktisat Kongresinden Sonra" (Après le congrès économique de Smyme), Aydınlık, 14, avril 1923.

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En marge du congrès, un autre événement s'était produit à Smyme qui constituait lui aussi, pour Şefik Hüsnü, un sujet de satisfaction. Un certain nombre de délégués avaient profité des circonstances pour se réunir en dehors des séances afin d'examiner le projet d'union confédérale de Numan Usta. Au terme des discussions, il avait été décidé de créer — dans un premier temps — des unions syndicales au niveau des divers centres industriels du pays. Par la suite, ces unions devaient se rassembler pour former une vaste confédération nationale. Parmi les groupes qui semblaient prêts à se lancer dans l'aventure figuraient notamment les cheminots et les manipulateurs de tabac de la région de Smyme, une partie des ouvriers des charbonnages de Zonguldak, les ouvriers de la cartoucherie d'Adapazan et les divers corps de métiers qui, en octobre 1922, avaient constitué l'union ouvrière de Cilicie1. Pour l'immédiat, les choses demeuraient à l'état de projet. À Smyme, les délégués n'étaient parvenus qu'à un accord de principe et avaient demandé un délai de réflexion avant de s'engager définitivement dans l'engrenage de la fédération. Mais, après tant de semaines d'agitation stérile, c'était tout de même, apparemment, un pas important qui venait d'être accompli. Désormais, les militants du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs pouvaient croire que le moment était venu pour eux de participer de façon plus active à la vie politique et sociale du pays. Mais la question qui se posait, bien entendu, était de savoir si le gouvernement les laisserait développer leurs activités. Ils n’allaient pas tarder à être fixés sur ce point.

3. La terreur blanche Pendant quelques mois, les autorités kémalistes n'avaient opposé aux agissements des "extrémistes" qu'indifférence et relâchement. Sous le couvert des agences du Vnechtorg et de diverses autres missions, les propagandistes soviétiques avaient pu reprendre sans encombre leurs activités. Autour de Şefik Hüsnü, le parti communiste turc — dont la portion visible se réduisait désormais au parti socialiste des ouvriers et agriculteurs — s'était progressivement réorganisé. Vers le début du mois de mars 1923, au moment où s'achève le congrès économique de Smyme, les éléments révolutionnaires sont en droit d'envisager l'avenir avec un certain optimisme. Ils peuvent distribuer librement leurs tracts et brochures, on les laisse flirter avec les organisations ouvrières, le pouvoir tolère leurs déclarations publiques et leurs réunions. Pourtant, alors que tout semble aller si bien, le retour du pendule est déjà amorcé. Le gouvernement d'Ankara n'a pas changé de tactique : après le chaud, le froid, au gré de la conjoncture et des nécessités du moment.

İŞefik Hüsnü, "Türkiye'de Dernek Birliklerinin Teşekkülü" (La formation des Unions syndicales en Turquie), Aydınlık, 15, mai 1923, pp. 390-393.

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Le revirement que l'on observe à l'époque du congrès de Smyme dans l'attitude des autorités vis-à-vis des communistes ne fait, comme à l'accoutumée, que refléter un changement de climat dans les relations turcosoviétiques. Jusque dans les premiers jours de février 1923, Ankara et Moscou avaient vécu, malgré quelques petits accrocs, sous le signe de l'amitié retrouvée. De part et d'autre, on s'était efforcé, en considération des difficiles négociations qui se déroulaient à I^ausanne, d'oublier les différends, les coups d'épingles, les tracasseries qui s'étaient amoncelées dans la seconde moitié de l'année 1922. Mais à partir du début du mois de février, la République des Soviets et la Turquie se retrouvent à nouveau sur des voies divergentes. C'est que les diverses concessions faites aux Alliés par İsmet pacha au cours des pourparlers de paix — notamment en ce qui concerne le passage des navires de guerre étrangers dans les Détroits — ont fini par contrarier sérieusement les dirigeants soviétiques. Extérieurement, les relations entre les deux pays demeurent cordiales. Ce n'est ni la rupture, ni même une véritable brouille. Mais du côté turc comme du côté russe, les accès de susceptibilité, les bouderies, les subites sautes d'humeur se réinstallent progressivement. Sous le vernis de la bonne entente, affleurent une fois de plus la méfiance et le soupçon. Ce sont les Russes qui, les premiers, ont manifesté leur nervosité. Tout au long du mois de février, les journaux soviétiques, en particulier la Pravda, ont savamment entrelacé les couplets en l'honneur de l'amitié turcorusse et les attaques contre les velléités ententophiles du gouvernement d'A nkara1. À ces attaques, les Kémalistes ont répondu, par le biais de l'officieux Hakimiyet i Milliye et de divers autres organes, en dénonçant l'attitude inamicale de la presse soviétique2. Dans les premiers jours de mars, les choses ont continué de se gâter. Du côté turc, tracasseries à l'encontre des

1Ainsi, le 4 février 1923, Em. Yaroslavski écrivait en première page de la Pravda : "Sous la pression de la France et de l'Angleterre, le gouvernement de Kemal Pacha s'oriente de plus en plus vers une politique réactionnaire à l'intérieur du pays. Ankara espère sans doute que les rapaces européens se laisseront fléchir. Vain espoir ! Ce qui se passe actuellement à Lausanne obligera tôt ou tard la Turquie à reprendre la lutte. Mais alors le gouvernement kémaliste aura contre lui les masses laborieuses qui ne lui auront pas pardonné d'avoir cherché à étrangler les défenseurs du prolétariat dans le seul but de complaire aux impérialistes." 2Du côté turc, les attaques contre la Russie débuteront par un simple entrefilet dans le Hakimiyet-i Milliye du 8 mars 1923 : "Depuis quelque temps, nous constatons que la presse de Moscou comme celle de Tiflis tiennent à notre égard des propos malveillants. La presse russe, personne ne l'ignore, est une presse gouvernementale. Au cas où il ne serait pas mis un terme à la publication de ces propos mensongers et malveillants, nous nous verrons dans l'obligation de riposter." (Cité par le bulletin de renseignements hebdomadaire du 25 au 31 mars 1923, SHAT, 20 N 1084). Par la suite, le ton se fera de plus en plus menaçant et certains journaux "indépendants", en particulier VAkşam d'Istanbul, profiteront même de la conjoncture pour faire un procès en règle à la République des Soviets et au bolchevisme.

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agences du Vnechtorg1. Du côté russe, ostentatoires mouvements de troupes dans le Caucase2. Certains dirigeants soviétiques — Kalinine, Ordjonikidzé, Rakovski et quelques autres — sont allés jusqu'à stigmatiser publiquement le "comportement hypocrite" des délégués du gouvernement d'Ankara dans les négociations de paix de Lausanne3. Les communistes turcs ne tarderont pas à subir le contrecoup de cette désaffection mutuelle. Dès la mi-mars, les autorités kémalistes monteront une opération de police contre les militants d'Istanbul. Pour l'immédiat, il ne s'agit que d'un simple avertissement : sous prétexte de vérifier la propreté des lieux, des "inspecteurs du service sanitaire" perquisitionnent dans les locaux du parti socialiste des ouvriers et agriculteurs, y saisissent quelques papiers et procèdent à l'arrestation de Salih Hacıoğlu qui n'a pu s'éclipser à temps4. Un scénario de vaudeville. Mais Şefik Hüsnü et les siens savent désormais qu'ils ne doivent plus compter sur la compréhension du gouvernement. Moins d'une semaine après la capture de Salih Hacıoğlu, un pas de plus sera franchi dans le processus de l'intimidation. Le 17 mars débutera à Ankara, devant un de ces tribunaux ad hoc dont les Kémalistes ont le secret, le procès des militants arrêtés en octobre 1922. Les autorités qui bénéficient déjà d'une certaine expérience en la matière ont bien fait les choses. Toute la fine fleur du communisme anatolien se trouve dans le box des accusés : l'ex-député de Tokat Nazım Bey, le rédacteur en chef du Yeni Hayat Nizamettin Nazif, le directeur de l'imprimerie de 1'İkaz Abd-ül-Kadir, Salih Hacıoğlu et bien d'autres. Une quarantaine de personnes au total : des cheminots, des ouvriers de la cartoucherie d'Ankara, quelques officiers appartenant comme Salih au service vétérinaire de l'armée, des typographes, des publicistes, un ou deux enseignants5. Pendant des mois, les Russes n'ont cessé de faire des pieds et des mains pour obtenir la libération sans condition des prévenus. Le grand spectacle judiciaire qui s'ouvre à Ankara, précédé d'une publicité tapageuse, met une fois de plus en évidence l'inefficacité de la protection soviétique.

1SHAT, 20 N 1084. bulletin de renseignements hebdomadaire du 11 au 17 mars 1923. 2S H A T 20 N 1084, bulletin de renseignements hebdomadaire du 1er au 7 avril 1923. Cf. aussi le rapport du secret intelligence service de Constantinople en date du 24.4.1523, FO, 371/9130, f. 151. 3SHAT; 20 N 1084, bulletin de renseignements hebdomadaire du 25 au 31 mars 1923. D'après le rapport du secret intelligence service du 24.4.1923 déjà cité, Ordjonikidzé aurait, lors d'une conférence extraordinaire du Parti communistre transcaucasien, violemment attaqué le régime turc, appelant ses camarades à lutter contre la propagande pan-touranienne orchestrée en territoire soviétique par les Kémalistes. 4Henri Paulmier, "Le coup du complot", La vie ouvrière, 23 mars 1923, p. 3. D’après un rapport du service de renseignements de Constantinople (SHAT, 20 N 1094, fin mars 1923), Salih Hacıoğlu aurait été arrêté dans la propre maison de Henri Paulmier. 5Mete Tunçay, Türkiye'de Sol Akımlar. 1908-1925 (Les courants de gauche en Turquie. 19081925), 3ème éd., 1978, pp. 510-514, transcrit in-extenso le jugement du tribunal d'Ankara qui donne la liste complète des prévenus.

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Dans une telle ambiance, il ne peut évidemment pas être question pour l'organisation de Şefik Hüsnü, malgré les succès enregistrés à Smyme, de chercher à se faire remarquer. L'heure est au contraire, plus que jamais, à l'humilité, à l'effacement. Les militants communistes se sentent tellement menacés qu'ils n'oseront même pas prendre part aux joutes électorales organisées, juste à ce moment, par Mustafa Kemal. Les nouvelles élections, officiellement annoncées le 1er avril 1923, aussitôt après que la Grande Assemblée Nationale eut décrété sa propre dissolution, ont pour but de débarrasser le gouvernement des multiples opposants — Unionistes et conservateurs partisans du rétablissement du sultanat — qui depuis plusieurs mois guettent toutes les occasions favorables pour critiquer la manière dont les affaires du pays sont conduites. Dans les milieux politiques nul n'ignore que Mustafa Kemal entend sortir vainqueur du scrutin. Mais les candidats de l'opposition, soutenus par une bonne partie de la presse, surtout à Istanbul, sont décidés à se battre jusqu'au bout pour conserver leurs sièges. Dès les premiers jours de la campagne électorale, celle-ci s'annonce animée. Pour le parti socialiste des ouvriers et agriculteurs, c'eût pu être l'occasion d'essayer de marquer quelques points. Mais Şefik Hüsnü et ses compagnons sauront résister à cette tentation. Pendant toute la durée de la campagne, ils se tiendront résolument à l'écart des opérations. Alors qu'en décembre 1919 le parti avait présenté — totalement en vain il est vrai — des candidats dans plusieurs provinces, il se gardera bien cette fois-ci d'en faire autant. C'est tout juste si YAydinhk publiera, dans son numéro de mai 1923, un vague "programme minimum" destiné à tester le degré de progressisme des candidats "bourgeois"1. Un programme tellement aseptisé que les commentateurs soviétiques eux-mêmes tendront à n'y voir qu'un simple reflet des "neuf principes" élaborés par le mouvement kémaliste en vue des élections2. Dans les deux ou trois articles qu'il consacrera aux questions électorales au cours du printemps, Şefik Hüsnü se satisfaira, quant à lui, d'inviter ses lecteurs à voter pour les candidats du mouvement de libération nationale3. Faute d'être en mesure de promouvoir leur propre plate-forme, les militants communistes ne s'autorisent en somme qu'un seul objectif : celui d'aider, dans la faible mesure de leurs moyens, les Kémalistes à barrer la voie aux gens du "second groupe" qui symbolisent à leurs yeux la réaction.

*"Türkiye İşçi ve Çiftçi Sosyalist Partisinin Beyannâmesi" (Le manifeste du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs de Turquie), A ydınlık, 15, mai 1923, pp. 405-406. Cf. aussi A. Cerrahoğlu, Türkiye'de Sosyalizmin Tarihine Katkı (Contribution à l'histoire du socialisme en Turquie), Istanbul, 1975, pp. 187-191. 2Cf. par exemple G. Astakhov, op. cit., pp. 81-82, qui reprend un article paru dans la Pravda du 7 juillet 1923 sous le pseudonyme de Gast ("Znacenie Konstantinopol'skogo processa pis’mo iz Anatolii" / La signification du procès de Constantinople, p. 3, col. 1-2). 3 "İntihabat ve Yoksul ve Ortak Halli Sınıflar" (Les élections et les classes pauvres et moyennes). Aydınlık, 15 mai 1923, pp. 383-385.

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Au moment où s'ouvre la campagne électorale, c’est plus que jamais le froid qui domine dans les rapports entre Moscou et Ankara. Dans les premiers jours du mois d'avril, Aralov et quelques-uns de ses proches collaborateurs, accusés de "manquer de tact", ont dû se résigner à "prendre des vacances"1. Vers la même époque, les dirigeants soviétiques ont soudain réalisé qu'il leur fallait se préoccuper du repeuplement des territoires arméniens2. De part et d'autre, la presse s’en donne à cœur joie. À Ankara, l'officieux Hakimiyet i Milliye dénonce les "mesures extraordinaires" prises par les Bolcheviks dans le Caucase et en Transcaucasie et prend le soin de préciser que "la Turquie ne servira en aucun cas de terrain pour les expériences révolutionnaires de la Russie des Soviets"3. La Pravda, de son côté, tire à boulets rouges sur la bourgeoisie turque, persécutrice de la classe ouvrière, et stigmatise — on est en pleine "affaire Chester"4 — ceux qui, en Turquie, voudraient faire de leur pays une simple colonie de l'Occident5. Cette persistance de la mésentente entre le gouvernement d'Ankara et la République des Soviets (alors que Turcs et Russes — mais ni les uns ni les autres n'en sont pas à un paradoxe près — viennent de célébrer en grande pompe le deuxième anniversaire du traité d'amitié et de fraternité signé à Moscou le 16 mars 1921), n’est évidemment guère faite pour rasséréner les militants du mouvement communiste turc. Elle ne peut que les conforter dans leur prudente inertie. Inertie qui aurait dû leur assurer l'indulgence du gouvernement. Mais qui, en définitive, s'avérera totalement inopérante. Il leur suffira d'un seul faux pas — en l’occurence, un tract rédigé d'une plume un peu trop vigoureuse et destiné à être diffusé à l'occasion du Premier Mai — pour qu'aussitôt les autorités estiment devoir sévir. Les choses se dérouleront en plusieurs épisodes. D'abord un simple coup de semonce : le 21 avril, un certain Stavridès, un militant d'origine grecque, est arrêté alors qu'il s'apprête à pénétrer dans les locaux de 1S H A T 20 N 1084, bulletin de renseignements hebdomadaire du 1er au 7 avril 1923. 2SHAT, 20 N 1084, bulletin de renseignements hebdomadaire du 22 au 28 avril 1923. 3Cité par le bulletin de renseignements hebdomadaire du 1er au 7 avril 1923, SHAT, 20 N 1084. 4L'amiral américain Arthur Chester avait dès 1911 tenté d'obtenir une concession ferroviaire en Turquie. Ce projet fut ressuscité au début de l'année 1923. Il s'agissait d'une convention grandiose conclue entre Feyzi bey, ministre turc des Travaux Publics et le groupe "K.A. Quennedy and Arthur Chester". Elle prévoyait la construction d'un vaste réseau de lignes de chemins de fer, d'une longueur totale de 4 385 kilomètres, et l'octroi à la compagnie américaine de diverses concessions de part et d’autre de la voie ferrée. La France qui s'estimait lésée dans l'affaire éleva une protestation solennelle contre le projet. Le gouvernement d'Ankara continua cependant de faire croire aux Alliés — en particulier aux Français — qu'il prenait les propositions de l'amiral Chester au sérieux, dans le but de les amener, devant ce danger de concurrence américaine, à renoncer à une partie des exigences dont ils harcelaient la Turquie à la conférence de Lausanne. 5Cf. par exemple la Pravda du 3 mai 1923, "Vokrug koncessii Cestera" (À propos du projet Chester), p. 1, col. 7-8.

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l’Association des menuisiers et des ouvriers du bâtiment avec un paquet de tracts sous les bras1. Prétendument imprimés à Sofia, ces tracts vouent aux gémonies la bourgeoisie turque et exaltent le communisme. Quelques jours plus tard, la police s’empare de deux autres propagandistes : Kâzım, un des "anciens" de l'organisation d'Istanbul, et Bedros, un colleur d'affiches pris sur le fait2. Şefik Hüsnü et ses camarades ne se laisseront pas démonter par ces diverses arrestations. Le numéro de mai de YAydınlık, agrémenté d'une couverture écarlate, paraîtra à la date prévue. Le programme des manifestations organisées à l'occasion de la fête du travail ne sera pas modifié. Les dirigeants du parti espèrent sans doute pouvoir passer à travers les mailles du filet. Singulière candeur. Dès les premiers jours du mois de mai, les autorités frapperont à nouveau. Au total, plus d'une vingtaine de personnes seront appréhendées. Dans le lot, plusieurs étudiants, des typographes, un pharmacien, un conducteur de tramways et, surtout, les principaux dirigeants du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs : Şefik Hüsnü, Sadreddin Celâl, Ali Cevdet, Hasan Ali. Pour faire bonne mesure la police a également mis la main sur le leader des militants grecs, Serafim Maximos, et sur Roland Gunsberg, un des agents les plus actifs de la Troisième Internationale en Turquie3. Par la suite, lorsque l'enquête aura fait des progrès, les autorités s'en prendront aussi à la délégation consulaire de la République des Soviets à Istanbul. Plusieurs collaborateurs de J. Salkind, en particulier Basile Navikoff, chef du service de renseignements soviétique, seront déclarés persona non grata et devront quitter le pays4. À Moscou, la presse ne tardera pas à réagir. Dès le 11 mai, en première page, la Pravda dramatise : "Terreur blanche en Turquie". Dans les mêmes jours, l'information est reprise par divers autres organes. La Vie Ouvrière suit l'affaire de particulièrement près. Un militant révolutionnaire français, Henri Paulmier, qui anime à Istanbul une cellule "d'extrémistes étrangers" et qui entretient d'étroits contacts avec le groupe de Şefik Hüsnü, envoie à Paris

*A. Sayılgan, Türkiye'de Sol Hareketler. 1871-1972 (Les mouvements de gauche en Turquie. 1871-1972), Istanbul, 1972, p. 110. ^Ibid. Cf. également M. Tunçay, op. cit.t p. 328. H. Paulmier, "Un complot souffle à Constantinople", La vie ouvrière, 18 mai 1923, p. 3. 3F. Tevetoğlu, op. d?., pp. 94-96, transcrit in extenso l'acte d'accusation mis au point par le juge d'instruction. Ce document fournit la liste complète des individus arrêtés et énumère, bien entendu, divers délits reprochés aux comploteurs. ^SHATy 20 N 1084, bulletin de renseignements hebdomadaire du 30 juin au 7 juillet 1923.

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missive sur missive1. Se sentant lui-même menacé, il n'hésite pas à verser dans l'alarmisme : "Le gouvernement nationaliste, à la veille des élections, veut être libre de ses mouvements. Pour cela, mettant ses sbires en compagne, il arrête de-ci, de-là et soudain l'on apprend avec stupéfaction la découverte d'un grand complot bolchéviste à Pera. (...) La police est sur les dents. Les mouches sont sur les talons des camarades militants. Même d’inoffensifs passants sont dévisagés et suivis si, par malheur, ils ont parlé avec un communiste."2 Mais, tout de même, singulière "terreur blanche". Poursuivis pour avoir incité le prolétariat à ouvrir la lutte contre le gouvernement kémaliste, Şefik Hüsnü et les autres "comploteurs" de la fête du Travail comparaîtront en justice — au terme d'une période de détention provisoire étonnamment courte — le 29 mai 1923. À peine plus d'une semaine après, le 6 juin, ils seront relaxés. Un procès expéditif, donc, qui s'est déroulé en deux temps. D'abord, la cour martiale. Celle-ci, après avoir étudié le dossier, s'est tout bonnement déclarée incompétente — bien que les prévenus fussent accusés de haute trahison — et a renvoyé l'affaire devant le tribunal correctionnel. Ainsi, d'entrée de jeu, le "complot contre la sûreté de l'État" s'est réduit à un délit de droit commun mineur. Deuxième épisode, le tribunal correctionnel (à partir du 3 juin). Devant cette nouvelle juridiction, la défense — constituée de neuf avocats experts en matière de procédure, notamment un certain Musliheddin Adil bey — n'a pas tardé à trouver l'argument choc : la loi de haute trahison ne peut pas être appliquée à Istanbul, car sa promulgation n'a pas eu lieu selon les règles établies. Elle a été publiée dans les journaux, mais, contrairement aux stipulations expresses du législateur, n'a pas été notifiée aux habitants de la cité par les crieurs publics. Malgré les protestations du procureur, c'est le nonlieu pur et simple. Les juges n'ont même pas eu à se pencher sur le fond3.

trouve quelques indications dispersées sur les activités de Henri Paulmier à Istanbul dans les rapports du deuxième bureau du corps d'occupation français. Cf. notamment le bulletin de renseignements du 25 mars 1923, SHAT, 20 N 1084. 2Henri Paulmier, "Un complot bouffe à Constantinople", La vie ouvrière, 18 mai 1923, p. 3. 3Henri Paulmier, "Le complot de Constantinople se termine par un non-lieu", La vie ouvrière, 29 juin 1923, p. 3. F. Tevetoglu, op. cit., pp. 94-97. M. Tunçay, op. ciL, pp. 325-330.

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Deux mois plus tard, le procès des militants arrêtés en octobre 1922, bien qu'ayant duré plus longtemps que celui des "comploteurs” du 1er Mai, s'achèvera lui aussi par une décision surprenante : trois mois de prison pour chacun des inculpés et cinq livres d'amende. On est bien loin de la peine capitale ou des travaux forcés prévus par la loi. Les bénéficiaires de ce geste de clémence, dont la plupart comptent déjà à leur actif près de dix mois de détention préventive, seront relâchés dès que le tribunal aura rendu son verdict1. Cette mansuétude de la justice kémaliste est difficile à expliquer. Doiton supposer que le gouvernement d'Ankara, encore empêtré dans les pourparlers de paix avec les Alliés, n'a pas osé prendre le risque de heurter de front la République des Soviets et les multiples forces révolutionnaires disséminées de par le monde qui, depuis tant d'années, n'avaient cessé de soutenir la lutte du peuple turc contre l'impérialisme occidental ? Peut-être. Mais alors, pourquoi avoir organisé ces procès successifs ? S'agissait-il seulement "d'impressionner" les militants communistes, dans l'espoir de les voir, dans l'avenir, renoncer par eux-mêmes à leurs activités ? Nous en sommes réduits aux hypothèses. Au demeurant, est-il certain, tout bien considéré, que les sentences prononcées à Istanbul et à Ankara aient été "suggérées" à la justice par les autorités ? Il ne semble pas totalement absurde de penser que les magistrats aient pu, tout simplement, se laisser guider par leur probité professionnelle. Après la bourrasque, l'accalmie. Au lendemain du procès éclair de juin 1923, les membres du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs allaient sans hésitation reprendre leur train-train, comme si la brève incarcération qu'ils venaient de subir n'avait été qu’une insignifiante parenthèse. U Aydinhk continuera de paraître — à intervalles assez espacés il est vrai — et ses rédacteurs y développeront les mêmes thèmes que par le passé. Dans un article publié dès sa libération, Şefik Hüsnü, fort du non-lieu si aisément remporté par ses avocats, ira même jusqu'à se réclamer ouvertement du communisme (alors que les arrestations d'avril-mai avaient été précisément provoquées par un tract de propagande communiste). Dans la perspective des élections qui sont en train de se dérouler dans le pays, il fera l'apologie des doctrines révolutionnaires et, récupérant avec une certaine habileté le vocabulaire politique des Kémalistes, il demandera pour la Turquie la mise en place d'un

1M. Tunçay, op. cit., pp. 510-514.

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véritable "gouvernement populaire", un gouvernement à la fois national et prolétarien1. À cette subite détente du côté des militants communistes viendra faire pendant, au cours de l’été 1923, une lente mais sûre amélioration dans les relations entre la Turquie et la République des Soviets. Jusque vers le début de l'automne, Turcs et Russes continueront de se contrarier mutuellement par un subtil va-et-vient de petites misères : cargos immobilisés à Istanbul ou Odessa, marchandises non débarquées, expulsions d’individus considérés comme suspects, tracasseries diverses à l'encontre des missions consulaires installées en territoire soviétique ou en Turquie, etc2. Mais, dans l'ensemble, la balance tendra néanmoins à pencher du côté du rapprochement. Quelques semaines après le départ d'Araloff, la République des Soviets a envoyé un nouvel ambassadeur à Ankara. La mission essentielle assignée à Jacob Z. Souritz, diplomate de carrière, ancien représentant de la Russie à Christiania (Oslo), sera "d'affirmer" et de "développer" l'amitié turco-russe, de manière à ce que soient oubliés les "malentendus mineurs" surgis entre les deux pays dans les premiers mois de l'année3. Les Russes marqueront d’autre part leur désir de revenir à de meilleurs rapports avec la Turquie en se résignant à signer, le 14 août, la convention sur les Détroits élaborée à Lausanne et qui, depuis le mois de février, constituait la principale source de discorde entre Moscou et Ankara4. Les Turcs, de leur côté, multiplieront les amabilités protocolaires à l'égard des dirigeants bolcheviks et, surtout, s’orienteront progressivement vers une relance de leurs contacts économiques avec la République des Soviets. Bloquées depuis près d'un an, les négociations en vue d’un traité de commerce turco-russe reprendront à Ankara dans les premiers jours du mois d’août. Vers la même époque, et dans la même foulée, les représentants des deux parties s'efforceront également d'aboutir à une convention consulaire entre la Turquie et la Russie — convention prévue par le traité d’alliance du 16 mars 1921 mais qui n'avait pu être mise sur pied jusque-là — et le gouvernement

1"Sosyalizm Cereyanları ve Türkiye" (Les courants socialistes et la Turquie), Aydınlık, 16, juin 1923, pp. 410-415. Il n'est pas sans intérêt de souligner que certains observateurs soviétiques avaient eux aussi tendance, vers la même époque, à faire l'amalgame entre le populisme kémaliste et les doctrines marxistes. C'était peut-être pour eux une façon de garder l'espoir qu'un jour ou l'autre la Turquie finirait par basculer dans le camp soviétique. ^SHAT, 20 N 1084, bulletins de renseignements hebdomadaires du 20 mai au 4 août 1923. Ces bulletins signalent des incidents toutes les semaines mais, dans le même temps, mettent l'accent sur la lente amélioration des rapports entre la Turquie et la République des Soviets. 3S H A T 20 N 1084, bulletin de renseignements hebdomadaire du 9 juin 1923, qui reprend une interview de Souritz parue dans la presse constantinopolitaine. 4 La convention fut signée à Rome par le chef de la délégation soviétique en Italie, N. I. Jordonski. Elle ne fut cependant jamais ratifiée.

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d'Ankara acceptera de rouvrir le délicat dossier du rapatriement des réfugiés wrangelistes et des prisonniers de guerre se trouvant encore en Turquie1. Cette amélioration des relations turco-soviétiques est cependant trop précaire pour que Şefik Hüsnü et ses camarades puissent songer à se précipiter tête baissée dans la turbulence révolutionnaire. Ils savent que les autorités veillent et qu'elles sont prêtes à sévir. Ils ne peuvent qu'essayer de reconstruire pierre à pierre l'édifice miraculeusement échafaudé au moment du congrès économique de Smyme. Chimérique entreprise. Depuis le mois de mars, les choses ont bien changé. Les arrestations du 1er mai, assorties de toutes sortes de calomnies (une partie de la presse avait notamment accusé les militants inculpés d'être payés par les Grecs), ont considérablement refroidi l'ardeur des sympathisants du parti. Par contre, les "opportunistes" rassemblés au sein de l'Union générale des ouvriers d'Istanbul ont su mettre à profit la situation pour gagner du terrain. Vers le début de l'été 1923, l'organisation de Şefik Hüsnü n'a quasiment plus aucune prise sur les masses laborieuses. Aux yeux des travailleurs d'Istanbul et d'Anatolie, seuls jouissent désormais d'un certain prestige Şakir Rasim et les hommes de son entourage. Ce sont ces "abjects jaunes", que YAydınlık donnait en mars pour totalement déconfits, qui seront appelés à assumer, à partir du mois de juillet, le leadership des grandes grèves de l'après - Lausanne. 4. L'agitation ouvrière au lendemain de Lausanne En février 1922, à la suite d’une ultime grève des employés de la Compagnie des Tramways de Constantinople, les administrateurs des grandes entreprises étrangères et les Hauts-Commissaires alliés avaient fini par avoir raison de l’agaçante fermentation entretenue à Istanbul par le parti socialiste de Hüseyin Hilmi2. Depuis cette date, aucun incident notable n'est venu troubler la bonne marche des sociétés implantées en Turquie. Pendant près de dix-huit mois, la fraction "consciente et organisée" du prolétariat a vécu dans l'expectative. Les leaders des diverses organisations ouvrières d'Istanbul et d'Anatolie se sont contentés de faire de l'agit - prop, d'organiser des réunions, d'élaborer des thèses, d'échafauder toutes sortes de projets. Juste de quoi tenir leurs troupes en haleine. Ils ont patiemment attendu que les temps soient à nouveau mûrs pour l'action.

1Les discussions sur le traité de commerce n'aboutiront qu'en avril 1932, soit plus de 10 ans après les premiers pourparlers. La convention consulaire ne sera, pour sa part, jamais signée. Quant aux négociations relatives au rapatriement des prisonniers de guerre et des réfugiés russes, elles traîneront jusqu'au jour où le gouvernement d'Ankara tranchera le nœud gordien en proposant aux Russes blancs désireux de rester en Turquie la naturalisation, ce qui les mettra à l'abri des démarches effectuées par les Soviétiques en vue d'obtenir leur rapatriement forcé. 2Cf. supra, "Socialisme, communisme et mouvement ouvrier à Istanbul pendant l'occupation 1919-1922".

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Quelques débrayages spontanés se sont produits au début de l’été 1923. En juin, une journée d'agitation à Istanbul parmi les employés de la Société des Tramways (encore eux). Dans les premiers jours de juillet, grève éclair des mineurs d'Asma, dans le bassin houiller d'Héraclée1. Mais c'est la signature — tant attendue et sans cesse remise — du traité de paix de Lausanne, le 24 juillet 1923, qui marquera le véritable point de départ de la vague de grèves dont les entreprises étrangères installées en Turquie auront à pâtir jusque vers la fin de l'année. Les nuages avaient commencé à s'amonceler dès le lendemain de l'armistice de Mudanya. La victoire avait exacerbé les sentiments xénophobes de la population turque et certaines organisations de travailleurs — en particulier, nous l'avons vu, l'Union générale des ouvriers d'Istanbul — s'étaient empressées d'attiser cette haine de l'étranger. Au congrès économique de Smyme, les représentants des diverses forces productives du pays, manifestement encouragés par le gouvernement, avaient été unanimes pour crier haro sur les méfaits commis en Turquie par le grand capital européen et ses serviteurs indigènes2. Cependant, les autorités avaient su brider toute cette effervescence. Tant que les négociations de paix demeuraient en cours, tant que duraient à Lausanne les marchandages sur les capitulations et la liquidation des dettes contractées par l'ancien Empire ottoman, il ne pouvait être question pour la Turquie d'aviver l'inquiétude de ses créanciers en versant dans les actes de provocation. Mais, aussitôt le traité signé, la bonde a lâché. Dès la fin du mois de juillet, alors que les journaux sont encore pleins du succès remporté par İsmet pacha à Lausanne, les travailleurs commencent à montrer les griffes. Partout où le capital étranger se trouve en force — à Istanbul, dans le bassin d'Héraclée, à Smyme, en Cilicie — les revendications fusent : augmentation des salaires, diminution du temps de travail, repos hebdomadaire obligatoire, paiement des jours de maladie, etc. Par ailleurs, les salariés musulmans des entreprises exigent le licenciement des ouvriers et cols blancs chrétiens et, plus encore, le départ immédiat des cadres supérieurs ou moyens venus 1 Ahmet Naim, Zonguldak Havzası. Uzun Mehmet'ten Bugüne (Le bassın houiller de Zonguldak. De Mehmet le long à nos jours), Istanbul, 1934, p. 126. Sina Çıladır, Zonguldak Havzasında İşçi Hareketlerinin Tarihi. 1848-1940 (L'histoire des mouvements ouvriers dans le bassin houiller de Zonguldak. 1848-1940), Ankara, 1977, pp. 130-131. 2Très significatives à cet égard sont les diverses résolutions votées au terme du congrès. Cf. A. Gündüz Ökçün, op. cit.f pp. 390-437. C'est ainsi par exemple que les délégués rassemblés à Smyme avaient demandé, entre autres, la nationalisation des voies ferrées, le démantèlement de la Régie co-intéressée des Tabacs, la suppression du système des monopoles, la mise sous tutelle turque des compagnies étrangères. Il est à noter que toutes ces revendications, et bien d'autres du même genre, allaient être progressivement satisfaites.

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d'Europe qui, depuis tant d'années, n'ont cessé de les écraser de leur mépris. Le gouvernement ne se contente pas de fermer les yeux sur cette agitation. De manière plus ou moins ouverte, il la soutient. En mars, au lendemain du congrès de Smyme, le bruit avait couru qu'Ankara était favorable à une mise à pied massive du personnel non-musulman employé par les grandes sociétés étrangères. La nouvelle avait même donné un sérieux coup de fouet à l'exode des Grecs et des Arméniens traumatisés par la victoire kémaliste1. À partir des derniers jours de juillet, la menace se fera de plus en plus précise, de plus en plus crédible. Un certain nombre d'hommes politiques, en particulier le ministre de l'Économie, Mahmut Esat, n'hésiteront pas à afficher publiquement leur compréhension et leur sympathie à l'endroit des revendications à la fois sociales et nationales de leurs compatriotes. Ce sont les ouvriers du bassin houiller d'Héraclée, pourtant considérés par Şefik Hüsnü comme particulièrement apathiques2, qui ouvriront le feu les premiers. Moins d'une semaine après la signature du traité de Lausanne, la grève éclate dans la région de Zonguldak. Une grève prototype qui vise la puissante "Société anonyme ottomane d'Héraclée", une entreprise dont le capital est pour l'essentiel d'origine française3. Dans la foulée de quelques débrayages sans gravité qui se sont succédés tout au long du mois de juillet, le mouvement, cette fois sérieux, a été lancé par les conducteurs de bennes et autres employés du réseau ferré de surface. Les grévistes, dont l'action paralyse le travail dans tout le bassin, avancent deux revendications principales. D'abord, ils réclament la mise en application du "Statut des ouvriers d'Héraclée", une loi votée par la Grande Assemblée Nationale en septembre 1921. Ce texte extrêmement ambitieux — sans doute surtout destiné à incommoder les concessionnaires européens installés dans le bassin — prévoyait notamment la journée de huit heures, la suppression des corvées4, la gratuité des soins, la participation des exploitants au financement

FO, 371/9114, f. 34 à 38, rapport du secrétaire commercial auprès du Haut-Commissariat britannique, en date du 28 mars 1923. D'après ce rapport, près de 400 000 non-musulmans — Grecs et Arméniens pour l’essentiel — avaient déjà quitté la province d’Istanbul au moment du congrès de Smyme. Ces départs "spontanés’’, obtenus au moyen de diverses brimades habilement dispensées, céderont la place à partir d'août 1923 à une politique d'échanges massifs de populations, conformément au protocole gréco-turc élaboré à Lausanne au début de l'année. 2"Türkiye'de Demek Birliklerinin Teşekkülü" (La formation des unions syndicales en Turquie), Aydınlık, 15 mai 1925, p. 393. 3En ce qui concerne l'histoire de cette société, cf. l'ouvrage de Jacques Thobie, Intérêts et impérialisme français dans l'Empire ottoman (1895-1914), Paris, 1977, pp. 406-415. 4Aux termes d'une réglementation édictée en 1867, les villages situés sur le bassin houiller d'Héraclée ou à proximité de celui-ci étaient astreints d'envoyer chaque année un certain nombre d'hommes travailler dans les mines. Très mal rémunérées, ces "corvées" n’étaient pas toujours du goût des paysans, car elles gênaient considérablement les travaux agricoles. Supprimé dans les premières années de la République, le système des corvées obligatoires sera réintroduit dans la région d'Héraclée en 1940 et demeurera en vigueur jusqu'en 1948.

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des caisses de secours mutuel des ouvriers, l'interdiction d'utiliser pour les travaux à l'intérieur des mines des enfants de moins de seize ans1. Comme il se doit, aucun des concessionnaires n'avait pris ces prescriptions au sérieux et la loi était tout simplement demeurée lettre morte. En second lieu, les ouvriers somment la Société d'Héraclée (mais aussi, de manière sous-entendue, les autres exploitants du bassin) de renvoyer tous ses salariés non-musulmans. Cette exigence vise tout autant les cadres français, belges et italiens, nombreux dans la région, que la main-d'œuvre grecque et arménienne qui a réussi à se maintenir en dépit des événements2. Dès que la nouvelle de la grève parviendra à Istanbul, le groupe de Şakir Rasim s'empressera de prendre fait et cause pour les grévistes. Dans les premiers jours d'août, Şakir Rasim se rendra en personne à Zonguldak pour une "mission d'études". Ici, il entre en contact avec les meneurs, harangue les ouvriers, transforme la caisse de secours des travailleurs en une sorte de syndicat3. La grève s'étend et touche désormais plusieurs milliers de salariés, en particulier l'abondante main-d'œuvre des laveries4. Les autorités locales sont, dans l'ensemble, visiblement favorables aux grévistes. Le gouverneur de la province suit l'affaire de près et se montre paternel ; le conseil municipal de Zonguldak plaide la cause des travailleurs auprès de la Société ; de passage dans la région, un haut fonctionnaire du ministère de l'Économie réclame, comme les ouvriers, l'application de la loi. Dans ces conditions, il ne reste plus au représentant de la société, un certain Monsieur Duroi, qu'à s'incliner. Le 6 août, au terme d'une ultime confrontation entre les mandataires des travailleurs et la direction des charbonnages, toutes les demandes des grévistes, y compris celle touchant le renvoi du personnel non-turc, seront acceptées. Sur le papier tout au moins. Vers la même époque (fin juillet - début août), une autre grève sollicite également l’attention de l'opinion publique. À Istanbul, les trois cents ouvriers de la brasserie "Bomonti" — une entreprise dont le siège social se trouve à

Ije résume d'après FO, 371/9115, ff. 53 à 56, texte de loi transmis au Foreign Office par le secrétaire commercial auprès du Haut-Commissariat britannique à Constantinople, en date du 14 mai 1923. 2A. Naim. op. cit., pp. 127-128 ; S. Çıladır, op. cit., p. 133 ; Turgut Etingü, Kömür Havzasında İlk Grev (La première grève dans le bassin houiller), Istanbul, 1976, pp. 85-86. 3S. Çıladır, op. cit., pp. 136-141. 4 I1 n'est pas sûr que les ouvriers des laveries aient eu des revendications précises à formuler. D'après A. Naim, op. cit., p. 132, les grévistes n’avaient rien à demander et ne songeaient qu'à causer du désordre.

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Genève1 — présentent des revendications comparables à celles des mineurs de Zonguldak : la journée de huit heures, la gratuité des soins médicaux, le repos hebdomadaire, le versement d'un pécule aux familles des ouvriers décédés, la création d'une caisse de secours mutuel alimentée à la fois par les cotisations ouvrières et l'entrepreneur, l'allocation d'une paire de socques en bois par an, etc. Comme dans le cas de la grève du bassin d'Héraclée, l'organisation de Şakir Rasim, l'Union générale des ouvriers d'Istanbul, monte sur la brèche dès le début des événements. C'est elle qui négocie avec la direction de la brasserie, c'est elle qui représente les ouvriers auprès des autorités. Les grévistes bénéficient au demeurant de la sympathie des édiles et de la population. La plupart des journaux couvrent d'opprobre le directeur de l'entreprise dont le principal tort est d'être grec. La grève ne durera pas trois jours et, grâce à l'intervention du ministre de l'Économie en personne, débouchera sur une victoire quasi totale des ouvriers. Seules quelques exigences "inconsidérées" telles que la journée de huit heures et l'institution d'un tarif spécial pour les heures de travail supplémentaires demeureront insatisfaites2. À partir de la mi-août, la vague gréviste s'installera pour de bon. Le 16 août, les 600 ouvriers de la "Société anonyme des textiles orientaux", une entreprise belge, cessent le travail à Smyme. Le lendemain, à Istanbul, les employés de la Société des Tramways débrayent pendant quelques heures pour protester contre le maintien des salariés non-musulmans au sein de l'entreprise. Plus de 4 000 grévistes, vers la fin du mois d'août, dans l'industrie des figues sèches, une spécialité de la région de Smyme. Dix jours de paralysie totale sur le Smyrna-Aïdin Railway, au début de septembre. Grève des ouvriers du secteur textile, à Istanbul, dans la deuxième moitié du même mois. En octobre, ce seront à nouveau les wattmen et autres employés de la Société des Tramways de Constantinople qui cesseront le travail, puis, toujours à Istanbul, les salariés de la Compagnie des Eaux (société française, comme la plupart des autres sociétés concessionnaires des services publics de la ville), les électriciens, les gaziers, le personnel des bateaux de la Come d'Or3.

1D'après A. Gündüz Ökçün (éd.), Osmanlı Sanayii. J913, 1915 yılları sanayi istatistiki (L'industrie ottomane. Les statistiques industrielles des années 1913 et 1915), Ankara, 1970, p. 66. La même société possédait au moins deux autres brasseries en Turquie, l'une située sur le Bosphore, l'autre à Smyme. 2Spravochnik Profinterna, tome III, Moscou, 1926, p. 345 ; Şefik Hüsnü, "İşçilerimizde Uyamkbk" (Le réveil de nos travailleurs), Aydınlık, 18, ocL 1923. 3Spravochnik Profinterna, op. cit., pp. 345 et sv.; G. Asthakov, op. cit., pp. 148-152; R.P. Kornienko, Rabochee dvizhenie v Turtsii 1918-1963 gg. (Le mouvement ouvrier en Turquie 1918-1963), Moscou, 1965, pp. 58 et sv.

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Toutes ces grèves se déroulent grosso modo selon le même scénario. Les salariés ne s'attaquent qu'à des sociétés étrangères ou appartenant à des minoritaires (figues de Smyrne, tissages d'Istanbul) et exigent une révision radicale des conditions d'emploi. Ils veulent la journée de huit heures, le repos hebdomadaire, de meilleurs salaires — les augmentations réclamées oscillent généralement entre 25 et 35 %, mais vont parfois jusqu'à 100 % comme dans le cas des matelots des bateaux de la Corne d'Or —, des caisses de secours mutuel alimentées en partie par le patronat, la gratuité des soins médicaux en cas de maladie, le paiement des heures supplémentaires au tarif double, etc. Parallèlement, ils demandent avec insistance le départ des employés chrétiens, de ces "traîtres" qui pendant tant d'années ont fait le jeu de Vénizelos et des Puissances alliées, et entendent être débarrassés dans les plus brefs délais des cadres européens. La grève est conduite avec détermination et, le cas échéant, les grévistes font même preuve, de l'avis de certains observateurs étrangers, d'une "hystérie toute orientale". Ils sabotent leurs instruments de travail, ils défilent dans les rues, ils se battent contre la gendarmerie anglaise (grève de la brasserie "Bomonti"), ils envoient leurs femmes et enfants se coucher sur les rails des voies ferrées. Les autorités laissent faire. Mieux, elles prennent dans la plupart des cas ouvertement le parti des travailleurs. Quant aux chefs d'entreprise, qui depuis le traité de Lausanne se sentent abandonnés et floués, ils réagissent habituellement par la résignation. Dans un tel climat, la victoire des grévistes est inéluctable. Le patronal ne résiste en général que quelques jours. Il est rare qu'une grève se prolonge plus d'une semaine. La seule grève qui finira par un échec sera celle du Smyrna-Aïdin Railway. Au départ, les autorités et l'opinion publique turque ont, comme dans le cas des autres arrêts de travail de cette période, soutenu sans réserve les ouvriers. Les marchands musulmans de Smyme ont même versé 300 livres à la caisse des grévistes. Unanimité payante. Dès le début de la grève, les administrateurs anglais de la Compagnie se sont empressés de faire acte de soumission. Mais, lorsque, après avoir obtenu une première fois satisfaction, les cheminots ont fait monter les enchères — en demandant outre le renvoi des employés chrétiens, une augmentation substantielle des salaires pour les musulmans embauchés à leur place — les choses se sont gâtées. La direction a refusé de payer plus cher une main-d’œuvre moins qualifiée que celle dont elle venait de se séparer, et les hostilités se sont prolongées. Au bout du dixième jour de grève, les négociants et les horticulteurs turcs, dont les figues en attente dans les gares commençaient à pourrir, n'ont pas hésité à changer de camp. Lâchés alors qu'ils croyaient être sur le point de l'emporter, sommés par

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le ministère de l'Économie — dûment avisé de la situation — de renoncer à leurs exigences, les travailleurs n!ont eu d’autre ressource que de s'incliner1. Bien entendu, l'épidémie de xénophobie qui s'est abattue sur les masses laborieuses (comme sur le reste de la population turque) ne se manifeste pas seulement à travers des grèves. Les ouvriers, ou du moins leurs porte-paroles, expriment tout autant leur hostilité à l'égard des non-musulmans par des discours, des prises de position publiques, des résolutions votées à l'issue de meetings, par toute une agitation verbale qui contribue à accroître la panique dans le camp des minorités. Dans les cercles politiques, on souffle sur le feu. Vers le milieu du mois d'août, Mahmut Esat — probablement un des hommes clés de cette campagne contre les Européens et les chrétiens indigènes — ira jusqu'à convoquer personnellement, à Eskişehir, une assemblée des employés de la Société du Chemin de fer d'Anatolie, dans le but manifeste d'activer les choses au sein de l'entreprise2. Dans les premiers jours d'octobre, après plusieurs semaines de déclarations et de rumeurs alarmantes, les journaux annonceront tout un train de mesures dirigées contre les non-musulmans : désormais, les affiches publicitaires, les prospectus, les programmes de théâtre, les sous-titres de films doivent être obligatoirement rédigés en turc ; il est interdit aux maisons de commerce de conserver leurs enseignes et panonceaux en langues étrangères ; seul l'usage de la langue turque est autorisé dans la comptabilité et la correspondance commerciale des entreprises ; les grandes compagnies concessionnaires doivent renvoyer immédiatement la totalité de leur personnel non-musulman ; enfin, dans un autre ordre d'idées, la consommation de boissons alcoolisées est strictement interdite dans les cafés, restaurants et autres lieux publics3. Du côté des minorités, ce sera évidemment la consternation. Une consternation mêlée d'incrédulité. La plupart des entreprises visées par cette réglementation feront la sourde oreille ou tenteront de ne céder que sur le papier. Mais, dès la mi-octobre, les autorités reviendront à la charge. Le 19 octobre, dans une déclaration à la presse, le ministre des Travaux Publics, Feyzi bey, répétera sans détour : "Conformément aux arrangements conclus avec les compagnies étrangères, celles-ci ne doivent engager que des employés turcs. Cela ne signifie pas qu'elles peuvent embaucher tous les sujets du Gouvernement de la Grande Assemblée Nationale de Turquie sans distinction. Elles ne doivent employer que des Turcs musulmans. Au cas où les compagnies étrangères ne licencieraient pas dans les plus brefs délais leur personnel grec, arménien et juif, je me trouverais dans l'obligation d'annuler les privilèges qui leur permettent d'opérer en Turquie. Cette décision est irrévocable."4 1Spravochnïk Profintema, op. cit., pp. 345-346, G. Asthakov, op. cit.y p. 149. 2R. P. Kornienko, op. cit., p. 59. 3FO, 371/9116, ff. 128-129, 4FO, 371/9116, f. 131, lettre du Haut-Commissaire N. Henderson en date du 23 oct. 1923.

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Pour l'Union générale des ouvriers d'Istanbul, qui a dès le début de l’année misé sur la carte du nationalisme et de la xénophobie, c'est là un climat on ne peut plus favorable. En quelques semaines, l'organisation de Şakir Rasim est devenue le centre de gravité du mouvement ouvrier turc. Elle a généreusement prodigué ses conseils aux grévistes d'Istanbul, d'Héraclée et de Smyme, elle a noué des liens avec de nombreux groupes de province, elle s'est imposée aux autorités comme une interlocutrice digne de considération. Vers la fin du mois d'octobre, à la suite d'une visite à Istanbul de James Ramsay Macdonald, président du groupe travailliste aux Communes et futur Premier ministre de Sa Majesté, elle pourra même se flatter, avec une certaine jactance, d'être la seule organisation turque officiellement patronnée par le Labour Party et la Deuxième Internationale1. Du côté du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs, par contre, c'est la morosité. Les succès enregistrés par l'organisation de Şakir Rasim ont contribué à repousser le groupe de Şefik Hüsnü à la périphérie du mouvement ouvrier turc. Bien qu’il leur fût déjà arrivé dans le passé de flirter avec les tenants du coup de balai intégral, Şefik Hüsnü et les siens n'ont pas su cette fois, ou n'ont pas voulu, transiger avec leurs idéaux internationalistes. Us ont laissé les gens de l'Union générale monopoliser les slogans xénophobes et recueillir tous les fruits de la conjoncture. Au cours de ces mois de fièvre ouvrière, les militants communistes se contenteront de compter les points marqués par leurs rivaux. Non sans quelque dépit. Dans YAydınlık d'octobre, Şefik Hüsnü fera de son mieux pour minimiser la portée des grèves de l'aprèsLausanne. Il mettra l'accent sur les incohérences du mouvement gréviste et, tout en exaltant les initiatives prises par la classe ouvrière, appelera sans ambages les travailleurs à se débarrasser de leurs leaders "louches" et "incapables"2. Rejetée vers l'arrière du front, l'organisation de Şefik Hüsnü n'aura en définitive réussi, durant cette période, à voir le feu de près que dans une seule affaire : une grève organisée au début du mois de septembre, à Istanbul, par l'Association des typographes turcs. Commencée le 7 septembre, cette grève — dirigée, contrairement aux autres débrayages de l'époque, non pas contre le capital étranger mais contre les patrons turcs — a pendant deux semaines pleines paralysé la sortie des huit principaux quotidiens de l'ancienne capitale ottomane. Durant ces quinze jours, les grévistes ont publié leur propre 1R. P. Kornienko, op. cit.f p. 63 ; FO, 371/9176, ff. 51-52, lettre de Henderson en date du 24 oct. 1923. 2"İşçilerimizde Uyanıklık” (Le réveil de nos travailleurs). Aydınlık, 18, oct. 1923.

SOCIALISME

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journal, Haber (Les Nouvelles), subversif à souhait. Le patronat de son côté, grâce à des "renards” fournis par Şakir Rasim, a mis sur pied un "journal commun" {Müşterek Gazete) paraissant deux fois par jour. De part et d’autre, on a multiplié les calomnies, les menaces, les propos acides. Mais finalement, frappés aux yeux de l'opinion publique du sceau infamant du communisme et déchirés par des mésententes internes, les typographes ont dû se résoudre à abandonner toutes leurs revendications (portant essentiellement sur le réaménagement de leurs conditions de travail) contre quelques piastres d'augmentation. Une défaite travestie en compromis et qui allait permettre aux patrons de justifier une importante majoration du prix de vente des journaux1. Après cet échec — particulièrement marquant en raison de tout le bruit fait autour de l'affaire —, le groupe de Şefik Hüsnü s'est bien gardé de récidiver. Il est revenu à sa stratégie coutumière : repli, prudence, expectative. En octobre 1923, à l'heure où le gouvernement s'apprête à proclamer la République, c'est donc incontestablement du côté de Şakir Rasim et de ses cohortes en pleine crue que semble se situer l'avenir. Les militants communistes apparaissent, quant à eux, plus que jamais coupés des masses laborieuses. Ils ont pourtant fait tout ce qu'ils pouvaient pour séduire. Conformément aux directives du Komintern, ils ont soigneusement évité les prises de position par trop radicales ; ils ont tout au long de l'année multiplié les paroles conciliantes à l'égard du pouvoir kémaliste ; iis ont évité de heurter les sentiments religieux de la population et se sont montrés respectueux envers la nation. Mais ils n'ont pas su céder sur l'essentiel : leur attachement au mouvement communiste international. * *

*

En novembre 1922, lorsqu'il s'était agi d'amener la Grande Assemblée Nationale à abolir le sultanat, Mustafa Kemal avait dû user de menaces : "Messieurs, ce n'est pas par des discussions plus ou moins académiques qu'on peut s’assurer le pouvoir et la souveraineté. Les sultans se sont emparés du pouvoir par la force et ont mis la Nation en face du fait accompli. Si la Nation veut la souveraineté, elle doit faire de même. D'ailleurs, cette situation de fait existe déjà. Ceux qui dans cette salle ne pensent pas comme moi ne pourront rien empêcher. Mais il y a tout lieu de penser que certaines têtes seront tranchées."2 1Spravochnik Profinterna, op. cit., p. 345 ; G. Asthakov, op. cit., p. 151 ; M. Tunçay, op. cit., pp. 334-335.

2Mustafa Kemal Atatürk, Nutuk (Discours), 12ème éd., vol. II, Istanbul, 1972, pp. 690-691.

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Rien de semblable le 29 octobre 1923. Grâce aux élections de l’été, Mustafa Kemal était désormais assuré d'une majorité confortable à l'Assemblée. La loi constitutionnelle qui instaurait la République fut votée à mains levées et adoptée à l'unanimité des 158 députés ayant pris part au scrutin. Lors de la lecture du texte, il y avait eu quelques murmures. Mais personne n'avait osé s'élever contre la volonté du Président de la Grande Assemblée. Singulièrement, il semble que la proclamation de la République n'ait suscité chez les communistes turcs qu'indifférence. Entièrement consacré à l'anniversaire de la Révolution d'octobre, YAydınlık de novembre 1923 passera l'événement totalement sous silence. Ce n'est qu'en mai 1924 que Şefik Hüsnü estimera devoir consacrer un bref article à la question1. Une indifférence due peut-être au fait que la proclamation de la République était déjà attendue depuis un certain temps et que la décision du 29 octobre ne faisait que s'inscrire dans le cours naturel des choses. Le changement de régime n'aura au demeurant aucune incidence immédiate sur le mouvement ouvrier turc. Les premiers mois de la République apparaîtront comme un simple prolongement de la période que nous venons d'étudier : mêmes revendications, mêmes rivalités, mêmes problèmes. Une manière de statu quo. En dépit de toutes leurs déconvenues, les animateurs du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs persisteront dans leur soutien au gouvernement d'Ankara. Mieux, ils continueront de parier (à l'instar de certains observateurs soviétiques) sur une hypothétique transmutation du populisme kémaliste en socialisme. Jusqu'au jour où ils devront à nouveau faire face à la répression.

1"İşçi Sınıfı Cumhuriyet Üstüne ne Düşünüyor" (Ce que pense la classe ouvrière à propos de la République), Aydınlık, 21, mai 1924.

DIX-HUIT MOIS DE REPUBLIQUE (2 9 octobre 1923 - 1er m ai 1925)

La proclamation de la République turque, le 29 octobre 1923, marque un aboutissement : le processus engagé en avril 1920 par la mise en place à Ankara d'un gouvernement de salut national opposé aux instances collaborationnistes d'Istanbul est désormais achevé. Mais si la question du régime politique est résolue, bien d'autres problèmes continuent néanmoins, en cette fin de l'année 1923, de se poser à la Turquie nouvelle. Déclenchée en 1922, la lutte pour la reconstruction des finances et de l’économie nationales ne fait que démarrer. Dans le domaine social et culturel, tout reste à accomplir. La révolution kémaliste n'en est encore, en somme, qu'à ses premiers balbutiements. L'année 1924 sera ponctuée par toute une série de mesures décisives. Le 3 mars, le Khalifat est aboli. Ainsi, la Turquie rompt définitivement avec son passé ottoman. Dans la même foulée, la Grande Assemblée Nationale se prononce en faveur de la laïcisation de l'enseignement et de la suppression du ministère des Affaires religieuses et des Fondations pieuses. Les lois votées impliquent la fermeture des écoles d'enseignement religieux {medrese) et l'abolition des tribunaux de droit divin. Après ce premier train de changements, les choses s'accélèrent : le Gouvernement républicain s'efforce de réorganiser la vie rurale, dote le pays de nouvelles structures administratives, lance un vaste programme de travaux publics (chemins de fer, routes, ports, etc.), jette les bases d'une réforme radicale de la justice, s'emploie à mettre sur pied un nouveau système scolaire. Certaines des réformes kémalistes, les plus spectaculaires — la loi interdisant le port du fez, l'adoption du code civil suisse, le rejet des caractères arabes au profit de l'alphabet latin — ne viendront qu'un peu plus tard, lorsque le régime se sentira véritablement sûr de lui. Mais dès la fin de 1924, le bilan est sans conteste déjà remarquable. Le monde ouvrier, toutefois, échappe singulièrement à la sollicitude des Kémalistes. Le gouvernement d'Ankara, qui s'intéresse pourtant à l'industrie et qui entend pourvoir la Turquie de structures économiques calquées sur celles de

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l'Occident, semble vouloir prendre son temps pour régler les problèmes du prolétariat. Les revendications avancées par le groupe ouvrier au Congrès économique de Smyme n'ont servi qu'à alimenter les dossiers des ministres. Au début de l'année 1925, un projet de loi ouvrière en 122 articles sera certes présenté à la Grande Assemblée Nationale. Mais, jugé "insuffisant”, il sera rejeté par les députés sans autre forme de procès. En fait, les milieux dirigeants sont dans leurs grandes masses persuadés que la Turquie nouvelle ne peut s'offrir le luxe, pour l'immédiat tout au moins, d'un prolétariat rénové, jouissant de mesures de protection et doté de moyens de défense. Dans de telles conditions, les groupes ouvriers de pointe et les militants de gauche sont donc voués à ressasser constamment les mêmes exigences et les mêmes mots d'ordre que par le passé. Et comme par le passé, les maigres réserves d'agressivité dont disposent les éléments subversifs noyés dans la masse des bien pensants ou des indifférents ne peuvent que continuer à venir se briser contre l'indéniable savoir-faire des hommes au pouvoir. La période qui s'ouvre avec la proclamation de la République n'est cependant pas pour le mouvement ouvrier turc et les militants rassemblés autour de Şefik Hüsnü une période de total sur-place. En dépit des tracasseries multipliées par les autorités, il semble que 1924 ait été plutôt une bonne année pour la syndicalisation du prolétariat industriel de Turquie. Du côté de YAydınlık, pareillement, ce n'est nullement la sclérose. Vers le milieu de l'année, Şefik Hüsnü et ses compagnons, après avoir été quelque peu "secoués" par les instances dirigeantes du Komintern, redoubleront d'activité et, selon toute apparence, parviendront même pour un temps à reprendre pied dans les milieux ouvriers. Mais à Ankara, les méthodes du gouvernement n'ont guère changé. Laissez-faire et répression continuent de se mêler, au gré des nécessités du moment. À l'instar des années précédentes, 1924 sera riche en alertes. Incorrigibles, les militants communistes et les leaders du mouvement ouvrier conserveront leur stoïcisme. Lorsque le pouvoir, tirant prétexte des désordres survenus au Kurdistan, décidera, au début de 1925, de réduire l'opposition au silence, ils feront mine de ne pas se sentir concernés. Ils tablent sans doute sur l'apparente inconstance de la politique gouvernementale. Cette fois, pourtant, c'est bien d'une estocade qu'il s'agit. C'est que, depuis la fin de la lutte pour l'indépendance, la conjoncture a considérablement évolué. Grâce au traité de Lausanne, les dangers extérieurs semblent définitivement circonscrits. À l'intérieur, de même, le régime kémaliste s'oriente vers une évidente stabilisation. L'heure n'est plus, dès lors, aux adroits louvoiements. Solidement appuyé sur ses succès militaires et politiques, le gouvernement peut se permettre désormais de se montrer intraitable.

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1. L'évolution du mouvement ouvrier Les semaines qui suivent la proclamation de la République voient se maintenir en Turquie un climat d'agitation ouvrière. Il s'agit des dernières secousses du grand déferlement gréviste de l'après-Lausanne. Avec la bénédiction tacite des autorités, les travailleurs turcs continuent de harceler les entreprises étrangères. Les mots d'ordre n'ont pas changé. Agitant l'épouvantail de la grève, les contestataires réclament l'amélioration de leurs conditions de travail, une augmentation substantielle des salaires et, surtout, le départ de tous les employés et cadres non-musulmans. C'est à Istanbul que la turbulence est la plus manifeste. Comme à l'accoutumée, les salariés de la Société des Tramways sont en première ligne. Ils ont déjà, derrière eux, toute une tradition de guérilla anti-patronale et les constantes palinodies des dirigeants de l'entreprise les obligent à revenir sans cesse à la charge. Ils avaient débrayé en juin 1923, puis à nouveau au début du mois d'octobre, pour obtenir le renvoi des employés appartenant aux minorités non-musulmanes. Dans les premiers jours de novembre, ils se trouveront une fois de plus dans l'obligation de relancer leur action. Pour l'essentiel, ils demandent à la Société d'obtempérer aux injonctions gouvernementales concernant le licenciement des salariés non-turcs. Mais leurs revendications portent également sur divers litiges en suspens depuis un certain temps. Ils réclament l'établissement d'un nouveau règlement intérieur, la modification des statuts de leur caisse de secours mutuel, le doublement de la paie pour le travail effectué les jours fériés, le regroupement des heures de repos, enfin la mise en circulation de tramways réservés aux travailleurs1. Dans la conjoncture de l'époque, la direction de la Société ne peut, face à de telles exigences, que recourir à sa tactique habituelle : faire mine de céder, quitte ensuite à se rétracter et à "s'arranger" avec les autorités locales pour se faire pardonner sa mauvaise foi. Aussitôt après les employés de la Société des Tramways, ce sera au tour des ouvriers de la Compagnie des Eaux de Constantinople — une autre entreprise étrangère — de s'agiter. Leurs doléances sont calquées sur celles de leurs camarades des tramways. Mais ils demandent en outre que les voitures de distribution d'eau soient à l'avenir tirées non plus par des hommes mais par 1Sedat Toy demir, "Türkiye'de İş İhtilâflarının Tarihçesi ve Bugünkü Durumu" (Historique des conflits du travail en Turquie et leur situation actuelle), içtimai Siyaset Konferansları (Conférences de politique sociale), vol. 4, Istanbul, 1951, pp. 54-55, reproduit in extenso la liste des revendications du personnel des tramways ; cf. également Oya Sencer, Türkiye'de İşçi Sınıfi. Doğuşu ve Yapısı (La classe ouvrière en Turquie. Sa naissance et sa structure), Istanbul, 1969, pp. 263-264.

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des bêtes de trait1. Enfin, dans la même foulée, le flambeau de la contestation sera repris par les ouvriers de la Société du Gaz. Ces derniers, passablement exigeants, iront jusqu'à réclamer au patronat la gratuité des soins en cas de maladie et l'allocation d'une indemnité pour "frais de maire" aux familles des ouvriers décédés, tout en avançant un certain nombre de revendications plus classiques telles que la réduction de la journée de travail, l'accroissement des salaires, la distribution de primes annuelles, etc2. Il semble que l'Union ouvrière de Şakir Rasim — principale promotrice, nous l'avons vu, des débrayages de l'été 1923 — ait largement contribué à animer toute cette effervescence. Si l'on en croit un rapport adressé au Foreign Office par le Haut-Commissariat britannique à Constantinople, c'est également cette organisation qui fut à la tête de la plus importante des grèves de l'après-Lausanne, celle des Chemins de fer Orientaux3. Ici, une certaine tension avait commencé à se manifester dès le début de l'automne 1923. Comme partout ailleurs, les cheminots entendaient amener la direction de la Compagnie à renvoyer les employés non-turcs, particulièrement nombreux dans l'entreprise. Ils avaient par ailleurs à se plaindre de la mise en place d'un nouveau système de calcul des salaires qui avait eu pour conséquence d'entraîner une nette diminution de leurs revenus. Un premier conflit avait opposé les ouvriers au patronat dans les premiers jours du mois d'octobre. Il s'était agi à cette époque, pour les salariés musulmans de la Compagnie, d'obtenir la réintégration d'un de leurs coreligionnaires licencié à la suite d'une prise de bec avec un chef de train israélite et d'obliger l'administration à chasser quelques-uns de ses agents appartenant à la minorité juive. Devant le refus de la Compagnie, la situation s'était peu à peu envenimée. Vers la mi-octobre, l'Association de secours mutuel des cheminots, apparemment guidée par l'Union ouvrière de Şakir Rasim, avait dressé toute une liste de revendications et s'était déclarée prête à appeler à la grève si ses exigences devaient ne pas être satisfaites. Mis au pied du mur, les dirigeants de la Compagnie avaient tenté de transiger. Ils avaient accepté de réduire la durée du travail à neuf heures par jour et d'améliorer la rémunération des heures supplémentaires. Ils avaient accepté également, moyennant certaines réserves, de licencier une partie de leur personnel non-musulman. Par 1S. Toydemir, op. cit., p. 54. 2S, Toydemir, op. cit., p. 55. 3r o , 371/9176, ff. 134-137, rapport daté du 28 novembre 1923. O. Sencer, op. cit., pp. 259-263 fournit, en s’appuyant sur la presse de l'époque, d’intéressants compléments d'information sur le déroulement de cette grève. Cf. aussi G. Astakhov, Ot Sultanata k demokraticheskoi Turtsii, Moscou, 1926, pp. 150-151.

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ailleurs, ils s'étaient montrés disposés à s'accommoder d'une politique de mesures sociales (paiement d'allocations aux ouvriers temporairement empêchés de travailler, indemnités aux familles en cas de mort accidentelle durant le service, etc.), à condition toutefois qu'un texte de loi ad hoc fût voté par la Grande Assemblée. Mais ils avaient, en revanche, catégoriquement refusé d'accorder aux ouvriers une augmentation de salaire ainsi que la prime annuelle qu'ils réclamaient. Ils avaient également repoussé leurs demandes relatives à l'octroi de quinze jours de congés payés et au versement d'une somme de 5 000 livres turques à la caisse de l'Association de secours mutuel de l'entreprise. Les choses en étaient là lorsque la grève éclata. Le 18 novembre, après d'ultimes tractations, plus de 1 200 ouvriers cessèrent le travail paralysant totalement le trafic sur le réseau ferroviaire de Turquie d'Europe. Du côté de la direction des chemins de fer, ce fut aussitôt la consternation. Près des gares, les murs étaient couverts d'affiches dénonçant l'attitude anti-turque des cadres étrangers de la Compagnie. L'administration répliqua en laissant entendre à la presse et au public que les grévistes étaient manipulés par les communistes. Par ailleurs, elle fit savoir qu’il était hors de question pour elle de céder. Dès le début de la grève, le gouvernement d'Ankara avait été prié d'intervenir. Bientôt, les pressions se multiplièrent. La Compagnie fit même appel aux bons offices de la Société des Nations. Picard, le représentant de l'organisation préposée à la surveillance de la frontière gréco-turque, fut chargé de contacter le Premier ministre İsmet pacha et de l'informer des retombées néfastes de la grève sur le trafic international. Finalement, les autorités kémalistes acceptèrent de nommer un médiateur : Saadeddin bey, le préfet de police d'Istanbul. Pour le gouvernement d'Ankara, l'action menée par les cheminots commençait à constituer une sérieuse source de tracas, car la grève gênait les transports de troupes vers la Thrace. Saadeddin bey eut donc pour mission de liquider l'affaire dans les meilleures conditions possibles. Sommés d'accepter un compromis qui leur accordait notamment une augmentation de salaire de 14% (au lieu des 30 % exigés) et une journée de repos payée par semaine, les cheminots commencèrent par faire la fine bouche. Mais le 28 novembre, dix jours après le début du conflit, lorsque le gouvernement les eut menacés de réquisition, ils jugèrent préférable de s'accommoder des offres qui leur étaient faites. La grève du personnel des Chemins de fer Orientaux fut la dernière des grandes actions ouvrières de l'année 1923. À partir de la fin du mois de novembre, les autorités, tout en conservant une certaine rigidité à l'égard des

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entreprises à capitaux étrangers, s'orienteront vers une politique de raccommodement avec celles-ci, de manière à ne pas trop contrarier les milieux d'affaires occidentaux. Il semble qu’une partie des hommes au pouvoir — notamment certains représentants de l'aile "libérale" du mouvement kémaliste tels que le président de la Grande Assemblée Nationale, Fethi bey (Okyar) — aient soudain été effrayés par les dimensions prises par la vague de grèves et, craignant de voir l'agitation échapper au contrôle du gouvernement, aient milité en faveur d'une attitude moins coulante vis-à-vis des revendications des travailleurs. Le fait qu’un des supporters les plus résolus du prolétariat national, le ministre de l'Économie Mahmud Esad, ait été exclu du nouveau cabinet formé le jour de la proclamation de la République constitua également, selon toute apparence, une des causes de l'extinction — à retardement — du mouvement gréviste. Tandis que les travailleurs turcs étaient invités par le gouvernement, sur un ton relativement sec, à se calmer, l'Union ouvrière de Şakir Rasim s'efforçait, quant à elle, de ne pas perdre les fruits de cinq mois d'agitation. Dès les premières grèves qui avaient suivi la signature du traité de paix de Lausanne, Şakir Rasim et les siens s'étaient dépensés sans compter, prenant la tête du combat. Il s'agissait à présent pour eux de consolider leurs positions et de faire le bilan des points marqués. Le 26 novembre 1923, alors que l'issue de la grève des cheminots demeurait encore incertaine, Şakir Rasim parvint à organiser à Istanbul un grand congrès qui rassembla, si l'on en croit les informations parues dans la presse soviétique1, quelque 250 délégués. Étaient représentés notamment trente-deux corps de métiers de l'ancienne capitale ottomane dont la clientèle s'élevait, d'après les comptes rendus de la réunion, à plus de 19 000 artisans et travailleurs d'industrie. Şakir Rasim avait également fait venir des représentants des mineurs de la région d'Héraclée — une région où il s'était rendu en personne quelque temps auparavant pour y attiser l'agitation ouvrière — ainsi qu'un certain nombre de délégués de BaliaKaraaydin, un vaste gisement de plomb argentifère situé non loin de Balıkesir. Le congrès avait confédération ouvrière à faire accepter son projet. créée au début de l'année

essentiellement pour but de mettre sur pied une l'échelle nationale. Şakir Rasim n'eut aucun mal à L’Union générale des ouvriers d'Istanbul qu’il avait 1923 s'était considérablement renforcée au fil des

1P. Kitaigorodski, "Rabochee dvizhenie v Turtsii", Kommunisticheskij Internatsional, n° 11 (48), 1925, pp. 165-174. Cf. également les diverses données rassemblées dans la presse turque par Mete Tunçay, Türkiye'de Sol Akımlar. 1908-1925 (Les courants de gauche en Turquie. 19081925), 3ème éd., Ankara, 1978, pp. 340-342. Voir par ailleurs ffCongrès des ouvriers turcs", La Vie ouvrière, 14 mars 1924, p. 4.

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mois et avait réussi, à l'occasion des grèves de l'été, à prendre pied dans diverses villes de province. Il suffisait donc d'un changement d'étiquette pour transformer l'organisation existante en une formation confédérale. D'un simple coup de plume, l'Union générale des ouvriers d'Istanbul se mua en Union générale des ouvriers de Turquie {Türkiye Umum Amele Birliği). Şakir Rasim s'attribua bien entendu la présidence et le secrétariat général de la nouvelle organisation. Mais, recourant à un stratagème qu'il avait déjà utilisé lors de la création de son premier groupement, il veilla d’autre part à se placer sous la protection d'un homme proche du pouvoir. La vice-présidence de l'Union fut confiée au docteur Refik İsmail, secrétaire de la section d'Istanbul du Parti du Peuple, la formation politique des Kémalistes1. Ce témoignage de bonne volonté allait être suivi de plusieurs autres manifestations d'ostentatoire déférence vis-à-vis de l'ordre établi : télégrammes de sympathie adressés à Mustafa Kemal et à certains membres du gouvernement, banquets en l'honneur de divers généraux de passage à Istanbul, déclarations publiques de dévouement aux intérêts nationaux, etc. Pour mieux convaincre le gouvernement de l'innocuité de son organisation, Şakir Rasim prit également le soin de multiplier les professions de foi anti-communistes et de souligner que les travailleurs rassemblés à l'intérieur de l'Union ne "poursuivaient que des buts économiques"*2. Le ton, en somme, était le même que celui qui avait déjà si bien réussi à l'organisation à la veille du Congrès économique de Smyrne, lorsqu'il s'était agi pour Şakir Rasim et ses adjoints de rassurer à la fois leur clientèle ouvrière et le patronat. Mais à présent les autorités commençaient à se méfier de la formation mise sur pied par Şakir Rasim. Celle-ci demeurait de toute évidence liée au mouvement socialiste international — ainsi qu'en témoignait l'accueil chaleureux qu'elle avait réservé quelque temps auparavant au leader travailliste James Ramsay Macdonald — et cela suffisait à la rendre suspecte. Par ailleurs, le dynamisme dont elle avait fait preuve lors des dernières grèves montrait suffisamment qu'elle pouvait, si on la laissait libre de se développer, se muer le cas échéant en redoutable outil de subversion. Trois semaines après la création de l'Union générale des Ouvriers de Turquie, les autorités se décidèrent donc à étouffer le serpent dans l'œuf : le 18 décembre 1923, par ordre du ministère de l'Intérieur, la nouvelle organisation fut sommée de se saborder.

*M. Tunçay, op. cit.r p. 340. 2P. Kitaigorodskii, op. cit.y p. 170.

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Şakır Rasim avait toutefois plus dfun tour dans son sac. Au lieu de se soumettre, il fit intervenir auprès du gouvernement les amis qu'il comptait dans les milieux kémalistes et notamment le vice-président de l'Union, le docteur Refik İsmail. Ce dernier, jouant habilement des rivalités et des divergences d’opinion qui existaient entre les divers services ministeriels d'Ankara, parvint à obtenir un contre-ordre du ministère de l'Économie. L'organisation continuait cependant à être interdite par le ministère de l'Intérieur. Şakir Rasim dut se contenter d'un sursis bancal, tablant sur la nonchalance et les embrouillements de la bureaucratie pour arranger les choses1. Aux yeux des hommes regroupés autour de Şakir Rasim, la grande affaire du moment était d'obtenir du gouvernement la promulgation d'une loi générale sur le travail. Bien qu'ils se prétendissent totalement soumis aux volontés du pouvoir, ils entendaient ne pas renoncer pour autant à défendre les droits des masses laborieuses. Cela faisait déjà près d'un an que les autorités promettaient de prendre des mesures en faveur des ouvriers. À l'époque du Congrès économique de Smyme, Mahmud Esad avait indiqué qu'un projet de loi ouvrière était à l'étude et que les désirs des travailleurs ne tarderaient pas à être exaucés. Mais les promesses gouvernementales étaient demeurées lettre morte. Il s'agissait donc de revenir à la charge et de faire pression sur les dirigeants d'Ankara pour qu'ils respectent leurs engagements. Au début de l'année 1924, en l'absence de Şakir Rasim, parti évangéliser les ouvriers de la région de Zonguldak, Refik İsmail décidait d'organiser un congrès extraordinaire de l'Union ouvrière afin, selon toute apparence, de ramener le calme dans les esprits des militants. La réunion eut lieu le 20 janvier, avec la participation d'une soixantaine de délégués représentant vingt-neuf corps de métiers. Les débats furent passablement orageux. Pour autant qu’on puisse en juger d'après les comptes rendus parus dans la presse de l'époque, il semble qu'une partie des présents aient reproché aux leaders de l'Union — et en particulier à Refik İsmail, l'homme du Parti du Peuple — leur inefficacité face aux atermoiements du gouvernement. Ce n'est qu'après le retour précipité de Şakir Rasim que les choses rentrèrent plus ou mois dans l'ordre. Il y a tout lieu de croire que le président de l'Union — qui venait de subir un sérieux camouflet à Zonguldak où les autorités locales l'avaient accablé de tracasseries de toutes sortes — parvint à apaiser les *Un entrefilet paru dans le Cumhuriyet du 20 mai 1924 donne quelques indications sur les difficultés rencontrées par l'organisation de Şakir Rasim. Le Vakit (21 et 23 janvier, 7 février 1924) fournit également un certain nombre d'informations. Cf. par ailleurs le dossier rassemblé par M. Tunçay, op. cit.t pp. 340-342.

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contestataires en prenant leur parti et en s'engageant à faire une démarche auprès du gouvernement1. Une quinzaine de jours plus tard, le 6 février, une nouvelle réunion fut organisée. Cette fois, Şakir Rasim avait en poche un atout important : une lettre de Mustafa Kemal datée du 2 février. Dans cette lettre, le Président de la République turque annonçait qu’un projet de loi avait été mis en chantier par le ministère de l’Économie et qu'il était sur le point d'être soumis à la Grande Assemblée Nationale. Il indiquait également qu'un autre texte allait être bientôt consacré à l'organisation de la vie syndicale. Ces promesses apparaissaient d'autant plus crédibles que le gouvernement venait de prendre quelques mesures en faveur des ouvriers. À la fin de l'année 1923, il avait décidé que la loi de septembre relative aux mineurs du bassin houiller de Zonguldak et d'Heraclée serait applicable à tout le personnel des mines sans distinction (ouvriers de fond, de surface, des transports de minerai, etc.). Le 2 janvier, il avait fait voter une loi — assez discutable il est vrai — organisant le repos hebdomadaire au sein de certaines professions2. Présidée par Şakir Rasim, l'assemblée du 6 février se déroula dans un climat d'euphorie. Les délégués des divers corps de métiers eurent notamment droit à une "vibrante allocution" du député de Zonguldak, Tunalı Hilmi bey, venu rassurer les ouvriers au nom du gouvernement, et lecture fut donnée de la lettre de Mustafa Kemal. Au terme des débats, l'Union ouvrière apparaissait plus solide au poste que jamais3. Mais en réalité l'heure du dénouement était proche. Depuis qu’elle avait été interdite par le ministère de l'Intérieur, l'organisation de Şakir Rasim se trouvait sur la corde raide. Menacée de devoir disparaître pour de bon, elle était obligée de se tenir sur ses gardes et ne pouvait plus envisager de s'illustrer par quelque coup d'éclat. En fait, les réunions de janvier et février 1924 constituaient déjà plus que n'en pouvaient supporter les autorités locales. Quelque temps après la tenue de la seconde assemblée, les dirigeants de l'Union, accusés d'avoir violé la loi sur les associations, furent priés de venir ^Sina Çiladır, Zonguldak Havzasında İşçi Hareketlerinin Tarihi. 1848-1940 (Histoire des mouvements ouvriers dans le bassin de Zonguldak, 1848-1940), Ankara, 1977, pp. 136-144, fournit quelques indications sur les agissements de Şakir Rasim à cette époque. Cf. aussi Turgut Etingü, Kömür Havzasında İlk Grev (La première grève dans le bassin charbonnier), Istanbul, 1975, pp. 102 et sv. Voir par ailleurs "La situation en Turquie", La Vie ouvrière, 16 mai 1924, p. 3. 2La lettre de Mustafa Kemal a paru dans le Vakit du 7 février 1924. En ce qui concerne les divers avatars de la loi sur le travail, cf. Nedjidé Hanum, "La législation ouvrière de la Turquie contemporaine", traduit du russe par J. Castagné, Revue des Etudes Islamiques, cahier II, 1928, pp. 231-254. Voir aussi N.A.O., "Turquie", La vie ouvrière, 4 janvier 1924, p. 5. ^M. Tunçay, op. cit., p. 341.

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s'expliquer devant la chambre correctionnelle d'Istanbul. Ce fut un de ces procès dont la justice, dans bien des pays, a le secret : il traîna en longueur, nourri de multiples irrégularités et de subtilités avocassières. Les divers corps de métier faisant partie de l’Union commencèrent toutefois à s'inquiéter. Craignant sans doute d'être entraînés par Şakir Rasim dans la voie de la subversion, ils se mirent l’un après l’autre à quitter l’organisation. C'était la débandade1. Le 1er mai 1924 fut néanmoins fêté avec un certain faste. Abandonné par les éléments les plus modérés de sa formation, Şakir Rasim s'était, semble-t-il, rapproché à cette époque des éléments extrémistes rassemblés autour de Şefik Hüsnü2. Lors de la réunion qui eut lieu dans les locaux de l’Union ouvrière, il prononça un discours résolument anti-gouvernemental au cours duquel il proclama que les travailleurs combattraient jusqu’à l'avènement en Turquie d’un gouvernement ouvrier. À la suite de cette veillée d'armes, un groupe de quelque 150 personnes, parmi lesquelles figuraient notamment un certain nombre d'employés de la mission commerciale soviétique, firent une promenade sur le Bosphore, à bord d’un vapeur spécialement affrété pour l'occasion. La journée se termina, dit-on, dans les jardins de la propriété d’été que l’ambassade russe possédait à Büyükdere, une charmante localité située à une vingtaine de kilomètres d'Istanbul3. Mais quelques jours plus tard, l'Union ouvrière som brait définitivement. On peut penser que la radicalisation des positions adoptées par son président — radicalisation dont on perçoit mal les tenants et les aboutissants, mais qui constituait peut-être un acte de provocation dicté par le pouvoir et destiné à tromper la vigilance des éléments communistes4 — ne fit que hâter les choses. Vers la mi-mai, alors que le tribunal ne s'était toujours pas prononcé sur le sort qu'il convenait de réserver à l'organisation de Şakir Rasim, celle-ci était invitée à cesser sur le champ toute forme d'action. Il ne restait aux militants qu’à s'incliner. Le 19 du même mois, l’Union ouvrière remettait son cachet officiel à l'administration provinciale et, par voie de presse, annonçait publiquement qu'elle mettait fin à ses activités5. 1Cumhuriyet, 20 mai 1924 ; P. Kitaigorodskij, op. cit.t p. 171. 2C'est du moins ce qui ressort d'un rapport adressé au Quai d'Orsay en avril 1925, AMAEF, Série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, ff. 323 et sv. 3Aclan Sayılgan, Türkiye'de Sol Hareketler. 1870-1972 (Les mouvements de gauche en Turquie. 1870-1972), Istanbul, 1972, p. 189. 4Les historiens soviétiques présentent presque toujours Şakir Rasim comme un "agent à la solde de la police" ou un "escroc". Mais il est possible que son seul crime ait été d'avoir un faible pour le réformisme. 5M. Tunçay, op. cit., p. 340.

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Certains groupes de travailleurs — en particulier les cheminots et les employés des services publics qui, à force de s'agiter, avaient fini par prendre le pli de la turbulence — n'étaient cependant pas disposés à se laisser réduire au silence sans régimber. En l’absence d'une organisation confédérale susceptible de défendre leurs intérêts, ils étaient résolus à se battre par leurs propres moyens. Bien que le gouvernement eût nettement manifesté son désir de voir les fauteurs de troubles rentrer dans les rangs, divers désordres éclateront au cours de l'été 1924, apparemment de manière spontanée. Une fois de plus, ce sont pour l'essentiel de grandes sociétés étrangères qui se trouveront visées. Mais l'agitation tendra également à déborder en direction du secteur public national et de quelques petites entreprises privées, jusque-là demeurées à l'abri de l'effervescence ouvrière. Toujours d'attaque, les employés turcs de la Société des Tramways de Constantinople seront les premiers à passer à l'action. Ils déclarent la grève au début du mois de juillet pour protester contre le licenciement injustifié d'un de leurs camarades, un wattman qui avait eu maille à partir avec un contrôleur. L'affaire ne tardera pas à s'envenimer. Le climat, en effet, n'est plus le même que celui qui régnait en Turquie un an plus tôt, au moment de la signature du traité de Lausanne. Engagé dans la voie de la normalisation de ses rapports avec l'Occident, le gouvernement kémaliste souhaite conserver la confiance du capital étranger et entend juguler l'agitation dans les milieux ouvriers. Pour pacifier le personnel des tramways, les autorités locales auront recours à la gendarmerie. Les affrontements entre la troupe et les travailleurs en colère feront plusieurs blessés. Le calme ne sera rétabli qu’après l'arrestation d’une trentaine de meneurs1. Deux ou trois jours après la grève des tramways, un autre débrayage important aura lieu à Istanbul : celui des facteurs des postes. Là encore, les choses tourneront mal pour les grévistes. Ceux-ci réclament essentiellement une augmentation de salaire et, de manière accessoire, de meilleures conditions de travail. Soutenue par une grande partie de la presse, la Direction de Postes ripostera par un lock-out massif et l'embauchage de 250 nouveaux employés recrutés parmi les innombrables chômeurs venus en ville depuis la fin de la première guerre mondiale2.

^Aydınlık. Fevkalâde Amele Nüshası (Numéro spécial de YAydinhk consacré aux questions ouvrières), n° 1, août 1924, pp. 2 et sv. Fac-similé et transcription en caractères latins publiés par A. E. Güran, Aydınlık Fevkalâde Amele Nüshaları, Istanbul, 1975. C est, selon toute apparence, la grève des tramways qui a donné aux rédacteurs l'idée de publier des numéros spéciaux sur les problèmes des travailleurs. 2Aydınlık. Fevkalâde Amele Nüshası, n° 1, août 1924, pp. 4-5.

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Nonobstant ces deux échecs successifs, l’agitation ouvrière aura tendance à progresser et, à partir du mois d’août, à gagner même l’Anatolie. Ici et là, on voit au cours de l’été 1924 des groupes de travailleurs s'organiser, créer des associations à caractère syndical, ressusciter d'anciennes caisses de secours mutuel en sommeil, se lancer dans de brèves actions anti-patronales. A Istanbul, c’est chez les ouvriers des tramways que la propension à l'effervescence demeure la mieux implantée. Mais les cheminots, le personnel des minoteries, les ouvriers des tanneries et des ateliers d'armement bougent également. En province, le mécontentement ouvrier se propage surtout le long des voies ferrées. Les employés des chemins de fer s'agitent en Thrace, à Eskişehir (une ville qui a déjà derrière elle tout un passé d'agissements subversifs), à Ankara, dans la région de Smyme... Au début du mois d'août, une brusque flambée gréviste, survenue à la suite d'un tragique accident de travail, paralysera le trafic sur la ligne d'Ankara à Sivas. Mais désormais les temps sont décidemment bien changés : avec l'appui du gouvernement, la direction des chemins de fer d’Anatolie fera intervenir des chrétiens (recrutés, semble-t-il, parmi les employés français, grecs et bulgares de la ligne) et n'aura aucun mal à écraser la grève1. C'est dans ce climat de fermentation larvée que l'Union des ouvriers de Turquie, rebaptisée "Association pour le relèvement des travailleurs" {Amele Teali Cemiyeti), allait, le 12 septembre 1924, renaître de ses cendres. Cette fois, l'organisation, qui avait pris le soin de se présenter comme une société d'assistance mutuelle, était munie d'une autorisation en bonne et due forme et bénéficiait même d'une certaine sympathie de la part des autorités. Elle était présidée par le docteur Refik İsmail, l'ancien vice-président de l'Union ouvrière. En apparence, il s'agissait d'une association d'obédience strictement kémaliste et il semble que le gouvernement d'Ankara espérait pouvoir, grâce à elle, imposer son contrôle aux agités qu cherchaient à pousser le prolétariat dans la voie de la revendication sociale. Mais ni l'équipe de Şakir Rasim, ni celle de Şefik Hüsnü n'avaient accepté de se laisser déposséder de leurs charges d'âmes. Faisant cause commune, socialistes et communistes s'étaient au contraire empressés de noyauter la nouvelle organisation et, tout en la maintenant sous la tutelle gouvernementale, n'avaient pas tardé à la transformer en un instrument de propagation de leurs propres conceptions2.

1Les numéros spéciaux de YAydınlık constituent la source essentielle en ce qui concerne ces divers accès de fièvre. La Vie ouvrière en France rend également compte, de temps à autre, des événements de Turquie. 2Cf. ANİAEF, Série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, ff. 323 et sv.

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Şakir Rasim ne figurait plus officiellement parmi les dirigeants de l’Association. Il y a tout lieu de croire cependant qu'il continuait à jouer, en coulisse, un rôle important au sein de celle-ci. Il faisait désormais figure d'extrémiste. Au fil des mois, il s'était progressivement rapproché du groupe de Şefik Hüsnü et désormais il maniait le vocabulaire révolutionnaire avec autant d'aisance et de générosité que les collaborateurs 6!Aydınlık. Au début de l'année 1925, on verra même sa signature apparaître dans le Mezhdunarodnoe rabochee dvizhenie (Le mouvement ouvrier international), un des organes de l'Internationale syndicale rouge1. Les militants communistes, pour leur part, étaient représentés au sein de l'organisation par divers éléments ouvriers — l'électricien Nuri, l'ajusteur Galip, les employés des tramways Mehmed et Osman, etc. — ainsi que par Şefik Hüsnü en personne qui semblait vouloir à présent délaisser les sphères intellectuelles au profit du prosélytisme à l'intérieur des masses laborieuses2. La création de l'Association pour le relèvement des travailleurs fut suivie d'un certain regain de l'agitation, aussi bien à Istanbul qu'en province. On peut supposer qu'il s'agissait pour les groupements ouvriers d'essayer de tirer profit, tant qu'il en était encore temps, de l'apparent radoucissement des autorités. Les protagonistes n'avaient guère changé : cheminots, employés des tramways, gaziers, électriciens... Les mots d'ordre non plus. Les fauteurs de désordre espéraient pouvoir, à force d'insistance, amener les dirigeants des entreprises à tenir les promesses qu'ils avaient faites lors des troubles de l'année précédente. Mais partout les choses se soldèrent par un fiasco total. Il y eut quelques grèves au cours de l'automne. Les ouvriers des Chemins de fer Orientaux, en particulier, s'illustrèrent vers la fin du mois d'octobre en reprenant intégralement le scénario de novembre 1923. Ce fut un échec sans rémission. Comme leurs camarades des tramways quelques mois auparavant, ils se heurtèrent à la gendarmerie et durent reprendre leur travail sans rien obtenir3. Un bref débrayage des métallurgistes à Adana, une grève un peu plus soutenue des ouvriers du secteur textile à Istanbul débouchèrent de même sur une incontestable défaite4. Le seul mouvement revendicatif qui faillit réussir fut celui qui éclata aux minoteries d'Ayvansaray, dans la banlieue d'Istanbul. Pendant tout le mois de novembre, les ouvriers musulmans de cette entreprise,

S h a k ir Rasim, "Assotsiatsiia Rabochikh Turtsii", Mezhdunarodnoe rabochee dvizhenie, 9 avril 1925, n° 3, pp. 1-2. 2AMAEF, Série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, ff. 320-322, note de renseignements en date du 21 avril 1925, rapport du commissariat spécial d'Annemasse du 25 mai 1925. 3Aydınlık. Fevkalâde Amele Nüshası, n° 5 ,17 novembre 1924, pp. 2 et 3 ; P. Kitaigorodskij, op. c i t p. 171. 4Aydınlık. Fevkalâde Amele Nüshası, n° 5,17 novembre 1924, p. 4 ; P. Kitaigorodskij, loc. cit.

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guidés par l’Association pour le relèvement des travailleurs, avaient harcelé leur patron, un Grec répondant au nom de Kozmeto, de diverses exigences. Priées d'intervenir, les autorités locales — et notamment le gouverneur d'Istanbul — semblaient plutôt favorables aux thèses du personnel. Mais les choses se gâtèrent lorsque, las d’attendre une solution négociée par voie d'arbitrage, les ouvriers décrétèrent la grève au début du mois de décembre. Désormais, le ravitaillement d'Istanbul en farine risquait d'être perturbé. Les autorités changèrent donc aussitôt de cap et ordonnèrent à la police de procéder à l'arrestation des principaux meneurs. Cela suffit à éteindre la combativité des mutins1. Singulièrement, les déboires qu'accumulaient de la sorte les masses laborieuses n'eurent aucune incidence fâcheuse sur l'Association pour le relèvement des travailleurs. Créée en principe dans le but de permettre aux autorités d'orienter à leur guise le mouvement ouvrier turc, l'organisation du docteur Refik İsmail était momentanément préservée des foudres du pouvoir. La protection dont elle jouissait lui permit de s'étoffer progressivement et d'exercer une influence de plus en plus marquée sur certaines couches du prolétariat. Vers la fin de l'année 1924, elle avait déjà réussi à rassembler autour d'elle près d'une vingtaine de corps de métiers. Les ouvriers des services publics — chemins de fer, tramways, transports maritimes, gaz, électricité — avaient été les premiers à accepter de se placer sous sa tutelle. Au fil des semaines, plusieurs autres groupes de travailleurs étaient venus s'agréger à ce noyau initial : les manipulateurs de tabac, les ouvriers des tanneries, les typographes, les rameurs, les ouvriers de la poudrerie et des ateliers de fabrication d'armes, ceux des minoteries, le personnel des arsenaux, etc. Certains de ces groupes étaient organiquement liés à l'Association. La plupart cependant ne faisaient, semble-t-il, que bénéficier de ses conseils et de ses directives2. 1Aydınlık. Fevkalâde Amele Nüshası, n° 5, 17 novembre 1924, p. 5 ; n° 6, 13 décembre 1924, pp. 6-7. 2I1 sera question plus loin du congrès convoqué par l'Association en février 1925. À en croire YOrak Çekiç (Le marteau et la faucille) du 26 février 1925, cette réunion rassembla les délégués des organisations suivantes : 1) ouvriers du chemin de fer d'Anatolie ; 2) ouvriers des chemins de fer Orientaux ; 3) employés des tramways ; 4) employés et commis de la Compagnie de navigation Şirket-i Hayriye ; 5) manipulateurs de tabac ; 6) dockers ; 7) ouvriers des arsenaux maritimes ; 8) ouvriers de l'usine d'armements ; 9) ouvriers de l'usine de Zeytinbumu ; 10) cartoucherie ; 11) ouvriers de la fabrique de fez (feshane) ; 12) employés du champ d'aviation de San-Stefano ; 13) gaziers de Dolmabahçe ; 15) gaziers de Beykoz ; 16) tanneurs de Beykoz ; 17) tanneurs de Kınalı ; 18) ouvriers des minoteries d'Ayvan Saray ; 19) ouvriers des minoteries de Hasköy ; 20) ouvriers des minoteries de Balat ; 21) matelots et chauffeurs ; 22) typographes ; 23) ouvriers des chantiers d’Istinye ; 24) rameurs ; 25) électriciens de Silâhtar. On n'est pas renseigné avec précision sur la nature des liens que ces divers groupes entretenaient avec l'organisation de Şakir Rasim, mais il y a tout lieu de penser que l'Association pour le relèvement des travailleurs jouait le rôle d'outil confédéral.

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À partir du début 1925, la nouvelle union ouvrière allait se signaler de plus en plus souvent à l'attention des autorités en lançant des manifestes aux travailleurs et en intervenant dans les problèmes internes de diverses entreprises. C'est ainsi, par exemple, que le 21 janvier elle fera afficher et distribuer aux employés de la Compagnie des Tramways une liste de trentedeux revendications imprimée et mise en circulation sans l'autorisation de la police, ce qui lui vaudra un blâme de la part des magistrats municipaux1. À cette époque, elle possédait par ailleurs son propre journal, YEmekçi (le travailleur), résolument pro-kémaliste, et était en train de mettre sur pied une troupe théâtrale ayant pour objectif d'éduquer les masses2. Bien qu'ils eussent à leur tête une personnalité proche des sphères gouvernementales, la plupart des éléments réunis au sein de l'organisation de Refik Ismail n’hésitaient pas à faire preuve d’un esprit critique vis-à-vis du pouvoir. Dans les premiers jours de janvier, cette aile contestataire profita de ce qu'un projet de loi sur le travail était enfin amené devant la Grande Assemblée Nationale pour relancer une campagne de propagande contre les carences de la politique ouvrière du gouvernement. Élaboré par une commission ad hoc placée sous la présidence du ministre du Commerce Ali Cenani bey, le texte soumis à l'approbation des députés représentait le fruit d'un louable effort de synthèse. Il comptait 122 articles et visait à réglementer par le menu toute une série de questions : durée de la journée de travail, organisation du travail de nuit, modalités d'embauche des femmes et des enfants, fixation des jours fériés, contrôle du travail effectué à domicile, normes à respecter pour le paiement des salaires, etc. Mais, toutes les mesures énumérées avaient le défaut de ne s'appliquer qu'aux entreprises employant plus de dix salariés. En outre, sur bien des points, le projet gouvernemental demeurait très en-deçà des exigences avancées par les organisations ouvrières lors du Congrès économique de Smyrne : il fixait à dix heures la durée de la journée de travail (sauf dans les mines où le principe des huit heures semblait acquis), admettait le travail des enfants (pourvu qu'ils aient plus de douze ans), passait allègrement sous silence tout ce qui pouvait concerner la vieillesse, l'invalidité, les accidents, les assurances, etc. Il négligeait de même totalement le problème, pourtant primordial, du droit de grève et de coalition3. *AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, note de renseignement du 21 avril 1925, f. 322. 2D'après le Cumhuriyet du 20 janvier 1925, cité par M. Tunçay, op. cit.r p. 364. 3Nedjide Hanum, op. cit., pp. 241 et sv. Cf. aussi A. Le Genissel, YOuvrier d'industrie en Turquie, Beyrouth, 1948, pp. 58 et sv. À l'heure actuelle, le meilleur aperçu d'ensemble sur la genèse de la loi sur le travail est fourni par Selim ilkin, "Devletçilik Döneminin İlk Yıllarında İşçi Sorununa Yaklaşım ve 1932 İş Kanunu Tasarısı" (L'approche de la question ouvrière dans les premières années de la période étatiste et le projet de loi sur le travail de 1932), Gelişme Dergisi/Studies in Development, n° spécial, 1978, pp. 251-348.

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Dès que ce texte fut rendu public, l'Association pour le relèvement des travailleurs entra en effervescence. Elle jugeait le projet bancal et trop encombré de palliatifs insuffisants. Une grande partie de la presse partageait du reste le sentiment des militants ouvriers. Même le journal conservateur Tevhid-i Eflcâr écrivait à propos du projet de loi, dans son numéro du 27 janvier 1925 : "S'il s'agissait vraiment du texte dont le pays a besoin en ce moment, il commencerait par les paroles suivantes : à compter de la publication de la présente loi, la loi sur les grèves est supprimée. La formation des organisations et des unions ouvrières est libre."1 Dans la foulée des débats suscités par le document présenté aux députés, l'Association pour le relèvement des travailleurs réunit le 13 février, dans ses locaux de Galata, les représentants de diverses organisations ouvrières d'Istanbul afin de discuter des suites à donner au projet gouvernemental. Il y avait là 150 délégués appartenant à quatorze corps de métiers différents. Au cours de cette réunion, il fut décidé de désigner une commission chargée de préparer un contre-projet. Celui-ci devait s'inspirer de la plate-forme sur la question ouvrière mise au point lors du Congrès économique de Smyme2. Quelques jours plus tard, le 20 février, une nouvelle assemblée générale était convoquée. Cette fois, près d'une trentaine d'associations avaient répondu à l’appel. L'exaltation était à son comble. Les délégués présents se targuaient de représenter plus de 30 000 travailleurs3. Le contre-projet élaboré par la commission fut approuvé à l'unanimité. Au nom du prolétariat turc, les rédacteurs du texte réclamaient la journée de huit heures, des mesures de protection pour les femmes et les enfants, l'obligation pour les patrons de n'embaucher qu'avec l'accord des organisations ouvrières et, surtout, l'abrogation de toutes les dispositions en vigueur visant à entraver le droit de grève et de coalition. En outre, ils mettaient l'accent sur la nécessité de prévoir des sanctions pour les entreprises qui violeraient la loi4. Après avoir donné son aval à ces revendications, l'assemblée — qui s'était pour l'occasion érigée en "grand congrès ouvrier" — décida d'envoyer à Ankara une délégation de trois hommes chargée de présenter les desiderata des ouvriers au gouvernement. Forte de ses 30 000 supporters, l'Association pour le relèvement des travailleurs espérait sans doute pouvoir faire accepter ses vues sans trop de difficulté. Son initiative paraissait d'autant plus justifiée que 3Cité par Nedjidé Hanum, op. cit., p. 243. 2Nedjidé Hanum, op. cit., cf. aussi "Turtsiia i s'ezd rabochego obshchestva "Amele Teali", Mezhdunarodnoe rabochee dvizJienie, n°44 (85), 1926, pp. 14-15. 3D'après YOrak Çekiç du 26 février 1925, cité par M. Tunçay, op. cit., P- 365. N e d jid é Hanum, op. cit. p. 244.

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les membres de la Grande Assemblée Nationale eux-mêmes venaient de repousser le projet d'Ali Cenani bey, l'ayant estimé insuffisant et "mal rédigé"1. Il est peu probable cependant que les délégués choisis par le congrès se soient effectivement rendus auprès des dirigeants kémalistes. C'est qu'en réalité la mission qui leur était assignée tombait très mal à propos. Quelques jours plus tôt, en effet, un vaste mouvement de révolte s'était déclaré dans l'est de la Turquie, en territoire kurde. Conduite par Cheikh Saïd, l'insurrection embrasait déjà plusieurs provinces et était en train de se transformer en soulèvement général. Dans une telle conjoncture, les demandes des travailleurs n'avaient aucune chance d'être accueillies avec sympathie. Tout ce qui ressemblait à de l'opposition ne pouvait que paraître suspect aux yeux des autorités. Bientôt la gravité de la situation allait contraindre le gouvernement à instaurer dans le pays un véritable régime d'exception. Le 4 mars, la Grande Assemblée Nationale votait une "loi sur la sauvegarde de l'ordre" qui donnait aux hommes au pouvoir toute latitude dans l'organisation de la répression. Manifestement, l'ère des revendications et des marchandages était désormais close. Vu les circonstances, il ne restait plus aux militants du mouvement ouvrier turc qu'une seule chose à faire : se tenir cois.

2. La propagande bolchevique Dans leurs rapports consacrés aux turbulences du mouvement ouvrier turc, les informateurs du Quai d'Orsay et du Foreign Office m ettent constamment l'accent, au lendemain de la proclamation de la République, sur le rôle joué en la matière par les propagandistes à la solde de Moscou. La Compagnie des Tramways traverse une mauvaise passe ? Ce sont les agents du Komintern qui excitent les employés. Un nouvel organe ouvrier paraît à Istanbul ? C'est la mission soviétique qui le finance. Des désordres éclatent à la compagnie des Chemins de fer Orientaux ? Les instigateurs du mouvement reçoivent leurs mots d'ordre de l'agence locale du Vnechtorg. Il est difficile, dans l'état actuel de la documentation, de se faire une idée exacte de la part du crédible dans ces informations. Nous avons déjà eu l'occasion de souligner que les observateurs de l'Entente en poste en Turquie avaient bien souvent tendance à surestimer l'importance du "péril rouge". Cependant, même si leurs dépêches ne témoignent pas toujours d'un sens ^ e d jid é Hanum, loc. cit.

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critique très aiguisé, il n'y a aucune raison de les considérer comme de simples fabulateurs. Que l'effervescence ouvrière à Istanbul et en Anatolie ait été entièrement téléguidée, à l'époque qui nous occupe, par Moscou, cela paraît assez peu vraisemblable. Mais il ne semble pas pour autant qu'il faille tenir pour négligeable le travail de sape effectué en territoire turc par les agitateurs communistes. S'il faut en croire les correspondants du Quai d'Orsay, il existait en Turquie, au début de l'automne 1923, trois grands centres de propagande soviétique : Ankara, Istanbul et Mersin. À Ankara, la représentation plénipotentiaire de l'URSS, dotée d'un important personnel, servait de plaque tournante pour la diffusion des mots d'ordre venus de Russie et avait également pour mission de regrouper les rapports des divers agents consulaires ou commerciaux disséminés en Anatolie. L'Ambassadeur Jacob Z. Souritz, qui avait succédé à Aralov en juin, s'était trouvé dans l'obligation de mettre de l'eau dans son vin pour apaiser quelque peu les inquiétudes du gouvernement turc. Mais il avait néanmoins réussi à conserver le réseau de prosélytes et d'informateurs que son prédécesseur lui avait légué1. À Istanbul, les activités de propagande étaient placées sous la double égide de la mission commerciale et du consulat russes. Vers la mi-octobre 1923, le consul, J. Salkind, avait dû quitter son poste en raison de "son manque de tact à l'égard des autorités locales", mais il avait passé le relais à une "commission Potemkine" récemment arrivée dans l'ancienne capitale de la Turquie et qui avait pour mission officielle de s'occuper du rapatriement des émigrés désirant rentrer en Russie2. À Mersin, enfin, c'était pareillement du consulat que relevaient les "menées bolchevistes". Ce consulat avait été créé vers la fin de l'année 1922 pour pallier à la suppression de la mission soviétique d'Adana. Dirigé par Vladislas Platt, un ancien professeur de l'Université de Moscou, il disposait d'un personnel relativement important et en particulier de "deux agents destinés aux missions spéciales", Richter et Razoumiroff. Ces derniers assuraient la liaison avec les sympathisants locaux de la Russie des Soviets et, avec l'aide de leurs affidés, s'occupaient de stimuler l'agitation contre la présence française au Levant3. ^En témoigne notamment un rapport du 31 octobre 1923 adressé au Quai d’Orsay. AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 280, ff. 39-41. 2Cf. le document cité à la note précédente. Sur les activités de Potemkine à Istanbul, voir aussi Dokumenty Vneshnei politiki SSSR, Moscou, 1962, vol. VI, p. 553, doc. n° 330, note du ministère des Affaires étrangères soviétique en date de 22 décembre 1923, et vol. VII, pp. 16-17, doc. n° 6, note du 8 janvier 1924. 3AMAEF, Série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 281, lettre de Mr. Barthe de Sandfort, consul de France, chef de la mission française en Cilicie, en date du 29 octobre 1923, ff. 34-38. Cette longue missive donne d’intéressants détails sur l'organisation de la propagande soviétique en Cilicie.

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Des foyers de propagande de moindre importance existaient également en d'autres points du territoire turc. C'est ainsi par exemple qu'en octobre 1923 les autorités kémalistes découvrirent que Rize, un petit port de la mer Noire, servait de lieu d'accueil pour un certain nombre d'agitateurs qui traversaient clandestinement la frontière. La ville abritait un consulat russe très actif. La police turque y opéra une descente et mit la main sur plusieurs milliers d'exemplaires d'une brochure subversive en langue turque imprimée à Bakou. En outre, tous les individus suspects d'œuvrer à la diffusion du communisme furent arrêtés. Il y avait dans le lot deux "agents bolchevistes" appréhendés dans l'enceinte du consulat, un ingénieur italien, plusieurs bateliers et débardeurs, un officier turc, et même le maire de Rize en personne, Mustafa R eis1. Rize n'était pas le seul port de la mer Noire à faire bonne mine aux propagandistes de la Russie des Soviets. Malgré la surveillance accrue qu'exerçaient sur le littoral les autorités kémalistes, Samsun, Trabzon et sans doute d'autres petites localités de la côte continuaient, à l'époque qui nous occupe, à se montrer perméables à l'infiltration bolchevique2. À l'intérieur du pays, les consulats soviétiques de Kars, Artvin et Erzurum versaient eux aussi, selon toute apparence, dans les activités de propagande. Enfin, il semble que les mots d'ordre bolcheviques arrivaient également en Turquie par la voie des pays balkaniques, et notamment de la Bulgarie. De petits noyaux de militants existaient dans diverses localités de la Thrace orientale. Ces milieux diffusaient le Ziya, l'organe en langue turque du Parti communiste bulgare, et servaient de relais aux propagandistes venus à travers la frontière turco-bulgare3. Naturellement, on note au lendemain de la proclamation de la République, comme par le passé, une assez étroite corrélation entre l'intensité des efforts dépensés par les "agents bolchevistes" et l'état général des relations entre Ankara et Moscou. La première partie de l'année 1923 avait constitué à cet égard une période particulièrement agitée, faite de continuels retournements d'humeur. Les diverses missions soviétiques installées en territoire turc avaient connu un véritable régime de douche écossaise : libres par moments d'agir à leur guise, elles s'étaient trouvées à plusieurs reprises contraintes de s'accommoder de soudaines vagues de répression et avaient dû faire face à un nombre non négligeable d'arrestations. Ces zigzags de la conjoncture se 1AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 281, ff. 31-32, note de renseignements datée du 18 octobre 1923. 2AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 281, ff. 76-77, note de renseignements du 14 décembre 1923. 3Le document cité à la note précédente donne quelques indications sur l'activité des agitateurs bolcheviks en Turquie d'Europe. En ce qui concerne le Ziya, cf. A. E. Güran, Bulgaristan Komünist Dar Sosyalist Partisinin Türkçe Gazetesi - Ziya (Ziya. A journai en langue turque du Parti communiste - socialiste étroit de Bulgarie), Istanbul, 1976.

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retrouvent également dans les mois qui suivent la proclamation de la République. Mais les contrastes entre périodes de froid et périodes de redoux allaient être désormais moins violents. Tout au long de l'année 1924, la correspondance diplomatique turco-soviétique s’alimentera d’une infinité d’incidents : actes de brigandage de part et d’autre de la frontière transcaucasienne, démêlés à propos des anciennes propriétés de la Russie tsariste à Istanbul, marchandages au sujet des droits de visa applicables aux voyageurs se rendant d’un pays dans l’autre, etc1. Mais ces heurts viennent dorénavant buter sur une volonté réciproque de banalisation des rapports entre l’URSS et le gouvernement kémaliste. Souritz, l’ambassadeur soviétique à Ankara, Ahmed Muhtar, son homologue turc à Moscou, savent agir en souplesse et excellent dans l’art d’arrondir les angles. L’heure n’est plus ni aux grands élans de fraternité, ni aux désaccords fracassants. Dans un tel climat, la propagande bolchevique, tout en demeurant active, donne incontestablement l’impression de s'assagir. Du côté turc, de même, les réactions seront plus mesurées, plus ternes qu'auparavant : aux grandes rafles des années précédentes, théâtrales à souhait, succèdent à partir d'octobre 1923 les opérations de police au coup par coup, menées dans la discrétion, avec une efficacité routinière. Vers le milieu de l'été 1924, les services de renseignements français feront état de quelque 120 arrestations et expulsions "au cours des trois derniers mois"2. Les propagandistes arrêtés sont pour la plupart soit des spécialistes venus de l'extérieur, soit des individus recrutés sur place, souvent au sein des minorités ou parmi les Russes blancs. Les autorités kémalistes reprochent à bon nombre d'entre eux d'avoir introduit et diffusé en Turquie de la littérature subversive. Quelques-uns sont accusés d'espionnage économique. À d'autres, enfin, il est fait grief "d'avoir créé et entretenu dans les masses ouvrières et dans les milieux militaires une atmosphère de mécontentement contre le Gouvernement, susceptible de provoquer des mouvements de grève et des désordres."3. De temps à autre, la presse turque est informée d'un coup de filet particulièrement réussi et les noms des personnes mises sous les verrous s'étalent en première page des journaux. Ainsi, en décembre 1923, c'est un ^Cf. à ce propos les divers matériaux relatifs à la Turquie rassemblés dans Dokumenty.. vol. VI, VII et VIII. Stefanos Yerasimos, Türk-Sovyet İlişkileri. Ekim Devriminden M illi Mücadeleye (Les relations turco-soviétiques. De la révolution d'Octobre à la lutte nationale), Istanbul, 1979, a rassemblé ces documents épars et en a donné une version en langue turque. 2AM AEF, série E, Levant 1918-1919, Turquie, vol. 100, rapport du commissariat spécial d'Annemasse en date du 6 août 1924, f. 100.

3AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 281, f. 41, note de renseignements du 31 octobre 1923.

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certain Vladimirof qui tient la vedette. Dessinateur de son métier, il s’était semble-t-il spécialisé dans la fabrication de faux passeports. Il travaillait pour le compte de la représentation soviétique à Istanbul qui destinait sa production aux propagandistes entrés clandestinement en Turquie1. En février 1924, le Vakit, un des quotidiens les plus lus d'Istanbul, livre au public les noms de trois autres agents soviétiques, Kalinine Davidovitch, Mikhail et Grigor Yobello, qui entretenaient des contacts avec les milieux ouvriers2. Au début de l'été, la prise des policiers turcs est encore plus remarquable : un Russe blanc, le général Tannenberg, suspect d'avoir fait de la propagande communiste en Turquie d’Europe. Une perquisition à son domicile avait permis d'y découvrir des documents relatifs à l'organisation de l'agitation pro-soviétique en Orient ainsi qu'un certain nombre de papiers éminemment compromettants concernant le mouvement communiste égyptien3. Le fait qu'un grand nombre de consulats russes et d'agences de Vnechtorg se fussent installés en Turquie dans les années 1921-1922 ne pouvait évidemment que favoriser l'activité des propagandistes. Dès le milieu de 1922, les autorités kémalistes s'étaient efforcées d'enrayer la progression des officines soviétiques en multipliant les tracasseries à l'encontre de celles qui étaient déjà implantées en territoire turc. Des pourparlers avaient été entamés en vue de mettre sur pied un accord commercial et une convention consulaire acceptables pour les deux parties. Au début de l'année 1924, ces discussions demeuraient encore à l'état embryonnaire et les prétentions du gouvernement soviétique — qui faisaient du reste pendant à des prétentions équivalentes du gouvernement d'Ankara, soucieux de conserver une certaine emprise sur les musulmans de Russie — continuaient de gêner et d'inquiéter les kémalistes. Bientôt, toutefois. Turcs et Russes allaient parvenir à une sorte de modus vivendi. Par un échange de notes en date du 7 février 1924, l'on s'entendit de part et d'autre pour limiter le nombre des consulats autorisés à fonctionner et pour supprimer quelques postes jugés inutiles. La Turquie se vit reconnaître le droit de se faire représenter à Moscou, Tiflis, Bakou, Erivan, Batoum, Novorossiisk et Alexandropol. L’URSS, de son côté, obtint d'être présente à Ankara, Istanbul, Smyme, Kars, Artvin, Erzurum et Trabzon. Dans un souci de strict équilibre numérique, chacun des deux pays se voyait réduit à sept consulats, au moins temporairement. La Turquie s'en sortait sans la

1AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, ff. 76 et sv., note de renseignements du 14 décembre 1923. 2M. Tunçay, op. du, p. 357.

3AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, f. 100, note du 6 août 1924.

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moindre perte. L'URSS, par contre, devait renoncer à divers postes non mentionnés dans l'accord — en particulier à son poste de Rize, fermé depuis l’affaire d'octobre 1923 — et, surtout, à ses représentations de Samsun et de Mersin1. La suppression du consulat de Samsun était probablement due au fait que, peu de temps après la proclamation de la République, les autorités kémalistes avaient découvert dans cette ville un groupe de treize militants soupçonnés d'entretenir d'étroites relations avec le personnel consulaire russe2. En ce qui concerne le consulat de Mersin, on est en droit de penser, pareillement, qu'il s'était agi pour le gouvernement d'Ankara de sanctionner — peut-être à la demande des Français — la continuelle agitation, parfois assortie de violences, que ses propagandistes entretenaient en Cilicie et dans la Syrie voisine3. Le consul soviétique, Vladislas Plat, et ses collaborateurs quittèrent Mersin le 10 avril 1924. C'est sans doute vers la même époque que le consulat de Samsun ferma aussi ses portes. Dès le 15 avril, le chef de la mission française en Cilicie, Barthe de Sandfort, informait le Quai d'Orsay, avec une évidente satisfaction, des conséquences inespérées de l'accord turco-soviétique. Mais, dans la même dépêche, il annonçait également que les Soviets se préparaient à une intensification de la propagande communiste en Turquie4. De fait, même si la fermeture de quelques-unes de leurs représentations constitua une gêne certaine pour les Russes, il ne semble pas pour autant que ces derniers se soient tenus pour vaincus. À partir de juillet 1923, au lendemain du cinquième Congrès du Komintern, on allait au contraire assister à une recrudescence des activités de propagande en Turquie d'Europe et en Anatolie, 1Dokumenty..., vol. Vil, pp. 92-94, doc. n° 42. Il est à noter que cet échange de notes prévoyait la mise en place imminente d'une convention consulaire. Cette convention ne fut cependant jamais signée. 2AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, f. 77, renseignements du 14 décembre 1923. 3AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 281, ff. 34 et sv. Le 29 octobre 1923, le consul de France Barthe de Sandfort écrivait notamment : "M. Platt [qui dirige le consulat soviétique à Mersine] dispose de fonds considérables, grâce auxquels il s'est assuré des intelligences dans tout le pays et même dans les sphères officielles. Le commissaire en chef de la police d'Adana, Hamdi bey, ex-aide de camp du célèbre bandit Osman agha, est notamment à la solde des Bolcheviks et touche 45 Ltqs. par mois (...) Des tracts de propagande communiste sont répandus ici par les soins d’un office composé de quatre israélites, deux hommes et deux femmes ; un cinquième assure la liaison entre Mersine et Adana. Les tracts sont distribués sous le manteau parmi la population besogneuse, boutiquiers, employés de commerce, petits fonctionnaires, instituteurs, etc. Mais l'activité du Consulat soviétique semble surtout s'exercer contre la France en Syrie. Des foyers de propagande auraient été créés à Alep et à Beyrouth. Les fonds seraient envoyés à un nommé Halil Moussa, plus connu sous le nom de Ak-djan..." 4AMAEF, loc. cil. ff. 88-89.

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conformément aux résolutions qui venaient d'être élaborées à Moscou. Peu de temps après l’arrestation du général Tannenberg, les informations du même type commencèrent à se multiplier dans les journaux. Mais les autorités kémalistes avaient beau intervenir, elles ne parvenaient pas à intimider réellement les agitateurs. Dans les dernières semaines de 1924, le Quai d'Orsay se mit à recevoir des nouvelles de plus en plus alarmantes. Les masses laborieuses turques, certes, continuaient de se montrer peu accessibles au communisme et il n'y avait, selon les agents des services de renseignement français, pas grand chose à craindre de ce côté. Mais les propagandistes bolcheviks, eux, redoublaient d'activité. C'est ainsi, par exemple, qu'en novembre un certain nombre d'intellectuels turcs, dont Arif Oruç, un des pionniers de l'extrémisme anatolien du temps de l'Armée verte, avaient été commandités par les Russes, à raison de 500 livres par mois, pour le lancement d'un nouveau périodique communiste, le Yeni Alem (Le nouveau monde). Ce projet avait échoué, mais d'autres organes bénéficiaient à présent de la manne soviétique : YOrak Çekiç (Le marteau et la faucille), un hebdomadaire populaire dont le premier numéro devait paraître incessamment et, surtout, YAydınlık de Şefik Hüsnü. Les Russes manifestaient leur activité également sous d'autres formes. Ainsi, il y avait à Istanbul des individus qui, chaque jour, faisaient la navette entre la librairie Aydınlık, un des lieux de rassemblement des militants locaux, et le Vnechtorg ou le consulat soviétique. Certains agents, en particulier le Bulgare Hadji Nikonof, s'employaient d'autre part à travailler les milieux ouvriers1. La question qui se pose, bien entendu, est de savoir pourquoi les autorités kémalistes ne prenaient pas des mesures pour mettre fin à un tel état de choses. Il ne semble pas qu’il faille incriminer les méthodes de la police et de l'administration turques, encore qu'il ne soit pas impossible d'imaginer que celles-ci aient pu, le cas échéant, se montrer sensibles à certaines libéralités des missions soviétiques. En réalité, la relative modération dont témoignait le gouvernement d'Ankara est assez facile à comprendre. Elle s'explique tout simplement par le fait que la Turquie ne pouvait pas se permettre, dans la conjoncture de l'époque, de s'aliéner l'URSS. En effet, depuis plusieurs mois, le pouvoir républicain se sentait sérieusement menacé par l'évolution de la situation le long des frontières orientales du pays. Dans les provinces kurdes, 1AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, rapport du 21 avril 1925, ff. 323 et sv. La question des subsides versés par le consulat soviétique sera évoquée lors de la comparution des militants turcs devant le "Tribunal d'indépendance" d'Ankara en août 1925. Cf. à ce propos A. Sayıl gan, op. cit.f p. 191. L'équipe de YA ydınlık recevait semble-t-il, 1 000 dollars par trimestre. C'est P. Kitaigorodskij, alors secrétaire du consulat soviétique d'Istanbul, qui était chargé d'effectuer ces versements.

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la révolte mûrissait et la moindre étincelle pouvait mettre le feu aux poudres. En Iran, Reza Khan était en train de jouer une partie dont les tenants et aboutissants n'apparaissaient pas très clairs. Il avait, en octobre 1924, décrété la mobilisation générale et le sentiment qui prévalait à Ankara était que, manipulé par l'Angleterre, le nouveau despote persan risquait par ses initiatives de nuire à la Turquie. Du côté de la Mésopotamie, les prétentions britanniques relatives aux pétroles de Mossoul continuaient de constituer un grand sujet de préoccupation. Bien que la SDN se fût prononcée au début de l'automne en faveur de la thèse anglaise et eût décidé de rattacher la région de Mossoul à l'Irak, le gouvernement d'Ankara espérait encore pouvoir conserver cette province. Dans une toute autre direction enfin, les divers projets d'entente qui florissaient à travers la péninsule balkanique représentaient eux aussi une source d'inquiétude. Le climat n'était de toute évidence guère favorable à l'adoption d'une attitude dure vis-à-vis de Moscou. Entourée de dangers, pleine de défiance à l'égard des puissances occidentales, la Turquie avait, dans l'immédiat, encore besoin de l'URSS. Il était d'autant plus nécessaire pour elle de maintenir des relations correctes avec son alliée des mauvais jours que certaines sources faisaient état de mouvements de troupes soviétiques en Transcaucasie. Cette concentration de forces armées aux frontières pouvait préluder à une éventuelle intervention de la Russie dans les désordres qui menaçaient la région. Il fallait à tout prix détourner le gouvernement soviétique d'une telle tentation, ou, tout au moins, s'assurer qu'en cas d’intervention celle-ci ne nuirait pas aux intérêts de la Turquie. L'incendie qui couvait dans les provinces orientales allait finalement éclater en février 1925. Nous avons vu plus haut que l'insurrection kurde amena dans son sillage une vague de mesures répressives à laquelle le mouvement ouvrier turc ne put échapper. Dans la nouvelle conjoncture, les propagandistes communistes étaient naturellement condamnés à un certain désœuvrement. Quelques-uns d'entre eux jouissaient de l'immunité diplomatique et ne risquaient par conséquent, au pis aller, que l'extradition. Mais les menaces qui pesaient sur leur clientèle locale suffisaient à les rendre circonspects. À partir de la révolte du Cheikh Saïd, les informations concernant les activités des agents bolchevistes se feront très rares dans les dépêches des services de renseignements occidentaux. Une obscure affaire de haute trahison à Smyme, mettant en cause Vladislav Platt, l'ancien consul de Mersine, quelques incidents vite étouffés à Istanbul, tels sont à peu près les seuls éléments qui viennent témoigner de la persistance, malgré tout, d'un semblant d'activité chez les spécialistes de l'agit-prop1.

1Les démêlés de V. Platt avec les autorités kémalistes sont signalés au Quai d’Orsay par le consul général de France à Smyme dans une lettre datée du 30 avril 1925. AMAEF, série E, Levant 1918-1919, Turquie, vol. 281, f. 110.

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Cet affaissement soudain du prosélytisme communiste n'eut, semble-til, aucune retombée marquante sur le cours des rapports turco-soviétiques. Les mois qui suivirent l'insurrection kurde furent marqués par la même volonté de bonne entente que celle qui avait régné tout au long de l'année 1924. La mise au point d'un nouveau traité d'alliance entre la Turquie et l'URSS constituait la grande affaire du moment. Les pourparlers furent longs et ponctués de diverses difficultés, mais ils se déroulèrent néanmoins dans un climat de tolérance m utuelle1. C'est que ni Moscou, ni Ankara n'avaient intérêt à jouer les mauvais esprits. Face aux manœuvres britanniques en Irak et en Perse, face à l'extension de l'influence occidentale dans les Balkans, face aussi à la précarité des arrangements internationaux relatifs au passage des navires de guerre à travers les Détroits, Turcs et Soviétiques se retrouvaient à peu près dans la même situation qu’en 1920 : ils étaient condamnés à s’entendre. Leur stratégie s’avéra du reste payante. Devant le risque qu'il y avait à jeter la Turquie dans les bras de la Russie, les Grandes Puissances ne pouvaient, en effet, que se sentir obligées de faire preuve d'une certaine modération dans leurs appétits. Vers la fin de l'année 1925, l'ambassadeur de France en Turquie, Albert Sarrault, allait évoquer, à propos du rapprochement turco-soviétique, la possibilité d'une "croisade asiatique contre la race blanche"2. Il n'était pas seul à nourrir de telles craintes. Bien que les événements des années précédentes eussent montré que la Turquie nouvelle était plutôt bien disposée envers ses adversaires d'hier, bon nombre de diplomates continuaient encore, deux ans après la proclamation de la République, de considérer l'amitié entre Moscou et Ankara comme une redoutable menace pour l'Occident.

5. Le groupe de la revue Aydınlık Tandis que les propagandistes venus de Russie ou d'ailleurs s'employaient à mettre en échec la vigilance des autorités kémalistes, les hommes rassemblés autour de Şefik Hüsnü, de leur côté, faisaient de leur mieux pour propager l'idéologie nouvelle parmi les intellectuels et, dans une moindre mesure, parmi les travailleurs. Au moment de la proclamation de la République, YAydınlık avait déjà derrière lui plus de deux ans d'existence. Au cours de cette période, dix-huit numéros avaient paru, totalisant 480 pages de

*De nombreux matériaux rassemblés dans le vol. VIII des Dokumenty... permettent de suivre dans le détail les diverses phases de l'élaboration du nouveau traité d'alliance turco-soviétique. Ce traité fut signé — à Paris — le 17 décembre 1925 et ratifié au début de Vannée 1926. Cf. Dokumenty...» vol. VIII, pp. 739-741, doc. n° 418.

2AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 281, ff. 134 et sv. dépêche datée du 18 novembre 1925.

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texte. Şefik Hüsnü et les autres rédacteurs de la revue, en particulier Sadrettin Celâl, avaient progressivement acquis une solide expérience dans le domaine de la vulgarisation des idées dont ils se réclamaient. En dépit des diverses bourrasques qu'ils avaient eu à affronter, ils n'étaient nullement prêts à abandonner le combat. Ils allaient poursuivre la publication de leur organe jusqu'en février 1925, époque à laquelle le gouvernement mettra définitivement fin à la vie de la revue en faisant jouer la "loi sur la sauvegarde de l'ordre" votée à l'occasion des troubles dans le pays kurde. Les derniers numéros de YAydınlık — il y en a eu au total treize entre octobre 1923 et février 1925 — ressemblent beaucoup à ceux parus avant la mise en place de la République. On y retrouve les mêmes préoccupations, le même éclectisme dans le choix des sujets traités, la même propension à l'intellectualisme. Toutefois, l'orientation pro-soviétique du groupe de Şefik Hüsnü s'y manifeste de façon nettement plus marquée que par le passé. C'est ainsi par exemple que le numéro de novembre 1923 est entièrement consacré à la célébration du cinquième anniversaire de la révolution d'Octobre. Le numéro suivant — qui ne put paraître qu'en février 1924 — a pour principal sujet la mort de Lénine. Les autres numéros de l'année 1924 contiennent eux aussi de nombreux articles touchant l'expérience soviétique. La référence à Barbusse et au mouvement Clarté demeure présente, mais sérieusement estompée : désormais Paris est éclipsé par Moscou. Cependant, même si la Russie des Soviets occupait une part grandissante dans leur revue. Şefik Hüsnü et ses collaborateurs ne négligeaient pas les problèmes spécifiques de la Turquie. On recense dans les derniers numéros de YAydınlık autant d'articles consacrés à des questions d'intérêt local que dans les livraisons antérieures à octobre 1923 : éditoriaux politiques, chroniques de la vie ouvrière, études économiques, dissertations sur des sujets littéraires, etc. Les rédacteurs de la revue n'avaient pas renoncé à l'objectif qu'ils s'étaient fixé à l'époque du lancement de Kurtuluş. Ils continuaient d'élaborer pierre à pierre, au gré des thèmes proposés par l'actualité, une analyse marxiste de la société turque. Il est curieux, ceci dit, de constater que le principal événement de la période, la proclamation de la République, fut sur le moment totalement passé sous silence par les chroniqueurs de YAydınlık. Ce n'est, nous l'avons déjà noté ailleurs, qu'en mai 1924, soit sept mois après la mise en place du nouveau régime, que Şefik Hüsnü allait prendre acte du fait républicain, dans un article intitulé "Ce que pense la classe ouvrière à propos de la

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République”1. Ce mutisme prolongé ne faisait qu’exprimer la profonde méfiance que les hommes rassemblés autour de YAydınlık nourrissaient vis-àvis des initiatives de Mustafa Kemal. En fait, dans un éditorial paru au début du mois d’octobre 1923, Şefik Hüsnü avait jeté à l’avance l'anathème sur la république kémaliste. On pouvait lire notamment dans ce texte : 'Tl ressort des débats en cours et des nouvelles parues dans les journaux qu’on projette de faire de la Turquie une république pareille à ces républiques d'Europe et d'Amérique qui ne sont rien d'autre que des monarchies sans monarque. Comme on le sait, ce type de républiques représente la forme de gouvernement la plus propre à l'installation du pouvoir de la classe bourgeoise."2 Dans la suite de son article, Şefik Hüsnü soulignait le caractère "bourgeois" des structures gouvernementales élaborées par le mouvement kémaliste et faisait reproche au gouvernement d'Ankara d’avoir dépouillé la Grande Assemblée Nationale, seule expression de la volonté populaire, d'une partie de ses prérogatives au profit de l'oligarchie bourgeoise représentée par le conseil des ministres. Dans "Ce que pense la classe ouvrière à propos de la République", on retrouve une argumentation comparable. Au bout de sept mois de régime républicain, Şefik Hüsnü faisait sans ambages état de sa déception. Il accusait les Kémalistes d'avoir mis la révolution populaire au service de la bourgeoisie, leur reprochait de mener une politique hostile à la classe ouvrière et affirmait que le changement de régime n'était qu’un leurre destiné à faire passer la pilule de l'oppression capitaliste. Au terme de cette diatribe, il n'hésitait pas toutefois à demander aux travailleurs de continuer à soutenir le parti de Mustafa Kemal. C’est qu'à ses yeux le régime en place était, malgré tout, porteur de progrès : "C'est grâce au parti républicain que nous ne sommes plus les esclaves du passé. Le parti républicain a également détruit un certain nombre d'institutions qui n'étaient plus compatibles avec les besoins du temps présent. En raison de ses appartenances de classe, ce parti a tendance à stagner, à reculer devant l’action, à ne prendre des mesures sérieuses que s'il s'y trouve forcé. À l'heure actuelle, le devoir essentiel de la classe ouvrière est de faire échec à cette pusillanimité et d'encourager le ^"işçi Sınıfı Cumhuriyet Üstüne ne Düşünüyor", Aydınlık, n° 21, mai 1924. 2,,İnkilap Esasatınm Tadili" (L'adoucissement des principes révolutionnaires) Aydınlık, n° 18, oct. 1923, pp. 458-460.

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gouvernement de la République à se jeter de l'avant... Ces temps derniers, l'Assemblée Nationale a aboli le Khalifat, chassé la dynastie ottomane hors du pays et écarté la religion des affaires de l'État. Il s'agit là de réformes qui revêtent du point de vue révolutionnaire une importance capitale... Les adversaires du parti républicain, serviteurs du capital étranger, sont favorables au maintien du khalifat et du sultanat et se réclament du programme de la contre-révolution. Fermement opposée à un retour aux désastres et à l'oppression du passé, la classe ouvrière doit déclarer solennellement qu'elle est prête à défendre la République contre toutes les formes d'agression mises en œuvre par les forces réactionnaires..."1 Şefik Hüsnü s'en tenait, en somme, à la vieille stratégie de soutien au mouvement "bourgeois-démocratique" de Mustafa Kemal prônée par le Komintern dès son deuxième Congrès. Bien que les temps eussent changé, le raisonnement demeurait le même : le gouvernement d'Ankara était certes un gouvernement de classe, défendant les intérêts de la bourgeoisie, mais la classe ouvrière se devait néanmoins de l'appuyer dans la mesure où il constituait la seule force qui pût faire véritablement obstacle aux menées des puissances impérialistes et des suppôts de la réaction. Viendrait un jour où les travailleurs seraient en mesure de mener la lutte pour leur propre compte. Dans l'immédiat, toutefois, il importait de demeurer aux côtés du mouvement kémaliste — en dépit du peu de sympathie que ce dernier manifestait à l'égard des communistes — et de faire en sorte que les acquis de la révolution nationale fussent préservés. Si la question du régime politique de la Turquie nouvelle fut relativement peu discutée dans YAydınlık, il est frappant par contre de constater à quel point Şefik Hüsnü et ses collaborateurs étaient attentifs aux problèmes d'ordre économique. Depuis le Congrès de Smyrne, la reconstruction de l'économie nationale constituait un des principaux sujets de préoccupation de l'intelligentsia turque. Au moment de la proclamation de la République, le débat était loin d'être clos. Dans des revues spécialisées comme dans la grande presse, de nombreux publicistes continuaient d'agiter les thèmes mis à l'ordre du jour quelques mois auparavant par les responsables kémalistes de l'économie. Les rédacteurs de YAydınlık ne pouvaient naturellement pas demeurer à l'écart d'un tel débat.

lwİşçi Sınıfı Cumhuriyet Üstüne ne Düşünüyor", Aydınlık, n° 21, mai 1924.

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Parmi les nombreux écrits concernant les problèmes économiques parus dans YAydinhk, il convient de mentionner tout particulièrement un article de Şefik Hüsnü intitulé "La question de la réforme sociale", publié dans le numéro de février 19241. Dans ce texte, le leader des communistes constantinopolitains s'en prenait violemment aux "novateurs" qui prétendaient transformer la société à coups de réformes ponctuelles et dénonçait l’inconsistance de leurs propositions en les taxant d’utopisme. Il écrivait notamment : "Ceux qui ont pris sur eux de nous mener vers les rives de la libération ont la prétention de réformer notre société au moyen de mesures ad hoc sans pour autant tenir compte des conditions économiques dans lesquelles nous nous trouvons. Mais, ainsi que cela se produit souvent, les "conséquences" sont présentées comme des "causes". Les gens croient que pour faire échec à la maladie il suffit d'en soigner les symptômes. Le raisonnement qu'ils font est le suivant : les choses vont mal, notre économie ne se développe pas et nous ne parvenons pas à accroître notre production... Tout cela provient de la défaillance de nos institutions sociales ! Dotons la nation turque d'une structure sociale sans défaut, faisons de nouvelles lois, développons l’instruction des citoyens, renforçons la religion. Alors, tout s’arrangera tout seul et notre indépendance économique sera assurée... Mais il va sans dire qu'il s'agit là de vues superficielles qui vont à l'encontre du cours de l'histoire. Si nous les prenions au sérieux, dans soixante ans nous serions encore dans le précipice au fond duquel nous nous trouvons actuellement..." I^es "novateurs" cloués de la sorte au pilori étaient selon toute apparence ceux qui, dans le camp nationaliste, se réclamaient d'une conception libérale de l'organisation économique et sociale. À l'époque où l'article de Şefik Hüsnü fut publié, ces hommes (parmi lesquels figuraient de nombreux anciens compagnons de Mustafa Kemal) critiquaient de façon de plus en plus ouverte la rigidité des instances kémalistes et étaient déjà en train de jeter les bases du parti d'opposition "progressiste" qui allait voir le jour en novembre 1924. Şefik Hüsnü les considérait comme les principaux adversaires de la ligne "révolutionnaire" qu'il aurait aimé voir appliquée par le parti républicain. Dans la suite de son article, il condamnait sans appel leurs choix doctrinaux, en les accusant de vouloir "construire la maison à partir du toit." En marxiste de bon aloi, il mettait l'accent sur la nécessité de commencer par des réformes d'infrastructure et notait que "la première chose à faire était d'accroître la production nationale et d'accumuler les capitaux". Ces conseils on ne peut

1"İçtimai Islahat Meselesi", Aydınlık, n° 20, février 1924, pp. 529-532.

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plus classiques débouchaient sur un fervent plaidoyer en faveur d'une politique étatiste : "Que devons-nous faire pour progresser sur le plan économique ? Il y a deux solutions. On peut se contenter, comme cela se faisait dans le passé, d’encourager et de soutenir l'entreprise privée, l'État se cantonnant dans une attitude d'observateur bienveillant. Et attendre, en s'appuyant sur des lois économiques éculées, que le capitalisme se développe tout seul comme en Europe ou en Amérique. Dans une telle hypothèse, il y a tout lieu de penser que nos maigres forces ne résisteront pas longtemps à la concurrence du vigoureux capital étranger. Les trusts occidentaux pénétreront librement dans notre pays, le transformeront en colonie et dépouilleront notre peuple de son indépendance. L'autre solution serait, puisque nous sommes engagés dans la voie d'une féconde révolution, de nous lancer sans crainte dans une action en profondeur. Les tentatives dispersées du capitalisme indigène ne peuvent pas nous permettre de progresser rapidement. Dans le domaine de la production, le seul moyen de faire beaucoup en peu de temps c'est que l'État prenne lui même en main la direction de l'effort national et fixe un objectif clair et commun à tous. En d'autres termes, nous devons nous orienter sans perdre de temps vers un capitalisme d'État. Telle est la seule issue possible..." Il fallait notamment développer les secteurs dans lesquels l'État était déjà implanté — les transports, les voies de communication, la production d'énergie, l'industrie lourde, etc. — et procéder à une nationalisation de l'ensemble du commerce extérieur. Dans un autre article, publié quelques mois plus tard, Şefik Hüsnü allait poursuivre son apologie de l'étatisme en défendant avec insistance la cause des monopoles d'État1. La discussion sur les monopoles avait été allumée par l'annonce, vers le milieu de l'année 1924, de l'imminente suppression de l'une des institutions les plus détestées de l'ancien régime, la Régie co-intéressée des Tabacs, entreprise contrôlée par le capital étranger. Dans le camp libéral, l'opinion dominante était qu'il convenait de profiter des circonstances pour abolir tous les monopoles, quels qu'ils soient. À l'intérieur du parti républicain, au contraire, c'était la thèse d'un transfert de certains monopoles — tabac, alcool, allumettes etc. — vers le secteur public qui l'emportait. La Turquie nouvelle ne pouvait pas accepter le maintien de monopoles asservis aux intérêts de la haute finance occidentale. Mais, transférés à l'État, ces mêmes monopoles étaient susceptibles de jouer un rôle 1"Devlet İnhisarına Niçin Taraftarız ?" (Pourquoi sommes-nous favorables aux monopoles d'État?), Aydınlık, n° 25, septembre 1924, pp. 642-644.

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capital dans le renflouement des caisses de la nation. Şefik Hüsnü, pour sa part, estimait qu’il fallait aller encore plus loin et appliquer le principe du monopole à toutes les ressources du pays. De façon assez curieuse, il laissait entendre que la mainmise de l'État sur les divers secteurs de l’économie aurait le mérite d'empêcher la création d'une classe capitaliste tout en stimulant la formation d'une bourgeoisie indigène "constituée d'éléments tenant entre leurs mains l'économie de l'État." Ces conceptions dirigistes, que l'on retrouve également sous la plume de plusieurs autres collaborateurs de 1'Aydınlık, concernaient principalement l'industrie, le commerce extérieur, les voies de communication et diverses activités du secteur tertiaire. Mais les hommes rassemblés autour de YAydınlık étaient bien entendu conscients du fait que la Turquie se présentait pour l'essentiel comme un pays agricole et qu'il était nécessaire, par conséquent, de se pencher en priorité sur les problèmes de l'économie rurale. Dans les derniers mois de 1924, Şefik Hüsnü et ses compagnons allaient consacrer plusieurs articles à la question agraire, en reprenant à leur compte les thèses élaborées sur ce sujet par le deuxième Congrès du Komintern. Un slogan lapidaire, paru dans le numéro d'octobre 1924, résume leur pensée : "expropriation forcée et nationalisation des grandes propriétés, distribution gratuite des terres aux paysans pauvres."1 Dans la même foulée, Şefik Hüsnü pressait la paysannerie anatolienne de tendre la main au prolétariat des villes et l'engageait à lutter pour sa libération économique et sociale sous le leadership des organisations ouvrières*2. Ces mots d'ordre révolutionnaires, et d'autres du même type, étaient censés s'adresser aux masses. Nous avons cependant déjà souligné que la clientèle de YAydınlık se recrutait essentiellement, en réalité, dans les milieux "éclairés" d'Istanbul. Combien étaient-ils ces intellectuels perméables à la ligne qui leur était proposée par la revue communiste ? Il est impossible de le dire. Mais il semble, en tout état de cause, que leur nombre ait eu tendance à croître. D'après une enquête sur la presse ouvrière turque parue en 1926, les derniers numéros de YAydinhk étaient diffusés chacun à plus de 2 000 exemplaires3. Il s'agissait là d'un chiffre considérable pour l'époque. Bien entendu, tous les lecteurs de la revue n'appartenaient pas forcément au mouvement communiste turc. Mais on est en droit de supposer que, pour le moins, ils éprouvaient une certaine sympathie à l'égard de celui-ci. ^C t slogan allait être repris par Şefik Hüsnü en janvier 1925 dans "Türk Köylüsünün Kurtuluşu" (La libération du paysan turc). Aydınlık, n° 29, janvier 1925, pp. 775-777. 2Ş. Hüsnü, op. c i t p. 777. 3Will Kord-Ruwisch, "Die Arbeiterpresse in der Türkei", Zeitungswissenschaft, n° 4,1926, p.

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Cet accroissement probable de la clientèle de YA ydınlık s’était accompagné d’un net développement de l'équipe rédactionnelle de la revue. Au noyau initial, constitué de Şefik Hüsnü, Sadrettin Celâl, Şevket Aziz, Ali Cevdet, Nizamettin Ali et quelques autres, étaient venus s'ajouter, à partir du milieu de l'année 1923, une demi-douzaine de noms nouveaux. Parmi ces nouvelles recrues figuraient notamment Vedat Nedim, Şevket Süreyya, Burhan Asaf et, surtout, le jeune Nâzım Hikmet dont le talent de poète commençait déjà à s'affirmer. Vedat Nedim venait de terminer ses études d'économie à l'université de Berlin1. Cela faisait déjà plusieurs années qu'il entretenait des relations avec le groupe de militants rassemblés autour de Şefik Hüsnü. Il avait été, en 1919, un des fondateurs de la revue Kurtuluş, ancêtre de YAydınlık, Alors qu'il se trouvait encore à Berlin, il avait, à la demande de Şefik Hüsnü, représenté l'organisation communiste d'Istanbul au quatrième Congrès du Komintern, en compagnie de Celâl (Yalnız) et de Sadrettin Celâl, venus pour leur part directement de la capitale ottomane. Issu d'une famille de grands bureaucrates, il était âgé de vingt-six ans au moment de la proclamation de la République. Dès son premier article dans YAydinhk paru en août 1923, il s’était imposé comme un spécialiste des questions économiques2. Comme Şefik Hüsnü, il estimait que l'avenir de la Turquie passait essentiellement par une réforme radicale de ses structures économiques. À ses yeux, l'objectif primordial du nouveau régime devait être de moderniser les campagnes et de transformer la Turquie en un véritable pays agricole, capable de faire face à ses importations de produits finis grâce aux excédents de son agriculture. Şevket Süreyya avait lui aussi une formation d'économiste3. Mais il avait fait ses études à Moscou. Il était un de ceux qui avaient bénéficié ici des cours de l'Université communiste des travailleurs de l'Orient, une institution placée sous la tutelle du Commissariat aux Nationalités de Staline et dont le but principal était de former des propagandistes adéquatement armés pour le combat politique. Comme bon nombre d'autres militants du mouvement communiste turc, il avait suivi une trajectoire compliquée. À l'époque de ses études secondaires et durant son service militaire, effectué pendant la première 1Vedat Nedim (Tör) a publié son autobiographie : Yıllar Böyle Geçti (Ainsi sont passées les années), Istanbul, 1976. 2"Türkiye Ziraat Memleketi midir ? Neden Değildir ? Nasıl Olabilir ?" (La Turquie est-elle un pays agricole ? Pourquoi ne l'est-elle pas ? Comment peut-elle le devenir ?), Aydınlık, n° 17, août 1923, pp. 442-448. 3L'autobiographie de Şevket Süreyya (Aydemir), Suyu Arayan Adam (L'homme à la recherche de l'eau), 2ème éd., Istanbul, 1965, est un gros ouvrage qui fournit d'intéressantes données sur l'histoire du mouvement communiste turc.

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guerre mondiale, il avait très fortement subi l'influence des idéologies panturquistes. Dès la fin de la guerre, persuadé que le moment était venu de se lancer dans la lutte pour l'unité du monde turc, il s'était rendu en Azerbaïdjan où il avait, pendant quelque temps, travaillé comme instituteur dans une école de village. C'est ici qu'il était entré en contact avec le communisme. Séduit par les idées que propageait le groupe de Mustafa Suphi, il n'avait pas tardé à rejoindre l’organisation communiste turque de Bakou. Ses remarquables dons de propagandiste lui avaient valu d'être sélectionné en 1921 pour faire partie de la première fournée d'étudiants turcs envoyés à l'Université des travailleurs de l'Orient. À Istanbul, où il était rentré vers la fin de l'année 1923, il avait d’emblée trouvé sa place parmi les rédacteurs de YAydınlık. Un de ses premiers articles avait été un hommage à Lénine qui venait de mourir. Par la suite, il devait se spécialiser dans la vulgarisation de la doctrine marxiste, s'attaquant à des sujets tels que "le matérialisme historique" ou "Karl Marx par lui-même." Moins passionné que Şevket Süreyya, Burhan Asaf (Belge) appartenait au groupe de collaborateurs de YAydınlık formé en Allemagne. Il avait fait des études d'architecture et, à l'époque de son insertion dans l'équipe de Şefik Hüsnü, manifestait déjà un réel talent pour le journalisme. Il ne fut jamais, semble-t-il, un militant très fervent. Au lendemain de la grande purge de 1925, il fut parmi les premiers à s'éloigner de l’organisation communiste d'Istanbul. Mais, marqué par son passage à YAydınlık, il allait se signaler dans les années trente, comme un des principaux supporters de la politique étatiste — souvent comparée par ses détracteurs à celle qui avait cours en URSS — mise en œuvre par le parti républicain. Avec le recul du temps, Nâzım Hikmet apparaît incontestablement comme la figure la plus importante du groupe1. En 1924, à l'époque de ses premières contributions à YAydınlık, il n'avait encore que vingt-trois ans. Mais déjà sous l’originalité un peu forcée de ses vers perçait son exceptionnel génie. Issu d'une famille de grands serviteurs de l'État ottoman, il avait pendant un temps, comme bon nombre de jeunes gens de son milieu, songé à une carrière militaire. Dès 1919, cependant, il avait quitté l'École navale où ses parents l'avaient placé. C'est vers le début de l'année 1921, alors qu'il se trouvait en Anatolie comme instituteur, qu'il avait commencé à s'intéresser aux idées de la révolution d'Octobre, sous l'influence d'étudiants rentrés 1De très nombreux travaux ont été consacrés à Nâzım Hikmet. Le livre d'Akper Babaev, Nazym Hikmet, Moscou, 1957, donne un bon aperçu de la vie du célèbre poète turc. En langue turque, l'ouvrage de Vâlâ Nureddin Vâ - Nû, Bu Dünyadan Nâzım Geçti (Nâzım est passé par ce monde), Istanbul, 1965 constitue un précieux témoignage. Parmi les travaux plus récents, le livre de Kemal Sülker, Nâzım Hikmet'in Gerçek Yaşamı. 1 : 1901-1926 (La vraie vie de Nâzım Hikmet. Vol. 1 : 1901-1928), Istanbul, 1976, ne manque pas d'intérêt.

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d'Allemagne. Quelques mois plus tard, il se rendait à Batoum, et de là à Moscou. Admis à l'Université communiste des travailleurs de l'Orient, il n'avait pas tardé à maîtriser toutes les finesses de la doctrine communiste. Mais ce qui l'intéressait le plus, c'était la poésie. Subjugué par l'art de Maïakovski, il s'était très vite orienté vers une écriture très personnelle, puisant largement dans les infinies possibilités du vers libre. Ses premiers poèmes dans YAydınlık avaient fait sensation. On pouvait y trouver des onomatopées, des vers monosyllabiques, des bouts de phrases allègrement disloqués. Dans les cercles conservateurs, ces "singeries'' avaient provoqué d'impitoyables ricanements. Mais parmi les jeunes intellectuels à qui ces textes s'adressaient, nombreux étaient ceux qui considéraient déjà Nâzım Hikmet comme le plus grand poète turc du siècle1. On est en droit de penser que le talent manifesté par les nouveaux collaborateurs de Şefik Hüsnü n'était pas étranger au succès grandissant de YAydınlık. Fraîchement débarqués d'Allemagne ou de Russie, des hommes comme Vedat Nedim, Burhan Asaf, Şevket Süreyya et, dans un autre registre. Nâzım Hikmet avaient tant à dire, tant à faire partager, que leur enthousiasme ne pouvait être que communicatif. Pour les rédacteurs de YAydinhk, cependant, le problème n'était pas tellement d'accroître leur clientèle que de parvenir à toucher ceux pour qui la revue était en principe faite, les travailleurs. Or, de ce point de vue, aucun progrès notable n'avait été enregistré. Ce manque d'intérêt des milieux ouvriers pour YAydinhk s'explique essentiellement par le fait que les couches prolétariennes demeuraient, dans leurs grandes masses, parfaitement imperméables à l'argumentation communiste. D'autre part, on est bien obligé de reconnaître, que ni les exposés "théoriques" de Şefik Hüsnü et de ses collaborateurs, ni les poèmes d'allure futuriste de Nâzım Hikmet n'étaient réellement susceptibles de séduire les gens du commun. Les hommes rassemblés autour de YAydinhk faisaient un incontestable effort de vulgarisation, mais le langage qu'ils parlaient, bien que relativement simple, n'était pas celui du peuple. Şefik Hüsnü et ses compagnons étaient conscients des insuffisances de leur revue. Ils s'efforçaient d'y remédier en tâchant d'être, par compensation, irréprochables sur le plan doctrinal. Leurs écrits dans YAydinhk reflétaient de façon aussi fidèle que possible les consignes élaborées à Moscou et ils ne se permettaient aucun écart. Curieusement, ce strict respect de l'orthodoxie n'allait pas suffire à leur éviter, lors du cinquième Congrès du Komintern (17 juin - 8 juillet 1924) de sévères critiques quant à leur orientation idéologique. 1Les poèmes de Nâzım Hikmet parus dans YAydinhk ont été récemment réédités. Cf. Metin ilkin. Aydınlıkçı Şair, Aydınlıkçı Yazar Nâzım Hikmet (Nâzım Hikmet, poète et écrivain de l'Aydınlık), İstanbul, 1976.

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C'est le délégué ukrainien D. Z. Manuilsky que la direction de l'Internationale avait chargé de prononcer le réquisitoire. Le 30 juin 1924, au cours du traditionnel débat sur les questions nationale et coloniale, les mandataires turcs présents au Congrès — parmi lesquels figurait, sous le nom de guerre de Faruk, le Dr. Şefik Hüsnü — eurent la désagréable surprise de voir leur groupe accusé de déviation doctrinale. Manuilsky reprochait notamment aux communistes turcs d'avoir œuvré dans leur pays en faveur de la collaboration de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie et de s'être laissés entraîner, de la sorte, dans la voie des sociaux-patriotes de la IIe Internationale. L'organisation turque n'était pas seule en cause. Les critiques du délégué ukrainien concernaient également d'autres partis communistes d'Orient. Mais, d'après Manuilsky, c'était les militants turcs qui offraient l'exemple le plus typique de conduite hérétique. Les délégués du groupe d'Istanbul ne pouvaient évidemment pas laisser passer ces accusation sans réagir. Les réprimandes de Manuilsky étaient d'autant plus injustes que YAydınlık s'en était strictement tenu, dans ses prises de position doctrinales, à la stratégie recommandée par le Komintern. Les communistes turcs avaient certes exhorté le prolétariat à soutenir le "gouvernement bourgeois" de Mustafa Kemal, mais ils n'avaient fait que suivre, en la matière, les thèses de l'Internationale. Le lendemain de l'intervention de Manuilsky, Şefik Hüsnü {alias Faruk, et même, étrangement, Fapluk d'après les protocoles du Congrès) prit à son tour la parole. Dans un long discours, il s'employa à justifier le soutien que les militants turcs accordaient aux Kémalistes. Habilement construit, son exposé se présentait comme un acte d'accusation. Le gouvernement d'Ankara était vilipendé pour avoir refusé d'accorder le droit de grève à la classe ouvrière, étouffé progressivement la démocratie, asservi la justice à ses caprices, écrasé la population de nouveaux impôts et négligé de s'occuper des problèmes de la paysannerie. Mais la diatribe débouchait sur une énumération des acquis positifs de la révolution kémaliste : l'abrogation des capitulations, la suppression du khalifat et du sultanat, la fermeture des medrese et des écoles religieuses, la mise en déroute des puissances impérialistes, l'abolition de la Dette publique ottomane, etc. En face d'un tel bilan, somme toute positif, il ne pouvait être question, pour le prolétariat, de tourner inconsidérément le dos aux nationalistes. Le parti communiste turc avait sans conteste le devoir d'organiser au nom de masses laborieuses la lutte contre la bourgeoisie, mais il était également tenu de collaborer avec cette même bourgeoisie dès lors que celle-ci apparaissait porteuse de progrès et qu'elle servait, par son action anti­ impérialiste, certains de ses propres objectifs.

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Şefik Hüsnü s'appuyait bien entendu sur les thèses de Lénine relatives à la question nationale et coloniale. Mais ces thèses concernaient la collaboration des partis communistes avec les forces bourgeoises qui se trouvaient encore sur le chemin de la libération nationale. La question soulevée par Manuilsky était de savoir quelle devait être l'attitude des militants face à la bourgeoisie une fois celle-ci au pouvoir. Aux yeux de Şefik Hüsnü, s'agissant de la Turquie, le problème ne se posait tout simplement pas. D'après lui, en effet, la signature de la paix de Lausanne ou l'abolition du sultanat et du khalifat ne marquaient nullement la fin de la lutte contre l'impérialisme et la réaction. La bourgeoisie turque n'en était qu'au premier stade du processus de la libération nationale et avait encore un long chemin à parcourir avant que l'on puisse considérer qu'elle avait accompli son rôle historique. Les communistes qui continuaient à la soutenir n'avaient donc rien à se reprocher1. Le débat provoqué par le rapport de Manuilsky n'entraîna aucun changement substantiel dans l'attitude de l'Internationale. Dans le camp des délégués orientaux (M. N. Roy, Katayama, Şefik Hüsnü et d'autres), la balance penchait lourdement en faveur d'une tactique souple, adaptée à chaque situation particulière. En définitive, le Congrès se contenta de proroger les décisions arrêtées lors des précédents congrès. Les délégués turcs étaient en droit de se réjouir ; face aux critiques de Manuilsky, ils avaient réussi à tenir le coup. Les reproches qu'on leur avait adressés n'allaient cependant pas demeurer sans effet. Dès le mois d'août 1924, YAydınlık se mit à afficher vis-à-vis du gouvernement d'Ankara une attitude beaucoup plus intransigeante que par le passé, taxant les hommes au pouvoir d’immobilisme et allant même jusqu'à les accuser, de manière détournée il est vrai, de ne songer qu'à "servir les intérêts d'une minorité de brigands"2. Jusqu'au cinquième Congrès, la tendance de la revue avait plutôt été, en dépit de certains grincements de dents, à l'accommodement. Désormais le ton était tout autre. Les critiques, les revendications, les menaces l'emportaient largement sur les appréciations

^En ce qui concerne le discours de D. Z. Manuilsky, cf. Xenia Joukoff Eudin et Robert C. North, Soviet Russia and the East. 1920-1927. A Documentary Survey, 2ème éd.. Stanford (Calif.), 1964, pp. 326-328. Le texte intégral de cette intervention figure dans les versions russe ou allemande des protocoles du Ve Congrès. Pour la réponse de Şefik Hüsnü, alias Faruk, cf. Fünfter Kongress der Kommunistischen Internationale. Protokoll der Verhandlungen vom 17. Juni bis 8. Juli im Moskau, 2ème vol. Hamburg, 1924, pp. 708-712. Voir aussi M. Tunçay, op. cit., pp. 349-354. 2 "Yıkıcı Halkçılıktan Yapıcı Halkçılığa" (Du populisme destructeur au populisme constructeur). Aydınlık, n° 24, août 1924, pp. 67 et sv.

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obligeantes. À Moscou, Şefik Hüsnü avait affirmé que le parti communiste turc était prêt à engager la lutte contre la bourgeoisie dès que les circonstances le permettraient. L'Aydınlık nouvelle manière visait à montrer que le groupe dTstanbul ne manquerait pas à sa promesse. Les critiques formulées à l'endroit des communistes turcs par le porteparole du comité exécutif du Komintern eurent aussi une autre conséquence. Elles poussèrent Şefik Hüsnü et ses compagnons à accentuer leur effort de propagande et à porter une attention plus grande au problème de l'action en milieu ouvrier. Cela faisait déjà un certain temps, nous l'avons vu ailleurs, que les hommes rassemblés autour de YAydırdık tentaient de s'implanter parmi les travailleurs. Il semble qu'ils aient réussi, au début de l'automne 1924, à noyauter efficacement "l’Association pour le relèvement des travailleurs" qui venait de voir le jour. C'est du moins ce qui ressort d'un rapport adressé au Quai d'Orsay par un informateur apparemment bien renseigné1. Vers la même époque, les rédacteurs de YAydinhk s'efforcèrent également de pallier aux insuffisances de leur organe en lançant un supplément spécialement destiné aux ouvriers. Intitulé Aydınlık Fevkalâde Amele Nüshası (Clarté. Numéro spécial pour les travailleurs), ce supplément était conçu comme une petite revue de huit à seize pages et était vendu indépendamment de YAydinhk. Sadrettin Celâl jouait le rôle de directeur responsable de la publication. Şefik Hüsnü rédigeait les éditoriaux. La nouvelle revue accordait une place importante aux informations ouvrières, aux lettres de lecteurs, aux courts textes de propagande. Des dessins satiriques égayaient certains articles. Dans l'ensemble, le ton était agressif, les divers rédacteurs du supplément avaient pris des noms de guerre qui témoignaient suffisamment, à eux seuls, de la volonté d'en découdre qui les animait : Çekiç (le marteau). Torpil (la torpille), Kıvılcım (l'étincelle), Kızıl Destancı (le barde rouge), etc. Huit numéros parurent, à intervalles irréguliers, entre le début du mois d'août 1924 et janvier 1925. Mais il ne s'agissait là que d'un ballon d'essai. En fait, l'ambition de l'organisation communiste dTstanbul était de lancer un organe de grande diffusion paraissant au moins une fois par semaine. Il semble qu'une première tentative ait été faite dans ce sens en novembre 1924. Certains journaux avaient alors annoncé la parution imminente d'une feuille ouvrière éditée par Arif Oruç et intitulée Yeni Alem (Le nouveau monde). Mais la chose n'avait eu aucune suite2. Ce n'est que trois mois plus tard que le groupe 1AMAEF, Série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, rapport daté du 21 avril 1925, ff. 320 et sv. 2AMAEF, loc. cit.

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de Şefik Hüsnü parvint à réaliser son projet. Présenté comme un "hebdomadaire politique, ouvrier et paysan", YOrak Çekiç (Le marteau et la faucille) commença à paraître le 21 janvier 1925. C'était, comme le supplément de YAydınlık, un journal rédigé dans la langue du peuple et destiné aux travailleurs. Il ne comportait que quatre pages, mais bien remplies. La "une" était consacrée à l'actualité politique. On y trouvait également l'éditorial. Celui-ci, non signé, sortait probablement de la plume de Şefik Hüsnü. Les trois autres pages étaient occupées pour l'essentiel par diverses informations relatives au mouvement ouvrier en Turquie et dans le monde. Elles accordaient aussi une certaine place aux questions rurales et proposaient d'autre part des anecdotes, des récits satiriques, des reportages, des textes moralisateurs, etc. S'il faut en croire un informateur des services de renseignements français, YOrak Çekiç, comme du reste YAydınlık, était subventionné par le consulat soviétique d’Istanbul à raison de 130 dollars par mois. D'après ce même informateur, le tirage du journal était faible et son influence à peu près nulle1. Qu'en était-il exactement ? Dans l'état actuel de la documentation, il apparaît impossible de répondre à une telle question. L'essentiel est de noter que la parution de YOrak Çekiç venait témoigner, en tout état de cause, de la mutation qui était en cours au sein du parti communiste turc. Le nouvel organe s'adressait davantage aux prolétaires qu'aux gens éclairés. Par rapport à la stratégie suivie jusque-là, c'était un changement de cap notable. Dans les jours où le premier numéro de YOrak Çekiç était mis en vente, un autre événement marquant se produisait. L'organisation de Şefik Hüsnü tint clandestinement un congrès à Istanbul. C’était, après le rassemblement organisé par Mustafa Suphi à Bakou en septembre 1920 et les conciliabules d'août 1922 à Ankara, le troisième congrès du parti communiste turc. On ne dispose malheureusement que de fort peu de données sur cette réunion. La seule chose qu'on sache de façon à peu près sûre c'est qu'elle eut lieu dans la maison de Şefik Hüsnü et qu'une vingtaine de délégués y prirent part. Parmi ces délégués figuraient notamment Sadrettin Celâl, Ali Rıza — un rescapé de l'équipe de Mustafa Suphi — et, selon toute apparence, Salih Hacıoğlu, fraîchement sorti de prison. Nâzım Hikmet, Şevket Süreyya et quelques autres incarnaient la nouvelle génération formée à l'Université AMAEF, loc. cit. A. Say ılgan, op. cit., p. 191, parle, en s'appuyant sur de mystérieuses "archives privées", d'une subvention globale de 200 dollars à laquelle s'ajoutait chaque trimestre une somme de 1 000 dollars. Ces informations avaient circulé dans la presse de l'époque à la suite de certaines "fuites".

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communiste des travailleurs d'Orient. L'organisation de jeunesse du parti était représentée par Hasan Âli (Ediz) et Hüseyin Hikmet (Kıvılcımlı), l'un et l'autre membres de la rédaction de YAydinhk. Étaient également présents, enfin, Vedat Nedim, Ali Cevdet et Mehmet Vehbi, ainsi qu’un certain nombre de militants venus du secteur ouvrier1. Après les critiques adressées aux communistes turcs lors du Ve Congrès du Komintern, un sérieux examen de conscience s'imposait. La réunion d'Istanbul eut apparemment pour objet de jeter les bases d’une révision en profondeur de l'activité du parti. Durant les débats, Şefik Hüsnü fut, dit-on, passablement malmené et contraint de faire son autocritique. Quelques-uns de ses hôtes lui auraient reproché en particulier d'avoir passé outre à certaines des recommandations du programme élaboré quelques années auparavant à Bakou2. Il semble qu'on l'ait également considéré comme responsable de la médiocrité des résultats enregistrés du côté des masses laborieuses. À l'issue du congrès, il fut néanmoins confirmé dans ses fonctions de secrétaire général du parti. En dépit des insuffisances de sa gestion, il était respecté et estimé. Mais on lui adjoignit une sorte de béquille, Vedat Nedim, promu secrétaire du comité exécutif. Ce comité comprenait six autres membres : Sadrettin Celâl et Şevket Süreyya (chargés tous deux de la presse), Hamdi Şamilov (trésorerie), Hüseyin Hikmet (jeunesse), l'électricien Nuri et Ali Cevdet (organisation). La direction du parti était constituée au total d'une vingtaine de membres. C'est dire que presque tous les délégués avaient été mobilisés. Cette nouvelle équipe où plusieurs des éléments les plus jeunes du parti avaient trouvé leur place, était pleine de bonnes résolutions. Les deux premiers mois de l'année 1925 constituèrent pour l’organisation d’Istanbul une période de grande activité. Il s'agissait tout d'abord d'assurer la parution régulière de YOrak Çekiç. Les rédacteurs du journal n'hésitèrent pas à fournir l'effort nécessaire. Les militants parvinrent par ailleurs à mettre sur pied une librairie spécialisée dans la vente des brochures de propagande. Baptisée Aydınlık, cette librairie était aussi conçue, cela va sans dire, comme un lieu de réunion3. 1Divers ouvrages fournissent quelques indications dispersées sur ce congrès : M. Tunçay, op. cit., pp. 362-363 ; İbrahim Topçuoğlu, Neden iki Sosyalist Parti 1946-T.K.P. Kuruluşu ve Mücadelesinin Tarihi 1914-1960 (Pourquoi deux partis socialistes 1946 — Histoire de la fondation et du combat du parti communiste turc. 1914-1960), vol. I, Istanbul, 1976, pp. 96-104 ; Rasih Nuri İleri, Türlüye Komünist Partisi Gerçeği ve Bilimsellik. Quo Vadis İbrahim Topçuoğlu ? (La vérité sur le Parti communiste turc et l'esprit scientifique. Quo Vadis İbrahim Topçuoğlu ?), Istanbul, 1976, pp. 47 et sv. ; A. Sayilgan, op. cit., p. 189. 2D'après İ. Topçuoğlu, op. cit., pp. 99-100. Le témoignage d i. Topçuoğlu est cependant suspect. Il est empreint d'une évidente antipathie à l'égard de Şefik Hüsnü. 3Un document cité par Fethi Tevetoğlu, Türkiye'de Sosyalist ve Komünist Faâliyetler (19101960) (Les activités communistes et socialistes en Turquie. 1910-1960), Ankara, 1967, pp. 389 et sv., fournit quelques indications sur cette librairie. Celle-ci est également mentionnée dans un rapport adressé au Quai d'Orsay : AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, f. 324, en date du 21 avril 1925.

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Enfin, des contacts de plus en plus étroits furent noués avec l'Association pour le relèvement des travailleurs. Il semble notamment que Şefik Hüsnü et certains de ses acolytes aient activement participé à l'organisation du congrès de cette association qui se tint à Istanbul dans les derniers jours de février. Mais toutes ces initiatives venaient mal à propos. Face à l’agitation qui grandissait dans le pays, mettant en danger le régime républicain, le gouvernement d'Ankara n'allait pas tarder à recourir à des mesures de répression. Au début du mois de mars, YAydınlık et YOrak Çekiç furent interdits, en même temps que divers autres organes d'opposition. Ce n'était là qu'un premier avertissement.

4 . La répression L'opinion turque n’avait jamais été unanime dans son soutien au pouvoir kémaliste. Mustafa Kemal et ses partisans s'étaient heurtés à de multiples oppositions dès les premiers temps de la lutte pour l'Indépendance. L'abolition du sultanat, en novembre 1922, et la proclamation de la République, un an plus tard, n'avaient guère arrangé les choses. Nombreux étaient ceux qui ne pardonnaient pas au gouvernement d'Ankara d'avoir mis fin à la monarchie ottomane. La laïcisation de l'enseignement et la suppression du Khalifat, décidées le 3 mars 1924, s'étaient, elles aussi, soldées par un accroissement de la masse des mécontents. Depuis les élections habilement truquées de l'été 1923, Mustafa Kemal disposait d'une majorité confortable à la Grande Assemblée Nationale. Mais cela n'avait pas suffi à faire taire ses adversaires. Les intégristes musulmans, les conservateurs demeurés fidèles au sultanat, un certain nombre d’anciens membres du Comité "Union et Progrès", les libéraux partisans d'une démocratisation accélérée de la Turquie, en un mot tous ceux qui se sentaient lésés par la révolution kémaliste, s'étaient obstinés dans leur hostilité vis-à-vis du régime. À l'automne 1924, un nouveau parti politique avait vu le jour. Créé par d'anciens compagnons de Mustafa Kemal, le Terakkiperver Cumhuriyet Fırkası (Parti républicain progressiste) se réclamait d'un programme qui ressemblait beaucoup à celui du parti républicain du peuple. La seule différence marquante entre les deux organisations était que les progressistes se disaient libéraux et souhaitaient la mise en place d'un système parlementaire basé sur une "séparation modérée des pouvoirs" tandis que le parti du peuple mettait l'accent sur "l'unité des forces" et admettait sans peine l’autoritarisme de Mustafa Kemal.

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Malgré le peu d'originalité de ses choix doctrinaux, la nouvelle formation avait connu un succès fulgurant. Elle s'était dite opposée aux "tendances despotiques de certaines personnes" et cela avait suffi à attirer vers elle une bonne partie des mécontents. Devenue le principal point de ralliement des opposants au régime, elle avait commencé à constituer, dès la fin de l'année 1924, une sérieuse menace pour le pouvoir kémaliste. Mais ce n'est qu’en février 1925, au moment de la révolte de Cheikh Saïd dans les provinces orientales du pays, que le gouvernement d'Ankara allait se rendre réellement compte de la fragilité de sa position. L'insurrection des tribus kurdes, placée sous le drapeau de la restauration islamique, pouvait à tout moment dégénérer en guerre civile. Le danger était grand, dès lors, de voir les adversaires du régime profiter des circonstances pour tenter de mettre un terme à l'expérience kémaliste. Face au péril, la réaction des hommes au pouvoir fut on ne peut plus vigoureuse : dès les derniers jours de février, des mesures étaient prises pour que la révolte de Cheikh Saîd fût écrasée dans le sang. Le 3 mars 1925, Mustafa Kemal confiait la présidence du conseil des ministres à l'un de ses compagnons les plus fidèles et les plus résolus, İsmet pacha. Le lendemain, la Grande Assemblée Nationale acceptait d'entériner la "loi sur la sauvegarde de l'ordre". Ce texte d'exception donnait au gouvernement la possibilité de sévir à sa guise contre tous ceux qui — sous une forme ou une autre — étaient susceptibles de "troubler l'ordre public". Pour les diverses composantes de l'opposition, il s'agissait d'un sérieux coup de massue. Les communistes d'Istanbul avaient au cours des mois précédents manifesté à plusieurs reprises leur hostilité à l'égard des adversaires du régime. En décembre 1924, YAydınlık s'en était pris vivement aux "progressistes" qui venaient de fonder le Terrakkiperver Cumhuriyet Fırkası. Quelques semaines plus tard, YOrak Çekiç avait condamné sans la moindre ambiguïté l’insurrection de Cheikh Saîd1. Mais Şefik Hüsnü et les hommes de son entourage ne pouvaient guère se targuer pour autant d'être des inconditionnels du mouvement kémaliste. À leur manière, ils faisaient eux aussi partie de l’opposition. Devant les mesures répressives mises en œuvre par le gouvernement, ils se retrouvèrent dans le même sac que les "fanatiques" et les "réactionnaires" qu'ils n'avaient pourtant jamais cessé de combattre.

1Ainsi, le numéro 6 de YOrak Çekiç, daté du 26 février 1925, portait en manchette : "Face à la réaction, le peuple est avec le gouvernement" et "Mort à la réaction". Le n° 7, du 5 mars 1925, proclamait de même : "Les turbans des bigots doivent devenir suaires."

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Décidée aussitôt après le vote de la "loi sur la sauvegarde de l’ordre", l’interdiction de YAydınlık et de YOrak Çekiç aurait dû constituer un signal d'alarme. Mais les communistes turcs avaient une singulière propension à l'optimisme. En cette fin de l’hiver 1925, ils ne se sentaient pas encore, semble-t-il, véritablement concernés par la répression. Ils croyaient sans doute avoir affaire à une de ces sautes d'humeur dont le pouvoir kémaliste était coutumier. Au lieu de se soumettre et de chercher à se faire oublier, ils s'efforcèrent de poursuivre leurs activités comme si de rien n'était. Un journal de Bursa au nom prédestiné, le Yoldaş (Camarade), fut chargé de prendre la relève des deux organes interdits. Sous la direction de Ibrahim Hilmi, un militant chevronné, cette feuille qui n'avait jusque-là manifesté qu'un nationalisme bon teint devint provisoirement l'organe du parti1. Parallèlement, les membres de l'organisation d'Istanbul intensifièrent leur propagande dans les milieux ouvriers et estudiantins. Persuadés de n'avoir rien à s'imputer à faute, ils espéraient que le vent ne tarderait pas à tourner. Dès le début d’avril, cependant, il fut évident que la répression s'aggravait. La presse était muselée; diverses tracasseries s'accumulaient sur l'opposition progressiste ; dans l'est du pays, les forces kurdes commençaient à subir leurs premières défaites. Pour le gouvernement d'Ankara, le danger essentiel se situait du côté des "fanatiques" rassemblés autour de Cheikh Saïd. Toutefois, les autorités ne manifestaient nullement l'intention d'épargner les communistes. Dans les premiers jours du mois, la police d'Istanbul réalisa un beau coup de filet : une quinzaine d’étudiants de l'école militaire de médecine furent arrêtés alors que, sous couvert de prendre le thé, ils "discutaient de Robespierre, Danton et Lénine dans un local aux murs couverts de peinture rouge."*2 L'école militaire de médecine constituait à cette époque un des principaux "bastions" du communisme turc. Parmi les jeunes gens appréhendés figuraient quelques-uns des meilleurs éléments du parti. L'optimisme dont l'organisation de Şefik Hüsnü avait témoigné jusque-là n'était manifestement plus de mise. Quelque temps après cette première vague d'arrestations, le pouvoir décida de sévir à nouveau. Le prétexte était tout trouvé. A l'occasion du Premier Mai, les dirigeants du parti avaient jugé bon de publier une brochure de propagande et d'organiser une cérémonie dans les locaux de 'TAssociation *Le rôle joué par le Yoldaş est mentionné dans divers ouvrages, mais les quelques numéros de cette feuille qui ont été conservés ne font aucune place à la propaganda communiste. Il est vrai qu'ils ne concernent pas la période ici envisagée. On doit supposer que le journal a changé d'orientation en cours de route. 2D'après un document cité par F. Tevetoğlu, op. cit., p. 391.

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pour le relèvement des travailleurs". Ce fut à peu près le même scénario que lors du Ier Mai 1923. Les réjouissances programmées pour la fête du travail furent considérées comme une grave atteinte à l'autorité de l'État. Quant à la brochure distribuée par les militants, elle servit de principale pièce à conviction. La presse turque annonça les premières arrestations dès le 8 mai. Vers le milieu du mois, près d'une quarantaine de personnes étaient déjà sous les verrous1. La police avait fait son travail avec une particulière minutie. L'organisation d’Istanbul était presque entièrement décapitée. Seuls quelquesuns de ses dirigeants avaient réussi à ne pas se laisser prendre. Voyant que les choses étaient en train de mal tourner, Şefik Hüsnü avait quitté Istanbul dans les derniers jours du mois d'avril et s'était mis à l'abri en Allemagne. Hasan Âli, une des jeunes recrues de l'école militaire de médecine, avait gagné la Russie. Nâzım Hikmet s'était enfui à Smyme avec l'intention d'y organiser une imprimerie clandestine. Mais les rescapés étaient trop peu nombreux pour pouvoir faire efficacement face à l'offensive kémaliste. Il avait suffi d'une opération de police bien montée pour que la débandade fût générale. Depuis la mi-avril, les "tribunaux d'indépendance", ranimés conformément à la loi sur la sauvegarde de l'ordre, siégeaient sans désemparer. Au moment des arrestations d'Istanbul, plusieurs dizaines de notables kurdes avaient été déjà jugés et pendus. Les prisons étaient pleines à craquer. Les magistrats kémalistes avaient tant à faire que le procès des communistes ne put s'ouvrir que dans la deuxième semaine d'août. Pour la circonstance, les prévenus avaient été transférés à Ankara. À cette époque, la rébellion kurde était totalement écrasée. La République ne semblait plus menacée. C'est ce qui explique, peut-être, la relative modération du réquisitoire prononcé par le représentant du ministère public. Les membres de l'organisation d'Istanbul furent accusés d'avoir créé des cellules clandestines et d'avoir cherché à propager le communisme dans le pays. Le procureur leur fit également reproche des liens qu'ils entretenaient avec la IIIe Internationale. Mais, en comparaison de celles infligées aux rebelles kurdes, les peines qu'il réclama étaient assez légères. Sadrettin Celâl, l'électricien Nuri, le directeur responsable du Yoldaş — ibrahim Hilmi — et quelques autres furent condamnés à sept ans de travaux forcés. Les militants les plus "redoutables", *En ce qui concerne ces arrestations, cf. le dossier rassemblé par M. Tunçay. op. cit., pp. 367374. Voir aussi F. Tevetoglu, op. cit., pp. 388-394. Ce dernier ouvrage donne de larges extraits de l'interrogatoire auquel furent soumis les prévenus en août 1925 devant le Tribunal d'indépendance d'Ankara.

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parmi lesquels figuraient Şevket Süreyya et le jeune Hüseyin Hikmet, écopèrent de dix ans. En ce qui concerne Şefik Hüsnü, Nâzım Hikmet, Hasan Âli et un quatrième fuyard, Ali Cevdet, le tribunal eut la main quelque peu plus lourde. Jugés par défaut, ils se virent octroyer quinze ans de travaux forcés. Dans l'ensemble, les communistes s'en étaient tirés beaucoup mieux que les chefs de la révolte kurde. Mais le résultat recherché par le pouvoir était atteint. L'organisation que Şefik Hüsnü et ses camarades avaient eu tant de mal à mettre sur pied était démantelée. Ses dirigeants avaient fui ou se trouvaient sous les verrous. U Aydınlık et YOrak Çekiç étaient réduits au silence. Ceux qui avaient échappé aux poursuites n'osaient plus se montrer. Ce n'était pas la première fois que les communistes turcs tâtaient de la répression kémaliste. Des événements semblables s'étaient déjà produits à plusieurs reprises dans le passé. Les dirigeants du parti espéraient sans doute que, comme dans le passé, les choses s'arrangeraient rapidement. Mais, en réalité, la situation n'était plus la même qu'en 1921 ou 1922. Sortis victorieux de la lutte contre la rébellion kurde, Mustafa Kemal et ses partisans se sentaient plus forts que jamais. Craignant une nouvelle offensive des forces réactionnaires, ils s'étaient décidés à recourir à l'autoritarisme et à ne tolérer aucune opposition dans le pays. Les arrestations d'avril et mai 1925 allaient donc représenter, en définitive, un tournant beaucoup plus marquant dans l'histoire du parti que les précédentes vagues de répression. Jusque-là, les groupes communistes de Turquie avaient pu travailler de façon plus ou moins légale, dans le cadre d'un régime qui n'avait pas encore trouvé sa voie. À partir de 1925, il en ira tout autrement : face à la dictature kémaliste, la seule issue possible sera celle de la clandestinité. À la veille de la purge de 1925, le parti communiste turc ne comptait, dans la meilleure des hypothèses, que cinq à six cents membres. C'est dire qu'il s'agissait d'une des composantes les plus modestes de la IIIe Internationale. S'il faut en croire les protocoles du Komintern, les hommes rassemblés autour de YAydınlık n'avaient cependant pas travaillé en vain. Entre le quatrième et le cinquième congrès de l'Internationale, le parti avait recruté près de trois cents membres nouveaux et s'était constitué une réserve de trois cent cinquante "aspirants". La question qui se pose, évidemment, est de savoir ce qui se serait passé si les autorités kémalistes n'avaient pas mis prématurément fin aux activités du groupe d'Istanbul. Şefik Hüsnü et ses camarades auraient-ils réussi à élargir véritablement leur clientèle ? Leur prosélytisme aurait-il fini par déboucher sur la création d'une organisation de masse ?

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Il est sans conteste difficile d’imaginer comment les choses auraient évolué si la Turquie, au lieu de se soumettre à la poigne du parti républicain, s'était dotée d'un régime un tant soit peu démocratique. On peut légitimement supposer que les communistes auraient continué de marquer des points. Mais seraient-ils parvenus à mettre sur pied un parti capable de constituer une force politique réelle ? À vrai dire, cela paraît assez peu probable. Il y a tout lieu de penser, en effet, que le communisme, du moins tel qu'il était présenté par les dirigeants de l'organisation d'Istanbul, aurait eu du mal à s'ajuster aux traditions religieuses et culturelles des masses laborieuses turques. En particulier, nul n'ignorait en Turquie — la contre-propagande avait bien fait son travail — que la doctrine communiste prônait l'athéisme. De telles abominations n'étaient bonnes que pour les ... mécréants. Le communisme souffrait, par ailleurs, d'un autre grand handicap : il était perçu par la plupart des Turcs comme un nouvel avatar de l'impérialisme russe. Bien que la République des Soviets eût fait preuve de bienveillance à l'égard de la Turquie au moment de la lutte pour l'indépendance, nombreux étaient ceux qui continuaient de voir en la Russie l’ennemie héréditaire du peuple turc. Tout ce qui venait de là-bas était forcément suspect. Bien entendu, Şefik Hüsnü et les hommes de son entourage auraient pu renier les aspects antireligieux de la doctrine communiste. Ils auraient pu tenter de se démarquer par rapport à l'expérience russe de la révolution sociale. Ils auraient pu s'efforcer d'ouvrir plus encore qu'ils ne l'avaient fait leur organisation aux réalités de la société turque. Mais c'eût été faire peu de cas des mots d'ordre du Komintern. Ils étaient trop attachés au mouvent communiste international pour pouvoir se permettre de telles déviations. La fidélité à l'orthodoxie l'emportait, chez eux, sur le souci d'efficacité.

TABLE DES MATIERES

Remarques liminaires ................................................................

5

I. A propos de la "classe ouvrière" ottomane à la veille de la révolution jeune-turque Turcica, IX/1, 1977, pp. 229-251..............................................

15

H. Sources inédites pour l'histoire du mouvement ouvrier et des courants socialistes dans l'Empire ottoman au début du XXe siècle Etudes balkaniques (Sofia), 1978/3, pp. 16-34..............

35

HI. Un économiste social-démocrate au service de la Jeune Turquie Mémorial Ömer Lûtfi Barkan (sous la direction de Robert Mantran), Paris: Librairie d'Amérique et d'Orient Adrien Maisonneuve, 1980, pp. 75-86....................................................

55

IV.

Une organisation socialiste ottomane. La fédération ouvrière de Salonique (1908-1912) Etudes balkaniques (Sofia), 1975/1, pp. 76-88.........................................................................

71

V. Naissance d'un socialisme ottoman Salonique 1850-1918, Paris: Autrement, série Mémoires, n° 12, 1992, pp. 208-225.

89

VI. La fédération socialiste ouvrière de Salonique à l’époque des guerres balkaniques East European Quarterly, XIV/4, 1980, pp. 383-410.....................................................................................

101

VII. La fascination du bolchévisme. Enver pacha et le parti des soviets populaires Cahiers du monde russe et soviétique, oct.-déc. 1975, pp. 141-166............................................................

133

vm .

L'axe Moscou-Ankara. Les relations turco-soviétiques de 1919 à 1922 Cahiers du monde russe et soviétique, XVIII/3, 1977, pp. 165-193......................................................................................

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502

IX. Les organisations socialistes et la propagande communiste à Istanbul pendant l'occupation alliée. 1918-1922 (à la lumière des archives du Château de Vincennes) Etudes Balkaniques (Sofia), 1979/4, pp. 31-51...........................................................

197

X. Aux origines du mouvement communiste turc. Le groupe "Clarté" d'Istanbul (1919-1925) Communisme, 6, 1984, pp. 129-151.........................................................................................

227

XI. Bolchevisme et Orient. Le parti communiste turc de Mustafa Suphi. 1918-1921 Cahiers du monde russe et soviétique, XVIII/4, 1977, pp. 377-409........................................................

247

XII. Bakou, carrefour révolutionnaire. 1919-1920 Ch. LemercierQuelquejay, G. Veinstein et S. E. Wimbush (eds.), Passé turco-tatar, présent soviétique, mélanges offerts à Alexandre Bennigsen, Paris: EHESS, 1986, pp. 413-434..........................

285

XIII.

Socialisme, communisme et mouvement ouvrier à Istanbul pendant l'occupation (1919-1922) Texte inédit .......................

305

XIV. La révolution impossible. Les courants d'opposition en Anatolie. 1920-1921 Cahiers du monde russe et soviétique, XIX/1-2, 1978, pp. 143-174........................................................

345

XV. Le mouvement communiste anatolien en 1922 Texte inédit ..

383

XVI. Socialisme et mouvement ouvrier en Turquie au lendemain de l'armistice de Mudanya Texte inédit .......................................

417

XVII. Dix-huit mois de République. 29 octobre 1923-ler mai 1925 Texte inédit ..............................................................................

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