Socialisme ou barbarie: anthologie
 9782909899282, 2909899284

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Socialisme ou Barbarie Anthologie

Ont participé au choix des articles ainsi qu'à la rédaction des textes de présentation Helen Arnold, Daniel Blanchard, Enrique Escobar, Daniel Ferrand, Georges Petit, Jacques Signorelli. Le rédacteur principal du texte de présentation de chaque partie signe celui-ci, mais ils ont été tous longuement discutés. Sébastien de Diesbach et Claude Lefort ont participé à quelques réunions et donné des conseils utiles sur certaines parties.

ISBN

2-909899-28-4

Socialisme ou Barbarie Anthologie

J. Amair, H. Bell, P. Brune, C. Castoriadis, S. Chatel, C. Lefort, J.-F. Lyotard, D. Mothé, Pannonicus, P. Romano, A. Véga, G. Weinberg

Acratie

TABLE DES MATIÈRES (Les chiffres entre parenthèses renvoient aux numéros de la revue Socialisme ou Barbarie)

Préface Chapitre 1 La société bureaucratique Socialisme ou Barbarie (n°l) Les rapports de production en Russie Pierre Chaulieu (n° 2) Le stalinisme en Allemagne orientale Hugo Bell (n° 7-8) Chapitre 2 Le monde du travail L'ouvrier américain Paul Romano (n° 5/6) L'expérience prolétarienne (n° 11) L'usine et la gestion ouvrière Daniel Mothé (n° 22) Chapitre 3 La crise du système bureaucratique Signification de la révolte de juin 1953 en Allemagne orientale A. Véga (n°13) Le totalitarisme sans Staline Claude Lefort (n° 19) L'insurrection hongroise Claude Lefort (n° 20) Les conseils ouvriers de la révolution hongroise Pannonicus (n° 21) La restalinisation de la Hongrie Jean Amair (n° 21) Récit d'un étudiant (n° 21) Chapitre 4 Le contenu du socialisme Sur le contenu du socialisme Pierre Chaulieu ( n° 22) \

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Chapitre 5 L'organisation Le parti révolutionnaire (Résolution) Le prolétariat et le problème de la direction révolutionnaire Claude Montai (n° 10) Organisation et parti Claude Lefort (n° 26) Prolétariat et organisation Paul Cardan (n° 27-28) La suspension de la publication de Socialisme ou Barbarie Chapitre 6 Le tiers-monde : l'Algérie et la Chine Mise à nu des contradictions algériennes François Laborde (n° 24) Le contenu social de la lutte algérienne Jean-François Lyotard (n° 29) En Algérie, une vague nouvelle Jean-François Lyotard (n° 32) La lutte des classes en Chine bureaucratique Pierre Brune (n° 24) Chapitre 7 Le capitalisme moderne et la rupture avec le marxisme Recommencer la révolution (n° 35) De Monsieur First à Monsieur Next, les grands chefs des relations sociales Daniel Mothé (n° 40) Hiérarchie et gestion collective S. Chatel (n° 37-38) Le mouvement pour la liberté d'expression et les droits civiques aux États-Unis Jack Weinberg (n°40) Annexes Table des matières de Socialisme ou Barbarie Liste des pseudonymes Biographies des auteurs

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Préface Pour qui a participé au groupe Socialisme ou Barbarie à un moment quelconque de son histoire longue de près de vingt ans (de 1949 à 1967), le voir aujourd'hui, ici ou là, qualifier de « légendaire », de « fameux » ou de « mythique » suscite un sentiment d'ironique étrangeté. L'ironie tient à ce que tout au long de son existence, ce groupe - et la revue du même nom dont il a publié quarante numéros - sont demeurés invisibles ou quasiment : et voilà, qu'une fois mort il devient mythique. Ironie amère : invisible ou mythique, c'est la réalité qui lui est déniée - sa réalité, car mythique, il reste méconnu, pire : il devient méconnaissable. Aussi, à l'ironie s'associe une impression d'étrangeté : à travers cette aura de légende, celui qui a bien connu le défunt ne le reconnaît plus. C'est que, presque inconnu de son vivant, le groupe S. ou B. a été reconstruit après sa disparition comme le point virtuel d'origine à partir duquel auraient divergé les trajectoires de Lefort, Castoriadis ou Lyotard, apparus au cours des années 70 dans le ciel de l'intellectualité parisienne. Mais, plutôt qu'apparus, il conviendrait de dire qu'ils sont alors devenus visibles, la configuration du ciel ayant changé du tout au tout. Invisibles, le groupe et ses astres le sont restés tant que la critique de gauche, marxiste ou anarchiste, de 1U.R.S.S., des P.C. et de leurs succursales se trouvait exposée dans la presse, dans l'édition ou dans l'Université à la même censure et aux mêmes intimidations que dans les usines. Seulement, au cours des années 50 et 60, peu à peu, se fait jour la vérité sur les régimes des pays de l'Est ; bientôt, elle s'impose au point de rendre insoutenable leur défense et vains l'intimidation et le chantage à la réaction. L'intelligentsia redécouvre la « démocratie » et les « droits de l'homme », et les années 70 la voient saisie d'une nouvelle mission : la dénonciation du totalitarisme communiste. Alors, elle se reconnaît des précurseurs, et entre autres Lefort, Lyotard, Castoriadis... de surcroît - pour qui garde un tel scrupule - peu suspects de réaction. C'est ainsi que le groupe S. ou B. s'est trouvé, des années après sa dissolution, nimbé d'une gloire et d'une légende aussi aveuglantes sur sa réalité que les ténèbres dans lesquels il avait été confiné de son vivant. Cette légende est mensongère sur deux points essentiels. D'abord, le groupe n'avait pas pour préoccupation exclusive la critique des régimes dits communistes, mais tout autant celle des sociétés occidentales dites libérales et il n'a cessé de travailler à l'élaboration d'une critique unitaire des deux types de régimes. En second lieu, ce n'était pas un cénacle d'intellectuels mais un groupe de révolutionnaires pour qui le travail théorique n'a de sens qu'en vue de l'action sur le plan sociafet politique. Et c'est précisément parce qu'ils se considé-

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apport plus précieux encore, l'éphémère révolution hongroise ébauchait le projet d'une société entièrement autogérée, donnant ainsi un sens nouveau, profondément émancipateur, au mot socialisme. Simultanément, dans l'immense Tiers-Monde, les soulèvements des peuples opprimés et exploités par les puissances occidentales, sur le mode colonial ou autrement, restauraient la dignité d'une énorme portion de l'humanité, inventaient de nouveaux modes de lutte, violente ou non violente, et semblaient entrouvrir, pour les simples gens de ces pays, la possibilité d'une certaine maîtrise sur leurs vies. Certes, S. ou B. n'a jamais cédé aux séductions du tiersmondisme, mais le groupe s'est efforcé de comprendre et de mettre en lumière, dans leurs ambiguïtés mêmes, les potentialités de libération que recelaient ces mouvements multiformes. Dans les pays développés aussi se faisaient jour, bien que de façon moins spectaculaire, des manifestations de contestation de l'ordre bureaucratico-capitaliste, et S. ou B. s'est constamment attaché à les déceler et à expliciter leur sens. Dans les usines, la résistance quotidienne, sur le tas, à l'organisation du travail, aux normes, à la hiérarchie, prenait parfois, notamment en Angleterre, un tour aigu. Plus souvent que naguère, les mouvements sociaux mettaient en cause les conditions de travail et avançaient des revendications égalitaires. La jeunesse commençait à protester contre son assujettissement dans la famille, le travail, les études, et contre l'ennui et l'absurdité de l'existence à laquelle on la vouait. Enfin, cette jeunesse, étudiante surtout, se faisait de plus en plus souvent le fer de lance des mouvements d'opposition politiques, en Angleterre (lors de la campagne contre la bombe atomique), aux Etats-Unis, au Japon... En fait, plus que du Tiers-Monde, et plus peut-être même que des pays du bloc soviétique, c'est de l'Occident le plus moderne que le groupe s'attendait à voir surgir les prodromes d'un possible bouleversement social, et dans son effort pour mettre au jour les traits qui révélaient la nature profonde de notre monde et présageaient son avenir, un exemple nous inspirait : celui de Marx et d'Engels disséquant au milieu du xixe siècle la société anglaise et y découvrant à l'œuvre la fabrique de toutes les sociétés modernes. Notre Angleterre, c'étaient les Etats-Unis. Nous suivions avec une curiosité ardente ce qui s'y passait, non seulement, aidés par nos camarades du groupe Correspondance de Détroit, les mouvements de contestation (grèves sauvages, mouvement noir, mouvement étudiant...) mais aussi les innovations du capitalisme et les idées qu'il élaborait pour se comprendre lui-même, notamment à travers la « sociologie industrielle ». L'Amérique était alors bien plus critique d'elle-même qu'elle ne l'est aujourd'hui. Dans le cinéma, la musique, la littérature s'ébauchaient bien des thèmes qui deviendraient bientôt ceux d'une critique radicale de la « vie quotidienne. » Nous n'avions assurément pas les œillères des militants communistes ou des intellectuels dits progressistes, qui rejetaient comme réactionnaire, voire fascisant, tout ce qui venait des Etats-Unis. Mais notre marxisme originel laissait hors de notre champ visuel bien des aspects de la réalité et l'Amérique nous a en quelque sorte déniaisés, cette Amérique qui exhibait crûment ses interrogations sur l'organisation concrète du temps et de l'espace, sur

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les rapports entre les hommes et les femmes, les jeunes et les adultes, sur les formes et les contenus de l'enseignement... C'est là que réside l'originalité foncière du groupe S. ou B. : dans sa tentative pour fonder une perspective révolutionnaire sur le mouvement même de la modernité. Tentative consciemment assumée dès le départ, mais dont les exigences ne se sont imposées que peu à peu. Et cela aussi se déroule comme une aventure, une aventure, cependant, qui ne s'avance pas à l'aventure, mais selon une forte logique. La rupture avec le trotskisme sur la « question de la nature de l'U.R.S.S. », comme on disait alors, entraîne d'emblée, c'est-à-dire dès le premier numéro de la revue, deux conséquences théoriques. Tout d'abord, caractériser la bureaucratie soviétique comme une classe au même titre que la bourgeoisie exige d'abandonner le critère de l'appropriation privée des moyens de production pour définir la classe dominante d'une société capitaliste. La propriété n'est que la forme juridique, fait valoir Chaulieu dans « Les rapports de production en Russie ». (N°2). L'essentiel, c'est l'exercice effectif et exclusif de la gestion des moyens de production, y compris la force de travail. La distinction pertinente n'est donc plus entre propriétaires et prolétaires mais entre dirigeants et exécutants. En second lieu, si l'on dénie aux partis communistes et aux syndicats la qualité de représentants authentiques ou d'avant-garde du prolétariat, la question se pose de savoir où est le prolétariat, ce qu'il fait, ce qu'il veut. La réponse de S. ou B., qui marque une rupture profonde avec le léninisme, c'est que le prolétariat n'existe pas ailleurs qu'en lui-même et que ce qu'il fait et veut, c'est à lui de le manifester. Autrement dit, ces réponses, il faut aller les chercher à la racine, dans l'atelier, là où se forme, chez l'ouvrier, la conscience de l'exploitation et de l'aliénation dans le travail mais aussi de ses capacités d'intervention créatrice et d'auto-organisation dans la production comme dans la lutte. C'est là un axe de recherche que S. ou B. inaugure avec le début de la publication, dans le numéro 1, de « L'ouvrier américain », de Paul Romano, et qui sera poursuivi longtemps, notamment avec la publication des textes de Mothé sur son expérience d'ouvrier chez Renault. Claude Lefort en théorise la portée politique dans « L'expérience prolétarienne » (n°ll, déc. 1952). Correspondence aux EtatsUnis, Unità Proletaria en Italie et un peu plus tard Solidarity en Angleterre, œuvrent dans la même voie. A leur tour, ces novations théoriques initiales en entraînent d'autres, plus radicales, qui porteront vers 1960 Castoriadis et une partie du groupe à la rupture explicite avec le marxisme. Dans les premières années, cependant, et jusqu'en 1958, le cadre théorique du marxisme apparaît à l'ensemble du groupe comme non seulement utile, mais suffisant pour comprendre les réalités nouvelles - insistent sur ce point les quelques militants issus du courant bordiguiste, comme Véga, qui ont adhéré en 1950. On peut pourtant dire que dès cette période s'accentue le glissement hors du marxisme, ou du moins hors d'un certain marxisme. Le découplage de la notion de classe de celle de propriété des moyens de production, qui a permis de qualifier l'U.R.S.S. de société capi-

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taliste, fait nécessairement passer au second plan le rôle des mécanismes objectifs découlant des nécessités intrinsèques du capital et l'imposition à tous les échanges de la forme marchandise. Le moteur principal de l'histoire présente c'est désormais la lutte entre les deux blocs et plus profondément, la lutte des classes. D'autre part, l'opposition entre dirigeants et exécutants, qui se lit comme une lutte des classes, n'est nullement circonscrite, comme l'est essentiellement l'opposition entre capitalistes et prolétaires, à la sphère de la production. Elle se repère à tous les niveaux et dans toutes les manifestations du fait social. En cela, elle rejoint, par certains côtés mais pas explicitement, le fond de la pensée anarchiste axée sur la lutte contre la domination. Elle va devenir, pour le groupe, l'analyseur crucial de tout ce qui se passe dans la société capitaliste, bureaucratique à l'est, libérale à l'ouest ; si bien que, peu à peu, S. ou B. va mettre en œuvre une critique non seulement des rapports qui se nouent dans la production et qui gardent évidemment leur importance centrale, mais aussi des relations entre générations, entre sexes, dans l'éducation, dans les loisirs, etc. La distance que prend ainsi peu à peu le groupe à l'égard du versant économiste et « productiviste » du marxisme, il en trouve une justification dans la constatation que le capitalisme moderne ne semble plus voué à s'effondrer sous l'effet de contradictions objectives - économiques - insurmontables (baisse tendancielle du taux de profit, paupérisation des masses laborieuses, etc.). De plus en plus clairement, le marxisme, pour une grande partie du groupe, se résume dans l'idée que ce sont les hommes qui font leur propre histoire et que l'histoire des sociétés, en tout cas de la société moderne, est l'histoire de la lutte des classes. Au long des années 50, cette idée se radicalise peu à peu. La lutte des classes en vient à ne plus simplement jouer le rôle de moteur de l'évolution des sociétés modernes elle en est la crise même, elle en est l'analyseur et elle est la matrice où se forme le projet d'une société révolutionnaire, c'est-à-dire autonome. Dans cette optique, la seule critique fondée que le révolutionnaire puisse formuler à l'égard de la société où il vit est celle dont les éléments lui sont fournis par la lutte que les hommes mènent contre elle, depuis la résistance élémentaire et parfois inconsciente qu'ils opposent à la manipulation dans le travail et dans bien d'autres circonstances de la vie, jusqu'aux affrontements massifs contre l'ordre établi. De même, les idées que le révolutionnaire peut se former à propos de la société à laquelle il aspire, il ne les trouvera ni dans l'élucubration utopiste ni dans une prétendue science de l'histoire, mais dans les créations du mouvement ouvrier, dans ses revendications égalitaires et dans ses pratiques d'auto-organisation et de démocratie directe. Toutes ces idées débordent, à tout le moins, le cadre marxiste. Quand Castoriadis les réunit en un faisceau cohérent dans « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne » (1961) puis dans « Marxisme et théorie révolutionnaire » (1964), ce cadre éclate. La discussion suscitée par ces thèses a été très vive dans le groupe, entre d'un côté, principalement Castoriadis et Mothé, de l'autre Lyotard, Véga, Souyri, Philippe Guillaume (à ne pas confondre avec

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Pierre Guillaume). Elle aboutit en 1963 à une scission. Le groupe S. ou B. continue, autour de Castoriadis et de la revue. Le groupe Pouvoir Ouvrier conserve le bulletin mensuel du même titre qui paraissait depuis plusieurs années. S. ou B. s'auto-dissoudra en 1967 ; Pouvoir Ouvrier, survivra jusqu'en 1969. Le groupe avait connu, en 1958, une autre scission, qui s'était traduite par le départ de Claude Lefort, d'Henri Simon et de plusieurs autres membres. Le différend, qui avait agité le groupe depuis sa création, touchait à sa praxis, à sa politique. Il découlait de l'analyse qu'avait faite le groupe de la nature et du rôle des organisations dites « ouvrières » et portait, précisément, sur l'organisation : fallait-il s'organiser et comment ? Aux partisans d'une organisation (certains disaient encore parti) structurée - démocratiquement, s'entend, non hiérarchiquement - , avec des contours définis et un programme - l'autonomie du prolétariat - , s'opposaient ceux qui dénonçaient le risque de bureaucratisation de toute organisation distincte de l'auto-organisation que le prolétariat se donne dans ses luttes, c'est-à-dire le risque qu'elle cherche à jouer le rôle d'une direction du prolétariat. Dans le premier camp, notamment Castoriadis et Véga, dans l'autre, principalement Lefort et Simon. Ce différend ne vaut pas seulement d'être signalé parce qu'en dépit de son caractère pour ainsi dire fictif, vu les effectifs et la marginalité du groupe, il a contribué, au moins jusqu'en 1958, à structurer la vie du groupe et s'est manifesté à plusieurs reprises dans la revue, mais aussi parce qu'il recouvre une divergence qui, elle, ne s'est jamais vraiment exprimée dans la revue, mais qui a pesé sur les relations, notamment, entre Lefort et Castoriadis. Elle porte sur la nature même du régime post-révolutionnaire, tel qu'on peut l'imaginer et le souhaiter. Il va de soi que l'ensemble du groupe rejetait violemment l'idée de dictature d'un parti, fût-il « authentiquement » prolétarien, et adhérait sans réserve au projet d'une démocratie pleine, active, directe, la démocratie des Conseils. Mais lorsque, dans les derniers jours de l'insurrection hongroise, le Conseil du Grand Budapest a défini les principes qui devraient fonder un nouveau socialisme, Lefort a été le seul, dans le groupe, à saluer, parmi ces principes, celui d'une représentation nationale, un Parlement, donc, qui, à côté des Conseils, serait le lieu spécifique du politique. Il était également le seul à utiliser, dans ses analyses de la société bureaucratique, la notion de totalitarisme... Mais c'est en se référant aux écrits ultérieurs de Lefort sur le politique, la démocratie, le totalitarisme, que l'on pourrait, rétrospectivement, éclairer ce qu'était sa pensée alors qu'il participait encore au groupe S. ou B.. * % *

En présentant ici un choix de textes parus dans la revue S. ou B., nous avons voulu offrir au lecteur d'aujourd'hui la possibilité de prendre connaissance d'un travail collectif de réflexion politique engagée qui, bien que portant sur un passé à bien des égards révolu, nous paraît encore capable d'éclairer bien des aspects du présent. Pour la plupart, ces textes ne sont plus accessibles. Les quarante numéros de la revue sont introuvables. L'édition par Christian Bourgois, dans

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la collection 10/18, des articles qu'y avait publiés Castoriadis, est épuisée. Encore disponibles restent certains articles de Lefort ou ceux de Lyotard sur l'Algérie qui ont été repris en livres, ainsi que Journal d'un ouvrier de Mothé*. Mais, sous cette présentation, ces écrits ne donnent pas une idée de l'élaboration collective à laquelle ils ont contribué et de laquelle, pour une part, ils ont procédé. Pour rendre pleinement justice à ce caractère collectif du travail du groupe, dont Castoriadis, notamment, devait plus tard souligner l'importance qu'il avait eue pour l'élaboration de sa propre pensée, il aurait fallu reproduire nombre d'articles et de notes traitant de l'actualité : analyses d'événements politiques, de luttes sociales**, de « faits de société », critiques de livres ou de films. Il aurait fallu aussi accompagner les textes publiés de documents de travail, de comptes-rendus de réunion, etc. Mais ce n'était pas possible dans le cadre d'un volume. Nous avons donc dû limiter notre choix aux articles les plus significatifs de l'évolution théorique du groupe, donc, souvent, aux auteurs aujourd'hui reconnus. Encore n'avons-nous pas pu, dans bien des cas, donner l'intégralité des articles retenus, dont certains ont les dimensions d'un livre. A plusieurs niveaux, il nous a donc fallu faire des choix, et des choix très restrictifs. Ce qui nous a éclairés dans ces choix, c'est essentiellement la connaissance de l'intérieur que nous avons de la pensée du groupe et de son évolution, puisque les six personnes qui ont mené à bien ce travail ont toutes été membres du groupe. Il est vrai que nous avons tous aussi été de ceux qui ont suivi Castoriadis lors de la scission de 1963. Nous nous sommes efforcés à l'impartialité, aidés en cela par le recul du temps. Ce même recul du temps nous exposait aussi à la tentation de porter des jugements rétrospectifs sur telle idée ou prise de position du groupe : nous nous le sommes interdit. Nous avons divisé le présent recueil en sept sections thématiques qui couvrent l'essentiel des préoccupations qui ont animé le groupe. Ces sections se succèdent dans un ordre qui correspond à peu près à l'ordre chronologique dans lequel les thèmes abordés sont venus au premier plan du travail de S. ou B. Outre le choix des textes, notre intervention s'est bornée à d'assez brèves notes introductives pour les replacer dans leur contexte ainsi qu'à des résumés des parties d'articles qui avaient dû être coupées. D.B.

* D'autre part, la thèse de Philippe Gottraux a été publiée aux éditions Payot-Lausanne en 1997 sous le titre Socialisme ou Barbarie, un engagement politique et intellectuel dans la France de l'après-guerre. Dans sa première partie, elle offre une documentation solide sur l'histoire du groupe, bien que l'interprétation qu'il donne de son histoire soit extrêmement discutable ** Les éditions Acratie ont publié en 1985 un volume où se trouvent reproduits un certain nombre d'articles de la revue traitant des luttes ouvrières de 1953 à 1957.

CHAPITRE I

LA SOCIETE BUREAUCRATIQUE Les raisons pour lesquelles la présente anthologie s'ouvre par une section consacrée à la société bureaucratique sont de deux ordres. D'une part, l'analyse critique de la société bureaucratique, c'est-à-dire de la société des pays dits socialistes, puis du phénomène bureaucratique comme trait essentiel de toutes les sociétés modernes, a été au centre du travail théorique du groupe Socialisme ou Barbarie, et cela jusqu'à la fin. D'autre part, ce thème est au principe même de la fondation de ce groupe : l'expression société bureaucratique condense, en quelque sorte, la réponse que ses fondateurs, jeunes militants révolutionnaires, ont donnée à ce qu'on appelait alors la « question russe », celle que posait aux courants marxistes dits de gauche » (Opposition ouvrière, conseillistes, bordiguistes, trotskistes...) la dégénérescence de la révolution d'octobre et la bureaucratisation du mouvement ouvrier. Le groupe Socialisme ou Barbarie s'est constitué en 1946 comme « tendance » au sein du P.C.I., c'est-à-dire de la IVe Internationale trotskiste : la « tendance Chaulieu-Montal », pseudonymes de Castoriadis et de Lefort, ses principaux animateurs. Cette tendance rompt officiellement avec le PCI en 1949 pour devenir le . Ce mot d'ordre s'appuyait sur la soi-disant incapacité des ouvriers à passer directement à la gestion de la production déjà au niveau des entreprises et surtout à l'échelon de la direction centrale de l'économie. Ce « contrôle » devait de plus remplir une fonction éducative, permettant pendant cette période transitoire aux ouvriers d'apprendre à gérer auprès des ex-patrons, des techniciens et des « spécialistes » de la production. Cependant, le « contrôle », fut-il « ouvrier », de la production, ne résout pas le problème de la direction réelle de cette production; au contraire il implique précisément que pendant toute cette période, le problème de la gestion effective de la production doit être résolu d'une autre manière. Dire que les ouvriers « contrôlent » la production suppose que ce ne sont pas eux qui la gèrent, et on fait précisément appel au contrôle des ouvriers parce qu'on n'a pas pleine confiance vis-à-vis de ceux qui effectivement gèrent. Il y a donc une opposition d'intérêts fondamentale, quoiqu'au début latente, entre les ouvriers qui « contrôlent » et les gens qui effectivement gèrent la production. Cette opposition crée l'équivalent d'une dualité de pouvoir économique au niveau même de la production, et comme toute dualité de ce genre, elle doit être rapidement résolue; ou bien les ouvriers passeront à bref délai à la gestion totale de la production, en résorbant les « spécialistes », techniciens, administrateurs qui étaient apparus, ou bien ces derniers rejetteront en définitive un « contrôle » gênant qui deviendra de plus en plus une pure forme, et s'installeront en maîtres absolus dans la direction de la production. Moins encore que l'Etat, l'économie n'admet une double commande. Le plus fort des partenaires éliminera rapidement l'autre. C'est pour cela que le contrôle ouvrier, qui a une signification positive pendant la période qui précède l'expropriation des capitalistes, en tant que mot d'ordre qui implique l'irruption des ouvriers dans les locaux de commande de l'économie, ne peut que céder rapidement la place, dès le lendemain de l'expropriation des capitalistes, à la gestion complète de l'économie par les travailleurs, sous peine de devenir un simple paravent protégeant les premiers pas d'une bureaucratie naissante. Nous savons maintenant qu'en Russie le contrôle ouvrier n'a eu en définitive que ce dernier résultat et que le conflit entre les masses des travailleurs et la bureaucratie grandissante s'est résolu au profit de celle-ci. Les techniciens et « spécialistes » de l'Ancien Régime, maintenus pour remplir les tâches « techniques », se sont fondus avec la nouvelle couche des administrateurs sortis des

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des syndicats et du Parti et ont revendiqué pour eux-mêmes le pouvoir sans contrôle ; la fonction « pédagogique » du contrôle ouvrier a joué en plein, pour eux, et pas du tout pour la classe ouvrière. C'est ainsi que les fondements économiques de la nouvelle bureaucratie ont été posés. La suite du développement de là bureaucratie offre peu de mystère. Ayant d'abord définitivement enchaîné le prolétariat, la bureaucratie à pu facilement se tourner contre les éléments privilégiés de la ville et de la campagne (Koulaks, nepman) dont les privilèges se basaient sur une exploitation du type bourgeois traditionnel. L'extermination de ces restes des anciennes couches privilégiées fut pour la bureaucratie russe d'autant plus facile que celle-ci disposait dans cette lutte d'autant et de plus d'avantages qu'un trust dans sa lutte contre des petits entrepreneurs isolés. Porteur du mouvement naturel de l'économie moderne vers la concentration des forces productives, la bureaucratie est rapidement venue à bout de la résistance du petit patron et du gros paysan, qui déjà dans les régimes capitalistes sont irrémédiablement condamnés à la disparition. De même que l'économie elle-même interdit un retour vers la féodalité après une révolution bourgeoise, de même un retour vers les formes traditionnelles, fragmentées et anarchiques du capitalisme était exclu en Russie. La rechute vers un régime d'exploitation, résultat de la dégénérescence de la révolution, ne pouvait s'exprimer que d'une manière nouvelle, par l'installation au pouvoir d'une couche exprimant les nouvelles structures économiques, imposées par le mouvement naturel de la concentration. C'est ainsi que la bureaucratie passa à l'étatisation complète de la production et à la « planification », c'est-à-dire à l'organisation systématique de l'exploitation de l'économie et du prolétariat. Elle a ainsi pu développer considérablement la production russe, développement qui lui était imposé aussi bien par le besoin d'accroître sa propre consommation improductive que surtout par les nécessités d'expansion de son potentiel militaire. La signification de cette « planification » pour le prolétariat russe apparaît en clair lorsqu'on voit que le salaire réel de l'ouvrier russe, qui en 1928 était encore de 10 % supérieur à 1913 (résultat de la Révolution d'octobre) s'est par la suite trouvé réduit jusqu'à la moitié de son niveau d'avant la Révolution et se situe actuellement encore plus bas. Ce développement de la production luimême est d'ailleurs de plus en plus freiné par les contradictions du régime bureaucratique, et en premier lieu par la baisse de la productivité du travail, résultat direct de la surexploitation bureaucratique. Parallèlement à la consolidation du pouvoir de la bureaucratie en Russie, les partis de la III e Internationale dans le reste du monde, suivant une évolution symétrique, se détachaient complètement de la classe ouvrière et perdaient tout caractère révolutionnaire. Subissant simultanément la double pression de la société capitaliste décadente et de l'appareil central de la III e Internationale de plus en plus domestiqué par la bureaucratie russe, ils se transformaient graduellement en instruments à la fois de la politique étrangère de la bureaucra-

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tie russe et des intérêts de couches étendues de la bureaucratie syndicale et politique « ouvrière » de leurs pays respectifs, que la crise et la décadence du régime capitaliste détachait de celui-ci et de ses représentants réformistes traditionnels. Ces couches, de même qu'une partie de plus en plus importante des techniciens des pays bourgeois, étaient petit à petit amenées à voir dans le régime du capitalisme bureaucratique réalisé en Russie l'expression la plus parfaite de leurs intérêts et de leurs aspirations. Le point culminant de cette évolution fut atteint vers la fin de la Deuxième Guerre mondiale, moment où ces partis, profitant de l'écroulement de pans entiers du régime bourgeois en Europe, des conditions de la guerre et de l'appui de la bureaucratie russe, purent s'installer solidement au pouvoir dans une série de pays européens et y réaliser un régime taillé sur le modèle russe. Ainsi le stalinisme mondial, tel qu'il groupe aujourd'hui les couches dominantes de la Russie et de ses pays satellites et les cadres des partis « communistes » dans les autres pays, est le point de rencontre de l'évolution de l'économie capitaliste, de la désagrégation de la société traditionnelle et du développement politique du mouvement ouvrier. Du point de vue de l'économie, le bureaucratisme stalinien exprime le fait que la continuation de la production dans le cadre périmé de la propriété bourgeoise devient de plus en plus impossible, et que l'exploitation du prolétariat peut s'organiser infiniment mieux dans le cadre d'une économie « nationalisée » et « planifiée ». Du point de vue social, le stalinisme traduit les intérêts de couches nées à la fois de la concentration du capital et du travail et de la désagrégation des formes sociales traditionnelles. Dans la production il tend à grouper, d'une part les techniciens et les bureaucrates économiques et administratifs, d'autre part les organisateurs gérants de la force du travail, c'est-à-dire les cadres syndicaux et politiques « ouvriers ». Hors de la production, il exerce une attraction irrésistible sur les petits bourgeois lumpénisés et déclassés et sur les intellectuels « radicalisés », qui ne peuvent se reclasser socialement qu'à la faveur à la fois du renversement de l'ancien régime qui ne leur offre pas de perspective collective et de l'installation d'un nouveau régime de privilèges. Enfin, du point de vue du mouvement ouvrier, les partis staliniens, dans tous les pays, avant qu'ils ne prennent le pouvoir, expriment cette phase du développement pendant laquelle le prolétariat, comprenant parfaitement la nécessité de renverser le régime capitaliste d'exploitation, confie sans contrôle cette tâche à un parti qu'il considère comme « sien », aussi bien pour la direction de la lutte contre le capitalisme que pour la gestion de la nouvelle société. Mais le mouvement ouvrier ne s'arrête pas là. Cette nature de la bureaucratie stalinienne en tant que couche exploiteuse est perçue de plus en plus, instinctivement d'abord, consciemment par la suite, par un nombre croissant d'ouvriers d'avant-garde. Malgré l'absence compréhensible d'informations précises, il est évident que le silence saisissant des masses qui vient de l'Est, et que les mille voix de la démagogie stalinienne n'arrivent pas à couvrir, ne fait que traduire, dans les conditions d'une terreur

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monstrueuse, la haine inexpiable que les travailleurs des pays dominés par la bureaucratie vouent à leurs bourreaux. On peut difficilement supposer que les prolétaires russes gardent des illusions sur le régime qui les exploite, ou sur tout autre régime qui ne serait pas l'expression de leur propre pouvoir. De même, les travailleurs qui ont longtemps suivi les partis staliniens dans les pays capitalistes commencent à comprendre que la politique de ces partis sert à la fois les intérêts de la bureaucratie russe et ceux de la bureaucratie stalinienne locale, mais jamais les leurs. En France et en Italie particulièrement, la désaffection croissante des ouvriers envers les partis « communistes » traduit précisément cette conscience confuse. Mais il est aussi visible que malgré la misère croissante, malgré la crise du capitalisme qui va en s'amplifiant, malgré la menace maintenant certaine d'une autre guerre plus destructive que jamais, les ouvriers ne sont pas prompts à se réorganiser ni à suivre un nouveau parti quel qu'il soit et quel que soit son programme. On n'a pas là seulement une expression compréhensible de méfiance, résultant de la conclusion négative de toutes les expériences antérieures. On a aussi la manifestation d'une maturité incontestable, indiquant que la classe se trouve devant un tournant décisif de son évolution politique et idéologique, qu'elle commence à se poser, beaucoup plus profondément que par le passé et à la lumière des leçons de celui-ci, les problèmes cruciaux de son organisation et de son programme, les problèmes de l'organisation et du pouvoir prolétarien. PROLÉTARIAT ET RÉVOLUTION

Aussi bien sous sa forme bourgeoise que sous sa forme bureaucratique, le capitalisme a créé à l'échelle du monde les prémisses objectives pour la révolution prolétarienne. En accumulant les richesses, en développant les forces productives, en rationalisant et en organisant la production jusqu'aux limites qui lui sont imposées par sa nature même de régime d'exploitation, en créant et en développant le prolétariat, auquel il a appris le maniement des moyens de production et des armes en même temps qu'il développait chez lui la haine de la misère et de l'esclavage, le capitalisme moderne a épuisé son rôle historique. Il ne peut pas aller plus loin. Il a créé les cadres, l'internationalisation de l'économie, la rationalisation et la planification, qui rendent possible la direction consciente de l'économie et le libre épanouissement de la vie sociale. Mais cette direction consciente il est incapable de la réaliser lui-même, car il est basé sur l'exploitation, l'oppression, l'aliénation de l'immense majorité de l'humanité. La relève de la bourgeoisie traditionnelle par la bureaucratie « ouvrière » totalitaire ne résout en rien les contradictions du monde moderne. La base de l'existence et de la puissance aussi bien de la vieille bourgeoisie que de la bureaucratie nouvelle, ce sont la dégradation et l'abrutissement de l'homme. Bureaucrates et bourgeois ne peuvent développer les forces productives, accroître ou même maintenir leurs profits et leur puissance qu'en exploitant toujours davantage les masses productives. L'accumulation des richesses et la rationalisation de l'économie signifient pour les travailleurs simplement l'accumu-

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lation de la misère et la rationalisation de leur exploitation. Les capitalistes et les bureaucrates essaient de transformer l'homme producteur en simple rouage de leurs machines, mais ainsi ils tuent chez lui la chose essentielle, la productivité et la capacité créatrice. L'exploitation accrue et rationalisée entraîne par contrecoup une baisse terrible dans la productivité du travail, comme on le voit particulièrement en Russie, et le gaspillage résultant de la concurrence maintenant abolie entre entreprises est reporté à une échelle infiniment plus ample par les gaspillages résultant de la lutte internationale, et complété par des destructions périodiques massives des forces productives qui prennent des proportions inouïes. Si l'unification du système mondial d'exploitation s'accomplissait à travers et après la troisième guerre mondiale, un effondrement complet menacera la civilisation et la vie sociale de l'humanité. La domination totalitaire illimitée d'un groupe d'exploiteurs - monopolistes yankees ou bureaucrates russes - pillant l'ensemble de la terre, la baisse de la productivité du travail sous une exploitation toujours accrue, la transformation complète de la couche dominante en une caste parasitaire n'ayant plus aucun besoin de développer les forces productives, amèneraient une régression énorme des richesses sociales et un recul prolongé dans le développement de la conscience humaine. Mais face à la barbarie capitaliste et bureaucratique peut se dresser le prolétariat, un prolétariat qui pendant un siècle de développement capitaliste non seulement a vu son poids spécifique dans la société s'accroître constamment, mais devant qui maintenant les problèmes sont posés objectivement dans toute la clarté possible ; clarté qui concerne non seulement l'horreur et l'abjection du régime d'exploitation, qu'il ait la forme bourgeoise ou la forme bureaucratique, mais surtout les propres tâches de la révolution prolétarienne, les moyens de sa lutte et les objectifs de son pouvoir; clarté qui deviendra complète et définitive au cours même de la terrible guerre qui approche. Si le résultat apparent d'un siècle de luttes prolétariennes semble pouvoir se résumer ainsi : le prolétariat a lutté pour installer au pouvoir une bureaucratie qui l'exploite autant et plus que la bourgeoisie, le résultat profond de ces luttes se trouve dans la clarification qui en est la conséquence : il apparaît maintenant objectivement, d'une manière matérielle et palpable pour tous les travailleurs, que l'objectif de la révolution socialiste ne peut être simplement l'abolition de la propriété privée, abolition que les monopoles et surtout la bureaucratie réalisent eux-mêmes graduellement sans qu'il en résulte autre chose qu'une amélioration des méthodes d'exploitation, mais essentiellement l'abolition de la distinction fixe et stable entre dirigeants et exécutants dans la production et dans la vie sociale en général. De même que sur le plan politique, l'objectif de la révolution prolétarienne ne peut être que la destruction de l'État capitaliste ou bureaucratique et son remplacement par le pouvoir des masses armées, qui n'est déjà plus un État dans le sens habituel du terme, l'État en tant que contrainte organisée commençant immédiatement à dépérir, de même sur le plan économique'l'objectif de la révolution ne peut être d'enlever la direction de la production aux capitalistes pour la confier à des bureaucrates, mais d'or-

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ganiser cette direction sur une base collective, comme une affaire qui concerne l'ensemble de la classe. Dans ce sens la distinction entre le personnel dirigeant et le personnel exécutant dans la production doit commencer à dépérir dès le lendemain de la révolution. Les objectifs de la révolution prolétarienne, il n'y a que le prolétariat luimême et dans son ensemble qui puisse les réaliser. Leur réalisation ne peut être accomplie par personne d'autre. La classe ouvrière ne peut ni ne doit faire confiance pour leur réalisation à personne, ni même et surtout pas à ses propres « cadres ». Elle ne peut se décharger de l'initiative et des responsabilités concernant l'instauration et la gestion d'une nouvelle société sur qui que ce soit. Si ce n'est pas le prolétariat lui-même, dans son ensemble, qui à tout moment a l'initiative et la direction des activités sociales, aussi bien pendant que surtout après la révolution, on n'aura fait que changer de maîtres, et le régime d'exploitation réapparaîtra, sous d'autres formes peut-être, mais identique quant au fond. Cette idée générale se concrétise par une série de précisions ou de modifications qui sont dorénavant à apporter aussi bien au programme du pouvoir révolutionnaire (c'est-à-dire au régime économique et politique de la dictature du prolétariat) qu'aux problèmes d'organisation et de lutte de la classe ouvrière sous le régime capitaliste. Le programme de la révolution prolétarienne ne peut pas rester ce qu'il était avant l'expérience de la révolution russe et des transformations qui ont eu lieu après la deuxième guerre mondiale dans tous les pays de la zone d'influence russe. On ne peut plus continuer à croire que l'expropriation des capitalistes privés équivaut au socialisme et qu'il suffit d'étatiser (ou de « nationaliser ») l'économie pour rendre impossible l'exploitation On a constaté qu'après l'expropriation des capitalistes l'apparition d'une nouvelle couche exploiteuse était possible, qu'elle était même nécessaire si cette expropriation des capitalistes n'était pas accompagnée de la prise en mains directe de la gestion de l'économie par les ouvriers eux-mêmes. On a également constaté que les étatisations et les nationalisations, qu'elles soient le fait de la bureaucratie stalinienne (comme en Russie et dans la zone d'influence russe), de la bureaucratie travailliste (comme en Angleterre) ou des capitalistes eux-mêmes (comme en France), loin d'empêcher ou de limiter l'exploitation du prolétariat, ne font que l'unifier, la coordonner, la rationaliser et l'intensifier. On a encore constaté que la « planification » de l'économie est un simple moyen, qui n'a en soi rien de progressif par rapport au prolétariat, et qui, réalisée lorsque le prolétariat est dépossédé du pouvoir, n'est autre que la planification de l'exploitation. On a enfin vu que ni le partage de la terre ni la « collectivisation » de l'agriculture ne sont incompatibles avec une exploitation moderne, rationalisée et scientifique de la paysannerie. Il faut donc comprendre que l'expropriation des capitalistes privés (exprimée dans l'étatisation ou la nationalisation) n'est que la moitié négative de la révolution prolétarienne. Ces mesures ne peuvent pas avoir une signification progressive si elles sont séparées de la moitié positive, qui est la gestion propre de

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l'économie par les travailleurs. Ceci signifie que la direction de l'économie, aussi bien à l'échelon central qu'à l'échelon des entreprises, ne peut pas être confiée à une couche de spécialistes, techniciens, « gens capables » compétents et bureaucrates de quelque sorte que ce soit, mais qu'elle doit être et qu'elle sera réalisée par les travailleurs eux-mêmes. La dictature du prolétariat ne peut pas être simplement la dictature politique ; elle doit être avant tout la dictature économique du prolétariat, autrement elle ne sera qu'un prête-nom de la dictature de la bureaucratie. Les marxistes, et Trotsky en particulier, avaient déjà montré qu'à la différence de la révolution bourgeoise, la révolution prolétarienne ne peut pas se borner à éliminer les obstacles subsistant de l'ancien mode de production. Pour le succès de la révolution bourgeoise, il faut et il suffit que les entraves subsistant du régime féodal, corporations et monopoles féodaux, propriété féodale du sol, etc... soient abolies. A partir de là, le capitalisme se construit et se développe tout seul, par l'automatisme de l'expansion industrielle. Par contre, l'abolition de la propriété bourgeoise est la condition nécessaire, mais non pas suffisante, pour la construction et le développement d'une économie socialiste. A partir de cette abolition le socialisme ne peut se réaliser que consciemment, c'est-à-dire par une action consciente et constante des masses, capable de surmonter la tendance naturelle de l'économie telle que la laisse le capitalisme, tendance à revenir vers un régime d'exploitation. Mais il y a lieu de dresser une deuxième distinction, encore plus importante, entre la révolution prolétarienne et toutes les révolutions précédentes. C'est que pour la première fois la classe qui prend le pouvoir ne peut pas l'exercer par « délégation », qu'elle ne peut pas le confier d'une manière stable et durable à ses représentants, à son « Etat » ou à son « parti ». L'économie socialiste s'édifie par une continuelle action consciente, mais la question se pose de savoir qui est cette conscience ? Aussi bien l'expérience historique que l'analyse des conditions d'existence de la classe ouvrière et du régime post-révolutionnaire répondent que cette conscience ne peut être que la classe dans son ensemble. « Seules les masses, disait à peu près Lénine, peuvent vraiment planifier, car seules elles sont partout à la fois. » La révolution prolétarienne ne peut donc, sous peine de faillite, se limiter à nationaliser l'économie et à en confier la direction à des gens compétents ou à un « parti révolutionnaire », même avec un contrôle ouvrier plus ou moins vague. Elle doit confier la gestion des usines et la coordination générale de la production aux ouvriers eux-mêmes, à des ouvriers constamment contrôlés, responsables et révocables. De même sur le plan politique, la dictature du prolétariat ne peut pas signifier la dictature d'un parti, aussi prolétarien et aussi révolutionnaire que celuilà puisse être. La dictature du prolétariat doit être une démocratie pour le prolétariat, et par conséquent tous les droits doivent être concédés aux ouvriers et avant tout le droit de former des organisations politiques ayant leurs conceptions propres. Que les militants de la fraction majoritaire dans les organisations de masse soient appelés plus fréquemment que les autres à des postes

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responsables apparaît comme quelque chose d'inévitable ; mais l'essentiel est que l'ensemble de la population travailleuse puisse garder sur eux un contrôle constant, les révoquer, retirer sa confiance à la fraction jusque-là majoritaire et la reporter sur une autre. Par ailleurs il est évident que la distinction et l'opposition entre les organisations politiques proprement dites (partis) et les organisations de la masse en tant que telle (Soviets, Comités d'usine) perdra rapidement son importance et sa raison d'être, car sa perpétuation serait le signe annonciateur d'une dégénérescence de la révolution. Il est évident qu'on ne peut actuellement que tracer les grandes lignes de l'orientation que l'expérience passée de la classe imposera à toute révolution future. Les formes concrètes que prendra l'organisation de la classe, par exemple la forme de centralisation de l'économie combinée à la décentralisation nécessaire, ne pourront être définies que par la masse elle-même, lorsqu'elle s'attaquera à la solution définitive de ces problèmes dans la lutte. C'est dans le même sens que doivent être envisagés les problèmes de l'organisation et de la lutte du prolétariat dans le cadre du régime capitaliste. Ni le fait que c'est la classe dans son ensemble qui fait l'expérience objective qui la mènera à la conscience et à la révolution, ni la constatation que les organisations ouvrières ont servi jusqu'ici de terrain fertile pour la bureaucratie ne peuvent amener à la conclusion que l'organisation politique de l'avant-garde avant la révolution est inutile et nuisible. L'organisation politique de l'avant-garde est historiquement indispensable car elle repose sur le besoin de maintenir et de propager parmi la classe une conscience claire du développement de la société et des objectifs de la lutte prolétarienne à travers et malgré les fluctuations temporelles et les diversités corporatives, locales et nationales de la conscience des ouvriers. L'avant-garde organisée considérera évidemment comme sa première tâche la défense de la condition et des intérêts des ouvriers, mais elle tâchera toujours d'élever le niveau des luttes et représentera finalement à travers chaque étape les intérêts du mouvement dans son ensemble. D'autre part, la constitution objective de la bureaucratie en couche exploiteuse rend évident que l'avant-garde ne saurait s'organiser que sur la base d'une idéologie anti-bureaucratique, d'un programme dirigé essentiellement contre la bureaucratie et ses racines, et en luttant constamment contre toute forme de mystification et d'exploitation. Mais de ce point de vue, l'essentiel est que l'organisation politique de l'avantgarde, ayant pris conscience de la nécessité d'abolir la distinction entre dirigeants et exécutants, tende dès le début vers cette abolition en son propre sein. Ceci n'est pas simplement affaire d'améliorations statutaires, mais surtout affaire de développement de la conscience et des capacités de ses militants, par leur éducation théorique et pratique permanente dans cette orientation. Une telle organisation ne peut se développer qu'en préparant sa rencontre avec le processus de création d'organismes autonomes des masses. Dans ce sens, si l'on peut toujours dire qu'elle représente la direction idéologique et politique

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de la classe dans les conditions du régime d'exploitation, il faut aussi et surtout dire que c'est une direction qui prépare sa propre suppression, par sa fusion avec les organismes autonomes de la classe, dès que l'entrée de la classe dans son ensemble dans la lutte révolutionnaire fait apparaître sur la scène historique la véritable direction de l'humanité, qui est cet ensemble de la classe prolétarienne elle-même. Face à la décadence continue et à la barbarie croissante des régimes d'exploitation, une seule force peut se dresser dans le monde actuel, celle de la classe productive, du prolétariat socialiste. S'accroissant constamment par l'industrialisation de l'économie mondiale, toujours plus concentré dans la production, dressé par la misère et l'oppression toujours plus lourdes à la révolte contre les classes dominantes, ayant maintenant la possibilité de faire l'expérience de ses propres « directions », le prolétariat mûrit pour la révolution à travers une série de difficultés et d'obstacles croissants. Mais ces obstacles ne sont pas insurmontables. Toute l'histoire du dernier siècle est là pour prouver que le prolétariat représente, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, une classe qui non seulement se révolte contre l'exploitation, mais qui est positivement capable de vaincre les exploiteurs et d'organiser une société libre et humaine. Sa victoire, et le sort de l'humanité, ne dépendent que de lui-même.

LES RAPPORTS DE PRODUCTION EN RUSSIE Pierre Chaulieu (n° 2, mai-juin 1949, pages 1-3,31-51, 61-66) « Les Rapports de production en Russie » s'attache, d'une part, à réfuter sur un plan théorique les arguments de ceux qui continuent à soutenir que la bureaucratie n'est pas une classe et que la société russe conserve un fondement socialiste et, d'autre part, à rassembler les preuves matérielles du contraire. Voici comment Chaulieu pose le problème : La question de la nature de classe des rapports économiques et partant sociaux en Russie a une importance politique qu'on ne saurait exagérer. La grande mystification qui règne autour du caractère soi-disant « socialiste » de l'économie russe est un des obstacles principaux à l'émancipation idéologique du prolétariat, émancipation qui est la condition fondamentale de la lutte pour son émancipation sociale. Les militants qui commencent à prendre conscience du caractère contre-révolutionnaire de la politique des partis communistes dans les pays bourgeois sont freinés dans leur évolution politique par leurs illusions sur la Russie ; la politique des partis communistes leur paraît orientée vers la défense de la Russie, ce qui est incontestablement vrai - donc comme devant être jugée et en définitive acceptée en fonction des nécessités de cette défense. Pour les plus conscients parmi eux, le procès du stalinisme se ramène constamment à celui de la Russie ; et dans leur appréciation de celle-ci, même s'ils acceptent une foule de critiques particulières, ils restent, dans leur grande majorité, obnubilés par l'idée que l'économie russe est quelque chose d'essentiellement différent d'une économie d'exploitation, que même si elle ne représente pas le socialisme, elle est progressive par rapport au capitalisme. Il est en même temps utile de constater que tout, dans la société actuelle, semble conspirer pour maintenir le prolétariat dans cette grande illusion. Il est instructif de voir les représentants du stalinisme et ceux du capitalisme « occidental », en désaccord sur toutes les questions, capables même d'être en désaccord sur le deux et deux font quatre, se rencontrer avec une unanimité étonnante pour dire que la Russie a réalisé le « socialisme ». Evidemment, dans le mécanisme de mystification des uns et des autres, cet axiome joue un rôle différent : pour les staliniens, l'identification de la Russie et du socialisme sert à prouver l'excellence du régime russe, tandis que pour les capitalistes elle démontre le caractère exécrable du socialisme. Pour les staliniens, l'étiquette « socialiste » sert à camoufler et à justifier l'exploitation abominable du prolétariat russe par la bureaucratie, exploitation que les idéologues bourgeois, mus par une philanthropie soudaine, mettent en avant pour discréditer l'idée du socialisme et de la révolution. Mais sans cette identification, la tâche des uns

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et des autres serait beaucoup plus difficile. Cependant dans cette tâche de mystification, staliniens aussi bien que bourgeois ont été objectivement aidés par les courants et les idéologues marxistes ou soi-disant tels qui ont défendu et contribué à diffuser la mythologie des « bases socialistes de l'économie russe x1. Ceci s'est fait pendant vingt ans à l'aide d'arguments d'apparence scientifique qui se ramènent essentiellement à deux idées a) Ce qui n'est pas « socialiste » dans l'économie russe, serait - en tout ou en partie - la répartition des revenus. En revanche, la production, qui est le fondement de l'économie et de la société, est socialiste. Que la répartition ne soit pas socialiste est après tout normal, puisque dans la « phase inférieure du communisme » le droit bourgeois continue à prévaloir. b) Le caractère socialiste - ou de toute façon, « transitoire », comme dirait Trotsky - de la production (et partant le caractère socialiste de l'économie et le caractère prolétarien de l'Etat dans son ensemble) s'exprimerait dans la propriété étatique des moyens de production, la planification et le monopole du commerce extérieur. [...] L'article démontre ensuite longuement, en s'appuyant sur de nombreuses citations du Capital et de /Introduction à une critique de l'économie politique, que production, répartition, échange et consommation sont des aspects inséparables d'un processus unique : « Si, donc, les rapports de répartition en Russie ne sont pas socialistes, les rapports de production ne peuvent pas l'être non plus. Ceci précisément parce que la répartition n'est pas autonome mais subordonnée à la production. » Quant à la forme juridique de la propriété, qu'elle soit étatique ou privée ne change rien aux rapports de production : ceux-ci « sont des rapports sociaux concrets, des rapports d'homme à homme et de classe à classe, tels qu'ils se réalisent dans la production et la reproduction constante, quotidienne, de la vie matérielle. » Ce sont ces rapports, au contraire qui donnent un contenu à la forme de la propriété : « Ce qui confère un caractère socialiste ou non à la propriété 'nationalisée' est la struc1. Dans cet ordre d'idées, c'est L. Trotsky qui a le plus contribué - sans commune mesure avec personne d'autre, à cause de l'immense autorité dont il jouissait auprès des milieux révolutionnaires anti-staliniens - à maintenir cette confusion auprès de l'avant-garde ouvrière. Son analyse erronée de la société russe continue £ exercer une influence qui est devenue nettement néfaste, dans la mesure où elle est toujours maintenue avec infiniment moins de sérieux et d'apparence scientifique par ses épigones. Notons encore l'influence que certains francs-tireurs du stalinisme, comme M. Bettelheim - habituellement considéré comme « marxiste », pour la plus grande hilarité des générations futures exercent par le fait qu'ils habillent leur apologie de la bureaucratie d'un jargon « socialiste. » \

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ture des rapports de production. » Or, ceux-ci, en Russie, sont caractérisés par la domination absolue de la bureaucratie sur tous le processus productif. Ce que Chaulieu résume dans ce paragraphe : « On a vu que l'étatisation n'est nullement incompatible avec une domination de classe sur le prolétariat et avec une exploitation, qu'elle en est même la forme la plus achevée. On peut comprendre également - on le verra dans le détail par la suite que la « planification » russe a également la même fonction elle exprime sous une forme coordonnée les intérêts de la bureaucratie. Ceci se manifeste aussi bien sur le plan de l'accumulation que sur celui de la consommation, qui sont d'ailleurs en dépendance réciproque absolue. Le développement concret de l'économie russe sous la domination bureaucratique ne diffère en rien, quant à son orientation générale, de celui d'un pays capitaliste au lieu que ce soit le mécanisme aveugle de la valeur, c'est le mécanisme du plan bureaucratique qui assigne telle partie des forces productives à la production des moyens de production et telle autre à la production des biens de consommation. Ce qui conduit l'action de la bureaucratie dans ce domaine n'est évidemment pas « l'intérêt général » de l'économie - notion qui n'a aucun contenu concret et précis - mais ses propres intérêts; ceci se traduit par le fait que l'industrie lourde est orientée essentiellement en fonction des besoins militaires - et celà dans les conditions actuelles et surtout pour un pays relativement arriéré, signifie la nécessité de développer l'ensemble des secteurs productifs ; que les industries de moyens de consommation sont orientées d'après les besoins de la consommation des bureaucrates; et que dans l'accomplissement de ces objectifs les travailleurs doivent rendre le maximum, et coûter le minimum. On voit donc qu'étatisation et planification en Russie ne font que servir les intérêts de classe de la bureaucratie et l'exploitation du prolétariat, et que les objectifs essentiels et le moyen fondamental (l'exploitation des travailleurs) sont identiques avec ceux des économies capitalistes. » La troisième partie de l'article, Prolétariat et bureaucratie, aborde l'analyse factuelle de la société russe. Nous en donnons ci-dessous de larges extraits.

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1. Caractères généraux Examinons maintenant le rapport fondamental de production dans l'économie russe. Ce rapport se présente, du point de vue juridique et formel, comme

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un rapport entre l'ouvrier et l'« État ». Mais l'« État » juridique est pour la sociologie une abstraction. Dans sa réalité sociale, l'« État » est tout d'abord l'ensemble des personnes qui constituent l'appareil étatique, dans toutes ses ramifications politiques, administratives, militaires, techniques, économiques, etc... TJ « État » est donc, avant tout, une bureaucratie, et les rapports de l'ouvrier avec 1' « État » sont en réalité des rapports avec cette bureaucratie. Nous nous bornons ici à constater un fait : le caractère stable et inamovible de cette bureaucratie dans son ensemble - non pas du point de vue intérieur, c'est-à-dire des possibilités et de la réalité des « épurations », etc., mais du point de vue de son opposition à l'ensemble de la société, c'est-à-dire du fait qu'il y a une division de la société russe tout d'abord en deux catégories : ceux qui sont bureaucrates et ceux qui ne le sont pas et ne le deviendront jamais - , allant de pair avec une structure totalitaire de l'État, enlève à la masse des travailleurs toute possibilité d'exercer la moindre influence sur la direction de l'économie et de la société en général. Le résultat en est que la bureaucratie dans son ensemble dispose complètement des moyens de production. Sur la signification sociologique de ce pouvoir et sur la caractérisation de la bureaucratie en tant que classe nous aurons à revenir par la suite. Par le simple fait cependant qu'une partie de la population, la bureaucratie, dispose des moyens de production, une structure de classe est immédiatement conférée aux rapports de production. Dans cet ordre d'idées, le fait de l'absence de la « propriété privée » capitaliste ne joue aucun rôle; la bureaucratie disposant collectivement des moyens de production, ayant sur ceux-ci le droit d'user, de jouir et d'abuser (pouvant créer des usines, les démolir, les concéder à des capitalistes étrangers, disposant de leur produit et définissant leur production) joue vis-à-vis du capital social de la Russie le même rôle que les gros actionnaires d'une société anonyme vis-à-vis du capital de celle-ci. Deux catégories sociales se trouvent donc en présence : le prolétariat et la bureaucratie. Ces deux catégories entrent, en vue de la production, en des rapports économiques déterminés. Ces rapports sont des rapports de classe, en tant que la relation de ces deux catégories avec les moyens de production est totalement différente : la bureaucratie dispose des moyens de production, les ouvriers ne disposent de rien. La bureaucratie dispose non seulement des machines et des matières premières, mais aussi du fonds de consommation de la société. L'ouvrier est, par conséquent, obligé de « vendre » sa force de travail à 1' « État », c'est-à-dire à la bureaucratie: mais cette vente revêt ici des caractéristiques spéciales, sur lesquelles nous reviendrons sous peu. En tout cas, par cette « vente » se réalise le concours indispensable du travail vivant des ouvriers et du travail mort accaparé par la bureaucratie. Examinons maintenant de plus près cette « vente » de la force de travail. Il est immédiatement évident que la possession en même temps des moyens de production et des moyens de coercition, des usines et de l'État confère à la bureaucratie, dans cet « échange », une position dominante. Tout comme la classe capitaliste, la bureaucratie dicte ses conditions dans le « contrat de travail ». Mais les capitalistes dominent économiquement dans les cadres très pré-

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cis que définissent, d'une part, les lois économiques régissant le marché, d'autre part, la lutte de classe. En est-il de même pour la bureaucratie ? Il est visible que non. Aucune entrave objective ne limite les possibilités d'exploitation du prolétariat russe par la bureaucratie. Dans la société capitaliste, dit Marx, l'ouvrier est libre au sens juridique, et ajoute-t-il non sans ironie, dans tous les sens du terme. Cette liberté est tout d'abord la liberté de l'homme qui n'est pas entravé par une fortune, et en tant que telle équivaut du point de vue social à l'esclavage, car l'ouvrier est obligé de travailler pour ne pas crever de faim, de travailler là où on lui donne du travail et sous les conditions qu'on lui impose. Pourtant, sa « liberté » juridique, tout en étant un leurre dans l'ensemble, n'est pas dépourvue de signification, ni socialement, ni économiquement. C'est elle qui fait de la force de travail une marchandise que l'on peut, en principe, vendre ou refuser (grève), ici ou ailleurs (possibilité de changer d'entreprise, de ville, de pays, etc.). Cette « liberté » et sa conséquence, l'intervention des lois de l'offre et de la demande, fait que la vente de la force de travail ne se réalise pas dans des conditions dictées uniquement par le capitaliste ou sa classe, mais dans des conditions déterminées aussi dans une mesure importante, d'une part, par les lois et la situation du marché, d'autre part, par le rapport de force entre les classes. Nous avons vu plus haut que dans la période de décadence du capitalisme et de sa crise organique cet état de choses change et que particulièrement la victoire du fascisme permet au capital de dicter impérativement leurs conditions de travail aux travailleurs ; nous réservant de revenir plus loin sur cette question, qu'il nous suffise, ici, de remarquer qu'une victoire durable du fascisme, à une large échelle, amènerait certainement non seulement la transformation du prolétariat en une classe de modernes esclaves industriels, mais de profondes transformations structurelles de l'économie dans son ensemble. De toute façon, on peut constater que l'économie russe se trouve infiniment plus près de ce dernier modèle que de celui de l'économie capitaliste concurrentielle en ce qui concerne les conditions de la « vente » de la force de travail. Ces conditions sont exclusivement dictées par la bureaucratie, autrement dit elles sont déterminées uniquement par le besoin interne croissant en plus-value de l'appareil productif. L'expression « vente » de la force de travail n'a ici aucun contenu réel : sans parler du travail forcé proprement dit en Russie, nous pouvons dire que dans le cas du travailleur russe « normal », « libre », celui-ci ne dispose pas de sa propre force de travail, dans le sens où il en dispose dans l'économie capitaliste classique. L'ouvrier ne peut, dans l'immense majorité des cas, quitter ni l'entreprise où il travaille, ni la ville, ni le pays. Quant à la grève, on sait que sa conséquence la moins grave est la déportation dans un camp de travail forcé. Les passeports intérieurs, les livrets de travail et le M.V.D. rendent tout déplacement et tout changement de travail impossibles sans l'assentiment de la bureaucratie. L'ouvrier devient partie intégrante, fragment de l'outillage de l'usine dans laquelle il travaille. Il est lié à l'entreprise pire que ne l'est le serf à la terre ; il l'est comme l'est l'écrou à la machine. Le niveau de vie de la classe ouvrière peut désormais être déterminé - et la valeur de la force de tra-

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vail en même temps - uniquement en fonction de l'accumulation et de la consommation improductive de la classe dominante. Par conséquent, dans la « vente » de la force de travail, la bureaucratie impose unilatéralement et sans discussion possible ses conditions. L'ouvrier ne peut même formellement refuser de travailler ; il doit travailler sous les conditions que l'on lui impose. A part ça, il est parfois « libre » de crever de faim et toujours « libre » de choisir un mode de suicide plus intéressant. Il y a donc rapport de classe dans la production, il y a exploitation aussi, et exploitation qui ne connaît pas de limites objectives ; c'est peut-être ce qu'entend Trotsky, lorsqu'il dit que « le parasitisme bureaucratique n'est pas de l'exploitation au sens scientifique du terme ». Nous pensions savoir, quant à nous, que l'exploitation au sens scientifique du terme consiste en ce qu'un groupe social, en raison de sa relation avec l'appareil productif, est en mesure de gérer l'activité productive sociale et d'accaparer une partie du produit social sans participer directement au travail productif ou au delà de la mesure de cette participation. Telle fut l'exploitation esclavagiste et féodale, telle est l'exploitation capitaliste. Telle est aussi l'exploitation bureaucratique. Non seulement elle est une exploitation au sens scientifique du terme, elle est encore une exploitation scientifique tout court, l'exploitation la plus scientifique et la mieux organisée dans l'histoire. Constater l'existence de « plus-value », en général, ne suffit certes pas ni pour prouver l'exploitation, ni pour comprendre le fonctionnement d'un système économique. On a, depuis longtemps, fait remarquer que, dans la mesure où il y aura accumulation dans la société socialiste, il y aura aussi « plus-value », en tout cas décalage entre le produit du travail et le revenu du travailleur. Ce qui est caractéristique d'un système d'exploitation, c'est l'emploi de cette plusvalue et les lois qui le régissent. La répartition de cette plus-value en fonds d'accumulation et fonds de consommation improductive de la classe dominante, comme aussi le caractère et l'orientation de cette accumulation et ses lois internes, voilà le problème de base de l'étude de l'économie russe comme de toute économie de classe. Mais avant d'aborder ce problème, nous devons examiner les limites de l'exploitation, le taux réel de la plus-value et l'évolution de cette exploitation en Russie, en même temps que nous devrons commencer l'examen des lois régissant le taux de la plus-value et son évolution, étant entendu que l'analyse définitive de ces lois ne peut être faite qu'en fonction des lois de l'accumulation. 2. Les limites de l'exploitation Formellement, on peut dire que la fixation du taux de la « plus-value », en Russie, repose sur l'arbitraire, ou mieux, sur le pouvoir discrétionnaire de la bureaucratie. Dans le régime capitaliste classique, la vente de la force de travail est formellement un contrat, soit individuel, soit convention collective ; derriere cet aspect formel se trouve le fait que ni capitaliste ni ouvrier ne sont libres de discuter et de fixer a leur guise les conditions du contrat de travail ;

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en fait, à travers cette forme juridique, ouvrier et capitaliste ne font que traduire les nécessités économiques et exprimer concrètement la loi de la valeur. Dans l'économie bureaucratique, cette forme contractuelle « libre » disparaît le salaire est fixé unilatéralement par 1' « État », c'est-à-dire par la bureaucratie. Nous verrons plus loin que la volonté de la bureaucratie n'est évidemment pas « libre » dans ce cas, comme nulle part ailleurs. Cependant, le fait même que la fixation du salaire et des conditions de travail dépend d'un acte unilatéral de la bureaucratie fait, d'une part, que cet acte peut traduire infiniment mieux les intérêts de la classe dominante, d'autre part, que les lois objectives régissant la fixation du taux de la « plus-value » s'en trouvent fondamentalement altérées. Cette étendue du pouvoir discrétionnaire de la bureaucratie, en ce qui concerne la définition du salaire et des conditions du travail en général, soulève tout de suite une question importante : dans quelle mesure la bureaucratie, si l'on suppose qu'elle tend à poursuivre le maximum d'exploitation, rencontre des entraves à son activité visant à extorquer la plus-value, dans quelle mesure il existe des limites à son activité exploiteuse. Il devient clair que des limites résultant d'une application quelconque de la « loi de la valeur », telle que celle-ci existe et fonctionne dans l'économie capitaliste concurrentielle, ne peuvent pas exister, comme nous l'avons exposé plus haut, dans le cas de l'économie bureaucratique. La « valeur de la force de travail », c'est-à-dire, en définitive, le niveau de vie de l'ouvrier russe, devient, dans ce cadre économique (en l'absence d'un marché du travail et de toute possibilité de résistance de la part du prolétariat), une notion infiniment élastique et façonnable presque à souhait par la bureaucratie. Ceci fut démontré d'une manière éclatante dès le début de la période des « plans quinquennaux », c'està-dire de la bureaucratisation intégrale de l'économie. En dépit de l'énorme augmentation du revenu national, survenue à la suite de l'industrialisation, une chute monstrueuse du niveau de vie des masses se fit jour, allant évidemment de pair avec un accroissement, d'une part, de l'accumulation, d'autre part, des revenus bureaucratiques. On pourrait penser qu'une limitation « naturelle » inéluctable s'impose à l'exploitation bureaucratique, celle qui serait dictée par le « minimum physiologique » du niveau de vie d'un travailleur, c'est-à-dire par la limite imposée par les besoins élémentaires de l'organisme humain. Effectivement, malgré sa bonne volonté illimitée en matière d'exploitation, la bureaucratie est contrainte de laisser à l'ouvrier russe deux mètres carrés d'espace habitable, quelques kilos de pain noir par mois et les haillons imposés par le climat russe. Mais cette restriction ne signifie pas grand-chose : d'abord cette limite physiologique elle -même est dépassée, assez souvent, comme le montre la prostitution des ouvrières, le vol systématique dans les usines et un peu partout, etc... D'autre part, disposant d'une vingtaine de millions de travailleurs dans les camps de concentration, pour lesquels elle ne dépense pratiquement rien, la bureaucratie manie gratuitement une masse considérable de main-d'œuvre. Enfin, ce qui est le plus important, comme l'a démontré la récente guerre, même à ceux qui pourraient en douter, rien de plus élastique que la « limite physiologique » de

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l'organisme humain; l'expérience, aussi bien des camps de concentration que des pays plus particulièrement éprouvés par l'occupation, a montré combien l'homme a la peau dure. Par ailleurs, la haute productivité du travail humain ne rend pas toujours nécessaire le recours à un abaissement physiologiquement critique du niveau de vie. Une autre limitation apparente à l'activité exploiteuse de la bureaucratie semble résulter de la « rareté relative » de certaines catégories de travail spécialisé, dont elle serait obligée de tenir compte. Elle devrait, par conséquent, régler les salaires de ces branches d'après la pénurie relative de ces catégories de travail qualifié. Mais ce problème, n'intéressant en définitive que certaines catégories, sera examiné plus loin, car il concerne directement la création de couches semi-privilégiées ou privilégiées et en tant que tel touche beaucoup plus à la question des revenus bureaucratiques qu'à celle des revenus ouvriers. 3. La lutte pour la plus-value Nous avons dit plus haut que la lutte de classe ne peut pas intervenir directement dans la fixation du salaire en Russie, étant donné le ligotage du prolétariat en tant que classe, l'impossibilité totale de la grève, etc... Ceci, cependant, ne signifie nullement, ni que la lutte de classe n'existe pas dans la société bureaucratique, ni surtout qu'elle reste sans effet sur la production. Mais ses effets sont ici complètement différents des effets qu'elle peut avoir dans la société capitaliste classique. Nous nous bornerons ici à deux de ses manifestations qui se lient, plus ou moins indirectement, à la répartition du produit social. La première c'est le vol - vol d'objets attenant directement à l'activité productrice, d'objets finis ou semi-finis, de matières premières ou de pièces de machine - , dans la mesure où ce vol prend des proportions de masse et où une partie relativement importante de la classe ouvrière supplée à l'insuffisance terrible de son salaire par le produit de la vente des objets volés. Malheureusement, l'insuffisance des renseignements ne permet pas de s'exprimer actuellement sur l'étendue de ce phénomène et par conséquent sur son caractère social. Mais il est évident que, dans la mesure où le phénomène prend une extension tant soit peu importante, il traduit une réaction de classe - subjectivement justifiée, mais objectivement sans issue - tendant à modifier dans une certaine mesure la répartition du produit social. Ce fut, semble-t-il, le cas surtout pendant la période entre 1930 et 1937.2 La deuxième manifestation que nous pouvons mentionner ici, c'est « l'indifférence active » quant au résultat de la production, indifférence qui se manifeste aussi bien sur le plan de la quantité que sur celui de la qualité. Le ralentissement de la production, même lorsqu'il ne prend pas une forme collective, consciente et organisée (« grève perlée »), mais garde un caractère individuel, semi-conscient, sporadique et chronique, est déjà dans la production capitaliste 2. Sur le vol pendant cette période, voir les ouvrages de Ciliga, Serge, etc.

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une manifestation de la réaction ouvrière contre la surexploitation capitaliste, manifestation qui devient d'autant plus importante que le capitalisme ne peut réagir à sa crise résultant de la baisse du taux de profit qu'en augmentant la plus-value relative, c'est-à-dire en intensifiant de plus en plus le rythme de la production. Pour des causes en partie analogues et en partie différentes, que nous examinerons plus tard, la bureaucratie est obligée de pousser au maximum cette tendance du capital dans la production. On conçoit dès lors que la réaction spontanée du prolétaire surexploité soit, dans la mesure où la coercition policière et économique (paiement aux pièces) le lui permet, de ralentir le rythme de la production. De même en ce qui concerne la qualité de la production. L'étendue ahurissante des malfaçons dans la production russe et surtout son caractère chronique ne peuvent s'expliquer uniquement ni par le « caractère arriéré » du pays (qui a pu jouer un rôle sous ce rapport au début, mais qui déjà avant la guerre ne pouvait plus être sérieusement pris en considération) ni par la gabegie bureaucratique, malgré l'étendue et le caractère croissant de cette dernière. La malfaçon consciente ou inconsciente - le dol incident, si l'on peut dire, quant au résultat de la production - ne fait que matérialiser l'attitude de l'ouvrier face à une production et à un régime économique qu'il considère comme complètement étrangers, davantage même, foncièrement hostiles à ses intérêts les plus concrets. Il est cependant impossible de terminer ce paragraphe, sans dire quelques mots concernant la signification plus générale de ces manifestations du point de vue historique et révolutionnaire. Si l'on a là des réactions de classe subjectivement saines et certainement impossibles à critiquer, on doit néanmoins en voir l'aspect objectivement rétrograde, au même titre, par exemple, que dans le bris des machines par les ouvriers désespérés dans la première période du capitalisme. A la longue, si une autre issue n'est pas offerte à la lutte de classe du prolétariat soviétique, ces réactions ne peuvent qu'entraîner sa déchéance et sa décomposition politique et sociale. Mais cette autre issue ne peut évidemment pas, dans les conditions du régime totalitaire russe, être constituée par des combats partiels quant à leur sujet et à leur objet, comme les grèves revendicatives, que ces conditions rendent par définition impossibles, mais uniquement par la lutte révolutionnaire. Cette coïncidence objective des buts minima et des buts maxima, devenue également une caractéristique fondamentale de la lutte prolétarienne dans les pays capitalistes, nous retiendra longuement par la suite. Ce sont ces réactions qui nous mènent à soulever un autre problème, fondamental pour l'économie bureaucratique celui de la contradiction existant dans les termes mêmes de l'exploitation intégrale. La tendance vers la réduction du prolétariat à un simple rouage de l'appareil productif, dictée par la baisse du taux du profit, ne peut qu'entraîner parallèlement une crise terrible de la productivité du travail humain, dont le résultat ne peut être que la réduction du volume et l'abaissement de la qualité de la production elle-même, c'està-dire l'accentuation jusqu'au paroxysme des facteurs de crise de l'économie

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d'exploitation. Nous nous contentons ici d'indiquer ce problème, qui sera longuement examiné plus loin. 4. La répartition du revenu national

consommable

Il est manifestement impossible de procéder à une analyse rigoureuse du taux d'exploitation et du taux de la plus-value dans l'économie russe actuelle. Les statistiques concernant la structure des revenus et le niveau de vie des différentes catégories sociales, ou dont on pourrait indirectement déduire ces valeurs, ont cessé d'être publiées pour la plupart immédiatement après le début de la période des plans, et toutes les données relatives sont systématiquement cachées par la bureaucratie aussi bien au prolétariat russe qu'à l'opinion mondiale. On peut moralement déduire déjà de ce fait que cette exploitation est au moins aussi lourde que dans les pays capitalistes. Mais on peut arriver à un calcul plus exact de ces valeurs, basé sur des données générales qui nous sont connues et que la bureaucratie ne peut pas cacher. On peut, en effet, arriver à des résultats certains en se basant sur les données suivantes d'une part le pourcentage de la population que constitue la bureaucratie, d'autre part le rapport de la moyenne des revenus bureaucratiques à la moyenne des revenus de la population travailleuse. Il est évident qu'un tel calcul ne peut être qu'approximatif, mais en tant que tel il est incontestable. Par ailleurs, les contestations ou protestations de la part des staliniens ou des cryptostaliniens sont irrecevables : qu'ils demandent d'abord la publication de statistiques vérifiées sur ce sujet à la bureaucratie russe. On pourra ensuite discuter avec eux. En ce qui concerne d'abord le pourcentage de la population formé par la bureaucratie, nous nous référons au calcul de Trotsky dans La Révolution Trahie 3. Trotsky donne des chiffres allant de 12 à 15 % jusqu'à 20 % de l'ensemble de la population pour la bureaucratie (appareil étatique et administratif supérieur, couches dirigeantes des entreprises, techniciens et spécialistes, personnel dirigeant des kolkhoz, personnel du parti, stakhanovistes, activistes sans parti, etc. ...). Les chiffres de Trotsky n'ont jamais été contestés jusqu'ici ; comme Trotsky le fait remarquer, ils ont été calculés à l'avantage de la bureaucratie (c'est-à-dire en réduisant les proportions de cette dernière) pour éviter des discussions sur des points secondaires. Nous retiendrons le résultat moyen de ces calculs, en admettant que la bureaucratie constitue approximativement 15 % de la population totale. Quelle est la moyenne des revenus de la population travailleuse ? D'après les statistiques officielles russes, le « salaire moyen annuel », constaté, comme l'observe Trotsky 4 , en réunissant les salaires du directeur du trust et de la balayeuse, était, en 1935, de 2.300 roubles et devait atteindre, en 1936, environ 2.500 roubles... Ce chiffre, des plus modestes, s'amenuise encore si l'on tient 3. La Révolution Trahie, p. 157-165. 4. ib., p. 145.

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compte du fait que l'augmentation des salaires, en 1936, n'est qu'une compensation partielle pour la suppression des prix de faveur et de la gratuité de divers services. Le principal, en tout ceci, c'est encore que le chiffre de 2.500 roubles par an, soit 208 roubles par mois, n'est qu'une moyenne, c'est à-dire une fiction arithmétique destinée à masquer la réalité d'une cruelle inégalité dans la rétribution du travail. Passons sur cette infecte hypocrisie, consistant à publier des statistiques « du salaire moyen » (comme si, dans un pays capitaliste, on publiait des statistiques concernant uniquement le revenu individuel moyen et on voulait ensuite juger la situation sociale de ce pays d'après ce revenu moyen !) et retenons ce chiffre de 200 roubles par mois. En réalité, le salaire minimum 5 n'est que de 110 à 115 roubles par mois. Quid maintenant en ce qui concerne les revenus bureaucratiques ? Selon Bettelheim 6 « beaucoup de techniciens, d'ingénieurs, de directeurs d'usines, touchent de 2.000 à 3.000 roubles par mois, soit de 20 à 30 fois plus que les ouvriers les moins payés... » Parlant ensuite des « rémunérations plus élevées » encore, mais « plus rares », il cite des revenus allant de 7.000 à 16.000 roubles par mois (160 fois le salaire de base !) que peuvent gagner facilement des régisseurs de cinéma ou des écrivains en vogue. Sans aller jusqu'aux sommets de la bureaucratie politique (président et vice-présidents du Conseil de l'Union et du Conseil des Nationalités, qui touchent 25.000 roubles par mois, 250 fois le salaire de base ceci équivaudrait, en France, si le minimum de salaire est de 15.000 francs par mois, à 45 millions par an pour le Président de la République ou de la Chambre et, aux Etats-Unis, si le salaire minimum est de 150 dollars par mois, à 450.000 dollars par an pour le Président de la République. Celui-ci, ne recevant que 75.000 dollars par an, doit envier son collègue russe, qui a un revenu comparativement six fois supérieur au sien ; quant à M. Vincent Auriol, qui ne reçoit que 6 millions de francs par an, c'est-à-dire 13% de ce qui lui reviendrait si l'économie française était « collectivisée », « planifiée » et « rationalisée », en un mot vraiment progressive, il fait dans l'histoire figure de parent pauvre), nous n'en retiendrons que la rémunération des députés « qui touchent 1.000 roubles par mois, plus 150 roubles par jour pendant la durée des sessions »7. Si l'on suppose dix jours de session par mois, ces chiffres donnent une somme de 2.500 roubles par mois, c'est-à-dire de 25 fois le salaire le plus bas et plus de 12 fois le « salaire moyen théorique ». D'après Trotsky, les stakhanovistes moyens gagnent au moins 1.000 roubles par mois (c'est précisément pourquoi on les appelle « les mille ») et il y en a même qui gagnent plus de 2.000 roubles par mois8, c'est-à-dire de 10 à plus de 20 fois le salaire minimum. L'ensemble

5. Bettelheim, La Planification soviétique, p. 62 6. Bettelheim, ib., p. 52. 7. Bettelheim, ib., p. 62 8. Trotsky, p. 146.

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de ces éléments est plus que confirmé par les données qu'on peut trouver chez Kravchenko; des informations de celui-ci, il résulte que les chiffres donnés plus haut sont extrêmement modestes, et qu'il faudrait les doubler ou les tripler pour arriver à la vérité en ce qui concerne le salaire en argent. Soulignons, d'autre part, que nous ne tenons pas compte des avantages en nature ou indirects, concédés aux bureaucrates en tant que tels (habitation, voiture, services, maisons de santé, coopératives d'achat bien fournies et meilleur marché) qui forment une part du revenu bureaucratique au moins aussi importante que le revenu en argent. On peut donc prendre comme base de calcul une différence de revenus moyens ouvriers et bureaucratiques de 1 à 10. Ce faisant, nous agirons en réalité en avocats de la bureaucratie, car nous prendrons le « salaire moyen » donné par les statistiques russes de 200 roubles, dans lequel entre, pour une proportion importante, le revenu bureaucratique, comme indice du salaire ouvrier, en 1936, et le chiffre de 2.000 roubles par mois (le chiffre le moins élevé cité par Bettelheim) comme moyenne des revenus bureaucratiques. En fait, nous aurions le droit de prendre comme salaire moyen ouvrier celui de 150 roubles par mois (c'est-à-dire la moyenne arithmétique entre le salaire minimum de 100 roubles et le « salaire moyen » contenant aussi les salaires bureaucratiques) et comme salaire moyen bureaucratique celui au moins de 4.500 roubles par mois, auquel on arrive si l'on ajoute au salaire « normal » des ingénieurs, directeurs d'usines et techniciens, indiqué par Bettelheim (de 2.000 à 3.000 roubles par mois) autant de services dont le bureaucrate profite en tant que tel, mais qui ne sont pas contenus dans le salaire en argent. Ceci nous donnerait une différence de 1 à 30 entre le salaire ouvrier moyen et le salaire bureaucratique moyen. Il est pratiquement certain que la différence est encore plus grande. Cependant, nous établirons notre calcul successivement sur ces deux bases, pour n'en retenir, en définitive pour le reste de notre ouvrage, que les chiffres les moins accablants pour la bureaucratie, c'est-à-dire ceux résultant de la base 1 à 10. Si nous supposons donc que 15 % de la population ont un revenu 10 fois plus élevé en moyenne que les autres 85 %, le rapport entre les revenus totaux de ces deux couches de la population sera comme 15 x 10 : 85 x 1, ou 150 : 85. Le produit social consommable est donc réparti dans ce cas de la manière suivante : 63 % pour la bureaucratie, 37 % pour les travailleurs. Ce qui signifie que si la valeur des produits consommables est annuellement de 100 milliards de roubles, 63 milliards en sont consommés par la bureaucratie (formant 15 % de la population) et il reste 37 milliards de produits pour les autres 85 %. Si maintenant nous voulons prendre une base de calcul plus réelle, celle de la proportion de 1 à 30 entre le revenu moyen ouvrier et le revenu moyen bureaucratique, nous en arrivons à des chiffres effarants. Le rapport entre les revenus totaux des deux couches de la population sera dans ce cas comme 15 x 30 : 85 x 1, ou 450 :85. Le produit social consommable sera donc réparti, dans ce cas, dans les proportions de 84 % pour la bureaucratie et de 16 % pour les travailleurs. Sur une valeur de production annuelle de 100 milliards de roubles, 84 milliards

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seront consommés par la bureaucratie et 16 milliards par les travailleurs. 15 % de la population consommeront les 85 % du produit consommable, et 85 % de la population disposeront des autres 15 % de ce produit. On conçoit donc que Trotsky lui-même arrive à écrire9 : « Par l'inégalité dans la rétribution du travail, l'U.R.S.S. a rejoint et largement dépassé les pays capitalistes ! » Encore faut-il dire qu'il ne s'agit pas là de « rétribution du travail » - mais sur ceci nous reviendrons plus loin. [...] L'auteur en vient ensuite à la question de la rétribution du travail simple et du travail qualifié, l'inégalité énorme des revenus dans la société russe ayant été souvent justifiée par la « pénurie de travail qualifié. » Après un examen théorique du problème tel qu'il se pose dans une société capitaliste et dans ce que devrait être une société socialiste, il envisage le cas de la société bureaucratique russe : Voyons maintenant comment le problème se présente dans le cadre de la société bureaucratique russe. Disons tout de suite qu'en dressant ce parallèle antithétique, notre intention n'est point d'opposer la réalité russe au mirage d'une société « pure » aussi socialiste soit-elle, ni de donner des recettes pour la cuisine socialiste de l'avenir, mais de dresser un barrage contre la tromperie éhontée de ceux qui, positivement ou par un complexe subtil d'affirmations et d'omissions, de bavardages et de silences, veulent cyniquement ou pudiquement justifier l'exploitation bureaucratique par des arguments économiques « marxistes ». D'abord, quels sont les faits ? D'après les chiffres que cite M. Bettelheim luimême, chiffres qui sont, par ailleurs, universellement connus et que l'on peut confirmer par une foule d'informations des sources les plus diverses, « l'éventail des salaires » en Russie va de 110 roubles par mois à la base, pour le simple manœuvre à 25.000 roubles pour les sommets de la bureaucratie étatique. Ceci en 1936. Cette dernière somme n'est d'ailleurs absolument pas une exception ou quelque chose sans rapport avec le reste des revenus, puisque, selon M. Bettelheim, « beaucoup de techniciens, d'ingénieurs, de directeurs d'usines touchent de 2.000 à 3.000 roubles par mois, soit de 20 à 30 fois plus que les ouvriers les moins bien payés »10 ; on y voit aussi que d'autres catégories occupent les échelons intermédiaires, avec des revenus de 7,10 ou 15.000 roubles par mois. Nous nous trouvons donc devant une pyramide de revenus allant de 1 à 250, si l'on ne tient compte que du salaire monétaire; si l'on tient compte du salaire dit social, qui, « loin de les compenser (ces inégalités), les accroît car il profite essentiellement à ceux qui reçoivent les rétributions les plus élevées » n , on arri-

9. ib., p. 147. 10. La Planification 11. ib., p. 63.

soviétique, p, 62.

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verait facilement à doubler l'écart entre la base et le sommet de cette pyramide de revenus. Faisons cependant cadeau à la bureaucratie de son « salaire social » et retenons le chiffre officiel de 1 à 250, amplement suffisant pour ce que nous voulons prouver. Quels sont les arguments « objectifs » tendant à « justifier » ou à « expliquer » cette énorme différenciation ? 1) La valeur de la force de travail serait différente selon le degré de spécialisation. Nous n'insisterons pas sur ce point : nous avons montré tout à l'heure qu'une différenciation reposant sur la différence de valeur de la force de travail ne peut se mouvoir que dans des cadres allant tout au plus du simple au double. C'est-à-dire que, du point de vue de la loi de la valeur, telle que Marx la concevait, les couches supérieures de la société russe profitent de revenus de 10,15 et jusqu'à 125 fois plus élevés que ceux que rendrait nécessaires la valeur de leur force de travail. 2) I l était nécessaire d'élever au-dessus de leur valeur les revenus des « travailleurs qualifiés » (il faudra, en effet, entourer dorénavant de guillemets cette expression toute théorique) pour attirer dans ces professions les travailleurs qui y faisaient défaut. Mais pourquoi diable ces travailleurs manquaient-ils ? A cause du caractère pénible, malsain ou désagréable des travaux en question ? Pas du tout. On n'a jamais entendu dire qu'en Russie on manquait de mains pour ce genre de travaux ; en-manquerait-on, d'ailleurs, que les « camps de travail et de rééducation » (lisez : les camps de concentration) seraient (et sont effectivement) là pour y remédier. D'ailleurs, les « travaux » les plus rémunérés sont visiblement les moins pénibles, les plus agréables, et (si l'on excepte l'éventualité de la purge) les moins malsains qu'on pourrait trouver. Non, l'ensemble de ces travaux sont des travaux de « cadres », et le problème est ramené volontiers par l a bureaucratie et ses avocats à la « pénurie de cadres ». Mais nous avons montré déjà que face à unie pareille pénurie éventuelle, l'augmentation du revenu des catégories « rares » est d'un secours nul, car elle ne modifie en rien les données du problème. Comment, d'ailleurs, s'expliquer autrement le fait qu'après 25 années de pouvoir bureaucratique cette « pénurie de cadres » persiste et s'accentue, si l'on en juge par l'élargissement constant de l'éventail des revenus et l'accentuation permanente des privilèges ? Voilà une illustration amplement suffisante de ce que nous avons dit sur l'absurdité de ce procédé soi-disant destiné à pallier le manque de cadres. Comment expliquer surtout le rétablissement du caractère onéreux de l'enseignement secondaire depuis 1940 ? Car il est évident que, même en adoptant, on se sait trop pourquoi (on le sait assez, d'ailleurs), cette politique de différenciation exorbitante des revenus pour « résoudre le problème du manque de cadres », on n'est nullement empêché, ou plutôt on n'est nullement dispensé de chercher à accroître par des moyens centraux la production de la force de travail qualifiée en question. Au lieu de cela, la bureaucratie, consommant à elle seule et au bas mot 60 % du revenu national consommable russe, sous prétexte de « pallier le manque de travail quali\

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fié », interdit à ceux qui sont le seul espoir concret de dépassement de ce manque, c'est-à-dire à tous ceux qui ne sont pas fils de bureaucrates, l'acquisition des qualifications de la rareté desquelles elle se plaint tous les jours amèrement ! Mais le dixième du revenu engouffre par les parasites bureaucratiques suffirait dans cinq ans, s'il était destiné à l'éducation du peuple, à amener une pléthore de cadres sans précédent dans l'histoire. Loin de remédier au manque de cadres, comme nous l'avons dit, cette différenciation des revenus ne fait, en réalité, que l'accroître. Nous nous trouvons ici en présence du même sophisme que dans la question de l'accumulation : la justification historique de la bureaucratie se trouverait dans le bas niveau de l'accumulation en Russie, tandis qu'en fait la consommation improductive de la bureaucratie et son existence elle-même sont le frein principal de cette accumulation. De même, l'existence de la bureaucratie et ses privilèges seraient justifiés par le « manque de cadres », lorsque cette bureaucratie agit consciemment pour maintenir ce manque ! Ainsi les bourgeois vont parfois racontant que le régime capitaliste est nécessaire parce que les ouvriers sont incapables de gérer la société, sans cependant ajouter qu'il n'y a aucune autre cause pour cette soi-disant « incapacité » sinon les conditions auxquelles ce régime luimême condamne les travailleurs 12 . Pendant les premières années post-révolutionnaires, lorsqu'on offrait à des « spécialistes » et des techniciens des rémunérations élevées, il s'agissait tout d'abord de retenir un grand nombre de cadres qui seraient tentés de s'enfuir pour des raisons essentiellement politiques, ensuite d'une mesure purement transitoire destinée à permettre aux travailleurs d'apprendre auprès d'eux13 et à attendre que l'éducation de nouveaux cadres ait donné des résultats. Mais il y a de cela trente ans. Ce que l'on a vu depuis, ce fut « l'autocréation » de privilèges par et pour la bureaucratie, leur accentuation, la cristallisation de celleci, et la « castification » de ses couches, c'est-à-dire la protection de leur situation sociale dominante par le monopole de fait sur l'éducation, monopole allant de pair avec la concentration intégrale du pouvoir économique et politique entre ses mains et lié à une politique consciente dirigée vers la sélection d'une couche de privilégiés dans tous les domaines, couche dépendant économiquement, politiquement et socialement de la bureaucratie proprement dite (phénomène dont la création ex nihilo d'une monstrueuse bureaucratie kolkhozienne après la 12. Il faudrait toute la riche violence du vocabulaire d'un Lénine répondant à Kautsky pour caractériser avec un minimum de justice des entreprises comme celle de M. Bettelheim, se perdant volontiers dans tous les détails techniques de la « planification » russe et citant en abondance des schémas et des chiffres pour oublier lui-même, et faire oublier aux autres, ce qui est du point de vue du marxisme révolutionnaire le nœud de la question : quelle est la signification de classe de cette planification, quelle est par exemple la signification de classe de la différenciation monstrueuse des revenus en Russie ? Mais nous avons décidé une fois pour toutes d'oublier la personne même de M. Bettelheim - c'est, croyons-nous, ce qui peut lui arriver de mieux - pour nous en tenir à la chose elle-même. 13. Lenin, Selected Works, vol. VII, pp. 372-76.

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« collectivisation de l'agriculture » est l'exemple le plus étonnant) ; cette politique fut complétée par une orientation vers la stratification intense dans tous les domaines, sous le masque idéologique de la « lutte contre le crétinisme égalitariste ». En somme, nous nous trouvons devant une différenciation des revenus absolument sans rapport ni avec la valeur de la force de travail fourme ni avec une politique « destinée à orienter les travailleurs vers les différentes branches de la production, conformément aux exigences du plan ». Dès lors, comment peuton qualifier ceux qui cherchent des arguments économiques pour justifier cet état de choses ? Disons simplement qu'ils jouent, par rapport à l'exploitation bureaucratique, le même rôle de plats apologistes que Bastiat pouvait jouer face à l'exploitation capitaliste. Ce qui, dira-t-on peut-être, est leur droit. Le plus incontestable, répondronsnous. Mais ce qui n'est pas leur droit, c'est de se présenter ce faisant comme « marxistes ». Car, après tout, on ne peut pas oublier que les arguments justifiant les revenus des couches exploiteuses par la « rareté » du facteur de production dont ces couches disposent (l'intérêt par la « rareté » du capital, la rente foncière par la « rareté » de la terre, etc... - les revenus bureaucratiques par la « rareté » du travail qualifié) ont toujours constitué le fond de l'argumentation des économistes bourgeois visant à justifier l'exploitation. Mais, pour un marxiste révolutionnaire, ces raisonnements ne justifient rien ; ils n'expliquent même rien, car leurs prémisses demandent elles-mêmes à être expliquées. En admettant, par exemple, que la « rareté » (ou l'offre et la demande) du sol cultivable « explique » la rente foncière et ses oscillations, on se demande 1° quelles sont les bases générales sur lesquelles repose le système dans lequel s'effectue cette régulation par l'offre et la demande, quelles en sont les présuppositions sociales et historiques ; 2e et surtout, pourquoi cette rente, qui joue soidisant ce rôle objectif, doit-elle se transformer, se « subjectiver » en revenu d'une classe sociale, des propriétaires fonciers ? Marx et Lénine ont déjà fait observer que la « nationalisation de la terre », c'est-à-dire la suppression non de la rente foncière, mais de sa transformation en revenu d'une catégorie sociale, est la revendication capitaliste idéale ; il est, en effet, évident que la bourgeoisie, même si elle admet le principe de la rente foncière comme moyen « d'équilibrer l'offre et la demande des services de la nature >» et d'éliminer du marché les « besoins non solvables », ne comprend pas pourquoi ce prix de la terre devrait profiter exclusivement aux propriétaires fonciers étant donné que pour elle aucun monopole n'est justifié sauf celui qu'elle-même exerce sur le capital. Évidemment, cette revendication bourgeoise idéale n'aboutit jamais, pour des raisons politiques générales d'abord, et surtout à cause de la fusion rapide des classes des capitalistes et des propriétaires fonciers. N'empêche que cet exemple théorique prouve que même si l'on admet le principe de la « rareté » en tant que principe régulateur de l'économie - ce qui n'est en réalité qu'une mystification réactionnaire - on n'en peut nullement déduire l'adjudication des revenus résultant de cette « rareté » à certaines catégories sociales. Même l'école « néosocialiste » l'a compris, qui veut maintenir à la fois le caractère régulateur de la

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« rareté » des biens et des services et l'affectation à la société des revenus qui en résultent. Dans le cas qui nous occupe, toutes les « explications » sur la « rareté du travail qualifié en Russie » ne justifient ni n'expliquent l'appropriation des revenus, qui soi-disant en résultent, par la bureaucratie, sauf si l'on se réfère au caractère de classe de l'économie russe, c'est-à-dire au monopole exercé par la bureaucratie sur les conditions de la production en général, et de la production du travail qualifié en particulier. Lorsque l'on a compris la structure de classe de la société russe, tout s'explique et même tout se « justifie » du même coup. Mais cette justification - analogue à celle que l'on peut donner historiquement du régime capitaliste et en définitive même du fascisme - ne va pas très loin. Elle s'arrête là où commence la possibilité de la classe exploitée à renverser le régime d'exploitation - qu'il s'intitule « République Française » ou « Union des Républiques Socialistes Soviétiques » - possibilité dont le seul test est l'action révolutionnaire elle-même.

LE STALINISME EN ALLEMAGNE ORIENTALE Hugo Bell (n° 7, août-septembre 1950, pages 21-33,42-45, n° 8, janvier-février 1951, p. 34) Ce texte signé Hugo Bell (Benno Sternberg) illustre par une analyse historique concrète les thèses exposées dans les textes théoriques cités plus haut. Il trouvera plus tard sa place dans un livre La Classe ouvrière d'Allemagne Orientale. Essai de chronique (1945-1958) (Editions Ouvrières, Paris, 1958) sous la signature de Benno Sarel. Ce travail est le fruit d'une expérience de plusieurs années dans les deux Allemagne occupées de l'après-guerre, complétée par un minutieux travail de documentation. L'auteur commence par brosser un tableau de cette Allemagne Orientale ravagée par la guerre et soumise par l'armée russe à la terreur, d'abord, puis à une exploitation dévastatrice sous le prétexte des réparations dues par l'ensemble du peuple allemand à l'Union Soviétique. Dans cette « zone de la faim », où la mortalité atteint des sommets, où la natalité plonge, les Russes démontent et transfèrent chez eux machines, rails, usines entières, puis, après avoir constaté le gâchis qui accompagne ce pillage, ils s'efforcent de relancer la production locale pour la ponctionner au travers des « sociétés anonymes soviétiques » (S.A.N.). En même temps, ils reconstituent un nouveau parti communiste (S.E.D.) autour du noyau des staliniens purs revenus de leur exil russe et en écartant systématiquement les révolutionnaires restés en Allemagne. Peu à peu, par des promotions au sein de la classe ouvrière et en mettant à profit l'extrême pénurie de denrées de première nécessité pour créer une couche de relatifs privilégiés, une véritable classe dirigeante bureaucratique se constitue, appuyée, évidemment, sur l'occupant soviétique, et s'efforce de prendre en main la direction de la société. Cela ne va pas sans difficultés. Nous en donnons ci-dessous deux exemples. Le premier a trait aux rapports de ce parti-Etat stalinien avec la bourgeoisie. La ligne définie par le Kremlin excluant toute véritable « révolution socialiste » en Allemagne Orientale, la bureaucratie n'a nullement cherché à exproprier tous les capitalistes ; elle a au contraire cru pouvoir s'appuyer sur un certain nombre d'entre eux, les « éléments progressistes »

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de la bourgeoisie, pour remettre en route la production, tout en les contrôlant étroitement. Voici ce qui s'est passé en réalité : [...] Tout était donc prévu pour qu'un certain nombre de capitalistes vivent et travaillent, mais très sévèrement encadrés et surveillés. Le but général était de profiter de l'expérience des capitalistes pour faire tourner la machine économique du pays en vue de livrer des réparations à l'U.R.S.S. et de consolider le régime S.E.D. Mais le parti stalinien faisait preuve de myopie politique en pensant qu'on peut grâce à l'appareil d'état et à la propagande sur la « fraction progressive de la bourgeoisie » détourner toute une classe sociale de son but. RÉSISTANCE DE LA BOURGEOISIE

Dès 1946, il y eut des reconstitutions de cartels et d'associations capitalistes libres. Les petits fabricants de verre de Thuringe se groupèrent et s'unirent ensuite aux polisseurs de verre émigrés de Bohême qui s'étaient groupés de leur côté. Ils s'entendirent pour faire monter les prix de leur production. Mais cette association, ainsi que d'autres semblables, eut un caractère sporadique car elle fut vite découverte. D'autres groupements capitalistes eurent plus de chance et acquirent plus d'envergure ; ainsi les fabricants et les marchands de textiles de Saxe qui avaient créé dès 1946 également une communauté de travail clandestine. A la différence de leurs collègues de Thuringe ils avaient eu l'habileté d'occuper les postes principaux de la section textiles du comptoir industriel de Dresde ainsi que de la succursale de ce dernier à Chemnitz. De plus et surtout ils avaient su s'introduire dans le département respectif du ministère de l'économie saxon. Très souvent ces industriels et gros commerçants étaient membres du S.E.D. et mettaient à profit la théorie, en vogue alors, du courant progressif au sein de la bourgeoisie. Grâce à leurs relations administratives et politiques, et à leur habileté, les tisserands et les fabricants de tricots de la région de Chemnitz firent des affaires d'or. Ils s'attribuèrent des quantités de matières premières et de combustibles supérieures aux besoins. Ils en revendirent au marché noir. Ils écoulèrent une partie de la production en cachette aux capitalistes de l'Allemagne occidentale ou de Berlin, ou bien firent des affaires de compensation au sein de la zone russe. Le cas des tisserands de Saxe fut loin d'être isolé et d'autres scandales de moindre envergure éclatèrent dans d'autres branches aussi. Au bout de quelques mois seulement après la création des comptoirs, les capitalistes réussissaient non seulement à transformer en leurs instruments les organismes destinés par le S.E.D. à les contrôler mais encore, grâce à ces organismes, ils sabotaient les efforts de planification et désagrégeaient l'appareil administratif économique. Il s'avérait ainsi qu'il n'est pas possible de faire travailler la bourgeoisie contre elle-même et la théorie du courant progressif capitaliste s'effondrait. Car par ailleurs l'ensemble de la situation économique favorisait la résistance habile et secrète du capitalisme. Les démontages et les réparations, après

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les destructions de la guerre, avaient provoqué une pénurie générale. Le marché était inondé de signes monétaires et les prix étaient maintenus artificiellement au bas niveau de 1944. N'importe quoi était acheté. Il fallait être assez habile pour trouver une matière première même de mauvaise qualité, et parmi les ruines des rudiments de moyens de fabrication. Beaucoup de petites et moyennes entreprises furent fondées ainsi entre 1945 et 1947 par d'anciens capitalistes, qui mettaient à profit leurs expériences commerciales et leurs liaisons d'affaires. Pour la même raison - la pénurie et la détresse générale - les fonctionnaires pouvaient être corrompus assez facilement. Un rédacteur de ministère touchait 3 à 400 marks par mois, et le moindre fabricant jonglait, avant la réforme monétaire, avec des trentaines de milliers. Pour la même raison encore les capitalistes réussirent à influencer ou corrompre les conseils d'entreprise de leurs usines. Ces derniers acceptaient qu'une partie de la production soit soustraite au plan et « compensée », c'est-à-dire échangée par des canaux privés contre d'autres marchandises ou du ravitaillement pour les ouvriers. Souvent le conseil d'entreprise acceptait de couvrir l'opération contre des avantages pour lui-même. Ainsi, loin de « rester à leur place et de travailler », comme l'aurait désiré le commandement soviétique, les capitalistes remuaient, se débattaient et marquaient des points car ils réussissaient à se gagner ou à corrompre l'appareil même qui était destiné à les contrôler. Bien entendu, pour ce faire, ils se sentaient encouragés par la renaissance du capitalisme en Allemagne occidentale et en général par la supériorité des forces du capitalisme sur celles de l'U.R.S.S. sur le plan mondial. RENTABILITÉ DES ENTREPRISES PRIVÉES ET NATIONALISÉES

Ce n'était d'ailleurs là qu'une partie du poids qu'exerçait le secteur capitaliste sur l'économie de la zone russe. Car souvent, au début surtout, les entreprises privées réussissaient à battre, au point de vue de la rentabilité, les entreprises nationalisées. Le journal Der Morgen du 7.3.48, qui est l'organe du parti libéral-démocrate de la zone soviétique, démontre que pour 1947 les entreprises nationalisées de Saxe, qui affichaient un bénéfice d'environ 5.000.000 de marks, en avaient en réalité perdu 18,5 millions car l'administration financière leur faisait cadeau de 23,5 millions sous forme d'impôts sur le capital qu'elle ne touchait pas et qu'elle aurait réclamé à des entrepreneurs privés. La non rentabilité des L.E.B. était d'autant plus frappante qu'elles jouissaient par rapport aux entreprises privées d'autres avantages encore en dehors de l'imposition différente. Ainsi elles touchaient des subventions pour pouvoir maintenir les prix de 1944 et étaient favorisées dans la répartition des matières premières. Mais le secteur privé possédait plus d'habileté commerciale et les bénéfices amenés par les affaires de compensation étaient incomparablement plus hauts que les bénéfices légaux.

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L'ESPRIT CAPITALISTE GAGNE LE SECTEUR NATIONALISÉ ET LES INSTITUTIONS PUBLIQUES

Simplement pour pouvoir vivre et pour pouvoir donner à manger à leurs ouvriers, les entreprises nationalisées durent recourir aussi aux compensations. En cachette des organes du parti et du groupement industriel régional auxquels elle appartenait, l'usine écoulait une partie de sa production pour son propre compte. Souvent ces opérations, strictement défendues, étaient accomplies pour combler une nécessité tragique. De temps en temps pénétraient jusque dans la presse S.E.D. de vrais appels de détresse de la part du personnel des entreprises nationalisées, comme celui-ci envoyé par le correspondant ouvrier de la Maximilian Hutte au journal stalinien de Thuringe : « Ceux qui sont dans l'administration devraient s'imaginer ce que ça signifie de remplir un haut fourneau à la lueur d'une lampe de poche. Les hommes de l'équipe de nuit des hauts fourneaux sont en danger de mort à la suite de l'éclairage insuffisant causé par le manque d'ampoules électriques. » Le sort du directeur d'une entreprise nationalisée n'était souvent pas des plus enviables. Il était forcé de nourrir et de vêtir ses ouvriers, car autrement, ceux-ci ne pouvaient produire. Il devait se procurer des matières premières et du matériel d'équipement, car la non-réalisation du plan pouvait signifier pour lui le limogeage, sinon l'arrestation. Par ailleurs le même sort pouvait l'atteindre si ses « compensations » étaient trop visibles. Bien entendu une corruption grandissante des cadres de l'administration accompagnait les « affaires de compensation ». Le parti faisait des efforts désespérés pour combattre ces habitudes. Il condamnait hautement « l'égoïsme d'entreprise », et préconisait « l'émulation en vue de la reconstruction démocratique ». Il multipliait les appels et les menaces et instituait organisme de contrôle sur organisme de contrôle. Mais sa lutte ressemblait à un duel contre des moulins à vent, car le mal résidait dans la détresse et dans l'atmosphère générale créées par l'occupation et par les prélèvements soviétiques sur la production courante. Par contre, le système des « compensations, » les bénéfices et la vie facile qu'elles occasionnaient gagnaient de proche en proche les cadres supérieurs de l'administration et du parti. Car, en fait, « l'égoïsme » était loin d'être limité aux entreprises mais s'étendait aux coopératives, aux « organisations démocratiques », aux villes et plus loin aux gouvernements des pays. Il n'était pas rare de voir les coopératives disputant à l'Union d'Entr'aide Paysanne ou à une municipalité, une usine qui venait d'être expropriée et qui aurait arrondi le domaine respectif. D'autres fois on assistait à de vraies guerres froides entre gouvernements des Lànder. Ainsi le Saxe-Anhalt fut pendant quelque temps exploité par ses voisins qui se firent livrer du charbon, des matières premières textiles, des produits chimiques mais ne fournirent rien en échange. Serait-ce parce que le Saxe-Anhalt était le seul pays à avoir un président du Conseil libéral-démocrate ? Mais entre gouvernements pleinement dirigés par le S.E.D. les procédés étaient pareils : au printemps 1947 la Thuringe avait envoyé en Saxe des fils à tisser ; cette dernière,

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pourtant, au lieu de les lui retourner sous forme d'étoffe livra le produit fabriqué au titre des réparations et sauva ainsi des prélèvements russes son propre avoir. En échange la Thuringe s'arrangea par la suite pour différer ses livraisons à la Saxe prévues dans le cadre des plans de 3 mois jusqu'à ce que le trimestre soit écoulé et que les livraisons deviennent caduques. Pendant les années 1946 et 1947 les administrations centrales n'eurent aucune autorité auprès des gouvernements des pays dans leurs efforts de planification et de coordination et un vrai particularisme et égoïsme régional ayant comme cause la misère et le manque de perspectives se développait en zone russe. Ainsi, moins d'un an après les nationalisations de 1946, la bourgeoisie, après avoir subi une grave défaite, était en passe de se venger. Loin de se limiter à la sphère qui lui était assignée, elle contournait les contraintes et surtout son esprit et ses méthodes gagnaient le camp de l'adversaire. L'individualisme et la recherche du profit prenaient le pas sur les sentiments collectivistes que l'on essayait d'imprimer. Une fois de plus il s'avérait que l'individualisme naît naturellement de la misère et que cette dernière se laisse mal planifier. Le parti stalinien qui pensait pouvoir maîtriser la réalité sociale à coup d'ordonnances et de mesures policières voyait l'échec - tout au moins, partiel - de sa politique et notamment l'échec de sa tentative « d'utiliser » la bourgeoisie. Il est vrai, la carte du S.E.D. était devenue la clé de toute position sociale, mais la politique du parti stalinien contenait une contradiction fondamentale qui le condamnait à des travaux de Sysiphe : il créait des organes de type collectiviste, sous sa domination, comme les L.E.B. et les soutenait de toutes ses forces, mais en même temps il couvrait à 100 pour cent les prélèvements russes et contribuait ainsi à engendrer la misère qui amenait son cortège « l'égoïsme d'entreprise », « l'égoïsme local » et en général l'individualisme de type bourgeois. Entre le printemps 1947 et le printemps 1948 le parti s'emploiera à surmonter cette contradiction, mais cela sera encore par des mesures administratives et policières. [...] L'étude de Hugo Bell met particulièrement bien en lumière le processus par lequel l'instauration de la dictature du Parti Communiste transforme radicalement ses rapports avec la classe ouvrière et révèle sa nature de classe exploiteuse. Il n'a pas été rare, au lendemain de l'effondrement du Reich, que les ouvriers se mobilisent spontanément pour faire redémarrer leurs usines. Le Parti y a promptement mis bon ordre. Sous l'autorité d'une hiérarchie sûre, il a cherché partout à réinstaurer la discipline industrielle. Mais il était difficile de motiver les ouvriers à travailler en les laissant crever de faim et en prélevant le plus clair de leur production pour l'envoyer en Russie. Aussi le Parti a-t-il cherché à s'appuyer sur les Conseils d'entreprise (BetriebsrâteJ mis en place dès avril 1946 par le Conseil de contrôle interallié.

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Une fois de plus le parti stalinien tendait à emprisonner la réalité sociale dans une fiction créée de toutes pièces. Les ouvriers mettaient de la mauvaise volonté à produire des biens qui s'en allaient en U.R.S.S. Ils étaient hostiles au parti qui couvrait les réparations ? On tâchera de les convaincre par la propagande que tout cela est juste. On étouffera en même temps toute opinion contraire. Par un tour de passe-passe on fera élire aux ouvriers des représentants staliniens dans les Conseils d'Entreprise. Ceux-ci mèneront la politique du parti tout en se réclamant des ouvriers. Suivant leurs principes de confiance dans l'appareil et les cadres et leur habitude de mépriser la masse, les dirigeants staliniens étaient prêts à penser qu'en « tenant » les représentants des ouvriers, ils pourront influencer et « tenir » ces derniers également. La réalité ne tardera pas à se montrer peu flexible aux manœuvres du parti. L E S CONSEILS SE DÉPARTAGENT SUIVANT LA LIGNE DE RUPTURE : PARTI STALINIEN, MASSE OUVRIÈRE

Les élections pour les Conseils d'Entreprise se déroulèrent sans surprise. Rendus sceptiques envers tout, les ouvriers approuvaient, en général sans discussion, la liste des candidats qui leur était proposée par le comité syndical d'usine après avoir été composée par les chefs de la cellule stalinienne avec approbation des dirigeants locaux du parti. Une fois élus, les Betriebsràte devaient appliquer le programme de production sur lequel ils s'étaient présentés. On s'aperçut alors très vite que la plupart des cellules d'usine avaient été obligées de recourir à des éléments peu sûrs pour compléter les listes. Trop peu liées à la masse, elles ne disposaient pas suffisamment de cadres pour contrôler réellement le conseil. Bien des éléments, en réalité apolitiques, quoique formellement membres du S.E.D., avaient été présentés, ou bien des anciens communistes qui se sentaient plus proches des ouvriers que des dirigeants bureaucrates. Seulement dans peu de cas le Betriebsrat essaya d'appliquer la politique de « travailler d'abord » que le parti appliquait notamment dans les V.E.B. et les S.A.G. ; mais alors le Betriebsrat se transformait presque automatiquement en auxiliaire de la cellule et même de la police. Les ouvriers ne prêtaient pas attention aux harangues sur la production du Betriebsrat. Celui-ci était alors obligé d'introduire le travail aux pièces, de renforcer la discipline et parfois de faire fouiller les ouvriers à la porte de l'usine pour découvrir les « saboteurs et les voleurs ». Bien entendu, dans ce cas, le Betriebsrat n'avait plus rien de commun avec les ouvriers; il avait échoué dans la mission de lier les ouvriers à la couche bureaucratique naissante et s'était placé délibérément dans le camp de cette dernière. Le plus souvent le Betriebsrat était composé d'ouvriers qui restaient proches des soucis de leurs camarades de travail. Ceci apparut assez clairement au mois de novembre 1946, lorsque des Betriebsràte firent leur premier rapport d'activité trimestriel. La plupart se plaignirent de la mauvaise nourriture des ouvriers et déclarèrent que dans ces conditions la production ne pouvait être

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augmentée. Il y eut des cas où le Betriebsrat repoussa des résolutions formulant cette exigence, adoptées par le Comité syndical ou la cellule S.E.D. Le résultat fut que dorénavant on donna une bien moins grande publicité aux bilans trimestriels et que par la suite ceux-ci ne furent pratiquement plus tirés. Fin 1946, les syndicats procédèrent à une enquête dans cent Betriebsràte des entreprises nationalisées. Seulement 16 avaient calculé le prix de revient de la production et s'étaient posé le problème de l'équilibre budgétaire de l'entreprise. Le souci des Conseils était ailleurs : procurer à manger au personnel. Mais ceci n'était possible qu'illégalement ou par des relations personnelles et le Conseil rentrait alors inévitablement en conflit avec le parti et parfois avec la cellule stalinienne de l'usine et la direction. Il arrivait que le Betriebsrat accordât deux jours de congé hebdomadaire aux ouvriers pour que ceux-ci puissent aller à la campagne se ravitailler : la direction venait annuler la mesure. Le plus souvent le Betriebsrat vendait au marché noir ou « compensait » une partie de la production contre des vivres. Il arrivait que la cellule menaçât alors d'arrestation le Betriebsrat. Il naissait souvent une vraie inimitié entre ces deux organes. Ce fait est avoué par le bulletin intérieur du S.E.D. de Berlin, Wille und Weg, de février 1947. Un an après leur création officielle, il était certain que les Betriebsràte des entreprises nationalisées avaient échappé au parti. Non seulement, ils n'avaient pas réussi à colmater la rupture qui existait entre ouvriers et bureaucrates mais les Conseils d'Entreprise s'étaient départagés eux-mêmes suivant cette ligne de rupture. BETRIEBSRAT,

CELLULE STALINIENNE ET DIRECTION D'ENTREPRISE

En schématisant on peut affirmer qu'au sein de l'entreprise nationalisée le Betriebsrat représentait les ouvriers; la cellule stalinienne les intérêts du Kremlin, l'ordre établi et les intérêts généraux de la caste naissante, tandis que la direction était en proie le plus souvent à « l'égoïsme d'entreprise ». En général, le Comité syndical se trouvait sous l'influence de la cellule. L'hostilité des ouvriers envers les bureaucrates s'exprimait rarement à travers des formes de lutte évoluées : il n'y eut en tout que trois-quatre grèves pour une meilleure nourriture, vite réprimées. Le Betriebsrat représentait non seulement les ouvriers mais aussi leur situation sans issue, leur manque de perspectives et leur manque d'espoir dans les destinées de leur classe. A aucun moment, il n'y eut de tentative sérieuse d'unir la classe ouvrière contre la bureaucratie. Elle restait émiettée et s'efforçait simplement de vivre. Au sein de chaque usine, pourtant, les ouvriers réussissaient parfois à influencer non seulement le Betriebsrat mais comme nous l'avons vu aussi bien la cellule et la direction. Tous trois s'entendaient pour couvrir les affaires non officielles. Le dépit du parti était grand dans ces cas. Ce sentiment est exprimé par exemple dans la revue théorique des syndicats Arbeit de septembre 1947 qui écrit : « Les Betriebsràte, les groupes d'entreprise syndicaux ou politiques ont tendance à se trouver sous la pression et à la traîne des parties non politisées et mécontentes du personnel ». Mais le plus souvent, le parti ne donnait pas

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de publicité à ses sentiments et parfois son dépit se traduisait par des arrestations. Entre direction et cellule il y avait également des situations tendues. Les membres de la direction faisaient partie de la cellule, mais en général ne venaient pas aux réunions. Aux prises avec les difficultés redoutables ils se heurtaient aux exigences du parti représenté en l'occurrence par le secrétaire du groupe S.E.D. Ne pouvant s'y opposer ouvertement ils feignaient d'ignorer la cellule. Mais dans leur attitude, à côté de l'hostilité, une nuance de mépris ne manquait pas. Les actuels directeurs - anciens ouvriers révolutionnaires avaient franchi un nouveau pas vers l'acquisition d'une conscience de caste. Pris dans l'engrenage de leurs préoccupations de direction, ils se sentaient supérieurs non seulement à la masse des travailleurs, mais aussi à leurs anciens camarades de parti restés ouvriers qui vivaient comme avant, au jour le jour, et étaient absorbés par les problèmes de leur existence. Souvent, il y avait union personnelle entre la direction de l'entreprise et celle de la cellule. Ceci correspondait au manque de cadres moyens du parti et avait presque toujours comme conséquence de subordonner la cellule à la direction. Le parti réagissait alors, remettait la direction effective aux mains d'éléments sûrs au risque même de laisser péricliter l a production, mais la situation restait toujours très mouvante. Lie parti stalinien était donc loin de maîtriser la situation intérieure des « Entreprises-Propriété du Peuple ». Il y avait, d'une part, les ouvriers émiettés, hostiles et recourant aux solutions individuelles, de l'autre le groupe bureaucratique de direction, uni par le souci de production dont il était le seul à se charger, mais tiraillé entre le besoin de ne pas s'éloigner des ouvriers et celui de suivre la ligne du parti. L'ancien esprit individualiste du capitalisme était représenté également par la nécessité où se trouvait le groupe bureaucratique de recourir aux compensations. La corruption et le désir d'enrichissement ne manquaient pas non plus et s'étendait jusqu'aux membres du Conseil d'Entreprise. RÉACTION DU PARTI STALINIEN

La tentative stalinienne de ranimer grâce aux Betriebsràte les illusions des ouvriers d'avant-garde et l'ardeur au travail de l'été 1945 avait échoué. Malgré son amorphisme politique, la classe ouvrière avait imposé à la majorité des conseils leur conduite. Devant son poids et sa volonté de vivre, le réseau de cadres staliniens s'était avéré trop faible. Le S.E.D. était considéré de plus en plus comme une organisation de Quislings et la productivité du travail, qui était au début 1947 - suivant des sources officielles - à 40 % par rapport à 1936, n'avait pas tendance à monter. Les Betriebsràte constituaient, tout au moins pour la forme, un moyen démocratique de résoudre le problème de la productivité du travail ; dorénavant, le parti recourra toujours plus à des moyens purement bureaucratiques et de force. Il restreindra progressivement les droits des Betriebsràte jusqu'à les dis-

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soudre; il introduira à l'usine les méthodes d'exploitation connues en U.R.S.S. sous le nom de stakhanovisme; enfin, il créera de toutes pièces des organismes de contrôle policiers qu'il baptisera populaires et qu'il présentera ensuite comme issus de l'initiative des travailleurs. Chaque mesure sera présentée comme une conquête démocratique, mais la propagande ne trouvera plus aucun écho parmi les ouvriers et de plus en plus elle deviendra un alibi politique pour les communistes devenus bureaucrates. Le moyen de recruter de nouveaux cadres de direction politique et économique deviendra l'enseignement scolaire du stalinisme combiné à l'attrait des avantages matériels. [...]

CHAPITRE II

LE MONDE DU TRAVAIL La grande majorité de la classe ouvrière ainsi que la minorité révolutionnaire ont longtemps accepté l'idée que la condition d'exploité était la simple conséquence de l'organisation capitaliste de la production. Les ouvriers se pensaient comme appartenant à une classe dépendante, entièrement déterminée par les décisions de la classe antagoniste bourgeoise. Le travail, où écla tait cette dépendance, était vécu par eux comme une malédiction. Or, ce travail était donné par la morale courante comme le fondement de la société, et cela aussi, les ouvriers le croyaient. Fierté de la tâche bien faite et dégoût de la vie menée à l'usine, protection jalouse de l'« outil de travail » et destruction épisodique de machines modernes, mépris et nostalgie des anciens métiers, déchiraient ainsi la conscience des ouvriers. Les grandes organisations de la classe ouvrière n'avaient rien fait pour réduire cette ambivalence et permettre aux travailleurs une plus juste appréciation de leur place dans la société. Les traitant tantôt en mineurs devant être guidés et éduqués, tantôt en masse de manœuvre utilisable selon les besoins politiques du moment, elles avaient, au contraire, accentué l'état de dépendance dans lequel les maintenait la division du travail. Ainsi révoltés mais éprouvant un profond découragement quant aux possibilités de changer leur sort, les ouvriers se résignaient à ce que l'organisation des activités productives se trouvât hors de leur compétence et qu'elle revînt légitimement aux dirigeants patronaux. Or, dès sa constitution, le groupe S. ou B. avait combattu cette division du travail et affirmé la capacité des travailleurs à assimiler les techniques de production modernes, à inventer les moyens de résistance et à dépasser le cadre étroit de leur unité de travail. La figure du prolétariat que diffusa la revue fut ainsi celle d'une classe que sa créativité dans les luttes et son aptitude à répondre collectivement aux problèmes surgissant au long du processus productif rendaient capable de gérer d'abord la production puis le fonctionnement d'ensemble de la société. La classe ouvrière devenait ainsi, au sens plein, une classe autonome sur laquelle pouvait être à nouveau fondé un projet révolutionnaire.

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Nous donnons trois extraits d'articles significatifs de ce renouvellement de la pensée et de l'action du groupe. Le premier est tiré de « L'Ouvrier américain », de Paul Romano, brochure éditée en 1947 par la Tendance JohnsonForest, groupe américain avec lequel S. ou B. avait entretenu dès ses débuts une étroite relation. Ce texte, publié sur cinq numéros, a constitué pendant de nombreuses années un modèle d'interprétation des luttes menées en France. Le second est tiré de « L'expérience prolétarienne » de Claude Lefort paru comme éditorial non signé du numéro 11. Ce texte se compose de deux parties : d'abord une discussion serrée de la nature du prolétariat, du sens de son opposition à l'organisation capitaliste de la production et de la portée universelle de sa lutte ; ensuite, une tentative de définition d'activités concrètes (enquêtes, recueil de témoignages) correspondant aux énoncés de la première partie. Dans la discussion du début, l'auteur montre que la conscience de classe du prolétaire n'est pas donnée par la simple situation d'exploitation, cette situation tendant seulement à lui assigner une place, subordonnée, dans la société ; la conscience de classe du prolétaire se forme à travers l'activité et la réflexion qu'il doit déployer, les objectifs qu'il doit se fixer, les obstacles qu'il doit surmonter, en un mot, à travers l'expérience qu'il fait de l'exploitation Le troisième extrait est tiré de L'usine et la gestion ouvrière » de Daniel Mothé (S. ou B. numéro 22). Mothé, alors fraiseur dans un atelier d'outillage des usines Renault et animateur, à côté de Raymond Hirzel, du journal d'usine Tribune Ouvrière, démontre que les ouvriers de son atelier, confrontés à une organisation créée dans le but de diriger le moindre de leurs gestes sont, de ce fait, conduits, pour assurer la production, à contourner les directives qui leur sont imposées, à coordonner leurs activités et à subvertir continuellement les principes de division du travail et de parcellisation des tâches de la Direction. Ils organisent l'entraide, à l'intérieur de leur atelier et avec les ateliers concourant aux mêmes fabrications, ils court-circuitent les lignes de commandement, négocient les temps et les délais avec les agents de méthodes et la hiérarchie et imposent à tous des règles de savoir-vivre au travail. Finalement, la production de l'atelier apparaît comme le résultat d'innombrables actes de débrouillardise et de savoir-faire, de ruses et de conflits, constamment rejoués, à tous les niveaux. La relation entre la direction et les ouvriers n'y apparaît pas conditionnée par le seul rapport massif de force habituellement invoqué, mais, tout autant, par le résultat des multiples affrontements qu'occasionnent les activités productrices. Mothé conclut sur l'inap-

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propriation du système hiérarchique, l'inefficacité des contrôles exercés de l'extérieur et le nécessaire abandon de la parcellisation des tâches. Il termine lucidement sur les difficultés qui surgiront lorsque les ouvriers tenteront d'étendre leur conception des activités productives de l'atelier à l'usine d'abord, puis à l'ensemble du fonctionnement social. G.P.

L'OUVRIER AMÉRICAIN Paul Romano (n° 5-6, mars-avril 1950, pages 124-134) L E S C O N T R A D I C T I O N S D E LA P R O D U C T I O N LA BAISSE DE LA PRODUCTIVITÉ

DU TRAVAIL

J'ai eu plusieurs discussions avec différents ouvriers sur la baisse de la productivité du travail. L'ouvrier R. convient de l'existence d'une telle baisse. Spécialement en ce qui concerne le travail à la chaîne. Les ouvriers, dit-il, ne veulent pas être transformés en esclaves. Il soutient que si l'on donnait carte blanche aux ouvriers la production pourrait être de 20 à 30 % plus élevée. Il se plaint de la somme insurmontable d'entraves auxquelles l'ouvrier a à faire face dans son travail au cours d'une seule journée. Il affirme que si toute la paperasserie et tous les contrôles tatillons étaient supprimés et que, s'il était laissé libre cours à l'ingéniosité des ouvriers, la production pourrait être considérablement accrue. Il ajoute qu'il est extrêmement difficile de savoir ce que chaque ouvrier pense individuellement étant donné qu'à bien des égards l'ouvrier s'isole mentalement de ses camarades de travail et qu'il est rare qu'il leur fasse part de ce qu'il pense. Les ouvriers, dit-il enfin, freinent la production et ne donnent pas le meilleur d'eux-mêmes. LA NORME, MAIS PAS PLUS QUE LA NORME

Je me suis entretenu du même sujet avec deux autres ouvriers. Le premier affirme que l'on pourrait doubler la production. Le second est plus sceptique. Il semble penser que cela ne pourrait se faire qu'en exigeant encore plus de travail de la part des ouvriers. J'abordais alors la question sous l'angle de la journée de 4 heures, 5 jours par semaine et demandais s'ils pensaient qu'un tel objectif était réalisable. J'essayais de les convaincre en mettant en avant l'idée d'une coopération de tous les ouvriers à l'échelle de l'ensemble de l'usine. J'expliquais ce qu'était un véritable contrôle ouvrier. L'un de mes interlocuteurs rapporta alors que durant la guerre, dans son département, les gars avaient pris l'habitude de délibérément abattre le travail le plus vite possible et utilisaient le temps qui leur restait de libre à jouer aux courses. Ainsi ils se distrayaient et le travail était quand même fait. Il soutient qu'à cette époque l'atmosphère morale était entièrement différente. Il n'est plus question que de respecter les temps et c'est tout. Il dit que lorsqu'il a rempli ses normes avant l'heure et qu'il flâne le contremaître rapplique aussitôt et il n'aime pas cela. Il semble que le contremaître ne puisse pas supporter de voir les ouvriers ne rien faire bien que les normes aient été remplies. (A ce propos le second ouvrier fit

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remarquer que les mineurs qui avaient débrayé une fois alors que la journée était déjà avancée et que leurs quotas avaient été remplis n'avaient pourtant pas eu leur journée entière de payée.) La conversation tourna enfin de nouveau sur les combines astucieuses utilisées pendant la guerre par les ouvriers pour gagner du temps. Une équipe de manœuvres a pour unique tâche d'alimenter les divers postes de l'usine en acier. La plupart du temps le travail consiste en ce que plusieurs ouvriers poussent de grands chariots chargés d'acier. Il est visible que le contremaître de cette équipe estime que les manœuvres sont loin de donner leur pleine force. Il s'énerve et à tout instant il joint sa force à celle des ouvriers. Il est clair que ces derniers n'aiment pas cela. Ils n'ont rien à redire lorsque c'est moimême qui leur donne un coup de main parce que je suis un ouvrier comme eux. Dès que je joins mon effort au leur, le chariot progresse rapidement. Peut-être que cela signifie seulement qu'un manœuvre de plus était nécessaire pour ce travail. Mais à voir l'expression de leur visage on peut tout aussi bien interpréter cela comme la preuve qu'ils ne font pas plus d'efforts qu'il n'en faut pour faire avancer le chariot à petite vitesse. Un jour, un manœuvre me confia son idée sur ces genres de travaux non qualifiés « Tu sais, petit, c'est vraiment tout un art que d'être manœuvre. Le truc c'est de ne pas être là lorsque l'on a besoin de toi. Il faut savoir y faire et un manœuvre qui s'y connaît ne se crève pas ». J'ajouterais que cela a probablement été beaucoup plus vrai durant la guerre. Il semble que depuis qu'il y a eu des licenciements dans leurs rangs, les manœuvres sont obligés de travailler plus dur. Mais dès qu'une occasion d'épargner ses efforts lui est offerte le manœuvre ne manque pas de la saisir comme avant. Alors que le rythme de travail s'accélère et que l'oppression des ouvriers devient plus grande il arrive un moment où cette évolution provoque un changement dans l'attitude de l'ouvrier. C'est justement lorsque la machine exerce sur lui le maximum de ses ravages et lorsque l'ouvrier touche au fond même de son désespoir que, tout à coup, tout son être se révolte dans une attitude de défi et alors il se sent envahi par un sentiment de liberté. Ce n'est que rarement que cela arrive mais aussitôt on constate une baisse automatique dans la productivité du travail dans le cadre de ce qu'est de nos jours l'organisation industrielle. Par contre, j'ai vu des ouvriers se tuer de travail pour sortir le maximum possible de pièces uniquement parce qu'ils voulaient savoir quel niveau de production ils pouvaient atteindre. Il s'agit ici de cas dans lesquels ils n'en tiraient aucun profit supplémentaire. Inversement certains ouvriers se mettront juste avant de quitter le travail à tourner à sec, tout simplement, histoire de brûler leurs outils. Quelquefois pourtant, il s'agit de se venger d'une crasse faite un jour par l'ouvrier de l'équipe suivante. LA DIVISION

AU SEIN DE LA

CLASSE

L'ouvrier dans son travail se heurte sans arrêt à des contradictions. Bien souvent, il pourra avoir l'envie de donner un coup de main à un ouvrier qui fait

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un autre travail que le sien, mais il s'abstiendra de le faire à cause de l'existence des catégories et de la crainte de mécontenter ce faisant ses propres camarades de travail. De plus il risque toujours en agissant ainsi de donner à la compagnie un de ces prétextes qu'elle recherche toujours pour justifier l'extension du nombre des tâches qui sont exigées d'un ouvrier d'une catégorie donnée. Salaires et catégories à l'usine sont multipliés à l'infini. C'est une lutte continuelle pour accéder à une catégorie supérieure et gagner plus d'argent, une lutte de chacun contre tous. Les questions d'avancement ou d'attribution de nouveaux emplois accumulent beaucoup de ressentiments aussi bien entre les ouvriers qu'à l'égard de la compagnie. Chaque fois qu'un nouvel emploi se trouve libre cela déchaîne d'amères querelles. Ce n'est pas essentiellement la question des quelques francs à gagner qui est en cause, ainsi que les apparences pourraient le faire croire, mais le fait que chacun désire voir ses capacités reconnues et qu'il lui soit donné une chance d'exploiter ce qu'il a en lui. Dans les usines où le système des catégories est largement appliqué les ouvriers se confinent aux tâches de leur catégorie. Par exemple un conducteur de machine fait marcher sa machine, le manœuvre balaye, nettoie, porte des charges etc. C'est en tout cas ainsi que cela se passe habituellement. J'ai pourtant constaté qu'il existait une tendance marquée de la part des ouvriers à briser les cadres rigides de leur qualification en faisant des travaux qui sortent pour ainsi dire de leur juridiction. Un conducteur fera aussi le travail d'un manœuvre, etc. C'est de leur propre initiative que les ouvriers enfreignent les règles. Je veux dire qu'ils n'assument cette tâche supplémentaire qu'aussi longtemps qu'ils le font de leur propre chef. Que la compagnie leur donne l'ordre de remplir ces tâches et aussitôt les hommes se rebelleront et répondront par un refus. Par contre, il est pratiquement impossible de les en empêcher lorsque c'est eux-même qui en ont pris l'initiative. Les dispositions concernant l'ancienneté introduites par les syndicats ont très souvent pour effet d'empêcher des ouvriers faisant preuve de qualifications réelles de monter en grade. Il existe par exemple des ouvriers qui après seulement quelques années de pratique surpassent de loin en intelligence et en imagination de vieux compagnons. Cela est essentiellement dû à la formation technique et générale qui leur a été dispensée dans les écoles modernes. J'ai même entendu dire par de vieux ouvriers que le système de l'ancienneté constituait un frein au développement de la production13. Cela n'empêche pas qu'ils seraient quand même prêts à se battre si la compagnie tentait de violer les dis13. On peut effectivement bien parler en Amérique d'un « système de l'ancienneté », parce que c'est la seule manière dont les syndicats peuvent lutter contre les énormes et arbitraires fluctuations de la demande de main-d'œuvre qui existent dans ce pays. Mais, inversement, le rôle des syndicats dans la production capitaliste d'une part, et l'emprise bureaucratique des syndicats sur les ouvriers d'autre part, se trouvent par cette pratique immensément accrus. [Les notes de bas de page ont été introduites par le militant qui a traduit le texte dans la revue. On remarquera quelques maladresses ou obscurités, qu'il nous a semblé inutile de corriger]

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positions concernant l'ancienneté. Ils se trouvent placés dans une situation contradictoire parce qu'ils se rendent compte que le système de l'ancienneté est nécessaire à leur défense et que cependant de telles mesures défensives constituent un obstacle à l'épanouissement des meilleures facultés créatives des ouvriers. Les ouvriers disent que s'ils avaient la possibilité de décider euxmêmes, à la base, quels sont ceux qui doivent bénéficier d'un avancement, ils seraient en mesure d'opérer une meilleure sélection. Durant ces derniers temps, les signes d'une évolution rapide des ouvriers sont discernables. Ils sont agités et ébranlés par une profonde insatisfaction. Ils veulent avoir une existence plus supportable à l'usine. Partout on sent chez eux le désir de résoudre les contradictions de la production qui les aliènent. C'est ainsi que l'ouvrier à qui l'odeur écœurante de sa machine soulève l'estomac la stoppe tout à coup en s'écriant « Qu'ils aillent se faire foutre avec leurs catégories. J'en ai plus que marre. Je vais la nettoyer moi-même cette putain de machine ». LA SPONTANÉITÉ

CRÉATIVE

DES

OUVRIERS

Lorsqu'un ouvrier trouve l'occasion de s'évader un moment, il en profite pour inspecter les autres départements de l'usine. Cela arrive rarement. Son désir d'accéder à une vision de cet ensemble dont il est une partie n'est jamais satisfait. Il n'arrive pas à connaître les techniques et les pratiques des départements voisins dans leur totalité. Lorsqu'il le peut l'ouvrier s'arrêtera devant une machine qui l'intrigue, ramassera une pièce usinée et fera des commentaires. Il posera des questions concernant cette pièce à l'ouvrier travaillant sur la machine. On peut alors déceler une extraordinaire expression d'envie dans les yeux attentifs de ceux qui ont pour tâche habituelle un travail de manœuvre ou un travail manuel et non qualifié. Il n'est pas rare d'entendre un ouvrier dire à un autre : « C'est un drôle de bon boulot que tu as là ». Et pourtant lorsqu'un ouvrier monte en grade son nouveau travail lui paraît rapidement routinier et une fois de plus il se trouve en proie à la même insatisfaction. De nombreux ouvriers expriment le désir d'être affectés à l'atelier d'outillage, mais même dans cet atelier le travail a été l'objet d'une telle division que les opérations exigées en sont devenues simples et routinières. L'un des ouvriers les plus qualifiés de mon département est un régleur. Il se consacre à une grande variété de travaux durant sa journée, réglant les machines, imaginant de nouveaux montages etc. Cependant son travail l'assomme. Il dit : « Si tu trouves que c'est une si bonne place tu n'as qu'à la prendre. Moi j'en ai plein le dos » Pendant la guerre s'est développé un genre de spontanéité créative des ouvriers qui a reçu le nom de « commandes gouvernementales »14. Je ne pense 14. En France, c'est tout simplement ce que l'on appelle « la perruque », qui a existé de tout temps. Il est cependant à noter qu'ici les objets produits sont en général des objets utilitaires (porte-bagages pour vélos, poussettes d'enfants, etc...), évidemment à usage personnel. Durant 1 occupation pourtant on a pu constater une véritable production pour la vente ou le troc.

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pas qu'il existe un seul ouvrier qui, à un moment ou à un autre, n'ait pas travaillé à ces « commandes gouvernementales ». Il était devenu courant et même normal de voir un ouvrier fabriquer quelque chose pour lui durant les heures de travail. Des centaines de milliers d'ouvriers ont fait des bagues, des cadenas, des outils, des bricoles. Si le contremaître ou un chef survenait et demandait : « Qu'est-ce que vous êtes en train de faire ? » La réponse était : « commande gouvernementale ». Beaucoup de jolies choses furent ainsi faites et les ouvriers se les montraient les uns les autres. Cette pratique se perpétua et il semble qu'elle doive rester acquise. L'expression de « commande gouvernementale » s'applique à tout travail que l'ouvrier peut faire pour son propre compte sur le temps de la compagnie. Il semble pourtant que les ouvriers aujourd'hui ne font pas preuve d'autant de patience qu'alors dans ce genre de travaux et qu'ils ont besoin de quelque chose de plus que ce dérivatif. Ce n'est pas seulement pour le savoir faire que l'ouvrier désire être capable de faire beaucoup de choses. Un ouvrier parlera d'un autre en disant : celui-là, il sait faire de tout. Il aimerait bien, lui aussi, en être capable, mais même cela n'est pas suffisant. A l'heure du repas on entend souvent les ouvriers discuter de la meilleure manière de faire un boulot, de la première à la dernière opération. Ils parlent alors de la qualité de la matière qu'il convient d'utiliser, de comment faire telle ou telle opération sur telle ou telle machine plutôt qu'une autre, ainsi que des divers montages ou réglages. Mais jamais ils n'ont le pouvoir de décider du comment et du pourquoi de la production. Cependant s'ils ne peuvent pleinement utiliser les ressources de leur expérience, ils s'efforcent tout au moins de les mettre à contribution le plus qu'ils le peuvent. Pour assurer la production, de nombreux ouvriers mettent au point des procédés ingénieux. Certains changent les jeux de roues lorsque le contremaître n'est pas dans les environs. D'autres fabriquent des outils spéciaux ou font des montages particuliers sur leurs machines afin de se faciliter le travail. Ils gardent pour eux ces améliorations afin que la compagnie n'en profite pas. Parfois ils s'entraident, parfois ils ne le font pas. L'autre jour mon voisin de machine imagina un système adroit permettant d'améliorer le rendement de sa bécane. Il tint à me le montrer et à m'expliquer ce qu'il avait fait. Il était satisfait de sa réussite et il était déçu que personne d'autre ne puisse l'admirer. Les conducteurs de machines fonctionnant par coupement du métal ont souvent l'envie d'accélérer l'avancement et d'augmenter la profondeur des passes pour voir jusqu'où ils peuvent aller. Cela se passe couramment sur les tours, parallèles et verticaux, etc. Moi-même j'ai bien souvent fait de même. Bien que l'on risque ainsi de casser quelque chose, les ouvriers qui le tentent cherchent ce faisant à dominer complètement leur machine. Étant donné que les ouvriers n'ont pas la possibilité de donner libre cours à leur spontanéité créative à l'atelier, c'est en dehors de l'usine, chez eux, qu'ils cherchent à la satisfaire. Nombreux sont les ouvriers qui cherchent à oublier la tension de l'usine, durant leurs heures de loisir, en travaillant sur leur voiture. Ils les nettoient et les astiquent, raccommodent les moteurs et les divers autres

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organes mécaniques. Les ouvriers passent aussi leur temps à peindre et à réparer leur maison. Mais ici aussi ils sentent qu'il leur manque quelque chose. Il leur arrive d'abandonner le travail entrepris durant des semaines entières parce qu'ils y ont perdu tout intérêt et, à moins qu'ils ne s'y forcent, le travail demeure alors inachevé. De nombreux ouvriers confient à leurs camarades d'atelier : « Lorsque j'ai fini ma journée à l'usine c'est pour remettre ça que je rentre à la maison ». Lorsqu'un ouvrier voit un nouveau modèle de machine il l'observe avec des yeux de connaisseur. « Quelle bécane ! » s'exclame-t-il. Son appréciation n'est pas fonction d'une évaluation monétaire, mais il en juge d'après ce qu'elle pourrait donner sous sa conduite à lui. LA COMMUNAUTÉ

OUVRIÈRE

Personne n'échappe à la vie misérable de l'usine. Aussi lorsque des ouvriers geignent et se plaignent continuellement auprès de leurs camarades de travail, ceux-ci s'énervent. Les pleurnicheurs ne sont pas appréciés et on les évite autant que possible. Les ouvriers leur disent « Si tu as des réclamations à faire ne t'adresse pas à moi. Adresse-toi au patron ». Tout ouvrier capable respectera un autre ouvrier qui fait du bon travail. C'est de cette manière que se crée un sentiment de respect mutuel et d'appréciation réciproque. C'est là pour la communauté ouvrière une sorte de code non formulé. Les ouvriers ont des procédés pour se mettre les uns les autres à l'épreuve. Parfois, durant une journée, on cherchera à embêter un ouvrier ; par exemple, en mettant du bleu sur sa machine, en l'arrêtant continuellement, en foutant la pagaille dans sa boîte à outils, en cachant ses outils. On fait cela pour voir s'il ira pleurer auprès des chefs et s'il est un bon gars qui comprend la plaisanterie. Souvent un ouvrier trouve satisfaction à venir travailler un jour où l'on ne s'attend pas à le voir. C'est de son propre chef qu'il prend une telle décision, vu qu'il n'est pas tenu de venir ce jour-là. Ces ouvriers qui agissent ainsi prennent un certain plaisir à être venus spécialement s'il y a d'autres ouvriers qui, eux, sont absents. On remarque alors une certaine atmosphère de camaraderie et d'insouciance. Dans chaque département, les ouvriers vont faire de temps à autre un tour aux lavabos pour fumer un peu ou se reposer un moment. Personne n'a jamais fixé une périodicité à ces déplacements mais dans mon département, nous avons établi une sorte de tradition tacite en la matière. La journée est divisée en deux. Première cigarette à 10 heures du matin, seconde à 2 heures de l'après-midi. A de telles heures, on est sûr de trouver d'autres ouvriers et d'avoir de la compagnie à qui parler. Lorsqu'un ouvrier change d'usine, il est temporairement envahi par le sentiment d'être perdu et doute de sa capacité à bien remplir son nouveau travail.

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Après une journée passée dans la nouvelle usine, au milieu des ouvriers qu'il retrouve, sa confiance en lui-même et en ses capacités renaît d'un seul coup. Lorsqu'un malheur frappe un ouvrier mort dans sa famille, maladie ou autre détresse personnelle, les ouvriers expriment leur compassion. Bien souvent, les mots seuls ne suffisent pas à apporter une consolation ; aussi l'ouvrier du rang cherche à manifester la part qu'il prend à ce malheur en aidant d'une manière ou d'une autre son camarade endeuillé. Lorsqu'un malheur frappe un ouvrier, il trouve un certain soulagement à l'usine, loin de la tristesse de la maison. COMME

S'ILS ÉTAIENT

QUELQU'UN

Un jour, durant le repas, les ouvriers discutaient et se lamentaient du peu de véritable amitié qui prévaut dans les relations entre les gens. L'un d'eux s'exprimait dans des termes qui, en fait, signifiaient non pas amitié, mais bien camaraderie. Il disait que c'était tragique que les relations entre les hommes n'étaient pas harmonieuses. Tous les employés possèdent un matricule. Systématiquement, les numéros matricules remplacent les noms des ouvriers. Enveloppes de paye, bons de travail, etc., sont tous adressés à un numéro matricule. Même les ouvriers commencent à se référer les uns aux autres comme à des numéros : « Le 402 a travaillé sur ma machine cette nuit ». Il y a beaucoup d'ouvriers dans l'usine qui cherchent à trouver un moyen d'exprimer l'importance de la fonction qu'ils tiennent en tant qu'individus. La compagnie qui en est consciente institua le port d'un certain type d'uniforme pour certaines fonctions. C'est une sorte de veste ou de manteau de travail léger, orné de l'insigne de la compagnie, habituellement porté par les régleurs inspecteurs, etc. Je pris la peine d'observer les réactions des quelques ouvriers auxquels cette petite ruse était destinée. Au début et pendant quelques jours, il apparut qu'ils affichaient un air de supériorité, comme si maintenant ils étaient quelqu'un. Quelques jours plus tard, l'uniforme était devenu sale et, de plus, les autres ouvriers, dès le premier jour, n'avaient tenu aucun compte de cette nouvelle marque de distinction dont ceux qui portaient les vestes pensaient être les bénéficiaires. La nouveauté perdit rapidement son attrait d'autant plus qu'aucun changement réel n'était apporté au statut de ces ouvriers et que le travail continuait, aussi monotone qu'auparavant. Les ouvriers portent parfois leur nom sur leur chemise. Très souvent, il est facile d'identifier les ouvriers d'après le genre et la couleur des vêtements pour lesquels ils ont une préférence. J'ai précédemment rapporté les circonstances qui accompagnèrent l'introduction par la compagnie d'un système de convoyage des pièces usinées et souligné l'hostilité des ouvriers à l'égard de ce système. Mais il y a d'autres raisons à cette hostilité. Avant l'introduction de ce système, les pointeaux venaient jusqu'aux machines des ouvriers pour leur donner

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un reçu en échange de la livraison de leurs pièces. Maintenant, l'ouvrier place ses pièces sur le convoyeur qui les centralise toutes en un endroit donné de l'usine. A divers intervalles durant la semaine, on lui fait parvenir ses reçus. Les anciens rapports d'homme à homme, entre le pointeau et l'ouvrier sont ainsi supprimés (ce qui est très avantageux pour le pointeau). L'ancien système donnait aux ouvriers le sentiment d'un contact individuel avec les récipiendaires de son travail. L'ouvrier est très mécontent du nouveau système et demande que l'ancien soit rétabli. Il insiste pour que son travail soit comptabilisé à sa machine. Il donne pour justification de cette réclamation que, sans cela, on va le voler d'une partie de son travail. Mais ce n'est plus autant le cas maintenant et la compagnie multiplie les contrôles pour que personne ne soit volé. Le nouveau système, ainsi que nous l'avons déjà dit, s'est révélé, à bien des égards, plus satisfaisant que l'ancien. Mais l'ouvrier ne veut rien entendre, pas même la voix de sa propre raison, et il est mécontent de voir que s'accentue encore le divorce qui existe entre lui-même en tant qu'individu et le fruit de son travail, de se sentir absorbé dans le processus d'automatisation de la production. Il essaie de protéger son individualité et se rebelle devant un enrégimentement croissant de son activité qui le stérilise. Aussi ce n'est pas contre le fait qu'il est forcé de charger lui-même le convoyeur qu'il proteste, mais à cause de la séparation croissante qui s'introduit entre son activité productive et le fruit matériel de ses efforts, entre lui-même et les récipiendaires de son travail. COOPÉRATION

L'organisation actuelle de la production à l'usine tend à opposer le blanc au noir, le juif au chrétien, les ouvriers entre eux enfin. Mais les éléments essentiels de cette division des ouvriers peuvent s'exprimer au niveau de l'activité productive elle-même. Ainsi que je l'ai dit précédemment, les ouvriers ont un respect mutuel fondamental de leurs qualités professionnelles. La communauté ouvrière transforme ce respect en une sorte de fierté qui est profondément ancrée chez les ouvriers. Quels que soient les effets déformants de la production moderne, ce sentiment reste vivace chez les ouvriers. Il exprime une caractéristique universelle qui est au-dessus des barrières de races, de convictions, de religions. Mais de nos jours, cette solidarité ne trouve pas la possibilité de s'exprimer sur le terrain de l'activité productive. Aussi tend-elle à se manifester sur d'autres plans. Parfois, on voit se développer une magnifique camaraderie à l'usine entre les ouvriers. Habituellement, elle s'exprime dans quelque jeu bruyant et violent. Bien souvent aussi, les ouvriers chanteront en cœur pour égayer la journée de travail. Parfois on discutera interminablement des équipes de base-bail, de leurs performances, de ceux qui jouent dedans. On donne des détails précis sur chaque joueur et nombreux sont ceux qui connaissent jusqu'à l'état de leur santé. Les ouvriers s'empareront de tout sujet susceptible de servir de lien d intérêt entre eux : le base-bail le jeu, les femmes.

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Un bon ouvrier aime toujours garder sa place propre. La rigidité des catégories et les conflits qu'elle entraîne l'en empêche souvent15. Un jour, le sol, le long des rangées de machines, était trempé d'huile. On avait répandu de la sciure de bois pour l'absorber. Le résultat fut une sorte de gâchis épais et lourd à la place de l'huile. Bien qu'il en soit presque toujours ainsi, ce jour-là, les conducteurs allèrent chercher un balai et nettoyèrent autour de leurs machines. Ensuite, le balai fut systématiquement passé de l'un à l'autre, le long des travées. La compagnie passe son temps à réclamer des hommes cet effort, mais il est très rare qu'ils le fassent, malgré le fait qu'ils désirent beaucoup garder leur place propre. Un jour, la chaleur était telle que l'on aurait dit que les thermomètres allaient éclater. On suffoque dans l'usine. La rangée supérieure des fenêtres est fermée. La chaîne est cassée et n'a pas été réparée. D'un bout à l'autre de l'usine, les ouvriers ne cessent pas de se plaindre aux contremaîtres. Pour une raison ou une autre, ils sont incapables d'y remédier et les fenêtres restent fermées. Personne ne pose de revendications officielles. Je cherche le délégué, mais il n'est pas là. Je contacte alors un ouvrier et lui dis « Ouvrons donc nousmêmes ces putains de fenêtres ». Il répond « Allons-y ». Je fais la même proposition à quelques autres ouvriers qui acceptent. Deux d'entre nous montent jusqu'à la fenêtre de la salle de douches qui donne sur le toit, pour examiner la situation. Il se révèle qu'il est impossible de réparer les fenêtres par ce côté-là. Nous redescendons et sommes forcés de retourner à nos machines. Il m'était tout d'un coup devenu clair comme de l'eau de roche qu'une demi-douzaine d'ouvriers auraient immédiatement répondu à cet appel si on leur avait proposé d'aller chercher une échelle nous-mêmes et de monter réparer les fenêtres. Les ouvriers sont prêts à coopérer pour améliorer les conditions d'existence à l'usine. CONCLUSIONS

La machine-outil de base dans l'industrie, c'est le tour. C'est, au départ, du premier tour élémentaire que l'outillage perfectionné de l'industrie moderne s'est développé. Presque tout l'outillage moderne dérive du principe du tour. La plupart des ouvriers qui connaissent quelque chose en mécanique savent cela. Ce que je veux souligner plus particulièrement, c'est ceci : la maîtrise de l'une quelconque de ces machines prépare automatiquement l'ouvrier à s'assurer facilement la maîtrise des autres. J'ai pu le constater des centaines de fois durant ces sept dernières années. Moi-même, ainsi que d'autres ouvriers, avons été à un moment ou un autre, mis sur des machines que nous n'avions encore jamais conduites. La plupart du temps, cela nous prenait une demi-heure pour nous mettre suffisamment au courant. C'est ainsi que, d'ailleurs, les choses se passent couramment dans la plupart des usines. Lorsqu'il n'y a momentané15. L'auteur veut signifier, par là : soit ne peut, soit ne veut pas faire ce qui n'est pas de son ressort.

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ment plus de travail sur une machine on met l'ouvrier sur une autre. J'ai l'occasion d'en faire la constatation chaque jour à l'usine. Dans l'usine où je suis actuellement, durant les deux premiers mois, j'ai conduit une perceuse, un tour, une machine à fileter automatiquement, une presse. Pour deux de ces machines, il s'agissait de ma première expérience. Je me rappelle que pendant la guerre, c'était encore plus vrai. Un autre fait, également révélé par la guerre, c'est la facilité avec laquelle les nouveaux venus à la mécanique pouvaient se mettre au courant en un temps relativement court. J'en eus la preuve dans le fait que durant les trois premières années de la guerre, j'ai à moi seul formé quelque vingt ouvriers des plus disparates, blancs et noirs, d'un âge variant entre 17 et 50 ans, à conduire des tours à fileter et à charioter et des tours parallèles. Il est clair que l'organisation moderne de la production elle-même développe chez certaines couches d'ouvriers une multiplicité de capacités. Mais ce polymorphisme professionnel dans lequel l'ouvrier est dressé ne peut jamais développer toutes ses potentialités de nos jours, dans le cadre de ce que sont actuellement les usines. L'ouvrier fait usage de ses cinq sens dans le travail quotidien à l'usine. Chacun de ces sens est déformé et mutilé, Les terribles attaques d'un appareil de production tyrannique, durant des années, poussent inlassablement les ouvriers au renversement de cet appareil et à son remplacement par un système productif qui permettra à l'ouvrier le plein épanouissement de l'usage de ses cinq sens. Dans le système moderne de production, l'ouvrier se trouve comme isolé sur une île qui serait environnée d'une mer d'hommes et de machines. L'ouvrier est dans un sens devenu tellement étranger à lui-même qu'il est aussi entièrement coupé de ses camarades, il ne peut supporter le bruit que font les hommes dans le restaurant express et se sent plus à l'aise seul devant sa machine. L'inquiétude dont l'ouvrier est la proie vient de ce qu'il est éternellement pris dans la contradiction suivante donner libre cours à son désir de faire du bon travail et de rester en pleine communion avec ses camarades de travail, et se trouver dans l'obligation, un moment après, de faire le contraire. Il existe un profond courant souterrain de révolte à l'usine qui, lentement mais sûrement, est en train de grossir. L'animosité profonde des ouvriers est partout visible. On peut la voir dans l'affaissement des épaules de l'ouvrier qui déambule tout le long de l'usine d'une démarche pesante, dans la manière dont un ouvrier va boire à une fontaine, se penchant avec lassitude pour rencontrer le jeu de l'eau qui surgit ; on peut la voir aux environs de minuit dans les lèvres serrées et les traits tirés de l'ouvrier de la seconde équipe. Quelle expression plus profonde de tout cela pourrait-on donner que celle dont se servit l'ouvrier X... s adressant à son contremaître Je croyais que Lincoln avait libéré les esclaves ». Plus tard, en présence de quelques camarades d'atelier, il exprimait lidée qu'il était temps que quelqu'un vienne et nous libère des machines. [...]

L'EXPÉRIENCE PROLÉTARIENNE [Claude Lefort] Éditorial (n° 11, novembre-décembre 1952, pages 6-16)

[...] S'il est donc vrai qu'aucune classe ne peut jamais être réduite à sa seule fonction économique, qu'une description des rapports sociaux concrets au sein de la bourgeoisie fait nécessairement partie de la compréhension de la nature de cette classe, il est vrai encore que le prolétariat exige une approche spécifique qui permette d'en atteindre le développement subjectif. Quelque réserve, en effet, que cette épithète appelle, elle résume cependant mieux que toute autre le trait dominant du prolétariat. Celui-ci est subjectif en ce sens que sa conduite n'est pas la simple conséquence de ses conditions d'existence ou plus profondément que ses conditions d'existence exigent de lui une constante lutte pour être transformées, donc un constant dégagement de son sort immédiat et que le progrès de cette lutte, l'élaboration du contenu idéologique que permet ce dégagement composent une expérience au travers de laquelle la classe se constitue. En paraphrasant Marx une fois encore, on dira qu'il faut éviter avant tout de fixer le prolétariat comme abstraction vis-à-vis de l'individu, ou encore qu'il faut rechercher comment sa structure sociale sort continuellement du processus vital d'individus déterminés, car ce qui est vrai, selon Marx, de la société, l'est a fortiori du prolétariat qui représente au stade historique actuel la force éminemment sociale, le groupe producteur de la vie collective. Force est cependant de reconnaître que ces indications que nous trouvons chez Marx, cette orientation vers l'analyse concrète des rapports sociaux constitutifs de la classe ouvrière n'ont pas été développées dans le mouvement marxiste. La question à notre sens fondamentale - comment les hommes placés dans des conditions de travail industriel s'approprient-ils ce travail, nouentils entre eux des rapports spécifiques, perçoivent-ils et construisent-ils pratiquement leur relation avec le reste de la société, d'une façon singulière, composent-ils une expérience en commun qui fait d'eux une force historique - , cette question n'a pas été directement abordée. On la délaisse ordinairement au profit d'une conception plus abstraite dont l'objet est, par exemple, la Société capitaliste - considérée dans sa généralité - et les forces qui la composent situées à distance sur un même plan. Ainsi pour Lénine, le prolétariat est-il une entité dont le sens historique est une fois pour toutes établi et qui - à cette restriction près qu'on est pour lui - est traité comme son adversaire, en fonction de ses caractères extérieurs ; un intérêt excessif est accordé à l'étude du « rapport de forces » confondue avec celle de la lutte de classes elle-même, comme si l'essentiel consistait à mesurer la pression qu'une des deux masses exerce sur

la masse opposée. Certes, il ne s'agit nullement, selon nous, de rejeter une analyse objective de la structure et des institutions de la société totale et de prétendre par exemple qu'aucune connaissance vraie ne peut nous être donnée qui ne soit celle que les prolétaires eux-mêmes puissent élaborer, qui ne soit liée à un enracinement dans la classe. Cette théorie « ouvriériste » de la connaissance, qui, soit dit en passant, réduirait à rien l'œuvre de Marx, doit être condamnée au moins pour deux raisons, d'abord parce que toute connaissance prétend à l'objectivité (alors même qu'elle est consciente d'être psychologiquement et socialement conditionnée), ensuite parce qu'il appartient à la nature même du prolétariat d'aspirer à un rôle pratiquement et idéologiquement universel, soit en définitive de s'identifier avec la société totale. Mais il demeure que l'analyse objective, même menée avec la plus grande rigueur, comme elle l'est par Marx dans Le Capital, est incomplète parce qu'elle est contrainte de ne s'intéresser qu'aux résultats de la vie sociale ou aux formes fixées dans lesquelles celle-ci s'intègre (par exemple l'évolution des techniques ou de la concentration du capital) et à ignorer l'expérience humaine correspondant à ce processus matériel ou tout au moins extérieur (par exemple le rapport qu'ont les hommes avec leur travail à l'époque de la machine à vapeur et à l'époque de l'électricité, à l'époque d'un capitalisme concurrentiel et à celle d'un monopolisme étatique). En un sens, il n'y a aucun moyen de mettre à part les formes matérielles et l'expérience des hommes, puisque celle-ci est déterminée par les conditions dans lesquelles elle s'effectue et que ces conditions sont le résultat d'une évolution sociale, le produit d'un travail humain ; pourtant d'un point de vue pratique, c'est en définitive l'analyse objective qui se subordonne à l'analyse concrète car ce ne sont pas les conditions mais les hommes qui sont révolutionnaires, et la question dernière est de savoir comment ils s'approprient et transforment leur situation. Mais l'urgence et l'intérêt d'une analyse concrète s'impose aussi à nous d'un autre point de vue. Nous tenant près de Marx, nous venons de souligner le rôle de producteurs de la vie sociale des ouvriers. Il faut dire davantage, car cette proposition pourrait s'appliquer d'une façon générale à toutes les classes qui ont eu dans l'histoire la charge du travail. Or, le prolétariat est lié à son rôle de producteur comme aucune classe ne l'a été dans le passé. Ceci tient à ce que la société moderne industrielle ne peut être que partiellement comparée aux autres formes de société qui l'ont précédée. Idée couramment exprimée aujourd'hui par de nombreux sociologues qui prétendent, par exemple, que les sociétés primitives du type le plus archaïque sont plus près de la société féodale européenne du moyen âge que celle-ci ne l'est de la société capitaliste qui en est issue, mais dont on n'a pas suffisamment montré l'importance en ce qui concerne le rôle des classes et leur rapport. En fait, il y a bien dans toute société la double relation de l'homme à l'homme et de l'homme à la chose qu'il transforme, mais le second aspect de cette relation prend avec la production industrielle une nouvelle importance. Il y a maintenant une sphère de la production régie par des lois en une certaine mesure autonomes ; elle est bien sûr englobée dans la sphère de la société totale puisque les rapports entre les classes sont en défi-

nitwe constitués au sein du processus de production ; mais elle ne s'y réduit pas, car le développement de la technique, le processus de rationalisation qui caractérise l'évolution capitaliste depuis ses origines ont une portée qui dépasse le cadre strict de la lutte des classes. Par exemple (c'est une constatation banale), l'utilisation de la vapeur ou de l'électricité par l'industrie implique une série de conséquences — soit un mode de division du travail, une distribution des entreprises - qui sont relativement indépendantes de la forme générale des rapports sociaux. Certes, la rationalisation et le développement technique ne sont pas une réalité en soi ; ils le sont si peu qu'on peut les interpréter comme une défense du patronat constamment menacé dans son profit par la résistance du prolétariat à l'exploitation. Il demeure que si les mobiles du Capital sont suffisants pour en expliquer l'origine, ils ne permettent pas de rendre compte du contenu du progrès technique. L'explication la plus profonde de cette apparente autonomie de la logique du développement technique est que celui-ci n'est pas l'œuvre de la seule direction capitaliste, qu'il est aussi l'expression du travail prolétarien. L'action du prolétariat, en effet, n'a pas seulement la forme d'une résistance (contraignant constamment le patronat à améliorer ses méthodes d'exploitation), mais aussi celle d'une assimilation continue du progrès et davantage encore d'une collaboration active à celui-ci. C'est parce que les ouvriers sont capables de s'adapter au rythme et à la forme sans cesse en évolution de la production que cette évolution peut se poursuivre ; plus profondément, c'est en apportant eux-mêmes des réponses aux mille problèmes que pose la production dans son détail, qu'ils rendent possible l'apparition de cette réponse systématique explicite qu'on nomme l'invention technique. La rationalisation qui s'opère au grand jour reprend à son compte, interprète, et intègre à une perspective de classe, les innovations multiples, fragmentaires, dispersées et anonymes des hommes qui sont engagés dans le processus concret de la production. Cette remarque est, de notre point de vue, capitale, parce qu'elle incite à mettre l'accent sur l'expérience qui s'effectue au niveau des rapports de production et sur la perception qu'en ont les ouvriers. Il ne s'agit pas, comme on le voit, de séparer radicalement ce rapport social spécifique du rapport social tel qu'il s'exprime au niveau de la société globale, mais seulement de reconnaître sa spécificité. Ou, en d'autres termes, constatant que la structure industrielle détermine de part en part la structure sociale, qu'elle a acquis une permanence telle que toute société désormais - quel que soit son caractère de classe - doit se modeler sur certains de ses traits, nous devons comprendre dans quelle situation elle met les hommes qui lui sont intégrés 'de toute nécessité, c'est-à-dire les prolétaires. En quoi pourrait donc consister une analyse concrète du prolétariat ? Nous essaierons de le définir en énumérant différentes approches et en évaluant leur intérêt respectif. La première consisterait à décrire la situation économique dans laquelle se trouve placée la classe et l'influence qu'a celle-ci sur sa structure; à la limite, c'est toute l'analyse économique et sociale qui serait ici nécessaire, mais, en un

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sens plus restreint, nous voulons parler des conditions de travail et des conditions de vie de la classe - les modifications qui surviennent dans sa concentration et sa différenciation, dans les méthodes d'exploitation, la productivité, la durée du travail, les salaires et les possibilités d'emploi, etc... Cette approche est la plus objective en ceci qu'elle s'attache à des caractéristiques apparentes (et d'ailleurs essentielles) de la classe. Tout groupe social peut être étudié de cette manière et tout individu peut se consacrer à une telle étude indépendamment d'une conviction révolutionnaire quelconque16 ; tout au plus peut-on dire qu'une telle enquête est ou sera généralement inspirée par des mobiles politiques puisqu'elle desservira nécessairement la classe exploiteuse, mais dans sa méthode elle n'a rien de spécifiquement prolétarien. Une seconde approche pourrait à l'inverse être qualifiée de typiquement subjective ; elle viserait toutes les expressions de la conscience prolétarienne, ou ce qu'on entend ordinairement par le terme d'idéologie. Par exemple, le marxisme primitif, l'anarchisme, le réformisme, le bolchevisme, le stalinisme ont représenté des moments de la conscience prolétarienne et il est très important de comprendre le sens de leur succession ; pourquoi de larges couches de la classe se sont rassemblées à des stade historiques différents sous leur drapeau et comment ces formes continuent à coexister dans la période actuelle, en d'autres termes qu'estce que le prolétariat cherche à dire par leur intermédiaire. Une telle analyse des idéologies, que nous ne présentons pas comme originale et dont on trouve de nombreux exemples dans la littérature marxiste (par exemple chez Lénine, la critique de l'anarchisme et du réformisme) pourrait cependant être poussée assez loin dans la période présente où nous disposons d'un précieux recul qui permet d'apprécier la transformation des doctrines, en dépit de leur continuité formelle (celle des idées staliniennes entre 1928 et 1952 ou du réformisme depuis un siècle). Mais quel que soit son intérêt, cette étude est aussi incomplète et abstraite. D'une part, nous utilisons encore une approche extérieure qu'une connaissance livresque (des programmes et des écrits des grands mouvements intéressés) pourrait satisfaire et qui ne nous impose pas nécessairement une perspective prolétarienne. D'autre part, nous laissons échapper à ce niveau ce qui fait peut-être le plus important de l'expérience ouvrière. Nous ne nous intéressons en effet qu'à l'expérience explicite, qu'à ce qui est exprimé, mis en forme dans des programmes ou des articles sans nous préoccuper de savoir si les idées sont un reflet exact des pensées ou des intentions réelles des couches ouvrières qui ont paru s'en réclamer. Or, s'il y a toujours un écart entre ce qui est vécu et ce qui est élaboré, transformé en thèse, cet écart a une ampleur particulière dans le cas du prolétariat. C'est d'abord que celui-ci est une classe aliénée, non pas seulement dominée, mais totalement exclue du pouvoir économique et par là-même mise dans l'impossibilité de représenter un statut quelconque - ce qui ne signifie pas que l'idéologie soit sans relation avec son expérience de classe, mais qu'en devenant un système de pensées, elle suppose une rupture avec

16. Qu'on pense par exemple au livre de G. Duveau La Vie Ouvrière en France sous le Second Empire.

cette expérience et une anticipation qui permet à des facteurs non prolétariens d'exercer leur influence. Nous retrouvons sur ce point une différence essentielle entre le prolétariat et la bourgeoisie à laquelle nous avons déjà fait allusion. Pour celle-ci, la théorie du libéralisme, à une époque donnée par exemple, a eu le sens d'une simple idéalisation ou rationalisation de ses intérêts ; les programmes de ses partis politiques en général expriment le statut de certaines de ses couches ; pour le prolétariat, le bolchevisme, s'il représentait en une certaine mesure une rationalisation de la condition ouvrière, était aussi une interprétation opérée par une fraction de l'avant-garde associée à une intelligentsia relativement séparée de la classe. En d'autres termes, il y a deux raisons à la déformation de l'expression ouvrière : le fait qu'elle est l'œuvre d'une minorité qui est extérieure à la vie réelle de la classe ou contrainte d'adopter une position d'extériorité à son égard et le fait qu'elle est utopie (ce terme n'étant nullement pris dans son acception péjorative), c'est-à-dire projet d'établir une situation dont le présent ne contient pas toutes les prémisses. Certes, les idéologies du mouvement ouvrier représentent bien celui-ci sous un certain rapport puisqu'il les reconnaît pour siennes, mais elles le représentent sous une forme dérivée. La troisième approche serait plus spécifiquement historique ; elle consisterait à rechercher une continuité dans les grandes manifestations de la classe depuis son avènement, à établir que les révolutions, ou plus généralement les diverses formes de résistance ou d'organisation ouvrières (associations, syndicats, partis, comités de grève ou de lutte) sont les moments d'une expérience progressive et à montrer comment cette expérience est liée à l'évolution des formes économiques et politiques de la société capitaliste. C'est enfin la quatrième approche que nous jugeons la plus concrète ; au lieu d'examiner de l'extérieur la situation et le développement du prolétariat, on chercherait à restituer de l'intérieur son attitude en face de son travail et de la société et à montrer comment se manifestent dans sa vie quotidienne ses capacités d'invention ou son pouvoir d'organisation sociale. Avant toute réflexion explicite, toute interprétation de leur sort ou de leur rôle, les ouvriers ont un comportement spontané en face du travail industriel, de l'exploitation, de l'organisation de la production, de la vie sociale à l'intérieur et en dehors de l'usine et c'est, de toute évidence, dans ce comportement que se manifeste le plus complètement leur personnalité. A ce niveau les distinctions du subjectif et de l'objectif perdent leur sens : ce comportement contient éminemment les idéologies qui en constituent en une certaine mesure la rationalisation, comme il suppose les conditions économiques dont il réalise luimême l'intégration ou l'élaboration permanente. Une telle approche n'a guère été, nous l'avons dit, utilisée jusqu'à maintenant ; sans doute, trouve-t-on dans l'analyse de la classe ouvrière anglaise au XIXe siècle que présente Le Capital des renseignements qui pourraient la servir, cependant la préoccupation essentielle de Marx consiste à décrire les conditions de travail et de vie des ouvriers ; il s'en tient donc à la première approche que nous mentionnions. Or, depuis Marx, nous ne pourrions citer que des docu-

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ments « littéraires » comme essais de description de la personnalité ouvrière. Il est vrai que depuis quelques années est apparue, essentiellement aux EtatsUnis, une sociologie « ouvrière » qui prétend analyser concrètement les rapports sociaux au sein des entreprises et proclame ses intentions pratiques. Cette sociologie est l'œuvre du patronat ; les capitalistes « éclairés » ont découvert que la rationalisation matérielle avait ses limites, que les objetshommes avaient des réactions spécifiques dont il fallait tenir compte si l'on voulait tirer d'eux le meilleur parti, c'est-à-dire les soumettre à l'exploitation la plus efficace - admirable découverte en effet qui permet de remettre en service un humanisme hier taylorisé et qui fait la fortune de pseudo-psychanalystes appelés à libérer les ouvriers de leur ressentiment comme d'une entrave néfaste à la productivité ou de pseudo-sociologues chargés d'enquêter sur les attitudes des individus à l'égard de leur travail et de leurs camarades et de mettre au point les meilleures méthodes d'adaptation sociale. Le malheur de cette sociologie est qu'elle ne peut par définition atteindre la personnalité prolétarienne car elle est condamnée par sa perspective de classe à l'aborder de l'extérieur et à ne voir que la personnalité de l'ouvrier producteur simple exécutant irréductiblement lié au système d'exploitation capitaliste. Les concepts qu'elle utilise, celui d'adaptation sociale, par exemple, ont pour les ouvriers le sens contraire qu'ils ont pour les enquêteurs et sont donc dépourvus de toute valeur (pour ces derniers, il n'y a d'adaptation qu'aux conditions existantes, pour les ouvriers l'adaptation implique une inadaptation à l'exploitation). Cet échec montre les présuppositions d'une analyse véritablement concrète du prolétariat. L'important est que ce travail soit reconnu par les ouvriers comme un moment de leur propre expérience, un moyen de formuler, de condenser et de confronter une connaissance ordinairement implicite, plutôt « sentie » que réfléchie et fragmentaire. Entre ce travail d'inspiration révolutionnaire et la sociologie dont nous parlions, il y a toute la différence qui sépare la situation du chronométrage dans une usine capitaliste et celle d'une détermination collective des normes dans le cas d'une gestion ouvrière. Car c'est bien comme un chronométreur de sa « durée psychologique » que doit nécessairement apparaître à l'ouvrier l'enquêteur venu pour scruter ses tendances coopératives ou son mode d'adaptation. En revanche, le travail que nous proposons se fonde sur l'idée que le prolétariat est engagé dans une expérience progressive qui tend à faire éclater le cadre de l'exploitation ; il n'a donc de sens que pour des hommes qui participent d'une telle expérience, au premier chef, des ouvriers. A cet égard, l'originalité radicale du prolétariat se manifeste encore. Cette classe ne peut être connue que par elle-même, qu'à la condition que celui qui interroge admette la valeur de l'expérience prolétarienne, s'enracine dans sa situation et fasse sien l'horizon social et historique de la classe ; à condition donc de rompre avec les conditions immédiatement données qui sont celles du système d'exploitation. Or, il en va tout différemment pour d'autres groupes sociaux. Des américains étudient par exemple avec succès la petite bourgeoisie du Middle West comme ils étudient les Papous des îles d'Alor ; quelles que soient les difficultés rencontrées (et qui concernent toujours la relation de l'observa-

teur avec son objet d'étude) et la nécessité pour l'enquêteur d'aller au-delà de la simple analyse des institutions afin de restituer le sens qu'elles ont pour des hommes concrets, il est possible d'obtenir dans ces cas-là une certaine connaissance du groupe étudié sans pour autant partager ses normes et accepter ses valeurs. C'est que la petite bourgeoisie comme les Papous a une existence sociale objective qui, bonne ou mauvaise, est ce qu'elle est, tend à se perpétuer sous la même forme et offre à ses membres un ensemble de conduites et de croyances solidement liées aux conditions présentes. Tandis que le prolétariat n'est pas seulement, nous l'avons suffisamment souligné, ce qu'il paraît être, la collectivité des exécutants de la production capitaliste ; sa véritable existence sociale est cachée, bien sûr solidaire des conditions présentes, mais aussi sourde contradiction du système actuel (d'exploitation), avènement d'un rôle en tous points différent du rôle que la société lui impose aujourd'hui. Cette approche concrète, que nous jugeons donc suscitée par la nature propre du prolétariat, implique que nous puissions rassembler et interpréter des témoignages ouvriers ; par témoignages, nous entendons surtout des récits de vie ou mieux d'expérience individuelle, faits par les intéressés et qui fourniraient des renseignements sur leur vie sociale. Enumérons à titre d'exemple quelquesunes des questions qui nous semblent le plus intéressant à voir aborder dans ces témoignages et que nous avons pour une bonne part définies à la lumière de documents déjà existants 17 . On chercherait à préciser : a) La relation de l'ouvrier à son travail (sa fonction dans l'usine, son savoir technique, sa connaissance du processus de production - sait-il par exemple d'où vient et où va la pièce qu'il travaille - son expérience professionnelle - at-il travaillé dans d'autres usines, sur d'autres machines, dans d'autres branches de production ? etc... ; son intérêt pour la production - quelle est sa part d'initiative dans son travail, a-t-il une curiosité pour la technique ? A-t-il spontanément l'idée de transformations qui devraient être apportées à la structure de la production, au rythme du travail, au cadre et aux conditions de vie dans l'usine ? A-t-il en général une attitude critique à l'égard des méthodes de rationalisation du patronat ; comment accueille-t-il les tentatives de modernisation ?) b) Les rapports avec les autres ouvriers et les éléments des autres couches sociales au sein de l'entreprise (différence d'attitudes à l'égard des autres ouvriers, de la maîtrise, des employés, des ingénieurs, de la direction) ; conception de la division du travail. Que représente la hiérarchie des fonctions et celle des salaires ? Préférerait-il faire une partie de son travail sur machine et l'autre dans des bureaux ? S'est-il accommodé du rôle de simple exécutant ? Considère-t-il la structure sociale à l'intérieur de l'usine comme nécessaire ou en tout cas « allant de soi » ? Existe-t-il des tendances à la coopération, à la compéti17." L'ouvrier américain " publié par Socialisme ou Barbarie, n" 1, Témoignage, Les Temps Modernes, juillet 1952

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tion, à l'isolement ? Goût pour le travail d'équipe, individuel ? Comment se répartissent les rapports entre les individus ? Rapports personnels ; formation de petits groupes. ; sur quelle base s'établissent-ils? Quelle importance ont-ils pour l'individu? S'ils sont différents des rapports qui s'établissent dans les bureaux, comment ceux-ci sont ils perçus et jugés ? Quelle importance la physionomie sociale a-t-elle à ses yeux ? Connaît-il celle d'autres usines et les compare-t-il ? Est-il exactement informé des salaires attachés aux différentes fonctions dans l'entreprise ? Confronte-t-il ses feuilles de paie avec celles des camarades ? etc... c) La vie sociale en dehors de l'usine et la connaissance de ce qui advient dans la société totale. (Incidence de la vie à l'usine sur la vie à l'extérieur ; comment son travail, matériellement et psychologiquement influence-t-il sa vie personnelle, familiale par exemple ? Quel milieu fréquente-t-il en dehors de l'usine ? En quoi ces fréquentations lui sont-elles imposées par son travail, son quartier d'habitation ? Caractéristiques de sa vie familiale, rapports avec ses enfants, éducation de ceux-ci, quelles sont ses activités extra-professionnelles ? Manière dont il occupe ses loisirs ; a-t-il des goûts prononcés pour un mode déterminé de distraction ? En quelle mesure utilise-t-il les grands moyens d'information ou de diffusion de la culture : livres, presse, radio, cinéma ; attitude à cet égard, par exemple quels sont ses goûts... non seulement quels journaux lit-il ? Mais ce qu'il lit d'abord dans le journal ; dans quelle mesure s'intéresse-t-il à ce qui se passe dans le monde et en discute-t-il ? (l'événement politique ou social, la découverte technique ou le scandale bourgeois), etc .... d) Le lien avec une tradition et une histoire proprement prolétarienne. (Connaissance du passé du mouvement ouvrier et familiarité avec cette histoire ; participation effective à des luttes sociales et souvenir qu'elles ont laissées ; connaissance de la situation des ouvriers d'autres pays ; attitude vis-àvis de l'avenir, indépendamment d'une estimation politique particulière, etc.) Quel que soit l'intérêt de ces questions, on peut à juste titre s'interroger sur la portée de témoignages individuels. Nous savons bien que nous ne pourrons en obtenir qu'un nombre très restreint : de quel droit généraliser ? Un témoignage est par définition singulier - celui d'un ouvrier de 20 ans ou de 50, travaillant dans une petite entreprise ou dans un grand trust, militant évolué, jouissant d'une forte expérience syndicale et politique, ayant des opinions arrêtées ou dépourvu de toute formation et de toute expérience particulière - comment, sans artifice, tenir pour rien ces différences de situation et tirer de récits si différemment motivés un enseignement de portée universelle ? La critique est sur ce point largement justifiée et il paraît évident que les résultats qu'il serait possible d'obtenir seront nécessairement de caractère limité. Toutefois il serait également artificiel de dénier pour autant tout intérêt aux témoignages. C'est d'abord que les différences individuelles, si importantes soient-elles ne jouent qu au sein d'un cadre unique, qui est celui de la situation prolétarienne et que c est celle-ci que nous visons au travers des récits singuliers beaucoup plus que la spécificité de telle vie. Deux ouvriers placés dans des conditions

très différentes ont ceci de commun qu'ils sont soumis l'un et l'autre à une forme de travail et d'exploitation qui est pour l'essentiel la même et qui absorbe pour les trois quarts leur existence personnelle. Leurs salaires peuvent présenter un écart sensible, leurs conditions de logement, leur vie familiale n'être pas comparables, il demeure que leur rôle de producteurs, de manieurs de machines et leur aliénation est profondément identique. En fait, tous les ouvriers savent cela ; c'est ce qui leur donne des rapports de familiarité et de complicité sociale (alors qu'ils ne se connaissent pas) visibles au premier coup d'oeil pour un bourgeois qui pénètre dans un quartier prolétarien. Il n'est donc pas absurde de chercher sur des exemples particuliers des traits qui ont une signification générale, puisque ces cas ont suffisamment de ressemblances pour se distinguer ensemble de tous les cas concernant d'autres couches de la société. A quoi il faut ajouter que la méthode du témoignage serait bien davantage critiquable si elle visait à recueillir et à analyser des opinions car celles-ci offrent nécessairement une large diversité, mais, nous l'avons dit, ce sont les attitudes ouvrières qui nous intéressent, quelquefois, certes, exprimées dans des opinions, mais souvent aussi défigurées par elles et en tout cas plus profondes et nécessairement plus simples que celles-ci qui en procèdent ; ainsi serait-ce une gageure manifeste de vouloir induire à partir de quelques témoignages individuels les opinions du prolétariat sur l'U.R.S.S. ou même sur une question aussi précise que celle de l'éventail des salaires, mais nous paraît-il beaucoup plus facile de percevoir les attitudes à l'égard du bureaucrate spontanément adoptées au sein du processus de production. Enfin, il convient de remarquer qu'aucun autre mode de connaissance ne pourrait nous permettre de répondre aux problèmes que nous avons posés. Disposerions-nous d'un vaste appareil d'investigation statistique (en l'occurrence de très nombreux camarades ouvriers susceptibles de poser des milliers de questions dans les usines, puisque nous avons déjà condamné toute enquête effectuée par des éléments extérieurs à la classe), cet appareil ne nous servirait de rien, car des réponses recueillies auprès d'individus anonymes et qui ne pourraient être mises en corrélation que d'une manière quantitative seraient dépourvues d'intérêt. C'est seulement rattachées a un individu concret que des réponses se renvoyant les unes aux autres, se confirmant ou se démentant peuvent dégager un sens, évoquer une expérience ou un système de vie et de pensée qui peut être interprété. Pour toutes ces raisons, les récits individuels sont d'une valeur irremplaçable. Ceci ne signifie pas que, par ce biais, nous prétendions définir ce que le prolétariat est dans sa réalité, une fois rejetées toutes les représentations qu'il se fait de sa condition quand il s'aperçoit à travers le prisme déformant de la société bourgeoise ou des partis qui prétendent l'exprimer. Un témoignage d'ouvner, si significatif, si symbolique et si spontané soit-il demeure cependant déterminé par la situation du témoin. Nous ne faisons pas ici allusion à la déformation qui peut provenir de l'interprétation de l'individu mais à celle que le témoignage impose nécessairement à son auteur. Raconter n'est pas agir et suppose même une rupture avec l'action qui en transforme le sens ; faire par exemple le récit d'une grève est tout autre chose qu'y participer, ne serait-ce que

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parce qu'on en connaît alors l'issue, que le simple recul de la réflexion permet de juger ce qui, sur l'instant, n'avait pas encore fixé son sens. En fait c'est bien plus qu'un simple écart d'opinion qui apparaît dans ce cas, c'est un changement d'attitude ; c'est-à-dire une transformation dans la manière de réagir aux situations dans lesquelles on se trouve placé. A quoi il s'ajoute que le récit met l'individu dans une position d'isolement qui ne lui est pas non plus naturelle. C'est solidairement avec d'autres hommes qui participent à la même expérience que lui, qu'un ouvrier agit ordinairement ; sans parler même de la lutte sociale ouverte, celle qu'il mène d'une manière cachée mais permanente au sein du processus de production pour résister à l'exploitation, il la partage avec ses camarades ; ses attitudes les plus caractéristiques, vis-à-vis de son travail ou des autres couches sociales il ne les trouve pas en lui comme le bourgeois ou le bureaucrate qui se voit dicter sa conduite par ses intérêts d'individu, il en participe plutôt comme de réponses collectives. La critique d'un témoignage doit précisément permettre d'apercevoir dans l'attitude individuelle ce qui implique la conduite du groupe, mais, en dernière analyse l'une et l'autre ne se recouvrent pas et le témoignage ne nous procure qu'une connaissance incomplète. Enfin, et cette dernière critique rejoint partiellement la première en l'approfondissant, on doit mettre en évidence le contexte historique dans lequel ces témoignages sont publiés ; ce n'est pas d'un prolétaire éternel qu'ils témoignent mais d'un certain type d'ouvrier occupant une position définie dans l'histoire, situé dans une période qui voit le reflux des forces ouvrières dans le monde entier, la lutte entre deux forces de la société d'exploitation réduire peu à peu au silence toutes les autres manifestations sociales et tendre à se développer en un conflit ouvert et en une unification bureaucratique du monde. L'attitude du prolétariat, même cette attitude essentielle que nous recherchons et qui en une certaine mesure dépasse une conjoncture particulière de l'histoire, n'est toutefois pas identique selon que la classe travaille avec la perspective d'une émancipation proche ou qu'elle est condamnée momentanément à contempler des horizons bouchés et à garder un silence historique. C'est assez dire que cette approche qualifiée par nous de concrète est encore abstraite à bien des égards, puisque trois aspects du prolétariat (pratique, collectif, historique) ne se trouvent abordés qu'indirectement et sont donc défigurés. En fait le prolétariat concret n'est pas objet de connaissance ; il travaille, lutte, se transforme ; on ne peut en définitive le rejoindre théoriquement mais seulement pratiquement en participant à son histoire. Mais cette dernière remarque est elle-même abstraite car elle ne tient pas compte du rôle de la connaissance dans cette histoire même, qui en est une partie intégrante comme le travail et la lutte. C'est un fait aussi manifeste que d'autres que les ouvriers s'interrogent sur leur condition, et la possibilité de la transformer. On ne peut donc que multiplier les perspectives théoriques, nécessairement abstraites, même quand elles sont réunies, et postuler que tous les progrès de clarification de l'expérience ouvrière font mûrir cette expérience. Ce n'était donc pas par une clause de style que nous disions des quatre approches - successivement

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critiquées - qu'elles étaient complémentaires. Ceci ne signifiait pas que leurs résultats pouvaient utilement s'ajouter, mais plus profondément qu'elles communiquaient en rejoignant par des voies différentes, et d'une manière plus ou moins compréhensive, la même réalité, que nous avons déjà appelée, faute d'un terme plus satisfaisant, l'expérience prolétarienne. Par exemple nous pensons que la critique de l'évolution, du mouvement ouvrier, de ses formes d'organisation et de lutte, la critique des idéologies et la description des attitudes ouvrières doivent nécessairement se recouper ; car les positions qui se sont exprimées d'une manière systématique et rationnelle dans l'histoire du mouvement ouvrier et les organisations et les mouvements qui se sont succédé coexistent, en un certain sens, à titre d'interprétations ou de réalisations possibles dans le prolétariat actuel ; au-dessous, pour ainsi dire, des mouvements réformiste, anarchiste, ou stalinien il y a chez les ouvriers procédant directement du rapport avec la production une projection de leur sort, qui rend possibles ces élaborations et les contient simultanément ; de même des techniques de lutte qui paraissent associées à des phases de l'histoire ouvrière (1848, 1870 ou 1917) expriment des types de relations entre les ouvriers qui continuent d'exister et même de se manifester (sous la forme par exemple d'une grève sauvage, dépourvue de toute organisation). Ce qui ne signifie pas que le prolétariat contienne, de par sa seule nature, tous les épisodes de son histoire ou toutes les expressions idéologiques possibles de sa condition, car l'on pourrait aussi bien retourner notre remarque et dire que son évolution matérielle et théorique l'a amené à être ce qu'il est, s'est condensée dans sa conduite actuelle lui créant un nouveau champ de possibilités et de réflexion. L'essentiel est de ne pas perdre de vue, en analysant les attitudes ouvrières, que la connaissance ainsi obtenue est elle-même limitée et que, plus profonde ou plus compréhensive que d'autres modes de connaissance, non seulement elle ne supprime pas leur validité mais doit encore s'associer à eux, sous peine d'être inintelligible. [...]

L'USINE ET LA GESTION OUVRIÈRE Daniel Mothé (n° 22, juillet-septembre 1957, pages 75-92) Il est difficile d'avoir une vue d'ensemble des choses dans notre société. C'est encore plus difficile pour un ouvrier à qui l'organisation du monde reste cachée comme une chose mystérieuse obéissant à des lois magiques et inconnues de lui. L'ouvrier ne perçoit d'abord les choses que dans son cadre bien étroit ; il doit se battre pour voir plus loin. Notre horizon se trouve limité à la parcelle de travail que l'on nous demande et nous impose. A côté nous ne savons plus ce qu'il y a. Notre travail, nous ne savons plus ce qu'il devient ; il est lancé dans la machine de l'organisation ; nous l'avons fait, nous ne le verrons plus, à moins qu'un hasard nous le fasse rencontrer et alors le plus souvent ce sera la surprise, l'étonnement ou la déception de constater que ce que nous avons fait sert à quelque chose ou est complètement inutile. Nous ne devons rien savoir et l'organisation du monde semble être l'organisation de notre ignorance. Toutes nos rancœurs devant notre cloisonnement éclatent à tout instant. L'ouvrier se plaint six jours par semaine à ses camarades en ne pensant qu'au jour où la société le libérera de sa tâche fastidieuse et abrutissante. Mais ces rancœurs n'intéressent personne en dehors de nous. Nous sommes des hommes libres, nous avons le droit de vote et celui de nous exprimer sur les problèmes généraux du monde, mais on refuse d'entendre notre voix sur ce que nous faisons tous les jours, sur la partie de l'univers qui est la nôtre. Nous savons par expérience que notre bulletin de vote ne change en rien cet univers. Nous exprimer, nous le pouvons, mais cette expression reste limitée à nos camarades. Nous sommes seuls. Personne ne se soucie de nous, de ces rancœurs et on tend à nous démontrer que ces soucis sont étrangers aux problèmes généraux de la politique. La classe ouvrière a ses taudis, ses bas salaires et tout le lot de misère qui en découle, tout ce qui apitoie la littérature, les touristes et les organisations syndicales, mais il y a une autre misère sur laquelle pèse un énorme silence, c'est la misère qui émane de son rôle dans le travail. Les journaux syndicaux, pour s'opposer au patronat, s'appuient sur les « salaires de misère », sur les « cadences infernales », sur les « normes inhumaines ». Cela ne met pas en cause la société capitaliste, le système n'est pas attaqué, la soupape de sûreté peut jouer : si la classe ouvrière menace, il suffit d'augmenter les salaires et de diminuer les normes et les cadences. Voilà l'harmonie du monde réalisée. La lutte entre les patrons et les syndicats se fera autour de l'évaluation de cette misère. Pour les uns comme pour les autres, le mensonge deviendra la base de l'argumentation. C'est ainsi que l'on peut voir dans La Vie Ouvrière des images représentant l'ouvrier français affamé, devant un morceau de pain inaccessible, tandis que

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les journaux bourgeois tireront les conclusions les plus optimistes du nombre de voitures et de postes de télévision que la classe ouvrière possède. Les syndicats reprochent aux patrons de faire des superbénéfices, « d'y aller un peu fort ». Les patrons répondent que les ouvriers ont plus de richesses qu'il y a 50 ans. De cette controverse est née la codification de la consommation de l'ouvrier, le « minimum vital ». Les syndicats tendent à prouver qu'il est de l'intérêt du patron de bien alimenter la classe ouvrière. L'ouvrier, comme consommateur, est maintenu à son rang de machine, il a les mêmes besoins que cette dernière: alimentation, entretien, repos. C'est sur cette base essentiellement bourgeoise que se place le syndicat. Il discute avec le patron en adoptant ses critères. Sur ce terrain, des discussions interminables peuvent s'ouvrir pour savoir si le repos et l'alimentation de l'ouvrier sont suffisants; pour cela on mettra à contribution les techniciens de la machine humaine, médecins, psychologues, neurologues, etc.... Les syndicats pourraient ainsi polémiquer pendant des mois pour faire admettre au patronat et au gouvernement que l'on doit remplacer la balle de tennis par le ballon de foot-ball dans les 213 articles du minimum vital. L'ouvrier n'en reste pas moins la chose de la société, il est devenu la machine aux 213 articles. L'ouvrier a beau manger des biftecks, et même avoir la télévision et son automobile, il reste dans la société une machine productive et rien de plus et c'est là sa grande misère ; elle se manifeste en moyenne 48 heures par semaine. Il serait faux de croire que l'aliénation cesse dès qu'il a franchi les murs de l'usine. Nous nous bornerons cependant ici à décrire ce qui se passe à l'intérieur de ces murs et, là, nous abandonnerons l'idée que l'homme est une marchandise. Nous n'évaluerons pas sa misère et sa souffrance au nombre de pièces et de mouvements qu'il fait dans une heure ou une journée de travail, ni au salaire qu'il touche dans la quinzaine, nous nous baserons sur le simple fait qu'il est un homme avec toutes les conséquences que cela implique. Sa lutte, c'est la revendication permanente de ce droit d'être reconnu comme tel et c'est cela qui au départ est contesté par tout le système social. Est-ce la rançon inévitable du progrès et de la société moderne, comme veulent nous le faire croire aussi bien les défenseurs que les détracteurs de ce soidisant progrès ? C'est à cette question que nous voulons répondre le plus concrètement possible ; c'est pourquoi nous éviterons de présenter une image générale de la vie des ouvriers en usine. Les lignes qui vont suivre sont la description d'un atelier bien particulier, des contradictions de son organisation, de la réaction des ouvriers et enfin des solutions qu'une société socialiste peut apporter. Dans une prochaine étude nous nous proposons d'aborder un autre secteur bien plus complexe, le secteur du travail à la chaîne. Pour l'instant, il s'agit d'un atelier d'outillage des usines Renault qui groupe des ouvriers qualifiés, c'est-à-dire des ouvriers qui ont appris un métier et qui jouissent d'une certaine autonomie et de certains privilèges. C'est ce que l'on nomme habituellement « l'aristocratie ouvrière ». Cette autonomie est toutefois contrebalancée par les efforts de ratio\

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nalisation de la Direction qui rend ce travail de plus en plus parcellaire, d'autant plus que, dans cet atelier plus que dans tout autre, l'ouvrier tend à ignorer ce qu'il fait puisqu'il ne fabrique pas de pièces destinées aux voitures. Il fabrique des pièces et des outils destinés aux machines qui usinent ou montent les éléments des voitures. Bien que la critique de l'organisation de l'atelier, et les solutions proposées soient relatives à cet atelier et rien de plus, il découle de cet exemple une série d'idées qui ont une valeur universelle. Mais tout d'abord, il faut voir ce qui se passe dans cet atelier. Pour les raisons que nous avons indiquées plus haut, il est difficile de donner une vue générale de l'organisation de l'usine. Il y a, bien sûr, les schémas d'organisation qui sont à la disposition du public et que publie le Bulletin Mensuel Renault. Mais quel est le rapport entre ces schémas et la réalité, entre le plan de la Direction et l'accomplissement de ce plan par les différents services et par les travailleurs ? Pour répondre d'une façon aussi globale à cette question, il faudrait supposer qu'une personne puisse connaître en détail tous les rouages de cette organisation. C'est justement cette possibilité que nous nions. Bien sûr, les « managers »18 de l'usine connaissent par cœur le schéma de cette organisation, mais leur connaissance n'est que théorique. La majeure partie de la réalité de la production leur est inaccessible, cachée par la petite maîtrise, par les ouvriers et par les techniciens, du simple fait que les « managers » ne sont pas seulement des gens qui doivent coordonner, mais aussi des gens qui commandent et exercent une coercition. Cette coercition, arme redoutable qui menace chacun, à des degrés différents, est un phénomène qui paralyse toute la hiérarchie de cette organisation et qui rend les subordonnés aussi méfiants vis-à-vis de leurs supérieurs que l'enfant vis-à-vis de l'adulte. La seule façon d'avoir une vue globale de l'industrie serait d'obtenir un témoignage de ceux qui participent à cette industrie et surtout de ceux qui réalisent ces schémas, bien plus que de ceux qui les conçoivent. Cet article est fait seulement par un ouvrier. C'est pourquoi il ne donnera qu'une vue partielle et c'est pour cette raison aussi que la prétention de l'article n'est pas de répondre à tous les problèmes de l'organisation de l'usine, mais à ceux qui touchent le secteur de certains ouvriers qualifiés : les outilleurs. LA RÉPARTITION RATIONNELLE

Quand la Direction présente un schéma rationnel de l'usine, n'importe qui est enclin à le considérer comme vrai. Pourtant ce qui nous est perceptible est tout à fait différent. Notre atelier figure en bonne place dans ce schéma, pour18. La direction, les cadres et la maîtrise, excepté toutefois la maîtrise subalterne, chefs d'équipe et contremaîtres.

tant à notre échelle, il nous est difficile de parler de rationalité, ce que nous percevons est la négation même de tout plan organisé, en d'autres termes c'est ce que nous appelons « le bordel ». La rationalisation de la main-d'œuvre Si vous demandez à la Direction l'effectif de l'atelier, c'est-à-dire le nombre d'ajusteurs, de fraiseurs, de tourneurs, etc., les différentes catégories parmi ces compagnons, PI, P2, P3, le nombre d'O.S., et que vous contrôliez par vousmêmes, vous serez étonné de ne pas y retrouver votre compte. Si vous approfondissez la question, vous serez encore plus étonné de constater que des ajusteurs sont sur des machines, que des tourneurs sont sur des fraiseuses, que des O.S. font le même travail que des professionnels, qu'une grande partie des ouvriers fait un travail qu'il n'a jamais appris à l'école professionnelle, et que des O.S. font un travail qu'ils sont censés ne pas connaître. Si vous avez cru un seul moment à la rationalisation de la main-d'œuvre, cet unique passage dans l'atelier vous fera perdre en un instant toute illusion à ce sujet. Que se passe-t-il donc ? N'étiez-vous pas imbus de la formule que vous aviez apprise dans les manuels et les revues de l'industrie ou par les exposés des « managers » : « L'ouvrier est payé selon ses capacités professionnelles et le travail qu'il fait » ? Cette formule perd tout son sens dès que l'on a franchi les murs de l'atelier, elle n'a rien à voir avec la réalité. Pourquoi y a-t-il des O.S., des PI, P2, P3 ? Pourquoi tel ouvrier est dans une catégorie plutôt qu'un autre ? Pour répondre à cela, il faut non seulement oublier la formule qu'on vous a apprise, il faut aussi fermer les yeux sur le travail qu'effectuent les ouvriers, il faut encore plus, il faut connaître l'histoire de chaque ouvrier. C'est le seul moyen de savoir pourquoi un tel est plus payé qu'un autre. Son travail peut bien être identique à celui d'un ouvrier d'une autre catégorie, c'est son passé seul qui compte. Mais il serait trop long de vouloir rapporter l'histoire d'une centaine d'ouvriers, aussi nous nous bornerons à regrouper ces histoires. Certains sont ouvriers qualifiés parce qu'ils ont passé par l'école professionnelle de l'usine. Mais ne croyez pas qu'ils font obligatoirement le métier qu'ils ont appris. Il y a des ajusteurs, par exemple, qui ont appris pendant trois années leur métier et qui ont été placés dans l'atelier sur des machines qu'ils ne connaissaient pas auparavant. Ils sont fraiseurs, raboteurs ou surfaceurs, parce que le métier d'ajusteur est en voie de disparition et que l'on a besoin de plus en plus d'ouvriers sur machine. Ils sont passés dans leur nouveau métier avec la classification de l'ancien. Ainsi il n'est pas rare de voir un ajusteur P2 faire du jour au lendemain le travail d'un fraiseur P2, mais comme on peut changer plus facilement de travail que de catégorie professionnelle, l'ajusteur P2 restera toute sa vie classé comme ajusteur, bien qu'il ne touche plus de lime. Par contre l'O.S. qui travaille sur une fraiseuse, et qui fait le même travail qu'un fraiseur P I ou P2, ne pourra acquérir cette qualification et ce salaire qu'après

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le passage d'un essai, et les essais ne sont pas fonction, comme nous le verrons, de sa volonté, mais surtout du nombre de places disponibles. Voici quelques cas parmi tant d'autres : Un ouvrier travaille sur une machine comme O.S.. Il veut passer un essai pour devenir professionnel. Comme il a appris étant jeune le métier d'ajusteur, il demande à passer un essai d'ajusteur. A force de demander on finit par lui faire passer son essai, qu'il réussit ; il devient ainsi ajusteur P l . Changera-t-il de métier ? Non ; il continuera ce qu'il a fait jusqu'à présent. Il restera sur sa machine (une surfaceuse), mais gagnera plus, parce qu'il est capable d'exercer le métier dont il ne se sert pas et dont l'usine n'a pas besoin. Un autre O.S. travaille sur une fraiseuse, mais il préfère passer un essai de tourneur, car il a fait son apprentissage dans cette profession. Il passe l'essai, le réussit et devient tourneur P l . Il ne touchera certainement jamais plus un tour de sa vie. Ici on peut tirer deux conclusions. La première sur le plan du travail. La classification professionnelle est indépendante de la capacité de l'ouvrier à exercer cette profession, elle dépend des nécessités de la production et elle dépend de « l'essai ». La deuxième conclusion se situe sur le plan du salaire. On peut dire que la paye n'est pas fonction du travail effectué, mais de l'essai que l'on passe. L'essai Tout d'abord il est difficile de donner les raisons pour lesquelles certaines demandes d'essai sont acceptées, d'autres refusées, explicitement ou implicitement. C'est une loi qui doit obéir à un certain nombre de facteurs qui nous sont étrangers, et que seuls la maîtrise ou le bureau d'embauche sont susceptibles de connaître. Une chose est sûre, c'est que l'acceptation des demandes d'essai est indépendante de la capacité de l'ouvrier à faire le travail de la catégorie professionnelle qu'il sollicite. De plus la difficulté des essais est sans commune mesure avec le travail que le compagnon devra effectuer par la suite. Ceci fait hésiter l'ouvrier à demander le passage de l'essai. Il sait qu'il est capable de faire le même travail que son voisin, mais il doute de réussir un essai dont les cotes et le temps exigés sont extrêmement difficiles à réaliser. Il y a des ouvriers qui doivent recommencer plus de 6 fois leur essai (ce qui leur demande plusieurs années) pour passer à une catégorie supérieure, et cela bien qu'ils fassent le travail de cette catégorie depuis longtemps. Mais la réussite de l'essai ne dépend pas seulement de la qualité de l'essai lui-même, il dépend d'autres facteurs bien plus importants. Il dépend de l'appréciation du chef d'atelier, ce que les ouvriers nomment communément « la cote d'amour » et qui elle, dépend le plus souvent des relations de l'ouvrier avec la maîtrise. Il dépend du « coup de téléphone » qui est l'appui d'une personne influente de l'usine. Il dépend de l'appui d'un syndicat influent de l'usine, comme le sont actuellement F.O. ou le S.I.R.

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L'ouvrier qui est rentré à l'usine tout de suite après la guerre a eu des possibilités bien plus grandes qu'aujourd'hui. L'usine avait besoin d'ouvriers qualifiés pour mettre les chaînes en route. Elle en a créé de toutes pièces. Beaucoup d'O.S. sont devenus professionnels. Les essais étaient moins difficiles ; ils étaient passés dans l'atelier de l'ouvrier et sur sa machine. Tout le monde (ses camarades et la maîtrise) était prêt à lui donner un conseil ou à l'aider s'il se trouvait en difficulté. Il arrivait ainsi que l'essai soit le produit de la collaboration de tout l'atelier. Dans certains cas même, s'il était jugé trop difficile, ou pour plus de sûreté, c'était le meilleur ouvrier du coin qui l'effectuait. Un tel essai qui paraissait avoir enfreint les règlements, était en réalité un essai qui correspondait beaucoup plus justement au mode de travail effectué couramment. Beaucoup d'O.S. devinrent des ouvriers qualifiés, quelques qualifiés passèrent sans trop de difficultés dans la maîtrise. Les possibilités de promotion à l'intérieur de la maîtrise furent aussi facilitées. Depuis plusieurs années, ces possibilités se sont réduites au point qu'un O.S. a peu de chances de passer professionnel et qu'un professionnel, à moins d'une chance exceptionnelle, ne passera jamais dans la maîtrise ou ne deviendra jamais technicien. Malgré cette anarchie dans la répartition de la main-d'œuvre l'atelier marche. L'O.S. qui fait un travail de P2 se débrouille, l'ajusteur à qui l'on donne une machine nouvelle se débrouille, il apprend son métier. On verra par la suite que ce débrouillage n'a rien à voir avec le débrouillage individuel. L'ouvrier ne peut apprendre son métier ou faire un métier qu'il ne connaît pas, que parce qu'il vit dans une collectivité, parce que ses camarades lui enseignent et lui communiquent leur expérience et leur technique. Sans cet apport des autres ouvriers l'irrationalité de l'utilisation de la main-d'œuvre entraînerait des catastrophes dans la production. En un mot, si les ouvriers n'accomplissaient pas, en plus de leur travail, ce rôle de moniteurs d'école d'apprentissage pour lequel ils ne sont pas payés, il serait impossible à la Direction d'obtenir une aussi grande mobilité et une aussi parfaite adaptation des ouvriers. Le choix des organisateurs Comme nous l'avons vu, la répartition de la main-d'œuvre est soumise pour une grande part, directement ou indirectement, à l'arbitraire de la maîtrise, mais les ouvriers réagissent contre cet arbitraire. Il y a la pression constante d'une moralité collective des ouvriers qui les empêche bien souvent de se plier aux exigences de cette maîtrise. L'ouvrier est continuellement jugé par ses camarades. Il est le plus souvent jugé ouvertement devant tout le monde. Un fayot, un ouvrier qui respecte trop la discipline de l'usine, est condamné par ses camarades. Cette condamnation exerce une pression si réelle que même les plus individualistes sont bien souvent obligés de céder. Un ouvrier qui moucharde ouvertement se trouve dans un tel climat d'hostilité de la part de ses camarades que sa vie à l'atelier devient extrêmement pénible. L'atelier est l'endroit où nous vivons la plus grande partie de notre vie. Nous vivons en collectivité et les rapports humains que nous avons entre nous ont une importance considérable et

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jouent un rôle primordial dans la production. Chaque geste est jugé, au point que si un ouvrier reste à bavarder amicalement plus de dix minutes avec son contremaître, il court le risque de se faire siffler et traiter de fayot. Nous réussissons tous à nous laver les mains avant l'heure ; nous sommes arrivés à ce résultat progressivement. Bien que la maîtrise exerce une pression en sens inverse, à partir du moment où cette habitude a été introduite, il est devenu presque impossible de la faire cesser. La pression collective est trop forte. Tout le monde se lave les mains avant l'heure, et pourtant c'est interdit, mais si l'un de nous refuse de commettre cette infraction, il sera désapprouvé par l'ensemble des ouvriers. Les désapprobations de ce genre ont une portée si grande qu'il n'y a pas d'exception dans ce domaine. La promotion ouvrière par voie de fayotage est donc considérablement freinée par cette morale tacite. Mais dès que nous passons à l'échelon supérieur, c'est-à-dire dans les rangs de la maîtrise, cette moralité s'évanouit subitement. Il n'y a plus de morale collective dans les fonctions de coercition. On parvient dans le camp de la maîtrise parce que l'on possède des qualités de « chef », de « dirigeant », c'est-à-dire ce que l'on appelle dans notre langue des qualités de « garde-chiourme ». Le choix des organisateurs obéit à cette loi. Ce sont les plus dévoués à la direction qui sont choisis. Ce sont ceux qui sont le plus capables de s'opposer à cette morale collective des ouvriers, ceux qui doivent s'opposer à toutes les infractions au règlement. Mais là aussi, ce choix est tout à fait interprétatif et arbitraire. Il y a un essai qui sert de barrière entre les différentes catégories d'ouvriers, et on a vu que cet essai était surtout symbolique. Dans le cas de la maîtrise, cet essai, qui s'appelle « la commission », est encore beaucoup plus symbolique. Après avoir passé la commission, seuls seront admis dans les différentes catégories de la maîtrise ceux qui auront fait preuve des qualités indispensables à cette fonction. Mais cela ne suffira pas, il faudra aussi faire partie des coteries, avoir du piston. Ici, l a course à la promotion ne rencontre plus les barrières de la moralité collective que nous avons trouvées chez les ouvriers. C'est la loi effrénée de la concurrence qui joue, et qui surpasse toutes les autres lois. Pour grimper les échelons hiérarchiques, il ne faut pas seulement avoir passé la commission, il ne faut pas seulement être bien noté par la Direction, ne pas avoir de grève à son actif, il ne faut pas seulement avoir du piston, car le piston est aussi une chose qui se généralise, il faut aussi avoir le meilleur piston et, chose inévitable comme aux courses ou plutôt aux stock-cars, il faut éliminer les concurrents dangereux. Ici l'élimination des concurrents ne se fait pas par la violence. La seule arme c'est le mouchardage et le dénigrement. Ces lois sélectives des organisateurs, qui ne figurent sur aucun manuel jouent, pourtant, un rôle considérable dans la rationalisation de la production elle-même. Cette espèce de concurrence entre les organisateurs provoque-t-elle l'émulation ? Certainement pas. Les organisateurs, dont le seul contrôle vient d'en haut, pratiquent à leur échelle le même système que nous, le débrouillage, mais ce débrouillage-là n'a rien de collectif, il est individuel et impitoyable. Le débrouillage, la concurrence, la responsabilité limitée vis-à-vis de la Direction, aucun contrôle de la part des ouvriers ; tout cela provoque une sorte d'anar-

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chie dont nous ne percevons à notre niveau que les conséquences. L'énumération de ces conséquences pourrait à elle seule remplir des volumes. - Pourquoi avons-nous le mauvais boulot ? - Parce que nos chefs ne savent pas se débrouiller. - Pourquoi avons-nous de bonnes machines ? - Parce que le chef est copain avec celui qui est chargé de répartir les machines. Etc., etc. Le chef d'atelier, les contremaîtres essaieront de se débrouiller pour que l'atelier marche bien. Ils se débrouilleront aux dépens des autres ateliers. La vision générale de l'intérêt de toute l'usine n'existe pas à l'échelle du chef d'atelier. On ne peut dire où elle commence. Existe-t-elle seulement ? L'usine n'est à personne si elle n'est pas aux ouvriers. Elle n'est pas la propriété de la maîtrise, qui n'a que des parcelles de responsabilité. Tous ces « managers » ne sont que des capitaines, souvent des petits despotes, parfois de braves types obsédés par leur propre situation, qui se tiennent en équilibre sur cet échafaudage hiérarchique et sont tourmentés par une seule idée : rester à leur poste, au besoin aller plus haut, mais au-delà, RIEN. LA FONCTION DE L'OUVRIER

Dans l'atelier tout est organisé pour que l'ouvrier ait le moins de contact possible avec ses camarades, l'ouvrier doit rester à sa machine et on fait tout pour qu'il y reste, pour que son temps rapporte, car l'ouvrier, en dehors de sa machine est censé ne pas produire et, ce qui est plus grave, ne pas produire de profit pour l'usine. Aussi va-t-on jusqu'à considérer que, lorsque nous serrons la main à un de nos camarades, nous enfreignons la loi sacrée de l'usine : nous sommes dans une collectivité de production, mais on tend continuellement à nous isoler par tout un système de surveillance très complexe, comme si nous étions, chacun de nous, un artisan isolé. Nous avons des dessinateurs qui ont dessiné les pièces que nous avons à faire, des techniciens qui ont indiqué la succession des opérations d'usinage à effectuer, et qui les ont réparties aux différents types de machines-outils, nous avons un magasin, qui doit nous procurer l'outillage dont nous avons besoin, au-dessus de nous nous avons les chefs d'équipe, contremaîtres, chefs d'atelier, qui doivent nous procurer du travail et nous surveiller ; au-dessous de nous nous avons des convoyeurs qui doivent nous apporter les pièces à usiner. Nous avons des contrôleurs qui vérifient notre travail et parfois des supercontrôleurs qui notent tous les quarts d'heure si notre machine fonctionne, des chronométreurs qui nous allouent des temps, des agents de sécurité qui veillent à la protection de notre corps ; nous avons enfin des délégués syndicaux qui prétendent s'occuper de nos intérêts. Tous, jusqu'au balayeur qui vient nettoyer notre place, tous s'occupent de nous, pour

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que nous n'ayons qu'une chose à faire : faire marcher la machine et ne pas nous occuper du reste. Un organisateur : le chef d'équipe Nous faisons un travail très divers et parfois très complexe, c'est-à-dire un travail qui exclut l'automatisme. Il y a un travail purement intellectuel d'interprétation du dessin : nous devons décider de l'organisation des opérations d'usinage. Les gammes 19 ont beau avoir été prévues, les techniciens ont beau avoir mentionné ce que nous avons à faire, nous mâcher tous les calculs, nous devons dans certains cas personnaliser notre travail, c'est-à-dire trouver une combine pour le faire plus vite et plus facilement. Mais cela ne peut pas être une oeuvre individuelle, c'est une oeuvre éminemment collective. Là, intervient le métier, l'expérience, la routine, c'est-à-dire des éléments qui se trouvent répartis inégalement chez tous les ouvriers, non réunis chez un seul. Pour faire la pièce, nous avons besoin de voir nos camarades, et de discuter avec eux. La Direction, pour éviter cette hérésie, a inventé le super-homme, le super-ouvrier qui doit réunir toutes les connaissances, qui doit accumuler toutes les expériences et connaître toutes les combines ; cet homme, elle en a fait le chef d'équipe. Le choix de cet homme n'a pas été sans difficultés, bien sûr, les fonctions de chef d'équipe doivent exiger que ce soit le meilleur ouvrier, mais le meilleur ouvrier n'est pas forcément dévoué à la Direction, d'autre part la division extrême du travail a atteint aussi les ateliers d'outillage, de telle sorte que bien qu'un compagnon doive savoir tout faire, on essaie de plus en plus de le spécialiser, et de ce fait il sera d'autant plus difficile de trouver un ouvrier qui ait une expérience générale sur le travail. De plus la Direction hésite à prendre un ouvrier qui donne entière satisfaction pour l'enlever à sa machine et le mettre derrière un bureau 20 .

19. Lorsqu'un ouvrier réclame du travail à son chef d'équipe, il reçoit un carton de commande derrière lequel est collé le dessin de la pièce à usiner. Sur ce carton, est inscrite toute la succession des opérations à effectuer, depuis la fonderie ou le tronçonnage du métal, jusqu'au montage de la pièce sur son ensemble mécanique. La gamme du carton est donc l'inscription des opérations successives, qui sont suivies des temps alloués pour l'usinage, du numéro de l'atelier où se fera cet usinage, et du nom de l'ouvrier qui l'effectuera. 20. Le chef d'équipe gagne environ de 10 à 20.000 francs de plus qu'un compagnon ; en principe, il ne travaille pas manuellement. Son bureau se trouve au milieu des machines. Il n'a pas de cage vitrée, sa vie est pratiquement liée à celle des compagnons, sa véritable fonction est celle d'agent de transmission entre les ouvriers et les autres services de l'usine. Mais il arrive bien souvent que les ouvriers se passent de cet intermédiaire par souci d'efficacité ou de rapidité. Il a aussi la fonction de surveillance et de contrôle, mais, pratiquement, cette fonction est assurée par le système de travail au temps qui interdit en principe à l'ouvrier de faire autre chose que de travailler et, d'autre part, par le bureau de contrôle. En réalité le chef d'équipe intervient lorsqu'une bataille de boules de chiffons menace de gagner tout l'atelier. Il passe la plus grande partie de sa journée à bavarder. Sa grande misère, c'est l'ennui.

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Enfin, il n'est pas obligatoire qu'un ouvrier qui aurait ces qualités de superouvrier possède aussi des qualités de surveillant, exerce son autorité, et maintienne la discipline. Pour que le chef d'équipe acquière ces qualités, on lui fait quitter sa machine, ce qui l'entraîne de plus en plus à perdre contact avec le travail qui se trouve en perpétuelle transformation. En donnant un rôle coercitif au chef d'équipe, on lui enlève du même coup la confiance des ouvriers. Ainsi, en voulant éviter toute collaboration entre les ouvriers, en voulant créer un super-ouvrier, la Direction a enlevé un ouvrier productif à sa machine, l'a confiné dans un travail de paperasse et l'a privé pratiquement de tout rôle productif et d'organisation. Les privilèges qu'elle lui a donnés ne sont pas même suffisants pour qu'il accepte d'accomplir son autre rôle de surveillance et de coercition. Chose plus importante, la Direction n'a pas pu éviter la collaboration des ouvriers entre eux, comme nous allons le voir plus loin. Le problème de la responsabilité La responsabilité de l'ouvrier tend de plus en plus à être réduite. Cela n'est pas ici poussé jusqu'au maximum comme dans les chaînes, où l'O. S. n'est pratiquement responsable de rien, seuls le régleur, les chefs et les différentes catégories de contrôleurs étant considérés comme responsables. L'ouvrier est responsable de la parcelle de travail qu'il accomplit et rien de plus : il ne doit pas s'occuper de savoir si cette parcelle est valable par rapport à l'ensemble. D'ailleurs comment pourrait-il le faire, puisque tout est organisé pour lui cacher cet ensemble ? Il doit donc s'en tenir aux directives qu'il reçoit, c'est-à-dire au dessin. Il doit travailler en aveugle et faire uniquement ce qui est nécessaire pour dégager sa responsabilité. Mais là intervient l'homme. Que va-t-il faire, accomplir son rôle d'automate ou bien réagir ? L'ouvrier se trouve placé devant une alternative. La première possibilité est de dégager sa responsabilité, c'est-à-dire se conformer au dessin et faire en sorte que la pièce soit acceptée par le contrôle. Le règlement et l'organisation de l'usine ne sont conçus qu'en fonction de cette attitude. Si donc l'ouvrier s'en tient à cette solution, il travaillera dans le seul but d'être payé, c'est-à-dire de faire accepter sa pièce. La deuxième possibilité est d'essayer de comprendre à quoi sert la pièce, pour qu'elle soit non seulement bonne au contrôle mais utilisable, ou bien pour faciliter la tâche du compagnon qui prendra la suite des opérations21. C'est le drame de conscience, c'est la tragédie de l'ouvrier. D'un côté il peut réagir individuellement en ne s'occupant que de son propre intérêt matériel, de 21. Parfois, pour nous faciliter le travail, nous nous mettons directement en rapport avec ceux qui prendront la suite de l'opération et là, il nous arrive de passer entre nous de véritables arrangements secrets. Ainsi pour l'usinage d'outils de tour, certains fraiseurs consentent à finir directement les pièces à la machine, de telle façon que l'ajusteur qui prend l'opération suivante, n'a pratiquement plus de métal à enlever à l'outil. Il est convenu au préalable que ce dernier partagera le temps alloué avec le fraiseur qui lui a fait le travail. \

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sa paye et c'est ce que le règlement lui demande de faire ; de l'autre sa réaction peut être profondément sociale : il cherchera à deviner le but de son travail, il essaiera d'être solidaire de ses camarades en leur facilitant la tâche. Mais alors il lui faudra affronter le règlement et là aussi il devra tricher. C'est ici que se situe le dialogue entre l'ouvrier et sa conscience (qui est le même que celui qu'il tient avec ses camarades). Ce dialogue a ses mots particuliers, son propre argot et on le retrouve journellement parce qu'il nous obsède. L'ouvrier homme - A quoi sert cette pièce ? L'ouvrier robot - Qu'est-ce que ça peut te foutre. L'ouvrier homme - Crois-tu que cette cote a de l'importance ? L'ouvrier robot - Ca va dans le mur 22 . L'ouvrier homme - En as-tu déjà fait? L'ouvrier robot - Tu te fais du mouron pour RIEN. L'important est que tu sois payé. L'ouvrier homme - Enfin, tu crois que ça ira ? L'ouvrier robot - Tu n'en achètes pas ? ALORS !... Les erreurs Un artisan qui fait une machine du commencement à la fin, qui exécute luimême tous les rouages de l'appareil et qui a l'idée de l'objet fini dans sa tête, travaille en fonction de cet objet idéal : de ce fait il sera moins susceptible que quiconque de faire des erreurs ; il sait ce qui est important et ce qui ne l'est pas, de plus, s'il fait des erreurs, il les réparera au fur et à mesure, l'erreur sur une pièce peut être compensée par la modification de la pièce sur laquelle la première vient s'ajuster, sans mettre en cause le mécanisme de l'objet lui-même. La chose est bien différente quand chaque rouage de la machine est confié non pas à un, mais à 10 ouvriers de différentes professions dont aucun ne connaît l'importance du travail qu'il exécute. Les possibilités d'erreur se trouvent multipliées par le fait qu'il y a un plus grand nombre d'exécutants, qu'aucun des exécutants n'a la machine idéale dans la tête, c'est-à-dire qu'aucun ne sait à quoi sert la pièce. Il ne s'agit évidemment pas ici que l'ouvrier ait une connaissance abstraite de tout le mécanisme de l'appareil qu'il contribue à fabriquer, mais qu'il ait la connaissance concrète de la partie de cet appareil où doit s'adapter sa pièce. Cette connaissance peut le guider et dans la manière de faire sa pièce et dans le soin qu'il doit apporter aux différentes parties de cette pièce. De plus, chaque exécutant est soumis à une pression constante de l'organisation de l'usine, pression qui s'exerce d'une façon aveugle elle aussi. Pour ne parler que de la plus importante de ces pressions, il suffit de mentionner que depuis le dessinateur jusqu'à celui qui termine la pièce, en passant 22. Expression courante qui signifie que la pièce n'a pas besoin de plus de précision qu'un morceau de ferraille qui est cimenté dans le mur.

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par la dactylo qui copie les gammes et les temps sur les cartons que l'on donne aux ouvriers, tous sont soumis plus ou moins directement à l'impératif du bureau des méthodes : aller toujours plus vite. Un cas où des fonctions de l'ouvrier sont universelles Il arrive dans certains cas que des ouvriers enfreignent les règlements et essaient de passer par dessus le cloisonnement des fonctions et l'isolement des travailleurs : c'est l'exemple de l'atelier qui fait les outils « widias ». Quand le fraiseur de cet atelier reçoit une commande à exécuter, il doit d'abord se procurer lui-même le dessin, consulter les fichiers et faire donc un travail pour lequel il n'est pas payé, car ce temps n'est pas prévu par le chrono. En tant qu'automate, il devrait faire la pièce conformément au dessin, mais il sait par expérience que ce n'est surtout pas cela qu'il doit faire, car il pourrait avoir beaucoup d'ennuis. C'est-à-dire qu'il se fera engueuler si les outils qu'il a faits ne sont pas utilisables, même s'ils correspondent fidèlement au dessin. Le dessin est la reproduction finie de l'outil, mais il arrive fréquemment qu'en cours de fabrication, une modification mineure du dessin puisse avantager le déroulement des opérations d'usinage. Or, les outils doivent sortir finis des ateliers et doivent s'adapter non pas au dessin, mais au besoin des ateliers qui se servent de ces outils. Dans cet atelier des outils « widias », qui ne comprend qu'un petit nombre d'ouvriers (une cinquantaine), les affûteurs ont passé des consignes orales qui modifient les cotes et le dessin original, aux surfaceurs, qui ont passé des consignes orales aux fraiseurs, etc., tout cela en vue de faciliter le travail de chacun. Ces consignes n'ont pas été codifiées, on se doute un peu pourquoi ; ces modifications qui sont fréquentes, pour être codifiées devraient continuellement remonter la chaîne des bureaux et cela pourrait entraîner des heurts et des difficultés de toute sorte, et froisser bien des susceptibilités. C'est pourquoi l'atelier marche sur un mode plutôt artisanal. Il faut dire que la chose serait bien trop simple si ce mode de fonctionnement était reconnu, si la coopération entre les ouvriers pouvait se réaliser, mais il n'est pas reconnu, il est tacite. Ceux qui finissent les pièces sont de « vulgaires O.S. », tandis que ceux qui les commencent sont, pour la plupart, des ouvriers qualifiés, et entre les deux il y a une différence de paye de quelque 15.000 fr. par mois. Qu'un O.S. conseille un ouvrier qualifié pour accomplir son travail est déjà une anomalie qui contredit le système hiérarchique de l'usine, si absurde soit-il. Autre obstacle l'ouvrier est considéré comme un être privé de toute responsabilité, aussi sa moindre initiative peut se retourner contre lui. D'autre part, s'il se conforme strictement au dessin, il se fera engueuler si la suite des opérations rencontre des difficultés. Donc, pour dégager sa responsabilité, l'ouvrier peut demander au chef d'équipe quelle forme il doit donner à sa pièce, et le chef d'équipe en parlera au contremaître ; tous deux iront au bureau du contrôleur pour lui demander, à lui, ce que l'ouvrier leur avait demandé à eux ;

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le chef d'équipe, le contremaître et le contrôleur iront enfin auprès de l'affûteur poser la même question. La réponse suivra le même chemin et l'ouvrier pourra enfin commencer. Mais comme l'ouvrier est pressé, il se passera souvent de tous ces intermédiaires. Il ira voir directement les ouvriers qui prennent la suite des opérations, ce qui lui est théoriquement interdit. Mais il ne commencera pourtant pas encore son travail à ce moment. Après avoir modifié la forme de la pièce et parfois le dessin, il faudra modifier les délais ; cette modification devra suivre le chemin inverse et remonter à ses origines. L'ouvrier connaît le tarif des opérations, mais il n'a aucun droit de modifier quoi que ce soit ; seuls les différents responsables se partagent les parcelles de ce droit ; voici donc ce qui en résulte. L'ouvrier ajoute au crayon le délai supplémentaire sur sa commande, qu'il donne ensuite au chef d'équipe, qui, lui, repassera à l'encre ce que l'ouvrier a écrit au crayon et signera, puis enfin le chrono viendra superviser le tout en apposant sa propre signature. Après s'être métamorphosé en chrono, chef d'équipe, contrôleur, contremaître, notre ouvrier reprend sa place à sa machine, bien heureux s'il peut se faire pardonner toutes les infractions qu'il vient de commettre. Mais il sait par expérience que tout lui sera pardonné si ça marche ; dans le cas contraire, ses initiatives lui retomberont dessus, comme un boomerang qui aurait manqué son but. Si ça ne marche pas, on peut lui reprocher deux choses soit de ne pas avoir pris d'initiatives, soit d'en avoir pris de mauvaises. Mais gardons-nous de verser des larmes : s'il sait prouver qu'il n'est pas un robot dans son travail, il sait aussi le prouver quand on vient l'engueuler. La rationalisation de notre outillage L'atelier d'outillage est la grande victime de la contradiction qu'il y a entre les efforts de rationalisation et les limites de celle-ci. On tente de standardiser l'outillage et de le fabriquer en série, mais l'outillage est trop divers et la production trop étroite pour pousser ces méthodes jusqu'à leur limite, c'est-à-dire pour transformer les ateliers d'outillage en chaîne d'outillage. L'obstacle dont nous allons parler vient du fait que l'atelier reste donc un hybride entre l'atelier de style artisanal et l'atelier de fabrication en série. Un mélange de petit atelier fonctionnant sur le mode du travail à l'unité ou de la petite série et d'atelier de fabrication moderne. Tout d'abord nous devrions avoir notre outillage livré par un convoyeur, mais la diversité de notre travail entraînerait alors une augmentation trop considérable de convoyeurs, qui de plus devraient connaître le travail, ce qui n'est pas le cas, c'est-à-dire avoir les mêmes connaissances que le compagnon qu'ils doivent servir. Par conséquent, nous devons chercher notre outillage nousmêmes, et nous absenter de la machine assez longtemps lorsque nous devons faire la queue au magasin. Si l'outillage n'est pas disponible, il faut le commander pour l'obtenir quelques jours plus tard. L'atelier d'affûtage est un atelier séparé, il reçoit les livraisons d'outils à affûter la semaine suivante. Si donc un ouvrier remet un outil à affûter selon

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un certain profil à son magasin, il peut attendre jusqu'à 15 jours avant de recevoir l'outil. En réalité, il s'agit d'un travail d'affûtage qui nécessite tout au plus 5 à 10 minutes de travail et pour lequel l'ouvrier devra interrompre son travail pendant une dizaine de jours. Si nous nous conformons à cette règle, il faut attendre, laisser notre travail, entreprendre autre chose, tout le temps que nous avons passé au réglage de notre machine est ainsi perdu, et, de plus, ce temps ne nous sera pas compté. Si nous objectons au chrono que son délai est trop court, parce que nous avons eu des ennuis avec l'outillage, il nous répond que ses temps ne peuvent tenir compte de ces incidences. Il n'y a pas d'outillage, oui, mais il devrait y en avoir et à cela le chrono n'y peut rien. Pour ne pas perdre de temps nous arrangeons nous-mêmes notre outillage, nous préférons perdre un peu de temps à nous transformer en affûteur que d'attendre. Mais là encore, nous devons affronter les foudres du magasinier qui nous reproche, avec juste raison, d'avoir modifié un outillage qui se trouve par là même inutilisable pour les autres. Il aurait mieux valu procéder régulièrement en faisant notre demande au magasinier qui, lui, aurait fait un bon de commande au magasin central, qui, à son tour, aurait pu chercher dans son stock, s'il ne possédait pas un outil de la forme demandée. Ainsi, on aurait évité de gaspiller un outil, mais on aurait gaspillé du temps. Il arrive que les pièces que nous faisons suivent un certain roulement, c'està-dire que nous savons que les mêmes commandes reviendront à l'atelier au bout d'un certain temps ; pour cette raison, nous nous fabriquons des outils ou des montages pour aller plus vite. De ce fait, chaque fois que nous recevons une commande, nous essayons de nous renseigner auprès de nos camarades, nous cherchons à savoir si l'un de nous qui a déjà fait ces pièces n'a pas inventé une combine pour aller plus vite. Normalement, ce n'est pas le chemin que nous devrions suivre, il faudrait demander au chef d'équipe qui, lui, nous mettrait en relation avec le compagnon qui pourrait nous documenter et nous faire bénéficier de son outillage personnel. Comme on le voit ici, la multiplication des intermédiaires qui séparent l'ouvrier et le stock d'outillage et les affûteurs est un obstacle permanent que nous devons surmonter. Nous le surmontons en créant nous-mêmes une espèce de magasin plus ou moins clandestin où nous stockons pour nous et pour nos camarades certains outils que nous nous sommes procurés. Encore une fois, nous avons court-circuité l'organisation de l'usine, encore une fois nous sommes en faute, mais ce n'est qu'à ce prix que nous pouvons travailler. Mais ce processus normal a un grand inconvénient, c'est qu'il met au courant le chef d'équipe de nos combines et ce dernier risque d'en informer le chrono ou les autorités supérieures, ce qui pourrait nous amener à une baisse de nos délais. Pour nous, la chose est claire : chaque découverte nouvelle doit se traduire par un allégement de notre peine, tandis que pour la Direction, au contraire, chaque innovation doit se concrétiser par une augmentation de notre travail. Là encore, la conception de l'ouvrier robot se heurte à la réalité, elle

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provoque le gaspillage et tend à être un frein dans la production, c'est-à-dire qu'elle atteint l'objectif contraire à celui qu'on s'était proposé. La lutte contre les délais Chaque pièce, en plus de sa forme et de la qualité de son métal, a dans l'usine une autre propriété : son délai d'usinage. Ce délai est inscrit sur la commande que reçoit l'ouvrier. Mais un système de travail au rendement a été institué et chaque ouvrier a la possibilité de dépasser les temps alloués. Ainsi, si une pièce qui a un temps alloué de 1 h 30 est réalisée en 1 h, l'ouvrier recevra un supplément de paye ; on dit qu'il règle à 150 % ; en réalité cette possibilité est devenue peu à peu la règle. Aujourd'hui l'ouvrier qui fait ses pièces conformément au temps alloué est non seulement lésé sur son salaire, mais encourt le risque de se faire renvoyer. Ce qui n'était au départ qu'une possibilité, est devenu une obligation. Il faut dire que cette obligation de travailler plus vite que les temps alloués a une limite qui est fixée par la Direction. Cette limite était, juste après la guerre, de 138 % environ ; la pression syndicale, qui à cette époque soutenait farouchement l'accélération de la production, a fait monter ce plafond progressivement. Aujourd'hui l'ouvrier a le droit de régler à 153 %, c'est-à-dire que dans une quinzaine de travail de 100 heures il pourra effectuer 153 heures de délais, les heures de délais qu'il fera au dessus de 153 heures ne seront pas payées. Il existe deux façons d'établir un délai pour le chrono ; si la pièce n'a jamais été faite et que le compagnon qui a fait la pièce a accepté le délai, toutes les pièces qui suivront auront le même délai. C'est ainsi que s'établissent les délais et nous le savons. Quand un compagnon fait une pièce nouvelle il doit bien faire attention à ne pas laisser passer un délai trop court ; pour cela, le plus souvent, il est contrôlé par ses camarades qui risquent d'ici peu de retrouver la même pièce. C'est à ce moment là que se déroule une sorte de farce jouée par l'ouvrier et le chrono. L'ouvrier essaie d'avoir le temps le plus long, le chrono essaie d'octroyer le délai le plus court. Mais personne n'est dupe, chaque partenaire connaît à fond le rôle de l'autre, il connaît jusqu'aux répliques. Le chrono essaie donc au départ de mettre un délai faux, c'est à dire au dessous de ce qu'il juge normalement faisable, puisqu'il pense que l'ouvrier a de fortes chances de protester. L'ouvrier essaie lui, de réclamer un délai au dessus de ce qu'il peut réaliser, parce qu'il compte avec tous les impondérables dont le chrono ne veut pas tenir compte. Puis, c'est le marchandages d'où naîtra finalement le délai. Le délai sera le produit de cette lutte, de plus il sera encore faussé par d'autres répercussions du système. Pour éviter les augmentations de salaire, la Direction a relevé les plafonds des coefficients de production. Ils sont ainsi passés de 138 % à 153 % depuis la guerre. Mais comme l'ouvrier veut faire sa paye au maximum, il exige que le délai alloué soit à son tour majoré de 53 %. S'il fait une pièce en 1 heure de temps il exigera que le délai inscrit soit plus long de 53 %.

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Les délais sont ainsi d'autant plus faux. Une fois établi, le délai sera contrôlé par l'ouvrier, qui tient sa propre comptabilité des temps qu'il a obtenus. Chaque fois que la pièce reviendra dans l'atelier, lui ou ses camarades pourront en vérifier l'exactitude. Ainsi le délai inscrit sur un carton est beaucoup plus fonction de la combativité et de la vigilance de l'ouvrier, ou de la personnalité du chrono, que de la règle à calcul. Il arrive que justement certains ouvriers ont eu trop de complaisance avec le chrono et que certaines pièces sont matériellement impossibles à usiner dans les temps prévus. Dans ce cas que se passe-t-il ? Comme il n'est plus question de toucher au délai qui, une fois établi, est devenu tabou, le chef d'équipe peut compenser ce « mauvais travail » en donnant à l'ouvrier lésé des pièces dont le délai est bien au dessus de ce qu'il réalise habituellement. On peut y remédier aussi par des moyens plus ou moins tolérés, c'est-à-dire que l'on se prête ou se donne des heures pour pouvoir réaliser le maximum du coefficient. Enfin, on peut par des moyens illégaux falsifier purement et simplement les cartons où sont enregistrés les délais. L'ouvrier doit donc continuellement se défendre pour gagner le maximum de salaire, il doit aussi se défendre s'il veut satisfaire son amour-propre d'ouvrier, c'est-à-dire faire quelque chose d'utile. [...]

CHAPITRE III

1953-1957 LA CRISE DU SYSTÈME BUREAUCRATIQUE En France, avant 1953, la majorité de la classe ouvrière est acquise au communisme stalinien. Elle suit fidèlement les mots d'ordre du parti reconstruire le capitalisme français écorné par la guerre, arrêter une grève, en déclencher une autre... Personne ne met publiquement en doute l'aptitude des dirigeants à guider le mouvement, à éviter les pièges d'un adversaire qui s'oppose par tous les moyens à la marche du progrès, à coordonner les revendications économiques avec le combat que mène, à l'échelle internationale, le camp du socialisme. Si certains allèguent que les objectifs s'écartent des véritables intérêts de la classe ouvrière, il leur est répondu qu'il n'en est rien, qu'il faut considérer l'ensemble du tableau le renforcement continuel du camp du progrès, la victoire assurée par la cohésion autour de la patrie du socialisme et de son guide génial, Staline. Cependant, dans l'ombre de ces grandes manœuvres, la revue Socialisme ou Barbarie, et le cercle restreint qui l'entoure, poursuivent leur travail de clarification. Ils observent que le capitalisme ne pourrit pas sur place, mais, qu'au contraire, il continue de se développer. Ils soutiennent qu'en Russie la bureaucratie constitue une classe sociale qui s'approprie la plusvalue extorquée aux travailleurs par le moyen d'un système de capitalisme étatisé, que dans les pays de capitalisme privé, les responsables à la tête des organisations ouvrières se tiennent prêts à endosser des rôles de dirigeants dans un Etat renouvelé. Ils affirment enfin, que pour les ouvriers, la contestation sociale ne doit pas se limiter à la défense des salaires mais qu'elle doit prendre en charge toute l'organisation du travail. Pourtant, lorsque ces militants avançent l'idée d'une auto-direction des luttes, ils sont tournés en dérision par leurs camarades d'atelier, lorsqu'ils défendent des revendications touchant à l'organisation du travail, les dirigeants syndicaux les accusent de diversion et lorsqu'ils soutiennent une grève déclenchée indépendamment des syndicats, ils sont dénoncés comme diviseurs. Ainsi, attaqués par les activistes du PCF, sans audience auprès des travailleurs auxquels ils s'adressent, boycottés par les intellectuels

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admirateurs du socialisme « réellement existant », ils apprennent, le 5 mars 1953, la mort du dictateur dont la révolution avait accouché trente ans auparavant. Malgré leur refus d'imputer à un seul homme la monstruosité de tout un système, la bonne nouvelle les ébranle comme elle ébranle, dans la liesse ou dans la stupeur, le monde entier. Trois mois plus tard, les ouvriers berlinois, soumis à la bureaucratie de l'état est-allemand, entament une grève insurrectionnelle et ouvrent la crise du système bureaucratique. Rappelant les étapes de cette crise, nous présentons, successivement : - un article d'Albert Véga (« Signification de la révolte de juin 1953 en Allemagne Orientale ») relatant son déclenchement à Berlin, - un extrait de l'analyse, par Claude Lefort, du nouveau cours de la politique russe consécutif au XXe congrès du PCUS (« Le totalitarisme sans Staline »), - l'article substantiel de Claude Lefort sur l'insurrection hongroise (« L'insurrection hongroise »), - un choix de textes écrits par des acteurs de la révolution hongroise. G.P.

SIGNIFICATION DE LA RÉVOLTE DE J U I N 1953 E N ALLEMAGNE ORIENTALE A. Véga (n° 13, janvier-mars 1954, pages 4-8)

Rendant compte des grèves de Berlin, Véga montre que les ouvriers allemands, vingt ans après les derniers combats contre les nazis, retrouvent toute leur pugnacité et savent parfaitement identifier comme nouveaux ennemis les dirigeants communistes installés par les troupes russes dans leur zone d'occupation. Socialisme ou Barbarie avait publié dans ses numéros 7 et 8, sous la signature d'Hugo Bell une analyse éclairante de la stalinisation en Allemagne Orientale, dont le chapitre I de cette anthologie reproduit de larges extraits. Il y montrait que l'exploitation féroce des travailleurs, les démontages d'usines, les prélèvements directs et les « réparations » avaient abouti au délabrement de l'économie, à une pénurie généralisée et à la famine. La quête d'approbation des dirigeants communistes auprès des couches ouvrières se trouvait ainsi annihilée. Ils cherchèrent alors à obtenir l'adhésion de la population par l'octroi d'avantages variés, alimentaires principalement, par des promotions dans la hiérarchie qui commençait à s'installer et par le renforcement des mesures de contrôle. Une légère diminution des manifestations de mécontentement put être ainsi obtenue, mais la tentative de remédier à la démotivation des travailleurs fut un échec et les dirigeants continuèrent d'appliquer une politique qui les isolait progressivement du reste de la société. Les ouvriers qui, jusque-là, résistaient sourdement, confrontés en juin 1953 à une brusque augmentation des normes de production surent parfaitement répliquer à ce cocktail de taylorisme américain et de stakanovisme russe qui leur était imposé. L'explosion se produisit à Berlin, sur le chantier modèle de la « Stalinallee » et se propagea rapidement dans les usines de la capitale et des autres grandes villes. Des comités de grève se constituèrent qui mirent les organisations syndicales étatiques hors circuit. Les insurgés établirent des contacts, fédérèrent leurs luttes d'entreprise à entreprise, de ville à ville et commencèrent à libérer les prisonniers politiques. En quelques jours, ils obtinrent l'abaissement général des normes, une révision du plan en faveur de la production de biens de consommation et une amélioration immédiate du ravitaillement.

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[...] Dès 1949, après la période de reconstruction proprement dite, de famine aussi, l'opposition entre la couche des dirigeants, formée par des anciens techniciens et des anciens ouvriers promus bureaucrates, et l'ensemble des travailleurs se précise. Dans les usines, c'est la lutte contre les « stakhanovistes » et les chronométreurs. Dans les assemblées d'usine, dans les réunions syndicales, les ouvriers s'opposent au relèvement des normes de travail, aux mesures tendant à les pousser au rendement. Ils utilisent même les organes de l'appareil bureaucratique qui sont le plus près d'eux, les organismes syndicaux de base, pour défendre leurs droits et ils parviennent à les faire respecter dans bien des cas. Cette opposition s'accentue au début de 1953. La politique de réarmement, d'industrialisation à outrance, de collectivisation rapide de l'agriculture, aggrave la pénurie de produits de consommation et provoque l'augmentation des prix des denrées du marché libre. En même temps, la campagne officielle pour le relèvement « volontaire » des normes se développe. Le Gouvernement exige un rendement accru des ouvriers. Mais il diminue les prestations des assurances sociales et annule la réduction de 75 % sur les billets de chemin de fer pour les ouvriers se rendant au travail. Des grèves sporadiques éclatent à Magdeburg et à Chemnitz. En mai, une augmentation générale de 10 % des normes est décidée. Elle doit être appliquée à partir de juin. Or, au même moment, le parti décide un tournant destiné à améliorer la situation économique et à faire écho à l'offensive de paix russe. Des mesures de détente sont prises en faveur des paysans, du commerce et de l'industrie privés, de l'Eglise. Mais aucune mesure ne concerne directement les ouvriers. On sait comment cette situation a provoqué l'explosion des 16 et 17 juin, comment la grève, commencée sur les chantiers de construction de la Stalinallee, à Berlin, s'est transformée en manifestation de rue et s'est étendue en un vaste mouvement de révolte de tous les ouvriers de l'Allemagne Orientale 1 . Mais ce qu'il faut souligner c'est la nette conscience que les travailleurs ont manifesté du caractère anti-ouvrier du régime, leur dynamisme dans la lutte, leur capacité d'organisation, la portée politique de leurs initiatives. La formation des comités de grève est un fait établi, reconnu même par la presse officielle. A Berlin, on connaît ceux des usines « Kabelwerke », du Block 40 de la Stalinallee, des chantiers de Friedrichshein, des aciéries de Henningsdorf. Ce sont d'ailleurs ces métallos de Henningsdorf qui, le matin du 17, avec les ouvriers d'Oranienburg, parcourent 14 kilomètres pour participer aux manifestations et occupent le Stade Walter Ulbricht, où des discussions ont lieu sur la question du remplacement du Gouvernement, pendant lesquelles des ouvriers lancent l'idée d'un « Gouvernement des métallurgistes »2. Le caractère de la grève est très net dès le début à Berlin. Le 16, devant le 1. Voir l'article de Sarel [Benno SternbergJ, « Combats ouvriers sur l'avenue Staline », dans Les Temps Modernes d'octobre 1953. 2. D'après le correspondant de L'Observateur.

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siège du Gouvernement, les ouvriers proclament des revendications précises : abolition de l'augmentation de 10 % des normes, diminution de 40 % des prix du ravitaillement et des marchandises vendues dans les magasins du secteur libre, démission du Gouvernement, élections libres. Au ministre Selbmann qui essaie de les calmer et s'écrie : « Camarades, je suis aussi un ouvrier, un communiste... », ils répondent : « Tu ne l'es plus, les vrais communistes, c'est nous ». Dans les villes industrielles de la zone, l'action ouvrière est encore plus nette et violente. A Brandenburg, les ouvriers du bâtiment forment un comité de grève avec ceux des chantiers de constructions navales « Thàlmann » ; ils envoient aussitôt des cyclistes aux principales usines. 20.000 manifestants parcourent les rues. Ils libèrent les prisonniers politiques, attaquent le local du S.E.D. La plupart des « vopos » (police populaire) sont désarmés ou rejoignent les manifestants ; une minorité se défend. A Leipzig, plus de 30.000 manifestants attaquent le Bâtiment de la Radio, les locaux du parti. Des policiers populaires sont désarmés. A Rosslau (Elbe), la grève commence aux Chantiers de constructions navales « Rosslauer ». Les ouvriers se dirigent vers la mairie, où le maire finit par se joindre à eux. Ils utilisent des camions avec haut-parleur pris aux « vopos ». Ils pénètrent dans la prison et libèrent 20 prisonniers politiques. Ayant rencontré un camion plein de « vopos », ils les désarment et les enferment en prison. A Iéna, les grévistes attaquent les locaux du parti et des jeunesses communistes, détruisent leurs dossiers, s'emparent de quelques armes. Ils attaquent la prison et libèrent les détenus politiques. A Halle, les prisonniers politiques sont libérés. A 6 heures du soir des milliers de grévistes se réunissent sur le « Hallmarkt » et le « Grossenmarkt » ; des orateurs improvisés prennent la parole ; les tanks russes sont arrêtés au milieu des manifestants. Un comité central de grève est élu. A Magdeburg, le Palais de Justice, la préfecture, sont attaqués, les dossiers brûlent. 1.000 grévistes attaquent la prison de Sudenburg-Magdeburg. Ils ne peuvent libérer qu'une partie des détenus, car la police populaire tire des toits et les tanks russes interviennent : 12 morts. A Géra, en Thuringe, les grévistes occupent le siège de la police. A Erfurt, la grève est générale et les prisonniers politiques sont libérés. Aux usines Leuna, près de Merseburg, 20.000 ouvriers débraient. Ils forment un comité de grève ; une délégation est envoyée à Berlin pour prendre contact avec les grévistes de la capitale. Le comité de grève de Leuna utilise les installations de radio de l'usine. Les ouvriers marchent sur Merseburg. Environ 240 « vopos » sont désarmés ou rejoignent les colonnes des manifestants. A Merseburg, 30.000 manifestants parcourent les rues, libèrent les prisonniers politiques, désarment les « vopos ». 70.000 personnes se réunissent sur la Uhlandplatz. Il y a là les ouvriers des usines Leuna et Buna, des mines de Gross-Kayna, de la papeterie de Kynigsmuhle, du bâtiment, les traminots, des employés, des « vopos », des ménagères. Ils élisent un comité central de greve de 25 membres. Ayant appris que les troupes russes arrêtent des grévistes et

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les gardent, les ouvriers se dirigent vers la prison et se font remettre les détenus par les russes. A Bitterfeld, dans la même région, environ 35.000 manifestants se réunissent sur la Platz der Jugend. Le comité central de grève donne l'ordre aux pompiers de nettoyer la ville des inscriptions et affiches staliniennes. Ce même comité envoie un télégramme qui commence ainsi « Au soi-disant Gouvernement Démocratique Allemand, nous, travailleurs de l'arrondissement de Bitterfeld, exigeons 1° Le retrait du soi-disant Gouvernement Démocratique Allemand qui est arrivé au pouvoir par des élections truquées, 2° La constitution d'un Gouvernement provisoire de travailleurs progressistes... » Il envoie également un télégramme au Haut Commissaire soviétique demandant la levée de l'état de siège à Berlin et « de toutes les mesures prises contre la classe ouvrière pour qu'ainsi, nous, Allemands, puissions conserver la croyance que vous êtes effectivement le représentant d'un régime de travailleurs ». Dans toutes ces villes, pendant quelques heures, une journée, les ouvriers sont les maîtres de la rue. Des bruits se répandent : le Gouvernement aurait démissionné, les russes n'oseraient pas le soutenir. Les blindés russes sortent enfin, l'état de siège est proclamé, les rassemblements interdits. La police populaire se regroupe. Les ouvriers battent en retraite. Mais la grève dure encore un jour ou deux, davantage dans certaines usines. La résistance des ouvriers n'est pas brisée. Le Gouvernement envoie des émissaires dans les usines pendant que le comité central du parti publie, le 22 juin, un programme destiné à améliorer le niveau de vie et à aider à effacer « l'acrimonie contre le Gouvernement ». Il comporte les dix points suivants 1. Retour à des normes de production plus faibles et calcul des salaires suivant le système en vigueur le 1er avril 1953. 2. Réduction des tarifs de transport pour les ouvriers gagnant moins de 500 marks par mois. 3. Réévaluation des pensions de veuves et invalides et des pensions de vieillesse. 4. Les congés de maladie ne seront pas décomptés du congé annuel normal. 5. Pas d'inscription obligatoire à la Sécurité Sociale. 6. Accroissement de 3.600 millions de marks des crédits budgétaires pour les constructions d'appartements et d'immeubles privés. 7. Attribution de 30 millions de marks supplémentaires pour l'amélioration des installations sanitaires et des services sociaux dans les usines de l'Etat. 8. Attribution de 40 millions de marks supplémentaires pour un nouveau programme culturel destiné à la construction d'un plus grand nombre de cinémas, de théâtres, d'écoles, de jardins d'enfants et d'instituts culturels pour les heures de loisir.

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9. Amélioration des chaussures et des vêtements de travail distribués par les syndicats. 10. Réduction des coupures de courant aux dépens de l'industrie lourde. Le mouvement a obligé la bureaucratie à reculer. La résistance paie. Enseignement de ces journées que les travailleurs n'oublieront pas et qui peut avoir des profondes répercussions dans les autres pays du « glacis » russe. [...]

LE TOTALITARISME SANS STALINE Claude Lefort (n° 19, juillet-septembre 1956, pages 17-36) Dans l'article de tête du numéro 19, Claude Lefort analyse la signification du nouveau cours politique inauguré par le rapport Krouchtchev au XXe congrès du Parti Communiste de l'Union Soviétique tenu trois ans après la mort de Staline. Au cours de ce congrès, Krouchtchev, reconnaissant partiellement l'échec de la « construction du socialisme » et les crimes du système, tenta d'en imputer l'unique responsabilité à Staline et à son « culte de la personnalité ». Comparant capitalisme bureaucratique d'Etat et capitalisme privé, Claude Lefort montre qu'à la différence du capitaliste privé, le bureaucrate ne dispose pas d'un pouvoir sur lequel il pourrait s'appuyer ni d'un marché lui permettant de réguler les relations avec les autres bureaucrates. Son pouvoir, il le tient de la place qu'il occupe dans une organisation sociale hiérarchisée et la coordination de ses activités avec celles des autres bureaucrates s'opère par une cascade d'ordres descendant du sommet à la base. Dévoilant la nature du totalitarisme soviétique, il montre que le parti-Etat à la tête du système est obligé de tout savoir, de tout décider. La bureaucratie incarnée dans le parti-Etat couvre ainsi la totalité du champ social et politique. Cependant, en masquant son pouvoir sous l'affirmation illusoire du pouvoir de la classe ouvrière et en proclamant son absence fantasmatique, comme classe, dans le jeu social, elle se contraint à une constante propagande mystificatrice, au mensonge et à l'insécurité permanente. Niant, en outre, l'existence de divergences d'intérêts au sein de la société issue de la Révolution, elle échoue, finalement, à mettre en place des procédures de compromis pouvant se substituer, plus ou moins durablement, aux phases de lutte ouverte, et érige, de cette façon, la violence comme règle dans les relations sociales. Après avoir examiné l'évolution de la situation, telle qu'on pouvait l'entrevoir si près des événements, Claude Lefort conclut sur l'incapacité du régime à surmonter durablement ses contradictions.

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L A FONCTION HISTORIQUE D U STALINISME

[...] Le totalitarisme stalinien s'affirme quand l'appareil politique forgé par la Révolution, après avoir réduit au silence les anciennes couches sociales dominantes, s'est affranchi de tout contrôle du prolétariat. Cet appareil politique se subordonne alors directement l'appareil de production. Une telle formule ne signifie pas qu'on attribue au parti un rôle démesuré. Si nous nous situions dans une perspective économique le phénomène central serait, à nos yeux, la concentration du capital, l'expulsion des propriétaires et la fusion des monopoles dans un nouvel ensemble de production, la subordination du prolétariat à une nouvelle direction centralisée de l'économie. Nous soulignerions alors sans peine que les transformations survenues en U.R.S.S. ne font qu'amener à sa dernière phase un processus partout manifeste dans le monde capitaliste contemporain et qu'illustre la constitution même des monopoles, les ententes inter-monopolistiques, l'intervention croissante des États dans tous les secteurs de la vie économique, en sorte que l'instauration du nouveau régime paraîtrait figurer un simple passage d'un type d'appropriation à un autre au sein de la gestion capitaliste. Dans une telle perspective le Parti ne saurait plus apparaître comme un deus ex machina ; il se présenterait plutôt comme un instrument historique, celui du capitalisme d'État. Mais outre que nous cherchons pour l'instant à comprendre le stalinisme en tant que tel et non la société russe dans son ensemble, si nous épousions la seule perspective économique nous nous laisserions abuser par l'image d'une pseudo nécessité historique. S'il est vrai en effet que la concentration du capitalisme est repérable dans toutes les sociétés contemporaines, on n'en peut conclure qu'elle doive aboutir en raison de quelque loi idéale à son étape finale. Rien ne nous permet par exemple d'affirmer qu'en l'absence d'un bouleversement social qui balayerait la couche capitaliste régnante, un pays comme les États-Unis ou l'Angleterre doive nécessairement subordonner les monopoles à la direction étatique et supprimer la propriété privée. On en est d'autant moins sûr, nous aurons l'occasion d'y revenir, que le marché et la concurrence continuent de jouer un rôle positif à certains égards dans la vie sociale et que leur éviction par la planification crée pour la classe dominante des difficultés d'un nouvel ordre. En demeurant dans un cadre strictement économique il faut, par exemple, se demander si les exigences d'une intégration harmonieuse des différentes branches de production ne se trouvent pas contrebalancées par celles de développer le maximum de productivité du travail grâce à la relative autonomie de l'entreprise capitaliste. Mais quoi qu'il en soit, il faut convenir que les tendances de l'économie, aussi déterminantes soient-elles, ne peuvent être séparées de la vie sociale totale : les « protagonistes » du Capital, comme dit Marx, sont aussi des groupes sociaux auxquels leur passé, leur mode de vie, leur idéologie façonnent la conduite économique elle-même. En ce sens il serait artificiel de ne voir dans les transformations qu'a connues l'U.R.S.S. à partir de 1930 que le passage d'un type de gestion capitaliste à un autre, bref l'avènement du capitalisme d'État. Ces transformations constituent une révolution sociale. Il serait donc

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tout aussi artificiel de présenter le Parti comme l'instrument de ce capitalisme d'État, en laissant entendre que celui-ci, inscrit dans le ciel de l'Histoire, attendait pour s'incarner l'occasion propice que lui offrit le stalinisme. Ni démiurge ni instrument, le Parti doit être appréhendé comme réalité sociale, c'est-à-dire comme milieu au sein duquel simultanément s'imposent les besoins d'une nouvelle gestion économique et s'élaborent activement les solutions historiques. Si l'appareil de production ne permettait pas, ne préparait pas, ne commandait pas son unification, le rôle de l'appareil politique serait inconcevable. Inversement si les cadres de l'ancienne société n'étaient pas démantelés par le Parti, si une nouvelle couche sociale n'était pas promue à des fonctions dirigeantes dans tous les secteurs la transformation des rapports de production serait impossible. C'est sur la base de ces constatations que s'éclaire le rôle extraordinaire qu'a joué le stalinisme. Il a été l'agent inconscient d'abord, puis conscient et sûr de soi, d'un formidable bouleversement social au terme duquel une structure entièrement nouvelle a émergé. D'une part, il a conquis un terrain social nouveau en dépossédant simultanément les anciens maîtres de la production et le prolétariat de tout pouvoir. D'autre part il a aggloméré des éléments arrachés à toutes les classes au sein d'une nouvelle formation et les a impitoyablement subordonnés à la tâche de direction que leur donnait la nouvelle économie. Dans les deux cas la terreur dominait nécessairement l'entreprise. Cependant l'exercice de cette terreur à la fois contre les propriétaires privés, contre le prolétariat et contre les nouvelles couches dominantes brouillait apparemment le jeu. Faute de comprendre que la violence n'avait qu'une seule fonction en dépit de ses multiples expressions, on s'ingéniait à prouver, selon ses préférences, qu'elle était au service du prolétariat ou de la contre-révolution bourgeoise ; ou bien l'on tirait argument de ce qu'elle décimait les rangs de la nouvelle couche dirigeante pour présenter le stalinisme comme une petite caste, dépourvue de tout fondement de classe et seulement préoccupée de maintenir sa propre existence aux dépens des classes en compétition dans la société. Le développement de la politique stalinienne était cependant dès son origine sans ambiguïté : la terreur n'était pas un moyen de défense utilisé par une poignée d'individus menacés dans leurs prérogatives par les forces sociales en présence, elle était constitutive d'une force sociale neuve dont l'avènement supposait un arrachement par les fers à la matrice de l'ancienne société et dont la subsistance exigeait le sacrifice quotidiennement entretenu des nouveaux membres à l'unité de l'organisme déjà formé. Que le stalinisme se soit d'abord caractérisé - avant 1929 puis dans la période de la collectivisation et de la première industrialisation - par sa lutte contre les propriétaires privés et le prolétariat, et par la suite par les épurations massives dans les couches dominantes n'est évidemment pas dû au hasard. La terreur suivait le chemin de la nouvelle classe qui avait à reconnaître son existence contre les autres avant de « se reconnaître » ellemême dans l'image de ses fonctions et de ses aspirations multiples. Ce chemin fut aussi celui de la conscience bureaucratique. On ne peut dire qu'avant l'industrialisation le stalinisme se représente les buts que constituera

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ensuite la formation d'une nouvelle société. La crainte d'entreprendre cette industrialisation, la résistance au programme trotskiste qui la préconise témoignent de l'incertitude du stalinisme sur sa propre fonction. Celui-ci se comporte déjà empiriquement selon le modèle qui s'imposera par la suite, il renforce fébrilement le pouvoir de l'État, procède à l'anéantissement des oppositionnels, esquisse, avec prudence encore, une politique de différenciation des revenus. La Bureaucratie se définit par tout autre chose qu'un complexe de traits psychologiques. Elle conquiert sa propre existence sociale qui la différencie radicalement du prolétariat. Mais elle vit encore dans les horizons de la société présente. C'est une fois lancée dans la collectivisation et la planification que de nouveau horizons historiques surgissent, que s'élabore une véritable idéologie de classe et donc une politique concertée, que se constituent les bases solides d'une nouvelle puissance matérielle, d'une puissance qui se crée et se recrée, se maintenant quotidiennement en pompant les forces productives de la société entière. A ce niveau pourtant de nouvelles tâches naissent et la prise de conscience par le stalinisme de son rôle historique s'avère alors, d'une nouvelle manière, un facteur décisif du développement. C'est que l'industrialisation formidable qui s'accomplit ne donne pas seulement ses bases à une bureaucratie déjà constituée, elle révolutionne cette bureaucratie, elle fait surgir, on ne le dira jamais assez, une société entièrement nouvelle. En même temps que se transforme le prolétariat dont, en quelques années des millions de paysans viennent grossir les rangs, se fabriquent de nouvelles couches sociales arrachées aux anciennes classes, au mode de vie traditionnel que leur réservait l'ancienne division du travail. Techniciens, intellectuels, bourgeois, militaires, anciens féodaux, paysans, ouvriers aussi sont brassés au sein d'une nouvelle hiérarchie dont le dénominateur commun est qu'elle dirige, contrôle, organise à tous les niveaux de son fonctionnement l'appareil de production et la force de travail vivante, celles des classes exploitées. Ceux-là même qui demeurent dans leurs anciennes catégories professionnelles voient leur mode de vie et leur mentalité bouleversés car ces anciennes professions sont recentrées en fonction de leur intégration dans la nouvelle division du travail créée par le Plan. Assurément le mode de travail de ces nouvelles couches, les statuts qui leur sont accordés en raison de leur position dominante dans la société ne peuvent que créer à la longue une véritable communauté de classe. Mais dans le temps où s'accomplit ce bouleversement, l'action du Parti s'avère déterminante. C'est lui qui, par la discipline de fer qu'il instaure, par l'unité incontestée qu'il incarne, peut seul cimenter ces éléments hétérogènes. Il anticipe l'avenir, proclame aux yeux de tous que les intérêts particuliers sont strictement subordonnés aux intérêts de la bureaucratie prise dans son ensemble. Une fonction essentielle du stalinisme, nécessaire dans le cadre de la nouvelle société apparaît ici. La terreur qu'il exerce sur les couches dominantes n'est pas un trait accidentel : elle est inscrite dans le développement de la nouvelle classe dont le mode de domination n'est plus garanti par l'appropriation privée, qui est contrainte d'accepter ses privilèges par le truchement d'un appa-

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reil collectif d'appropriation et dont la dispersion, à l'origine, ne peut être surmontée que par la violence. Certes on peut bien dire que les purges effectuées par le stalinisme ont été jusqu'à mettre en danger le fonctionnement de l'appareil de production, on peut mettre en doute l'efficacité de répressions qui à un moment ont anéanti la moitié des techniciens en place. Ces réserves ne mettent cependant pas en cause ce que nous appelons la fonction historique du stalinisme ; elles permettraient seulement de déceler, nous avons déjà mentionné ce point, en quoi le comportement personnel de Staline s'écarte de la norme qui domine la conduite du parti 3 . Dire en effet, que le stalinisme a une fonction n'est pas insinuer qu'il est - du point de vue de la bureaucratie - « utile » à chaque moment, encore moins que la politique qu'il suit est à chaque moment la seule possible ; c'est en l'occurrence seulement affirmer qu'en l'absence de la terreur stalinienne le développement de la bureaucratie est inconcevable. C'est, en d'autres termes, convenir que par delà les manœuvres de Staline, les luttes fractionnelles au sein de l'équipe dirigeante, les épurations massives pratiquées à tous les niveaux de la société se profile l'exigence d'une fusion de toutes les couches de la bureaucratie dans le moule d'une nouvelle classe dirigeante. Cette exigence est clairement attestée par le comportement des milieux épurés : si la terreur stalinienne a pu se développer dans une société en plein essor économique, si les représentants de la bureaucratie ont accepté de vivre sous la menace permanente de l'extermination ou de la destitution en dépit de leurs privilèges c'est que prévalait aux yeux des victimes et aux yeux de tous l'idéal de transformation sociale qu'incarnait le parti. Le fameux thème du sacrifice des générations actuelles au bénéfice des générations futures, présenté par le stalinisme sous le travesti d'un programme de construction du socialisme reçoit son contenu réel : le Parti exigeait le sacrifice des intérêts particuliers et des intérêts immédiats des couches montantes à l'intérêt général et historique de la bureaucratie comme classe. On ne saurait se borner toutefois à comprendre le rôle du stalinisme dans le seul cadre de la Bureaucratie. La terreur qu'il a exercée sur un prolétariat en plein essor suppose qu'à certains égards il venait répondre à une situation spécifique de la classe ouvrière. Il serait en effet vain de nier que la politique du Parti, si elle a pu rencontrer une résistance de plus en plus ferme dans les rangs du prolétariat - que le code du travail enchaînait à la production, que le stakhanovisme entraînait dans une course folle d'accroissement de la produc3. Le rôle propre de Staline ne doit pas nous faire oublier qu'il y a dans la terreur une sorte de logique interne, qui l'amène à se développer jusqu'à ses extrêmes conséquences, indépendamment des conditions réelles auxquelles elle est venue répondre à l'origine. Il serait trop simple qu'un État puisse user de la terreur comme d'un instrument et la rejeter une fois l'objectif atteint. La terreur est un phénomène social, elle transforme le comportement et la mentalité des individus et de Staline lui-même sans doute. Ce n'est qu'après coup qu'on peut dénoncer, comme le fait Khrouchtchev, ses excès. Dans le présent, elle n'est pas excès, elle constitue la vie sociale.

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tion - n'ait en même temps suscité une participation à l'idéal du nouveau régime. Ciliga l'a bien montré dans ses ouvrages sur l'U.R.S.S., par ailleurs durement critiques d'une part l'exploitation forcenée qui régnait dans les usines allait de pair avec une énorme prolétarisation de la petite paysannerie ; pour celle-ci, habituée à des conditions de vie très dures, elle n'était pas aussi sensible que pour la classe ouvrière déjà constituée ; bien plus elle représentait à certains égards un progrès, la vie dans les villes, la familiarité avec les outils et les produits industriels provoquant un véritable éveil de la mentalité, de nouveaux besoins sociaux, une sensibilité au changement. D'autre part, au sein même du prolétariat une couche importante d'ouvriers se trouvait promue à de nouvelles fonctions grâce au Parti, aux syndicats, ou au stakhanovisme et trouvait ainsi des voies d'évasion hors de la condition commune inconnues dans l'ancien régime. Enfin et surtout, aux yeux de tous, l'industrialisation, qui faisait surgir des milliers d'usines modernes, décuplait les effectifs des villes ou en tirait du sol d'entièrement neuves, multipliait le réseau des communications, apparaissait sans contestation possible progressive - la misère et la terreur constituant la rançon provisoire d'une formidable accumulation primitive. Assurément le stalinisme construisait grâce au fouet, il instituait cyniquement une discrimination sociale inconcevable dans la période post-révolutionnaire, il subordonnait sans équivoque la production aux besoins de la classe dominante. Pourtant la tension des énergies qu'il exigeait dans tous les secteurs, le brassage des conditions sociales qu'il effectuait, les chances de promotions qu'il offrait donc aux individus dans toutes les classes, l'accélération de toutes les forces productives qu'il imposait comme idéal et qu'il réalisait, tous ces traits fournissaient un alibi à sa puissance démesurée et à son omniprésence policière. LA CONTRADICTION ESSENTIELLE DU TOTALITARISME STALINIEN

Si Krouchtchev, fils ingrat s'il en fut, n'avait pas été obsédé par les avanies que dût lui faire subir Staline dans la dernière partie de sa vie, n'aurait-il pu considérer plus sereinement le chemin parcouru ? N'aurait-il pu relire posément le chapitre du Capital que Marx consacra à l'accumulation primitive et répéter après lui : « La force est l'accoucheuse de toute vieille société en travail. Elle est elle-même une puissance économique » ? N'aurait-il pu expliquer au XXe Congrès, dans la langue rude qui est la sienne : Staline a fait pour nous le sale boulot ? Ou bien en termes choisis paraphraser Marx : « voilà ce qu'il en a coûté pour dégager les lois naturelles et éternelles de la production planifiée »? A lire Isaac Deutcher 4 , l'historien anglais bien connu de la société soviétique, on s'affligerait presque d'une telle ingratitude. Ce n'est pas que Deutscher porte le stalinisme dans son cœur, mais à ses yeux les nécessités de l'accumulation primitive s'imposaient au socialisme comme elles s'étaient imposées au capi4. Nous nous rapportons à ses études réunies dans Heretics and Renegades, « Mid-Century Russia », Hamish Hamilton, éd., Londres 1955.

notamment à

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talisme le purgatoire stalinien était inéluctable. Le malheur est que notre auteur ne voit pas que l'idée d'une accumulation primitive socialiste est absurde. L'accumulation primitive signifie pour Marx la déportation en masse des paysans dans des lieux de travail forcé, les usines, l'extorsion par tous les moyens - le plus souvent illégaux - de la plus-value. Elle vise à constituer une masse de moyens de production telle qu'en lui subordonnant la force de travail on puisse par la suite automatiquement la reproduire et l'accroître d'un profit. Dans son principe et dans sa fin elle implique nécessairement la division du Capital et du Travail : le capitalisme ne peut se livrer à ses « orgies », selon l'expression de Marx, que parce qu'il a en face de lui des hommes totalement dépossédés et il fait en sorte que leur dépossession soit quotidiennement reproduite en même temps que sa puissance est quotidiennement entretenue et accrue. Certes on peut contester que le socialisme soit réalisable dans une société qui n'a pas édifié déjà une infrastructure économique, c'est-à-dire qui n'est pas passée par un stade d'accumulation, mais on ne peut dire que le socialisme en tant que tel ait à passer par ce stade puisque, quel que soit le niveau des forces productives auquel il est lié, il suppose la gestion collective de la production c'està-dire la direction effective des usines par les ouvriers rassemblés dans leurs comités. Reconnaître une accumulation primitive en U.R.S.S. c'est admettre qu'y régnent des rapports de production de type capitaliste, c'est admettre encore que ceux-ci tendent à se reproduire et à approfondir l'opposition qu'ils supposent la constitution d'un stock de machines et de matières premières d'une part et celle d'une force de travail totalement dépossédée de l'autre ne pouvant avoir pour effet qu'une normalisation de l'exploitation. En ce sens l'obstination de Kroushtchev jusqu'à maintenant à taire les problèmes de l'accumulation primitive en U.R.S.S. paraît fort raisonnable. « Péché originel » aux yeux de la bourgeoisie, comme disait encore Marx, l'accumulation primitive l'est bien davantage à ceux de la bureaucratie qui doit dissimuler jusqu'à son existence de classe. En outre il serait artificiel d'expliquer le stalinisme à partir des seules difficultés économiques auxquelles il a eu à faire face. Ce que nous avons tenté de faire ressortir c'est le rôle qu'il a joué dans la cristallisation de la nouvelle classe, dans la révolution de la société entière. Si l'on veut conserver l'expression marxiste reprise par Deutscher il faut en renouveler le contenu et parler d'une « accumulation sociale », en entendant par là que les traits actuels de la Bureaucratie ne pouvaient advenir que par le truchement du Parti qui les dégagea et les maintint par la violence jusqu'à ce qu'ils se stabilisent dans une nouvelle figure historique. Encore devons-nous comprendre qu'il tient à l'essence de la bureaucratie de se constituer selon le processus que nous avons décrit. Car nous comprendrons, du même coup, que cette classe recèle une contradiction permanente qui évolue certes avec son histoire mais ne saurait se résoudre avec la liquidation du stalinisme.

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La dictature « terroriste » du Parti n'est pas seulement le signe du manque de maturité de la nouvelle classe, elle répond, nous l'avons dit, à son mode de domination dans la société. Cette classe est d'une autre nature que la bourgeoisie. Elle n'est pas composée de groupes qui par leur propriété de moyens de production et leur exploitation privée de la force de travail détiennent chacun une part de la puissance matérielle, et nouent les uns avec les autres des relations fondées sur leur force respective. Elle est un ensemble d'individus qui par leur fonction et le statut qui y est associé participent en commun à un bénéfice réalisé par une exploitation collective de la force de travail. La classe bourgeoise se constitue et se développe en tant qu'elle résulte des activités des individus capitalistes, elle est sous-tendue par un déterminisme économique qui en fonde l'existence, quelle que soit la lutte que se livrent les acteurs et quelle que soit l'expression politique conjoncturelle à laquelle celle-ci aboutit. La division du travail inter-capitaliste et le marché rendent les capitalistes strictement dépendants les uns des autres et collectivement solidaires en face de la force de travail. En revanche les bureaucrates ne forment une classe que parce que leurs fonctions et leurs statuts les différencient collectivement des classes exploitées, que parce qu'ils les relient à un foyer de direction qui détermine la production et dispose librement de la Force de travail. En d'autres termes, c'est parce qu'il y a des rapports de production dans lesquels s'opposent le prolétariat réduit à la fonction de simple exécutant et le Capital incarné par le Personnage de l'État, c'est parce qu'il y a donc un rapport de classe que les activités des bureaucrates les rattachent à la classe dominante. Intégrées dans un système de classe leurs fonctions particulières les constituent comme membres de la classe dominante. Mais, si l'on peut dire, ce n'est pas en tant qu'individus agissants qu'ils tissent le réseau des relations de classe ; c'est la classe bureaucratique dans sa généralité qui, a priori, c'est-à-dire en vertu de la structure de production existante convertit les activités particulières des bureaucrates (activités privilégiées parmi d'autres) en activités de classe. L'unité de la classe bureaucratique est donc immédiatement donnée avec l'appropriation collective de la plus-value et immédiatement dépendante de l'appareil collectif d'exploitation, l'État. En d'autres termes la communauté bureaucratique n'est pas garantie par le mécanisme des activités économiques ; elle s'établit dans l'intégration des bureaucrates autour de l'État, dans la discipline absolue à l'égard de l'appareil de direction. Sans cet État, sans cet appareil la bureaucratie n'est rien. Nous ne voulons pas dire que les bureaucrates en tant qu'individus ne jouissent pas d'une situation stable (bien que cette stabilité ait effectivement été menacée pendant l'ère stalinienne), que leur statut ne leur procure que des avantages éphémères, bref que leur position dans la société demeure accidentelle. Il n'y a pas de doute que le personnel bureaucratique se confirme peu à peu dans ses droits, acquiert avec le temps des traditions, un style d'existence, une mentalité qui font de lui un « monde » à part. Nous ne voulons pas dire non plus que les bureaucrates ne se différencient pas au sein de leur propre

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classe et n'entretiennent pas entre eux de sévères relations de concurrence. Tout ce que nous savons de la lutte entre les clans dans l'Administration prouve au contraire qui cette concurrence prend la forme d'une lutte de tous contre tous caractéristique de toute société d'exploitation. Nous affirmons seulement que la bureaucratie ne peut se passer d'une cohésion des individus et des groupes, chacun n'étant rien en lui-même, et que seul l'État apporte un ciment social. Sans schématiser abusivement le fonctionnement de la société bourgeoise on doit reconnaître qu'en dépit de l'extension toujours accrue des fonctions de l'État, celui-ci ne s'affranchit jamais des conflits engendrés par la concurrence des groupes privés. La société civile5 ne se résorbe pas dans l'État. Alors même qu'il tend à faire prévaloir l'intérêt général de la classe dominante aux dépens des intérêts privés qui s'affrontent, il exprime encore les rapports de force inter-capitalistes. C'est que la propriété privée introduit un divorce de principe entre les capitalistes et le Capital - chacun des termes se posant successivement comme réalité et excluant l'autre comme imaginaire. Les vicissitudes de l'État bourgeois moderne attestent assez cette séparation dont Marx a tant parlé séparation entre l'État lui-même et la société et au sein de la société entre toutes les sphères d'activité. Dans le cadre du régime bureaucratique une telle séparation est abolie. L'État ne peut plus se définir comme une expression. Il est devenu consubstantiel à la société civile, nous voulons dire à la classe dominante. L'est-il cependant ? Il l'est et ne l'est pas. Paradoxalement se réintroduit une séparation à certains égards plus profonde qu'elle ne fut en aucune autre société. L'État est bien l'âme de la bureaucratie et celle-ci le sait qui n'est rien sans ce pouvoir suprême. Mais l'État dépossède chaque bureaucrate de toute puissance effective. Il le nie en tant qu'individu, lui refuse toute créativité dans son domaine particulier d'activité, le soumet en tant que membre anonyme aux décrets irrévocables de l'autorité centrale. L'Esprit bureaucratique plane au dessus des bureaucrates, divinité indifférente à la particularité. Ainsi la planification (cette planification qui prétend attribuer à chacun sa juste tâche et l'accorder à toutes les autres) se trouve-t-elle élaborée par un noyau de dirigeants qui décide de tout ; les fonctionnaires ne peuvent que traduire en chiffres les idées directrices, déduire les conséquences des principes, transmettre, appliquer. La classe ne perçoit dans son État que le secret impénétrable de sa propre existence. Chaque fonctionnaire peut bien dire : l'État c'est moi, mais l'État est l'Autre et sa Règle domine comme une Fatalité inintelligible. Cette distance infinie entre l'État et les bureaucrates a encore une conséquence inattendue : ceux-ci ne sont jamais en mesure, à moins de se constituer comme opposants, de critiquer la Règle instituée. Formellement cette critique est inscrite dans le mode d'existence de la bureaucratie : puisque chacun est 5. Nous reprenons le terme classique de « société civile » pour désigner l'ensemble des classes et des groupes sociaux en tant qu'ils sont façonnés par la division du travail et se déterminent indépendamment de l'action politique de l'État.

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l'Etat, chacun est invité, en droit, à diriger, c'est-à-dire à confronter son activité réelle et les objectifs socialement fixés. Mais dans la réalité critiquer signifie se désolidariser de la communauté bureaucratique. Comme le bureaucrate n'est membre de sa classe qu'en tant qu'il s'intègre à la politique de l'État, tout écart de sa part est en effet menace pour le système. De là vient que pendant toute l'ère stalinienne la bureaucratie se livre à une orgie de criticailleries et dissimule toute critique véritable. Elle fait solennellement le procès des méthodes bureaucratiques mais continue d'appliquer scrupuleusement les règles qui établissent et maintiennent son irresponsabilité. Elle bavarde et se tait. De là vient aussi que tout malaise sérieux dans le fonctionnement de la production se traduit nécessairement par une épuration massive des bureaucrates, techniciens, savants ou cadres syndicaux, dont l'écart par rapport à la norme (qu'ils l'aient voulu ou non) trahit une opposition à l'État. La contradiction entre la société civile et l'État n'a donc été surmontée sous une forme que pour réapparaître sous une autre, aggravée. A l'époque de la bourgeoisie, en effet, l'État se trouve relié à la société civile par les liens mêmes qui l'en éloignent. Le secret de l'État est pour les capitalistes secret de polichinelle, car malgré tous ses efforts pour incarner la généralité aux yeux des particuliers, l'État s'aligne sur les positions du particulier le plus puissant. Profitet-il de crises pour gouverner entre les courants, sa politique traduit encore une sorte de régulation naturelle des forces économiques. Dans la société bureaucratique, en revanche, l'État est devenu la société civile, le Capital a chassé les capitalistes, l'intégration de toutes les sphères d'activités est accomplie, mais la société a subi une métamorphose imprévisible : elle a engendré un monstre qu'elle contemple sans reconnaître son image, la Dictature. Ce monstre s'est appelé Staline. On veut persuader qu'il est mort. Peut-être laissera-t-on son cadavre embaumé dans le mausolée comme témoin du passé révolu. C'est en vain toutefois que la bureaucratie espérerait échapper à sa propre essence. Elle peut bien enterrer sa peau morte dans les sous-sols du Kremlin et parer son nouveau corps d'oripeaux aguichants : totalitariste elle était, totalitariste elle demeure. Avant d'envisager les efforts qu'effectue la Nouvelle Direction pour contourner les difficultés inéluctables que suscite la structure du capitalisme d'État, il nous faut mesurer l'ampleur de la contradiction qui l'habite. Cette contradiction n'intéresse pas seulement les rapports interbureaucratiques, elle se manifeste non moins fortement dans les relations que la classe dominante entretient avec les classes exploitées. De nouveau s'impose une comparaison entre le régime bureaucratique et le régime bourgeois, car les liens de la classe dominante et du prolétariat sont en U.R.S.S. d'un type nouveau. L'origine historique de la bureaucratie l'atteste déjà ; celle-ci s'est en effet formée à partir d'institutions, le Parti et le Syndicat, forgées par le prolétariat dans sa lutte contre le capitalisme. Certes, au sein du Parti la proportion d'intellectuels ou d'éléments bourgeois révolutionnaires était sans doute assez forte pour exercer une influence décisive sur l'orientation

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politique et le comportement de l'Organisation. Il n'en serait pas moins vain de nier que le Parti est né dans le cadre de la classe ouvrière et que, s'il a finalement exclu ses représentants de tout pouvoir réel, il n'a cessé de se présenter comme la Direction du prolétariat. Au demeurant, la bureaucratie continue de s'alimenter d'une fraction de la classe ouvrière à laquelle elle ouvre les portes (beaucoup plus largement que ne l'a jamais fait la bourgeoisie) des écoles de cadres, qu'elle détache de la condition commune par les privilèges qu'elle lui accorde et les chances d'avancement social qu'elle lui offre. En outre la définition sociologique du prolétariat, si l'on peut dire, se trouve transformée. Dans la société bourgeoise une différence essentielle se trouve énoncée au niveau des rapports de production entre le propriétaire des moyens de production et le propriétaire de la force de travail. L'un et l'autre sont présentés comme partenaires dans un contrat ; formellement ils sont égaux et cette égalité se trouve par ailleurs consacrée dans le régime démocratique par le suffrage universel. Cependant cette égalité est apparemment fictive : il est clair qu'être propriétaire des moyens de production et propriétaire de sa force de travail n'a pas le même sens. Dans le premier cas, la propriété donne le pouvoir d'utiliser le travail d'autrui pour obtenir un profit et cette disposition du travail implique une liberté réelle. Dans l'autre, la propriété donne le pouvoir de se soumettre en vue de conserver et reproduire sa vie. L'égalité des partenaires dans le contrat ne saurait donc faire illusion le contrat est asservissement. Le capitalisme d'État embrouille les termes. Le contrat se présente alors comme rapport entre les individus et la Société. L'ouvrier ne loue pas sa force de travail au capitaliste, il n'est plus une marchandise ; il est censé être une parcelle d'un ensemble qu'on appelle les forces productives de la société. Son nouveau statut ne se distingue donc apparemment en rien de celui du bureaucrate ; il entretient avec la Société totale la même relation que le Directeur d'usine. Comme lui il reçoit un salaire en réponse à une fonction qui vient s'intégrer dans la totalité des fonctions définies par le Plan. Dans la réalité, on ne le sait que trop, un tel statut qui procure à chacun l'avantage de nommer son supérieur « camarade » est l'envers d'un nouvel asservissement au Capital et cet asservissement est à certains égards plus complet puisque l'interdiction des revendications collectives et des grèves, l'enchaînement de l'ouvrier au lieu de travail peuvent en découler naturellement. Comment le prolétariat pourrait-il lutter contre l'État qui le représente ? Aux revendications on peut toujours opposer qu'elles sont liées à un point de vue particulier, que les intérêts des ouvriers peuvent ne pas coïncider avec ceux de la société entière, que leurs objectifs immédiats doivent être replacés dans le cadre des objectifs historiques du socialisme. Les procédés de mystification dont l'État dispose sont donc plus subtils et plus efficaces dans le nouveau système. Dans le raisonnement social, que développe la structure en vertu de ses articulations formelles, des chaînons essentiels sont dissimulés aux yeux du prolétariat ; il rencontre partout les signes de son pouvoir alors qu'il en est radicalement dépossédé. Toutefois les classes exploitées ne sont pas seules mystifiées. En raison de cette mystification même les couches dominantes ne sont pas en mesure de se

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poser comme classe à part dans la société. Assurément les bureaucrates se distinguent par leurs privilèges et par leurs statuts. Mais cette situation exige d'être justifiée aux yeux du prolétariat : la bureaucratie a besoin d'être « reconnue » bien davantage que la bourgeoisie. Ainsi une importante part de l'activité de la bureaucratie (par l'intermédiaire du Parti et des Syndicats) est-elle consacrée à persuader le prolétariat que l'État gouverne la société en son nom. Si, dans une perspective, l'éducation des masses, la propagande socialiste apparaissent comme de simples instruments de mystification des exploités, dans une autre elles témoignent des illusions que la bureaucratie développe sur ellemême. Celle-ci ne parvient pas absolument à se penser comme une classe. Prisonnière de son propre langage elle s'imagine qu'elle ne l'est pas, qu'elle répond aux besoins de la collectivité entière. Certes cette imagination cède devant les exigences de l'exploitation, c'est-à-dire devant l'impératif d'extorquer au prolétariat la plus-value par les moyens les plus impitoyables. Comme le disait Marx à propos d'une autre bureaucratie, celle de l'État prussien du XIXe siècle, l'hypocrisie fait alors place au jésuitisme conscient. Il n'en demeure pas moins qu'un conflit hante la bureaucratie, qui ne la laisse jamais en repos et l'expose aux affres permanentes de l'autojustification. Il lui faut prouver à ceux qu'elle domine et se prouver à elle-même que ce qu'elle fait n'est point le contraire de ce qu'elle dit. Pendant l'ère stalinienne la hiérarchie brutale de la société, la législation implacable du travail, la poursuite effrénée du rendement aux dépens des masses d'une part, l'affirmation constante que le socialisme est réalisé de l'autre, forment les deux termes de cette cruelle antinomie. Or celle-ci est, en même temps, génératrice d'une démystification des masses. Tandis que l'État appelle le prolétariat à une participation active à la production, le persuade de son rôle dominant dans la société, il lui refuse toute responsabilité, toute initiative, et le maintient dans les conditions de simple servant du machinisme auxquelles le capitalisme l'a voué depuis son origine. La propagande enseigne donc quotidiennement le contraire de ce qu'elle est destinée à enseigner. Nous verrons par la suite que l'évolution du prolétariat russe, son affranchissement de la gangue paysanne qui l'encerclait encore pendant les premiers plans quinquennaux, son apprentissage de la technique moderne aggravent considérablement cette contradiction de l'exploitation bureaucratique et jouent un rôle décisif dans la transformation politique récente. Ce que nous voulons seulement souligner, c'est qu'une telle contradiction tient à l'essence du régime bureaucratique ; ses termes peuvent bien évoluer, on peut bien inventer de nouveaux artifices pour les rendre « vivables », cependant la bureaucratie tant qu'elle existe ne peut qu'être déchirée par une double exigence : intégrer le prolétariat à la vie sociale, faire « reconnaître » son État comme celui de la société entière et refuser au prolétariat cette intégration en accaparant les fruits de son travail et en le dépossédant de toute créativité sociale. En d'autres termes la mystification est partout, mais elle engendre pour cette raison les conditions de son renversement, elle fait partout peser une menace sur le régime. Celui-ci à certains égards s'avère infiniment plus cohé-

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rent que le système bourgeois, tandis qu'à d'autres il découvre une vulnérabilité nouvelle. L'IDÉAL DU PARTI ET SA FONCTION RÉELLE

Les problèmes qu'affronte le Parti dans la société bureaucratique nous introduisent au coeur des contradictions que nous avons énoncées, et ce n'est pas un hasard s'ils se trouvent, comme nous le ferons ressortir, au centre des préoccupations du XXe Congrès. C'est en vain cependant qu'on chercherait chez les critiques de l'U.R.S.S. une compréhension de ces problèmes. L'originalité du Parti n'est jamais aperçue. Les penseurs bourgeois sont souvent sensibles à l'entreprise totalitariste qu'incarne le Parti. Ils dénoncent la mystique sociale qui le domine, son effort d'une intégration de toutes les activités qui les subordonne à un idéal unique. Mais cette idée s'affadit dans le thème rebattu de la religion d'État. Hanté par les précédents historiques qui dispensent de penser le Présent en tant que tel, on compare les règles du Parti à celle des Ordres Conquérants, son idéologie à celle de l'Islam au VIIE siècle6 ; on ignore alors la fonction essentielle qu'il joue dans la vie sociale moderne dans le monde du XXE siècle, unifié par le Capital, dépendant dans son développement de celui de chacun de ses secteurs, à la fois désarticulé par la spécialisation technique et rigoureusement centré sur l'industrie. Par ailleurs le Trotskysme s'épuise à comparer au modèle bolchévik le Parti communiste actuel comme si celui-ci se définissait par des traits tout négatifs, sa déformation de l'idéologie socialiste, son absence de démocratie, sa conduite contre-révolutionnaire. Trotsky lui-même, on le sait, hésita longuement avant de reconnaître la faillite du Parti en U.R.S.S. et ne put que recommander un retour à ses formes primitives. Non seulement il ne pouvait admettre que les traits du stalinisme fussent annoncés par le bolchevisme et que l'aventure de l'un fut liée à celle de l'autre, mais il refusait absolument l'idée que le Parti puisse avoir gagné une fonction nouvelle. Le Parti bolchevik était le Parti réel, le stalinisme une fantastique et monstrueuse projection de celui-ci dans un univers coupé de la révolution. Il suffirait cependant d'observer l'étendue des tâches attribuées au Parti, l'extraordinaire accroissement de ses effectifs (il comprend aujourd'hui plus de 7 millions de membres) pour se persuader qu'il joue un rôle décisif dans la société. De fait, il est autre chose qu'un appareil de coercition, autre chose qu'une caste de bureaucrates, autre chose qu'un mouvement idéologique destiné à proclamer la mission historique sacrée de l'État, bien qu'il connote aussi tous ces traits. Il est l'agent essentiel du totalitarisme moderne. Mais ce terme doit être entendu rigoureusement. Le totalitarisme n'est pas le régime dictatorial, comme on le laisse entendre chaque fois qu'on désigne 6. Monnerot : Sociologie du Communisme.

N.R.F., 1949.

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sommairement sous ce nom un type de domination absolue dans lequel la séparation des pouvoirs est abolie. Plus précisément il n'est pas un régime politique : il est une forme de société - cette forme au sein de laquelle toutes les activités sont immédiatement reliées les unes aux autres, délibérément présentées comme modalités d'un univers unique, dans laquelle un système de valeurs prédomine absolument en sorte que toutes les entreprises individuelles ou collectives doivent de toute nécessité y trouver un coefficient de réalité, dans laquelle enfin le modèle dominant exerce une contrainte totale à la fois physique et spirituelle sur les conduites des particuliers. En ce sens le totalitarisme prétend nier la séparation, caractéristique du capitalisme bourgeois, des divers domaines de la vie sociale ; du politique, de l'économique, du juridique, de l'idéologique, etc... Il effectue une identification permanente entre les uns et les autres. Il n'est donc pas tant une excroissance monstrueuse du Pouvoir politique dans la société qu'une métamorphose de la société elle-même par laquelle le politique cesse d'exister comme sphère séparée. Tel que nous l'entendons le totalitarisme n'a rien a voir avec le régime d'un Franco ou d'un Syngman Rhee, en dépit de leur dictature ; il s'annonce, en revanche, aux Etats-Unis bien que les institutions démocratiques n'aient cessé d'y régner. C'est qu'il est au plus profond lié à la structure de la production moderne et aux exigences d'intégration sociale qui lui correspondent. L'essor de l'industrie, l'envahissement progressif de tous les domaines par ses méthodes, en même temps qu'ils créent un isolement croissant des producteurs dans leur sphère particulière opèrent comme dit Marx une socialisation de la société, mettent chacun dans la dépendance de l'autre et de tous, rendent nécessaire la reconnaissance explicite de l'unité idéale de la société. Que cette participation sociale soit, en même temps qu'exprimée et suscitée, réprimée, que la communauté se brise devant une nouvelle implacable division de Maîtres et d'Esclaves, que la socialisation se dégrade en uniformisation des croyances et des activités, la création collective dans la passivité et le conformisme, que la recherche de l'universalité s'abîme dans la stéréotypie des valeurs dominantes, cet immense échec ne saurait dissimuler les exigences positives auxquelles vient répondre le totalitarisme. Il est, peut-on dire, l'envers du Communisme. Il est le travestissement de la totalité effective. Or le Parti est l'institution type dans laquelle le processus de socialisation s'effectue et se renverse. Et ce n'est pas un hasard si, procédant de la lutte pour instaurer le communisme, il peut sans changer de forme devenir le véhicule du totalitarisme. Le Parti incarne dans la société bureaucratique une fonction historique d'un type absolument nouveau. Il est l'agent d'une pénétration complète de la société civile par l'État. Plus précisément il est le milieu dans lequel l'État se change en société ou la société en État. L'immense réseau de comités et de cellules qui couvre le pays entier établit une nouvelle communication entre les villes et les campagnes, entre toutes les branches de l'activité sociale, entre toutes les entreprises de chaque branche. La division du travail qui tend à isoler rigoureusement les individus se trouve en un sens dépassée dans le Parti, l'ingénieur, le commerçant, l'ouvrier, l'employé se trouvent côte à côte et avec eux le philosophe, le savant et l'artiste. Les uns et les autres se trouvent

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arrachés aux cadres étroits de leur spécialité et resitués ensemble dans celui de la société totale et de ses horizons historiques. La vie de l'État, les objectifs de l'État font partie de leur monde quotidien. Ainsi l'activité la plus modeste comme la plus haute se trouve valorisée, posée comme moment d'une entreprise collective. Non seulement les individus paraissent perdre, dans le Parti, le statut qui les différencie dans la vie civile pour devenir des « camarades », des hommes sociaux, mais ils sont appelés à échanger leur expérience, à exposer leur activité et celle de leur milieu à un jugement collectif en regard duquel elles prennent un sens. Le Parti tend donc à abolir le mystère de la profession en introduisant dans un nouveau circuit des milieux réellement séparés. Il fait apparaître qu'il y a une manière de diriger une usine, de travailler dans une chaîne de production, de soigner des malades, d'écrire un traité de philosophie, de pratiquer un sport, qui concerne tous les individus parce qu'elle implique un mode de participation sociale et s'intègre finalement dans un ensemble dont l'État régit l'harmonie. C'est dire notamment que le Parti transforme radicalement le sens de la fonction politique. Fonction séparée, privilège d'une minorité dirigeante dans la société bourgeoise, elle se diffuse maintenant grâce à lui dans toutes les branches d'activité. Tel est l'Idéal du Parti. Par sa médiation l'État tend à devenir immanent à la Société. Mais, par un paradoxe que nous avons déjà longuement analysé, le Parti s'avère dans la réalité revêtir une signification toute opposée. Comme la division du Travail et du Capital persiste et s'approfondit, comme l'unification stricte du Capital donne toute puissance effective à un Appareil dirigeant, subordonne toutes les forces productives à cet appareil, le Parti ne peut être que le simulacre de la socialisation. Dans la réalité, il se comporte comme un groupe particulier qui vient s'ajouter aux groupes engendrés par la division du travail, un groupe qui a pour fonction de masquer l'irréductible cloisonnement des activités et des statuts, de figurer dans l'imaginaire les transitions que refuse le réel, un groupe dont la véritable spécialité est de n'avoir pas de spécialité. Dans la réalité, l'échange des expériences se dégrade en un contrôle de ceux qui produisent, quel que soit leur domaine de production, par des professionnels de l'incompétence. A l'idéal de participation active à l'œuvre sociale vient répondre l'obéissance aveugle à la Norme imposée par les Chefs : la création collective devient inhibition collective. Ainsi la pénétration par le Parti de tous les domaines signifie seulement que chaque individu productif se trouve doublé par un fonctionnaire politique dont le rôle est d'attribuer à son activité un coefficient idéologique, comme si la norme officielle définie par l'édification du socialisme et les règles conjoncturelles qu'on en fait découler pouvaient permettre de mesurer son écart par rapport au réel. Réduit à commenter les conduites effectives des hommes, le Parti réintroduit ainsi une scission radicale au sein de la vie sociale. Chacun a son double idéologique. Le directeur ou le technicien agit sous le regard de ce double qui « qualifie » l'accroissement ou la baisse de la production ou tout autre résultat quantifiable en fonction d'une échelle de valeurs fixe fournie par l'Appareil dirigeant. Pareillement l'écrivain est jugé selon les critères du réalisme déterminés par l'État, le biologiste mis en demeure

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d'adhérer à la génétique de Lyssenko. Peu importe, au demeurant, que le double soit un Autre. Chacun peut en jouer le rôle vis-à-vis de soi ; le Directeur, l'écrivain, le savant peuvent être aussi membres du Parti. Mais si proches qu'on voudra l'un de l'autre, les deux termes n'en figurent pas moins une contradiction sociale permanente. Tout se passe comme si la vie sociale toute entière était dominée par un fantastique chronométrage dont les normes seraient élaborées par le plus secret des Bureaux d'Études. L'activité du Parti réengendre ainsi une séparation de la fonction politique, alors qu'elle voulait l'abolir, et en un sens elle l'accuse. C'est en effet dans chaque domaine concret de production, aussi particulier soit-il, que se fait sentir l'intrusion du politique. La liberté de travail se heurte partout aux normes du Parti. Partout la « cellule » est le corps étranger ; non l'élément essentiel qui relie l'individu à la vie de l'organisme, mais le noyau inerte où viennent s'abîmer les forces productives de la société. Finalement le Parti est la principale victime de cette séparation, car dans la société les exigences de la production créent, dans certaines limites du moins, une indépendance de fait du travail. Le Parti, en revanche, a pour travail exclusif de proclamer, de diffuser, d'imposer les normes idéologiques. Il se repaît de politique. Sa principale fonction devient de justifier sa fonction en se mêlant de tout, en niant tout problème particulier, en affirmant constamment le leitmotiv de l'idéal officiel. En même temps qu'il se persuade que son activité est essentielle, il se trouve rejeté en vertu de son comportement en dehors de la société réelle. Et cette contradiction accroît son autoritarisme, la revendication de ses prérogatives, sa prétention à l'universalité. C'est qu'il est efficace là où il ne sait pas l'être, en tant qu'il travestit la Société en État, en tant qu'il simule une unité sociale et historique par delà les divisions et les conflits du monde réel, ou comme aurait dit Marx, il est réel en tant qu'imaginaire. A l'inverse il est imaginaire en tant qu'il est réel, dépourvu de toute efficacité historique là où il croit l'appliquer, sur le terrain de la vie productive de la société qu'il hante comme un perpétuel perturbateur. Il n'est donc pas étonnant qu'on retrouve en définitive au sein du Parti les tares de la Bureaucratie que nous relevions déjà, poussées à leur paroxysme. Individus « universels » délivrés de l'étroitesse d'une situation ou d'un statut, promus à la tâche d'édifier le socialisme, multiples incarnations d'une nouvelle humanité, tels on pourrait définir idéalement les membres du Parti. Ils sont en fait condamnés à l'abstraction de la Règle dominante, voués à l'obéissance servile, fixés à la particularité de leur fonction de militant, entraînés dans une lutte sans merci à la chasse du plus haut poste, servants d'une paperasserie d'auto-justification, un groupe particulier parmi les autres, attaché à conserver et à reproduire les conditions qui légitiment son existence. Cependant, ils ne sauraient pas plus renoncer à ce qu'ils devraient être que renoncer à ce qu'ils sont. Car c'est par cette contradiction que le Parti accomplit l'essence du totalitarisme, foyer de la « socialisation » de la société et de la subordination des forces productives à la domination du Capital. [...]

L'INSURRECTION HONGROISE Claude Lefort (n° 20, décembre 1956-février 1957, pages 85-104) Le troisième acte de la crise du système bureaucratique s'est joué à Budapest. Claude Lefort raconte et commente les principaux événements qui se produisirent entre le 23 octobre et le 3 novembre 1956 en s'appuyant sur les informations diffusées par la radio et la presse hongroises. Il réfute les arguments avancés dans la presse de gauche française qui mettait l'accent sur l'apparition de tendances réactionnaires (risque inévitable dans le déroulement complexe d'une révolution) pour refuser l'évidence d'un mouvement exemplairement prolétarien. La description qu'il fait des événements établit définitivement ce contenu révolutionnaire et expose les difficultés que les ouvriers ont à surmonter dans la lutte qu'ils mènent contre la forme la plus achevée du capitalisme. Il dégage enfin cette leçon valable pour tout mouvement révolutionnaire à venir le combat pour le socialisme ne peut être dirigé par un parti distinct de la classe ouvrière et le socialisme n'est, essentiellement, rien d'autre que la gestion ouvrière de la production. LA VÉRITÉ SUR 1 2 JOURS DE LUTTE

[...] On sait que tout a commencé le 23 octobre par une manifestation de solidarité en faveur des polonais, organisée par le cercle Petôfï, c'est-à-dire par les étudiants et les intellectuels. Cette manifestation d'abord interdite, puis autorisée au dernier moment par le gouvernement fut rejointe par des masses d'ouvriers et d'employés qui avaient quitté les usines et les bureaux. Elle se développa dans l'ensemble pacifiquement. Mais dans la soirée un discours de Gerô mit le feu aux poudres. Alors qu'ils s'attendaient à d'importantes concessions de la part du gouvernement les manifestants s'entendirent dire que l'amitié de la Hongrie pour l'U.R.S.S. était indéfectible, que les éléments troubles qui voulaient créer de l'agitation seraient matés et que le comité central n'avait pas l'intention de se réunir avant le 31 octobre, soit huit jours plus tard. A la suite de Gerô, Nagy prodigua quelques bonnes paroles et un appel au calme. Les manifestants ressentirent le discours de Gerô comme une provocation. Une colonne de manifestants se dirigea vers la Radio et chercha à y pénétrer pour que soient diffusées leurs revendications : « La radio ment ! Nous voulons faire connaître ce que nous voulons ». La police de sécurité tira alors sur les manifestants et à partir de ce moment-là les combats se propagèrent dans la ville. Quelques heures plus tard, Gerô, affolé, appela Nagy au Gouvernement, mais

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cela ne modifia en rien l'attitude des insurgés, qui mirent en avant des revendications de fond, et ne se contentèrent pas d'un changement de personnes. Le discours de Gerô mit donc le feu aux poudres. Mais il serait risqué de penser que les manifestants seraient sagement rentrés chez eux si l'on avait bien voulu leur annoncer le retour immédiat de Nagy au pouvoir. Il y avait très longtemps qu'une extraordinaire effervescence régnait à Budapest. Et nous ne pensons pas seulement aux manifestations du cercle Petôfi où d'importants meetings avaient dénoncé toujours plus violemment la politique du gouvernement et le rôle de l'U.R.S.S. Nous ne pensons pas seulement, non plus, à l'extraordinaire climat qu'avaient suscité les funérailles de Rajk puis celles d'anciens membres du Parti et d'anciens officiers dont les masses avaient appris quelques fois en même temps la liquidation et la réhabilitation. Un fort courant d'opposition grandissait depuis des mois au sein du Parti ; la démocratisation, la limitation de l'emprise russe étaient demandées avec insistance, les crimes et les tares du régime étaient dénoncées publiquement. Les événements de Pologne avaient porté à son comble cette agitation. C'est cette situation qui explique que, par la suite, la grande majorité des cadres moyens du Parti et de ses militants de base se soit trouvée du côté des insurgés. Mais en même temps, une grande agitation se manifestait dans les usines. Dès le mois de juillet dernier, l'organe du parti la signalait et demandait des réformes d'urgence pour apaiser les ouvriers. Le gouvernement dut ainsi promettre, à cette époque, que le niveau de vie des masses serait relevé de 25 % et annoncer l'abolition de l'emprunt forcé (qui équivalait à une retenue de 10 % sur les salaires). Les promesses n'avaient pourtant pas suffi, elles étaient d'ailleurs tempérées par la légalisation de la semaine de 46 heures (heures normales) alors qu'un projet précédent avait prévu 42 heures. De toutes manières les ouvriers étaient décidés à ne pas se contenter de quelques miettes ; ils ne voulaient plus des cadences de production imposées par le gouvernement ; ils ne voulaient plus des ordres du syndicat et du parti qui étaient des agents de l'État aussi serviles que le directeur d'usine et ils élevaient la voix d'autant plus haut qu'en face d'eux les dirigeants syndicaux et politiques se trouvaient chaque jour discrédités par l'étalage dans la presse des méfaits du régime de Rakosi auquel ils avaient appartenu. Les ouvriers qui étaient dans la rue le 23 octobre n'étaient pas seulement venus réclamer le retour de Nagy ; ils avaient autre chose en tête, leur attitude peut être résumée par la déclaration d'un ouvrier tourneur des grandes usines Csepel, publiée deux jours plus tôt par l'organe des jeunesses communistes : « Jusqu'à présent nous n'avons pas dit mot. Nous avons appris pendant ces temps tragiques à être silencieux et à avancer à pas de loup. Soyez tranquilles, nous parlerons aussi ». Dans la nuit du 23 au 24, la police de sécurité continue à tirer sur les manifestants. Mais les soldats hongrois fraternisent avec ces derniers, et dans les casernes, ils fournissent eux-mêmes des armes aux manifestants, ou n opposent aucune résistance lorsque ceux-ci s'emparent des armes. Des ouvriers des arsenaux amènent des armes et les distribuent. Le lendemain a lieu notam-

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ment une grande bataille devant le parlement où interviennent, annonce Radio Budapest, les chars soviétiques et des avions. Il n'y a pas de doute sur le rôle que jouent les ouvriers ce mercredi 24 ; ils se battent avec acharnement. Ce sont les ouvriers des usines Csepel qui sont à l'avant-garde et qui créent le comité central de l'insurrection. Un tract édité par « les étudiants et les ouvriers révolutionnaires » appelle à la grève générale. Le même jour la radio officielle annonce que des troubles ont éclaté en province dans les usines ; elle diffuse constamment des communiqués qui font état de manifestations survenues dans les centres industriels de Hongrie. Le soir, elle annonce que le calme est revenu dans certaines entreprises de province et elle appelle instamment les ouvriers à reprendre le travail le lendemain matin. Le jeudi, le gouvernement donne l'ordre de nouveau aux ouvriers et aux fonctionnaires de reprendre le travail, ce qui atteste que la grève continue. A plusieurs reprises le gouvernement se croit maître de la situation et le dit. C'est qu'il ne comprend pas exactement ce qui se passe dans le pays entier : des comités ouvriers se constituent un peu partout mais le plus souvent ils expriment leur confiance à Nagy ; la grève est générale mais elle n'est pas dirigée contre Nagy. Par exemple le conseil révolutionnaire de Miskolc qui joue très vite un rôle de premier plan demande le 25 « un gouvernement où soient placés des communistes dévoués au principe de l'internationalisme prolétarien, qui soit avant tout hongrois et respecte nos traditions nationales et notre passé millénaire ». Les conseils peuplent la Hongrie, leur pouvoir devient dès jeudi le seul pouvoir réel en dehors de l'armée russe. Mercredi, le gouvernement manie tour à tour la menace et la prière. Tour à tour il annonce que les insurgés seront écrasés et leur propose de rendre les armes en échange d'une amnistie. Mais à partir de jeudi après-midi il s'avère qu'il est impossible de faire quoi que ce soit contre la grève générale et les Conseils. Entre trois et quatre heures de l'aprèsmidi Nagy et Kadar promettent qu'ils vont négocier le départ des Russes ; le soir le Front Populaire Patriotique déclare à la radio « le gouvernement sait que les insurgés sont de bonne foi ». L'organe du P.C. hongrois, Szabad Nep a déjà reconnu le même jour que le mouvement n'est pas seulement l'œuvre de contrerévolutionnaires mais qu'il est aussi « l'expression de l'amertume et du mécontentement de la classe ouvrière ». Cette reconnaissance partielle de l'insurrection a été, comme on le voit, dépassée par les événements en quelques heures et c'est l'ensemble de l'insurrection que le gouvernement est contraint de légitimer. Le lendemain matin, le commandant des forces de l'ordre s'adresse par la radio aux insurgés en les appelant « jeunes patriotes ». Il y a donc jeudi une espèce de tournant. Il semble que l'insurrection ait vaincu, que le gouvernement cède. Et Nagy sanctionne ce changement en réformant le gouvernement ; il appelle à collaborer avec lui Bela Kovacs, ancien secrétaire du parti des petits propriétaires, emprisonné par les Russes pour « espionnage » et Zoltan Tildy, du même parti, ancien président de la République, au lendemain de la guerre. Cette transformation gouvernementale est

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très étonnante. Elle vise bien à satisfaire l'opinion puisqu'elle montre que le parti communiste est prêt à collaborer désormais avec d'autres partis ; en même temps Nagy donne des gages de son hostilité aux Russes car il n'y a pas de doute que ses nouveaux collaborateurs, persécutés récemment par Moscou, l'aideront à exiger de nouvelles relations avec l'U.R.S.S. Mais cette réforme ne satisfait pas les Conseils ouvriers ceux-ci demandent bien l'indépendance nationale et la démocratie, mais ils ne veulent pas de politiciens réactionnaires qui, au surplus, ont déjà collaboré avec les Russes. Le retour au pouvoir des anciens leaders « petits propriétaires » satisfait probablement, en revanche, une partie de la paysannerie et la petite bourgeoisie de Budapest, mais en même temps elle incite ces couches à s'enhardir, à formuler leurs propres revendications et à venir sur le devant de la scène, alors que jusqu'à présent le combat révolutionnaire avait reposé principalement sur le prolétariat. Plaçons-nous maintenant à la date du samedi 27 octobre et avant de rechercher comment évolue la révolution, considérons ce que fut l'insurrection ouvrière durant les quatre premiers jours. Le Conseil de Miskolc nous servira d'exemple. Ce conseil a été formé dès le 24. Il a été élu démocratiquement par tous les ouvriers des usines de Miskolc, indépendamment de toute position politique. Il a ordonné aussitôt la grève générale, sauf dans trois secteurs : les transports, l'énergie électrique et les hôpitaux. Ces mesures témoignent de son souci de gouverner la région et d'assurer à la population le maintien des services publics. Très tôt également (le 24 ou le 25) le Conseil a envoyé une délégation à Budapest pour prendre contact avec les insurgés de la capitale, leur apporter le soutien actif de la province et agir de concert avec eux. Il publie un programme en quatre points - Retrait immédiat de toutes les troupes soviétiques ; - Formation d'un nouveau gouvernement ; - Reconnaissance du droit de grève ; - Amnistie générale pour les insurgés. Sur le plan politique, le Conseil a nettement défini sa position, le jeudi 25. Grâce à la radio dont il s'est emparé, celle-ci a été aussitôt connue dans la Hongrie entière. Nous l'avons déjà rapporté : il est pour l'internationalisme prolétarien et simultanément pour un communisme hongrois national. L'association des deux idées peut paraître confuse du point de vue des principes du communisme. Dans les circonstances présentes, elle est parfaitement compréhensible. Le conseil est internationaliste, c'est-à-dire qu'il est prêt à lutter avec les communistes et les ouvriers du monde entier, mais il est national c'est-à-dire qu'il refuse toute sujétion à l'U.R.S.S. et demande que le communisme hongrois soit libre de se développer comme il l'entend. Par ailleurs le Conseil n'est pas opposé à Nagy. Il propose un gouvernement dirigé par celui-ci. Cela ne l'empêche pas de faire le contraire de ce que demande Nagy. Au moment où celui-ci supplie les insurgés de déposer les armes et plus

particulièrement les ouvriers de reprendre le travail, le Conseil de Miskolc forme des milices ouvrières, maintient et étend la grève et s'organise comme un gouvernement local indépendamment du pouvoir central. Ce n'est pas seulement parce qu'il veut chasser les Russes et qu'il croit Nagy leur prisonnier. Il n'est prêt à soutenir Nagy que si celui-ci applique le programme révolutionnaire. Ainsi, quand Nagy fait entrer au gouvernement les représentants du parti des propriétaires, il réagit vigoureusement. Dans un « communiqué extraordinaire » diffusé par sa radio le samedi 27 à 21 h. 30, le Conseil déclare notamment qu'il a pris en main le pouvoir dans tout le comitat de Borsod. Il condamne sévèrement tous ceux qui qualifient notre combat de combat contre la volonté et le pouvoir du peuple. Nous avons confiance en Imre Nagy, ajoutet-il, mais nous ne sommes pas d'accord avec la composition de son gouvernement. Tous ces politiciens qui se sont vendus aux Soviets ne doivent pas avoir leur place dans le gouvernement. Paix, Liberté et Indépendance ». Cette dernière déclaration met bien en relief aussi l'activité du Conseil qui, nous venons de le dire, se comporte comme un gouvernement autonome. Le jour même où il prend le pouvoir dans tout le département de Borsod, il dissout les organismes qui sont la trace du régime précédent, c'est à dire toutes les organisations du parti communiste (cette mesure est annoncée le dimanche matin par sa radio). Il annonce aussi que les paysans du département ont chassé les responsables des kolkhozes et procédé à une redistribution de la terre. Le lendemain, enfin, radio Miskolc diffusera un appel demandant aux conseils ouvriers de toutes les villes de province « de coordonner leurs efforts en vue de créer un seul et unique puissant mouvement ». Ce que nous venons de rapporter suffit à montrer que s'est manifesté dès le lendemain du déclenchement de l'insurrection de Budapest un mouvement prolétarien qui a trouvé d'emblée sa juste expression par la création des conseils et qui a constitué le seul pouvoir réel en province. A Gyoer, à Pecs, dans la plupart des autres grandes villes il semble que la situation ait été la même qu'à Miskolc. C'était le Conseil Ouvrier qui dirigeait tout ; il armait les combattants, organisait le ravitaillement, présentait des revendications politiques et économiques. Pendant ce temps, le gouvernement de Budapest ne représentait rien ; il s'agitait, lançait des communiqués contradictoires, menaçait puis suppliait les ouvriers de déposer les armes et de reprendre le travail. Son autorité était nulle. En face des conseils il n'y avait que les troupes russes, et encore dans certaines régions il semble bien qu'elles ne se battaient pas. Dans le département de Miskolc notamment, on signala que les troupes étaient dans l'expectative et que dans plusieurs occasions des soldats soviétiques fraternisaient. Des faits analogues sont signalés dans la région de Gyoer. Nous ne connaissons pas précisément toutes les revendications formulées par ces Conseils. Mais nous avons l'exemple du Conseil de Szeged. Selon un correspondant yougoslave (du journal Vjesnik de Zagreb) qui se trouvait dans cette ville, le 28 octobre a eu lieu une réunion des représentants des Conseils ouvriers de Szeged, les revendications adoptées ont été : le remplacement des

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autorités locales staliniennes, l'application de l'autogestion ouvrière et le départ des troupes russes. Il est tout a fait extraordinaire de remarquer que les conseils nés spontanément dans des régions différentes, partiellement isolés par les armées russes aient immédiatement cherché à se fédérer. Ils tendaient à constituer à la fin de la première semaine révolutionnaire une république des Conseils. Sur la base de telles informations, l'image qu'a composé la presse bourgeoise d'une simple participation ouvrière à un soulèvement national est évidemment artificielle. Répétons-le : on était en présence de la première phase d'une révolution prolétarienne. Quels étaient les objectifs de cette révolution ? Nous les connaissons par une résolution des syndicats hongrois, publiée le vendredi 26, c'est-à-dire trois jours après le déclenchement de l'insurrection. Elle contient toute une série de revendications d'une immense portée. Sur le plan politique, les syndicats demandent : 1 ° Que la lutte cesse, qu'une amnistie soit annoncée et que des négociations soient entreprises avec les délégués de la jeunesse ; 2° Qu'un large gouvernement soit constitué, avec M. Imre Nagy comme président, et comprenant des représentants des syndicats et de la jeunesse. Que la situation économique du pays soit exposée en toute franchise ; 3° Qu'une aide soit accordée aux personnes blessées dans les luttes tragiques qui viennent de se dérouler et aux familles des victimes ; 4° Que la police et l'armée soient renforcées pour maintenir l'ordre par une garde nationale composée d'ouvriers et de jeunes ; 5 Qu'une organisation de la jeunesse ouvrière soit constituée avec l'appui des syndicats ; 6 Que le nouveau gouvernement engage immédiatement des négociations en vue du retrait des troupes soviétiques du territoire hongrois. Sur le plan économique : 1° Constitution de conseils d'ouvriers dans toutes les usines ; 2° Instauration d'une direction ouvrière. Transformation radicale du système de planification et de la direction de l'économie exercée par l'État. Réajustement des salaires, augmentation immédiate de 15 % des salaires inférieurs à 800 forint et de 10 % pour les salaires de moins de 1.500 forint. Établissement d'un plafond de 3.500 forint pour les traitements mensuels. Suppression des normes de production, sauf dans les usines où les conseils d'ouvriers en demanderaient le maintien. Suppression de l'impôt de 4 % payé par les célibataires et les familles sans enfants. Majoration des retraites les plus faibles. Augmentation du taux des allocations familiales. Accélération de la construction de logements par l'État ; 3° Les syndicats demandent en outre que soit tenue la promesse faite par M. Imre Nagy d'engager des négociations avec les gouvernements de rU.R.S.S.

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et des autres pays en vue d'établir des relations économiques donnant aux parties des avantages réciproques sur la base du principe de l'égalité. Il est dit en conclusion que les syndicats hongrois devront fonctionner comme avant 1948, et devront changer leur appellation et s'appeler désormais « syndicats libres hongrois ». Cette liste de revendications est signée par la présidence du conseil des syndicats hongrois, mais il n'y a pas de doute qu'elle reprend et systématise les revendications émises par les divers Conseils ouvriers. Considérons de près ces revendications. Assurément, elles ne constituent pas un programme socialiste maximum. Car un tel programme aurait pour premier point : gouvernement des représentants des conseils appuyé sur les milices ouvrières. Peut-être était-ce là ce que souhaitaient de nombreux ouvriers, déjà très en avance sur les déclarations des « sommets ». Peut-être pas. Nous n'en savons rien. De toutes manières ce qu'on peut considérer comme théoriquement juste n'est pas nécessairement ce que pensent et ce que disent ceux qui sont engagés dans une révolution et qui sont placés dans des conditions déterminées. Tel quel, le programme des syndicats va très loin. D'une part il demande que Nagy gouverne avec les représentants de la jeunesse et ceux des syndicats. Or la jeunesse a été à l'avant-garde de la révolution ; d'autre part, les syndicats doivent être transformés, redevenir des syndicats libres, de véritables représentants de la classe, leurs organismes doivent être démocratiquement élus. La demande revient donc a exiger un gouvernement révolutionnaire. En second lieu le programme prévoit l'armement permanent d'ouvriers et de jeunes qui, avec l'armée et la police, seront le soutien du gouvernement. En outre, et ce point est essentiel, la résolution demande la constitution de conseils dans toutes les usines. Cela prouve que les ouvriers voient dans leurs organismes autonomes un pouvoir qui a une signification universelle ; ils ne le disent pas, ils n'ont peut-être pas conscience de ce qui leur sera possible de faire, mais ils tendent à une sorte de république des conseils. Ils ne sont pas du tout disposés à s'en remettre au gouvernement du soin de décider de tout en leur nom, mais veulent au contraire consolider et étendre le pouvoir qu'ils détiennent eux-mêmes dans la société. Mais ce qui prouve la maturité révolutionnaire du mouvement ce sont les revendications propres à l'organisation de la production. Ces revendications échappent évidemment à l'intelligence du journaliste bourgeois car celui-ci ne voit que ce qui se passe à la surface des choses, c'est-à-dire sur le plan étroitement politique. Or ce qui dans la réalité décide de la lutte des forces sociales ce sont les relations qui existent au sein de la production, au cœur des entreprises. Les ouvriers pourraient bien avoir au gouvernement des hommes en qui ils ont confiance et qui sont animés d'excellentes intentions, ils n'auraient rien gagné encore si dans leur vie de tous les jours, dans leur travail ils demeuraient de simples exécutants qu'un appareil dirigeant commande comme il commande aux machines. Les conseils eux-mêmes seraient finalement dépourvus d'effi-

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cacité et destinés à dépérir s'ils ne comprenaient pas que leur tâche est de prendre en main l'organisation de la production. De ceci les ouvriers hongrois étaient conscients. Et c'est ce qui donne à leur programme une immense portée. Ils en étaient d'autant plus conscients que le régime stalinien, tout en leur refusant toute participation à la gestion des usines n'avait cessé de proclamer que les ouvriers étaient les vrais propriétaires de leurs entreprises. En quelque sorte le régime stalinien avait contribué sur ce point à son propre renversement car il avait permis aux ouvriers de comprendre une chose, plus clairement que partout ailleurs : c'est que l'exploitation ne vient pas de la présence de capitalistes privés, mais plus généralement de la division dans les usines entre ceux qui décident de tout et ceux qui n'ont qu'à obéir. Le programme des syndicats s'attaque donc à cette question qui est fondamentalement révolutionnaire : il demande dans le même paragraphe « l'instauration d'une direction ouvrière et la transformation radicale du système de planification et de la direction de l'économie exercée par l'État ». Comment cette transformation radicale s'effectuera-t-elle ? Comment les ouvriers réussiront-ils au travers de leur direction à participer à la planification ? Cela n'est pas dit. Cela ne pouvait d'ailleurs être dit, trois jours après l'insurrection, dans le feu de la lutte encore, et dans un document qui ne pouvait affirmer que des principes. Mais si la revendication est encore mal définie son esprit ne fait pas de doute : les ouvriers ne veulent plus que s'élabore indépendamment d'eux le plan de production, ils ne veulent plus que ce soit une bureaucratie d'État qui envoie les ordres. Cela les intéresse au plus haut point de savoir ce que la direction décide à l'échelle nationale, comment la production sera orientée, dans quelles branches on projette de faire les plus grands efforts et pourquoi. Quel volume doit être atteint dans les divers secteurs ; quelle est la répercussion de ces objectifs sur leur niveau de vie, sur la durée de la semaine de travail, sur le rythme de travail que cela imposera. Si l'on poursuit attentivement l'examen du paragraphe « économique » du programme on s'aperçoit enfin que les ouvriers ne s'arrêtent pas à des revendications de principe ; ils font une demande très précise et qui a immédiatement une répercussion formidable sur l'organisation de la production dans les usines : ils exigent la suppression des normes de production, sauf dans les usines ou les conseils en demanderaient le maintien. Cela revient à dire que les ouvriers doivent être libres d'organiser leur travail comme ils l'entendent. Ils veulent mettre à la porte toute la bureaucratie, depuis les agents d'études jusqu'aux chronos qui veulent aligner le travail humain sur le travail de la machine et qui, de plus en plus, alignent le travail des machines sur les cadences folles imposées au travail humain, quitte à faire sauter les machines. Ils n'excluent pas que dans certains cas des normes doivent être maintenues mais ils spécifient que ce sont les ouvriers qui, à travers leur Conseil, sont seuls qualifiés pour en décider. De toute évidence, cette revendication pose les premiers jalons d'un programme gestionnaire et si la situation lui avait permis de se développer elle ne pouvait que conduire à ce programme. Et, en effet on ne peut pas séparer l'or-

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ganisation du travail des hommes de celle de la production en général. Les directeurs d'entreprise n'ont jamais toléré une telle dissociation et ne le peuvent effectivement pas car tout se tient dans l'usine moderne. Le jour où les hommes décident de la conduite de leur travail ils sont amenés à envisager tous les problèmes de l'entreprise. Finalement détachons du programme des syndicats les revendications de salaire. Ce qui est très caractéristique, c'est qu'elles visent à resserrer l'éventail des salaires, c'est-à-dire à combattre la hiérarchie. 15 % au dessous de 800 forints, 10 % entre 8 et 1.500, un plafond de 3.500. Or la hiérarchie est l'arme des staliniens comme des capitalistes, parce qu'elle leur permet, d'une part de constituer une couche privilégiée qui est un soutien pour le régime établi et, d'autre part, de diviser les travailleurs, de les isoler les uns des autres en multipliant les niveaux de rémunération. La lutte contre la hiérarchie est aujourd'hui fondamentale pour les ouvriers du monde entier qu'ils travaillent à Budapest, à Billancourt, à Détroit ou à Manchester, et on la voit effectivement passer au premier plan chaque fois qu'aux États-Unis, en Angleterre ou en France une grève sauvage éclate, indépendamment des syndicats. Cette lutte devient d'autant plus claire pour les ouvriers que le développement technique tend à niveler de plus en plus les emplois. L'extrême différenciation des salaires apparaît ainsi absurde du point de vue de la logique de la production et justifiable seulement par les avantages politico-sociaux qu'en retire l'appareil dirigeant. Dans l'appel que lancera quelques jours plus tard (le 2 novembre) le Conseil national des syndicats hongrois il sera demandé un nouveau système de salaires, c'est-à-dire sans aucun doute une refonte des catégories artificiellement multipliées par le régime précédent. Quelle est l'image que composent ces premiers jours de lutte ? La population, dans son ensemble, s'est soulevée et a cherché à balayer le régime fondé sur la dictature du P.C. La classe ouvrière a été à l'avant-garde de ce combat. Elle ne s'est pas dissoute dans le « mouvement national ». Elle est apparue avec des objectifs spécifiques : 1°) Les ouvriers ont organisé spontanément leur pouvoir propre les Conseils, auxquels ils ont d'emblée cherché à donner la plus grande extension possible ; 2°) ils ont constitué avec une rapidité inouïe une puissance militaire qui a été capable de faire reculer dans certains cas, de neutraliser dans d'autres, les troupes russes et leurs blindés ; 3°) ils se sont attaqués à la racine même de l'exploitation en présentant des revendications qui avaient pour effet de changer complètement la situation des ouvriers dans le cadre même des entreprises. DIVERSITÉ DES FORCES SOCIALES EN LUTTE

MOTS

D'ORDRE DÉMOCRATIQUES

ET

NATIONAUX

Reprenons la fin des événements au moment où nous l'avions interrompu. Nous avons dit qu'à partir du jeudi 25 s'opère un tournant dans la situation. Le

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gouvernement reconnaît d'abord le bien fondé de la lutte insurrectionnelle ; il promet qu'il négociera bientôt le départ des troupes russes ; il donne des portefeuilles à des non-communistes (petits propriétaires). Sur cette base il se croit en mesure de réclamer que les insurgés déposent définitivement les armes. Pourtant les combats continuent. A Budapest la bataille fait rage au début de l'après-midi du vendredi 26 contre les chars soviétiques. Le gouvernement ne comprend pas cette situation : il pense que ses concessions sont déjà très importantes et surtout il est persuadé que les conseils ouvriers vont le soutenir car, répétons-le, ceux-ci proclament qu'ils ont confiance en Nagy. Un ultimatum est donc lancé pour que les armes soient déposées le vendredi 26 avant 22 heures. Le lendemain matin, la lutte se poursuit et la radio officielle soutient que ceux qui continuent de se battre sont des « bandits » et seront traités comme tels. Les insurgés sont de nouveau considérés comme des « agents de l'Occident ». Devant l'ampleur des combats qui reprennent (c'est notamment dans la nuit de samedi à dimanche que la prison de Budapest est attaquée et que sont exécutés les deux Farkas, chefs policiers du régime Rakosi et responsables d'une série de crimes), devant l'extension des conseils révolutionnaires qui se multiplient en province et englobent maintenant toutes les couches de la population, le gouvernement est amené de nouveau à céder. La situation est semble-t-il très confuse le dimanche matin. D'une part des négociations avec des représentants étudiants à Budapest aboutissent à un armistice, d'autre part, les combats persistent malgré cet armistice. Le plus probable est que certaines fractions des insurgés qui sont à court d'armes ou de munitions ou qui se trouvent dans une mauvaise posture acceptent la négociation, tandis que d'autres, réapprovisionnées en armes par les soldats, poursuivent ou reprennent le combat. Toujours est-il que l'après-midi du dimanche 28 amène une seconde retraite gouvernementale, qui est en même temps une capitulation russe. Entre 12 et 13 heures Nagy annonce qu'il a ordonné à ses troupes de cesser le feu. A 15 heures, Radio Budapest déclare : « Bientôt le combat prendra fin. Les armes se sont tues. La ville est silencieuse. Silence de mort. Il convient de réfléchir aux mobiles de ce meurtre atroce, dont le stalinisme et la démence sanguinaire de Rakosi sont les causes véritables ». A 16 h. 30 Nagy déclare que les troupes russes vont se retirer « immédiatement ». En fait, on le sait, les Russes n'évacuent pas Budapest. Ils attendent, soidisant, que les insurgés déposent les armes. Ceux-ci de leur côté refusent de les rendre et sont encouragés par les Conseils de Gyor et de Miskolc : les combats reprennent. Ce n'est que mardi soir qu'on paraît assuré du départ des Russes qui est confirmé officiellement par Radio Moscou. Nous n'avons plus maintenant besoin de suivre le cours des événements d'aussi près et nous pouvons survoler la seconde semaine révolutionnaire pour en dégager les traits principaux. Mais pour comprendre l'évolution du mouvement révolutionnaire, il nous faut d'abord noter ce qui se passe sur le plan gouvernemental, sur le plan politique général et sur le plan militaire.

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- Sur le plan gouvernemental, Nagy faite toute une série de concessions qui, en un sens, ont un caractère démocratique, en un autre sens revalorisent les forces petites bourgeoises. Successivement, il annonce la fin du régime du parti unique (mardi 30) et le retour à un gouvernement de coalition national analogue à celui de 1946 ; il promet des élections libres au suffrage universel, il fonde un nouveau parti : le Parti Socialiste Ouvrier ; il projette un statut de neutralité pour la Hongrie et la dénonciation du pacte de Varsovie ; il crée un nouveau gouvernement où les communistes n'ont que deux portefeuilles tandis que les autres sièges (à l'exception d'un qui est accordé à un représentant du nouveau Parti Petofi) sont partagés entre nationaux paysans, petits propriétaires et sociaux-démocrates. - Sur le plan politique, les anciens partis se reconstituent rapidement : en province des sections des partis paysans, sociaux-démocrates et petits propriétaires se multiplient. Cependant une nouvelle formation apparaît issue de l'insurrection, le Parti de la Jeunesse Révolutionnaire, situé sur une base nettement socialiste. Plusieurs nouveaux journaux sont publiés. - Sur le plan « militaire », la situation est dominée par la présence des Russes. Ils ont feint d'accepter de partir le dimanche 28 et au lieu de partir ils ont attaqué les insurgés dans Budapest ; ils ont annoncé qu'ils se retireraient dans la soirée de lundi 29 et ont quitté en grande partie la capitale, mais se sont regroupés à distance et à partir du jeudi 1er novembre, d'importants effectifs pénètrent sur le territoire hongrois. C'est dans ce climat qu'évolue le mouvement des masses. Or ce mouvement englobe maintenant de nouvelles couches sociales. Il a d'abord été principalement un mouvement des usines, sauf, rappelons-le, à Budapest où aux côtés des ouvriers se trouvaient étudiants, employés, petits bourgeois. Il s'est traduit par l'apparition des conseils. Mais le premier recul du gouvernement (jeudi), la formation d'un gouvernement de coalition (vendredi) encouragent toutes les couches de la population à se soulever, car la victoire apparaît à tous à portée de la main. Aussi bien à Miskolc qu'à Gyoer des conseils de villes et de départements se constituent et viennent sur le devant de la scène. Il est bien évident que la population non-ouvrière et particulièrement les paysans sont avant tout sensibles à des revendications démocratiques et nationales. Or ces revendications ont aussi une profonde résonance dans la classe ouvrière, car elles constituent une démolition de l'ancien État totalitaire. Les ouvriers sont pour l'indépendance de la Hongrie face à l'exploitation russe, ils sont pour l'abolition du régime du parti unique qui s'est confondu avec la dictature stalinienne ; ils sont pour la liberté de la presse qui donne aux opposants le droit de s'exprimer ; ils sont même pour des élections libres qui constituent à leurs yeux un moyen de briser le monopole politique du parti « communiste ». Une certaine unanimité dans l'euphorie de la victoire peut donc s'instaurer : il n'en reste pas moins qu'elle va de pair avec une certaine confusion. Cette confusion est accrue par la menace que fait peser l'armée russe, car

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tout le monde est obligé de brandir en même temps le drapeau de l'indépendance nationale. Et cette confusion est aussi entretenue par la politique de Nagy qui, tout en reconnaissant les organismes autonomes de la classe ouvrière et en se déclarant décidé à s'appuyer dessus, ne fait en réalité que des concessions à la droite. On aura une idée du flottement de la situation politique en se reportant une fois de plus à l'activité du Conseil de Miskolc. Dès le dimanche 29, celui-ci publie un programme qu'il soumet aux Conseils de Gyoer, de Pecs, de Debreczen, de Szekesfehervar, de Nyiregyhaza, de Szolnok, de Magyarovar, d'Esztergom et de plusieurs autres villes de province « Nous exigeons du gouvernement : 1. L'édification d'une Hongrie libre, souveraine, indépendante, démocratique et socialiste 2. Une loi instituant des élections libres au suffrage universel 3. Le départ immédiat des troupes soviétiques 4 L'élaboration d'une nouvelle Constitution 5. La suppression de l'A.V.H. lAllamvedelmi Hatosagnom, police politique). Le gouvernement ne devra s'appuyer que sur deux forces armées : l'armée nationale et la police ordinaire 6. Amnistie totale pour tous ceux qui ont pris les armes et inculpation de Ernoe Gero et de ses complices 7. Élections libres dans un délai de deux mois avec la participation de plusieurs partis. » Ce programme, visiblement, reflète non plus seulement la volonté des ouvriers des usines de Miskolc mais celle de la population du département de Borsod dans son ensemble. Dans la seconde semaine il semble que ceux qui s'attaquent au communisme (sous toutes ses formes) parlent plus fort, tandis que ceux qui luttent pour un pouvoir prolétarien ne se manifestent pas aussi ouvertement sur le plan politique. A Gyoer, dès le dimanche 29, un communiqué du conseil ouvrier met en garde contre les éléments troubles non-communistes qui cherchent à exploiter la situation. Le 2 novembre, des observateurs annoncent que le pouvoir des éléments communistes est menacé. A Budapest, il semble que des manifestations réactionnaires ont lieu. Cependant il serait absurde de penser que se développe un véritable mouvement contre-révolutionnaire. Il n'y a pas de base pour un tel mouvement. Nulle part ne se font jour des revendications qui mettraient en cause les acquisitions de la classe ouvrière. Les éléments « droitiers » qui sont au gouvernement prennent soin de déclarer qu'on ne peut en aucune manière revenir en arrière. C'est ainsi que Tildy, leader des petits propriétaires déclare le 2 novembre : « La réforme agraire est un fait acquis. Bien entendu, les kolkhozes disparaîtront, mais la terre restera aux paysans. Les banques, les mines demeureront nationalisées, les usines resteront la propriété des ouvriers. Nous n'avons fait ni une restauration, ni une contre-révolution, mais une révolution. »

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Peu importe de savoir si Tildy pense effectivement ce qu'il dit. Le fait est qu'il ne peut parler autrement parce que les forces qui dominent sont révolutionnaires. A Budapest l'insurrection a été et reste l'œuvre des ouvriers et des étudiants. Le premier appel de la Fédération de la jeunesse, le 2 novembre, est fort clair : « Nous ne voulons pas le retour du fascisme de l'amiral Horthy. Nous ne rendrons pas la terre aux gros propriétaires fonciers ni les usines aux capitalistes. » En province, la véritable force sociale en dehors du prolétariat est la paysannerie. Or si les revendications des paysans et leur attitude peuvent être confuses, il n'en est pas moins évident que leur lutte pour le partage des terres est de caractère révolutionnaire et que pour eux chasser les dirigeants des kolkhozes a la même portée que chasser les gros propriétaires. En effet les paysans en Hongrie n'ont jamais eu possession de la terre ; en s'en emparant ils ne régressent pas, ils font un pas en avant. Ils étaient sous le régime Horthy dans leur immense majorité des ouvriers agricoles et représentaient alors plus de 40 % de la population. Ayant bénéficié de la réforme agraire au lendemain de la guerre ils se sont vu presque aussitôt dépossédés de leurs nouveaux droits et condamnés à une collectivisation forcée. Leur haine contre les bureaucrates qui dirigeaient les coopératives, et s'enrichissaient à leurs dépens s'est substituée presque sans transition à la haine qu'ils témoignaient à leurs exploiteurs ancestraux, les aristocrates de la terre. En outre, on sait que la redistribution des terres après le 23 octobre n'a eu lieu que dans certains secteurs, tandis que dans d'autres les coopératives reprises en main par les paysans, continuaient à fonctionner, ce qui prouve que pour certaines couches paysannes les avantages du travail collectif demeuraient sensibles malgré l'exploitation à laquelle elles avaient été associées sous le régime précédent. Il serait donc simpliste de prétendre que les paysans constituent une force contre-révolutionnaire ; même si pour un grand nombre ils étaient disposés à faire confiance aux représentants des partis « petits propriétaires », attachés à une tradition religieuse et familiale, empressés à saluer le retour du cardinal Mindszenty, ils demeuraient membres d'une classe exploitée, susceptibles de rejoindre le prolétariat dans sa lutte pour des objectifs socialistes. Nous avons tout à l'heure cité le programme en 7 points de Miskolc pour montrer qu'il y apparaissait seulement des revendications démocratiques et nationales. Nous pouvons maintenant citer le programme de Magyarovar qui lui fait en quelque sorte pendant. Programme d'un « comité exécutif municipal » manifestement dirigé par des éléments paysans il demande des élections libres sous le contrôle de l'O.N.U., le rétablissement immédiat des organisations professionnelles de la paysannerie, l'exercice libre de leurs professions pour les petits artisans et les petits commerçants, la réparation des graves injustices commises contre l'Église et formule toute une série de revendications démocratiques bourgeoises, mais en même temps, il réclame la suppression de toutes les différences de classe (point 13).

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Rien ne peut mieux montrer, à notre avis, l'ambivalence du mouvement paysan dans lequel, comme la Révolution russe en particulier l'a montré, coexistent toujours des élément conservateurs et révolutionnaires. LA LUTTE

OUVRIÈRE

CONTINUE

On a essayé de faire croire qu'un important mouvement contre-révolutionnaire s'était déclenché à la fin de la seconde semaine de l'insurrection, et que les conquêtes ouvrières étaient en passe d'être liquidées. Kadar a dû revenir par la suite sur ce mensonge et déclarer qu'il s'agissait d'une simple menace que faisaient peser des bandes réactionnaires et que le gouvernement avait dû devancer leur action. Mais c'était encore un mensonge. La suite des événements l'a prouvé car la classe ouvrière s'est battue avec acharnement dans la Hongrie entière, la grève est redevenue générale et les usines ont été de nouveau les bastions de l'insurrection. C'était les nouvelles conquêtes ouvrières - les conseils et l'armement des ouvriers - que les Russes ne pouvaient tolérer et qu'ils ont voulu écraser avec l'aide d'un gouvernement fantoche. Radio Budapest, durant la troisième semaine n'a pu que rééditer le programme de supplications qu'elle avait diffusé sous le premier gouvernement Nagy au début de l'insurrection les ouvriers étaient priés d'avoir confiance dans le gouvernement, priés de déposer les armes, priés de reprendre le travail. La vérité est qu'à la veille de l'attaque des blindés soviétiques la situation était ouverte et que l'avenir de la société hongroise dépendait - comme il en va dans toute révolution - de la capacité des diverses forces sociales de faire prévaloir leurs objectifs propres et d'entraîner à leur suite la majorité de la population. Ce qui était exclu en tout cas c'était un retour à un régime du type Horthy, une restauration du capitalisme privé et de grande propriété foncière. Car il n'y avait aucune couche sociale importante susceptible de soutenir cette restauration. Ce qui, en revanche, était possible c'était soit la reconstitution d'un appareil d'État qui serait appuyé sur un parlement, aurait utilisé une police et une armée régulière et aurait incarné de nouveau les intérêts d'un groupe dirigeant de type bureaucratique dans la production ; soit la victoire de la démocratie ouvrière, la prise en main des usines par les Conseils, l'armement permanent de la jeunesse ouvrière et étudiante, bref un mouvement qui se serait de plus en plus radicalisé. Dans ce dernier cas, sans aucun doute, une avant-garde se serait rapidement regroupée, elle aurait opposé au programme politique bourgeois ou bureaucratique un programme de gouvernement ouvrier ; elle aurait aidé les Conseils à unifier leur action et à revendiquer la direction de la société, Les deux voies étaient ouvertes et sans aucun doute les événements qui se seraient alors produits dans les autres démocraties populaires auraient exerce une forte influence dans un sens ou dans un autre. D'un côté, il est douteux qu'une révolution isolée ait pu se développer et triompher en Hongrie ; d un

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autre il est non moins douteux qu'un mouvement prolétarien ait pu durer sans faire sentir ses effets sur la classe ouvrière de Tchécoslovaquie, de Roumanie et de Yougoslavie qui continuaient à des degrés divers à subir une exploitation analogue à celle dont s'étaient libérés les ouvriers hongrois ; sans donner une impulsion immense au mouvement ouvrier en Pologne, qui a depuis un mois imposé des concessions continues à la bureaucratie polonaise aussi bien que russe. Bien entendu, lorsqu'une révolution commence, son issue n'est pas garantie d'avance. Dans la révolution hongroise, le prolétariat n'était pas seul ; à côté de lui, les paysans, les intellectuels, les petits bourgeois avaient combattu la dictature de la bureaucratie, qui exploitait et opprimait toute la population. Les revendications démocratiques et nationales unissaient pendant une première phase toute la population ; s'appuyant sur elles, un développement conduisant à la reconstitution d'un appareil d'État séparé et opposé aux Conseils, d'une « démocratie » parlementaire pouvant bénéficier du soutien des paysans et de la petite bourgeoisie, était théoriquement concevable. Dans une deuxième phase de la révolution le contenu contradictoire de ces revendications serait apparu ; à ce moment, il aurait fallu qu'une solution s'impose brutalement aux dépens de l'autre, que s'impose le parlement de type bourgeois ou les Conseils, une armée et une police comme corps spécialisés de coercition ou une organisation armée de la classe ouvrière. Au départ, l'insurrection portait en elle les germes de deux régimes absolument différents. Cependant, la suite des événements a montré quelle était la force de la classe ouvrière. Nous nous sommes étendus volontairement sur le rôle des éléments non-prolétariens qui se sont manifestés pendant la deuxième semaine de l'insurrection. Mais il ne faudrait pas non plus exagérer leur poids réel dans la situation. Il est fatal qu'à la sortie d'un régime dictatorial toutes les tendances politiques se manifestent, que les politiciens traditionnels, à peine sortis de prison, tiennent des meetings, fassent des discours, écrivent des articles, rédigent des programmes ; que dans l'euphorie de la victoire commune, un auditoire soit prêt à applaudir tous les faiseurs de phrases qui proclament leur amour de la liberté. La menace que représentaient ces tendances politiques ne correspondait pas encore à une force organisée dans la société. Pendant ce temps, les Conseils ouvriers continuaient à exister ; les ouvriers restaient l'arme à la main. Ces Conseils, ces ouvriers étaient la seule force réelle, la seule force organisée dans le pays - en dehors de l'armée russe. C'est cette force que la bureaucratie russe ne pouvait absolument pas tolérer. Les Tildy, les Kovacs, les Midszenty même - elle peut passer des compromis avec eux, gouverner en leur faisant des concessions. Elle l'avait déjà fait en Hongrie, dans tous les pays de démocratie populaire, et en France, où Thorez et Cie ne se sont pas gênés pour participer aux côtés de Bidault à plusieurs gouvernements de 1945 à 1947. Mais l'organisation de Conseils par les ouvriers en armes signifie pour la bureaucratie une défaite totale. C'est pourquoi, forgeant l'alibi du « péril réactionnaire », elle a lancé le dimanche 4 novembre ses

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blindés contre les Conseils, dont la victoire risquait d'avoir des répercussions immenses et de bouleverser son propre régime. Ce qui s'est passé alors est absolument incroyable. Pendant six jours, les insurgés ont résisté à une armée dont la puissance de feu était écrasante. Ce n'est que le vendredi 9 novembre que la résistance organisée a cessé à Budapest. Mais la fin de la résistance militaire n'a absolument pas mis une fin tout court à la révolution. La grève générale a continué, plongeant le pays dans une paralysie complète, et démontrant clairement que le gouvernement Kadar n'avait strictement aucun appui parmi la population. Kadar, pourtant, avait déjà accepté dans son programme la plupart des revendications des insurgés - entre autres, la gestion ouvrière des usines. Mais le prolétariat hongrois ne pouvait évidemment pas se laisser duper par un traître, qui voulait instaurer son pouvoir par la force des blindés russes. Pendant une semaine, du 9 au 16 novembre, le gouvernement fantoche de Kadar a multiplié les appels, tour à tour menaçant, suppliant, promettant, et faisant - en paroles - des concessions toujours plus grandes. Rien n'y fit. Alors, le vendredi 16 novembre, Kadar était obligé d'entrer en pourparlers avec les Conseils - avec le Conseil central des ouvriers de Budapest. Il reconnaissait par là même qu'il n'était lui-même qu'un zéro tout rond, que la seule force véritable dans le pays étaient les Conseils, et qu'il n'y avait qu'un seul moyen pour que le travail reprenne - c'était que les Conseils en donnent l'ordre. Sous la condition expresse qu'une série de leurs revendications seraient satisfaites immédiatement et en déclarant qu'ils n'abandonnaient pas « une virgule » du reste, les délégués ouvriers ont demandé par la radio à leurs camarades de reprendre le travail. Ces faits ne montrent pas seulement, de façon rétrospective, le poids relatif des diverses forces dans la révolution hongroise, et la puissance extraordinaire des Conseils ouvriers. Ils jettent une lumière crue sur la défaite totale de la bureaucratie russe, même après sa « victoire » militaire. Déjà le fait de recourir à une répression massive, de mobiliser vingt divisions pour venir à bout d'un mouvement populaire était en lui-même, pour la bureaucratie russe obligée de se réclamer du socialisme, une défaite politique extrêmement lourde. Mais cette défaite n'est rien, en comparaison de celle qu'elle est en train de subir maintenant : il lui faut, par le truchement de Kadar, reconnaître qu'elle a massacré les gens pour rien, qu'elle n'a pas restauré son pouvoir en Hongrie, que Kadar a beau disposer de vingt divisions russes, il lui faut quand même composer avec les Conseils ouvriers. La révolution hongroise n'est pas terminée. Dans le pays, deux forces continuent à s'affronter les blindés russes, et les ouvriers organisés dans les Conseils. Kadar essaie de se créer un appui, en faisant des concessions extrêmement larges. Mais sa situation est sans espoir. Au moment où ces lignes sont écrites, à la veille du lundi 19 novembre, il n'est pas certain que l'ordre de reprise de travail donné par les Conseils sera effectivement suivi ; il semble que beaucoup d'ouvriers considèrent que les délégués ont eu tort d'accorder cette reprise à Kadar. Celui-ci vient de faire encore un faux pas - qu'il était d'ailleurs obligé de faire pour s'assurer que la reprise du travail sera effective, il n'a qu'un

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moyen, réduire les ouvriers à la famine, exactement comme un patron ou un gouvernement capitaliste. Il a donc interdit que le ravitaillement soit introduit à Budapest par les paysans autrement qu'avec la permission du gouvernement et de l'armée russe et que les ouvriers touchent des cartes de rationnement ailleurs que dans les usines. Par là même, il ne fait que se montrer encore plus clairement aux yeux des ouvriers hongrois tel qu'il est - un fusilleur doublé d'un affameur - et approfondir le fossé qui le sépare d'eux. En même temps, les ouvriers continuent à demander avec persistance et en premier lieu, le départ des troupes russes ; celles-ci parties, on imagine aisément quel serait le sort de Kadar. [...]

DOCUMENTS, RÉCITS ET TEXTES SUR LA RÉVOLUTION HONGROISE (n° 21, mars-mai 1957)

Les hommes qui, en 1956, prirent les armes en Hongrie accomplirent le premier acte révolutionnaire de masse posant le problème du pouvoir contre la bureaucratie. Après l'écrasement de leur mouvement par les chars russes, beaucoup d'entre eux durent s'exiler. Socialisme ou Barbarie leur ouvrit ses colonnes car ils étaient la parole vivante de la révolution. Nous en donnons ici trois extraits. LES CONSEILS OUVRIERS DE LA RÉVOLUTION HONGROISE Pannonicus ; pages 106-112 [...] L'existence et la nature de ces conseils n'étaient pas totalement inconnues en Hongrie. Bien qu'on ne connût pas exactement et en détail les conseils ouvriers yougoslaves, pourtant, le peu qu'on en savait suffisait pour que la création de tels conseils devînt une des revendications de la lutte antistalinienne qui se manifesta très vigoureusement pendant l'année 1956. Il est bien compréhensible que dans une dictature de capitalisme d'État totalitaire où les syndicats et le soi-disant « parti de la classe ouvrière » sont devenus des annexes et des forces exécutives de l'État bureaucratique exploiteur qui, par surcroît, comme c'était le cas en Hongrie, trahissait les intérêts du pays - l'idée des conseils ouvriers ait eu un grand écho. C'est pourquoi, avant le 23 octobre et surtout dans la période qui précéda l'insurrection, le Cercle Petôfi et l'Union des Ecrivains insistaient sur la nécessité de leur création. Un des principaux mots d'ordre de la grande manifestation dont les étudiants prirent l'initiative le 23 octobre fut l'autonomie ouvrière, un de ses buts fut d'imposer la création des conseils ouvriers. On sait même que la première réponse de la clique Gerô à la manifestation fut le refus, et même la provocation. Mais, dès le 24 octobre, devant le développement croissant de l'insurrection et face à l'effondrement quasi total des appareils du parti et des syndicats, Gerô et sa clique changèrent de tactique. Ils acceptèrent la création des conseils ouvriers et en confièrent l'exécution à l'appareil du parti. Le déroulement des événements montre précisément quel était leur but freiner l'élan révolutionnaire et, d'autre part, impressionner la classe ouvrière en vue de la détourner de la révolution et de la reprendre en main. Alors que, auparavant, ils avaient nié la nécessité des conseils ouvriers, maintenant ils s'empressaient de les organiser pour mobiliser la classe ouvrière - suivant leur expression - contre la contre-révolution.

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Bien entendu, ils organisèrent les conseils ouvriers à leur guise, c'est-à-dire en vue d'être assurés « de leur fidélité » ; ces conseils étaient donc composés du directeur, du secrétaire de la cellule, des chefs du syndicat et de quelques ouvriers domestiqués. Mais ils furent dépassés par les événements. La classe ouvrière était déjà du côté de la révolution. Le soir du 23 octobre, les étudiants avaient manifesté, appelant les ouvriers à la grève générale. La nuit, ils avaient parcouru les usines avec des camions demandant aux ouvriers d'abandonner le travail et de se rallier à la révolution. L'unité des ouvriers et des étudiants, dès le matin du 24 octobre, devint un fait indiscutable et resta la plus grande force de la révolution. Ainsi apparut une situation étrangement contradictoire : les ouvriers prenaient part à la révolution tant par la grève générale qu'en luttant dans les groupes armés, côte à côte avec les étudiants, et, pendant ce temps, les soidisant « conseils ouvriers » formés officiellement lançaient des appels pour la cessation de la grève et se déclaraient contre l'insurrection. Les ouvriers luttaient contre Gerô et les marionnettes de Gerô parlaient en leur nom. Il était évident que cette situation ne pouvait durer longtemps. Les ouvriers voyant les grandes possibilités des conseils prenaient conscience de leurs propres forces et ne pouvaient supporter que les hommes de Geroë se parent du prestige des conseils ouvriers et parlent au nom de la classe ouvrière. Ils regagnèrent les usines, mirent à la porte les bureaucrates usurpateurs et créèrent par des moyens démocratiques et révolutionnaires les conseils ouvriers. La formation des conseils ouvriers de la révolution hongroise ne fut donc pas l'œuvre du hasard ; si ces conseils ne furent pas le résultat d'une longue préparation, ils naquirent de l'activité directe de la classe ouvrière. L'analyse des élections et de la constitution des conseils ouvriers est un problème important, d'un point de vue moins sociologique que politique. Bien que nous ne disposions pas d'une documentation complète sur les conseils, les données que nous possédons nous permettent des constatations importantes. On peut affirmer que l'élection des conseils, même lorsqu'elle a eu lieu dans des conditions exceptionnelles, s'est déroulée démocratiquement. La date des élections était annoncée à plusieurs reprises et chaque ouvrier, chaque employé des usines était invité à voter. Grâce à ces précautions, 50 à 70 % de l'effectif fut présent aux élections. Les ouvriers votèrent malgré les combats qui continuaient dans les rues et bien que les communications fussent interrompues. Il est très naturel que le pourcentage ait été différent suivant les usines. Les élections furent faites au grand jour ; on pouvait prendre la parole tout à fait librement ; chaque électeur pouvait proposer des candidats et on discutait la compétence, l'attitude, l'activité passée et récente de chacun d'eux. L'unité de l'insurrection se manifesta à l'occasion de ces élections, quand les diverses usines laissèrent unanimement de côté toutes les organisations des partis et des syndicats. Chacun agissait non en qualité de délégué d'un parti quelconque mais en qualité d'ouvrier de telle ou telle usine. L'analyse de la composition des conseils ouvriers reflète aussi unité de la

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révolution, son caractère populaire et la maturité politique de la classe ouvrière. Cette analyse est à faire tant du point de vue social que du point de vue politique. Les conseils reflétaient fidèlement la composition sociale des usines, leur majorité étant formée par les ouvriers qui travaillaient près des machines et qui, de ce fait, avaient le plus de droit à la direction des usines. C'était eux surtout qui manifestaient la plus grande activité. Malgré le sentiment de leur supériorité, les ouvriers élirent de nombreux employés et techniciens, plusieurs fois même comme présidents. Ce phénomène exprime premièrement l'unité sociale de la révolution à laquelle - sans tenir compte des différences de classe tous les honnêtes gens participèrent au moins par la manifestation de leur sympathie. Deuxièmement, l'élection des intellectuels techniciens et économistes prouve que les ouvriers avaient une vue très claire de la situation - les conseils ne doivent pas être de simples organisations destinées à défendre les intérêts matériels, mais des organisations capables de diriger les usines et de représenter l'opinion et l'attitude générale des ouvriers à l'égard des autres organisations.

[...] L'analyse des nouveaux phénomènes politiques qui se présentaient pour la première fois dans le cadre des conseils ouvriers est très importante. Tout d'abord, il y eut l'organisation de la grève générale, d'une force inconnue dans toute l'histoire. Cette grève fut totale, embrassant toute la classe ouvrière, assurant la défense absolue des usines et organisant la lutte armée de la masse des ouvriers. Cette oeuvre politique eut des traits nouveaux. Elle n'eut aucun caractère bureaucratique, car les meetings ouvriers étaient les organes suprêmes de discussion et de délibération, des organes uniquement populaires. Ainsi les conseils ouvriers étaient la libre expression de la classe ouvrière dans un mode nouveau et révolutionnaire, expression libre qui se manifesta ainsi, presque sans aucun organe intermédiaire, aussi bien sur le plan local que sur le plan national. Parmi les problèmes économiques dont les conseils eurent à s'occuper, il faut mentionner, en premier lieu, les revendications formulées à l'échelle nationale qui, tout en étant des revendications politiques, touchaient en même temps de très près la situation économique du pays, y compris, bien entendu, la situation des ouvriers. Les conseils exigeaient l'abolition du système des normes de travail, l'augmentation des salaires, le droit de grève, de véritables syndicats démocratiques, la rupture avec la colonisation économique du pays, l'établissement du commerce avec l'Union Soviétique sur un pied d'égalité, etc., toutes revendications conformes aux buts de la révolution. Les conseils organisaient dans les usines les bases économiques de la grève. Ils continuaient à payer les salaires, avec une augmentation générale de 10 % - ils avaient donc immédiatement commencé la réalisation des revendications - , ils organisaient le ravitaillement par un commerce direct avec les paysans à l'aide de convois de camions et ils concentraient la distribution des aliments

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dans les usines mêmes. Pour les familles ouvrières les plus pauvres, les conseils versaient des aides immédiates. Pendant les quelques jours de la révolution, le système des conseils ouvriers s'organisa à une vitesse inouïe. Les conseils furent d'abord formés dans les usines, les délégués des usines désignèrent les conseils d'arrondissement dont les délégués constituèrent enfin le Conseil du Grand-Budapest [c'est-à-dire la capitale et sa banlieue, environ deux millions d'habitants parmi lesquels se trouve presque la moitié de la classe ouvrière hongroise. Note du traducteur.] Le Conseil ouvrier du Grand-Budapest conquit en très peu de temps une autorité immense et apparut comme la seule force politique réelle du pays surtout après la seconde offensive soviétique du 4 novembre. Il exigeait pour les conseils ouvriers une représentation autonome dans la future assemblée nationale, ce qui veut dire qu'il fit une tentative pour transposer sa force politique réelle dans les formes parlementaires. Cette exigence du Conseil exprimait l'opinion de la classe ouvrière qui tendait à exprimer ses conceptions politiques directement, en tant que classe ouvrière, indépendamment des partis. Cette opinion s'exprima aussi par le fait que les ouvriers se prononcèrent contre la création de cellules dans les usines et dénièrent à tous les partis le droit de créer des cellules. De nombreux organisateurs furent chassés des usines. La naissance des conseils ouvriers et leur activité prouve le caractère populaire et socialiste de la révolution hongroise et offre des expériences, des actes nouveaux dans la recherche des formes du socialisme, de la gestion directe, de l'auto-direction ouvrière. Parmi les conclusions à tirer, il faut placer à la toute première place celleci : l'auto-direction révolutionnaire des ouvriers est la condition indispensable de tout soulèvement, de chaque combat populaire - fait qui, malheureusement, n'a pas été reconnu par les politiciens, écrivains et intellectuels hongrois. Deuxièmement : sous n'importe quel régime, un système qui exclut la participation directe et en masse des ouvriers, ou qui se réalise malgré eux, s'il se dit socialiste, est une escroquerie. Troisièmement : l'expérience des conseils ouvriers a démontré qu'une politique calme et sage, un travail d'organisation économique ne peut être réalisé qu'avec des ouvriers autonomes et libres, qui se dirigent eux-mêmes. Quatrièmement : la direction d'un pays peut être confiée aux ouvriers qui sont égaux aux autres couches sociales et peuvent collaborer avec elles. Cinquièmement : l'histoire des conseils ouvriers doit être étudiée dans le détail, parce que, sans la connaissance de ces expériences générales et particulières, personne ne peut plus se nommer socialiste. J'espère que le présent article, qui est plutôt un essai pour esquisser l'histoire des conseils ouvriers hongrois, incitera tous ceux qui s'intéressent au sort de la Hongrie et plus largement au sort du socialisme mondial à une étude plus approfondie du problème.

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LA RESTALINISATION DE LA HONGRIE Jean Amair ; pages 113-118 [...] Le 4 novembre 1956, le gouvernement Kadar, dans sa première déclaration, reconnaissait que la révolution avait eu des objectifs justes, mais prétendait qu'elle s'était transformée, en cours de route, en contre-révolution. Ainsi acceptait-il toutes les revendications des insurgés hongrois, à l'exception de cinq : celles concernant la neutralité hongroise, le pacte de Varsovie, le retrait des troupes soviétiques, les élections libres et la publication des accords commerciaux russo-hongrois. Mais, depuis janvier 1957, toute la révolution, en bloc, est devenue pour le gouvernement une contre-révolution ; même la manifestation des étudiants du 23 octobre n'échappe pas à cette caractérisation, et, depuis la publication, le 7 mars, de l'article de Joseph Révaï, toute la préparation idéologique de la révolution (qui a commencé après la mort de Staline et a atteint une intensité extraordinaire au cours de toute l'année 1956) est considérée officiellement comme un tissu de menées contre-révolutionnaires. Il n'est que trop naturel que les concessions accordées les premiers jours au peuple soient en train d'être reprises ou falsifiées. Cela a commencé avec la dissolution des comités révolutionnaires (à ne pas confondre avec les Conseils ouvriers) et se termine - pour l'instant - avec la nouvelle dégradation de la fête nationale du 15 mars. Ce qui surprend dans cette évolution en arrière, c'est que les mesures prises ne sont généralement pas applicables. On a dénié aux masses le droit de participer à la célébration de la fête nationale, mais le Gouvernement a dû la fêter plus solennellement que jamais. On a réintroduit l'enseignement obligatoire du russe et du « marxisme-léninisme », mais on a dû ajourner sine die l'application effective de cette mesure. On a officiellement recommencé à constituer des coopératives agricoles - mais depuis plusieurs semaines déjà on n'en entend plus parler. On attaque continuellement la contre-révolution, mais le gouvernement doit se justifier jour après jour. On ne peut que reconnaître dans ces reculs du gouvernement la force de la résistance du peuple, même si elle reste muette.

Le gouvernement pourra-t-il ainsi influencer les intellectuels ou les masses ? C'est très douteux. Il faut rappeler ce fait extraordinaire qu'après la victoire de l'intervention russe le Comité des intellectuels révolutionnaires a pris une résolution dans laquelle il proclamait que l'initiative de la résistance appartenait désormais aux Conseils ouvriers et s'engageait à suivre toutes leurs décisions. Cette résolution n'est pas seulement une manifestation de la foi des intellectuels dans la classe ouvrière - même si, comme telle, elle constitue un document humain émouvant et solennel ; elle est l'expression d'une vérité politique, économique et sociale. Elle exprime l'unité politique qui a effectivement existe pendant la révolution, fondée à son tour sur l'unité sociale qui s'était créée sous la pression du régime stalinien, et elle traduit la situation actuelle, où la clé de l'évolution économique se trouve entre les mains de la classe ouvrière, sans

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laquelle les techniciens ne peuvent rien sur la production. Et les ouvriers travaillent le moins possible. Leur but est de vivre, plus exactement de survivre, sans donner à leurs oppresseurs plus que le strict nécessaire.

T..] Et le parti, pourrait-on se demander, en se souvenant de l'ancien parti, qui comptait presque un million de membres. Ce parti, englobant un dixième de la population, s'était effondré devant la première manifestation vraiment populaire. Le parti de Kadar est encore plus faible, non seulement du point de vue du nombre, mais aussi du point de vue de la qualité. Il a atteint le chiffre de deux cent mille membres, mais les déclarations cyniques des dirigeants sur la supériorité d'un « parti d'élite » sur un « parti de masse » camouflent mal les difficultés de l'organisation - d'autant moins que quelques expressions qui leur échappent trahissent leur résignation devant l'impossibilité d'atteindre les effectifs du parti rakosien. Ils se comportent comme le renard devant les raisins trop haut placés. Il est vrai que nous ne sommes pas un grand parti, mais il est mauvais d'être un grand parti, disent-ils. Mais ils ne sont pas seulement peu nombreux, ils sont surtout faibles parmi les masses laborieuses : tandis qu'ils ont dû interdire l'admission de nouveaux membres dans les bureaux et les organisations centrales, ils réussissent à peine à former dans les usines une cellule parmi des milliers d'ouvriers. Là même où elles sont formées, ces cellules n'ont aucune force et ne travaillent pas. C'est pourquoi une séance de la cellule d'une grande usine est triomphalement annoncée dans le journal central du parti. En voulant proclamer leur activité, ils ne font ainsi que trahir leur faiblesse. [...]

RECIT D'UN ETUDIANT Anonyme ; page 93 [...] Le 8 novembre, j'ai parlé avec un jeune tankiste soviétique. Il était si audacieux qu'il descendit de son char et entra dans notre ruelle. Il cherchait des armes ; nous l'aurions tué facilement, mais il était si jeune, avait l'air si effrayé... et ses yeux cherchaient des regards amicaux... La conversation fut assez longue à s'engager, mais devint de plus en plus intime. Nous lui montrâmes le grand magasin de la rue voisine incendié par les obus d'un char russe, en lui demandant si cette destruction était nécessaire pour anéantir les « fascistes ». Il évita d'abord de répondre directement, puis il tira de la poche de son manteau un de nos tracts bilingues. Le texte disait « Soldats soviétiques ! Quittez notre pays ! Nous ne sommes pas fascistes: nous voulons seulement vivre librement ! Rentrez chez vous : nous ne vous en voulons pas et personne ne veut vous attaquer ». Il relut le tract, qu'il connaissait sans doute bien et nous demande : « Est-ce vrai ?» A quoi nous lui répondîmes : « Avons-nous des têtes de fascistes ? » Il continua : « On nous dit que c'est un

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mensonge, qu'il faut jeter ce tract et ne plus poser de questions ». En disant ces mots, il remit le tract dans sa poche. Nous avions compris. Lui connaissait la vérité. Et j'ai songé à la poésie dont l'audition avait été interrompue par les canons soviétiques, poésie qui se termine par ces mots Car il faut un ordre dans le monde Et l'ordre est là pour assurer Que l'enfant serve à quelque chose Et que le bien ne soit pas permis Et si l'enfant reste bouche béé, Te regarde ou se plaint Ne te laisse pas rouler, ne crois pas Que c'est ta leçon qui l'affole. Regarde ce bébé rusé Il hurle pour qu'on le plaigne Mais tandis qu'il sourit au sein Il fait pousser ses ongles et ses dents.

CHAPITRE IV

LE CONTENU DU SOCIALISME « Sur le contenu du socialisme » de « Pierre Chaulieu »*, d'où sont tirées ces pages, est paru dans le n° 22 (juillet-sept. 1957, pp. 1-74) de la revue. Chaulieu est revenu à quatre reprises sur cette question. Le premier texte, « Le programme socialiste », a été publié dans le n° 10 (août 1952, pp. 1-9). Chaulieu y insistait sur le fait que les deux éléments essentiels du programme traditionnel, nationalisation et planification, d'une part, et dictature du parti comme expression de la dictature du prolétariat, d'autre part, sont devenus « les bases programmatiques du capitalisme bureaucratique ». De là la nécessité de définir le socialisme de façon positive et concrète (comme gestion ouvrière) et non pas de façon négative et abstraite (comme abolition de la propriété privée et planification en général). Quant au deuxième, « Sur le contenu du socialisme » (n° 17, juillet 1955, pp. 1-25), il s'agit d'une première version de celui qui est présenté et reproduit ci-dessous ; elle est précédée d'un résumé de l'analyse de la bureaucratie que faisait à l'époque le groupe. Celui que nous présentons et reproduisons en partie ici est donc le troisième des articles publiés par Chaulieu sur la question de la définition du « socialisme ». Un dernier « Sur le contenu... » a été publié dans le n" suivant (n° 23, janvier-février 1958, pp. 2381). Lors de la réédition dans la collection « 10/18 », Castoriadis a préféré intégrer ce dernier texte - où étaient analysés les rapports entre les contradictions de l'organisation de l'entreprise capitaliste et les formes d'organisation, de conscience et de lutte ouvrières - dans le volume L'expérience du mouvement ouvrier, 2 : Prolétariat et organisation, (Paris, UGE, 1974, pp. 988).

* L'article, avec quelques corrections de formes mineures, a été réédité par l'auteur, sous le nom de Castoriadis, dans le volume Le contenu du socialisme, Paris, UGE, «10/18 », 1979 (« Sur le contenu du socialisme, II », pp. 103-221). Ce volume comprend, outre l'ensemble des articles de Castoriadis consacrés à la question du « programme socialiste » dans la revue, plusieurs textes de 1974-1978 et une importante introduction, « Socialisme et société autonome ».

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« Sur le contenu... » (1957) se présente donc comme « une nouvelle rédaction de l'ensemble » et non pas comme une simple suite de l'article de 1955. Il y est signalé dans un « chapeau » de présentation que le texte « ouvre une discussion sur les questions du programme » et que « les positions qui s'y trouvent n'expriment pas nécessairement le point de vue de l'ensemble du groupe Socialisme ou Barbarie. » Il a ceci de particulier qu'il s'agit d'un bilan, Chaulieu donnant une forme ramassée et systématique à des éléments antérieurement épars ; mais c'est l'un des textes les plus novateurs qu'il ait publié dans la revue. Il se veut la formulation théorique « de l'expérience d'un siècle de luttes ouvrières » - et il l'est effectivement, en grande partie - ; il y est dit aussi explicitement que la révision des idées traditionnelles sur la nature du capitalisme (« dont certaines viennent, avec ou sans déformation, de Marx lui-même ») à laquelle l'analyse aboutit « ne commence pas aujourd'hui », car « plusieurs courants ou révolutionnaires isolés en ont fourni des éléments depuis longtemps ». Mais il s'agit en même temps, indiscutablement, d'un article qui marque un tournant, par l'introduction de nouvelles formulations, dans l'évolution théorique individuelle de l'auteur et dans celle du groupe. S'il n'a pas sous-estimé cette nouveauté (la nécessité d'une « révision radicale » est affirmée dès la première page), il est probable que ni le groupe ni lui-même n'en ont mesuré toutes les conséquences, soucieux comme ils l'étaient à l'époque d'insister sur les éléments de continuité plutôt que sur les éléments de rupture avec une certaine tradition marxiste. L'originalité de la « méthode » du groupe, et de son rapport à la théorie, s'y manifeste avec force : aller à la réalité avec certaines idées pour éclairer celle-ci (car « on ne peut finalement rien comprendre au sens profond du capitalisme et de sa crise sans partir de l'idée la plus totale du socialisme », comme il est dit dans le texte), mais être toujours prêt à modifier ses idées en fonction de ce que la réalité laisse percevoir. On y trouvera également, de façon fragmentaire, certains éléments essentiels d'une « Economique », d'une présentation générale de ses positions dans ce domaine que Castoriadis aurait voulu et, pour diverses raisons, n'a jamais pu écrire : impossibilité d'imputation rigoureuse du produit aux « facteurs » ou « unités » de production, et donc de donner une base quelconque à la différenciation des revenus et des salaires ; possibilité pour la société « socialiste » d'instaurer un véritable marché fondé sur la souveraineté du consommateur ; critique enfin de l'idée d'une « technique » neutre qui pourrait être utilisée telle quelle à d'autres fins, la technologie capitaliste étant un choix effectué dans un « spectre »

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de solutions techniques possibles. L'idée centrale est celle de la possibilité de décider démocratiquement de la distribution globale des ressources d'une société entre consommation et investissement et entre consommation publique et consommation privée grâce à un dispositif « technique » (V«usine du plan ») soumis au contrôle politique de la collectivité organisée à travers des formes (« conseils ») permettant un auto-gouvernement effectif, y compris au niveau des unités de production. Ces idées - que Castoriadis a d'ailleurs maintenues jusqu'au bout - sont évidemment en contradiction totale non seulement avec l'orientation essentielle de la société contemporaine mais aussi avec des pans entiers de l'idéologie « marxiste » et finalement de l'oeuvre de Marx lui-même. Elles ne pouvaient que susciter des réserves chez les membres du groupe les plus attachés à la tradition marxiste. « Sur le contenu... »(1957) représente une étape importante dans cette rupture progressive de Castoriadis avec le marxisme qui aboutira aux textes de 1964-1965. Mais la discussion que l'article aurait dû « ouvrir» n'eut pas vraiment lieu, sans doute parce que deux autres questions attirèrent presque immédiatement, et de façon successive, toute l'attention du groupe : le débat sur l'organisation qui aboutit à une scission avec Claude Lefort, Henri Simon et d'autres membres de S. ou B. en 1958 (voir chapitre V) ;puis, à partir de 1959; le débat sur « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne » qui aboutit à la scission de 1963 avec Véga, Brune et Lyotard dont il est question au chapitre VII de cette anthologie. « Le contenu... » (1957) a été probablement l'articlee publié dans la revue qui a eu la plus large diffusion dans d'autres pays (Angleterre, Italie, Espagne), parfois avant même sa reprise en volume par Castoriadis. Certaines de ses idées (la critique de la technologie capitaliste, l'idée d'une « automatisation » possible de certaines fonctions de direction de l'économie) ont également eu, directement ou indirectement, une postérité que nous ne pouvons pas retracer ici. Il y a un point important sur lequel Castoriadis a modifié (dès 1963, dans « Recommencer la révolution ») sa position. Le texte de 1957présente comme une évidence qu'il y a un privilège historique du prolétariat industriel. Ce rôle prédominant de la classe ouvrière signifie que l'entreprise n'est pas uniquement une unité de production mais la cellule sociale de base de la nouvelle société : « La forme normale de représentation des travailleurs à l'époque présente est incontestablement le Conseil d'entreprise. » Or il est évident que dans une société où la classe ouvrière n'est plus majoritaire, et na plus aucun privilège « historique », les « considérations de proximité géographique » ou autres dont il est question dans le texte \

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joueraient un rôle beaucoup plus important. Il est aussi certain que l'extraordinaire degré d'activité politique de la population dans une telle société ne va nullement de soi. Castoriadis a pourtant continué de croire jusqu'au bout que la « forme » Conseil (l'assemblée de représentants élus, révocables à tout moment, rendant compte devant leurs mandants de leurs activités et unissant les fonctions de délibération, de décision et d'exécution) était le seul instrument concevable de l'auto-gouvernement de la société, et que ce qui est appelé ici le « socialisme » (ce qu'il appellera plus tard la société autonome) « vise à donner un sens à la vie et au travail des hommes, à permettre à leur liberté, à leur créativité, à leur positivité de se déployer, à créer des liens organiques entre l'individu et son groupe, entre le groupe et la société, à réconcilier l'homme avec lui-même et avec la nature ». E.E.

SUR LE CONTENU DU SOCIALISME P. Chaulieu (n° 22 Juillet-septembre 1957*, pages 1-23,30-47) L'évolution de la société moderne et du mouvement ouvrier depuis un siècle, et en particulier depuis 1917, impose une révision radicale des idées sur lesquelles ce mouvement a vécu jusqu'ici. Quarante années se sont écoulées depuis le jour où une révolution prolétarienne s'emparait du pouvoir en Russie. De cette révolution, finalement, ce n'est pas le socialisme qui a surgi, mais une société d'exploitation monstrueuse et d'oppression totalitaire des travailleurs ne différant en rien des pires formes du capitalisme, sauf que la bureaucratie a pris la place des patrons privés, et le « plan » la place du « marché libre ». Il y a dix ans, nous étions rares à défendre ces idées. Depuis, les travailleurs hongrois les ont fait éclater à la face du monde. L'immense expérience de la révolution russe et de sa dégénérescence, les Conseils ouvriers hongrois, leur activité et leur programme sont les matériaux premiers de cette révision. Ils sont loin d'être les seuls. L'analyse de l'évolution du capitalisme et des luttes ouvrières dans les autres pays depuis un siècle, et singulièrement à l'époque présente, montre que partout les mêmes problèmes fondamentaux se posent dans des termes étonnamment similaires, appelant partout la même réponse. Cette réponse est le socialisme, le socialisme qui est l'antithèse rigoureuse du capitalisme bureaucratique instauré en Russie, en Chine et ailleurs. L'expérience du capitalisme bureaucratique permet de voir ce que le socialisme n'est pas et ne peut pas être. L'analyse des révolutions prolétariennes, mais aussi des luttes quotidiennes et de la vie quotidienne du prolétariat permet de dire ce que le socialisme peut et doit être. Nous pouvons et nous devons aujourd'hui, basés sur l'expérience d'un siècle, définir le contenu positif du socialisme d'une manière incomparablement plus précise que n'avaient pu le faire les révolutionnaires d'autrefois. Dans l'immense désarroi actuel, des gens se considérant comme partisans du socialisme sont prêts à affirmer qu'ils « ne savent pas ce qu'il faut entendre par ce terme ». Nous prétendons montrer que, pour la première fois, on peut savoir ce que signifie concrètement le socialisme. L'analyse que nous allons entreprendre n'aboutit pas seulement à la révision des idées qui ont généralement cours sur le socialisme, et dont beaucoup remon* L'article était précédé de l'indication suivante : Une première partie de ce texte a été publiée dans le n° 17 de Socialisme ou Barbarie, pp. 1 à 22. Les pages qui suivent représentent une nouvelle rédaction de l'ensemble et leur compréhension ne présuppose pas la lecture de la partie déjà publiée. Ce texte ouvre une discussion sur les questions de programme. Les positions qui s'y trouvent exprimées n'expriment pas nécessairement le point de vue de l'ensemble du groupe Socialisme ou Barbarie.

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tent à Lénine et quelques-unes à Marx. Elle aboutit également à une révision des idées généralement répandues sur le capitalisme, son fonctionnement et la racine de sa crise, idées dont certaines viennent, avec ou sans déformation, de Marx lui-même. En fait, les deux analyses vont ensemble et s'exigent l'une l'autre. Cette révision, bien entendu, ne commence pas aujourd'hui. Plusieurs courants ou révolutionnaires isolés en ont fourni des éléments depuis longtemps. Dès le premier numéro de Socialisme ou Barbarie, nous nous efforcions de reprendre cette tâche de façon systématique. Les idées centrales se trouvent déjà formulées dans l'éditorial du numéro 1 de cette revue : que la division essentielle des sociétés contemporaines est la division en dirigeants et exécutants, que le développement propre du prolétariat le conduit à la conscience socialiste, qu'inversement le socialisme ne peut être que le produit de l'action autonome du prolétariat, que la société socialiste se définit par la suppression de toute couche séparée de dirigeants et par conséquent par le pouvoir des organismes de masse et la gestion ouvrière de la production. Mais nous sommes nous-mêmes restés, d'un certain point de vue, en deçà de leur contenu. Ce fait ne mériterait pas d'être mentionné, s'il ne traduisait pas lui aussi, à son niveau, l'action des facteurs qui ont déterminé l'évolution du marxisme luimême depuis un siècle : la pression énorme de l'idéologie de la société d'exploitation, le poids de la mentalité traditionnelle, la difficulté de se débarrasser des modes de pensée hérités. En un sens, la révision dont nous parlons ne consiste qu'à expliciter et à préciser ce qu'était l'intention véritable du marxisme à son départ et qui a toujours été le contenu le plus profond des luttes prolétariennes - que ce soit à leurs moments culminants ou dans l'anonymat de la vie quotidienne de l'usine. En un autre sens, elle conduit à éliminer les scories accumulées pendant un siècle autour de l'idéologie révolutionnaire, à briser les verres déformants à travers lesquels nous avons tous été habitués à regarder la vie et l'action du prolétariat. Le socialisme vise à donner un sens à la vie et au travail des hommes, à permettre à leur liberté, à leur créativité, à leur positivité, de se déployer, à créer des liens organiques entre l'individu et son groupe, entre le groupe et la société, à réconcilier l'homme avec lui-même et avec la nature. Il rejoint ainsi les fins essentielles du prolétariat dans ses luttes contre l'aliénation capitaliste - non pas des aspirations se perdant dans un avenir indéterminé, mais le contenu des tendances qui existent et se manifestent dès aujourd'hui, que ce soit dans les luttes révolutionnaires ou dans la vie quotidienne. Comprendre cela, c'est comprendre que pour l'ouvrier le problème final de l'histoire c'est un problème quotidien ; c'est, du même coup, comprendre que le socialisme n'est pas la « nationalisation », la « planification », ou même l'augmentation du niveau de vie - et que la crise du capitalisme n'est pas l'« anarchie du marché », la surproduction ou la baisse du taux de profit. C'est, enfin, voir d'une façon entièrement nouvelle les tâches de la théorie et la fonction d'une organisation révolutionnaire. Poussées à leurs conséquences, saisies dans toute leur force, ces idées trans-

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forment la vision de la société et du monde, modifient la conception aussi bien de la théorie que de la pratique révolutionnaire. La première partie de ce texte est consacrée à la définition positive du socialisme. La partie suivante 1 s'occupe de l'analyse du capitalisme et de sa crise. Cet ordre, qui peut paraître peu logique, se justifie par le fait que les révolutions polonaise et hongroise ont fait de la question de la définition positive de l'organisation socialiste de la société une question pratique immédiate. Mais il découle également d'une autre considération le contenu même de nos idées nous amène à soutenir qu'on ne peut finalement rien comprendre au sens profond du capitalisme et de sa crise sans partir de l'idée la plus totale du socialisme. Car tout ce que nous avons à dire peut se réduire en fin de compte à ceci : le socialisme, c'est l'autonomie, la direction consciente par les hommes euxmêmes de leur vie ; le capitalisme - privé ou bureaucratique - c'est la négation de cette autonomie, et sa crise résulte de ce qu'il crée nécessairement la tendance des hommes vers l'autonomie en même temps qu'il est obligé de la supprimer. LA RACINE DE LA CRISE DU CAPITALISME

L'organisation capitaliste de la vie sociale - et nous parlons aussi bien du capitalisme privé de l'Ouest que du capitalisme bureaucratique de l'Est - crée une crise perpétuellement renouvelée dans toutes les sphères de l'activité humaine. Cette crise apparaît avec la plus grande intensité dans le domaine de la production2. Mais la situation, quant à l'essentiel, est la même dans tous les domaines - qu'il s'agisse de la famille, de l'éducation, de la politique, des rapports internationaux ou de la culture. Partout, la structure capitaliste consiste à organiser la vie des hommes du dehors, en l'absence des intéressés et à l'encontre de leurs tendances et de leurs intérêts. Ce n'est là qu'une autre manière de dire que la société capitaliste est divisée entre une mince couche de dirigeants, qui ont pour fonction de décider de la vie de tout le monde, et la grande majorité des hommes, réduits à exécuter les décisions des dirigeants et, de ce fait, à subir leur propre vie comme quelque chose d'étranger à eux-mêmes. Cette organisation est profondément irrationnelle et contradictoire, et le renouvellement perpétuel de ses crises, sous une forme ou une autre, est absolument inévitable. Il est profondément irrationnel de prétendre organiser les hommes, qu'il s'agisse de production ou de vie politique, comme s'ils étaient des objets, en ignorant délibérément ce qu'eux-mêmes pensent et veulent quant à leur propre organisation. Dans les faits, le capitalisme est obligé de s'appuyer sur la faculté d'auto-organisation des groupes humains, sur la créativité individuelle et collective des producteurs, sans laquelle il ne pourrait pas subsister un jour. Mais toute son organisation officielle à la fois ignore et essaie de sup1. Elle sera publié dans le prochain numéro de cette revue. [n° 23, janvier 1958. Repris dans L'expérience du mouvement ouvrier, 2, pp. 9-88.] 2. La production, l'atelier de l'usine - non pas 1' « économie » et le « marché ».

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primer le plus possible ces facultés d'auto-organisation et de création. Il n'en résulte pas seulement un gaspillage immense, un énorme manque à gagner ; le système suscite obligatoirement la réaction, la lutte de ceux à qui il prétend s'imposer. Longtemps avant qu'il ne soit question de révolution ou de conscience politique, ceux-ci n'acceptent pas, dans la vie quotidienne de l'usine, d'être traités en objets. L'organisation capitaliste ne peut pas se faire seulement en l'absence des intéressés, elle est obligée en même temps de se faire à l'encontre des intéressés. Son résultat n'est pas seulement le gaspillage, c'est le conflit perpétuel. Si mille individus ont un potentiel donné de capacités d'organisation, le capitalisme consiste à en prendre à peu près au hasard une cinquantaine, à leur confier les tâches de direction et à décider que les autres sont des cailloux. C'est déjà là, métaphoriquement parlant, une perte d'énergie sociale à 95 %. Mais cela n'est qu'un aspect de la question. Comme les neuf cent cinquante restants ne sont pas des cailloux, et que le capitalisme est simultanément obligé de s'appuyer sur leurs facultés humaines et de les développer pour pouvoir fonctionner, ils réagissent à cette organisation qu'on leur impose, ils luttent contre elle. Leurs facultés d'organisation, qu'ils ne peuvent exercer pour un système qui les rejette et qu'ils rejettent, ils les déploient contre ce système. Le conflit s'installe ainsi en permanence au cœur de la vie sociale. Il devient, en même temps, la source d'un nouveau gaspillage ; car les activités de la petite minorité de dirigeants ont dès ce moment pour objet essentiel non pas tant d'organiser l'activité des exécutants, mais de riposter à la lutte des exécutants contre l'organisation qui leur est imposée. La fonction essentielle de l'appareil de direction cesse d'être l'organisation et devient la coercition sous ses multiples formes. Le temps total passé au sein de l'appareil de direction d'une grande usine moderne à organiser la production est moins important que le temps dépensé, directement ou indirectement, à mater la résistance des exploités - qu'il s'agisse de surveillance, de contrôle des pièces, de calcul de primes, de « relations humaines », d'entrevues avec les délégués ou les syndicats, ou finalement de la préoccupation permanente visant à ce que tout soit mesurable, vérifiable, contrôlable pour déjouer à l'avance la parade que pourraient inventer les travailleurs contre une nouvelle méthode d'exploitation. La même chose vaut, avec les transpositions nécessaires, pour l'organisation d'ensemble de la vie sociale et pour les activités essentielles de l'État moderne. Mais l'irrationalité et la contradiction du capitalisme n'apparaît pas seulement dans le domaine de l'organisation, de la forme de la vie sociale. Elle apparaît encore plus dans le fond, dans le contenu de cette vie. Plus que tout autre régime social, le capitalisme a mis le travail au centre des activités humaines - et plus que tout autre régime il tend à faire de ce travail une activité proprement absurde. Absurde non pas du point de vue des philosophes ou des moralistes - mais du point de vue de ceux qui l'accomplissent. Ce n'est pas seulement « l'organisation humaine » de la production, c'est la nature, le contenu, les méthodes, les instruments et les objets de la production capitaliste qui sont en cause. Les deux aspects sont bien entendu inséparables - mais il est d'au-

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tant plus important de mettre en lumière le second. Par la nature du travail dans l'usine capitaliste et quelle que soit la source finale de l'organisation, l'activité du travailleur, au lieu d'être l'expression organique de ses facultés humaines, devient un processus étranger et hostile qui domine son sujet. A cette activité, dont les principes qui la règlent, les modalités qui la concrétisent, les objectifs qu'elle sert lui sont ou doivent lui être étrangers, le prolétaire n'est relié en théorie que par ce fil ténu et incassable - la nécessité de gagner sa vie. Son propre travail, sa propre journée qui va commencer, se dressent désormais devant lui comme des ennemis. De ce fait, le travail signifie à la fois une mutilation continue, un gaspillage constamment renouvelé de force créatrice et un conflit incessant entre le travailleur et son activité, entre ce qu'il tendrait à faire et ce qu'il est obligé de faire. De ce point de vue aussi, le capitalisme n'arrive à survivre que dans la mesure où la réalité ne se plie pas à ses méthodes et à son esprit. Ce n'est que dans la mesure où l'organisation « officielle » de la production - et de la société est constamment contrecarrée, corrigée, complétée par l'auto-organisation effective des travailleurs que le système parvient à fonctionner. Ce n'est que dans la mesure où l'attitude effective des travailleurs face au travail est différente de celle qu'ils devraient avoir d'après le contenu et la nature du travail sous le capitalisme que le processus de travail parvient à être efficace. Les travailleurs arrivent à s'approprier les principes généraux régissant leur travail - auxquels d'après l'esprit du système ils ne devraient pas avoir accès et que le système essaie par tous les moyens de leur rendre obscurs. Les travailleurs concrétisent constamment ces principes d'après les conditions spécifiques dans lesquelles ils se trouvent - tandis que cette concrétisation devrait être faite uniquement par l'appareil de direction, dont c'est là la fonction présumée. Toute société d'exploitation vit parce que ceux qu'elle exploite la font vivre. Mais les esclaves ou les serfs font vivre les maîtres et les seigneurs en conformité avec les normes de la société des maîtres et des seigneurs. Le prolétariat fait vivre le capitalisme à l'encontre des normes du capitalisme. C'est en cela que se trouve l'origine de la crise historique du capitalisme, c'est en cela que le capitalisme est une société grosse d'une perspective révolutionnaire. L'esclavage ou le servage fonctionnent pour autant que les exploités ne luttent pas contre le système. Mais le capitalisme n'arrive à fonctionner que pour autant que les exploités luttent contre le fonctionnement qu'il tend à imposer. L'aboutissement final de cette lutte, l'élimination complète des normes, des méthodes, des formes d'organisation capitalistes et la libération totale des forces de création et d'organisation des masses, c'est le socialisme. L E S PRINCIPES DE LA SOCIÉTÉ SOCIALISTE

La société socialiste c'est l'organisation par les hommes eux-mêmes de tous les aspects de leurs activités sociales ; son instauration entraîne donc la suppression immédiate de la division de la société en une classe de dirigeants et une classe d'exécutants.

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Le contenu de l'organisation socialiste de la société est tout d'abord \agestion ouvrière. Cette gestion, la classe ouvrière l'a revendiquée et a lutté pour la réaliser aux moments de son action historique en Russie en 1917-18, en Espagne en 1936, en Hongrie en 1956. La forme de la gestion ouvrière, l'institution capable de la réaliser, c'est le Conseil des travailleurs de l'entreprise. La gestion ouvrière signifie le pouvoir des Conseils d'entreprise et finalement, à l'échelle de la société entière, l'Assemblée centrale et le Gouvernement des Conseils. Le Conseil d'usine ou d'entreprise, assemblée de représentants élus par les travailleurs, révocables à tout instant, rendant compte régulièrement devant ceux-ci de leurs activités et unissant les fonctions de délibération, de décision et d'exécution, est une création historique de la classe ouvrière qui a surgi, de nouveau, chaque fois que le problème du pouvoir dans la société moderne s'est trouvé posé. Comités de fabrique en Russie en 1917, Conseils d'entreprise en Allemagne en 1919, Conseils ouvriers en Hongrie en 1956 ont exprimé, au nom près, le même mode d'organisation original et typique de la classe ouvrière. Définir concrètement l'organisation socialiste de la société, n'est rien d'autre que tirer les conséquences de ces deux idées, gestion ouvrière et Gouvernement des Conseils, elles-mêmes créations organiques de la lutte du prolétariat. Mais cette définition ne peut se faire qu'en essayant de décrire les grandes lignes du fonctionnement et des institutions de cette société. Il ne s'agit pas, ici, de donner des « statuts » à la société socialiste. Il est bien entendu que les statuts comme tels ne signifient rien. Les meilleurs statuts ne valent que pour autant que les hommes sont constamment prêts à défendre ce qu'ils contiennent de sain, à suppléer à ce qui y manque, à changer ce qu'ils contiennent d'inadéquat ou de dépassé. De ce point de vue, tout fétichisme de la forme « soviétique » ou de la forme « Conseil » est évidemment à condamner. Les règles de l'éligibilité et de la révocabilité à tout instant ne suffisent absolument pas en elles-mêmes à « garantir » que le Conseil restera l'expression des travailleurs. Il le restera aussi longtemps que les travailleurs seront prêts à faire tout ce qu'il faut pour qu'il le reste. La réalisation du socialisme n'est pas une affaire de changement de législation ; elle dépend de l'action autonome de la classe ouvrière, de la capacité de la classe à trouver en elle-même la conscience des buts et des moyens, la solidarité et la détermination nécessaires. Mais cette action autonome ne reste pas et ne peut pas rester informe. Elle s'incarne nécessairement dans des formes d'action et d'organisation, dans des méthodes de fonctionnement et dans des institutions, qui peuvent la servir et l'exprimer de façon adéquate. Autant que le fétichisme « statutaire », il faut condamner le fétichisme « anarchiste » ou « spontanéiste » qui, sous prétexte que finalement la conscience du prolétariat décide de tout, se désintéresse des formes d'organisation concrètes que cette conscience doit utiliser si elle veut être socialement efficace. Le Conseil n'est pas une institution miraculeuse ; il ne peut pas être l'expression des travailleurs, si les travailleurs ne sont pas décidés à s'exprimer par son moyen. Mais il est une forme d'organisation adéquate : toute sa structure est agencée pour permettre à cette volonté d'expres-

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sion de se faire jour, si elle existe. Le Parlement, par contre, qu'il s'appelle « Assemblée nationale » ou « Soviet suprême »3 est par définition un type d'institution qui ne saurait être socialiste il est fondé sur la séparation radicale entre la masse « consultée » de temps en temps, et ceux qui, censés la « représenter », restent incontrôlables et en fait inamovibles. Le Conseil est fait pour représenter les travailleurs, et il peut cesser de remplir cette fonction ; le Parlement est fait pour ne pas représenter les masses, et cette fonction-là, il ne cesse jamais de la remplir. La question de l'existence d'institutions adéquates est donc essentielle pour la société socialiste. Elle l'est d'autant plus que cette société ne peut s'instaurer que par une révolution, c'est-à-dire par une crise sociale au cours de laquelle la conscience et l'activité des masses parviennent à une tension extrême. C'est dans cet état que les masses arrivent à faire table rase de la classe dominante, de ses forces armées et de ses organisations, et à dépasser en elles-mêmes le lourd héritage de siècles de servitude. Cet état n'est pas un paroxysme, mais au contraire une préfiguration du degré d'activité et de conscience des hommes dans une société libre. Le « reflux de l'activité révolutionnaire » n'a rien de fatal. Il est cependant toujours possible, face à l'énormité des tâches à accomplir. Et tout ce qui accumule les obstacles, déjà innombrables, devant l'activité révolutionnaire des masses, favorise ce reflux. Il est donc essentiel que la société révolutionnaire se donne, dès ses premiers jours, le réseau d'institutions et de méthodes de fonctionnement qui permettent et favorisent le déploiement de l'activité des masses, et qu'elle supprime parallèlement tout ce qui l'inhibe ou le contrecarre. Il est essentiel qu'elle se donne, à chaque pas, des formes stables d'organisation qui deviennent les modes normaux d'expression de la volonté des masses, aussi bien dans les « grandes affaires » que dans la vie courante qui est, en vérité, la première grande affaire. La définition de la société socialiste que nous visons comporte donc nécessairement une certaine description des institutions et du fonctionnement de cette société. Cette description n'est pas « utopique »4, car elle n'est que l'éla3. Le « Soviet suprême » actuel, bien entendu. 4. Au risque de renforcer l'aspect « utopique >» de ce texte, nous avons utilisé partout en parlant de la société socialiste le futur, pour éviter l'emploi du conditionnel, ennuyeux à la longue. Il va de soi que cette manière de parler n'affecte en rien l'examen des problèmes, et le lecteur remplacera facilement « La société socialiste sera... » par « L'auteur pense que la société socialiste sera... •> Quant au fond : nous avons délibérément réduit au minimum les références à l'histoire ou à la littérature. Mais les idées énoncées dans les pages qui suivent ne sont que les formulations théoriques de l'expérience d'un siècle de luttes ouvrières : expérience positive ou expérience négative, conclusions directes ou conclusions indirectes, réponses effectivement données aux problèmes qui ont été posés ou réponses à des problèmes qui n'auraient pas manqué de l'être si telle ou telle révolution s'était développée. Il n'y a pas une phrase de ce texte qui ne se relie ainsi aux questions qu'implicitement ou explicitement les luttes ouvrières ont déjà rencontrées. Cela devrait clore la discussion sur 1' « utopisme ». Une élaboration analogue des problèmes d'une société socialiste est donnée par Anton Pannekoek dans le premier chapitre de son livre The Worker's Councils (Melbourne, 1950) [tr. fr. Les Conseils ouvriers, Paris, Bélibaste, 1974]. Sur la plupart des points fondamentaux, notre point de vue est extrêmement proche du sien.)

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boration et l'extrapolation des créations historiques de la classe ouvrière, et en particulier de l'idée de la gestion ouvrière. Le principe qui nous guide dans cette élaboration est celui-ci la gestion ouvrière n'est possible que si l'attitude des individus face à l'organisation sociale change radicalement. Cela, à son tour, n'est possible que si les institutions qui incarnent cette organisation sociale acquièrent pour les individus un sens, si elles font partie de leur vie réelle. De même que le travail ne prendra un sens pour les individus que dans la mesure où ils le comprendront et le domineront, de même les institutions de la société socialiste devront être compréhensibles et contrôlables5. La société actuelle est une jungle obscure, un encombrement de machineries et d'appareils dont personne, ou presque, ne comprend le fonctionnement, que personne ne domine en fait et auxquels finalement personne ne s'intéresse. La société socialiste ne pourra exister que si elle amène un changement radical de cette situation, si elle introduit une simplification extrême de l'organisation sociale. Le socialisme, c'est la transparence de l'organisation de la société pour les membres de la société. Dire que le fonctionnement et les institutions de la société socialiste doivent être compréhensibles, signifie que la société doit disposer du maximum d'information. Ce maximum d'information n'équivaut nullement à l'accumulation matérielle des données. Le problème ne consiste absolument pas à munir chaque habitant d'une Bibliothèque nationale portative. Le maximum d'information dépend au contraire tout d'abord d'une réduction des données à l'essentiel, afin qu'elles deviennent maniables par tous. Cette réduction sera possible du fait que le socialisme signifiera immédiatement une simplification énorme des problèmes, et la disparition pure et simple des quatre cinquièmes des réglementations actuelles, devenues sans objet. Elle sera, d'autre part, facilitée par l'effort systématique vers la connaissance de la réalité sociale et sa diffusion, comme aussi vers la présentation simplifiée et adéquate des données. Nous donnerons des exemples des immenses possibilités existant dans ces domaines plus loin, à propos du fonctionnement de l'économie socialiste. Pour que le fonctionnement et les institutions de la société socialiste puissent être dominés par les hommes, au lieu de les dominer, il faut réaliser, pour la première fois dans l'histoire, la démocratie. Démocratie signifie étymologiquement la domination des masses. Mais nous ne prenons pas le mot « domination » en son sens formel. La domination réelle ne peut pas être confondue avec le vote ; le vote, même libre, peut être, et est le plus souvent, la farce de la démocratie. La démocratie n'est pas le vote sur des questions secondaires, ni la désignation de personnes qui décideront elles-mêmes, en dehors de tout contrôle effectif, des questions essentielles. La démocratie ne consiste pas non plus à appeler les hommes à se prononcer sur des questions incompréhensibles ou qui n'ont aucun sens pour eux. La domination réelle, c'est le pouvoir de décider soi5. Bakounine déjà formulait le problème du socialisme comme étant d'« intégrer les individus dans des structures qu'ils comprennent et qu'ils puissent contrôler ».

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même des questions essentielles et de décider en connaissance de cause. Dans ces quatre mots : en connaissance de cause, se trouve tout le problème de la démocratie 6 . Il n'y a aucun sens à appeler les gens à se prononcer sur des questions s'ils ne peuvent le faire en connaissance de cause. Ce point a été souligné depuis longtemps par les critiques réactionnaires ou fascistes de la « démocratie » bourgeoise, et on le retrouve parfois dans l'argumentation privée des staliniens les plus cyniques7. Il est évident que la « démocratie » bourgeoise est une comédie, ne serait-ce que pour cette raison, que personne dans la société capitaliste ne peut se prononcer en connaissance de cause, et moins que tout autre les masses, à qui l'on cache systématiquement les réalités économiques et politiques et le sens des questions posées. La conclusion qui en découle n'est pas de confier le pouvoir à une couche de bureaucrates incompétents et incontrôlables, mais de transformer la réalité sociale, de façon que les données essentielles et les problèmes fondamentaux soient saisissables par les individus, et que ceux-ci puissent en décider en connaissance de cause. Décider signifie décider soi-même ; décider de qui doit décider n'est déjà plus tout à fait décider. Finalement, la seule forme totale de la démocratie est la démocratie directe. Et le Conseil des travailleurs de l'entreprise n'est et ne doit être que l'instance qui remplace l'Assemblée générale de l'entreprise dans les intervalles de ses sessions8. La réalisation la plus large de la démocratie directe signifie que toute l'organisation économique, politique, etc., de la société devra s'articuler sur des cellules de base qui soient des collectivités concrètes, des unités sociales organiques. La démocratie directe n'implique pas simplement la présence physique des citoyens dans le même lieu lorsque des décisions doivent être prises ; elle implique aussi que ces citoyens forment organiquement une communauté, qu'ils vivent dans le même milieu, qu'ils ont la connaissance quotidienne et familière des sujets à traiter, des problèmes à résoudre. Ce n'est qu'au sein d'une telle unité que la participation politique de l'individu devient totale, à condition que l'individu sente et sache que sa participation aura un effet, autrement dit que la vie concrète de la communauté est dans une large mesure déterminée par la communauté elle-même, et non pas par des instances inconnues ou hors d'atteinte qui décident pour elle. Par conséquent, le maximum d'autonomie, d'autoadministration, doit exister pour les cellules sociales. Ces cellules, la vie sociale moderne les a déjà créées et continue à les créer : ce sont essentiellement les entreprises « moyennes » ou « grandes » de l'indus6. L'expression se trouve chez Engels, Anti-Diihring,

éd. Costes), T. III, p. 52.

7. On a ainsi pu lire, il y a quelques années, sous la plume d'un « philosophe », à peu près ceci : Comment oserait-on discuter les décisions de Staline, puisqu'on ignore les éléments sur lesquels il était le seul à pouvoir les fonder ? (Sartre, Les Communistes et la Paix). 8. Lénine ne perd pas une occasion, dans L'Etat et la Révolution, de défendre l'idée de la démocratie directe, contre les réformistes de son époque, qui l'appelaient avec mépris « démocratie primitive ».

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trie, des transports, du commerce, de la banque, des assurances, des administrations publiques, où les hommes, par centaines, par milliers ou par dizaines de milliers, passent l'essentiel de leur vie attelés à une tâche commune, où ils rencontrent la société sous sa forme concrète. L'entreprise n'est pas simplement une unité de production, elle est devenue l'unité primaire de vie sociale de la grande majorité des individus 9 . Au lieu de se baser sur des unités territoriales que le développement économique a rendu complètement artificielles - sauf lorsque précisément il a maintenu ou leur a conféré à nouveau une unité de production, comme le village à un bout, la ville d'une seule entreprise ou d'une seule industrie, à l'autre bout - la structure politique du socialisme s'articulera sur les collectivités de travailleurs unifiées par un travail commun. La collectivité de l'entreprise sera le terrain fécond de la démocratie directe, comme le furent en leur temps et pour des raisons analogues la cité antique, ou les communautés démocratiques des fermiers libres aux États-Unis du xixe siècle. Cette démocratie directe indique toute l'étendue de la décentralisation que la société socialiste sera capable de réaliser. Mais, en même temps, il faudra qu'elle résolve le problème de l'intégration de ces unités de base dans la société totale, qu'elle réalise la centralisation sans laquelle la vie d'une nation moderne s'effondrerait aussitôt. Ce n'est pas la centralisation comme telle qui conduit dans la société moderne à l'aliénation politique, à l'expropriation du pouvoir au profit de quelques-uns. C'est la constitution d'appareils séparés et incontrôlables, ayant la centralisation comme tâche exclusive et spécifique. La bureaucratie et son pouvoir sont inséparables de la centralisation aussi longtemps que la centralisation est conçue comme la fonction indépendante d'un appareil indépendant. Mais dans la société socialiste, il n'y aura pas de conflit entre l'autonomie des organismes de base et la centralisation, dans la mesure où les deux fonctions découleront des mêmes organes, où il n'y aura pas d'appareil séparé chargé de réunifier la société après l'avoir fragmentée - et il faut rappeler que c'est cette tâche absurde qui forme la « fonction » de la bureaucratie. La monstrueuse centralisation caractéristique des sociétés modernes d'exploitation, et la liaison intime de cette centralisation avec le totalitarisme de la bureaucratie dans une société de classe amène aujourd'hui, chez beaucoup, une réaction violente, explicable et saine, mais qui reste dans la confusion, passe de l'autre côté de la barrière et par-là même renforce l'ennemi qu'elle veut abattre. La centralisation, voilà l'ennemi, c'est le cri que poussent, en France aussi bien qu'en Pologne ou en Hongrie, beaucoup de révolutionnaires honnêtes revenus du stalinisme. Mais cette idée, déjà ambiguë, devient catastrophique sans ambiguïté lorsqu'elle conduit, comme c'est souvent le cas, à demander formellement soit la fragmentation des instances du pouvoir, soit purement et simplement l'extension des pouvoirs d'organismes locaux ou d'entreprise, en négligeant ce 9. V. sur cet aspect de l'entreprise Paul Romano, « L'ouvrier américain », dans le n° 5-6 de cette revue, pp. 129-132, [voir l'extrait de ce texte, pages 66 à 76 du présent recueil] et R. Berthier, •< Une expérience d'organisation ouvrière », dans le n° 20 de cette revue., pp. 29-31.

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qui se passe au niveau du pouvoir central. Lorsque des militants polonais, par exemple, pensent trouver la voie de la suppression de la bureaucratie dans une vie sociale organisée et dirigée par « plusieurs centres » - l'administration d'État, une Assemblée parlementaire, les Conseils d'usine, les syndicats, les partis politiques - , comment ne pas voir que ce « polycentrisme » est équivalent à l'absence de centre réel, et que, comme la société moderne ne peut pas s'en passer, cette « Constitution » ne pourra jamais exister que sur le papier, et ne servira qu'à cacher le véritable centre réel - se formant à nouveau au sein de la bureaucratie étatique et politique - d'autant plus redoutable et incontrôlable ? Comment ne pas voir que, si l'on morcelle les organes accomplissant un processus vital, on crée par là même dix fois plus impérieusement le besoin d'un autre organe réunifiant les morceaux dispersés ? De même, si on s'axe uniquement ou même essentiellement sur l'extension des pouvoirs des Conseils au niveau de l'entreprise particulière, comment ne pas voir qu'on livre par là même ces Conseils à la bureaucratie centrale, qui seule « sait » et « peut » faire fonctionner l'économie dans son ensemble (et l'économie moderne n'existe que comme ensemble) ? Ne pas vouloir affronter le problème du pouvoir central, revient en fait à laisser à la bureaucratie - celle-là ou une autre - le soin de le résoudre. La société socialiste devra donc de toute évidence donner une réponse socialiste au problème de la centralisation, et cette réponse ne peut être que la prise en mains de ce pouvoir par la Fédération des Conseils, l'institution d'une Assemblée centrale des Conseils et d'un Gouvernement des Conseils. Nous verrons plus loin que cette Assemblée et ce Gouvernement ne signifient pas une délégation du pouvoir des masses, mais une expression de ce pouvoir. Il nous faut seulement ici exposer le principe essentiel de leurs rapports avec les Conseils et les communautés sociales, car ce principe affecte de plusieurs façons le fonctionnement de toutes les institutions de la société socialiste. Dans une société où la population est expropriée du pouvoir politique au profit d'une instance centralisatrice, le rapport essentiel entre cette instance et les instances inférieures qu'elle contrôle (ou finalement la population) peut être résumé comme suit : les communications qui vont de la base au sommet transmettent uniquement des informations, les communications qui vont du sommet à la base transmettent essentiellement des décisions (et subsidiairement, le minimum d'informations nécessaires à l'intelligence et à la bonne exécution des décisions du sommet). En cela s'exprime non seulement le monopole du pouvoir exercé par le sommet - monopole de décision - mais aussi le monopole des conditions du pouvoir, puisque le sommet est le seul à posséder la « totalité » des informations nécessaires pour juger et décider et que pour toute autre instance ou individu l'accès à des informations autres que celles concernant son secteur ne peut être qu'un accident (que le système tend à empêcher, ou qu'il évite de toute façon de favoriser). Dire que dans la société socialiste le pouvoir central ne sera pas une délégation, mais une expression du pouvoir des masses, signifie une transformation radicale de cet état de choses. Des courants dans les deux sens seront instau-

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rés entre la « base » et le « sommet ». Une des tâches essentielles de l'instance centrale sera de retransmettre les informations recueillies à l'ensemble des organismes de base. Le Gouvernement des Conseils aura parmi ses fonctions principales d'être un collecteur et diffuseur d'information. D'autre part, dans tous les domaines essentiels les décisions seront prises par la base et remonteront vers le sommet, chargé d'en assurer ou d'en suivre l'exécution. Un double courant d'informations et de décisions sera ainsi instauré ; et cela ne concernera pas seulement les rapports entre le Gouvernement et les Conseils, mais sera le modèle de toutes les relations entre les institutions, de n'importe quel type, et les participants 10 . L E SOCIALISME, C'EST LA TRANSFORMATION DU TRAVAIL

Le socialisme ne peut s'instaurer que par l'action autonome de la classe ouvrière, il n'est rien d'autre que cette action autonome. La société socialiste n'est rien d'autre que l'organisation de cette autonomie, qui à la fois la présuppose et la développe. Mais cette autonomie est la domination consciente des hommes sur leurs activités et leurs produits, il est clair qu'elle ne peut pas être seulement une autonomie politique. L'autonomie sur le plan politique n'est qu'un aspect, une expression dérivée de ce qui forme le contenu propre et le problème essentiel du socialisme l'instauration de la domination des hommes sur leur activité première, qui est le travail. Nous disons bien instauration et non pas restauration. Jamais en effet un tel état n'a existé dans l'histoire, et de ce point de vue toutes les comparaisons avec des situations historiques passées - celle de l'artisan ou du paysan libre, par exemple - , pour fécondes qu'elles soient à certains égards, n'ont qu'une portée limitée et risquent d'aboutir à des utopies à rebours. Que l'autonomie ne peut pas se confiner au domaine politique, se voit immédiatement. On ne peut concevoir une société d'esclavage hebdomadaire dans la production interrompu par des Dimanches d'activité politique libre11. L'idée que la production et l'économie socialistes pourraient être dirigées à quelque niveau que ce soit par des « techniciens » supervisés par des Soviets, des Conseils ou autres organismes incarnant le pouvoir politique de la classe ouvrière, est un non-sens. Le pouvoir effectif dans une telle société reviendrait rapidement aux dirigeants de la production. Les Soviets ou Conseils dépériraient tôt ou tard 10. Encore une fois, on n'essaie pas ici de définir des statuts à toute épreuve. Il est clair que collecter et diffuser des informations, par exemple, n'est pas une fonction neutre. Toutes les informations ne peuvent être diffusées - ce serait le plus sûr moyen de les rendre incompréhensibles ou inintéressantes - , le rôle du Gouvernement est donc de toute évidence un rôle politique, même à cet égard. C'est pourquoi aussi nous l'appelons Gouvernement et non « Service Central de Presse » Mais ce qui est important, c'est que sa fonction explicite est d'informer, qu'il en a la responsabilité. La fonction explicite du Gouvernement actuel est de cacher la réalité à la population. 11. C'est pourtant à cela que revient la définition de Lénine : « Le socialisme, c'est les Soviets plus l'électrification. »

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dans l'apathie de la population, qui ne nourrirait plus de son intérêt et de son activité des institutions qui auraient cessé d'être déterminantes dans le déroulement de sa vie essentielle. L'autonomie ne signifie donc rien si elle n'est pas gestion ouvrière, c'est-à-dire détermination par les travailleurs organisés de la production, à l'échelle aussi bien de l'entreprise particulière que de l'industrie et de l'économie dans son ensemble. Mais, à son tour, cette gestion ouvrière ne peut pas rester extérieure au travail lui-même, elle ne peut pas rester séparée des activités productives. La gestion ouvrière ne signifie absolument pas le remplacement de l'appareil bureaucratique qui dirige actuellement la production par un Conseil des travailleurs aussi démocratique, révocable, etc., que soit celui-ci. Elle signifie que pour l'ensemble des travailleurs, des rapports nouveaux s'instaurent avec le travail et à propos du travail. Elle signifie que le contenu même du travail commence à se transformer aussitôt. Actuellement l'objet, les moyens, les modalités, le rythme du travail sont déterminés en dehors des travailleurs par l'appareil bureaucratique de direction. Cet appareil ne peut diriger que par le moyen de règles universelles abstraites, fixées « une fois pour toutes » et dont la révision périodique inévitable signifie chaque fois une « crise » dans l'organisation de la production. Ces règles comprennent aussi bien les normes de production proprement dites que les spécifications techniques, les taux de salaire et les primes, tout comme l'organisation productive à l'atelier. L'appareil bureaucratique de direction une fois supprimé, ce type de réglementation de la production ne pourra plus subsister, ni pour la forme ni pour le fond. En accord avec les aspirations les plus profondes des ouvriers, les « normes » de production dans leur signification actuelle seront abolies et une égalité complète en matière de salaire sera instituée. Cela signifie la suppression de la contrainte économique - sauf sous la forme la plus générale du « qui ne travaille pas, ne mange pas » - comme de la discipline imposée extérieurement, par un appareil spécifique de coercition dans la production. La discipline de travail sera la discipline imposée par le groupe de travailleurs à ses membres individuels, par l'atelier aux groupes qui le composent, par l'Assemblée de l'entreprise aux ateliers. L'intégration des activités particulières en un tout se fera essentiellement par la coopération des divers groupes d'ouvriers ou ateliers, elle sera l'objet d'une activité coordinatrice permanente des travailleurs. L'universalité essentielle de la production moderne se dégagera de l'expérience concrète du travail et sera formulée par des conférences de producteurs. Donc la gestion ouvrière n'est ni la « supervision » d'un appareil bureaucratique de direction de l'entreprise par des représentants des ouvriers, ni le remplacement de cet appareil par un autre analogue formé par des individus d'origine ouvrière. C'est la suppression de l'appareil de direction séparé, la restitution de ses fonctions à la communauté des travailleurs. Le Conseil d'entreprise n'est pas un nouvel appareil de direction ; il n'est qu'une des instances de coordination, une « permanence » et le lieu régulateur des contacts de 1 entreprise avec l'extérieur.

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Cela déjà signifie que la nature, le contenu du travail commence à être transformé aussitôt. Le travail actuellement est dans son essence une activité d'exécution séparée, la direction de leur activité étant soustraite aux exécutants. La gestion ouvrière signifie la réunification des fonctions de direction et d'exécution. Mais même cela n'est pas suffisant - ou plutôt conduit et conduira immédiatement plus loin. La restitution des fonctions de direction aux travailleurs les amènera nécessairement à s'attaquer à ce qui est actuellement le noyau de l'aliénation, c'est-à-dire à la structure technologique du travail, de ses objets, de ses instruments et de ses modalités, qui font qu'obligatoirement le travail domine les producteurs au lieu d'être dominé par eux. Les travailleurs ne pourront évidemment pas résoudre ce problème du jour au lendemain, sa solution sera la tâche de cette période historique que nous désignons par socialisme. Mais le socialisme, c'est d'abord et avant tout la solution de ce problème. Entre le capitalisme et le communisme il n'y a pas trente-six périodes et « sociétés de transition », comme on a voulu le faire croire, il n'y en a qu'une : la société socialiste. Et cette société n'est caractérisée en premier lieu ni par la liberté politique, ni par l'expansion des forces productives, ni par la satisfaction croissante des besoins de consommation, mais par la transformation de la nature et du contenu du travail, ce qui signifie : la transformation consciente de la technologie héritée de façon à subordonner pour la première fois dans l'histoire cette technologie aux besoins de l'homme non pas seulement en tant que consommateur, mais en tant que producteur. La révolution socialiste signifiera le début de cette transformation, et sa réalisation marquera l'entrée de l'humanité dans l'ère communiste. Tout le reste - la politique, la consommation, etc. - ce sont des conséquences, des conditions, des implications, des présuppositions qu'il faut voir dans leur unité systématique, mais qui précisément ne peuvent acquérir cette unité, ne peuvent prendre leur sens, qu'en étant organisées autour de ce centre qu'est la transformation du travail lui-même. La liberté des hommes sera une illusion ou une mystification si elle n'est pas liberté dans leur activité fondamentale - l'activité productive. Et cette liberté n'est pas un cadeau de la nature, ni ne surgira d'elle-même, par surcroît, d'autres développements les hommes auront à la créer consciemment. En dernière analyse, c'est cela le contenu du socialisme. Les conséquences qui en découlent pour ce qui est des tâches immédiates d'une révolution socialiste sont capitales. Les travailleurs s'attaqueront au problème de la transformation de la nature du travail à la fois par ses deux bouts. D'un côté, il y a le besoin d'accorder au développement des capacités et des facultés proprement humaines des producteurs l'importance primordiale. Cela implique, en tout premier lieu, la démolition graduelle pierre par pierre de ce qui subsiste de l'édifice de la division du travail. D'un autre côté, il y a le besoin d'une réorientation de l'ensemble du développement technique et de son application à la production. Ce ne sont là que deux aspects de la même chose, qui est le rapport des hommes à la technique. Considérons le deuxième aspect, le plus tangible, celui du développement technique comme tel.

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On peut poser, en première approximation, que toute la technologie capitaliste, toute l'application actuelle de la technique à la production, est viciée à la base, en ce que non seulement elle est inapte à aider l'homme à dominer son travail, mais que son but premier est exactement le contraire. On pense et on dit d'habitude que la technologie capitaliste vise à développer la production pour le profit, ou la production pour la production, et indépendamment des besoins des hommes - les hommes étant conçus dans ce contexte comme les consommateurs potentiels des produits. Il s'agirait donc d'adapter la production aux besoins réels de consommation de la société, aussi bien quant à son volume que quant à la nature des objets produits. Ce problème existe, bien entendu. Mais le problème profond est ailleurs. Le capitalisme n'utilise pas une technologie qui serait en elle-même neutre à des fins capitalistes. Le capitalisme a créé une technologie capitaliste, qui n'est nullement neutre. Le sens réel de cette technologie n'est même pas de développer la production pour la production ; c'est en premier lieu de se subordonner et de dominer les producteurs. La technologie capitaliste est essentiellement caractérisée par la tentative d'éliminer le rôle humain de l'homme dans la production - et à la limite, d'éliminer l'homme tout court. Qu'ici, comme partout ailleurs, le capitalisme n'arrive pas à réaliser sa tendance profonde - s'il y parvenait, il s'écroulerait aussitôt - n'affecte pas ce que nous disons. Au contraire, cela éclaire un autre aspect de sa contradiction et de sa crise. Le capitalisme ne peut pas compter sur la coopération volontaire des producteurs ; au contraire, il doit faire face à leur hostilité, au mieux à leur indifférence quant à la production. Il faut donc que la machine impose son rythme de travail; si cela n'est pas réalisable, il faut qu'elle puisse permettre de mesurer le travail effectué ; dans tout processus productif, le travail doit être mesurable, définissable, contrôlable de l'extérieur - autrement ce processus n'a pas de sens pour le capitalisme. Il faut en même temps, aussi longtemps que l'on ne peut pas se débarrasser complètement du producteur, que celui-ci soit remplaçable à l'extrême - donc qu'il soit réduit à sa plus simple expression, celle de la force de travail non qualifiée. Il n'y a ni complot, ni plan conscient derrière tout cela. Il y a simplement un processus de « sélection naturelle » des inventions appliquées dans l'industrie qui fait que celles qui correspondent au besoin fondamental du capitalisme d'avoir affaire à un travail mesurable, contrôlable, remplaçable sont préférées aux autres et sont seules ou en majorité appliquées. Il n'y a pas de physique ou de chimie capitalistes il n'y a même pas de technique, au sens général du terme, capitaliste ; mais il y a bel et bien une technologie capitaliste, en entendant par ce terme, dans le « spectre » des techniques possibles d'une époque (déterminé par le développement de la science), la « bande » des procédés effectivement appliqués. A partir du moment, en effet, où le développement de la science et de la technique permet un choix entre plusieurs procédés possibles, une société choisira infailliblement les procédés qui ont pour elle un sens, qui sont « rationnels » dans le cadre de sa logique de classe. Mais la « rationalité » d'une société d'exploitation n'est pas la rationa-

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lité d'une société socialiste12. La modification consciente de la technologie sera la tâche centrale d'une société de travailleurs libres. D'une façon correspondante, l'analyse de l'aliénation et de la crise de la société capitaliste doit partir de ce noyau de tous les rapports sociaux qui est le rapport de production concret, le rapport de travail, conçu sous ses trois aspects indissociables : rapport des travailleurs avec les moyens et les objets de la production, rapport des travailleurs entre eux, rapport des travailleurs avec l'appareil de direction de la production. C'est Marx, comme on sait, qui a le premier accompli ce pas historique de dépasser la surface des phénomènes du capitalisme - le marché, la concurrence, la répartition - et de s'attaquer à l'analyse de la sphère centrale des rapports sociaux, les rapports de production concrets dans l'usine capitaliste. Le Volume I du Capital attend encore sa continuation. La caractéristique la plus saisissante de la dégénérescence du mouvement marxiste est sans doute le fait que ce point de vue, le plus profond de tous, a été rapidement abandonné, même par les meilleurs, au profit d'analyses des « grands » phénomènes, analyses qui de ce fait se trouvaient soit complètement faussées, soit limitées à des aspects partiels et par là même conduisant à une optique catastrophiquement fausse 13 . Il est frappant de voir Rosa Luxembourg consacrer deux importants volumes à l'Accumulation du Capital en ignorant totalement ce que le processus d'accumulation signifie dans les rapports de production concrets, en ne se préoccupant que de la possibilité d'un équilibre global entre production et consommation et en pensant découvrir à la fin un processus automatique d'effondrement du capitalisme (ce qui, faut-il le dire, est faux concrètement et absurde a priori). Il est tout autant frappant de voir Lénine, dans L'Impérialisme, partir de la constatation fondamentale et juste que le processus de la concentration du capital est parvenu au stade de la domination des monopoles et négliger la transformation des rapports de production dans l'usine que signifie cette concentration, passer à côté du phénomène fondamental de la constitution d'un appareil énorme de 12. Le fait qu'on choisit parmi plusieurs procédés techniquement possibles et que l'on aboutit ainsi à une technologie effectivement appliquée dans la production concrétisant la technique (comme savoir-faire général d'une époque) est analysé par les économistes académiques. Cf. par exemple Joan Robinson, The Accumulation of Capital (Londres, 1956), pp. 101-178. Mais évidemment le choix est toujours présenté dans ces analyses comme découlant de critères de « rentabilité » et essentiellement des « prix relatifs du capital et du travail ». Ce point de vue abstrait n'a que très peu de prise sur la réalité de l'évolution industrielle. Marx, par contre, souligne le contenu social du machinisme, sa fonction d'asservissement des exploités. 13. Cela a été le grand mérite du groupe américain qui publie Correspondence de reprendre l'analyse de la crise de la société du point de vue de la production et de l'appliquer aux conditions de notre époque. V. leurs textes traduits et publiés dans Socialisme ou Barbarie « L'ouvrier américain », de Paul Romano (n° 1 à 5-6) [voir note ci-dessus, p.166] et « La reconstruction de la société » de Ria Stone (n° 7 et 8). En France, c'est Ph. Guillaume qui a repris ce point de vue (voir son article « Machinisme et Prolétariat » dans le n° 7 de cette revue). Plusieurs idées de ce texte-ci lui sont dues, directement ou indirectement.

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direction de la production, qui désormais incarne l'exploitation, et voir la conséquence primordiale de la concentration dans la transformation des capitalistes en rentiers « tondeurs de coupons ». Le mouvement ouvrier paye encore les conséquences de cette manière de voir et, d'un certain point de vue, pour autant que les idées jouent un rôle dans l'histoire, Khrouchtchev est au pouvoir en Russie en fonction de l'idée que l'exploitation ne peut être que la « tonte de coupons ». Mais il faut remonter plus loin. Il faut remonter à Marx lui-même. Si Marx a mis en lumière, de façon incomparable, l'aliénation du producteur dans le processus de production capitaliste, l'asservissement de l'homme à l'univers mécanique créé par lui, son analyse est parfois incomplète, lorsqu'elle ne voit dans cette activité que l'aliénation. Dans Le Capital - par opposition à ses manuscrits de jeunesse - il n'apparaît guère que le prolétariat est - et ne peut qu'être - porteur positif de la production capitaliste qui est obligée de s'appuyer sur lui comme tel et de le développer comme tel en même temps qu'elle essaie de le réduire à un rôle purement mécanique et à la limite de l'expulser de la production. De ce fait même, cette analyse ne voit pas que la crise première du capitalisme est cette crise dans la production, découlant de l'existence simultanée de deux tendances contradictoires dont aucune ne saurait disparaître sans que le capitalisme s'effondre. On y montre le capitalisme comme « le despotisme dans l'atelier et l'anarchie dans la société » - au lieu de le voir comme le despotisme et l'anarchie à la fois dans l'atelier et dans la société. On est ainsi amené à chercher la raison de la crise du capitalisme non pas dans la production - sauf en tant qu'elle développe « l'oppression, la misère, la dégénérescence, mais aussi la révolte », le nombre et la discipline du prolétariat - mais dans la surproduction et la baisse du taux du profit. On ne peut donc pas voir que, aussi longtemps que ce type de travail subsiste, cette crise même subsistera et tout ce qu'elle entraîne, quel que soit le régime non seulement de propriété, mais même de l'Etat et finalement même de gestion de la production. C'est ainsi que Marx arrive, dans certains passages du Capital à ne voir dans la production moderne que le fait que le producteur est estropié et réduit à un « fragment d'homme » - ce qui est vrai tout autant que le contraire - et, ce qui est encore plus grave, à relier cet aspect à la production moderne et finalement à la production comme telle, au lieu de le relier à la technologie capitaliste. C'est la nature de la production moderne comme telle, c'est une étape de la technique à laquelle on ne peut rien - c'est le fameux « règne de la nécessité » qui serait le fondement de cet état de choses. C'est ainsi que la prise en mains de la société par les producteurs - le socialisme - arrive parfois à signifier pour Marx seulement une gestion politique et économique extérieure laissant intacte cette structure du travail et en réformant simplement les aspects les plus « inhumains ». Cette idée s'exprime clairement dans le passage connu du Volume III du Capital, où Marx dit, en parlant de la société socialiste « Le règne de la liberté ne commence en effet que lorsqu'il n'existe plus d'obligation de travail imposée par la misère ou les buts extérieurs ; il se trouve donc par la nature des choses en dehors de la sphère de la production matérielle proprement dite...

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Dans cet état de choses, la liberté consiste uniquement en ceci : l'homme social, les producteurs associés, règlent de façon rationnelle leurs échanges avec la nature et les soumettent à leur contrôle collectif, au lieu de se laisser aveuglément dominer par eux ; et ils accomplissent ces échanges avec le moins d'efforts possible, et dans les conditions les plus dignes et les plus adéquates à leur nature humaine. Mais la nécessité n'en subsiste pas moins. Et le règne de la liberté ne peut s'édifier que sur ce règne de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale »14. S'il est vrai que « le règne de la liberté ne commence que lorsqu'il n'existe plus d'obligation de travail imposée par la misère ou les buts extérieurs », il est étonnant de lire sous la plume de celui qui a écrit que « l'industrie est le livre ouvert des facultés humaines », que « donc » la liberté se trouve en dehors du travail. La conclusion vraie - que Marx lui-même a tirée en d'autres endroits est que le règne de la liberté commence lorsque le travail devient activité libre aussi bien dans ses motivations que dans son contenu. Dans cette conception, par contre, la liberté est ce qui n'est pas travail, ce qui entoure le travail - soit le « temps libre » (réduction de la journée de travail), soit la « réglementation rationnelle » et le « contrôle collectif » des échanges avec la nature, minimisant les efforts et préservant la dignité humaine. Dans cette perspective, effectivement la réduction de la journée de travail devient la « condition fondamentale », puisque finalement l'homme ne serait libre que dans ses loisirs. La réduction de la journée de travail est en vérité importante, non pas pour cette raison, mais pour permettre aux hommes de réaliser un équilibre entre leurs divers types d'activité. Et l'« idéal » à la limite, le communisme, n'est pas la réduction de la durée de travail à zéro, mais la libre détermination par chacun de la nature et de la durée de son travail. La société socialiste pourra et devra réaliser la réduction de la journée de travail, mais ce ne sera pas là sa préoccupation fondamentale. Son souci premier, ce sera de s'attaquer au « règne de la nécessité » comme tel, de transformer la nature même du travail. Le problème n'est pas de laisser un « temps libre » - qui risquerait de n'être qu'un temps vide - aux individus, pour qu'ils puissent le remplir à leur guise de « poésie » ou de sculpture sur bois. Le problème est de faire de tout le temps un temps de liberté, et de permettre à la liberté concrète de s'incarner dans l'activité créatrice. Le problème est de mettre la poésie dans le travail 16 . La production n'est pas le négatif qu'il s'agit de limiter le plus possible pour que l'homme puisse se réaliser dans les « loisirs ». L'instauration de l'autonomie, c'est aussi - c'est en premier lieu - l'instauration de l'autonomie dans le travail. Sous-jacente à l'idée que la liberté se trouve « en dehors de la sphère de la production matérielle proprement dite » se trouve une double erreur. D'un côté, que la nature même de la technique et de la production moderne rend inéluc14. Le Capital, tr. Molitor, T. XIV, pp. 114-115. [Pléiade, II, pp. 1487-88.] 15. Poésie signifie très exactement création.

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table la domination du processus de production sur le producteur au cours du travail. D'un autre côté, que la technique, et en particulier la technique moderne, suit un développement autonome devant lequel il n'y a qu'à s'incliner, et qui posséderait par surcroît cette double propriété : d'une part, réduire constamment le rôle humain de l'homme dans la production, d'autre part, augmenter constamment son rendement. De ces deux propriétés inexplicablement combinées, résulterait une dialectique miraculeuse du progrès technique : asservi de plus en plus au cours du travail, l'homme serait désormais en mesure de réduire énormément la durée du travail, si seulement il parvenait à organiser rationnellement la société. Or, pour les raisons indiquées plus haut, il n'y a pas de développement autonome de la technique appliquée à la production, de la technologie. De l'ensemble des technologies que rend possibles le développement scientifique et technique de l'époque, la société capitaliste réalise celle qui correspond à sa structure de classe, qui permet au capital de mieux lutter contre le travail. On tend à considérer généralement que l'application de telle ou telle invention à la production dépend de sa « rentabilité » économique. Mais il n'y a pas de « rentabilité » économique neutre, la lutte de classe dans l'usine est le facteur principal qui détermine la rentabilité. Une invention donnée sera préférée par la direction de l'usine à une autre, toutes conditions égales d'ailleurs, si elle augmente l'indépendance du cours de la production par rapport aux producteurs. L'asservissement croissant de l'homme découle essentiellement de ce processus, non pas d'une malédiction inhérente à une phase donnée du développement technologique. Il n'y a pas non plus de magie dialectique de l'asservissement et du rendement : le rendement augmente en fonction de l'énorme essor scientifique et technique qui est à la base de l a production moderne, et malgré, non pas à cause de cet asservissement. L'asservissement signifie simplement un gaspillage immense, du fait que les hommes ne contribuent à la production que pour une fraction infinitésimale de leurs facultés totales. (Ceci n'implique aucune idée a priori sur ces facultés. Aussi basse que soit l'appréciation qu'en font M. Dreyfus [P.-D.G. de Renault à l'époque] ou M. Khrouchtchev, ils seraient obligés d'admettre que leur organisation de la production n'en met à contribution qu'une partie infime.) La société socialiste n'aura donc à subir aucune sorte de malédiction technique. Ayant supprimé les rapports capitalistes-bureaucratiques, elle s'attaquera simultanément à la structure technologique de la production qui en est à la fois le support et le produit éternellement renouvelé. LA GESTION OUVRIÈRE DE L'ENTREPRISE

La capacité des ouvriers d'un atelier ou d'un département d'organiser euxmêmes leur travail ne fait guère de doute. Les sociologues d'industrie bourgeois eux-mêmes non seulement le reconnaissent, mais sont obligés de constater que les « groupes élémentaires » d'ouvriers accomplissent d'autant mieux leur tâche

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que la direction les laisse en paix et n'essaye pas de les « diriger »16. Mais comment le travail de tous ces « groupes élémentaires » - ou bien des ateliers et des départements - sera-t-il coordonné ? Les théoriciens bourgeois, après avoir constaté que l'appareil de direction actuel, formellement chargé de cette coordination, est en fait peu capable de la réaliser véritablement, parce qu'il est sans prise sur les producteurs et déchiré par des conflits internes, en un mot, après l'avoir détruit par leurs critiques, n'ont rien à mettre à la place. Et, comme au-delà de l'organisation « élémentaire » de la production, il faut bien une organisation « secondaire », ils en reviennent finalement au même appareil bureaucratique de direction, qu'ils exhortent de « comprendre », de s'« améliorer », de « faire confiance aux gens », etc. 17 . On peut en dire autant, à un autre niveau, des dirigeants russes « déstalinisés » et « démocratisés »18. C'est que les uns et les autres ne peuvent pas reconnaître la capacité gestionnaire des ouvriers au-delà d'un cadre très restreint. Ils ne peuvent pas voir dans la masse des travailleurs d'une entreprise un sujet actif de gestion et d'organisation. Pour eux, au-delà des dix, quinze ou vingt individus commence la foule, hydre aux mille têtes qui ne peut pas agir collectivement ou alors seulement dans l'hystérie et le délire - et que seul un appareil de direction et de coercition, conçu à cette fin, peut maîtriser et « organiser ». Ce point de vue ne peut pas nous préoccuper. En réalité, on sait que les défauts et les incohérences de l'appareil bureaucratique de direction sont tels que même aujourd'hui les ouvriers individuels ou les « groupes élémentaires » d'ouvriers sont obligés de prendre à leur charge une bonne partie des tâches de coordination. Et l'expérience historique prouve que la classe ouvrière est parfaitement à même de résoudre le problème de la gestion des entreprises. En Espagne, en 1936-37, les ouvriers n'ont éprouvé aucune difficulté à faire marcher les usines. A Budapest, en 1956, d'après les récits des réfugiés hongrois, les grandes boulangeries (employant des centaines d'ouvriers) ont fonctionné pendant les jours de l'insurrection et après, sous la direction des ouvriers, comme jamais auparavant. Ces exemples pourraient être facilement multipliés. [...] 16. Le texte de D. Mothé, « L'usine et la gestion ouvrière » , qu'on lira plus loin [S. ou B., n° 22, pp. 75 et suiv., partiellement reproduit ci-dessous, p. 88 à 103.] est déjà une réponse de fait - venant de l'usine même - aux problèmes concrets de gestion ouvrière de l'atelier et d'organisation du travail. En renvoyant à ce texte, nous n'envisageons ici que les problèmes de l'usine dans son ensemble. 17. Voir, p. ex., dans l'excellente synthèse de la « sociologie industrielle » que fait J.A.C. Brown (The Social Psychology of Industry, Penguin Books, 1954) la contradiction totale entre l'analyse dévastatrice qu'il donne de la production capitaliste et les seules conclusions qu'il en tire - exhortations morales adressées à la direction pour qu'elle « comprenne », « s'améliore », « se démocratise », etc. Qu'on ne dise pas qu'un « sociologue industriel » n'a pas à prendre position, qu'il décrit des faits et ne pose pas des normes conseiller l'appareil de direction de « s améliorer », c'est prendre position - et une position dont on a démontré précédemment soimême qu'elle est entièrement utopique. 18. Voir les textes du XXe Congrès du P.C.U.S. analysés par Claude Lefort, « Le totalitarisme sans Staline », n° 19 de S. ou B.. en particulier pp. 59-62. [Maintenant, dans Eléments d'une critique de la bureaucratie, Droz, Genève-Paris, 1971, p. 166 et suiv.]

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[ Résumé des pages 23-30 : Après avoir décrit les différentes fonctions de l'appareil de direction de l'entreprise capitaliste : a) coercition ; b) « services généraux » de toute sorte ; c) fonctions « techniques » ; d) fonctions de « direction au sommet », l'auteur examine quels sont les aspects qui sont amenés à disparaître ou qui seront repris sous une forme différente dans le cadre de la gestion ouvrière de l'entreprise, en se penchant plus particulièrement sur la question des rapports entre ouvriers et techniciens. A cet égard, l'auteur ne croit pas à la possibilité d'un conflit majeur entre le « pouvoir ouvrier » dans l'usine et les techniciens. Quant aux fonctions de direction proprement dites, certaines sont appelées à disparaître avec le changement de nature du système économique. D'autres, comme la coordination entre les différents secteurs de l'entreprise et les « propositions concernant la place de l'entreprise dans le développement d'ensemble de l'économie », reviendront à deux organes dans l'entreprise. « L'ensemble des tâches de direction sera à la charge de deux organes : a) un Conseil des délégués d'atelier et de bureau, élus et révocables à tout instant. Dans une entreprise de cinq à dix mille travailleurs, ce Conseil pourrait comprendre trente à cinquante membres. Les délégués ne sortiront pas de la production. Ils se réuniront en séance plénière aussi souvent que cela s'avérera nécessaire à la lumière de l'expérience (probablement une ou deux demi-journées par semaine). Ils rendront compte à leurs camarades d'atelier ou de bureau de cette séance, dont ils auront vraisemblablement déjà discuté les sujets avec eux. Ils assureront une permanence centrale formée d'un ou plusieurs délégués à tour de rôle. Ils auront, parmi leurs tâches principales, à assurer les liaisons avec le « monde extérieur ». b) L'Assemblée Générale de tous les travailleurs de l'usine, ouvriers, employés et techniciens, instance suprême de décision pour tous les problèmes concernant l'entreprise dans son ensemble ou résultant de divergences ou de conflits entre secteurs. Cette Assemblée Générale sera la restauration de la démocratie directe, dans le cadre naturel du monde moderne, de l'entreprise comme unité sociale de base. [...] Elle aura une périodicité fixe - une ou deux journées par mois, par exemple - et pourra être convoquée à tout instant si un nombre donné de travailleurs, d'ateliers ou de délégués le demandent. » (p. 28) Pour ce qui est des tâches qu'aura à accomplir la gestion ouvrière de l'entreprise, il faut distinguer entre un aspect « statique » et un aspect « dynamique ». L'aspect « statique », d'abord. Le plan fixe à une entreprise, pour une période donnée, des objectifs et des moyens. Or entre ces objec-

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tifs et ces moyens il y a « un processus de concrétisation qui ne peut être effectué que par les travailleurs de l'entreprise » car ces objectifs et ces moyens « ne déterminent pas automatiquement les modalités de travail ». Cette concrétisation est « le premier domaine de l'exercice de l'autonomie des travailleurs », important certes mais limité, car il est évident que les travailleurs ne peuvent que participer à la détermination des objectifs et des moyens, ils ne peuvent pas les déterminer pleinement de façon autonome. Mais il y a aussi un aspect « dynamique » de cette gestion : ] Mais si l'on considère ce que l'on peut appeler l'aspect dynamique de la gestion ouvrière, c'est-à-dire la fonction de la gestion ouvrière dans le développement et la transformation de la production socialiste, plus exactement le fait que ce développement et cette transformation seront l'objectif premier de cette gestion, tout ce que nous venons de dire doit être repris et les limites de l'autonomie reculent graduellement. On peut le voir tout d'abord sur le plan de la détermination des moyens de production. Partant de la technologie héritée du capitalisme, la production socialiste s'attaquera comme nous l'avons dit à la transformation consciente de cette technologie. L'aspect premier de ce problème est celui-ci : actuellement, l'équipement - et, plus généralement, les moyens de production - est en principe conçu et fabriqué indépendamment de son utilisateur et de son point de vue (on prétend, bien entendu, en tenir compte, mais cela n'a rien à voir avec le point de vue de l'utilisateur placé dans les conditions concrètes de production de l'usine capitaliste). Or l'équipement est fabriqué pour être consommé productivement et le point de vue de ce consommateur productif, c'est-à-dire du producteur-utilisateur de l'équipement, est primordial. Dans la mesure où le point de vue du producteur de l'équipement est également important, le problème de la définition des moyens de production ne peut être résolu que par la coopération vivante de ces deux catégories de travailleurs. Au sein d'une usine intégrée, cela implique le contact permanent entre les catégories correspondantes d'ateliers. A l'échelle de l'économie entière, cela doit se faire par l'instauration de formes permanentes, normales, de coopération entre usines comme entre secteurs de la production. (Ce problème est distinct de celui de la planification générale ; celle-ci pose un cadre quantitatif - tant d'acier, tant d'heures de travail, à un bout, tant de produits de consommation finals, à l'autre bout - mais n'a pas à intervenir dans la forme, le type, etc., des produits intermédiaires.) Cette coopération prendra nécessairement deux formes. D'un côté, les problèmes du choix des meilleures méthodes et de leur propagation, de l'uniformisation et de la rationalisation seront l'objet de la coopération horizontale des Conseils organisés par branche et secteur d'industrie (textile, chimie, mécanique, industries électriques, etc.). D'un autre côté, l'intégration des points de vue des producteurs et des utilisateurs de l'équipement, et plus généralement de tous les produits intermédiaires, sera l'objet de la coopération verticale des Conseils

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représentant les étapes successives de production (sidérurgie — industrie des machines-outils - industrie mécanique, par exemple). Dans les deux cas, cette coopération devra s'organiser sous des formes permanentes, de Comités verticaux et horizontaux des représentants des Conseils d'entreprise comme aussi de Conférences des producteurs plus larges. En considérant donc le problème sous l'angle dynamique - qui est finalement le seul important - on constate que le terrain d'exercice de l'autonomie s'élargit énormément. Déjà, au niveau des entreprises, mais surtout au niveau de la coopération entre entreprises, les producteurs détermineront eux-mêmes les moyens de production. Ils seront par là à même de dominer graduellement le processus du travail, puisqu'ils auront non seulement à en définir les modalités, mais qu'ils pourront en modifier la base technologique. Ce fait lui-même modifie ce que nous avions dit sur la détermination des objectifs. Les trois quarts de la production moderne (brute) sont constitués par des produits intermédiaires, par des moyens de production au sens le plus général. La détermination des moyens de production par les producteurs signifie donc immédiatement une participation directe extrêmement importante à la détermination des objectifs de production (puisque la nature des objets intermédiaires sera définie en commun par les producteurs et les utilisateurs de ces objets). La limitation qui subsiste - et qui est importante - découle de ce que finalement ces moyens doivent servir, quelle que soit leur nature précise, à la production de biens de consommation finals et que ces derniers ne peuvent être déterminés que de façon générale, par le plan. Mais, à cet égard aussi, la considération de l'aspect dynamique modifie radicalement la situation. La consommation moderne est caractérisée par l'apparition incessante de nouveaux produits. Ce sera aux entreprises produisant des biens de consommation de concevoir, d'étudier et de réaliser ces nouveaux produits. Cela pose le problème plus général du contact entre producteurs et consommateurs. La société capitaliste repose sur une scission complète de ces deux aspects de l'homme, et sur l'exploitation du consommateur comme tel. Il ne s'agit pas simplement de l'exploitation monétaire ou de la limitation des revenus. La production capitaliste prétend satisfaire plus que toute autre dans l'histoire les besoins des masses, mais en fait c'est elle qui détermine sinon ces besoins eux-mêmes, du moins la manière de les satisfaire. Le point de vue du consommateur n'est qu'une des nombreuses variables que manipulent les techniques de vente modernes. La scission entre producteur et consommateur apparaît avec une évidence particulière dans la question de la qualité des produits. Le dialogue entre l'ouvrier-homme et l'ouvrier-robot que résume D. Mothé dans son texte déjà cité : « Tu crois que c'est important, cette pièce ? - Qu'est-ce que ça peut te faire. Ça va dans le mur », montre de façon saisissante pourquoi le problème de la qualité est insoluble dans le cadre de la société d'exploitation. Le vulgaire voit dans une marchandise une marchandise, au lieu d y voir un moment de la lutte de classe cristallisé; il voit dans les défauts des marchandises des défauts, au lieu d'y voir la résultante d'un conflit de l'ouvrier avec lui\

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même, de l'ouvrier avec l'exploitation, et des diverses instances de la bureaucratie de l'usine les unes avec les autres. La suppression de l'exploitation entraînera d'elle-même une modification de cet état de choses, et l'ouvrier pourra lui-même faire prévaloir, au cours de son travail, son attitude de consommateur éventuel de ce même produit. Mais la société socialiste devra sans doute, à sa première phase, envisager l'instauration de formes normales - autres que le « marché » - de contact entre producteurs et consommateurs comme tels. Dans tout ce qui précède, nous avons présupposé la division du travail héritée de la société actuelle, qui fournira le point de départ. Mais nous avons déjà indiqué plus haut que la société socialiste ne peut pas ne pas s'attaquer, dès son premier jour, à la démolition de cette division. C'est là un problème immense, qui ne peut pas être traité dans le cadre de ce texte. Les premiers jalons de sa solution, cependant, apparaissent dès maintenant. La production moderne, en ruinant pour une grande partie les qualifications professionnelles d'autrefois et en créant des machines universelles semi-automatiques ou automatiques a démoli elle-même l'ossature traditionnelle de la division du travail dans l'industrie et a donné naissance à un ouvrier universel, pouvant se servir de la plupart des machines utilisées après un court apprentissage. Décortiquée de ses éléments de classe, la répartition des travailleurs au sein d'une grande entreprise moderne correspond de moins en moins à une véritable division du travail et de plus en plus à une division des tâches. Les travailleurs sont rivés à des endroits donnés du mécanisme productif non pas en fonction d'une correspondance irrévocable entre leurs « qualifications » et les « exigences du travail », mais parce que c'était la place disponible, parce qu'elle leur confère tel ou tel avantage en fin de compte, parce qu'on les a mis là, tout simplement. L'usine socialiste n'aura évidemment aucune raison d'accepter la rigidité artificielle des emplois qui prévaut actuellement. Elle aura tout intérêt à susciter une rotation des travailleurs entre ateliers et départements, comme aussi entre départements et « bureaux ». Une telle rotation ne peut que faciliter énormément la participation active et en connaissance de cause des travailleurs à la gestion de l'usine, dans la mesure où une proportion croissante de travailleurs sera familiarisée de première main avec le travail d'un nombre croissant d'ateliers. La même chose vaut pour la rotation de travailleurs entre différentes entreprises, et pour commencer entre entreprises productrices et utilisatrices. Quant à ce qui subsiste du problème de la division du travail proprement dite, il ne peut être traité qu'en liaison avec le problème de l'éducation - non seulement des nouvelles générations, mais aussi des adultes - que nous ne pouvons pas aborder ici. SIMPLIFICATION ET RATIONALISATION DES PROBLÈMES GÉNÉRAUX DE L'ÉCONOMIE

Le fonctionnement de l'économie socialiste implique la direction consciente des processus économiques par les producteurs à tous les niveaux, et tout particulièrement au niveau central. Il est complètement illusoire de croire, soit

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qu'une bureaucratie centrale laissée à elle-même ou « contrôlée », pourrait diriger l'économie vers le socialisme (elle la conduirait à nouveau vers l'exploitation), soit que des mécanismes objectifs « automatiques » pourraient être établis qui, comme des appareils de pilotage, orienteraient à chaque instant l'économie dans le sens voulu. Dans tout ces cas - direction de l'économie par une bureaucratie « éclairée », régulation par des mécanismes de « vrai marché » restaurés dans la pureté originelle qu'ils auraient, semble-t-il, possédée avant que le capitalisme ne les corrompe, ou régulation par un super-ordinateur électronique - la même impossibilité fondamentale apparaît. Tout plan présuppose une décision sur le taux d'expansion de l'économie, et ce taux à son tour dépend essentiellement de la répartition du produit social en consommation et investissement 19 . Or il n'y a aucune base rationnelle « objective » permettant de déterminer cette répartition. Une décision d'investir 0 % du produit social n'est ni plus ni moins « rationnelle » objectivement qu'une décision d'en investir 90 %. La seule rationalité qui puisse exister en la matière, c'est la décision que prennent les hommes sur leur propre sort, en connaissance de cause. Et la détermination des objectifs du plan par les travailleurs qui auront à l'exécuter est la seule garantie, en fin de compte, de leur participation spontanée et volontaire à l'effort de sa réalisation et donc d'une mobilisation effective des individus autour à la fois de la gestion et de l'expansion de l'économie. Mais cela ne signifie pas que le plan et la direction de l'économie ne sont que « politique pure ». La planification socialiste s'appuiera sur des éléments rationnels objectifs et elle est seule capable d'intégrer ces éléments à une orientation consciente de l'économie. Ces éléments sont des moyens extrêmement puissants d'« économie » de pensée et de travail, de simplification de la représentation de l'économie et de ses lois, permettant de rendre accessibles les problèmes de la gestion centrale à l'ensemble des travailleurs. Une gestion ouvrière de la production non plus au niveau de l'usine particulière, mais au niveau de l'ensemble de l'économie n'est possible que si les tâches de direction ont subi une énorme simplification, de telle façon que les producteurs et leurs organes collectifs puissent avoir sur les problèmes décisifs des opinions en connaissance de cause. Il faut, autrement dit, que l'immense chaos des faits et des relations économiques puisse être réduit en quelques données qui condensent de façon adéquate les problèmes posés : limitées en nombre, compréhensibles, résumant sans déformation et sans mystification, suffisantes pour juger. Une telle condensation adéquate peut avoir lieu, parce qu'il y a premièrement un linéament rationnel de l'économie, deuxièmement, des techniques modernes de compré19. On pourrait ajouter : 1) qu'il dépend aussi du progrès technique. Mais ce progrès est fonction essentiellement des investissements consacrés directement et indirectement à la recherche; 2) qu'il dépend de l'évolution de la productivité du travail. Mais celle-ci dépend à son tour du capital disponible par ouvrier et du niveau technique (deux facteurs qui nous ramènent à l'investissement) et, surtout, de l'attitude des producteurs face à l'économie. Celleci est directement liée à leur attitude face aux objectifs du plan et à la méthode utilisée pour déterminer ceux-ci, donc nous renvoie aux facteurs discutés dans le texte.

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hension de l'économie, troisièmement, la possibilité de mécaniser et d'automatiser tout ce qui n'est pas domaine de décision humaine proprement dite. La discussion de ces éléments, de ces techniques et de ces possibilités est donc indispensable dès maintenant. Sans le déblaiement étendu du terrain qu'ils permettent, la gestion ouvrière de l'économie risquerait de s'écrouler sous le poids de la matière qu'elle doit dominer. Il va de soi que cette discussion est loin d'être exclusivement « technique » dans son contenu, et que nous serons constamment guidés par les principes généraux posés au départ. L'usine du plan Un plan de production, qu'il concerne une usine particulière ou l'ensemble de l'économie, est un raisonnement (comportant un très grand nombre de raisonnements secondaires) qui se réduit à deux prémisses et une conclusion. Les deux prémisses sont : les moyens dont on dispose au départ (équipement, maind'oeuvre, stocks, etc.) et la situation qu'on se propose d'atteindre (production de telles quantités d'objets et de services spécifiés au cours de telle période). Nous les appellerons respectivement les conditions initiales et l'objectif. La conclusion, c'est le chemin qu'il faut suivre pour passer des conditions initiales à l'objectif (tels produits intermédiaires à fabriquer au cours de telle période, etc.). Nous appellerons cette conclusion les objectifs intermédiaires. S'il s'agit, à partir de conditions initiales simples, de réaliser un objectif simple, l'objectif intermédiaire peut être déterminé immédiatement. Au fur et à mesure que les conditions initiales ou l'objectif ou les deux se compliquent ou s'écartent dans le temps, la détermination des objectifs intermédiaires devient évidemment plus difficile. Dans le cas de l'économie, la complexité des éléments est telle (il y a des milliers de produits différents, plusieurs procédés de fabrication possibles pour beaucoup d'entre eux, et la production de chaque catégorie de produits met à contribution directement ou indirectement pratiquement celle de tous les autres), qu'on pourrait penser qu'une planification rationnelle (au sens d'une détermination a priori de tous les objectifs intermédiaires une fois les conditions initiales et l'objectif final fixés) est impossible. C'est ce qu'ont affirmé d'ailleurs pendant longtemps les apologistes de la « libre concurrence ». Il n'en est cependant rien20. Le problème peut être résolu en général, et les techniques disponibles de calcul économique et de calcul tout court permettent de le résoudre d'une façon remarquablement simple. Une fois les conditions initiales (la situation de l'économie au départ) connues et l'objectif ou les objectifs finals fixés, on peut réduire tout le travail de planification (la détermination des 20. La « planification » bureaucratique pratiquée en Russie et dans les pays satellites ne prouve rien, ni dans un sens ni dans l'autre. Elle est tout autant irrationnelle, contient tout autant d'anarchie et de gaspillage (« extérieur », indépendamment du gaspillage dans les usines et la production) que le « marché » capitaliste - quoique bien entendu sous une autre forme. Nous avons fourni une brève description de ce gaspillage et une analyse des racines de cette irrationalité dans le n° 20 de cette revue (« La révolution prolétarienne contre la bureaucratie », pp. 139 à 156). [repris dans C. Castoriadis, La société bureaucratique.]

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objectifs intermédiaires) à un travail purement technique d'exécution, qui luimême peut être mécanisé et automatisé à un degré énorme. La base de ces méthodes est précisément l'idée de l'interdépendance totale des divers secteurs de l'économie (le fait que tout ce qu'un secteur utilise pour produire est déjà produit d'un autre, et inversement que tout le produit de chaque secteur doit en fin de compte être utilisé par les autres). A cette idée qui remonte à Quesnay, et qui forme la base de l'analyse de l'accumulation capitaliste par Marx, un groupe d'économistes américains autour de W. Leontief ont pu depuis vingt ans donner une expression statistique et une application à l'économie réelle qui vont s'amplifiant constamment 21 . Cette interdépendance signifie qu'à tout instant (pour un état donné de la technique et une structure donnée de l'équipement de l'économie) la production de chaque secteur est liée par des relations relativement stables aux quantités de produits d'autres secteurs que ce secteur utilise (consomme productivement). Tout le monde sait qu'il faut une quantité donnée de charbon pour produire une tonne d'acier de tel type, et qu'en plus il faut tant de ferraille ou de minerai de fer, tant d'heures de travail, tant de dépenses d'entretien et de réparations, etc. Le rapport « charbon utilisé/acier produit », exprimé en valeur, est le coefficient technique courant déterminant la consommation productive de charbon par unité d'acier produite. Si l'on veut augmenter la production d'acier, au-delà d'un certain point il ne servira à rien d'augmenter les quantités de charbon, ferraille, etc., livrées aux aciéries ; il faudra construire des nouveaux fours, autrement dit augmenter l'équipement ou la capacité productive installée des aciéries. Pour produire telle quantité additionnelle d'acier, il faudra donc produire telle et telle quantité d'équipement (de type spécifié). Le rapport « telle quantité de tel type d'équipement/capacité de production d'acier par période », exprimé en valeur, est le coefficient technique de capital déterminant la quantité de capital utilisé par unité d'acier produite au cours d'une période. Tout cela est parfaitement connu et banal, et on peut s'en tenir là s'il s'agit de la direction d'une seule entreprise ; chaque firme se base sur ces considérations - beaucoup plus détaillées - lorsque, ayant décidé de produire tant ou d'augmenter sa capacité de production de tant, elle achète ses matières premières, embauche de la main-d'œuvre ou commande son équipement. Mais lorsqu'on considère l'ensemble de l'économie, le problème change : l'interdépendance des secteurs fait que l'augmentation de la production d'un secteur se répercute (à des degrés différents) sur tous les autres et finalement sur le secteur même dont on est parti. Une augmentation de la production d'acier exige immédiatement une augmentation donnée de la production de charbon ; mais cette dernière entraîne, supposons, d'un côté l'accroissement de tel type d'équipement des mines, d'un autre côté, l'embauche de main-d'œuvre supplémen21. La littérature relative à ce sujet s'accroît tous les jours. Le point de départ d'une étude du sujet reste toujours le travail de W. Leontief, The structure of the American economy, New York, 1951. V. aussi Leontief and others, Studies in the structure ofAmerican economy, New York, 1953.

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taire. Les besoins accrus d'équipement des mines entraînent (supposons) une demande additionnelle d'acier - et d'autres types de produits et de travail. La demande additionnelle d'acier se répercute à son tour sur la demande de charbon - et ainsi de suite. De son côté, la main-d'œuvre nouvellement employée a des revenus accrus - donc elle achète davantage de biens de consommation de divers types, dont la production exige telles et telles quantités de matières premières, d'équipement, etc. (et à nouveau de charbon et d'acier). Ce n'est pas la plaisanterie sur l'âge du capitaine, mais un des problèmes centraux auxquels la planification doit - et peut - répondre : de combien augmentera la demande de bas nylon dans les Basses-Pyrénées si on construit un haut fourneau en Lorraine ? La méthode des matrices de Léontief, combinée à d'autres méthodes modernes (l'activity analysis de Koopmans22 dont la « recherche opérationnelle » est un cas particulier) permet, dans le cas d'une économie socialiste, la solution en théorie exacte de ce problème. Une matrice est un tableau dans lequel sont disposés systématiquement les coefficients techniques (courants et de capital) exprimant la dépendance de chaque secteur par rapport à chacun des autres. Tout objectif final défini se présente comme une série de biens d'utilisation finale en quantités spécifiées devant être produits au cours d'une période donnée. Dès que cet objectif final est donné, la solution d'un système d'équations simultanées permet de définir immédiatement tous les objectifs intermédiaires, donc les tâches à réaliser pour chaque secteur de l'économie. La solution de ces problèmes sera la tâche d'une entreprise spécifique, mécanisée et automatisée à un degré important, et dont le travail consistera en une véritable « fabrication en série » des plans et de leurs diverses pièces détachées. Cette entreprise, c'est Yusine du plan. L'atelier central de l'usine du plan sera probablement (pour commencer) un ordinateur électronique dont la mémoire magnétique aura emmagasiné les coefficients techniques et les capacités installées de production de chaque secteur et qui, « nourri » avec des objectifs hypothétiques, « produira » les tâches de production par secteur que ces objectifs impliqueraient (y compris, bien entendu, les heures de travail qu'aurait à fournir dans chaque cas le secteur « travailleurs »)23. Autour de cet atelier seraient disposés d'autres analogues, dont les tâches seraient : étude de la répartition et des flux régionaux de la production courante et des investissements nouveaux ; étude de divers optima techniques, compte tenu de l'interdépendance générale ; détermination de la valeur unitaire des diverses catégories de produits, etc. 22. Voir T. Koopmans, Activity analysis of production and allocation, New-York, 1951. 23. La division de l'économie en une centaine de secteurs, correspondant à la capacité présente [1957] des ordinateurs électroniques, est à peu près « à mi-chemin » entre la division en deux secteurs, biens de production et biens de consommation, avec laquelle travaillait Marx, et les quelques milliers de secteurs qu'exigerait une division parfaitement rigoureuse. Il est probable qu'elle sera suffisante dans la pratique. Elle pourrait d'ailleurs être facilement raffinée dès maintenant par une solution du problème en plusieurs étapes.

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Deux services de l'usine du plan méritent une mention particulière : le recensement et le service des coefficients techniques. La qualité du travail de planification, ainsi conçu, dépend de la qualité de la connaissance réelle de l'état de l'économie qui est à sa base ; l'exactitude de la solution dépend, autrement dit, de la connaissance adéquate des « conditions initiales » et des coefficients techniques. Des recensements industriels et agricoles sont faits à intervalles réguliers dans les pays capitalistes avancés dès maintenant ; ils offrent une base de départ, mais ils sont extrêmement fragmentaires, imprécis, inexacts et inadéquats. Un inventaire propre et complet sera la première tâche d'un pouvoir ouvrier. Mais cet inventaire, qui implique une préparation sérieuse considérable, ne sera pas fait par décret du jour au lendemain, ni ne sera achevé une fois fait. Son perfectionnement et sa mise à jour sera une tâche permanente de l'usine du plan, en coopération étroite avec les services correspondants des entreprises. Les résultats de ce travail modifieront et enrichiront chaque fois la mémoire de l'ordinateur central (qui pourra d'ailleurs se charger lui-même d'une partie considérable de la tâche). D'un autre côté, la détermination des coefficients techniques posera des problèmes analogues. Elle peut être faite grossièrement au départ à partir de données statistiques générales (« en moyenne, le textile a utilisé tant de coton pour produire tant de cotonnades »), mais elle devra être rapidement précisée par le travail des techniciens de chaque secteur, capable de fournir des relations beaucoup plus précises. Aussi bien la connaissance graduellement améliorée des coefficients techniques que surtout la modification réelle de ces coefficients à la suite des nouveaux développements de la technologie entraîneront des révisions périodiques des données emmagasinées par l'ordinateur. Une connaissance aussi large de l'état réel et des possibilités de l'économie, la révision perpétuelle des données matérielles et techniques et les conclusions instantanées qui pourront en être tirées chaque fois signifieront des gains dont il est difficile de se faire une idée, mais dont il est probable qu'ils seront immenses. Nous ne citerons que deux indications. Dans une série de problèmes particuliers, l'emploi des méthodes modernes et des calculateurs électroniques a permis de donner des réponses s'éloignant considérablement de la pratique suivie jusqu'alors et beaucoup plus économiques et rationnelles. Or ces possibilités restent actuellement inexploitées dans le domaine où elles doivent être de loin les plus importantes, celui de l'économie dans son ensemble. D'autre part, toute modification technique dans un secteur donné peut en principe affecter les conditions de rentabilité et le choix rationnel des méthodes de production dans tous les autres secteurs. L'économie socialiste pourra tenir compte de cet effet intégralement et instantanément. L'économie capitaliste n'en tient compte qu'en petite partie et avec des délais considérables. La réalisation matérielle de cette usine du plan sera immédiatement possible dans un pays moyennement industrialisé. L'équipement nécessaire existe d'ores et déjà, les hommes capables de le faire fonctionner également. Des branches professionnelles qui n'ont pas de raison d'être dans une économie socialiste, comme les banques et les assurances, effectuent actuellement, à l'aide de ces \

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mêmes moyens modernes, un travail identique dans la forme. S'adjoignant des mathématiciens, des économétriciens et des statisticiens, les travailleurs de ces secteurs pourront fournir le personnel de l'usine du plan. Et la gestion ouvrière, les exigences d'une économie rationnelle, donneront une impulsion extraordinaire au développement, à la fois « spontané et automatique » et conscient, des techniques logiques et mécaniques de la planification. Pour résumer : le rôle de l'usine du plan ne sera évidemment pas de décider du plan. Les objectifs du plan seront déterminés par la société, sous une forme que nous décrirons plus loin. Le rôle de l'usine du plan sera : avant l'adoption du plan, de calculer et de présenter à la société les implications et les conséquences du plan ou des plans proposés. Après l'adoption du plan, de réviser constamment les données de la planification courante, et de tirer le cas échéant les conséquences de ces modifications, en informant l'Assemblée centrale et les secteurs intéressés sur les changements d'objectifs intermédiaires - donc de tâches de production - qui doivent en découler. Ni dans le premier cas ni dans le second elle n'aura à décider elle-même de quoi que ce soit, sauf, comme toute autre usine, de l'organisation de son propre travail. Le marché des biens de consommation Avec une technique donnée, la détermination des « objectifs intermédiaires » est, comme nous venons de le voir, une affaire mécanique (avec une technique en évolution permanente, d'autres problèmes se posent, que nous traiterons plus loin). Mais qu'en est-il des biens de consommation ? Comment sera faite la détermination de la liste et des quantités des biens de consommation à produire ? Il est clair d'abord que cette détermination ne peut pas se faire de façon démocratique directe. La décision de planification proposée à la société ne peut pas porter, comme sur un objectif final, sur la liste complète dans le détail des biens de consommation à produire et de leurs quantités. Une telle décision ne serait pas démocratique, car elle ne serait pas prise en connaissance de cause : personne ne peut prendre une décision sensée sur des listes comportant des milliers d'articles en quantités variables. Deuxièmement, une telle décision équivaudrait à une tyrannie de la majorité sur la minorité, dépourvue de toute justification. Si 40 % de la population désirent consommer tel article et sont disposés à payer pour l'avoir, il n'y a aucune raison de les en priver sous prétexte que les autres n'en veulent pas. Il n'y a pas de goût plus logique qu'un autre, ni une raison quelconque pour prendre une décision tranchant le problème, puisque la satisfaction des désirs des uns n'est pas incompatible avec celle des désirs des autres. Le rationnement - car c'est à cela qu'un système de décision majoritaire reviendrait en l'occurrence - est le mode le plus irrationnel de régler ce problème ; mode intrinsèquement absurde partout ailleurs que sur le radeau de Méduse ou dans la forteresse assiégée. La décision de planification concernera donc le niveau de vie ou le volume global de la consommation - en termes de revenu disponible pour chacun - et non pas la composition dans le détail de cette consommation.

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Si le volume global de la consommation est défini, on pourrait être tenté de traiter les articles dont il se compose comme des « objectifs intermédiaires ». On pourrait dire : « Lorsque les consommateurs disposent de tel revenu, ils achètent telle quantité de cet article ». Mais ce serait là une réponse artificielle et finalement erronée. La détermination d'un objectif de niveau de vie n'entraîne pas pour la consommation humaine des implications du type de celles qu'entraîne pour la production de charbon la décision de produire tant de tonnes d'acier. Il n'y a pas des « coefficients techniques » du consommateur. Dans la production matérielle, ces coefficients ont un sens intrinsèque, dans le domaine de la consommation, ils ne représenteraient qu'un artifice comptable. Certes, il y a une régularité statistique de la structure de la demande des consommateurs, en fonction de leur revenu, régularité sans laquelle l'économie capitaliste privée ne pourrait pas fonctionner. Cependant cette régularité est toute relative. Ce qui est plus, elle sera modifiée de fond en comble pendant la période socialiste : une redistribution étendue des revenus aura lieu ; des bouleversements multiples surviendront sur tous les plans ; le viol permanent des consommateurs par la publicité et les techniques de vente du capitalisme cessera ; d'autres goûts surgiront en fonction de l'accroissement du temps libre. Enfin, la régularité statistique de la demande des consommateurs ne résout pas le problème des écarts que la demande réelle au cours d'une période peut présenter par rapport au plan. Une planification réelle ne peut pas dire : « le niveau de vie augmentera de 5 % l'année prochaine, cela, comme l'expérience nous l'enseigne, entraînera une augmentation de 20 % de la demande de voitures, donc il faut produire 20 % de voitures de plus » et s'en tenir là. Elle sera obligée de commencer ainsi, à défaut d'autres critères ; mais elle doit comporter, incorporés à sa structure, des mécanismes correctifs pouvant répondre aux écarts de l'évolution réelle par rapport à l'évolution « prévue ». Pour ces raisons, la société socialiste réglementera la structure de sa consommation à partir du principe de la souveraineté du consommateur - ce qui implique l'existence d'un marché réel pour les biens de consommation. La décision générale de planification définira la proportion de son produit que la société veut consacrer à la satisfaction de ses besoins de consommation, celle consacrée aux besoins de la collectivité (« consommation publique ») et celle consacrée au développement des forces productives (« investissement »). Mais la structure de la consommation sera définie par la demande des consommateurs eux-mêmes. Comment fonctionnera ce marché, comment s'y réalisera l'adaptation réciproque de l'offre et de la demande? Il y a d'abord une condition d'équilibre global : l'ensemble des revenus distribués (salaires, retraites, etc..) devra être égal à la valeur (quantités x prix) des biens de consommation offerts au cours de la période. Une première décision « empirique » devra être prise, pour commencer, sur la structure de la consommation. Elle s'appuiera sur les régularités statistiques traditionnellement « connues », en les corrigeant pour tenir compte de l'effet des facteurs nouveaux (égalisation des revenus, par exemple). Elle devra prévoir

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également la constitution de stocks plus élevés que ceux qui sont « techniquement » nécessaires. Les écarts possibles du déroulement réel de la consommation par rapport aux prévisions rencontreront trois « amortisseurs » ou processus de correction successifs : a) variations des stocks, b) hausse (ou baisse, en cas de déficit de la demande) du prix de la marchandise considérée aussi longtemps que les stocks continuent à baisser (ou à s'accumuler) avec explication au public de la raison de cette modification des prix, c) entre-temps, rajustement de la structure de la production des biens de consommation, jusqu'au point où le flux de production devient égal (après reconstitution de stocks normaux) au flux de la demande. A ce moment-là, le prix de vente est ramené au prix normal. Etant donné le principe de la souveraineté des consommateurs, l'écart entre demande réelle et production prévue doit être corrigé non pas par l'instauration d'une différence permanente entre prix de vente et prix normal, mais par la modification de la structure de la production. En effet, un tel écart signifie ipso facto que la décision de planification était erronée dans ce domaine. Monnaie, prix, salaires et valeur Beaucoup d'absurdités ont été dites sur la monnaie et sa suppression dans une société socialiste. Il est pourtant clair que le rôle de la monnaie est radicalement transformé à partir du moment où elle ne peut plus être instrument d'accumulation ou de pression sociale, personne ne pouvant posséder des moyens de production et tous les revenus étant égaux. Les travailleurs toucheront un revenu ; et ce revenu prendra la forme de signes leur permettant de répartir leurs dépenses comme ils l'entendent dans le temps et entre divers objets. Luttant contre des réalités et non contre des mots, nous n'avons aucune hésitation à appeler ce revenu « salaire », et ces signes « monnaie ». De même, nous avons appelé plus haut « prix normal » l'expression monétaire de la valeur-travail2'1. Cette valeur, seule base rationnelle possible d'une comptabilité sociale et seul étalon de mesure ayant une signification pour les 24. La valeur-travail comprend évidemment le coût social actuel de l'équipement usé en cours de période. Voir, sur le calcul de la valeur-travail à l'aide de la méthode matricielle, « Sur la dynamique du capitalisme » dans le n° 12 de S. ou B., pp. 7 à 22. L'adoption de la valeur travail comme étalon équivaut à utiliser ce que les économistes académiques appellent « coût normal à long terme ». Le point de vue exprimé dans le texte correspond à celui de Marx, qui est en général violemment combattu par les économistes académiques, même « socialistes » ; pour ceux-ci, ce serait le « coût marginal » qui devrait déterminer les prix (cf. par exemple Joan Robinson, An Essay on Marxian Economies, Londres, 1947, pp. 23 à 28). Nous ne pouvons entrer ici dans cette discussion. Disons seulement que l'application du principe du coût marginal signifierait que le prix du billet Paris-New York par avion devrait être égal tantôt à zéro et tantôt au coût d'un Super-Constellation.)

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hommes, sera nécessairement le fondement du calcul de rentabilité de la production socialiste (calcul dont l'objet essentiel sera la réduction des coûts directs et indirects en travail humain). La détermination du prix des objets de consommation à partir de leur valeur signifiera que pour chacun le coût des objets de consommation apparaîtra comme l'équivalent du travail qu'il aurait lui-même dépensé à les produire muni de l'équipement et de la capacité sociales moyennes. Ce sera une simplification et une clarification si l'unité monétaire est le « produit net d'une heure de travail », c'est-à-dire l'unité de valeur, et le salaire horaire une fraction de cette unité (égale au rapport consommation privée/production nette totale), de telle façon que la « décision fondamentale » de la planification (répartition de produit social entre consommation et investissement) soit immédiatement évidente à chacun, de même que le coût social de tout objet qu'il achète. Légalité absolue des salaires Suivant l'aspiration profonde des ouvriers - les revendications ouvrières, lorsqu'elles s'expriment indépendamment de la bureaucratie syndicale, sont de plus en plus souvent dirigées contre la hiérarchie des salaires 25 - une égalité absolue prévaudra en matière de salaires. Aucune justification, autre que l'exploitation, ne peut fonder l'existence d'une hiérarchie des salaires 26 , qu'elle corresponde à la qualification professionnelle ou à des différences de rendement. Si le travailleur avançait lui-même les frais de sa qualification professionnelle, et si la société socialiste le considérait comme s'il était une « entreprise », la récupération de ces frais au cours de sa vie active pourrait tout au plus « justifier » un écart allant dans le cas extrême de 1 à 2 (entre le manoeuvre-balai et le spécialiste de la chirurgie du crâne). Mais les frais de formation seront avancés par la société (ils le sont en fait dès maintenant dans la plupart des cas), et le problème de leur « récupération » n'a pas de sens. Quant au rendement, il dépend déjà actuellement beaucoup moins de la prime, et beaucoup plus de la contrainte imposée par les machines et la surveillance, d'un côté, de la discipline des groupes élémentaires des travailleurs dans l'atelier, de l'autre. La société socialiste ne peut pas imposer l'augmentation du rendement par la contrainte économique, sans entrer de nouveau dans tout le fatras capitaliste des normes, 25. Les grèves de Nantes, en 1955, se sont déroulées sur une revendication anti-hiérarchique d'augmentation uniforme pour tous. Les Conseils ouvriers hongrois demandaient la suppression des normes et une limitation sévère de la hiérarchie. Ce qui transpire des déclarations officielles indique qu'une lutte permanente contre la hiérarchie se déroule dans les usines russes. V. « La révolution prolétarienne contre la bureaucratie », dans le n° 20 de cette revue, pp. 149-153. [repris dans C. Castoriadis, La société bureaucratique.] 26. Pour une discussion détaillée du problème de la hiérarchie voir « Les rapports de production en Russie », dans le n° 2 de cette revue, pp. 50 à 66 [repris dans La société bureaucratique et partiellement reproduit dans le présent volume, pp. 36 à 52.]. V. également « Sur la dynamique du capitalisme », n° 13, pp. 67 à 69.

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de la surveillance, etc. La discipline de travail résultera (comme c'est en partie le cas aujourd'hui déjà) de l'organisation du groupe élémentaire des travailleurs dans l'atelier, de la coopération et du contrôle réciproque des ateliers dans l'usine, des conférences des producteurs des diverses entreprises et des divers secteurs. Le groupe élémentaire de travailleurs dans un atelier peut en règle générale discipliner un individu, et, si celui-ci se révèle incorrigible, l'obliger à quitter l'atelier. Le récalcitrant n'aurait alors d'autre recours que de chercher à entrer dans un autre groupe de travailleurs et à s'en faire accepter ou de rester sans travail. L'égalité des salaires donnera un sens réel au marché des biens de consommation où chaque participant sera enfin doté pour la première fois d'un vote égal. Elle supprimera un nombre infini de conflits, aussi bien dans la vie courante que dans la production, et permettra de réaliser une cohésion extraordinaire des travailleurs. Elle détruira à sa base toute la monstruosité mercantile du capitalisme, privé ou bureaucratique, la commercialisation des personnes, cet univers où l'on ne gagne pas ce que l'on vaut, mais où l'on vaut ce que l'on gagne. Quelques années d'égalité des salaires et peu de chose subsistera de la mentalité présente des individus. La décision

fondamentale

La décision fondamentale, c'est la décision par laquelle la société détermine l'objectif final du plan. Elle concerne les deux données qui, en fonction des « conditions initiales » de l'économie, déterminent l'ensemble de la planification : le temps de travail que la société veut consacrer à la production ; la partie de la production qu'elle veut consacrer respectivement à la consommation privée, à la consommation publique, à l'investissement. Dans la société capitaliste privée ou bureaucratique, le temps de travail est déterminé par la classe dominante, au moyen de contraintes directes (c'était le cas jusqu'à hier dans les usines russes) ou économiques. La société socialiste subira elle aussi la contrainte de l'économie puisque une décision de modification de la durée du travail se répercutera (toutes choses égales par ailleurs) sur la production. Mais elle pourra décider en connaissance de cause, devant les données du problème clairement exposées. La société socialiste sera la première société moderne à pouvoir déterminer de façon rationnelle la répartition du produit social entre consommation et investissement 27 . Dans la société capitaliste privée, cette répartition est effectuée de façon absolument aveugle, et il est vain de chercher une « rationalité » quelconque dans les facteurs qui déterminent le volume de l'investissement 28 . Dans la société bureaucratique, le volume de l'investissement relève d'une décision entièrement arbitraire de la bureaucratie centrale, qui n'a jamais été capable de la justifier autrement qu'en psal27. Nous laissons désormais de côté le problème de la consommation publique 28. Dans son œuvre principale, consacrée à cette question, et après un usage modéré d'équations différentielles, Keynes parvient à la conclusion que la déterminante principale de l'in-

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modiant des litanies sur la « priorité de l'industrie lourde »29. Mais y aurait-il une base rationnelle « objective » d'une décision centrale en la matière, cette décision serait ipso facto irrationnelle si elle était prise en l'absence des seuls intéressés - de l'ensemble de la société. Elle reproduirait la contradiction fondamentale de tout régime d'exploitation : elle traiterait les hommes dans le plan comme une variable à comportement prévisible parmi d'autres, elle les transformerait donc en objets dans son principe théorique et serait rapidement amenée à les traiter en objets dans la pratique. Elle contiendrait le germe de son propre échec, puisque au lieu de stimuler la participation des producteurs à l'exécution du plan, elle les éloignerait d'un plan étranger à leur volonté. Il n'y a pas de rationalité « objective » permettant de décider, à l'aide de formules mathématiques, de l'avenir de la société, de son travail, de sa consommation, de son accumulation. La seule rationalité dans ce domaine, c'est la raison vivante des hommes, la décision des hommes eux-mêmes sur leur propre sort. Mais cette décision ne sera pas un coup de dés. Elle s'appuiera sur une clarification complète des données du problème, elle sera une décision en connaissance de cause. La possibilité de cette clarification résulte de l'existence, pour un état donné de la technique, d'un rapport déterminé entre l'investissement et l'accroissement de production que cet investissement permet. Ce rapport n'est rien d'autre que le résultat de l'application à l'ensemble de l'économie des « coefficients techniques de capital » dont nous avons parlé plus haut. Tel investissement dans les aciéries permet tel accroissement du produit net des aciéries; et tel volume global d'investissements permet tel accroissement net du produit social global30. Par conséquent, tel rythme d'accumulation permet tel rythme d'accroissement du produit social, donc du niveau de vie (ou des loisirs) - et finalement, telle frac-

vestissement sont les « esprits animaux » des entrepreneurs (The General Theory, pp. 161-162). Quant à l'idée que le volume de l'investissement serait essentiellement déterminé par le taux d'intérêt et que ce dernier découlerait du jeu des « forces réelles de la productivité et de l'épargne », il y a longtemps qu'elle a été démolie par l'économie académique elle-même. V. par exemple Joan Robinson, The Rate oflnterest and Other Essays, 1951). 29. On chercherait en vain dans les copieux travaux de M. Bettelheim la moindre tentative d'une justification rationnelle quelconque du taux d'accumulation « choisi » par la bureaucratie russe. Le « socialisme » de tels « théoriciens » ne signifie pas seulement : Staline (ou Krouchtchev) seul peut savoir. Il signifie aussi : ce savoir, de par sa nature, n'est pas communicable au reste de l'humanité. Dans un autre pays, et en d'autres temps, cela s'appelait le Fiihrerprinzip. 30. Cet accroissement net du produit social n'est évidemment pas la somme pure et simple des accroissements dans chaque secteur ; plusieurs éléments s'ajoutent et se retranchent pour passer de celle-ci à celui-là. Telles sont par exemple les « utilisations intermédiaires » des produits de chaque secteur, d'un côté, les « économies externes », de l'autre (un investissement dans une branche, en supprimant un goulot d'étranglement, peut permettre l'utilisation de capacités de production déjà installées dans d'autres secteurs, jusqu'alors gaspillées). Mais le calcul de cet accroissement net ne présente aucune difficulté particulière ; il est effectué automatiquement en même temps que le calcul des « objectifs intermédiaires » (mathématiquement, la solution de l'un donne immédiatement la solution de l'autre).

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tion du produit consacrée à l'accumulation permet tel rythme d'accroissement du niveau de vie. Le problème peut donc être posé dans ces termes : telle augmentation immédiate de la consommation est possible - mais elle signifie qu'on renonce à toute augmentation pour les années à venir. Telle autre augmentation, plus limitée, permettrait au produit social et donc aussi au niveau de vie de s'accroître au rythme de X % par an, et ainsi de suite. « L'antinomie entre le présent et le futur », avec laquelle se gargarisent les apologistes du capitalisme et de la bureaucratie, sera encore là, mais clairement exposée ; et la société pourra la trancher, consciente du cadre et des implications de sa décision. Finalement donc, tout plan soumis aux travailleurs pour décision devra spécifier : - La durée de travail qu'il implique. - Le niveau de consommation pendant la première période. Les ressources consacrées à l'investissement et à la consommation publique. - Le rythme d'augmentation de la consommation pendant les périodes à venir. - Les tâches de production incombant à chaque entreprise. Nous avons par endroits, afin de simplifier, présenté la décision sur l'objectif du plan et la détermination des objectifs intermédiaires (implications du plan quant à telle et telle production spécifique) comme deux actes consécutifs et uniques. Mais en réalité, il y a u r a un va-et-vient continu entre ces deux phases, et pluralité de propositions. D'un côté, les travailleurs ne peuvent décider en connaissance de cause de l'objectif de la planification que s'ils en connaissent les implications pour eux-mêmes, non seulement en tant que consommateurs, mais en tant que producteurs de telle entreprise spécifique. D'autre part, il n'y a de décision en connaissance de cause que si cette décision peut tenir compte de l'ensemble des possibles, donc si elle est choix portant sur une gamme d'objectifs et d'implications. Par conséquent, le processus de décision prendra

Nous avons discuté le problème de la détermination globale du volume des investissements ; la place ne nous permet pas de discuter le problème du choix des investissements particuliers. Bornons-nous à quelques indications. La répartition des investissements par secteurs est automatique une fois l'objectif final déterminé (tel niveau de consommation finale implique directement ou indirectement, telle et telle capacité installée dans chaque secteur). Le choix de tel type d'investissement entre plusieurs amenant le même résultat ne peut que dépendre essentiellement des considérations relatives à la situation que tel ou tel type d'équipement crée aux travailleurs qui l'utilisent, et, d'après tout ce que nous avons dit, le point de vue de ces derniers sera décisif. Entre équipements équivalents sous cet angle (centrales thermiques et hydrauliques, par exemple) le critère de rentabilité est toujours applicable. Là où le calcul de la rentabilité implique l'utilisation d'un taux d'intérêt « comptable », la société socialiste sera encore en position de supériorité sur l'économie capitaliste : elle utilisera comme « taux d'intérêt » le taux d'expansion de l'économie, car on peut montrer que ces deux taux doivent être nécessairement identiques dans une économie rationnelle (von Neumann, 1937).

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la forme suivante : discussion par les Assemblées d'entreprise et élaboration par les Conseils de propositions totales ou partielles portant sur les objectifs et les possibilités de production pour la période à venir ; regroupement par l'usine du plan de ces propositions, élimination des propositions irréalisables ou entraînant des sous-emplois non voulus ; élaboration des propositions réalisables (regroupées pour autant qu'elles sont compatibles) et de leurs implications sous la forme la plus concrète possible (« la proposition A implique que l'usine X augmentera l'année prochaine sa production de r % avec l'aide de l'équipement additionnel Y ») ; discussion de ces propositions au sein des Conseils et des Assemblées, éventuellement contre-propositions et répétition de la procédure précédente ; discussion finale et vote majoritaire au sein des Assemblées d'entreprise. [Résumé des pages 47-74 : Les pages finales du texte sont d'abord consacrées à une reprise de certains thèmes concernant la « forme » de la gestion de l'économie, suivie de quelques considérations concernant le « contenu » de celle-ci. « On considère comme allant de soi que l'économie idéale est celle qui assure le rythme le plus rapide de développement de la production matérielle, et, conjointement, de réduction de la durée du travail. Cette idée, prise absolument, est absolument absurde. Plus exactement, elle n'est que la condensation extrême de toute la mentalité, la psychologie, la logique et la métaphysique du capitalisme, de sa réalité aussi bien que de sa schizophrénie.[...] Cette mentalité "acquisitive" que le capitalisme fait vivre et qui le fait vivre, sans laquelle il ne pourrait fonctionner, et qu'il pousse au paroxysme, a pu être une folie utile pendant une phase du développement de l'humanité. Mais elle mourra avec le capitalisme. » (p. 49) Mais c'est à « La gestion de la société » qu'est consacré le reste du texte (pp. 50-74). Le « réseau d'Assemblées et de Conseils n'est rien d'autre que l'Etat et le pouvoir de la société socialiste, tout l'État et tout le pouvoir. Il n'existe aucune autre institution pouvant diriger, pouvant prendre des décisions déterminantes pour la vie des hommes ». Les conseils sont la « forme exclusive et exhaustive d'organisation de la population » (pp. 50-54). Les problèmes que peut poser ce type d'organisation dans l'agriculture et dans les services ne sont nullement insurmontables, même si la représentation de certaines couches (petit commerce, artisanat, professions « libérales ») peut poser des problèmes particuliers. « Elles sont sans doute, au départ et jusqu'à un certain degré, attachées à la "propriété". Mais jusqu'à quel point ? Ce que nous savons, c'est comment elles ont réagi lorsque le stalinisme a voulu les faire entrer de force dans un bagne, non pas dans une société socialiste. » (pp.54) Les conseils sont aussi la

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« forme universelle d'organisation des activités sociales » (pp. 5456), puisqu'ils ne sont pas seulement des organes de gestion de la production mais aussi les organes de l'auto-administration locale et les seules articulations du pouvoir central ; ce qui n'exclut pas l'existence de conseils « locaux » dans les cas où production et localité ne coïncident pas. Mais qu'en est-il des fonctions « centrales » de l'Etat ? « L'État moderne est devenu une immense entreprise - l'entreprise de loin la plus importante dans la société moderne. Ses fonctions de direction, il ne peut les accomplir que dans la mesure où il s'est transformé en une énorme constellation d'appareils d'exécution, au sein desquels le travail est devenu un travail collectif, divisé et spécialisé ». Ces « administrations » peuvent donc devenir des entreprises, ayant même statut que les autres entreprises, gérées par ceux qui y travaillent. Restent des fonctions de l'État qui ne sont nullement « techniques » mais politiques, et l'instance qui les accomplit est bel et bien un pouvoir central : l'Assemblée et le Gouvernement des Conseils. Dans les pp. 58-65, Chaulieu discute les divers arguments avancés dans le passé contre la possibilité même de la démocratie directe, et affirme en particulier qu'il est possible de mettre les techniques modernes de télécommunication au service de la démocratie. Mais il insiste surtout sur ce point essentiel : « si l'Assemblée laisse faire le Gouvernement, ou si les travailleurs laissent faire leurs délégués à l'Assemblée, il n'y a évidemment rien à faire. La population ne peut exercer le pouvoir politique que si elle veut l'exercer. Cette organisation fait simplement que la population pourra exercer le pouvoir, pourvu qu'elle le veuille. » (p. 61) Dans les trois parties finales, « "Etat", "partis", "politique" » (p. 66-68), « Les libertés et la dictature du prolétariat » (pp. 68-70) et « Les problèmes de "transition" » (pp. 71-74), Chaulieu attire l'attention sur le fait qu'il y a, à terme, une contradiction entre l'existence de partis forts et le système des Conseils. « L'existence parallèle des Conseils et des partis signifie qu'une partie de la vie politique réelle se déroulera en dehors des Conseils, et que des gens tendront à agir dans les Conseils en fonction de décisions déjà prises ailleurs. Si cette tendance devait prédominer, elle amènerait rapidement l'atrophie et finalement la disparition des Conseils. Inversement, le développement socialiste ne pourra être caractérisé que par l'atrophie progressive des partis. » (p. 67) Il dénonce enfin la mystification contenue dans l'idée des trotskistes de « sociétés de transition » « s'emboîtant tant bien que mal les unes dans les autres ». « Entre le communisme et le capitalisme, il y avait le socialisme : mais entre le socialisme et le capitalisme, il y avait « l'État ouvrier » ; entre « l'État ouvrier »

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et le capitalisme, il y avait « l'État ouvrier dégénéré » (qui est susceptible, la dégénérescence étant un processus, dégradations : dégénéré, très dégénéré, monstrueusement dégénéré, etc. [..JTout cela, afin d'éviter de reconnaître que la Russie était redevenue une société d'exploitation qui n'avait plus rien de socialiste, ni de près, ni de loin, et que la dégénérescence de la révolution russe obligeait à réexaminer l'ensemble des questions relatives au programme et au contenu du socialisme, au rôle du prolétariat, à la fonction du parti, etc. » (pp. 71-72) Et il conclut en insistant sur le fait que le programme présenté dans le texte est un programme « actuel, actuellement réalisable. » ]

CHAPITRE V

L'ORGANISATION La question de l'organisation a agité le groupe depuis sa fondation en 1948jusqu'à son auto-dissolution en 1967. De la part d'une collectivité aussi restreinte, cela peut paraître futile. C'est qu'à aucun moment, S. ou B. ne s'est contenté de traiter de l'organisation en termes seulement empiriques et pragmatiques ; il s'est toujours attaché au contraire à fonder les principes de fonctionnement et d'action sur les considérations théoriques. En 1948, il s'agissait de déterminer en quoi et jusqu'à quel point les nouvelles données de l'expérience historique, à savoir l'apparition et le pouvoir croissant à l'échelle mondiale des bureaucraties ouvrières, exigeaient de redéfinir le contenu et les formes de l'action des révolutionnaires et d'en tirer les implications pour la pratique ici et maintenant. Sur ces deux plans, théorique et pratique, des divergences profondes sont apparues très tôt, notamment entre les deux principaux initiateurs du groupe, Lefort et Castoriadis, et elles se sont maintenues, même si leurs positions respectives ont évolué. Les textes que nous reproduisons dans cette section permettent de cerner la teneur de ce débat. Celui-ci présente deux traits quelque peu contradictoires. D'une part, quelle que soit la vigueur des oppositions qui s'expriment, les réponses apportées au problème de l'organisation convergent sur des points importants et renouvellent profondément les conceptions qui avaient cours jusque là dans le mouvement ouvrier. D'autre part, et malgré cela, ces réponses resteront longtemps formulées à l'aide de notions marquées par l'héritage marxiste-léniniste. Qu'on en juge par la façon dont S. ou B. annonce, dans le n°l de la revue, son projet d'organisation : elle « représente la direction idéologique et politique de la classe dans les conditions du régime d'exploitation, mais une direction qui prépare sa propre suppression par sa fusion avec les organismes autonomes de la classe dès que l'entrée de la classe dans la lutte révolutionnaire fait apparaître sur la scène historique la véritable direction de l'humanité, qui est cet ensemble de la classe prolétarienne ellemême. » Le lecteur non spécialiste en éprouvera sans doute une impression non seulement d'accablement mais aussi d'obscurité. \

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Une autre cause d'obscurité réside dans la part de non-dit qui pèse sur le débat. Ce n'est pas ici le lieu de dire à la place des auteurs ce qu'ils ont tu. Mais, à mesure que la controverse s'approfondit, de 1948 à 1958, on est de plus en plus enclin à penser que l'enjeu véritable en est la nature de la révolution, sa légitimité même, la place du politique dans une société autogérée, la nature de la démocratie dans une telle société... Enfin, le lecteur exigeant s'étonnera peut-être de constater que certains problèmes essentiels restent comme des points aveugles, et ne facilitent donc pas la lecture de ces textes : comme ils ne sont pas posés, on leur apporte par défaut, implicitement, des réponses considérées comme acquises. Problèmes vertigineux, assurément, tels que : qu'est-ce que la conscience politique ? Quelle part y tiennent l'affect, la passion ? Qu'est-ce qu'agir sur cette conscience politique ? Le peut-on ? Par quels moyens ? Malgré ces limites, les textes reproduits ci-dessous posent la question de l'organisation et de l'action militante dans des termes suffisamment profonds pour rester tout à fait pertinents aujourd'hui. Les textes retenus se répartissent sur trois périodes de l'histoire du groupe. I

1948-1952

Dès la fondation du Groupe, la question de l'organisation et même, le mot étant encore employé, du parti révolutionnaire est au centre de ses débats. Mais en avril 1949, les circonstances viennent cristalliser des divergences dans des termes relativement concrets : il s'agit de définir les rapports des membres du Groupe avec les « comités de lutte ». Ces derniers viennent de surgir comme des organismes autonomes et antibureaucratiques et ils apparaissent comme le lieu où se manifeste une authentique conscience de classe et où, donc, il est important d'intervenir. Mais sur quelle base ? En tant que membres du groupe ? Dans le cadre d'une discipline collective ? Certains s'y refusent, mettant ainsi en cause l'existence même du groupe en tant que porteur d'un projet collectif, en tant qu'embryon d'organisation. Une résolution, élaborée par Chaulieu, et dont nous donnons ici quelques points, est finalement adoptée ; elle définit la conception que le groupe se fait du parti révolutionnaire et de ses rapports avec les organismes autonomes de la classe ouvrière, tels que les Comités de lutte. D.B. et D.F.

LE PARTI REVOLUTIONNAIRE Résolution (n° 2, mai-juin 1949, pages 100-102,106)

7. La nécessité du parti révolutionnaire découle simplement du fait qu'il n'existe pas d'autre organisme de la classe capable d'accomplir ces tâches de coordination et de direction d'une manière permanente avant la révolution, et qu'il est impossible qu'il en existe. Les tâches de coordination et de direction de la lutte révolutionnaire sur tous les plans sont des tâches permanentes, universelles et immédiates. Des organismes capables de remplir ces tâches, embrassant la majorité de la classe ou reconnus par celle-ci et créés sur la base des usines n'apparaissent qu'au moment de la révolution. Encore ces organismes (organes de type soviétique) ne s'élèvent à la hauteur des tâches historiques qu'en fonction de l'action constante du parti pendant la période révolutionnaire. D'autres organismes, créés sur la base des usines et ne groupant que des éléments d'avant-garde (Comités de lutte), dans la mesure où ils envisageront la réalisation de ces tâches d'une manière permanente et à l'échelle nationale et internationale, seront des organismes du type du parti. Mais nous avons déjà expliqué que les Comités de lutte, par le fait qu'ils n'ont pas des frontières strictes et un programme clairement défini, sont des embryons d'organismes soviétiques et non pas des embryons d'organismes du type parti. 8. La valeur énorme des Comités de lutte, dans la période à venir, ne vient pas du fait qu'ils remplaceraient le parti révolutionnaire - ce qu'ils ne peuvent ni ne doivent faire - mais qu'ils représentent la forme permanente de regroupement des ouvriers qui prennent conscience du caractère et du rôle de la bureaucratie. Forme permanente, non pas dans le sens qu'un Comité de lutte, une fois créé, persistera jusqu'à la révolution, mais que chaque fois que des ouvriers voudront se grouper sur des positions antibureaucratiques, ils ne pourront le faire que sous la forme du Comité de lutte. En effet, les problèmes permanents que pose la lutte des classes sous ses formes les plus immédiates et les plus quotidiennes rendent indispensable une organisation des ouvriers, de la nécessité de laquelle ceux-ci ont une cruelle conscience. Le fait, d'autre part, que l'organisation classique des masses créée pour répondre à ces problèmes, le syndicat, est devenu et ne peut qu'être de plus en plus, l'instrument de la bureaucratie et du capitalisme étatique, obligera les ouvriers à s'organiser indépendamment de la bureaucratie et de la forme syndicale elle-même. Les Comités de lutte ont tracé la forme de cette organisation de l'avant-garde. Si les Comités de lutte ne résolvent pas la question de la direction révolutionnaire, du parti, ils sont cependant le matériel de base pour la construction

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du parti dans la période actuelle. En effet, non seulement ils peuvent être pour le parti un milieu vital pour son développement, aussi bien du point de vue des possibilités de recrutement que de l'audience qu'ils offrent à son idéologie ; non seulement les expériences de leur combat sont un matériel indispensable pour l'élaboration et la concrétisation du programme révolutionnaire ; mais ils seront les manifestations essentielles de la présence historique de la classe même dans une période où toute perspective immédiate positive fait défaut, comme la période actuelle. A travers eux la classe lancera des assauts partiels, mais extrêmement importants contre la dalle bureaucratique et capitaliste, assauts qui seront indispensables pour qu'elle garde la conscience de ses possibilités d'action. Inversement, l'existence et l'activité du parti est une condition indispensable de la propagation, de la généralisation et de l'achèvement de l'expérience des Comités de lutte, car seul le parti peut élaborer et propager les conclusions de leur action. 9. Le fait que la classe ne peut pas créer avant la révolution, pour l'accomplissement de ses tâches historiques, un autre organisme que le parti, non seulement n'est pas le produit du hasard, mais répond à des traits profonds de la situation sociale et historique du capitalisme décadent. La classe, sous le régime de l'exploitation, est déterminée dans sa conscience concrète par une série de facteurs puissants (les fluctuations temporelles, les diversités corporatives, locales et nationales, la stratification économique) qui font que dans son existence réelle son unité sociale et historique est voilée par un ensemble de déterminations particulières. D'autre part, l'aliénation qu'elle subit dans le régime capitaliste lui rend impossible de s'attaquer immédiatement à la réalisation des tâches infinies que rend nécessaires la préparation de la révolution. Ce n'est qu'au moment de la révolution que la classe dépasse son aliénation et affirme concrètement son unité historique et sociale. Avant la révolution il n'y a qu'un organisme strictement sélectif et bâti sur une idéologie et un programme clairement définis, qui puisse défendre le programme de la révolution dans son ensemble et envisager collectivement la préparation de la révolution. 10. La nécessité du Parti Révolutionnaire ne cesse pas avec l'apparition d'organismes autonomes des masses (organismes soviétiques). Aussi bien l'expérience du passé que l'analyse des conditions actuelles montrent que ces organismes n'ont été et ne seront, au départ, que formellement autonomes et en fait dominés ou influencés par des idéologies et des courants politiques historiquement hostiles au pouvoir prolétarien. Ces organismes ne deviennent effectivement autonomes qu'à partir du moment où leur majorité adopte et assimile le programme révolutionnaire, que jusque là le parti est seul à défendre sans compromission. Mais cette adoption ne s'est jamais faite et ne se fera jamais automatiquement ; la lutte constante de l'avant-garde de la classe, contre les courants hostiles, en est une condition indispensable. Cette lutte exige une coordination et une organisation d'autant plus poussées que la situation sociale est

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plus critique, et la parti est le seul cadre possible de cette coordination et organisation. 11. La nécessité du parti révolutionnaire ne s'abolit qu'avec la victoire mondiale de la révolution. Ce n'est que lorsque le programme révolutionnaire et le socialisme ont conquis la majorité du prolétariat mondial qu'un organisme de défense de ce programme, autre que l'organisation de cette majorité de la classe mondiale elle-même, devient superflu, et que le parti peut réaliser sa propre suppression. 12. La critique que nous faisons de la conception de Lénine sur « l'introduction du dehors de la conscience politique dans le prolétariat par le Parti » n'entraîne nullement pour nous l'abandon de l'idée du parti. Cet abandon est également étranger à la position de Rosa Luxembourg que l'on invoque pourtant si souvent. Voilà comment Rosa s'exprimait sur la question : « ... La tâche de la social-démocratie ne consiste pas seulement dans la préparation technique et dans la conduite de ces grèves mais - et surtout - dans la direction politique du mouvement entier. La social-démocratie est l'avant-garde du prolétariat la plus éclairée, celle qui possède le plus la conscience de classe. Elle ne doit ni ne peut attendre avec fatalisme et les mains croisées, l'apparition de la "situation révolutionnaire", attendre jusqu'à ce que le mouvement spontané du peuple puisse descendre du ciel. Au contraire, dans ce cas comme dans les autres, elle doit rester à la tête du développement des choses et tâcher d'accélérer ce développement. » En fait, la conception de la spontanéité qui sous-tend fréquemment, aujourd'hui, les critiques de l'idée de parti est beaucoup plus la conception anarcho-syndicaliste que la conception de Rosa. 13. L'analyse historique montre que dans le développement de la classe les courants politiques organisés ont toujours joué un rôle prépondérant et indispensable. Dans tous les moments décisifs de l'histoire du mouvement ouvrier la progression s'est exprimée par le fait que la classe, sous la pression de conditions objectives, est arrivée au niveau de l'idéologie et du programme de la fraction politique la plus avancée, et soit s'est fondue avec celle ci - comme dans la Commune - soit s'est rangée derrière elle - comme pendant la révolution russe. Ce ne sont sûrement pas ces fractions organisées qui ont fait « pénétrer » du dehors dans la classe le degré de conscience le plus élevé de l'époque - et ceci suffit pour réfuter la conception de Lénine ; la classe y est arrivée par l'action des facteurs objectifs et par sa propre expérience. Mais sans l'action de ces fractions l'action n'aurait jamais été poussée aussi loin, elle n'aurait pas pris la forme qu'elle a prise. [...] 20. Notre attitude sur cette question fondamentale peut être résumée de la manière suivante

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a). Nous repoussons catégoriquement le confusionnisme et l'éclectisme qui sont de mode actuellement dans les milieux anarchisants. Pour nous, il n'y a chaque fois qu'un seul programme, une seule idéologie qui exprime les intérêts de la classe ; nous ne reconnaissons comme autonomes que les organismes qui se placent sur ce programme, et seuls ceux-ci peuvent être reconnus comme la direction en droit de la classe. Nous considérons comme notre tâche fondamentale de lutter pour que ce programme et cette idéologie soient acceptés par la majorité de la classe. Nous sommes certains que si cela ne se produit pas, tout organisme, aussi « autonome » soit-il formellement, deviendra inéluctablement un instrument de la contre-révolution. b). Mais ceci ne règle pas le problème des rapports entre l'organisation qui représente le programme et l'idéologie de la révolution et les autres organisations se réclamant de la classe ouvrière, ni le problème des rapports entre cette organisation et les organismes soviétiques de la classe. La lutte pour la prépondérance du programme révolutionnaire au sein des organismes de masse ne peut se faire que par des moyens qui découlent directement du but à atteindre, qui est l'exercice du pouvoir par la classe ouvrière ; ces moyens par conséquent sont dirigés essentiellement vers le développement de la conscience et des capacités de la classe, à chaque moment et à l'occasion de chaque acte concret que le parti entreprend devant celle-ci. De là découle non seulement la démocratie prolétarienne, comme moyen indispensable pour la construction du socialisme, mais aussi le fait que le parti ne peut jamais exercer le pouvoir en tant que tel, et que le pouvoir est toujours exercé par les organismes soviétiques des masses.

LE PROLÉTARIAT ET LE PROBLÈME DE LA DIRECTION RÉVOLUTIONNAIRE Claude Montai (n° 10, pages 22-27) En mai 1950, un groupe bordiguiste, la Fédération Française de la Gauche Communiste, décide de fusionner avec S. ou B. sur la base d'un texte signé Véga (n° 7, pp. 82-94) où le rôle du parti dans la théorie de la révolution est encore renforcé. Notons, cependant, que par la suite Véga défendra toujours, sur cette question de l'organisation, des positions proches de celles de Castoriadis. Cette orientation, et ses implications pratiques, apparaît à certains comme porteuse de germes de bureaucratisation. Elle est remise en cause notamment par Lefort en 1951. Il expose sa position dans un texte publié dans le n° 10 de la revue, sous le titre « Le prolétariat et le problème de la direction révolutionnaire « dont nous reproduisons ci-dessous d'importants passages. Lefort aborde le problème de façon nouvelle, en discutant les réponses qu'on y a apportées non plus en termes de doctrine mais en tant qu'expressions de moments historiques de l'« expérience prolétarienne ». C'est à ce titre, comme dépassé, qu'il récuse le point de vue léniniste et ses variantes (rappelons que, résumée à l'extrême, cette thèse affirme que le prolétariat est rationnellement obligé de viser un changement global de la société, mais que, du fait de son aliénation actuelle, il ne peut prendre conscience de cette nécessité ni agir en conséquence ; le rôle du parti est donc de lui inculquer « du dehors » ce qu'il penserait nécessairement s'il pouvait prendre une conscience adéquate de sa condition et de son rôle historique...) Le raisonnement de Lefort est, schématiquement, le suivant : jusqu'aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, la conscience prolétarienne est dominée par une conception abstraite de la révolution consistant essentiellement à renverser la bourgeoisie et abolir le capitalisme. Le parti peut alors apparaître, aux yeux du prolétariat lui-même, comme l'instrument nécessaire de cette lutte. Mais l'expérience de la bureaucratie comme couche exploiteuse, en U.R.S.S. et ailleurs, amène le prolétariat à se donner un objectif beaucoup plus radical et de portée universelle la prise en main de la gestion totale de la société. Alors, résume-til dans une formule saisissante, « le prolétariat est sa propre

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théorie. » Et le parti, comme organe séparé de la classe se donnant pour sa direction, se révèle un obstacle. Voici les sections III et IV de cet article. [...] III. IL N'Y A QU'UNE FORME DE POUVOIR PROLÉTARIEN

Si le parti est défini comme l'expression la plus achevée du prolétariat, sa direction consciente ou la plus consciente, il est nécessaire qu'il tende à faire taire toutes les autres expressions de la classe et qu'il se subordonne toutes les autres formes de pouvoir. Ce n'est pas un accident si en 1905 le parti bolchevik tient pour inutile le soviet formé à Pétrograd et lui intime l'ordre de se dissoudre. Ni si en 1917 le parti domine les soviets et les réduit à un rôle fictif. Ce n'est pas non plus le fruit de quelque machiavélisme des dirigeants. Si le parti détient la vérité, il est logique qu'il tende à l'imposer ; s'il fonctionne comme direction du prolétariat avant la révolution, il est logique qu'il continue à se comporter comme tel ensuite. Il est enfin logique que la classe s'incline devant le parti, même si elle pressent dans la révolution la nécessité de son pouvoir total, puisque c'est elle-même qui a ressenti l'exigence d'une direction séparée d'elle qui la conduise. La critique du parti bolchevik par Rosa Luxembourg exprime la réaction inquiète de l'avant-garde devant la division de la classe ouvrière ; elle ne met pas en cause l'existence du parti, qui correspond à une nécessite profonde pour le progrès du prolétariat ; une telle mise en question à cette époque ne peut s'exprimer que dans une position abstraite, celle de l'anarchisme qui nie l'histoire. Rosa, en critiquant les traits extrêmes que prend la séparation du parti et de la classe dans le bolchevisme, indique seulement que la vérité du parti ne peut jamais remplacer l'expérience des masses (« les erreurs commises par un mouvement ouvrier vraiment révolutionnaire sont historiquement infiniment plus fécondes et plus précieuses que l'infaillibilité du meilleur comité central » - Marxisme contre dictature, p. 33, Spartakus, éditeur) ; elle montre d'autre part qu'il y a un danger permanent pour la classe à être réduite au rôle de matière première pour l'action d'un groupe d'intellectuels petits-bourgeois. (Si l'opportunisme, répond-elle à Lénine, est défini par la tendance à paralyser le mouvement révolutionnaire autonome de la classe ouvrière et à le transformer en instrument des ambitions des intellectuels, nous devons reconnaître que dans les phases initiales du mouvement ouvrier cette fin peut être atteinte plus aisément non par la décentralisation mais par une centralisation qui livrerait ce mouvement de prolétaires encore incultes aux chefs intellectuels du comité central. Ibid., p. 23). La position de Rosa est infiniment précieuse car elle témoigne d'un sens de la réalité révolutionnaire plus aigu que celui de Lénine. Mais de ces deux positions on ne peut dire que l'une est la vraie. Elles expriment toutes deux une tendance authentique de l'avant-garde : faire la révolution et s'organiser pour cette fin, quel que soit le mode de cette organisation dans le premier cas ; dans l'autre,

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avant tout ne pas se séparer de la classe et dans l'organisation refléter déjà le caractère révolutionnaire du prolétariat. On ne peut dépasser l'opposition de Lénine et de Rosa qu'en la reliant à une période historique déterminée et en faisant la critique de cette période. Celle-ci n'est possible que lorsque l'histoire l'effectue elle-même ; lorsque se révèle le caractère ouvertement contre-révolutionnaire du parti après 1917. C'est seulement alors qu'il est possible de voir que la contradiction ne réside pas dans la rigueur du centralisme mais dans le fait même du parti ; que la classe ne peut s'aliéner dans aucune forme de représentation stable et structurée sans que cette représentation s'autonomise. C'est alors que la classe ouvrière peut se retourner sur elle-même et concevoir sa nature qui la différencie radicalement de toute autre classe. Jusque-là elle ne prenait conscience d'elle-même que dans sa lutte contre la bourgeoisie et elle subissait dans la conception même de cette lutte la pression de la société d'exploitation. Elle exigeait le parti parce que face à l'Etat, à la concentration du pouvoir des exploiteurs, il fallait opposer une même unité de direction. Mais son échec lui révèle qu'elle ne peut se diviser, s'aliéner dans des formes de représentation stables, comme le fait la bourgeoisie. Celle-ci ne peut le faire que parce qu'elle possède une nature économique par rapport à quoi les partis politiques ne sont que des supra-structures. Mais, comme nous l'avons dit, le prolétariat n'est rien d'objectif ; il est une classe en qui l'économique et le politique n'ont plus de réalité séparée, qui ne se définit que comme expérience. C'est ce qui fait précisément son caractère révolutionnaire, mais ce qui indique son extrême vulnérabilité. C'est en tant que classe totale qu'il doit résoudre ses tâches historiques, et il ne peut remettre ses intérêts à une partie de lui détachée, car il n'a pas d'intérêts séparés de celui de la gestion de la société. Se dérobant devant cette critique essentielle, le groupe s'en tient à des points de détail. Il dit qu'il faut éviter la formation de révolutionnaires professionnels, qu'il faut tendre à l'abolition de l'opposition entre dirigeants et exécutants à l'intérieur du parti, comme si les intentions pouvaient avoir le pouvoir de transformer le sens objectif du parti, qui est inscrit dans sa structure. Le groupe recommande que le parti ne se conduise pas comme un organe de pouvoir. Mais, une telle fonction, Lénine moins qu'aucun autre ne l'a jamais revendiquée. C'est dans les faits que le parti se comporte comme la seule forme de pouvoir ; ce n'est pas un point de son programme. Si l'on conçoit le parti comme la création la plus vraie de la classe, son expression achevée - c'est la théorie de « Socialisme ou Barbarie » - , si l'on pense que le parti doit être à la tête du prolétariat avant, pendant et après la révolution, il est trop clair qu'il est la seule forme du pouvoir. Ce n'est que par tactique (donner le temps au prolétariat d'assimiler les vérités du parti dans l'expérience) que celui-ci tolérera d'autres formes de représentation de la classe. Les soviets, par exemple, seront considérés par le parti comme des auxiliaires, mais toujours moins vrais que le parti dans leur expression de la classe, puisque moins capables d'obtenir une cohésion et une homogénéité idéologique, puisque le théâtre de toutes les tendances du mou-

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vement ouvrier. Il est alors inéluctable que le parti tende à s'imposer comme seule direction et à éliminer les soviets comme ce fut le cas en 1917. Sur le terrain révolutionnaire le plus sensible, qui est celui des formes de lutte prolétarienne, le groupe, malgré son analyse de la bureaucratie, n'aboutit à rien. En ce sens on peut dire qu'il est loin derrière l'avant-garde, qui ne fait pas la critique de Lénine, mais celle d'une période historique. Si elle refuse aujourd'hui l'idée de parti avec la même obstination qu'elle l'exigeait dans le passé, c'est que cette idée n'a pas de sens dans la période présente. Il est incompréhensible, au reste, d'affirmer que l'avant-garde a progressé radicalement dans la compréhension de ses tâches historiques, qu'elle appréhende pour la première fois la vérité de l'exploitation dans toute son étendue et non plus sous la forme partielle de la propriété privée, qu'elle tourne son attention vers la forme positive du pouvoir prolétarien et non plus vers la tâche immédiate du renversement de la bourgeoisie, et d'affirmer en même temps que cette même avant-garde est en complète régression dans sa compréhension des problèmes de l'organisation. On ne peut en aucune manière savoir si le prolétariat dans la période actuelle aurait la capacité de renverser le pouvoir d'exploitation. L'aliénation dans le travail, son exclusion du procès culturel, l'inégalité de son développement sont des traits aussi négatifs aujourd'hui qu'il y a trente ans ; la constitution d'une bureaucratie ouvrière prenant conscience de ses fins propres et l'antagonisme qu'elle a développé avec la bourgeoisie a entravé sa propre lutte et l'a asservi à d'autres exploiteurs. Néanmoins, l'unification du prolétariat n'a cessé de se poursuivre parallèlement à la concentration du capitalisme et la classe a derrière soi une expérience de luttes qui lui fournit une conscience totale de ses tâches. Ce qu'on peut seulement affirmer c'est que le prolétariat ne peut inaugurer maintenant une lutte révolutionnaire qu'en manifestant dès l'origine sa conscience historique. Ceci signifie que la classe, au stade même du regroupement de son avant-garde, annoncera son objectif final, c'est-à-dire sera amenée à préfigurer la forme future de son pouvoir. L'avant-garde ne pourra rejoindre aucun parti car son programme sera la direction de la classe par ellemême. Sans doute l'avant-garde sera-t-elle amenée par la logique de sa lutte contre le pouvoir concentré de l'exploiteur à se rassembler sous une forme minoritaire avant la révolution ; mais il serait stérile d'appeler parti un tel regroupement qui n'aurait pas la même fonction. En premier lieu, ce regroupement ne pourra s'opérer que spontanément au cours de la lutte et au sein du processus de production, non en réponse à un groupe non prolétarien apportant un programme politique. En second lieu et essentiellement il n'aura dès l'origine d'autre fin que de permettre la prise du pouvoir par la classe. Il ne se constituera pas comme direction historique mais seulement comme instrument de la révolution, non comme corps fonctionnant selon ses lois propres mais comme détachement provisoire purement conjoncturel du prolétariat. Son but ne pourra être dès l'origine que de s'abolir au sein du pouvoir représentatif de la classe. Nous affirmons en effet qu'il ne peut y avoir qu'un seul pouvoir de la classe :

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son pouvoir représentatif. Dire qu'un tel pouvoir est inviable sans le secours du parti, précisément parce qu'il représente l'ensemble des tendances de la classe - aussi bien les tendances opportunistes et bureaucratiques que révolutionnaires - reviendrait à dire que la classe est incapable d'assurer elle-même son rôle historique et qu'elle doit être protégée contre elle-même par un corps révolutionnaire spécialisé c'est-à-dire à réintroduire la thèse majeure du bureaucratisme que nous combattons. Rien ne peut protéger la classe contre elle. Aucun artifice ne peut faire qu'elle résolve des problèmes qu'elle n'est pas assez mûre pour résoudre. iv. SITUATION DE L'AVANT-GARDE ET RÔLE D'UN GROUPE RÉVOLUTIONNAIRE

Les premières conditions de l'expérience actuelle ont été posées par l'échec de la révolution russe. Mais cette expérience ne fut d'abord perceptible que sous une forme abstraite et pour une infime minorité prolétarienne. La dégénérescence du bolchevisme ne devient claire qu'avec le développement bureaucratique. L'avant-garde ne peut tirer d'enseignement partiel concernant le problème de son organisation avant de tirer un enseignement total concernant l'évolution de la société, la vraie nature de son exploitation. La forme dans laquelle elle conçoit le pouvoir de la classe n'est progressivement aperçue qu'en opposition à la forme dans laquelle se réalise le pouvoir de la bureaucratie. L'universalité des tâches du prolétariat ne se révèle que lorsque l'exploitation apparaît avec son caractère étatique et sa signification elle-même universelle. C'est pourquoi la dernière guerre seulement a provoqué une prise de conscience nouvelle : le régime économique qui semblait lié à l'U.R.S.S. s'étend à une partie du monde et révèle ainsi sa tendance historique et les partis staliniens en Europe occidentale manifestent au sein du processus de production leur caractère exploiteur. Dans cette période, une fraction de la classe a acquis une conscience totale de la bureaucratie (dont nous avons à l'époque vu les signes dans les comités de lutte constitués sur une base antibureaucratique). Le développement de l'antagonisme U.R.S.S.-U.S.A., la course à la guerre, la dérivation de toute lutte ouvrière au profit d'un des deux impérialismes, l'incapacité où se trouve le prolétariat d'agir révolutionnairement sans que cette action ne prenne aussitôt une portée mondiale, tous ces facteurs se sont opposés et s'opposent encore à une manifestation autonome de la classe. Ils s'opposent également à un regroupement de l'avant-garde, car il n'y a pas de séparation réelle entre l'une et l'autre. Celle-ci ne peut agir que lorsque les conditions permettent objectivement la lutte totale de celle-là. Il n'en demeure pas moins que l'avant-garde a considérablement approfondi son expérience : les raisons mêmes qui l'empêchent d'agir indiquent sa maturité. Il n'est donc pas seulement erroné mais impossible dans la période actuelle de constituer une organisation quelconque. L'histoire fait justice de ces édifices illusoires qui s'intitulent direction révolutionnaire en les ébranlant périodiquement. Le groupe Socialisme ou Barbarie n'a pas échappé à ce traitement. C'est seulement en comprenant quelles sont la situation et les tâches de l'avant-

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garde et quel rapport doit l'unir à elle qu'une collectivité de révolutionnaires peut travailler et se développer. Une telle collectivité ne peut se proposer pour but que d'exprimer à l'avant-garde ce qui est en elle sous forme d'expérience et de savoir implicite ; de clarifier les problèmes économiques et sociaux actuels. En aucune manière elle ne peut se fixer pour tâche d'apporter à l'avant-garde un programme d'action à suivre, encore moins une organisation à rejoindre. Les seuls impératifs d'un tel groupe doivent être ceux de critique et d'orientation révolutionnaires. La revue Socialisme ou Barbarie ne doit pas se présenter comme l'expression d'une vérité établie, ni d'une organisation constituée mais comme un lieu de discussion et d'élaboration dans le cadre d'une idéologie commune dont les grandes lignes sont faciles à déterminer. Dans une période révolutionnaire, la tâche du Groupe serait de fusionner avec le regroupement de l'avant-garde et de cristalliser ses éléments en expliquant sans cesse quels sont les buts historiques de la classe. Un groupe comme Socialisme ou Barbarie est pour l'avant-garde, et c'est l'action de celle-ci qui donnera un sens à son élaboration, de même que l'avant-garde est pour la classe et ne peut tendre jamais à une existence séparée. Dans le même numéro, sous le titre « La direction prolétarienne », Castoriadis prend quelque distance vis-à-vis de la position définie dans la « Résolution » publiée dans le n" 2 et citée plus haut. Il met en lumière les « antinomies » et les « contradictions liées à l'activité révolutionnaire qui doit tenir ensemble, d'une part, une « analyse de la société conduisant à une perspective et à une planification relative de son attitude, » et, d'autre part, « l'activité créatrice des masses dont le contenu sera original et imprévisible. » Ces antinomies ne sont pas « dépassables » par la théorie mais seulement par la dynamique de la révolution elle-même. Mais en attendant, on ne peut pas s'en tenir au « savoir implicite » de l'avant-garde ouvrière, car il est actuellement pour l'essentiel négatif. Si les ouvriers les plus conscients rejettent les solutions traditionnelles, le stalinisme et la bureaucratie, ils contestent aussi qu'il y ait une solution en général, ils ne croient plus à la capacité du prolétariat à devenir classe dominante. « Seul le groupe peut actuellement poursuivre l'élaboration d'une idéologie révolutionnaire, définir un programme, faire un travail de diffusion et d'éducation qui sont précieux même si leurs résultats n'apparaissent pas immédiatement. L'accomplissement de ces tâches est une présupposition essentielle pour la constitution d'une direction, lorsque celle-ci sera objectivement possible », c'est-à-dire lorsque « la pression des conditions objectives mettra les ouvriers les plus conscients devant la nécessité d'agir. » (n° 10, p. 17). Le clivage avec Lefort reste néanmoins suffisamment profond pour amener celui-ci, ainsi que quelques autres personnes,

à ne plus se considérer comme membres du groupe, tout en continuant à participer à ses débats et à collaborer à la revue (juin 1951).

II

1953-1958

En marge de ce débat interne, le n° 14 (avril-juin 1954) apporte une intéressante contribution sous la forme d'un échange de lettres entre Anton Pannekoek et Chaulieu ! Castoriadis. Personnalité éminente de l'opposition de gauche au sein de la IIe Internationale, critique intransigeant du parti léniniste et de la bolchévisation de la révolution russe, et auteur d'un important ouvrage sur Les Conseils Ouvriers (publié en anglais après la Seconde Guerre mondiale), Pannekoek insiste dans sa lettre sur la nocivité d'un parti qui prétendrait assumer la direction révolutionnaire du prolétariat et sur la nécessité de confier aux seuls Conseils Ouvriers le rôle moteur aussi bien pendant la révolution qu'après. Dans sa réponse, Chaulieu estime que les Conseils Ouvriers ne sauraient être les acteurs exclusifs de la lutte révolutionnaire. Les militants les plus conscients et les plus déterminés, regroupés dans une organisation, ont aussi un rôle à jouer, rôle d'éclaircissement idéologique et éventuellement d'initiative pratique, mais assurément pas celui d'une direction révolutionnaire. Les mouvements révolutionnaires qui éclatent dans les Démocraties Populaires au cours des années 1953-58 prouvent la pertinence des analyses de S. ou B. sur la bureaucratie, tandis que les Conseils ouvriers qui se créent en Pologne et en Hongrie commencent à réaliser dans les faits le point central du programme socialiste tel que redéfini par le groupe. La vérification ainsi apportée à ses thèses, puis les événements du printemps 1958 en France amènent des militants à se rapprocher du groupe. Ses effectifs passent d'une vingtaine de membres à une centaine. Au débat théorique sur le parti révolutionnaire viennent se greffer des problèmes concrets de fonctionnement. Pour ces nouveaux sympathisants qui, souvent, viennent d'autres groupements (U.G.S., P.C.I., mouvements anarchistes...) la question se pose d'adhérer formellement ou non à S. ou B. Ceux qui, dans le groupe, considèrent comme essentiel de construire une organisation les y poussent ; ils insistent, au moins, sur la nécessité de collaborer sur des « plates-formes claires. » D'autres, au contraire, autour de Lefort et de Simon, estiment que cette question d'appartenance formelle risque de détourner du groupe les ouvriers. Le débat rebondit sur le fond et aboutit à une scission, \

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Lefort, Simon et quelques autres quittant cette fois définitivement le groupe. Lefort expose à nouveau son point de vue dans le n° 26 de la revue sous le titre « Organisation et parti. » On lira ci-après d'importants extraits de ce texte.

ORGANISATION ET PARTI Claude Lefort (n° 26, novembre-décembre 1958, pages 120-124,129-132) Il n'y a pas d'action révolutionnaire solitaire : cette action qui tend à transformer la société ne peut s'effectuer que dans un cadre collectif et ce cadre tend naturellement à s'étendre. Ainsi l'activité révolutionnaire, collective, et cherchant toujours plus à l'être, implique nécessairement une certaine organisation. De cela personne n'a jamais disconvenu ni ne disconvient. Ce qui a été contesté dès le début de l'élaboration de nos thèses, ce n'est pas la nécessité pour le prolétariat d'une organisation, c'est celle de la direction révolutionnaire, celle de la constitution d'un parti. Le noyau de nos principales divergences est là. La vraie question dont les termes ont été parfois déformés de part et d'autre est celle-ci la lutte du prolétariat exige-t-elle ou non la construction d'une direction ou d'un parti ? Que cette question soit la source permanente de notre conflit théorique n'est assurément pas accidentel. Les thèses de Socialisme ou Barbarie se sont développées sur la base d'une critique de la bureaucratie sous toutes ses formes nous ne pouvions donc qu'affronter d'une manière critique le problème de l'organisation révolutionnaire. Or celui-ci ne pouvait que prendre un caractère explosif car il mettait en cause notre cohérence idéologique. On peut bien admettre des lacunes dans sa représentation de la société, circonscrire des problèmes dont on ne détient pas la solution, on ne peut admettre au sein de nos conceptions idéologiques générales une contradiction qui tend à mettre en opposition la pensée et l'action. Chacun d'entre nous doit voir et montrer le lien qu'il établit entre les formes de l'action révolutionnaire et les idées qu'il affiche. DU PASSÉ AU PRÉSENT

Qu'est-ce donc en ce qui me concerne qu'être cohérent ? A l'origine de nos thèses se placent les analyses du phénomène bureaucratique. Ce phénomène nous l'avons abordé simultanément par divers biais avant de nous en faire une représentation globale. Le premier biais, c'était la critique des organisations ouvrières en France. Nous découvrions en celles-ci autre chose que de mauvaises directions dont il aurait fallu corriger les erreurs ou dénoncer les trahisons ; nous découvrions qu'elles participaient au système d'exploitation en tant que formes d'encadrement de la force de travail. Nous avons donc commencé par rechercher quelles étaient les bases matérielles du stalinisme en France. Nous discernions, en ce sens, à la fois les privilèges actuels qui assuraient la stabilité d'une couche de cadres politiques et syndicaux et les conditions historiques

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générales qui favorisaient la cristallisation de nombreux éléments dans la société en leur offrant la perspective d'un statut de classe dominante. Le second biais c'était la critique du régime bureaucratique russe, dont nous avons montré les mécanismes économiques qui sous-tendaient la domination d'une nouvelle classe. Le troisième biais c'était la découverte des tendances bureaucratiques à l'échelle mondiale, de la concentration croissante du capital, de l'intervention de plus en plus étendue de l'État dans la vie économique et sociale, assurant un statut nouveau à des couches dont le destin n'était plus lié au capital privé. Pour ma part, cet approfondissement théorique allait de pair avec une expérience que j'avais menée au sein du parti trotskiste, dont les leçons me paraissaient claires. Le P.C.I., dans lequel j'avais milité jusqu'en 1948, ne participait en rien au système d'exploitation. Ses cadres ne tiraient aucun privilège de leur activité dans le parti. On ne trouvait en son sein que des éléments animés d'une « bonne volonté révolutionnaire » évidente, et conscients du caractère contre-révolutionnaire des grandes organisations traditionnelles. Formellement une grande démocratie régnait. Les organismes dirigeants étaient régulièrement élus lors des assemblées générales ; celles-ci étaient fréquentes, les camarades avaient toute liberté de se rassembler dans des tendances et de défendre leurs idées dans les réunions et les congrès (ils purent même s'exprimer dans des publications du parti). Pourtant le P.C.I. se comportait comme une micro-bureaucratie et nous apparaissait comme telle. Sans doute faisait-il place à des pratiques condamnables (truquage des mandats lors des congrès, manœuvres effectuées par la majorité en place pour assurer au maximum la diffusion de ses idées et réduire celle des minoritaires, calomnies diverses pour discréditer l'adversaire, chantage à la destruction du parti chaque fois qu'un militant se trouvait en désaccord sur certains points importants du programme, culte de la personnalité de Trotsky, etc.). Mais l'essentiel n'était pas là. Le P.C.I. se considérait comme le parti du prolétariat, sa direction irremplaçable ; il jugeait la révolution à venir comme le simple accomplissement de son programme. A l'égard des luttes ouvrières, le point de vue de l'organisation prédominait absolument. En conséquence de quoi celles-ci étaient toujours interprétées selon ce critère ; dans quelles conditions seront-elles favorables au renforcement du parti ? S'étant identifié une fois pour toutes avec la Révolution mondiale, le parti était prêt à bien des manœuvres pour peu qu'elles fussent utiles à son développement. Bien qu'on ne puisse faire cette comparaison qu'avec beaucoup de précautions, car elle n'est valide que dans une certaine perspective, le P.C.I. comme le P.C. voyait dans le prolétariat une masse à diriger. Il prétendait seulement la bien diriger. Or cette relation que le parti entretenait avec les travailleurs - ou plutôt qu'il aurait souhaité entretenir, car en fait il ne dirigeait rien du tout se retrouvait, transposée à l'intérieur de l'organisation entre l'appareil de direction et la base. La division entre dirigeants et simples militants était une norme.

Les premiers attendaient des seconds qu'ils écoutent, qu'ils discutent des propositions, qu'ils votent, diffusent le journal et collent les affiches. Les seconds, persuadés qu'il fallait à la tête du parti des camarades compétents faisaient ce qu'on attendait d'eux. La démocratie était fondée sur le principe de la ratification. Conséquence : de même que dans la lutte de classe, le point de vue de l'organisation prédominait, dans la lutte à l'intérieur du parti, le point de vue du contrôle de l'organisation était décisif. De même que la lutte révolutionnaire se confondait avec la lutte du parti, celle-ci se confondait avec la lutte menée par la bonne équipe. Le résultat était que les militants se déterminaient sur chaque question selon ce critère : le vote renforce-t-il ou au contraire ne risquet-il pas d'affaiblir la bonne équipe ? Ainsi chacun obéissant à un souci d'efficacité immédiate, la loi d'inertie régnait comme dans toute bureaucratie. Le trotskysme était une des formes du conservatisme idéologique. La critique que je fais du trotskisme n'est pas d'ordre psychologique : elle est sociologique. Elle ne porte pas sur des conduites individuelles, elle concerne un modèle d'organisation sociale, dont le caractère bureaucratique est d'autant plus remarquable qu'il n'est pas déterminé directement par les conditions matérielles de l'exploitation. Sans doute ce modèle n'est-il qu'un sous-produit du modèle social dominant ; la micro-bureaucratie trotskiste n'est pas l'expression d'une couche sociale, mais seulement l'écho au sein du mouvement ouvrier des bureaucraties régnant à l'échelle de la société globale. Mais l'échec du trotskisme nous montre l'extraordinaire difficulté qu'il y a à échapper aux normes sociales dominantes, à instituer au niveau même de l'organisation révolutionnaire un mode de regroupement, de travail et d'action qui soient effectivement révolutionnaires et non pas marqués du sceau de l'esprit bourgeois ou bureaucratique. Les analyses de Socialisme ou Barbarie, l'expérience que certains tiraient, comme moi-même, de leur ancienne action dans un parti conduisaient naturellement à voir sous un jour nouveau la lutte de classe et le socialisme. Il est inutile de résumer les positions que la revue fut amenée à prendre. Il suffira de dire que l'autonomie devint à nos yeux le critère de la lutte et de l'organisation révolutionnaires. La revue n'a cessé d'affirmer que les ouvriers devaient prendre en mains leur propre sort et s'organiser eux-mêmes indépendamment des partis et des syndicats qui se prétendaient les dépositaires de leurs intérêts et de leur volonté. Nous jugions que l'objectif de la lutte ne pouvait être que la gestion de la production par les travailleurs, car toute autre solution n'aurait fait que consacrer le pouvoir d'une nouvelle bureaucratie ; nous cherchions en conséquence à déterminer des revendications qui témoignaient, dans l'immédiat, d'une conscience anti-bureaucratique ; nous accordions une place centrale à l'analyse des rapports de production et de leur évolution, de manière à montrer que la gestion ouvrière était réalisable et qu'elle tendait à se manifester spontanément, déjà, au sein du système d'exploitation ; enfin nous étions amenés à définir le socialisme comme une démocratie des conseils. Ces positions, dont on ne peut d'ailleurs dire qu'elles soient aujourd'hui suffisamment élaborées, mais qui ont déjà fait l'objet d'un travail important, se

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sont surtout affirmées lorsque nous avons levé l'hypothèque trotskiste qui pesait sur nos idées. Mais, bien entendu, elles ne peuvent prendre tout leur sens que si nous forgeons, simultanément, une représentation nouvelle de l'activité révolutionnaire elle-même. C'est là une nécessité inhérente aux thèses de Socialisme ou Barbarie. A vouloir l'éluder nous multiplions les conflits entre nous, sans en faire voir la portée et quelquefois sans la comprendre nous-mêmes : il est en effet évident qu'une divergence sur le problème de l'organisation révolutionnaire affecte peu à peu le contenu entier de la revue : les analyses de la situation politique et des mouvements de lutte, les perspectives que nous essayons de tracer, et surtout le langage que nous employons quand nous nous adressons à des ouvriers qui nous lisent. Or sur ce point il s'est avéré et il s'avère impossible d'accorder nos idées et de donner une réponse commune au problème. Un certain nombre de collaborateurs de la revue ne peuvent faire mieux que de définir l'activité révolutionnaire dans le cadre d'un parti de type nouveau, ce qui, en fait, revient à amender le modèle léniniste, que le trotskisme a tenté de reproduire intégralement. Pourquoi cet échec ? Et d'abord, pourquoi faut-il parler d'un échec ? [...] Lefort s'attache ensuite à montrer qu'au sein du groupe, les partisans de la construction d'un parti assumant la direction révolutionnaire du prolétariat ne font que reproduire ce modèle, en croyant l'amender par des règles de démocratie formelle. Or, objecte-t-il : La démocratie n'est pas pervertie du fait de mauvaises règles organisationnelles, elle l'est du fait de l'existence même du parti. La démocratie ne peut être réalisée en son sein du fait qu'il n'est pas lui-même un organisme démocratique, c'est-à-dire un organisme représentatif des classes sociales dont il se réclame. Tout notre travail idéologique devrait nous faire aboutir à cette conclusion. Non seulement, certains d'entre nous la refusent, mais, à mon avis, en cherchant à concilier l'affirmation de la nécessité d'un parti avec nos principes fondamentaux, ils tombent dans une nouvelle contradiction. Ils veulent opérer cette conciliation en prenant pour modèle un parti où seraient introduites des règles de fonctionnement caractéristiques d'un type soviétique et, par là, ils vont à rebours de leur critique du léninisme. En effet, Lénine avait parfaitement compris que le parti était un organisme artificiel, c'est-à-dire fabriqué en dehors du prolétariat. Le considérant comme un instrument de lutte absolument nécessaire, il ne s'embarrassait pas de lui fixer des statuts quasi soviétiques. Le parti serait bon si le prolétariat le soutenait, mauvais, s'il ne le suivait pas ses préoccupations s'arrêtaient là. De telle sorte que dans L'État et la Révolution, le problème de la fonction du parti n'est même pas abordé : le pouvoir révolutionnaire c'est le peuple en armes et ses conseils qui l'exercent. Le parti, aux yeux de Lénine, n'a d'existence que par

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son programme qui est précisément : le pouvoir des Soviets. Une fois qu'instruit par l'expérience historique, on découvre dans le parti un instrument privilégié de formation et de sélection de la bureaucratie, on ne peut que se proposer de détruire ce type d'organisation. Chercher à lui conférer des attributs démocratiques incompatibles avec son essence, c'est tomber dans une mystification dont Lénine n'était pas victime, c'est le présenter comme un organisme légitime des classes exploitées et lui accorder un pouvoir plus grand qu'on ne l'avait jamais rêvé dans le passé. L'IDÉE DE DIRECTION RÉVOLUTIONNAIRE : ÉVIDENCE DE GÉOMÈTRE

Mais si l'on ne peut, du moins à partir de nos principes, accueillir l'idée du parti révolutionnaire sans tomber dans la contradiction, n'y a-t-il pas, cependant, un motif qui nous conduit sans cesse à en postuler la nécessité ? Ce motif, je l'ai déjà formulé en citant un texte du n° 2 de la revue. Résumons-le de nouveau le prolétariat ne pourra vaincre que s'il dispose d'une organisation et d'une connaissance de la réalité économique et sociale supérieures à celles de son adversaire de classe. Si cette proposition était vraie, il faudrait dire à la fois que nous sommes mis en demeure de constituer un parti et que ce parti, en raison des critiques que je viens de mentionner, ne peut que devenir l'instrument d'une nouvelle bureaucratie ; en bref, il faudrait conclure que l'activité révolutionnaire est nécessairement vouée à l'échec. Mais cette proposition - que je crois trouver à l'origine de toutes les justifications du parti - n'offre qu'une pseudo-évidence. Évidence de géomètre qui n'a pas de contenu social. En face du pouvoir centralisé de la bourgeoisie, de la science que possèdent les classes dominantes, on construit symétriquement un adversaire qui, pour vaincre, doit acquérir un pouvoir et une science supérieures. Ce pouvoir et cette science ne peuvent alors que se conjuguer dans une organisation qui, avant la révolution, surclasse l'État bourgeois. Dans la réalité, les voies par lesquelles s'enrichit l'expérience des travailleurs (et les tendances du socialisme) ne s'accordent pas avec ce schéma. C'est une utopie que s'imaginer qu'une minorité organisée puisse s'approprier une connaissance de la société et de l'histoire qui lui permette de forger à l'avance une représentation scientifique du socialisme. Si louables et si nécessaires que soient les efforts des militants pour assimiler et faire eux-mêmes progresser la connaissance de la réalité sociale, il faut comprendre que cette connaissance suit des processus qui excèdent les forces d'un groupe défini, Qu'il s'agisse de l'économie politique, de l'histoire sociale, de la technologie, de la sociologie du travail, de la psychologie collective ou en général de toutes les branches du savoir qui intéressent la transformation de la société, il faut se persuader que le cours de la culture échappe à toute centralisation rigoureuse. Des découvertes, révolutionnaires selon nos propres critères, existent dans tous les domaines (connues ou inconnues de nous), qui élèvent la culture « au niveau des tâches universelles de la révolution », qui répondent aux exigences d u n e société socialiste. Sans doute ces découvertes coexistent-elles toujours avec des

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modes de pensée conservateurs ou rétrogrades, si bien que leur synthèse progressive et leur mise en valeur ne peuvent s'effectuer spontanément. Mais cette synthèse (que nous ne pouvons concevoir que sous forme dynamique) ne saurait se produire sans que la lutte de la classe révolutionnaire, en faisant apercevoir un bouleversement de tous les rapports traditionnels, ne devienne un puissant agent de cristallisation idéologique. Dans de telles conditions, et seulement alors, on pourra parler en termes sensés d'une fusion de l'organisation prolétarienne et de la culture. Répétons-le, ceci ne signifie pas que les militants n'ont pas un rôle essentiel à jouer, qu'ils ne doivent pas faire avancer la théorie révolutionnaire grâce à leurs connaissances propres, mais leur travail ne peut être considéré que comme une contribution à un travail culturel social, s'effectuant toujours par une diversité de voies irréductible. C'est une autre utopie que d'imaginer que le parti puisse assurer une rigoureuse coordination des luttes et une centralisation des décisions. Les luttes ouvrières telles qu'elles se sont produites depuis 12 ans - et telles que la revue les a interprétées - n'ont pas souffert de l'absence d'un organe du type parti qui aurait réussi à coordonner les grèves ; elles n'ont pas souffert d'un manque de politisation - au sens où l'entendait Lénine - elles ont été dominées par le problème de l'organisation autonome de la lutte. Ce problème aucun parti ne peut faire que le prolétariat le résolve ; il ne sera résolu au contraire qu'en opposition aux partis quels qu'ils soient, je veux dire aussi anti-bureaucratiques que soient leurs programmes. L'exigence d'une préparation concertée des luttes dans la classe ouvrière et d'une prévision révolutionnaire ne peut être certainement pas ignorée (bien qu'elle ne se présente pas à tout moment comme certains le laissent croire), mais elle est inséparable aujourd'hui de cette autre exigence que les luttes soient décidées et contrôlées par ceux qui les mènent. La fonction de coordination et de centralisation ne motive donc pas l'existence du parti ; elle revient à des groupes d'ouvriers ou d'employés minoritaires qui, tout en multipliant les contacts entre eux ne cessent pas de faire partie des milieux de production où, ils agissent. En fin de compte, à la conscience des tâches universelles de la révolution, le prolétariat n'accède que lorsqu'il accomplit ces tâches elles-mêmes, qu'au moment où la lutte de classe embrase la société entière et où la formation et la multiplication des conseils de travailleurs donne les signes sensibles d'une nouvelle société possible. Que des minorités militantes fassent un travail révolutionnaire ne signifie nullement qu'un organisme puisse au sein de la société d'exploitation incarner en face du pouvoir bourgeois, sous une forme anticipée, grâce à la centralisation et à la rationalisation de ses activités, le pouvoir des travailleurs. A la différence de la bourgeoisie, le prolétariat n'a, au sein de la société d'exploitation, aucune institution représentative, il ne dispose que de son expérience dont le cours compliqué et jamais assuré ne peut se déposer sous aucune forme objective. Son institution c'est la révolution elle-même.

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L'ACTIVITÉ MILITANTE

Quelle est donc la conception de l'activité révolutionnaire que quelques camarades et moi-même avons été amenés à défendre ? Elle découle de ce que des militants ne sont pas, ne peuvent pas, ni ne doivent être : une Direction. Ils sont une minorité d'éléments actifs, venant de couches sociales diverses, rassemblés en raison d'un accord idéologique profond, et qui s'emploient à aider les travailleurs dans leur lutte de classe, à contribuer au développement de cette lutte, à dissiper les mystifications entretenues par les classes et les bureaucraties dominantes, à propager l'idée que les travailleurs, s'ils veulent se défendre, serons mis en demeure de prendre eux-mêmes leur sort entre leurs mains, de s'organiser eux-mêmes à l'échelle de la société et que c'est cela le socialisme. [...] Et deux pages plus loin, il conclut : « Le mouvement ouvrier ne se fraiera une voie révolutionnaire qu'en rompant avec la mythologie du parti, pour chercher ses formes d'action dans des noyaux multiples de militants organisant librement leur activité et assurant par leurs contacts, leurs informations et leurs liaisons non seulement la confrontation mais aussi l'unité des expériences ouvrières. » C'est dans cet esprit que Lefort, Simon et leurs camarades créent en 1958 le groupe Informations et Liaisons Ouvrières (I.L.O.),.qui deviendra plus tard Informations et Correspondance Ouvrière (I.C.O.)

PROLÉTARIAT ET ORGANISATION Paul Cardan (n° 27, avril-mai 1959, pages 72-83) Dans les deux numéros suivants de la revue (27 et 28, parus en 1959) Castoriadis publie - sous le pseudonyme de Cardan un long texte, « Prolétariat et organisation » dont la deuxième partie est une réponse à Lefort, mais dont la première partie a une portée plus générale, ainsi que le montre l'intitulé de ses différentes sections, que nous reproduisons pour donner une idée de son économie d'ensemble I. Le socialisme, gestion de la société par les travailleurs L'autonomie du prolétariat Le développement du prolétariat vers le socialisme Caractère contradictoire du développement du prolétariat II. La dégénérescence des organisations ouvrières La déchéance de la théorie révolutionnaire La déchéance du programme et de la fonction du parti Le parti révolutionnaire organisé d'après un modèle capitaliste Les conditions objectives de la bureaucratisation Le rôle du prolétariat dans la dégénérescence des organisations III. Une nouvelle période du mouvement ouvrier commence Prolétariat et bureaucratie dans la période actuelle Le besoin d'une nouvelle organisation La politique révolutionnaire La théorie révolutionnaire L'action révolutionnaire La structure de l'organisation On voit que cette étude replace la question de l' « organisation des révolutionnaires » dans la perspective de l'expérience historique que le prolétariat fait de l'organisation dans la production comme dans les partis et syndicats qu'il a créés la bureaucratie, comme forme sociale, est liée à une idéologie qui tente partout de justifier la séparation entre dirigeants et exécutants. Cette idéologie est aussi à l'origine de la dégénérescence des organisations ouvrières. Elle imprègne, enfin, le prolétariat en pervertissant la conscience qu'il peut avoir de lui-même. Par

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suite, « le prolétariat n'a que les organisations qu'il est capable d'avoir.» Cette aliénation, cependant, est aussi, pour le mouvement ouvrier, expérience de la bureaucratisation et donc condition d'une prise de conscience et d'une possible lutte contre elle. Mais cette possibilité n'est pas une nécessité et c'est là qu'une organisation peut et doit intervenir. Le long extrait que nous donnons ci-dessous reproduit la conclusion de la deuxième partie et presque toute la troisième du texte du n° 27.

Le rôle du prolétariat dans la dégénérescence des organisations La dégénérescence signifie que l'organisation tend à se séparer de la classe ouvrière, qu'elle devient un organisme à part, sa direction en droit et en fait. Mais cela ne se produit pas à cause des défauts de la structure des organisations, de leurs conceptions erronées ou d'un maléfice lié à l'organisation comme telle. Ces traits négatifs expriment l'échec des organisations, qui à son tour n'est qu'un aspect de l'échec du prolétariat lui-même. Lorsqu'un rapport de dirigeant à exécutant se crée entre le parti ou le syndicat et le prolétariat, cela signifie que le prolétariat accepte qu'il s'instaure en son sein un rapport de type capitaliste. La dégénérescence n'est donc pas un phénomène spécifique des organisations. Elle n'est qu'une des expressions de la survie du capitalisme dans le prolétariat ; du capitalisme, non pas comme corruption des chefs par l'argent, mais comme idéologie, comme type de structuration sociale et de rapports entre les hommes. Elle manifeste l'immaturité du prolétariat par rapport au socialisme. Elle correspond à une phase du mouvement ouvrier, et, plus généralement encore, à une tendance constante du mouvement ouvrier. Ce qui, chez l'organisation, s'exprime comme tendance à s'intégrer dans le système d'exploitation ou à viser le pouvoir pour elle-même, s'exprime de façon symétrique chez le prolétariat comme tendance à s'en remettre, explicitement ou passivement, à l'organisation pour la solution de ses problèmes. De même, la prétention du parti qu'en possédant la théorie il possède la vérité et doit tout diriger n'aurait aucune portée réelle si elle ne recoupait pas chez le prolétariat la conviction - chaque jour reproduite par la vie sous le capitalisme - que les questions générales sont l'apanage des spécialistes et que sa propre expérience de la production et de la société n'est pas « importante ». Les deux tendances traduisent le même échec, trouvent leur origine dans la même réalité et la même idée, sont impossibles et inconcevables l'une sans l'autre. On doit certes juger de façon différente le politicien qui veut imposer par tous les moyens son point de vue et l'ouvrier impuissant à répondre à son flot de paroles ou à déjouer ses astuces, encore plus le chef qui « trahit » et l'ouvrier qui « est trahi » ; mais il ne faut pas oublier que la notion de trahison n'a pas de sens dans les rapports sociaux. Personne ne peut trahir durablement des gens qui

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ne veulent pas être trahis et font ce qu'il faut pour ne pas l'être. Comprendre cela permet d'apprécier à sa juste valeur le fétichisme du prolétariat et l'obsession anti-organisationnelle qui se sont emparés récemment de certains. Lorsque les chefs syndicaux font prévaloir une politique réformiste, ils n'y réussissent que parce qu'il y a apathie, acceptation ou réaction insuffisante de la masse ouvrière. Lorsque le prolétariat français, depuis quatre ans, laisse massacrer et torturer les Algériens et ne s'agite, faiblement, que lorsqu'il s'agit de sa propre mobilisation ou de ses propres salaires, il est bien superficiel de dire que c'est là le méfait de Mollet et de Thorez, ou de la bureaucratisation des organisations. Le rôle énorme des organisations à cet égard ne signifie pas que la classe ouvrière n'est pas dans le coup. Le prolétariat n'est ni une entité totalement irresponsable, ni le sujet absolu de l'histoire ; et ceux qui ne voient dans son évolution que le problème de la dégénérescence des organisations veulent paradoxalement en faire les deux à la fois. Le prolétariat, à les écouter, tire tout de lui-même - et n'a aucune part dans la dégénérescence des organisations. Non ; en première approximation, le prolétariat n'a que les organisations qu'il est capable d'avoir. Sa situation oblige le prolétariat à entreprendre et toujours recommencer une lutte contre la société capitaliste. Au cours de cette lutte, il produit de nouveaux contenus et de nouvelles formes - des formes et des contenus socialistes ; car combattre le capitalisme signifie mettre en avant des objectifs, des principes, des normes, des modes d'organisation qui s'opposent radicalement à la société établie. Mais aussi longtemps que celle-ci dure, le prolétariat reste en partie sous son emprise. Cette emprise se manifeste de façon particulièrement visible sur les organisations ouvrières. Lorsqu'elle devient dominante, ces organisations dégénèrent - ce qui va de pair avec leur bureaucratisation. Il y aura toujours - aussi longtemps que le capitalisme durera - des « conditions objectives » rendant cette dégénérescence possible ; cela ne veut pas dire qu'elle soit fatale. Les hommes font leur propre histoire. Les conditions objectives permettent simplement un résultat qui est le produit de l'action et de l'attitude des hommes. En l'occurrence, cette action est allée dans un sens bien défini : d'un côté, les militants révolutionnaires sont restés en partie ou sont redevenus prisonniers des rapports sociaux et de l'idéologie capitalistes. D'un autre côté, le prolétariat est également resté sous cette emprise et a accepté d'être l'exécutant de ses organisations. U N E NOUVELLE PÉRIODE DU MOUVEMENT OUVRIER COMMENCE

Sous quelles conditions cette situation peut-elle se modifier dans l'avenir ? Que l'expérience de la période précédente permette, aussi bien aux militants révolutionnaires qu'aux ouvriers, de prendre conscience de ce que les conceptions et les attitudes des uns et des autres avaient de contradictoire et, en fin de compte, de réactionnaire. Que les militants puissent opérer le renversement

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nécessaire et parviennent à concevoir d'une nouvelle manière, d'une manière socialiste, ce qu'est la théorie, le programme, la politique, l'activité, l'organisation révolutionnaires. Que le prolétariat, d'autre part, parvienne à voir sa lutte comme une lutte autonome et l'organisation révolutionnaire non pas comme une direction chargée de son sort mais comme un moment et un instrument de sa lutte. Ces conditions existent-elles maintenant ? Ce renversement est-il affaire d'un effort de volonté, d'une inspiration, d'une nouvelle théorie plus correcte ? Non ; ce renversement est désormais rendu possible par un fait objectif énorme, qui est précisément la bureaucratisation du mouvement ouvrier. L'action du prolétariat a produit la bureaucratie. La bureaucratie s'est intégrée dans le système d'exploitation. Si la lutte du prolétariat contre l'exploitation continue, elle se tournera aussi non simplement contre les bureaucrates comme personnes, mais contre la bureaucratie comme système, comme type de rapports sociaux, comme réalité et comme idéologie correspondante. C'est là un complément essentiel à ce qui a été dit plus haut sur le rôle des facteurs objectifs. Il n'y a pas des lois, économiques ou autres, rendant désormais la bureaucratisation impossible ; mais il y a une évolution qui est devenue objective, car la société s'est bureaucratisée et donc la lutte du prolétariat contre cette société ne peut être que lutte, en même temps, contre la bureaucratie. La destruction de la bureaucratie n'est pas « inéluctable », comme la victoire du prolétariat dans sa lutte n'est pas « inéluctable ». Mais les conditions de cette victoire sont désormais posées par la réalité sociale, car la prise de conscience du problème de la bureaucratie ne dépend plus de raisonnements théoriques ou d'une lucidité exceptionnelle ; elle peut résulter de l'expérience quotidienne des travailleurs qui rencontrent devant eux la bureaucratie non pas comme menace potentielle dans un avenir lointain, mais comme un adversaire en chair et en os, né de leur propre action. Prolétariat et bureaucratie dans la période actuelle Les événements des dernières années montrent que le prolétariat fait l'expérience des organisations bureaucratiques non pas en tant que directions qui « se trompent » ou « trahissent », mais de façon infiniment plus profonde. Là où ces organisations sont installées au pouvoir, comme dans les pays de l'Est, le prolétariat y voit nécessairement l'incarnation pure et simple du système d'exploitation. Lorsqu'il parvient à briser le carcan totalitaire sa lutte révolutionnaire n'est pas simplement dirigée contre la bureaucratie, mais met en avant des objectifs qui traduisent positivement l'expérience de la bureaucratisation. Les ouvriers de Berlin Est demandaient en 1953 « un gouvernement de métallurgistes », les conseils ouvriers hongrois revendiquaient la gestion ouvrière de la production. Dans la plupart des pays occidentaux, l'attitude des travailleurs face aux organisations bureaucratiques montre qu'ils y voient des institutions qui leur sont extérieures et étrangères. A l'opposé de ce qui se passait encore à la fin de

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la deuxième guerre mondiale, dans aucun pays industrialisé les travailleurs ne croient encore que les partis ou les syndicats veulent ou peuvent changer fondamentalement leur situation. Ils peuvent les « appuyer », en votant pour eux comme pour un moindre mal ; ils peuvent les utiliser - c'est souvent encore le cas pour ce qui est des syndicats - comme on utilise un avocat ou les pompiers. Mais rarement ils se mobilisent pour eux ou sur leur appel ; jamais ils n'y participent. Que les inscrits au syndicat augmentent ou diminuent, personne n'assiste aux assemblées syndicales. Les partis peuvent de moins en moins compter sur le militantisme actif d'adhérents ouvriers et fonctionnent surtout avec des permanents payés, des petits bourgeois et des intellectuels « de gauche ». Aux yeux des travailleurs, partis et syndicats font partie de l'ordre établi - plus ou moins pourris que le reste, mais fondamentalement identiques à celui-ci. Lorsque des luttes ouvrières se déclenchent, elles se déroulent fréquemment en dehors des organisations bureaucratiques, parfois directement contre elles. On est donc entré dans une nouvelle phase de développement du prolétariat - que l'on peut si l'on veut dater de 1953 ; c'est le début d'une période historique, pendant laquelle le prolétariat tendra à se débarrasser des résidus de ses créations de 1890 et de 1917. Désormais, lorsque les travailleurs mettront en avant leurs propres objectifs et voudront lutter sérieusement pour les réaliser, ils ne pourront le faire qu'en dehors et le plus souvent à l'encontre des organisations bureaucratiques. Cela ne signifie pas que celles-ci disparaîtront. Aussi longtemps que le prolétariat acceptera le système d'exploitation, il subsistera des organisations exprimant cet état de fait et qui seront les rouages de l'intégration du prolétariat à la société capitaliste, dont le fonctionnement est désormais inconcevable sans elles. Mais de ce fait même, chaque lutte tendra à opposer les travailleurs aux organisations bureaucratisées ; et si ces luttes se développent, de nouvelles organisations surgiront du prolétariat lui-même, car des fractions d'ouvriers, d'employés, d'intellectuels sentiront la nécessité d'agir de façon systématique et permanente pour aider le prolétariat à réaliser ses nouveaux objectifs. Le besoin d'une nouvelle organisation Si la classe ouvrière doit entrer dans une nouvelle phase d'activité et de développement, d'immenses besoins pratiques et idéologiques apparaîtront. Le prolétariat aura besoin d'organes d'expression, permettant à l'expérience et à l'opinion ouvrières de dépasser l'atelier et le bureau où les enferme la structure capitaliste de la société et brisant le monopole bourgeois et bureaucratique sur les moyens d'expression. Il aura besoin d'organes d'information, le renseignant sur ce qui se passe chez les diverses couches d'ouvriers, chez les classes dominantes, dans la société en général, dans les autres pays. Il aura besoin d'organes de lutte idéologique contre le capitalisme et la bureaucratie et capables de dégager une conception socialiste positive des problèmes de la société. Il sentira le besoin qu'une perspective socialiste soit définie, que les

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problèmes qu'affronterait un pouvoir ouvrier soient éclairas et élaborés, que l'expérience des révolutions passées soit dégagée et rendue aux générations présentes. Il aura besoin d'instruments matériels et de liaisons interprofessionnelles, interrégionales, internationales. Il aura besoin d'attirer dans son camp les employés, les techniciens, les intellectuels et de les intégrer à sa lutte. Ces besoins, la classe ouvrière ne peut pas les satisfaire directement ellemême, en dehors d'une période de révolution. La classe ouvrière peut faire « spontanément » une révolution, mettre en avant les revendications les plus profondes, inventer des formes de lutte d'une efficacité incomparable, créer des organismes qui expriment son pouvoir. Mais la classe ouvrière, en tant que tout indifférencié, ne fera pas par exemple un journal ouvrier national, dont l'absence se fait cruellement sentir aujourd'hui ; ce sont des ouvriers et des militants qui le feront, et qui nécessairement s'organiseront pour le faire. Ce n'est pas la classe ouvrière dans son ensemble qui diffusera l'exemple de telle lutte menée dans tel endroit ; si des ouvriers et des militants organisés ne le diffusent pas, cet exemple sera perdu car il restera inconnu. La classe ouvrière comme telle ne s'intégrera pas, en période normale, les techniciens et les intellectuels que toute la vie dans la société capitaliste tend à séparer des ouvriers ; et sans une telle intégration, une foule de problèmes qui se posent au mouvement révolutionnaire dans une société moderne resteraient insolubles. Ni la classe ouvrière comme telle, ni les intellectuels comme tels ne résoudront le problème de l'élaboration continue d'une théorie et d'une idéologie révolutionnaires, qui ne peut se faire que par la fusion de l'expérience ouvrière et des éléments positifs de la culture moderne ; or, le seul lieu dans la société contemporaine où cette fusion puisse avoir lieu, c'est une organisation révolutionnaire. Travailler pour répondre à ces besoins signifie donc nécessairement construire une organisation aussi large, aussi solide, aussi efficace que possible. Cette organisation ne pourra exister qu'à deux conditions. La première, c'est que la classe ouvrière reconnaisse en elle un instrument indispensable à sa lutte. Sans un appui important de la classe ouvrière l'organisation ne saurait se développer ni pour le bien ni pour le mal. La phobie de la bureaucratisation que développent actuellement certains méconnaît ce fait fondamental il y a très peu de place pour une nouvelle bureaucratie, aussi bien objectivement (les bureaucraties existantes couvrent les besoins du système d'exploitation) que, surtout, dans la conscience du prolétariat. Ou alors, si le prolétariat laissait à nouveau une organisation bureaucratique se développer et tombait encore sous son emprise, il faudrait en conclure que toutes les idées dont on se réclame sont fausses, en tout cas pour ce qui est de la période historique actuelle, et probablement pour ce qui est de la perspective socialiste aussi. Car cela signifierait que le prolétariat est incapable d'établir un rapport socialiste avec une organisation politique, qu'il ne peut pas résoudre sur des bases saines et fécondes le problème de ses relations avec l'idéologie, avec les intellectuels, avec d'autres couches sociales ; que donc, finalement, le problème même de l'« Etat » serait insoluble pour lui.

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Mais l'organisation ne sera reconnue par le prolétariat comme un instrument indispensable de lutte que si - c'est la deuxième condition - elle tire toutes les leçons de la période historique écoulée, si elle se place au niveau de l'expérience et des besoins actuels du prolétariat. L'organisation ne pourra se développer et même exister tout court que si son activité, sa structure, ses idées, ses méthodes correspondent à la conscience anti-bureaucratique des travailleurs et l'expriment, que si elle est capable de définir sur des bases nouvelles la politique, la théorie, l'action, le travail révolutionnaire. La politique

révolutionnaire

La fin et le moyen à la fois de la politique révolutionnaire est de contribuer au développement de la conscience du prolétariat dans tous les domaines, et particulièrement là où les obstacles à ce développement sont les plus grands : sur le problème de la société comme tout. Mais la conscience n'est pas enregistrement et reproduction, apprentissage d'idées apportées de l'extérieur, contemplation de vérités toutes faites. Elle est activité, création, capacité de production. Il ne s'agit donc pas de « développer la conscience » par des leçons, quelle que soit la qualité du contenu et des pédagogues ; mais de contribuer au développement de la conscience du prolétariat en tant que faculté créatrice. Non seulement, donc, il ne peut être question pour une politique révolutionnaire de s'imposer au prolétariat ou de le manipuler ; mais il ne peut être question de prêcher ou d'enseigner au prolétariat une « théorie correcte ». La tâche d'une politique révolutionnaire est de contribuer à la formation de la conscience du prolétariat par l'apport des éléments dont celui-ci est dépossédé. Mais le prolétariat ne peut contrôler ces éléments, et ce qui est encore plus important, les intégrer effectivement à sa propre expérience et donc les féconder que s'ils sont organiquement reliés à elle. Cela est tout le contraire de la « simplification » ou de la vulgarisation et implique plutôt un approfondissement continu des questions. La politique révolutionnaire doit constamment montrer comment les problèmes les plus généraux de la société se retrouvent dans l'activité et la vie quotidienne des travailleurs, et inversement, comment les conflits qui déchirent cette vie sont en dernière analyse de même nature que ceux qui divisent la société. Elle doit montrer la correspondance des solutions que les travailleurs donnent aux problèmes qu'ils affrontent dans l'entreprise, et de celles qui valent à l'échelle de la société entière. Elle doit en somme dégager les contenus socialistes que crée constamment le prolétariat - qu'il s'agisse d'une grève ou d'une révolution - les formuler, les diffuser, en montrer la portée universelle. Cela est loin de signifier que la politique révolutionnaire est l'expression passive, le reflet de la conscience ouvrière. Cette conscience contient tout, les éléments socialistes et les éléments capitalistes, on l'a longuement montré. Il y a Budapest, et il y a aussi de larges couches d'ouvriers français qui traitent les Algériens de bougnoules ; il y a des grèves contre la hiérarchie et des grèves catégorielles. La politique révolutionnaire peut et doit lutter contre la pénétration perpétuelle du capitalisme dans le prolétariat, car la politique révolutionnaire

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n'est qu'un aspect de cette lutte du prolétariat contre lui-même. Elle implique nécessairement un choix dans ce que produit, demande, accepte le prolétariat. La base de ce choix, c'est l'idéologie et la théorie révolutionnaire. La théorie révolutionnaire La conception de la théorie révolutionnaire qui a prévalu pendant longtemps - science de la société et de la révolution, élaborée par les spécialistes et introduite dans le prolétariat par le parti - est en contradiction directe avec l'idée même d'une révolution socialiste comme activité autonome des masses. Mais elle est aussi profondément erronée sur le plan théorique même. Il n'y a pas de « démonstration » de l'écroulement inéluctable de la société d'exploitation1, il y a encore moins de « vérité » sur le socialisme pouvant être établie par une élaboration théorique en dehors du contenu concret créé par l'activité historique et quotidienne du prolétariat. Il y a un développement propre du prolétariat vers le socialisme - sans quoi il n'y aurait pas de perspective socialiste. Les conditions objectives de ce développement sont données par la société capitaliste elle-même. Mais ces conditions posent seulement un cadre, elles définissent les problèmes que rencontre le prolétariat dans sa lutte, elles sont loin de déterminer le contenu des réponses. Ces réponses constituent une création du prolétariat, qui reprend les éléments objectifs de la situation mais en même temps les transforme et par là même construit un champ d'action et des possibilités objectives inconnues et insoupçonnées auparavant. Le contenu du socialisme, c'est précisément cette activité créatrice de masses qu'aucune théorie n'a jamais pu et ne pourra jamais anticiper. Marx n'a pas pu anticiper la Commune (non pas comme événement, mais comme forme d'organisation sociale), ni Lénine les Soviets, ni l'un ni l'autre n'ont pu anticiper la gestion ouvrière. Marx n'a pu que tirer les conclusions et dégager la signification de l'action du prolétariat parisien pendant la Commune - et il a eu l'immense mérite de le faire en bouleversant ses propres conceptions antérieures. Mais il serait tout autant faux de dire qu'une fois ces conclusions dégagées, la théorie possède la vérité et qu'elle peut la fixer dans des formulations valant désormais sans limite. Ces formulations ne valent que jusqu'à la phase suivante d'entrée en action des masses, car celles-ci tendent chaque fois à dépasser le niveau de leur action antérieure, et par là même, les conclusions de l'élaboration théorique précédente. Le socialisme n'est pas une théorie juste s'opposant à des théories fausses ; c'est la possibilité d'un monde nouveau qui se lève des profondeurs de la société et qui met en question jusqu'à la notion même de « théorie ». Le socialisme n'est 1. Quelle que soit l'acuité de sa crise - les événements de Pologne l'ont encore démontré récemment - la société d'exploitation ne peut être renversée que si les masses, non seulement entrent en action, mais portent cette action au niveau nécessaire pour qu'une nouvelle organisation sociale prenne la place de l'ancienne. Si cela n'a pas lieu, la vie sociale doit continuer et elle continuera sur l'ancien modèle, plus ou moins modifié en surface. Or aucune théorie ne peut « démontrer » qu'inéluctablement les masses s'élèveront à ce niveau d'activité ; un telle « démonstration » serait une contradiction dans les termes.

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pas une idée correcte. C'est un projet de transformation de l'histoire. Son contenu est que ceux qui sont la moitié du temps les objets de l'histoire en deviennent intégralement les sujets - ce qui serait inconcevable, si le sens de cette transformation était détenu par une catégorie spécifique d'individus. La conception de la théorie révolutionnaire doit être modifiée en conséquence. Elle doit l'être tout d'abord en ce qui concerne la source dernière de ses idées et de ses principes qui ne peut être autre que l'expérience et l'action du prolétariat, historique aussi bien que quotidienne. Toute la théorie économique est à reconstruire à partir de ce qui est contenu en germe dans la tendance des ouvriers vers l'égalité des salaires ; toute la théorie de la production, à partir de l'organisation informelle des ouvriers dans l'entreprise ; toute la théorie politique, à partir des principes incarnés par les Soviets et les Conseils. Ce n'est qu'avec ces points de repère que la théorie pourra mettre en lumière et utiliser ce qui a une valeur révolutionnaire dans la création culturelle générale de la société contemporaine. La conception de la théorie doit être modifiée, en second lieu, en ce qui concerne son objet et sa fonction. Celle-ci ne peut pas être de produire les vérités éternelles du socialisme, mais d'aider à la lutte pour la libération du prolétariat et de l'humanité. Cela ne signifie pas que la théorie est un appendice utilitaire de la lutte révolutionnaire, ni que sa valeur se mesure à l'aune de l'efficacité de propagande. La théorie révolutionnaire est elle-même un moment essentiel de la lutte pour le socialisme, et elle est cela dans la mesure où elle est vérité. Non pas vérité spéculative, vérité de contemplation, mais vérité unie à une pratique, vérité qui éclaire un projet de transformation du monde. Sa fonction est donc de formuler chaque fois explicitement le sens de l'entreprise révolutionnaire et de la lutte des ouvriers ; d'éclairer le cadre où se place cette action, d'en situer les divers éléments et de fournir un schéma global de compréhension permettant de les relier entre eux ; de maintenir vivant le rapport entre le passé et l'avenir du mouvement. Mais elle est surtout d'élaborer la perspective socialiste. Le dernier répondant de la critique du capitalisme et de la perspective d'une nouvelle société, pour la théorie révolutionnaire, c'est l'activité du prolétariat, son opposition aux formes d'organisation sociale établies, sa tendance à instaurer de nouveaux rapports entre les hommes. Mais à cette activité la théorie peut et doit donner un statut de vérité en en dégageant la portée universelle. Elle doit montrer que la contestation par le prolétariat de la société capitaliste exprime la contradiction la plus profonde de cette société ; elle doit montrer la possibilité objective d'une société socialiste. Elle doit donc, à partir de l'expérience et de l'activité du prolétariat, définir la perspective socialiste de la façon la plus complète possible à l'instant donné et en retour interpréter cette expérience à partir de cette perspective. Enfin, la conception de la théorie doit être modifiée en ce qui concerne son mode d'élaboration. Expression de ce qui possède une portée universelle dans l'expérience du prolétariat, et fusion de cette expérience et des éléments révolutionnaires qui existent dans la culture contemporaine, la théorie révolutionnaire ne peut pas être élaborée, comme par le passé, par une couche spécifique

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d'intellectuels. Elle n'aura de valeur, elle ne sera cohérente avec ce qu'elle proclame par ailleurs comme ses principes les plus essentiels, que si elle se nourrit constamment, dans la pratique, de l'expérience vivante des travailleurs telle qu'elle se forme quotidiennement. Ceci implique une rupture radicale avec la pratique des organisations traditionnelles. Le monopole des intellectuels en matière de théorie n'est pas brisé du fait qu'une mince couche d'ouvriers sont éduqués » par l'organisation - et transformés ainsi en intellectuels de deuxième choix ; au contraire, de cette façon le problème est simplement perpétué. La tâche qui se pose à l'organisation dans ce domaine est d'associer organiquement les intellectuels et les travailleurs en tant que travailleurs à l'élaboration de ses conceptions. Cela signifie que les problèmes posés, les méthodes de discussion et d'élaboration doivent être transformés de telle façon que la participation des travailleurs soit possible. Ce n'est pas là une « concession pédagogique », mais la condition première pour que la théorie révolutionnaire soit adéquate à ses principes, à son objet, à son contenu 2 . Ces considérations montrent qu'il est vain de parler de théorie révolutionnaire en dehors d'une organisation révolutionnaire. Seule une organisation qui se constitue comme organisation révolutionnaire ouvrière, dans laquelle les ouvriers prédominent numériquement et dominent quant au fond, et qui établit un vaste courant d'échange avec le prolétariat, lui permettant de mettre à contribution l'expérience la plus large de la société - seule une telle organisation peut réaliser une théorie qui soit autre chose que le produit des travaux solitaires des spécialistes. L'action révolutionnaire La tâche de l'organisation n'est pas de parvenir à une conception, la meilleure possible, de la lutte révolutionnaire et de la garder pour elle-même. Cette conception n'a de sens que comme un moment de cette lutte ; elle n'a de 2. Cette participation ne peut évidemment pas être égale sur tous les sujets ; ce qui importe, c'est qu'elle existe sur les sujets essentiels. Or la première conversion à effectuer pour les révolutionnaires est relative à cette question : qu'est-ce qu'un sujet essentiel. Il est certain que les travailleurs ne pourraient pas participer, en t a n t que travailleurs et à partir de leur expérience, à une discussion du problème de la baisse du taux de profit. Il se trouve, comme par hasard, que ce problème n'a strictement aucune importance (même pas « scientifique »). Plus généralement : la non-participation, dans les organisations traditionnelles, allait de pair avec une conception de la théorie révolutionnaire comme d'une « science » qui n'avait rien à voir, sauf par ses conséquences les plus éloignées, avec l'expérience des gens. Ce que l'on dit ici revient à se placer à un point de vue diamétralement opposé : rien ne peut être essentiel, par définition, pour la théorie révolutionnaire, s'il ne peut être trouvé une manière de le relier organiquement à l'expérience propre des travailleurs. Que cette liaison ne sera pas toujours simple et directe, que l'expérience dont il s'agit ne sera l'expérience réduite à l'immédiat, c est évident aussi. La mystification « spontanéiste » pour laquelle le travailleur peut, par une operation magique et sans travail, trouver dans l'ici et le maintenant de son expérience tout ce qu'il lui faut pour faire une révolution socialiste, est le pendant exact de la mystification bureaucratique à laquelle elle veut s'opposer et tout a u t a n t dangereuse qu'elle.

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valeur, que si elle peut aider la lutte des ouvriers et la formation de leur expérience. Ces deux aspects sont inséparables. L'expérience des ouvriers ne se forme pas, comme celle d'un intellectuel, par la lecture, l'information écrite et la réflexion spéculative, mais dans l'action. L'organisation ne pourra donc contribuer à la formation de l'expérience ouvrière que si, a) elle agit elle-même de façon exemplaire, b) elle aide les travailleurs à agir de façon efficace et féconde. L'organisation ne peut renoncer à agir ou à essayer d'influencer dans un sens déterminé les actions qui se déroulent sans renoncer à exister. Aucune forme d'action considérée en elle-même ne peut être proscrite d'avance. Ces formes ne peuvent être jugées que par leur efficacité quant à la fin de l'organisation qui est toujours le développement durable de la conscience du prolétariat. Elles vont de la publication de journaux et de brochures jusqu'à la diffusion de tracts appelant à telle action et de mots d'ordre qui, dans une situation historique donnée, peuvent permettre une cristallisation rapide de la conscience des buts et de la volonté d'action du prolétariat. Cette action, l'organisation ne peut la mener de façon cohérente et consciente que si elle a un point de vue sur les problèmes, immédiats aussi bien qu'historiques, qu'affronte la classe ouvrière et qu'elle le défend devant celle-ci : autrement dit, si elle agit d'après un programme, qui condense et exprime l'expérience à ce jour du mouvement ouvrier.

[Résumé des pages 83 à 85 « Trois tâches de l'organisation dans la période actuelle sont les plus urgentes et exigent une définition plus précise .» La première tâche est « d'amener à l'expression l'expérience des ouvriers, d'aider les ouvriers à prendre conscience de la conscience qu'ils possèdent déjà. » La seconde c'est « de placer devant le prolétariat une conception d'ensemble des problèmes de la société actuelle et en particulier du problème du socialisme. » Et la troisième tâche de l'organisation c'est « d'aider les travailleurs à défendre leurs intérêts immédiats et leur condition. » (pp. 83-84) Enfin, pour ce qui est de la structure de l'organisation elle