L’État-monde : libéralisme, socialisme et communisme à l’échelle globale : refondation du marxisme [1re édition. ed.]
 9782130584766, 2130584764

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vÈXKï-monde Libéralisme, socialisme et communisme à l'échelle globale REFONDATION

DU

MARXISME

Jacques BIDET

Actuel Marx Confrontation sous la direction de: Jacques BIDET Gérard D U M É N I L Emmanuel RENAULT

Actuel Marx Confrontation

vÊïKï-monde Libéralisme, socialisme et communisme à l'échelle globale

R E F O N D A T I O N D U MARXISME

Jacques BIDET

PRESSES U N I V E R S I T A I R E S D E F R A N C E

Conception et réalisation graphique : belle mécanique

ISBN 978-2-13-058476-6 Dépôt légal — 1™ édition : 2011, novembre © Presses Universitaires de France, 2011 6, avenue Reille, 75014 Paris

A Annie

Je remercie particulièrement Annie Bidet-Mordrel, qui a apporté une contribution critique incessante tout au long des années de préparation de ce livre et m'a guidé dans divers domaines. Et aussi un certain nombre de chercheurs qui ont stimulé ce travail par leurs remarques, leurs objections et leurs encouragements: Gérard Duménil, Emmanuel Renault, Stéphane Haber, Étienne Balibar, Stefano Petruciani, Dominique Lévy, Enzo Traverso, Yvon Quiniou, Giorgio Cesarale, Alex Gallinicos, Dragutin Lalovics, Edgardo Logiudice, Armando Boito, Wei Xiaoping, Nils Anderson.

TABLE DES MATIÈRES

Introduction : une hypothèse pourl'histoire globale

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PREMIÈRE PARTIE: P H I L O S O P H I E Chapitre 1. L'héritage contrasté des marxismes classiques Aux philosophes, aux citoyens, aux marxistes

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Chapitre 2. Esquisse de la refondation proposée Aux philosophes, aux économistes, aux lecteurs et interprètes du Capital

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Chapitre 3. L'État-nation dans le Système-monde : modernité et barbarie Aux philosophes, aux anthropologues, auxjuristes

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DEUXIÈME PARTIE: S O C I O L O G I E Chapitre 4. Classe, parti et mouvement : domination et émancipation Aux philosophes, aux sociologues, aux politologues Chapitre 5. Classe, « Race », Sexe : Rapports sociaux hétérogènes ou œnsubstantids ? Aux philosophes, auxféministes, aux altermondialistes Chapitre 6. Idéologies, utopies, cryptologies Aux philosophes, aux théoriciens du langage et de la culture

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TROISIÈME PARTIE: HISTOIRE Chapitre 7. Aux commencements de la modernité sociopolitique : la commune italienne Aux philosophes et historiens, médiévistes, modernistes et globalistes 188 Chapitre 8. Au terme territorial de la modernité : l'imbroglio du Système-monde et de l'État-monde Aux philosophes, aux géographes-économistes-politologues du global Chapitre 9. Le communisme, critique du socialisme Aux philosophes, aux citoyens Conclusion Index des auteurs cités Sommaire analytique

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INTRODUCTION U N E HYPOTHÈSE P O U R L'HISTOIRE GLOBALE

« L'histoire est l'objet d'une construction dont le lieu n'est pas le temps homogène et vide, mais le temps saturé d"à présent' » Walter Benjamin1

Les artisans de « l'histoire globale » soulignent volontiers que l'intérêt que celle-ci suscite tout soudain trouve sa raison d'être dans l'évidence d'un procès de « globalisation » en cours. Ils réitèrent ainsi un constat ancien : ce sont toujours des préoccupations existentielles, celle de ses contemporains, qui motivent le travail de l'historien. Ce livre n'est pas un livre d'histoire. Il se présente comme une participation philosophique à l'élaboration d'une théorie des temps modernes et du moment contemporain. Mais, en avançant l'hypothèse singulière d'un État-monde en formation, dans la lignée des Etats-nations, il propose un fil d'investigation concernant le cours du dernier millénaire. Et le lecteur qui serait rebuté par l'élaboration conceptuelle présentée dans la première partie pourra du reste se porter immédiatement aux Parties II et III, consacrées à la société moderne et à son histoire. Le concept d'économie-monde, élaboré par Braudel, a conduit à celui de système-monde, qui s'est aujourd'hui largement imposé. Les grandes aires de civilisation évoluent dans une interaction réciproque, liée notamment aux circuits d'échange à longue distance. Telle ou telle d'entre elles manifeste à tel ou tel moment une avance sur tel ou tel point. Mais l'histoire humaine dans son ensemble, du moins dans sa partie afro-eurasienne, est à comprendre dans son unité 1. « Sur le concept d'histoire > [1940], Œuvres. III, Paris, Gallimard, Folio Essais, 2000, p. 439.

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systémique, qui se vérifie dans une pulsation cyclique commune. Je me limiterai, pour ma part, au « système-monde moderne ». Les historiens du global s'accordent à situer son épicentre en Europe. Ils récusent cependant l'idée que « le moderne » serait une invention européenne, soulignant qu'elle relève d'une histoire millénaire commune, dans laquelle l'Europe n'occupe qu'une place modeste. Je me propose d'argumenter l'idée qu'il n'y a rien de spécifiquement « occidental » dans cette « modernité », ni dans ses commencements, ni dans l'État-monde qui s'annonce à son terme. Car, à mes yeux, il y a bien, en sens défini, un terme, un moment qui doit être désigné comme celui d'une « ultimodernité » : non pas une fin de l'histoire, mais le terme structurel-territorial d'un processus historique qui va de l'État-cité à l'État-nation et finalement à l'Étatmonde. Ce terme relève d'une dynamique « structurelle » - celle de la structure moderne capitaliste de classe, qui implique l'Etat moderne dans sa relation au système, au contexte « systémique » global, celui du Système-monde. Cette distinction conceptuelle entre le structurel et le systémique, ainsi compris, sera au centre de l'investigation. Elle se vérifie dans le fait qu'au terme du processus géopolitique de la modernité, par un renversement de la relation entre ces deux figures, le Système-monde se trouve finalement imbriqué dans un État-monde. La modernité ne représente pas un triomphe de la « raison ». Dès lors qu'on la réfère à un ordre social, la « raison » est, à mes yeux, à comprendre à partir de la perspective ouverte par les institutionnalistes : les deux formes primaires de coordination « rationnelle » à l'échelle sociale sont le marché ex l'organisation. J'y vois deux « médiations » - au sens des média de Parsons (et de Habermas, mais, on le verra, ce concept vient de Marx) - qui relaient censément la relation coopérative discursive « immédiate ». Les anciens empires ont connu de vastes marchés et de complexes organisations. Des traits « modernes » n'apparaissent cependant qu'à mesure que les institutions étatiques manifestent une aptitude à se donner pour tâche une articulation rationnelle entre les deux termes : entre des formes marchandes et les conditions organisationnelles de la production. Mais cette interconnexion ne relève pas seulement de l'entendement économique, d'un ordre d'efficacité supposé, mais aussi de la raison juridico-politique, d'un ordre de légitimité avancé. C'est au regard de cette double prétention, par où s'affirme la domination proprement moderne de classe, que la modernité s'est, à juste titre, trouvée définie comme l'ère d'une « instrumentalisation de la raison ». Un tel processus émerge significativement en divers lieux du 10

Introduction

globe, mais vers la même époque. L'historiographie chinoise 2 parle ainsi d'une modernité qui s'affirme avant l'an mil avec les Song du Sud (et déjà sous les Tang), au moment où l'Etat impérial se donne, plus encore qu'auparavant, comme l'agent d'un équilibre (variable) entre les deux alternatives d'un ordre dominé par de grands propriétaires, maîtres du marché, ou contrôlé par un corps de fonctionnaires, en charge d'une organisation publique. Or, à deux siècles de distance, sur une échelle infiniment réduite, se déploie, de façon d'abord imperceptible, un processus analogue: dans l'Italie des communes, première figure de la modernité occidentale, premier relais d'une histoire par la suite ininterrompue. Deux expériences parallèles. Décisive est cependant la différence d'échelle. Le processus européen émerge dans le champ clos de l'État-cité indépendant, dans le face-à-face entre des citoyens massivement engagés dans des procès marchands et organisationnels entrelacés en facteurs de classe, constitutifs de la structure moderne de classe sous égide étatique. C'est dans cette conjoncture qu'émerge une « modernité sociopolitique ». J'entends par là: dans laquelle - pour le dire dans une formulation qui reste à justifier - La société s'empare de la politique, ou du moins se donne cet objectif. Ce type d'expérience sociale se développera par la suite à l'échelle plus large dans les Etats-nations européens. Il constituera pour quelque temps leur relative singularité. Cela ne signifie nullement que cette spécificité « sociopolitique » expliquerait la surprenante prépondérance momentanée, aux XIXe et XXe siècles, de l'Europe sur l'Asie. Comme le montrent les travaux de l'histoire globale - c'est là notamment le thème du grand livre de Kenneth Pomeranz 3 — bien d'autre déterminations, notamment démographiques-écologiques, et toute une accumulation de circonstances diverses, sont à envisager en premier lieu. Et il va de soi qu'en dehors de la Chine et de l'Europe, d'autres situations analogues (notamment au Japon) seraient aussi à considérer. Je m'en tiendrai ici à la part prise par l'Europe dans la genèse de la modernité. M'inscrivant dans une tradition historienne qui valorise le XIIIe siècle italien, j'avancerai, pour ma part, que le type nouveau de système-monde, qui s'esquisse, ou du moins s'annonce dès ce moment, n'est que la contrepartie de cette émergence d'une « sociopolitique » constitutive de l'Etat-nation moderne. J'entends par là que cet ensemble « systémique », dans sa forme moderne, n'est 2. En témoigne l'ouvrage classique de Jacques Gernet, Le Monde chinois. Paris, Armand Colin. 1990 [1972], dont le volume 2 a pour titre L'époque moderne. )?-XI)P siècles. 3. Kenneth Pomeranz, Une grande divergence. Paris, Albin-Michel, 2010 [2000).

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intelligible qu'à partir de sa particule élémentaire, l'État-nation, à partir de la logique « structurelle » de celle-ci. Et que, dans ces conditions, se trouve engagée une histoire conjointe de la structure et du système, qui conduit jusqu'à cet être imprévu, cet être structurel, c'est-à-dire non systémique: l'État-monde emmêlé au Systèmemonde. Voilà évidemment ce qui restera à démontrer. Un tel programme de travail suppose que l'on reconsidère la question de la « structure », au point où Marx l'a laissée. Et que l'on refonde la théorie de la société moderne sur une base plus large. Selon l'analyse que je propose, la logique sociale moderne, même si elle se déploie dans des conditions extrêmement diverses, s'articule toujours autour des mêmes formes de la « raison objective » (pour le dire à la façon de Hegel), celles du marché et de l'organisation, les deux « facteurs de classe » qui se combinent dans le « rapport de classe », dans la structure moderne de classe. Mais on ne peut se contenter de considérer des économies et des techniques, comme tendent parfois à le faire les spécialistes de l'histoire globale, dont le point fort est l'histoire économique. Car, dans la forme structurelle, il ne s'agit pas seulement d'entendement ( Verstand) économique, mais aussi de raison ( Vernunfi) politique. Il convient donc de chercher à identifier les éléments sociopolitiques d'une ontologie sociale de la modernité. Marx a, le premier, sous le nom de « mode de production », fourni un modèle impliquant l'économique, le politique, le juridique et l'idéologique comme les facettes du même phénomène social total (« total », mais non global: structurel, mais non systémique). S'agissant du monde moderne, qui était son véritable objet, il s'est cependant, selon moi, trompé sur un point essentiel, qui concerne précisément l'articulation entre le marché, à ses yeux marque du passé, et l'organisation, marque de l'avenir. Par quoi s'introduisait un biais téléologique insoutenable. Tout son édifice conceptuel est donc à déconstruire et reconstruire. Et ce n'est pas là chose aisée, car sa construction est extrêmement puissante. O n ne pourra s'épargner un long travail philosophico-analytique. Le lecteur pressé d'en arriver « au fait » pourra, comme je l'ai dit, enjamber quelques chapitres, jusqu'aux questions plus concrètes de la classe, du genre, et de la « race », de l'idéologie et de l'utopie, du commencement et du terme supposés de la modernité sociopolitique. L'exposé, pourtant, ne se justifie qu'à partir de cette réélaboration conceptuelle initiale. Car il n'y a, dans cette investigation, qu'une seule idée, infiniment simple. Mais si simple qu'un long travail est nécessaire pour qu'elle puisse se faire comprendre et reconnaître 12

Introduction

- se justifier. Il s'agit en effet d'une idée-théorie (de telles idées sont nécessairement « simples »), qui doit manifester qu'elle ouvre à la complexité du concret. Par définition, la théorie a l'ambition de bouleverser tous les dispositifs conceptuels antérieurs dans le champ qu'elle définit comme le sien. Une « théorie de la modernité » doit donc envisager les diverses dimensions sociales constitutives de la forme moderne de société. J'aborderai ainsi tour à tour des questions économiques, politiques, culturelles. Ces diverses investigations sont requises pour savoir de quoi l'on parle, pour identifier la substance du structurel dans sa relation au systémique. Elles synthétisent, corrigent, complètent et réélaborent les vues que j'ai proposées dans mes écrits antérieurs. Elles ont donc aussi leurs fins, analytiques en elles-mêmes : le chemin à parcourir faitpartie de l'objet du voyage. Elles concourent néanmoins à un objectif ultime, que résume le titre de l'ouvrage, et pour lequel je cherche pour une part mes arguments chez les historiens du global (mais tout autant^ il est vrai, du côté de la Begriffigeschichte, de « l'histoire des concepts ») : établir l'émergence, aujourd'hui, d'un Etat-monde de classe imbriqué dans les barbaries impériales du Système-monde. O n comprend pourquoi ce livre se distribue tout naturellement en trois parties. La première relève d'une élaboration principalement philosophique. La deuxième, d'une ontologie sociologique. La troisième, de l'essayisme historique. Soit encore: une refondation théorique, qui légitime une interprétation de la société moderne et conduit à une lecture politique du temps présent. Le sujet est vaste. Je commencerai par une proposition qui est à prendre comme le fil directeur de l'ouvrage: dans le contexte mondial étatique, tout comme dans le cadre national, la domination de classe s'exerce à l'interférence critique du « libre marché », cher aux libéralismes, et de « l'organisation concertée », chère aux socialismes. Pour cette raison, la voie de l'émancipation des rapports de classe porte nécessairement le nom de « communisme ».

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Précisions concernant la terminologie utilisée La lecture de cet ouvrage posera nécessairement des problèmes aigus de terminologie. Ceux-ci sont de deux sortes. 1. Il s'agit d'une part de simples questions de vocabulaire, qui doivent être éclaircies si l'on veut éviter des méprises. S'agissant de la désignation d'entités historiques, je m'inspire soit de l'usage marxiste courant, soit de suggestions de l'histoire globale, soit de choix découlant de l'analyse que je nomme « métastructurelle ». On appellera « capitalisme » une activité de production marchande ou d'échange en vue du profit, qui existe déjà dans l'Antiquité. « L'époque moderne », au sens très large où l'État commence à se donner pour tâche d'articuler les deux grands modes de coordination rationnelle à l'échelle sociale (les conditions marchandes et organisationnelles de la production) apparaît de façon diffuse autour de l'an mil, notamment en Chine. La « modernité sociopolitique », au sens où la société commence à s'emparer de la politique, émerge dans l'Europe du XIIIe siècle, singulièrement dans la commune italienne. La « forme moderne de société » est celle qui se profile imperceptiblement à partir de là; cette appellation, plus prégnante dans le temps et l'espace que celle de « société capitaliste », insiste sur le fait que le capitalisme, à l'époque moderne, s'inscrit dans des rapports sociaux plus larges, référables au couple marché-organisation, et pour une part antagoniques (au point même d'exclure le capitalisme, comme dans l'expérience du « socialisme réel ») ; « l'Etat-nation moderne » en est le corrélat. La « société capitaliste » est celle où prédomine le « mode de production capitaliste » et où la classe capitaliste détient une influence prépondérante sur l'Etat: elle apparaît en Europe occidentale et en Amérique du Nord au XVIIIe siècle. On peut aussi parler en ce sens de la « société moderne » ou d'une « modernité capitaliste ». La « modernité » apparaît comme un processus toujours inachevé. Par ailleurs, je désigne par « marxisme classique » le discours qui se reconnaît dans une certaine orthodoxie par rapport à Marx (j'y inclus de grands interprètes comme Gramsci ou Althusser) ; par « marxisme occidental », la forme que le marxisme a pris dans

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Introduction

des sociétés capitalistes ; par « néomarxisme », les théorisations qui intègrent l'organisation comme facteur de classe au même titre que le marché; par « altermarxisme », celles qui intègrent la dimension impérialiste du système-monde. Je propose un « métamarxisme », un marxisme métastructurel, qui n'est pas à prendre pour un « postmarxisme » 2. Il s'agit d'autre part, et surtout, du corps de concepts propres à la théorie métastructurelle. Le problème, à cet égard, est celui du choix entre création de néologismes ou affectation d'un sens inédit à des mots usuels. Dans les deux cas, le contenu sémantique du terme ne s'éclaire que progressivement à mesure que l'on avance dans l'exposé. Néanmoins, les principaux concepts se trouvent élaborés systématiquement au chapitre 2, Section 2.2., sous le titre « Comment il faut refonder la théorie du Capital ». Il s'agit notamment de la « métastructure », avec ses deux « pôles » et ses deux « faces », de la « métalstructure » comme relation entre métastructure et structure, de la « structure » (de classe) liée au « Système » (-monde), de la « classe dominante » avec ces deux pôles (capitalistes/dirigeants-et-compétents) opposée à la « classe fondamentale » ou populaire, des « médiations » (« marché » et « organisation ») versus la parole « immédiate », identifiés comme les « facteurs de classe » constitutifs du « rapport de classe ». O n sera attentif au fait que le substantif « structure » (et donc aussi l'adjectif « structurel ») est employé en deux sens, d'une part au sein du triptyque métastructure/structure/pratiques, d'autre part pour désigner en abrégé la relation dialectique ainsi constituée, soit la structure de classe ; la « Structure » est la structure de classe de l'Etat-monde. O n s'intéressera aussi au mot « censément », qui souligne régulièrement que le métastructurel relève de la prétention et non de la factualité structurelle. D'autres concepts, analytico-politiques, toujours liés à ce même corps central, apparaîtront au long des chapitres. Notamment celui d'« ultimodernité ». O n trouvera un glossaire métastructurel explicatif sur http://perso.orange.fr/jacques.bidet/

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PREMIÈRE PART IE

Philosophie

1. L'HÉRITAGE CONTRASTÉ DES MARXISMES CLASSIQUES Aux philosophes, aux citoyens, aux marxistes Une théorie vise à produire une nouvelle vérité pratique.

1.1. Le chantier laissé par Marx §111. Libéralisme, socialisme, communisme Au sens, du moins, où ces termes seront ici entendus 1 , le « libéralisme » entretient avec le « socialisme » une intime relation. S'ils s'opposent, c'est autour d'un clivage antagonique, constitutif de la rationalité sociale moderne, entre ordre marchand et ordre organisé. À l'extrême, aux yeux du libéralisme, l'organisation n'aurait d'autre justification que d'assurer le bon fonctionnement du marché, tandis qu'à l'inverse, aux yeux du socialisme, celui-ci n'aurait d'autre emploi légitime que de contribuer à la réalisation d'objectifs collectivement concertés. Dans la réalité, la logique inhérente à la « forme moderne de société » tend à écarter deux projets chimériques : celui d'un libéralisme exempt d'organisation, et celui d'un socialisme affranchi du marché. Si le libéralisme et le socialisme s'opposent néanmoins, quoique plus ou moins radicalement selon les lieux et les moments, c'est qu'ils reposent sur des bases sociales distinctes. Leurs deux logiques se présupposent certes mutuellement, appelant les adversaires à s'entendre. Il s'agit cependant toujours de savoir quelle forme sociale dominera l'autre, c'est-à-dire quelle force sociale gouvernera l'autre: celle de la propriété, inhérente au marché, ou celle de la « compétence » — encore un terme à définir - , immanente à l'organisation ? Cette intime relation de convergence et d'antagonisme, entre ces deux forces sociales est, à l'époque moderne (comprise dans la 1. Comme je l'ai dit dans la note ci-dessus, tous les concepts seront bien entendu soigneusement définis, en temps opportun. Je me permettrai cependant, dans cette introduction, de les utiliser avant de les avoir réellement élaborés. Car il y faut évidemment les longs chapitres qui suivent.

L'héritage contrasté des marxismes classiques

longue durée braudélienne), constitutive de la « classe dominante ». La prédominance de l'une sur l'autre n'est pas structurellement assurée. Elle varie historiquement, à travers des compromis inégaux, qui déterminent diversement les équilibres entre ces deux pôles, marché et organisation. « Libéralisme » et « socialisme » ayant un sens fluctuant, on aura compris que l'on a fait ici un choix terminologique, dont la pertinence et la portée théorique ne pourront apparaître que progressivement : le terme de « libéralisme » est affecté à la voie du marché, celui de « socialisme » à la voie de l'organisation. La « classe dominante » (moderne) — encore faudra-t-il savoir ce qu'on entend par « classe » et par « dominer » — ne se perpétue qu'à travers quelque conjonction de ces deux principes d'ordre. Quant à l'autre classe, ici désignée comme la « classe fondamentale », ou populaire, elle aurait pour voie potentielle propre celle du « communisme », si l'on désigne par là — troisième choix terminologique — l'orientation vers une société sans classe : soit une confrontation active à ces deux formes sociales, marché et organisation, en tant qu'elles sont facteurs de classe, c'est-à-dire en tant qu'elles nourrissent ces deux forces sociales dominantes. L'idée que notre société se diviserait ainsi en deux classes n'est pas une hypothèse simpliste : elle indique par où l'on entre dans l'infinie complexité sociale moderne. Une idée théorique fondatrice, il faut le répéter, est nécessairement simple; mais un long travail analytique est requis pour en déterminer la signification et en assurer la légitimité. Elle ne peut s'imposer qu'au terme de l'exposé. Dans ce tableau, Marx figure comme promoteur du socialisme, autant que du communisme. Sa critique radicale du marché vise assurément l'instauration d'une société communiste, c'est-à-dire sans classe. Mais elle le conduit à mettre en avant les formes et donc aussi les forces sociales de l'organisation : celles de la « direction-compétence », terme inquiétant. Elle nous laisse ainsi un héritage incertain et instable. En résumé, dans la forme moderne de société, le libéralisme est la philosophie tendancielle des forces du marché, le socialisme, celle des forces de l'organisation. Libéralisme et socialisme, dans leur antagonisme, émergent respectivement aux deux pôles de la classe dominante. Le communisme, au sens ici donné à ce terme, exprime l'horizon potentiel de l'autre classe, la classe fondamentale : la voie de son émancipation, comprise comme émancipation des rapports de classe. Le marxisme classique, l'approche initiée par Marx et aujourd'hui encore généralement identifiée comme « le marxisme », apparaît comme une tentative ambiguë qui surimprime socialisme 19

L'ÉTAT-MONDE

et communisme : un communisme pensé en termes de socialisme. Le dispositif conceptuel « métastructurel », pivot de la théorie que je propose, sera justifié tout à la fois par une remontée à des principes premiers d'analyse, qui doivent permettre de comprendre et d'expliquer, et par une redescente vers les objets concrets - situations et processus historiques - , qui doivent être par là mieux compris et expliqués. Il se propose comme un cadre propre à clarifier la nature des grands affrontements et bouleversements qui traversent l'histoire moderne, et donc aussi les questions sur lesquelles butent aujourd'hui, à l'échelle mondiale, les recherches d'une alternative sociale et politique. Il vise à recycler en ce sens l'héritage conceptuel des Lumières et du marxisme: Etat, nation, classes, partis, lutte, modernité, idéologie, utopie, révolution - ce seront là du moins les concepts privilégiés dans cet essai, à côté d'autres comme ceux du genre, de la race et de l'écologie. Il instaure une communication critique entre libéralisme, socialisme et communisme. Il tend à remettre en cause les prétentions universalistes qui se sont attachées à ces termes. §112. La faille du marxisme classique et ses suites Une telle entreprise suppose une refondation de l'édifice théorique construit par Marx. Je partirai de sa thèse sans doute la plus essentielle : celle de la modernité comme instrumentalisation de la raison. En d'autres termes, les structures de classe de la société moderne sont à comprendre à partir de la rationalité et de la raison humaines : elles s'analysent comme leur retournement en dispositifs d'exploitation, d'aliénation, de domination, de destruction sociale et écologique. Je crois donner à cette thèse tout son sens et sa valeur opératoire en la rapportant au fait que ce sont le marché et l'organisation qui constituent les deux modes primaires de la coordination potentiellement rationnelle à l'échelle sociale. Marx en fait la brillante démonstration sur le terrain du marché, qu'il traite tout à la fois en termes de rationalité économique et de raison juridico-politique, l'analysant - c'est l'objet premier du chapitre inaugural du Capital — comme principe d'une société de producteurs-échangistes qui se reconnaissent mutuellement comme des êtres raisonnables (libres, égaux et rationnels). Il montre ensuite - et c'est là l'objet central de son exposé - qu'une telle configuration marchande ne se trouve effectivement posée, dans sa forme universelle moderne, que dans la structure capitaliste de classe. Dans ce contexte où la force de travail est une marchandise, instrument du profit, ces données rationnelles-raisonnables se trouvent toujours déjà 20

L'héritage contrasté des marxismes classiques

retournées en leurs contraires: inégalité et illiberté, abstraction et destruction. Mais, poursuit-il, tel n'est pas cependant le destin ultime de l'humanité moderne. Car la concurrence intercapitaliste conduit tendanciellement à la concentration industrielle, qui détermine une mutation historique. La logique de marché recule progressivement devant la montée en puissance d'une logique d'organisation, qui vient à maturité dans la grande entreprise et tend à devenir le mode majeur de la coordination à l'échelle sociale à mesure que les firmes croissent en taille et diminuent en nombre. Dans ces conditions se développe un prolétariat certes exploité, mais nombreux, instruit et organisé par le procès même de production, — et que tout incite à conduire le processus à son terme, celui d'une organisation de la production et de la vie sociale démocratiquement concertée entre tous. Au final, la démocratie socialiste l'emportera sur la tyrannie capitaliste. Tel est, on le sait la trame du « grand récit », de la grande utopie du XXe siècle. Une telle mise en perspective a depuis quelque temps cessé d'être de mise. On peut évidemment chercher à « sauver Marx », en soulignant son intérêt pour les formes coopératives, qu'il discerne dans la Commune de Paris, son insistance sur le thème de « l'association » des travailleurs, etc. Marx était assurément un démocrate convaincu et radical. Mais sa construction théorique porte un enseignement économico-politique sans équivoque. Rien, dans son œuvre, ne laisse entrevoir l'idée d'organiser le marché, de le soumettre à une organisation démocratique. Les bolcheviques peuvent légitimement se référer à lui lorsqu'ils abolissent le marché en même temps que la propriété privée des grands moyens de production - et l'on sait quelle situation s'est trouvée ainsi créée. Et il reste à savoir s'il est concevable de faire un autre usage de la conceptualité marxienne, qui permette d'y réintégrer les éléments de la rationalité marchande comme une valeur d'avenir. Cela ne va pas de soi. Car le dispositif conceptuel historiciste proposé par Le Capital — qui procède du marché capitaliste à l'organisation socialiste - semble bien exclure catégoriquement cette possibilité. En désespoir de cause, une part des héritiers du marxisme en arrivent à conclure paresseusement que le legs marxien vaut plus pour sa qualité critique que pour un usage théorique - ce qui revient à banaliser la critique elle-même. D'autres pensent s'en tirer par quelques aménagements ou considérations supplémentaires qui viendraient « actualiser le marxisme » en l'adaptant aux circonstances du temps présent. Je tiendrai ici qu'une véritable déconstructionreconstruction s'impose, qui reprenne les choses par le commencement. Car l'erreur est au commencement. 21

L'ÉTAT-MONDE

§113. Matériaux hétéroclites pour une refondation Mais pour corriger Marx, on peut néanmoins s'inspirer de ses découvertes. Il désigne la relation marchande comme la forme économique primaire de la société moderne, en tant qu'elle gouverne sa logique économique et donne lieu aux rapports capitalistes de classe. Il voit dans la relation organisationnelle, telle qu'elle apparaît historiquement (à ses yeux du moins) dans la grande entreprise, un nouveau principe de coordination, alternatif: non plus par rééquilibrage a posteriori des demandes et des offres, mais par agencement a priori des fins et des moyens. Il est le véritable « inventeur » de ce couple théorique, marché/organisation, dont il fait le pivot de sa critique et de son historique du capitalisme, discernant dans l'organisation de la firme les prémisses, paradoxales et douloureuses, d'un socialisme à venir. Il reste que ce concept d'organisation ne sera jamais explicitement théorisé comme il devrait l'être. Le « marxisme occidental », celui qui ne se réalise pas en révolution « socialiste », accorde certes à cette notion une attention critique (oui à l'organisation des travailleurs, non à la bureaucratie, etc.). Mais il ne lui applique pas la même sorte d'identité qu'au marché. Il n'en fait pas un concept de même nature, de même niveau théorique, de même statut épistémologique. Il tend à l'appréhender comme une notion sociologique commune (comme dans l'« organisation des travailleurs »), externe à son champ conceptuel propre. Ou bien il le trivialise en termes de marché/Etat, cher aux libéraux - alors que l'Etat n'est que le moment « suprême », on verra en quel sens, de l'organisation. Bref, il n'y pas, dans le marxisme occidental, de concept élaboré de « l'organisation » homologue au concept du « marché ». Ni de relation conceptuellement établie entre les deux. Or ils sont, en réalité, inséparables l'un de l'autre, co-imbriqués, co-impliqués. Et c'est de là qu'il faudra repartir. Marx est bien « l'inventeur » de ce couple, au sens où il en fait un opérateur central de son discours économique et d'une histoire de longue durée, allant du capitalisme au socialisme. Mais il s'agit là d'une vue que l'on retrouve sous des formes diverses dans la pensée moderne et contemporaine, portant témoignage de la plausibilité d'une telle approche. O n notera en effet que ce couple marché/organisation, avec les considérations juridiques, sociales et politiques qui s'y rattachent, constitue une sorte de bien commun. Il figure, par nécessité, le pivot de la pratique politique des gouvernements, le clivage typique entre la droite et la gauche. Il s'exprime diversement au plan théorique. L'institutionnalisme économique, tel que le formule entre autres Oliver Williamson, l'a identifié comme le binôme premier. Le keyné22

L'héritage contrasté des marxismes classiques

sianisme, l'approche en termes de « technostructure », l'économie des conventions et la théorie de la régulation se donnent, diversement, à lire sur un semblable arrière-fond. Au plan de la philosophie politique, le débat essentiel oppose corrélativement la liberté privée dite « des modernes », et la liberté publique dite « des anciens » (en réalité tout aussi « modernes » l'une que l'autre) : celle de l'entre-chacun et celle de l'entre-tous, selon la terminologie que l'on adoptera pour désigner le couple de la contractualité interindividuelle et la contractualité sociale (celle du « contrat social »). La critique « éclairée » du socialisme a, depuis le commencement, exprimé l'idée que l'organisation comporte un effet de classe analogue à celui du marché. O n peut suivre l'argument de Tocqueville à Weber, et jusqu'aujourd'hui. Une telle vision duelle de la domination sociale se donne explicitement dans une sociologie comme celle de Bourdieu. Chez des auteurs aussi différents que Hayek (cosmos et taxis) et Habermas (les deux média), cette dualité ordonne la vision d'ensemble. Chez les marxistes, la référence à ce couple prend des formes diverses, de la typologie analytique de E. O. Wright, qui distingue entre deux types d'atouts sociaux primaires (propriété et qualification), au « capito-cadrisme » de Gérard Duménil et Dominique Lévy, qui identifient deux classes dominantes, les propriétaires capitalistes et les cadres. La problématique ici proposée entend fournir à cette constellation d'approches duelles le fondement théorique et critique qui leur manque. Et cela en poussant à leur terme les exigences épistémologiques et conceptuelles qui président à l'élaboration du Capital. Elle vise à reconstruire celui-ci à partir de cette dualité conceptuelle première. Le concept à cet égard décisif est celui de « métastructure », selon lequel l'articulation originaire entre les deux pôles, que marché et organisation figurent au plan économique, a son corrélat au plan juridico-politique. En d'autres termes, chacun des deux pôles — celui de l'entre-chacun et celui de l'entre-tous - , est à comprendre selon ses deux faces, économique et juridico-politique. Cette théorisation se situe ainsi d'emblée à l'interférence de l'économie, du droit, de la sociologie, de l'histoire et de la politique. Elle reprend le projet marxien, qui, s'agissant du marché, définit admirablement la relation entre ces deux « faces », économique et juridico-politique. Mais elle vise à le dépasser, car Marx, on le verra, méconnaît la relation pertinente entre les deux « pôles », marché et organisation. Elle cherche, par cette « hypothèse métastructurelle », à fournir aux traditions issues du marxisme les moyens qui leur manquent pour analyser de façon réaliste les rapports modernes de classe, de genre et d'Etat, 23

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et pour affronter la mondialité en d'autres termes que ceux de la métaphysique politique occidentale. Ce projet, on le voit, n'est pas celui de la table rase, mais d'un élargissement critique de l'approche marxienne. Mais il serait évidemment illusoire de penser que l'on pourrait aujourd'hui se rapporter immédiatement à Marx. Si l'on se réfère à ses concepts, ce ne peut être qu'à travers le filtre d'une infinité de médiations découlant de l'histoire intellectuelle-politique jusqu'à ce jour, dont il convient de dessiner à tout le moins les grands traits.

1.2. Que faire des marxismes du secondXX* siècle? Le marxisme n'est pas mort avec Staline. Dans les années 60 du siècle dernier, alors même que les régimes qui s'en sont réclamés ne cessent de s'enfoncer dans la crise, le « socialisme » continue à s'affirmer comme une idée d'avenir, portée par une puissante rébellion sociale et politique au sein des grands pays industriels, et projetée par les mouvements de libération dans l'espace planétaire de l'ancienne colonisation. « Le fond de l'air est rouge », dit un film fameux. Le marxisme connaît alors, dans sa zone d'influence politique et culturelle à l'Ouest, un profond ébranlement critique, qui se manifeste entre autres dans de nouvelles interprétations de l'œuvre fondatrice, Le Capital. 11 acquiert les traits qui sont encore aujourd'hui constitutifs de son identité. Dans la tradition du premier XXe siècle, marquée par la culture des Internationales, prédominent les éléments « économiques » : la théorie de la valeur et de la plus-value fournit les composants de base pour l'analyse de l'exploitation (comme extorsion), de la reproduction du rapport de classe et d'une accumulation toujours élargie entre les mains d'une classe dominante détentrice du pouvoir d'État - face à quoi émerge une classe ouvrière potentiellement révolutionnaire. L'anti-impérialisme est lui-même largement fondé sur les mêmes références : il rassemble censément tous les « exploités ». La critique de la politique reste souvent sommaire, même si l'influence marxiste devait s'avérer décisive dans les démocratisations de l'aprèsguerre. Quant à la critique culturelle, elle se nourrit principalement de l'héritage des Lumières. A partir des années 60, ce marxisme va entrer en crise. Il continue, certes, à manifester son efficacité sur le terrain de l'analyse économique, de la critique sociale et politique et de l'investigation histo24

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rique. Ses grands schèmes continuent à alimenter les programmes stratégiques radicaux et à inspirer un internationalisme renouvelé par les défis du tiers-monde. Mais il perd inexorablement de sa crédibilité à mesure que le doute s'élève sur un ensemble de points connexes : sur une philosophie optimiste de l'histoire que remettent en cause les échecs du socialisme dit « réel », sur la centralité accordée à une classe ouvrière elle-même prise dans la relation impérialiste, sur la pertinence de la problématique de l'extorsion dans des sociétés dites « de consommation », sur l'efficacité de l'alternative au marché par la planification, et, en fin de compte, sur la conceptualité marxienne de la valeur, où s'ancre toute la « logique du Capital ». Mais c'est alors précisément - autour de la décennie de lutte sociale des années 1967 à 1977, au moment où il se trouve au sommet de la courbe du haut de laquelle il va se précipiter - que le marxisme va connaître une seconde jeunesse. Ce qui apparaît d'abord sous la forme de pièces disparates, issues de traditions diverses, va se trouver progressivement appelé à se fondre en une sorte de patrimoine commun à ceux qui se réclament aujourd'hui du marxisme. Il est clair que l'on ne peut proposer une « refondation du marxisme » sans se situer par rapport à cette nébuleuse théorique, indiquer quels éléments on se propose de reprendre ou de repousser dans une problématique refondatrice. Il ne pourra s'agir ici que d'une brève esquisse de quelques points saillants, qui reparaîtront en divers lieux de l'ouvrage. §121. Gramsci, l'école de Francfort, U marxisme analytique Je commencerai par évoquer deux courants de pensée qui datent de l'avant-guerre, mais qui vont se trouver popularisés dans les années 60. 1. Gramsci, réagissant au « marxisme-léninisme », avait introduit l'idée qu'une classe « dominante », au plan du pouvoir économique et politique, ne pouvait affirmer son « hégémonie » qu'à la condition d'être aussi une classe « dirigeante », c'est-à-dire de se déployer comme puissance culturelle, intellectuelle et morale, capable de produire les éléments d'un consensus. Il ouvrait ainsi la voie à une analyse des institutions modernes et à une sociologie de la culture permettant d'identifier, à côté des forces du marché et de la propriété, ce que j'appelle « l'autre pôle », dont les prérogatives dirigeantes se déclinent en termes de « compétence » sociale. C'est sur ce terrain élargi que Gramsci cherchait à susciter le « bloc historique » capable de renverser le capitalisme. L'approche métastructurelle reprendra tout naturellement ce concept, économico-politique, de « société civile ». 25

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L'approche métastructurelle s'inscrit aussi dans la percée gramscienne par la relation qu'elle établit entre « médiations » structurelles et « immédiation » langagière. Discernant, à l'articulation de l'économique et du juridico-politique, la contrainte d'une relation discursive, contradictoirement idéologique et utopique, elle peut, on le verra, faire sienne une ligne d'analyse qui s'est illustrée dans l'étude des relations entre les rapport de production (entendue au sens large), de politique et de culture - voir notamment l'essor des Cultural Studies - et s'instruire auprès d'elle. 2. L'école de Francfort, redéployant en direction de la psychologie, de la sociologie et de la culture la critique issue de Marx, a suscité, à partir des années 30, un marxisme alternatif à celui des Internationales, rivé à la « critique de l'économie politique » et suspect d'économisme. C'est, plus généralement, ce thème de la « critique » qui devient central chez Adorno et Horkheimer. La promesse d'émancipation portée par la modernité se renverse, à travers la domination impersonnelle du marché, de l'administration et de la technique, en destruction de l'individualité qu'elle suscite. Il en résulte un univers de conformisme, de passivité, de consommation. Habermas s'inscrira dans cette perspective critique, qu'il cherchera ultérieurement à dépasser dans la problématique d'une politique de justice, répondant aux exigences d'un agir communicationnel. Axel Honneth réactive aujourd'hui le programme initial de la théorie critique dans les termes d'une psychosociologie morale, dont les grands thèmes sont la vulnérabilité des individus et l'exigence de la reconnaissance pour la constitution de leur identité. Cette approche inspire une nouvelle génération de chercheurs, qui assument le legs marxien en termes de « critique », mobilisant le thème de « l'aliénation » pour l'analyse de la société néolibérale, notamment sur le terrain de l'entreprise. Plus généralement encore, c'est la relation entre philosophie et science sociale, psychologie et psychanalyse, qui se trouve renouvelée. Dans le marxisme des Internationales, la sociologie se trouvait marginalisée (voir le sort réservé à Henri Lefèbvre) par l'économie, en charge des « grands programmes », et la philosophie, conviée à apporter le supplément d'âme. Dès lors que la « critique » s'exerce non plus (seulement) sur « l'exploitation » comme extorsion d'une plus-value, non plus seulement sur la valeur et la plus-value, mais aussi sur la valeur d'usage, comprise comme valeur culturelle, forme de vie, une sociologie héritière de Marx se trouve légitimée. Dans ce contexte « francfortois », s'est notamment constituée une lecture renouvelée du Capital, qui procède pour une part de 26

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l'initiative de philosophes et valorise l'autre face, politique, de la matrice marxienne. Elle cherche dans ce texte fondateur une critique qui n'est pas seulement celle de l'économie, mais aussi de l'ordre social et culturel capitaliste. Elle tend en ce sens à retrouver une nouvelle radicalité en remontant de la critique du capital à celle de la marchandise: en prenant l'argent, dans son abstraction, comme rapport social constitutif de la société capitaliste. Elle donne au fétichisme de la marchandise une puissante signification réaliste, celle d'une « abstraction réelle » : non pas simple fait de pensée, mais résumant la condition même de l'homme moderne. Elle se met ainsi en mesure d'appréhender l'exploitation comme tout autre chose que l'extorsion quantitative d'un surplus : comme un processus d'abstraction. La domination capitaliste, par contraste avec celle des systèmes de classe antérieurs, est orientée vers l'accumulation non pas de « biens » - de valeurs d'usage stratégiques et distinctives d'un statut social - , mais d'une richesse purement abstraite-, la plus-value, indifférente à son contenu concret. Ainsi le capitalisme n'est-il pas seulement contraire à l'intérêt des travailleurs qu'il exploite, mais indifférent aux effets de la production matérielle sur la population dans son ensemble. Le capitalisme, au gré des profits à réaliser, produit les besoins eux-mêmes, il capte les désirs, il s'approprie la définition même des valeurs d'usage, selon une logique qui met en péril les conditions élémentaires du bon usage que l'humanité peut faire d'elle-même dans son rapport à la « nature ». Sa production se retourne en destruction. Cette lecture critique assure la communication entre la tradition marxiste et les courants contemporains de remise en cause de la consommation et de la production, depuis la contestation situationniste jusqu'à la dénonciation actuelle de la souffrance sociale, et plus généralement à la critique du travail, de la vie quotidienne, de la culture et de l'écologie. La théorie « méta/structurelle » — où le « / » souligne qu'elle rapporte dialectiquement la métastructure à la structure sociale - retrouve à cet égard un thème critique fondateur de la tradition francfortoise : cette centralité théorique et pratique des « promesses de la modernité » — promesses de justice et d'émancipation, illustrées par le discours des Lumières - et de leur retournement en pathologies destructrices. Mais, comme on le verra, elle déchiffre plus précisément les termes de ce retournement à partir de la configuration conceptuelle selon laquelle la parole immédiate — déclaration, interpellation, communication - se déploie au-delà d'elle-même en des médiations, marché et organisation. Elle argumente que ces médiations ne sont 27

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pas seulement facteurs de « pathologies » sociales. Ou plutôt elles ne le sont que parce qu'elles constituent des facteurs de classe, les deux facteurs de classe propres à la forme moderne de société, constitutifs de sa structure au sein de l'État-nation. C'est à travers ce concept de « facteur de classe », chaînon manquant de l'analytique marxienne (j'y reviendrai), que la théorie méta/structurelle entreprend de relier structurellement critique et théorie. Soit de recréer un lien qui, dans la tradition de Francfort, tend souvent à rester incertain. En même temps, et par là même, l'approche métastructurelle entend ainsi faire sienne une ligne de recherche - essentielle au temps de la mondialisation néolibérale - en termes de reconnaissance, d'aliénation, de dépossession et de souffrance sociale. Elle assume le défi de montrer qu'une théorie « économique » d'ascendance marxienne a pour référence concrète la singularité pratique, biopolitique, individuelle. C'est là, on le montrera, l'enjeu de la théorie « travail » de la valeur. 3. Une autre leçon est venue, plus tardivement, du marxisme anglo-saxon lorsque, dans les années 80, un groupe de chercheurs « analytiques » de diverses disciplines s'est emparé de la pensée de Marx. Le « marxisme analytique » s'est mobilisé sur plusieurs terrains, notamment pour la critique des théories libérales de la justice (Gerry Cohen) et pour une prise en considération du moment individuel dans l'analyse économique (Eric Roemer) et historique (Robert Brenner). L'approche méta/structurelle est portée à en tirer quelques leçons, ainsi qu'on le verra : au centre de son dispositif se trouve le moment interindividuel de la métastructure, qu'elle pose cependant dans une relation dialectique avec le clivage structurel de classe (voir ci-dessous, §§223-224). §122. Althusser et son écoU Par contraste avec une tradition exégétique francfortoise, Althusser a pu apparaître comme l'inspirateur d'une nouvelle réception du Capital à visée spécifiquement « scientifique ». Dans ses écrits des années 60, il démasque la fonction identitaire d'une lecture hégélianisante du marxisme dans les termes d'une philosophie de l'histoire dont le « mouvement ouvrier révolutionnaire » serait le protagoniste supposé. Il nous donne à lire Le Capital comme un (simple) écrit de « science » (sociale) qui tranche avec les textes, philosophiques, du « jeune » Marx. Avec le Marx de la « maturité » émerge en effet un nouvel univers — post-métaphysique et en ce sens post-philosophique — peuplé de catégories (« forces productives », « rapports de production », « classes », « Etat ») qui visent à l'intel28

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ligence et à l'explication de phénomènes historiquement définis. En assignant le travail accompli par Marx à partir de 1845 au registre de la « science », en lui posant la question de sa scientificité, les althussériens, loin de mettre en avant une « science marxiste », un marxisme qui serait la science, comme ont parfois semblé le croire leurs contradicteurs, se mettaient au contraire en bonne posture pour tenir cette construction à distance critique, notamment pour revisiter, reconsidérer ou développer à nouveaux frais des problématiques classiques comme celles des classes sociales, de l'idéologie et de l'Etat. Ils ont en ce sens réalisé une mise en relation féconde entre le marxisme et d'autres conceptualités contemporaines, et renouvelé le travail de la philosophie sur les sciences sociales. C'est pourquoi leurs travaux seront souvent évoqués, fut-ce par différence, au long de cet ouvrage. « Par différence », parce que la critique proprement althussérienne du Capital, en dépit de son acuité épistémologique, n'est pas parvenue à entamer le noyau problématique : un certain mode d'articulation entre marché et capital qui définit le marxisme classique. D'un côté donc, faute d'avoir opéré la critique métastructurelle, on est conduit à sublimer ce texte en trésor inaltérable, laissé à la glose philosophique — alors que c'est là précisément qu'il faut frapper. O n passe du mot d'ordre : « Lire Le Capital » à cet autre : « Ne plus toucher au Capital\ ». Mais comme, d'un autre côté, on reconnaît volontiers que la vision historico-téléologique dont celui-ci est explicitement porteur n'est plus guère plausible, on ne sait plus trop quel usage faire de cette œuvre élevée au statut de « classique ». Force est de reconnaître qu'Althusser n'est pas parvenu à produire sur le terrain de la théorie marxiste la révolution qu'il ambitionnait : une révolution à la hauteur de son rejet de ce qui « ne pouvait plus durer » dans le mouvement communiste. La théorie méta/structurelle assume le projet théorique althussérien. Elle retient d'Althusser une distanciation épistémologique par rapport à la théorie du Capital, qui permet de l'interroger dans sa prétention de science sociale, comme production de concepts impliquant à la fois économie et politique, sociologie et philosophie. La visée de science implique que l'on considère la contradiction entre le vrai et le faux. Le propre de toute nouvelle théorisation est de proposer un principe d'explication qui permette d'intégrer les théories antérieures comme des vérités partielles et de faire apparaître la nature de leurs erreurs. La théorie ici proposée affiche nécessairement cette prétention. Elle reprend la construction marxienne, mais sur une base plus large que la « position originelle » envisagée par Marx, qui partait de la seule relation 29

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marchande supposée universelle et des promesses libérales qui font corps avec elle - pour montrer son retournement en rapports capitalistes. Elle met sur le même plan marché et organisation, jusqu'à une certain point du moins. Elle fait ainsi éclater le noyau dur marchécapital : cette figure initiale partielle qui chez Marx détermine toute la suite. Elle prend en considération la figure « métastructurelle » totale que constituent, dans leur unité antagonique, ces deux pôles, marché et organisation, considérés selon leurs deux faces, économique et juridico-politique. Telle est en effet la figure de rationalité et de raison qui « se retourne en son contraire » dans la structure moderne de classe. C'est elle qui est d'abord à considérer tant pour l'investigation théorique (économie, sociologie, histoire) que pour l'élaboration des fins et stratégies politiques. En déployant une telle approche « post-marxienne », je retrouve le legs le plus fécond de la recherche althussérienne : son concept d'« interpellation » (que Judith Butler reprend en termes de « trope »), réinvesti comme le principe même de la reconstruction d'ensemble. Car la métastructure, on y viendra aux chapitres qui suivent, s'appréhende - en deçà de ce couple de médiations que représentent le marché et l'organisation - à partir de l'immédiation de la parole, dont celles-ci, dans la forme moderne de société, se donnent comme les relais. La déclaration moderne — liberté, égalité, rationalité - se conçoit comme le fait d'individus, qui seuls peuvent « déclarer » et qui ne le peuvent qu'en « s'interpellant » les uns les autres, à travers leurs actes, qui sont toujours aussi des actes de parole. Interpellation méta/structurelle. Inter-interpellation amphibologique, spectrale au sens de Derrida, portant tout à la fois promesse, menace, soumission et révolte. Comme je l'ai dit à propos des « francfortois », cette articulation entre l'immédiateté discursive (celle des actes singuliers) et la médiation (celle des « facteurs de classe », marché et organisation) me semble être la matrice à partir de laquelle peut être pensée la relation entre critique et théorie - faute de quoi le marxisme oscille édectiquement entre l'objectivisme des rapports de force et le subjectivisme des utopies. Il reste qu'une théorie au sens propre n'existe que si elle se montre capable de conjuguer les diverses approches antérieures, plus précisément de les intégrer productivement par la pertinence de sa propre conceptualité, et non de façon éclectique. A cet égard, le défi est redoutable. La critique althussérienne contestait radicalement les présupposés d'un certain hégélo-marxisme. Elle assumait des exigences théoriques et politiques d'une autre nature, qui s'exprimaient par une prise de distance par rapport au discours « dialec30

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tique » — et ce souci n'a rien perdu de son actualité au vu du retour mystique qu'opère la « New Dialectic » d'outre-Manche. Elle s'en prend à la représentation d'une « totalité » capitaliste expressive d'elle-même dans chacun de ses moments, et se réalisant en dialectique fantasmatique de l'histoire. Engagée dans le sillage d'Althusser, comme le marque la centralité des catégories de la « structure », la recherche métastructurelle, qui se comprend comme une collaboration philosophique subversive aux sciences sociales, n'en reste pas moins, on verra en quel sens, attachée à une certaine dialectique immanente à la première approche francfortoise. Assumant cette double contrainte, épistémologique et critique, elle s'est donné pour objet d'établir quelle sorte de « dialectique » implique le matérialisme historique : non pas un concept de la totalité, mais une figure partielle, que dessine la relation métastructure/structure/pratique, dans un tissu social historique qui dans son ensemble échappe à toute dialectisation. Rendez-vous donc est donné au terme de cet ouvrage. §123. Tiers-mondisme, postcolonialisme À ces divers renouvellements philosophiques s'ajoutent les innovations décisives introduites par le tiers-mondisme à partir des années 60 sur le terrain géopolitique, abordé en termes de « Système-monde ». Émergeait ainsi un concept inconnu de Marx, et dont le marxisme classique ne présentait que certaines prémisses, sous les espèces de l'« impérialisme ». Ce concept de système, dont I. Wallerstein a élaboré une version marxiste, concerne le monde moderne comme totalité. Il fait apparaître que le rapport de classe ne constitue pas la matrice générale de la société capitaliste, mais ne couvre que la moitié du problème, et que l'eurocentrisme avait à cet égard lourdement pesé sur le destin du marxisme. Dans cette optique, la dimension économique, celle de « l'accumulation à l'échelle mondiale », selon la formule de Samir Amin, retrouve tous ses droits. Et elle se croise à la dimension culturelle, jusqu'au développement « postcolonial » actuel. Elle fait apparaître une autre logique que celle de l'exploitation civilisée qui prévaut au sein des « sociétés capitalistes » nationales : une logique de domination barbare universelle, exercée précisément à partir des centres. Il reste qu'il n'est pas si facile de conjuguer théoriquement ces deux moitiés d'un même problème, figurées par le concept de classe et de « race ». La théorie méta/structurelle se propose pourtant d'affronter ce défi, se donnant précisément comme objet ultime 31

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de rapporter l'une à l'autre ces deux dimensions de la condition de l'humanité moderne: structure et système. La forme moderne de société n'est pas seulement structure de classe, mais, corrélativement et tout aussi originairement, Système-monde, pluralité brutale, ordonnée en centres et périphéries, qui imprègne les rapports de classes eux-mêmes. L'hypothèse métastructurelle est que ce point ne peut être élucidé que si l'est d'abord la relation intime entre la « forme moderne de société » et la matrice « Etat-nation », relation qui est telle que le Système-monde en vient nécessairement, à terme (mais quelle sorte de « terme » ?), à se doubler d'un « État-monde ». Suite à la radicalisation « postcoloniale », on finit par comprendre qu'une théorie du Système-monde formulée à partir de « l'Occident » risquait fort de faire fictivement apparaître celui-ci comme le lieu originaire et le foyer historique de toute modernité, les autres grandes aires de civilisation n'émergeant d'abord qu'au titre de « périphéries ». L'histoire économique et culturelle « globale » dessine aujourd'hui un passé fait de systèmes-monde divers à partir desquels s'ouvrent des perspectives tout aussi pertinentes. L'émergence d'un « grand récit » de l'histoire humaine non plus en termes de « modes de production » successifs, mais de cycles systémiques, est de nature à générer une crise profonde dans la tradition historique et dans l'horizon politique du marxisme. L'histoire globale prend en quelque sorte la place du matérialisme historique à la Marx : elle s'établit en maîtresse sur son terrain. Elle commande, on le verra, des révisions tant au niveau conceptuel général du matérialisme historique (§323), que dans l'interprétation de la spécificité occidentale. Le défi ultime est évidemment celui que pose la question écologique, non pas tant au marxisme ou à la pensée moderne en général, choses futiles, qu'à l'humanité elle-même. La présente investigation restera au seuil de l'interrogation. Elle ne pourra faire mieux que de tenter de collaborer à quelques préliminaires. §124. Perspectives de la recherche Le présent livre constitue la quatrième étape d'une recherche engagée depuis trois décennies. La première débouchait sur une investigation épistémologique inspirée d'Althusser: Que faire du Capital?, 1985, issu d'une thèse soutenue en 1982, dont les résultats seront ici constamment mobilisés. La seconde aboutissait à un essai philosophique: Théorie générale, 1999, une théorie de la modernité, qui esquissait les principaux concepts de la matrice métastructurelle. La troisième, Explication et Reconstruction du Capital, 2004, proposait une réélaboration de l'ouvrage 32

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fondateur de Marx sur une base ainsi « élargie ». Le présent ouvrage reprend le fil de la Théorie générale, consolidée par sa confrontation au Capital, et tend à montrer la nécessité, la pertinence et la fécondité d'une approche métastructurelle sur le terrain de diverses sciences sociales — économie, sociologie et histoire - considérées dans leur rapport pratique à la politique et à la culture. La première partie développe un argument théorico-philosophique. Le chapitre 2 reprend la théorie de Marx à partir de ses fondements. Il s'adresse, comme tous les autres, aux philosophes, mais plus particulièrement aux économistes et aux autres interprètes et lecteurs du Capital. O n a proposé des corrections diverses, des critiques fécondes, des enrichissements conceptuels significatifs, des remaniements partiels, des métissages suggestifs, des prolongements décisifs - en termes de marxisme ou de post-marxisme. Mais l'analyse bute toujours sur des difficultés qui s'attachent aux catégories premières de « l'économie » de Marx. C'est pourquoi, me semble-t-il, jamais n'a été entreprise la refondation, la reconstruction d'ensemble de sa théorie. Voilà donc ce qui sera tenté ici : la formulation d'une théorie plus large, qui sera mise à l'épreuve au long des chapitres qui suivent. Le chapitre 3, plus particulièrement proposé aux anthropologues et aux juristes, nous conduit de la structure étatique de classe au Système-monde moderne. Il montre pourquoi le « capitalisme » tend à s'inscrire dans la forme de l'État-nation. Cela suppose paradoxalement que l'on remonte plus haut dans l'analyse : des médiations à l'immédiateté, et à l'angélisme du discours. Il en suivra une critique — inspirée de Cari Schmitt — du maître-concept qui guide l'analyse marxiste de la société moderne : celui de « mode de production capitaliste ». Cette figure concentre le legs le plus fécond du marxisme. Mais, du fait de son abstraction intrinsèque, qui lui interdit de poser la question du « territoire », elle constitue en même temps un obstacle épistémologique à la constitution d'une véritable « géographie marxiste » (à mes yeux encore largement à venir), d'une géopolitique qui ait la même portée théorique que le vieux projet historique marxien, et qui marque les limites de celui-ci. Elle interdit la compréhension de la modernité comme barbarie. La seconde partie décline un programme sociologico-anthropologique. Le chapitre 4, consacré aux classes, partis et mouvements sociaux, s'adresse plus directement aux sociologues et politologues. Il nous fait passer de la métastructure à la structure. Il conduit à la question aujourd'hui posée par la désintégration des « gauches » un peu partout dans le monde, au feu du néolibéralisme : quel rapport 33

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entre les classes et les partis ? Qu'en est-il du clivage droite-gauche, référence majeure de la politique moderne ? La classe fondamentale a-t-elle besoin d'un parti? De quel parti pour quelle stratégie? Et quels rapports classes et partis entretiennent-ils avec les « mouvements sociaux » propres au monde contemporain ? Le chapitre 5, dédié aux féministes et aux altermondialistes, s'interroge sur le lien à établir entre rapports de genre, de « race » et de classe. Doit-on les considérer comme réellement distincts ou au contraire comme immanents les uns aux autres en dépit de leurs déterminations spécifiques? Faut-il, dans la pratique, les considérer comme les diverses facettes d'un même rapport « capitaliste » moderne, ou bien comme des relations hétérogènes, requérant des luttes autonomes? L'approche métastructurelle, qui ne concerne apparemment que la « classe », peut-elle contribuer à l'élucidation de ces questions aujourd'hui posées ? Le chapitre 6, adressé aux théoriciens du discours et de la culture, reprend dans ce contexte théorique — « structurel-systémique » — la question de l'idéologie. Il tente d'expliquer pourquoi le marxisme, qui s'est érigé en juge, a fini par figurer comme le coupable idéal. Il réorganise ce champ conceptuel à partir du clivage entre « structure » et « système ». La structure de classe articulée dans l'État-nation constitue la matrice d'un discours moderne dont l'idéologie et l'utopie forment l'endroit et l'envers. Le Système-monde, aussi vieux que la structure, est le lieu naturel d'une ultra-idéologie, qualifiée de « cryptologie », pure occultation de la violence systémique. Idéologie et cryptologie se compénètrent dans l'espace « postcolonial » de la mondialisation néolibérale. La troisièmepartie est consacrée au processus historique de la modernité. Le chapitre 7, qui interroge les historiens, soumet la théorie métastructurelle de la modernité au tribunal de l'histoire. Si elle a quelque pertinence structurale, cette théorie doit nous éclairer sur le commencement du processus moderne. Au questionnement, aujourd'hui renouvelé par l'école analytique anglo-américaine, sur l'origine du « capitalisme », on en opposera une autre, plus large, sur le commencement de la « forme moderne de société », considérée dans le couple structurel-systémique. Il s'en suit une autre conception de l'histoire moderne, fondée sur un autre concept de la société moderne. Et c'est à ce point que l'on rencontrera avec le plus d'acuité le défi d'une histoire « globale », libérée du carcan eurocentrique. Je chercherai à fonder la thèse d'un commencement urbain médiéval de la modernité sociopolitique. 34

L'héritage contrasté des marxismes classiques

Le chapitre 8, qui s'adresse aux géographes-économistes-politologues du global, répond en miroir au précédent : il a pour objet le terme structurel de la modernité. Il tente d'établir qu'émerge aujourd'hui un Etat-monde, imbriqué dans le Système-monde. Ni une utopie, comme celle d'un gouvernement mondial. Ni une fin de l'histoire, mais le commencement d'une autre époque. L'État-monde, qui s'avance masqué dans sa forme néolibérale de post-État, annonce non pas une postmodernité, mais plutôt, à l'orée de la crise écologique, une ultimodernité à déchiffrer. Le neuvième et dernier chapitre, qui s'adresse aux chercheurs et citoyens dans leur ensemble, reprend la question posée au commencement, celle du communisme, entre son passé et son avenir.

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2. ESQUISSE DE LA REFONDATION PROPOSÉE Aux philosophes, aux économistes, aux lecteurs et interprètes du Capital Les idéologies font du simple à partir du complexe. Les théories font du complexe à partir du simple.

O n a de divers côtés prétendu reconstruire ou réformer Le Capital. Si ces tentatives ont échoué, c'est parce qu'elles n'ont jamais pris le problème à sa racine, c'est-à-dire à partir des concepts premiers. Et cela faute de motivation théorique et politique : faute d'avoir discerné la faille essentielle que comporte la grande œuvre de Marx et d'avoir osé la mettre en rapport avec l'échec historique du mouvement qui s'est réclamé de lui. Je me propose donc de faire apparaître ces deux points et de montrer pourquoi (2.1.) et comment (2.2.) la théorie du Capital doit être refondée. On a vu comment s'est constitué, au long des cinq dernières décennies, en courants parallèles et par vagues successives, un nouveau sens commun marxiste. Le travail des marxistes se concentre aujourd'hui sur l'élucidation de la mondialisation néolibérale. Et il continue à jouer un rôle non négligeable dans la subversion du savoir social et des pratiques politiques. La thèse que je soutiendrai ici est cependant qu'il n'est pas tout à fait à la hauteur des objectifs théoriques et pratiques qu'il s'assigne. Et que les obstacles sur lesquels il bute sont à chercher dans l'œuvre même de Marx. Les exégètes philosophes, dans leur lecture du Capital, ont paradoxalement laissé, pour l'essentiel, intact le « concept inaugural » exposé à la Section I du Livre I, qui articule travail et valeur, marchandise et monnaie, aliénation et fétichisme. Et cela bien qu'ils aient exercé sur lui, et souvent à son encontre, un immense travail de dissection, de critique

Esquisse de la refondation proposée

et de réinterprétation 1 . Or ce «concept inaugural» commande le « concept central », formulé à la Section III, celui de salariat et de plus-value, à partir duquel se déploie tout le reste de la théorie, jusqu'au « concept terminal » de société communiste. Fort paradoxalement, cette construction, qui va de la Section I à la Section III, soit du « marché » au « capital », et qui constitue bien le legs essentiel de Marx, a été généralement considérée par ses héritiers comme si digne de gloses et de commentaires qu'elle en devient proprement intangible 2 . Or c'est justement, me semble-t-il, ce commencement conceptuel qui doit en tout premier lieu être radicalement réélaboré, si l'on veut être en mesure de faire le bilan du marxisme et de son histoire, et d'envisager quelle suite peut être donnée. Faute d'affronter ce moment premier et fondateur, les marxismes d'aujourd'hui, dans leur effort pour comprendre les sociétés contemporaines butent, me semble-t-il, sur un ensemble d'obstacles qui apparaîtront mieux au long de cet ouvrage, concernant l'analyse des structures de classe, des institutions étatiques, des processus historiques et géopolitiques et des productions idéologiques et culturelles. Ce n'est donc qu'à la condition de reconstruire le « concept inaugural » que l'on pourra considérer la question de savoir s'il est possible, et en quel sens, de reprendre le projet du Capital. J'examinerai donc d'abord cette configuration théorique qui constitue le point de départ de l'exposé. Marx fait là une impor1. Pour un parcours d'ensemble des labeurs de la marxologie, voir Michael Heinrich, 1999, Die Wissenschaft von Wert, Westfâllisches Dampfboot, Munster. Ainsi que deux livres de Roberto Fineschi : Ripartire da Marx, Processo storico ed economia politica nelle teoria del « capitale », La città del Sole, 2001, et Un nuovo Marx. Filologia e interpretazione dopo la nuove edizione storico-critica (MEGA 2), Carocci, Roma, 2008. On attachera ici une particulière importance aux travaux d'Althusser et de ses disciples, qui ont ainsi confronté les écrits du « jeune » Marx à ceux de sa pleine « maturité ». Voir Louis Althusser, Étienne Balibar, Roger Establet, Pierre Macherey et Jacques Rancière, Lire Le Capital. Maspero, 1965. À la fin des années 60, H-G. Backhaus et H. Reichelt avaient, de leur côté, interrogé la différence entre la première et la seconde édition du Capital, en donnant, en sens inverse, préférence à la première. Pour une vue rétrospective de leurs recherches, voir Hans-Georg Backhaus, Dialektik der Wertform. Ça-ira Verlag, Freiburg, 1997 et Helmut Reichelt, Neue Marx-Lektûre, VSA, Hamburg, 2008. J'ai, pour ma part, dans Que faire du Capital 1, considéré l'élaboration qui va des Grundrisse à la dernière version du Capital. Le travail ultérieur des chercheurs de la MEGA a, depuis lors, permis une analyse beaucoup plus méticuleuse, sur la base de manuscrits intermédiaires. Il confirme, me semble-t-il, très largement l'orientation que je proposais : le progrès de Marx dans la maîtrise de sa théorie se manifeste notamment en ce que ses concepts analytiques se précisent et tendent à s'imposer aux dépens d'une terminologie philosophique souvent inadéquate. Voir notamment Rolf Hecker, Zur Entwicklung der Wertheorie von der 1. zur 3. Auflage des ersten Bandes des Kapitals. in Marx-Engels Jahrbuch, X, pp 147-198, Berlin. DDR, 1987, et Barbara Lietz. Zur Entwicklung der Wertheorie in den « Ergânzungen und Verënderungen zum ersten Bandes des Kapitals (Dezember 1871- Januar 18721 », in BeitrâgezurMarx-Engels-Forschung, 23, pp. 26-33, Berlin, DDR, 1987. 2. Certains auteurs, il est vrai, ont explicitement proposé une révision de ces concepts premiers. On peut citer Khôzô Uno et Eric Roemer chez les économistes, Jilrgen Habermas et Toni Negri chez les philosophes. J'ai analysé ailleurs leurs contributions: voir le site htto://oerso.oranqe.fr/jacques.bidet/. Y revenir ici dépasserait les limites du présent propos. Je laisse aussi de côté les critiques, éventuellement fort pertinentes, adressées de l'extérieur du marxisme, me tenant au travail de cette tradition sur elle-même.

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tante « découverte » : l'exposé de la théorie du capitalisme exige un préambule, une sorte de prologue dans le ciel, où, comme il le souligne, il ne peut être encore question ni du capital ni du salariat. Mais, en formulant ce préambule en termes unilatéraux de marché, Marx s'est, selon moi, trouvé conduit à une théorisation téléologique ambiguë, matrice du « grand récit », qui pèsera sur le destin du « marxisme ». Voilà pourquoi cette théorie doit être reconstruite à partir du commencement (2.1). Il restera à savoir comment. Je tenterai de montrer que ce prologue, ce « concept inaugural », a pour objet légitime et nécessaire une figure sociale plus complexe articulant, comme je l'ai indiqué au chapitre précédent, les deux pôles, celui de l'entre-chacun et celui de l'entre-tous, selon leurs deux faces, économique (marché/organisation) et juridico-politique (liberté civile / liberté civique). Et c'est en ce point que j'invite à se confronter philosophes et économistes. A partir de là, j'esquisserai, sur cette base plus large, les principes d'une refondation générale non seulement du Capital, mais aussi de cet ensemble plus vaste au sein duquel, dans l'esprit de Marx, il devait s'insérer, à savoir une théorie de la forme moderne de société, qui conduit, selon mon analyse, des structures de classe à l'Etat-nation, au Système-monde et à l'État-monde (2.2).

2.1. Pourquoi il faut refonder la théorie du Capital Un tel projet apparaîtra sans doute présomptueux et extravagant. Pourquoi est-il cependant légitime ? Pourquoi s'impose-t-il ? La raison en est, à mes yeux, que Marx, comme d'autres inventeurs avant lui, découvre finalement autre chose que ce qu'il cherche. Les concepts auxquels il aboutit ont des propriétés et portent des exigences qui vont au-delà de ce que sa recherche visait expressément. Dans ces conditions, il ne parviendra jamais à maîtriser totalement le « nouveau continent » de savoir qu'il a découvert. Ni à rendre compte adéquatement de ce qu'il a réalisé. On peut en apporter la preuve. L'analyse portera sur un seul point : sur la façon dont Marx élabore la relation entre marché et capitalisme. Il s'agira essentiellement ici de théorie, et non simplement de philologie. Il faudra néanmoins entrer dans le détail des textes, pour montrer par quels détours se produit la théorie et sur quelles incer-

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titudes elle débouche 3 . Quant aux implications et conséquences de cet agencement théorique, elles ne pourront apparaître que progressivement, au cours de ce chapitre et de ceux qui suivent. $211. Le concept marxien inaugural de « production marchande » Le premier manuscrit préparatoire à la rédaction, les Grundrisse, 1857-1858, se divise en deux chapitres: « le chapitre l'argent » et « le chapitre du capital ». Dans le premier, l'auteur ne traite pas encore du procès de production proprement capitaliste. Il cherche à établir ce qu'il en est de l'argent dans son usage social ordinaire, pour être en mesure de déterminer ensuite ce qui relève du capital, objet ultime de sa recherche. L'argent, en ce sens, existe avant le capitalisme. Et Marx fait du reste ici de fréquentes allusions à la période antique. Mais il a proprement en vue la société moderne: il analyse l'ordre des échanges par la médiation de la monnaie en tant qu'il assure l'articulation la plus générale de la société capitaliste. Tout produit est supposé marchand, et donc « circule » grâce à la monnaie entre producteurs et consommateurs, acheteurs et vendeurs. C'est cela que Marx désigne comme « la circulation ». Cette analyse préalable fait notamment apparaître que l'argent utilisé dans ses fonctions d'échange ou de thésaurisation ne constitue pas une forme de richesse susceptible d'un auto-accroissement. S'imposera dès lors la tâche d'identifier le processus qui génère un tel accroissement. La réponse est donnée dans le second chapitre, le « chapitre du capital » : seule la marchandise « force de travail » peut produire une valeur plus grande que la sienne propre, que mesure son salaire. L'accumulation capitaliste est donc fondée sur son exploitation. Telle est la démarche de Marx dans les Grundrisse, au moment où il entreprend sa recherche : il va de « l'argent » au « capital », au sens d'un mouvement qui conduit de la circulation (monétaire-marchande) à la production (capitaliste). Or on doit observer qu'il en vient, dans Le Capital, à prendre les choses tout autrement. Il commence par l'analyse non pas de la « circulation », mais d'une abstraite « production marchande », consi-

3. On s'intéressera ici à la cohérence du discours de Marx La question de savoir à quoi il peut servir et ce que l'on peut attendre de lui sur le terrain de « l'économie » n'apparaîtra que progressivement. Mare, dans la Section I du Livre III, s'est employé à montrer que les concepts de valeur ou de plus-value qu'il construit sont inutiles aux acteurs capitalistes, qui peuvent parfaitement, pour leurs pratiques rationnelles stratégiques, se satisfaire de catégories échangistes, l i s concepts du Capital ont un tout autre objet , l'analyse de la société capitaliste.

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dérée pour elle-même 4 . Il poussera très loin, notamment dans la dernière version de cette œuvre, l'étude de cette logique marchande de production, en tant qu'elle gouverne en arrière-fond la forme moderne d'économie et de société. Sous quelle contrainte avance-t-il ainsi d'une rédaction à l'autre ? Il avait d'abord, on l'a vu, cherché à circonscrire le concept d'argent. Mais, comme il s'agit de l'argent en tant que médiation de l'échange de marchandises, il s'avère maintenant que l'analyse doit porter sur le couple qu'ils forment, et qui donnera son titre à la première section du livre I du Capital : « La marchandise et la monnaie ». Et, alors que dans les Grundrisse celle-ci occupait la première place, c'est désormais celle-là qui passe en tête. C'est en effet par elle qu'il faut commencer, pour en arriver à l'argent, qui s'analyse à partir d'elle, étant sa forme universelle. Dans la première édition du Capital, 1867, Marx tend encore à traiter la marchandise dans les termes de sa « circulation », c'est-à-dire des conditions dans lesquelles elle est échangée. Dans la seconde édition, 1873, et déjà dans la version française de 1872, cette circulation marchande se manifeste clairement comme le simple corrélat de la « production marchande ». Elle cesse alors de fonctionner dans sa position conceptuelle antérieure, selon le couple circulation (marchande) Ilproduction (capitaliste•?. Elle s'insère dans une corrélation nouvelle: production (-circulation) marchande IIproduction (-circulation) capitaliste. Et cette façon d'engager l'exposé théorique va s'avérer extrêmement féconde. Mais elle suscite un problème qu'il faut affronter. Car le terme de « production » s'entend maintenant en deux sens : production marchande et production capitaliste. Une exégèse triviale du texte du Capital, qui a la préférence des commentateurs philosophes, tend à refouler le problème. Elle consiste à dire qu'en dépit des progrès de l'analyse il s'agit encore ici, comme dans les Grundrisse, de la « circulation simple », c'est-à-dire marchande, 4. Il s'agit bien là d'une terra incognita. Les classiques, s'ils l'ont aperçue, n'y sont pas entrés. Il n'y a pas dans leurs exposés de partie théorique « initiale », analogue à la Section I. La raison en est que le travail y est immédiatementtra'Hê comme marchandise, donc doté d'un prix', comme travail salarié. La théorie de la « valeur », référée au temps de travail, s'annule ainsi immédiatement chez eux en une théorie des « prix ». Elle constitue un préalable purement analytique. Elle n'a pas d'objet propre dans la théorie sociale. L'audace théorique de Marx est de tenir en suspens la suite de l'exposé théorique et de « s'arrêter » d'abord, dans l'analyse du capitalisme, sur ce moment abstrait du « travail marchand », sur le travail considéré dans sa simple détermination de producteur de marchandise, et non encore en ce qu'il est salarié. C'est ainsi qu'il peut déployer cet espace théorique inaugural de la Section I : étudier pour lui-même le marché en tant que logique de production, distincte de la logique proprement capitaliste. Il est surprenant que ce point décisif ait encore à ce jour échappé à la sagacité des philosophes commentateurs. 5. Voir la démonstration de ce point dans Explication et Reconstruction du Capital, pp 48-50. Dans le contexte général du Capital, on le sait, la circulation simple est celle des achats/ventes à tins non capitalistiques, notamment en vue de la consommation. Elle s'oppose à la circulation capitaliste, système des échanges impliqués dans le processus de production et de reproduction du capital.

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qui est aussi celle de l'argent comme tel, par opposition au capital. Elle peut, apparemment, s'appuyer sur quelques éléments rédactionnels. La Section II s'intitule en effet « La transformation de l'argent en capital ». Et elle s'achève sur l'idée que l'on va maintenant passer de la « sphère bruyante de la circulation, où tout se passe à la surface », au « laboratoire secret » de la production capitaliste. Ces propos sont parfaitement justifiés. Marx s'est employé à montrer que la circulation échangiste marchande, M-A-M, marchandise-argent-marchandise, qu'il analyse à la Section II, ne peut expliquer la production d'une valeur excédentaire. Pour ce faire, il est clair qu'il fout passer de cette « forme argent », M-A-M, à la « forme capital », A-M-P-M'-A', lequel figure un tout autre processus, qui commence par l'argent, et dont le ressort est le moment de la production, P, où la marchandise force de travail, acquise à une valeur M, fait la preuve qu'elle peut produire une valeur supérieure M'. Ce n'est qu'à cette condition que l'argent « se transforme » en capital. Ces formulations balisent le cours de l'explication. Mais elles ne suffisent pas à exprimer la nature de l'articulation entre les Sections I et III, qui n'est pas une relation entre « circulation » et « production ». Car ce que Marx a produit dans cette Section I est tout autre chose qu'une analyse de la « circulation ». Il n'a pu en effet — c'est là le point décisif — fournir une théorie de la marchandise sans fournir une théorie du marché. Et il a analysé celui-ci non seulement comme système d'échange, ou « circulation », mais aussi, corrélativement, comme « rapport de production ». Ce que définit de façon rigoureuse le premier chapitre, à partir de ses deux premiers paragraphes, c'est en effet une théorie « pure » de la production marchande. Le travail en tant que producteur de marchandises est le fait d'agents indépendants coordonnés par un marché, sur lequel ils existent censément en tant que producteurs-échangistes. Le contexte qui détermine la « valeur » de ces produits d'un type particulier que sont les marchandises est celui de rapports marchands de production. Et Marx, au long du §IV du chapitre 1, y insiste répétitivement dans les termes de « production marchande », de « rapports de la production des marchandises », « cette forme de production particulière », etc. Bref, le marché est ici analysé comme un rapport de production. Un autre texte de Marx, qui appartient de droit à ce niveau « inaugural » d'analyse, fournit du reste une contre-épreuve définitive. C'est le chapitre 10 du Livre III, d'une absolue précision, dans lequel Marx expose la différence entre la concurrence autour du temps de travail, qui détermine la valeur, et la concurrence autour du taux de profit, qui détermine les prix (désignés, selon la termi41

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nologie des classiques, comme des « prix de production »)6. Dans ce passage, Marx donne après-coup toutes les indications nécessaires à la formulation économique adéquate de la théorie de la valeur présentée au premier chapitre du Livre I (et c'est à vrai dire en ce moment inaugural, celui du « concept inaugural », qu'auraient dû être formulées ces précisions, qui n'y figurent que de façon implicite, quoique décisive). Il distingue ici rigoureusement entre une théorie « pure », c'est-à-dire abstraite, du marché et une théorie du marché capitaliste: entre production marchande et production capitaliste. Et il rend compte de façon rigoureuse des conditions dans lesquelles s'organise toute la conceptualité de la production marchande, introduite au premier chapitre du Livre I : travail concret et travail abstrait, valeur et valeur d'usage, temps de travail socialement nécessaire, valeur et prix de marché. Très sommairement, 1/ la concurrence au sein de la branche (pour la production du même type de produit) conditionne le « temps de travail socialement nécessaire » — qui gouverne en première instance la valeur d'une marchandise déterminée sur le marché —, 2/ la concurrence entre les branches détermine la problématique du « travail abstrait » - c'est-à-dire considéré comme pure dépense de force de travail, indépendamment de son caractère concret particulier - , 3/ les variations de l'offre et de la demande introduisent un « prix de marché » fluctuant, qui diffère de la valeur. C'est, on le voit, à partir des catégories du marché, au sens de la logique marchande concurrentielle de production, que les concepts initiaux du Capital concernant la marchandise, et constituant le « noyau initial » de la théorie, acquièrent leur signification déterminée 7 . L'objet du premier chapitre de la Section I du Livre I n'est donc pas la circulation, mais la production marchande, ramenée à sa teneur rationnelle. Ce concept de « production marchande » est cependant difficile à saisir. La tradition exégétique philosophique l'ignore purement et simplement. Il est vrai qu'il ne semble pas faire problème à l'approche économique: accoutumé à procéder, dans l'abstraction, du simple au complexe, l'économiste suit aisément le chemin qui va de la production marchande à la production capitaliste. Mais, s'il s'agit bien certes de cela, à cela ne se réduit pas le rapport entre les 6. Le Capital, VIII, Paris, Editions sociales, 1960, pp. 189-213. Voir notamment pp. 196 et sq. On laissera ici de côté la question de la relation entre ces deux niveaux d'abstraction. Sur sa dimension économique, on pourra se reporter à G. Duménil, De la valeur aux prix de production. Paris, Economica, 1980. 7. Pour plus de précisions, voir Que faire du Capital?, pp. 27-28, et Explication et Reconstruction du Capital, pp. 50-56.

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deux termes. Car, on le verra, le simple ne se dissout pas dans le complexe. Le rapport marchand résiste de quelque façon au rapport capitaliste. On ne pourra, en définitive, rendre compte d'un tel concept « inaugural » que si l'on parvient à identifier le statut ontologique de l'objet qu'il désigne : à déterminer quelle sorte d'existence sociale possède la « production marchande » dans son rapport à la « production capitaliste », quelle relation réelle existe entre la logique du marché et la logique du capital. Bref, dans sa dernière rédaction du Capital, Marx est effectivement parvenu à dégager la figure conceptuelle qui sera le point de départ de son exposé du « mode de production capitaliste ». Il découvre la nécessité de procéder du « marché », comme rapport de production, au « capital », comme mode de production. Il signe en cela, me semblet-il, l'une de ses principales découvertes, parvenant à élaborer la relation entre une « métastructure » marchande (le marché) et une « structure » de classe capitaliste (le capital) - où la première désigne le présupposé de la seconde. Il reste pourtant à savoir s'il va au bout du raisonnement et de l'investigation : si, en partant de la seule considération du marché, compris comme logique sociale de production, on peut accéder à une définition correcte de la « forme moderne de société » - un concept, on le verra, plus englobant et plus pertinent que celui de « société capitaliste ». Le rapport entre métastructure et structure peut-il être compris dans les limites de la relation entre marché et capital ? On ne pourra en juger qu'en examinant de quelle façon il procède à partir de là-, en quels termes il déchiffre la relation entre cette « production marchande », que définit la Section I du Livre I, et la « production capitaliste », que définit la Section III. §212. Du concept inaugural de marché au concept central du capital, et retour O n a traditionnellement identifié l'élaboration de Marx comme dialectique. Il semble pourtant que le parcours qui va de la catégorie marchande de « valeur » à la catégorie capitaliste de « plus-value » s'effectue - du moins dans sa teneur « rationnelle » ou économique — selon une stricte continuité analytique. Lorsqu'en effet on a défini la valeur de la marchandise, en tant que catégorie d'une économie marchande, par le temps de travail socialement nécessaire, on possède tous les outils conceptuels requis pour la définition de la plus-value. 8. Emmanuel Renault a récemment proposé une réévaluation de cette lecture traditionnelle dans son article « Qu'y a-t-il au juste de dialectique dans Le Capital de Marx? ». in Franck Fischbach, Marx, Relire te Capital. Paris, PUF, 2009, pp. 43-76.

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Il n'est pas indispensable d'halluciner, comme le voudrait la « New DiaLectic », un « passage » dialectique, au sens d'un mouvement conceptuel qui se pousserait en avant en « se dépassant »9. Il n'est pas non plus proprement nécessaire d'inventer à ce moment une nouvelle marchandise, qui produirait de la valeur. Car la « force de travail », en tant qu'elle « produit de la valeur » (et ce que signifie cette expression mériterait encore d'être analysé soigneusement), se trouve déjà explicitement définie, à la Section I, dans le contexte de l'analyse de la production marchande comme telle. Il suffit de montrer — et c'est là l'objet de la Section II, qui assure le « passage » de la Section I à la Section III - dans quelles conditions cette force de travail peut elle-même, aliénée par son détenteur à l'entrepreneur capitaliste, fonctionner comme une marchandise. Travaillant plus longtemps que ne l'implique la production des biens que lui procure son salaire, elle assure une plus-value, un accroissement du capital. Telle est la considération nouvelle, sans laquelle il ne peut être rendu compte de la logique sociale du capitalisme. Et la lecture analytique « économiste » en rend parfaitement compte. Si l'on veut parler ici de « dialectique », il faut entendre cette notion en un sens « faible ». Il s'agit ici du fait que le concept de production marchande n'est pas adéquatement formulé tant que l'exposé n'en est pas achevé : notamment tant que l'on n'a pas défini la place de la monnaie dans ce dispositif. C'est alors seulement, en effet, que la « production marchande » se laisse reconnaître comme le concept d'une logique sociale cohérente. Les énoncés premiers « appellent » ainsi des compléments. Mais, dans ce processus discursif, les catégories ne se meuvent pas elles-mêmes dialectiquement. L'exposé, quand il ne déduit pas, avance par des additions ou modifications 10 , qui relèvent de la démarche inventive de l'auteur, découvrant ce qui se justifie rétrospectivement par le fait que la théorie se trouve ainsi construite dans sa cohérence. La « dialectique », en ce sens, travaille à crédit. Cela vaut également pour le passage d'un niveau à l'autre de l'exposé théorique, d'abstrait en concret, c'est-à-dire, finalement, pour l'ensemble de la théorie dans

9. Typique en ce sens est l'interprétation de Christopher Arthur, The New Dialectic and Marx's Capital, Leiden-Boston, Brill, 2002. Voir ma critique dans « The Dialectician's Interprétation of Capital », Historical Materialism, N° 13.2, Brill, 2005. 10. Voir la préface d'Althusser au livre de G. Duménil, Le Concept de loi Économique dans Le Capital, Paris, Maspéro, 1978, pp. 7 à 26. 11. J'ai montré comment fonctionne à cet égard le fameux §3 du chapitre 1, « La forme de la valeur », par quelle série de « décisions », ponctuant le texte, l'exposé va de l'avant, jusqu'au moment où se boucle la logique de la forme sociale marchandise-argent. Voir Explication et Reconstruction du Capital, pp. 63-68.

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son ambition de donner une représentation de la logique propre à cette forme sociale qu'est le capitalisme. O n se méfiera donc d'une dialectique à tout faire qui cherche le secret de tout pas en avant de l'exposé théorique dans les « contradictions » supposées du moment précédent, lesquelles appelleraient leur dépassement 12 . C'est à cette condition que l'on pourra accéder à ce qui, dans l'approche de Marx, mérite à un titre spécial le nom de dialectique. Lorsque l'on passe du « concept inaugural » au « concept central », du marché au capital, on observe ce que l'on peut en effet désigner comme une dialectisation de la figure conceptuelle. Le marché, la logique marchande de production, est bien apparu comme le présupposé conceptuel du capital. Mais il n'est pas la cause du développement capitaliste. Car c'est le capitalisme qui « pose » le marché. Et cela s'entend en deux sens. En termes de structure historique (de modèle social auto-reproductif historiquement particulier) : le capitalisme aborde tous ses ingrédients comme des marchandises, qu'il acquiert à leur valeur en vue d'une production de plus-value, via une production de marchandises. En cela, il pose le marché comme la forme sociale universelle, incluant la force de travail elle-même comme marchandise, qui se reproduit à partir d'autres marchandises (on reviendra, au §223, sur ce qu'il en est de cette « position »). En termes de tendance historique : une telle structure comporte une tendance inhérente à marchandiser toute chose. En lui-même, le marché n'a aucune tendance (pas plus que n'en a l'organisation : ce ne sont là que des « rapports de production », disponibles, à titre de « facteurs de classe » pour un « mode de production », ceci dit par anticipation). Il est le présupposé du capital, mais c'est son présupposé posé. Voilà, entre autres, ce que Marx a découvert. Or dans cette « position » du marché par le capital s'opère tout à la fois un renversement et un rappel, un revenir, de la figure première. Et l'on rencontre ici, dans sa configuration économico-politique marxienne, riche de promesses théoriques et pratiques, le « trope » analysé par Judith Buder 13 . Le développement analytique a montré que la marchandisation de la force de travail dans le rapport salarial entraîne son exploitation. En posant le marché - cette relation libre, égale et rationnelle 12. Mare avait d'abord cherché à construire dialectiquement le concept de capital à partir des contradictions inhérentes à la « forme marché », c'est-à-dire des contradictions d'une logique marchande. Il se replie dans Le Capital sur un exposé qui part des « contradictions de la formule générale du capital », c'est-à-dire de sa représentation vulgaire. Voir Que faire du Capital?, pp. 142-157. 13. Je reprendrai cette question pour elle-même dans Althusser et Foucault, Révolte et Révolution, en préparation.

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- comme relation universelle, le capital le renverse en son contraire : en rapport d'illiberté, d'inégalité et de destruction. Traitée comme marchandise, la force de travail se trouve exploitée et assujettie. Mais cela ne se produit pas sans que la figure de l'être « libre, égal et rationnel » ne se rappelle face à ce contraire. C'est ce que Marx fait apparaître quand il en vient à la définition de la relation salariale. Il se réfère à Hegel14 pour souligner que cette relation est « libre », au sens où le salarié reste propriétaire de sa force de travail, qu'il remet au capitaliste, pour un temps déterminé, dans un rapport d'échange : il en aliène la valeur d'usage et en reçoit la valeur d'échange. Le rapport salarial (capitaliste), rapport d'exploitation, se réalise dans la forme d'un rapport marchand, d'une relation qui se rappelle comme censément égale, et en ce sens libre et rationnelle, qui se déclare telle. La relation marchande fait paradoxalement retour. Et il ne s'agit pas là d'une simple apparence: en effet, le travailleur, ainsi interpellé comme libre, égal et rationnel, se trouve par là même convié à une lutte pour la reconnaissance, qui est une lutte de classe. Cela dans un rapport de force toujours déjà engagé. Cela signifie que le travailleur se trouve en position d'argumenter « droit contre droit », au nom du « contrat passé », comme le précise Marx au chapitre 10 du livre I, où il s'agit de la durée de la journée de travail. Dans l'histoire du salariat, il s'agira tout aussi bien des conditions de l'emploi et des objectifs concrets de la production, à rebours de la tendance du capital à se donner pour seul objectif la richesse abstraite, la plus-value. Mais, parce que c'est la structure qui pose la métastructure, ce rappel de l'égalité s'effectue toujours dans les conditions de son renversement, de son instrumentalisation : dans « l'amphibologie »15 des rapports de classe. Tel est le cadre général de la lutte de classe dans capitalisme. §213. Du concept inaugural au concept terminal On aura noté que cette lutte se réfère à une prétention de droit. Pachukanis fut le premier à souligner que c'est dans Le Capital que sont formulées les catégories juridico-politiques du capitalisme, celles de la « société bourgeoise » et de la modernité en général16. Le salarié est supposé être libre parce qu'il est non dépendant de l'employeur, dans la mesure où il est susceptible, en principe (mais ce principe n'est 14. Voir la seconde note du chapitre 6 (version Roy), du Livre 1. On peut aussi prendre cette référence comme une énigme, qui attend, en un certain sens, le mot de la lin: qu'en sera-t-il en définitive de cette liberté? 15. Sur cette amphibologie, je reviendrai au chapitre 6. 16. Voir La Théorie générale du droit et le marxisme (1924], Paris. La Brèche. 1970.

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pas rien) du moins, de changer de maître et de contracter avec toute autre personne. O r cette caractérisation juridico-politique relève de la Section I : elle est constitutive du commencement de l'exposé, du concept inaugural. Elle ne se vérifie censément dans le salariat que dans la mesure où celui-ci manifeste sa conformité à cette relation contractuelle dont le marché a censément fourni le concept. Elle définit des partenaires qui se considèrent comme libres et égaux en tant que propriétaires de leurs moyens de production, quels qu'ils soient. La force de travail répond elle-même à la qualification de moyen de production, dont le travailleur reste propriétaire. Le rapport marchand de production ne connaît censément en dernier ressort que le travailleur libre, producteur et échangiste de marchandises. C'est, souligne Marx, ce préjugé d'égalité qui fait toute la différence entre notre monde et le monde d'Aristote, celui de l'esclavage17. C'est ce pré-jugé, ce jugement préalable, qui est l'objet même du « concept inaugural ». Bref, s'agissant de la liberté et de l'égalité, nous sommes renvoyés à la Section I comme au lieu où elles se trouvent définies, dans les termes du rapport marchand. On est cependant conduit à douter qu'il puisse en aller ainsi: que le rapport marchand puisse définir liberté, égalité et rationalité. Avant même la considération du capital, dès la Section I, avant le renversement qu'opère le « concept central », le marché s'annonce comme le lieu d ' « aliénation ». L'analyse marxienne du fétichisme a précisément pour objet de montrer que, pris dans le marché tel qu'il se donne à lire dans l'échange marchand, nous nous trouvons face à une loi naturelle, devant laquelle nous ne pouvons que nous incliner. Le marché s'impose à nous comme un mécanisme de choses qui semblent s'échanger entre elles et dans lequel les personnes individuelles sont supposées s'insérer, au simple titre de « représentants des marchandises qu'elles possèdent ». Le marché n'est pourtant, comme le soulignera le chapitre 2, rien d'autre que notre œuvre commune : un « acte social général », une « action au commencement », un « acte commun », culminant dans un pacte qui boucle le système des échanges par l'institution d'une monnaie. Voilà l'étrange contrat social que Marx traduit dans les termes de l'Apocalypse. Telle est « la bête » à laquelle les échangistes « remettent leur force et leur

17. Voir, au chapitre 1. III. • Forme de la valeur », A3. < Deuxième particularité de la forme équivalent ». Qu'en est-il, sans parier de la servitude chez les Grecs, de cette liberté dans la réalité capitaliste? C'est là une autre question, qu'il faudra considérer jusqu'au point où l'on comprendra aussi pourquoi l'esclavage moderne, celui des Antilles, forme l'autre face constitutive du capitalisme. Mais on ne pourra l'aborder adéquatement qu'après divers développements conceptuels.

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puissance », « virtutem et potestatem suam bestiae tradunt ». Nous soumettant à ce veau d'or forgé de nos mains comme à une Loi transcendante, nous sommes aliénés, dépossédés de notre capacité de dire « nous », de projeter et de produire ensemble un monde social dans lequel nous puissions reconnaître notre puissance et notre liberté. Dans les pages qui précèdent, au §IV du chapitre 1, Marx avait clairement défini l'alternative à l'alternative, ce que l'on peut désigner comme le « concept terminal » : « Représentons-nous enfin une réunion d'hommes libres travaillant avec des moyens de production communs », etc. La critique marxienne du fétichisme culmine ainsi dans cette thèse : seul l'accès à la propriété commune des moyens de production nous sortira de cette situation d'aliénation, permettant que tous œuvrent ensemble, en forme de « nous », selon un « plan concerté », que Marx met, expressément et par contraste, « en parallèle avec la production marchande ». L'organisation supposée concertée — soit l'autre forme de la coordination rationnelle à l'échelle sociale - viendra donc, sans doute au terme d'une autre « action commune », cette fois révolutionnaire, prendre le relais du marché supposé libre. Elle sera, ajoute-t-il à la page suivante, « l'œuvre d'hommes librement associés, agissant consciemment et maîtres de leur propre mouvement social ». O ù « l'association » s'entend comme l'organisation concertée. C'est en ce sens que j'avance que Marx pense le communisme en termes de socialisme. Les commentateurs philosophes se sont particulièrement exercés sur ce fameux paragraphe IV du premier chapitre du Livre I. Mais ils vont rarement jusqu'à ce point culminant, qui annonce par avance le terme du « grand récit », la substitution du plan au marché, appelé à disparaître avec la propriété privée. Ils aiment Le Capital comme critique, mais le refoulent comme théorie. Ils refoulent spécifiquement son terme, certes problématique, dont ils ont fait un tabou. O n ne veut pas savoir à quoi exactement Marx en vient finalement : on veut ignorer que la société « concertée » entre tous présente la forme du plan. Marx ajoute, il est vrai, que « cela exige dans la société un ensemble de conditions d'existence matérielle qui ne peuvent être elles-mêmes le produit que d'un long et douloureux développement ». C'est de cela en effet que s'occupera Le Capital. N o n sans quelque succès, montrant comment la production industrielle stimule un potentiel d'organisation, alternatif au marché. Mais reste la question de savoir ce qu'il en est du terme supposé de ce processus historique, ou du moins de l'horizon ainsi proposé. Et la question du terme rejaillit sur celle du commencement, sous la forme d'une inter48

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rogation proprement inaugurale : celle de la légitimité et de la pertinence d'une théorie de la société moderne qui commence par le marché pour s'achever sur l'organisation. §214. Du concept terminal au concept inaugural Ce dispositif d'exposé du Livre I, qui conduit d'un concept inaugural, celui de la production marchande, à un concept central, celui de capital, pour le conduire à un concept terminal, celui de socialisme, comme production concertée, mérite d'être considéré de plus près. Bien qu'il formule la trame du « grand récit », d'une philosophie téléologique de l'histoire, il ne constitue pas à proprement parler une construction logico-historique. De la Section I à la Section III, il s'agit d'une construction théoricologique, qui, partant d'une métastructure marchande, construit la structure de classe capitaliste. De la Section IV à la Section Vil 18 , il s'agit d'un développement théorico-historique, qui montre quelle est la tendance de cette structure, de la manufacture à la grande entreprise industrielle : une tendance conduisant, à terme, à sa désintégration finale, lorsque le prolétariat, organisé par la grande entreprise, en viendra à faire de tout l'appareil productif un processus d'ensemble entièrement organisé". Marx, le premier, définit rigoureusement les deux modes rationnels de la coordination à l'échelle sociale, les plaçant au centre de son analyse : le marché - coordination a posteriori, fondée sur la pluralité des propriétés et l'indépendance des agents particuliers - et l'organisation — coordination a priori, fondée sur l'unité de la propriété et sur un commandement unifié. Mais il les aborde en des termes très différents. Avant d'en venir au marché capitaliste, il analyse à la Section I, on l'a vu, le marché pour lui-même, indépendamment du capital. Il le définit tout à la fois comme une forme rationnelle et comme lieu d'aliénation. À l'analyse marxienne du fétichisme, on peut cependant objecter qu'il ne s'impose que dans la mesure où le marché se donne comme figure totale et transcendante. On pourrait supposer que Marx puisse réserver quelque chose de la rationalité marchande pour les temps du socialisme. En d'autres termes, on attendrait qu'il montre le socialisme (ou le communisme) 18. Il s'agit plus précisément de la Section IV, qui analyse abstraitement le ressort de la tendance à l'élévation de la productivité et à la concentration du capital : la concurrence intercapitaliste. Et de la Section VII, qui en décrit le cours historique de la manufacture à la grande industrie. La Section VIII évoque 'es conditions de l'émergence du capitalisme et la perspective de son dépassement final. 19. Voir Que faire du Capital?, pp. 252-256, Le discours marxien du socialisme.

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déjà à l'œuvre dans sa capacité à organiser le marché capitaliste. Il donnerait alors une portée réaliste au propos avancé dans L'Idéologie allemande: le communisme n'est rien d'autre que « le mouvement réel qui abolit l'état actuel ». Curieusement, on ne trouve pas dans les écrits de Marx de référence significative en ce sens, comme si le destin du marché et du capitalisme étaient intrinsèquement liés. À l'organisation au contraire, qu'il fait naître (pour ce qui est des temps modernes) dans l'horreur de la fabrique, sous l'égide du despotisme patronal, il promet un avenir qui la détache du capital et lui permette de déployer sa rationalité de façon autonome, une fois qu'elle sera libérée de la propriété privée. Il suspecte certes qu elle est aussi, par nature, un dispositif donnant lieu à une forme de domination, qu'il désigne comme celle du travail intellectuel sur le travail manuel. La Critique du Programme de Gotha en fait la marque et la tare de la « première phase du communisme », cette « étape » qu'à la suite de Lénine on désignera comme celle du « socialisme ». C'est là, à ses yeux, une question que devront affronter les hommes du futur, après la révolution, la tâche étant dès lors de passer « du socialisme au communisme », - pour rester dans cette nouvelle terminologie. Cette disposition imaginaire dans le temps - capitalisme, socialisme, communisme - , que l'on peut prendre comme la métaphore d'un concept d'émancipation, nous informe aussi sur la façon dont Marx appréhende les pathologies de la forme moderne de société. Il mène de front la critique de l'irrationalité destructrice du marché capitaliste et celle du despotisme de l'organisation de la fabrique. Mais selon un traitement fort inégal. Le marché serait aliénant par nature, et l'organisation par accident. Le marché apparaît comme inséparable du capital, étant son présupposé posé, et l'organisation comme un avatar qui advient au capital et annonce son dépassement. O r on ne peut pas opérer ainsi. O n ne peut disjoindre ces deux figures, qui en réalité se supposent l'une l'autre. Et ce qui est paradoxal, c'est que Marx en est manifestement conscient. En témoigne son exposé du « concept inaugural », au chapitre 1. Dans ce premier moment, la question de la société organisée est déjà présente en arrière-fond. Dès le §11, il souligne que l'ordre marchand de production n'est pas un ordre naturel universel, et qu'il contraste notamment avec celui qui règne aujourd'hui dans la fabrique, où « le travail est soumis à une organisation systématique ». Organisation versus marché. C'est, on l'a vu, ce « parallèle » qu'il reprend au §IV quand il en vient à cette « association d'hommes libres, propriétaires en commun des moyens de production et produisant ensemble 50

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selon un plan concerté ». À une représentation fétichiste du monde comme marché il oppose une autre représentation du monde comme organisation. Dans l'un et l'autre cas, c'est bien le même lecteur qu'il appelle à « se représenter », tour à tour qu'il est dans un monde de servitude et qu'il pourrait être dans un monde de liberté. L'analyste Marx lui fait apparaître qu'il se dit libre dans le monde aliéné du marché. Et il l'appelle à dire sa liberté dans un monde de production concertée selon un plan commun. Mais le marché et l'organisation ne sont ici convoqués ensemble que pour être séparés, l'un fournissant le commencement du discours, et l'autre son terme. Or - et c'est ici que faiblit l'acuité théorique de Marx - on ne peut accepter qu'il en soit ainsi. La contradiction performative du marché tient en effet à ce qu'il se dit libre en s'énonçant comme une loi qui s'impose à notre liberté. Le marché ne saurait en réalité être libre que pour autant que nous en décidons librement ensemble, c'est-à-dire que pour la part que nous lui laissons lorsque nous organisons notre production commune. Mais l'organisation commune ne témoigne elle-même de notre liberté que pour autant qu'elle se confronte à la légitimité de l'exigence de chacun de contracter librement avec chacun. Notre présupposé commun de raison se présente dans la forme de cette aporie. Tel est le vrai pré-jugé moderne, qui gouverne de droit le concept inaugural. En d'autres termes, ce concept inaugural désigne la « référence » de la société moderne : sa « référence fondatrice », au sens d'une « fondation » purement référentielle, et prise dans les conditions amphibologiques de la structure de classe. Il désigne une relation économique « rationnelle » à définir entre marché et organisation. Et corrélativement une relation juridico-politique « raisonnable » de liberté-égalité reliant l'interindividuel à l'entre-tous. C'est cela qui est posé, tout ensemble et à tout instant, en des termes concrets toujours renouvelés, dans le discours politique moderne, dans la confrontation publique, dans sa prétention discursive, comme ce à partir de quoi seul on peut légitimement délibérer. C'est là la figure de notre raison-rationalité. Et c'est cela précisément qui, dans le rapport moderne de classe, se trouve renversé en son contraire. Mais c'est cela aussi qui se rappelle, « revient », dans ce renversement. S'il est possible d'envisager une refondation du Capital, ce ne peut être qu'à partir de ce point. Car c'est cela qui s'annonce d'emblée dans « la société où règne le mode de production capitaliste », selon l'expression employée dans la première phrase du Capital-, et non seulement l'égalité marchande. 51

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2.2. Comment il faut refonder la théorie du Capital Voici donc maintenant, succinctement reformulée en thèses enchaînées, l'hypothèse de refondation « métastructurelle » que j'ai commencé à élaborer dans des écrits antérieurs et que je développerai dans les chapitres qui suivent en les mettant à l'épreuve sur le terrain de diverses sciences sociales, en vue de l'interprétation du temps présent. Ces thèses tendent notamment à répondre à certaines insatisfactions que laissent les usages contemporains du marxisme. Elles cherchent à déterminer à quelles conditions les traditions héritées de Marx peuvent, en relation avec bien d'autres, qui constituent la culture contemporaine, poursuivre les objectifs théoriques et pratiques qu'elles s'assignent. On trouvera, en fin de chapitre, un schéma synoptique (tableau 2) de cette nécessaire reconstruction de la théorie du Capital. §221. La thèse de la bipolarité métastructurelle La thèse de la bipolarité s'oppose notamment à la démarche téléologique de Marx qui procède du marché supposé libre à l'organisation supposée concertée. Elle pose au principe de la théorie de la forme moderne de société, la référence aux deux pôles d'une relation sociale supposée rationnelle-raisonnable: celui de l'entre-chacun et celui de l'entre-tous20. Le procès d'exposition (Darstellung) qui est celui du Livre I comporte, on l'a vu, deux séquences de type différent. L'une, théorique (dite « logique »), procédant du marché au capital, de la Section I à la Section III, construit la forme structurelle. L'autre, historique, décrit aux Sections IV et VII la tendance d'une telle structure: le marché tend à dépérir devant la montée de l'organisation. Il est épistémologiquement tout à fait justifié d'aller ainsi du structurel à l'historique: il faut avoir analysé la structure pour s'interroger sur sa tendance. Mais il n'est pas légitime de traiter respectivement du marché dans la séquence de construction théorique de la structure capitaliste, et de l'organisation dans l'analyse de la tendance historique de celle-ci. L'erreur de Marx n'est donc pas abstraitement épistémologique: elle est théorique. Elle tient à ce que marché et organisation sont également et corrélativement constitutifs de la structure. Ce qui exclut la forme téléologico-historique du grand récit qui va de la société marchande capitaliste à l'organisation socialiste concertée. 20. J'ai préféré « entre-chacun » à « interindividuel » (que j'utilise aussi parfois), parce que le « contrat social » se déploie lui aussi entre les individus, entre tous les individus : il est donc suprêmement interindividuel. J'ai préféré « entre-tous » à une référence à (contrat) « social », parce que la relation interindividuelle, au sens de « l'entre-chacun », est tout autant « sociale ».

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Or cette erreur structurelle repose sur une erreur métastructurelle. Reprenons ce point décisif. Aux producteurs marchands en proie au fétichisme du marché, et qui ne se connaissent pas encore comme salariés dépendant d'un employeur, mais seulement comme enchaînés à un ordre transcendant qui les prive de leur capacité propre, Marx adresse cette fameuse apostrophe : « Représentons-nous enfin une réunion d'hommes libres travaillant avec des moyens de production communs, et dépensant, d'après un plan concerté (...) »21. Cette adresse est parfaitement légitime, mais pour une raison que Marx ne parvient pas à affronter, car serait alors manifesté le caractère unilatéral, et donc erroné de sa construction. Cette légitimité tient en effet à ce que le discours fétichiste n'est pas fondé à se refermer sur lui-même. Se déclarer libres et égaux sous une loi que l'on reconnaît comme imposée par la nature est une contradiction dans les termes, qui « appelle » son dépassement : nous ne sommes libres et égaux que sous une loi que nous construisons ensemble, et au terme de laquelle chacun est avec chacun dans un rapport de liberté. Voilà ce que je désigne comme « l'argument de raison », ou de liberté. Du fait même de la propriété dialectique de notre discours, en raison de la contrainte de raison qui lui est immanente, nous, qui sommes enchaînés - au sein la relation marchande dans laquelle nous nous interpellons comme libres —, nous sommes malgré tout en mesure de « nous représenter » un autre monde, où nous posséderions en commun les moyens de production, que nous pourrions mettre en œuvre ensemble selon un plan concerté. Et c'est en ce sens que, modernes, nous nous trouvons toujours déjà inter-interpellés. L'erreur de Marx - il faut ici parler proprement d'une erreur, dont la nature apparaîtra progressivement, et qui signe son échec à formuler dans Le Capital une théorie adéquate de la modernité - tient à ce qu'il ne se saisit pas de cette bipolarité de la position métastructurelle. Il ne parvient pas à « se représenter » que cette représentation de la possible concertation, loin de concerner seulement l'avenir, se trouve immédiatement impliquée dans l'interpellation qu'il décrit comme marchande, entre « libres-égaux-et-rationnels ». L'approche métal structurelle pose ainsi au marxisme contemporain une double question. Au plan métastructurel, une semblable tension « polaire » entre l'interindividuel et l'entre-tous se présente en termes homologues dans l'ordre économique et dans l'ordre juridico-politique, instituant 21. Voir chapitre 1. 5IV. Le fétichisme de la marchandise.

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une relation d'immanence entre ces deux ordres. La co-implication entre liberté interindividuelle et liberté commune est évidemment toujours présente à l'arrière-plan du discours de Marx, héritier de la philosophie classique allemande. Mais elle souffre de ne pas être reliée à la co-imbrication entre marché et organisation. L'argument de raison a en effet son pendant dans « l'argument de rationalité » : il n'existe d'économie rationnelle que par une relation entre les deux pôles, marché et organisation, car à chacun d'eux isolément n'appartient qu'une « rationalité limitée », prête à virer à l'irrationalité. Le marxisme contemporain, instruit par l'histoire, est évidemment très conscient du problème. Dans ses versions utopiques, il cherche cependant à maintenir, plus ou moins explicitement, à la façon kantienne d'une idée régulatrice, la perspective de « l'abolition du marché ». Dans ses versions réalistes, il tend à régler le problème de façon pragmatique, en invoquant par exemple un « socialisme de marché ». Le défi qui demeure réside, à mes yeux, dans cette homologie entre l'ordre du raisonnable et l'ordre du rationnel, qu'il faut affronter dès le point de départ de l'entreprise consistant à « exposer la théorie », c'est-à-dire, en définitive, à « argumenter » dans la forme moderne de société 22 . Au plan structurel - et ce sera l'objet du chapitre 4 — cette bipolarité détermine une dualité de la domination de classe, selon deux pôles, l'un relié à la propriété, qui gouverne le marché, l'autre à la compétence d'encadrement organisationnel-culturel, qui se fait valoir à tous les niveaux de l'institution. Le « pouvoir propriétaire » n'est rien sans « l'autorité compétente », à comprendre au sens large de savoir-pouvoir: compétence en matière de fins légitimes et de moyens efficaces. Deux pôles connivents et antagonistes, dont chacun possède son principe propre de reproduction. Les membres de l'autre classe, la « classe fondamentale », ou populaire, qui produit les conditions de la vie sociale, se trouvent corrélativement répartis en diverses fractions (indépendants, salariés du privé, du public, chômeurs) selon qu'ils se socialisent, plus ou moins et différemment, y compris 22. Remarque: 'l'obstacle épistémologique marché/ État ». Dans le discours du libéralisme, le marché s'oppose régulièrement à l'État. On comprend maintenant en quel sens et pourquoi le marché s'oppose d'abord à l'organisation. L'État, dans la forme moderne de société, est seulement l'instance organisationnelle suprême: il est, dans son principe, supposé n'être qu'une organisation de la parole par la parole. Il déclare ce que je désignerai (§222) comme « l'asymétrie métastructurelle • : l'entre-tous l'emporte métastructurellement sur l'entre-chacun, que cependant il implique. Cela se vérifie dans • le fait » (factualité de la « fiction •) que, dans l'organisation de la délibération étatique, ne peut censément s'affirmer aucun intérêt marchand privilégié (censément I). J'ai tenté d'établir cette problématique dans Théorie générale, pp. 118-122. J'utilise alors le ternie d'« asymétrie transcendantale », qui risquait d'être assimilé à une catégorie anthropologique sociologiquement générale.

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sous la forme de l'exclusion, à travers des mécanismes marchands ou organisationnels, qui sont ceux de la raison commune. Lorsque l'on a, à la façon de Marx et du marxisme classique, identifié la classe dominante aux seuls propriétaires du capital, comment peut-on traiter son autre pôle, celui des dirigeants-et-compétents ? Il existe deux solutions. Soit on considère ceux-ci comme une fraction subalterne de cette classe dominante. Soit on les traite comme une classe intermédiaire. Dans l'un et l'autre cas, me semble-t-il, on se trouve désarmé tant pour comprendre les processus historiques, qu'ils soient de longue durée ou qu'ils relèvent de la récente période, que pour élaborer une stratégie politique23. §222. La thèse de la bifacialité La bipolarité métastructurelle ne se laisse pleinement comprendre que dans les termes de la « bifacialité », laquelle se réfère à la dualité « face économique » / « face politique », en relation d'homologie entre elles : les deux pôles ont deux faces, et les deux faces ont deux pôles. C'est ce que j'ai désigné comme le « carré méta/structurel », propre à la forme moderne de société, à la teneur de sa prétention propre. Tableau 1. Le carré métastructurel: bipolarité et bifacialité FACES PÔLES Entre-chacun

Entre-tous

le rationnel économique marché

organisation

le raisonnable juridico-politique contractualité interindividuelle contractualité centrale

Dans Le Capital, Marx crée une conceptualité biface, économicopolitique : il produit une « critique de l'économie politique » en ce qu'il invente ce qui mérite le nom d'« économie politique », soit une discipline dans laquelle le politique est à lire dans la catégorie économique elle-même, - ce qui, par contrecoup, subvertit le concept d'économique. La théorie du marché, présentée à la Section I comme théorie de l'économie marchande, est en même temps une théorie de la reconnaissance juridico-politique. Et la critique marxienne concerne tout ensemble ces deux faces. Marx, cependant, ne va pas jusqu'au bout, car il ne reconnaît pas adéquatement cette bifacialité dans sa 23. Cf. infra, chapitre 4. qui développe ces thèmes sur le terrain de la sociologie politique.

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bipolarité. Il ne l'aborde que du côté du pôle marchand. Et cette carence se manifeste sur le plan de l'analytique sociale de Marx, et cela en dépit du fait que c'est bien lui qui a inventé et introduit dans l'économie moderne ce couple (« bi-pôle ») marché/organisation. Il est, on l'a vu, le premier à en donner une définition rigoureuse et à lui conférer une signification épocale 24 . Mais, faute de reconnaître ces deux éléments polaires - l'entre-chacun et l'entre-tous - selon leurs deux faces (économique et politique), au principe métastructurel de l'exposé du Capital, il les distribue selon une séquence inappropriée, structure/tendance: il affecte le marché à la structure et l'organisation à la tendance de cette structure. Bref, il invente la bifacialité, il invente aussi en un sens (économique) la bipolarité (marché/organisation), mais sans les mettre adéquatement en relation mutuelle. Il n'a pas su reconnaître que la bifacialité ne s'entend effectivement que d'une figure bipolaire (entrechacun/entre-tous). Le carré métastructurel définit la quadruple dimension de la prétention moderne, - dont il faudra chercher à établir dans quelles conditions méta/structurelles 25 elle se trouve posée. Il se décline comme suit : Les deux pôles ont deux faces. L'interindividualité (l'entrechacun) est bifaciale : les individus ne se reconnaissent librégaux que s'ils se reconnaissent doués de la même rationalité, et vice versa. La centricité (l'entre-tous) est bifaciale: l'accord entre tous est lui-même à comprendre selon sa double face de rationalité (celle de l'organisation) et de raisonnabilité (celle de la concertation entre égaux, jusqu'au « contrat social »). L'accord n'est raisonnable que s'il vise une fin reconnue par tous comme rationnelle. Et vice versa. Les deux faces (économique et politique), on l'a vu, ont deux pôles (l'entre-chacun et l'entre-tous). La rationalité est bipolaire (articulant marché et organisation). L'incompétence d'une économie purement administrée, exclusivement régie par organisation, est assez connue. Mais, comme on le sait aussi, le marché réduit à lui seul (sans même parler de l'irrationalité propre au marché en tant que capitaliste) est lui-même d'une « rationalité limitée ». L'individu « rationnel » n'est pas seulement un être de marché ; il juge tout autant des processus organisés dans lesquels il se trouve impliqué. La préoccupation de la relation rationnelle entre ces deux pôles est, explicitement ou non, au cœur de toute pratique et de toute théorie économique. La raison24. Voir Livre I, chapitre 14 (version Roy), §IV, Division du travail dans la manufacture et dans la société. 25. Cf. infra, chapitre 3, §l, La modernité comme prétention à un régime de parole.

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Habilité (juridico-politique) est bipolaire: la liberté interindividuelle est inséparable d'une liberté entre tous, et réciproquement. Cette bipolarité constitue le défi de la philosophie politique moderne, selon un thème qui se décline de Rousseau jusqu'à nous, à travers des clivages problématiques tels que liberté des anciens / des modernes, État / société civile. La corrélation entre les deux faces — soit entre les deux ordres, économique et politique — est telle que chacun se rappelle sans cesse à l'autre. Il est impossible d'intervenir sur l'une des faces, sans que l'autre ne soit affectée. Toute mesure politique, on le sait, comporte une autre face, économique. Et vice versa. La relation raisonnable entre les deux pôles est cependant régie par « l'asymétrie métastructurelle », c'est-à-dire par la primauté de l'entre-tous sur l'entre-chacun : toute interaction concrète supposée libre, égale et rationnelle entre deux personnes implique l'appropriation de quelque chose du monde, lequel est d'abord sous une commune responsabilité entre tous. Nul ne peut déclarer légitimement, dans un rapport seulement interindividuel, dans l'entrechacun, que ceci ou cela est à lui, ou de son ressort privilégié. Tel est déjà l'aveu inclus dans la thèse kantienne d'un communisme « originaire », c'est-à-dire principiel 26 . Telle est la figure complexe, bipolaire et biface, qui constitue nécessairement le commencement de l'exposé de la forme moderne de sôciété, si du moins on admet, avec Marx (car c'est bien ce qu'implique la Section I du Livre I), que son « point de départ » nécessaire est cette fiction, cet ordre de raison-rationalité auquel tout discours ne peut plus désormais ne pas se référer comme à son principe, quand bien même

26. « La possession de tous les hommes sur la terre, qui précède tout acte juridique de leur part (possession qui est donc constituée par la nature elle-mêmel, est une possession commune originaire (communio possessions originariaj, dont le concept n'est pas empirique et ne dépend point de conditions temporelles, comme celui d'une possession commune primitive (communio primaeval. concept imaginaire et indémontrable, mais est au contraire un concept pratique rationnel, qui contient a priori le principe seul d'après lequel les hommes peuvent faire usage, selon des lois de droit, de leur lieu 'Plati sur la terre » (Kant, Métaphysique des mœurs. Première partie. Doctrine du droit, Paris, Flammarion, 1979, trad. A. Philonenko, p. 139). Cette possession commune originaire, introduite au §13, s'oppose à la prétention arbitraire de l'individu, considérée au §10. L'argumentation conduit au bien-fondé d'une appropriation marchande. La difficulté, qui tient au caractère non originaire, c'est-à-dire non rationnel a priori, de celle-ci, n'est surmontée que par la perspective d'une « constitution civile » entre libres, égaux et « indépendants ». c'est-à-dire dotés d'une « personnalité civile » de vendeurs de leur marchandise matérielle, à l'exclusion donc des salariés et métayers (alinéa 46). On reviendra plus loin sur ce glissement « libéral » de Kant. Je me permets de renvoyer à Théorie générale, pp. 268-276.

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l'ordre social « réel » le retourne en son contraire 27 . Elle détermine une perspective générale à laquelle les théories économiques et les philosophies politiques modernes sont conviées à se confronter. Elle ouvre la voie à une investigation concrète de l'ordre social moderne qui assume le défi théorique et critique que l'analyse marxienne a fait surgir. Voilà du moins ce que voudraient illustrer les chapitres qui suivent. Si cette hypothèse métaJstructurelle (qui élargit la problématique de Marx) est pertinente, elle doit faire apparaître que certaines recherches du marxisme contemporain, qui ont te grand mérite de réactiver la critique sociale et politique, peinent cependant à se tenir à la hauteur du programme économico-politique qui était celui de Marx. Les philosophes héritiers de Marx se donnent volontiers comme objet l'élément philosophico-politique du Capital, le décryptage de la « philosophie de Marx » qui se cache dans son discours « économique », laissant libéralement celui-ci à l'appréciation des spécialistes. Rappelons pourtant l'énoncé qui clôt la section 2 du Livre I : « Liberté ! Égalité ! Propriété! Et Bentham ! » (je souligne). Cette formule ironique de Marx évoque un sujet interpellé comme censément librégal, mais aussi rationnel, c'est-à-dire ne pensant qu'à lui-même. O n notera pourtant que l'utilitarisme de Bentham, la visée du « plus grand bonheur pour le plus grand nombre » a pu aussi inspirer un communisme radical comme celui de Godwin. Cette ambiguïté renvoie à l'amphibologie de la déclaration, qui ouvre aussi bien au maintien des privilèges qu'au renversement révolutionnaire. L'ironie de Marx, qui fait entendre que ce slogan recouvre une fiction, souligne le caractère indestructible de celle-ci. Car elle proclame tout aussi bien que la recherche de l'intérêt commun est l'affaire rationnelle des hommes supposés libres et égaux. C'est à l'interférence de la rationalité et de la libertégalité proclamées que s'ouvre, dans le rapport moderne de classe, le litige infini. La liberté et l'égalité évoquées en ce passage charnière, qui relie la Section II à la Section III, sont censément celles de salariés. Entre eux et les capitalistes, la relation est supposée (déclarée!, proclamée!) marchande : une libertégalité de producteurs échangistes marchands. Ce n'est pas le cas, bien sûr, et c'est sur ce point précisément qu'intervient la « critique de l'économie politique ». O r il est essentiel, me semble-t-il, de noter que cette critique ne concerne pas seulement 27. On notera que la « fiction » de la contractai ité centrale n'a pas son siège dans la seule dimension étatique. Ou plutôt, comme telle, elle n'existe que dans son immanence à toutes les formes organisées au sein de la société moderne : à la mesure de leur force commune (et même si elle est extrêmement faible), les salariés ont toujours revendiqué de contrôler, d'une façon ou d'une l'autre, les règles de fonctionnement de leur entreprise, ne serait-ce qu'en pesant sourdement pour que l'on n'enfreigne pas trop les lois, supposées issues d'une volonté commune.

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l'ordre de la raison ( Vernunfi) juridico-politique, selon laquelle nous ne pouvons nous interpeller autrement que comme libres et égaux. Car cette même forme marchande se présente corrélativement, sous son autre face, comme celle de la rationalité ( Verstand), selon laquelle nous nous comportons et nous nous reconnaissons réciproquement comme des êtres rationnels à la recherche de notre bien. C'est, on l'a vu, exactement ce qui définit la conduite des agents dans la relation productive de concurrence sur le marché. J'ai montré pourquoi cette interpellation bifaciale devait s'entendre de façon élargie, comme bipolaire, et cette bipolarité comme bifaciale. C'est en ce sens que j'utilise la formulation « libertégalité-wft'onalité ». Celle-ci diffère significativement de celle proposée par Etienne Balibar, en termes d'« égaliberté »28. Et cette différence ouvre à deux perspectives de recherche distinctes: l'une politique, l'autre politicoéconomique. Si cette adjonction minime, « et rationnels », est si décisive pour l'ensemble de la théorie et de la politique, c'est parce que, par elle, se vérifie la corrélation entre politique et économie, soit l'invention majeure de Marx, celle d'une conceptualité économicopolitique. Et toute la difficulté est de se tenir à la hauteur de cette conceptualité marxienne « bi-face ». Depuis une vingtaine d'années surtout, les marxistes se sont investis plus intensément dans la question démocratique. Et à juste raison. Mais, dans cette recherche, l'économique et le politique tendent à être laissés à l'état de domaines distincts, évidemment reconnus comme inséparables dans le concret, 28. Voir La Proposition de l'égaiiberté, Paris, PUF, 2010. Dans Théorie de la modernité, Paris, PUF, 1990, pp. 138-144, je suggérais, suite à notre rencontre au Colloque de Cattolica (1989), Liberté/Inégalité, de prolonger sur le terrain de la « rationalité » ce schème de • l'égaiiberté », qu'É. Balibar commençait alors à formuler. En réalité, j'avançais pour ma part un concept de liberté-égalité construit en termes très différents Car, comme on le voit dans ce livre, j'en étais venu à m'intéresser à cette question en travaillant sur le • principe de différence » défini par Hawls, que je proposais de subvenir en principe de « moindre différence », compris comme une maxime pratique spinoziste-machiavélienne, intégrant tout à la fois libertéégalité et rationalité. J'argumenterai par la suite, dans John Rawls et la théorie de la justice, PUF, 1995, l'idée d'un unique principe premier, que je développerai, dans Théorie générale, contre Habermas, sous le nom de principe stratégique U- (U moins) d'« égalitè-puissance*'. abolissons toute inégalité à moins que par elle ne s'élève celui qui a moins. Tel serait le défi à opposer, d'en bas, à la moindre inégalité. Dès le départ, je me situais donc sur un autre terrain qu'É. Balibar, parce que j'entendais ce principe comme politico-économique, au sens où « l'économie » vise censément la rationalité dans la poursuite du • bien », un rationnel irréductible, du fait de son lien au raisonnable (c'est-à-dire à une critique sociale), à sa version libérale. La confrontation au • second principe » de Hawls m'avait conduit à observer que la Section I du Livre I liait de la même façon, dans la critique du marché, le juridico-politique et l'économique selon le schème du libre-égal et rationnel, engageant une conceptualité économico-politique. En bref, l'égaiiberté est un concept juridico-politique. La libertégalité-rationalité est un concept économico-politique. C'est sur ce terrain que Marx se situe dans Le Capital. Cest cette figure référentielle « fondatrice » (reste à savoir en quel sens une référence « fonde ») de la modernité que l'on manque lorsqu'on se représente - au terme d'une interprétation du reste philologiquement irrecevable (voir la démonstration que je propose sur ce point dans Explication et Reconstruction du Capital, pp. 51-56) - que la Section I serait consacrée à la u circulation ». Car c'est à la production^ la richesse sociale), et non seulement à l'échange, que se rattache, au sens fort, la question de la rationalité économique.

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et toujours à référer l'un à l'autre, mais sans que soient fournis les outils conceptuels propres à faire apparaître le rapport d'immanence entre les deux ordres. La critique de la politique référée à Marx (de Gerry Cohen à Jacques Rancière et Axel Honneth) opère un retour dans l'espace commun à tous les modernes - ce qui lui assure une sorte de reconnaissance, d'ailleurs justifiée, dont ne pouvait jouir un certain marxisme. Et elle est d'autant plus féconde qu'elle s'appuie chez eux sur un fond de radicalité qui leur vient d'une stimulation marxiste jamais reniée. Mais elle tend à se détacher conceptuellement de la considération économique - du moins dans cette teneur théorique que lui a donnée Le Capital à partir du concept social de « valeur » et de « plus-value »29 - laissée à un corps de spécialistes « hétérodoxes » (par rapport à l'orthodoxie néo-classique) qui s'emploient à faire la synthèse entre Marx et Keynes, avec charge d'élaborer des programmes socialistes. « L'autonomie du politique » permet certes à cette critique de montrer sa fécondité spécifique. Mais le risque qu'elle court est de s'isoler conceptuellement de l'économique et dès lors de se trivialiser. Cette difficulté se vérifie notamment, ainsi qu'on le verra, quand on en vient à l'analyse du rapport de classe considéré comme rapport social politico-économique — tel sera l'objet du chapitre 4 : la propension à penser la politique à partir de concepts « politiques » (droite/gauche) et non des concepts de classe. La réflexion doit analytiquement partir de l'immanence du socio-politique à l'économique. Et cela, qui suppose de longues explications, ne me semble théoriquement possible qu'à partir de la mise en relation de la structure et de la métastructure via les « médiations », - objet de la thèse qui suit. §223. La thèse métastructurel structure, ou thèse métal structurelle La pertinence du concept de métastructure tient, à mes yeux, à ce qu'il permet de définir conceptuellement la structure (de classe), par contraste avec un discours traditionnellement « superstructurel » du politique, qui en reste à une relation de correspondance/autonomie par rapport à l'économique (voir §236 ci-dessous). La problématique méta/structurelle conjugue dialectiquement deux objectifs distincts: relier les deux pôles de l'entre-chacun (alias « l'interindividuel ») et de l'entre-tous selon les deux faces du politique et de l'économique, et relier 29. La question ici théoriquement stratégique est celle de l'usage, limité, qui peut être légitimement fait de ces concepts. J'ai tenté de l'aborder dans «La richesse en proie à la valeur». L'Homme et la Société. Paris. 2005, et dans une controverse avec Jean-Marie Harribey, « Objections adressées à Jean-Marie Harribey au sujet de la théorie des services publics », MATIS, université de Paris-I, UFR d'économie. Séance du 26 septembre 2003, à lire sur mon site : http://iierso.oranqe.fr/iacaues bidet/

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cette métastructure (de la modernité) à la structure (moderne de classe). La thèse méta/structurelle est celle de la relation entre métastructure et structure, — à travers les pratiques (je laisse ici ce point, objet de la thèse suivante) : la métastructure est le présupposé posé de la structure moderne de classe, qui n'est cependant jamais posé que dans son renversement en son contraire. Cette position est tout à la fois déclaration de discursivité : « Nous sommes libres, égaux et rationnels », et attribution de cette immédiateté discursive aux médiations : cette libertégalité-rationalité advient à travers les médiations, marché/organisation. La métastructure est posée comme une relation entre la discursivité immédiate et les deux médiations, celle de l'entre-chacun et celle de l'entre-tous — soit, selon la face économique, le marché et organisation - qui, dans cette position, se trouvent transformées en « facteurs de classe ». C'est Marx qui introduit ce schème « méta/structurel », soit celui d'une relation entre métastructure et structure, dans le rapport qu'il institue entre marché et capital. C'est le capital qui pose le marché (son présupposé), et non l'inverse: il marchandise toute chose selon la dynamique qui lui appartient - car ce n'est pas la dynamique du marché qui engendre le capital. Par cette position du présupposé, les acteurs structurellement impliqués s'interpellent comme libres, égaux et rationnels, mais toujours dans des conditions d'illiberté, d'inégalité et d'irrationalité. Ce sont là les données du problème à affronter. C'est à juste titre que l'on a désigné ce renversement dans les termes d'une « instrumentalisation de la raison », comme raison retournée contre elle-même. Mais la « raison » en ce sens se décline selon ses deux pôles à deux faces, constituant les « médiations » qui - selon un concept que Parsons (repris et corrigé par Habermas) doit secrètement à Marx 30 - relaient censément « l'immédiateté discursive », référence ultime. Comme les sociétés modernes ne sont pas des villages, où le discours « immédiat » suffirait à la communication, elles se coordonnent à travers les « médiations » du marché et de l'organisation, qui se retournent en deux facteurs de classe co-imbriqués dans le rapport moderne de classe. Marx, on l'a vu, est l'inventeur de cette figure de la raison renversée. Qui « se retourne », mais qui, dans ce retournement, « se rappelle », « revient ». Il en est cependant resté, dans le moment de son analyse logique, au seul pôle de raison-rationalité interindivi30. « Il faut naturellement qu'il y ait médiation, Vermittlung », Manuscrits de 1857-1858, « Gnjndrisse », tome 2, Paris, Éditions Sociales, 1980, pp. 108-109. Et il fait apparaître l'alternative marché/organisation.

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duelle marchande. Et c'est à ce titre qu'il en a fait la critique, au nom d'une socialité sociale-centrale. Soit, en réalité, du point du vue de l'autre médiation, comprise comme ouvrant l'espace même de l'immédiation discursive: l'ordre planifié étant comme tel concerté entre tous, « association » de travailleurs rendus à leur individualité singulière, transparente. Or, la raison ne « se rappelle », en réalité, que dans une relation critique entre les deux médiations. C'est du moins ce qu'on cherchera ici à montrer. La part d'erreur que comporte l'élaboration de Marx ne doit pas cacher l'importante innovation théorique qui est la sienne lorsqu'il commence l'exposé de la théorie de la société capitaliste par une première figure, celle du marché, qu'il développe entièrement, sans référence encore au capitalisme comme tel. C'est là le rapport social que pose le capitalisme, mais qui, en lui-même, n'est pas « capitaliste ». La distinction conceptuelle opérée par Marx entre marché et capital semble bien commander une possible déconnexion réelle entre production marchande et production capitaliste. Là où Marx n'envisage de déconnexion réelle possible qu'entre une production capitaliste et une production organisée, celle de la fabrique. Mais ce qui est ici en jeu, ce n'est pas la perspective d'un « socialisme de marché » (à mes yeux, du reste, hautement ambiguë, en ce que sa facture de « modèle » donne à oublier, plutôt qu'à penser, la lutte de classe), dans lequel, à la différence du capitalisme, l'organisation l'emporterait sur le marché. C'est, dans toute sa complexité primordiale, la relation dialectique entre structure et métastructure, à appréhender dans leur bifacialité. Si cette analyse est exacte, elle conduit à considérer avec attention l'interprétation, aujourd'hui largement diffusée par le commentaire philosophique, de certains concepts-clés du Capital: ceux d'« abstraction réelle » et de « fétichisme ». J'introduis donc ici quelques observations à l'intention des interprètes du Capital qui s'intéresseraient aussi à la théorie, mais qui ne sont pas essentielles à la suite du développement (le lecteur non concerné peut se porter immédiatement au §224). L'intéressante nouveauté du marxisme contemporain, on l'a vu au début du chapitre précédent, est de mettre au centre de l'analyse - en relation au thème de l'exploitation - la problématique de « l'abstraction ». La logique du capital est celle de la recherche de la plus-value, c'est-à-dire de la richesse abstraite, quoi qu'il en soit du sort des humains, des cultures et de la nature. C'est là ce que l'on retient aujourd'hui le plus volontiers de la leçon de Marx. Une difficulté surgit cependant ici, particulièrement

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flagrante dans une certaine littérature d'édification qui vise à susciter l'indignation, mais souvent aussi chez les philosophes commentateurs du Capital engagés dans une tâche critique dont le marché est la cible privilégiée31. Elle se manifeste dans la confusion qui attribue au marché des pathologies qui appartiennent au capital, soit au marché capitaliste. Avec pour effets corrélatifs de diaboliser le marché et d'innocenter l'organisation, là où l'un et l'autre sont à considérer à titre égal, comme deux ressources communes essentielles - à haut risque, il est vrai. Cela me conduit à deux remarques, d'apparence philologique, mais d'une portée théorique, à mes yeux, essentielle. Voyons d'abord le traitement du thème du « travail abstrait », considéré, du moins par un certain nombre d'auteurs représentatifs, comme la tare insigne du capitalisme. Au sein du Capital, pourtant, cette catégorie de travail abstrait intervient dans l'analyse du rapport marchand comme tel, avant que ne puisse être théoriquement abordée la question du capitalisme. Elle aurait même, en bonne logique, sa place dans un préliminaire général à l'ouvrage, tel que celui que Marx envisageait dans son esquisse de 1857-1858 : un préliminaire préalable au prologue que constitue la Section 1. Le « travail abstrait », en effet, dans les termes où Marx le définit, doit d'abord être compris comme une catégorie anthropologique générale-, le travail est à la fois toujours concret, dans sa forme et sa fin, et toujours abstrait, au sens où il est « du travail », c'est-à-dire une certaine dépense de force humaine de travail, que l'on cherche à minimiser rationnellement au regard du but poursuivi (et cela dans un rapport de contrainte sociale spécifique à chaque « mode de production »). C'est bien ainsi que Marx voit la chose32. Mais, au niveau de ce « prologue dans le ciel » que constitue la Section I, il ne s'intéresse à cette catégorie de travail abstrait que dans le contexte du rapport marchand de production (avec sa logique et sa contrainte sociale définies), où il se traduit en termes de « valeur ». 31. Cette orientation est aujourd'hui prévalente dans les commentaires du Capital proposés dans les principales langues européennes. Ils répondent à une attente, et leur succès est d'avance assuré. 32. En témoigne son Robinson au chapitre 1, SIV, dont il importe de considérer les ternes avec attention. Là où Smith commence avec l'échange entre le chasseur et le pêcheur, Marx esquisse la seule vraie « robinsonnade » théoriquement recevable, qui, ne connaissant qu'un unique agent, définit le travail en général, avant toute considération de son caractère social, comme type d'agir rationnel, articulant travail concret (de caractère particulier! et travail abstrait (dépense de force de travail). C'est aussi là ce que vise, à la fin de cet alinéa, la référence à la « valeur » : à ses deux « facteurs », qui renvoient au « double caractère du travail ». Marx force un peu le trait : le terme de « valeur » est en toute rigueur ici inapproprié, car on se trouve ici, dans l'ordre de l'exposé, avant le marché. dans une considération générique, préalable au prologue lui-même de l'exposé du capitalisme. Mais ce qu'il fait entendre dans ce raccourci est fort clair : le double caractère, concret et abstrait, du travail concerne le travail en général, et non seulement le travail producteur de marchandises. Il articule expressément les « travaux utiles de genre différent » et le « temps de travail » qu'impliquent les différents produits. S'il faut insister sur ce point, ce n'est qu'en raison de l'entêtement des commentateurs à ne pas lire Marx.

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Dans ce contexte, le « travail abstrait » n'est en aucune façon indicatif d'une « laïque d'abstraction ». Il fait corps au contraire avec la rationalité propre à la figure marchande : c'est ici la tension concurrentielle qui pousse le travailleur à être « productif », au sens générique de ce terme : produire des valeurs concrètes d'usage dans le moindre temps par le choix des procédés les plus concrètement adéquats. O r justement - et c'est la thèse de Marx - le capitalisme n'est pas cela: il n'est pas une « économie de marché ». Il prétend l'être, mais il ne l'est pas. C'est pourquoi, du reste, ceux qui croient s'opposer radicalement à lui en rejetant « l'économie de marché », et qui font de ce rejet la marque de « l'anticapitalisme », se trompent d'adresse (et les critiquer en ces termes ne revient pas à se poser en partisan d'un « socialisme de marché »). C'est ici que le concept d'« abstraction réelle », avancé par Sohn-Rethel 33 , et devenu un fleuron de la vulgate marxiste, se révèle ambigu. Le capitalisme est certes gouverné par le marché, mais par un marché qui tend vers l'accumulation d'une richesse abstraite: et il tend non pas — à la différence du marché considéré dans son abstraction première, comme il l'est à la Section I — vers des « biens concrets », ni vers leur production efficace, mais vers la plus-value, quelles qu'en soient les conséquences sur les hommes et la nature (et la lutte de classes des exploités consiste justement d'abord à contrecarrer cette abstraction : à imposer au marché des objectifs et moyens concrets en le maîtrisant par une organisation concertée). Toutes les abstractions qui figurent dans l'exposé du Capital, y compris celles de la Section I, sont bien « réelles » : ce sont des concepts qui ont un objet réel. Mais le statut de réalité de l'abstraction marchande, qui concerne un travail abstrait, n'est pas le même que celui de l'abstraction capitaliste, qui concerne un produit abstrait, la plus-value. O n doit donc se méfier d'un usage rhétorique de tout ce répertoire de « l'abstraction », d'une diabolisation du marché qui se donne à bon compte les apparences d'une radicalité critique. Son défaut est d'attribuer au marché les « pathologies » qui reviennent en propre au capital, - et faire cette remarque, on le verra, ne revient nullement à absoudre le marché. O n retrouve souvent, mais sous forme inverse, cette confusion entre structure et métastructure dans le traitement du thème du « fétichisme » 3 4 .Lefétichismeestàcomprendrecommeunealiénation, comme une perte d'objet, et non dans l'objet, ainsi que l'a bien 33. Warenform und Denkform, Europa Verlag, Wien, 1971, paru en français sous le titre La Pensée marchandise, Paris, Éditions Le Croquant, 2010. 34. Pour plus de précisions, je renvoie à mon article, « L'aliénation selon Le Capital, », in Jean-Claude Bourdin, Louis Althusser, lecteur de Marx, Paris, PUF, 2008.

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montré Franck Fischbach35. Le problème du fétichisme, ce n'est pas seulement le fait que j'ai le spectacle de choses qui s'échangent entre elles alors qu'en réalité ce sont des travaux dont les effets permutent entre producteurs. Ce n'est encore là qu'une phénoménologie du fétichisme. Il s'agit d'une abstraction réelle, signalant une perte réelle. Mais, à ce niveau (marchand) d'analyse, l'objet perdu n'est pas celui que je produis. Je produis pour d'autres et je reçois d'eux. L'analyse de F. Fischbach me semble cependant devoir être prolongée de la façon suivante : ce qui est perdu par les producteurs marchands en proie au marché, c'est leur capacité sociale à se coordonner librement entre eux. Us placent au-dessus de leur tête une loi (de coordination marchande) devant laquelle ils s'inclinent comme devant une loi naturelle. Ils s'inclinent devant cette invention comme devant une divinité qui s'impose à eux. Ils s'y soumettent comme à un ordre transcendant: l'« économie de marché » comme ordre naturel. Cette conceptualité du fétichisme - et l'abstraction réelle qu'elle représente — est antérieure, dans le développement conceptuel de la théorie, dans l'ordre logique d'exposé, à celle du mode de production capitaliste, de la relation entre classes36. Elle exprime ce fait que là où domine un ordre marchand de production, au lieu que ce soit nous qui maîtrisions ensemble le procès de production, c'est lui qui nous domine. Et ce que nous perdons ainsi, c'est la faculté de faire ensemble. Bref, le fétichisme ne concerne pas un ordre de circulation, mais un ordre de production. Il ne concerne pas la production capitaliste comme telle, mais en tant qu'elle est une production marchande. Il est tout à la fois « fétichisme de la marchandise » et « fétichisme de l'argent », considérés comme les éléments constitutifs de la rationalité sociale productive marchande. Ce ne sont pas deux fétichismes distincts. La figure du fétichisme ne s'applique pas au capital comme tel, qui n'est pas un équipement de notre entendement (comme tel « fétichisable » en instance transcendante), mais au capital en tant qu'il est soumission à une contrainte de marché: dans Le Capital, 35. Voir Franck Fischbach, La Production des hommes, Paris, PUF, 2005, notamment pp. 95-107. À quoi il faut ajouter que, si l'aliénation peut être saisie au niveau théorique abstrait du rapport marchand, celui du fétichisme, elle est à prendre en un sens plus large (comme on le voit déjà chez Marx), étant extensible à toute l'ontologie sociale. C'est ainsi que Stéphane Haber, la prenant comme perte d'une relation vivante - constituante pour l'individu - à autrui, à soi-même et au monde, a pu audacieusement en faire le centre de perspective de la critique sociale (Aliénation, vie sociale et expérience de la dépossession, Paris, PUF, 2007). Cette thématique est programmatiquement développée dans Nouvelles aliénations, Actuel Marx N°39, Paris, PUF, 2006. Sur son actualité, je reviendrai au chapitre 8. 36. Comme le souligne la très importante note 15 du chapitre 1, « la catégorie du salaire n'existe pas encore au point où nous en sommes de notre exposition ». Ni donc celle de travail salarié. Le niveau d'abstraction de la Section 1 est celui du « travail marchand » : du travail en tant qu'il produit des marchandises.

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elle concerne la relation au marché. Laquelle ne s'identifie pas à la « logique du capital », car celle-ci, orientée vers la richesse abstraite, ne se ramène pas à une « logique de marché ». Par contre, la figure du fétichisme s'applique identiquement au marché et à l'organisation, en tant qu'ils sont les deux formes de notre rationalité sociale. Marx retrouvera du reste les mêmes termes anti-fétichistes à propos de l'organisation dans le contexte du capitalisme 37 . Les travailleurs, ayant « cessé de s'appartenir », se trouvent dépossédés de leur faculté de coopérer entre eux, de leur « force combinée », de leur « force sociale », de leur « puissance collective », supposée être « immanente au capital », qui en serait « doué par nature », souligne-t-il. Tout comme le marché, l'autre mode de la coordination sociale productive, l'organisation, se transforme en pouvoir transcendant. Avec cependant cette différence, fort problématique: à suivre l'analyse de Marx, la dépossession organisationnelle semble être ici le seul fait du capitalisme, puisque, une fois abolie la propriété privée des moyens de production, prévaudrait censément une organisation concertée entre tous. O r la question est précisément de savoir ce qu'il en est de cette relation du capitalisme (ou plutôt du rapport moderne de classe) tant au marché qu'à l'organisation. La structure moderne de classe pose la métastructure en posant conjointement marché et organisation. Et cela selon des modalités fort diverses, selon que l'emporte le libéralisme ou le socialisme. Et c'est dans cette grammaire, on le verra, que s'analysent tant le collectivisme que le néolibéralisme. Bref, dans la vulgate du commentaire philosophique, le fétichisme et la logique d'abstraction sont attribués indistinctement à la métastructure et à la structure, alors que le premier est d'ordre métastructurel et le second d'ordre structurel. Dans les deux cas, on neutralise la distinction ontologique entre ces deux ordres que Marx identifie méta/ structurellement comme marché et capital - que j'invite à considérer dans le contexte de leur bipolarité (marché-organisation). O r c'est à partir de la relation dialectique (c'est-à-dire méta/structurelle) entre eux, que l'on peut concevoir les analyses de classe et les stratégies de l'émancipation. C'est du moins ce que je tente de montrer dans les chapitres qui suivent: la lutte de classe est « méta/structure », c'està-dire relation dialectique entre métastructure et structure. 37. Voir la fin du chapitre 13 (version Roy) du Livre I. La coopération. On y trouvera toutes les expressions citées. Marx évoque ici la « coopération simple », mais sans en envisager un traitement « abstrait » analogue à celui fourni pour la « production marchande » au chapitre 1. On discerne pourtant, tout naturellement. dans sa terminologie les deux faces de l'économique et du politique : fonctionnalité et autorité.

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$224. Thèse métastructure/pratiques Ce n'est que par un raccourci que j'ai avancé que la métastructure était posée « par la structure ». Car ce sont, concrètement, des acteurs, singuliers et collectifs, qui, par leurs pratiques dans les conditions de la structure, posent la métastructure, au gré des surdéterminations et conjonctures structurelles (et systémiques — je laisse ce point, objet de la thèse suivante). Ce sont les acteurs sociaux qui par leurs pratiques déterminent et subvertissent sans cesse l'ordre publiquement déclaré, c'est-à-dire la teneur de la déclaration métastructurelle, dans sa relation aux médiations (bipolaires, bifaciales). En définitive donc, la métastructure n'est pas un fait de structure, mais un fait de pratiques. Le terme de pratique désigne à la fois ce qui s'effectue sous forme d'actes conformes à des règles et les interventions d'acteurs sociaux en vue de modifier celles-ci. Ces actes sont toujours en même temps des actes de langage, impliquant (explicitement ou non) un sens déclaré dans l'arène sociale. L'acte marchand, souligne Marx, n'existe pas sans un « do ut des » immanent - un « je donne pour que tu donnes ». Et le « facio ut facias » - « je fais pour que tu fasses » - est, me semblet-il, spécifiquement l'implicite de l'acte organisé. L'équivalence, soulignée par Marx, mais sans qu'il perce réellement le secret, entre les deux formules est en réalité significative de la bipolarité de la pratique sociale elle-même. La métastructure n'existe que par cette teneur discursive de sens subjectif qui lui appartient, et qui se donne à voir, à interpréter, en illustrations et polémiques, dans l'ensemble de la culture où il s'élabore. Les acteurs sociaux ne sont pas les classes. Les rapports de classe déterminent seulement les conditions dans lesquelles de tels acteurs émergent (comme avant-garde, masse critique, clique dirigeante, mafia, couche sociale en révolte...) et s'orientent. Us circonscrivent leur champ d'action et perspectives potentielles, les conditions dans lesquelles des individus et des groupes entrent en conflit, s'associent et s'affrontent entre eux dans l'ordre contradictoirement, amphibologiquement, déclaré. La métastructure n'existe jamais que comme métastructure structurée, c'est-à-dire clivée selon le clivage structurel de classe. Mais son discours, qu'il soit tenu d'en haut comme un état de fait, ou d'en bas comme un ordre à instaurer, s'énonce dans les mêmes termes : nous sommes des êtres libres, égaux et rationnels. Le différend métastructurel se rappelle à chaque moment et niveau de la vie sociale. Il revient, étant constamment « posé ». Spectral: voix de ce qui est et n'est pas, promesse, menace, objurgation. Les struc67

L'ÉTAT-MONDE

tures modernes présupposent ces médiations (marché, organisation) qui se donnent comme relais d'un discours commun, lequel n'existe dans son actualité concrète qu'au prisme d'énonciations divergentes, amphibologiquement co-énoncées dans les mêmes signifiés. Kaléidoscope pour les rhétoriques adverses. Le « différend métastructurel » primaire, contexte de toutes les variations de contenu d'une métastructure est le foyer c o m m u n de l'idéologie et de l'utopie. Tel sera le thème du chapitre 6 ci-dessous. Invitant à penser la domination structurelle à partir du potentiel métastructurel, l'approche méta/structurelle permet de comprendre pourquoi la révolution ne meurt pas: jamais ne sera épuisé le potentiel subversif de l'interpellation. En cela, paradoxalement, elle assume l'héritage de la théorie marxienne dite de la « valeurtravail » (encore faudra-t-il préciser ce que l'on peut attendre de ce concept), à partir de laquelle seule peut être envisagée une problématique d'exploitation et d'accumulation, et une étude des stratégies capitalistes et anticapitalistes. Elle relie, en effet, à la suite de Marx, la valeur à la « dépense de force de travail », et la dépense à la contrainte socio-politique, donc à une relation interpellative de sens vécu38 : on ne travaille productivement que si le travail a quelque sens. En cela, l'approche métastructurelle réfère cette structure de classe à une métastructure qui définit le moment de l'individuel: de l'entrechacun et de l'entre-tous. L'approche métastructurelle voudrait ainsi contribuer à une meilleure compréhension de la relation entre deux sortes de recherches, les unes tournées vers les réalités économiques et macrosociales, vers ce qui se donne en chiffres et en courbes, en rapports de force, les autres vers ce qui intervient en discours et en rapports de sens. Ces deux types de pratiques théoriques ne se reconnaissent souvent que de façon externe - ce qui se traduit, contradictoirement, soit en indifférence ou exclusion réciproque, soit en simple connivence politique, intuitive et incertaine. En d'autres termes, en rapportant la métastructure comme déclaration de discursivité à des actes concrets de parole immanents à des pratiques inscrites dans des rapports structurels, l'approche métastructurelle manifeste la complémentarité entre le marxisme des Cultural Studies et celui des études économiques et sociologiques de classe. Entre les marxismes de la métastructure et les marxismes de la structure. O u , dans les

38. Elle reconfigure seulement la structure de classe comme imbrication du marché et de l'organisation. C'est là l'objet de la seconde partie de Explication et Reconstruction du Capital.

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Esquisse de la refondation proposée

termes de Reinhart Koselleck, entre « histoire sociale » (c'est-à-dire de la société) et « histoire des concepts ». Elle propose une conceptualité propre à l'interférence entre eux. Le point décisif à cet égard est la relation entre immédiateté discursive et médiations, où celles-ci sont à prendre comme matrices d'actes marchands-organisationnels auxquels l'acte de parole est immanent, dans l'ambivalence qui tient au fait qu'elles n'existent que comme facteurs de classe. Le paradigme méta/structurel implique et valorise ainsi l'élément culturel, éthique et politique, mais sans l'appréhender comme une « sphère » séparée, comme un « sous-système » distinct de la « sphère économique ». Il traite le « rapport (moderne) de classe » à partir des « facteurs de classe », marché et organisation, compris comme des formes sociales rationnelles, c'est-à-dire susceptibles d'argumentation économique, et se donnant comme raisonnables, c'est-à-dire susceptibles d'une légitimation critique. Il conduit donc à placer, à la suite de Gramsci, l'élément idéologicoculturel au centre de l'analyse des rapports de force politiques. Dans ces conditions aussi, et tel sera l'objet du chapitre 6, il est en mesure de proposer une problématique d'ensemble pour de telles recherches. Il relie les antagonismes idéologiques - et la permanente compénétration entre idéologies d'asservissement et utopies d'émancipation à des rapports de classe plus clairement identifiés, à partir des facteurs de classe qui en sont les supports rationnels. En reliant la structure de classe à ses présupposés métastructurels, qui ne connaissent que des personnes, des sujets individuels, il prédispose à considérer le moment subjectif interindividuel constitutif du rapport de classe. C'est en ce point qu'il rencontre les problématiques philosophiques et psycho-sociologiques du monde vécu, du besoin, de la souffrance sociale, de la reconnaissance, de la naturalité matérialiste-corporelle de la personne singulière. §225. La thèse structurel système, ou thèse de la bi-dimensionnalité Etat-nation!Système-monde La forme moderne de société ne se ramène cependant pas à sa structure. La société moderne est tout à la fois structure et système : structure-de-classe au sein de l'Etat-nation et système-monde. L'histoire « globale », distingue plusieurs systèmes-monde successifs. J'envisage ici spécifiquement le Système-monde moderne, qui s'est esquissé à partir de l'Europe. Or cette totalité systémique n'est pas articulée selon la dialectique méta/structurelle, à prétention métastructurelle, qui est celle de l'Etat-nation moderne. Les 69

L'ÉTAT-MONDE

catégories structurelles — de classe, d'État, de droit et d'idéologie — sont donc à recycler dans l'ensemble total, où prévalent des rapports qui sont eux aussi d'échange, d'exploitation et de domination, mais dans des contextes d'affrontement guerrier, d'asservissement ou de compromis entre puissances, qui appellent d'autres concepts, proprement systémiques39. La démarche de Marx présente à cet égard une sorte d'incertitude épistémologique. Il est assurément un penseur de la mondialisation capitaliste. Il se donne comme objet d'étude la logique structurelle et la tendance historique de ce rapport de classe à l'échelle universelle. Mais, par contraste avec Adam Smith, dont le programme était « la richesse des nations », il fait abstraction de l'organisation nationale de ce « mode de production ». Symptomatiquement pourtant, celle-ci s'annonce dès la première phrase du Capital: il va s'agir de ces « sociétés où règne le mode de production capitaliste ». N o n pas du monde capitaliste, mais de sociétés particulières, de ces sociétés qui, précisément, ont la forme d'Etats-nations. Le chapitre 3 du Livre I, traitant de la monnaie nationale et d'une politique monétaire étatique, en vient du reste à une théorie de l'État considéré au niveau abstrait de la production marchande, soit une théorie de « l'État métastructurel ». Et cela très logiquement, parce qu'il n'y a pas de marché sans monnaie, ni de monnaie sans État. Mais, dans la suite de l'exposé du Capital, l'État disparaît de l'écran. Si la structure moderne de classe, étant ce qu'elle est, requiert l'État moderne, c'est parce que le marché - rationalité-contractualité purement interindividuelle — ne peut constituer à lui seul le principe référentiel (métastructurel) moderne, n'étant légitime et rationnel que dans son rapport à une centricité organisationnelle-contractuelle entre tous. La société moderne de classes, en tant que logique sociale à présupposé métastructurel, est un État-nation. O ù la « nation » désigne la communauté, méta/structurellement posée, dans laquelle se reconnaît une population sur un espace déterminé (par les aléas de l'histoire) 40 . La communauté nationale-étatique s'éprouve dans la capacité d'un discours c o m m u n en termes d'un « nous » ultime,

39. Cf. infra, chapitre 3. 40. Cela ne signifie pas que l'on ne puisse trouver de contre-exemples. Mais il est significatif que le modèle de la Hanse se soit effacé devant celui de l'État-nation et que la décolonisation de l'après-guerre, triomphe de la modernité (avec toutes ses contradictions), ait vu celui-ci se généraliser. Il n'y a plus, officiellement (« censément ») du moins, que des États-nations. Toute inadéquation entre État-nation et Étatterritoire - et c'est le cas chaque fois qu'un État se trouve disputé entre deux communautés linguistiques ou ethniques - pose désormais un problème existentiel - à la différence de ce qui pouvait être le cas dans une entité comme l'Empire ottoman.

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Esquisse de la refondation proposée

sans appel, sous le régime du différend de classe. Il ne s'agit pas là seulement d'une fiction: c'est une fiction déclarée, une prétention amphibologiquement reconnue commune. Il s'agit de la possibilité d'une fiction qu'on ne peut présupposer qu'ensemble. Dans l'Etat, instance suprême de l'organisation, se vérifie « l'asymétrie métastructurelle » entre le marché et l'organisation, entre la contractualité interindividuelle et la convention entre tous (c'est-àdire la primauté, au regard de la raison, du second terme par rapport au premier), au point qu'il ne peut pas ne pas se définir métastructurellement comme pure organisation (excluant le marché), et comme simple organisation commune de la parole, qui énonce le droit au nom duquel il détient le monopole de la violence légitime. Telle est en effet la prétention métastructurelle de l'État moderne, par lequel s'exerce la domination moderne de classe, si chargée qu'elle soit de violences en tout genre. Mais cette figure, « structurelle », de l'Etat-nation, qui fournit tous les concepts de l'idéologie et de la métaphysique politique occidentale, a pour condition l'autre dimension, mondiale, « systémique », tout aussi essentielle, de la modernité, mais de signe contraire. La relation critique entre marché et organisation y laisse place à l'articulation du marché et de la violence militaire, économique et symbolique. Dans la littérature marxiste contemporaine, les termes de « systémique » et d'« anti-systémique » désignent souvent respectivement « l'ordre capitaliste » — son désordre — et les luttes sociales et politiques qui s'y opposent. Un tel usage occulte la différence entre structure et système. Il renvoie à la difficulté de comprendre que l'Etat-nation moderne n'est pas un « système » (pas plus du reste que « le capitalisme ») : et c'est cela précisément qu'établit l'analyse méta/structurelle'". L'analyse de la structure comme non-système et du système comme non-structure permet seule d'analyser la relation entre structure et système : les conditions idéologiques ou culturelles et stratégiques de leur interférence en une unique réalité (non dialectique) structurelle-systémique.

41. J'ai noté ci-dessus ce petit point « philologique »: l'esquisse d'un « État métastructurel » (marchand) au chapitre 3 du Livre I - un « fait d'exposé » hautement significatif au plan de la théorie - a significativement échappé à tous les exégètes. C'est ainsi que, dans l'exposé marxiste traditionnel, le concept d'État n'émerge qu'au moment plus « concret » où les classes ont été définies. Mais c'est un peu tard. Car un État moderne ne s'affirme comme rapport entre classes qu'en posant un rapport métastructurel entre individus. Voilà ce qui ne peut se dire dans la problématique de la « superstructure ». qui ne pense l'État qu'à partir des rapports économiques de classe, sans que ceux-ci soient référés au moment individuel, ce qui n'est possible qu'à travers ce « chaînon manquant » que constitue le concept de « facteurs de classe » (marché-organisation).

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L'ÉTAT-MONDE

§226. La thèse Système-monde plus État-monde, l'ultimodernité Le Capitaine dit pas le dernier mot du capitalisme. Il a pour objet propre la dimension de la violence « civilisée » : celle qui s'exerce dans la structure de classe, c'est-à-dire, selon mon analyse, en première instance dans le contexte étatique national en tant qu'il est structurellement exigé. Et non celle de la violence « barbare », qui s'exerce sur l'étranger : celle de la totalité systémique impérialiste, dont Marx, qui en mesure concrètement l'importance, n'a cependant pas construit le concept. Or, dans la réalité, le tout mondial et la partie nationale, le système et la structure, sont rigoureusement immanents l'un à l'autre. La nation, dont l'extérieur manifeste l'intérieur, peut donc elle-même passer pour le facteur de la barbarie : sa prétention métastructurelle, elle l'inscrit sur l'étendard de ses armées à la conquête des peuples à asservir. Cependant la dynamique structurelle - qui élève progressivement le niveau des forces productives et donc la dimension de l'enchevêtrement des activités humaines - conduit historiquement à ce que les entités élémentaires croissent en taille, l'État-nation prenant tendanciellement aujourd'hui l'échelle du continent. Le phénomène systémique s'inscrit ainsi dans un autre, selon lequel la matrice « Etat-nation » fait retour dans sa forme ultime, celle d'un « Etat-monde ». L'État-monde est déjà entré en scène, comme le lieu potentiel de la réalisation ultime de cette logique sociale méta/structurelle de la modernité qu'esquisse Le Capital. Il se trouve comme tel instrumentalisé, et pour longtemps, par les forces qui dominent le Système-monde. Etat-monde impérialiste, donc. Mais bien Etat moderne de classe, pénétré des prétentions inhérentes à la forme moderne de société, qui croise ses contradictions avec celles de la configuration systémique. Il n'annonce pas une fin de l'histoire, au sens d'un achèvement, d'un but finalement réalisé. Mais il se profile comme la limite, au plan de la structure, qui s'impose à la forme moderne de société. Ultime frontière. Ultimodernité.

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Esquisse de la refondation proposée

Tableau 2. La nécessaire reconstruction du Capital

L « STRUCTURE »

EnliaUfue: Le Ctytial, Ltvn / SecHem / . If manjti

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I L SYSTEME-MONDE I I I . ETAT-MONDE

73

« salarias du pab&c »

3. L'ÉTAT-NATION DANS LE SYSTÈME-MONDE : MODERNITÉ ET BARBARIE Aux philosophes, aux anthropologues, aux juristes L'homme est ange et bète. Ilfaut contempler l'ange pour saisir la bête.

Pour définir concrètement la structure, en tant que forme dialectique, il ne suffit pas d'avoir « élargi » la voie ouverte par Marx au début du Capital, en considérant conjointement le marché et l'organisation. Il faut remonter de la structure à la métastructure, pousser dans l'investigation du présupposé métastructurel : régresser analytiquement du couple des médiations à l'immédiateté discursive, comme prétention d'un « agir communicationnel ». Car la prétention de la société moderne, dans la forme de l'État-nation (là du moins où elle parvient à s'affirmer), est bien de se poser comme conforme à un « régime de la parole », dont les deux médiations se donnent comme les relais. C'est pourquoi, dans les temps modernes, la lutte sociale est toujours en même temps lutte idéologique. C'est dans ces conditions que s'exerce la domination moderne de classe. Et c'est en cela que la « structure » (État-nation de classe) se distingue du « système » (Système-monde). Rien de tel, en effet, ne s'affirme au sein du monde comme totalité. Et l'impact du tout, le monde, sur la partie, la nation, est tel que l'on peut être tenté de suivre Cari Schmitt quand il fait de la relation ami/ennemi l'essence même du politique jusqu'à ce jour. Pour sortir de ce piège, il nous faudra revenir sur une catégorie centrale du marxisme classique, celle de « mode de production capitaliste ». D'une part, en effet, ce paradigme occulte la différence entre structure et système. La métaphore d'un édifice composé d'une « infrastructure » économique et d'une « superstructure » étatique

L'État -nation dans le Système-monde

tend en effet à masquer l'immanence de la relation juridico-politique à la relation économique dans la structuration de classe, et donc le caractère national-étatique de celle-ci. Et, ce faisant, elle masque aussi le fait que le monde moderne pris comme totalité, comme Système-monde, fait de nations et de non-nations, répond à une tout autre logique, indifférente aux présupposés métastructurels censés définir la modernité : une logique qui est proprement, depuis l'aube de la modernité, celle d'une « barbarie » irréductible à la violence de classe. Mais, si la conceptualité issue de Marx a tant de peine à faire apparaître celle-ci pour ce qu'elle est, à savoir la contrepartie d'une violence première inhérente à la factualité même de l'État-nation, maître d'un territoire, c'est du fait de « l'abstraction territoriale » propre à ce singulier concept de « mode de production ». Les « rapports de classe » et les « rapports de race1 » serviront de repères pour l'analyse de ces deux niveaux entremêlés de la socialité moderne — la « structure » de l'État-nation et le « système » du monde - , et de leur interférence dans un niveau ultime, celui de l'État-monde de classe en gestation. Mais il y a, ainsi qu'on le verra, un ordre qui s'impose, allant des « prétentions » de l'État-nation (3.1) aux « réalités » du Système-monde (3.2).

3.1. La modernité comme prétention à un règne de la parole: l'héritage ambigu de Jûrgen Habermas Le concept d'« agir communicationnel », emprunté à Habermas, interviendra ici dans un contexte théorique non habermassien. Il ne sera invoqué ni comme figure contrefactuelle, ni pour indiquer la voie politique par excellence, mais pour servir à l'analytique de la société moderne. Il sera pris pour ce qu'il est tendanciellement dans la modernité : la référence déclarée, - déclarée dans les conditions de son retournement en rapports de classe à travers les médiations. Il s'agit d'une prétention de vérité, de justesse et d'authenticité - selon l'analyse habermassienne - mais seulement considérée en tant qu'elle fait l'objet d'une déclaration implicite immanente à la forme moderne de société — selon un usage non habermassien de ce paradigme langagier. La modernité, en ce sens, se caractérise par 1. On aura compris que le terme de « race » désigne ici non quelque réalité raciale supposée, mais la naturalisation idéologique des rapports sociaux de domination au sein du Système-monde. L'humanité se trouve appréhendée comme une espèce divisée en races tenues pour inégales. On y reviendra aux « 5 1 2 et 621.

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L'ÉTAT-MONDE

cette référence métastructurelle à un ordre public fondé sur « l'agir communicationnel », ici désigné comme le « régime de la parole » : immédiation posée dans les médiations-facteurs de classe. §311. La médiation marchande comme déclaration contractuelle Seuls des naïfs verront de la naïveté dans l'idée de commencer ainsi l'exposé de la forme moderne de société par ce qu'elle déclare d'ellemême. A l'époque moderne, et c'est là le paradoxe de la modernité, l'homme-qui-est-un-loup-pour-l'homme est toujours-déjà censément entré avec tout autre dans un pacte entre libres, égaux et rationnels. C'est très précisément de cette anomalie que Marx entend rendre compte. Hobbes procédait à l'inverse: d'un homme-en-soi-louppour-l'homme - révélé par une anthropologie générale (un De Hominé) — qui pourrait, par l'institution étatique moderne, échapper à sa nature première, pour devenir un homme de pacte, un être pacifié. Pour Marx, le pacte, le contrat social, n'est pas à comprendre comme une telle conversion rationnellement prescrite. Mais il n'est pas non plus une simple couverture, ni une simple apparence. Il est la forme même dans laquelle l'homme moderne est un loup pour l'homme. Et cette thèse est bien celle sur laquelle doit être fondée l'analyse de la forme moderne de société, car elle fait aussi apparaître qu'au-delà du cadre structurel Etat-nation, dans le rapport systémique, l'absence de toute présupposition de pacte ouvre à une barbarie sans préalable et sans mesure. Et tout le défi sera de manifester la différence entre violence structurelle et violence systémique. Le pacte est la forme dans laquelle s'établit le rapport moderne de classe. Voilà ce que Marx donne à comprendre au début du Capital: le « discours de la modernité », qui décrit celle-ci en tant que société de classe, commence par l'incontournable présupposé — que celle-ci ne peut pas ne pas se donner — selon lequel nous formons ensemble un monde de pacte, d'échange et d'égalité, de rationalité productive et de raison politique. Et c'est bien là la prétention du libéralisme radical: le contrat social ne serait rien d'autre que ce qui s'énonce dans l'universalisation du rapport marchand. La Section I a pour objet même de définir cette présupposition. À ce niveau initial de l'analyse, ainsi que Marx le souligne expressément, on ne connaît encore ni la division en classes, ni l'exploitation économique, ni donc la domination politique. On ne connaît que des partenaires qui se supposent et se déclarent mutuellement libres, égaux et rationnels dans une société de production marchande, dans une « économie de marché », comme on dit de nos jours. Marx ne peut pas ne pas 76

L'État -nation dans le Système-monde

commencer par l'exposé de l'ordre marchand, en tant qu'il est, à ses yeux, l'ordre supposé et proclamé dans la forme moderne de société. Il ne s'agit pas là simplement d'un ordre de surface, d'apparence, comme le disent souvent les commentateurs. Car ce « prologue dans le ciel » manifeste que le « rapport de classe » moderne n'est pas seulement à comprendre comme un rapport entre classes, mais toujours aussi comme un rapport spécifique déclaré entre les individus, de chacun à chacun et entre tous : on ne pourra penser la structure de classe, la dynamique de classe en dehors de cette métastructure qui lui est inhérente. Marx considère évidemment cette proclamation comme hautement suspecte, et l'objet même de sa théorisation est d'en faire la critique, la « critique de l'économie politique », sous-titre du Capital. Il lui accorde cependant quelque statut de réalité, qui n'est pas seulement celui de flatus vocis. Lequel exactement ? Cela ne peut être dit dans le moment métastructurel inaugural. Et il est clair qu'en abordant la modernité en termes de rationalité contractuelle, fût-ce pour ruiner une telle prétention, on s'engage sur un terrain semé d'embûches. C'est pourquoi, avant d'aller plus loin, je propose un bref détour en vue de montrer les pièges qui guettent toute tentative de penser l'histoire en termes de raison. §312. L'hypothèse évolutionniste dujeune Habermas Dans Après Marx1-, Habermas proposait une hypothèse articulant une théorie évolutionniste, réinterprétée à partir de l'ontogenèse de Piaget, et une théorie historique, fondée sur une reformulation des concepts de Marx. La première approche lui fournissait les éléments de « la logique de développement » de la rationalité humaine. La seconde, la clé de « la dynamique de développement », soit de la séquence des formes successives de socialisation (les « modes de production ») qui viennent en quelque sorte scander un procès d'évolution sous-jacent. Habermas parvenait ainsi à un résultat saisissant, réconciliant histoire et évolution, parachevant le projet wébérien d'une historicité humaine comprise comme procès de rationalisation. Selon cette hypothèse, au sein de notre espèce, la rationalité se développerait continûment, mais à un rythme inégal, variable selon les diverses dimensions de l'existence sociale. Il distingue ainsi, en 2. ZurRekonstruktion des historischen Materialismus. Frankfurt, Suhrkamp, 1976. Traduction française: Après Marx, Paris, Fayard, 1985. Voir notamment les pages 129 à 131, où se concentrent les résultats de l'analyse.

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L'ÉTAT-MONDE

toute société humaine, trois dimensions pertinentes : les « systèmes d'action » qui organisent la vie ordinaire (ultérieurement désignée comme le « monde vécu »), les « institution juridico-morales », les « visions du monde » propres à chaque civilisation. Et il en évalue la teneur rationnelle respective au fil des époques successives « sociétés néolithiques », « civilisations anciennes », « civilisations évoluées », « temps modernes ». La rationalité connaîtrait, au long de l'évolution « phylogénétique », celle de l'espèce humaine, plusieurs phases de développement, analogues à celles qui ponctuent l'évolution « ontogénétique », celle de l'individu humain de l'enfance à l'âge adulte. Habermas identifie ainsi trois stades successifs : celui de la rationalité pré-conventionnelle, où la distinction entre faits et intentions demeure encore indécise, celui de la rationalité conventionnelle, qui se fonde sur des valeurs et principes communs, et celui de la rationalité post-conventionnelle, qui argumente les principes eux-mêmes. La rationalité conventionnelle ne commencerait à marquer les institutions qu'à l'époque « ancienne », celle des premiers grands empires, qui succède à l'âge des tribus. La rationalité post-conventionnelle émergerait certes, au sein des « civilisations évoluées », à travers les visions du monde introduites par les religions et philosophies universalistes ; mais elle ne s'imposerait dans les systèmes d'action et dans les institutions qu'avec les temps modernes, caractérisés par « l'entreprise capitaliste », le « droit privé bourgeois », la « démocratie formelle », le « droit naturel, rationnel », « la séparation entre la légitimité et la moralité ».

Tableau 3. Histoire et évolution selon Habermas

Sphères

Systèmes d'action

Visions du monde

Institutions juridico-morales

Néolithiques

Conventionnel

Conventionnel

Pré-conventionnel

Anciennes

Conventionnel

Conventionnel

Conventionnel

Évoluées

Conventionnel

Post-conventionnel

Conventionnel

Sociétés

s.

Post-conventionnel Modernes Post-conventionnel (capitalisme) « l'homme moderne » ? HISTOIRE

ÉVOLUTION

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Post-conventionnel (droit formel)

L ' É t a t - n a t i o n d a n s le S y s t è m e - m o n d e

On obtient ainsi une combinaison complexe de deux paradigmes, évolution et histoire, marquant leur complémentarité. Au total, cependant, on le voit, les catégories de la « logique évolutionniste » prédominent sur celles de la « dynamique historique » (supposées être celles du matérialisme historique « reconstruit ») : elles en déterminent le contenu substantiel, ordonnant le cours des étapes à parcourir, jusqu'au triomphe final de la raison dans l'Occident moderne. Cette ambitieuse esquisse indiquait clairement aux arriérés et évolués de tous les continents le long chemin qu'il leur restait encore à parcourir pour accéder à l'âge adulte, aux sommets du postconventionnel moderne, à la pleine maturité humaine capitaliste occidentale. Horresco referens! On recherchera ici une autre voie. §313. L'hypothèse historique « discursive » delà modernité Si l'on veut éviter de se représenter l'émergence de la modernité sans tomber dans les illusions qui s'attachent à une perspective évolutionniste, il faut parvenir à formuler une hypothèse dotée d'un double caractère: tout à la fois historique, énonçant que quelque chose a commencé quelque part à une époque donnée, et générique, indiquant que ce quelque chose ne survient pas au terme d'une évolution de l'espèce, mais par un recours inédit à une ressource commune de l'humanité. C'est ainsi, par exemple, que font aussi bien Adam Smith que Marx lui-même, quand ils mettent en avant, l'un, la faculté d'échanger entre libres partenaires, et l'autre, celle de coopérer, où l'on reconnaît respectivement les figures génériques contrastées du marché et de l'organisation. J'avance, pour ma part, que cette ressource est à chercher en deçà des relations de marché et d'organisation, en deçà même de ces figures de l'échange et de la coopération, dont toutes les sociétés humaines ont l'expérience: dans cette autre expérience commune, celle de l'immédiateté discursive, dès lors qu'elle vient à articuler une relation critique entre les deux médiations. C'est en ce sens que je propose une approche qui sera peut-être d'abord jugée spéculative, mais je la livre comme telle aux historiens et théoriciens de la modernité. Elle s'inspire, du reste, d'une autre tentative de Habermas - conceptuellement plus crédible - qui vise à recycler en termes de relation discursive les problématiques contractualistes classiques de la démocratie3. L'agir communicationnel, avec 3. Voir notamment Droit et Démocratie, pp. 176 et sq. Et ma critique dans Théorie générale, pp. 413-426, « La contradiction performative du droit habermassien •.

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son triple réquisit de vérité, de justesse et d'authenticité, définit une situation dans laquelle des partenaires se reconnaissent effectivement libres, égaux et rationnels. A supposer qu'il devienne la règle de l'agir politique commun, il répondrait ainsi très précisément aux réquisits d'un contrat social. Habermas, on le sait, cherche à déterminer à quelles conditions un tel objectif pourrait être réalisé. Je traite, pour ma part, ce paradigme d'une tout autre façon et à des fins différentes : je me borne à avancer l'hypothèse que le propre de la modernité serait de faire de cette prétention d'un agir communicationnel (dont le « contrat social » est la formulation idéale explicite) le principe officiel de la vie sociale et des institutions publiques. Je reprends donc le schème « discursif-contractuel », qui vise à relier ces deux termes, discours et contrat, dans une visée purement analytique: pour désigner la « référence » caractéristique de la modernité, le présupposé posé de la forme moderne de société. Ce qui se donne à entendre au-delà de la déclaration contractuelle, c'est une prétention proprement discursive, une prétention à un régime de la « parole ». Je ne fais, en ce sens, que développer la thèse de Marx selon laquelle le propre de la modernité est que le système de classe s'y trouve fondé sur la référence à l'égalité - dans un contexte, celui du commencement de l'exposé théorique, où celle-ci signifie, on l'a vu (§222), « libertégalité » associée à rationalité. Je rapporte seulement cette thèse à son présupposé, remontant de la position « contractuelle » d'égalité - devenu, comme il le dit, « préjugé populaire » - à la relation discursive illocutoire, dont elle assume, au plan social, la prétention immanente. La conséquence de cette reconfiguration paradigmatique est, me semble-t-il, considérable. Ainsi comprise, en effet, la référence contractuelle moderne se trouve rattachée à cette expérience universelle, commune à tous les humains, d'une relation supposée communicationnelle. Cette hypothèse diffère du tout au tout de celle du jeune Habermas. Elle ne fait aucune référence à un procès évolutionniste de rationalisation des individus, aucune distinction entre des humains dont certains seraient pré-modernes et d'autres modernes, en vertu d'un processus évolutif qui les aurait dotés de « systèmes d'action » supérieurs. Selon cette approche, il existe certes des sociétés (plus ou moins) modernes, mais non d'« homme moderne ». Si l'on parle de la « condition de l'homme moderne », on entend seulement la condition qui est celle des humains dans les sociétés modernes. Mais « l'homme moderne », socialement doté d'une rationalité supérieure, n'existe pas. 80

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L'anthropologie et l'histoire nous permettent, me semble-t-il, d'observer universellement l'expérience de référence, celle de l'agir supposé communicationnel, dans les limites fluctuantes de relations de collaboration entre égaux ou égales, de sororité ou de fraternité, d'amitié, de moments d'assemblée communautaire (villageoise ou autre). En termes de factualité, il s'agit peut-être toujours, hier comme aujourd'hui, de l'exception dans un océan d'expériences contraires, marquées par des hiérarchies de toutes sortes au sein de la famille, entre les sexes et les âges, dans les relations de production, de la politique, de la religion, etc. Mais il n'y a pas lieu de s'étonner que tous les humains deviennent si rapidement « modernes » dès que l'occasion s'en présente : ils sont déjà dotés du principe de modernité, ayant tous quelque expérience d'un agir supposé communicationnel. Il reste que la modernité a émergé à une ère définie de l'histoire et d'abord en certaines régions du monde, dans des conditions à certains égards analogues de développement marchand et organisationnel - ces deux modes de la coordination à l'échelle sociale. Mais le processus est apparu à des échelles d'emblée fort différentes. Il en est résulté une profonde différence entre divers modes d'émergence de la modernité, notamment entre les contributions asiatiques et européennes, et au sein de l'Europe elle-même — telle sera du moins l'hypothèse avancée au chapitre 7 ci-dessous. Par la suite, au terme d'une longue conflagration systémique, qui s'achève avec la décolonisation, s'est finalement imposé, en tout lieu où s'affirme une prétention nationale, le mot d'ordre officiel de liberté-égalité-rationalité : celui d'une socialité supposée entièrement régie en dernière instance par les normes de la parole commune, partagée entre tous, entre tous en tant qu'égaux. Prendre les choses ainsi ne signifie nullement que cette « prétention » se vérifie dans la réalité, mais seulement que c'est à partir d'elle que l'on peut rendre compte des rapports de classe propres à la forme moderne de société, y compris dans des rapports d'exclusion qui se cachent dans la référence au « tous ». C'est ce qu'à juste titre faisait Marx, lorsqu'il partait de la relation d'égalité marchande, posée comme universelle, pour construire le rapport de classe capitaliste : le contractualisme allégué est ce par quoi se réalise un rapport de domination. Mais il faut élargir son hypothèse : l'émergence de la modernité comme logique sociale n'est pas à chercher dans la seule forme marchande, mais dans le couplage des deux médiations, marché et organisation, dans leur mise en relation pratique sous la prétention de leur soumission à l'immédiateté discursive, par quoi s'opère leur mise en relation critique. Ce qui appelle quelques précisions. 81

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§314. Media, médiations et discursivité Cette hypothèse « discursive », qui définit la modernité comme une logique sociale reliant dialectiquement les « médiations » au discours « immédiat », se donne comme une question posée aux historiens. Elle suppose l'existence d'un lien entre cette prétention « discursive » et la prétention « contractuelle », laquelle a plus généralement retenu l'attention des théoriciens de la modernité. On a vu, aux chapitres précédents, comment la thématique du contrat social pouvait se formuler en termes soit de marché, soit d'organisation, de contractualité de l'entre-chacun et de l'entre-tous. Il reste à montrer plus précisément comment ces deux médiations peuvent se donner comme la réalisation même de l'immédiateté discursive, des promesses de la parole. Et quels effets de société en découlent. Parsons énonce l'idée de « média » fonctionnels qui relaient la communication langagière immédiate. Il en compte quatre : l'argent, le pouvoir, l'influence, l'adhésion des valeurs. Chacun de ces « média » fournit, dans son domaine, des « raccourcis » qui procurent dans l'instant une réponse aux problèmes posés, évitant par exemple que l'on discute à l'infini du prix ou de la sanction qui doit s'appliquer. C'est dans ces conditions que la vie sociale est possible. Habermas 4 réduit ces « média » au nombre de deux : d'un côté, « argent » ou « économie », de l'autre, « pouvoir » ou « administration ». On est en droit de trouver ces appellations assez fantaisistes. Ce clivage semble en effet trivialement supposer que, dans la production, « l'administration » (soit les dispositifs et les processus organisés) ne compterait pas autant que le marché, et que « l'argent » — non le capital - constituerait la figure conceptuelle significative de l'économie moderne. Cette trivialité renvoie pourtant, quoique de façon inadéquate, à une bipolarité sociale dont, comme on l'a noté, on retrouve la trace dans les principales approches économiques et sociologiques contemporaines. C'est à partir de cette bipolarité, comprise comme celle des « média », que pour sa part Habermas construit ce qu'il appelle le « système social », à quoi il oppose le « monde vécu », dont l'élément est le rapport discursif, au sein duquel il discerne, à titre contrefactuel, « l'agir communicationnel ». Il faut souligner que, quoique ces auteurs n'y fassent pas référence, c'est bien Marx, le premier, qui a mis en avant une telle configuration. « Il doit naturellement y avoir médiation », écrit Marx dans 4. Voir Jiirgen Habermas, Théorie de l'agir communicationnel. Paris, Fayard, [1981] 1987, tome 2, pp. 282 et sq.

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les Grundrisse, I, 28 : Vermittlung muss natiirlich stattfinden. Et il en discerne deux : précisément, le marché et l'organisation. La différence entre les « média » habermassiens et la « médiation » marchande marxienne est que celle-ci est pensée comme facteur de classé. Le marché, dit-il, donne lieu au capitalisme. La faiblesse de l'analyse de Marx est qu'il n'attribue pas le même caractère à l'autre médiation, l'organisation, qui représente à ses yeux, une fois la propriété commune établie, l'espace naturel du discours partagé. C'est là, on l'a vu, la trame même du « grand récit ». La théorie méta/structurelle, on l'a vu, transforme de diverses façons cette matrice, notamment en analysant les deux « médiations » comme les facteurs de classe combinés dans le rapportée classe moderne. Elle discerne dans l'affirmation marchande comme dans l'affirmation organisationnelle une semblable et double prétention sociale, visant à la fois le rationnel et le raisonnable, qui ne peut en réalité se faire valoir comme telle que par l'interférence entre les deux médiations, et qui en implique, selon le schéma habermassien de l'agir communicationnel, une troisième, celle de l'authenticité du locuteur, tout à la fois celle du « je » citoyen et celle du « nous » de la communauté nationale-étatique. La « triple prétention », que Habermas localisait dans le « monde vécu », se retrouve ainsi dans l'immanence de chacune des deux médiations - sous le mode de la prétention discursive immanente qui fait corps avec elle. Il faut, en ce sens, retourner l'énoncé habermassien : ce qu'il appelle le « système »5 est toujours déjà « colonisé », ou mieux, il est toujours déjà, au sens de Derrida, hanté par le monde vécu. En termes théoriques plus adéquats : la structure est toujours hantée par la métastructure. C'est là le foyer d'une « hantologie ». Dans ces conditions, celles de la forme moderne de société, le marché ne peut manquer de se faire valoir comme l'expression même de la démocratie, et l'organisation comme concertation entre tous: deux versions du règne même du discours, d'un discours qui se donne authentiquement comme « nôtre ». Il en résulte d'importantes conséquences 6 . Parler de la métastructure comme d'une « position de libertégalitérationalité », ce n'est donc pas doter la société moderne de valeurs définies, sur lesquelles elle serait fondée. Car il ne s'agit en rien d'une 5. À ne pas confondre ici avec le concept de Système-monde: il manque précisément à Habermas la distinction entre structure et système. 6. Onreconnaîtraà Habermas d'avoir fait plus que tout autre en montrant comment « l'espace public • est consubstantiel à la modernité. Pourtant sa matrice conceptuelle, plus capable de distinguer que d'unir ce qu'elle distingue, semble dépourvue du potentiel dialectique propre à conduire l'analyse à son ternie. Car c'est bien cette dialectique entre discours et médiations qui est concrètement à considérer.

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fondation, mais d'une référence, supposée fondatrice, à la relation illocutoire-, on prétend se traiter selon le régime de la parole, c'est-à-dire comme libres, égaux et rationnels, et cette relation discursive immédiate supposée se donne comme relayée dans les médiations du marché et de l'organisation. Cette prétention n'est jamais posée que dans les conditions où ces médiations sont retournées en facteurs de classe. Mais, on va le voir, elle mérite d'être d'abord considérée comme telle. §315. Capitalisme et socialisme comme règnes supposés de la parole L'édifice supposé contractuel se construit dans le matériau du discours. C'est du moins cela que la société moderne, à mesure qu'elle s'affirme comme telle, déclare d'elle-même. En dernier ressort, le vote, expression de la « voix » de chacun, s'adressant à chacun et à tous, selon des modalités institutionnelles discursivement établies, conduirait à une délibération à laquelle tous sont appelés à prendre une part égale. Versus expression de rapports de force. En dernière instance, la parole commune régirait l'exercice même de la violence au sein de la cité. La démocratie n'est pas invoquée comme le pouvoir du grand nombre, ni de la majorité, ni seulement comme le pouvoir de tous, par opposition au pouvoir de quelques-uns ou d'un seul : elle ne se proclame pas comme la résultante d'un rapport deforce entre eux tous, mais comme régie par des procédures et décisions établies dans la forme d'un discours que tous peuventfaire leur. Tel est l'alpha et l'oméga de toute constitution moderne, même virtuelle. Toutes les subtilités de la théorie politique - de la séparation des pouvoirs à la démocratie participative - n'ont censément d'autre objet que d'empêcher que le rapport de force ne s'insinue dans la relation discursive. A cet égard, le libéralisme et le socialisme sont l'un et l'autre concernés, quoique de façon différente. Le libéralisme conçoit l'ordre public moderne comme « démocratie ». Mais il ajoute qu'une telle situation a pour condition la libre contractualité interindividuelle selon l'ordre du « marché ». « La-démocratie-et-le-marché », comme pure redondance : mot d'ordre censément indivisible (renvoyant à deux moments immanents l'un à l'autre) et autosuffisant, indéfiniment répété par les porteparole patentés. Si l'ordre marchand est ainsi censé entretenir cette affinité identitaire avec la démocratie, s'il est supposé être le vecteur corrélatif de la relation librégale et rationnelle, c'est bien parce qu'il figure pareillement la relation discursive illocutoire. Celle-ci ne se déclare-t-t\\c pas comme telle dans l'échange marchand ? On a vu sur quoi se brise cependant cette figure. 84

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D'une part, au niveau « marchand », cette prétention unilatérale, qui conjoint dans une relation exclusive la démocratie et le marché, présente en effet une contradiction interne, que Marx figure dans le « fétichisme de la marchandise », selon lequel les partenaires se prétendent libres, égaux et rationnels, sous une loi du marché qu'ils posent comme s'imposant à eux. Contradiction pragmatique d'une liberté, qui, en s'énonçant, en s'engageant ainsi pratiquement, se réalise en position d'aliénation. Tel est, on l'a vu7, l'acte de parole, le speech act, du fétichisme: «Je me soumets librement à la loi marchande, qui est celle de la nature sociale humaine. » D'autre part, au niveau où cette relation supposée universellement marchande se découvre comme « capitalisme ». Dans cet échangisme universel - dont le caractère authentiquement équitable et universellement acceptable est censément attesté par la relation contractuelle-discursive qui lui est immanente - la place du salarié, supposé producteur-échangiste, se trouve d'avance assurée. Ce dispositif comporte cependant, on le sait, une articulation occulte (que décrypte l'analyse marxienne en termes de valeur) entre ce que donne et ce que reçoit le salarié, une inégalité par où s'insinue la logique du capital, qui n'est pas celle de l'échange, mais de l'exploitation et de l'abstraction. Le libéralisme, en ce qu'il manque à sa promesse contractuelle, manque à sa promesse discursive. Le marché supposé souverain ne saurait donc réaliser les conditions d'un agir communicationnel, dont pourtant il se prévaut. Mais qu'en est-il du socialisme? Marx, on l'a vu, échoue dans sa tentative pour sortir de la contradiction capitaliste en substituant subrepticement, à cette loi supposée du marché, un principe opposé de planification-concertation, figurant l'ordre manifeste de la rationalité sociale commune. Il opère en réalité une fusion analogue à celle des libéraux en comprenant la planification dans les termes d'une concertation, c'est-à-dire comme un discours concerté, un concert discursif Là où le libéralisme identifie marché et démocratie, le socialisme a semblablement surimprimé organisation et démocratie, où celle-ci désigne le régime de la parole supposée commune. C'est là le thème d'une alternative au marché, où la matrice proposée, celle d'une organisation planificatrice, se présente comme réalisant « l'association » des travailleurs. C'est en ces termes que l'analyse de Marx conduisait à penser la fin de la division entre la « société civile » et « l'État », propre à 7. Cf. supra, chapitre 2.5223.

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la société bourgeoise, une division telle que la première échappe à la volonté générale, et que le second s'érige en institution séparée, en appareil entre les mains de la classe dominante. Et c'est de là que procède le mot d'ordre de l'abolition de l'État, d'un tel État. O ù se cache en réalité la montée en puissance de l'autre pôle de la classe dominante, celui des dirigeants-et-compétents, lui-même pourvu d'une capacité propre de neutraliser le régime de la parole. Bref, ces deux formes de la coordination rationnelle et raisonnable à l'échelle sociale - le marché et l'organisation, facteurs de classe articulés dans le rapport moderne de classe — donnent lieu, chacune à sa façon, à une instrumentalisation de la relation discursive illocutoire supposée. S'il en est ainsi, la domination de classe ne peut être combattue que par une lutte de la classe fondamentale orientée vers leur soumission à un ordre discursif communicationnel, à l'ordre de la parole commune : soumission du marché à l'organisation, par où se marque que ces deux modes, épistémologiquement analogues, ne sont pas socialement homologues, du fait de l'asymétrie métastructurelle (primauté de légitimité de l'entre-tous sur l'entre-chacun), et soumission de l'organisation au discours commun, avancée dans la forme communicationnelle. Cette exigence appartient comme telle à l'essence même de la modernité, pour autant qu'elle comporte la prétention d'un autogouvernement par la parole. Il ne s'agit pas d'abolir le marché, ni l'organisation, qui sont nos ressources sociales communes. Mais de les abolir comme facteurs de classe, — ce qui ne peut cependant procéder que d'une lutte de classes. Et cette lutte est en quelque sorte irrécusable dans l'enceinte de l'État-nation. Mais elle ne peut elle-même s'affirmer que dans une intime relation avec le discours, comme lutte toujours idéologique en même temps que pratique. Depuis qu'existent des classes, il y a des « luttes de classes », impliquant l'idéologique ; et elles sont à distinguer des guerres, qui sont des conflits entre communautés. Mais un concept de « lutte » est propre à la forme moderne de société. Il suppose une articulation entre l'usage de la force et une universalités faire advenir, au sens d'un ordre exigible par tous, contre un inacceptable régnant : un universel requis au nom de son argumentabilité possible, et non d'une transcendance. O n a bien sûr de tout temps admiré les êtres courageux qui risquent leur vie au nom de la justice ou du bien c o m m u n dans des affrontements.de classes. Mais la « lutte sociale », au sens moderne est historiquement définie par le contexte des relations spécifiquement modernes de classe. Elle implique un horizon universel, qui l'inscrit dans une histoire humaine commune. La prétention de discursivité 86

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est une prétention d'universalité. Cette lutte n'exclut pas la violence. Mais celle-ci n'est pas son recours propre. Elle ne lui vient qu'en réponse aux violences de la classe dominante, qui réprime toute émergence pacifique d'un rapport de force dont elle perçoit la menace politique. Lorsque le peuple en vient à prendre les armes contre l'adversaire de classe, cela découle de ce que cette lutte « structurelle » se trouve impliquée dans un affrontement « systémique » (colonial, ethnique) ou dans un rapport de classe pré-capitaliste (féodal, tribal), ces deux (acteurs étant souvent entremêlés, vu que la domination capitaliste fait volontiers affaire avec les dominations précapitalistes. Il existe certes aussi une violence propre à la pure domination bourgeoise, dont les deux pôles se redistribuent les cartes. Violence marchande de la paupérisation, de l'expropriation, de l'usure jusqu'à la corde de la force de travail, de la mise au rebut du travailleur qui n'apporte pas le maximum de profit, de l'hypocrisie paternaliste, de la corruption, jusqu'à l'esclavagisme. Violence organisée-et-compétente, policière et symbolique: violence du taylorisme et du toyotisme, de l'endoctrinement et de l'enrégimentement, de l'hygiénisme et de la police des mœurs, de l'enfermement et de l'exclusion. Violence de l'harmonie préétablie entre ces deux violences, marchande et organisationnelle. L'État-nation peut, il est vrai, devenir le théâtre d'une violence « totalitaire » à l'encontre de sa population, ou d'une violence « populaire » à l'encontre d'un ennemi ethnique supposé, jusqu'au génocide. Ces formes de violence s'analysent à l'interface du structurel et du systémique. Si « l'exception est la règle », c'est au titre de cette interface. Elle n'est pas la règle interne de l'Étatnation. Celui-ci, du moins lorsqu'il est fermement établi comme tel, développe une logique d'oppression de classe qui tend à faire émerger dans son enceinte un champ de force déterminé dans lequel la guerre au sens propre, orientée vers la neutralisation armée d'un adversaire collectif, et au besoin de son anéantissement, tend à se résorber dans les termes de la lutte sociale, au regard de laquelle, comme Gramsci l'a génialement perçu, l'affrontement idéologique occupe une place centrale. §316. La parole entre sujets dotés d'une Lingue nationale Cette relation discursive renvoie comme telle aux deux pôles de l'entre-chacun et de l'entre-tous : intersubjectivité et communauté. 1. Le pouvoir d'État n'est pas un pouvoir de l'État, compris comme une institution autonome. Il est une affaire de classe, et « l'autonomisation de l'État » en est un cas de figure8. Mais il n'est 8. Voir Explication et Reconstruction du Capital, pp. 253-254.

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pas non plus simplement le fait d'un appareil d'État entre les mains d'une classe dominante. Ni seulement le lieu d'un rapport de force entre les classes. Car l'État-nation n'est pas système, mais structure de classe. Il est méta/structuré: la métastructure est posée dans un rapport de classe fondé sur des facteurs de classe, marché et organisation, qui sont des médiations, n'existant que dans leur référence à l'immédiation discursive. L'instance étatique, donc, en fonction d'un clivage de classe qui donne lieu à des corps et groupes sociaux plus ou moins stables, capables de s'ériger par agrégation en subjectivités collectives, est un lieu d'affrontement dans lequel ce sont concrètement des sujets de pratiques et de discours qui s'affrontent, faisant parler l'État, sous l'invocation d'un « nous ». Ainsi les « rapports de classe » supposent-ils des « relations de classe » - encore un chaînon manquant de l'analytique marxiste. J'entends par là les relations entre les sujets concernés, entre chacun et entre tous, en tant qu'elles relèvent des rapports de classe. Ce sont les deux médiations, facteurs de classe (qui ne connaissent pas les classes, comme Marx y insiste à propos du marché, mais seulement les individus), qui encadrent de telles relations, mais toujours au risque critique de l'immédiation discursive, qui naît à leur interférence 9 . Dans le rapport de classe, ce sont toujours aussi des sujets qui entrent en relation, se rencontrent comme tels, diversement associés sous l'égide de la « parole » qu'ils échangent censément mutuellement, forts ou faibles des droits dont ils sont dotés. Dans l'affrontement de classes ont lieu des processus de masse, tels que loi de circonscription, nationalisation, décision d'investissement ou de délocalisation. Ce sont là des faits de pouvoir de certains groupes de personnes, parlementaires ou actionnaires, sur d'autres. Mais de tels faits ne se produisent pas sans une multiplicité de transactions de pouvoir entre des sujets qui s'interpellent, s'opposent, ou se coalisent, ou se soumettent, ou se résistent. Face au pouvoir dominant, il n'y a pas seulement une capacité de résistance : à chaque moment, la « résistance » réagit sur le « pouvoir », commande ses stratégies, l'oblige à interpréter et à incorporer une puissance qui vient d'en bas et qui se multiplie en bas. Si la « multitude » est multitude et non agrégat, si elle est multiple, c'est 9. On se souvient que Marx, dans la Section I du Livre I du Capital, dans ce premier moment, méta/structurel, de l'exposé, ne connaît encore que des individus sur un marché. L'analyse qui suit à la Section III, celle du salariat, ne renvoie pas au statut d'apparence cette instance contractuelle interindividuelle. L'État se trouve impliqué dans la relation de chaque employeur à chaque employé, en fonction d'un certain état du rapport de classe, qui Fait par exemple que la règle est celle du CDD ou celle du CDI : dialectique entre rapport (holiste) de classe et relation (individuelle) de classe. Sous ce terme de « relation de classe », je désigne les relations entre individus en tant qu'elles relèvent des rapports de classe.

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parce que le rapport de classe est en même temps une relation entre subjectivités - c'est là une forte intuition de Negri. L'hégémonie est le mode actif-passif diffus de cette incorporation. L'Etat comme appareil, au sens de l'ensemble des lieux de contrôle et de commandement qui le constituent, dotés du corps des dirigeants qui occupent ces hautes positions, n'est pas le lieu matriciel du pouvoir. Il concentre un pouvoir qui, en fonction du rapport de classe au sein de la société, existe sous forme de micro-relations entre des individus (agrégées diversement selon la diversité fluctuante des fonctions sociales) qui s'affrontent et se résistent mutuellement. Le pouvoir n'est pas là-haut. Il est une affaire de classe. C'est-à-dire infiniment diffuse, en même temps qu'abruptement clivée en deux. Tout à la fois micro et macro-relation. L'analyse métastructurelle, en ce qu'elle relie les rapports de classe aux médiations, c'est-à-dire aussi à des relations entre les sujets, fournit ainsi l'articulation dialectique entre holisme et individualisme: entre marxisme et foucaldisme, si du moins l'un n'était que holisme et l'autre qu'individualisme. Si le pouvoir de classe n'est pas un pouvoir de l'Etat, c'est parce qu'il n'existe que sous la forme de positions interindividuelles de pouvoir propriétaire marchand ou de pouvoir organisationnel et culturel, croisés de façons diverses : du pouvoir patronal au pouvoir médical, policier, patriarcal, intellectuel, administratif, etc. Le pouvoir, chose éminemment singulière, se joue sur le terrain du « je » et du « tu », d'un « nous » qui collectivise « je » et « tu » - celui sur lequel s'affrontent, au chapitre 10 du Livre I, autour de la « journée de travail », le capitaliste et le salarié, « droit contre droit ». Il ne se comprend qu'en termes de classe, car c'est le rapport de classe qui détermine les conditions formelles et substantielles de son exercice, le mode et l'enjeu global de relations interindividuelles. L'Etat, au sens (institutionnel) ordinaire, est le lieu, imaginaire et réel, où le pouvoir se résume et se concentre, et s'exerce sous cette forme concentrée. Mais le pouvoir est en même temps à considérer dans toute sa dissémination intersubjective, se déclinant en soumissions, résistances, complicités, menaces, mépris ou solidarités, en même temps que division, écartèlement de chaque subjectivité, interpellée en divers sens, à divers « titres », sous divers « noms ». L'interpellation dont parle Althusser n'existe que comme inter-interpellation pratique: acte de parole inhérent à toute pratique sociale, dans son amphibologie, tout à la fois répétition, interprétation, anticipation. 2. L'entre-chacun moderne implique un entre-tous d'un autre

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type que les anciennes communautés, religieuses ou ethniques: la communauté nationale-étatique. Celle-ci s'analyse dans les termes de la théorie métastructurelle. L'État moderne est en même temps « nation » parce que, selon la bifacialité de sa structure, les relations politiques et économiques sont étroitement immanentes l'une à l'autre et parce qu'elles se déploient selon la bipolarité des deux médiations (marché/organisation), à l'interférence desquelles la parole immédiate affirme sa prétention souveraine: la prétention d'une souveraineté qui serait, comme telle, celle de la nation se constituant elle-même, et non celle de l'État. Au terme d'un processus qui court sur plusieurs siècles, l'État-nation moderne s'impose effectivement, élément constitutif de la « forme moderne de société », à partir de la fin du XVIII e siècle en Europe et du XIX e siècle en Asie, selon des trajectoires contrastées. Les travaux de Benedict Anderson et d'Eric Hobsbawm fournissent ici des points de repère décisifs 10 , qui méritent d'être particulièrement considérés dans l'hypothèse selon laquelle l'État-monde constitue la suite et fin de l'État-nation. Anderson a, entre autres, mis en lumière le rôle décisif de l'imprimerie en langue vulgaire aux XVI e et XVII e siècles en Europe dans la constitution de la conscience nationale et de la bureaucratie nationale (et l'on verra que la diffusion soudaine du papier a déjà joué un rôle analogue à l'échelle de l'État-cité italien du XIII e siècle, première modernité occidentale). Ni les langues anciennes de haute culture, ni les langues sacrées, quoique fort répandues, n'étaient appropriées à ce nouveau régime politique. Mais bien plutôt ces « langues d'imprimerie », proches du vernaculaire, dans lesquelles des « élites » déjà s'inter-lisaient, alors qu'elles ne pouvaient encore guère converser entre elles. Langues de mobilisation et de participation populaires dans la société de la conscription obligatoire et du suffrage universel (masculin). Langues d'organisation et d'hégémonie, plus que de marché: la langue nationale a toujours été la passion des dirigeants-et-compétents. Hobsbawm fait apparaître que la « nation » se constitue comme une communauté de destin dans le processus même de la construction de l'État moderne. Les anciennes communautés, sur leurs sites supposés ancestraux, ne sont pas, en dépit des mythes, les mères de la nation. Certains États-nations modernes, diversement peuplés, se sont constitués à partir d'un État plus ancien ; d'autres s'appuient sur 10. Benedict Anderson, L'Imaginaire national, Paris, La Découverte, 1996 [1983], Eric Hobsbawm, Nations et nationalisme depuis 1780. Paris, Gallimard, 1992 [1990].

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un contexte écologique approprié (par exemple, insulaire) ; d'autres encore s'inscrivent dans des frontières plus artificielles, résultant de conflits internationaux ou de découpages coloniaux. O n a souvent plus ou moins affaire à un mixte de ces diverses circonstances. Et pour que naisse une nation il faut que certaines conditions économiques et géographiques soient données. Mais l'élément symbolique dans lequel se déploie ce processus politique ne relève ni de l'ethnie, ni de la religion ni de la mémoire historique du groupe concerné : il est de nature linguistique. La nation se construit à mesure qu'émerge une languie nationale, comprise par le plus grand nombre. Dans l'espace européen, il s'est le plus souvent agi d'un idiome artificiellement construit à partir d'une langue vernaculaire prédominante. Ailleurs, une langue moderne d'origine étrangère, par exemple l'anglais ou l'espagnol des colonisateurs, ou bien, comme dans le cas de l'arabe, une langue commune à un espace plus ancien de culture, mais reconstruite dans le processus de construction nationale, ont pu remplir les mêmes fonctions. Dans tous les cas, il s'agit d'une « langue parlée de masse », passant à l'écrit et diffusée à travers l'instruction publique et l'usage administratif imposé. C'est une telle langue qui est requise pour l'économie, la technique et la politique au sein de la nouvelle société. Seuls les espaces ainsi dotés-dotables d'une telle langue nationale sont éligibles comme Etats. Les identifications culturelles (ethniques) ou religieuses, souligne Hobsbawm, ne jouent pas de rôle fondateur; elles interviennent après coup en fonction de problèmes intérieurs à l'État-nation. Le présupposé métastructurel d'un « règne de la parole » se vérifie ainsi dans le fait que la communauté nationale a pour réquisit fondamental l'existence d'une langue commune parlée par l'ensemble de la population. L'État-nation moderne, au terme (provisoire) d'une tendance séculaire, suppose un territoire qui puisse être administré, contrôlé et défendu dans les formes modernes, une population définie, dénombrée et individuellement identifiée, qui l'habite comme étant le sien propre, et une loi qui puisse effectivement se donner comme le fait de tous, supposés égaux. Qu'il en soit effectivement ainsi est évidemment une autre affaire. Mais la langue commune est attendue comme le support de la « parole », par laquelle sur ce territoire le peuple fait censément la loi, c'est-à-dire instaure un ordre d'argumentation entre tous en termes de prétention à l'efficacité ( 1 ) et à la légitimité (2) dans les fonctions étatiques (politiques, administratives, économiques, techniques, scientifiques et culturelles) modernes.

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C'est à cette condition que se trouve constituée et reproduite une communauté à laquelle les citoyens puissent s'identifier (3). On retrouve ici les trois réquisits - vérité, justesse et authenticité - qui définissent « l'agir communicationnel », ici déclaré. C'est dans ces conditions que se constitue un « nous » référé à cette condition nationale-étatique, dans lequel s'expriment un sentiment national et une loyauté civique, sur fond d'universalisme. Aux limites du territoire national pourtant se tient l'ennemi ; aux confins de la planète, nos capitaux nationaux et nos armées nationales ont reconnu leurs cibles. C'est là l'autre dimension de la modernité, à l'échelle de laquelle prévaut un ordre tout autre. La distinction entre la nation et le monde serait rassurante si structure et système n'étaient pas immanents l'un à l'autre. II reste que, pour comprendre cette co-imbrication, il est essentiel d'avoir d'abord fait la différence entre eux. Il faut avoir contemplé, dans son drapé métastructurel, l'ange national pour saisir la bête impériale. Il finira par apparaître qu'il s'agit d'un seul et même être.

3.2. La modernité comme barbarie: l'héritage ambigu de Cari Schmitt La problématique de la classe et de la lutte de classes devient en effet elle-même une fiction idéaliste dès lors qu'elle se donne comme la matrice générale des contradictions de la société moderne, quand, par exemple, on prend à la lettre cet adage marxien célèbre, selon lequel « l'histoire est depuis toujours l'histoire de la lutte des classes ». La condition sociale de l'homme moderne ne se résume pas à la domination de classe, qui, impliquant une inter-interpellation, laisse toujours quelque chance à la parole, jusqu'à ceux à qui on la refuse - car il leur vient immanquablement l'idée de la prendre. Tout aussi caractéristique et définitoire de la modernité est la violence « systémique » : celle qui ne relève pas immédiatement de la structure de classe, mais du système-monde. Ici s'éteint la prétention d'un régime de parole. Je voudrais donc, dans ce qui suit, suggérer que la figure moderne État-nation, à mesure qu'elle s'affirme et se généralise, a pour contrepartie une version nouvelle du « système ». La paranoïa nationale, l'identification forcenée aux siens, a pour envers une inter-hostilité spécifique qui va radicaliser \'économie-mcmàc en système politiquemonde, de la colonisation du XVIe siècle à l'impérialisme des XIXe et XXe siècles. Cette dimension était particulièrement soulignée 92

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chez les théoriciens du tiers-mondisme. Elle signifie à mes yeux qu'il est essentiel d'identifier un concept spécifiquement moderne du « système », une spécificité du Système-monde moderne, qui n'est intelligible qu'à partir de l'Etat-nation moderne. §321. Cari Schmitt: malaise entre les nations La philosophie politique moderne a consacré l'Etat-nation comme le foyer théorique par excellence, où se forgent tous les concepts qui la constituent : la volonté générale, les citoyens libres et égaux, la souveraineté, la démocratie, la légitimité, le droit, le suffrage universel, la justice, la « police » (au sens ancien du terme), la division des pouvoirs, etc. — le rapport entre les nations se trouvant ainsi négativement posé comme « état de guerre ». Elle a pu chercher, avec Grotius, à limiter la guerre, avec Rousseau, à neutraliser la catégorie d'ennemi (ce ne sont pas des citoyens, mais des États qui se font la guerre), avec Kant, à définir les voies propres à assurer son abolition. Elle s'est employée à concevoir un ordre de coexistence entre les nations, permettant notamment la circulation des marchandises et des personnes, des écrits et informations. Elle a ainsi contribué à l'émergence d'un droit international. Mais elle n'est pas parvenue à établir la nature spécifique de la relation entre la forme structurelle moderne de société et l'hostilité systémique existant entre les nations. Le marxisme classique, par contre, propose un principe d'interprétation. Il part, on le sait, d'une domination de classe impliquant un pouvoir d'État correspondant. Les rapports marchands capitalistes, traversant les frontières, transportent avec eux leur potentiel d'exploitation, et donc aussi le même besoin d'un rapport de force approprié, mais dans un autre contexte. L'expansion du capitalisme repose certes sur une dynamique économique. Mais tout autant sur la puissance armée des États colonisateurs, identifiés comme les agents d'un capital contre lequel les prolétaires de tous les pays sont appelés à s'unir. « Le capital », qui fait ainsi la relation entre l'intérieur et extérieur, la partie et le tout, le national et le global, est proprement le concept de la totalité. Il donne du reste son titre à l'ouvrage fondateur. L'impérialisme en vient à se trouver défini comme un stade du « capitalisme », concept total de l'histoire moderne. Le marxisme classique tend ainsi à donner aux catégories de la structure (de classe) une primauté sur celles du système (monde), à faire de la structure de classe capitaliste la matrice même de la société moderne. La lutte de classes est la considération suprême, dans laquelle prennent place la guerre, la colonisation, l'esclavage. Mais la classe, dans cette 93

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mesure précise, occulte la « race » : c'est là, on le sait, le reproche des décolonisés aux Internationales. On peut naturellement avancer que cette posture du marxisme classique tient au fait qu'il soit apparu au sein du monde occidental, et non dans le champ des colonisés. Dans cette mesure, l'approche en termes de système-monde, issue du tiers-mondisme, qui substitue au thème des deux camps (capitalisme versus socialisme), la figure Centres-périphéries, celle d'une totalité plurielle et inégale, suffirait à corriger le tir, manifestant comment les deux rapports de domination, le capitaliste et le colonial, viennent à s'incorporer l'un en l'autre. Je me propose d'argumenter que cette correction n'a pas l'efficacité qu'on lui prête, et qu'il faut pousser plus loin, en s'appuyant sur l'analyse métastructurelle, la critique du marxisme classique. A cet égard, un premier détour par Cari Schmitt, dont nous retrouverons aussi la trace plus loin, me semble éclairant. §322. Adversaire de classe, ennemi de classe Ici, en effet, surgit précisément Cari Schmitt, qui retourne la problématique, faisant du couple ami/ennemi - soit des catégories de la guerre - le concept premier de la philosophie politique, celui qui définit «le critère du politique», son essence même11. Il s'agit bien là d'une critique radicale de la philosophie politique moderne. Non seulement du libéralisme, mais aussi du marxisme. Il part de la communauté nationale comme de la valeur existentielle suprême pour les individus, la seule pour laquelle on peut l'inviter à sacrifier jusqu'à sa propre vie. Il trivialise ainsi, dans son écrit de 1932, la lutte de classes comme une « lutte de partis » parmi d'autres au sein des sociétés. Il en vient cependant, trente ans plus tard, à considérer cette lutte comme essentielle à partir de l'époque (celle du communisme, de Lénine à Ho Chi-Minh) où elle prend les armes et peut être identifiée comme une vraie guerre, tournée contre de vrais « ennemis de classe »12. Les catégories de classe et de race ont convergé au moment où s'est affirmée une autre communauté existentielle : la (fallacieuse) patrie universelle du communisme. Le couple ami/ennemi se trouve à nouveau au poste 11. Cari Schmitt, La Notion de politique. Théorie du partisan, Paris, « Champs », Flammarion, 1992. Ces deux textes, le premier de 1932, le second de 1962, rassemblés en un seul volume, présentent une remarquable continuité conceptuelle. 12. Ibid. Lénine définit « l'hostilité absolue » contre « l'ennemi absolu »: « l'ennemi de classe, le bourgeois, le capitaliste occidental », p. 258. Et Mao : « hostilité de race tournée contre l'exploiteur colonialiste blanc, hostilité de classe tournée contre la bourgeoisie capitaliste, hostilité nationale opposée à l'envahisseur japonais de même race », p. 265. En tout cela, c'est bien, pour lui, la guerre qui définit la relation « politique » essentielle, que le communisme redouble sur le terrain colonial où nation et classe viennent à se cumuler.

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de commandement, t'.ennemi a absorbé l'adversaire de classe. Mais c'est bien, dans son esprit, le premier qui l'emporte, puisque à ses yeux un nouveau « Nomos de la terre », un nouvel ordre pacifique, ne peut provenir que de sa division en grands empires, chacun déployant son propre espace autosuffisant. On peut douter de la solution proposée. Mais aussi reconnaître que la catégorie ami/ennemi pose problème à une approche qui voudrait faire de la « classe » le concept universel, dominant tous les autres. S'il faut, en réalité, distinguer entre ces deux concepts, c'est, à mes yeux, parce qu'ils correspondent à deux dimensions de la modernité : la structure de classe et le système du monde. Il ne s'agit pas du simple fait, donné à l'observation, que le capitalisme existe sur la base d'Etats indépendants. Tout le défi théorique est de prendre la mesure d'un autre fait, que seule l'analyse métastructurelle permet de « produire », à savoir que ces deux dimensions — structure et système - sont co-constitutives de la forme moderne de société en ce qu'elles dessinent une unique configuration. Le point décisif, et inaperçu, qui doit ici guider notre analyse est qu'il existe entre ces deux dimensions un ordre conceptuel de nature séquentielle. Car c'est la structure qui constitue la clé du système-monde. Et non l'inverse, au sens où le tout expliquerait la partie. Tel est bien le sens de la démarche marxiste classique, mais sur une base qui table essentiellement sur la propriété qu'a le capital, le rapport marchand capitaliste, de transcender lesfrontières.Je proposerai de partir au contraire des réquisits de la structure moderne de classe en tant qu'elle implique la forme État-nation: c'est-à-dire la propriété de constituer des frontières. On ne peut comprendre le système (des États-nations) qu'à partir de la structure (de classe), au sens où celle-ci implique, on l'a vu, la forme État-nation et sa clôture territoriale. La totalité capitaliste ne sera méta/structurellement constituable qu'à une ère technologique définie, qui n'émergera qu'à la fin du XXe siècle. Elle ne pouvait donc historiquement apparaître comme un espace rassemblé sous une volonté étatiquement unifiée, mais seulement comme un ensemble pluriel, une pluralité systémique d'Etats-nations. Soit sous les espèces d'entités nationales-étatiques plurielles, entre lesquelles les prétentions de la métastructure ne sont pas présupposées. C'est dans ces conditions que prévaut, au sein du Système-monde comme totalité, la potentialité d'une violence qui n'a pas à se justifier dans une relation de symétrie devant ceux sur lesquels il s'exerce, et contre laquelle, faute de pouvoir prendre la parole, il ne reste qu'à prendre les armes. 95

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Mais structure et système n'existent qu'articulés entre eux, immanents l'un à l'autre. La logique du tout pervertit la partie. Elle fait des nations les plus puissantes des communautés dont la passion nationale est l'emprise sur les autres. La barbarie n'est donc pas un « trait » externe de la modernité : elle appartient constitutivement au système, et par là aussi à la structure. Autant que par le pacte qui censément l'institue, la nation se définit donc par la guerre, qui est la condition habituelle de la constitution et de la défense d'un espace national. Voilà ce que la conscience nationale refoule en le naturalisant. La violence homicide de classe, surtout si elle vient d'en bas, est imputée à une responsabilité humaine et présumée criminelle; celle de la guerre est attribuée à la nature des choses. Elle s'invisibilise. À la différence des dictateurs, à qui il arrive d'avoir la mauvaise idée de mettre à mort leurs propres concitoyens, les conquérants, qui se bornent à tuer les étrangers, sont généralement vénérés comme des héros, voire comme les pères de la patrie. Le patriotisme français exècre Robespierre et adore Napoléon, et, en celui-ci, non l'héritier de la Révolution, mais le chef de guerre. Le premier résume, dans la mémoire collective asservie — produit et condition d'une hégémonie d'en haut —, les « horreurs » de l'époque, celles de la lutte de classes. Le second, exterminateur sans égal en son temps, est absous de ses crimes. Il illustre le miracle innocent de la patrie. C'est dans ces conditions qu'apparaît entre entités inégales une affinité entre domination de classe et domination d'une nation sur une autre. Les frontières, en effet, n'empêchent pas les relations marchandes. Les flux d'échanges et de pillages qui s'instaurent en fonction des spécialisations nationales et rapports de force ont une importance historiquement décisive du fait des diffusions de techniques et de l'accumulation de patrimoines capitalistes qu'ils génèrent. Et ils sont bien de quelque façon toujours organisés. Mais l'organisation n'est pas supposée ici se référer à une volonté commune entre individus libres et égaux. La souveraineté territoriale mutuellement reconnue tient à la terreur que les États s'inspirent mutuellement. Une relation plus ou moins pacifique entre les nations, sanctionnée par des traités, repose sur un équilibre plus ou moins précaire entre les parties en présence. C'est dans ces limites que s'établit un « droit international », d'abord valable entre les États européens, fondé sur les principes du respect mutuel de la souveraineté territoriale, et de la liberté du commerce et des échanges. Un « droit de la guerre » s'établit, entre puissances centrales, à la mesure du sentiment partagé qu'au-delà de certaines limites la violence est contre-productive, même en termes de dominadon, et ses effets imprévisibles. L'inégalité 96

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réelle entre ces entités suscite dès le commencement une tendance à s'affranchir d'un tel droit. D'autant que le système-monde est une relation non seulement entre des nations, mais aussi avec des non-nations, que l'impérialisme « découvre », produit et reproduit indéfiniment comme telles. La paix coloniale n'est rien d'autre qu'une guerre instituée. Quoique le rapport de classe ne soit pas un clivage ami/ennemi, la notion d'« ennemi de classe », repérée par C. Schmitt, possède donc malgré tout une redoutable consistance réelle. Le système impérialiste se réfractant dans la structure de l'Etat-nation, les deux figures, de l'adversaire et de l'ennemi, tendent à n'en former qu'une seule. La nation tout entière se trouve engagée dans la domination nationale de classe. Ce qui ne peut manquer de brouiller le clivage entre structure et système, adversaires et ennemis, et de faire surgir des peuples-classes et des classes racisées. Bref, parce que la modernité capitaliste présente cette double dimension - structure de classe moderne (donc État-nation) et système du monde (comme ensemble hiérarchisé des États-nations) — qu'il ne peut, comme le voudrait Schmitt, y avoir un seul* principe politique », qui serait le couple ami/ennemi. L'intervention de Schmitt révèle cependant, au sein de la philosophie politique héritière de Marx, une faille qui me semble être restée inaperçue. Celle-ci tient à une certaine abstraction territoriale qu'autorise le concept de « mode de production », concept fondateur du matérialisme historique. On examinera au chapitre 8, la crise profonde qui en découle pour le marxisme dès lors que ce concept abstrait de structure sociale se trouve confronté au concept concret de système (toujours particulier), tel qu'il se trouve aujourd'hui réélaboré dans le contexte de l'histoire globale. Une crise sur le terrain de la « science sociale ». Je me limiterai dans ce chapitre, prenant le Système-monde moderne dans sa dimension de configuration politique ou spatiale, à la crise philosophique. Je me propose donc de tenter, avec l'aide paradoxale de C. Schmitt, d'élucider la teneur de cette « abstraction ». Celle-ci n'est nullement propre au marxisme. Elle relève, au contraire, de ce qu'il n'a pas su, à ce jour, soumettre à sa critique : elle relève d'un refoulement commun, inhérent à la forme moderne de société. C'est-à-dire tout autant un aveuglement collectif tant à l'égard du passé que de l'avenir. §323. Une critique « schmittienne » du concept marxien de société capitaliste . S'agissant de notre époque historique, celle des « sociétés où 97

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règne le mode de production capitaliste », pour reprendre la première phrase du Capital, Marx utilise diverses dénominations, notamment, dans la préface du Livre I, celles de « société bourgeoise » ou de « société moderne » : je la désignerai ici, conformément à un usage devenu courant (et quoique que cette désignation soit fâcheusement « unipolaire »), comme la « société capitaliste ». Il a en vue une structuration sociale particulière comprise comme l'articulation d'une « infrastructure économique » et d'une « superstructure » (juridicopolitique et idéologique) spécifiques 13 . Je proposerai, au §324 une critique métastructurelle de ce concept 14 . Mais je voudrais d'abord le reconsidérer à partir de la vision de Schmitt. 1. Le défaut du concept de société défini à partir du « mode de production capitaliste » est en effet, me semble-t-il, de manquer la dimension concrète, spatiale, géographique, de l'objet qu'il désigne. O n ne peut pas se contenter de dire qu'il est dans la nature du concept d'être ainsi abstrait-, qu'il s'agit là d'un type de société, celui « où prévaut le mode de production capitaliste », dont on doit ensuite examiner les cas particuliers. Car, ainsi construit, le concept est inapte à définir un objet qui n'existe que dans une singularité territoriale. C o m m e le note très justement G. Arrighi, le programme du Capital n'est pas celui de la Richesse des Nations : il n'englobe pas l'étude de la relation entre les nations, il s'en tient au rapport entre les classes15. Il fait conceptuellement abstraction des nations; et il peut ainsi se dérouler jusqu'à son terme, l'abolition de la propriété privée des moyens de production et du marché. Le concept marxien de société capitaliste, défini à partir du « mode de production capitaliste », renvoie ainsi simplement au capitalisme, qu'il aborde dans sa pure abstraction structurelle et dans ses tendances générales. Et cela même si Marx n'utilise pas ce terme abstrait de « capitalisme ». Or, en cette abstraction précisément, se cache quelque chose de fatal; 14. Le concept de métastructure, on l'a vu, définit une relation c/'/mmanencedialectique, entre ces termes, par opposition avec les représentations que l'on attribue en général sommairement au marxisme, soit d'un rapport de « fondation » de la seconde sur le premier, soit d'une corrélation fonctionnelle. 15. L'approche méta/structurelle analyse les deux « facteurs de classe » modernes, marché et organisation, comme des formes « rationnelles ». Elle jette ainsi un pont entre « forces productives » et « rapports sociaux de production », lesquels sont en effet des formes sociales à rationalité productive. Elle conduit donc à reconsidérer certains éléments du matérialisme historique. Les médiations - marché et organisation - concernent la maîtrise non de la nature, mais des relations sociales d'échange et de coopération. Elles ne sont pas des « rapports de production » au sens de rapports de classe, n'étant que des facteurs de classe, dispositifs sociaux primaires. Des savoir-faire sociaux. Le marché est la forme accomplie du rapport d'échange, par généralisation de celui-ci. L'organisation est la forme accomplie de la coopération par la distinction des fonctions et leur hiérarchisation rationnelle. Je laisse ici de côté la question du « don ». immense territoire de Marcel Mauss à Maurice Godelier et au-delà. 16. Giovanni Arrighi. Adam Smith à Pékin, Paris, Max Milo, [2007) 2009, p 110.

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car le rapport moderne de classe implique l'État moderne, l'Étatnation territorial singulier. La structuration moderne de classe est, diversement, mais toujours, territoriale. C'est là une donnée de fait. Il y a là, au cœur de la théorie, un obstacle épistémologique, qui requiert une critique qui peut se réclamer de Schmitt, même si celui-ci ne parvient pas à identifier correctement le problème qu'il soulève. Il s'attache en effet quelque chose d'essentiel au fait que le capitalisme (moderne), plus exactement la forme moderne de société, n'ait jamais existé que sur des territoires définis : une contradiction interne, qui détermine intimement la forme moderne de société. Il s'agit là d'une contradiction « réelle », par laquelle quelque chose se trouve ignoré, refoulé. Ce refoulé, qui travaille cette société, ne pourra être clairement identifié que lorsque l'on en viendra à la question de l'État-monde. Mais il se profile déjà dans le moment du Système-monde, qui est celui de la réflexion schmittienne. Car il ne suffit pas de distinguer entre structure et système comme entre deux arrangements spatiaux hétérogènes, celui de la partie, l'État-nation, et celui du tout mondial, - dont la spatialité même est, dans un cas, méta/structurelle, et, dans l'autre, systémique. O n ne peut s'en tenir à cette factualité du système, à ce « fait » de la pluralité antagonique des État-nations. Cet antagonisme, systémique, entre États particuliers, cache en effet une vraie contradiction, d'une tout autre nature, qui concerne l'État particulier lui-même. Il s'agit du fait que, dans l'Etat-nation, un universel s'énonce dans la forme du particulier. C'est ce qu'a bien vu H. Arendt. Mais l'analyse méta/structurelle permet de pousser plus loin le raisonnement. L'affirmation que tout est, dans le principe, également à tous - immanente au présupposé métastructurel du « pacte » rationnel-raisonnable national moderne, réalisé, il est vrai, en son contraire dans la forme de son instrumentalisation de classe - se fonde paradoxalement sur une appropriation originaire arbitraire d'un territoire défini, par une population particulière définie, qui exclut tout autre comme « sans-part » sur ce commun. Péché originel de la nation : propriété commune des uns fondée sur la forclusion des autres. Propriété unilatéralement déclarée par un « nous » promu en ultime instance. Dans la forme moderne de société, il y a ainsi, me semble-t-il, une double reconnaissance (méconnaissance). Car en même temps que l'on se reconnaît (méconnaît) comme libres, égaux et rationnels, interindividuellement et entre tous, dans notre interaction nationale (propriété, droits...), on se déclare corrélativement maîtres exclusifs du territoire sur lequel se donne cette scène : on s'approprie ce terri99

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toire. C'est à condition d'être ainsi métastructurellement reconstruit que l'héritage marxien rencontre, en ce point où la société capitaliste se trouve définie comme Etat-nation, les arguments de Cari Schmitt: au commencement est la loi territoriale constitutive de la nation et de l'ordre mondial des nations, le nomos de la Terre. Et ce nomos relève d'un « nehmen » : d'une prise de possession. Telle est, incontournable, la condition sociale de l'humanité moderne. Dans la forme moderne de société, il y existe ainsi deux modes de propriété, l'une privée, l'autre nationale-étatique. Celle-ci consiste dans la prétention reconnue de tout État-nation historiquement assuré comme tel à détenir son territoire, sa part du monde, tout comme tout individu détient sa propriété à lui. Dans le rapport structurel, elle constitue, au sein de l'État-nation, une propriété éminente, qui se vérifie amphibologiquement comme telle dans la lutte moderne de classe lorsqu'il s'élève en son sein l'exigence d'une appropriation « sociale » (et l'on devine ce que le « socialisme » cache sous ce terme) des moyens de production 16 . Dans le rapport systémique entre États-nations, elle se manifeste comme propriété exclusive. La paix, dans la mesure où elle existe, n'est rien d'autre qu'une reconnaissance mutuelle de propriété nationale. D u fait cependant que les rapports de marché transcendent les frontières notamment sous forme d'implantations capitalistes, propriété structurelle et propriété systémique sont imbriquées dans un conflit qui culmine, on le verra, dans la contradiction entre Système-monde et État-monde. 2. Il reste, et c'est là le point décisif, à déterminer plus précisément pourquoi la conceptualité du marxisme classique ne permet pas de considérer l'État-nation comme problème conceptuel. A mes 17. Il y a bien une réalité de l'appropriation éminente. U propriété privée moderne n'est pas cette faculté absolue, attribuée au droit romain, d'user et d'abuser de ce que l'on possède - la lutte moderne de classes le lui rappelle régulièrement. Dans son sens primordial, la propriété désigne l'usage socialement reconnu de la chose La communauté politique peut interdire l'appropriation de telle ou telle chose, s'approprier tel ou tel bien privé dans des conditions constitutionnellement établies, soumettre l'usage des biens privés à des conditions publiques qui déterminent des droits de propriété, au sens primordial, à d'autres que le propriétaire. Le droit de grève donne aux salariés des droits effectifs sur les moyens de production : il annonce que l'on ne pourra en faire n'importe quel usage à leurs dépens, et qu'ils pourront même refuser qu'il en soit fait usage dans telle ou telle circonstance. Il ne s'agit pas d'un droit des employés sur leur entreprise, mais d'un droit éminent de la nation qui se manifeste dans des droits reconnus aux citoyens concernant l'usage légitime des choses. Ces rapports de droit se font reconnaître comme tels dans des rapports de force, institués dans l'histoire de la relation méta/structurelle nationale. En ce sens, la définition du capitalisme par la « séparation entre le travailleur et les moyens de production » - qui a une signification structurelle, au regard de la séparation qu'introduit la propriété capitaliste - doit être concrètement considérée dans les rapports de force et de droit historiquement constitués : à la fin du XX" siècle, l'entreprise n'est certes pas la propriété du salarié, mais il est souvent malaisé (du moins dans quelques pays du Centre) de l'en « séparer » par licenciement. « L'entre-chacun » est passé par un « entre-tous » qui établit des limites à l'arbitraire, qui sont des faits de « propriété ». C'est cette propriété éminente que la mondialisation néolibérale bat en brèche. Cela ne signifie pas qu'il s'agisse là d'un fait irrésistible.

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yeux, la raison en est la méconnaissance du pôle de l'organisation, celui par lequel en effet se clôt le territoire17. Parce que la forme moderne de société est bipolaire, le marché n'existe qu'enchevêtré à l'organisation, dans un rapport de co-imbrication réciproque. Mais, on l'a vu, le moment ultime, celui de l'instance étatique, est nécessairement celui non du marché, mais de l'organisation supposée, y compris sous les pires dictatures, être pure organisation de la parole - une voix valant une voix — détentrice comme telle du monopole de la violence légitime s'exerçant sur un territoire défini. La forme moderne de société, étant ce qu'elle est, n'avait aucune chance de se répandre par diffusion à la façon d'une religion, ou d'une invention technique. Elle se déploie sur territoire et par affrontements territoriaux. Le concept d'une « société où règne le mode de production capitaliste » inclut la détermination de territorialité. Le statut de l'Etat-nation, dans Le Capital, reste à cet égard une énigme. Car, sauf à dire trivialement que Marx devait en parler dans la partie projetée qu'il n'a pas eu le temps d'écrire, deux interprétations sont possibles. Soit on dira, comme on le fait généralement, que l'Etat-nation n'a directement rien à faire dans la grande construction théorique ici proposée par Marx, consacrée à « l'infrastructure économique ». Soit, au contraire, on avancera qu'il appartient à son objet légitime, c'est-à-dire que non seulement il devrait y être, mais qu'on le trouve nécessairement si l'on pousse l'analyse critique des concepts que Marx engage, dès le commencement, dans sa construction. L'un des symptômes en est l'étude de l'Etat territorial particulier, que Marx esquisse, au niveau que j'ai défini comme métastructurel, à l'intérieur de la Section 1 du Livre 118. La question se pose donc de savoir pourquoi Marx, par la suite, tout au long du Capital, tout au long de l'analyse structurelle, refoule la question de l'Etat. La raison me semble en être que s'engager sur cette voie le conduirait à reconnaître que les institutions de l'État moderne ne sont pas de simples éléments fonctionnels de la domination capitaliste, mais constituent un champ contradictoire dans lequel interviennent d'autresforces que celles du « capital » défini à partir de la propriété privée des grands moyens de production, privilège des capitalistes: celles de l'autre 18. J'avancerai, au dernier chapitre, une explication socio-historique de cette méconnaissance. J e me contenterai ici d'en mesurer la teneur conceptuelle. 19. Le Capital, op.cit., 1.1, pp. 91-98, et 177-192. Avec le « numéraire », die Mûnze. dont « le traitement incombe à l'État » apparaît la division entre une « sphère interne ou nationale » et une « sphère universelle du marché mondial », MEW 23, pp. 138-139. Voir aussi pp. 148,154-155: chaque nation, Land. a donc une politique monétaire. J'ai identifié et analysé ce concept marxien, apparemment insolite, dans Théorie générale, chapitre 3, L'État métastructurel. Quand les philologues sortiront-ils de leur léthargie théorique?

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pôle dominant (dirigeants-et-compétents) et celles de l'autre classe, que j'ai désignée comme la classefotuLtmentale. Il s'agit là en effet de l'arc des forces sociales constitutives de la forme moderne de société. Mais cela, précisément, suppose un territoire dans les frontières duquel puisse s'affirmer une organisation censément commune. Il est certes très important de faire apparaître l'avancée de Marx, qui pense d'emblée en termes de capitalisme mondial, quand les classiques en restaient à des économies « nationales ». Il peut aussi y avoir une part d'illusion dans l'enthousiasme qui saisit aujourd'hui certains marxistes au vu d'un certain « retour de Marx », prophète de la mondialisation. Marx est parvenu le premier à l'échelle « monde », mais en sautant l'étape conceptuelle de l'État-nation. Son approche à-territoriale laisse ainsi sans explication adéquate deux faits essentiels et contrastés. D'une part, le fait que le « capitalisme », quelle que soit sa place prépondérante dans une société, est toujours déjà en butte à la territorialité nationale-étatique organisée de la lutte de classes, sur laquelle surgissent des formes économiques, sociales, culturelles et politiques qui lui sont contraires et qui marquent la vie substantielle des nations. D'autre part, le fait que l'État-nation moderne, sur l'échiquier territorial mondial, promeut des rapports de domination nationale systémique - c'est-à-dire d'une population sur une autre - irréductibles à la domination du « capital ». Le marxisme classique sait, bien sûr, tout cela. Mais ce savoir ne vaut pas un concevoir adéquat. On le verra quand on en viendra aux considérations historiques et stratégiques. §324. Vangélisme métastructurel national et ta bestialité systémique 1. L'asymétrie métastructurelle - la primauté de légitimité de l'entre-tous sur l'entre-chacun — ne livre son secret pervers qu'à la condition d'être confrontée à la contrainte matérialiste qui la conditionne. Celle-ci, on l'a vu, se trouve formulée par Kant dans les termes d'une thèse du communisme « originaire »19, qui rapporte cette asymétrie aux conditions de notre existence « planétaire ». Nul, dit-il, n'est fondé à s'approprier unilatéralement une part de ce monde qu'habite l'humanité. Ce n'est qu'en fonction d'un pacte social, c'està-dire d'un accord entre tous qu'une propriété privée peut se déclarer. Or, dans la pratique, ce « monde commun », dont nul ne peut s'approprier légitimement une part sans l'acquiescement de tous, existe d'une façon concrètement définie. Il ne s'agit pas du monde humain dans sa 20. Voir la note 25 du chapitre 2 ci-dessus.

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totalité planétaire — dans laquelle, effectivement, un tel pacte n'a pas cours et n'est pas d'emblée présupposé - , mais du territoire national qui définit les limites dans lesquelles vient en effet s'inscrire le pacte supposé et la chose même dont il traite. Il s'agit de l'espace nationalétatique, structuré en rapport de classe, sous l'égide d'une instance étatique supposée contractuelle: un espace géographique dont les dimensions et contours autorisent, à une ère technologique déterminée, un contrôle organisationnel (administratif, militaire, etc.) central, et où prévaut une langue nationale commune, permettant la construction de la mémoire commune, la conscience d'une communauté ; toutes conditions requises pour que puisse s'affirmer — sous la chape des aliénations - une volonté supposée commune. L'asymétrie métastructurelle - la primauté de l'entre-tous sur le chacun-à-chacun, et par là celle de l'organisation sur le marché — serait dépourvue de signification pratique, dépourvue de sens, si ne se trouvait défini le cadre physique dans lequel peut s'exercer cette volonté supposée commune. Mais ce pacte présupposé implique en contrepartie l'appropriation arbitraire et exclusive d'un territoire national par une communauté nationale. Et, tant qu'un tel pacte n'est pas supposé établi entre tous les humains, sous la forme d'un l'Etat-monde actant l'asymétrie métastructurelle (fut-ce dans les conditions d'un État-monde de classe), l'espace planétaire est voué à une « contractualité interindividuelle » supposée, croisant la non-contractualité d'arrangements entre les plus forts, capitalistes et États centraux. 2. L'asymétrie métastructurelle procède du seul « raisonnable » ( Vernunft). O n ne peut l'établir de façon autonome pour le « rationnel » (Verstand). Elle s'impose à celui-ci, mais seulement à partir du raisonnable, c'est-à-dire à partir de la relation juridicopolitique. Ce qui est économiquement rationnel, c'est seulement une certaine combinaison du marché et de l'organisation, sans que l'un prime a priori sur l'autre. Si celle-ci peut revendiquer une primauté, c'est seulement en termes de politiquement raisonnable (au sens de légitime), parce qu'en elle seule peut s'exprimer, y compris à travers une organisation du marché, une volonté générale, capable de déterminer des fins et normes communes et des moyens supposés appropriés. Là où la communauté politique n'existe pas, dans la relation internationale, le rationnel se disjoint du raisonnable. La puissance incontrôlée du marché capitaliste peut se déchaîner, appelant à la rescousse la force impérialiste organisée. « L'instrumentalisation de la raison » se manifeste ici sous un tout autre jour qu'au sein de l'Etatnation : comme pure rationalité instrumentale. Et il s'agit proprement 103

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d'une destruction de la raison sous l'égide de l'entendement. À l'intérieur de l'Etat-nation, où cette rationalité ne peut se détacher complètement de la raisonnabilité, « l'instrumentalisation », qui transforme les médiations rationnelles-raisonnables en facteurs de classe, se trouve contenue par la capacité de résistance et d'initiative de la classe fondamentale. Et l'idéologie elle-même, on le verra, est tenue à se faire entendre, et à s'entendre elle-même (et cela non sans risque), dans le langage de l'utopie émancipatrice. Dans le Systèmemonde - c'est-à-dire là où c'est un pouvoir étranger qui s'impose, un pouvoir capitaliste articulé à une puissance étrangère à la nation - il en va tout autrement. La rationalité « détruit » la raison, et par là se détruit elle-même. Le libéralisme est la victoire toujours élargie des moyens sur les fins, sa fin n'étant jamais que le moyen d'accumuler de nouveaux moyens. Projetée à l'extérieur du territoire, son irrationalité ne rencontre de résistance, de la part des nations et peuples agressés, qu'à la mesure de leur capacité à détourner, par l'usage qu'ils en font, l'investissement qui les envahit. 3. O n voit pourquoi le concept de « mode de production capitaliste », qui fait abstraction de l'appropriation territoriale, ne peut se donner comme le paradigme général de la société moderne. Et cette carence a pesé sur le marxisme pour l'intelligence de la question nationale, du système du monde, de la « race ». Ce qui n'apparaît pas dans la trame conceptuelle du marxisme classique - et l'on en verra plus loin la conséquence ultime - , c'est que, si le « capitalisme » s'est inscrit dans des contextes étatiques, ce n'est pas seulement parce que les sociétés en général requièrent d'être coiffées par des États (par un pouvoir politique), mais aussi, spécifiquement, du fait de l'asymétrie métastructurelle : du fait de la prééminence en dernière instance de la contractualité centrale supposée sur la contractualité interindividuelle dans le dispositif méta/structurel, propre à la forme moderne de société, sur un territoire défini. Celle-ci représente en ce sens le triomphe de la raison. Et c'est dans ce triomphe même qu'elle se retourne, s'instrumentalise en instance de domination et d'anéantissement. En définitive, j'adresse donc à Schmitt et à Marx un reproche analogue, mais en sens inverse : ils ne proposent qu'un seul concept primordial - l'un, celui d'ami/ennemi, l'autre, celui de partenaire/ adversaire de classe - là où les deux sont requis pour rendre compte de la différence entre la logique interne aux sociétés modernes et leur logique externe: entre la domination structurelle civilisée et la domination systémique barbare, entre la classe et la « race ». Il s'agit 104

L'État -nation dans le Système-monde

chez l'un d'une vision foncièrement réactionnaire, chez l'autre, au contraire, d'une anticipation précipitée. Le reproche n'est donc pas de même nature. C'est pourtant à la condition de faire rigoureusement cette distinction entre l'ordre étatique de classe national et l'ordre systémique impérialiste international, en montrant sur quoi ils se fondent respectivement, que l'on pourra, au terme de cette investigation, apprécier le fait qu'ils sont dans la réalité concrète intimement mélangés, interférant l'un sur l'autre, et les conséquences qui en découlent. Il faut cependant, au préalable, examiner si cette élaboration métastructurelle analytique se vérifie sur les terrains concrets de la sociologie, de la politique, de la culture et de l'histoire, si elle est mobilisable pour l'élucidation de l'historicité singulière de la modernité et pour l'interprétation du temps que nous vivons.

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DEUXIÈME PARTIE

Sociologie

4. CLASSE, PARTI, MOUVEMENT DOMINATION ET ÉMANCIPATION

Aux philosophes, aux sociologues et aux politologues Entre les deux classes sociales, la lutte politique est un jeu à trois.

La tradition issue de Marx rattache la configuration des partis politiques à celle des classes sociales. Ce programme, qui semble découler du concept même de « classe », bute cependant d'emblée sur la définition de celles-ci. La critique sociale radicale trouve aisément dans le marxisme des points de repère pour l'analyse des dynamiques et contradictions propres à la société contemporaine. Elle devient plus incertaine quand il s'agit de décliner celle-ci en termes de classes. Cette incertitude, qui vient des origines mêmes du marxisme, marque toute son histoire. Il pourrait même sembler que finalement, pour les marxistes aussi, les classes aient disparu. Leur discours stratégique, tourné contre le « capitalisme » ou le « libéralisme », tend à se replier sur des catégories purement politiques, celles de « la droite » et de « la gauche », incontournables en l'occurrence, mais qui, en elles-mêmes, occultent le clivage de classe. Ainsi se trouve notamment refoulée une question cruciale : pourquoi le peuple dans sa masse en est-il régulièrement réduit à se représenter politiquement dans les partis de la classe dominante, à trouver chez les dominants ses porte-parole ? La première difficulté, donc, concerne le « tableau » des classes que propose le marxisme classique, centré sur le clivage entre capitalistes et salariés. Je me propose de montrer en quoi il est proprement erroné et pourquoi la reconstruction d'une théorie des classes ne peut se faire qu'en référence aux deux « facteurs de classe » propres à la forme moderne de société, et qui sont, on l'a vu, le marché et l'organisation. Il y a bien deux classes. Mais la « classe dominante » est une hydre à deux têtes — je les désignerai comme « la finance » et « l'élite »

Classe, parti, mouvement - Domination et émancipation

- à laquelle doit faire face l'autre classe, la « classe fondamentale » ou populaire. Il restera, bien sûr, à définir ces trois termes. Une deuxième difficulté découle de la première : elle concerne la relation entre classes et partis. Si l'analyse métastructurelle est pertinente, la politique qui vise à abattre la domination est \injeu à trois, et non simplement un affrontement entre deux classes. Une troisième complication tient à la contrainte hégémonique et aux affinités électives qui déterminent cet affrontement, et qui font que la « population » des partis politiques, qu'il s'agisse de leurs membres ou de leurs électeurs, ne ressemble en rien à celle des classes: il n'y a pas de correspondance visible entre classes et partis. En quatrième lieu, la logique capitaliste & abstraction (c'est-à-dire orientée vers la seule richesse abstraite, le profit) fait que la lutte de classe se déroule sur de multiples fronts, autour de questions toujours particulières et concrètes : travail, logement, santé, éducation, information, environnement, etc. C'est dans de tels conflits que se manifeste l'expérience de l'injustice, avec le potentiel de mobilisation qui s'y attache. Chacun d'eux ne concerne immédiatement qu'une fraction de la population, en décalage par rapport à d'autres et en retrait de l'horizon global supposé être celui d'un parti. Je laisserai de côté ici une cinquième donnée : le clivage de classes interfère avec deux autres, celui du sexe et celui de la « race », qui lui sont proprement « consubstantiels » (pour reprendre un concept de Danièle Kergoat) et qui pourtant ne relèvent pas aussi immédiatement de l'analyse méta/structurelle, à laquelle je me tiens dans ce chapitre 1 . Ces questions supposent une approche qui parte de plus haut : elles feront l'objet du chapitre qui suit. Mais notons déjà que l'on jugera, bien évidemment, de l'identité d'un parti de l'émancipation à sa capacité à intégrer toutes ces causes, et celle aussi de l'écologie. S'il en est ainsi, l'horizon de la lutte pour l'émancipation ne serait pas celui du « socialisme », qui porte encore une marque d'en haut, celle de « l'élite », mais - et c'est là ce que je proposerai de retenir de Marx - le « communisme ». Et il reste bien sûr à savoir plus précisément ce que l'on peut entendre sous ces termes 2 . 1. J'en ai exposé les principes ci-dessus aux 55221 -224. 2. On trouvera dans ce chapitre un prolongement de certaines vues avancées dans mes livres précédents, Théorie générale et Explication et Reconstruction du Capital, ainsi que dans Altemarxisme, écrit en collaboration avec Gérard Duménil - voir notamment chapitre 9. G. Duménil et D. Lévy ont de leur côté proposé une approche économique et sociale des classes sociales en termes de « capito-cadrisme «. Lire, entre autres, L'Économie politique marxiste, Paris, la Découverte, 2003, et The Crisis of Neoliberalism, Harvard University Press, 2011. Il s'agit de recherches convergentes à divers égards. Les deux matrices théoriques sont cependant de nature différente.

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4.1. L'analyse métastructurelle des classes Aborder la société moderne en termes de classe ne signifie pas que le programme à réaliser serait de ranger chaque individu dans tel ou tel sous-ensemble, soit comme dominant et exploiteur, soit comme dominé et exploité, ou dans quelque position intermédiaire. Le concept de classe a pour objet l'intelligence dialectique des contradictions et des logiques adverses au sein du corps social : soit de la « lutte des classes ». Quoique la domination et l'exploitation soient inséparables dans le processus réel, on focalisera d'abord sur la première, laissant l'examen plus détaillé de la seconde pour le chapitre qui suit. Paradoxalement, le concept de « classe dominante » n'appelle pas en contrepartie une classe définissable comme « dominée ». Si j'ai choisi le vocable de « classe fondamentale » ou « populaire », c'est parce que l'on n'a encore rien dit d'elle en la désignant comme « dominée ». Ce qui est ici en cause, c'est le concept même de « domination » (comme celui de « pouvoir », analysé au chapitre 3). Le jeu grammatical entre l'actif et le passif occulte le fait que les deux classes sont actives. La domination ne rencontre pas seulement une résistance. Elle se définit dans son rapport à une autre puissance, la « puissance de la multitude ». Les institutions de production sociale (les entreprises, les écoles, les hôpitaux, les ensembles urbains, etc.) ne sont pas le fait d'un pur pouvoir d'en haut. Les dominants mobilisent à leur profit Yimpetus de ceux d'en bas, qui pèsent socialement de multiples façons sur les choix et processus de production, et marquent, eux aussi, l'histoire commune. Les fonctions exercées d'en haut ne définissent donc pas des positions de pure domination. Ceux qui les monopolisent s'assurent des privilèges. Mais ils restent en même temps les agents d'une élaboration collective, lors même que celle-ci se réalise dans un rapport d'exploitation. En d'autres termes, on n'a pas tout dit non plus de la classe dominante en la désignant comme « dominante » : elle n'est telle qu'en tant que classe dirigeante (Gramsci). Dans les termes de l'approche métastructurelle, son pôle organisationnel constitue un bloc pyramidal de « dirigeants-et-compétents », dont les fonctions organisatrices-culturelles ne sont pas réductibles à la violence symbolique dont elles s'entourent, car elles sont toujours prises dans une puissance sociale, d'intelligence et d'affect, qui vient d'en bas. On doit supposer qu'un clivage existe quelque part qui identifie ceux que l'on doit mettre d'un côté ou de l'autre du processus de 110

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domination. Si la question est cependant toujours pour une part incertaine, voire d'une pertinence relative, ce n'est pas seulement parce que l'on trouve sur l'échelle hiérarchique des dominants eux-mêmes dominés et des exploités affectés aux tâches de la répression, mais parce que les fonctions de coordination peuvent prendre un tour très différent en fonction de la variation des contextes de la lutte de classe, selon les conjonctures économiques et politiques, les fluctuations de la mobilisation sociale. Un chef de rayon ou d'atelier, un entrepreneur, un maire ou un cadre supérieur en général peuvent être, selon le cas, plutôt des agents de domination ou plutôt des coordinateurs de la production sociale, et s'inscrire dans ces rôles à des degrés infiniment variés. L'analyse méta/structurelle vise à restituer la logique sociale propre à la société moderne, avec ses modes de reproduction et ses contradictions internes, les perspectives de métamorphose, d'alliances et d'antagonismes qui lui sont propres. Elle aborde la question de la classe du point de vue de la lutte des classes. La classe n'est donc pas à comprendre comme un « groupe social ». L'analyse méta/structurelle de classe part du « clivage de classe », ou « rapport de classe », compris comme combinaison des « facteurs de classe » (en toute première analyse, le marché, ouvrant à l'exploitation, et l'organisation, ouvrant à la domination). Elle cherche comment ce clivage donne lieu à la constitution de groupes sociaux particuliers plus ou moins aptes à devenir des acteurs historiques. Ce que l'on nomme la « classe ouvrière » n'est pas à proprement parler une classe, mais un groupe social qui s'est constitué, en parallèle avec celui du patronat, avec le développement de l'industrie dans les conditions du rapport de classe capitaliste. Quand ces groupes cessent d'être des acteurs centraux, le rapport de classe n'en demeure pas moins. Ce ne sont pas des classes qui agissent : ce sont des groupes et des individus, mais dans un contexte de classe dont il faut déterminer la trame structurelle, qui s'inscrit dans une beaucoup plus longue durée. Marx concevait la structure du capitalisme comme articulée en deux classes, les capitalistes et les salariés. Son pronostic était que la concurrence entre capitalistes, poussant à la concentration des entreprises, finirait par conduire à une économie de plus en plus centralisée. Les travailleurs, organisés par le procès industriel lui-même, finiraient par en prendre le contrôle. L'appropriation « sociale » des moyens de production leur permettrait de s'émanciper des rapports de classe. Qu'il n'en ait pas été ainsi suggère que cette théorisation est à revoir par le commencement. 111

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§411. La classe dominante à deux pôles 1. Pour corriger l'erreur de Marx, il faut, à mes yeux, repartir du couple marché/organisation, qu'il avait si justement mis au centre de l'analyse : ces deux principes de la coordination rationnelle à l'échelle sociale. S'il est vrai que la modernité capitaliste se fonde sur une « instrumentalisation de la raison », il s'agit là, selon l'analyse métastructurelle, des deux « facteurs de classe », qui se combinent dans le « rapport moderne de classe ». Et il leur correspond deux types d'acteurs dominants: en première analyse, les maîtres du marché et les maîtres de l'organisation. Avec l'émergence progressive du capitalisme, ces deux figures, d'abord entremêlées, se séparent relativement. Le propriétaire délègue son pouvoir à un directeur. Mais il ne peut pas ne pas le faire. Et dans cette délégation se constitue une autre sorte de pouvoir, avec laquelle il doit compter. Ce second pôle de pouvoir social, assez bien identifié par Bourdieu3, et qui comprend deux sous-pôles (les dirigeants et les compétents), ne se reproduit pas seulement par l'acculturation familiale et la scolarisation ultérieure différentielles constituées en monopole auto-reconductible d'un groupe social, mais surtout par la pratique elle-même, au quotidien. Le caractère hiérarchique du procès de production (de biens ou de services, y compris administratifs et culturels) « active » de lui-même les hiérarchies de compétences, les solidarités et proximités en haut, les distances culturelles entre les classes. Entretenant et accentuant les savoirs et les non-savoirs, il institue une barrière, un clivage de classe, analogue à celle de la propriété. La classe dominante comporte ainsi deux pôles, celui du pouvoir marchand fondé sur des titres de propriété, celui du pouvoir organisationnel-culturel fondé sur des titres d'autorité compétente. Ces « titres » relèvent, les uns et les autres, d'un arbitraire social, inhérent aux mécanismes sociaux qui, dans la forme moderne de société, distribuent les capacités à s'attribuer (conquérir, hériter) des propriétés ou des compétences. Le pouvoir des « dirigeants-et-compétents » n'est pas généré par la délégation faite à des individus, car la délégation est elle-même un fait de structure, qui s'impose au capitaliste, lequel peut seulement choisir son délégué parmi d'autres. La propriété permet de disposer formellement des moyens de production ; l'autorité-compé3. La sociologie bourdieusienne apporte, à mes yeux, un « complément décisif » à une approche inspirée de Marx. Elle fait des « dirigeants-et-compétents » (même si ce n'est pas là sa terminologie) l'autre pôle de la classe dominante, figurant comme tel sur ses schémas, plutôt que des intermédiaires. Il faut cependant la théorie métastructurelle pour faire de ce « complément » un élément théorique intégré dans une dimension historique stratégique.

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tence permet de mettre en œuvre le procès productif, au sens le plus large du terme. L'exploitation suppose le propriétaire et le manager (à l'analyse de Marx il faut joindre celle de Weber...), soit la propriété et l'autorité compétente, dans une relation à la fois de connivence et d'antagonisme. 2. Cette première approche formelle demande plusieurs précisions. Ce pôle des dirigeants-et-compétents n'intervient pas seulement sous l'autorité du capitaliste dans les procès de production marchands, mais également sous l'autorité de l'État dans les fonctions administratives aux divers échelons, dans les services publics de santé, d'enseignement, de recherche, etc. de même, aussi, que dans les professions libérales. Le facteur de classe « organisation » s'exerce dans toute l'institution publique, dont la direction pyramidale constitue une hiérarchie de compétences. La « domination » moderne passe aussi par une autre médiation que celle de la propriété: comme l'illustre l'analyse de Bourdieu, il est certaines fonctions dont l'exercice « relève de » ta compétence de certaines gens même s'ils n'agissent pas en propriétaires4. Quant à la continuité entre « dirigeants » et « compétents », qui va des sphères de la production, de l'administration, à celles de la science et de la culture, elle tient à ce que, dans « l'organisation », il s'agit toujours de la relation entre les moyens, supposés rationnels, et les fins, supposées raisonnables. Il existe une différenciation fonctionnelle au sein de ce pôle. Les dirigeants, sur la face économique, ont la charge de la rationalité de moyens. Ils doivent se montrer efficaces. Ils sont plus immédiatement au contact des préoccupations des possédants. Les compétents, sur la face culturelle politique, ont censément la charge de la légitimité des fins. Ils doivent donner un sens, une acceptabilité aux conditions de l'existence collective. Ils sont plus immédiatement interpellés par la classe fondamentale. Plus les capitalistes sont hégémoniques, plus les dirigeants prennent le pas sur les compétents (on étudiera plus loin une relation inverse). Ces deux sous-pôles sont donc dans une certaine mesure en relation de tension et de rivalité. Mais ils s'interpénétrent : les dirigeants s'efforcent de manifester de la compétence, les compétents de montrer leur capacité à diriger. Ils se recrutent dans les mêmes tissus sociaux et familiaux au hasard de la « vocation » qui vient à s'offrir ou à s'imposer à eux. C'est seulement dans le processus hégémonique et dans la construction des alliances que l'on verra se distinguer clairement les deux éléments de ce bloc polaire des dirigeants-et-compétents. 4. Voir entre autres La Noblesse d'État, Paris, Éditions de Minuit, 1989.

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§412. La classefondamentale ou populaire à trois fractions J'ai en effet proposé le concept de « classe fondamentale » pour désigner en positif en acteurs historiques, ceux qu'un langage paternaliste traite unilatéralement comme des « dominés ». Le concept de « multitude », avancé par Toni Negri, est suggestif à divers égards, évoquant la puissance (la positivité), la diversité et la singularité. Mais, faute d'être relié à une problématique de classe analytiquement fondée, il manque, me semble-t-il, de pertinence politique. On ne déchiffre en effet cette positivité, puissance et singularité, qu'à la condition de considérer, en deçà du rapport de classe, lesfacteurs de classe eux-mêmes — marché et organisation — en tant qu'ils sont d'abord les formes sociales de notre rationalité-raison commune, instrumentalisées, il est vrai, en leur contraire. Ainsi comprise, la classe fondamentale apparaît d'emblée comme divisée en un certain nombre de fractions, selon que prédominent des relations de marché (travailleurs « indépendants »), d'organisation (salariés d'institutions publiques), ou une plus forte interaction entre les deux facteurs (salariés du privé). Marx élabore la condition du travailleur salarié du capital exploité à travers un rapport de marché. Mais cette exploitation s'inscrit ainsi dans un facteur de rationalité-, le salarié peut censément choisir entre les marchandises qu'il consomme, choisir le capitaliste auquel il vendra sa force de travail. II est interpellé comme censément libre dans le moment marchand du contrat salarial. C'est dans ces conditions qu'il travaille. Officiellement du moins. Sa relation au marché, lieu de son exploitation, est donc aussi à prendre en positif. Elle est un élément de sa puissance : un déterminant de la lutte de classes, une ressource dont ne disposent ni l'esclave, ni le serf. D'un autre côté (à l'autre « pôle », celui qui n'est pas le marché), Marx décrit également le sort organisationnel du travailleur moderne de la grande entreprise industrielle. De l'organisation manufacturière à l'organisation industrielle, sa situation se détériore: il n'est plus qu'un appendice de la machine. Mais avec l'introduction croissante de la science dans la technique, il tend à en devenir le pilote : il finira - c'est du moins le diagnostic de Marx - par mettre le cap sur le socialisme. Bref, relation organisationnelle et relation marchande sont l'une et l'autre tout à la fois facteurs de classe et principes de rationalité. La lutte de classe tourne, à ces deux pôles, autour de l'appropriation d'une puissance rationnelle. 3. On n'oubliera pas que tout au long de ce livre, < censément • est l'indicateur d'un présupposé métastructurel- et non une donnée sbucturelle - toujours posé dans l'amphibologie : par les uns comme ce qui est, par les autres comme ce qui devrait être - pratiquement dénié mais « revenant » sans cesse.

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Mais il faut élargir ce champ. Et c'est là l'une des tâches de la nécessaire « reconstruction » du Capital. Car la relation d'organisation concerne non seulement l'entreprise, mais aussi la « forme moderne de société » dans son ensemble. Le travailleur ne consomme pas seulement des marchandises, mais également des richesses d'une autre sorte : biens, espaces, services, produits et acquis par des voies qui ne sont pas entièrement marchandes-privées, mais aussi organisationnelles-publiques, administrées. Il est significatif que, dans l'optique de Marx, il s'agisse là d'éléments précurseurs du « socialisme ». A prendre donc en positif et à promouvoir. La classe fondamentale comporte ainsi d'autres figures significatives. D'un côté, le salarié d'institutions publiques, centrales ou territoriales. Il ne produit pas de marchandises, mais des richesses qui ne sont pas déclinables en termes de « valeur », au sens du moins où Marx a élaboré ce concept 6 . En tant que producteur, il se trouve inséré dans des rapports qui tiennent plus immédiatement de la médiation organisationnelle, des hiérarchies de compétences (reconnues). À l'autre pôle, le travailleur indépendant - agriculteur, artisan, commerçant, professionnel libéral, etc. - pris dans une contrainte marchande plus englobante-stimulante, mais toujours, lui aussi, impliqué dans un maquis organisationnel de compétences, de règlements, et relié à une production non marchande de richesses, relevant de l'organisation publique. Quant à la condition de « l'exclu » moderne - chômage, armée de réserve, etc. - , elle tient à ce que ces facteurs de classe, marché et organisation, possèdent un extérieur. Celui dont la force de travail elle-même, ultime marchandise, ou le savoir-faire spécifique qui la qualifie, n'intéressent plus le capital, se trouve rejeté d'un monde hors duquel il n'existe pas d'espace vital : une exclusion qui l'inclut comme « sans part »7. Les exclus constituent un non-groupe social, produit par le clivage de classe. Le « précariat », qui semble en passe de devenir la condition ordinaire des travailleurs à l'ère néolibérale, dérive de l'hégémonie du marché (dominé par le capital financier) sur l'organisation. Le 6. Mare réserve ce concept à la production marchande. Cela est à mes yeux un acquis décisif. L'économiste Jean-Marie Harribey, pour la défense des services publics, leur attribue une valeur mesurée par le prix que le public leur accorde en donnant son accord à l'impôt. Voir notre débat, contradictoire et à mon sens inachevé: MAT1S, université de Paris-I, UFfl d'économie. Séance du 26septembre 2003. Voir httD://perso.oranoe.fr/iacques.bidet/. Articles. 2003. 7. Je développe ce paradoxe dans « La pauvreté dans la forme moderne de société >. Alain Leroux (éd.). Leçons de philosophie économique IV: La pauvreté dans tes pays riches, Paris, Economica. 2009. On retrouve ici des thèmes de J. foncière et d'É. Balibar, mais par une autre voie, celle de l'analyse du rapport de classe à partir des facteurs de classe. Ce qui peut conduire à des considérations politiques divergentes. J'y viendrai au chapitre 9 ci-dessous.

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salariat, dans la forme du moins qu'il avait commencé à prendre dans les pays du Centre au cours des « Trente Glorieuses », répondait au contraire à une certaine prévalence de l'organisation sur le marché, et à un certain pouvoir discursif de la classe fondamentale sur l'organisation. C'est du reste parce que l'on en était arrivé là que l'on avait cessé de vouloir « abolir le salariat » et que l'on avait commencé à faire l'éloge de sa « puissance »8. Certains ont pu alors s'imaginer que cette sorte de salariat, exploiteur mais régulé, était dans la nature même du capitalisme, ou du moins du bon « capitalisme rhénan ». Les capitalistes voyaient le danger: une puissance populaire qui en demande toujours plus. Il existe d'autres clivages, tout aussi importants, au sein de cette classe, en tout premier lieu ceux qui séparent hommes et femmes, ou nationaux et étrangers. Le travail du « care » (pour ne parler que de lui) se situe pour une part à l'intersection des deux pôles. Il est, de multiples façons, marchandisé et organisé, donc inscrit, « médiatisé », à travers les mêmes « médiations », marché et organisation, dans le rapport moderne de classe. En même temps, concernant les soins de personnes singulières, il se trouve, sans échapper aux abstractions du marché et de l'organisation, impliqué dans une relation discursive immédiate en termes de « je » et « tu » (avec tout ce qui s'y rattache d'émotionnel et d'existentiel, de la confiance éprouvée à la terreur ressentie), en l'occurrence celui du maître et du serviteur, de la maîtresse et de la servante. La perversion « systémique » (celle du Système-monde) - une formidable inégalité de pouvoir - introduit quelque chose de l'antique servitude dans la relation « structurelle » moderne. D'autres couples (jeunes/vieux, ville/campagne, travail d'élaboration / travail d'exécution, etc.) sont à considérer. Certains sont propres à la « phase » de mondialisation néolibérale, où l'on est classé « senior » à 40 ans, etc. D'autres sont liés à des évolutions technologiques qui donnent ou retirent à des couches professionnelles particulières l'opportunité de se constituer pour un temps en groupes sociaux plus ou moins respectés — typographes, mineurs, postiers, cheminots... Ils peuvent être décisifs dans l'élaboration stratégique. Mais ils ne doivent pas occulter ce tri-fractionnement de caractère •rçiétastructurel - entre salariés du privé / du public / travailleurs indépendants - que le procès social total reproduit continûment et qui présente un caractère primaire en ce qu'il est significatif de la constitution économico-politique moderne de classes au sein de 8. Cf. Bernard Friot, La Puissance du salariat. Paris. La Dispute, 1998.

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l'État-nation 9 et de modalités d'exploitation qui lui sont propres. Il convient d'utiliser le concept de classe avec circonspection. O n parle classiquement de « classe ouvrière », et l'on peut aussi parler d'une classe de la très grande fortune, enfermée dans son ghetto 10 . Mais il s'agit là, en réalité, non pas de classes, mais de groupes sociaux auxquels les rapports de classe donnent lieu dans une phase historique déterminée. Ils possèdent certes une identité, objective et subjective, qui apparaît et se développe dans le temps. Ce sont là des acteurs sociaux dont le rôle historique peut être considérable, voire déterminant, à une époque donnée, et selon une certaine récurrence. Ainsi, on l'a vu, la classe ouvrière, dont les contours s'effacent en Europe, son berceau, reparaît-elle, et sur une plus vaste échelle, avec certains traits caractéristiques, dans les pays émergents où s'est portée l'industrie. Mais il est essentiel de considérer les contradictions et solidarités de classe sur un espace social et historique plus large, que désigne le concept de « forme (méta/structurelle) moderne de société », si du moins on veut comprendre la relation de ces figures épochales à une histoire qui n'est pas achevée, et qui est la nôtre, désormais mondiale. En résumé, dans une société moderne, la classe fondamentale ne se définit pas seulement par le fait d'être exploitée, dominée. Mais d'abord par le fait qu'elle se constitue socialement - produit, consomme, invente, crée des mondes de reconnaissance et de solidarité, des modèles culturels — à travers des relations marchandes et organisées co-imbriquées (ce qui nourrit la prétention d'une co-implication de l'entre-chacun et de l'entre-tous). Et c'est dans ces conditions qu'elle est, exploitée : à travers ces médiations qui sont aussi ses atouts pour une émancipation. Et c'est en cela qu'elle se distingue des classes fondamentales des sociétés antérieures". L'analyse métastructurelle montre en même temps que le fractionnement ne se produit que sur fond d'unité. L'unité de la classe fondamentale tient à ce que tous, quoique de façon différente, on l'a vu, entretiennent cette double relation au marché et à l'organisation. Le travailleur « indépendant » se trouve le plus souvent dans la même situation que le salarié par rapport aux institutions, publiques ou 9. La conceptualité de Marx permet une théorie analytique cohérente (en termes de valeur) de l'exploitation moderne en tant qu'elle s'applique, différemment, à chacune de ces diverses fractions de la classe fondamentale. Voir Explication et Reconstruction du Capital, pp. 234-245. 10. Voir par exemple : Monique Pinçon-Chariot, Michel Pinçon. Voyage en grande bourgeoisie, Paris, PUF, 1997. 11.. Celles-ci sont marquées par une production largement familiale, auto-productrice, locale, échangiste plutôt que marchande, insérée dans des rapports de dépendance de caractère personnel, en proie à une exploitation immédiatement prédatrice: « immédiatement c'est-à-dire sans passer, comme c'est le cas dans la société capitaliste, par la médiation du marché ou celle de l'organisation.

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privées, de justice, d'enseignement ou de santé. Dans l'entrelacs des destins familiaux, les perspectives d'avenir des générations nouvelles s'entremêlent confusément: deviendra-t-on salarié du privé, du public ou indépendant ? La différence de statut social pourra ne pas être très notable. Les grandes luttes sociales sont toujours à l'interférence de l'affrontement marchand (temps de travail, salaires et prix) et organisationnel (prérogatives du travailleur et de l'employeur, institutions publiques) 12 . A partir de la considération des facteurs de classe, on touche le moment interindividuel présent dans le rapport de classe (on l'a vu ci-dessus à propos de Marx et Foucault, §316). La « classe », comme rapport social, est un concept d'ensemble. Elle met en scène un exploiteur collectif, un pouvoir collectif, une reproduction collective. Mais elle est aussi, au regard des facteurs de classe, ce par quoi des êtres singuliers sont en relation singulière. Car ces micro-prétentions et ces micro-pouvoirs se déclarent et s'analysent dans des relations de marché et d'organisation où elles sont posées comme légitimes (rationnelles et raisonnables) en ce qu'elles impliquent censément un échange discursif entre personnes libres, égales et rationnelles. Ce sont des individus, capitalistes, salariés et autres, qui contractent sur un marché et qui aussi prennent place dans des organigrammes hiérarchisés. C'est aussi dans ce moment interindividuel (celui de l'entrechacun et celui de l'entre-tous) des facteurs de classe que le rapport de classe s'analyse en termes d'assujettissement, de méconnaissance, de mépris et de souffrance infligée et vécue. Et de lutte pour la reconnaissance. Qui est le fait du singulier en multitude. Ce sont, on le verra, ces relations marchandes/organisationnelles que viennent bousculer les « mouvements sociaux », quand la parole fait irruption 1 3 ... Au prisme des deux facteurs de classe, la classe fondamentale apparaît ainsi dans son unité et sa diversité dynamique. Elle apparaît en positif. C o m m e « puissance » sociale. Puissance fragile et divisée. Certes. Mais elle n'est pas seulement une classe « subalterne ». Elle ne s'épuise pas à être « exploitée » et « dominée », ni à « travailler ». Elle 12. Dans Altermarxisme, nous avions fait le choix d'appeler « classes populaires > ce que je désigne ici comme la « classe fondamentale ». Cette appellation connotait la positivité qui s'attache au « populaire ». et le pluriel laissait un certain flou. Il s'agissait là d'un compromis terminologique entre les deux auteurs qui permettait la poursuite en commun de l'analyse politique. Mais l'analyse métastructurelle conduit à l'identification d'une seule et même classe (fondamentale). Ce qui est en jeu, à mes yeux, ce n'est pas une question de nombre, mais le concept même de classe. Dans la tonne moderne de société, à mesure qu'elle s'établit, dans l'interférence entre les deux médiations, il ne peut y avoir que deux classes. Et la classe fondamentale, ou populaire, se trouve divisée en trois fractions. 13. Le travail théorique de nature méta/structurelle qui relie, dans la tradition de l'école de Francfort, le moment interindividuel, psychosocial, les structures sociales et les conditions systémiques. est l'un des axes de recherche de la revue Actuel Marx.

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n'est pas qu'une working class: elle chante et elle danse, elle invente et suscite le inonde à venir. Elle apporte les trésors de l'invention. On ne peut la gouverner qu'en réagissant à ses résistances inventives. Elle définit toujours à nouveau les programmes de l'affrontement. §413. Le paradoxe de l'alliance-lutte de classe On comprend pourquoi le marxisme, orienté vers « l'organisation concertée », se trouvait programmé pour être la doctrine officielle d'un « socialisme » (révolutionnaire ou réformiste) historiquement construit, sans qu'il en fasse jamais l'aveu, sur l'alliance entre la classe fondamentale (sous l'impulsion du prolétariat industriel) et le pôle des dirigeants-et-compétents, — lequel relève de la classe dominante. Si une telle alliance était fondée - et si elle l'est toujours dans son principe - , c'est, d'une part, parce que l'émancipation des rapports de classe ne peut advenir sans que soit disjoint l'étau que forment, dans leur complémentarité, les deux pôles de la classe dominante, et, d'autre part, parce que le pouvoir de la « compétence » est d'une autre nature que celui la « propriété ». Le pouvoir propriétaire doit convaincre les actionnaires que la voie choisie est la meilleure dans la perspective de profit. A l'échelle nationale, il doit inspirer à la population un sentiment de sécurité. Le pouvoir compétent est pris dans des contraintes d'une autre nature. En très bref, parce qu'il doit relier des fins et des moyens, et donc justifier tout à la fois le caractère raisonnable des fins et le caractère rationnel des moyens, il ne s'exerce - qu'il explique ou qu'il ordonne - qu'en s'exposant et en se communiquant de quelque façon. C'est ainsi certes qu'il se reproduit, mais dans des conditions plus ouvertes à la critique et à la subversion. Pour cette raison, son rapport à la logique de « l'abstraction » est moins rigoureux que celui qu'entretient la propriété capitaliste à la richesse abstraite comme telle. Dans la forme moderne de société, ces deux principes de pouvoir, portés par deux forces sociales conniventes, sont intimement mêlés. Cela ne veut pas dire que celles-ci soient indissociables. Et la classe fondamentale, on le voit, a malgré tout de bonnes raisons de s'allier au pôle des dirigeants-et-compétents. Il est cependant remarquable que les fondements de cette alliance - et donc tout autant les dangers qu'elle recèle - demeurent extérieurs au discours théorique du marxisme, à la façon d'un refoulé, qui pourtant en même temps s'impose comme une évidence pratique. Il existe en effet, étrangement, un décalage entre un discours théorique de classe, issu de Marx, qui met en scène un jeu présumé à deux classes, identifiées comme celle des capitalistes et celle des salariés, 119

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et une pratique politique constante, censément inspirée des mêmes principes d'analyse sociale, qui engage en réalité subrepticement non pas deux, mais trois protagonistes : la classe fondamentale et les deux éléments de la classe dominante, soit d'une part les propriétaires capitalistes et de l'autre les dirigeants-et-compétents. Les succès historiques du « mouvement socialiste », au sens large incluant les diverses Internationales, tiennent en effet à la rencontre entre le prolétariat et ce pôle de l'organisation-compétence. Et cela selon deux lignes d'évolution dissemblables. La première devait conduire au « socialisme réel », jusqu'à la confiscation du pouvoir par les organisateurs. La seconde aboutit au compromis socialdémocrate à l'Ouest, des années 1930 à 1970 - un « État social », que la droite (car c'est bien là un discours de droite) désigne comme « État-providence », mais qui n'exista jamais qu'au prix d'intenses luttes de classe, inégales il est vrai, et dans des limites étroitement nationales. Au premier rang des organisations révolutionnaires ou réformistes, on distingue aisément ces compétents, parfois théoriciens, gens de culture, porte-parole ou organisateurs, significatifs de la présence de tout un monde de fonctionnaires, de cadres et d'intellectuels en tout genre, pénétrés eux aussi de l'idée qu'il faut soumettre le marché à l'organisation commune - voire l'abolir, avec la propriété privée qui semble en être la condition. Une telle alliance se retrouve dans les mouvements de libération nationale. Le colonisateur s'était souvent réservé les affaires privées, le marché capitaliste; mais la colonisation avait suscité l'émergence d'« élites » administratives, intellectuelles, militaires, cléricales, soit les dirigeants-et-compétents dont elle avait besoin. Parallèlement, autour de 1968, dans divers grands pays, on voit entrer en subversion - aux côtés ou non des salariés, mais régulièrement en référence au mythe émancipateur du siècle dont le prolétariat a été le porteur - des fractions significatives de cette sphère de la compétence (intellectuels, enseignants, artistes, médecins, magistrats, etc.), à la suite des « masses » étudiantes qui en sont le produit et l'avenir. L'idée de « socialisme », peut alors, dans un univers où prédominent les espaces et projets nationaux, apparaître aux uns et aux autres comme un horizon commun, vers lequel l'histoire, au rythme des luttes sociales, conduit irrésistiblement. Au tournant des années 1970-1980, on assiste, à l'échelle du monde (du moins sur ses versants « occidentaux », au sens large), à l'effondrement quasi subreptice de ce grand mouvement historique. Dans cette conjoncture, il se produit un retournement de l'alliance de classe. Au sein de la classe dominante, la finance se trouve en 120

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mesure de reprendre l'initiative. Le développement des technologies, qui avait régulièrement, au cours de l'histoire, tendu à faire croître la taille des États-nations, commence à favoriser l'émergence d'un État-monde 14 . Tel sera l'objet du chapitre 8 ci-dessous. En bref, les multinationales réalisent qu'elles peuvent, en exploitant la maind'œuvre des périphéries, en contrôlant mondialement les filières de production et de commercialisation, en brisant la solidarité des salariés (notamment par la déconstruction de la grande « fabrique » industrielle et par la sous-traitance), plaçant ici leurs centres de recherche, ailleurs leur fiscalité, etc., rétablir leur taux de profit que le compromis social-démocrate avait dangereusement réduit durant toutes ces décennies15. Les efforts que le pôle de la finance, celui de la propriété capitaliste, déploie depuis des décennies, depuis Hayek 16 , à travers des étapes décisives telles que la fondation du G5, en vue de prendre sa revanche sur le pôle des organisateurs - qui dominaient la scène économico-politique depuis les années 30, à travers le compromis social-démocrate — peuvent dès lors être couronnés de succès. Ces grandes puissances, hégémoniques au sein du Systèmemonde, consacrent et imposent ce nouvel ordre social, celui du néolibéralisme, dont le trait spécifique, on le verra, est qu'il articule la configuration ancienne du national et de l'international à l'ordre inédit d'une étaticité capitaliste rampante à l'échelle État-monde 17 . Dans ces conditions, l'alliance entre la classe fondamentale et les dirigeants-et-compétents se trouve ébranlée. Elle reposait sur le contexte de l'État-nation en tant que le lieu d'organisation économique et de projet politique, limitant quelque peu la logique du profit inhérente aux rapports capitalistes, par une contrainte d'organisation rationnelle-raisonnable collective: soit l'État-nation comme État social national. Les cadres-et-compétents et la classe fondamentale, tout en restant dans leur contradiction de classe, convergeaient sur des objectifs dans lesquels chacun pouvait pour une part se recon14. Voir Théorie générale, Explication et Reconstruction du Capital et Altermarxisme. 15. Voir les travaux de Gérard Duménil et Dominique Lévy, notamment Au-delà du capitalisme, PUF, 1998. 16. Foucault dresse dès les années 1977 et 1978 un tableau saisissant de cette mutation culturelle historique. Voir Sécurité, territoire, population, Cours au Collège de France -1977-1978, Paris, Gallimard, 2004, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France -1978-1979, Paris. Gallimard, 2004. 17. Ailleurs dans le monde, le parcours est évidemment différent, mais il s'analyse à travers la même grille conceptuelle. Dans le monde arabe, par exemple, on a vu un certain nombre de nations s'engager sur la voie « socialiste » du tiers-mondisme dans un mouvement populaire guidé par des cercles de dirigeants-etcompétents, conduisant à une bureaucratisation progressive. Dans le contexte impérialiste d'une hégémonie économique et militaire, les centres purent en prendre le contrôle en corrompant les élites, assurant la pérennité de régimes de plus en plus despotiques. Jusqu'au jour où une convergence inédite entre classe populaire et fractions brimées d'une nouvelle élite inaugure un nouveau cycle, que l'impérialisme cherche à apprivoiser sur un mode néolibéral.

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naître. Q u a n d triomphe le cours néolibéral, les dirigeants-et-compétents cessent d'avoir un espace de projet qui leur soit propre, et qui puisse être partagé avec la classe fondamentale. Les serviteurs de l'Etat tendent alors spontanément à mettre leurs « compétences » au service de l'ordre nouveau dominé par la finance capitaliste. Jusqu'à changer de camp et à s'enrôler au service de gouvernements dans les tâches d'un type nouveau qui sont celles de l'État néolibéral. Rien à voir avec une simple « trahison des clercs » (un concept moralisant qui trahit le narcissisme blessé des compétents) : un cataclysme qui ébranle le monde des pouvoirs et des savoirs. En bref, le paradoxe de l'alliance de classe tient à ce que la classe fondamentale, pour vaincre les capitalistes, doit s'allier à l'autre pôle de la classe dominante, celui des dirigeants-et-compétents, mais tout en s'efforçant d'hégémoniser celui-ci au prix d'une lutte constamment radicalisée de subversion démocratique. Ce paradoxe est l'inavoué du marxisme classique — qui a stabilisé le « communisme » dans les termes du « socialisme ». Il tient à ce que sa base sociale est celle même d'une telle alliance. Il serait vain de se lamenter sur les échecs historiques du « socialisme » (occidental) et de les imputer à un manque de vigilance. L'alliance en bas, fragilement esquissée au niveau des États-nations, s'est brisée du fait d'un processus qui s'est déroulé en haut, au moment où les conditions se sont trouvées données pour une recomposition de la classe dominante à l'échelle de l'État-monde. Les vieux partis de tradition ouvrière enracinés dans le salariat ont, dès cet instant, perdu, en même temps que leurs partenaires, leurs repères existentiels. Ils se sont, sauf exception, peu à peu recroquevillés sur leurs forces décroissantes, au coude à coude avec d'autres groupes concurrents. Sans projet audible ni vraie mémoire, ni les uns ni les autres ne semblent même plus avoir la capacité de s'interroger sur leur identité. Qui sont les amis et qui sont les ennemis? Q u e sont devenus le « nous » et le « eux », trame du discours de l'émancipation ? Il pourrait sembler que la classe fondamentale soit à tout jamais devenue un « en soi », livré aux jeux d'en haut, impuissant à s'assumer comme « pour soi ». Après tout, cette alternance des deux forces sociales supérieures, qui, en dépit des percées révolutionnaires, prédomine depuis plus d'un siècle, ne pourrait-elle durer quelques siècles encore ? Y a-t-il encore quelque sens à prétendre, contre toute évidence, théoriser la politique à partir de ce lieu, aujourd'hui vide, qui fut celui des partis de la révolution communiste? O n ne peut affronter ce défi sans tenter de reprendre, encore à nouveau, les choses par le commencement, c'est-à-dire à partir des rapports de 122

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classe. Il reste à savoir si l'analyse métastructurelle de la structure de classe permet de déchiffrer une structure de parti, c'est-à-dire une structure d'affrontement qui définisse les conditions de cette lutte « qui se mène jusqu'au bout ».

4.2. L'analyse métastructurelle des partis §421. Le paradoxe classes/partis et le paradoxe du concept de « gauche » Le paradoxe de l'alliance-lutte de classe, que l'on vient d'analyser, révèle sa complexité en ce qu'elle se développe en deux autres : l'un concerne la relation entre classes et partis, l'autre la notion sociopolitique de « gauche ». Le clivage en deux classes, tel qu'il était compris par le marxisme classique (capitalistes/salariés), pouvait sembler se traduire tout naturellement dans la dichotomie politique entre droite et gauche. Or, certes, la lutte sociale est bien à comprendre comme un affrontement entre deux classes, en l'occurrence la dominante contre la fondamentale. Mais, on l'a vu, la domination moderne de classe implique deux forces sociales polairement distinctes, sommairement « la finance » et « l'élite ». Elle doit donc s'interpréter comme un jeu à trois protagonistes. Non à trois partis, concrètement définis, mais à trois « perspectives d'hégémonie ». Et cela sur une scène politique qui ne comporte pourtant que deux places, la droite et la gauche. Lesquelles - et c'est là le comble du paradoxe - ne correspondent pas à la dualité des classes en présence mais, de prime abord, à la dualité des pôles de la domination. Il me semble que le marxisme classique, précisément parce qu'il était bridé par une certaine position de classe, laquelle s'exprimait dans le discours ambigu de « l'organisation concertée », n'a jamais maîtrisé théoriquement ce complexe dialectique, qu'une politique de l'émancipation se doit pourtant de déchiffrer. Le dispositif politique légitime, à l'époque moderne, implique un gouvernement dans lequel prévaut la décision de la majorité. Cela n'empêche pas que l'on puisse trafiquer cette majorité en tous sens : instaurer un droit de vote sélectif (masculin, censitaire ou ethnique), un habile découpage des circonscriptions, une seconde chambre, un exécutif « royal », etc., et sans encore aborder ici la question du parti unique ou officiel. Il s'agit pourtant là d'une donnée normative irréductible. Mais - c'est là encore le paradoxe - ce principe de légitimité formelle, qui divise en deux la scène politique, ne dit par 123

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lui-même rien de la substance sociale du différend entre les deux « partis » susceptibles de figurer en majorité ou en minorité. Or, il est remarquable que ce couple formel majorité/minorité se décline régulièrement dans les termes substantiels d'un clivage droite/ gauche significatif d'un contenu économico-socio-idéologique très déterminé. Voilà ce qui devrait susciter un étonnement théorique. Pour faire bref, comme tout un chacun le sait (mais de quelle sorte de savoir?), la droite donne plus de pouvoir à la propriété, la gauche, plus de pouvoir à l'organisation. Ce plus de l'un ou de l'autre facteur de classe peut, il est vrai, varier de façon considérable. Selon que les forces de l'organisation se trouvent hégémonisées par celles de la propriété, ou inversement (ce qui suppose une alliance avec la classe fondamentale), les contenus socio-économiques respectifs d'une politique de droite ou de gauche varient en effet considérablement. Une gauche américaine fut longtemps l'analogue d'une droite française. Mais dans les deux cas s'affirme une polarité droite/ gauche, qui, sous des formes diverses, renvoie au couple propriété/ organisation. Il s'agit là d'une donnée structurelle de la forme moderne de société: à la structure bipolaire (de domination) de classe - clivée selon marché et organisation, soit selon propriété et compétence - correspond une structure bipolaire de parti. La droite et la gauche ne correspondent pas au clivage de classe, mais à la bipolarité de la classe dominante. Ce paradoxe en contient un autre : le paradoxe du concept même de « gauche ». Qu'en est-il en effet alors, sur l'échiquier politique, de la classe fondamentale? Dans le système de légitimité moderne, fondée sur la majorité, le tiers est exclu. C'est dire que la classe fondamentale sauf à refuser le jeu parlementaire, ce qu'elle a fait dans des épisodes de bouleversement révolutionnaire - n'a pas véritablement le choix. Sa place, par vocation du moins, est « à gauche » : dans le lieu politique qui est aussi celui du pôle « dirigeants-et-compétents » de la classe dominante, avec lequel l'alliance lui est structurellement recommandée. Pas nécessairement dans le même parti. En ce sens, les partis de gauche présentent toujours un certain élément « interclasse ». Dans les partis sociaux-démocrates de la fin du XIX e siècle, la prépondérance ouvrière fut notable. L'éclatement du mouvement socialiste avec l'apparition de la III e Internationale sépara deux forces politiques - socialistes et communistes - marquées par une relative prépondérance de l'influence de l'élément ouvrier chez l'un, de l'élément dirigeants-et-compétents chez l'autre. Pour les raisons 124

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indiquées ci-dessus, les compétents se montraient plus attirés par le premier et les dirigeants par le second. Mais dans chacune des deux familles on retrouve l'héritage d'une alliance de classe ancienne, toujours manifeste. Le marxisme, et cela déjà depuis l'ère du compromis socialdémocrate, mais dont l'héritage se partage aujourd'hui entre divers courants « radicaux », souffre d'un certain dualisme conceptuel : il pense l'économico-social en termes dassistes (capitalistes exploiteurs, accumulateurs / salariés exploités) et le politique en termes stratégiques de droite/gauche. Ce qui reste dès lors indécis, c'est la relation entre ces deux clivages. Cette indécision se marque aujourd'hui dans les batailles sémantiques autour du « nom » qui convient à une force politique d'alternative, là où, du moins, la référence au « socialisme » a perdu sa crédibilité. Faut-il, par exemple, s'appeler « la gauche » (à l'allemande, Die Linke) ou bien se spécifier comme « gauche de gauche » (à la française, qui est encore une référence à une identité ultime de « la gauche ») ? Dans les deux cas, on désigne la perspective de la classe fondamentale dans des termes qui relèvent immédiatement d'un espace politique. Quoi de plus naturel, dira-t-on, puisqu'il s'agit de concevoir l'action politique? Certes, mais cette représentation politique — droite contre gauche — de l'espace tend aussi à occulter le clivage socio-économique, la bipolarité constitutive - capitalistes/dirigeants-et-compétents - de la domination de classe. Appropriable par les dominants eux-mêmes, elle tend à s'imposer comme représentation ultime de l'espace social. Elle construit la scène sociale comme le lieu d'affrontement de deux forces primaires, qui sont la droite et la gauche. Ce travestissement convient à la culture spontanée des dirigeants-et-compétents: la gauche définit alors l'espace de compromis négociable avec le capitalisme. Il permet aux deux partenaires dominants de l'alternance de tenir sous le voile la force d'alternative, la classe fondamentale. Et cela est paradoxalement l'héritage, douteux, du marxisme, certes promoteur de la « classe ouvrière », mais qui pose comme donnée sociale ultime le clivage de classe entre ceux qui possèdent des moyens de production et ceux qui n'en possèdent pas, à quoi le clivage droite/gauche peut, par approximation, s'identifier. Il reste donc à savoir à quelles conditions la classe fondamentale pourrait apparaître comme telle sur la scène politique, c'est-à-dire serait capable d'ordonner celle-ci selon la forme de l'espace social des rapports de classe. Tel était le projet d'un parti communiste, « parti des travailleurs », au moment de sa naissance en tant que « parti 125

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social-démocrate » ou sous quelque autre appellation (et quel que soit le destin ultérieur des partis se référant au « travail », labour, etc.). Il s'agissait pour la classe fondamentale, ou du moins pour ce groupe historiquement décisif qui s'identifiait comme la « classe ouvrière », de se représenter soi-même : de se définir en termes de classe comme acteur politique. Ce problème nous occupera jusqu'au terme de cette recherche. Mais on ne peut en comprendre la difficulté qu'en considérant d'abord comment, selon quels mécanismes, la classe fondamentale en vient, dans sa grande masse, au gré des « affinités électives » qui affectent ses différentes fractions, à se représenter politiquement soit dans le parti capitaliste soit dans le parti compétent. Une telle analyse requiert à nouveau les ressources de l'approche métastructurelle. §422. Les « affinités électives », le peuple comme électeur Force est en effet de constater que les membres de la classe fondamentale ne se retrouvent pas très spécifiquement à gauche. On doit, me semble-t-il, en chercher la raison dans le fait que les diverses fractions de la classe fondamentale sont marquées par une certaine prévalence soit du principe marchand, soit du principe organisationnel, médiations rationnelles qui sont aussi facteurs de classe : de ce trait positif découle ce que j'ai proposé de désigner comme une « affinité élective » avec les forces sociales dominantes qui en ont respectivement le contrôle. Affinités à gauche. Les salariés de la fonction publique - ici, naturellement, considérés dans leur masse et non dans leur sommet où ils côtoient la haute administration publique et privée - se trouvent insérés et exploités dans un réseau de relations marchandes capitalistes, à commencer par leur salaire, qui mesure leurs achats de marchandises. Mais ils se trouvent plus directement que d'autres inscrits dans une relation organisationnelle de compétence statutaire hiérarchique. Et c'est aussi sur ce terrain qu'ils peuvent trouver un moyen de défense collective. Et par conséquent de promotion individuelle, pour eux et pour leur progéniture. Avec plus de chances de succès que d'autres, en raison d'une familiarité plus grande avec les voies et mécanismes de la promotion. Bref, relativement plus organisés que marchandisés, ils sont portés du côté d'une logique de l'organisation, dans laquelle ils ont plus de chance de se faire entendre individuellement et collectivement : du côté de la gauche. Le salariat de la grande entreprise se divise en strates diverses. O n peut deviner lesquelles se tourneront spontanément plutôt vers la gauche. 126

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Non pas les plus exploitées. Mais celles qui peuvent faire fonds sur la compétence reconnue, celles qui ont conscience que la relative sécurité et la reconnaissance sociale dont elles disposent reposent sur leur faculté à s'organiser collectivement. Cette faculté est elle-même liée à la prévalence, dans ces secteurs, d'un schéma organisationnel sur lequel (dans la mesure, décroissante, il est vrai, où il reste encore celui de la grande entreprise fordiste) ils peuvent ensemble exercer un certain contrôle, en contraste avec le schéma marchand, qui les laisse, collectivement et individuellement, démunis. O ù l'on retrouve les éléments constitutifs de la capacité politique qui fut celle de la « classe ouvrière » historique, et de certains corps de fonctionnaires. Affinités à droite. La position socio-économique des travailleurs indépendants se définit, par contraste, dans un contexte plus spécifiquement marchand, qui masque leur exploitation à travers un processus de sous-valorisation différentielle de leurs produits. Dans ces conditions, chaque acteur attend essentiellement son salut de sa propre capacité d'initiative sur le marché. Ses références, ses modèles et ses valeurs, sont donc tendanciellement celles des forces sociales de la propriété, qui dominent celui-ci. O n ne s'étonnera donc pas que ces travailleurs se portent plus souvent à droite. Une telle affinité à droite s'étend, on le sait, à toute une part du salariat de la très petite entreprise, dont les leaders d'opinion tendent volontiers à s'identifier comme de petits patrons potentiels — ce qu'ils deviennent éventuellement. Il s'agit là d'une part significative de ceux que les statistiques désignent comme « ouvriers ». Plus généralement, une partie des salariés se trouve portée à évaluer son destin en termes de marché : celle qui a le moins de chances de promotion à travers la compétence, et la moindre possibilité d'y projeter le sort de sa descendance. Prime alors la sécurité de la relation marchande salariale, souvent vécue dans une imaginaire relation de proximité bienveillante et supposée assurée au mieux par la marche paisible des affaires. Et la droite, » en retour, cultive des représentations traditionnelles - souvent plus familières à ces fractions - sans rapport avec la culture de ses propres cercles dirigeants. Paris vaut bien une messe. Avec ce concept d'affinités électives, on en arrive très près du savoir commun. Et l'on se dira : pourquoi tous ces détours conceptuels ? Chacun sait en effet que la droite et la gauche se distinguent en ce que l'une prône le marché et l'autre l'organisation : l'une traite la justice et la prospérité par le laisser-faire marchand, l'autre, par l'interventionnisme administratif. Chacun identifie, de façon plus ou moins floue, les détenteurs respectifs de la propriété et ceux de la 127

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compétence. Le choix, donc, son obscurité, semble être entre le parti des grands « patrons », créateurs d'industrie, et celui des « dirigeants » compétents, serviteurs de l'Etat. Et l'on peut aisément savoir quelle couche sociale donne ses voix à quel parti. Il reste que, si l'on devait s'en tenir à cette factualité électorale, on se trouverait enfermé dans une histoire vouée à la répétition, à une alternance indéfinie, qui semble elle-même, à l'ère néolibérale, perdre peu à peu de sa dramatique, tant les politiques de droite et de gauche en viennent à se ressembler - d'où la désaffection croissante du grand nombre. Mais, précisément, tout le problème est de passer du visible à l'invisible, de l'échiquier politique à la structure de classe, si l'on veut comprendre que ce qui est aujourd'hui donné ne peut se donner comme le seul possible. Pour qu'apparaisse étonnante, la dissolution de la classe fondamentale dans le processus politique, il faut l'avoir identifiée comme tout autre chose qu'une classe simplement « populaire », une classe des travailleurs, des pauvres, des exploités, des dominés ou des travailleurs (les autres aussi travaillent...). Il faut l'appréhender pour ce qu'elle est : une classe définie positivement par sa position sociale, comme puissance potentielle, la classe non pas « subalterne », mais fondamentale. C'est bien ce que Marx et les siens avaient commencé à apercevoir : une classe organisée par le procès de production capitaliste, un procès de plus en plus technico-scientifique, qui la requiert de plus en plus instruite et cultivée. En un mot, le prolétariat comme le produit par excellence, et comme avenir, de la modernité. Mais cette vision, on a vu pourquoi, demeurait encore partielle et biaisée. Si la modernité est « instrumentalisation de la raison », il faut identifier cette raison dans son ensemble métastructurel, non pas comme agent de l'histoire, mais bien, retournée en son contraire, comme condition de la société moderne. Il faut savoir ce qu'il en est de « la raison » dans cette société. Or cela suppose de décrypter le marché et l'organisation - ces deux « formes de la coordination rationnelle à l'échelle sociale », ces deux médiations supposées relayer l'immédiation discursive — comme les deux facteurs de classe qui se combinent dans le rapport moderne de classe. Elles apparaissent alors comme les biens primaires que le peuple doit s'approprier, en soumettant le marché à l'organisation et l'organisation à la parole commune, également partagée entre tous. L'analyse métastructurelle permet seule de discerner, sous le masque de l'affrontement parlementaire entre la droite et la gauche, les déterminants de la domination et de l'insubordination moderne de classe, le principe révolutionnaire inscrit dans la forme moderne de société. 128

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L'inexistence politique de la classe fondamentale devient alors un objet d'étonnement. Elle perd son statut d'évidence naturelle. Et il devient possible d'envisager l'avenir à partir de sa réapparition sur la scène politique. Un autre obstacle épistémologique, pourtant, reste encore à lever. §423. L'horizon hégémonique des partis, l'engagement politique L'analytique méta/structurelle des classes et des partis ici présentée peut, à divers égards, sembler bien schématique : abstraite et incomplète. Le tableau esquissé repose sur uife analyse de classe très incomplète, qui néglige entre autres les services domestiques, ce second salariat, et plus largement le travail dans son lien à l'organisation familiale, soit à l'autre rapport social, imbriqué dans le rapport de classe - on y viendra au chapitre qui suit. Il reste encore abstrait-formel, au sens que Marx donne à l'expression, laissant de côté le fait que les partis, même s'ils sont pris dans ce tropisme bipolaire qui les conduit en dernière instance à se classer à droite ou à gauche (tout en tentant le plus souvent de le masquer), épousent régulièrement, dans le concret, des clivages culturels, linguistiques, religieux, issus d'une histoire antérieure (manifestant parfois que l'unité nationale-étatique n'a jamais été vraiment acquise), ou encore se trouvent impliqués dans des monopoles géographiques, des situations locales, qui déterminent des intérêts très puissants. U resterait donc à montrer dans chaque cas pourquoi telle ou telle de ces déterminations pousse en général un groupe d'un côté ou de l'autre18. Cette approche reste encore abstraite au regard du fait qu'elle s'en tient au contexte abstrait de l'Etat-nation, laissant de côté la relation des partis au système-monde, à travers les phénomènes migratoires et les relations réelles ou imaginaires, culturelles ou matérielles, que tel ou tel groupe social entretient avec la totalité environnante. L'extrêmedroite, on le sait, attire les plus éloignés de la « compétence », les plus exposés à un contexte international de concurrence. Certaines professions intellectuelles, du fait des intérêts qui s'attachent à leur position dans une noosphère mondialisée, sont plus spontanément portées vers un universalisme écologique et culturel, etc. 18. Il faudrait considérer séparément le cas de certains États-nations issus de découpages coloniaux entremêlant certaines populations que des identités anciennes (souvent radicalisées dans la situation moderne) opposent les unes aux autres et qui tendent à se représenter par des partis qui reflètent davantage les lignes de fracture et d'influence (impérialiste) du Système-monde que les logiques de la structure.

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Mon analyse vise les structures et clivages profonds, à partir desquels on pourra s'engager dans la complexité réelle. Toutes les généralités ne sont pas propres à fournir ce point d'entrée. La thèse que j'avance est que seule l'analyse de classe, à condition d'être correcte, c'est-à-dire métastructurelle, éclaire la scène des partis, les perspectives récurrentes qui s'affrontent, les potentialités qui sont celles de la forme moderne de société. Il en découle que, si l'on désigne par « libéralisme » la perspective de la finance (celle des propriétaires du capital"), et par « socialisme » celle de l'élite (celle des organisateurs et compétents), il reste le « communisme » pour désigner celle de la classe fondamentale. C'est du moins la conclusion que je chercherai au terme à établir, en dépit de forts arguments contraires20. Mais déjà deux traits constitutifs de la forme-parti, prise en général, me semblent devoir être précisés : son caractère tendancielIement bureaucratique et sa fonction hégémonique. Chacun sait que tout parti est en lui-même une « organisation », tendanciellement dotée des caractères d'une bureaucratie. Robert Michels21 en tirait à juste titre la conclusion que celle-ci, même dans le cas d'un parti « socialiste », produisait infailliblement une élite, promise à s'allier à l'oligarchie dirigeante. C'est aussi ce qu'Althusser perçoit fortement, quoique de façon oblique et quelque peu obscure, quand, tout en rendant hommage à son Parti, il range (tous) les partis dans la catégorie d'« Appareils idéologiques d'Etat »22. Ces sortes d'approches ne prennent cependant leur pertinence que lorsque l'on se représente que l'organisation n'est pas seulement le fait des « organisations politiques », mais, versus marché, un trait polaire de la domination moderne de classe: quand un parti populaire se bureaucratise, sa hiérarchie se lie à « l'élite ». C'est bien pour cette raison que le concept même d'un parti - une organisation - de l'alternative est problématique. Mais cela ne doit pas faire oublier non plus que l'autre trait polaire est le marché. C'est ce dont témoignent les analyses aujourd'hui à la mode qui abordent le parti en termes d'« entreprise » sur un marché politique. Il reste que, prenant le marché - qui n'a lui aussi qu'une existence « polaire », unilatérale

19. Si l'antilibéralisme et l'anticapitalisme se rejoignent, c'est parce que le libéralisme est l'idéologie propre aux capitalistes: son axiome essentiel est celui de l'identité entre le marché et la démocratie. L'antilibéralisme, qui connote l'alliance avec les cadres-et-compétents (inséparable de la lutte contre eux pour l'hégémonie), semble bien être l'anticapitalisme le plus conséquent. 20. Voir le chapitre 9 ci-dessous. 21 .Les Partis politiques: essai sur les tendances oligarchiques des démocraties[1911], Flammarion, 1914. 22. Sur la reproduction, Paris, PUF (1995) [1971], Collection « Actuel Marx Confrontation », pp. 107 et suivantes.

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- pour le paradigme du phénomène social total, elles ne peuvent aller très loin dans l'analyse des dynamiques historiques concrètes. Une autre considération, à mes yeux la plus importante, concerne le caractère paradoxalement « interclasse » de tous les partis. Chacun d'eux cherche de cette façon à affirmer une perspective hégémonique, à se mettre en position d'influence sur les deux autres. Le parti, en ce sens encore, ne peut être l'image rigoureuse de la classe. Il doit proposer à des adversaires dont il fait aussi des partenaires un horizon de quelque façon acceptable dans une conjoncture déterminée. Cela s'exprime bien sûr dans une ligne politique. Mais aussi dans le fait que les partis accueillent en leur sein, voire parmi leurs dirigeants, des personnes dont la place semblerait devoir se situer ailleurs, et qui se trouvent là en position de médiateurs. Les partis socialistes attirent les cadres. Les partis communistes attiraient les intellectuels. Clivage secondaire au sein des dirigeants-et-compétents entre ceux qui sont plus aptes à se faire reconnaître du côté des moyens, définis comme relevant d'un savoir supérieur, et ceux qui sont mieux placés pour s'illustrer du côté des fins, domaine revendiqué par la multitude (comme si l'ordre des moyens était plus délégable). Cette fonction de « porte-parole », on le verra (chapitre 7), remonte, sous cette forme définie, à l'émergence des partis, c'est-à-dire au commencement même de la forme moderne de société. Les formations d'extrême-gauche, en Europe, qui ont typiquement regroupé des « élites » radicalisées, se trouvent ainsi, de façon récurrente, en position de prétendre ou d'aspirer à un rôle majeur dans le mouvement ouvrier. Cette nature hégémonique (de classe) des partis, se retrouve jusque dans le « parti unique », lorsqu'il persévère à s'affirmer comme tel au-delà de l'expérience socialiste, comme c'est le cas du PCC, qui intègre des capitalistes, en position supposée seconde. La droite appointe des intellectuels — style conformiste ou clinquant. La gauche accueille des hommes d'affaires - style non conformiste ou discret. L'une et l'autre recrutent des gens du peuple. Un parti est ainsi une force d'emprise non pas d'une classe sur l'autre, mais de l'un des trois acteurs primaires, sur les deux autres, dans une perspective, proche ou lointaine, d'hégémonie totale. C'est là le principe d'universalisme dynamique qui lui est propre. Le secret de sa puissance d'attrait et de fascination. Cette dialectique interactive, qui implique une ouverture hégémonique de chacun des trois camps aux deux autres, explique aussi pourquoi les individus sont constamment invités à « choisir leur camp », et aussi pourquoi beaucoup choisissent le camp adverse, au point de rendre sociologiquement invisible la relation des divers 131

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partis aux classes et pôles dont ils expriment la perspective. Les individus qui « s'engagent en politique » se trouvent, du fait du rôle qu'ils peuvent jouer dans le processus « hégémonique », et sans doute du bénéfice social qu'ils en tirent, assez libres par rapport à leur lieu social d'origine. Mystère de « l'engagement » : un incalculable contexte de mémoire et d'interpellation familiale, d'événements et d'affects biographiques, et aussi d'opportunités sociales, sélectionne ceux qui ont vocation à s'illustrer au service d'une cause ou d'une autre, qui peut fort bien ne pas être celle du groupe qui les a portés. Passons maintenant des individus aux grandes masses concernées. S'agissant des révolutions communistes du XXe siècle, elles sont apparues dans un contexte à la fois structurel et systémique historiquement singulier où l'exploitation de classe se trouvait redoublée par la domination coloniale. Sous d'autres formes, cette situation perdure, mais elle se trouve prise dans un contexte d'étaticité mondiale qui n'est pas de nature à donner lieu au même type de révolution. Je me limiterai donc ici, à ce stade « structurel » de l'analyse, à la situation qui a prévalu sur les versants « occidentaux », dans un cadre moins immédiatement dépendant du système. Cette approche, théoriquement limitée, me semble posséder, comme telle précisément, une certaine valeur d'enseignement plus général. La perspective rationnelle-raisonnable de la classe fondamentale est de « briser » la classe dominante, de mettre fin à la connivence fonctionnelle entre ses deux pôles constitutifs, et donc de libérer la « compétence » de l'emprise de la « propriété ». Cela suppose qu'elle assure elle-même son hégémonie sut les dirigeants-et-compétents, par la prévalence de sa ligne politique dans une gauche capable de l'emporter sur la droite. L'alliance est un combat : l'élite doit être vaincue comme adversaire, par un combat constant contre ses prérogatives, pour être élue comme partenaire. Ce n'est que dans ces conditions que l'on peut parler d'une Gauche en majuscule, assumant quelque peu les valeurs qu'elle proclame. Cette « Gauche », dotée d'un tel contenu, n'est pas un fait de structure, au sens déterminé ici donné à ce terme. Elle est un événement qui ne se produit que lorsque la classe fondamentale se montre capable de dépasser ses divisions et réalise l'unité entre ses fractions. Mais pourquoi cet événement est-il si rare, et si fugace? La classe fondamentale, bloquée dans le complexe de ses « affinités électives », est-elle condamnée, sur le long terme, à chercher ses porteparole parmi les forces sociales qui la dominent? Peut-on concevoir qu'elle puisse sortir de cette impuissance à se rassembler et à se représenter elle-même sous la forme d'un parti ? 132

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4.3. Partis et mouvements §431. De la différence entre les partis La première question est sans cloute de savoir comment ici, dans le contexte analytique de la théorie, désigner un tel parti. Faut-il le caractériser par la classe qu'il est censé représenter : comme le parti de la classe fondamentale ? O u par un horizon qui serait le sien : comme le parti de l'émancipation ou comme le parti du communisme ? J'ai choisi le terme de « parti de l'alternative »23. Une telle appellation est assez courante dans le langage politique de la gauche radicale. Et à juste titre. Mais seule l'analyse méta/structurelle donne à l'opposition entre un parti de « l'alternative » et deux partis de « l'alternance » son fondement analytique de classe. Elle seule permet d'attribuer à l'alternative un horizon d'émancipation. Le vocable d'« alternative » maintient en même temps le caractère problématique d'un parti qui existe sans exister vraiment, et qui reste aujourd'hui, pour l'essentiel, à faire advenir. Cette indécision entre existence et non-existence n'est pas de nature dialectique. Elle tient à ce que « parti » doit s'entendre en deux sens, qui renvoient à deux niveaux d'existence: le parti politique et le parti « social ». Ce dernier terme ici pris en un sens particulier, désignant le tissu de socialité qui relie un parti politique à une classe sociale. Les partis politiques répertoriés n'ont d'existence significative que s'ils s'appuient sur des réseaux de socialité - associations, clientèles, instances étatiques investies, administrations locales et d'entreprise, cercles idéologiques — qui forment toutes ensemble le parti « social » agrégeant une « base sociale » : un cercle d'hégémonie d'où procèdent des « prises de parti », des consciences et des attitudes de classe. En ce sens, il existe structurellement trois cercles d'hégémonie, d'où procèdent trois acteurs sur la scène politique. Mais il leur correspond trois modes de relations entre parti politique et parti social. Notons d'abord que l'on ne peut se contenter de dire : les partis politiques sont des « Appareils idéologiques d'État ». Il existe, entre eux, de profondes différences, qui s'appréhendent en termes méta/ structurels. Le parti de la propriété (capitaliste) comporte une ligne de fracture virtuelle entre diverses fractions aux intérêts divers et diversement exposées à l'influence des deux autres cercles et de leurs publics: les unes, plus rigoureusement libérales, les autres, qui se définissent volontiers comme « centristes », plus disposées à faire une 23. Voir Explication et Reconstruction du Capital, op. cit., pp. 257sq.

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part à quelques précautions régulatrices, dans un sens républicain ou libéral-social. Il en va de même, chez les dirigeants-et-compétents, entre une aile droite sociale-libérale, et une aile gauche, plus populaire. Mais, en dépit de ces clivages internes, chacun de ces deux cercles hégémoniques présente une certaine cohérence dans le long terme qui tient à un « facteur de classe » polairement prédominant - dans un cas le marché, dans l'autre l'organisation - qui constitue sa logique sociale de principe, sa référence ultime (idéologiquement associée à un ordre supposé discursif, soit démocratique, on l'a vu, §315). Le parti de l'alternative se trouve, lui aussi, face à la question de l'alliance, confronté à la même sorte de dilemme - droitiers contre gauchistes. Il possède, cependant, on va le voir, un principe propre d'unité, un mode d'articulation spécifique entre le « politique » et le « social ». Si l'on veut comprendre cette dynamique qui lui est propre, il faut considérer plus concrètement la logique de classe propre à l'exploitation-domination spécifiquement capitaliste, qui présente en effet un caractère singulier : elle s'inscrit dans une logique d'abstraction. Comme le montre Marx, le « procès de production capitaliste » ne vise pas en dernière instance des valeurs d'usage, mais la richesse abstraite, le profit, quelles qu'en soient les conséquences pour les personnes, les cultures et l'environnement. Il en découle une tendance à détruire tout autant qu'à produire. Toute une série de destructions sociales, technologiques et écologiques surviennent continuellement, d'une façon désordonnée, comme autant de fléaux, soudains ou rampants, plus ou moins violents, frappant telle ou telle couche ou fraction de la population selon tel ou tel aspect de son existence (travail, santé, etc.), telle ou telle partie du territoire, rencontrant des résistances nourries de la mémoire d'expériences récurrentes. Cette considération nous conduit vers une triple thèse. 1. Les partis dominants existent à partir d'un certain principe d'ordre, chacun étant lié à I'instrumentalisation d'un type de coordination rationnelle à l'échelle sociale, marché ou organisation, et aux monopoles reproductibles de propriété et de compétence qui s'attachent à cette instrumentalisation. Le parti de l'alternative émerge à partir du désordre, à partir de la privation, de l'injustice et de la résistance à l'injustice ressentie, mais aussi de la puissance politique que génère cette résistance, et de l'emprise démocratique qu'elle procure sur les processus de marché et d'organisation. 2. L'hégémonie du cercle des dirigeants-et-compétents ne s'affirme elle-même qu'à la mesure de sa capacité ambiguë à coopérer au pouvoir du capital et cependant à en combattre les excès en limitant 134

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la logique du marché capitaliste par celle d'une organisation assumée sur le terrain politique. En ce sens, il existe, au sein de la forme moderne de société, marquée par cette triplicité sociale, une concurrence spécifique entre deuxforces susceptibles de s'affirmer à l'encontre du capitalisme. Cette concurrence dénote une certaine affinité entre ces deux forces, qui fonde l'objectif raisonnable de l'alliance entre elles, au point que, par contrecoup, nous nous trouvons au défi de faire apparaître que le parti de la classe fondamentale n'est pas par nature une sorte de sous-produit, une frange extrême, du parti dirigeantcompétent, mais qu'il existe réellement, au titre de donnée structurelle, impliquée dans la forme moderne de société. 3. Il existe bien en effet un « parti social » de la classe fondamentale, qui s'affirme à travers les luttes sociales et leur inscription dans les institutions et les mémoires. Il existe bien un tiers parti, même lorsqu'il semble empêché d'exister politiquement, subalternisé, réprimé par une connivence tacite d'en haut, marginalisé, battu sur toute la ligne. Il reste cependant à savoir à quelles conditions il peut se constituer comme une vraie puissance d'émancipation, capable d'émerger politiquement comme parti d'alternative et d'hégémoniser les forces sociales aujourd'hui dominantes. Et c'est ce que l'on cherchera dans le « mouvement ». §432. Le parti de l'alternative et le « mouvement » Ce sont en effet les mouvements, actions conduites en commun, animées par des syndicats, par des associations plus ou moins durables, par des conseils ou coordinations éphémères, qui constituent le plus souvent aujourd'hui l'épicentre mouvant et concret de la lutte de classe. Leur variété tient à un grand nombre de facteurs et de circonstances : à la complexification du tissu social, sans cesse remodelé par l'évolution technique et par les stratégies auxquelles elle donne lieu (aujourd'hui : suppressions d'emplois, délocalisations, etc.) ; au caractère imprévisible et surdéterminé des conjonctures qui définissent à un moment donné des points de rupture. Et ils portent la marque conjuguée de la classe, de la « race » et du sexe. Mais cette variété de facteurs s'inscrit dans un contexte proprement « structurel », au sens ici donné à ce terme, qui tient à la diversité des atteintes que le capitalisme, dans sa double logique d'exploitation-domination et d'abstraction, porte en différents points de l'ensemble social, selon des temporalités disparates, décalées. Il existe une intime relation entre le caractère destructeur aléatoire de la logique abstraite du capital et le désordre créateur des mouvements sociaux qui lui répondent. Et ce 135

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mouvementisme de la lutte sociale croît à la mesure des désastres que le néolibéralisme introduit dans le système de production. Les associations, qui s'inscrivent dans des segments définis de la société de classe, avec des objectifs très amples, comme les syndicats, ou plus spécifiques (logement, santé, culture...), structurent la lutte dans son suivi et sa mémoire. Elles constituent des communautés, des solidarités durables. Le syndicalisme, du fait de son lien à la production et de la centralité du travail dans la constitution des destins singuliers, des subjectivités, des attentes de reconnaissance, constitue la force associative la plus capable d'orchestrer des mouvements d'ampleur nationale, d'interpeller les profondeurs du peuple. Mais les associations, notamment les plus puissantes, ne peuvent se développer sans tendre à se bureaucratiser et à se refermer autour d'intérêts sectoriels. « Le mouvement » - compris au sens étroit de processus des soulèvements et révoltes - qui porte lui aussi des intérêts particuliers, n'est pas innocent par nature. Mais il vient en contrepoint aux privilèges (de pouvoir) reproductibles des hiérarchies qui émergent au sein des associations. Il est en cela un principe de dérangement démocratique et de recyclage de la pratique de classe. Il en est la respiration vivante. Le parti d'alternative est donc mouvementiste. II est chez lui dans tous les mouvements de la classe fondamentale. L'esprit de parti procède de l'idée que la pensée stratégique circule transversalement entre les diverses instances du mouvement. Il donne la priorité à la formation non pas des cadres de l'institution, mais des acteurs pour la lutte de classe au quotidien, pour la mise en mouvement. Y compris pour sa propre mise en mouvement. Ce qui est tout autre chose que se constituer comme un « parti d'avant-garde ». Le parti (social) d'alternative embrasse ces forces sociales, syndicales, associatives — dont chacune a sa spécificité (chômeurs, mal logés, précaires, discriminés...), sa temporalité propre (génération de migrants, ou de contaminés, vague d'étudiants...). Le parti politique (structuré en formation politique) d'alternative ne peut exister s'il n'est pas capable de s'assumer comme parti social, sur le fond d'une connivence organique au sein d'un mouvement historique. L'analyse méta/ structurelle cherche à fonder théoriquement ce nouvel esprit de parti, au-delà de la conjoncture dont surgissaient les anciens partis révolutionnaires. Elle vise à une conscience de soi plurielle au sein de la classe fondamentale et à un discernement des partenaires et des adversaires. Elle a pour ambition d'aider à comprendre de quelle façon, dans la substance profonde du tissu social où se forgent les 136

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subjectivités et les mémoires, les diverses expériences d'émancipation communiquent entre elles. La classe fondamentale a cependant besoin d'un vrai parti politique qui s'affirme comme tel, qui lui soit propre, capable d'affronter la question politique dans son ensemble et le plus long terme, de se poser en acteur fondamental sur la scène politique face aux deux acteurs dominants, désignés comme « la finance » et « l'élite », et à leurs partis respectifs. La classe dominante se déploie désormais quasi spontanément en bipartisme, sous l'effet de la double contrainte du principe constitutionnel du gouvernement selon la majorité et de la structuration bipolaire de la classe dominante, qui tend à faire alterner au pouvoir le parti de la propriété marchande capitaliste et le parti de la compétence organisationnelle. Ainsi s'institue une alternance autour d'une ligne mouvante de partage, âprement disputée. La classe fondamentale se trouve, au contraire, d'emblée écartelée, dispersée, en proie à ses affinités électives. L'unité entre ses diverses fractions et les situations contrastées en termes de précarité et de reconnaissance est d'autant plus difficile que le néolibéralisme poursuit d'instinct la fragmentation et la dissolution des solidarités et bâillonne toute contestation radicale. Un parti de l'alternative était né du foyer que représentait la classe ouvrière du fait du pouvoir solidaire que lui donnait sa concentration dans l'orbite de l'organisation industrielle. Quand ces conditions ne furent plus données, il ne pouvait que régresser indéfiniment. D'autres pôles de radicalité, d'autres contextes de solidarité sociale et politique sont depuis lors apparus, différents selon les pays, autour de nouvelles possibilités de reconnaissance mutuelle et d'organisation, au sein d'autres couches sociales, d'autres réseaux. Le cauchemar de la gauche d'alternative tient à la concurrence destructrice entre ces divers micro-foyers. Elle se trouvait naguère censément divisée sur les mécanismes (réforme/révolution) qui devaient conduire au seuil des changements structurels supposés historiquement irréversibles qu'illustrait le « grand récit ». Une fois levé ce mirage, il ne s'agit plus tant de différences entre les programmes. Tous se réclament d'un semblable schème de résistance incessante, de transformations ou révolutions, grandes ou petites, à définir dans le possible de chaque conjoncture. Les clivages souterrains tiennent plutôt à des intérêts particuliers divergents, qui ne sont pas seulement matériels. Il convient d'en mesurer la teneur subjective, existentielle : tout ce que l'engagement partisan à plus ou moins long terme représente dans la 137

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vie des uns et des autres, au regard de leurs places respectives, présentes et (surtout) futures, dans la société. Ainsi se construisent des cultures et identités collectives contrastées, plus ou moins éphémères, dans des regroupements partidaires qui sont aussi des lieux de socialité, des moments dans l'existence des individus. À mesure que la chape de plomb du bipartisme, consécutive au grand reflux des communismes, en vient à recouvrir l'espace politique, on voit aussi un peu partout se rechercher à tâtons les éléments d'un parti de l'alternative qui soit celui de la classe fondamentale. Celui-ci ne peut surgir que de cette diversité d'expériences, des richesses culturelles-politiques, propres à se dresser contre la logique abstraite du capitalisme. Le parti de l'alternative n'a pas en vue la prise du pouvoir, mais que les citoyens dans leur grand nombre, celui de la classe fondamentale, gouvernent. Les institutions publiques de gouvernement ne sont pas des espaces à conquérir, mais à transformer. La classe fondamentale trouve immédiatement un terrain d'existence dans les entreprises ^et communautés territoriales, via les formes syndicat et parti, dans les associations locales et nationales qui affrontent, sous toutes leurs facettes, les politiques publiques du néolibéralisme, et d'où jaillissent, en général, les mouvements inattendus. Cela aussi est « le parti ». Le pouvoir est partout, mais le centre est décisif. Et il n'existe pas d'extérieur du pouvoir à partir duquel on pourrait peser sur lui. Y participer centralement est donc nécessairement un objectif. L'alliance oblige toujours à des compromis. La politique de la classe fondamentale est pour une part à inventer au jour le jour. Mais elle ne peut être menée qu'à la façon savante d'une expérience dont tous les protocoles soient discutés entre tous 24 . L'investigation méta/structurelle n'a pas vocation à produire des programmes politiques, lesquels ne peuvent procéder que d'analyses concrètes des conjonctures concrètes. Par rapport à une réflexion substantielle portant sur ce que l'on pourrait définir comme la démocratie, la liberté, l'égalité, la vie bonne, etc., elle ne propose rien d'autre qu'une propédeutique critique: une critique structurelle de l'économico-politique. L'analyse « métamarxiste » de classe à laquelle elle aboutit se donne pour objet de répondre à quelques questions politiques essentielles. Qui sommes- « nous » ? Qui sont nos amis ? Qui sont nos ennemis ? Qui sont nos adversaires ? Nos alliés potentiels ? Elle cherche en cela 24. C'est dire qu'elle ne peut être pensée qu'à partir des sans-voix. Je reprendrai'ce point au chapitre 9. dans une discussion de l'approche de Jacques Rancière.

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à éclairer la politique en la décryptant à partir des rapports de classe. Elle suggère corrélativement une ligne politique générale : maîtriser le marché par l'organisation et maîtriser l'organisation par la parole publique également partagée, le tout n'étant pas une affaire de paroles, mais le résultat auquel tend la lune sociale d'émancipation des rapports de classe, qui sont par essence oligarchiques. La « lutte » sociale n'est pas la « guerre ». Il existe pourtant entre ces deux registres (struggle/war) une communauté sémantique qui ne tient pas à un hasard linguistique, mais à ce que le rapport de classe, au-delà des discours, est un rapport de force, qui se solde en violence: exploitation, exclusion, domination, destruction, emprise arbitraire sur la vie et la mort des gens ordinaires — où s'annonce une proximité biopolitique entre classe, « race » et sexe.

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5. CLASSE, « RACE », SEXE RAPPORTS SOCIAUX HÉTÉROGÈNES OU CONSUBSTANTIELS ? Aux philosophes, aux féministes, aux altermondialistes Une théorie se reconnaît à ce qu'elle génère un programme d'investigation dans la complexité concrète des choses.

Ce triptyque, « classe/race/sexe », figure aujourd'hui une sorte de programme obligatoire de la pensée critique. Mais, au-delà de l'effet d'annonce, il est rare que l'étude de ces trois termes soit effectivement menée de front. Je me bornerai ici à chercher à comprendre comment ils interfèrent entre eux. O n ne quittera donc pas le terrain aride de l'épistémologie. Ce chapitre témoignera donc d'une ambition modeste 1 . Dans ^ une perspective inspirée du matérialisme historique au sens large, les rapports sociaux constitutifs d'une forme de société relèvent de deux configurations primaires et en ce sens hétérogènes, quoique liées entre elles (et à considérer l'une autant que l'autre dans leur historicité) : d'une part, celle du genre et de la famille et, d'autre part, celle de la classe. Je me suis donné pour objectif de reconsidérer la seconde et de reconstruire une théorie de la société moderne comme société de classe. S'agissant de la première, je me référerai aux études féministes pour apprendre d'elles, mais, cela va sans dire, sans prétendre à une semblable visée « reconstructive ». La théorisation de la société moderne proposée dans ce livre n'affronte donc qu'une moitié d'un programme « matérialiste historique » et le présent

1. Il doit beaucoup à une collaboration avec Annie Bidet-Mordrel, qui n'est cependant nullement engagée par les propositions ici avancées. Voir notre article. « Les rapports de sexe comme rapports sociaux », Actuel Marx. N° 30, Paris, PUF, 2001, remanié pour la seconde édition en format livre: Les Rapports sociaux de sexe. Paris. PUF, 2010. On y trouvera notamment une abondante bibliographie, surtout angloaméricaine. Je me référerai de façon privilégiée à cette anthologie, qui illustre les questions ici posées.

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chapitre est à prendre comme un simple essai de participation à l'autre moitié de la tâche. Pour engager cette analyse, quelques traits du rapport de classe au sein du « capitalisme » (ou, plus rigoureusement, de « la forme moderne de société ») doivent tout d'abord être précisés à partir de l'approche métastructurelle. Il sera alors possible de rapporter la « classe » à la « race », puis au « sexe ». A partir de là on pourra en venir à une question stratégique, qui sous-tend le débat féministe : doit-on considérer ces trois rapports sociaux - qui interfèrent entre eux dans le concret des institutions, des affrontements et des pratiques, des cultures et des conjonctures - comme substantiellement hétérogènes, ou bien au contraire, en suivant une suggestion terminologique et conceptuelle récente, comme « consubstantiels »2 les uns aux autres ? Et en quel sens ? En quoi sont-ils relativement autonomes ? En quoi forment-ils les diverses facettes d'un même rapport social ?

5.1. CIasse/« race » versus classe/sexe $511. « Rapports de classe » : un concept à reconstruire La notion de classe n'est pas une chose conceptuellement acquise. Et cette incertitude pèse sur les débats entre « marxisme », « féminisme », « post-colonialisme », etc. On a vu au chapitre précédent ce qu'il en est de la structure de classe. Mais, dès que l'on envisage de mettre en relation classe, « race » et sexe, il faut pousser plus avant l'analyse et considérer le rapport de classe pour lui-même. 1. Le rapport de classe est un rapport d'exploitation. Sont « exploitées » les personnes qui travaillent pour d'autres, c'est-àdire plus longtemps (A) que le temps de travail impliqué dans la production des biens et services qu'elles consomment (B). Dans la formation d'un « surtravail », deux temps de travail sont donc à considérer : A et B. Dans la forme moderne de société, l'exploitation se présente selon diverses modalités. D'une part, selon le dispositif spécifique du salariat capitaliste exposé par Marx, où le surtravail donne lieu à un surplus qui prend la forme d'une richesse abstraite, le profit, qui représente un pouvoir social ]s accumulant entre les

2. Voir entre autres, Danièle Kergoat, « Le rapport social de sexe. De la reproduction des rapports de sexe è leur subversion ». in Annie Bidet-Mordrel (coord.). Les Rapports sociaux de sexe, op. cit. : « Dynamique et consubstantialité des rapports sociaux » in Eisa Dorlin (dir.). Sexe, Race, Classe, Pour une épistémologie de la domination, Paris, PUF, « Collection Actuel Mare Confrontation », 2009.

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mains des propriétaires du capital3. D'autre part (et le marxisme classique est beaucoup moins clair sur le sujet), l'exploitation advient, à l'autre « pôle », celui de « l'organisation compétente », selon diverses modalités propres à assurer des biens ou services concrets plus ou moins gratuits à certaines catégories de personnes en fonction de leur position sociale dominante. Ainsi des « élites » jouissent-elles_de façon privilégiée de biens publics produits par le travail collectif: sites urbains aménagés, institutions d'enseignement supérieur, lieux de culture, etc. Et cela conditionne leur reproduction en tant qu'élément de la classe dominante 4 . Ces personnes peuvent travailler (A) autant que les autres, mais consomment une masse de produits et services contenant un plus long temps de travail (B). O n notera que, dans l'espace du ménage, où les hommes travaillent au total moins longtemps que les femmes, surtout si elles ont un emploi professionnel, c'est l'autre cas de figure : à supposer que leur niveau de consommation (B) soit le même, leur contribution (A) est moindre, il s'agit là d'un rapport d'exploitation. O n peut en ce sens (faute d'une expression plus appropriée) parler d'une « exploitation de genre »5. Et sa relation à « l'exploitation de classe » reste, à ce point, à déterminer. Certains n'ont vu dans cette référence au temps de travail qu'une banale et suspecte approche quantitativiste, parfois qualifiée de « ricardienne »6. Considérons pourtant la révolution théorique introduite par Marx quand il rapporte la « valeur » au temps de travail socialement nécessaire, référé à la « dépense de force humaine » qu'il requiert (« dépense productive du cerveau, des muscles, des nerfs et de la main de l'homme », précise-t-il). Il place ainsi au cœur de son dispositif théorique le concept biopolitique par excellence, caché sous l'appellation un peu étrange de « valeur-travail ». Il s'agit là d'un concept biologique, et non seulement « physiologique », comme on semble parfois le croire : la « dépense » n'est pas celle d'une force physique 3. Le même critère A/B vaut aussi pour le salariat public et le travail « indépendant », mais dans un rapport différent à cette richesse abstraite. Voir Explication et Reconstruction du Capital, pp. 225-233, « La triple forme de l'exploitation capitaliste ». T4. Je reviendrai, au 5844, sur le fait que le paradigme de l'accumulation d'une « richesse abstraite », ^c'est-à-dire de « pouvoirs ». s'applique aussi au pêle des cadres-et compétents ; cette question ne doit pas .être confondue, pas plus que dans le cas des capitalistes, avec celle de leur consommation, bien que la relation soit dans ce cas plus étroite 5. C'est là un thème mis en avant, à juste titre, sous d'autres appellations, par des auteures telles que Christine Delphy. Voir L'Ennemi principal, Paris, Syllepse, 2 volumes, 2008. 6. J'ai tenté ailleurs (op. cit., pp. 32 à 38) d'examiner à quelles conditions une pertinence définie peut être reconnue à cette problématique du travail comme « activité rationnelle selon le temps », pour le dire à la façon de Weber. et sa place dans la théorie marxienne de la production marchande en général. Je voudrais ici m'arrêter à l'autre face de la figure métastructurelle, celle du « raisonnable ».

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déployée physiologiquement. Il y va de la « vie » elle-même, comme chose singulière et sociale. Car, selon les conditions de cette dépense, selon notamment la longueur de la « journée de travail », il y va pour « le travailleur » — comme le rappelle la célèbre apostrophe que Marx lui fait adresser au « capitaliste » (Livre I, chapitre X) — du temps qu'il lui est donné de vivre. Et il s'agit, tout aussi immédiatement, d'un concept politique, car la dépense dont il est question est une dépense contrainte, socialement définie dans le double cadre de la contrainte marchande et de la contrainte organisationnelle, ces deux facteurs de classe qui forment ensemble le rapport de classe. Une contrainte autour de laquelle tournent les résistances, le jeu des pièges et des ruses, des beaux discours et des solidarités, des règles imposées et des règles obtenues, des régulations statutaires et des dérégulations, le droit du travail et le droit civil et politique en général. Contrainte sur l'homme déclaré libre et égal dans le contrat salarial: cette contradiction de l'assujettissement dans le surgissement même du sujet de droit. C'est en ce point initial que Marx fonde « l'économie politique »7, c'est-à-dire l'économie dans sa relation à la sociologie, au droit et à la politique. C'est, entre autres, ici qu'à « la science économique » peut s'articuler cette discipline aujourd'hui désignée comme la « psychodynamique du travail »8. La référence à la « dépense » socialement consentie de la force de travail ouvre à l'espace des résistances, mais aussi des initiatives, de l'invention, de la relation intelligente aux formes rationnelles de la coordination du travail social, de la différence sociale des sexes, l'espace de la souffrance et du plaisir au travail, de la reconnaissance et de la méconnaissance. En cela, ce concept biopolitique de « valeur-travail » est un concept psychique. 2. Le rapport de classe, dans sa forme proprement capitaliste, est un rapport d'abstraction. Car l'exploitation proprement capitaliste présente, on l'a vu, un caractère singulier: elle s'inscrit dans une logique d'abstraction. L'objectif du capitaliste en tant que tel, n'est pas la production d'une richesse concrète, mais l'accumulation du profit, richesse abstraite, laquelle mesure sa capacité à se maintenir et à l'emporter sur ses concurrents. Telle est nécessairement la fin ultime qu'il tend à poursuivre, quelles qu'en soient les conséquences sur 7. C'est du moins ce que j'ai tenté d'établir dans Que faire du Capital ?[1985], chapitre II. La valeur comme quantité, et chapitre III. La valeur, concept socio-politique. Voir également ci-dessus, au chapitre 2. les §1221 et 222. 8. Voir Christophe Dejours, Travail: usure mentale [1980], nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Bayard, 2008 ; C. Dejours (dir.|. Plaisir et souffrance dans le travail. 2 volumes, Paris, Éditions de l'AOCIP. 1988. Pascale Molinier, Les Enjeux psychiques du travail [2006], nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Payot et Rivages, 2008.

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les humains, leurs cultures et la nature. La production capitaliste est destructrice. C'est là l'axiome (social et écologique) central de la théorie de Marx. Cette logique rencontre cependant sa limite — une limite que les commentaires apocalyptiques expéditifs chers aux philosophes, inspirés de quelques passages des Grundrisse, ne semblent pas identifier — dans le fait que la richesse abstraite ne peut être obtenue qu'à travers la production de valeurs d'usage reconnues comme telles par des acheteurs. C'est là ce que je désigne comme « la contradiction cardinale » du capitalisme, pivot de la lutte des classes : contradiction non pas entre la valeur d'usage et la valeur (comme on le dit souvent), mais tntK_la_plus-value et la valeur d'usage. Les clients les mieux dotés en revenus, soit les détenteurs de capitaux et les États qu'ils contrôlent, sont certes - à la mesure (variable) de leur position de force — les acheteurs privilégiés, capables de déterminer et de s'approprier une part essentielle de cette substance concrète « utile » de la production: biens de luxe, armements et autres instruments de domination. Ët quant à la grande masse des producteurs-consommateurs, le capital cherche à déterminer chez eux jusqu'au désir de consommation, qui donnera couleur de valeur d'usage à tout ce qui peut au mieux multiplier le profit. Il reste que la lutte de la « classe fondamentale » existe et qu'elle a pour objet premier non pas le partage, mais le contenu concret de la production, de ses fins et de ses conditions : les valeurs d'usage assurant à tous des biens d'usage significatifs d'une « vie bonne », qui peuvent être les plus communs, mais qui sont, pour cette raison, les plus nobles aux yeux de la multitude. C'est là le pain quotidien d'une lutte toujours à la fois politique et cultur e l ! ^ Dans la mesure où cependant prédomine la classe dominante, s'impose une logique d'asservissement à ses fins de domination : une logique d'abaissement, d'embrigadement, de privation, de souffrance imposée et de destruction de toute forme de solidarité?) 3. Le rapport de classe, dans la forme moderne de société, présente un troisième trait, décisif: son caractère structurel/tendanciel. Marx, on le sait, centre son analyse sur la relation entre les « rapports sociaux de production » (mode de propriété, de contrôle et de division du travail, de répartition du produit) et les « forces productives » (technologies et savoir-faire). La structure sociale concurrentielle des rapports de production exerce une influence dynamique tendancielle sur les forces productives : le capitaliste le plus « capable » (par voie technique ou d'exploitation) d'augmenter son profit pourra absorber ses concurrents, développer de nouvelles techniques, requérant de nouvelles compétences, etc. Il en découle un incessant processus 144

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d'extension et de transformation interne du salariat et de concentration de la classe capitaliste. S'il en est ainsi, la « classe », en tant que rapport social, se trouve ontologiquement définie par la relation entre sa structure formelle et sa tendance historique. La classe ne définit pas une entité figée, mais un perpétuel mouvement. 4. Enfin, ce rapport moderne' de classe se réalise en référence à ce que j'ai appelé sa métastructure. Notion décisive, à considérer si l'on veut envisager la relation de la classe au genre et à la « race ». Le statut ontologique de la métastructure, on l'a vu (§§221-225, et je n'y reviens ici qu'à grands traits), est celui de la déclaration: nous nous déclarons libres, égaux et rationnels dans les formes médiatrices de notre contractualité (marchande/organisationnelle) supposée. Cette métastructure est « amphibologique » en ce que le mot d'ordre de « Liberté ! Égalité ! Rationalité ! » - supposé gouverner nos relations marchandes et organisationnelles - se trouve proclamé, sous l'unité du signifiant, dans les termes d'un « différend » entre deux signifiés contraires : « la chose est faite ! » (nous l'affirmons, d'en haut) versus « nous le ferons! » (nous l'exigeons, d'en bas). Si l'inter-interpellation métastructurelle est ainsi foncièrement ambivalente, c'est parce qu'elle se trouve posée dans la contradiction de classe de la structure. « L'interpellation » — dont Althusser avait tenté de faire la théorie — est donc, venant d'en haut, naturalisante, identifiant les privilèges de classe comme des phénomènes naturels, liés à la rationalité intrinsèque des « médiations », et rendant par là invisible la domination - et de l'autre, venant d'en bas, irréductiblement révolutionnaire, parce que la voix de la domination ne peut éteindre celle de l'émancipation, qui se fait entendre dans le même signifiant social imprescriptible, dans le même cri spectral, amphibologique, engageant sans cesse à nouveau la lune pour la reconnaissance. C'est là du moins la thèse (exposée ci-dessus au chapitre 3) de la référence « discursive » inhérente à la forme moderne de société, plus précisément inhérente à son instance nationale-étatique. Bref, le rapport structurel moderne de classe se donne dans la forme métastructurelle. Il reste donc à savoir dans quelle mesure ces divers traits du rapport moderne de classe - à considérer dans l'ensemble de ses conditions économiques, juridiques, idéologiques et politiques - se retrouvent dans les autres rapports sociaux, opèrent ou se constituent à travers eux, et inversement. 9. La qualification de « moderne », par différence avec celle de « capitaliste », renvoie au fait que, dans la forme moderne de société, les capitalistes ne constituent que l'un des pôles de la domination, face à l'autre, celui des dirigeants-et-compétents.

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§512. Classe et « race » ; rapports sociaux immanents l'un à l'autre La forme moderne de société, dans sa structure particulière, on l'a vu, se constitue dans l'Etat-ruttion : c'est dans ce cadre nationalétatique que les facteurs modernes de classe, marché et organisation, s'articulent en rapport de classe capitaliste dans la configuration dialectique méta/structurelle. Mais le système global forme une totalité non étatique dont les Etats-nations (ou entités supposées telles) sont les unités constitutives :^îe propre de ce « Système-monde » est d'être dépourvu du présupposé métastructurel moderne posé par une communauté politique nationale-étatique.conflictualité sociale y est d'une autre nature: seules des situations d'équilibre entre les forces en présence limitent le déferlement de la violence guerrière : pillage et extermination. Esclavagisme. C'est ici qu'intervient, non sans quelque ambiguïté, le vocable de « race », mis en parallèle avec celui de « classe ». Il importe de discerner, en termes d'ontologie sociale, ce qui fonde ce parallèle, mais aussi en quoi ces deux termes se rapportent de façon différente à cette donnée ontologique fondatrice. Le racisme, en tant que phénomène moderne, n'est pas une xénophobie indifférenciée, mais se calque, on le verra, assez rigoureusement sur les hiérarchies centre-périphéries, jusque dans leur retournement postcolonial, et sur les contradictions au sein du système. Structure et système sont bien les deux « dimensions » géopolitiques consubstantielles de la forme (capitaliste-organisée) moderne de société, depuis son origine historique - on y viendra au chapitre 7. Le concept de « classe » relève d'une ontologie sociale de la structure (nationale-étatique)^elui_de_( téléologique, dont un groupe humain peut seulement rêver, le cours historique d'une entité particulièrement soumise aux aléas du système.

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c'est à cette condition qu'ils sont utiles. Les juifs d'Occident sont au cœur de la contradiction entre États-nations et Système-monde. L'antijudaïsme médiéval relève du contexte systémique moderne, en tant que celui-ci se forme au « Moyen Age ». L'antisémitisme racial s'inscrira dans la continuité de cette configuration systémique. L'identité du paradigme - au Moyen-âge, celle du marqueur « religion » - ne permet évidemment pas d'identifier toutes les situations : chaque racisme mérite d'être étudié pour lui-même, selon sa place systémique, en surdétermination et conjoncture. La position du « peuple juif » reste systémiquement singulière, quand bien même celui-ci partage alors avec d'autres, notamment avec l'islam, un semblable marqueur religieux. Elle est celle d'un « étranger différent », relevant d'une extranéité absolue, inscrite dans les rouages du Système au centre même de celui-ci. Si cela est exact, l'antijudaïsme n'est pas « d'origine religieuse »: il apparaît dans un monde où la religion fournit le marqueur systémique. 2. La cryptologie religieuse n'est évidemment pas sans faille, fondée qu'elle est sur un christianisme aux traits potentiellement modernes. Contre Sepùlveda, qui se réfère à Aristote, Bartolomé de Las Casas peut se dresser en porte-parole de l'égalité de tous les humains 19 . Il est temps déjà de passer à un autre paradigme. À l'âge classique, après la découverte du globe, les critères de la science (illusoire, mais invoquée déjà comme telle) ayant censément pris le relais de ceux de la religion, la « race », consacrée par l'anthropologie, s'impose en effet comme l'opérateur universel des différences au sein de l'humanité. Elle relaie, à l'échelle systémique, le marqueur « religion » dans l'universalité et la sophistication analytique de ses fonctions discriminatives. Elle conviendra aussi bien aux Africains, Amérindiens ou aux Slaves, populations à asservir, qu'aux Arabes et Asiatiques, peuples à dominer. Les Blancs (européens) remplacent les chrétiens. L'ancien discriminant, « religieux », reste naturellement en vigueur, surdéterminant le nouveau : la religion, souvent, confirme la race. Mais celle-ci dessine désormais de nouvelles frontières, conformes aux nouvelles dimensions du système. Elle manifeste en même temps une nouvelle rigueur du marquage. La différence religieuse se projetait encore dans une histoire (imaginaire). La race, dont on ne saurait se convertir, transforme plus radicalement la culture en nature.

19. Voir Bartolomé de Las Casas, La Controverse entre Las Casas et Sepùlveda, avec une introduction de Nestor Capdevila, Paris, Vrin, 2007.

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3. D'une certaine façon, la dévalorisation du marqueur « racisme B20 ouvre la voie au marqueur « culture », celui de la différence culturelle. Racisme sans race. Racisme de l'esprit. Les « traditions » supposées ([unique pour une part récemment inventées — viennent faire la « différence »21. Elles déclenchent censément des chocs « civilisationnels ». En Afrique, comme le montre Mahmood Mamdani, les populations se trouvent même souvent réparties en deux ensembles disjoints: celui des « races » officiellement reconnues, qui se partagent (inégalement) les espaces urbains, dont les ressortissants sont (inégalement) traités selon le droit moderne, et celui des « tribus », poussières d'ethnies identifiées comme telles dans l'immensité rurale, définies par des traits culturels pétrifiés, qui se trouvent institutionnellement tenues en marge, périphéries en marge des périphéries22. En tout cela, le « marqueur » n'est pas à prendre comme une donnée première. Il « marque » des distinctions et séparations qui relèvent de la relation entre la Structure (de classe) État-nation et le Système-monde. La forme moderne de société, en requérant, exaltant l'État-nation — soit le couplage marché-organisation en rapport de classe, sous l'égide d'une organisation supérieure, de nature juridicopolitique, miroir où se définissent et s'intercontemplent toutes les individualités — produit un discours d'identité et de différence d'une radicalité identitaire essentialiste sans précédent. Dans la communauté nationale, dans le tissu de ses lois et de ses contraintes d'une densité sans précédent, s'identifie en effet un sujet plus richement et singulièrement « socialisé » que jamais et redevable à un destin collectif idéalisé : une identité paranoïaque. Dans les conditions de l'asymétrie et des inégalités de puissance (marchande-organisationnelle capitaliste) au sein du Système-monde, cette logique sociale se donne en guerres et génocides (nationaux-impérialistes) qui passent la mesure des invasions impériales et massacres ethniques qu'ont connus les sociétés antérieures. La configuration systémique requiert des figures cryptologiques, qui sont d'une autre nature que les figures idéologiques propres à la configuration structurelle nationale.

20. Comme l'explique É. Balibar. Voir son article. « La construction du racisme ». dans Le Racisme après les races. Actuel Mare. N° 38, Paris, PUF, 2005, pp. 11 -29. 21. Il n'y a pas de frontière absolue entre le marqueur « race » et le marqueur « culture » : voir la xénophobie à l'égard des Italiens dans l'après-guerre, étudiée par Noiriel. G. Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France (XOP-XX). Discours publics, humiliations privées, Paris, Fayard, 2007 (Poche Pluriel, 2009); Le Massacre des Italiens: Aigues-Mortes, 17août 1893, Paris, Fayard, 2010. 22. La « tribu », pire que la « race », comme le montre Mahmood Mamdani, « Race et ethnicité dans le contexte africain », dans Le Racisme après les races, ibid., pp. 75S5.

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§622. L'idéologie systémique, le discours colonial et postcolonial L'inconvénient d'un tel tableau est qu'il ne peut servir qu'à distinguer entre les idéologies nationales et les idéologies (cryptologies) coloniales, de telle sorte que les premières semblent absoutes des tares de la seconde. Splendide en effet est la patrie, si du moins on oublie que la colonie n'est pas étrangère à la république23. Avant de rapporter l'une à l'autre colonie et république, il convient cependant de commencer par les distinguer. Car, dans l'effet impérialiste-destructeur du système-monde, ce n'est pas immédiatement la « république » qui est à incriminer, ni indistinctement les idées qui s'y attachent. Le Système-monde possède sa logique propre, qui est celle de la non-république : l'autre dimension, barbare, de la modernité, dans son impérialisme constitutif. On passe ici du champ du différend, de la « lune » sociale et politique, à celui de la « guerre » au sens propre. L'« idéologie raciste » - systémique - ne relève donc pas du même concept que les idéologies métastructurelles. Le discours de « la race des seigneurs », de « l'espace vital », de la « Manifest Destiny », du « peuple élu » et de la « terre promise », des droits et devoirs des civilisations « avancées » vis-à-vis des peuples « arriérés », comme déjà des chrétiens à l'égard des païens, etc., relèvent de prétentions unilatérales. Langage privé des puissants appliqué aux dominés, langage transitif, instrumental, purement perlocutoire. Il ne donne même pas matière au « différend » métastructurel, non-communication dans la communication, et qui comporte encore un enjeu langagier. Il se situe au-delà de l'amphibologie métastructurelle moderne. Au-delà même de l'ambivalence qui est celle des idéologies politiques en général, en tant que figures transactionnelles. L'idéologie systémique n'est jamais qu'une grossière construction ad hoc1-4. Ses catégories-injures n'appellent pas la critique, mais leur retournement en mots de révolte et de gloire - par excellence ceux de la négritude. Elles annoncent un régime de barbarie sans rapport avec le cours supposé civil d'une vie nationale. 23. Que la métaphysique elle-même soit « cernée » par l'idéologie systémique, c'est ce que montrent bien les pénétrantes remarques de Gayatri Chakravorty Spivak concernant le native parqué aux marges de l'universalisme kantien, etc., A Critique of Postcolonial Reason, : Toward a History of Vanisfiing Present. Berkeley, Harvard University Press, 1999. 24. À l'âge classique, aux Antilles, la race est constitutive de la nation. C'est la mère qui est censée transmettre à l'enfant son « tempérament national ». La femme blanche, dont seuls les enfants peuvent être des Blancs, circonscrit et préserve la race blanche et la nation française. En Indochine, le « métis », cet entre-deux inquiétant, doit cette ambiguïté raciale supposée aux critères sociaux administrativement définis qui s'appliquent à lui. Voir respectivement Eisa Dorlin, La Matrice de la race, Paris, La Découverte, 2006 et Emmanuelle Saada, Les Enfants de la colonie, Paris, La Découverte, 2007. Dans le même sens, voir Eleni Varikas, • L'institution embarrassante. Silences de l'esclavage dans la genèse de la liberté moderne », Raisons politiques, N° 11,2003.

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C'est pourquoi l'appellation d'« idéologie » ne convient pas au racisme, qui relève plutôt d'une « cryptologie » : d'un cryptage langagier de la violence. Dès que l'esclave est hors des chaînes qui le tenaient captif au fond de la cale du navire, dès qu'il faut de quelque façon affronter sa puissance collective, force est de lui assigner idéellement une place dont on puisse obscurément le convaincre, le fouet et la corde aidant, qu'elle est naturelle. Il s'agit plutôt, du reste, de se convaincre soi-même. A la différence de l'idéologie, qui se propose comme discours commun aux parties en présence, la cryptologie est d'abord à usage interne ; elle a pour fonction de constituer le peuple colonial dans son essence supérieure et sa fonction civilisatrice. Avec le colonisé, le danger serait d'entrer en idéologie, c'est-à-dire en politique. L'esclavage moderne, pour se perpétuer, implique un tout autre dispositif idéel que celui de « l'idéologie » moderne, laquelle reconduit infailliblement à la dangereuse question de l'égale raison. Il suppose une exclusion de la communauté politique, supposée être une communauté de raison: une exclusion de l'ordre commun de la raison, que seule peut légitimer le « constat » d'une différence, d'une déficience, naturelle, d'une infériorité de raison25. Aux esclaves modernes, il doit donc manquer quelque chose de la raison humaine. Pour qu'il en soit socialement ainsi, il suffit que les esclavagistes détiennent un différentiel de puissance, un pouvoir d'intimidation, qui leur permette de faire de cette différence supposée la règle effective des rapports sociaux, sans avoir à se soucier de ce que les esclaves n'en sont pas dupes, ayant plutôt conscience d'eux-mêmes comme étant « les gens normaux ». En se fixant sur une différence d'apparence, indéfiniment reproductible quoique arbitrairement définie, cette promulgation s'assure de la pérennité de la relation d'assujettissement. Il reste que la structure (de classe) et le système (du monde) sont co-constitutifs l'un de l'autre. Le système-monde est interne à chaque république. Le dehors colonial de la république est aussi son essence intime. Et, à l'inverse, elle peut même, comme dans le cas du colonialisme fictivement « assimilateur » à la française, projeter son idéalité métastructurelle sur la factualité systémique. C'est cela, tout ensemble, la modernité. C'est donc à juste titre que la république se trouve elle-même englobée dans la critique postcoloniale et plus largement « systémique ». L'idéologie raciste, dans la forme honteuse 25. Olivier Pétré-Grenouilleau souligne que « l'esclave est en premier lieu un 'étranger' ou quelqu'un transformé en étranger • (« Jalons pour une histoire globale de l'esclavage », in Laurent Testot (dir.). Histoire globale, Paris, Éditions Sciences Humaines, 2008. Il est revenu à la modernité d'y discerner une sous-humanité.

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de l'ostracisme culturel, vient notoirement se mettre au service de l'exploitation, non seulement dans les périphéries où ceux du centre présumé ont rencontré ou transporté d'autres « races », mais au sein même de toutes les nations d'aujourd'hui. Plus généralement - et sans parler du nationalisme, qui est à l'interface de la structure (nationale) et du système (international), et chargé comme tel d'une ambiguïté spécifique26 - toutes les idéologies, recyclées, métastructurelles et systémiques (soit: les cryptologies) viennent se surdéterminer réciproquement. L'un des défis de la réflexion postcoloniale est précisément de gérer la contradiction entre le fait qu'une intime et perverse connivence unit les idéologies métastructurelles et systémiques (dans le discours occidental de l'évolution et du « progrès », vecteur de la domination coloniale27), et le fait que l'on ne peut désormais lutter contre les idéologies, quelles qu'elles soient, autrement qu'en puisant aux ressources qui sont celles, métastructurelles, d'une utopie « moderne » dont l'Europe, lieu d'apparition de la modernité sociopolitique (voir infra, §712), a été le vecteur initial. Cette antériorité ne fournit en réalité aucun privilège essentiel : elle n'est nullement le signe d'une « essence » spécifique de l'Occident, qui le rendrait propre à tenir un discours d'émancipation. La modernité « utopique » ne se constitue politiquement, et ce fut du reste (c'est toujours) le cas en Europe, qu'en mobilisant des signifiants critiques issus des cultures du passé, constitutives des langages et identités de masse. Une « théologie de la libération » a puisé (et sous des appellations diverses depuis fort longtemps) dans la tradition chrétienne de quoi donner corps à une utopie radicalement moderne d'émancipation. Mais la tradition chinoise d'un millénarisme récurrent, qui nourrit d'un siècle à l'autre de grandes insurrections populaires égalitaires, a joué, dans la révolution chinoise, un rôle analogue. Ailleurs, d'autres traditions. Les religions « universalistes » n'ont pas un grand effort à 26. Voir notamment le livre pionnier d'Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein, Race, nation et classe. Paris, La Découverte, 1988. É. Balibar y fait notamment ressortir la séquence qui conduit du civisme au patriotisme, au nationalisme et au racisme, soit, dans ma problématique, du métastructurel au systémique. Je tente ici de préciser la nature de la connexion entre les deux bouts de la chaîne. Quand, dans le jeu métastructurel, l'idéologique l'emporte sur l'utopique, il ne manque pas de se prolonger en idéologique systémique. Le discours des grands libéraux, de Locke à Tocqueville, et jusqu'à aujourd'hui, se prolonge naturellement en colonialisme et racisme. Voir Domenico Losurdo, Controstoria del liberalismo, Laterza, 2005. Et encore Bartolomé de Las Casas, op. cit., pp. 63-64. 27. Voir, entre autres, comment les modernes britanniques « sauvent » les femmes hindoues que leurs traditions patriarcales vouent à l'immolation sur le bûcher funéraire de leurs maris. Gayatri Spivak analyse ce mythe dans l'ouvrage cité ci-dessus. Voir pp. 217-308 où l'on trouve une version de « Can Subaltem Speak? » (traduction française: Les Subalternes peuvent-elles parler? Paris, Amsterdam, 2009, à partir de la version de ce texte dans Marxism and the Interprétation of Culture (Cary Nelson and Lawrence Grossberg, eds), Champaign, University of Illinois Press, 1988).

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faire pour se « moderniser », pour entrer dans le grand jeu idéologie/ utopie: elles sont nées de l'obsolescence des divinités locales des temps premiers alors qu'émergeait l'universel virtuel immanent aux systèmes-monde antiques. O n trouvera en tout corpus traditionnel le « verset libérateur » à partir duquel se réorganise tout le discours28. Les religions communautaires se valorisent aussi bien en communautarisme écologique planétaire («Terre-Mère»). Car toutes les cultures disposent à cet égard du même potentiel. Telle est du moins l'hypothèse, formulée, au chapitre 3, ci-dessus, à l'encontre de celle proposée par Habermas. La modernité, dans son principe discursif référentiel, dans son présupposé de discours également partagé, est un bien commun de l'humanité, pour la raison que tous les humains ont aujourd'hui l'expérience intime de l'agir communicationnel immédiat - et aussi des médiations (marchande et organisationnelle) qui se donnent comme ses relais. L'invention du moderne, de sa prétention de libertégalité et de rationalité, est un processus qui, dès lors qu'il se manifeste hors de l'espace européen, n'a rien donc de spécifiquement occidental. L'Occident est un concept qui a sa place, du reste limitée, dans l'historique, non dans la logique de la modernité. Chaque culture est en mesure de trouver dans sa concrétude propre de quoi motiver cette abstraction d'universalité. §623. Idéologies et utopies au temps de l'ultimodemité Au-delà de cette déclinaison de ce qui relève respectivement de la structure de classe Etat-nation (I) et du Système-monde (II), et de l'interférence entre ces deux configurations, vient nécessairement un troisième et ultime moment de l'analyse, qui fera l'objet du chapitre 8 ci-dessous : celui de l'Etat-monde (III) émergeant à notre horizon historique. Telle est du moins la thèse de « l'ultimodemité », selon laquelle la tendance historique de la forme moderne de société conduit, à terme, à un Etat-monde, encore en gestation, impliqué dans les affres du Système-monde impérialiste. C'est parce qu'il en va bien ainsi qu'idéologies et utopies commencent aujourd'hui à se recycler dans une nouvelle configuration. En témoigne le fait que l'idéalité impérialiste cherche ses justifications dans une réappropriation de l'élément métastructurel : dans 28. Et c'est ainsi qu'Alain Badiou, théologien de l'aujourd'hui, peut reconstruire, pour les temps qui viennent toute la foi chrétienne à partir de ce fragment de Paul: « Il n'y a plus ni juif ni grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme. » Voir Saint Paul : La fondation de l'universalisme, Paris, PUF, 1997. Exit le Paul qui prend acte de l'esclavage et rappelle l'épouse à l'obéissance. On découvre enfin le vrai Paul, notre contemporain dans l'événement du Christ...

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l'élément d'une étaticité qui serait mondiale. Considérons en effet les armées impérialistes qui interviennent aujourd'hui et leur prétention de constituer une « police », soit une force de paix commune, envoyée par une instance quasi étatique universelle, reconnue comme légitime. Le problème n'est pas tant qu'il s'agit là d'une simple « couverture idéologique », comme le suggère une référence hasardeuse à des catégories supposées marxistes. Il est surtout que l'agresseur peut difficilement opérer autrement. Celui-ci ne peut pas, à la face du monde, dans le nouvel espace public émergeant, ne pas se dire envoyé par une autorité commune (non pas simplement morale, mais bien politique), une « communauté internationale », constitutionnellement légitime, dont il ne serait que le bras armé. Et, en vertu de la puissance des centres du Système-monde sur l'Etatmonde, il a, parfois du moins, la capacité d'obtenir ce blanc-seing. Et c'est alors tout bénéfice pour lui. Mais, dès lors qu'il se place dans cette logique étatique-mondiale, l'élément idéologique sollicité, qui ne peut se déclarer que dans le langage de la libertégalité-rationalité, doit faire face à son contraire utopique, convoqué dans ce discours qui est aussi le sien et capable de faire apparaître le systémique imbriqué à l'étatique-mondial - de discerner l'odeur du pétrole dans le parfum de la liberté. Il y a dès lors, pour l'agresseur, un prix à payer, dans la longue durée des conflits à venir. Il restera donc à faire le départ entre la capacité qu'a le système de mobiliser ainsi la structure et la contradiction que celle-ci est en mesure d'apporter à celui-là (voir §§842-843 ci-dessous). Mais cela ne vaut pas seulement pour les événements guerriers, mais tout autant pour le quotidien de la « gouvernance » universelle, qui est celui d'instances mondiales, dites « internationales » : on ne « gouverne » le monde moderne que par des lois supposées relever de la volonté générale des citoyens concernés. À travers le néolibéralisme - soit le libéralisme à l'ère de l'ultimodernité - s'annonce ainsi une étaticité de classe mondiale, dont relèvent les catégories métastructurelles qu'invoque aujourd'hui l'idéologie de la mondialisation. L'ambiguïté entre l'idéologique métastructurel et l'idéologique systémique est courante dans les idéologies coloniales (politique de « l'assimilation » ou des « dominions » autonomes). Ce qui est nouveau, c'est que, par un retournement de la configuration structurelle/systémique, on se réfère maintenant à un métastructurel impliqué dans une étaticité mondiale, dont la teneur idéologique se trouve redoublée par l'hégémonie du systémique (impérialiste) sur ce mondial-étatique, lui-même de classe, en formation. Mais c'est 182

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là aussi, on y reviendra, le terrain de l'affirmation utopique ultimoderne, celle de l'écologie citoyenne mondiale et celle d'un droit enfin « humain ». Nous entrons donc, comme à reculons, dans une ère nouvelle. L'Etat-monde de classe à venir déjà s'invite à nos combats et à nos fantasmes, ultime configuration de la société moderne de classe sous l'égide d'une centralité impérialiste. L'amphibologie généralisée, dont témoigne le discours des institutions supranationales, n'est plus seulement celle inhérente au rapport de classe : elle se lie au rapport pervers entre l'international (systémique) et le mondial (étatique). Tel est le nouvel espace sur lequel, dans l'entrelacs des luttes de classes, de sexes et de peuples, se déploient désormais contradictoirement idéologies et utopies 29 . Au total, l'analyse proposée au long de ce chapitre visait à éclairer quelque peu la nature du champ idéologique propre aux temps que nous vivons. J'ai montré comment s'interpénétrent les idéologies métastructurelles, dont le foyer est le rapport de classe dans la forme étatique moderne de société, et les idéologies systémiques, dont la « race » est le concentré significatif. La conceptualité métastructurelle manifeste l'existence d'un terrain commun à l'antagonisme entre les idéologies « polairement » dominantes (du libre marché / de l'organisation compétente) et à la contradiction qui oppose celles-ci aux utopies, lesquelles expriment les potentialités auto-émancipatrices de la classe fondamentale. Dans les divers contextes d'alliance et d'hégémonie, ces diverses figures se contaminent autant qu'elles s'affrontent. Elles se marient aux idéologies recyclées du genre et de la religion. Et ce recyclage consiste à les inscrire dans la contradiction idéologico-utopique de la métastructure. Elles se confrontent, en un combat incertain aux « cryptologies » systémiques dans la conflagration planétaire de la « mondialisation ». Le concept de « champ métastructurel », qui circonscrit ce qui nous est donné contradictoirement en partage, écarte ce que peut avoir de problématique, dans une certaine tradition marxiste vulgaire, l'idée d'une « idéologie » (bourgeoise) enclose en elle-même. Il permet de comprendre pourquoi l'utopie se fait entendre jusque dans les discours de domination en recherche d'hégémonie. Il retrouve le couple opératoire « idéologie/utopie » naguère proposé par Mannheim, et lui 29. Voir Aitermarxisme, op. cit.. chapitre 8, « Des États-nations à l'État-monde ». Ces questions seront reprises au chapitre 8 ci-dessous.

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fournit un fondement théorique plus déterminé. Réservant le signe positif aux « utopies », revalorisées en problématiques d'émancipation de classe, il laisse « l'idéologie » à son relatif discrédit. Il évite son élargissement trivial en « vision du monde » : il rappelle que les configurations idéelles et rituelles qui fournissent aux communautés leur identité culturelle ne sont jamais posées que dans l'amphibologie métastructurelle où se cache la violence de classe. Il dessine un parcours du structurel national de l'État-nation au Système-monde, puis de celui-ci au structurel global de l'Etat-monde. Et la relation, propre au temps qui est le nôtre, entre tous ces termes. J'ai considéré cette modernité dans la structure de classe et le Système-monde où elle se constitue, dans leurs projections idéologiques et utopiques. Il me reste à tenter de l'appréhender dans sa trajectoire historique. Soit à passer de la relation structure/système à son histoire.

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TROISIÈME PAR TIE

Histoire

7. AUX COMMENCEMENTS DE LA MODERNITÉ SOCIOPOLITIQUE: LA COMMUNE ITALIENNE Aux philosophes et historiens, médiévistes, modernistes et globalistes Si l'avenir est obscur, c'est aussi parce que le passé n'est pas une question réglée.

Le vieux schéma du « mode de production », issu des Lumières et réélaboré par Marx, a fourni certains éléments conceptuels qui gardent leur valeur, notamment le projet d'appréhender les sociétés à partir de la relation entre des technologies (alias « forces productives ») et des rapports sociaux juridico-politiques de production. Mais la représentation du cours de l'histoire comme une succession ordonnée de formes de société caractérisées par de tels « modes de production » s'est avérée assez improductive. L'histoire globale relève aujourd'hui le défi sur la base d'un tout autre paradigme, celui de « Système-monde ». Depuis cinq mille ans, dans l'espace afro-eurasien du moins, l'interaction entre les différentes aires de civilisation a été constante, et l'échange de connaissances et de techniques déterminant pour chacune d'elles. Divers grands systèmes-monde se partagent ainsi la planète, eux-mêmes constitués de sous-systèmes particuliers, hiérarchisés de façon variable dans le temps, et dont chacun possède son cycle propre. L'unité ne tient pas seulement à une intercommunication entre ces éléments, mais aussi au fait d'une pulsation commune, au rythme de cycles longs plus ou moins communs. Le procès d'unification systémique global serait aujourd'hui parvenu à un point d'achèvement. Il semble en découler que la question de l'avenir de l'humanité, naguère posée en termes linéaires de révolutions progressistes, serait aujourd'hui à reconsidérer en termes cycliques. Le marxisme se nourrissait de la représentation d'un terme, non pas d'une fin de

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l'histoire, mais d'un objectif que les humains, dans leur grande masse, pourraient se donner ensemble, et dont le cours passé et présent de l'histoire donne déjà quelque gage: un monde émancipé des rapports de classe. L'histoire globale annonce-t-elle la fin de la perspective « communiste » ainsi définie ? Je me propose d'affronter cette crise, mais en changeant les termes du problème. J'avance que, dans les conditions d'un Système-monde, émerge aujourd'hui un État-monde, soit un terme de caractère territorial. Il s'agit là d'une donnée de fait, qui manifeste une tendance historique conduisant vers un stade géopolitique « final », dans son ordre du moins, et qui n'a rien d'un objectif à atteindre. Tel sera l'objet du prochain chapitre. Mais, en avançant que ce terme se produit dans une séquence qui consiste dans l'élargissement progressif de la forme État-nation moderne, je me trouve au défi d'identifier le commencement du processus. Ge qui s'achève ainsi a commencé quelque part, en des temps déterminés. La modernité est un processus de longue durée, qui s'est engagé en plusieurs lieux du globe. Mais la « modernité sociopolitique » que nous allons considérer, caractérisée par une forme déterminée (méta/structurelle) de la conflictualité de classe, et conséquemment par une articulation nouvelle entre Structure (État-nation de classe) et Système (Systèmemonde corrélatif), semble bien avoir mûri en Europe. Elle représente la part de celle-ci au processus global de la modernité. Telle sera du moins l'hypothèse avancée dans ce chapitre1. Il ne s'agit pas ici de rivaliser avec le travail des historiens, mais de savoir si et de quelle façon la philosophie peut collaborer avec cette science sociale. Non seulement au titre de réflexion sur sa propre historicité, mais en tant qu'intéressée aux concepts et objectifs de ce savoir « scientifique ». La philosophie, assumant son statut post-métaphysique, renonce à la prétention de fournir une vérité d'ordre supérieur, en l'occurrence une vérité d'ensemble sous la forme d'une philosophie de l'histoire. Elle ne se trouve pas pour autant exclue du programme d'étude du parcours global, historico-géographico-écologique, de l'espèce humaine. Mais elle n'y intervient qu'au même titre que les autres disciplines2. 1. Pour le sens ici donné à « moderne » et à ses dérivés, on se reportera aux explications proposées cidessus. pp. 14-15. 2. Dans « Marx et sa conception déflationniste de la philosophie ». Actuel Marx, N° 46, Paris, PUF, 2009, Emmanuel Renault, corrigeant pour une part la leçon d'Althusser par celle de l'école de Francfort, souligne qu'à compter de L'Idéologie allemande, 1845, Mare cesse de considérer la philosophie comme un savoir surplombant tous les autres : il la fait collaborer aux savoirs sociaux positifs et aux perspectives de luttes sociales. Sa tâche spécifique relèverait d'un triple défi d'« autoréflexion », de « synthèse » et de « critique ». C'est précisément en ce sens que j'ai entrepris de relire i e Capital et de proposer un projet théorico-politique ultérieur, que je désigne comme l'approche « métastructurelle ».

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Voilà ce dont l'école de Francfort a donné l'exemple, notamment sur le terrain de la sociologie. Je me situerai ici sur celui de l'histoire. Je ne m'affronterai pas à une histoire systémique, sinon de façon indirecte pour montrer comment à la forme sociopolitique européenne de l'Étatnation correspond un Système-monde de type nouveau. Mais j'argumenterai contre la façon dont le marxisme classique a posé la question de l'émergence du « capitalisme ». Plus précisément, je critiquerai une version récente de cette problématique : l'approche proposée par Robert Brenner et Ellen Meiksins Wood, qui articulent leur lecture de l'histoire moderne autour du moment décisif que constituerait l'apparition d'un phénomène proprement « capitaliste » à l'aube du XVIIe siècle anglais. Je leur opposerai l'idée que, si l'on veut comprendre la teneur historique du temps présent et la sorte de terme vers laquelle nous sommes conduits, un autre « commencement », tout aussi décisif, est à considérer. Il n'est pas celui de la « société capitaliste », celui où commence à s'imposer le mode de production capitaliste, mais, dans un contexte global de modernité, celui où émerge une « modernité sociopolitique ». C'est en ce sens, me semble-t-il, qu'il faut, au regard de ce qui advient aujourd'hui, remonter des XVP-XVIP siècles au XIIIe siècle et réinterroger l'éphémère commune italienne médiévale3. Je procéderai en trois temps. J'expliciterai la nature de mon hypothèse, par contraste avec celle de Brenner (7.1). Je ferai le bilan du débat historiographique sur le sujet (7.2). J'en proposerai l'interprétation dans les termes de mon hypothèse (7.3).

7.1. Choix d'objet: « capitalisme » ou « modernité sociopolitique » ? J'évoquerai donc tout d'abord cette approche récente centrée sur le concept de « capitalisme ». C'est en effet par différence avec celle-ci que je développerai une lecture méta/structurelle et systémique en termes de « modernité sociopolitique », où l'accent porte tout autant sur « société », forme économico-sociale, que sur « politique ». §711. Le choix du « capitalisme »: son commencement agraire en Angleterre aux XVt-XVIf siècles Selon une perspective assez largement partagée parmi les historiens, la période qui suit l'an mil a été, à la faveur notamment de 3. Sous l'appellation schématique de « commune italienne », je vise dans ce chapitre un ensemble de cités de l'Italie centrale et septentrionale prises à l'apogée d'un mouvement qui se développe de 1180 à 1280, soit vers 1250.

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certaines innovations technologiques et de conditions politiques favorables, marquée par une nette reprise des activités économiques, qui a favorisé l'accumulation de surplus, largement appropriés certes par une classe « féodale », mais finalement disponibles pour des relations marchandes, préludant à des rapports proprement capitalistes. En bref, la séquence serait la suivante : revenus féodaux, développement de l'artisanat urbain, commerce, accumulation financière. Sur cette base pouvaient se mettre peu à peu en place les éléments institutionnels et culturels d'une forme nouvelle de société qui minait les fondements du féodalisme. Brenner et Meiksins Wood 4 se refusent à dériver ainsi le capitalisme du commerce médiéval. Celui-ci, si puissant soit-il, repose sur des opportunités de profit, selon une logique précapitaliste qui n'implique pas de contrainte à une élévation de la productivité. Comme le soulignait Polanyi, les bénéfices qu'il permet de réaliser tiennent à l'existence de plusieurs marchés sur lesquels les produits échangés ont des prix différents. Ils découlent donc d'une capacité à les transporter, à opérer efficacement des opérations d'achat et de vente, à s'assurer pour ce faire de privilèges particuliers, par voie militaire ou politique. Mais il ne s'agit pas d'un marché concurrentiel unifié, sur lequel les participants se trouveraient incités à élever leur productivité pour réaliser le meilleur profit, et y seraient finalement contraints sous peine de disparaître. Cela, qui est proprement le capitalisme, ne découle en rien du contexte féodal, ni du commerce urbain, ni de développements technologiques qu'il aurait pu susciter. Le destin du féodalisme est en effet divers. Et le cas à considérer est celui de l'Angleterre, où il décline très tôt, alors qu'il se prolonge en Europe - et notamment en France, sous l'Etat absolutiste, interprété comme « féodal collectif», selon une thèse reprise de Perry Anderson. Sur le sol anglais, s'impose, dès la conquête normande, un Etat assez centralisé, contrastant avec la fragmentation de souveraineté qu'on observe ailleurs en Europe. L'aristocratie parvient, au cours des siècles qui suivent la conquête normande, à réduire les producteurs ruraux - qui se libèrent du servage — à la condition de simples fermiers, auxquels des terres sont temporairement louées: lutte de classe. Elle doit renoncer à ses prérogatives juridictionnelles, mais elle 4. On considérera particulièrement l'ouvrage d'E. Meiksins Wood. The Origin of Capitalisai, a Longer View, London, Verso, 2002 (L'Origine du capitalisme. Canada, Lux, 2009), qui expose du reste lumineusement les vues de R. Brenner, présentées pour la première fois dans « Agrarian Class Structures and Economie Developpment in Ihe Pre-lndustrial Europ », in Past andPresent N° 70,1976, dont on lira aussi Merchants and Révolution, London, Verso, 1993.

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est, en contrepartie, assurée par le pouvoir royal de la pleine jouissance de sa propriété terrienne: arrangement au sommet. A partir du XVIe siècle, on observe une centralisation économique autour de la ville de Londres, qui devient la principale ville européenne et, phénomène sans précédent, le centre d'un marché concurrentiel unifié. Dans ces conditions, une nouvelle logique de production se met progressivement en place, liant deux ensembles d'acteurs devenus par nécessité « rationnels ». Les producteurs directs, les farmers, se trouvent en concurrence au regard du revenu qu'ils pourront tirer de la vente de leurs produits. Les aristocrates et autres lartdlords, réservent dès lors les fermages aux plus offrants. Les uns et les autres sont ainsi portés à rechercher les conditions qui maximisent le profit. Il s'agit notamment de la suppression des droits d'usage dont jouissait la population communale sur des espaces communs, bois et pâturages, etc. Une longue montée en puissance capitaliste, fondée sur la rente, précède ainsi la révolution bourgeoise. Un régime de grande propriété privée s'établit progressivement, sous l'impulsion des landlords, dont la Glorieuse Révolution de 1688 marque le triomphe politique. La nouvelle logique économique, ainsi confortée, réduit drastiquement le nombre des travailleurs ruraux et élève la capacité des farmers qui subsistent à nourrir une population urbaine que les profits dégagés par les landlords permettent de soumettre au salariat. Ainsi se met en marche le mécanisme du capitalisme. Il se développe sans tarder à l'échelle globale à travers l'entreprise coloniale britannique, qui s'opère sous le régime de cette rationalité capitaliste. §712. Le choix de la « modernité sociopolitique » : son émergence dans la commune italienne au Xllt siècle La démarche de Brenner peut être qualifiée d'« analyticomarxiste »5, au sens où elle recourt à l'analyse du comportement d'agents rationnels dans l'esprit du marxisme analytique - dont il fut, avec Gerry Cohen et Eric Roemer, l'un des fondateurs6 - c'est-à-dire en assumant néanmoins une problématique de classe. Elle permet de faire apparaître l'émergence, dans un contexte agraire, d'une logique

5. Voir l'article que lui consacre Paul Blackledge dans J. Bidet et E Kouvélakis (éds.), Dictionnaire Marx Contemporain. Paris, PUF, 2001, pp. 253-265. 6. Cette référence est particulièrement affirmée dans la contribution de R. Brenner à Eric Roemer (éd.). Analytical Marxism, Cambridge University Press, 1986, paru en français dans la revue Actuel Marx. N° 7, Le Marxisme analytique anglo-saxon, Paris, PUF, 1990, pp 65-93. « La base sociale du développement capitaliste ».

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capitaliste généralisée, consciente d'elle-même et institutionnalisée 7 . S'il y a cependant, à mes yeux, quelque danger à se focaliser ainsi sur le « capitalisme », c'est parce qu'en procédant de cette façon on aborde unilatéralement la structure moderne par le pôle marchand, alors qu'il convient de la prendre d'emblée dans sa bipolarité marchéorganisation et dans la dialectique qui s'y attache - perspective qui excède une conceptualité purement « analytique ». Du choix fait par Brenner découle une certaine lecture, à mes yeux discutable, de l'histoire moderne. C'est pourquoi je propose que l'on considère une autre conjoncture, antérieure de trois siècles, dans laquelle apparaît ce que je désigne comme une modernité sociopolitique. O n peut, selon la terminologie à laquelle je me rallie, parler de modernité en un sens minimal à partir du moment où la bipolarité marché/organisadon - une donnée historique ancienne, qui a fait l'objet de nombreuses expériences dès l'Antiquité — commence à structurer la société dans la forme d'un Etat-nation, comme c'est le cas un peu plus tôt déjà en Chine. Par contraste, le moment de la commune, et singulièrement de la commune italienne, est celui où cette bipolarité reçoit sa confirmation politique. Pour reprendre les concepts élaborés au chapitre 2 ci-dessus, c'est le moment où la « bipolarité » — la relation entre l'entre-chacun et l'entre-tous - se redouble en « bifacialité » : le moment où cette relation économique se double d'un caractère juridico-politique. Certes, cette articulation bipolaire-bifàciale préexiste: la rationalité bipolaire économique implique de quelque façon son autre face juridique. Un Etat moderne suppose une certaine égalité entre les citoyens: à tout le moins certaines libertés reconnues également à tous. Dans la « modernité » de la Chine des Song, dès avant l'an mil, on peut discerner un tel élément juridique. Mais, dans le moment de la commune italienne, dont les « historiens du global » disent volontiers qu'elle a « inventé les institutions républicaines modernes », ce processus de constitution « rationnelleraisonnable » de l'Etat-nation moderne franchit un pas décisif : cette matrice bipolaire-bifaciale se trouve publiquement confrontée à la critique dans l'élément du discours censément partagé entre tous. C'est bien en effet ce qui se produit - du fait d'une conjoncture dont je tenterai d'établir les traits déterminants — dans le face-à-face de la cité italienne. C'est le moment « sociopolitique » : la société tout entière s'empare de « la politique », ce qui, bien sûr, ne signifie pas qu'elle la 7. Un succès contesté, il est vrai, par d'autres historiens, à commencer par Perry Anderson. Kenneth Pomeranz, Une grande divergence, Paris, Albin Michel, 201012000], pp. 4748, identifie malicieusement la démonstration de R. Brenner à un exercice néo-classique.

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maîtrise. Par là s'ébauche une nouvelle figure de la lutte des classes et de l'État-nation, dont le corrélat est une nouvelle figure du Systèmemonde. Soit un complexe moderne structure-système qui se développera jusqu'à nos jours, à travers continuités et discontinuités, déroutes et renaissances, réactions et révolutions. Bref, par différence avec l'approche analytico-marxiste, l'approche méta/structurelle se concentre donc non pas sur le XVIIe siècle anglais, mais sur le XIIIe siècle italien, en tant que lieu de naissance d'une modernité sociopolitique. Et cela même si, par son caractère d'emblée aristocratique et toujours très oligarchique, et par bien d'autres traits, elle est encore très loin des normes dites « démocratiques », et si elle constitue une donnée relativement marginale, et éphémère, dans l'essor général des États-nations européens. Cette approche est « systémique » autant que « structurelle », abordant l'émergence de la modernité sociopolitique à partir de l'interrelation de ses deux « dimensions » constitutives : structure et système. Structure: dans ce commencement, il convient de discerner des relations typiquement modernes entre les nouvelles classes, et entre celles-ci et les anciennes. Système-, les communes émergent dans un puissant contexte géopolitique pré-moderne - d'où la récurrence des récupérations féodales, des recouvrements impériaux et des traductions monarchiques, et la défaite finale. La Chrétienté n'est pas un systèmemonde. Elle constitue seulement le contexte dans lequel le Systèmemonde moderne va apparaître. Mais dans cette configuration, déjà, le systémique imprime au structurel sa marque barbare, laquelle n'est, du reste, que la contrepartie de l'institution politique de l'État-nation. Les deux approches, l'analytico-marxiste et la méta/structurelle, se distinguent notamment en ce que l'une souligne le caractère féodal de l'urbanité médiévale et l'autre le caractère nouveau et annonciateur de modernité de la cité italienne. Elles ne sont pas en tout point exclusives l'une de l'autre, car elles ne portent pas sur le même moment historique. Mais elles définissent différemment le point auquel il faut se placer si l'on veut rendre compte au mieux de la structuration de la société moderne, du cours de son histoire, de la teneur sociale et idéologique du temps présent et des perspectives qui s'ouvrent aujourd'hui à l'humanité. La démonstration du bien-fondé de l'hypothèse proposée se fera naturellement en deux temps: bilan historiographique argumenté (7.2), interprétation théorique (7.3).

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7.2. Historiographie: la commune italienne comme prémisse à la modernité sociopolitique §720. Le débat historiographique À partir des Lumières et à l'époque romantique (avec Sismondi, Edgard Quinet, Karl Hegel), on commence à concevoir l'histoire des républiques italiennes comme celle des conquêtes des libertés bourgeoises, comme le prélude à des révolutions à venir. A la suite de Pasquale Villari et de Gaetano Selvemini, ces pionniers de la fin du XIXe siècle, des chercheurs s'inspirant de Marx s'emploieront en ce sens à démasquer derrière les luttes politiques les affrontements de classes8. D'autres, comme Gioacchino Volpe (1922), puisant chez Weber, discerneront le social derrière le religieux9. L'école des Annales, qui s'inscrit pour une part dans ces tendances, insistera tout à la fois sur la dimension économique (grand négoce) et sur l'émergence de « mentalités » nouvelles, laïques et rationnelles, d'une culture urbaine, d'une urbanité en rupture avec l'esprit féodal. À partir des années 70, s'affirme une révision de l'histoire qui remet en cause les schémas venus des Lumières et sublimés par le marxisme. Un nouveau courant, marqué notamment par les travaux de Philip Jones, tournés contre « le mythe de la bourgeoisie », et de Hagen Keller, tend à renverser la perspective et à mettre en avant la continuité de la prééminence féodale en Italie, qui perdurera plus longtemps qu'ailleurs en Europe10. On notera qu'E. Meiksins Wood, non sans une certaine cohérence avec la thèse qui fait naître le capitalisme au XVIIe siècle, semble épouser cette perspective lorsqu'elle définit, avec insistance, la dynamique des cités italiennes comme « urban feudalism »n. La commune à l'italienne représente, dit-on, un phénomène marginal dans l'ensemble de l'époque, qui ne peut servir d'index de 8. Voir l'exposé d'Enrico Artifoni, • Medievo delle antitesi. Da Villari alla scuola 'economico-giuridica' », Donat, Nuova rivista storica, LXVII, 1984. pp. 367-380. 9. Gioacchino Volpe, Movimenti religiosi i sette eretiche nella société medievale italiana (1922), Rome, Donzelli, 1997. 10. Philip Jones, The Italian City-State, From Comune to Signoria, Oxford, Clarendom Press, 1997. Hagen KeHer, Adelherrschaft und stâdtische Gesellschaft in Oberitalien (9 -12 Jahrhundertj, Max Niemeyer Verlag, Tubingen. 1979. Le premier souligne que « dans l'Italie marchande la propriété l'a toujours emporté sur le commerce dans la détermination des hiérarchies, des statuts et des pouvoirs, non seulement dans la société en général mais aussi dans la ville » (p. 289); et il insiste sur l'incapacité de la commune à établir durablement une « souveraineté populaire », un « État bourgeois » ou même un « État souverain • (p. 522) à rencontre de l'ordre léodal environnant. Le second, se gaussant de ceux qui voient pointer les « libertés bourgeoises », établit la continuité des lignées féodales dominantes, dont seuls les États monarchiques ultérieurs viendront à bout (S. 382 et sq.). 11. Citiiens to Lords. London, Verso, 2008, p. 174.

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l'histoire moderne. Ephémère-, elle finit par se résorber dans le régime féodal. Antuiémocratique: les positions dirigeantes sont monopolisées par un cercle économiquement dominant et la majorité de la population se trouve exclue de l'ordre politique - les femmes, les travailleurs journaliers et les apprentis, sans parler des esclaves cachés dans les interstices. Son économie demeure essentiellement précapitaliste, avec une masse de main-d'œuvre artisanale. La commune est une collectivité composite, où s'affrontent des groupes plutôt que des individus. Elle domine elle-même le contado, sur le mode féodal 12 ... Certes, cela est vrai, en partie du moins. Mais est-ce ainsi que l'on juge du « moderne » ? Aurait-on oublié que l'oligarchisme, le patriarcalisme, l'exclusion sociale, le clientélisme, le colonialisme et l'esclavagisme (restons-en là pour l'instant) sont des traits essentiels, constitutifs et récurrents, de la modernité occidentale ? Je me référerai donc ici à une historiographie plus commune, laquelle, sans sous-estimer l'immanence active de ce contexte féodal, souligne, diversement, la nouveauté radicale qui se manifeste dans les divers domaines — civique, économique et culturel - au sein des cités italiennes13. Celles-ci présentent des cas de figure extrêmement variés et variables. Je ne rechercherai pas des données moyennes, mais les plus « avancées », celles de la commune populaire à son apogée. Si je suis fondé à procéder ainsi, c'est parce que celles-ci témoignent de la limite extrême à laquelle est parvenu ce qu'il faut considérer comme une expérience historique relativement consciente d'elle-même — ce que l'on mesure tant à la capacité de ces villes nord-italiennes à se regrouper en « ligues » en vue d'assurer durablement leur régime face 12. Un livre récent de Joseph Morsel, L'Aristocratie médiévale, Paris, Armand Colin, 2004, rassemble les considérations les plus souvent avancées en ce sens. Voir notamment pp. 224 à 246, d'où sont tirées les citations qui suivent. Dans l'ensemble, les villes européennes sont des « créations seigneuriales ». Il y a certes une exception italienne, puisque la cité antique se continue dans la cité nouvelle. Mais le processus est assez semblable, marqué par « l'inurtamento des dominants ». Ces cités, du reste, « se dotent de territoires qu'elles dominent à la manière des féodaux », et qui sont « cultivés par des rusticiet des villani». Certes, les confrontations s'observent surtout entre les milites et les populares. Pourtant explique-t-il, « on considère désormais qu'il n'y a guère eu dans les villes occidentales de lutte franche entre un principe autoritaire/féodal et un principe démocratique/communal, mais que les luttes en question mettent constamment aux prises des factions dont la composition sociographique est souvent proche, du moins dans leurs noyaux ». Et, même s'il y a des « révoltes », la commune n'est pas un lieu de lutte antiféodale. Il faut en finir avec une telle « mythologie ». « On est loin de l'image de la municipalité surgissant d'une volonté collective de liberté »... Notons que, par contraste. Robert Fossier soulignait l'origine rurale de la production urbaine médiévale. Les immigrants viennent de la campagne, où se sont développées les techniques artisanales, ils se regroupent autour de ceux de leurs villages et s'engagent dans les mêmes métiers. Ces ruraux aussi prennent part à l'invention de la ville. Voir La Société médiévale, Paris, Armand Colin, 1991, p. 204: une histoire par en bas. 13. Pour ne citer que quelques noms: Enrico Artifoni, Renato Bordone, Patrick Boucheron, Henri Bresc, Janet Coleman, Élisabeth Crouzet-Pavan, Donata Degrassi, Jean-Pierre Delhumeau, Jacques Le Goff, Paolo Grillo, Isabelle Heuillant, Jean-Claude Maire Vigueur, François Menant, Pierre Racine, Alessandro Stella, Massimo Vallerani, Chris Wickham, Andréa Zorzi.

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aux prétentions impériales-féodales qu'à la constance avec laquelle, à travers monuments et chroniques, elles constituent leur mémoire singulière et commune. Ces historiens semblent s'accorder sur quelques traits essentiels. Autour de l'an mil, l'ébranlement des autorités de type impérial ou royal préexistantes conduit à une fragmentation du pouvoir sous la forme, d'une part, d'une souveraineté féodale plus ou moins hiérarchisée, et, d'autre part, de communautés urbaines, elles-mêmes plus ou moins féodalisantes et soumises à des autorités féodales. Dans la ville médiévale italienne s'affirme néanmoins, à des degrés divers, quelque chose de nouveau: un embryon de souveraineté collective. L'évêque - déjà figure centrale depuis la période lombarde, et richement doté par le pouvoir carolingien - s'approprie, à l'époque ottonienne, les prérogatives comtales, entouré d'un cercle de nobles, souvent ses vassaux, assisté d'un cercle d'administrateurs et de juristes, auxquels se trouve associée une couche de riches marchands, eux-mêmes aussi souvent propriétaires fonciers. Ce groupe dominant, qui en vient rapidement à partager un même style de vie, celui des milites (cavaliers), conjuguant culture aristocratique, marchande et juridique, fonde proprement la commune en s'arrogeant l'essentiel du pouvoir laïc épiscopal. Il gouverne un peuple de commerçants, d'artisans, de compagnons (qui laisse à sa marge une masse de salariés, journaliers et autres dépendants). Dans cette configuration, ces citoyens ordinaires, qui forment une masse critique en marge des rapports féodaux, se trouvent cependant en position de constituer des organisations professionnelles en vue de défendre leurs intérêts et de se faire entendre du pouvoir politique, voire d'y prendre part. Une situation plus ou moins analogue s'observe en divers lieux d'Europe. Mais c'est en Italie, parce que le pouvoir supérieur (impérial, en l'occurrence) s'y exerce plus difficilement et parce que la tradition urbaine, issue de l'ordre impérial romain, y est la plus forte, que le processus ira le plus loin. Et dans ce micro-laboratoire régional s'élaborent déjà quelques traits essentiels de la modernité sociopolitique. S'agissant des acteurs en présence, les historiens distinguent généralement deux parts adverses. D'un côté, la militia, soit une élite urbaine culturellement cohérente, dont les ressources relèvent en grande partie de ses fonctions dans la guerre et la gestion de la cité14. À r origine, il s'agit 14. Ainsi que le définit Jean-Claude Maire Vigueur, Cavaliers et citoyens. Guerre, conflit et société dans l'Italie communale, Xlf - Xllf siècle, Paris, EHESS, 2003. Voir p. 401. Quant au patrimoine de la commune, dont ils sont les principaux bénéficiaires, il découle largement des biens arrachés (concédés, acquis ou usurpés) à l'empereur, aux comtes, à l'évêque ou à des seigneurs, ibid., p. 190 et sq.

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« avant tout de propriétaires fonciers », détenteurs de terres, immeubles, moulins, etc., situés à proximité des remparts, et non de « titulaires de seigneurie »15. De l'autre, le popolo, composé de « ces citadins qui ont atteint un certain niveau d'aisance, d'instruction et d'autonomie sociale, mais qui n'ont pas accès au groupe dirigeant. Marchands et maîtres artisans en constituent le noyau »16. L'ascension politique du popolo sera liée à sa capacité à créer un clivage au sein du groupe dominant, à en rallier une fraction à sa cause et à contrecarrer par là l'emprise des nobles et des « magnats » — jusqu'à les exclure de la cité. §721. La vie civique Ce qui retient notamment l'attention des historiens (et frappe leurs lecteurs), c'est une intensité de vie civique. O n est d'emblée tenté de faire la comparaison avec Athènes. Avec, il est vrai, des différences significatives. Car il ne suffit pas d'identifier ceux qui « détiendraient » le pouvoir. Il est non moins décisif de considérer les modalités de l'exercice de ce « pouvoir », lesquelles définissent l'identité de ceux qui y participent. Le pouvoir, on le sait, n'est pas à comprendre comme une chose qu'un groupe détiendrait, mais comme un rapport social, au sein duquel, en l'occurrence, « le peuple » apparaît spécifiquement, de diverses façons. Qualifier celui-ci de « gouverné » face à des gouvernants n'est pas prendre la mesure de sa condition d'acteur. Avant la commune déjà, ce peuple populaire, traditionnellement convoqué à s'exprimer dans la forme de l'arengo, l'assemblée des chefs de famille, possède une identité politique, au moins municipale. Qu'il devienne, à partir de la conjoncture de l'an mil, un acteur politique, on le voit déjà dans le mouvement populaire de la Pataria, qui, comme le souligne Pierre Racine, précède l'essor de la commune 17 . Cette identité s'affirmera par la suite, au long d'un processus séculaire où l'on verra divers clivages apparaître au sein

15. Ibid., p. 255. 16. François Menant, L'Italie des communes, 1100-1350, Paris, Belin, 2005, p. 65. L'auteur précise, p. 86, que « l'élite politique et administrative » qui participe aux conseils et commissions peut s'élever à « plusieurs centaines ou plusieurs milliers », selon le cas. 17. Pierre Racine, «Communes, libertés, franchises urbaines: Le problème des origines, l'exemple italien », dans Les Origines des libertés urbaines, Actes du XVIe Congrès des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur, Rouen, 7-8 juin 1985, Publications de l'université de Rouen, 1990. « La Pataria, à laquelle participent des gens venus de toutes les couches sociales, porte ceux qui se réclament de l'idéal d'une Église purifiée à se rassembler entre eux par serment (...)», p. 40. Ce serment de type nouveau, que l'on retrouvera dans tous les grands moments de la vie de la commune, se distingue du serment féodal en ce qu'il s'établit < entre des hommes égaux en droit », selon un modèle « révolutionnaire ». Cette appréciation d'André Chédeville (in Jacques Le Goff, La Ville en France au Moyen Âge, Paris, Seuil, 1980, p. 165) vaut éminemment dans le cas de l'Italie. Dans l'acte du serment (qu'en France on nomme alors aussi « conjuration ») surgit une parole qui rompt avec l'ordre établi et fonde un ordre nouveau.

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du popolo. Celui-ci s'approprie peu à peu un ensemble significatif de prérogatives législatives, exécutives, administratives et judiciaires, au sein d'Etats-cités capables d'affirmer une quasi-indépendance. Il s'agit de privilèges arrachés aux hommes d'Église au sein de la cité et au pouvoir féodal qui prévaut dans le contado, en même temps qu'à l'instance impériale qui les conforte, et finalement, dans une certaine mesure, pour un temps bref, il est vrai, à la couche supérieure de la classe entrepreneuriale-marchande. Le parallèle avec Athènes — où deux siècles d'affrontements, culminant dans la réforme de Clisthène, annuleront l'ancienne suprématie des aristocrates - est ici saisissant. Mogens Herman Hansen 18 souligne cependant que la polis grecque se distingue formellement de l'État moderne par deux traits essentiels. Le premier concerne le territoire. Celui-ci était, bien sûr, chez les Grecs, rigoureusement défini. Mais il ne se trouvait pas impliqué dans le concept de la polis, laquelle était une communauté de citoyens, formant un peuple, dont ne relevaient ni les esclaves, ni les métèques qui y demeuraient. Dans l'État moderne au contraire, à mesure du moins qu'il confirme son existence, le territoire définit formellement comme citoyens ceux qui l'habitent. La communauté est territoriale. Or c'est précisément déjà le cas de la cité italienne médiévale, enserrée dans ses remparts et ses faubourgs - laissons ici de côté l'exclusion des femmes et de la masse des « pauvres ». À cela se rattache significativement une politique d'immigration qui a des allures étrangement « modernes » (prestation de serment, engagement fiscal et militaire) avec ses règlements fluctuants, qui précisent les conditions d'acquisition de la citoyenneté, variables selon le lieu et le temps en fonction des intérêts de la cité". Sont « citoyens » les hommes de 14 à 70 ans qui participent à la vie économique et aux fonctions militaires de la commune. Les institutions communales comportent généralement un Grand Conseil, délibératif, des organismes exécutifs et diverses commissions. Les mandats sont de très courte durée, souvent d'une année ou moins, favorisant une large participation. Ce qui frappe d'abord, c'est le fait que ces citoyens, comme naguère ceux d'Athènes, consacrent une part importante de leur temps aux activités de délibération et de gestion politique, à quelque niveau. Selon Denis Waley, un tiers des citoyens 18. Mogens Herman Hansen, La Démocratie athénienne à l'époque de Démosthène, Structures, principes et idéologie, Oxford, 1991, traduction Serge Bardet, Paris, Belles-Lettres, 1993. pp. 83 et suivantes. 19. Fr. Menant, L'Italie des communes, 1100-1350, op. cit., p. 150. Nathalie Bouloux, Les Villes d'Italie du milieu du Xlf siècle au milieu du XIV siècle, économies, sociétés, pouvoirs, cultures, Paris, Belin, 2004, p. 74, note que le nouveau citoyen s'engage par serment à respecter le gouvernement, à participer à la défense de la ville et à payer les impôts.

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y participeraient chaque année20. Cette activité civique concerne les questions les plus importantes, la commune manifestant progressivement sa pleine souveraineté au plan de l'administration, de la justice, de la fiscalité, de la monnaie, de la guerre et de la paix. Elle s'exprime notamment dans la rédaction et la révision régulière des statuts qui définissent la législation communale - qui a valeur de constitution. « Les conseils, grands et restreints, sont des lieux ouverts aux discussions et à la prise de parole. La présence est obligatoire (...). La discussion est en général suivie de vote (...). »21 On dresse des procès-verbaux de ces réunions. Une question centrale est évidemment celle du vote. Il peut n'être sollicité que pour un consentement formel. Mais il est clair, aux yeux des historiens, que le principe « un homme égale une voix » tend progressivement à prévaloir dans le principe. Cette question du vote sera naturellement toujours un haut lieu de l'affrontement de classe. Comme celui-ci est inégal, les procédures qui s'imposent sont généralement assez tortueuses, à plusieurs degrés, visant censément à empêcher un clan particulier - réseau de relations privées - de s'emparer du pouvoir, mais surtout à faire en sorte que la couche oligarchique soit assurée de se pérenniser dans les instances dirigeantes. On souligne l'importance du document écrit, archivé, consultable. L'usage du papier facilite l'extension des domaines réglementés et de la mémoire administrative. La production documentaire est considérable, consumant une culture juridique, qui s'impose à des responsables nommés pour une très courte durée. « Les autorités 'populaires' ont l'ambition de contrôler toute la population, ses richesses, seul moyen de réduire l'influence des puissants, par souci d'équité; la transparence doit réduire la violence des puissants et permettre de faire des lois contre eux. »22 Les historiens insistent aussi sur l'importance du rôle des notaires, qui interviennent dans la moindre transaction privée et dans la rédaction des documents publics, ainsi que sur leur grand nombre, parfois jusqu'à un pour cent habitants : « véritables intellectuels du régime », selon l'expression de Fr. Menant, qui se rangent aux côtés du popolo. 20. Cité par N. Bouloux, ibid, p. 75. On retrouve chez divers historiens l'expression d'« invention du politique ». On n'insistera évidemment jamais assez sur l'exclusion des femmes, par où se manifeste le caractère incertain de cette « modernité sociopolitique » qui les enferme dans des relations privées, travail domestique et salarié. Cf. Fr. Menant, ibid., p. 286, qui note aussi que les veuves des artisans succèdent généralement à leur mari à la tête de l'atelier et de la boutique, et qu'à Bologne les épouses et filles de libraires, une importante profession, partagent le travail lettré de copistes, ibid.. pp. 277-278. 21. N. Bouloux, ibid, pp 75-76. 22. Fr. Menant, L'Italie des communes, 1100-1350, op. cit. pp. 233-242. Voir encore Pierre Racine. « Le notaire au service de l'État communal italien (XII"-XIII° siècles) ». dans Le Serviteurs de l'État au Moyen Âge, Publications de la Sorbonne, 1999, pp. 63-74

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Un autre trait est celui du caractère public des décisions les plus importantes. Public, c'est-à-dire qu'elles découlent d'usage public de la parole. L'adage commence à circuler, selon lequel « gouverner, c'est parler ». Enrico Artifoni renvoie au pionnier de l'humanisme Brunetto Latini, pour qui « l'art de gouverner s'identifie avec la connaissance de la rhétorique comprise (...) comme une conjonction indissoluble entre l'habileté à parler et l'habileté à administrer la civitas »23. Il s'agit là, poursuit-il, d'un mode d'expression propre aux élites urbaines, mais destiné aux assemblées du peuple : d'une « rhétorique plébéienne ». « Dans un système républicain comme celui des communes italiennes, souligne Fr. Menant, où les décisions sont prises collectivement, l'art de gouverner est presque tout entier contenu dans celui de convaincre. »24 Voir aussi J.-Cl. Maire Vigueur 25 . On retrouve là, dira-t-on, un trait de la démocratie athénienne. Mais dans un contexte sociologique et institutionnel très différent. L'institution singulière du podestat, qui apparaît au tournant des XIIe et XIIIe siècles, au moment où le popolo commence à affirmer son ambition de classe dirigeante, tend à substituer à l'administration féodale en place un personnel choisi, plus rigoureusement professionnel - même s'il s'agit principalement de nobles, traditionnels porteurs du savoir juridico-administratif. « De par son extériorité même aux affaires qu'il gère, écrit encore Fr. Menant, le podestat incarne en effet la séparation entre affaires publiques et affaires privées qui est la grande nouveauté de cette fin du XIIe siècle, et qui ne va cesser de s'imposer au cours du siècle suivant comme un principe de la vie politique. Le podestat manifeste de nouvelles attitudes envers les affaires publiques : 'sens de l'Etat', notion du bien commun, dépassement des intérêts personnels dont l'État avait jusque-là constitué plutôt la coalescence ( . . . ) ». On comprend mieux dès lors que le podestat soit plutôt « du côté du Popolo »26. Les communes arrachent progressivement à leurs détenteurs féodaux et épiscopaux leurs compétences judiciaires, établissent leur 23. Enrico Artifoni, « L'éloquence politique dans les cités italiennes (XIII* siècle) ». dans Isabelle HeuillantDonat, Cultures italiennes, Paris, Cerf, 2000, p. 270. 24. Fr. Menant, L'Italie des communes, 1100-1350, op. cit., p. 240. 25. J.-Cl. Maire Vigueur, Cavaliers et citoyens. Guerre, conflit et société dans l'Italie communale, Xlf -XHP siècles, op. cit. Il souligne les affrontements quotidiens entre popolo et militia à travers négociations, altercations, parades musclées, p. 373. Mais c'est un combat autour de « règles qu'ils s'engagent à respecter », p. 374, établissant des « compromis », toujours fragiles Les grand et petit conseils se réunissent plusieurs fois par semaine, sur « un ordre du jour connu à l'avance », p. 375. La militia doit « apprendre à discuter, à argumenter, à se plier aux règles du débat public et aux exigences d'une forme très élémentaire de démocratie », p. 375. 26. Fr. Menant, L'Italie des communes, 1100-1350, op. cit.. pp. 73-74.

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propre législation et redéfinissent infractions et procédures. On est bien au-delà des formes d'autonomie urbaine que l'on peut constater ailleurs en Europe. « Il existe, écrit Sara Menziger, une volonté claire de la part du gouvernement populaire de construire un cadre de légalité nouveau à l'intérieur duquel on puisse définir l'espace de l'action politique »27. La force du droit, qui exprime l'idéal communal, parvient ainsi à contrebalancer la supériorité militaire de la militia et la solidarité des lignages. Le régime du popolo instaure notamment la procédure « inquisitoire », celle dont les pouvoirs publics ont l'initiative au nom du « bien commun ». Cela en particulier à l'encontre de la violence des nobles et de leur prétention à régler entre eux leurs litiges. « Le présupposé principal, écrit Mario Sbriccoli, (...) est que la ville est assurément partie en cause in omni delicto [en tout délit] parce qu'elle est aussi offensée par le delinquens [délinquant], et que l'offense subie crée pour elle un jus acquisitum [droit acquis], qui ne peut lui être retiré ni être diminué par la communis pactio [arrangement à l'amiable] d'autres parties impliquées dans la même affaire B24. O n en restera longtemps, il est vrai, à un certain « pluralisme judiciaire », à un compromis entre l'ancien et le nouveau : on cherchera au moins à limiter « la spirale indéfinie de la vendetta »29. Il s'agit là cependant, comme l'écrit Massimo Vallerani, d'un processus irréversible, appelé à se développer sur plusieurs siècles30. La lutte contre les « violents », féodaux, qui sera évoquée plus loin, exprime pratiquement une prétention « étatique » au « monopole de la violence légitime ». Au total, les historiens soulignent qu'il existe une politique propre au popolo. À mesure qu'il partage l'exercice effectif du pouvoir, on voit se développer la transparence des décisions, un contrôle étatique des forces armées, un régime de « paix » qui exclut l'exception aristocratique, une fiscalité portant sur la propriété (fondée sur l'estimé, le calcul de la fortune des particuliers, une invention significative), mais également l'éducation, l'hôpital (privé, doté, il est vrai), la religion civique. Et aussi, on va le voir, un nouvel ordre économique et urbanistique. 27. Sara Menziger. < Forme di implicazione politica dei giuristi nei govemi communali italiani del XIII" secolo », in Jacques Chiffoleau, Claude Gauvard et Andréa Zorzi (éd.). Pratiques sociales et politiques judiciaires dans les villes de l'Occident à la Un du Moyen Âge, Roma, École française de Rome, 2007, p. 230. 28. « Justice négociée, justice hégémonique. L'émergence du pénal public dans les villes italiennes des XIII' et XWF siècles » . « . , p. 414. 29. Andréa Zorzi, « Pluralismo giudiziario e documentazionze : il caso di Firenze a l'età communale », ibid., p. 280. 30. « Procedura e giustizia nelle città italiane del basso medioevo (XII-XIV secolo) ». ibid., p. 466 et sq. 31. Patrick Boucheron, Les Villes d'Italie, vers 1150- vers 1340, Historiographie, Bibliographie, Enjeux, Paris. Belin. 2004. p. 146.

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§722. La vie économique M. H. Hansen signale une seconde différence — la première concernait la territorialité - entre la commune et la cité grecque, c'est qu'en dépit de l'adage libéral l'Etat moderne gouverne non seulement la vie politique mais aussi la vie économique. « La polis n'était que dans une faible mesure une communauté économique. (...) Pour l'essentiel, l'État ne s'immisçait dans la vie économique que pour collecter les taxes et assurer aux citoyens leur pain quotidien à un prix convenable. » Au contraire, souligne-t-il, dans les États-cités de l'Italie médiévale, « l'économique et le politique se trouvaient entremêlés dans l'activité des artisans, des marchands, des juristes, des docteurs et des banquiers »32. L'école des Annales avait mis l'accent sur le capital marchand et le capital financier, considérés comme la forme première d'accumulation capitaliste. L'historiographie récente, relève P. Boucheron, souligne le caractère au départ décisif des relations économiques de la cité avec son entourage immédiat et de la logique sociale qui émerge en son sein. On valorisait naguère la figure, laïque et rationnelle, du marchand. O n insiste aujourd'hui sur la dimension entrepreneuriale33. Arrêtons-nous sur la question des « Arts », Arti. Donata Degrassi insiste sur plusieurs traits remarquables. Les associations professionnelles qui émergent dans les communes se distinguent de celles de l'époque antérieure, peu nombreuses et organisées par l'État: ce sont des associations volontaires. Dans le cas italien, elles poursuivent certes des objectifs économiques, mais elles visent aussi, face à l'organisation des professions supérieures, à participer au pouvoir politique. Le serment en constitue « un élément central et constitutif » : « autodéfinition d'un groupe » et « pleine assomption d'un sujet opérant sur tous les plans ». Il institue une relation sociale d'un type nouveau, fondé « sur une base paritaire, entre égaux, différentes donc des formes de lien clientélaire ou de subordination à des puissants ». Ces associations jouent un rôle déterminant dans « l'apparition d'une nouvelle force politique, le 'popolo', qui rassemble ceux qui se trouvaient antécédemment exclus des institutions politiques ». Au cours de la seconde moitié du XIIIe siècle, les artisans obtiendront une 32. Patrick Boucheron, ibid, p. 89. À Athènes, le pouvoir de l'Assemblée concerne principalement - outre de multiples questions particulières, parfois de grande importance, telles que celle de la construction du Parthénon - la politique extérieure, la guerre et la paix, mais fort peu la vie économique, les finances publiques, encore moins l'éducation. Voir M. H. Hansen. La Démocratie athénienne.... op. cit., pp. 187-191. 33. Patrick Boucheron, ibid., pp. 21 -24.

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« participation effective ». Ils ne parviendront jamais à une position de direction. Ils exerceront cependant une réelle influence34. Les historiens soulignent à cet égard le caractère hautement organisé et réglementé de l'activité économique. Les communes « interviennent dans tous les secteurs (sur les conditions de la production, sur les prix, sur les salaires, sur le secteur du change, sur le système de culture) par des normes précises »35. Les vieilles infrastructures romaines s'étaient lentement dégradées du V au Xe siècles, laissées aux pouvoirs locaux et privés, ou à la charité. Le régime communal opère une « reconquête d'ensemble », explique Elisabeth Crouzet-Pavan36. Il affirme, s'appuyant sur une norme de propriété issue du droit romain, le caractère public de ces équipements. A Venise, une nouvelle politique urbaine, orchestrée par de « proliférantes délibérations », constitue un « espace ouvert et accessible à tous ». Le Liber terminorum de Bologne permet de voir comment «le commun' fut (...) borné, surveillé, repris en main ». O n configure « un nouveau système spatial », qui tend à décloisonner, à assurer la paix et les échanges : ponts, aqueducs et fontaines, « services sociaux ». O n fait « sauter le verrou » que constitue tel ou tel « ensemble immobilier aristocratique ». Ce qui ne peut être ramené à des entreprises factionnelles ; car on a instauré « le principe de l'expropriation au nom de la commune utilité », et l'on y recourt « massivement », en réponse à la « demande sociale ». Fierté de la cité, incarnée dans le nouveau Palatium. Certes, la prospérité économique autorise de telles dépenses, mais on aurait pu dépenser à de tout autres fins, comme la suite, du reste, le montrera. « C'est donc à une volonté politique, et à son assise idéologique, que les bouleversements de la cité communale sont d'abord à imputer. »37 Un processus nouveau d'organisation au sein même du réseau marchand se manifeste de façon éclatante dans ce que les historiens italiens désignent sous le nom de « manufacture disséminée »38. Le marchand entrepreneur se charge de la fourniture des matières premières. Il met en œuvre « un système d'organisation fondé sur la 34. Donata Oegrassi, L'economia artigiana nell'ltalia medievale, Rome, Nuova Italia Scientifica, 1996, respectivement pp. 125-126,129-130 et 132. 35. N. Bouloux, Les Villes d'Italie du milieu du Xlt siècle au milieu du XIV siècle, économies, sociétés, pouvoirs, cultures, op. cit., p. 82. « Elles organisent les infrastructures, les routes, les canaux navigables, les marchés », la bonification des terres, l'import/export. 36. Élisabeth Crouzet-Pavan (dir.l. Pouvoir et édilité. Les grands chantiers dans l'Italie communale et seigneuriale. Rome. École française de Rome, 2003. passim, pp. 1B à 38. 37. Voir aussi Jacques Heers. La Ville au Moyen Âge en Occident. Paris, Fayard. 1990, notamment pp. 314-317 : < En Italie : la fontaine, image du pouvoir communal ». 38. Alessandro Stella, La Révolte des Ciompi, Paris, Éditions de l'EHESS, 1993, en fournit une étude particulièrement approfondie, pp. 99-124.

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programmation des différentes tâches et de leur temps d'exécution, sur la capacité d'évaluation des différents coûts et sur l'utilisation d'instruments comptables adaptés »39. La production est répartie entre des salariés, souvent journaliers, employés dans ses ateliers, des travailleurs (et surtout des travailleuses de la campagne environnante) à domicile et des artisans. Pour l'artisan, « il s'agit d'un changement radical de statut: il était un producteur libre, vendant souvent lui-même sa marchandise, il devient un travailleur dépendant M40. Ces travailleurs, même s'ils possèdent leurs outils, sont payés à la tâche et encadrés par un personnel de coordination et de contrôle. Ainsi naît, il importe de le noter, une culture économique d'organisation en même temps que de marché: une intégration des deux « pôles » de l'articulation économique. Ce phénomène n'est certes pas sans précédent dans l'histoire globale. Mais il prend, on le verra, une signification inédite dans un contexte sociopolitique inédit. §723. Culture et religion Les historiens de la commune italienne soulignent l'émergence d'un intense sentiment religieux, nouvelle conscience de soi qui se décline en aspirations nouvelles : « accès direct à l'Écriture », « droit au ministère de la Parole », « pratique de la vie évangélique à l'intérieur du siècle »41. Le christianisme fournit un répertoire de figures et de pratiques à une culture nouvelle liée à une nouvelle forme de communauté, dont l'association (en « société », Art, corporation, confrérie, commune) est le modèle, et dont l'élément est l'individu supposé volontaire. Le panthéon des saints s'enrichit de figures laïques et féminines. La commune s'approprie l'espace religieux et s'honore d'un saint patron, pilier d'une religion civique qui vient sublimer le civisme communal. Deux phénomènes sont particulièrement dignes d'attention. D'une part, l'hérésie, produit de la ville. Gabriele Zanella42 souligne qu'elle n'est guère identifiable en termes de doctrine, mais plutôt d'attitude religieuse, morale et sociale. Pour l'essentiel, elle s'oppose à l'Église, à son « clergé mondain, vicié, compromis avec les puissants », c'est-à-dire à l'institution religieuse féodale. Les hérétiques relèvent du « monde populaire », popolo, et sont « parfaitement 39. Franco Francischi et llaria Taddei, Les Villes d'Italie du milieu du Xlf au milieu du XIV siècles, Économies, sociétés, pouvoirs, cultures, Paris, Bréal, 2005, p. 135. 40. Fr. Menant, L'Italie des communes, 1100-1350, op. cit., p. 284. 41. Jacques Le Goff, Saint François d'Assise, Paris, Gallimard, 1999. 42. « La culture des hérétiques italiens (XII*-XIV siècles) », in Isabelle Heuillant-Donat, Cultures italiennes, op. cit., passim, pp. 352-368.

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intégrés dans la vie urbaine », soutenus par la population. Ils « ont un faible poids politique, mais leur influence sociale est énorme ». Ils sont les porte-parole d'une thématique que l'on retrouvera dans les mouvements ultérieurs jusqu'à la Réforme : « purifier » l'Église, c'est la libérer du carcan féodal43. D'autre part, l'irruption des ordres mendiants nés de la culture urbaine : la « pauvreté » - opposée à la propriété foncière, assise des ordres monastiques - marque une disposition antiféodale qui se traduit par le rôle qu'ils joueront souvent, les Franciscains surtout, dans les affrontements urbains, solidaires du popolo, porteurs des mots d'ordre de « paix » et de « bien commun ». Jacques Le Goff propose une éclairante analyse de la signification sociale du premier franciscanisme au prisme de son vocabulaire et de sa langue. Dans ses écrits, François d'Assise met en scène un monde disparate - clivé selon le statut religieux, le sexe, la fortune, la profession : clercs et laïcs, hommes et femmes, riches et pauvres, artisans et paysans, etc. - qui « nie la division en classes et leur lutte ». En même temps, prévaut chez lui une représentation en deux parties: d'un côté les pauvres et les ignorants, de l'autre les riches, les puissants et les savants. On est loin de la vieille tripartition en guerriers / religieux / travailleurs. « Il déteste tout ce qui est 'supérieur' (...). Ce qu'il veut exalter ce sont les dépréciés de la société: minores et subditi [les petits et les subalternes, JB). Ce qu'il souhaite dans son ordre, c'est l'uniformitas, l'égalité. » « L'idéal social auquel aspire François, c'est un nivellement, un maximum d'égalité au niveau le plus humble, dont il se rend bien compte qu'il serait chimérique de vouloir le réaliser dans l'ensemble de la société, mais qu'il veut accomplir dans sa 'fraternité'. » À l'intérieur de l'ordre des Franciscains, c'est une « société sans classe » qu'il cherche à réaliser. « En ce sens, on peut dire, selon un schéma historique explicatif sommaire, mais toujours efficace scientifiquement, que le vocabulaire social du franciscanisme primitif est représentatif de la phase de transition du féodalisme au capitalisme, selon les modalités originales qu'elle a revêtues dans la société de l'Occident médiéval ». Bref, en ce sens, « si saint François a été moderne, c'est parce que son siècle l'était M44. La nouvelle culture serait ici à considérer sous toutes ces facettes. 43. P. Racine, Les Villes d'Italie du milieu du Xlf siècle au milieu du XIV siècle. Paris, Armand Colin, 2005, souligne la continuité entre les Patarins et l'hétérodoxie ultérieure, celle de Arnaud de Brescia, porte-parole religieux de la commune, brûlé vif en 1155. et d'Ugo Sperono, 1180. dont les thèses annoncent « des positions qui seront celles des protestants », pp. 132-135. 44. Jacques Le Goff, Saint François d'Assise, op. cit. Références respectivement aux pp. 126,144-146, 186.148,150,157,90.

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Le système d'études et d'enseignement, celui de l'Université, échappe pour une large part, un temps du moins, à l'Église et à l'emprise féodale, etc. Entre l'argumentation du théologien-philosophe, qui affronte, au Quodlibet, toutes les questions du public étudiant, et celle du podestat, qui gouverne par la rhétorique face à une assemblée délibérante, le parallèle est frappant. La référence à la « modernité » est omniprésente à partir de la fin du XIIe siècle45. Elle s'énonce, il est vrai, par opposition tout à la fois à la culture antique et à une période intermédiaire. Il semble pourtant que le sentiment qui s'exprime dans ce vocable ait quelque chose à voir avec un type de culture impliqué dans ce contexte sociopolitique. Sur le terrain idéologico-politique du moins, l'Italie des communes est alors à l'avant-garde, comme en témoigne le « pré-humanisme » des notaires. On le verra sur le cas de Bologne. Retournement final La situation se retourne à la fin du XIIIe siècle, dans un nouveau contexte économique européen. Les capitaux bancaires et financiers, qui ne peuvent plus attendre les mêmes « profits d'opportunité », se tournent vers l'investissement foncier, plus sûr et plus « noble ». La richesse se concentre et se reféodalise. La commune, progressivement dominée par une oligarchie de plus en plus restreinte, entre dans sa phase terminale, dite « seigneuriale ». Les Arts évoluent « dans le sens d'une relation hiérarchique entre eux et en leur sein »46. Apparaît une ville nouvelle, à l'architecture seigneuriale47. On est passé des Étatscités à des États régionaux, tels que ceux de Milan ou Venise. Les plus puissantes familles féodales aristocratiques sont les mieux placées pour s'emparer des charges majeures, pour s'imposer grâce à leurs réseaux sur ces espaces plus larges et s'y perpétuer, en l'absence d'une prétention royale de caractère national... La modernité se trouve ainsi engagée dans un cours où le capitalisme va prendre progressivement une place plus importante. Sous l'égide de ces figures princières, c'est une oligarchie marchande capitaliste qui dominera les quatre grands centres (Venise, Florence, Gênes 45. Voir I. Heuillant-Donat, Cultures italiennes, op. cit. Voir notamment les articles de Massimo Miglio sur la culture à la cour des Papes, vouée à la nouveauté des tempora modema, et de Laura Gaffuri sur la nouvelle prédication, le sermonus modemus, didactique, illustré, argumenté, voire philosophique. Ce « moderne » se désigne alors, par contraste à ce qui précède et à l'antique, comme un temps nouveau: le temps présent. 46. D. Degrassi, L'economia artigiana nell'ltalia medieiale, op. cit.. p. 145. 47. P. Boucheron dans É. Crouzet-Pavan, Pouvoir et édilité. Les grands chantiers dans l'Italie communale et seigneuriale, op. cit. À ce moment se développe l'idée de magnilicence. un urbanisme seigneurial, qui s'oriente vers « l'espace princier » ultérieur, p. 67. La citadelle constitue une véritable • stigmatisation de la cité », p. 66.

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et Milan) de cette sorte très particulière de sous-système nord-italien, qui perdurera, à la faveur de l'équilibre entre les grandes puissances européennes, jusqu'à l'aube du XVIe siècle, s'intégrant alors dans le premier Système-monde moderne centré sur l'Europe (génoiseibérique) qui s'esquisse depuis plus d'un siècle.

7.3. Interprétation théorique : un commencement modernité sociopolitique »

de « la

J'ai cherché à relever, dans le tableau que les historiens proposent de la commune italienne à son apogée, quelques données constitutives de la « modernité sociopolitique » qui s'est par la suite développée jusqu'à l'époque contemporaine, soit d'une expérience historique qui est encore la nôtre. Il reste à interpréter cette nouveauté dans un cadre historique plus général, et plus spécifiquement dans une histoire de la modernité. Je rappelle la teneur des principaux concepts dans lesquels se formule mon hypothèse, exposée au chapitre 2 ci-dessus. « Marché » et « organisation », soit les deux modes primaires de coordination rationnelle du travail à l'échelle sociale, en ce sens les deux « médiations », constituent les deux « facteurs de classe », qui se combinent dans le « rapport de classe » moderne, configurant une classe dominante à deux « pôles », l'un autour de la propriété, l'autre autour de la compétence (en un sens défini de ce terme). L'interférence de ces deux « médiations », entre lesquelles il faut constamment arbitrer, donne lieu dans le face-à-face de la cité48, peuplée notamment d'artisans et de commerçants indépendants [organisés sur le marche), dans le conflit de classe ainsi structuré, à un affrontement dans le discours (« immédiat » versus « médiations »), c'est-à-dire un affrontement politique. Entre les citoyens ainsi constitués comme tels, l'inter-interpellation est « amphibologique », au sens où les mêmes présuppositions de libertégalité-rationalité, inhérentes au discours public, renvoient, pour ceux d'en haut, à un ordre prétendu de fait, et, pour ceux d'en bas, à une exigence d'émancipation. La « métastructure » est la relation entre ces médiations, facteurs de classe, et leur présupposé discursif, déclaré

48. Cet aspect de l'hypothèse - la situation de destin commun vécu dans le face-à-lace - éclaire le fait que l'Angleterre, juridiquement plus « avancée », rassemblant à la même époque des individus libres sous une loi commune au sein d'un État centralisé, mais sur une ère plus vaste, n'accède cependant pas encore à la même expérience politique. C'est là la dimension géographique, que l'on retrouvera tout au long de cette analyse.

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dans son amphibologie. La relation dialectique entre métastructure et structure (de classe) se réalise dans le cadre de l'Etat moderne, dont l'État-cité fournit la première expérience. Dans les moments du commencement, la nouvelle structure de classe (qui s'esquisse selon deux pôles, liés l'un au marché, l'autre à l'organisation) s'articule à l'ancienne, féodale (liée à la propriété). Elle se relie à un type de Système-monde nouveau. En bref — et en reprenant d'un peu plus haut — je me propose d'illustrer l'idée suivante : une « modernité » est apparue à partir du moment où l'État tend à se justifier pratiquement par sa fonction d'articulation productive entre marché et organisation, mais il advient une « modernité sociopolitique » quand la masse de la population se trouve activement impliquée dans ce processus, et c'est cela qui se produit de façon privilégiée dans le face-à-face de la commune italienne. Dans ce processus s'affirment les traits essentiels de l'articulation Structure/Système qui prévaut jusqu'aujourd'hui. L'épreuve annoncée de collaboration entre philosophie et science sociale va donc consister à reconsidérer les questions historiographiques selon une conceptualité qui n'est proprement ni philosophique ni historienne, mais relève d'un matérialisme historique : celle de la théorie méta/structurelle. Ce travail supposera tour à tour une reconsidération de fragments concrets de ce moment d'histoire et une poursuite de l'analyse conceptuelle. §731. Métastructure La métastructure, soit le présupposé posé de la structure moderne, étatique-nationale, de classe, toujours « retourné en son contraire », est, on l'a vu, à prendre selon sa double « face », juridico-politique et économique, à l'interférence discursive de ses deux « pôles », de l'entre-chacun et de l'entre-tous49. Quelle lecture de l'émergence de la forme moderne de société se trouve ainsi proposée? En quoi la commune italienne se donne-t-elle comme une expérience cruciale de la modernité sociopolitique? J'examinerai successivement la face juridico-politique, la face économique, et la relation entre elles. 1. Si l'on s'interroge sur les présupposés juridico-politiques déclarés 49. De plus longues explications seraient nécessaires pour déterminer les liens entre la problématique métastructurelle et des concepts tels que celui de « mentalité » (école des Annales), ou celui d'« habitais ». qu'utilisent aujourd'hui certains historiens. Ces concepts d'une sociologie historique sont appelés à s'inscrire dans le programme plus latge d'un matérialisme historique dont l'objectif serait, entre autres, de penser aussi radicalement que possible leurs relations aux formes économiques. C'est du moins ce que je tente de montrer dans « Bourdieu et le matérialisme historique ». dans J. Bidet et E. Kouvélakis, Dictionnaire Marx Contemporain, op. cit., pp. 407-422.

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du Popolo, on peut se reporter au fameux préambule du Liber Paradisuj50, solennelle déclaration de la ville de Bologne en l'an 1257. « Au commencement le Seigneur Dieu tout-puissant fabriqua un paradis plein de bonheur, dans lequel il plaça l'homme qu'il façonna (...). Mais ce malheureux, oublieux de sa dignité et du présent divin, mangea le fruit défendu, transgressant le précepte divin (...), et empoisonna (...) le genre humain en l'enchaînant, misérable, dans les nœuds de la servitude diabolique (...). Mais Dieu, voyant que le monde entier était dans un état désespéré, (...) envoya son fils (...) pour qu'il nous rendît l'ancienne liberté. C'est pourquoi on agit de façon très utile lorsque, par le bénéfice de la manumission, on rend à la liberté dans laquelle ils sont nés les hommes que la nature a initialement créés libres, mais que la coutume des peuples a soumis au joug de la servitude. En considération de cela, la noble cité de Bologne, qui a toujours lutté pour la liberté, se rappelant le passé et préparant l'avenir, a (...) racheté à prix d'argent tous les hommes qui ont été identifiés comme liés à la condition servile dans la cité et le diocèse de Bologne, et a décrété qu'ils seraient libres. »51 Le lecteur contemporain est frappé de trouver ici déjà la fameuse formulation de Jean-Jacques Rousseau, « l'homme est né libre, et partout il est dans les fers », répétée de façon redondante : « on rend à la liberté dans laquelle ils sont nés les hommes que la nature a initialement créés libres ». La création de l'homme libre est équivalemment désignée comme le fait de Dieu ou de « la nature ». Bref, la liberté appartient à la nature humaine. La faute originelle s'interprète comme l'origine de « la coutume des peuples » (c'est-à-dire comme l'ordre féodal existant, figure satanique), qui soumet les hommes à la « servitude ». Jésus est un rédempteur terrestre et social. Mais la libération, qui reste à réaliser universellement, relève d'une « lutte » collective, dont le cadre est la « cité », « noblesse » commune, et qui s'inscrit dans un temps historique tourné vers l'avenir (« futura 50. Cf. Armando Antonelli la cura di). II Liber Paradisus, con un'antologia di fond bolognesi in materia di servitù medievale (942-13041, Venezia, Marsilio, 2007. Ainsi que Armando Antonelli e Massimo Giansante (a cura di), Il « Liber Paradisus » e le liberaiioni collettive net XIII secolo: cento anni di studi (1906-20081, Venezia, Marsilio, 2008. Je reprends l'excellente traduction française proposée par Fr. Menant, L'Italie des communes, 1100-1350, op. cit., p. 231. 51. On notera que le popolo est alors, à Bologne à l'apogée de son pouvoir: il parvient à imposer aux Guelfes et aux Gibelins une répartition des charges telle qu'il « pouvait gouverner sans l'aide d'une faction, mais avec leur participation, tout en conservant la majorité ». et à abolir les privilèges des marchands et des banquiers », écrit Renato Bordone, Le aristocrate dai i signiori nirali alpatriziato. Roma- Bari, Laterza, 2004, p. 90. A. Antonelli, dans l'introduction à son livre de 2007, souligne que le « Liber » s'inscrit dans une affirmation institutionnelle • populaire » contre les domini loci du contado, p. XXII), comportant une « révolution fiscale • fondée sur l'estimo, mais plus largement politique : le popolo s'organise pour gouverner. Le Conseil du Peuple assume le pouvoir législatif. Le podestat va bientôt (1282) utiliser la procédure inquisitoire pour bannir les magnats en tant que « violents », ibid., p XXV.

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providens ») - même s'il est sans doute prématuré de parler d'une conception moderne de l'histoire. Et ce sont les autorités citoyennes qui le disent... La prétention de légitimité que véhicule la métastructure n'est naturellement possible que sur le terrain de traditions qui lui confèrent son autorité symbolique, lui fournissent ses thèmes, références et pratiques. Les perspectives modernes des urbains, marchands, artisans, prolétaires, ne peuvent d'abord s'exprimer qu'à travers une réinterprétation, inaperçue comme telle, du corpus culturel chrétien. Mais déjà l'amphibologie du message est transparente. Car, s'il s'agit bien sûr ici de libérer les ruraux des contraintes féodales, c'est pour les astreindre à un ordre marchand et fiscal que la ville impose au contado, soit à un nouveau régime de domination, celui de la commune. Cette proclamation, faite au terme d'une campagne victorieuse contre les féodaux du voisinage, illustre l'esprit dans lequel se sont alors opérés de tels actes d'émancipation, dont il existe de bien d'autres exemples52. Pourquoi mettre en avant ce genre de texte et le privilégier? O n peut évidemment trouver de nombreux documents qui affirment et soutiennent les droits des féodaux, les privilèges des milites et les prérogatives du pouvoir ecclésiastique. Mais cette déclaration est significative de l'extrême avancée du mouvement communal, dans un de ses lieux emblématiques, Bologne, la cité des notaires. Elle définit une problématique sans précédent et irréversible, récurrente en dépit de toutes ses éclipses53. Le courant représenté par Brenner et Meiksins Wood, qui se désigne volontiers sous le nom de « marxisme politique », avance un mode d'explication qui repose sur des catégories de propriété, de domination et d'exploitation, articulées à celles de lutte et de révolte. Déchiffrer l'affrontement sociopolitique moderne suppose pourtant que l'on fasse apparaître les présupposés métastructurels, dans leur amphibologie discursive, et que l'on établisse analytiquement leurs relations dialectiques aux structures de domination et d'exploitation. Ces présupposés se donnent dans des événements, dans des actes 52. Le phénomène n'est pas propre à l'Italie, mais il y prend une radicalité politique particulière. Antonelli (2007. p. XXVI) souligne la solidarité à cet égard entre les cités < populaires > italiennes. La rélérence « universelle » est illustrée par ces vers du notaire Petras de Pascalibus, datant de 1289, sur la couverture d'un registre juridique: « Si pater est nobis Adam, si mater et Eva, cur non sunt omnes nobilitate pares?» Iibid., p. XLII). « Cum jure naturatiomnes homines ab initio nascuntur », déclare le Riformagione promulgué à Bologne en 1304 (p. XLI). 53. La première s'annonce déjà dans les mêmes lieux, où l'on voit les maîtres légistes de l'Université, Francesco d'Accorso et autres, se mettre, pour leur plus grand profit au service d'une aristocratie qui ne tardera pas à triompher, annonçant la fin d'une Université en phase avec le popolo. Voir J. Le Goff, Les Intellectuels au Moyen Âge, Paris, Seuil, 1957, pp. 139-142.

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qui sont aussi des actes de parole, dans des énonciations performatives - réinterprétables, il est vrai, en sens divers à chacune de leurs réitérations singulières. Depuis le Digeste de Justinien, on affirmait certes déjà que « tous les hommes naissent libres », mais il s'agissait là d'un énoncé de code et non de la déclaration publique d'une autorité publique 54. A la différence d'une fameuse « Déclaration des droits de l'homme et du citoyen », dont on a ici une toute première ébauche 55 . Voilà pour la face juridico-politique de la métastructure. 2. S'agissant de la face économique de la métastructure, elle ne peut apparaître qu'à la condition de lever l'obstacle épistémologique sur lequel bute Meiksins Wood, et plus largement le marxisme traditionnel : la méconnaissance du concept abstrait de « production marchande », pourtant correctement élaboré par Marx. C'était là l'un des objets du chapitre 2 ci-dessus (§§211-214). E. Meiksins Wood tend, on l'a vu, à marquer une différence radicale entre le marché médiéval, orienté vers les opportunités à saisir, et le marché capitaliste, gouverné par la contrainte de productivité en vue du profit. Il s'agit là, assurément, d'une distinction importante, et il faudra identifier les réalités (structurelles/systémiques) dont elle doit rendre compte. Elle ne doit cependant pas cacher le fait que le marché constitue en lui-même une « contrainte de productivité ». C'est en cela du reste qu'il constitue, à l'instar de l'organisation, un « mode de coordination socialement rationnel ». Et il s'agit là d'une question décisive dans la construction théorique de Marx. C'est là en effet, on l'a vu, l'objet même de la première section du Livre I du Capital. Marx y analyse le marché comme une logique de production de valeurs d'usage, avant de l'examiner, à la troisième section, comme une logique de plus-value: il considère non pas une production précapitaliste, mais la production marchande en général (ou comme telle-, en tant que logique de production), avant d'examiner la production marchande capitaliste. L'affrontement concurrentiel au sein de chaque branche et entre les branches incite les producteurs à produire en un moindre temps les valeurs d'usage socialement demandées. C'est là le fondement de la « théorie travail 54. Sur la différence entre le « code », une donnée applicable, et la « Déclaration », un dire qui est un faire, dans le temps historique de l'événement, voir Christine Fauré, Ce que déclarer des droits veut dire. Paris, Les Belles Lettres 2011. 55. Une difficulté du marxisme classique, que l'on retrouve chez E. Meiksins Wood, tient à ce que, se fondant sur les catégories structurelles d'exploitation et de domination sans les rapporter conceptuellement aux présupposés métastwcturels faute de relier les « facteurs de classe » (concept que du reste il ignore) aux deux « médiations » et à leurs interrelations antagoniques génératrices de critique discursive, il ne peut penser « d'en bas », c'est-à-dire à partir des actions et des visées des acteurs de « la classe fondamentale ».

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de la valeur », sa substance conceptuelle. Cette analyse inaugure certes une construction « théorique », dans laquelle le marché est envisagé comme le présupposé logique (versus historique) du capitalisme, présupposéposé par celui-ci56. Mais elle possède en elle-même une signification plus large (ce qui ne veut pas dire anhistorique) : elle définit une contrainte sociale de productivité en termes de valeurs d'usage. Le marché représente à cet égard une possibilité parmi d'autres : les sociétés pré-marchandes (et non seulement la communauté indienne, hautement fictive, que Marx évoque dans ce contexte) comportent, elles aussi, leurs propres contraintes sociales productives de valeurs d'usage - tout comme c'est également le cas d'un système public moderne d'enseignement ou de santé. Le marché comme logique de production est un système particulier de contrainte sociale fondé sur la propriété privée et la production pour l'échange. Une telle contrainte marchande est naturellement plus faible quand la concurrence entre branches se trouve freinée par le fait que les producteurs sont en réalité bloqués dans un « métier » particulier. Elle s'exerce néanmoins au sein de la branche dans le cas d'une production urbaine artisanale, et cela lors même qu'elle se trouve articulée à certaines formes d'organisation de la profession57. Elle tend naturellement à se vérifier davantage à mesure que la production, d'artisanale, devient manufacturière et que sur cette base s'édifient des fortunes financières. À vrai dire, la concurrence marchande capitaliste elle-même, quoiqu'elle tourne autour de la plus-value, ne cesse jamais d'être en même temps une concurrence autour de valeurs d'usage. C'est là, on l'a vu, la contradiction cardinale du capitalisme, le foyer de l'affrontement de classe. L'analyse de Marx, proprement théorique - qui montre (\\iune configuration de marché, dans la mesure où elle s'affirme, comporte en elle-même une contrainte de productivité — nous prépare à comprendre que, sur la base d'un contexte de production marchande, il puisse exister une séquence historique allant d'un marché précapitaliste à un marché capitaliste, notamment à travers le développement de techniques productives, marchandes et financières. Cela ne signifie nullement que « le capitalisme naîtrait du développement du marché », comme le veut une certaine historiographie traditionnelle. Brenner et Meiksins Wood ont ici raison, mais... pour de mauvaises raisons. La thèse que j'avance pour ma part est que « le marché » n'est qu'une partie d'une figure 56. On ne perd pas de vue que la concurrence entre capitalistes s'établit autour du taux de profit et non de la valeur. Mais celle-ci est impliquée dans le concept de celui-là. 57. D. Degrassi souligne « le progrès technique continuel », L'economia artigiana nellïtalia medievale, op. cit. p. 77, lié à la « vive concurrence entre les diverses aires productives italiennes », p. 78.

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pertinente plus complexe, celle de la méta/structure, qui comporte, on l'a vu, d'autres éléments constitutifs. Le commencement à considérer n'est du reste pas celui du « capitalisme », mais, dans une conjoncture historique déterminée, celui de « la forme moderne de société »58. 3. La métastructure, que l'on a analysée selon ses deux faces (juridico-politique // économique), est maintenant à considérer selon les deux pôles (l'entre-chacun et l'entre-tous) de celles-ci : comme configuration d'ensemble. Elle n'est pas réductible à cette relation que Marx fait apparaître entre la déclaration moderne de libertégalitérationalité et le seul rapport marchand. Elle ne se conçoit pas à partir de la seule inter-individualité, mais à partir de la relation entre les deux faces de ce « pôle » du chacun à chacun. Elle consiste, on l'a vu (§222), en la relation critique entre les deux pôles, entre les deux médiations, celle de l'« interindividuel » et celle de « l'entre-tous » — dont le marché et l'organisation constituent la face « rationnelle » — à travers l'immédiateté du discours interpellatif. La relation entre la déclaration moderne et la condition marchande est immédiatement lisible dans le discours des notaires de Bologne. Si les ruraux sortent des liens de la féodalité, c'est, on l'a dit, pour entrer dans des relations qui leur laissent censément la libre disposition de leur travail, de leurs produits et de leurs biens. Mais c'est justement à ce titre, en tant que citoyens supposés, inscrits dans un ordre de domination et d'exploitation qui est le même pour tous et censément voulu par tous, qu'ils sont exploitables et imposables, justiciables et mobilisables. Et, si certains d'entre eux se trouvent même immédiatement désignés comme des citoyens de seconde zone, auxquels l'autorité citoyenne, dans ce même texte enjoint de... retourner à la campagne, dans le moment où la commune prend le contrôle du contado, c'est en raison de relations de type structure/système, qui restent encore à considérer. La déclaration marchande généralisée est en elle-même inséparable d'une déclaration citoyenne, y compris sous la forme particulièrement aliénée de l'une et l'autre propre à cette première modernité sociopolitique. En ce sens, la proclamation de Bologne est corrélative d'un énoncé que les théologiens philosophes médiévaux tiennent généralement pour acquis, selon lequel le gouvernement de la cité devrait

58. Une particularité de cette époque est que l'ascension des individus en compétition vers les sommets du pouvoir ne se réalise pas à travers la réussite concurrentielle économique, mais, typiquement, par une capacité à s'inscrire, notamment par des alliances matrimoniales, dans la hiérarchie féodale. Ce phénomène, qui semblerait suggérer qu'il n'y a décidément rien de moderne dans cette société, doit en réalité être analysé à partir de la relation entre la structure et te système tel qu'il est à cette époque : sous égide largement féodale.

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être l'affaire de tous les citoyens59. Lesquels en effet, on l'a vu, ont progressivement commencé à faire entendre leur voix en ce sens. Le fait est pourtant que les théologiens ne s'y attardent guère. La chose n'est mentionnée que pour être oubliée : ce présupposé de la relation librégale entre tous, comme celui de la relation librégale de chacun à chacun, n'est posé que dans les conditions amphibologiques de son retournement en son contraire. Il n'est que métastructure. Cela n'empêche pas que ce présupposé doive être considéré pour lui-même. Car, dans l'interpellation, il incite et il excite ceux mêmes qu'il veut anesthésier, jusqu'aux derniers des derniers, on le verra au temps des Ciompi. Il s'énonce d'en haut et il fait retour d'en bas. Il revient. On notera que, dans « l'Europe féodale », une semblable prétention s'affirme également à propos de l'autre grand rapport social : celui du genre et de la famille. C'est en effet le moment où le mariage devient un « sacrement » par lequel les conjoints font publiquement acte de leur libre choix, du moins supposé tel, dans le cadre de l'institution ecclésiastique, ici « appareil d'Etat », versus réseau familial privé60. Voilà ce qui est proclamé, même si le pouvoir patriarcal le plus exorbitant reste encore pour longtemps prévalent. Une relative « promotion des femmes », malgré tout (en attendant des reculs ultérieurs), voilà ce dont les historiens ne semblent pas douter 61 . En contrepoint fleurit alors, dans la langue des troubadours, une poésie nouvelle en Europe, une poésie « moderne »62. Littérature

59. Voir Janet Coleman, A History of Political Thought: From the Middle Ages to the Renaissance. Oxford, Blackwell, 2000, p. 6, qui commente en ce sens l'adage Quod omnes tangitab omnibue tractari et approbari debet. Voir aussi sa contribution, • L'individu dans l'État médiéval », dans l'ouvrage paru sous sa direction : L'Individu dans la théorie politique et dans la pratique. Paris, PUF, 1996, dont il ressort pourtant que la notion de « pacte ». héritage laissé aux sociétés modernes, selon Marc Bloch, laisse en général, sauf pour une minorité, la plus grande place au consentement implicite, donc en deçà de l'intervention langagière (voir pp. 16 et 17). 60. Voici ce qu'écrit Claudia Opitz, résumant les analyses de Georges Duby. dans Histoire des femmes, tome 2. Le Moyen Âge. sous la direction de Georges Duby et Michelle Perrot, Paris, Pion, 1991 : « ( . . . ) à partir du Xllle siècle environ, on peut parler d'un modèle du mariage chrétien', qui s'est maintenu jusqu'à l'époque moderne: le mariage unique et indissoluble, conclu pour la vie entière sur la base d'une inclination mutuelle, le consensus des époux. Ainsi se modifièrent non seulement les relations entre les dépendants et leur seigneur - le mariage par consentement soulignait bien leur 'émancipation' vis-à-vis de la tutelle seigneuriale - mais aussi les relations entre les générations et les sexes ». p. 283. Le mariage nucléaire plus ou moins stable est un fait assez largement répandu dans diverses ères historiques. Mais ce qui frappe ici, c'est la déclaration métastructurelle, quoi qu'il en soit du poids des familles dans la production du « consentement ». 61. Robert Fossier, La Société médiévale. Paris, Armand Colin, 1991, pp. 168-173, s'étend longuement sur « le triomphe du couple », allant jusqu'à parler d'un « âge d'or » de la femme - au regard de sa place dans la production, la gestion de la famille et la vie villageoise. 62. Voir l'analyse d'un poète linguiste: Jacques Roubaud, Les Troubadours, anthologie bilingue. Paris, Seghers, 1971. Cela n'exclut pas une « filiation » ou une influence arabe. Voir Jack Goody, Le Vol de l'Histoire, Paris, Gallimard, 2010. pp. 387-413 : • L'amour volé ». Cette première modernité européenne s'inscrit dans un mouvement « global ». qui trouve ailleurs un contexte urbain incomparablement plus riche.

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de cour, c'est-à-dire aussi de ville. Les milites italiens la font leur63. Mais aussi les femmes du peuple, qui chantent ces cansones « à la fontaine »M. La poésie moderne court les rues. S'agissant de la famille et du genre, la commune italienne ne semble manifester aucune innovation notable. Son inventivité propre s'exerce sur le terrain sociopolitique, au sens ici donné à l'expression. Elle est en effet liée à la conjoncture singulière dans laquelle ces cités, quasiment indépendantes, ont pu se projeter en États. Tout cela encore, bien sûr, n'est que « paroles », discours qui dit ce qui doit être dit, proclamé et chanté, en ces temps nouveaux : métastructure. §732. Structure Commençons par un bref rappel. La « modernité sociopolitique » apparaît quand se confrontent, au sein d'une communauté de citoyens, les prétentions du marché supposé libre et celles de l'organisation supposée libre (c'est-à-dire concertée entre égaux)65. Il se produit alors, à l'interférence de cette double prétention de libertégalité entre chacun et entre tous, un nouvel ensemble de rapports et pratiques de classe. Cette configuration structurelle s'analyse dans sa bipolarité (marché/organisation) et sa bifacialité (juridico-politique/économique). Il a manqué à Marx de définir de façon adéquate la bipolarité (voir ci-dessus §§221-222). Or c'est dans cette bipolarité, dans cette confrontation entre l'entre-chacun et l'entre-tous, que la bifacialité acquiert son caractère critique, proprement moderne. Voyons donc ce qu'il en est de la commune italienne. 1. Bipolarité. La structure, dans sa nouveauté urbaine ne se réduit pas à la forme marchande. L'erreur des libéraux, et de divers marxistes, est de prendre l'organisation (versus marché) pour un indice de pré-modernité, là où il faut, au contraire, saisir le processus par lequel ces deux formes « polaires » viennent se co-imbriquer sous 63. J.-Cl. Maire Vigueur. Cavaliers et citoyens. Guerre, confit et société dans l'Italie communale. Xlf - Xllf siècles, op. cit., p. 305. Et il est difficile de croire qu'elle relève de ses seuls destinataires immédiats supposés, la jeunesse aristocratique, quand ses producteurs se recrutent largement dans les cercles lettrés de la ville, et jusque chez les pauvres clercs, eux aussi lecteurs d'Ovide dans un contexte de grande mobilité sociale (J. Le Goff, Les Intellectuels au Moyen Âge, op. cit., pp. 30 et sg). Si la ville est féodale, comme certains y insistent, la féodalité est aussi urbaine. 64. Au grand bonheur du troubadour Giraut de Borneil. Voir J. Roubaud, Les Troubadours, op. cit., p. 167. 65. Une fois de plus, il me faut insister sur le fait que i l'organisation », ce n'est pas l'État: celui-ci est seulement le moment organisationnel suprême, dans lequel il n'y a censément pas de place pour la relation marchande. Mais, à partir de là, la prétention de liberté organisationnelle pénètre l'ensemble de la société moderne. Voir l'explication donnée ci-dessus à ce sujet à la fin du §221 : « L'obstacle épistémologique marché/État ». À cela correspond le fait que • le marché » se prend pour « la société civile », cf. mfr3§§821 et 823.

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la forme de l'englobance mutuelle. D'une part, le marché englobe l'organisation, en l'occurrence notamment l'entreprise. Et le second terme est, dans la définition de ce que l'on appelle (improprement du reste) le « capitalisme », d'importance égale. Il y a, à cet égard, dans la terminologie traditionnelle du marxisme, un terme aux allures métaphysiques (dont se gargarise volontiers un discours apocalyptique d'édification) qui mérite d'être examiné de très près : celui de « soumission réelle du travail au capital ». Il désigne le fait que le capitalisme, qui commence par soumettre le travail (artisanal, rural, à domicile) d'une façon purement « formelle », c'est-à-dire sans changer ses techniques ni les formes de coopération qu'elles impliquent au sein de l'unité de production marchande, tend progressivement à se l'approprier de façon « réelle », en lui imposant dans la manufacture et surtout dans la grande industrie, sa logique organisationnelle propre. Or il me semble intéressant de souligner que, dans ce contexte, la « logique du capital », à laquelle les travailleurs se trouvent « réellement » soumis, n'est pas celle du marché, mais de son contraire : très spécifiquement la logique de l'organisation (et l'on verra, au prochain chapitre, en quoi le néolibéralisme déroge significativement sur ce point). Et voilà précisément, ainsi qu'on l'a vu, ce qui s'affirme jusqu'à la perfection dans la complexité de la « manufacture dispersée », celle qui culminera dans la Florence des XIII'-XIV siècles, comme un phénomène historiquement nouveau, en Europe du moins, qu'on ne peut réduire à sa seule « face » technico-économique. L'organisation est certes liée à une rationalité technico-financière, mais aussi à une culture, et à un personnel compétent qui en est le support social vivant, dont la « compétence » (savoir-pouvoir) possède ses mécanismes propres de reproduction - des liens et habitus familiaux et scolaires à la pratique même de l'autorité organisationnelle. Mais la montée de l'organisation relève aussi d'un phénomène inverse, qu'il nous reste à examiner : la corporation. D'autre part, en effet, l'organisation englobe te marché. La corporation, organisation de la branche, encadre le marché, mais ne le supprime pas. Elle fixe certaines conditions dans lesquelles les concurrents s'affrontent. Elle tend à protéger ses membres contre la concurrence externe. Elle n'empêche pas certains concurrents de l'emporter sur d'autres66. Elle 66. L'artisanat de la ville médiévale ne peut être seulement défini par la propriété des moyens de production et la libre vente sur le marché. Il ne peut pas être identifié comme un simple fait de marché. Car il suppose non seulement une organisation corporative, mais spécifiquement aussi l'expertise: les connaissances techniques acquises auprès des maîtres doivent être certifiées par des experts reconnus (compétents). Savoir-pouvoir. Voir D. Degrassi, L'economia artigiana nell'ltalia medievale. op. cit., pp. 14 et 15.

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fournit un exemple particulier d'une procédure que l'on retrouvera régulièrement dans les politiques encadrant la petite production marchande. Les intéressés s'organisent et l'Etat réglemente, cela dans les conditions variables de l'affrontement entre les diverses forces sociales. O n a vu ci-dessus comment les historiens soulignaient de diverses façons le caractère hautement organisé de l'économie urbaine. Les relations marchandes sont encadrées dans l'organisation suprême de l'Etat: d'un État où la lutte de classe est ouverte autour de la question du pouvoir central. Enfin, ces deux médiations, marché et organisation, s'interpénétrent dans la relation salariale. Il y a, à cet égard, dans l'analyse de Robert Brenner un absent originel de marque, qui est le travail salarié, dont le développement, dans la perspective qui est la sienne, n'intervient que comme une conséquence de la mise en marche de la logique concurrentielle capitaliste, laquelle ne s'exerce d'abord que sous la forme de la rente. Mais quel statut donner au salariat des cités italiennes ? Aux dizaines de milliers de salariés embauchés dans une perspective de profit? Organisés dans la manufacture, elle-même organisée dans l'Art particulier dont elle relève, ils produisent des marchandises et vivent de leur salaire67. Ce n'est pas que le salariat soit une nouveauté. Il a existé, on le sait, à grande échelle, dans l'Antiquité mésopotamienne, plus tard en Chine, au Japon, etc. Ce qui est nouveau, c'est que l'organisation de ceux qui échangent sur le marché (y compris leur force de travail) s'esquisse jusqu'au niveau étatique, dont, on le verra, ils sont conduits à se prétendre partie prenante. Bref, ce qui émerge dans la cité médiévale nord-italienne, ce n'est donc pas non plus le marché plus l'organisation. C'est leur relation méta/structurelle, par laquelle ils se trouvent constitués comme les deux facteurs de classe dans le rapport moderne de classe. Et cela dans le cadre, ultimement organisateur, qui est adéquatement le sien, celui d'un quasi État-nation à l'échelle d'un État-cité. Et c'est à ce point, on le verra, que le salariat devient « dangereux » pour la classe dominante : on risque de voir le salarié s'impliquer lui aussi dans la politique 68 . 2. Bifacialité. Assez étrangement, E. Meiksins Wood, suivant en cela la tradition libérale, définit le capitalisme par la séparation entre l'économique et le politique, par « l'autonomisation de l'éco67. Charles de la Ronciére, Prix et salaires à Florence au XIV siècle. 1280-1380, Rome, OpenLibrary, 1382. Il est remarquable que les producteurs qu'évoque cet ouvrage, à l'exception de ceux (ou celles) qui travaillent à domicile dans la campagne environnante, vivent déjà essentiellement de leur salaire, à la différence de nombre d'« ouvriers-paysans » des commencements du capitalisme industriel. 68. A. Antonnelli souligne qu'à Bologne même le populo minutolbarbiers, etc.) est interdit d'association. Il Liber Paradisus..., op. cit., p. XXV. C'est par elle en effet que passe la prétention politique de classe. On le verra plus loin sur le cas des Ciompi.

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nomie ». Elle appréhende les dispositifs étatiques organisés de production comme « extra-économiques », et l'impôt lui-même comme catégorie « politique »69. Or certes, dans la forme moderne de société, l'économique et le politique interviennent à travers des instances distinctes, à partir du moment surtout où se développe une économie capitaliste. Mais cela, me semble-t-il, ne les constitue pas en deux « sphères » (à la Weber) séparées. Il s'agit en réalité non de séparation, mais d'une autre forme d'imbrication entre ces deux ordres. Organisation et marché sont les deux bras d'un pouvoir politico-étatique de classe, co-imbriqués dans la société moderne. Et cela dès ses commencements. Sauf à croire, comme Hayelc, que la supposée « loi du marché » constituerait à elle seule la loi économique, et que toute intervention (réglementation, organisation, fiscalité) serait de nature politique. Le substantification du clivage « économie/politique », interprété comme rapport privé/public, relève de la langue du libéralisme, — dont il faut bien reconnaître que le jeune Marx, en la critiquant, la pose comme une donnée de fait, à abolir. Mais, dans la grammaire qui devrait être celle du marxisme, méta/structurellement refondé - soit dans une analyse concrète des classes et de l'État - , le privé et le public sont l'un et l'autre reconnus tout à la fois comme économiques et politiques. L'État métastructurel apparaît comme l'instance organisationnelle censément ultime où s'affirme la primauté de l'entre-tous sur l'entrechacun, et donc aussi (en ce sens métastructurel) celle de la politique sur l'économique. L'État structurel, avec ses « appareils » marchands et organisationels, s'affirme comme la forme où se joue le pouvoir politico-économique de classe. L'État moderne de classe s'interprète concrètement comme la relation dialectique, via la pratique, entre ces deux registres, la métastructure n'étant jamais posée que dans les termes de la structure, c'est-à-dire d'une lutte de classe. Ces concepts, bien sûr, ne correspondent pas à des objets visibles : ils ont pour objet de faire apparaître et comprendre des processus. Les processus de réglementation et d'organisation, leur entrelacement antagonique et critique avec le rapport marchand, loin d'être « pré-capitalistes », représentatifs d'un « féodalisme à visage urbain », sont en effet la marque même d'une émergence de la modernité. C'est bien ce qu'illustrent les investigations historiennes rapportées 69. Dans la langue de Meiksins Wood, ce qui est proprement « économique », c'est ce qui relève strictement des mécanismes marchands. Cf. notamment. The Origins.... op. cit., pp. 87 (les privilèges des marchands italiens sont des phénomènes « extra-économiques »), 96 et 105 (l'impôt des Capétiens une forme centralisée d'exploitation « extra-économique »).

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ci-dessus (§722), qui montrent tant le caractère immédiatement politique de l'organisation économique des Arts que la dimension économique de la politique (monétaire, fiscale, salariale, foncière, urbanistique, etc.) du popolo. §733. Métal structure: la lutte des classes L'émergence d'une lutte de classes de caractère moderne tient à ce qu'une force sociale économique capable de s'identifier comme telle, en l'occurrence le popolo, se trouve en position de prétendre au partage du pouvoir politique, de telle sorte que celui-ci soit (censément) celui de tous. C'est le moment où la lutte économique s'imbrique dans une lutte politique, devient lutte politique. Naît ainsi le « politicoéconomique » : ce fait de modernité, qu'occulte, on l'a vu, le thème libéral de la « séparation entre économie et politique », posée comme marque du moderne. Les partenaires de cette lutte du commencement ne peuvent cependant pas être ceux d'une modernité « établie », selon la structure décrite au chapitre 4 : l'affrontement se situe encore pour une large part — et ce processus ne s'achèvera vraiment qu'avec les révolutions des XIX'-XX' siècles - entre l'ancienne classe dominante et la nouvelle. Pour longtemps encore, dans les conditions d'une transition entre l'ancien et le nouveau, les partenaires des « jeux à trois » que l'on pourra observer, ne sont pas encore identifiables à ceux de la modernité future (voir chapitre 4 ci-dessus). Durant la première période, dite « consulaire », il ne s'agit encore que tensions dominées par les affrontements entre divers lignages au sein de la militia. A partir de 1200, le popolo commence à s'affirmer comme force autonome émergeante70. S'engage alors une véritable lutte de classes à l'initiative d'une base populaire large, qui vise à abolir les privilèges fiscaux, militaires, juridiques, voire ecclésiastiques, des aristocrates, à les isoler71, à briser la coalition originellement dominante des féodaux et des entrepreneurs-marchands des Arts les plus riches, à attirer vers elle une part des autres. Ces affrontements, autour des questions de fiscalité et de justice, prennent souvent la forme de guerres civiles entre popolares

70. C'est alors, écrit J.-Cl. Maire Vigueur. « un embrasement progressif, mais à partir de foyers qui (. . .) s'allument simultanément aux quatre coins de l'Italie communale», Cavaliers et citoyens ... op. cit., p. 364. Soit une suite de « tentatives », poussées successives marquant la montée du popolo. à travers des revers et des reprises. 71. « Appelés à résider en ville, les seigneurs soumis devaient s'y installer une partie de l'année et prêter le service militaire ( . . . ) » . « La chaîne féodale était rompue », R Racine, Les Villes d'Italie du milieu du Xlf siècle au milieu du XIV' siècle, op. cit., p. 27.

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et milite.i2. À mesure que le popolo affirme une certaine hégémonie, une pan de ceux-ci tend effectivement à se rallier à lui. On assiste alors à une lutte féroce à l'encontre des « magnats »73. À l'extrême du mouvement, le popolo minuto, le peuple ordinaire des marchands et artisans, s'impose ici ou là, brève apogée, face au popolo grosso74. Jusqu'à la défaite finale devant la réaction féodale. La révolte des Ciompi, qui se situe à Florence un siècle plus tard, marquera l'extrême {jointe d'une première vague de lutte de classes de caractère plus spécifiquement moderne, en un moment où déjà la modernité des institutions civiques italiennes est en pleine déconfiture. Florence, aux XIII-XTV* siècles, produit le premier exemplaire européen de la manufacture moderne à grande échelle, promouvant un groupe ouvrier nombreux et concentré, dont les conditions d'existence oscillent entre celles d'un artisanat misérable (détenteur de quelques outils de production) et celles d'un prolétariat survivant au jour le jour. Ces producteurs du dernier cercle, celui des derniers des derniers, occupent malgré tout une place essentielle dans la machinerie économique (et aussi militaire). Et cela peut nourrir leur espoir de rassembler assez de puissance pour s'imposer, ultime partie prenante, dans le partage du pouvoir. Ils demandent à être reconnus comme constituant un Art particulier, avec ses représentants dans les institutions supposées délibératives. Cette prétention, loin qu'elle les rapporte au passé féodal, est au contraire la traduction de ce fait de modernité: il n'y a pas d'avancée dans un ordre de l'émancipation qui ne s'inscrive à l'articulation «rowoTw/cw-politique. Ce n'est que par l'organisation corporative que des « ouvriers », vivant de leur salaire, peuvent à ce moment historique s'assurer quelque pouvoir social à l'articulation de l'économie, du droit et de la politique75. Ces affrontements « structurels » s'impliquent dans divers contextes. Dans l'ensemble communal, la « contradiction principale » en termes d'exploitation est peut-être à situer entre la ville et le 72. Voir P. Boucheron et D. Menjot, « La ville médiévale ». dans Jean-Luc Pignol (dir.l. Histoire de l'Europe urbaine, tome 1, Paris, Seuil, 2003, pp. 285-592, notamment pp. 497-516, Le mouvement d'émancipation communal. 73. Fr. Menant, L'Italie des communes.... op. cit., pp. 93-94, dresse un tableau saisissant de cette lutte institutionnelle populaire contre les magnats, «citoyens nobles et puissants» désignés |à Bologne) comme « loups rapaces », dont on dresse la liste nominative, que l'on brime et que l'on exclut de la vie politique pour les empêcher de nuire. 74. Voir J.-CI. Maire Vigueur, « Justice et politique dans l'Italie communale de la seconde moitié du Xlll'siècle: l'exemple de Pérouse», Paris, Comptes rendus de l'Académie des Inscriptions et BellesLettres, 1986. Il étudie, pp. 312-330, le cas de Pérouse. gouverné par le popolo minuto de 1290 à 1310. 75. Voir A. Stella, La Révolte des Ciompi, op. cit. Cest là du moins, me semble-t-il, la conclusion qui découle de son exposé. Par la suite, on le sait, le libéralisme ne manquera jamais de fustiger le « corporatisme » comme le support économique de privilèges que l'équité politique devrait exclure.

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contado : entre les bourgeois, souvent propriétaires, et les paysans. Dans l'ensemble féodal européen, les diverses classes cherchent appui sur les puissances régionales qui se disputent l'hégémonie. Dans la relation impérialiste, il faut encore situer la part de l'esclavage familial et d'entreprise. Mais c'est l'affrontement entre militia et popolo qui est significatif de l'émergence structurelle d'une modernité sociopolitique. §734. Système Arrighi montre de façon convaincante 76 que le sous-système européen proprement capitaliste se forme en Italie à partir desXIV-XV siècles. S'agissant d'une période antérieure, je me référerai cependant ici à un concept de « système », élaboré ci-dessus au chapitre 3, c'està-dire à l'idée qu'en Europe, avec l'émergence d'une modernité sociopolitique définie, apparaît un caractère systémique particulier, que l'on peut qualifier de « moderne », car il est à comprendre comme contrepartie de l'État-nation moderne. À la paranoïa identitaire nationale correspondent, articulées selon un axe centres-périphéries, une inter-hostilité internationale spécifique et une propension à l'assujettissement des populations environnantes. Dans le cas italien, on doit à cet égard prendre en compte le double contexte, d'une part, de l'ensemble que forment les États-cités, et d'autre part, de leur insertion dans un environnement européen, mais aussi méditerranéen (et asiatique, dans la dimension économique). Dans cette complexité apparaissent cependant - et cela avant que n'advienne le systèmemonde dont parle Arrighi, soit le sous-système européen - certains traits sociopolitiques appelés à se généraliser ultérieurement, et qui marquent le Système-monde contemporain. Ce sont eux qui retiendront notre attention. Le système sociopolitique européen Les cités italiennes émergent dans un ensemble géopolitique dépourvu de caractère méta/structurel, au moment même où la métastructure commence à s'affirmer comme référence de légitimité et de rationalité. Elles sont naturellement en guerre entre elles : « état de nature », comme dira Hobbes. Elles se trouvent prises dans des alliances adverses au sein d'un ensemble aux contours mal définis, dont la Chrétienté constitue pour elles le centre. O n voit certes au sein de chaque cité émerger un nouveau pouvoir, qui tend à se libérer de l'emprise de la féodalité et à affirmer sa souveraineté. Ce qui ordonne alors cependant le paysage, ce sont les grandes puissances : 76. The Long Twentieth Century, Londres, Verso, 1994, pp. 36 et sq.

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l'Empire, la France, la papauté. L'Empire soutient naturellement le féodalisme ; mais il sait, dans cette logique, composer avec certaines villes, contre d'autres. La royauté française, qui s'appuie sur l'Eglise pour contrer la résilience de l'aristocratie et la prétention des villes à s'auto-gouvemer, tend à imposer à l'échelle du royaume une structuration étatique centralisée; mais en Italie elle soutient souvent les cités contre l'Empire. De même son allié, le pape, lui-même pourtant pro-féodal, au centre d'un réseau-monde foncièrement féodal. Il tend tout à la fois à étendre son domaine patrimonial propre et à s'assurer une emprise « systémique ». L'Italie des communes, en avance aux plans de l'économie, de la culture et de la politique, occupe dans ce pré-système-monde une position paradoxale : à la fois centre et espace dominé. Elle est politiquement fragmentée en souverainetés autonomes, manifestant une capacité de résistance collective, et cependant en situation de faiblesse face aux entités européennes les plus puissantes, avec lesquelles elle doit malgré tout composer. Elle constitue en elle-même un microcentre de Cités-Etats, dont chacune tend à élargir au détriment de sa voisine son champ d'action propre, sur le damier des anciens diocèses qui recouvre l'ensemble du territoire. Elle possède sa propre dimension impérialiste, qui s'illustre dans la part qu'elle prend aux croisades, dans l'établissement de comptoirs et de possessions en Orient, préfiguration des colonisations ultérieures, mais aussi dans sa relation au Sud italien et sicilien77. O n ne s'étonnera pas non plus que l'activité économique protocapitaliste prenne, dans ce commencement, un caractère fortement systémique : qu'elle s'oriente, comme le souligne E. Meiksins Wood, vers la « saisie d'opportunités ». En effet, dans cette nébuleuse que forme d'abord la Chrétienté, les frontières entre les grandes entités qui commencent à connaître une évolution vers des formes proto77. Henri Bresc, Un monde méditérranéen : économie et société en Sicile 11300-1450), 2 vol., Rome, École française de Rome, 1986. L'auteur décrit un « Sud » colonisé, en proie à l'échange inégal, passant de la polyculture à la monoculture spéculative. On peut aussi parler d'un rapport « impérial » entre les cités et leur contado. Les études de Chr. Wickham, notamment Courts and ConHicts in Twelfth-Century TuscanyiOxfoid, OUP, 2003), ont montré que l'essor de la commune rurale - pour une part lié à celui de la seigneurie, avec interaction plus ou moins antagonique réciproque entre ces deux institutions, et parallèle à celui de la commune urbaine, bien que fondé sur des ressorts différents - était pour une large part l'œuvre des paysans eux-mêmes. Les ruraux ne pouvaient être « hégémonisés » (référence à Gramsci) qu'à travers la médiation de leurs propres élites. Et ils tendaient à s'émanciper en jouant des équilibres entre diverses forces dominantes : féodalité, commune urbaine, épiscopat. Cela, comme le souligne Elisa Occhipinti, n'empêche pas cette relation d'être foncièrement inégale, cette inégalité s'inscrivant dans la doctrine élaborée par les juristes, qui « apportent une sanction formelle au processus de conquête du contado à travers la doctrine de l'association, comttatinaraa. qui, en attribuant à la cité le râle de mater face aux communautés rurales, ses enfants associés, comitatini, confirmait la légitimité des aspirations expansionnistes des communes urbaines et de leur gouvernement sur le territoire rural » (L'Italia deicomuni, Rome, Carocci, 2000, p. 132).

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nationales sont encore assez floues. Les marchés, encore relativement séparés les uns des autres, sans être protégés par des barrières frontalières, sont accessibles aux mieux placés pour entreprendre. Ceux-ci s'engagent donc, avec un succès variable, dans l'aventure du commerce au loin et du prêt aux grandes puissances. Sans parler de celles du pillage78, de l'asservissement des pouvoirs locaux et de l'implantation en comptoirs impériaux sur les marges du système-monde moyenoriental. C'est dans ces conditions qu'une production proto-capitaliste, orientée vers le luxe, recherche au loin ses matières premières et ses clients. Toute ressemblance avec la situation contemporaine est évidemment fortuite... La guerre et les alliances D u fait de sa capacité à mobiliser forces de travail et forces militaires, cette puissance sociale de classe nouvelle qu'est la commune parvient à bousculer tout ce qui l'entoure, à s'approprier par voie publique (fisc) ou privée (achat de terres) les sources de richesse qu'elle trouve dans son environnement, à installer sur ses pourtours des têtes de pont durables. La jeune Venise réalise au mieux ce programme. La « modernité sociopolitique » n'émerge pas comme un simple phénomène interne à l'État-cité, mais dans une relation entre structure et système: c'est en tant que soldats que les hommes deviennent citoyens 7 '. C'est là l'un des engagements essentiels auxquels sont astreints les immigrés en quête de nationalité. La classe supérieure s'identifie dès l'origine comme celle des Milites, des militaires. Mais cette aristocratie, qui s'adonnait à une guerre quasi privée, tournée vers la recherche de butins, se voit progressivement domestiquée par la commune « populaire »80 dans le cadre d'un affrontement plus clairement étatique-systémique. La solidarité de classe du Popolo se concrétise dans la création de nouveaux corps, notamment d'arbalétriers, qui vont se montrer d'une efficacité supérieure. Cette fraternité d'armes « populaire » pourra du reste se traduire en connivence civique et en aptitude à s'organiser dans la

78. J.-CI. Maire Vigueur, Cavaliers et citoyens... op. cit., évoque tour à tour le « riche butin » que Pise et Gênes tirent de leurs opérations navales, p. 265, et Florence de l'endettement des églises, p. 274. Énorme « accumulation primitive ». 79. L'identité médiévale entre l'homme libre et celui qui porte les amies, dont parle Paolo Grillo {Cavalieriepopoli, Bari, Laterza. 2008, notamment p. 109), prend naturellement un relief particulier quand cet « homme libre » est tel en tant que « citoyen » au sens de la commune italienne. 80. Tous les citadins au-delà d'un certain revenu, explique J.-CI. Maire Vigueur, deviennent des « milites pro comune», tenus à entretenir des chevaux et à se mettre au service de la commune quand celleci mobilise. Cela suppose une puissante machine bureaucratique, des capacités d'évaluer la fortune des citoyens. C'est « la conséquence inévitable de la victoire du popolo sur la noblesse », Cavaliers et citoyens..., op. cit., p. 390.

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lutte politique81. L'accumulation capitaliste primitive se réalise à l'articulation structurelle-systémique. Au final, dans l'inégalité de la lutte systémique, les petits États-cités vont se trouver conduits à se mettre sous la protection de puissances au territoire plus vaste, et au potentiel militaire supérieur. Retournement seigneurial final : mercenarisation, emprise néo-féodale sur les institutions républicaines. Réaction du système sur la structure. La Chrétienté Il faudrait considérer chacun des partenaires. Je me limiterai à quelques remarques concernant l'Empire et la papauté. L'idée même d'une « souveraineté impériale » entre en contradiction avec l'ordre naissant : le système, en tant qu'il s'ébauche avec la modernité, ne peut par définition avoir de souverain. Les échecs successifs de Frédéric Barberousse et de Frédéric II en témoignent. L'Empire peut imposer une allégeance, mais il se heurte à un principe plus profond d'assentiment public supposé, inscrit dans des institutions supposées communes. Concurrencé par la France et tenu à distance par les cités italiennes, il ne sera jamais qu'une partie du tout. L'Empire, en ce sens, ne dispose pas de l'avenir, lequel appartient plutôt à un impérialisme qui déjà fait ses premières armes. La papauté, par contraste, représente un pouvoir transcendant, un arbitraire sublimé, qui peut se poser en candidat, se plaçant au-dessus des rois et empereurs. Elle ne pourra cependant, elle non plus, y parvenir, vaincue par l'esprit nouveau de la politique, celui de la souveraineté proto-étatique nationale. Il apparaît pourtant un élément systémique dans l'emprise croissante de Rome sur l'appareil ecclésiastique, dans la création des ordres mendiants placés directement sous l'autorité du pape, comme le seront plus tard les Jésuites : une vocation « globale », qui se traduira ultérieurement en mission spirituelle impérialiste. La religion chrétienne est puissamment systémique en même temps que structurelle. Elle donnera à l'impérialisme sa première grammaire idéologique82. §735. Entrelacement Structurel Système L'analyse des rapports de classe et de parti caractéristiques de ce moment vérifie ce caractère structurel-systémique. La lutte des partis La configuration des partis, pris au sens large présenté au chapitre 81. A. Stella montre qu'une part de la connivence entre les Ciompi vient des relations nées dans ces conditions : entre pedites de l'infanterie citoyenne. 82. On l'a montré au chapitre 5.

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4, celle qui définit les relations d'hégémonie, n'est nullement aléatoire dans son ensemble, puisqu'on voit de façon générale s'opposer d'un côté l'élément aristocratique et de l'autre l'élément bourgeois. Ce clivage structurel se redouble du fait que les féodaux, selon une contrainte systémique, recherchent naturellement un appui dans l'Empire - parti Gibelin - alors que le popolo trouve un support dans le réseau des cités, éventuellement appuyé par la papauté — parti Guelfe. Avec cette complication, parmi bien d'autres, que le pape est cependant lui aussi un tenant du féodalisme: Florence aura ses Guelfes noirs, papistes et féodaux... etc. Les deux classes auront leurs intellectuels de parti: ainsi les notaires se rangent-ils du côté du popolo et les juges du côté des féodaux et des magnats, en fonction d'une différence de fonction sociale et de capital culturel. Mais chacun des deux partis produit aussi de quoi séduire les tenants de l'autre camp, sans parler du peuple lui-même. Ce caractère ambigu de l'identité partidaire, lié à la contrainte d'hégémonie, n'est pas une exception provisoire, mais la règle, une règle durable, constitutive de l'institution « partis », en tout cas dans les temps modernes (voir §424). Le popolo se trouve conduit, par raison et par nécessité, à chercher ses chefs chez les grands : en l'occurrence surtout les aristocrates, détenteurs de la compétence administrative, juridique, militaire, bref « organisationnelle » : un type d'affinité que l'on retrouvera, sous d'autres formes, jusque dans les temps du « mouvement ouvrier ». Ces arrangements se compliquent encore du fait des alliances et dépendances (systémiques) entre cités. Ainsi les cités mineures vont-elles chercher leurs podestats dans des cités plus grandes dont elles dépendent. O n est toujours renvoyé au fait que la modernité est structure (de classe) et système (-monde). O n notera que la « lutte de parti » ne se limite pas à ce qui porte son nom : au clivage entre ces deux étendards. Elle s'inscrit dans une multitude de « sociétés » (associations) à fonction plus directement « hégémonique », et singulièrement dans un système d'institutions parallèles, à fonction délibérative, exécutive et militaire - Conseil du popolo, Conseil des Prieurs, Capitaine du popolo — qui, à mesure que le popolo monte en puissance, viennent s'ajouter à celles de la commune 8 3 , selon une logique révolutionnaire de « double pouvoir ». 83. Il faudrait aussi considérer certaines pratiques significatives comme celle du bannissement: les battus qui reprennent pied dans d'autres cités s'appuient sur un contexte systémique (réseaux de lignages, seigneuries et propriétés terriennes), dans lequel ils peuvent trouver le moyen de contrecarrer l'emprise structurelle de la cité.

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La philosophie politique et l'hérésie E. Meiksins Wood souligne que la philosophie politique médiévale, à la différence de celle qui apparaîtra avec Hobbes et Bodin, ne propose pas de théorie de l'Etat (moderne) et qu'elle débat principalement des prérogatives respectives du roi, du pape et de l'empereur. Sous-entendu : il ne s'agit pas encore de la philosophie proprement moderne. Cela serait vrai si la modernité était seulement « Etat-nation de classe », et non aussi, corrélativement, « système-monde ». À un certain niveau stratégique, où la philosophie se trouve sollicitée pour la légitimation et la contestation, pour l'arbitrage des conflits, les « puissances du système » - la papauté, l'Empire, les rois et les princes - l'emportent sur celles de la structure nouvelle en gestation. Elles sont conduites à chercher recours au sein des grandes institutions intellectuelles urbaines, notamment celles des Prêcheurs, qui dominent l'Université. Leurs affrontements déterminent un jeu de positions pertinentes sur l'échiquier de la Chrétienté et suscitent les grandes vocations : Thomas d'Aquin du côté de la papauté et de la royauté, Marsile de Padoue et, plus tard, Guillaume d'Occam du côté de l'empereur. Les philosophes sont attendus comme conseillers des princes. Ces confrontations « globales » ont un impact sur les programmes philosophiques. Mais il ne s'agit pas nécessairement d'une pure instrumentalisation : Marsile, sous le nom d'« Empire », recherche significativement une centralité globale légitime (et en ce sens méta-systémique), c'est-àdire une autorité capable d'assurer la paix et l'harmonie entre nations et cités. Ce n'est pas qu'il eût sept siècles d'avance; mais la question moderne de la paix se trouve d'emblée obscurément posée dans son ensemble, structurel et systémique. L'Etat-monde devra cependant attendre encore longtemps sa plausibilité. Il reste que ces prises de parti systémiques au sein de la Chrétienté - qui ne peut être comprise comme un ensemble exclusivement « féodal » - ne sauraient constituer à elles seules le principe de lecture d'une production philosophico-politique inédite, significative des problèmes qui émergent dans la forme structurelle nouvelle de société, et dans la conjoncture, séculaire, de son affrontement à l'ancienne. Les « héritages » grecs et arabes sont les instruments dont une nouvelle société s'empare pour des défis de « raison » nouveaux, dont les villes constituent les épicentres: défis économiques, sociaux, juridiques et techniques entremêlés. Le débat sur la propriété et l'usage, le concept d'une nature aux lois nécessaires - d'une phusis, autorisant la construction d'une science, logos - , l'idée d'une structure rationnelle de l'agir humain, d'une morale naturelle, la distinction privé/public, 227

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etc., sont les présupposés d'une nouvelle « rationalité » sociale. Et il semble mal venu de railler ceux qui y voient du « moderne », comme le fait E. Meiksins Wood, laquelle réserve à Occam un statut privilégié, celui de témoin de « l'exception anglaise », par où se préfigure le vrai commencement, celui du « capitalisme »M. Il reste que dans l'espace public des communes italiennes la nouveauté structurelle, avec son opposition à l'ordre féodal et ses contradictions internes de classe, s'affirme surtout à l'état pratique: notamment dans le discours civique - tel celui de la Déclaration de Bologne - et dans la réinterprétation de la culture religieuse. C'est chez les hétérodoxes et les hérétiques - déviations et subversions - que la classe sociale montante, mais aussi déjà la classe fondamentale en gestation, trouvent leurs premiers « porte-parole »85. Dans ces microcosmes incertains, « l'expérience » historique moderne ne fait encore que s'esquisser : il en faudra beaucoup plus pour que se « popularise » un discours philosophico-politique moderne. Conclusion J'ai défini la modernité en général comme l'articulation des deux formes primaires de la coordination rationnelle à l'échelle sociale, soit le marché et l'organisation, sous l'égide de l'État-nation. Une telle expérience remonte à de lointains passés, mais c'est autour de l'an mil qu'elle commence, en divers lieux, à s'affirmer sous forme irréversible. Une modernité sociopolitique apparaît quand ces deux « médiations » en viennent à se trouver confrontées l'une à l'autre dans une conflictualité discursive « immédiate » : au sein d'une population capable de 84. Il y a quelque chose d'un peu étrange dans les argumentations de Meiksins Wood. Voir ainsi Citizens ta Lords, op. cit., p. 186. Elle tient à la fois que « les débats médiévaux sur le droit de propriété vont continuer à façonner le développement de la théorie politique occidentale », mais qu'ils sont de nature proprement féodale: «ce sont les réalités du féodalisme qui exigeaient une clarification systématique de la propriété ». Est-ce à cela que se limitait la question du tien et du mien posée par les Franciscains? L'auteure tend à lire l'histoire culturelle à partir des sommets. Ainsi, dans la note de la même page, les doctrines des huguenots ne sont-elles prises en considération qu'à travers le fait qu'en France les nobles les ont utilisées contre le pouvoir royal. Ou encore, pp. 135-196, l'idée de participation citoyenne et de « consentement » populaire n'est appréhendée qu'en ternes d'instrumentalisation. Sinon, « c'en était fini du féodalisme », et l'on comprend, écrit-elle, que « ce n'ait pas été là le principal sujet de la philosophie politique ». Tel semble pourtant bien avoir été le déf de la commune italienne, en ses moments les plus forts du moins, et en ce sens les plus significatifs historiquement. Meiksins Wood invite encore, p. 193, à se méfier de tout rapprochement entre la commune et le républicanisme ultérieur. Elle sait qu'elle rencontrera le doute de ceux qui, comme Janet Coleman (qu'elle cite), comparant le Moyen Âge avec la république romaine, y voient un progrès. Mais sa référence est aux Grecs. La différence, me semble-t-il, est que la lutte du popolo est inextricablement économique autant que politique. Et c'est cela qui est la lutte moderne de classe. 85. Pour reprendre ici un concept de Jacques Guilhaumou, L'Avènement des porte-parole de la République 11789-1792): Essai de synthèse sur les langages de la Révolution française, Québec, Septentrion, 1998.

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s'identifier comme « nous tous », comme le « peuple ». Émerge alors, au cœur d'une telle société, le discours social critique de personnes s'interpellant (de quelque façon) comme librégales et rationnelles. C'est dans ces conditions que vont désormais se produire et se reproduire des rapports modernes d'inégalité et de domination, et apparaître des mouvements modernes d'émancipation. Et c'est dans un contexte marqué par cette expérience qu'adviendra, à l'époque de la révolution industrielle, la modernité capitaliste. Ces deux stades de la modernité apparaissent dans des conjonctures différentes. J'ai tenté de montrer que l'Italie des communes marquait un lieu de naissance, non pas exclusif mais privilégié, de cette modernité politique. Ce commencement suppose certaines capacités reçues en héritage de la cité antique, c'est-à-dire d'un modèle qui n'est du reste pas exclusivement européen, puisque les Grecs, semble-t-il, l'ont emprunté à d'autres 86 . En l'occurrence, il ne s'agit pas de sa variante athénienne, dont la mémoire est depuis longtemps perdue. C'est celui d'un passé romain : d'un État immense et faible, mais capable de maintenir — par sa puissance militaire et son hégémonie politicoculturelle, et par là sa capacité fiscale — l'unité d'un réseau de cités relativement autonomes, laissées à leur propre gestion oligarchique, dominées par les grands propriétaires des régions concernées87. C'est cette ville auto-administrée, qui va devenir, dans la conjoncture de l'affaiblissement du pouvoir impérial, le champ clos d'une nouvelle lutte de classes, le laboratoire d'une nouvelle expérience historique. Pour que l'on arrive à ce moment de modernité politique, deux conditions étaient nécessaires. Il fallait, d'une part, que puisse s'affirmer une certaine emprise du peuple sur l'ordre économique. C'est ce que réalise pour un temps, dans un espace intra-muros voué à l'artisanat et au commerce, l'institution corporative des Arts. Il fallait, d'autre part, que la cité jouisse d'une indépendance quasi complète par rapport au monde environnant. Ce n'est que dans de telles circonstances que l'expérience pouvait aller « jusqu'au bout ». Si cette hypothèse est exacte, elle circonscrit la part prise par l'Europe pré-renaissante dans l'invention d'une modernité désormais commune, qui n'a rien d'« occidental par essence », s'étant du reste, dès le commencement, nourrie d'un flux de savoirs techniques, économiques et culturels et de savoir-faire sociaux puissamment insufflés à partir des grands centres urbains et nationaux de l'Eurasie. 86. Voir Jack Goody. Le Vol de l'histoire, op. cit., pp. 206-219. 87. La référence à la République romaine, qu'on voit monter jusqu'à Machiavel, signale non pas une mémoire exhumée, mais comme plus tard chez les Jacobins, le support imaginaire de pratiques propres à une nouvelle configuration sociale.

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Dès ce commencement, où la nation n'a encore que l'existence incertaine de la cité, il convient de considérer, à côté de la forme structurelle (celle de la structure de classe au sein de l'Etat-nation), une dimension systémique. L'identification nationale du « nous », si précaire et provisoire qu'elle soit à ce moment historique, a pour corrélat une définition du monde comme fait d'entités du même genre, au-dessus desquelles n'existe aucune loi commune. Le présupposé de la loi concertée sur un territoire défini se retourne en relation naturellement guerrière à l'égard de qui n'en relève pas. Mais qu'il n'y ait pas d'organisation commune au-dessus de l'État-nation (ou du moins aucune organisation politique suprême, car la lex mercatoria est une organisation) n'empêche naturellement pas l'existence du marché, l'autre mode de coordination rationnelle à l'échelle sociale. Le capitalisme, défini comme l'activité économique en vue du profit monétaire, existe depuis longtemps de par le monde. Il est donc présent dans ce nouveau champ d'expérience. Il y trouve des conditions systémiques favorables à la recherche d'opportunités: marchés séparés, mais ouverts, accessibles aux plus entreprenants, les plus capables de corrompre les pouvoirs locaux et de faire « bon usage » des pillages (à certains égards, cette situation se retrouve aujourd'hui dans des conditions de la globalisation néolibérale, quand les frontières, certaines du moins, se trouvent abaissées: ce jeu sur territoires, en concurrence restreinte par des monopoles à base politico-militaire, cela est aussi « le capitalisme »). Mais la « société capitaliste », celle où prévalent le mode de production capitaliste et la classe capitaliste, n'adviendra que plus tard. Il y faudra, au-delà du premier capitalisme agraire que décrivent Brenner et Meiksins Wood, la révolution industrielle, qui fournira, à un niveau jusqu'alors inconnu, les conditions dynamiques d'une production concurrentielle orientée vers le profit. Dans ce commencement, il n'y a pas d'« homme médiéval », ni d'« esprit médiéval », ni de « civilisation médiévale »88. Deux formes sociales s'affrontent et s'entremêlent, comme l'ancien et le nouveau. Le féodal est toujours là, au cœur de la cité, et il rôde tout autour. Il reste un idéal culturel pour le bourgeois : capital culturel qui conditionne le pouvoir de « compétence » (dont l'assise terrienne reste la plus sûre confirmation...). Au terme des affrontements, l'expérience italienne entrera dans sa phase finale, celle où un pouvoir aristocratique fera retour. Le Popolo, tant grosso que minuto, sera vaincu. 88. Sylvain Gouguenheim a proposé une belle critique de ce thème braudélien, dans Aristote au Mont-Saint-Michel, Paris, Seuil, 2008.

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La revendication « bourgeoise », surfantsur une certaine puissance populaire qui se manifeste en rébellions sociales et en subversions hérétiques, poursuit son chemin. L'idée « républicaine », vaincue dans les espaces restreints où elle s'était affirmée, commencera à reparaître, dans de plus grands ensembles, tels que l'Angleterre ou la France, aliénée, il est vrai, sous le déguisement royal. Cet énorme recul tient notamment au déséquilibre entre les forces d'en haut et les forces d'en bas : celles-ci sont, pour longtemps encore, dépourvues de la faculté de communiquer et de s'organiser qui était la leur à l'échelle du faceà-face urbain. Le pouvoir étatique a, dans le même temps, gagné en capacité d'appréhender l'espace qui est potentiellement le sien, de s'y imposer par une administration organisée et l'exercice exclusif de la violence. Le destin du roi de France est cependant de régner sur un territoire disparate sur lequel il n'a qu'un contrôle faible et indirect. Le privilège du roi d'Angleterre est d'avoir pour capitale d'un royaume depuis longtemps unifié sous une loi commune — une ville située au cœur d'un terroir dont toute la production converge sur elle, une porte ouverte sur la mer et sur le monde: laboratoire pour une nouvelle expérience historique. La France devra attendre plus longtemps, notamment jusqu'aux techniques de l'imprimerie qui fourniront les moyens d'une langue nationalement commune aux élites, pour que cette communauté nationale dont l'Etat moderne a besoin puisse commencer à s'esquisser. Ainsi pourra, sur une plus vaste échelle, se réenclencher le processus de la modernité « sociopolitique » dont la commune italienne avait constitué la première expérience. Mais il faudra beaucoup de temps et de luttes populaires pour que parvienne à s'affirmer à nouveau une prétention de souveraineté incluant l'ensemble des citoyens, et encore à l'exclusion des femmes. Et l'épisode de 1793 sera bref: la masse paysanne et salariée se trouvera rapidement exclue de la représentation politique. O n retrouvera ultérieurement le processus spécifiquement moderne d'émancipation, selon lequel ce sont des classes, c'est-à-dire des ensembles définis économiquement qui fournissent le cadre d'une affirmation politique : en l'occurrence une « classe ouvrière » qui tire son poids citoyen de la position économique stratégique qu'elle occupe, comme ce fut autrefois le cas des travailleurs des Arts. La modernité politique a commencé par des révolutions, qu'il est arrivé au peuple artisan des cités italiennes de vouloir conduire jusqu'au bout. Et il faut savoir gré à l'historiographie récente d'oeuvrer à restaurer la mémoire des vaincus. Il doit pourtant manquer quelque chose au concept marxiste 231

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de « révolution » pour que les héritiers de Marx ne trouvent pas spontanément ce nom pour qualifier la longue lutte de la commune italienne. Etrangement, on a associé les événements de la commune italienne à des étapes dans la conquête des libertés « bourgeoises ». O n ne les a pas qualifiés, sinon marginalement, analogiquement, de « révolutions ». Pour que l'on s'y retrouve, la révolution devrait, apparemment, être « bourgeoise » ou « prolétarienne »... Elle devrait porter au pouvoir une classe capitaliste ou bien instaurer un régime socialiste. Ce fragment d'histoire nous apprend que la révolution fait corps avec la modernité, qu'elle donne la preuve d'elle-même quand bien même elle échoue devant les défis qu'elle s'est donnés. Les révolutions se concluent généralement en défaites, misérables ou glorieuses selon le cas. Mais elles laissent un héritage, que les restaurations ne peuvent annuler, disponible pour d'autres temps et d'autres lieux. Elles nourrissent l'esprit des temps obscurs. Elles reviennent. Qu'il s'agisse de notre histoire - au sens où l'histoire des Anciens n'est pas « la nôtre » (même si Antigone, figure d'un aujourd'hui déjà ouvert, nous émeut) —, c'est-à-dire d'un affrontement qui n'a jamais cessé de revenir, c'est ce dont témoignent la passion et le secret « esprit de parti » dont les historiens de la commune italienne les plus soucieux d'impartialité et d'acribie factuelle ne peuvent se départir. La « C o m m u n e » : un nom, en effet, qui sera repris pour des libertés qui ne devaient pas être seulement « bourgeoises », et qui se sont affirmées, dans le siècle qui a suivi, sur des espaces nationaux. Mais quelque chose, justement, vient soudainement à nous manquer, que ces citoyens de métier avaient su établir dans une conjoncture qui l'autorisait : cet espace propice de l'Etat-nation, qui, à l'échelle de la cité, lui avait permis de pousser si loin l'expérience d'institutions républicaines et sociales. Tout comme les cités italiennes se sont dissoutes dans des espaces étatiques aristocratiques régionaux, les nations modernes viennent aujourd'hui s'inscrire dans une territorialité étatique globale. La question du commencement nous conduit à celle du terme.

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8. AU TERME TERRITORIAL DE LA MODERNITÉ: L'IMBROGLIO DU SYSTÈME-MONDE ET DE L'ÉTAT-MONDE Aux philosophes, aux géographes-économistes-politologues du global L'État-moruU, personne ne l'a jamais voulu. Dans cette instance ultime se croisent pourtant désormais toutes les volontés.

L'objet de ce chapitre est le terme de la modernité économicopolitique et culturelle : un terme de nature territoriale. Ce « terme » n'annonce pas une fin de l'histoire, ni une postmodernité, mais une modernité ultime, une « ultimodernité », à définir, marquée par l'émergence d'un État-monde. Dans le processus de l'ultimodemité, on assiste ainsi à un retournement épochal de la relation entre structure et système-, la structure de classe se réalisait au premier chef dans les États-nations, parties du Système-monde, lequel maintenant s'inscrit dans la Structure 1 de classe étatique mondiale. Les thèses développées seront les suivantes. (8.1.) Ce terme est celui d'une tendance historique - propre à la forme moderne de société - qui est de nature structurelle et non systémique, sinon indirectement ; ce caractère structurel détermine la nature étatique du terme. (8.2.) Au regard de ce terme, on distinguera trois positions métastructurelies. Les deux forces sociales dominantes, celle des capitalistes et celle des dirigeants-et-compétents, ont des prétentions divergentes, référables aux deux médiations, marché versus organisation. Et il reste à savoir à quelles conditions pourrait s'affirmer une prétention alternative, « populaire » au sens ici donné à ce terme, par laquelle 1. La Structure portant majuscule figure dans ce chapitre celle de l'État-monde.

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l'humanité se découvrirait comme peuple-monde, peuple de peuples. (8.3.) L'émergence d'une Structure (et donc d'une étaticité) de classe à cette échelle ultime se manifeste dans l'apparition d'organisations supranationales et d'institutions marchandes mondiales. Le « terme » ne profile donc ni une utopie, ni un objectif, ni une loi régulatrice, mais un état de fait en gestation, celui de la configuration méta/ structurelle dans sa dimension ultime. (8.4.) L'État-monde, loin de se substituer au Système-monde (ni donc aux États-nations), s'entrelace étroitement à ses dispositils de domination, tout à la fois comme son instrument et comme un principe de contradiction. Il institue un rapport, à ce jour inédit, entre une humanité qui accède, dans cet état d'extrême aliénation, au statut de « communauté politique » et une planète en proie à la dérive2.

8.1. L'histoire marxiste au tribunal de l'histoire globale L'histoire globale, on l'a vu, vient jeter le trouble dans la conception de l'histoire héritée du marxisme. A une histoire « structurelle », linéaire, elle substitue une histoire « systémique », cyclique. Voilà du moins les termes du problème que nous allons ici examiner, comme ceux d'un conflit dont l'issue reste à déterminer. §811. Le paradigme « structurel » du marxisme classique Dans un texte resté célèbre, mais qui mérite d'être revisité de près, la préface à sa Critique de l'économie politique (1859), Marx esquisse en quelques lignes le « fil directeur » de sa recherche, soit le schème central de son « matérialisme historique ». Il définit, on le sait, un type de société par l'articulation entre une infrastructure économique et une superstructure politique. L'infrastructure ou « base économique » ne se réduit pas à « l'économie » au sens standard : c'est la relation complexe qui s'établit entre des « forces productives », soit une technologie, capacité de connaissance et d'utilisation de la nature, et des « rapports sociaux de production », soit un système de relations sociales, incluant propriété, pouvoir de contrôle et de direction, répartition des tâches et des produits, mécanismes d'exploitation, indissociables de leurs principes de légitimation. Les « forces produc2. J'ai avancé, voici plus d'une décennie, ce concept d'État-monde, qui se distingue radicalement de l'idée d'État mondial aujourd'hui en discussion parmi les philosophes (notamment chez Habermas) et les économistes. On se reportera à Théorie générale, op. cit., pp. 254-292, et plus récemment à Altermarxisme. op. cit.. pp. 190-198.

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tives » se développent non en vertu d'une dynamique qui leur serait immanente, mais en fonction de l'impulsion, plus ou moins grande, donnée par les « rapports sociaux de production », dotés de leurs conditions culturelles et sociales de reproduction. A terme cependant, au-delà d'un certain seuil, ce développement technologique finit par rendre obsolètes les rapports sociaux de production-domination qui lui ont servi de support. Alors, écrit Marx, sonne « l'ère des révolutions ». La circularité formelle du modèle — où l'on voit des « rapports de production » promouvoir des « forces productives » jusqu'au point où celles-ci les neutralisent et en font surgir de nouveaux, qui, à leur tour... — s'inscrit dans une vision linéaire de progression historique. Le « noyau rationnel » du concept de mode de production tient à ce qu'il envisage une société comme un « phénomène social total », comportant diverses dimensions — technologiques, cognitives, juridiques, politiques et culturelles - qui doivent être fonctionnellement reliées entre elles dans les termes d'une structure sociale susceptible de se reproduire. À partir de là, il devient possible d'envisager une recherche du type structure-tendance: ayant identifié une structure sociale définie, on doit pouvoir interroger les tendances historiques qui sont les siennes. Une telle démarche se retrouve, au vocabulaire près, dans bien d'autres contextes que ceux du marxisme. Le propre de l'approche de Marx tient à ce qu'il pense les rapports sociaux de production en termes de rapports de classe - soit ce que je désigne dans ce livre sous le vocable de « structure ». Ce qui lui permet aussi de constituer le « mode de production » en modèle général des sociétés de classe, déclinable en types successifs tels qu'esclavage, servage, capitalisme... On retrouve ce concept de « mode de production » chez certains historiens du global, sous une forme élargie, intégrant écologie, démographie, etc.3 Mais l'hypothèse que de tels types de société puissent constituer les éléments d'une séquence historique s'est avérée improductive. Et il me semble plus prudent d'y voir une hypothèse ad hoc, destinée à fournir une interprétation plausible du passage du capitalisme au socialisme. Il reste alors encore à savoir quelle peut-être la valeur heuristique d'un tel modèle dans ce contexte particulier précisément. Marx reprend en un sens le discours classique: dans la société capitaliste, où chaque entrepreneur est inéluctablement conduit à chercher à élever sa productivité pour faire un maximum 3. Voir Thomas D. Hall et Christopher Chase-Dunn. in Baujeard et ai. Histoire globale. Globalisation et capitalisme, Paris, La Découverte, 2009, pp. 173 sq„ qui distinguent trois « modes de production et d'accumulation »: familial, tributaire, marchand.

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de profit et l'emporter sur les concurrents. Mais il procède à partir de son propre corps de concepts, c'est-à-dire en termes de rapports de classe. Il découvre dès lors un autre horizon de conséquences : non seulement une tendance à la concentration du capital, à la croissance en technicité et en taille des entreprises, à l'extension des marchés, mais aussi à l'émergence d'une classe salariée toujours plus nombreuse et compétente, unie par le procès même de production. Cette dynamique historique génère une marginalisation progressive de l'ordre marchand au profit d'un ordre patronal organisé au sein de la très grande entreprise. Elle annonce une crise structurelle, une révolution : le prolétariat finira par s'approprier collectivement les moyens de production et par mettre en œuvre une organisation concertée. On peut évidemment chercher à « améliorer » la perspective ouverte par Marx en soulignant qu'il s'agit plutôt de soumettre le marché à l'organisation et celle-ci à une concertation démocratique. C'est bien ce à quoi tendent implicitement, par des biais divers, tous les courants critiques du capitalisme, qui cherchent à « révolutionner » la structure sociale moderne, à « abolir les rapports de classe ». Mais c'est le modèle même de « structure de classe », en tant qu'il définirait un type de société (par exemple « la société capitaliste »), doté de tendances historiques structurellement définies, qui tombe aujourd'hui sous les feux de la critique. Il se trouve en effet confronté à un formidable défi de la part de « l'histoire globale », qui lui substitue un autre concept épistémologiquement premier, celui de « système-monde », posé comme le paradigme englobant. On passerait ainsi des tendances linéaires de la structure aux tendances cycliques du système. On devine l'enjeu. §812. Le paradigme « systémique » de l'histoire globale Braudel avait ouvert la voie. L'historiographie du Système-monde moderne peut être rapportée à ses thèses fondatrices : le capitalisme n'a certes réussi à s'imposer qu'en s'inscrivant dans des États-nations, mais leurs économies particulières ne se sont développées qu'au sein d'une « économie-monde » capitaliste, régulièrement sous l'hégémonie de l'un d'entre eux. On discerne ainsi, dans les temps modernes, une succession de périodes, au cours desquelles on voit chaque fois se reconstituer, sur une échelle chaque fois plus vaste, une configuration d'États capitalistes articulés à un centre hégémonique. Telle est, on le sait, la trame de la grande fresque braudélienne qui désigne l'Italie (de Venise et de Gênes), la Hollande, la Grande-Bretagne et les USA

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comme les lieux-étapes d'un cours historique de longue durée4. Les théoriciens du tiers-monde — Samir Amin, André Gunder Frank, Immanuel Wallerstein... - ont, dans ce contexte théorique, appelé à prendre le capitalisme dans sa totalité géographique, pourvue de centres impérialistes et de périphéries subalternisées. Cette considération spatiale renouvelait et bouleversait profondément le propos d'une historiographie marxiste. Wallerstein a été l'un des premiers à reprocher au marxisme de fixer son programme de recherche sur les unités élémentaires, les Etats-nations, compris dans leur structure et leur histoire particulières, et de laisser aux vulgarisateurs la tâche de présenter la totalité historique et géographique du capitalisme3. Toute une école s'est ainsi engagée dans le projet d'inscrire le matérialisme historique dans un « matérialisme géographique » : soit une histoire totale sur un espace total. Mais on s'est rapidement avisé qu'à situer le centre en Europe (ou plus tard aux USA), on reproduisait le même biais euro-centrique... Avant de revenir sur les investigations marxistes, il convient, me semble-t-il, d'évoquer schématiquement l'univers conceptuel de l'histoire globale, dans laquelle elles se situent aujourd'hui. Celle-ci, en effet, en généralisant l'approche systémique, se donne les moyens d'échapper à l'illusion euro-centrique. Elle fait notamment apparaître que les diverses sociétés sont, dans leur devenir, étroitement dépendantes les unes des autres, prises dans un processus continuel d'interaction. Cela du fait de l'importance, naguère sous-estimée, de la diffusion des savoirs à travers les échanges à l'échelle des continents. Le concept de système répond à l'exigence d'un cadre théorique pour l'interprétation de tels phénomènes, que le travail des historiens fait lentement émerger dans leur factualité empirique. Il définit le contexte dynamique d'une histoire commune à « l'afro-eurasie », à compter de l'âge du bronze (3000 ans avant notre ère). Les processus historiques sont ainsi analysables à cette échelle, d'une part, dans l'espace en termes de « cœurs » et de « périphéries », de « routes », de « diasporas », de réseaux de villes, d'hinterlands, etc., et d'autre part, dans le temps en termes de « cycles » comportant des séquences récurrentes, de développement et de régression, de transition chaque

4. Voir notamment Civilisation matérielle, économie et capitalisme (XV-XVIIF siècles/, 3 vol.. Paris, Armand Colin, 1979. 5. Le Système du Monde du XV siècle à nos jours, Paris, Flammarion, 2 volumes, 1980 et 1984 [en anglais 3 volumes: 1974.1980, 1389], une œuvre pionnière, témoigne au plus haut point de la fécondité de sa démarche.

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fois sous l'égide d'une entité étatique hégémonique identifiable 6 . Au sein de ce vaste domaine de recherche, se dessinent plusieurs courants 7 : néoclassique, classique, marxisant, avec une certaine interférence entre les deux derniers. Un accord assez général porte sur l'idée qu'un système-monde moderne capitaliste émerge à partir de l'Europe — les opinions divergeant cependant quant à la datation de ce processus. Dans une variante marxisante, Giovanni Arrighi fournit l'hypothèse sans doute la plus « systématique »8. Les diverses périodes successives, identifiées par Braudel, sont certes dissemblables, marquées par des régimes d'accumulation fort divers. Elles suivent pourtant chaque fois une séquence analogue. Elles commencent par une phase où le capital s'investit principalement dans la production, puis s'empare du commerce ; et elles s'achèvent par une phase où il se concentre sur des activités financières, se transférant ainsi sur d'autres territoires, dont certains se trouvent dès lors en position de prendre la relève de l'hégémonie 9 . Jusqu'au bout, à l'exception de Gênes, qui s'en est remise aux puissances ibériques pour sa protection, l'accumulation capitaliste va de pair avec une industrialisation de la guerre, conformément au caractère guerrier de la centralité systémique. Arrighi situe le « point zéro dans le développement du capitalisme comme système mondial »10 au terme de l'expansion commerciale du XIII e siècle et du premier XIV6 siècle, soit au terme de la période examinée au chapitre qui précède: c'est alors qu'émerge le sous-système Venise-Florence-Gênes-Milan, première configuration inter-étatique capitaliste et lieu d'invention de l'Etat moderne. Il y 6. Il ne peut être ici question d'envisager dans son ensemble la nouveauté de l'histoire globale par rapport à l'historiographie traditionnelle. Quelques traits doivent cependant être soulignés. Il s'agit bien d'une tentative d'histoire universelle, fondée sur un ensemble de concepts plus ou moins partagés. Le « systèmemonde » désigne le cadre de vie d'une population au-delà de la communauté élémentaire. Extrêmement petit, au temps des chasseurs-cueilleurs, il s'élargit jusqu'au point où l'on en arrive à une seule entité aujourd'hui complètement intégrée, le système-monde moderne. Mais, aux divers niveaux de l'évolution, on retrouve un ensemble de formes et de processus cycliques analogues. À partir de l'âge du bronze, on discerne une grande pulsation (expansion/contractionl multiséculaire du système global, selon un rythme qui s'accélère à l'époque moderne, suivant la séquence des centres successifs répertoriés par Braudel. On notera l'importance donnée au capitalisme dès l'Antiquité. Au centre du débat, la question de « la grande divergence » entre l'Asie et l'Occident à la fin du XVIII* siècle. 7. Pour une présentation de ces diverses tendances, voir Beaujard et al., Histoire globale, Globalisation et capitalisme, ibid., pp. 7-64 et pp. 421-468. 8. Voir The Long Twentieth Century, Londres, Verso, 1994. Il fournit un immense argumentaire, dont ne je retiens ici que quelques traits particulièrement significatifs pour notre propos. 9. Arrighi observe dans son dernier livre, Adam Smith à Pékin, Paris, Max Milo, 2009 [20071, pp. 123-124, que le phénomène n'avait pas échappé à Marx, qui, ayant reconnu cette singulière séquence, n'en a cependant pas tiré les implications théoriques. Son programme de recherche, dans Le Capital, concerne en effet non les rapports entre États, mais exclusivement les rapports de classe. 10. The Long Twentieth Century, pp. 87 sq.

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discerne la première ébauche de la « dialectique entre capitalisme et territorialisme », anticipant sur le système inter-étatique paneuropéen du XVII e siècle". Il conduit son analyse jusqu'au seuil du XXIe siècle, où, après l'échec de la perspective qu'il désigne comme celle d'un « État mondial » sous égide US, semble se dessiner un système multilatéral... A moins que la Chine ne se mette en position de nouveau centre. Soit deux solutions alternatives possibles au chaos global. Ecartant comme irréaliste toute perspective d'un État mondial, du moins dans un avenir proche, il envisage comme plus vraisemblable une « société-de-marché mondiale », où la négociation entre États pourrait jouer un rôle régulateur12. O n découvre ici, dans ce propos terminal, un décalage par rapport au questionnement marxiste qui pourtant l'inspire. Le marxisme était tout entier tourné vers un horizon d'émancipation des rapports de classe lié au renversement de la structure capitaliste : révolution structurelle. La question est désormais de savoir si nous sommes parvenus au seuil d'une nouvelle hégémonie, si possible plus accommodante, ou (enfin !) à un système sans hégémonie : dans les deux cas de figure, la perspective est celle d'un optimum systémique. O n dira, bien sûr, que ces deux perspectives ne sont pas incompatibles. Le concept de système peut apparaître comme un élargissement de celui de structure : au terme de chaque cycle, c'est un ensemble institutionnel régulateur-dominateur systémique qui s'écroule, devant les transformations de la géo-économie qu'il hégémonisait jusqu'alors. Pourquoi une telle considération ne s'articulerait-elle pas à une préoccupation « socialiste » de tradition marxiste ? La cyclicité n'exclut pas une linéarité (« progressiste »). O n voit ainsi Arrighi et Silver évoquer la constitution d'un nouveau « bloc historique », au sens de Gramsci, non plus au plan national, mais mondial. Et l'on notera que l'analyse globaliste semble être la plus apte à détecter la logique perverse du capitalisme: l'ampleur de la menace sociale et écologique. Son « planétarisme » la met au plus loin de l'illusion occidentale et au plus près de la vérité de la nature. O n ne doit pas s'étonner qu'il inspire l'altermondialisme. Cette inscription de l'émancipation universelle dans un ordre systémique de marché bien ordonné pourrait cependant bien n'être que la couverture de l'acceptation de la logique marchande capitaliste cydiquement récurrente. Si c'est le cas, il reste à savoir s'il est 11. Ibid.. voir notamment pp. 37-41, avec références à l'historiographie systémique. 12. Il reprend systématiquement cette question dans Adam Smith à Pékin, op. cit.

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conceptuellement et réellement possible de sortir du cercle enchanté de cette palingenèse. §813. Recherche d'une problématique structureUe-systémique Si Marx ne se pose pas le problème de l'espace, c'est parce qu'il exclut de son programme la question de « la richesse des nations », chère à Smith : comme le relève très judicieusement Arrighi, il s'intéresse exclusivement à la « richesse (abstraite) du capital », à son procès d'accumulation et aux contradictions qui s'y attachent, qu'il étudie de façon rigoureuse dans toute son abstraction. C'est sa grandeur que d'avoir tenté de conduire ce programme jusqu'au bout. Mais, en l'absence de la détermination « Etat-nation », celui-ci demeure de quelque façon abstrait, et en ce sens partiel. Rien d'étonnant donc à ce que les marxistes globalistes, cherchant à compléter l'histoire par la géographie, soient conduits à réintroduire les États-nations comme données spatiales et comme acteurs dans l'espace. Ainsi Wallerstein, qui place au principe de sa recherche la puissante articulation centre/périphéries, dont la teneur est politique (militaire, idéologique...) autant qu'économique. Il reste qu'il est difficile à ces économistes-historiens d'échapper à la tendance qui privilégie les catégories économiques d'une économiemonde aux dépens d'un concept politique d'État. Il en va ainsi quand Arrighi et Silver désignent les États comme des « organisations gouvernementales » à côté des « organisations commerciales »13. Le monde est dès lors appréhendé comme un marché, au sein duquel fonctionnent deux sortes d'organisations. Mais il en va de même quand Wallerstein compte « l'État » comme un élément du système parmi divers autres, tels que « la firme », « le ménage », « les marchés », etc.14 David Harvey a ouvert une voie très féconde sur le terrain d'une géographie inspirée du marxisme. Son concept de spatial fix permet d'analyser la façon dont le capitalisme doit se fixer dans l'espace. Mais l'objet spatial État-nation, dans sa teneur

13. Cf. Giovanni Arrighi et Beverley J. Silver, « Capitalisme et (désordre mondial) », in Baujeard et al., Histoire globale, Globalisation et capitalisme, op. cit., p. 233. 14. • Les institutions de base sont le marché (ou plutôt les marchés), les entreprises en compétition sur ces marchés, les nombreux États engagés dans un système interétatique, les ménages, les classes et les groupes de statut (...) ». Comprendre le monde, Introduction à l'analyse des systèmes-monde, Paris, La Découverte, 2004, p. 45. Et cet ensemble est régulièrement décliné selon une grammaire fonctionnaliste à partir des « besoins des capitalistes ».

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politique, reste relativement étranger à son propos 15 . Il faut, me semble-t-il, pousser plus loin la réflexion « géographico-politique ». Car cette abstraction marxienne des nations en cache une autre, dont elle dérive : une absence de l'Etat-nation politique dans le concept économique du « capital », avec tout ce que cela implique 16 . Il ne s'agit pas seulement du fait qu'à aucun moment, dans le discours de Marx, ne se pose la question d'une possible régulation étatique (quelle qu'elle soit) de l'économie capitaliste. Ce « détail », aujourd'hui aveuglant (qui devrait surprendre, et qui pourtant n'émeut guère les commentateurs philologues), en cache encore un autre: l'inquiétante distance que Marx, fondateur de l'économie politique, instaure, malgré tout, entre économie et politique. Le fait que les rapports marchands capitalistes traversent les frontières autorise certes, dans une certaine mesure, à faire abstraction de celles-ci - c'est-à-dire des États-nations - au plan d'une théorie générale17. Mais les frontières ne sont pas seulement des faits de structure; ce sont aussi des faits de tendance. Elles ne se rappellent pas seulement par le fait qu'elles existent, encadrant les États capables de s'affirmer comme acteurs économiques, mais aussi par le fait qu'elles tendent historiquement à s'écarter, encadrant des espaces toujours plus vastes. Mais jusqu'où? L'abstraction géographique de Marx est précisément ce qui le dispense de poser la question du terme de cette progression géographique. De ce Elit - et c'est là le point crucial - il se trouve par là même dispensé de la question préliminaire (métastructurelle) du territoire total, prise non seulement en termes de 15. Voir notamment Géographie et capital. Vers un matérialisme historico-géographique, Paris, Syllepse, 2010. Je propose de traduire spatial fix par « arrangement spatial », plutôt que « dispositif » ou « montage », trop artificialistes. À vrai dire, aucun de ces choix ne rend compte du jeu de mots qui renvoie plus spécifiquement au « capital fixe ». Mais il s'agit moins pour moi de traduire que de subvertir, d'élargir. Car je vise pour ma part un objectif plus large: établir une grammaire des arrangements spatiaux modernes, significatifs d'une raison sociale objective naturée tout autant qu'instrumentale. « L'arrangement » est certes un « arraisonnement » (et l'on sait ce qu'il en est de la « raison »). Mais l'arraisonnement n'est jamais qu'un arrangement, fusion de la culture et de la nature : arrangement avec une nature qui est partie prenante de notre être social (pour reprendre au plan de la société un thème illustré par Stéphane Haber sur le plan de la personne). 16. Il y a en effet un paradoxe dans l'élaboration théorique de Marx, qui présuppose un couple « structure économique / superstructure juridique et politique », cette dernière supposant l'instance étatique, laquelle n'apparaît pourtant pas dans Le Capital, si ce n'est, on l'a vu (§225), dans le moment théorique de l'État métastructurel. Or une telle instance, en l'absence d'État-monde (catégorie que Marx n'envisage pas, et qui n'est du reste pas alors d'actualité), ne peut être que particulière, dans la forme de l'État-nation. C'est à ce lieu, où face à la logique du capital, peuvent s'affirmer des logiques antagoniques, que l'analyse de Marx n'accède pas. Voilà ce qui me semble découler théoriquement de l'incomplétude de son analyse métastructurelle, qui traduit une certaine position dans le champ politique. 17. Celle-ci demeure plus généralement abstraite, théorie « pure » du capitalisme parce qu'elle fait abstraction de la bipolarité structurelle de la « société capitaliste ». C'est là le thème du §221 ci-dessus.

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fait, mais de « position originaire »18. En d'autres termes, ce mode d'analyse abstraite (celle du « mode » de production capitaliste), auquel il se tient, manifeste qu'il n'a pas su soumettre à sa critique un refoulement — inhérent à la forme moderne de société — de ce « fait de raison », c'est-à-dire de discours : la propriété nationale territoriale, tout autant que la propriété privée en général, repose sur une appropriation « privative », au sens propre du terme, de ce qui ne peut être d'abord déclaré que « commun ». La difficulté que l'on a à affronter la question de l'État-monde relève de ce refoulement, qui se manifeste dans un effroi à l'égard de faits qui pourtant ne sont pas des faits de raison, mais des faits tout simplement. Quels faits ? A mesure que les forces productives se développent, elles ne peuvent être efficacement encadrées que dans un espace plus large. La séquence qui commence par les Etats-cités se poursuit en États-nations, qui tendent (avec un succès variable) à l'échelle du continent, jusqu'à l'État-monde. Ainsi la tendance structurelle agit-elle sur le système. La relation vaut aussi en sens inverse. Le développement des échanges stimule la concentration industrielle et l'intensification des interactions au sein de chaque État. Mais ce double processus aboutit au même résultat, qui nous intéresse ici: l'élargissement des enceintes nationales étatiques 19 . Cette tendance semble devoir conduire, sans aucune forme de prédétermination téléologique, jusqu'à un terme qualifiable d'Étatmonde. Nouveauté historique absolue, et pour cette raison terrifiante : l'institution humaine viendrait à « englober » cette non-institution qu'est le système. Il reste cependant à savoir s'il en est bien ainsi effectivement. Et, dans l'affirmative, puisque les États-nations ne semblent pas près de disparaître, quelles relations cet État-monde entretient avec le Système-monde. En ce sens, le programme d'investigation s'annonce structurelsystémique. O n procédera, pour les raisons exposées dans la première partie de l'ouvrage, de la métastructure (8.2.) à la structure (8.3.), puis à la relation entre structure et système (8.3.), soit en considérant successivement trois niveaux que l'on peut désigner comme : discursif - formel - concret. 18. Sur les problèmes posés par cet alinéa, je renvoie aux analyses présentées au chapitre 3 ci-dessus, notamment §323, dans une critique de Marx par Schmitt, associée à une critique métastructurelle de Schmitt. 19. Il s'agit là d'une tendance générale. Certains États-nations, notamment la Chine et le Japon, ont déjà cette taille lorsqu'ils entrent dans le Système-monde moderne. Par ailleurs, celui-ci peut aussi favoriser le développement fulgurant de nouveaux États-cités, tels Hong Kong ou Singapour. Mais au-dessous d'un certain seuil de taille ou de puissance les États-nations restent virtuels.

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8.2. Analyse métastructurelle : les trois discours de la mondialisation Selon la « déclaration » implicite à tout ordre constitutionnel moderne, nous sommes tous libres, égaux et rationnels : nous déclarons nous considérer comme tels. Parce que toute action est interaction entre des sujets dans l'élément matériel de la planète, cette déclaration, si elle a quelque sens, concerne la détermination des normes de notre coopération pratique, c'est-à-dire l'usage que chacun peut faire du monde. Si quelqu'un, en effet, commence par dire « ceci est à moi », tout autre peut lui répondre « de quel droit ? ». Tout usage étant lié à tous les autres, cette égalité déclarée concerne, avant tout « partage », ce monde dans son ensemble. Spectre du communisme : trouble dans la modernité. La démarche de Kant, on le sait20, procédait logiquement de ce « communisme originaire » au pacte social, qui seul peut établir des droits de propriété (marchande), et jusqu'à l'examen de la plausibilité d'un projet d'un Etat mondial. L'objet qui va nous occuper est d'une tout autre nature. Il s'agit d'une question neuve: celle de l'Etat-monde non plus comme projet mais comme réalité. Elle s'est trouvée posée à un seuil déterminé de la mondialisation des interactions (destruction et production) au sein de la forme moderne de société: durant la seconde moitié et singulièrement vers la fin du XXe siècle. Au regard de cette étaticité mondiale effective (si modestement que ce soit), la métastructure est prise comme métastructure structurée, c'est-à-dire investie par les diverses positions structurelles. En ce sens, il y a nécessairement deux perspectives idéologiques de domination, fonction de ces deux facteurs de classe, le marché et l'organisation, auxquels s'articulent les deux forces sociales dominantes. Mais, elles sont sujettes à la critique d'une troisième, qui affirme une capacité de résistance, de réappropriation des médiations, une position discursive et pratique d'émancipation. Dissensus, différend au sein de la discursivité. Dans le concret, ces trois perspectives donnent lieu à une grande variété de combinaisons, qui ne sont cependant déchiffrables qu'à la condition d'avoir identifié chacune de ces possibilités-limites, en tant qu'elle se trouve impliquée dans la forme moderne de société. §821. Le mondialisme libéral des capitalistes L'usage légitime que chacun peut faire d'une partie de cette terre commune doit être fondé dans son principe. Cette préoccupation 20. Doctrine du droit. Première partie. Deuxième section, §15, « Il n'y a d'acquisition pérem|rtoire que dans la société civile ». Cf. ci-dessus, au chapitre 2, la note 25. Voir mon commentaire, qui s'appuie sur l'analyse d'Alexis Philonenko, dans Théorie Générale, pp. 271-276.

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apparaît significativement au temps des communes, qui signale l'aube de la modernité sociopolitique, chez D u n Scott. Mais c'est Locke qui a mis en place, de façon définitive, le dispositif idéologique qui sera celui du libéralisme. La légitimité de la propriété privée ne s'impose que médiatement, fondée sur l'argument de rationalité: la terre, dit Locke, que Dieu a donnée à tous, n'est « productive » qu'à la condition d'être partagée en propriétés exclusives21. La reconnaissance de la liberté-égalité de chacun serait vaine s'il n'était en même temps reconnu que la terre doit être divisée entre tous, chacun étant doté de sa part de propriété, que son industrie pourra faire croître à loisir, pour le plus grand bien de tous. Telle est la façon libérale de poser que « librégal » serait vide de sens, séparé de « rationnel »22. Les institutions politiques contractuelles ne sont ainsi considérées qu'en second lieu - ce point est, me semble-t-il, décisif, faisant contraste avec le dispositif théorique de Hobbes. Elles n'ont d'autre fonction que de protéger l'ordre, « naturel » au sens où il est supposé « rationnel », de la propriété et du libre échange. Il suffira donc d'un État faible, veilleur de nuit, qui laissera à eux-mêmes les mécanismes supposés naturels et vertueux du marché. En s'inscrivant dans la mondialisation, le libéralisme ne fait que réactiver cette inspiration première, à laquelle il fournit le cadre de son ultime accomplissement. Cette paradoxale « abolition » de l'État ne peut être prononcée qu'à partir d'une certaine conception du couple « société civile / État ». Il existe en effet deux interprétations de ce couple. (1) Dans le sens courant, libéral, qui s'en tient à la référence aux individus, on entend par Etat l'ensemble institutionnel public au regard duquel tous les citoyens sont soumis aux mêmes règles, qu'ils fixent censément ensemble. La société civile est constituée d'institutions de relation privée, dont les individus, membres à titre volontaire, peuvent se retirer : Églises, partis, associations professionnelles, culturelles, entreprises, etc. Elle définit, aux yeux des libéraux, le terrain de la « liberté des modernes ». « Abolir l'État », slogan libéral, c'est le soumettre aux normes de la société civile : celles de la libre association, dont la relation marchande fournit le paradigme économique rationnel — ce 21. Il est remarquable que ce soit là déjà le principe de l'argument impérialiste de Locke: tant qu'elle n'est pas partagée entre propriétaires privés, la terre n'appartient à personne. Les Indiens ne sont donc nullement lésés si l'on s'approprie leurs territoires. Voir Nestor Capdevilla, Bartolomé de Las Casas, La Controverse entre Las Casas etSepûlveda, Paris, Vrin, 2007, pp. 63-72. 22. C'est en ce sens que Rawls ajoute un « second principe » de justice. Dans Théorie générale, Paris, PUF, 1999,422-428, j'ai tenté d'établir l'impossibilité théorique de distinguer ainsi deux principes, impliquant l'un la liberté politique, l'autre la rationalité économique. Seul est possible un seul principe, inséparablement de justice et de bien, un principe négatif, au contenu purement critique : un principe stratégique « anarcho-spinoziste ».

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qu'il convient, me semble-t-il, d'appeler « l'illusion civile du marché ». (2) La conceptualité marxienne considère la société à partir du rapport de classe. L'Etat est compris comme l'ensemble des institutions constitutives de celui-ci dans ses dimensions de pouvoir et de domination, de rationalité et de légitimité politiques. La société civile représente l'autre versant du même rapport de classe: l'ordre de la propriété, de la production et des échanges, de la direction économique et de l'exploitation - l'entreprise capitaliste en constituant l'épicentre. Ce n'est plus l'opposition entre Etat / société civile qui domine, mais la corrélation entre deux niveaux du rapport de classe : superstructure et infrastructure. Dans l'optique marxiste, le clivage public/privé reste évidemment essentiel: l'affrontement entre classes (j'ajoute: entre pôles) porte notamment sur ce qu'il convient d'attribuer respectivement à l'un et à l'autre. Dans le discours libéral, l'emploi privilégié, volontiers incantatoire, du terme « société civile » pour désigner l'ordre privé, lui-même référé au modèle marchand, a pour fonction de minimiser ce qui peut être affecté au public23. Comme, en réalité, cette « loi du marché » n'a rien de naturel, l'Etat libéral est un Etat fort, et violent, qui a la charge de l'imposer à l'encontre de toute forme antérieure de communauté, de tout projet d'association ou d'organisation relevant d'une logique antagonique à celle du marché. Le libéralisme n'est rien d'autre que l'imposition du libéralisme. Dans l'Etat-nation - où s'affirment, face aux forces de la propriété, celles de l'autre pôle, organisationnel, et celles de la classe fondamentale - il rencontre un principe immanent de contradiction. Mais, lorsque l'on entre dans le processus de la mondialisation, le fantasme libéral se trouve en quelque sorte libéré, du fait que les Etats particuliers semblent s'effacer devant un pouvoir qu'ils remettent non pas à une instance étatique supérieure, mais au « droit » lui-même, à un ordre de droit, à un état de Droit plutôt qu'à un État de droit, puisque c'est la « société civile » elle-même, à travers ses institutions juridiques privées (cours d'arbitrage, etc.), qui va régler ses problèmes 24 . O n comprend que le libéralisme puisse appréhender la mondialisation comme le processus de son auto-réalisation : comme le terme d'une Histoire dans laquelle une perspective étatiste s'opposait à la 23. Mais le public serait-il moins « civil » que le privé? L'hôpital moins civil que la clinique? Lutte de classe dans le langage. Réserver le ternie de « société civile », comme le font certains altermondialistes, au champ proprement associatif est un choix défendable. On peut aussi, dans l'esprit de Gramsci, entendre par là les structures privées ou publiques - économiques, administratives ou culturelles - en tant que distinctes des institutions politiques. 24. On trouvera dans Théorie générale, pp. 39-54. une lecture de la philosophie politique moderne de Locke à Kant. dont je ne fais ici qu'évoquer quelques éléments saillants.

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sienne. On n'abolit pas l'État « dans un seul pays »25. Mais l'opportunité en est donnée quand, dans un mouvement d'ensemble, toutes les frontières se dissolvent (ou du moins s'ouvrent aux capitaux et marchandises). En réalité, bien sûr, on y reviendra, la puissance étatique des États du Centre, loin de faiblir, ne fait par là au contraire que s'accroître. Mais la prétention d'un ordre nouveau, qui serait un ordre de droit universel sans État universel, celui d'un « droit sans État » à l'échelle du monde, se trouve tout naturellement mise en avant : l'exigence d'un droit mondialisé, mis en œuvre par des institutions privées dont les instances politiques ne feraient que garantir l'autorité. C'est bien cette prétention qui se trouve précisément portée par les forces qui, en réalité, on le verra, poussent le plus puissamment au développement de l'État-monde capitaliste, lui-même manipulé par les États les plus puissants, et par les capitaux dont ils sont les représentants.

§822. Lemondialismesocial-démocrate desdirigeants-et-compétents Une position « social-démocrate » apparaît dès lors que s'insinue le doute sur la perfection rationnelle-raisonnable d'un ordre de pur marché. S'impose alors l'idée que des fins sociales doivent être publiquement discutées et rapportées à des principes acceptables par tous. Le pôle des dirigeants-et-compétents s'adjuge spontanément la charge des prétentions d'un État de droit - opposable à l'état de Droit coiffé en dernière instance par une organisation censément soumise à un ordre de parole. Dans le contexte de la mondialisation en cours, la socialdémocratie est conduite à tenter de réitérer, cette fois à l'échelle ultime, un projet né à l'époque du compromis de l'après-guerre dans le cadre de l'État-nation, et qui portait sa marque: celui d'un « État social ». Dans un État-monde dominé par les forces libérales qui dominent le Système-monde, il ne peut cependant afficher que des ambitions modestes, sous une forme conceptuelle où transparaît sa situation de dépendance. Sa faiblesse théorique se manifeste en ce que la prétention raisonnable politique s'y trouve alignée sur une prétention rationnelle économique. Le rationnel, on l'a vu au chapitre 2, suppose la co-imbrication harmonieuse, selon un équilibre optimal à déterminer, des deux logiques opposées du marché et de l'organisation. Le raisonnable implique au contraire une co-implication 25. • On ne construit pas le socialisme dans un seul pays », disait-on dans les années 20 et 30. Dans les deux cas en effet, la question de l'État-monde est à l'amère-plan.

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entre contractualité interindividuelle et convention centrale, selon la règle de raison, qui reconnaît une asymétrie métastructurelle entre ces deux pôles, une prééminence du second sur le premier. Or, on l'a montré au chapitre 4, quand « la finance » hégémonise « l'élite », ce sont, au sein de celle-ci, les dirigeants, en charge des moyens, qui l'emportent sur les compétents, en charge des fins : la eo-imbrication marché-organisation l'emporte sur la co-tmplication contractualitéconvention sous l'égide de celle-ci. L'idée de convention librégale entre tous - l'exigence critique de fins acceptables par tous, par quoi commence la politique - s'affaiblit. L'élan qui la portait, et qui tenait à l'alliance entre les dirigeants-et-compétents et la classe fondamentale, s'est brisé. Le politique ne parvient plus à se formuler qu'en termes utilitaristes de compromis. De cette perspective « social-démocrate », qui n'est pas réservée aux partis ponant ce nom, David Held 26 fournit une formulation typique, représentative de la position de « l'élite » qui préside au débat public cosmopolitique. La notion clé en est celle de « gouvernance », aujourd'hui omniprésente dans le discours dominant. Par contraste avec les concepts classiques de la philosophie politique — ceux d'État ou de gouvernement - , elle désigne une forme d'exercice du pouvoir associant le public et le privé : des intérêts supposés communs et des intérêts immédiatement particuliers. A l'échelle globale, cette « gouvernance », politique, économique et sociale, se complexifie du fait que le privé individuel, qui dans l'État-nation s'oppose au public, vient à se croiser avec le privé patrimonial qui est celui de la nation propriétaire éminente de son territoire. Elle est, dans ce discours, prise comme un concept descriptif permettant d'articuler l'ensemble des institutions — nationales, infra-, trans-, multi- et supra-nationales — constitutives de la mondialisation 27 . Mais elle définit en même temps le programme à réaliser : parvenir à la meilleure gouvernance possible. Le propre de ce concept est d'orienter vers une problématique de « compromis ». Il s'agit, écrit D. Held, d'associer deux « compromis institutionnels ». Le premier est le « principe de symétrie » entre les citoyens et les gouvernants, par lequel « la destinée d'une communauté nationale » reste entre les mains du « peuple ». Le second est 26. Un nouveau contrat mondial, Pour une gouvernance social-démocrate, Paris, Presses de Sciences-Po, 2005. L'auteur déploie au plan mondial tous les chapitres d'un tel programme. Une régulation keynésienne du marché capitaliste sous égide supra-étatique. Une démocratisation des institutions politiques et sociales de l'ONU. Une humanisation du droit international. D'autres auteurs devraient bien sûr être pris en considération, Ulrich Beck. chantre du cosmopolitisme. D. Held s'inscrit plus clairement dans une certaine tradition sociale-démocrate. 27. Ibid., pp. 141 sq.

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le « compromis entre le pouvoir du capital, celui des travailleurs et celui de l'Etat », ou encore celui du « libéralisme encadré » : la tâche du « pouvoir politique » est de « rassembler les intérêts du capital, des travailleurs et de l'État »28. O n notera le glissement conceptuel. Car, en réalité, le « principe de symétrie » formule en lui-même un non-compromis : l'exigence d'une identité entre le citoyen et le souverain, et cela déjà, chez Hobbes, et irréversiblement à partir de Rousseau. Il ne se transforme en « compromis » entre gouvernants et gouvernés que lorsqu'on lui impose une « seconde condition » : celle d'un arrangement entre capital et travail. O n cherche alors à surmonter ce type de contradiction par un raffinement principiel. Devant le décalage croissant entre les pouvoirs économiques et ceux sur qui ils s'exercent, le principe de symétrie devrait se prolonger en un principe d'équivalence entre « les décideurs et les destinataires », qui fait intervenir une nouvelle catégorie, celle de « personnes concernées » : on est fortement concerné si nos besoins vitaux sont en jeu, modérément, s'il s'agit de notre place dans la vie sociale., faiblement, s'il s'agit seulement de notre style de vie. Le principe de subsidiarité détermine dès lors le niveau auquel doit être prise la décision : au plus près de ceux dont les intérêts vitaux sont concernés. Ces recommandations, qui signalent la part (modeste) que la « compétence » prend à la construction de ce discours, sont en ellesmêmes parfaitement sensées. Leur faiblesse tient à ce qu'elles envisagent des individualités toujours déjà pourvues de leur dotation — qui détermine leur « concernement » - et notamment de leur propriété. En prenant les choses ainsi, on renonce à affronter la « position originelle » (qui fait abstraction des dotations) à partir de laquelle c'est là le point formel établi par Rawls - peut se tenir un discours sur les principes. O n se conforme en cela à la logique spontanée des « dirigeants », dès lors que leur est fictivement dévolu le rôle d'arbitre entre les partenaires sociaux : le calcul du « compromis » qui soumet le bon ordre politique à une possible cohabitation des diverses forces en présence. O n transcrit la co-implication des libertés privée et publique en co-imbrication des intérêts. O n pratique l'art de ménager des droits acquis, en donnant l'apparence de déterminer les principes du droit. Celui-ci dès lors s'incline devant le rapport de force.

28. Ibid., pp. 52-54. Un projet social global doit certes porter ensemble l'économique et le politique. Mais ici le second est conceptuellement aligné sur le premier. Ainsi lorsque l'on parle d'un « équilibre (je souligne) entre marché libre, gouvernement fort, protection sociale et redistribution au niveau mondial ». Ou de prendre pour « objet les exclus et les marginaux, tout en veillant à ce que la mondialisation fonctionne au bénéfice de tous ». Ibid., pp. 115-116. Qui sont ces « tous » dont on doit sauvegarder les « bénéfices »?

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Habermas, qui a repris la question de Kant, « comment redéployer la logique républicaine au-delà de la république ? », figure tout naturellement dans cet ouvrage comme la figure de référence. Sa théorie politique se noue en effet autour d'une doctrine, quasi secrète mais essentielle, du compromis ou de la négociation. Ce qui est absolument exigible, c'est, dit-il, le contrat de citoyenneté, par lequel sont assurées les libertés subjectives d'action et la protection juridique des personnes, le droit d'appartenir et de participer à une cité, ainsi que les droits substantiels, matériels et culturels, permettant de prendre part effectivement à la vie sociale et politique. Mais, au-delà de cette limite, commence l'espace du négociable, des compromis - issus de « négociations », c'est-à-dire de processus impliquant promesses et menaces - entre le fort et le faible, lequel n'a d'autre droit revendicable a priori que d'exiger que le débat se déroule dans les formes démocratiques. Ce qui, au regard des « réalités » structurelles, revient pratiquement à dire qu'on accorde que le monde dans son ensemble appartient aux détenteurs du capital, sous réserve que soit assuré ce statut de citoyen, qui permet de discuter avec eux de son usage. Voilà comment Habermas construit l'exigible, qui est le propre du droit, en tant qu'il se distingue de la simple exigence morale29. Bref, à l'heure de la mondialisation néolibérale, la socialdémocratie, soumise à l'hégémonie capitaliste, ne peut avoir pour prétention que d'encadrer la prétention populaire dans les limites circonscrites par son propre assujettissement. §823. Un mondialisme du peuple des peuples ? Au moment où s'affaiblit la matrice moderne de l'État-nation, le discours public du droit entre ainsi dans une crise qui peut paraître irrémédiable. Hannah Arendt, dans L'Impérialisme, avait, à partir du cas des réfugiés et des apatrides, fortement souligné ce paradoxe: il n'existe pas de « droits de l'homme » en dehors des droits du citoyen. Ce n'est pas en effet en se traitant comme concitoyens que les Anglais ou les Français se posent comme libres et égaux, mais pour autant qu'ils 29. J'ai analysé cette philosophie politique de la servitude volontaire bien tempérée dans Théorie générale, pp. 413-422, sous le titre « La contradiction performative du droit habermassien ». Ce discours souffre à mes yeux d'une contradiction interne : de cette contradiction pragmatique dont le « contrat d'esclavage » est le paradigme absolu. Habermas appelle de ses vœux un pouvoir « fédéral mondial », réalisable à travers la réforme de l'ONU. Mais il table essentiellement sur les traités internationaux, où prévalent les catégories de négociations et de compromis. Le capitalisme n'est plus désigné qu'en ternies de « réseaux de marchés et de communication ». Il connecte en effet les deux termes. Le « réseau », dit-il. devient le « terme clé ». On le voit selon la logique libérale analysée ci-dessus au §314, la médiation marchande se présente comme le relai de la communication immédiate. Voir Après l'État-nation, Paris, Fayard, 2000, notamment pp. 119-120.

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se considèrent mutuellement en tant qu'hommes, porteurs, comme tels, de droits humains. Ces droits, pourtant, ne sont réalisés que s'ils sont ceux de citoyens, au sein d'un État qui en assure l'efFectivité. Pour que ce paradoxe se trouve, idéalement, levé, il « suffirait » que tout être humain ait une patrie, qui lui garantisse les droits de l'homme en général: que les migrants soient considérés comme citoyens des États dans lesquels ils vivent. Une autre question est évidemment de savoir au prix de quelles luttes cela peut être réalisé. Pourtant, à supposer même qu'on y parvienne, il n'est pas sûr, me semble-t-il, que la « solution » réponde entièrement au « problème ». Car, entre « droits humains » et « citoyenneté nationale », il n'y a pas seulement une congruence, que souligne Arendt, mais aussi en même temps une contradiction. En effet, du fait de son contenu concret universel, c'est-à-dire matériel-global, la position métastructurelle - le présupposé posé selon lequel nous sommes tous libres, égaux et rationnels sur une terre commune - ne s'accommode pas d'un repli régional sur l'espace de l'État-nation 30 . En se déclarant dans (et sur) un territoire particulier, le présupposé universaliste se dénie comme universel. L'énoncé arendtien risque peut-être d'occulter cette contradiction, si du moins on donne à la notion de « droits de l'homme » un sens trop restreint. Sous ce terme, en effet, il faut entendre non seulement les droits civils et civiques qui s'attachent respectivement aux traditions « libérale » et démocratique, et les droits sociaux et culturels, parfois désignés comme ceux d'une deuxième et troisième génération 31 , mais encore, et c'est cela qui excède le propos d'Arendt, les droits d'une « quatrième génération », la nôtre précisément: des droits « globaux ». Je désigne ainsi des droits qui nous concernent tous, humains, dans notre relation globale à notre terre, subordonnés aux responsabilités de chacun au regard de l'exigence dont il reste à déterminer la nature — d'une perpétuation de la symbiose écologique entre les vivants. Droits « globaux », à partager entre égaux en droit. La question en surgit concrètement dès lors que les espaces nationaux commencent à s'effriter et que les processus (cognitifs, techniques, écologiques) conditionnant la vie collective, et requérant la décision citoyenne, commencent à se déployer à l'échelle universelle. La garantie nationale étatique supposée des droits humains perd alors 30. On notera que le problème a été abordé dans le marxisme analytique à partir de G. Cohen, Selfownership, Freedom and Equaiity, Cambridge, Cambridge UP, 1995. 31. Stefano Petrucciani distingue ainsi des droite de liberté individuelle, de participation politique et de partage des coOts et bénéfices de la coopération sociale, « Giustizia politica e teoria critica. RiHessioni e ipotesi di lavoro », Studi in memoria di Enzo Sciacca, vol. II. a cura di F. Sciacca, Milano, Giuffrè, 2008, pp 169-184.

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une part de sa pertinence. Et il reste évidemment à se demander si la problématique citoyenne se laisse transcrire sur l'espace universel d'un Etat-monde. L'idée d'un Etat-monde, en effet, ne va pas de soi. Cari Schmitt la tenait pour contradictoire en elle-même. « Un Etat universel qui engloberait la terre et l'humanité entières ne serait pas une entité politique, et l'appeler État serait une simple façon de parler. »32 S'il n'y a pas pour lui d'universum concevable, mais seulement un pluriversum, c'est, on l'a vu, parce qu'il conçoit l'État comme une communauté existentielle, qui trouve son fondement même dans le danger que représente pour lui l'existence d'autres communautés. Il rejetait donc, en 1932, une Société des Nations à prétention étatique globale. Il ne pouvait, à ses yeux, s'agir là que d'une simple coalition d'États érigée en conscience morale universelle, les autorisant à traiter leurs ennemis comme des criminels. Il faut bien reconnaître que c'est là précisément ce que les puissances du centre systémique demandent aujourd'hui à la caution de l ' O N U : qu'il leur soit permis de traiter leurs victimes comme des terroristes. Et l'on peut penser qu'un État-monde, à supposer que le concept en soit possible, s'annonce effectivement sous le signe d'une violence systémique surdéterminant la violence structurelle de classe. Mais, si l'État-monde est une « contradiction dans les termes », comme le dit Schmitt, cela, on le verra, ne l'empêche pas d'exister comme tel : comme une contradiction réelle, comme Structure instrumentalisée par le Système. O n y reviendra dans le moment structurel-systémique de l'analyse (§842). Mais notons déjà que cette contradiction n'est elle-même intelligible que reliée à deux autres, qui la conditionnent et qui, toutes ensemble, constituent le défi auquel doit s'affronter une prétention métastructurelle d'émancipation. Une première contradiction s'établit entre la structure - soit l'Etatnation singulier - et le Système-monde. Elle tient à ce que, si des droits humains en général ne peuvent se réaliser qu'au sein d'un État-nation (H. Arendt), cette entité structurelle élémentaire implique, via une appropriation territoriale toujours singulièrement arbitraire, la pluralité constitutive d'un Système-monde en proie à une relation ami/ennemi (C. Schmitt). Elle ne serait dépassée que si le « peuple » (populaire) des différents « peuples » (nations) parvenait à se constituer en « peuple de peuples ». Mais un tel concept est-il possible? Une deuxième contradiction tient à la Structure État-monde 32. La Notion de politique, Paris, Calmann-Lévy, 1972, p. 102, traduction modifiée.

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comme telle : comme contradiction de classe. Au terme de l'histoire moderne, l'appropriation nationale éminente, territoriale-systémique, des lieux, des choses, des biens et des richesses se trouve mise en cause non plus seulement au nom des droits supposés d'une population contre une autre (comme c'est le cas dans la « première contradiction »), mais au titre du droit Structurel de chacun et de tous sur un territoire global commun, travaillé par l'homme, effet et condition de l'activité humaine. Mais cette dénégation de la propriété éminente des nations particulières (qui advient surtout quand elles sont faibles) sur leur territoire se donne d'abord sous la forme de l'affirmation d'une appropriabilité privée marchande exclusive de toute ressource disponible au sein de l'espace global - renversement instrumental du principe de raison. Le mouvement inverse est celui de la migration des travailleurs, qui affirment semblablement un droit universel d'usage du monde, cette fois à travers leur propre travail : une appropriation dont ils font la preuve en prenant, dans un procès mondial de production, la place qu'ils ont (autant qu'ils l'ont pu) choisie. Mais ces migrants s'intègrent ainsi dans une classe fondamentale (ou « populaire ») tendanciellement pulvérisée par la mise en concurrence universelle de tous ses membres. S'il en va ainsi, le grand jeu de la lutte de classe capital/travail semble s'engager dans les conditions d'un rapport de force abyssalement inégal. L'alliance (analysée aux §§415 et 421 ci-dessus) du peuple avec « l'élite », aujourd'hui prisonnière de la « finance », peut sembler hors de portée. Comment un peuple de peuples pourra-t-il s'affirmer comme peuple-monde ? Et c'est ici, à l'articulation des deux premières, qu'intervient la troisième contradiction, aperçue par Schmitt, qui concerne la relation entre le Système-monde et l'Etat-monde. Elle consiste en l'instrumentalisation de celui-ci par les puissances systémiques centrales, sous un double alibi politique et moral, conduisant à l'assujettissement des « peuples populaires ». Elle ne serait dépassée que par un retournement « anti-systémique » — au sens précis de lutte anti-impérialiste - d'une étaticité mondiale sous hégémonie populaire. Mais quelles forces sociales, identifiables en termes de structure et de système, peuvent converger en ce sens, de telle sorte que puisse être formulé un programme politique mondial d'émancipation des rapports structurels, ceux de la classe, et systémiques, ceux de l'impérialisme, entrelacés, comme on l'a vu, à ceux du genre, en plein désastre écologique ? Pour tenter d'affronter quelque peu une telle énigme, il nous faut, à ce point, passer de l'ordre discursif de la métastructure à l'examen de la structure qui le pose. 252

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8.3. Analyse structurelle: le concept formel d'État-monde Tout cela n'est encore que métastructure. Et la métastructure n'est jamais posée que par la structure, via les pratiques sociales-discursives dont la structure constitue le cadre. Il reste donc à savoir dans quelles conditions réelles de telles positions métastructurelles — avec tous leurs mixtes possibles - se trouvent posées. À ce stade de l'exposé - d'où sa désignation comme « formel » - les réponses ne peuvent encore être qu'assez abstraites. Car, pour appréhender les phénomènes dans leur concrétude, il nous faudra en arriver à la surdétermination mutuelle entre État-monde et Système-monde (tel sera l'objet de la section suivante: 8.4.). Mais il importe d'abord d'analyser la sorte d'événements par lesquels se déclenche la mutation structurelle qui fait émerger l'État-monde (§831). La Structure (où la majuscule renvoie à celle de l'État-monde) mondiale-étatique de classe donne lieu à un couple bipolaire attendu d'« appareils d'État » : les organisations dites « internationales » sont déjà, à vrai dire, de nature supranationale (§832), et ce sont des organismes professionnels non pas « transnationaux », mais bien, eux aussi, mondiaux-étatiques qui élaborent les règles substantielles du marché (§833). Mais à ce point il faut encore répondre à de puissantes objections. Peut-on parler d'État-monde quand on ne semble pas pouvoir discerner à cette échelle trois traits essentiels à l'État comme tel: l'existence d'un ordre juridique étatique contraignant, le monopole de la violence légitime et l'action du citoyen ? (§834) Peut-on, si l'on se réfère à un type d'analyse marxiste, parler à'État de classe quand, à cette échelle, la réalité et la conscience de classe paraissent faire radicalement défaut? (§835). §831. Le processus et son terme: structure et événement Cette factualité de l'État-monde advient, du moins est-ce la thèse ici avancée, dans le processus historique structurel-systémique, comme son terme nécessaire. Le concept d'« État-monde » n'est donc pas celui d'une utopie, ni d'un gouvernement mondial, ni d'un projet que l'humanité devrait se proposer, ni d'une idée régulatrice. Le choix du substantif « monde », en lieu et place de l'adjectif « mondial » attendu, l'inscrit dans une lignée qui procède de « l'État-nation » moderne, dont il marque le point d'aboutissement tendanciel. La conjonction des deux termes, « État » et « nation », vise la forme sociale étatique propre à une population concrète qui se constitue en communauté politique sur un territoire déterminé. L'État-monde - telle sera du moins la thèse 253

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ici mise à l'épreuve - est une telle communauté politique à l'échelle, ultime, de la planète : sur une population, qui est l'humanité, commence en effet à s'exercer une loi, celle du « capitalisme » (plus précisément d'un ordre de classe bipolaire, sous l'hégémonie du capital, confronté à l'impetus d'une classe fondamentale), qui vaut pour l'ensemble du territoire planétaire. L'État-monde, c'est l'humanité commençant, sous cette forme aliénée, à exister comme communauté politique. Un tel État-monde, encore pour une part en gestation, existe de fait dans la mesure où il manifeste déjà son influence. Il reste à savoir comment. La structure ainsi désignée ne vient à exister qu'à travers des événements. Les événements, effets de pratiques singulières dans des conjonctures singulières, n'ont pas le même mode d'existence que les structures, qui se reproduisent. Dans le processus tendanciel historique structurel/systémique, certains événements sont advenus, marquant un seuil dans la mondialisation des interactions de destruction et de production, un point de basculement dans un nouvel ordre structurel. En 1945, sur les ruines de la S.D.N., dans le contexte des massacres de la Seconde Guerre mondiale — à compter notamment de l'invention de l'arme atomique - et de l'écroulement des régimes coloniaux, le Système-monde existant se trouve mis en cause comme porteur de périls mortels pour l'humanité dans son ensemble. L'ONU émerge assez soudainement, à l'instigation du vainqueur - l'Amérique de Roosevelt, devenue Centre systémique — avec cependant la prétention d'être une institution étatique mondiale : elle revendique le monopole de la violence légitime, interdisant la guerre, et s'arroge le droit de dire les « droits humains ». Et cela advient plusieurs décennies avant que les conditions économiques d'un État-monde ne commencent à émerger. Le seuil critique des interactions destructives précède celui des interactions productives, qui impliquait un développement technique supérieur. Celui-ci fera irruption au tournant des années 1970-1980, donnant lieu à l'apparition d'un ordre néolibéral qui sonne la fin de l'ère des managers et des constructions nationales datant des années 30. Les USA et la Grande-Bretagne, suivis bientôt par tous les autres, initient alors une voie nouvelle, celle du néolibéralisme. Mais cette « géniale » invention, qui mûrissait depuis deux décennies 33 , ne s'avéra telle que parce qu'elle répondait à l'émergence d'un nouveau champ de possibles. Advint alors en effet une mutation technique décisive en 33. L'idée d'un régime néolibéral s'inscrit naturellement dans la perspective d'un « État mondial » sous l'égide des USA, présente de longue date dans la géopolitique américaine, comme le soulignent Léo Panitch et Sam Gintis, « Superintending Global Capitalism », New Left Heview. London, Verso, N° 33,2005.

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termes de développement de l'information, de la production intellectuelle, de contrôle à distance, dans une conjoncture d'abaissement des coûts des transports, et surtout dans une situation très inégale du Système-monde. Elle offrait à la classe capitaliste la possibilité de sortir de la « crise du fordisme » (de la stagnation relative à laquelle le compromis social-démocrate l'avait réduite) sur la base d'un nouvel « arrangement spatial ». Cette mutation ne modifiait pas seulement les conditions de la production et des échanges, mais aussi et surtout celles de l'exploitation et du profit: les inégalités au sein du Système, une force de travail à bas prix. Le capital financier pouvait disposer ici la production, là les centres de recherche, trouver ailleurs ses clients, et ailleurs encore ses dispositifs d'évasion fiscale. Les groupes assez puissants pour se projeter dans un tel espace mondial devaient l'emporter sur les autres, se montrant capables de contrôler les gouvernements des centres, de corrompre et subjuguer ceux des périphéries. Cette nouvelle donne, qui se traduisait par le triomphe d'un nouvel ordre mondial en termes de privatisation, de déréglementation et de dérégulation, ébranlait les édifices nationaux de production, de protection et de promotion sociale, remettant en cause les avancées «socialistes». Elle attribuait aux Etats-nations une tâche nouvelle: celle de s'adapter à l'impératif néolibéral. Les hommes ne « font » pas l'histoire. Ils agissent dans l'histoire, à travers l'affrontement entre forces sociales, porteuses de projets contrastés. Mais l'histoire ne se ramène pas aux résultats aléatoires de la confrontation entre visées (nationales, classistes, etc.) antagoniques. Dans le long terme, elle se déploie subrepticement « derrière notre dos », du fait de l'accumulation inintentionnelle d'effets d'actes visant d'autres fins : des actes encadrés par les structures sociales, mais dont l'impact dépasse l'imagination des acteurs et les visées des forces sociales dans lesquelles ils se regroupent. La recherche scientifique est socialement encadrée (pour le plus grand profit des plus riches et des mieux placés). Mais l'impact historique de l'invention de la bombe atomique ou de la pilule contraceptive est sans proportion avec quelque intention humaine. Il n'y a pas de « main invisible » parce qu'il n'y a pas de cerveau central. Pas de guide immanent vers un triomphe de la raison. Pas de sens unique à l'histoire: il y a toujours des possibles alternatifs, qui définissent un champ de lutte sociale. Par contre, il y a bien des tendances, et notamment une tendance structurelle-systémique territoriale, laquelle, dans un monde territorialement fini, a nécessairement un terme, qui change la donne des rapports sociaux. C'est en ce sens que l'Etat-monde (en gestation) n'est pas ici donné 255

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comme un projet, mais d'abord comme un effet inintentionnel global, comme une situation nouvelle à affronter, qu'il y a lieu de désigner comme « ultimodernité ». L'État-monde, personne ne l'a voulu, mais il figure désormais le lieu invisible où se croisent obscurément toutes les volontés. « Ultime » n'exclut pas que s'y découpent de nouvelles territorialités, des emprises spécifiques inédites sur ce territoire supposé commun, de nouvelles formes de monopolisation des lieux (quartiers de luxe, vastes domaines privés militairement protégés, itinéraires spatiaux, domaines d'Internet, etc.) par de nouveaux groupes sociaux cosmopolites privilégiés34, mais qu'elles sont à considérer dans leur relation à une entité étatique mondiale. Bref, telle sera du moins la thèse, celle-ci advient comme un nouveau champ de possibles et d'inventions, de lutte de classe, domination et émancipation. §832. Organisations internationales comme « appareils d'Etat » (-monde) publics L'État-monde, défini par la relation entre population, loi et territoire, ne doit pas être confondu avec les institutions particulières par lesquelles il est mis en œuvre. Le terme d'« appareil » souligne que ces instances, métastructurellement supposées fondées sur un accord discursif, sont pénétrées de rapports de force. L'institution étatique mondiale présente nécessairement un sommet jouissant de la plus haute légitimité. En l'occurrence l'ONU. Si faible qu'elle soit ou qu'on la suppose, l'ONU présente un caractère étatique mondial. Elle n'est pas constituée comme un traité entre des États-nations, au sens (qui est celui d'un « traité ») où celles-ci pourraient s'en retirer. Et cela en raison non pas de la nature d'engagements pris, mais d'une impossibilité de fait: désormais en effet les relations vitales entre nations, les conditions minimales de sécurité, de survie économique (et désormais écologique) supposent quelque forme d'organisation suprême. L'État-nation particulier, les USA, qui figure pour quelque temps encore le centre du Système, n'est lui-même pas en position de faire sécession, encore moins d'en entraîner d'autres à sa suite. En dépit des rodomontades de tel ou tel de ses dirigeants, il ne peut, à l'égard de l'ONU, qu'osciller entre deux stratégies contraires, l'une visant à abaisser, l'autre à exploiter au mieux une institution qu'il ne peut éliminer. On ne pourra juger de la faiblesse ou de l'effectivité de l'ONU 34. Cf. Zygmunt Bauman, Le Coût humain de la mondialisation. Paris, Hachette 1999 [1998]. En bref, le capital est mobile, l'élite est nomade, le travail est local.

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que dans sa relation au Système-monde. Mais il est clair déjà que cette « organisation » présente un caractère étatique. En tant qu'organisation supposée de la parole égale entre les nations, elle figure comme l'unique instance pourvue, si faiblement que ce soit, d'une autorité légitime à l'échelle de la communauté humaine. Et elle constitue le centre d'une constellation d'institutions, formellement reliées à elle ou non, qui participent de ce caractère étatique, quelle que soit leur implication dans la relation systémique. Je me limiterai à quelques-unes. Le caractère supranational des institutions dites « internationales » telles que le FMI ou la Banque mondiale est assez transparent pour qu'elles soient régulièrement désignées comme des organes de gouvernance mondiale. Elles sont supposées être le fait des nations dans leur ensemble, mais aussi s'imposer à celles-ci, quand bien même elles restent entre les mains des puissances centrales. C'est dans ce contexte en effet que se trouvent formulées des règles d'organisation, des normes, des standards qui valent (inégalement, selon le pouvoir que l'on a de les ignorer) pour tous les acteurs de toutes les nations. Sous le mode de la gouvernance, il s'agit là d'un fait de gouvernement. Les puissances centrales se sont, à travers l'OCDE et la série des « G », à compter du G7, organisées en vue de neutraliser l'influence « néfaste » de l'ONU, puis de s'arroger la gestion économique à l'échelle du monde. Mais précisément la mise en place de telles associations ne semble pas pouvoir être interprétée, par ceux qui n'en sont pas, autrement que comme un « coup d'État permanent » : des sujets privés, les Grands, s'auto-désignent, à l'encontre du suffrage universel attendu entre égaux, comme les représentants de tous. Ils s'approprient un pouvoir de légiférer qu'ils constituent comme tel en l'imposant à tous, comme le compromis qui leur convient à eux. L'appropriation d'un tel pouvoir par des forces privées se situe sur le terrain public. L'emprise oligarchique de telles institutions privées (unions patronales des houilles ou de la métallurgie, etc.) n'est-elle pas une constante au sein des « démocraties » modernes ? Ce caractère étatique appartient aussi typiquement à l ' O M C : aucune nation ne peut la quitter, ou du moins se soustraire à sa loi. Elle pourra changer de nom, modifier ses règles, mais elle ne peut que se perpétuer, comme « organisation mondiale », précisément. Qu'il s'agisse là d'une organisation du marché n'en fait pas une chose marchande, mais tient au contraire à ce que le marché n'existe pas sans son autre, une organisation. Et qu'il s'agisse là d'une organisation étatique, en témoigne le fait que l'Organe de Règlement des 257

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Différends y détient une autorité de fait en dernière instance, privilège d'État, d'un État-monde 35 . L'ONU n'est pas l'État-monde, même en puissance. Elle n'est qu'un appareil d'État. Mais elle n'est pas une organisation parmi d'autres, comme il est dit par dénégation. Elle est la matrice, déniée, le symptôme d'un État-monde. Elle possède la sourde et puissante existence du refoulé. §833. Le marché et ses « appareils d'Etat » (-monde) privés Si le pôle organisationnel de l'État-monde doit faire l'objet d'un tel décryptage, de même en va-t-il du pôle marchand. Ici la loi se donne en termes de droit: il s'agit d'un droit du commerce, élaboré au sein de la « société civile », qui donc n'aurait rien à voir avec un pouvoir d'État. La lex mercatoria était un droit des marchands fait par les marchands. Les capitalistes et financiers d'aujourd'hui sont leurs héritiers. Ce qui est nouveau, c'est que ce droit commun en est venu à se construire spécifiquement dans chaque segment d'activité économique : lex corutructionis, lex informatica... « Lex », que traduit parfaitement l'anglais law, désigne dans son ambiguïté ce droit qui prend force de loi. Ce droit capitaliste, instituant une distinction de statut entre les possesseurs et les non-possesseurs de capitaux, est un droit mondial qui s'impose à l'humanité entière. Mais c'est aux forces sociales privées immédiatement « concernées » qu'il appartient de le fixer, d'organiser concrètement les conditions de leur concurrence au sein de chaque branche. Les acteurs, représentants des grands intérêts économiques et financiers, qui interviennent dans l'élaboration de cette légalité mondiale, et les institutions qui en assurent le fonctionnement, banques centrales, cours d'arbitrage, etc., ont pour caractère commun d'être largement privés et d'échapper à l'autorité publique. Cette détermination privée du droit commercial corrobore, à l'autre pôle, les accords dits « internationaux ». Elle est mise en œuvre par les mêmes acteurs étatiques-mondiaux privés qui peuplent aussi l'entourage des exécutifs nationaux et les organisations supranationales. Mais que les organismes et juridictions du droit commercial soient, pour une part du moins, de caractère privé n'empêche pas qu'ils constituent, et spécifiquement en ce qu'ils sont privés, des « appareils d'État », privés précisément. C'est là l'autre privatisation, qui est le fait non plus des États-nations du centre, sujets territoriaux 35. Elle est née comme un instrument de domination de classe (et systémique): à la différence du GATT, auquel elle succède en 1994, elle s'inscrit hors de l'ONU, et n'est donc pas liée par sa Charte, ni par les Pactes qui suivent.

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privés participant à la gouvernance de l'espace public universel au sein des organisations internationales, mais des entités capitalistes privées qui se partagent, dans chaque branche, les prérogatives de la fixation des règles du marché mondial 36 . Pour y voir clair, il faut naturellement sortir de la prétention libérale, analysée ci-dessus (§821) et désignée comme « l'illusion civile du marché », selon laquelle la « société civile » - dont le champ est celui de l'association volontaire de personnes particulières, par contraste avec « l'État », qui engage l'ensemble des citoyens, dans leur identité postulée de citoyens-souverains, obligés par la loi qu'ils font ensemble - aurait spécifiquement en charge l'activité économique, ainsi identifiée à une activité marchande, supposée conforme à la nature échangiste rationnelle-raisonnable de « l'homme » en tant qu'individu. La « société civile » constituerait l'ordre naturel, que l'Etat devrait faire respecter. Si au contraire, selon l'approche initiée par Marx, on aborde les sociétés non pas seulement comme des ensembles de relations interindividuelles, mais en même temps dans leur configuration de classe, on reconnaît dans l'économique et le juridico-politique les deux faces d'une même structuration dassiste. Dès lors, « société civile » et « Etat », même combat : le pouvoir économique capitaliste privé se profile comme inséparable d'un pouvoir politique public capitaliste s'exerçant à travers des appareils privés d'État - qui ne portent pas leur nom « écrit sur leur front ». Voilà sous réserve d'un « élargissement » structurel (on a vu en quel sens) - ce qui advient effectivement à l'échelle de l'Etat-monde, et pourquoi celui-ci est socialement « invisible ». L'analyse, pourtant, permet de saisir au sein de l'appareillage étatique, la convergence entre public et privé (ou bien: entre organisationnel et marchand), qui permet à la classe capitaliste mondiale de partir à l'assaut de toute richesse sociale appropriable, « disponible » dans les formes individuelles et collec-

36. Le néolibéralisme vise à réaliser dans l'entreprise, cellule élémentaire de la production, la suprématie totale du marché sur l'organisation, « l'abolition » de celle-ci (au sens où Marx voulait « abolir » le marché). L'organisation suppose un espace public d'explication et de légitimation des pratiques, donc une certaine interaction verticale et transversale, qui crée entre les partenaires concernés des liens qui leur permettent de conserver une part d'initiative, de contrôle et de réactivité. Lieu de reconnaissance. L'entreprise néolibérale fait table rase, atomise les individus, délégitime leur commerce discursif et les place dans un monde d'incitations et de sanctions contrôlées d'en-haut. Ce régime suppose l'affaiblissement du droit du travail, qui permet l'entrée en jeu de nouvelles techniques informatiques de commandement et de contrôle. La destruction de « l'organisation concertée » s'opère corrélativement dans l'institution étatique et dans l'institution entreprise, « appareil d'État ».

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tives, traditionnelles ou modernes, de propriété et de production 37 . §834. L'État-monde comme « État » A ce point, surgissent plusieurs objections. Car il semble difficile de parler d'un « Etat » au sens propre du terme en l'absence de trois traits distinctifs : un ordre juridique étatique contraignant, un monopole de la violence légitime, l'existence d'un citoyen agissant. 1. Le caractère mondial du droit dit « international » se manifeste dans les diverses dimensions de son contenu, des juridictions compétentes et des sujets qu'il suppose. S'agissant du contenu, il existe désormais un « fonds commun de droit », de normes juridiques internationales, dans tous les domaines38. Sont également censément partagés un certain nombre de « principes », tels que le principe du pollueur-payeur, le principe de participation, le principe de précaution, le droit à l'information. Ce ne sont pas là, à proprement parler, des principes juridiques généraux, mais des principes normatifs, idéologiques, auxquels se réfèrent régulièrement les conventions « internationales »39. S'agissant des juridictions, on notera que le système de la « compétence universelle » permet (en fonction de conventions internationales) à tout Etat de juger une personne pour une infraction commise ailleurs. L'État particulier devient alors un agent du droit universel. De même aussi le fait que l'on puisse invoquer des tribunaux internationaux. Enfin, désormais, les « nations » ne sont plus les seuls sujets du droit dit « international », car il existe des contrats entre les États et des personnes privées, des investisseurs notamment 40 . L'ensemble « monde », confronté au droit, composé de

37. À l'obstacle épistémologique qui concerne le couple société civile / État, il faut ajouter celui de « marché/État », déjà évoqué ci-dessus (§221, note), un couple certes nécessaire, mais aussi véhicule d'illusion. 1/ Il tend en effet à attribuer au marché l'économie, et à l'État l'administration. Le travail domestique (notamment féminin) ou public (santé, enseignement, recherche, etc.) ne semble relever de la production et de l'économie qu'à partir du moment où il est repris par le privé et où donc son « produit », ou le « service » qu'il génère, prend la forme de marchandise. C'est occulter le fait que marchand/non-marchand constitue l'alternative productive. 2/ Le couple marché/organisation recentre l'analyse sur cette alternative. Il fait en même temps apparaître deux forces sociales dominantes, l'une liée au marché, l'autre à l'organisation. Car celle-ci n'est pas seulement une donnée (étatique) surplombant le marché : elle concerne tout autant la configuration interne au* entreprises qui s'affrontent sur le marché. Les deux forces sociales dominantes ne s'affrontent donc pas comme l'État et le marché. Les dirigeants-et-compétents, les premiers surtout, sont tout autant les agents organisateurs de l'entreprise privée. Ainsi l'analyse économique et politique, conduite en termes méta/structurels, se relie-t-elle à une analyse sociologique. 38. Voir Mahmoud Mohamed Salah, Les Contradictions du droit mondialisé. Paris, PUF, 2002, pp. 33 sq. 39. Ibid. pp. 168-169. 40. Voir la Convention de Washington de 1970 créant le CIHDI. qui stipule que le tribunal statuera suivant les règles prévues par les deux parties, soit, en cas de désaccord, suivant le droit de l'État contractant et les principes du droit international, ibid., p. 179.

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nations et d'autres entités, cesse d'être simplement « international »41. A ce mondialisme juridique correspond cependant un pouvoir juridictionnel mondial foncièrement inégal. S'agissant de la défense des droits civils, politiques, sociaux et culturels des personnes, ou de la préservation de la paix, les instances juridiques mondiales demeurent de faible efficacité42. Pour ce qui est de la juridicité économique, par contre, la mondialisation néolibérale semble avoir déjà avoir trouvé les conditions de sa mise en oeuvre43. À travers l'OMC, c'est le droit commercial qui l'emporte sur tout autre, même quand les litiges concernent en même temps d'autres aspects, qui relèvent d'autres droits44. La logique de l'AGCS, l'Accord Général sur le Commerce des Services, est que les nations se dépouillent progressivement mais irréversiblement de leurs secteurs étatiques nationaux de production et de services. L'ensemble des producteurs-consommateurs se trouvent ainsi redéployés sur une relation marchande mondiale. Ce droit, qui domine toutes les relations commerciales internationales, s'exerce à travers ses autorités propres, capables d'infliger des sanctions effectives. Il se donne comme une affaire de professionnels, relevant d'une fonction privée, dont les Etats seraient seulement, au besoin, 41. Le processus de mondialisation du droit se mesure aussi au nombre de conventions et pactes internationaux tels ceux concernant la non-discrimination à l'égard des femmes (19791, les droits de l'enfant (1959), les droits économiques, sociaux et culturels (1966), les droits civils et politiques (1966), les droits et devoirs économiques des États (1974), etc. Il reste que la « justiciabilité » de tels textes est soumise à la ratification des divers États et à leur intégration sous forme de règles précises dans les diverses législations nationales. On est ainsi renvoyé à un ordre juridictionnel national au-delà duquel un pouvoir de justice reste embryonnaire. 42. Quant à leur réforme, l'opposition s'établit entre les partisans d'un globalisme juridique, dans une tradition qui va de Kant à Kelsen et Habermas, et ceux qui y voient une entreprise de domination occidentale. Voir à ce sujet les Actes du XXII' Congrès Mondial de Philosophie du Droit et de Philosophie Sociale, publiés par les Anales de la Câtedra de Francisco Suàrez, N° 39, Derechoyjusticia en una sociedadglobal. Espagne, Grenade, Editorial Universidad Granada, 2005. On peut en effet avec Luigi Ferrajoli, faire valoir que si les décisions les plus essentielles relèvent inéluctablement d'un niveau mondial, il faut en venir à un constitutionnalisme lui-même mondial, dont l'objectif serait notamment de contrecarrer l'emprise du droit privé international sur le droit public international, pp. 37 sq. On peut aussi, avec Danilo Zolo, pencher pour un pluralisme politique et juridique, armant la différenciation culturelle contre la standardisation marchande, pp. 197 sq. Clivage significatif d'un double défi : le premier cherche comment contrecarrer les effets « de classe », le second les effets « de système ». 43. On se rappelle que Marx, reprenant une formule de James Steuart et d'Adam Smith, n'hésite pas à inscrire le « marché du monde » dans la « grande République commerçante » [Le Capital, Livre I, chapitre 3, III, 3). Pas de marché sans monnaie, pas de monnaie sans État, c'est là un thème sous-jacent à ce passage. À la monnaie mondiale, l'or, correspond, selon son analyse, une entité mondiale qui porte, on le voit, un nom politique, celui de « République » (serait-ce avec un soupçon d'humour, régulièrement signe, dans Le Capital, d'une incertitude conceptuelle). Ultime « république », encore en pointillé, bien sûr, mais qui déjà unifie le territoire terrestre : terme territorial. Et qui unifie en même temps l'agir humain dans son ensemble, puisque cette monnaie mondiale est « l'incarnation sociale du travail humain en général ». Ce que Marx formule en un jugement à la hauteur des temps derniers: « la monnaie dans sa forme concrète devient adéquate à son concept », qui est celui de marchandise universelle : seine Daseinsweise wirdseinem Begriff adéquat. Qu'il n'en soit pas effectivement ainsi tient, on le comprend, au fait que l'État-monde n'existe encore qu'entrelacé au Système-monde (dans ce système de nations, que Marx, dans Le Capital, excluait de son programme d'études...). 44. Ibid., p. 209.

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des agents particuliers, auxquels cette tâche est reconnue 45 . Q u e ces instances soient privées ne les empêche pas, on l'a vu (§833), d'être des institutions « d'Etat », d'un Etat de droit mondial de classe, qui met en œuvre un filet juridique auquel personne n'échappe, sous le présupposé moderne d'un accord de principe entre tous. Ce caractère étatique mondial de classe se réalise particulièrement à travers la tendance à la constitutionnalisation du droit marchand, perceptible aux échelles nationales ou régionales. Quand les États adoptent la même constitution, qui les déclare également « ouverts » les uns aux autres, ils tendent à se constituer, consututionnellement, comme État-monde de classe. Bref, il y a donc bien un ordre juridique mondial. Et il se caractérise par une tendance à l'absorption du droit public dans le droit privé. 2. Le « monopole de la violence légitime » : voilà bien ce que I ' O N U s'est arrogé par la Charte qui marque sa naissance, interdisant toute guerre, sauf défensive. Mais cet interdit peut sembler n'être qu'une prétention sans vigueur: monopole revendiqué, mais non assuré, puisque chaque État-nation se réserve (autant que cela est en son pouvoir) le droit d'utiliser les armes. Dans ces conditions, parler d'État-monde serait un abus de langage couvrant une erreur conceptuelle. Car il n'y a d'État « conforme à son concept » que là où sa force prévaut en dernier ressort, au besoin par la violence exercée à travers l'appareil policier et judiciaire. Les tribunaux pénaux internationaux ne répondent, au mieux, qu'à une part restreinte de la violence potentielle et réelle à l'échelle globale. Affaiblir le concept d'État-monde en le lestant de cette détermination de « monopole de la violence légitime » reviendrait cependant à le ruiner complètement. Car l'État assume une telle prétention ou il n'est pas. Cela ne signifie pas que l'État détient effectivement le monopole de la violence, mais seulement que la violence privée est considérée comme illégitime. Cette situation n'est cependant significative qu'à la mesure de la capacité de l'État à faire prévaloir sa propre violence sur la violence privée, ou du moins à réprimer celle-ci. Mais cette prévalence est toujours incomplète. En définitive, le monopole étatique de la violence légitime, dans sa teneur wébérienne, signifie seulement que celui qui prétend s'en affranchir devra en payer le prix, plus ou moins lourd selon le poids effectif de ce privilège reconnu à l'institution. C'est bien là le sens de la thèse ici proposée : le monde contemporain n'est pas un État-monde : il est tout à la fois Système45. Ibid, pp. 43-46.

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monde et État-monde. Le Système-monde, avec son cortège de violences « illégitimes », n'est pas aboli par le fait de l'État-monde. Ce qui est exigible de l'analyse méta/structurelle, c'est seulement qu'elle montre que le Système-monde est, sur le terrain de la violence et de sa légitimité, influencé par l'État-monde. Cela ne signifie du reste pas nécessairement moins de violence. Il s'agit d'identifier une détermination réciproque, dans l'ordre de la violence, entre les deux formes sociales totales. Et cela ne peut être vérifié que par l'analyse de la relation entre structure et système qui sera l'objet de la section qui suit (8.4.). 3. O n peut, en second lieu, objecter que, dans l'État-monde ici postulé, rien ne semble observable de ce qui fait censément l'État moderne: ni le pouvoir supposé démocratique, ni la revendication d'une justice sociale, ni la participation politique, bref, rien de ce qui est aujourd'hui porté par la figure du « citoyen ». On répondra que l'État moderne n'est pas doté par nature d'un caractère démocratique et social. Ces traits, dans la mesure où ils existent, tiennent à la récente et relative montée en puissance de la classe fondamentale (ou populaire) au sein de l'État-nation. Quand celui-ci se trouve abaissé, on voit le pouvoir libéral détruire sans état d'âme les institutions sociales et démocratiques nationales, il n'en reste pas moins « moderne », tout comme le sont aussi les régimes dictatoriaux des XXe et XXIe siècles46. De même en va-t-il de l'Étatmonde, sous la dictature actuelle de la finance. Mais, s'il en va ainsi, l'existence d'un « citoyen du monde » semble d'autant plus improbable. Et donc aussi celle d'un État-monde. Car qu'est-ce qu'un État sans citoyen? La question est double. Quelle sorte de citoyenneté mondiale les humains pourraient-ils chercher à se faire reconnaître à l'échelle mondiale quand la décision politique est reconnue aux seuls États-nations? Quant aux personnes qui déjà s'affirment dans la posture de citoyen/ne/s du monde au sein d'O.N.G. ou de forums sociaux — modeste avant-garde, sans grand pouvoir propre, sinon sur une certaine opinion publique - forment-elles un corps civique tel qu'on puisse les désigner comme tels ? Il ne semble en réalité exister de perspective de citoyenneté et de citoyens effectifs que dans le cadre national, voire local. S'il en est ainsi, deux lignes d'investigation demeurent cependant ouvertes. Celle, d'abord, qui, suivant Arendt, mais en retournant l'équation, relierait la notion de « droits de l'homme » à celle de « droits 46. Sur la « modernité » du système stalinien, je m'explique dans Aitermarxisme, op. cit.. pp. 158-162.

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du citoyen » : peut-on établir une certaine corrélation entre l'enregistrement de droits humains universels et l'affirmation d'une certaine citoyenneté universelle? Il reste bien entendu à savoir comment l'entendre. Celle, ensuite, qui retournerait en positif ce qui est d'emblée apparu comme une difficulté: le fait que la citoyenneté active ne soit perceptible qu'au plan national. Il faudrait alors pouvoir montrer qu'une certaine pratique citoyenne nationale possède une effectivité mondiale. Et nous sommes, une fois encore, renvoyés à l'examen ultérieur de la relation entre État-monde et Système-monde (8.4.). En résumé, il n'est pas a priori interdit de désigner l'État-monde comme un « État » au sens propre du terme. Sa consistance concrète ne pourra cependant apparaître que dans sa relation au Système-monde. §835. L'État-monde comme État de classe Dans la perspective marxienne, où l'État est compris comme État « de classe », il reste évidemment encore à se demander ce qu'il en est des rapports de classe au sein de l'État-monde. Cela suppose cependant que l'on remonte du rapport de classe à ce que j'ai désigné comme la « relation de classe » (§316). Les classes à l'échelle de l'Etat-monde La dualité des appareils d'État (monde) — dédiés les uns à l'organisation, les autres au marché — laisse entrevoir une configuration de classe mondiale conforme au schéma méta/structurel d'une classe dominante à deux pôles. Reste à lui donner un contenu socioéconomique et sociologique plus précis. Je reviens donc à la riche description — fondée sur la recherche anglo-américaine contemporaine - qu'en fournit Saskia Sassen: elle dessine un tableau de la structure globale de classe qui a plus qu'un air de famille avec celui que je propose moi-même à partir de l'analyse métastructurelle47. D'un côté, un capital financier, ancré dans les États du Centre, surtout dans l'hégémon, et tendant inexorablement à se métisser : une masse d'actionnaires et d'agents du marché (du capital, des affaires) constitués en force sociale, partageant, inégalement, un certain style de vie et hégémonisant l'ensemble des classes capitalistes nationales. Une force sociale solidaire: la finance mondiale (« les marchés »), face au péril d'une déstabilisation générale, est capable de s'entendre pour le 47. S. Sassen, La Globalisation, Une sociologie, Paris, Gallimard, 2009 [2007), chapitre 5, Classes globales émergentes, pp. 177-198, où la référence « marxiste » est clairement soulignée. Elle discerne trois classes globales émergentes, dont chacune a sa « logique » propre (p. 178). L'une, « partiellement dénationalisée ». dont les agents sont les experts chargés d'assurer le meilleur « profit » (p. 185). La seconde, sa partenaire au sommet, peuple les organismes de « gouvernance globale », orientant celle-ci vers un « projet global » (p. 190). Enfin, une « nouvelle classe globale des désavantagés » (p. 192).

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« sauver » à son profit - en endettant les peuples pour une génération — les économies qu'elle a ruinées par la spéculation. De l'autre, une « élite » de dirigeants-et-compétents, investis dans les organisations internationales à partir de leur position dans les espaces nationaux. Ce ne sont pas là de nouvelles sortes de classe : ce sont les anciennes classes nationales qui se mondialisent à partir de leur sommet. Ici encore, c'est donc à l'examen de la relation Structure/Système que l'on pourra voir pratiquement à l'œuvre cette articulation de classe. La « classe fondamentale » s'annonce plus problématique. Comment la discernerait-on à l'échelle du monde quand il est clair que les nations impériales exploitent globalement les nations prolétaires ? Quand le vêtement qui a demandé vingt heures de travail au Sud se trouve sur le marché mondial au même prix que le médicament qui en a demandé une heure au Nord, les « temps-de-travail » s'échangent si inégalement entre producteurs-consommateurs de ces deux « mondes » qu'on peut se demander quelle sorte de communauté de classe peut exister entre eux. J'avancerai pourtant qu'une telle inégalité, inscrite dans le contexte de la hiérarchie impérialiste des nations, ne délégitime pas le concept de classe fondamentale à l'échelle mondiale. C'est ce que suggère déjà le fait que, sous le régime néolibéral, les travailleurs se trouvent progressivement mis en concurrence à l'échelle universelle. Pour aborder adéquatement le problème, il convient cependant de prendre la question des classes de plus haut: remonter en deçà des rapports de classe, y compris d'exploitation, jusqu'aux facteurs de classe. Le rapport moderne de classe, on l'a vu (§§222-224), n'a aucune consistance spécifique en dehors du type de relation interindividuelle (tout à la fois de chacun à chacun et entre tous) inhérente aux deux « médiations » selon leur double face économique et politique, jusqu'à la forme structurelle « englobante », celle d'Etat, communauté politique. L'État moderne de classe est donc aussi, comme tel, un Etat d'individus. Les rapports de classe se déclinent en « relations interindividuelles de classe ». Car c'est toujours aussi à titre d'individus que les modernes s'affrontent sur le terrain politique où la lutte de classe a pour enjeu le pouvoir d'État. Celui-ci n'est ni un simple instrument de la classe dominante, ni une institution tendanciellement autonome, mais aussi l'enjeu permanent et suprême de la lutte de classe. Le rapport de classe n'est pas seulement ce qui sépare, ce qui clive, mais aussi ce qui rassemble dans les conditions de ce clivage. Or chacun, dans ce rapport moderne de classe, se trouve impliqué au titre de sujet assujetti mais aussi au titre de sujet de droits, censément égal 265

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à tout autre, motivant des luttes communes. Dans l'État-nation, les individus s'inter-interpellent (amphibologiquement, comme libres/ assujettis) dans les conditions d'une certaine communauté, nationale, matérielle de vie et de discours. En va-t-il de même à l'échelle monde ? La mondialité matérielle-idéelle individuelle de classe A l'idée d'une emprise nouvelle du droit commercial international sur les individus, on pourrait objecter que celui-ci existe depuis fort longtemps. Il importe, en réalité, de considérer la densité des interactions, par où la « quantité se transforme en qualité ». La densification des rapports marchands (et des « relations » qui en découlent) se mesure à l'importance qu'ils prennent en termes de valeurs d'usage, dans la vie individuelle-sociale des personnes, et jusque dans leur subjectivité. O n trouve, chez certains économistes, l'étrange idée selon laquelle « l'économie » aurait été tout aussi mondialisée en 1900 qu'en 2000. Tout dépend évidemment de ce que l'on entend par là. En 1900, la production capitaliste est certes déjà très internationalisée : largement destinée à l'exportation. (De même les marchés financiers dans les années 30.) Mais cette sorte de « mondialisation » n'a pas la même signification existentielle, bio-sociale et socio-politique, que celle d'aujourd'hui. La planète est alors peuplée à 80 % d'agriculteurs/ trices, qui vivent à 80 % soit en auto-consommation (si, du moins, on y inclut le travail domestique, massivement consommateur d'heures de care), soit dans un cercle de coopération et d'échanges où prévaut la dimension locale. La mondialisation, même si elle a dès cette époque commencé à produire les catastrophes que décrit Mike Davis48, n'a pas encore la densité biopolitique qu'elle présente aujourd'hui. La « nationalisation » de la vie et du destin des personnes — c'est-à-dire leur inscription dans un contexte économique et politique national (versus familial, local, tribal), facteur d'une identité nationale - demeure un phénomène encore inachevé, surtout dans les grands espaces ruraux du Sud. Mais déjà elle se trouve en concurrence (et entre en collusion) avec une « mondialisation » tout aussi « subjectivante ». Dans la vie des plus pauvres, la part vécue « mondialisée » s'est aujourd'hui, avec la destruction des anciens dispositifs productifs, incomparablement accrue : consommation de produits importés, travail dans des circuits de ressources et de production appropriés par l'étranger, ou relevant de la migration, standards de consommation, flux d'information et de communication, etc. La case de naguère au village et la baraque du bidonville (ou l'appartement du grand ensemble) n'abritent pas les

48. Mike Davis, Génocides tropicaux, Paris, La Découverte, 2003.

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mêmes sortes de sujets49. De nouvelles solidarités locales apparaissent certes50, mais elles se définissent par rapport à un jeu d'identités au-delà de frontières définies. Et l'on comprend que l'on ait pu voir, en des jours de révolte ou de révolution, des citoyens ainsi matériellementidéellement constitués s'adresser en masse directement, à travers le jeu de miroirs de l'Internet et de la télévision - au nom de la démocratie, langage commun et prétention supposée commune — à leurs partenaires de la communauté mondiale, avec le sentiment que cela s'impose, et que là peut-être est le recours, s'il en est un. La communauté de prétention discursive dans laquelle émerge l'Etat-nation moderne n'a pu advenir qu'avec l'avènement d'une langue commune lui permettant de se faire valoir comme « rationnelle » et « raisonnable » au sens ici donné à ces termes, soit d'une capacité d'articuler l'interindividuel et l'entre-tous, de communiquer sur le mode de la prétention légitimable par le discours échangé51. Or cette communauté de langue est aujourd'hui donnée à l'échelle territoriale ultime, celle de l'Etzt-monde. Elle n'est pas le seul fait de la langue anglaise, qui n'est qu'un facteur d'un processus plus général. Elle découle, me semble-t-il, de la traductibilité immédiate de toutes les Langues qui permet la communication entre tous. Traductions et communications, éminemment appropriables, viennent certes redoubler les relations de domination. Mais la « langue universelle », sans laquelle l'État-monde serait impossible, n'est pas à attendre d'un avenir fantasmatique et improbable. Elle existe : c'est la faculté universelle de se comprendre et de se faire entendre sur des vecteurs efficaces, téléphone, radio, télévision, Internet, à travers des procès de traduction immédiate. Chacun peut de quelque façon s'instruire, « en temps réel », dans sa propre langue, des affaires communes du monde. Potentiellement du moins, chacun se trouve de ce fait - même sous le bombardement médiatique, sous la manipulation de la propagande et de la publicité — appelé à en être le témoin et le juge. Cette communauté du langage — reliée à cette interdépendance au sein d'un processus global vécu de production-consommationdestruction, dans un ordre de droit dominé par la marchandisation néolibérale - fait que les humains dans leur ensemble accèdent, potentiellement du moins, à quelque pouvoir d'inter-interpellation au sein 49. C'est ce dont témoigne de multiples façons le livre de Marc Abélès, Anthropologie de la globalisation, Paris. Payot, 2008. Voir notamment les incessantes négociations par chacun de son identité, p. 208. Cellesci, qui ne relèvent pas de « l'intériorisation » d'une situation purement subie, s'inscrivent dans une grammaire de « l'interpellation ». 50. Cf. Serge Latouche, La Planète uniforme, Paris. Climats, 2000, pp. 169-182. 51. C'était là l'objet du §316, au chapitre 3 ci-dessus. La parole entre sujets dotés d'une langue nationale.

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d'une communauté politique d'être-au-monde. Cela ne fait pas des « citoyens du monde ». Mais, dans la plus extrême aliénation, se trouve ainsi levée l'impossibilité de concevoir une citoyenneté à cette échelle.

8.4. Analyse structurelle-systémique : le concept concret d'État-Système-monde L'approche métastructurelle et structurelle de l'Etat-monde reste abstraite. Car celui-ci n'existe qu'impliqué dans le Système-monde. L'Etat-monde se forme et se transforme à travers des pratiques qui sont celles de son entrelacement à l'ordre systémique. Je me propose, en premier lieu, de montrer que cette interférence concrète n'est pas à prendre pour une simple relation d'ensemble entre les deux modes, systémique et structurel, de la totalité. Elle s'établit, d'une part, entre le national et le mondial, soit entre l'État-nation, simple cellule du Système-monde, et l'État-monde comme Structure globale émergeante ; et d'autre part, entre le local et le mondial, à travers une articulation décisive, celle de la «ville globale » (§841). À partir de là, j'étudierai la collusion entre Système-monde et État-monde, qui place celui-ci au service de la domination systémique (§842). Puis, la sorte de contradiction au Système qui appartient néanmoins à cet État-monde, État-de-classe moderne mondial et comme tel porteur de traits nouveaux (§843). §841. Etats-nations et viUes globales comme « lieux » de l'Etat-monde Je partirai de recherches récentes, notamment celles de Saskia Sassen52, qui dessinent les processus d'une dénationalisation et d'une reterritorialisation à l'échelle globale. Et je tenterai de conduire ces analyses à leur terme, en montrant comment s'y profile une occulte étaticité mondiale. Les deux types d'appareils d'État-monde (correspondant aux deux pôles structurels) décrits ci-dessus, celui des organisations publiques supranationales (§832) et celui des institutions d'État privées du marché capitaliste (§833), se développent respectivement 52. Voir notamment La Globalisation, Une sociologie, op. cit. et Critique de l'État, Territoire, Autorité et Droits de l'époque médiévale à nos jours, Paris, Demopolis, Le Monde Diplomatique, 2009 [2006], L'école altermondialiste illustrée en France notamment par les économistes d'ATTAC (Michel Husson, Thomas Coutrot, Jean-Marie Harribey, Dominique Plihon et d'autres) présente une grande affinité avec le courant matérialiste historique et géographique mondialisé auquel elle se rattache. Ces auteurs pourraient tout aussi bien être associés aux diverses propositions sur lesquelles je « prends appui » Le propre de la démarche de Sassen est de lier étroitement économie et sociologie.

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sous l'impulsion de l'État-nation et dans le contexte des villes globales. 1. Sassen souligne la pan décisive que l'État national prend à la mondialisation, assumant le rôle formel, la « part du négatif » : la charge de la « dénationalisation ». Loin de disparaître, il connaît une paradoxale reviviscence en mettant en œuvre sa propre déconstruction, à l'inverse d'un travail séculaire de construction nationale. Mis en concurrence, les divers Etats se trouvent, on le sait, soumis à l'injonction de s'adapter aux normes néolibérales (qu'imposent les instances mondiales : O M C , AGCS, TRIPS...), de les intégrer dans les constitutions et législations nationales, dans leurs systèmes administratifs locaux, au détriment des droits civils et sociaux acquis de longue date. Il faut, me semble-t-il, pousser cette analyse jusqu'au bout, c'està-dire jusqu'au point où le négatif se retourne en positivité mondialeétatique. S'il en est ainsi en effet, la politique nationale, celle des gouvernements en place, dès lors qu'elle s'emploie à privatiser, marchandiser, déréguler et financiariser, devient une pratique étatique mondiale en ce qu'elle consiste à se soumettre activement à un ordre universel commun, et donc à participer à son établissement. Un tel ordre tend à s'imposer à tous les acteurs économiques sur tous les territoires, à les contraindre à se conformer à la sanction d'une logique de l'efficacité comprise en termes de profit, sous peine de disparaître, exclus de la compétition globale. En cela, il ne s'agit pas seulement d'une pratique nationale sur un échiquier mondial : l'autorité nationale, puissance du négatif, représente et met en œuvre dans l'enceinte de la nation un pouvoir étatique mondial, qui tend ainsi à se constituer. Entre les deux termes associés, « État » et « nation », comme le souligne encore Sassen, l'équilibre se modifie. Le déclin de la nation, qu'illustre l'affaiblissement de la loyauté nationale et de la citoyenneté démocratique, est à lire à la lumière du nouvel essor de l'État national, qui accroît sa distance par rapport aux citoyens et son contrôle sur eux. Mais il ne s'agit pas seulement ici d'État et de citoyens en général. Car tous les ci-devant citoyens ne sont pas semblablement concernés. C'est une montée en puissance du pouvoir de la « finance » (la « dictature des marchés ») à l'encontre de la classe fondamentale qui s'opère dans le transfert de prérogatives du législatif, par où « le peuple » se faisait quelque peu entendre, à un exécutif qui opère dans le secret, dans le temps court des décrets, par simple réinterprétation occulte des lois en vigueur, entouré d'agences « indépendantes » spécialisées. Par où se profile la force sociale qui gouverne cette pratique étatique globale : le capital mondial en tant que classe. 2. Al' autre « frôle » (au sens métastructurel de ce terme), ce sont les 269

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appareils d'État privés du marché capitaliste, qui détiennent, on l'a vu, le rôle positif, substantiel, celui de la détermination concrète d'un droit mondial, qui se construit dans chaque segment d'activité économique — lex constructionis, lex informatica — prenant force de loi universelle. Dans cette tâche, le capital, en tant que « global », s'appuie sur une nouvelle territorialité, que Sassen a bien mise en lumière: le réseau des « villes globales », nouveau balisage de la planète, lié à de nouveaux développements technologiques qui ouvrent à une ère nouvelle, celle du numérique. L'économie numérisée, que l'on pourrait croire immatérielle — et qui l'est en un sens, douée d'une hypermobilité instantanée — trouve dans les villes globales l'énorme concentration locale de moyens matériels, bureaux, machines, et de personnels hautement qualifiés, mais aussi de travailleurs tous usages, pour une part venus d'ailleurs, une population immigrée transnationale, qu'elle requiert tout autant. Ces villes globales aux multiples fonctions définissent un nouveau concept de territoire en ce qu'elles sont proches non pas de leur environnement, mais de leurs semblables de par le monde, configurant au-dessus des frontières une constellation mondiale fonctionnelle. Elles constituent les sites des centres financiers, des bourses globales, des cours d'arbitrages (qui court-circuitent les juridictions étatiques), des agences de notation, des grands services techniques, juridiques et financiers dont le capitalisme néolibéral a besoin. C'est, souligne encore Sassen, la dispersion économique elle-même qui exige un renforcement des fonctions centrales. Lieux d'intérêts détachés du contexte national, lieux de savoir-faire et de moyens instantanés de communiquer, elles forment la trame d'une spatialité globale, laquelle s'impose à la territorialité hiérarchique des États-nations, qui conduisait du local, par le national, à l'international 53 . 3. Le territoire national constituait l'enjeu d'une appropriation collective éminente par la nation 54 . La mondialisation néolibérale instaure une dynamique d'expropriation et de réappropriation, elle aussi territoriale, impliquant cette fois un rapport étatique-mondial de classe. Par contraste avec une approche exclusivement systémique (qui est souvent celle des marxistes), centrée sur le seul Systèmemonde impérialiste, la démarche de Sassen permet de comprendre 53. D'un autre côté, l'importance prise par les diasporas (qui se concentrent dans les villes globales) et les nouveaux États-cités (tels que Singapour ou Hong Kong) est significative du phénomène systémique mondial. On retrouve là des figures déjà récurrentes dans les systèmes-mondes anciens. L'hybridité culturelle spécifique qui se diffuse à partir d'elles n'en a pas moins un parfum de culture mondiale universellement disponible. 54. Cela légitime la désignation du « national » comme affaire « privée », face au « public ». que représente l'ensemble des nations (cf. K. Abbot, 1992. cité par S. Sassen, Critique de l'État, op. cit. p. 126).

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pourquoi le mondial doit être appréhendé pour lui-même, dans sa forme Structurelle étatique. Le droit mondialisé croise et redéfinit à divers niveaux la configuration nationale-systémique. Il tend, on l'a vu, à substituer à l'ancienne diversité des droits selon les nations une segmentation juridique mondiale par branche ou type de problème. Il fait interférer sur le même pied des acteurs nationaux et des acteurs privés. Il favorise le métissage entre les capitaux et entre les impérialismes. Il crée aussi, subtilement, de nouvelles frontières: c'est ainsi, souligne encore Sassen, que de « très importantes personnes » transportent avec elles leur territoire, ayant de fait immédiatement accès en tout lieu du globe, en vertu de dispositions juridiques « globales » les concernant. C'est encore par ethnocentrisme, imbus d'État-nation, que nous parlons d'immigration 55 . En réalité, les personnes migrantes ne sont plus seulement immigrantes : elles manifestent que la planète est le territoire de la « cité commune » en ce qu'elles sont convoquées, arrachées à leurs lieux de vie non pour les besoins d'un Etat-nation, mais en fonction d'une demande et des effets de l'économie mondiale (de profit). Leur venue témoigne non pas de ce que nous serions « envahis », mais (et c'est cela le plus troublant, au point de ne pouvoir être formulé) que nous sommes tous désormais assignés à un territoire mondial commun - dans la forme re-territorialisée d'un puzzle dont les pièces aux couleurs claires sont interdites au plus grand nombre — sur lequel les appareils d'État nationaux assurent localement les fonctions de basse police (mondiale) au service d'un capital mondialisé. La mer ouverte reliait les nations. Le ciel infini d'Internet unifie le monde - en même temps qu'il le fragmente, à l'infini. Il me semble paradoxal que le concept d'« État-monde » soit notoirement absent du discours de Sassen. A ses yeux, le déclin actuel de l'État-nation signalerait une reprise de ce « temps des villes » que fut, selon Braudel, celui de l'économie-monde médiévale. Il me semble au contraire significatif que celle-ci se soit concrétisée en un système-monàe. au sens de Wallerstein. Par contraste, aujourd'hui, ce « retour des villes » que Sassen identifie à juste titre comme formant la trame d'une nouvelle « économie-monde », s'opère dans le cadre politique renouvelé d'un État-monde interférant dans ce Système-monde. On comprend ainsi que j'aie pu, pour ma pan, établir une tout autre relation entre la situation présente et ce « commencement médiéval »: j'ai identifié dans 55. « Une grande partie de ce que nous continuons à narrer dans la langue de l'immigration et de l'ettinicité est en fait une série de processus qui ont à voir, tout d'abord, avec la globalisation de l'activité économique, de l'activité culturelle et de la formation de l'identité, et ensuite avec le caractère racial de plus en plus marqué de cette segmentation du marché du travail ». La Globalisation, op. cit., p. 119.

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la « commune » (italienne notamment) l'expérience historique à prendre en considération pour une historiographie conduisant jusqu'au temps présent, où émerge un État-monde. Soit dans la ville non pas seulement en tant que ville parmi d'autres villes dans le maillage d'une économiemonde, mais en tant que lieu où apparaît une souveraineté « sociopolitique » de type moderne (il restera encore à examiner ce qu'elle peut signifier en termes de citoyenneté à l'échelle globale). 4. Il reste à savoir pourquoi ces « appareils » étatiques mondiaux, et par là aussi l'État-monde lui-même, restent proprement invisibles. La raison en est, me semble-t-il, que cet État-monde est un État néolibéral. Ce qui le caractérise comme tel, c'est qu'il n'entend connaître que le marché (capitaliste), récusant l'autre pôle de la coordination rationnelle-raisonnable à l'échelle sociale : celui de l'organisation. Il abonde certes en organisations supranationales. Mais ces organisations ne sont pas des vecteurs de projets substantiels, articulant des moyens et des fins, auxquels pourrait s'atteler une organisation concertée 56 . Elles ne sont qu'organisations du marché (capitaliste). En cela l'État-monde néolibéral diffère des États-nations, au sein desquels - dans la mesure du moins où ils sont encore « nations » - des normes civiles et civiques, des objectifs concrets, économiques et sociaux, se trouvent affirmés, supposés discutés par un Parlement et supposés mis en œuvre par un gouvernement, c'est-à-dire, en réalité, objets d'une confrontation de classe. Et c'est à cette condition que « l'organisation » est autre chose qu'organisation de marchés. La prétention néolibérale d'un « droit (mondial) sans Etat », d'un droit séparé de la politique, couvre en réalité l'affirmation d'un pouvoir capitaliste d'État. La dissimulation se situe à trois niveaux fonctionnels. D'une part, les forces sociales (marchandes capitalistes) dominantes dissimulent l'étatique mondial sous l'apparence « internationale » des organisations supranationales sous contrôle systémique: leur étaticité marchande se cache sous les traits consensuels d'une association discursive entre les nations. D'autre part, les institutions privées, ancrées dans les villes globales, qui, dans chaque secteur d'activité, produisent substantiellement le droit mondial et en assurent pour une part essentielle la gestion ne sont censées être là, transcendant les frontières, qu'au service d'un ordre « professionnel » rationnel reconnu comme tel. Enfin, c'est dans ces conditions que les Etats nationaux — qui agissent au nom d'un pouvoir global de classe dont ils sont les succursales à la fois législa56. Des organisations « à fins concrètes », telles que l'UNESCO. l'OMS ou l'OIT sont certes significatives d'un avenir possible, mais, on le sait, elles n'exercent présentement qu'une influence marginale sur le cours du monde.

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tives (chargées de donner au droit mondial sa couleur locale) et exécutives (garantissant l'exécution des contrats et une inflation contenue dans les limites compatibles avec l'objectif de profit) — peuvent faire office de filiales sans qu'apparaisse jamais la maison-mère. En bref, c'est le régime néolibéral lui-même — drapé dans la forme idéologique qui lui est inhérente — qui nous empêche de voir que l'État-monde, sous son hégémonie, précisément, déjà existe. C'est parce que le monde devient marché qu'il parvient à se cacher comme Etat. §842. L'Etat-monde en collusion avec le Système-monde: l'Etat systémique Par collusion, j'entends le fait que cet État-monde se trouve mis au service des puissances dominantes du Système-monde. Je tiendrai ici pour acquis le fait que les institutions qu'on nomme « internationales » sont régulièrement instrumentalisées par les Centres systémiques et en conséquence mises au service des intérêts capitalistes dont ils sont le support. J'ai, par ailleurs, argumenté ci-dessus (§832), que ces instances ont en réalité un caractère non pas transnational, mais supranational, c'est-à-dire étatique-mondial. Il ne me reste donc qu'à faire le lien entre ces deux propositions : examiner la nature de ce que l'étatique (mondial) apporte comme tel, comme étatique, à la domination systémique. Le sujet est évidemment très vaste. Il faudrait considérer non seulement l'ONU mais aussi l'ensemble des institutions qui l'entourent (Banque mondiale, FMI, OMS, OIT...) ou se développent en parallèle (OMC...) ou en concurrence (OCDE, G20), les instances olympiques, etc. Il faudrait tenter d'examiner en chaque cas, sur tous les sujets droits de propriété intellectuelle, droits commerciaux, migrations, restrictions écologiques, etc. — la part des intérêts capitalistes généraux et celle des Etats dominants comme tels. Je me bornerai à examiner la place de l'ONU dans les relations de violence à l'échelle mondiale et notamment entre les États. Il resterait bien sûr à savoir dans quelle mesure ce « cas particulier » fournit une indication d'ensemble, ou du moins une lumière oblique sur les autres institutions mondiales. Cari Schmitt, on l'a vu (§823), avançait qu'une autorité politique est par essence nationale. En conséquence, quand la Société des Nations, en prenant des sanctions contre l'Allemagne, s'érigeait en autorité morale universelle, il n'en découlait aucune légitimité politique. Sous le masque d'une agence universelle, certaines nations se regroupaient pour s'autoriser à traiter leurs ennemis en criminels. Cette objection semblerait cependant tomber d'elle-même dès lors que 273

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surgit une O N U issue d'un accord universel entre les États, fondateur de droit politique. Une telle institution est justifiée à revendiquer, à l'échelle ultime, le monopole de la violence légitime, à proclamer l'interdiction de la guerre, à s'arroger l'usage exclusif (sauf légitime défense) de la force armée à l'encontre d'une nation particulière 57 . O n observera cependant qu'une telle proclamation ne suffit pas à assurer l'existence réelle d'un État-monde. Car ce n'est pas la proclamation mais la détention, soit l'exercice effectif, d'un monopole de la violence légitime qui définit l'État moderne comme tel. Il y faudrait en l'occurrence une force de police mondiale relevant exclusivement d'un pouvoir étatique mondial et capable de s'interposer entre les grandes puissances. Or, dans les faits, il n'y a pas d'accord universel pour doter l ' O N U d'une force armée qui lui soit propre. L'ONU ne peut donc exercer un tel pouvoir de police qu'en engageant l'armée de certains États ou groupes d'États contre celle de tel ou tel autre. Elle ne peut, en conséquence, procéder que par la proclamation de « résolutions », dont l'application est laissée à l'initiative de pouvoirs nationaux particuliers. Il en est exemplairement ainsi des lois « antiterroristes », qu'elle laisse aux états le soin d'appliquer, c'est-à-dire principalement aux états du Centre, seuls en mesure de le faire, et qui se trouvent ainsi légitimés à identifier leurs « terroristes », à combattre comme tels leurs ennemis, ou ceux qui leur résistent. O n sait qu'à diverses reprises (Irak, Bosnie, Afghanistan...) l'hégémonie politique des Grands leur a permis d'obtenir de l ' O N U une autorisation, soit formelle soit indirecte, pour se lancer dans de grandes entreprises guerrières, en fonction d'intérêts politico-économiques stratégiques. Dans ces conditions l'État-monde renforce le pouvoir des puissances dominantes du Système-monde. En ce sens, la situation est pire que ce que décrivait Schmitt, car elle donne à leurs initiatives le sceau d'une réelle légalité. Cela ne signifie pas qu'un tel pouvoir d'instrumentalisation soit absolu. O n y viendra précisément au §843. Mais, dans la mesure où il s'exerce, il entraîne une perversion spécifique du concept d'État-monde et de droit étatique. Il apparaît une violence de qualité nouvelle, qui relève de ce qu'il faut désigner comme « l'État systémique ». Encore une contradiction dans les termes qui traduit une contradiction réelle. Et surdéterminée. D'une part en effet, l'État systémique se manifeste en ce que l'on voit maintenant la police s'exercer par le moyen d'une armée, c'est57. L'ONU - par la vole du Conseil de Sécurité, son organe le plus efficient et le moins légitime - franchit un pas de plus lorsqu'elle se pose en protectrice des citoyens contre la violence de leur Etat(Libye, 2011, entre autres exemples). Ce qu'il en est effectivement est une autre question.

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à-dire sous la forme de la guerre. Une « armée » se trouve en position de postuler au statut juridique de « police », auquel appartient le droit reconnu de saisir ou, au besoin, de tuer des concitoyens dont la conduite est dénoncée comme criminelle par les représentants légitimes de la communauté politique. Et, lorsqu'il ne s'agit pas seulement d'arraisonner des gouvernements, mais les masses humaines qui les suivent, ce que ces armadas revendiquent, c'est le monopole de l'extermination de masse, à l'encontre de la force adverse : le privilège de détenir et de mettre en œuvre les armes qui permettent de faire disparaître massivement ceux qui ont été identifiés comme des « ennemis de la patrie » mondiale commune". La mission mondiale dont elles ont la charge est celle de la Terreur : Terreur d'État. Terreur d'État-monde. O n doit, d'autre part, être attentif au fait qu'il ne s'agit pas seulement d'une question de droit, mais de pouvoir policier effectif. Dans ce déploiement militaire vient en effet paradoxalement à se réaliser la quintessence de la police: le pouvoir effectif de tuer sans être tué. Le monopole étatique de la violence légitime, n'est en effet parfaitement assuré que lorsque le policier se trouve lui-même effectivement sécurisé, protégé contre tout risque de violence, étant le mieux armé. La logique d'une police mondiale parvient à son point de parfaite réalisation quand, par exemple, la communauté politique en vient à décréter une zone d'exclusion aérienne, assurée par une force appropriée. L'État-monde, respectueux de la propriété nationale dont chaque État dispose sur son propre territoire, s'adjuge alors soudain, pour un temps du moins, la propriété éminente du ciel... Il mondialise et « sécurise » un coin du ciel. Dans les nuées célestes siège la force de police de l'État-monde, divinité inaccessible, frappant les justiciables. O n peut alors dire de la police ce que Marx disait de l'or, devenu monnaie universelle de la « grande République mondiale » : seine Daseinsweise wird seinem Begriff adaquat, « son mode d'existence devient adéquat son concept ». Elle réalise son concept : elle a le pouvoir effectif As. tuer sans être tuée. Ce qui ne peut se réaliser que dans les conditions de la parfaite suprématie militaire dont seule peut disposer la coalition des États du Centre, sur une force nationale armée périphérique. Par quoi un pouvoir étatique, pivot de domination sociale, se pervertit encore, se réalisant comme pouvoir systémique.

58. Irak, 1991, Lybie, 2011. L'analyse proposée par Grégoire Chamayou en termes de « chasse à l'homme » (voir Les Chasses à l'homme, Paris, La Fabrique, 2010) est saisissante de vérité. On peut y ajouter que cette réitération, par laquelle l'homme se retourne lui-même régulièrement en bête, trouve un point d'exaspération ultime quand la mise à mort s'opère dans les termes d'une volonté universelle supposée commune. L'homme est ange et bête, il faut contempler l'ange pour saisir la bête.

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Et c'est cette même onction étatique accordée à la domination systémique que l'on trouve à l'œuvre dans le déploiement des organisations internationales-mondiales59. L'Etat policier ne s'identifie cependant pas à l'Etat-Terreur. Un cas extrême est celui où c'est l'OTAN, l'institution impérialiste par excellence, qui se charge de la besogne, au vu d'intérêts impériaux définis, mais avec l'aval de l'ONU, à l'encontre d'un pouvoir dictatorial lui-même partie prenante du Système, et en réponse à une volonté populaire de liberté qui n'est pas d'avance nécessairement promise à la même aliénation structurelle-systémique. On voit ici pointer la multiplicité des surdéterminations contradictoires. §843. L'Etat-monde en contradiction avec le Système-monde Par « contradiction », j'entends ici spécifiquement la convergence possible entre le potentiel d'émancipation que recèle la forme structurelle État-de-classe moderne (et qui reste encore à faire apparaître) à l'échelle monde et celui qui s'affirme dans la résistance des peuples à la domination systémique. Au temps de l'ultimodernité paraît un sujet politique mondial - au sens où l'État-nation comporte une telle « subjectivité », une capacité à dire « nous » — dont l'effectivité pratique est vérifiable dans l'imbroglio du Système-monde et de l'État-monde. Un « nous » hautement amphibologique, divisé par les contradictions de classe et pénétré par les contradictions systémiques60, mais qui, cependant, dans la personne de « citoyens », déclare de quelque façon une communauté politique universelle — tels sont du moins les termes du problème. La prétention métastructurelle globale, d'abord abstraitement analysée au regard d'un État-monde (8.2.), est maintenant considérée plus concrètement dans l'affrontement de celui-ci au Système-monde. Cette interférence ultime entre structurel et systémique, où le second, le Système-monde, s'inscrit désormais dans le contexte du premier, l'État-monde, s'analyse logiquement selon la séquence dialectique métastructure /structure /pratique qui définit le « struc-

59. C'est, on le sait, au nom d'une telle autorité, non seulement internationale, mais étatique-mondiale que le FMI et la Banque mondiale peuvent, après le choc pétrolier de 1973, conformément au néolibéralisme qui s'affirme alors comme la doctrine officielle des États du centre, imposer aux pays du tiers-monde, lourdement endettés par la flambée du pétrole, des « ajustements structurels » qui démantèlent leurs économies nationales. 60. C'est-à-dire clivé aussi entre énonciations idéologiques, utopiques et cryptologiques, au sens donné à ces termes au chapitre 6.

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turel » au sens de l'unité de ces trois termes61. (1) Le présupposé métastructurel se trouve maintenant posé à l'appui, mais aussi à l'encontre de la domination systémique elle-même. (2) La lutte structurelle (de classe) se trouve redéfinie sous l'effet de la relation entre deux niveaux d'organisation étatique: mondial et national. (3) Cela se vérifie dans une pratique de « citoyenneté nationale-mondiale » impliquée dans la condition « micro-macrosmique » qui est maintenant celle de la communauté humaine. 1. La position métastructurelle dans l'espace systémique global Avant l'aube de l'Etat-monde, on l'a vu, la métastructure, la prétention de libertégalité-rationalité énoncée dans le rapport de classe, se trouvait posée dans le cadre culturel d'organisations territoriales séparées, les Etats-nations, qui apparaissaient comme les lieux naturels de résolution supposée de ses contradictions structurelles. Dans l'ultimodernité, elle se trouve contradictoirement posée à l'échelle du monde. On a vu selon quelles modalités idéelles (§§821823). O n en vient maintenant à sa confrontation concrète aux contradictions du Système : elle se trouve alors en quelque sorte réinitialisée. Car, d'un côté, les puissants du Système, dans l'agora mondiale, doivent s'expliquer et se déclarer devant tous dans le langage métastructurellement autorisé de l'État-monde. Ils doivent tout à la fois affirmer des droits humains universels et confirmer le privilège et la mission des États-nations (c'est-à-dire de leurs citoyens), qui en sont censément les juges et les garants. Les puissances hégémoniques, actuelles et potentielles, ne cessent d'entretenir leurs armadas. Mais il leur devient extrêmement difficile de parler de « guerre » ou d'« ennemi »62. Elles parviennent à faire entendre qu'elles sont chez elles chez les autres: elles obtiennent non seulement le droit d'empêcher les agressions (et elles envahissent à cette fin les pays 61. Cette séquence est exposée au chapitre 2 ci-dessus, §§223-224. Voir aussi Tableau 2. Je rappelle que « structure » (et « structurel ») prend selon le contexte deux sens distincts. Soit, par opposition à « système », un sens ample: se trouve alors ainsi désignée en abrégé la relation dialectique « métastructure/ structure/pratique » propre à l'État-nation moderne. Soit un sens restreint, celui de l'élément « formel », ici en position centrale, de cette relation. 62. Voir le discours prononcé par Obama les 29 mars 2011, entièrement consacré à la question des interventions années sur la scène internationale, et où pas une fois n'apparaît le mot « ennemi ». Un mot cher à Bush. L'hégémon (éclairé) ne peut plus avoir officiellement d'ennemi. Sauf ceux qui auraient l'invraisemblable idée de l'agresser. Comme il ne peut plus s'agir d'États, mais seulement d'organisations privées comme Al-Qaïda, il n'y a plus de concept politique universellement recevable qui soit disponible pour légitimer, en l'absence de mandat de l'ONU, l'élimination des agresseurs. Il faut alors, de quelque façon, plaider l'exception. Celle-ci, même pratiquée de façon répétée, ne devient pas pour autant « la règle ». Elle relève des pratiques impérialistes, irrégulières par définition, et non d'un « ordre de règles » qui, comme tel, ne peut être que supranational. Ce qui n'empêche pas les impérialismes, de le mettre, quand ils le peuvent, à leur service L'impérialisme aime aussi « la règle ». L'adage selon lequel « l'exception est devenue la règle » est un peu court

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envahissants...), mais aussi de s'ingérer avec mandat de l ' O N U pour faire respecter « l'ordre démocratique » au sein des États-nations, de certains du moins (ce dont les puissants décident par arrangement mutuel). Non pas ingérence morale, mais politique, légitimée au nom d'une constitution commune qui imposerait à tous le suffrage universel et le respect de ses résultats. Une couverture, bien sûr. Mais que des manœuvres militaires impériales au sein du Systèmemonde puissent intervenir sous le manteau d'une contrainte démocratique supposée être voulue par tous puisque voulue par l ' O N U , cela relève d'un nouvel âge métastructurel. Et le symptôme en est aussi que les vieilles dynasties absolutistes et autres dictatures populistes deviennent des relations inavouables, des appuis condamnés à terme, n'entrant pas dans la forme politique supposée commune et comme telle s'imposant à tous, pouvant donc leur être imposée... D ' u n autre côté, en effet, l'espace étatique-systémique se trouve contradictoirement métastructuré d'en bas. La lutte pour l'émancipation dessine, à chaque instant, un ordre de bataille désordonné, sous la forme indécise d'une infinité d'exigences et d'urgences populaires qui se définissent différemment en chaque lieu, suscitées par l'expérience de l'injustice — laquelle n'émerge pas sans présupposés métastructurels — en termes de misère, de privation de soins et d'éducation, de spoliations en tout genre. Face aux grandes machineries mondiales du marché néolibéral et des organisations qui l'unifient et le confortent, se dressent, dispersées au bas de l'échelle, des multitudes d'acteurs doués de parole. Il émerge ainsi une mondialité discursive commune dans les conditions mêmes de l'émergence d'un État-monde: les forces productives, bouleversant les rapports de production, révolutionnent aussi les rapports sociaux de communication. Cette potentialité nouvelle est mal désignée sous le nom d'« espace public » global naissant, qui évoque une simple possibilité d'échanger opinions et arguments. Car il s'agit en effet de cela, mais aussi de bien autre chose. Il s'agit de déclarations, de proclamations, de menaces, d'appels, etc., portés par des mouvements sociopolitiques nationaux (et non pour autant nationalistes) : soit de discours politiques énoncés massivement par des personnes singulières dans les rues et sur les places des grandes cités, mis en scène et mondialisés par une captation des médias dans la dialectique pratique du portable, de l'Internet et de la télévision - de chacun à chacun et à tous, entre « concitoyens du monde », en même temps qu'entre citoyens insurgés. Le dialogue national, porté sur la scène virtuelle mondiale, se trouve par là de quelque façon mondialisé: il appelle aussi des 278

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réactions citoyennes « internationales » à des déclarations citoyennes mondiales. II s'agit là de beaucoup plus que d'un « espace public transnational » : d'un espace métastructurel mondial, par où les peuples se connectent comme peuples. Il y va d'un monde commun, au sein duquel le pouvoir local ne se justifie, à l'extrême du conflit, qu'en référence à une juridiction mondiale. 2. L'enjeu structurel global La prétention métastructurelle mondiale se trouve concrètement posée dans les pratiques d'affrontement structurel qui donnent lieu à la mise en place des institutions de l'Etat-monde, lesquelles seraient simplement des « appareils » si elles pouvaient être entièrement instrumentalisables. L'ONU n'est pas un cadeau du ciel. Elle advient après le grand massacre de la Seconde Guerre mondiale. Mais il ne s'agit pas là seulement d'une affaire entre des nations lasses de s'entre-tuer. Elle est certes suscitée par l'hégémon US, qui compte bien en faire sa chose. Mais elle apparaît au moment du « grand compromis historique du XXe siècle », à comprendre en un sens plus large que « socialdémocrate », car d'autres forces y ont contribué. À commencer par celles du communisme, qui n'ont pas encore à ce moment (en dépit de vingt ans de stalinisme) montré ou révélé leurs limites. A l'échelle mondiale, une force populaire (capable d'entraîner avec elle des fractions de dirigeants-et-compétents) émergeait dans les années 20 et 30. Pour ce qui est de l'Europe occidentale, elle s'est affirmée durant la guerre, à travers les résistances, et elle a pesé sur les programmes sociaux qui en sont issus. Mais elle a tout autant compté dans les luttes de libération et dans l'idée de communauté politique mondiale qui émerge alors timidement mais irrésistiblement. Cari Schmitt n'avait pas tort de parler de « guerre civile mondiale » et de désigner conjointement Wilson et Lénine comme ses initiateurs, non pas tant au titre de fauteurs d'une telle guerre (comme le seront, aux yeux de Nolte, le nazisme et le communisme), mais parce qu'ils eurent en commun de concevoir et de fomenter l'ordre civil mondial dans lequel celle-ci devient possible, transformant les ennemis en criminels. En réalité, obnubilé par « l'essence » nationale du politique, il ne croira jamais possible un tel ordre politique mondial. Celui-ci pourtant est, de quelque façon, advenu, mais avec des conséquences moins unilatérales. L'ONU, qui, s'arrogeant le monopole de la violence légitime, prétendait interdire toute guerre ultérieure, n'y est pas parvenu. Mais elle a du moins joué un rôle décisif dans le processus de démantèlement (formel) de la colonisation, cette 279

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« guerre permanente ». Et elle a, d'autre part, suscité un réseau d'institutions mondiales qui ont censément vocation d'établir des garanties universelles au plan de l'alimentation, de la santé, de l'éducation, du travail, un ordre judiciaire et pénal de caractère valable pour tous 63 . Ces grandes figures tutélaires n'échappent pas aux puissances de marché capitaliste et d'organisation bureaucratique, qu'elles contribuent au contraire à mettre en place. Mais marché et organisation, ces deux « facteurs de classe » - ces deux pôles de la raison commune retournée contre elle-même —, constitutifs de la structure moderne de classe, restent cependant des biens communs de l'humanité. O n ne s'étonnera donc pas que la classe fondamentale parvienne elle aussi, à ce stade d'ultimodernité, à concevoir le projet de s'en ressaisir en vue de fins conformes aux prétentions d'un peuple-monde. Du moins peut-on attendre que les organisations populaires (politiques, syndicales, culturelles, écologiques) s'engagent dans cette voie. Le critère formel en serait, jusqu'à ce niveau ultime, la visée de maîtriser le marché par l'organisation et celle-ci par la parole partagée : « abolir » ainsi les facteurs de classe64. La théorisation métastructurelle n'a pas vocation à proposer un programme substantiel de réformes. Elle ne peut servir à rien d'autre qu'à la cartographie du nouveau « champ de bataille » à l'échelle du monde. Elle permet d'identifier un point décisif. Au moment de l'ultimodernité, de l'Etat-Système-monde, la domination mondialeétatique néolibérale, rencontre, à certaines conditions du moins, un obstacle dans l'Etat-nation. Celui-ci est en effet le lieu où peut s'affirmer « l'asymétrie métastructurelle » : la préséance de l'entre-tous sur l'entre-chacun, inhérente à la fiction moderne du contrat social. C'est là que se sont cristallisés et peuvent s'exercer des acquis démocratiques issus de luttes du passé. C'est en cela que la lutte émancipatrice de classe à l'échelle monde trouve un allié particulier dans l'Etat-nation. La raison des nations est égoïste, agressive: le national des grandes nations est impérial. La nation exclut. Mais c'est dans l'Etat-nation que les emprises populaires, potentiellement garantes de vie bonne, 63. Voir, par exemple, l'analyse récemment proposée dans Une autre ONU. publication d'ATTAC, Bruxelles. Tribord, 2010, sous la direction de Nils Anderson. 64. Il existe à cet égard deux modes d'articulation de ces trois ternies, soit deux versions de ce qu'il faut appeler une « logique méta/structurelle de subsidiarité ». Dans la perspective de la domination (subsidiarité d'en haut), le marché ne laisse à l'organisation, à la gestion administrative publique que ce qu'il ne parvient pas à gérer lui-même avec profit. Et l'administration ne laisse à la discussion des populations concernées que ce qu'elle ne peut pas régler elle-même, au bénéfice des dirigeants-et-compétents. Dans la perspective de l'émancipation (subsidiarité d'en bas), au contraire, on ne confie au marché que ce qui ne peut être collectivement organisé, et à l'organisation elle-même que ce qui ne peut être assuré par la coopération discursive immédiate. Principes triviaux, mais qui cessent de l'être dès qu'ils sont invoqués dans un affrontement social.

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Au terme territorial de la modernité

sont les plus tenaces (ce qui ne signifie pas qu'il ne faille pas œuvrer à une « Europe solidaire »). C'est là le terrain sur lequel la logique abstraite de l'Etat-monde, celle de la marchandisation générale, qu'instrumentassent les puissances impériales du Centre, rencontre la puissance concrète du peuple. C'est dans ce contexte aussi que les luttes sociales-culturelles du post-colonialisme peuvent trouver leurs arguments contre les exclusions nouvelles : le national est le terrain sur lequel faire reculer l'impérial qui se cache dans le national. 3. Pratique politique: le citoyen du monde Des citoyens, de par le monde, s'associent, s'organisent en vue d'une lutte politique commune. La première grande expérience de mondialisme a été celle du mouvement communiste, issu de l'Association Internationale des Travailleurs, qui a finalement tourné au fiasco, pris dans un double piège : structurel, celui d'un socialisme de dirigeants-et-compétents, et systémique, celui de l'hégémonie d'un nouveau centre territorial. La nouvelle internationale, qui se cherche à travers des ébauches telles que le mouvement altermondialiste, devra résoudre l'équation consistant à faire des mouvements locaux et nationaux des expériences à signification mondiale, capables non seulement de se propager à travers les frontières, mais d'influer sur l'ordre mondial lui-même 65 . À cet égard, une force essentielle réside du côté des peuples insurgés, qui sont immédiatement sous la contrainte de faire valoir le bien-fondé universel de leurs revendications à l'encontre du néolibéralisme et des régimes que leur imposent les puissances du Centre. Tout serait simple s'ils n'étaient eux aussi traversés par les contradictions conjuguées de classe et de système. Mais, quoi qu'il en soit, leur parole en lutte les place aux avant-postes. La révolution n'est plus ce qu'elle était. Il faut savoir la reconnaître dans ses décalages, dans ses retours en arrière. L'histoire est si mal engagée qu'elle ne peut avancer sans prendre du recul. On refait l'expérience initiale, dont la Révolution française est le prototype, en diverses couleurs, orange, jasmin, safran, dans le discours amphibologique de la « liberté ». Mais ce qui se projette ainsi porte le souvenir enfoui (refoulé) de tous les soulèvements qui ont suivi de par le monde, de toutes les insurrections et libérations du XX' siècle. Il nous faut une mémoire au futur pour accueillir les printemps de 2011 dans une plus longue histoire, qui dessine une identité, conflictuelle et 65. On l'a vu par exemple dans la mise en échec du projet AMI. Il faudrait également ici considérer le rôle des O.N.G., significatives de la capacité de certaines fractions des « élites » - plus rigoureusement du pôle des dirigeants-et-compétents, et plus spécifiquement de ces derniers - à s'insérer dans la dynamique de l'Étatmonde selon une alliance soit avec le capital mondial (et ses relais systémiques). soit avec le(s) peuple(s).

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L'ÉTAT-MONDE

toujours incertaine, de l'émancipation. La question d'une citoyenneté mondiale doit cependant, corrélativement, être prise en un sens plus prégnant et plus quotidien, à partir du rapport structurel de classe dans les conditions « micromacrocosmiques » de la relation entre Etat-nation et Etat-monde. O n peut, à cet égard, revenir à l'investigation de S. Sassen. Elle analyse la « dénationalisation » comme une pratique politique par laquelle les exécutifs nationaux mettent en œuvre le procès de la mondialisation néolibérale. C'est là, à vrai dire un thème largement partagé par la critique antilibérale. Nos chefs d'État néolibéraux apparaissent ainsi comme des « citoyens du monde » patentés, entourés de la foule de leurs partisans. O n peut en déduire que, si les potentats néolibéraux nationaux sont, en cela, des acteurs politiques globaux, leurs adversaires le sont tout autant. Pour autant que la résistance est invention, création, ceux qui résistent, du local au national, sont aussi des citoyens du monde, participant à l'invention d'un autre monde. La perspective de la « pratique citoyenne mondiale » se trouve ainsi singulièrement élargie. Les citoyens du monde sont tous ceux qui luttent pour la défense et l'extension des acquis civils, civiques et sociaux, inscrits dans les tissus nationaux, ou déclarés au fondement des nations postcoloniales. Ils contribuent par là à les inscrire dans l'espace institutionnel mondial, comme un fait potentiellement commun, qui remet en cause la logique abstraite de profit propre au néolibéralisme. Cela ne suffit, bien sûr, pas à éteindre les contradictions impérialistes entre des nations inégales. O n se demandera sans doute comment on peut déclarer « citoyennes » (du monde) des personnes dépourvues de « citoyenneté » mondiale reconnue comme elles le sont constitutionnellement dans l'Etat-nation. La citoyenneté se mesure à un ensemble de droits et de capacités de d'intervention, qui sont si faibles à l'échelle mondiale que l'on serait tenté de parler d'un État sans citoyens, comme ce fut le cas des situations prémodernes. L'espace mondial est bien pourtant un lieu de communication citoyenne. Une lutte au Bangladesh pour un salaire de survie et une lutte en Europe pour la réduction du temps de travail communiquent nécessairement entre elles à l'ère de la mise en concurrence universelle des forces de travail: elles participent d'une semblable résistance à la même loi de profit mise en œuvre par une classe mondialisée à travers des appareils d'État mondiaux. De telles causes locales ont en elles-mêmes une signification globale. Et c'est là notamment le cas des affrontements autour de l'environnement écologique immédiat: à mesure qu'ils s'expliquent à eux-mêmes, ils découvrent, de proche en 282

Au terme territorial de la modernité

proche, des responsabilités et des solidarités globales. Bref, la population des « citoyens du inonde » n'est pas à chercher dans une « élite ». La question étatique, pour autant qu'elle est celle d'un Etat-monde héritier de l'Etat-nation, ne réside pas dans les sommets institutionnels, mais dans la multitude, ici et maintenant, dans sa confrontation aux dominations mondiales (étatiques-systémiques) de classe. C'est-à-dire dans une lutte qui a pour espace privilégié l'Étatnation, et les situations locales dont il est fait. En prendre conscience est sans doute décisif pour la cause commune de l'émancipation. Émerge ainsi - en dernière instance à partir des nouvelles conditions, structurales-systémiques, de la production commune de la vie humaine - un nouveau « sujet » politique, qui est l'humanité, porteur de toutes les contradictions de la classe, du genre et du système. Cette « subjectivité » s'articule à d'autres, intermédiaires, des plus locales aux plus larges, comme celles relatives aux nouveaux ensembles continentaux, par lesquels s'esquisse, peut-être, un système-monde polycentrique. Mais la référence ultime est désormais nécessairement l'État-monde, non pas comme projet ou utopie, mais comme forme se produisant au jour le jour derrière notre dos. §844. L'État-monde et la planète Au terme de ce chapitre, se pose la question substantielle: celle de la relation entre l'espèce humaine, aujourd'hui configurée par cet entrelacement entre État-monde et le Système-monde, et la planète qui la porte. L'investigation métastructurelle n'a pas de secret à proposer pour répondre à la question « que faire ? ». Elle peut cependant aider à comprendre pourquoi le marxisme a été « productiviste » et à rechercher à quelles conditions on peut cependant se référer à lui pour prendre les choses autrement. Marx a posé les fondements de l'écologie politique en analysant la production capitaliste comme production de plus-value, c'est-à-dire d'une richesse abstraite, et non pas de marchandises ni de valeurs d'usage. Le capitaliste doit certes vendre ses marchandises et donc produire des valeurs d'usage; mais sa logique est celle de l'accumulation de la richesse abstraite, quelles qu'en soient les conséquences sur les hommes et la nature. Les externalités destructrices lui sont indifférentes. Elles sont hautement désirables dès lors qu elles contribuent au profit. Le capitalisme est donc destructeur. Marx l'a d'avance analytiquement compris, anticipant sur les désastres à venir. Certes. Le « marxisme en pratique », sous ses diverses formes, a cependant été « productiviste », en ce sens précis d'une interfé283

L'ÉTAT-MONDE

rence entre la richesse abstraite et la production des valeurs d'usage. Cela ne tient pas à la « philosophie de Marx » (ou du moins je n'examinerai pas ici cette question complexe), mais à sa théorie. Et d'abord aux conditions socio-historiques dans lesquelles celle-ci a été produite. Marx ne relevait pas socialement du pôle des capitalistes, mais de l'autre pôle, celui des dirigeants-et-compétents, doté d'une capacité critique à l'égard du marché, - et d'intérêts propres. Pour cette raison, quoiqu'ayant par ailleurs choisi, comme beaucoup d'autres intellectuels, « le camp du peuple » (§423), celui du communisme, il formulait spontanément celui-ci dans les termes du socialisme. Il en découlait une compréhension incomplète de la nature de la « richesse abstraite », unilatéralement identifiée à la plus-value capitaliste. Au plan du concept, la chose est en effet à prendre de plus haut. Car qu'est-ce que la plus-value, cette richesse abstraite, si ce n'est une accumulation de pouvoirs sur les moyens de produire et les forces de travail? Soit d'un pouvoir de classe reproductible comme monopole d'un privilège de classe réparti entre des individus. Mais de même en va-t-il, analogiquement du moins, à l'autre pôle, celui de l'organisation-direction. La compétition au sein des hiérarchies de la production matérielle, administrative et culturelle - compétition exacerbée par les orgueils nationaux qu'assument les dirigeants - est l'analogue de la concurrence sur le marché capitaliste. Elle tend à produire le même type d'effets écologiques, comme on a pu le voir dans les sociétés qui avaient « aboli le capitalisme », et comme on le voit dans nos sociétés où les socialismes dirigeants ont à cœur de ne pas en faire moins que les capitalismes. C'est de cette façon aussi, pour une part du moins, que se joue entre personnels dirigeants la lutte pour le pouvoir, même s'il est vrai que « l'abstraction » est ici moindre, dans la mesure où la relation d'organisation, à la différence de la relation de marché, suppose que l'on s'explique, notamment auprès de ceux qui travaillent, sur les fins et les moyens (voir §411 ci-dessus). Le marxisme s'est ainsi, dans une certaine mesure, inscrit dans « l'autre productivisme v66, celui du « socialisme ». Cela ne signifie pas qu'il soit sans ressort critique par rapport au capitalisme, ni que l'un et l'autre se valent. Mais pour aller au fond du problème, il faut un « métamarxisme » qui intègre aussi la critique du socialisme. O n n'y reviendra au chapitre qui suit.

66. On observera cependant que les grandes luttes « antiproductivistes » - celles qui consistent à produire moins : à travailler moins longtemps, à réduire le temps de travail et la durée de la vie productrice (dite « active ») - ont été assez régulièrement le fait d'organisations syndicales et politiques à référence marxiste

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Au terme territorial de la modernité

Ce déficit du marxisme devient particulièrement flagrant avec l'éclairage qu'apporte l'histoire globale, qui introduit la question écologique au centre de l'analyse des sociétés. Depuis le début, les groupes humains ont dû faire face à l'épuisement relatif des ressources qu'ils puisaient dans leur environnement immédiat (ils sont ainsi allés toujours plus loin, ils ont peuplé la terre...). Depuis qu'il existe des États, affrontés à une rationalité de vie collective sur un territoire donné, la question est devenue sensible, donnant lieu à des stratégies, - que Marx, dont l'objet n'est jamais la nation, à laissées hors de son champ théorique 67 . La question est aujourd'hui posée à l'humanité ce qui veut dire : les humains se la posent les uns aux autres - comme le problème étatique mondial qui surplombe tous les autres. Si le marxisme n'est pas spécifiquement équipé pour l'aborder, c'est parce que la perspective qui lui est propre - élaborée à partir de son analyse de la production et de l'appropriation capitalistes, des dominations-aliénations qui s'y attachent - est celle de « l'appropriation sociale des moyens de production ». En dépit de ses ambiguïtés, cette formulation garde une grande valeur heuristique et stratégique. Il reste qu'au regard du caractère destructeur de la production dans la forme moderne de société, la question de l'appropriation commune (sociale) des moyens de production est désormais manifestement à reprendre dans le contexte de la responsabilité commune à l'égard de la nature environnante, la biosphère. Il resterait à savoir si la théorie métastructurelle - ce métamarxisme, élargi de diverses façons — permet de pousser plus loin l'analyse. Ce serait là l'objet d'une autre investigation. J'ai surtout voulu montrer comment cette approche permet de mieux comprendre les contradictions sociales et les dynamiques historiques, la relation entre les divers niveaux de prétention, de pratique et d'intervention. De quelle façon la planète se trouve disputée. De quelle façon il peut être argumenté sur les biens communs, à travers des schèmes philosophiques modernes et leurs critiques contemporaines, que les héritiers du marxisme partagent avec beaucoup d'autres.

67. Je renvoie une fois de plus au livre exemplaire de K. Pomeranz déjà cité.

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9. LE COMMUNISME, CRITIQUE DU SOCIALISME

Aux philosophes, aux citoyens Il y a bien une troisième voie: le communisme. Celle de la plus grande puissance des moins puissants

Cet ultime chapitre ne constituera pas une conclusion, même s'il rappelle les principaux moments du parcours, mais une prise de position, fondée sur la conceptualité élaborée au cours de l'ouvrage, dans un débat qui surgit significativement aujourd'hui autour du « communisme ». Il propose un ensemble de thèses enchaînées qui, parce qu'elles sont faites d'autant de termes à définir et de concepts à (re)construire, ne livreront leur sens que progressivement1. 1. Le communisme s'oppose à la fois, quoique inégalement, au libéralisme, discours de la propriété capitaliste, et au socialisme, compris comme schème idéal des « dirigeants-et-compétents ». Quant au marxisme, il véhicule la visée ambiguë d'un communisme en termes de socialisme. 2. Cette ambiguïté du discours de Marx fait corps avec sa « critique de l'économie politique ». Elle apparaît dès lors que l'on considère non plus le communisme philosophique du « jeune » Marx, mais l'alternative à l'ordre capitaliste qu'esquissent les écrits ultérieurs. Or, de façon surprenante, les interprètes philosophes, qu'ils se réclament ou non du marxisme, semblent impuissants à la reconnaître. 3. Il en découle en effet - et c'est là le point obscur et inquiétant, refoulé — une continuité paradoxale entre le « communisme » de ce Marx dit de la maturité et le « socialisme réel » qui s'est développé à partir de la matrice soviétique. Transparaît aussi un lien entre celui-ci 1. Une première version de ce texte est parue dans Actuel Marx, N° 48. Communisme ?, Paris, PUF, 2010 (épuisé).

Le communisme, critique du socialisme

et les autres socialismes du XXe siècle : un certain air de famille leur vient d'une même matrice marxienne. Dès lors, la réapparition du communisme en philosophie à laquelle on assiste aujourd'hui dans quelques pays d'Europe n'est pas seulement à comprendre comme marquant la fin du deuil d'un monde englouti dans le désastre soviétique, - comme cela semble ressortir du débat en cours. Elle répond aussi, de façon plus immédiate, à une perte ultérieure: à l'effondrement qui frappe les forces sociales du « socialisme dans le capitalisme » (pour reprendre une expression de G. Duménil et D. Lévy) à l'ère du néolibéralisme. Elle signale la recherche d'une alternative à une alternative déchue. 4. Ces prémisses conduisent à reconsidérer les termes qui forment la trame du débat en cours. Celui d'une « idée du communisme » (Alain Badiou), qui pourrait remonter à Platon. Ou bien qui renverrait plus spécifiquement à une exigence d'égalité radicale (Jacques Rancière), dans une société clivée jusqu'à ce jour entre participants et « sans-part ». À moins qu'au capital ne s'oppose une « multitude » (Toni Negri), dont le communisme exprimerait la puissance commune. 5. L'idée communiste semble aujourd'hui chercher sa rédemption, au-delà de la communauté, dans une conceptualité encore inédite du « commun ». S'il en est ainsi, on se trouve ultimement renvoyé à la relation de l'humanité mondialisée à la planète qui la porte. La question qui se pose ici est celle de savoir ce qu'en définitive peut (dire et faire) le « communisme ». Le philosophe-prophète, dont le « jeune » Marx est l'archétype, tend à proposer des formules qui enjambent les difficultés sur lesquelles butent les laborieuses investigations d'une « science sociale », laquelle, il est vrai, ne porte en elle-même aucune pensée de l'émancipation. Quelle sorte de coopération peut-on concevoir entre ces deux formes de savoir ?

9.1. Marxisme et communisme §911. Le communisme dans une théorie de la société moderne Je suis ici la thèse de Marx selon laquelle, pour entrer dans l'infinie complexité de la société moderne, il faut commencer par un clivage premier qui dessine une ligne de partage économique, juridicopolitique et culturelle non pas entre deux groupes, mais entre deux « classes » : c'est-à-dire selon un processus de division qui traverse les individus eux-mêmes et détermine un champ de tendances et de possibilités sur lequel s'affrontent des forces sociales dont la configuration 287

L'ÉTAT-MONDE

varie dans le temps. Selon l'approche « métastructurelle », on l'a vu, dans la société moderne la classe dominante comporte deux « pôles », correspondant aux deux « facteurs-de-classe », le marché qui règle la propriété, et l'organisation (productive, administrative et culturelle) qui règle la compétence. Q u a n t à l'autre classe, je la désigne comme « la classe fondamentale » (celle des salariés et travailleurs indépendants), car elle constitue le support créatif de la société. Les deux « facteursde-classe » ne sont rien d'autre que les deux formes de coordination rationnelle à l'échelle sociale au-delà de la communication directe: ces deux « médiations », dont le potentiel de raison se trouve instrumentalisé en son contraire, s'articulent entre elles pour former le « rapport-de-classe » moderne. La structure de classe ainsi définie ne se comprend que dans son rapport dialectique à cette métastructure que constitue, à l'intersection des deux médiations, la prétention de se diriger sous l'égide du discours partagé entre égaux. S'il en est ainsi, dans la société moderne, la lutte de classe est, on l'a vu, un jeu à trois, où s'indique formellement la place du « communisme ». Tableau 6. Les trois perspectives d'hégémonie Classes

Classe d o m i n a n t e

Classe f o n d a m e n t a l e

Marché

Organisation

(Marché + Organisation)

Foyers d ' h é g é m o n i e

Pôle des Propriétaires

Pôle des Dirigeants-et-compétents

Classe f o n d a m e n t a l e

Perspectives (hégémoniques)

(Social-) Libéralisme

(Libéral-) Socialisme

Récits-Idéologies

Néolibéralisme

« État-social » -isme

Facteurs-de-classe

Récit-Théorie

Communisme (hégémonisant le socialisme)

Marxisme, u n e théorie a m b i g u ë : . C o m m u n i s m e d u point de vue d u Socialisme

Rien, me semble-t-il, ne serait plus illusoire que de jouer le communisme contre le socialisme. Le libéralisme, discours du marché capitaliste, désigne l'adversaire premier; et en ce sens il n'y a pas d'anticapitalisme plus radical que l'antilibéralisme. Le socialisme se réclame de l'autre principe de rationalité, sans lequel on ne peut mettre un peu de raison dans les rapports marchands: l'organisation concertée des fins et des moyens. A ces deux logiques sociales s'attachent deux forces sociales, tout à la fois conniventes et antagonistes : celle de la propriété, qui ne vit que d'appropriation, et celle de la « compétence », qui se reproduit en monopolisant les positions de direction organisationnelle et cultu288

Le communisme, critique du socialisme

relie. Mais ces deux pôles de la « classe dominante » ne sont pas à mettre sur le même pied2. Si le communisme n'est rien d'autre que « le mouvement effectif (wirklich) qui abolit (aujhebt), l'état actuel » (selon les termes de L'Idéologie allemande), il n'est pas à comprendre comme une simple tendance historique: il ne s'oriente certes pas vers un but final à atteindre, mais il n'existe pas en dehors d'une pratique consciente d'elle-même, d'une perspective stratégique. Le communisme, critique pratique immanente à la modernité, ne relève pas d'une autre planète, ni d'une autre société. Il n'est pas une alternative au socialisme. Pour autant qu'il existe, il tend à hégémoniser le socialisme, à le subvertir et à le transfigurer en vue de vaincre la domination capitaliste3. Ce « paradigme métastructurel », proposé aux économistes, sociologues, politologues et théoriciens du discours4, l'est nécessairement aussi aux historiens. De cette structuration sociale5, il faut en effet faire la « généalogie » : en rechercher non pas l'origine (c'est-à-dire le renvoi à des configurations autres que la sienne propre), mais le commencement, dans une conjoncture historique déterminée 6 . Le rapport du communisme à une donnée anthropologique transtemporelle, celle de la parole — capacité humaine qui n'est pas seulement de communication, mais aussi d'interpellation, de reconnaissance - , est de nature purement « référentielle » (c'est là le point décisif, la façon particulière dont l'approche métastructurelle assume le « tournant linguistique » : les discours ne « structurent » pas la société). Et cette référence, c'est-à-dire cette prétention, advint historiquement. Il vint un temps où l'on commença officiellement à déclarer que la vie sociale tout entière devait se conformer aux principes de la parole également partagée entre personnes égales. Dans le tissu même d'une société encore féodale, la commune italienne, en tant que cité-Etat, en vint à se présupposer, dans la matérialité économique de son existence, sous principe républicain, - brève exception. Un tel commencement ne 2. Nous avons, avec Gérard Duménil, tenté de montrer pourquoi. Voir Altermarxisme, Un autre marxisme pour un autre monde, Paris, PUF, 2007. Là où j'identifie une classe dominante à deux pâles face à la classe fondamentale, G. Duménil et Dominique Lévy clivent entre « deux classes dominantes potentielles », les capitalistes et les cadres, et « des classes populaires ». Selon leur analyse, dans le capitalisme, les cadres, en position de classe intermédiaire, sont susceptibles de s'allier soit aux capitalistes soit aux classes populaires, alors que dans des sociétés non capitalistes ils ont vocation à s'imposer comme classe dominante. La divergence conceptuelle, qui apparaît ici notamment dans la notion de « classe intermédiaire », n'empêche pas que se vérifie par ailleurs entre nous une grande convergence d'analyse théorique, historique et politique. 3. Voir ci-dessus, chapitre 4. 4. Voir ci-dessus, chapitre 6. 5. Inséparable de l'autre dimension de la configuration mondiale moderne, qui n'est pas structure (de classe au sein de l'État-nation). mais sysfême-monde : classe et « race » entremêlées au genre. Je laisse ici ces questions de côté. Voir ci-dessus, chapitres 3 et 5. 6. Voir ci-dessus, chapitre 7.

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L'ÉTAT-MONDE

pouvait advenir que lorsque — avec l'apparition des « Arts » et dans la vacance d'un pouvoir impérial supérieur - la co-imbrication marché/ organisation commença à émerger dans une co-implication politicoéconomique poursuivie, à petite échelle urbaine, jusqu'à son terme, celui d'un micro-Etat, prévalant censément comme la forme ultime d'une organisation concertée. Cette immédiateté discursive ne pouvait émerger que sous la forme d'un affrontement, dans la collision entre ces deux médiations, facteurs-de-classe entrecroisés, supports d'une pesante oligarchie. Laquelle, pourtant, ne pouvait entièrement se soustraire aux conditions de cette structuration critico-antagonique. C'est alors seulement qu'apparut l'idée communiste, celle de la subversion des pouvoirs qui naissaient de cette imbrication. D'abord, dans des formes symboliques délégitimant les privilèges entremêlés de la propriété (des « magnats » de la finance et du commerce) et de la compétence (des potentats du patriciat et de l'Église). Dans ce contexte nouveau, elle relève d'une prétention sociale nouvelle (dont elle constitue la « critique interne »), qui diffère de celle de la démocratie, purement politique, des Athéniens, tout autant que de l'universalisme moral du stoïcisme et du premier christianisme. Le communisme, immanent à la modernité, apparaît avec elle. Il n'y a pas de communisme dans l'Antiquité, ni dans la plèbe romaine, ni dans la révolte de Spartacus, ni chez les premiers chrétiens. Ni Platon, ni saint Paul ne signalent une historicité du communisme. Par contre, dès l'émergence la plus floue d'une modernité sociopolitique 7 , dès la commune italienne du XIII e siècle - cet ensemble de révolutions en parallèle par quoi s'ouvre la modernité et qui s'achèvent en défaites durables, premières d'une longue liste — apparaît l'hérétique, cathare et autre, et son frère ennemi franciscain. La ville, dit-on, « respire l'hérésie », qui se propage, n'ayant pas de patrie. Et se perpétue, à travers mille aléas, d'un siècle à l'autre, de hussites en anabaptistes, avant de se trouver un nom post-religieux, celui de communisme. Non par sécularisation, mais parce que l'hérésie — sourde exigence d'égalité, de commun - était bien plutôt le langage provisoire d'une puissance à venir, une puissance que le discours religieux a d'emblée tenté de théoriser. Dun Scott: selon la loi divine et naturelle, le monde est fait pour un usage commun. Discours déjà inévitable, mais alors

7. À la modernité chinoise, qui lui est antérieure, correspondent des insurrections paysannes de grande ampleur, qui témoignent déjà d'une perspective communiste, à une époque où la classe dominante est en position de monopole politique. Elles initient une tradition qui s'affirmera de laçon flamboyante au XIX'siècle avec la révolte des Taipings. Au XXe siècle, quand la politique commencera à devenir l'affaire de tout le peuple, le « communisme » aura ainsi, dès le départ, des couleurs chinoises.

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intenable. Le communisme ne pouvait entrer en scène comme force sociale qu'à partir du moment où la concertation discursive entre personnes supposées libres, égales et rationnelles, progressivement apparue comme le présupposé officiel et eléclaré de l'ordre public, laissait émerger - à travers le déploiement des deux facteurs-de-classe en rapport-de-classe moderne — une classe fondamentale quelque peu consciente de soi, capable de pratiques d'auto-émancipation, d'actes de rupture qui soient en même temps des actes publics de parole, propres à conférer une substance concrète, subversive - menaçante à l'égard des dominants - , à la déclaration de référence, énonciation sociale pratique et non simple énoncé. Il s'agit là d'une disposition structurelle, constitutive de la condition de l'humanité moderne. Le communisme désormais ne cessera de hanter. Il s'éloigne et revient selon les conjonctures, selon les revirements de rapport de force historiques. Chassé par la porte, il revient par la fenêtre. Encore faut-il savoir reconnaître le revenant. §912. Le communisme du Marx» critique de l'économie politique » La philosophie du «jeune » Marx des années 1843 et 1844 est à prendre comme un work in progress. Au terme, le communisme apparaît comme l'objet même de la philosophie, comprise comme recherche de l'émancipation humaine, politique et sociale. Cette « idée du communisme » retentit dans les textes politiques, du Manifeste à La Guerre civile en France, et dans l'œuvre théorique, des Grundrisse au Capital. Elle n'est jamais abandonnée. Mais elle s'inscrit désormais dans un autre contexte de savoir, qui est de nature non philosophique. S'il y a deux Marx, ce n'est pas par changement d'idée, mais par changement de registre épistémique8. Le second communisme de Marx pointe à mesure que se précise sa construction théorique du « mode de production capitaliste ». Dans les Grundrisse s'esquisse une alternative à l'ordre marchand capitaliste. Dans celui-ci, les travaux particuliers s'intègrent au travail universel à travers la médiation d'un « échange de produits ». 8. La tâche philosophique requiert, me semble-t-il, en l'occurrence, que l'on aille jusqu'au bout du travail théorique de Marx, lu dans le dernier état de son œuvre majeure, avec les progrès qu'elle marque et les apories qu'elle laisse. Les philosophes, quand bien même ils s'en défendent, tendent à reprendre ia lecture traditionnelle du Capital à partir des Grundrisse. Ou bien ils préfèrent à la dernière édition, française puis allemande, des années 1872-1873, les textes de la première édition, celle de 1867, que Marx a significativement et souvent à juste titre éliminés. Ce n'est pourtant qu'à ce moment, selon mon analyse, que Marx parvient à définir, à construire conceptuellement, la logique de la « production marchande » comme le présupposé posé des rapports capitalistes (dont la marchandise n'est jamais que le « résultat »). C'est alors seulement qu'il est en condition de donner un sens défini à « l'hypothèse », qui fait une part du débat en cours : celle d'une société sans marché, à venir.

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La coordination entre eux s'opère post festum, « sous l'effet de leurs relations réciproques » sur le marché. L'alternative implique une autre « médiation », qui opère par avance et non après-coup. « Dans le deuxième cas, c'est dans la présupposition elle-même que se tient la médiation ; c'est-à-dire qu'on présuppose une production collective (...). Le travail de l'individu singulier est posé d'emblée comme travail social ». « Au lieu d'une division du travail qui s'engendre nécessairement dans l'échange des valeurs d'échange, on aurait une organisation du travail ayant pour conséquence la participation de l'individu particulier à la consommation collective. »9 Marx ajoute: « Economie de temps et distribution planifiée du travail entre les différentes branches de la production demeurent la première loi économique sur la base de la production collective. Mais celle-ci obtient un tel résultat par voie d'organisation et non d'échange. C'est là un point central du communisme du Marx de la maturité. O n le retrouve dès le premier chapitre du Capital, dans le fameux §IV - Le fétichisme de la marchandise — dont il gouverne toute l'économie. O n ne fera, en effet, disparaître le fétichisme de la marchandise, explique Marx, qu'en abolissant la marchandise elle-même, c'est-à-dire le marché, remplacé par une « réunion d'hommes libres travaillant avec des moyens de production communs f...] d'après un plan concerté » u . À ce niveau initial, l'alternative au marché reste encore abstraite, indéterminée. Elle se précise après l'exposé, aux chapitres 7 à 12, des mécanismes de la production marchande capitaliste : soit au chapitre 13, « La coopération ». Sous ce nom se trouve introduit le mode non marchand de division du travail qui se développera au sein de la manufacture, — objet du chapitre suivant. Ce bref chapitre 13, qui esquisse un tableau du travail en général comme « travail social », est émaillé de formulations significatives. La coopération caractérise l'homme comme « animal social » (référence à Aristote), capable d'un « travail social et combiné »12. Elle est à l'origine même de la « civilisation humaine », reposant alors sur « la propriété en commun des moyens de production »13. « En agissant avec d'autres dans un but commun et d'après un plan concerté, le travailleur efface les bornes de son individualité et développe sa puissance comme espèce. »14 Cette

9. K. Marx, Manuscrits de 1857-1858, Paris, Éditions Sociales, 1980, vol. 1, pp. 108-109 (je souligne). 10. M , p. 108. 11. K. Marx, Le Capital, Livre I, tome 1, Paris, Éditions Sociales, 1978, p. 90. 12. K. Marx, Le Capital, Livre I, tome 2, Paris, Éditions Sociales, 1948, p. 23. 13. Ibid.. p. 23. 14. Ibid., p. 22.

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« socialisation » du travail est le fait d'un « travailleur collectif »15, plus productif que des travailleurs indépendants les uns des autres. Cela suppose une « fonction de direction, de surveillance et de médiation, Vermittlung »16. Mais « l'économiste » a tort d'identifier « la fonction de direction et de surveillance, en tant qu'elle dérive de la nature même du procès de travail coopératif, avec cette fonction en tant qu'elle a pour fondement le caractère capitaliste, et, conséquemment, antagonique de ce même procès »17. Ainsi éclairés, nous parvenons au chapitre 14, §IV, qui oppose le marché et l'organisation : soit « la division du travail dans la société » et « la division de travail dans la manufacture »18. La première se réalise à travers l'échange des marchandises et se trouve régulée par un incessant rééquilibrage a posteriori (soit post festum). Dans la seconde, l'équilibre, selon « la loi de fer de la proportionnalité »19, entre les divers travaux impliqués dans le produit final, qui seul est une marchandise, est réalisé a priori sous l'autorité du capitaliste. O n ne s'étonnera pas que, dans la Critique du Programme de Gotha, évoquant la « première phase du communisme », il reprenne la même problématique : « ce n'est plus par la voie d'un détour », celui de la valeur des produits sur un marché, « mais directement (unmittelbar) que les travaux de l'individu deviennent partie intégrante du travail de la communauté ». L'ambiguïté qui parcourt ces textes, jalons significatifs, tient à ce que l'organisation, oscille entre deux statuts théoriques. D'une part, celui d'une « médiation », analogue au « marché ». Car, comme il l'écrit dans les Grundrisse, « il faut naturellement qu'il y ait médiation, Vermittlung ». Et il en distingue précisément deux : l'échange et l'organisation, alias coopération. D'autre part, celui d'une « immédiation », d'un unmittelbar, au caractère simple, einfach, et transparent, durchsichtig, qui est le propre de la société d'avenir, définie dès le premier chapitre du Livre 1, celle qui réunit « des hommes libres travaillant avec des moyens de production communs », « d'après un plan concerté ». L'argument du Capital est que « la coopération », ou « travail social », qui fait corps avec la nature sociale de l'homme, connaît au sein de l'entreprise capitaliste son ultime développement. Avec la concurrence, les « compagnies » sont appelées à être de moins en 15. 16. 17. 18. 19.

Ibid., p. 20. Ibid., p. 23. Ibid., p. 25. Ibid.. pp. 41 et suivantes. Ibid., p. 45.

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moins nombreuses et de plus en plus vastes au point qu'il n'y en aurait peut-être qu'une seule par branche (voir Livre 1, chapitre 25. §11). La rationalité organisationnelle marginalise ainsi progressivement la rationalité marchande et la propriété privée. Elle organise les producteurs eux-mêmes et les unit dans un procès collectif de production. Elle ouvre la porte au communisme. Tout changera pourtant, puisqu'il s'agira d'un travail combiné « selon un plan concerté » (je souligne), formule récurrente : concerté entre tous, libres et égaux. L'économie s'inscrit dès lors dans un ordre politique nouveau, celui de la « république démocratique » à laquelle tend, aux yeux de Marx, la lutte politique du communisme, celui d'une démocratie radicale. Elle devra en même temps, souligne-t-il, répondre aux mêmes exigences d'économie de temps et de répartition rationnelle entre branches - dont il a fourni une virtuose ébauche aux Livres I et II pour ce qui est du capitalisme. Il est cependant significatif qu'il n'esquisse jamais la moindre tentative pour élaborer un schéma d'économie planifiée, ni même la moindre proposition en vue d'un « plan concerté ». Il formule des principes généraux, associés à des programmes de transition - voir notamment Le Manifeste communiste. Dans La Guerre civile en France, il propose en exemple les réalisations de la Commune de Paris. Son enthousiasme pour les coopératives et pour les idées de fédération, ses convictions politiques, démocratiques, voire libertaires suggèrent que sa perspective est celle d'un « plan concerté » très décentralisé. Mais il ne produit aucun concept déterminé susceptible de donner forme concrète à sa logique sociale constituante. De sa critique de l'économie politique, qui est aussi une théorie du capitalisme, il résulte néanmoins une conclusion décisive, quoique négative-, le communisme présuppose l'abolition du marché. Et il ne lui échappe pas que, lorsque celui-ci disparaît - dans cette « première phase du communisme » — l'ordre social de la production suppose encore le clivage entre travail « manuel » et travail « intellectuel »20, où celui-ci comprend l'ensemble des fonctions de conception, mais aussi nécessairement « de direction, de surveillance et de médiation ». Le paradoxe, ou le pari, est que c'est dans ces conditions que doit émerger la « coopération » comme « association des travailleurs » : l'émancipation communiste. O n sait qu'il en alla autrement et que le projet post-marchand s'est concrétisé en une nouvelle forme de société de classe, un « collec20. Sur ces sujets, voir notamment Ali Rattansi, Marx and the Division ot Labour, Londres, Macmillan Press, 1982

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tivisme » imprévu. Le plan « concerté » s'est révélé aussi problématique que le « libre » marché. Il reste cependant à savoir comment comprendre la relation entre la construction théorique marxienne et le processus historique ultérieur. §913. La déchéance et l'improbable retour du « communisme » Quand les Bolcheviks en viennent à abolir le marché, ils ont toute raison de se réclamer de Marx. Il s'avère pourtant que l'instauration d'une économie « collective » ou « socialisée », organisée « d'après un plan concerté », suscite partout où elle s'impose une institution inattendue, nullement prévue par les promoteurs de l'idée et du mouvement : le parti unique. Dans les termes de l'analyse métastructurelle, ce phénomène historique, qu'illustre la figure de Staline, ne mérite pas le nom de « communisme », mais celui de « socialisme ». O n ne manquera pas, bien sûr, de se gausser de ce grossier subterfuge, qui revient à réhabiliter le communisme en mettant ses crimes sur le dos du socialisme. Cela signifie seulement que ce sont ici, après l'abolition des rapports marchands, les forces sociales modernes de l'organisation qui se sont constituées en classe dominante, dans les institutions de la politique, de la production, de l'administration et de la culture21. Une société fondée sur l'organisation planifiée monopolise l'information, hiérarchise les compétences, légitime et reproduit cette hiérarchie, la sépare du peuple. Une telle économie, de rationalité particulièrement limitée, est particulièrement fragile, propre à démoraliser le corps social. Le fonctionnalisme du parti unique tient à sa capacité à assurer une cohésion idéologique et éthique, au sens gramscien, au processus de la construction économique. Il n'est pas étonnant qu'il ait, jusqu'au dernier jour, nourri ses dissidents et réformateurs, ses martyrs au nom d'un « socialisme à visage humain ». La contradiction interne qui le mine tient à ce que, d'une pan, la « révolution » n'ayant de sens que comme réalisation des promesses de la modernité, elle ne peut pas ne pas mettre en œuvre les rites du suffrage universel, de la représentation, de la loi égale pour tous, etc., et que de l'autre, sous l'égide du parti unique qu'implique le « socialisme », elle porte à l'absolu une tendance générale — mais généralement limitée par le rapport de force — de la domination de classe : la privatisation du pouvoir d'Etat, ici paradoxalement validée par la 21. Une telle approche est assez largement répandue dans certaines traditions sociologiques, économiques et historiennes. Le propre de l'approche métastructurelle est de l'intégrer è la conceptualité de Marx, ce qui implique de reconstruire celle-ci sur la base d'une dualité de facteurs-de-classe.

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constitution. Dans la forme moderne de société, qui implique officiellement un clivage privé/public, le parti unique ne peut pas ne pas être reconnu comme un pouvoir privé, donc arbitraire. Il introduit en effet la plus sournoise perversion de l'institution publique moderne. Il reste que ces sociétés, que j'identifie comme « socialistes », se sont dites « communistes », ont exalté le « communisme ». Mais qu'ont-elles fait en cela de différent de ce que font les sociétés concurrentes, lorsqu'elles se définissent comme des « démocraties » (et je n'entreprendrai pas ici d'expliquer pourquoi elles ne le sont pas...), comme « le monde libre », comme des sociétés où régnent les droits de l'homme, l'État de droit? Le nom est d'autant plus nécessaire que la chose n'est pas. Et c'est corrélativement à ses dispositifs les plus extrêmes de simulacre démocratique, d'embrigadement et de répression politique, de gestion policière, de conformisme culturel, de déportation de masse et d'extermination que le « monde libre » attachera le qualificatif de « communiste ». Au XXe siècle, « communisme » a donc désigné diverses choses. L'élan émancipateur des grands commencements, qui se prolonge dans les luttes anticoloniales et anti-impérialistes. Un mouvement de résistance aux fascismes, nazismes et autres régimes dictatoriaux. Une culture internationaliste. Le mythe subversif d'un peuple de militants. Un impact social de solidarité dans les sociétés capitalistes. Mais il s'est aussi trouvé qualifier les « régimes » socialistes qui ont revendiqué à titre de gloire, et reçu à titre d'infamie, le nom de communistes. O n a pu longtemps penser que la stigmatisation était telle que le nom de « communisme », abandonné par le grand nombre de ceux qui s'en réclamaient, ne reviendrait plus. Pour que sa cote remonte quelque peu, du moins dans le périmètre académique, il aura fallu que celle du « socialisme » redescende au plus bas. Celui-ci avait pour contexte l'Étatnation, dont il avait fait l'État social (national), fruit d'un compromis de classe, d'un rapprochement entre la « classe fondamentale » et les « dirigeants-et-compétents », au détriment des « capitalistes ». Mais la mondialisation néolibérale a ébranlé de part en part cette configuration historique. Les forces sociales du « socialisme dans le capitalisme » se trouvent entraînées dans un espace pour elles sans repères, celui d'un monde régi selon la seule logique du marché capitaliste. Elles perdent leur emprise organisationnelle qui autorisait un projet social distinct, et se trouvent prises comme jamais dans les politiques libérales-impérialistes. Et c'est alors, que par différence, « communisme » peut apparaître comme le mot juste pour définir une perspective juste, radicale, universelle, voire, dans une situation nouvelle, comme une nouveauté. 296

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9.2. Quelle identité pour le communisme? $921. Autour d'un débat en cours sur le « nom » de communisme Il s'agit bien d'un nom, non simplement d'une idée. En se l'appropriant, on se nomme. Mais d'où ce nom tire-t-il son attrait, sa légitimité, voire sa puissance ? C'est là précisément l'objet du débat en cours. En quel sens le communisme représente-t-il une « idée » ? On peut certes penser que « l'éternité » de l'idée survient dans l'événement22. Il semble néanmoins qu'on ne puisse inscrire l'événement dans l'histoire qu'en se référant à des concepts d'analyse socio-historique. Cela ne veut pas dire qu'elle s'en déduise. Dépourvue de contenu principiel préétabli, cette « idée » ne se compose qu'en se recomposant sans cesse en réponse à des expériences d'injustice, d'abord sans voix, et qui en viennent, de résistances en révoltes, à accéder à la conscience, à « s'inventer », à se dire et à s'imposer comme telles, avec un potentiel normatif renouvelé23. Celles-ci pourtant ne se construisent historiquement (dans des contextes systémiques) que dans des formes structurelles qui sont toujours déjà le support de promesses déterminées de justice et de bien, suscitant des attentes déterminées de reconnaissance - promesses qui, se donnant comme accomplies, résonnent comme autant de menaces. Cela, dira-t-on, est vieux comme le monde. Une théorie de l'histoire présuppose en effet une anthropologie sociale. Mais la promesse moderne est spécifiquement inhérente à la nature des « médiations-facteurs-de-classe », qui ne sont des médiations qu'en tant que relais supposés du discours communicationnel immédiat, et qui ne peuvent prétendre « relayer » celui-ci que dans la mesure où leur co-implication antagonique constituante fait surgir un discours social critique sur ce qu'il en est de telles prétentions. Comme ces facteurs entremêlés coordonnent l'ensemble de la vie sociale, l'expérience de l'injustice parvient à se constituer en une expérience sociétale globale. Et l'on appellera « communisme » tout ce qui lui fournit au jour le jour son discours expérimental. Ce communisme est l'autocritique immanente de la société moderne,

22. Chez Alain Badiou, comme chez le « jeune Marx », la philosophie travaille à produire des concepts socio-anthropologiques généraux qui seraient immédiatement ceux des sociétés concrètes. Court-circuitant les médiations conceptuelles historico-théoriques, cette lecture de l'histoire est vouée à culminer sur des événements pris comme « exemples » : 1792,1848,1971,1917,1968, ou encore. « une réunion de quatre ouvriers maliens et d'un étudiant » (français) dans un foyer d'hébergement. Voir A. Badiou/S. Zizek, L'Idée de communisme, Paris, Lignes, 2009, p. 22. 23. Voir Jean-Philippe Deranty and Emmanuel Renault, Polituing Honneth's Ethics of Récognition, Thesis Eleven, N° 88, Febmary2007.

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le principe de la lutte de classe contre libéralisme et socialisme. Son « éternité » est co-extensible à la seule modernité. Mais non comme l'immanence d'une Idée indéfiniment reconductible: le communisme n'existe que comme volonté d'en finir. Par cette analyse de classe, l'approche métastructurelle se distingue d'une problématique des « sans-part ». O u du moins elle tend à écarter un usage analytique de cette notion comme désignant le clivage primordial. Car on laisserait alors entendre que les sociétés modernes se divisent entre ceux qui « ont part » — diversement, inégalement, certes — à la fonctionnalité d'un système, et les autres. O n mettrait d'un côté, avec les privilégiés, les exploités-bien-intégrés, qui sont pourvus d'un salaire assuré et protégés des risques sociaux majeurs, et de l'autre ceux qui ne le sont pas. Ce clivage renvoie à des rapports sociaux compris, à la façon de Habermas en termes de participation, avec cette différence, capitale, il est vrai, que certains en seraient exclus, exclus du logos. Récuser cette approche ne signifie pas que l'on rejette l'idée que les exclus soient les porteurs privilégiés d'une vérité à venir. Mais l'exclusion propre à notre temps diffère de la pauvreté des sociétés antérieures. Elle dent à la nature spécifique des facteurs-de-classe (constitutifs du rapport-declasse), le marché et l'organisation : elle tient à ce qu'ils possèdent un extérieur structurel où se trouvent remisés par le processus de classe ceux qui n'ont plus rien à offrir en termes de bien pour un marché ni de compétence pour un travail organisé, même plus leur force de travail, plus rien qui soit profitable au profit. Il s'agit bien là, en effet, d'un clivage aujourd'hui décisif. Mais cela ne signifie pas que ce soit à partir de lui que l'on peut analytiquement comprendre les tendances de notre société dans son ensemble, ni donc de concevoir des stratégies d'émancipation. L'exclusion elle-même n'est au contraire pensable qu'à partir du rapport structurel de classe, dans son lien aux rapports systémiques (de « race »), et aux rapports de genre. Elle est en revanche décisive dès lors qu'il s'agit de dégager un principe : elle définit le point de vue à partir duquel se situer et d'où adviennent, en dernière instance, les « vérités » historiques. C'est notamment ce qu'illustrent les travaux de Jacques Rancière: les sans-part sont aussi les sans-voix qui inventent la justice à travers l'expérience de l'injustice. L'un des résultats de la critique métastructurelle d'une théorie des « principes de justice » - qu'il s'agisse du double principe énoncé par Rawls, ou du principe U avancé par Habermas est que l'on ne peut justifier qu'un seul principe, au confluent du juste et du bien, et purement négatif, une maxime « égalité-puissance », anarcho-spinoziste, de la pratique : « abolir toute inégalité qui n'élève 298

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pas la puissance des moins puissants »24. Une puissance commune ne peut se légitimer et donc se concevoir qu'à partir de ceux qui ont et sont moins. Mais elle ne peut se construire stratégiquement qu'à partir d'une analytique de classe et de « race », soit de la configuration mondiale moderne en tant qu'elle croise « structure » et « système »25. Cela ne conduit pas à se pencher sur la faiblesse des opprimés, mais à les reconnaître comme puissances entravées. Les prolétaires sans substance, qui n'ont à perdre que leur chaîne, comme les peuples sans histoire, sont des visions ethnologiques d'en haut. C'est à juste titre que Toni Negri en prend le contre-pied dans une problématique de la puissance de La multitude. Désigner ceux d'en bas comme la « classe fondamentale », c'est s'inscrire dans cette même ligne de puissance. La multitude est par définition le grand nombre, et non la fraction exclue. C'est le peuple dans tous ses états, politique, économique et culturel, dans sa condition de vivant, comme vie commune et toujours singulière. La problématique de la « classe fondamentale » vise à articuler théoriquement cette « multitude », dont parle Negri, dans une analytique de classe. Mais, ce faisant, elle la situe par rapport à une classe dominante à deux pôles - dont il est notable que l'un pourtant se trouve être celui des dirigeants-etcompétents. Et cela pousse à soupçonner que la thématique du « travail intellectuel », dont Negri fait le lieu d'un communisme à venir et déjà là, comporte peut-être un certain biais. Negri s'inscrit à la façon de Marx dans un contexte historique qui, pour une montée en puissance de la multitude, table sur les tendances structurelles du capitalisme. À la différence de Marx pourtant, il compte non pas sur l'essor de l'organisation qui en viendrait à marginaliser le marché, mais sur les tendances à l'intellectualisation du travail. En ce sens, il évite la dérive « socialiste » du communisme historique. Il se place non plus du côté du plan concerté, mais de la concertation elle-même, de la création, du commun et de la transparence. Et il est bien vrai que l'élargissement du travail intellectuel et de la culture subvertit, multiplie, singularise et popularise nos modes de communication et d'initiative, et que cela change quelque chose dans les relations hégémoniques entre classes. Mais la production intellectuelle n'a pas l'effet d'immédiation qu'évoque constamment Negri, parce qu'elle est de nature à se développer au sein de médiations qui gardent leur caractère de facteurs-de-classe. Elle reste elle-même 24. Voir J. Bidet Théorie générale, op. cit., pp. 133-304. 25. Je laisse ici de côté la troisième dimension, en réalité la première, celle de la division sexuelle, consubstantielle aux deux autres, que j'ai abordée ci-dessus, au chapitre 5.

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appropriable par voie de marché et d'organisation. Et cette monopolisation est sans doute plus redoutable que celle des autres biens, car elle est celle du logos, qui est toujours à nouveau le commencement de toutes choses. La philosophie politique moderne est, en dernière instance, la conjuration du spectre du « commun » : depuis Locke, qui doit commencer par entreprendre de montrer que la terre, qui est donnée par Dieu également à tous, n'est productive qu'à la condition d'être divisée en parts sur le marché, jusqu'à Kant, qui ne peut pas ne pas partir d'un « communisme (théoriquement) originaire », que seule abolira l'institution contractuelle, et jusqu'à John Rawls, qui, pour en venir au large éventail de différences qui font la société « presque juste », se croit pourtant tenu de partir de l'égalité. Seul Marx affronta le défi. Mais la propriété supposée commune des moyens de production laisse l'amer souvenir de son appropriation par les forces sociales de l'organisation. Reste ce legs de la philosophie moderne : on ne peut pas ne pas commencer par désigner comme communs l'ensemble des biens entremêlés de la nature et de la culture. Tout le problème est de rester sur cette position. Qui n'est pas celle d'une propriété, mais d'une charge écologique commune et d'un usage socialement légitime. Celui-ci se détermine par une « démocratie radicale » telle que soit assurée, dans la propriété commune, la propriété « individuelle »26, comme dit Marx, c'est-à-dire un pouvoir d'usage légitime au regard de chaque personne, au regard du dernier. Dans le commun, chacun doit trouver le sien. Dans un monde d'inégale appropriation, il se définit par un principe stratégique de lutte, le « principe d'égalité-puissance » : à nouveau « abolir toute inégalité qui n'élève pas la puissance des moins puissants ». Il désigne un communisme de combat dans une société de classe27. Il y a certes des tendances historiques à une montée en puissance de l'organisation, de l'intellectualisation. Mais pas de tendance à l'émancipation. Il n'y a que des potentialités nouvelles offertes, en même temps que de nouveaux périls. S'il en est ainsi, la devise du communisme ne peut être que celle du Téméraire : « il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer ». La témérité n'est pas un pari, c'est l'assomption du risque dans une lutte. Le communisme est sublime, ou il n'est pas.

26. K. Marx, Le Capital, Livre I, tome 1, Paris, Éditions Sociales, 1948, p. 205. 27. Voir J. Bidet, Théorie générale, op. cit., §914, « U-, impératif antagonique présupposé », et §931, « Le communisme, critique du socialisme ».

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§922. Le communisme et l'humanité Le caractèrepropre du communisme est le mondial.* L'Internationale » était l'alliance du socialisme et du communisme. Elle s'enracinait dans les Etats-nations, donc sur le terrain du socialisme, qui est un projet d'organisation nationale-étatique. Dans son moment bolchevique, celui-ci ne pouvait, comme tel, réussir que « dans un seul pays »... à la fois, - loin que c'ait été là la cause de son échec. L'autre socialisme (le « socialisme dans le capitalisme ») fait lui-même chaque fois l'objet d'une fondation nationale étatique. Le communisme relève d'un autre registre théorique et pratique. Il se déploie d'emblée sur la scène universelle. Il est transnational et mondial. Son horizon ne s'arrête pas aux moyens de production. Il s'agit pour nous tous de prendre en charge le monde lui-même, comme notre matérialité commune, lieu commun de notre vie singulière. C'est du communisme, et non du socialisme, que l'on tient cette idée que « le prolétaire n'a pas de patrie ». En vérité, sa patrie est le monde. Et sa hantise, le dépassement, Aufhebung, de l'Etat. C'est dans le mondial que culmine l'élément moral. On le trouve déjà, il est vrai, dans le cadre national. « Liberté, égalité, fraternité » : le troisième terme annonce le dépassement de l'ordre juridico-politique, de l'ordre du droit, que désignent les deux premiers. Il annonce que l'Etat est aussi une nation, non pas seulement au sens d'une nation éthique, culturelle, imbue de ses mythes mémoriels, mais une nation morale garante de toutes les vulnérabilités, et qui n'attend pas que celles-ci aient à en appeler à son tribunal. Car l'Etat-nation défend chacun au regard de ses besoins, de ses détresses particulières. C'est là du moins ce qu'il déclare. Il est une grande famille, - doté comme tel d'un redoutable potentiel d'exclusion. Le socialisme, maître d'oeuvre de l'Etat social, rime avec paternalisme et nationalisme. Le communisme n'est pas une affaire de famille, ni de nation. Il est un signe de reconnaissance au-delà de toute frontière. Il se tourne — pour reprendre la distinction que Habermas fait entre éthique et morale non vers ce qui est « bon pour nous », mais pour ce qui est « bon pour tous ». Vers une communauté universelle. C'est pourquoi il comporte un défi suprême. Comme on meurt pour la patrie, beaucoup ont affronté la mort au nom d'une patrie universelle à venir. En deçà de tout héroïsme, la découverte de notre mondialité nous détache du particulier, des entraves nationales, communautaires, religieuses, linguistiques. En même temps, il est vrai, la mondialisation suscite de nouvelles « particularités » en forme de nouveaux privilèges de caste et d'inégalités abyssales. Au passage pourtant, elle 301

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rend chacun au risque de sa singularité, dans un « commun » au statut de plus en plus énigmatique. Une ultime contradiction en effet échappe à toute issue politique concevable. L'humanité a commencé à comprendre qu'elle sapait les conditions matérielles de son existence comme espèce, en même temps qu'elle en détruisait une multitude d'autres. Jusqu'alors, la société moderne était dominée par ce qu'il convient d'appeler sa « contradiction cardinale »28, laquelle comportait un dispositif de possible limitation. Pour reprendre la ligne conceptuelle de Marx, la production capitaliste n'est pas production de « biens » (richesse concrète), ni même de « marchandises », mais en dernière instance de « plus-value » (richesse abstraite, pouvoirs accumulés). En dernière instance seulement, il convient de le préciser. Car elle ne peut produire de plus-value sans produire des marchandises, ni produire des marchandises sans produire quelque bien. Certes, peu lui importe la nature de ce « bien », si elle parvient à le faire valoir comme tel : il peut tout aussi bien s'agir de palais pour milliardaires ou d'armes d'extermination. Il reste qu'elle n'est pas totalement maîtresse du jeu, et que la lutte de classes, au quotidien et dans le long terme, porte précisément sur la teneur des biens à produire (pour le grand nombre et sur l'émancipation versus pour le petit nombre et le maintien de ses dominations), sur les conditions de leur production et de leur répartition - au nom de l'intérêt particulier et collectif, de l'injustice ressentie. Mais aucun intérêt particulier ou collectif ne se dégage devant la destruction écologique. Les opprimés peuvent se dresser pour défendre leurs droits. Mais qui défendra la planète? Les « personnes concertées », les humains futurs, ne sont pas là pour la lutte de classes à la hauteur qu'elle requiert aujourd'hui. De ce fait, quoique le combat écologique soit éminemment politique, les concepts de la politique se trouvent en ce point dépassés. Si le communisme peut être ici utile à quelque chose, c'est parce qu'il est par essence non seulement critique de l'Etat, mais aussi du politique. Car, si son point de vue est celui de « la plus grande puissance des moins puissants », il implique un principe moral plus large que l'ordre politique: il fait signe à ceux-qui-viendront-aprèsnous, à leur impuissance à recréer ce que nous aurons détruit. Il reconnaît un privilège à la vie. Il désigne, par défaut, un égard qui n'a pas de nom. 28. S'il faut donner un nom propre à cette • contradiction •. c'est parce que, bien qu'essentielle à la pratique communiste, elle est mal cernée dans la tradition marxiste, sans doute parce que, chez Marx lui-même, quoique essentielle aussi à la cohérence théorique, elle ne reste que virtuellement formulée

302

L'ÉTAT-MONDE

CONCLUSION

Il s'esquisse à l'échelle globale une communauté politique qui n'est pas seulement internationale mais aussi mondiale : un État-monde de classe, pris dans les contradictions du Système-monde. Soit un potentiel nouveau de domination et d'aliénation, mais aussi une nouvelle configuration d'affrontement autour de l'émancipation et de la responsabilité écologique. Pour cette raison, la visée cyclique de « l'histoire globale » ne peut se substituer à la vision linéaire issue du marxisme. Seulement, ce « terme » géopolitique, qui ouvre une époque nouvelle, n'est pas la « fin » que l'on pouvait attendre. Le néolibéralisme semble en effet aujourd'hui pouvoir réaliser ce dont le libéralisme de naguère, encastré dans des États-nations où sa logique rencontrait celle des forces sociales antagonistes, était incapable : soumettre toute activité à la « loi du profit ». Le destin de cet État-monde se joue cependant ici et maintenant en chaque lieu de production et de communication : partout la classe dominante dans sa double composante de propriété capitaliste et d'organisation supposée compétente - affronte une classe fondamentale qui est le « peuple populaire » dans son ensemble. Celui-ci semble avoir disparu comme acteur politique, à mesure que s'évanouissaient, dans l'abaissement social des nations, ses velléités d'auto-organisation. Le communisme ne serait plus qu'un non-lieu. Ce n'est pourtant qu'à partir de ce lieu vide, le seul où puisse s'enraciner une puissance effectivement commune, que peut être pensée une émancipation collective, c'està-dire une abolition des rapports de classe. A l'heure de l'État-monde, il devient manifeste que « le capitalisme » n'est pas réductible à un « système ». Car il est aussi autre chose, qui se donne à voir dans la relation intime entre idéologie et utopie : il est structure (classe) et système (« race »), immanents l'un à l'autre. O n peut ainsi retracer une histoire de la modernité sociopolitique, depuis son commencement, où s'affirme déjà cette double dimension structurelle-systémique, jusqu'au point ultime où, par un 304

Conclusion

singulier retournement, le Système vient à s'inscrire dans la Structure étatique « monde ». Le champ de bataille universel s'en trouve entièrement reconfiguré. Cette analyse métastructurelle ne se légitime qu'à partir de l'adage selon lequel la modernité est l'instrumentalisation de la raison. Elle suppose que l'on établisse ce qu'il en est de la « raison » comme principe de coordination sociale. Elle conduit à récuser la démarche téléologique de Marx, qui, ayant identifié les deux médiations rationnelles-raisonnables que sont le marché supposé libre et l'organisation supposée concertée, propose une perspective historique allant du premier à la seconde. Il y a bien, en effet, une relation substantielle entre l'élaboration théorique de Marx et les deux expériences contrastées du « socialisme réel » et du « socialisme dans le capitalisme ». Si le communisme s'est trouvé pensé en termes de socialisme, c'est parce que la base de classe du marxisme était l'alliance entre la « classe ouvrière » et les sphères sociales de la « compétence ». Il peut sembler surprenant que les philosophes et interprètes du Capital — à peu d'exceptions près - n'aient pu lever ce tabou qui interdit de percevoir la relation entre le discours théorique du marxisme et les conditions de sa production. Ces conditions demeurent du reste, découlant d'une contrainte politique à assumer. Mais, faute d'affronter la réalité de cette structure moderne de classe, sa bipolarité dominante - ultimement : « finance » / « élite » - , la littérature marxiste, dans ces temps de déroute, consiste pour une bonne part en une critique sociale qui peine à dépasser les tâches d'une « édification » morale, certes propre à faire apparaître les horreurs du néolibéralisme, mais inapte à inspirer une stratégie politique. Celle-ci suppose une refondation théorique, et d'abord une critique de la représentation que le marxisme classique propose de la structure moderne de classe. Cette structure n'existe qu'en posant ses présupposés métastruccurels. Mais elle ne se comprend qu'à partir d'eux. Tout est donc à reprendre selon la voie ouverte par Marx au début de Capital : à partir d'un commencement où l'on ne connaît pas encore « les classes » qui forment la structure, mais seulement des personnes singulières, supposées partager le « préjugé » moderne d'égalité. C'est en effet à cette inter-interpellation que nous reconduit à chaque moment la confrontation sociale politique. C'est à partir de là que se conçoit une théorie-pratique.

305

L'ÉTAT-MONDE

I N D E X DES AUTEURS CITÉS

Abélès Marx, 267n Adorno Theodor, 26-27, Althusser Louis, 28-31, 32, 37n, 44n, 130,145,160,169-170 Amin Samir, 31, 237 Anderson Benedict, 90 Anderson Nils, 280n Anderson Perry, 191 Antonelli Armando, 21 On, 21 ln, 217n Arendt Hannah, 99, 249-251, 263-264 Arrighi Giovanni, 98, 222, 238-239 Arthur Christopher, 44n Arrifoni Enrico, 195n, 201n Backhaus Hans-Georg, 37n Badiou Alain, 180n, 287, 297-298 Balibar Étienne, 37n, 59-60, 115n, 161, 177, 180n Baujeard Philippe, 235n, 238n Bauman Zygmunt, 256n Beck Ulrich, 247n Benjamin Walter, 9 Bentham Jeremy, 58-59, 167 Bidet-Mordrel Annie, l40n, 14ln Binoche Bertrand, 167n Blackledge Pau, 192n Bordone Renato, 210 Boucheron Patrick, 202n; 203n, 207n, 22ln Bouloux Nathalie, 199n, 200n, 204n Bourdieu Pierre, 23, 113, 170n, 209n Bourdin Jean-Claude, 64n Braudel Fernand, 236-238 Brenner Robert, 28, 190-194, 212-216,218-220, 230

Bresc Henri, 223n Butler Judith, 30, 150n, 169-170 Caillé Alain, 172n Callinicos Alex, 17 ln Capdevila Nestor, 176n, 244n Chakravorty Spivak Gayatri, 178n, 180n Chamayou Grégoire, 275n Chase-Dunn Christopher, 235n Chédeville André, 198n Chiffoleau Jacques, 202n Cléro Jean-Pierre, 167n Cockburn Cynthia, 151 n Cohen Gerry, 28, 60, 192, 250n Coleman Janet, 215n, 228n Coutrot "Thomas, 268n Creschaw Kimberlé Williams, 154n Crouzet-Pavan Élisabeth, 204, 207n Davis Mike, 266n Degrassi Donata, 203, 204n, 207n, 213n,217n Dejours Christophe, l43n Delphy Christine, l42n, Deranty Jean-Philippe, 297n Derrida Jacques, 230, 169 Devreux Anne-Marie, 151n Dorlin Eisa, 141 n, 178n Duby Georges, 215n Duménil Gérard, 23, 44n, 109n , 118n, 121n, 287, 289n Establet Roger, 37n Falquet Jules, 150n Ferrajoli Luigi, 261 n Fineschi Roberto, 37n Fischbach Franck, 43n, 65, Fossier Robert, 196n, 215n Foucault Michel, 88-89, 118, 121n 306

Index des auteurs cités

Fougeyrollas-Schwebel Dominique,

Jones Philip, 195

154n

Kant Emmanuel, 52, 102, 243, 249,

Francischi Franco, 205n

300

Frank André Gunder, 237

Keller Hagen, 195

Friot Bernard, 116n

Kergoat Danièle, 141n, l 4 5 n , 155n

Gaffuri Laura, 207n

Khôzo Uno, 37

Gallerand Eisa, 155n

Kouvélakis Eustache, 192n, 209n

Gauthier Florence, 1 7 l n

Latouche Serge, 267n

Gauvard Glaude, 202n

Laugier Sandra, 155n

Gernet Jacques, l i n

Lazzeri Christian, 172n

Giansante Massimo, 21 On

Le Goff Jacques, 198n, 205-206,

Gintis Sam, 254n

21 l n

Godelier Maurice, 98n, 149

Lefêbvre Henri, 26

Goody Jack, 215n, 229n

Lénine Vladimir Ilitch, 94

Gouguenheim Sylvain, 230n

Lépinard Eléonore, 154n

Gramsci Antonio, 25-26, 171

Leroux Alain, 115n

Grillo Paolo, 224n

Lévy Dominique, 23, 109n, 12ln,

Guilhaumou Jacques, 171

287, 289n

Haber Stéphane, 65n

Lietz Barbara, 37n

Habermas Jiirgens, 10, 26, 37, 59, 61,

Locke John, 244

75-81, 82n-84, 91-92, 180, 249, 301

Losurdo Domenico, 244n

Hall Thomas D., 235n

Macherey Pierre, 37n

Hansen Mogens Herman, 199, 203,

Maire Vigueur Jean-Claude, 196n,

268n

201, 216n, 220n, 221n, 224n

Harribey Jean-Marie, 60n, 115N

Mamdani Mahmood, 177

Harvey David, 240-241

Mannheim Karl, 159n, 183

Hayek Friedrich von, 23

Mauss Marcel, 98n

Hecker Rolf, 37n

Meiksins Wood EUen, 190-194,

Heers Jacques, 204n

195, 212-216, 218-220, 223n,

Hegel Karl, 195

227-228, 230

Hegel Georg W. F., 12

Menant François, 198n, 199n,

Heinrich Michael, 37n

200n, 201, 205n, 2 2 l n

Held David, 247-248

Menjot Denis, 2 2 l n

Heuillant Isabelle, 2 0 l n , 205n,

Menziger Sara, 202

207n

Michels Robert, 130

Hobbes Thomas, 244, 248

Molinier Pascale, 143n, 155n

Hobsbawm Eric, 90-91

Morsel Joseph, 196n

Honneth Axel, 26, 60

Moulier-Boutang Yann, l 4 8 n

Horkheimer Max, 26-27

NegriToni, 37, 287, 299-300

Husson Michel, 268n

Noiriel Gérard, 177 307

L'ÉTAT-MONDE

Occhipinti Elisa, 223n Opitz Claudia, 215n Pachukanis Evgeny,46 Panitch Léo, 254n Paperman Patricia, 155n Parsons Talcott, 10, 61 Perrot Michelle, 215n Pétré-Grenouilleau Olivier, 178n Petrucciani Stefano, 250n Philonenko Alexis, 52 Pignol Jean-Luc, 22 l n Pinçon Michel, 117n Pinçon-Chariot Monique, 117n Plihon Dominique, 268n Polanyi Karl, 191 Pomeranz Kenneth, l i n , 193n, 285 Quinet Edgard, 195 Racine Pierre, 198, 206n, 220n Rancière Jacques, 60n, 115n, 138, 287, 298-299 Rattansi Ali, 294 Rawls John, 59, 244n, 248, 300 Reichelt Helmut, 37n Renault Emmanuel, 43n, 189n, 297n Roemer Eric, 28, 37, 192 Roncière Charles de la, 218n Roubaud Jacques, 215n, 216n Rousseau Jean-Jacques, 210, 248 Saada Emmanuelle, 178n Salah Mahmoud Mohamed, 260n Sassen Saskia, 264-265, 268-271

Sbriccoli Mario, 202 Schmitt Cari, 33, 74, 92-100, 104, 251-252,279-280 Scott W. Joan, 149n Seccombe Wally, l49n Selvemini Gaetano, 195 Silver Beverley J., 240n Sismondi Jean de, 195 Smith Adam, 63n,71,240 Sohn-Rethel Alfred, 64 Stella Alessandro, 204n, 221 n, 225n Taddei Ilaria, 205n Tabet Paola, 149 Testot Laurent, 178n Tilly A. Louise, 149n Tocqueville Alexis de, 23 Uno Khôzô, 37n Vallerani Massimo, 202 Varikas Eleni, 153n, 154n, 171n, 178n Villari Pasquale, 195 Volpe Gioacchino, 195 Wallerstein Immanuel, 31-32, 171n, 180n, 237, 240 WeberMax, 23, 113, I42n, 195 Wickham Chris, 223n Williamson Oliver, 22 Wright Erik Olim, 23 Zanella Gabriele, 205 Zolo Danilo, 26ln Zorzi Andréa, 202n

308

L'ÉTAT-MONDE

SOMMAIRE ANALYTIQUE Introduction: une hypothèse pour l'histoire globale

009

PREMIÈRE PARTIE: PHILOSOPHIE Chapitre 1. L'héritage contrasté des mantismes classiques

018

1.1. Le chantier laissé par Maix §111. Libéralisme, socialisme, communisme §112. La faille du marxisme classique et ses suites §113. Matériaux hétéroclites pour une refondation 1.2. Que (aire des maixismes du second XX' siècle? §121. Gramsci, l'école de Francfort, le marxisme analytique §122. Althusser et son école §123. Tiers-mondisme, postcolonialisme §124. Perspectives de la recherche

018 018 020 022 024 025 028 031 032

Chapitre 2. Esquisse de la refondation proposée 2.1. Pourquoi il faut refonder la théorie du Capital §211. Le concept marxien inaugural de « production marchande §212. Du concept inaugural de marché au concept central du capital, et retour

036 038 039

§213. Du concept inaugural au concept de terminal §214. Du concept terminal au concept inaugural 2.2. Comment il faut refonder la théorie du Capital §221. La thèse de la bipolarité métastructurelle §222. La thèse de la bifacialité

046 049 052 052 055

043

§223. La thèse métastructure /structure, ou thèse méta /structurelle §224. Thèse métastructure /pratiques

060 067

§225. La thèse structure /système, ou thèse de la bi-dimensionnalité État-nation / Système-monde §226. La thèse Système-monde plus État-monde, l'ultimodernité

069 072

Chapitre 3. L'État-nation dans le Système-monde : modernité et barbarie 3.1. La modernité comme prétention à un règne de la parole:

074

l'héritage ambigu de Jiirgen Habermas §311. La médiation marchande comme déclaration contractuelle §312. L'hypothèse évolutionniste du jeune Habermas §313- L'hypothèse historique « discursive » de la modernité

075 076 077 079

310

Sommaire analytique

§314. Media, médiations et discursivité §315. Capitalisme et socialisme comme règnes supposés de la parole §316. La parole entre sujets dotés d'une langue nationale ..._ 3.2. La modernité comme barbarie: l'héritage ambigu de Cad Schmitt §321. Cari Schmitt: Malaise entre les nations .. §322. Adversaire de classe, ennemi de classe §323. Une critique « schmittienne » du concept marxien de société capitaliste §324. L'angélisme métastructurel et la bestialité systémique

.... .082 084 087 092 093 094 097 102

DEUXIÈME PARTIE : SOCIOLOGIE Chapitre 4. Classe, parti et mouvement : domination et émancipation 4.1. L'analyse métastructurelle des classes §411. La classe dominante à deux pôles §412. La classe fondamentale ou populaire à trois fractions §413. Le paradoxe de l'alliance-lutte de classe 4.2. L'analyse métastructurelle des partis §421. Le paradoxe classes/partis. Le paradoxe du concept de gauche §422. Les « affinités électives », le peuple comme électeur

108 110 112 114 119 123 123 126

§423. L'horizon hégémonique des partis, l'engagement politique 4.3. Parti et mouvements §431. De la différence entre les partis §432. Le parti de l'alternative et le « mouvement »

129 133 133 135

Chapitre 5. Classe, « Race », Sexe: Rapports sociaux hétérogènes ou consubstantiels? 140 5.1. Classe / « race » versus classe / sexe §511. « Rapports de classe»: un concept à reconstruire §512. Classe et « race » : rapports sociaux immanents l'un à l'autre §513. Classe et sexe: rapports sociaux distincts et co-déterminés 5.2. Trois rapports sociaux consubstantiels ou hétérogènes ? §521. En quoi le rapport de sexe est-il un rapport de classe? §522. Violence et exploitation de sexe

141 141 146 148 153 153 155

Chapitre 6. Idéologies, utopies, cryptologies 6.1. Idéologies métastructurelles versus utopies §611. Le Capital, une critique de « l'idéologie bourgeoise » ? §612. De l'idéologie à la métastructure

158 161 161 164

§613. Le champ métastructurel : le différend idéologie/utopie §614. La métastructure n'est posée que dans les pratiques, langagières 311

166 170

L'ÉTAT-MONDE

6.2. Idéologies systémiques: « cryptologies » religieuses, racistes et culturelles §621. Généalogie des marqueurs systémiques §622. L'idéologie systémique, le discours colonial et postcolonial §623. Idéologies et utopies au temps de l'ultimodemité

172 172 178 181

TROISIÈME PARTIE: HISTOIRE Chapitre 7. Aux commencements de la modernité sociopolitique: la commune italienne 7.1. Choix d'objet: « capitalisme » ou « modernité sociopolitique »? §711. Le choix du « capitalisme » : son commencement agraire en Angleterre au XVl'-XVII' siècle §712. Le choix de la « modernité sociopolitique » : son émergence dans la commune italienne au XIII' siècles 7.2. Historiographie: la commune italienne comme prémisse à la modernité sociopolitique §720. Le débat historiographique §721. La vie civique §722. La vie économique §723. Religion et culture

188 190 190 192 195 195 198 203 205

7.3. Interprétation théorique: un commencement de « la modernité sociopolitique »

208

§731. Métastructure §732. Structure

209 216

§733. Méta/structure: la lutte des classes §734. Système

220 222

§735. Entrelacement Structure /Système

225

Chapitre 8. Au terme territorial de la modernité : l'imbroglio du Système-monde et de l'État-monde 8.1. L'histoire marxiste au tribunal de l'histoire globale §811. Le paradigme « structurel » du marxisme classique §812. Le paradigme « systémique » de l'histoire globale

233 234 234 236

§813. Recherche d'une problématique structurelle-systémique 8.2. Analyse métastructurelle: les trois discours de la mondialisation §821. Le mondialisme libéral des capitalistes §822. Le mondialisme social-démocrate des dirigeants-et-compétents

240 243 243 246

§823. Un mondialisme du peuple des peuples ?

312

249

Sommaire analytique

8.3. Analyse structurelle: le concept formel d'État-monde

253

§831. Le processus et son terme : structure et événement

253

§832. Organisations internationales comme « appareils d'État » (-monde) publics

256

§833. Le marché et ses « appareils d'État » (-monde) privés

258

§834. L'État-monde comme « État »

260

§835. L'État-monde comme État de classe

264

8.4. Analyse

structuielle-systémique:

le concept concret d'État-Système-monde

268

§841. États-nations et villes globale comme « lieux » de l'État-monde

268

§842. L'État-monde en collusion avec le Système-monde: I.'État systémique

-

273

§843. L'État-monde en contradiction avec le Système-monde

276

§844. L'État-monde et la planète

283

Chapitre 9. Le communisme, critique du socialisme

286

9.1. Marxisme et Communisme

287

§911. Le communisme dans une théorie de la société moderne

287

§912. Le communisme du Marx « critique de l'économie politique »

291

§913. La déchéance et l'improbable retour du « communisme »

295

9.2. Quelle identité pour le communisme !

297

§921. Autour d'un débat en cours sur le « nom » de communisme

297

§922. Le communisme et l'humanité

301

Conclusion

304

313

Dans la même collection

Louis AJthusser, Sur la reproduction Congrès Marx International, Actualiser l'économie de Marx Congrès Marx International, L'Ordre capitaliste Congrès Marx International, Utopie. Théologie de la libération. Philosophie de l'émancipation Gérard Duménil et Dominique Lévy, La Dynamique du capital. Un siècle d'économie américaine Georges Labica et Mireille Delbraccio (dir.), Friedrich Engels, savant et révolutionnaire Ramine Motamed-Nejad (dir.), URSS et Russie. Rupture historique et continuité économique Claude Leneveu et Michel Vakaloulis (dir.), Faire mouvement. Novembre-décembre 1995 Louis Althusser, Solittuie de Machiavel et autres textes Gilbert Achcar (dir.), Le Marxisme d'Ernest Mandel Michel Vakaloulis (dir.), Travail salarié et conflit social Isaac Johsua, La Crise de 1929 et l'émergence américaine Jacques Bidet, Théorie générale Bruno Drweski (dir.), Octobre 1917. Causes, impact, prolongements Jean-Marc Lachaud (dir.), Art, culture et politique Gérard Duménil et Dominique Lévy (dir.), Le Triangle infernal. Crise, mondialisation, financiarisation Jacques Bidet, Que faire du Capital? Philosophie, économie et politique dans Le Capital de Marx Michel Vakaloulis, Le Capitalisme postmoderne Jacques Bidet et Eustache Kouvélakis (dir.), Dictionnaire Marx contemporain 314

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