Proudhon et la démagogie Bonapartiste Un "socialiste" en coquetterie avec le pouvoir personnel. 9782307362852

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Proudhon et la démagogie Bonapartiste Un "socialiste" en coquetterie avec le pouvoir personnel.
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Du même auteur
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LE DEUX-DECEMBRE
BONAPARTISME ET GAULLISME
DE L’EXTINCTION DU PAUPERISME A L’ASSOCIATION CAPITAL-TRAVAIL
PROUDHON SEDUIT PAR LOUIS BONAPARTE
DE L’ANTI-MARXISME AU SOUTIEN DE LA DICTATURE
LE PROBLEME SOCIAL RESOLU... GRACE A L’EXPOSITION DE 1855
LA CONSIGNE ELECTORALE DE PROUDHON : S’ABSTENIR !
AVEC NAPOLEON III CONTRE L’AFFRANCHISSEMENT DES PEUPLES OPPRIMES
L’AVERTISSEMENT DE L’HISTOIRE
Table des matières
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PROUDHON ET

LA DÉMAGOGIE BONAPARTISTE

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DU MEME AUTEUR CHEZ LE MEME EDITEUR: CONNAISSANCE DE L'UNION SOVIETIQUE. Nouvelle édition revue et mise à jour. Préface de François Billoux. DIALECTIQUE DE LA NATURE (commentaire). LUCRECE : DE LA NATURE DES CHOSES. Collection « Les Classiques du Peuple ». HENRI HEINE : PAGES CHOISIES. Collection « Les Classiques du Peuple ». AUX EDITEURS FRANÇAIS REUNIS : L'EVASION. LA QUESTION SCOLAIRE EN 1848 ET LA LOI FALLOUX.

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Georges COGNIOT

PROUDHON

ET LA DÉMAGOGIE BONAPARTISTE UN "SOCIALISTE" EN COQUETTERIE AVEC LE POUVOIR PERSONNEL

EDITIONS SOCIALES 95-97, Boulevard de Sébastopol, Paris

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LE DEUX-DECEMBRE Malgré l'extrême différence des circonstances historiques et des perspectives politiques, un parallèle s'impose entre le coup d'Etat du Deux Décembre 1851 et les conditions de l'avènement de Louis Bonaparte au trône impérial, d'une part, et, d'autre part, la campagne actuelle pour la confirmation de la dictature établie le 1 juin 1958, pour l'institution définitive du pouvoir personnel aux mains du général de Gaulle. Les procédés des deux hommes providentiels se ressemblent étrangement. On se rappelle la tragique histoire de la Révolution de 1848. Après l'écrasement de l'insurrection prolétarienne de juin, la bourgeoisie s'employa à fortifier sa domination. Son protégé était Louis-Napoléon Bonaparte, le neveu de Napoléon I : elle lui faisait confiance pour contenir à la fois les ouvriers révolutionnaires et les partisans d'une restauration royaliste. En décembre 1848, la majorité des électeurs, dupée, l'avait choisi pour Président de la République. Or la 1. Tout comme de Gaulle, Louis-Napoléon se prétendait appelé à la toute-puissance par un ordre du ciel. Il écrivait en 1847 : « Dans toutes mes aventures, j'ai été dirigé par un principe. Je crois que de temps en temps des hommes sont créés, que j'appellerai providentiels, dans les mains desquels les destinées de leur pays sont remises. Je crois être moi-même un de ces hommes. » (Jacques MADAULE : Histoire de France, Paris, 1945, p. 192.)

Constitution adoptée le 4 novembre avait le tort de donner au Président des pouvoirs exorbitants. Il avait, dit Marx, « tous les attributs du pouvoir royal ». Non seulement il était élu au suffrage universel (et non par l'Assemblée législative), ce qui lui conférait une autorité considérable, égale et rivale de celle dont disposait l'ensemble des représentants du peuple; mais il avait la haute main sur l'armée, il désignait tous les hauts fonctionnaires, il nommait et révoquait les ministres sans en référer à l'Assemblée. Cependant, d'après la Constitution, il n'était pas rééligible. Le deuxième dimanche de mai 1852, le suffrage universel devait choisir un successeur à LouisNapoléon Bonaparte. Le thème de la stabilité gouvernementale, si utile aujourd'hui encore aux partisans du pouvoir personnel, était exploité à fond par les bonapartistes. Quand le commerce allait bien, note Marx, on pestait contre la lutte parlementaire susceptible de nuire aux affaires. Et quand le commerce allait mal, comme ce fut le cas depuis la fin de février 1851, on accusait les luttes parlementaires d'être la cause de la crise et on demandait à grands cris qu'on les fît taire pour permettre au commerce de reprendre « La bourgeoisie française s'expliquait ce marasme par des raisons purement politiques, par la lutte entre le Parlement et le pouvoir exécutif, par l'insécurité d'un régime qui n'était que provisoire... » 1. K. MARX : Le 18 Brumaire de Louis-Bonaparte, Paris, Editions Sociales, 1948, p. 186. 2. Ibid. p. 242. 3. Ibid. p. 244.

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Les bonapartistes affirmaient que toute confiance et toute prospérité s'éteindraient infailliblement parce que le président était renouvelable au début de 1852. Dans leur journal, Le Constitutionnel, ils écrivaient le 3 février 1850 : « La renaissance du travail et du bien-être a été en quelque sorte progressive, comme la durée du pouvoir, image croissante de la stabilité politique... « Là est, qui pourrait le nier ? l'énorme inconvénient de la Constitution. Le pouvoir ne se fonde qu'avec du temps, et la Constitution, il faut le dire, lui a refusé le temps. » Et encore : « Les défiances de la Constitution ont été excessives. Elle a craint de donner trop de force en donnant trop de temps au pouvoir exécutif, et, en lui donnant si peu, elle nous a ôté ce qui est le nerf d'un peuple travailleur, la foi à l'avenir. » Pour n'avoir pas à quitter le pouvoir, Louis Bona-

parte. fit un coup d'Etat dans la nuit du 2 décembre 1851. Appuyé par l'armée, la banque et la grande industrie, il prononça la dissolution de l'Assemblée, il mit en prison les chefs de la petite bourgeoisie républicaine ainsi que les dirigeants de l'opposition monarchiste, et il écrasa par la force toute résistance populaire. Dans l'atmosphère de terreur policière ainsi créée,

un plébiscite ratifia sans difficulté la proposition de faire Louis-Napoléon président décennal en l'autorisant à rédiger une Constitution nouvelle. Et à la fin de le président décennal devint l'empereur Napo1852,III. léon BONAPARTISME ET GAULLISME Au temps où Hitler régnait sur l'Allemagne, les nazis, comme Karl-Heinz Bremer, ont exalté en Napoléon III un précurseur des dictateurs fascistes du XX siècle. Ce qui est certain, c'est que, comme les mouvements fascistes de notre temps, le mouvement bonapartiste alliait à une violence sans frein une démagogie sans pudeur. L'analogie entre le bonapartisme et le gaullisme est frappante. Tous les deux s'appuient sur l'armée, et en particulier sur les généraux d'Afrique. Saint-Arnaud préfigure Salan. En 1852 comme aujourd'hui, l'armée est « la sagesse suprême de la société et la directrice de la société »1 Chez les officiers, détester la République est la preuve du bon ton. Les militaires de haut grade entendent exercer tous les pouvoirs ou les contrôler, soumettre le pays au gouvernement du sabre. L'« action psychologique »n'a pas été inventée par le général Massu. Elle fleurissait déjà de 1849 à 1851; les brochures antipopulaires du type « L'armée et le socialisme » pullulaient; on y lit que le socialisme « est dans l'ordre moral et social ce qu'est le choléra dans l'ordre physique et matériel » et qu'il 1. K. MARX : ouvr. cité, p. 188.

ne se réfute pas, mais se combat avec l'inébranlable énergie des troupiers que « les lumières de leur ignorance » (sic) protègent contre « le contact empoisonné » des idées modernes. L'armée joue déjà un rôle fondamental dans la vie p o l i t i q u e Romieu, n o m m é directeur général des Beaux-Arts

en 1852 tenait en quelque sorte auprès du PrincePrésident la place de l'amateur d'art éclairé que Malraux occupe à côté du général-dictateur. Il écrivait dans une brochure de 1851 intitulée : Le Spectre rouge, brochure qui obtint un succès considérable : « Le fléau passager de l'idée se dissipe à l'immortelle apparition de la force... Le canon seul peut régler les questions de notre siècle... Le mot droit n'a aucun sens : je n'en vois nulle part la traduction dans la nature; il m'est suspect; les prolétaires ne le connaissent pas. Ils aspirent au jour où ils tiendront nos petits entrepreneurs et les écraseront sur la pierre. Je me représente qu'en 1852 on verra se lever la masse prolétaire, dédaigneuse des lois faites... J'annonce la Jacquerie... Entre le règne de la torche et le règne du sabre, nous n'avons plus de choix. Ce sabre, grâce à Dieu, n'est pas celui de Tamerlan; il ne sortira pas du fourreau pour détruire, mais pour»protéger; il est devenu l'élément civilisateur... Cependant la duperie accompagne la terreur mili1. Cf. Jean BRUHAT : « Les généraux d'Afrique et le coup d'Etat du 2 décembre 1851 », Cahiers internationaux, n° 98. 2. Après avoir acquis quelque réputation dans le vaudeville polisson et l'anecdote grivoise.

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taire et la menace du sabre. Les thèmes de la démagogie n'ont guère changé depuis un siècle. Prenons l'antiparlementarisme. De Gaulle, simplifiant singulièrement les problèmes, rend le « système », c'est-à-dire le Parlement, responsable de tous les maux, et il couvre le « Comité de salut public » d'Alger qui demande la disparition des partis politiques. Rien d'original dans cette attitude, puisque Laval, lui aussi, a tonné contre les partis au temps où il préparait l'assujettissement de la France à Hitler. Mais Louis Bonaparte a précédé dans cette voie et Laval et de Gaulle. Dans son message du 31 octobre 1849 à l'Assemblée Législative, il s'insurgeait contre les partis, contre l'impuissance de l'Assemblée, contre le jeu parlementaire, dont il déplorait de n'obtenir « qu'une neutralisation des forces ». Il se posait en champion de l'efficacité politique, imitant d'ailleurs en cela son oncle qui, Premier Consul, avait promis en 1799 le gouvernement fort et agissant à une nation considérée comme épuisée par le parlementarisme. Les agents de LouisNapoléon Bonaparte excitaient la suspicion et la haine contre les députés à vingt-cinq francs par jour. Si de Gaulle ne veut plus de ministres pris dans l'Assemblée Nationale et préfère s'entourer d'une clientèle de hauts fonctionnaires dociles et en général d'hommes qui lui devront tout, Louis Bonaparte lui a donné l'exemple de cette méthode. Dans La Guerre civile en France, Marx étudie en détail ses manœuvres pour ne constituer que des ministères « de simples commis et de scribes »1 avec passage progressif des gouvernements 1. K. MARX : ouvr. ci té, p. 232.

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extra-parlementaires aux gouvernements antiparlementaire 1 E n faisant crier démagogiquement : « A bas les hommes des vieux partis, les idéologues, les avocats ! » Louis Bonaparte se préparait en fait à jeter bas la République. De Gaulle ne veut plus d ' u n « Président du conseil »; il entend n'avoir à côté de lui-même, chef du pouvoir exécutif, q u ' u n majordome d é n o m m é « premier ministre ». Louis Bonaparte ne raisonnait pas autrement : la forme républicaine de l ' E t a t existait encore lorsque, le 1 novembre 1849, en constituant le ministère des hommes à t o u t faire, les Fould, les Parieu, les Rouher, il supprima le titre de Président du conseil. Mais en même temps, le candidat à l'Empire prenait grand soin de se présenter toujours comme le défenseur de la démocratie et du suffrage universel ! Le 31 mai 1850, la majorité monarchiste de l'Assemblée avait mutilé les droits du peuple, en rayant des listes électorales près de trois millions d'électeurs, tous ceux qui ne pouvaient justifier de trois ans de domicile dans la même commune. Cette loi frappait essentiellement les ouvriers, qui votaient pour les « rouges ». E n effet les ouvriers de ce temps étaient en grand nombre nomades, ils changaient fréquemment de ville et de région. A Marseille, par exemple, les travailleurs employés dans les ateliers de construction mécanique se composaient pour moitié de compagnons faisant le tour de France. Beaucoup de population flottante dans les filatures également. La stabilité ouvrière que l'on constatait dans quelques régions, le massif vosgien, le Jura, le Loiret, l'Indre, et dans certaines

1. K. MARX : ouvr. cité, p. 233.

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industries, comme les raffineries, gardait un caractère exceptionnel La loi du 31 mai eut pour résultat de faire considérablement baisser le chiffre des électeurs inscrits dans les centres ouvriers : il diminua de 40 % dans le Rhône, de 43 % dans la Loire et la Seine-Inférieure, de 51 % dans le Nord, de 63 % dans la Seine. Lorsqu'il fit le coup d'Etat, l'homme du Deux-Décembre annonça solennellement le rétablissement du suffrage universel. Grâce à lui, les ouvriers cesseraient d'être des parias politiques. Il faisait proclamer par ses journalistes qu'il représentait « le maintien du suffrage universel et celui

de la République »2 et il appelait les Montagnards, les républicains de la gauche, a comprendre que « sa cause était la leur »3 Une seule ombre au tableau : le suffrage universel s'exerçait dans les conditions de l'état de siège! De la même façon aujourd'hui, de Gaulle institue à grand tapage le suffrage universel et le collège unique pour les Algériens, —mais dans des bureaux de vote contrôlés par les parachutistes et avec des urnes flanquées de mitraillettes. Les deux farces électorales sont strictement symétriques. Il est encore un domaine dans lequel de Gaulle n'a rien à envier à Louis Bonaparte : le domaine de la spéculation sur les sentiments pacifiques du peuple. Pendant des semaines, de Gaulle a laissé dire, laissé croire qu'il allait arrêter la guerre en Algérie tout en y 1. Georges DUVEAU : La vie ouvrière en France sous le Second Empire, Paris, Gallimard, 1946, pp. 133, 256 et 257. 2. Granier de Cassagnac dans Le Constitutionnel, le 24 novembre 1851, huit jours avant le coup d'Etat. 3. Le premier Bonaparte, déjà, s'était identifié à la République le jour même où il faisait le coup d'Etat du dix-huit Brumaire.

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faisant la guerre avec plus d'intensité que jamais. De Gaulle s'est présenté le drapeau de la paix en main, en se donnant comme partisan d'une entente avec l'Union Soviétique, comme adversaire de la subordination de la France aux visées agressives de l'impérialisme américain. Louis Bonaparte n'en faisait pas moins. Dans son ouvrage de 1832 : Rêveries politiques, il avait écrit d'une plume lyrique : « Tous les peuples seront frères, et ils s'embrasseront à la face de la tyrannie détrônée, de la terre consolée et de l'humanité satisfaite. » Plus tard, candidat à la présidence de la République, il prodigue les bonnes paroles dans sa profession de foi du 27 novembre 1848 : « Avec la guerre, point de soulagement à nos maux. La paix serait donc le plus cher de mes désirs. La France, lors de sa première révolution, a été guerrière, parce qu'on l'avait forcée de l'être. A l'invasion, elle répondit par la conquête. Aujourd'hui qu'elle n'est pas provoquée, elle peut consacrer ses ressources aux améliorations pacifiques, sans renoncer à une politique loyale et résolue. Une grande nation doit se taire ou ne jamais parler en vain. » Tout comme de Gaulle, Louis Bonaparte savait associer le thème de la grandeur nationale à celui de la paix !

Quelques lignes plus loin, le candidat à la présidence annonçait sans rire son intention d'« alléger le fardeau de la conscription ». De Gaulle a été à bonne école, lui qui voulait faire croire aux soldats d'Algérie que son régime ramènerait le service militaire à dixsept mois. A la veille de monter sur le trône, au banquet de

Bordeaux, le 10 octobre 1852, Louis Bonaparte prononçait la phrase fameuse : «L'Empire, c'est la paix. » Il est inutile de rappeler que l'Empire, ce fut la guerre ininterrompue : guerre de Crimée, guerre en Italie, innombrables guerres coloniales, honteuse aventure du Mexique, avec, au bout, la catastrophe de Sedan. Où Louis Bonaparte surclasse nettement de Gaulle, c'est sur le terrain des manœuvres à l'égard de la papauté. De Gaulle a fait, il est vrai, la conquête du président de la Ligue de l'enseignement, Albert Bayet, qui déclare répudier, lui aussi, le « système ». Il passera pourtant difficilement pour un ami de la laïcité de l'Etat : certain télégramme d'obédience au Saint-Père prévient les confusions ! Dans ce domaine, au contraire, Louis Bonaparte s'est entendu à merveille à brouiller les cartes. La République conservatrice de France avait fait la guerre àla République révolutionnaire de Romepour rétablir le pouvoir temporel du pape. C'est alors que, le 13 août 1849, le prince-président résuma, dans une lettre qui allait susciter une émotion considérable, les conditions qu'il jugeait inséparables de la restauration du pouvoir temporel : le pape devait accorder une amnistie générale, séculariser l'administration, gouverner libéralement et adopter le code civil de la bourgeoisie, le Code Napoléon.

De son côté, Pie IX riposta aux suggestions de Louis Bonaparte par un édit, le Motu proprio, exempt de toute trace de concessions. Louis Bonaparte s'appliquait à faire figure de libéral : il adressa le 31 octobre un message énergique à l'Assemblée. Plus d'un démocrate fut dupe et donna, de ces événements, un commentaire sympathique. Plus tard encore, l'homme du Deux-Décembre, conscient qu'une partie de la bourgeoisie demeure voltairienne, fera largement répandre le bruit de son intimité avec la maçonnerie. Ce qui n'empêchera ni les évêques de saluer en l'empereur un restaurateur de la foi, ni l'empereur de maintenir le pouvoir temporel du pape par la force des armes, d'aider l'Eglise à reprendre la direction de la jeunesse et de favoriser les progrès des congrégations. DE L'EXTINCTION DU PAUPERISME A L'ASSOCIATION CAPITAL-TRAVAIL C'est cependant la démagogie sociale qui a fourni à Louis Bonaparte ses plus belles ressources. Dans sa profession de foi du 27 novembre 1848, il s'adressait sans doute d'abord à la grande bourgeoisie. Il lui disait : « Mon nom se présente à vous comme symbole d'ordre et de sécurité. » Il annonçait sa résolution de « défendre la société si audacieusement attaquée », de «protéger efficacement la religion, la famille, la propriété, bases éternelles de tout état social ». Mais en même temps, cette profession de foi promettait la lutte contre le chômage. Elle proclamait la volonté de « pourvoir à la vieillesse des travailleurs par des insti-

tutions de prévoyance »et de promulguer de nouvelles «lois industrielles », fondant «le bien-être de chacun sur la prospérité de tous ». Et surtout, en guise de préface à la profession de foi elle-même, le Comité central électoral de Louis Bonaparte réimprimait, sur format de journal, le texte de la vieille brochure écrite par le prince en 1844 avec cetitre alléchant :L'Extinction du paupérisme. Dans cette brochure, Louis Bonaparte stigmatisait en socialiste les crimes de l'industrie capitaliste : « C'est une machine qui fonctionne sans régulateur... Broyant également dans ses rouages les hommes commela matière..., elle agglomère la population dans des espaces sans air, affaiblit l'esprit commele corps, et jette ensuite sur le pavé, quand elle n'en sait plus que faire, les hommes qui ont sacrifié pour l'enrichir leur force, leur jeunesse, leur existence. Véritable Saturne du travail, l'industrie dévore ses enfants et ne vit que de leur mort. » L'auteur ne fermait les yeux ni sur la réalité des crises économiques cycliques, ni sur les causes d'un phénomène commela colonisation : «La nation se trouve composée de producteurs qui ne peuvent pas vendre et de consommateurs qui ne peuvent pas acheter; et le manque d'équilibre de la situation contraint le gouvernement, ici comme en Angleterre, d'aller chercher jusqu'en Chine quelques milliers de consommateurs en présence de millions de Français et d'Anglais qui sont dénués de tout... »

Les sociologues mystificateurs du XXsiècle qui préconisent « l'abolition du capitalisme par la redistribution du revenu national » à l'aide d'un système fiscal adéquat, avaient un précurseur en Louis Bonaparte. Il comparait le prélèvement de l'impôt à l'action du soleil, « qui absorbe les vapeurs de la terre pour les répartir ensuite à l'état de pluie, sur tous les lieux qui ont besoin d'eau ». Et de se prononcer pour une distribution des crédits budgétaires «équitable et régulière », visant à «détruire la misère »et à «guérir les maux que notre civilisation entraîne avec elle ». Une protestation particulière frappait l'excès des dépenses militaires et la tendance « à entretenir au milieu d'une paix profonde une armée plus dispendieuse que celle qui vainquit à Austerlitz ». Le thème fondamental de la brochure s'exprimait en formules catégoriques : « La classe ouvrière ne posil faut la rendre sède rien, droits et un avenir. » propriétaire..., lui donner des Acette fin, on devait organiser les pauvres travailleurs de la campagne et de la ville, surtout les chômeurs, en « colonies agricoles », en associations cultivant collectivement de grandes exploitations rurales. Louis Bonaparte estimait qu'il suffirait, pour trouver la terre nécessaire, de défricher les sols incultes, contre paiement d'une faible rémunération aux propriétaires, auxquels les terres seraient ensuite rachetées. Les avances de fonds nécessaires consenties par l'Etaten: l'auteur les fixait à trois seraient cents millions de francs-or quatre ans, soit, —ajoutait ce maître démagogue, — à peine plus que le coût des fortifications militaires de Paris, alors en construction, et juste l'équivalent d'une année de solde de l'armée. Les travaillers des colonies agricoles, et d'une

façon générale tous les salariés, qu'ils fussent employés dans l'industrie privée ou dans les établissements nouveaux, devaient élire dans leur sein un délégué, ou prud'homme, pour dix ouvriers. Les ouvriers des colonies agricoles devaient élire également les directeurs des colonies. Dans la brochure sur l'Extinction du paupérisme, les accents de révolte se faisaient fièrement entendre : « C'est une honte pour notre civilisation de penser qu'au XIX siècle, le dixième au moins de la population est en haillons et meurt de faim en présence de millions de produits manufacturés qu'on ne peut vendre et de millions .de produits du sol qu'on ne peut consommer. «Tous les hommes qui se sentent animés de l'amour de leurs semblables réclament pour qu'on rende enfin justice à la classe ouvrière, qui semble déshéritée de tous les biens que procure la civilisation... » Mais la révolte s'éteignait promptement grâce à la solution enfin trouvée de tous les maux : «Notre organisation ne tend à rien de moins qu'à rendre, au bout de quelques années, la classe la plus pauvre aujourd'hui, l'sitions association la plus riche disparaîtront . » de toute la France... Les oppoPlus de lutte de classe ! Louis Bonaparte, sans employer le terme, proclamait déjà très exactement l'association Capital-Travail, lorsqu'il annonçait qu'« un juste équilibre entre les besoins de ceux qui travaillent 1. Souligné par moi. (G. C.)

et les nécessités de ceux qui font travailler » allait se substituer à l'état dans lequel « c'est le maître qui opprime ou l'ouvrier qui se révolte ». Dans les deux conceptions, celle de Bonaparte avec les « prudhommes » et celle des gaullistes avec « l'intéressement des ouvriers », aucune atteinte n'est portée à la propriété capitaliste ni à la toute-puissance patronale. On berne les salariés en les proclamant... capitalistes sans capital. La brochure sur l'Extinction du paupérisme avait été plusieurs fois rééditée. Les historiens estiment qu'elle avait éveillé des sympathies populaires. Pendant les années Quarante, ni Louis Blanc, ni George Sand ne ménagent leurs applaudissements à l'écrivain socialiste qu'ils croient rencontrer en Louis Bonaparte. Louis Blanc lui rend visite dans sa prison de Ham. L'un de ses principaux auxiliaires dans la conquête du pouvoir personnel, son demi-frère Morny, avait esquissé, lui aussi, un programme gouvernemental où il ne se montrait pas avare de démagogie. Dans la Revue des Deux Mondes du 1 janvier 1848, il avait promis « d'étudier avec ferveur » les maux des classes pauvres et préconisé des réformes en vrac : « les caisses d'épargne, les crèches, les salles d'asile, les écoles gratuites, les cantines, les ateliers de travail, les conseils de prud'hommes, etc... ». Au lendemain du coup d'Etat, Louis Bonaparte ne reculera pas devant certaines mesures démagogiques. Ayant confisqué les biens de la famille d'Orléans, qui avait régné de 1830 à 1848, il écrira dans le décret du

22 janvier 1852 : « Article V. —Dix millions seront versés aux Sociétés de secours mutuel autorisées par la loi du 15juillet 1850.

« Article V I . —

Dix millions seront em-

p l o y é s à a m é l i o r e r les l o g e m e n t s ouvriers d a n s les g r a n d e s v i l l e s m a n u f a c t u r i è r e s . » C e q u e le p o u v o i r p e r s o n n e l , après ces gestes d e p r o p a g a n d e , allait e n fait a p p o r t e r a u x travailleurs, c ' é t a i t l ' é t o u f f e m e n t c o m p l e t d e s l i b e r t é s o u v r i è r e s , la d i s s o l u t i o n d e s o r g a n i s a t i o n s , u n e t e r r i b l e crise d e vie c h è r e e t u n e m i s è r e aggravée.

PROUDHON

SEDUIT

PAR

LOUIS

BONAPARTE

L a d é m a g o g i e d e L o u i s B o n a p a r t e n'allait pas sans f l a t t e r i e s d e sa p a r t à l ' é g a r d d e s h o m m e s q u i p a s s a i e n t p o u r r e p r é s e n t e r la c l a s s e o u v r i è r e . I l t e n t a i t d e les circonvenir. L e 2 6 s e p t e m b r e 1 8 4 8 , l e j o u r m ê m e o ù il p r e n a i t séance à l'Assemblée constituante d o n t u n e élection c o m p l é m e n t a i r e l'avait fait m e m b r e , Louis B o n a p a r t e avait eu n o t a m m e n t u n e e n t r e v u e avec le célèbre a u t e u r de l'aphorisme Proudhon.

: « La propriété,

c'est

l e v o l », P.-J.

D ' a p r è s l e r é c i t d e la r e n c o n t r e , f a i t p a r P r o u d h o n l u i - m ê m e , celui-ci avait é t é s é d u i t : « M . L o u i s B o n a p a r t e . . . n ' é t a i t n u l l e m e n t la d u p e d e s c a l o m n i e s r é p a n d u e s c o n t r e les s o c i a l i s t e s ; il b l â m a s a n s d é t o u r la p o l i t i q u e d u g é n é r a l C a v a i g n a c , les s u s p e n s i o n s d e journaux, l'état de siège... »

1. Cité dans l'Introduction d'Edouard DOLLÉANS et Georges DUVEAU à leur édition de la Révolution sociale... de Proudhon, p. 13.

Plus tard encore, Proudhon déclarera qu'il lui «avait semblé entendre » de la bouche de Louis Bonaparte des «sentiments républicains et socialistes ». Conquis par les beaux projets du prince-président, Proudhon, de la prison Sainte-Pélagie où il est entré en 1849pour délit de presse, entrevoit Louis Bonaparte lui-même comme principal commanditaire de la fameuse Banque du peuple, qui doit, par le crédit gratuit, permettre à tout ouvrier de devenir patron et abolir le capitalisme de la façon la plus indolore, sans que l'intéressé s'en aperçoive. Il selaisse ingénûment entraîner, à la fin de l'année, à des négociations sur ce sujet « entre Sainte-Pélagie et l'Elysée », qui a promis «d'examiner l'affaire ». Et de triompher d'avance : « Si cette affaire venait à se conclure, la Montagne, les communistes, les icariens, les phalanstériens, tous seraient écrasés. » C'est Louis Bonaparte qui socialisme ! doit fournir les moyens de réaliser le La même mission incombe aujourd'hui à Charles de Gaulle, si du moins il faut en croire les prédictions quotidiennes de M. Maurice Clavel dans les pages publicitaires du journal Combat et quelques autres prophètes de la même écurie. Proudhon a beau, au début de 1850, en présence des mesures de réaction qui se multiplient, avoir un sursaut d'indignation, un sursaut de « jacobinisme » comme il dit. Ce sursaut de « jacobinisme »l'entraîne non à lutter pour le maintien de la République contre les monarchistes de l'Assemblée, mais a crier : « Vive l'empereur ! » Il croit échapper à la conspiration royaliste en soutenant la conspiration impériale. Ses lettres débordent d'antiparlementarisme. 1. Texte cité, p. 31.

Le 2 décembre, à dix heures, Proudhon apprend dans sa prison le coup d'Etat. Aussitôt il demande à user de l'autorisation de sortie dont il est pourvu.On le laisse partir sans difficultés, et plus d'un contemporain s'en étonnera. Il parcourt la capitale occupée par la troupe. Victor Hugo, dans l'Histoire d'un Crime, a raconté son entrevue avec lui, et comment son interlocuteur essaya de le décourager Le 28 décembre, nouvelle sortie du prisonnier d'Etat. Proudhon s'en va voir Morny, devenu ministre de l'Intérieur, et l'ex-préfet de police Carlier, qui feignent de prendre au sérieux les suggestions de leur visiteur relativement à un plan de colonisation libre, en Asie Mineure, « pour tous les individus, au nombre de six à dix mille, qui seront frappés par les Conseils de guerre »2 Ainsi, les événements de décembre ont peut-être meurtri la conscience de Proudhon, mais ils ne modifient pas sa ligne de conduite. Le 14 mars 1852, le gouvernement ayant décidé de convertir la rente à 5 % en 4,5 %, —avec le double but de réaliser une économie pour le Trésor et de favoriser les actions de chemins de fer et autres valeurs analogues, — Proudhon, lui, en bon champion du crédit gratuit, veut voir dans cette mesure banale « une miniature de liquidation sociale »! « L'idée révolutionnaire, disait-il, a obtenu un commencement de réalisation » Et cela au moment où le monde des affaires, où la bourgeoisie couronnait le nouveau souverain ! 1. Ce livre vient d'être réédité par le Club des Amis du Livre progressiste et par les Editeurs Français Réunis. 2. Texte cité, p.61. 3. Ibid., p. 74.

C'est dans cet état d'esprit que le 30 mars 1852,

Proudhon commence la rédaction de La révolution sociale démontrée par le coup d'Etat du Deux-Décembre. Le 30mai, il explique son intention dans une lettre à Marc Dufraisse : « ...Rendre l'alliance des républicains si désirable à l'Elysée, si logique, si impérieusement nécessaire qu'ils n'auront plus qu'à attendre dans leur dignité. » « Il faut, en un mot, faire de la révolution le seul programme possible à Louis Npaoléon » Le but de la brochure en préparation sera de « démontrer devant la raison publique que le gouvernement du Deux-Décembre n'a de salut et de signification que dans une politique révolutionnaire » L'heure n'est donc pas aux «tortures de conscience »: les intérêts du socialisme doivent l'emporter sur les rancunes des proscrits Le 31 juillet, la police, après quelques jours d'hésitation, autorisait la mise en vente de l'ouvrage. Cette bienveillance fut fort remarquée. Marx, dans la préface du Dix-Huit Brumaire, a reproché à Proudhon de s'être transformé en apologiste du héros du coup d'Etat. Plus tard, dans sa lettre du 24 janvier 1865 à J.-B. Schweizer, il devait écrire que Proudhon avait voulu faire goberBonaparte auxouvriers français. Les républicains de 1852 ne pensaient pas autrement. Dans Le Siècle, journal républicain et anti-clérical, toléré par le bonapartisme à cause de sa modération en matière sociale, Léon Plée écrivait le 19 août : «M. Proudhon ne peut-il donc parler sans fournir des 1. Texte cité, p. 69. 2. Ibid., p. 70. 3 Ibid., p. 71.

armes à la réaction, et sans augmenter la force de nos ennemis ? » Même les disciples fanatiques de Proudhon ne sauraient dissimuler quel fut le sentiment des républicains lorsque parut son plaidoyer en faveur du coup d'Etat. Edouard Dolléans et Georges Duveau écrivent dans leur Introduction à la réédition de ce travail : Ils (les républicains) pensaient qu'en dépit de ses boutades, il appartenait tout de même à la grande famille démocrate-socialiste; aussi en croient-ils mal leurs yeux quand ils lisent la Révolution sociale démontrée par le coup d'Etat. Près de 27.000 individus ont été arrêtés, les commissions mixtes ont fait la plus sinistre besogne; 5.000 citoyens sont consignés sous la surveillance de la police dans leur propre domicile; 3.000 sont arrachés à leurs foyers pour être internés dans une autre ville. Enfin, 10.000 personnes ont été transportées en Algérie, les unes, Algérie — peuvent choisir leur résidence, les autres, Algérie + sont parquées sous bonne garde dans un fort ou dans un camp » Tout cela n'empêche pas Proudhon de proclamer que Louis Bonaparte est le mandataire de la révolution. Comment en est-il venu là? DE L'ANTI-MARXISME AU SOUTIEN DE LA DICTATURE Proudhon est opposé au marxisme. Il n'admet pas la mission historique de la classe ouvrière. Il ne sait pas analyser les racines de classe des phénomènes sociaux, la nature de classe du pouvoir personnel. 1. Texte cité, p. 8.

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Le but général qu'il se propose, d'après ses déclarations au chapitre VII de sa brochure, se ramène à «résoudre la bourgeoisie et le prolétariat dans la classe moyenne.., dans la classe qui, à proprement parler, n'a ni revenu, ni salaire, mais... qui produit, qui échange ». En d'autres termes, Proudhon préconise un «socialisme »artisanal « La classe moyenne, écrit-il encore, est le moniteur du peuple... et la cheville ouvrière du p r o g r è s »

Les banques d'échange, le crédit gratuit doivent transformer les prolétaires en artisans. Et pour les branches de l'économie qui ne se prêtent pas à cette transformation, comme les chemins de fer, l'association ouvrière, la coopérative de production résoudra le problème. Proudhon ne veut pas voir que l'expérience de la révolution de 1848 a justement mis en lumière l'échec complet des associations ouvrières de production au sein d'une économie capitaliste. « Tout l'embarras vient de la bourgeoisie, dont il s'agit de transformer l'existence » en la ramenant ellemême à la condition de la classe moyenne. Proudhon compte sur la floraison des associations ouvrières et leur succès pour mettre la bourgeoisie en face du risque de « consommer ses capitaux dans l'improductivité ». Ainsi le propre soin de ses intérêts, la peur de la ruine l'amèneront « à changer volontairement l'emploi de ses capitaux », à renoncer à l'exploitation de l'homme par l'homme 1. Œuvres complètes de P.-J. PROUDHON : La Révolution Sociale..., Paris, Marcel Rivière, 1936, p. 205. 2. Ibid., p. 206. 3. Ibid.

Proudhon est persuadé que « telle est la véritable question de février » Dans l'état actuel de l'évolution historique, l'instauration du régime souhaité, la résorption dans la classe moyenne des exploiteurs et des exploités, la double élimination du parasitisme et du paupérisme représente « une condition forcée, presqu'un fait accompli » Lui-même, l'homme du Deux-Décembre devra donc faire bon gré mal gré la besogne de la Révolution D'ailleurs, c'est ce mandat que le peuple français a donné à Louis-Napoléon en le plébiscitant. Car «Louis-Napoléon est bien réellement l'élu du peuple »; Proudhon n'admet pas qu'on objecte que le peuple n'a pas été libre, qu'il a été trompé, qu'il a été terrorisé. C e sont là, à ses yeux, de « vains prétextes » 4

Sans doute il est difficile de dire que le coup d'Etat a été légitime : « Il n'y a point de légitimité contre la loi, mais,au point devue del'utilité publique », l'avenir dira sans doute qu'il fut «excusable »5 Proudhon prend, sans trop de peine, son parti du fait accompli : 1. PROUDHON : ouvr. cité, p. 205. 2. Ibid., p. 206. 3. Marx a remarqué que Proudhon n'avait jamais digéré, assimile l'hegelianisme. Chez lui, en effet, la dialectique devient sophistique; Révolution et contre-révolution, tout est brouillé et confondu, et la dictature réactionnaire de Napoléon III fait œuvre de progrès « de par la nécessité des choses ». (La Révolution..., p. 193.) De la même façon, Léon Blum devait écrire que probablement, au jugement d'un observateur serein, « le nazisme et le fascisme ont eux-mêmes joué leur rôle dans cette marche providentielle du progrès » qui caractérise notre temps ! (Voir A l'échelle humaine, Paris, Gallimard, 1945, p. 178.) 4. PROUDHON : ouvr. cité, p. 169. 5. Ibid., p. 165.

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« Le peuple français, pour quelque temps encore, entend qu'on le gouverne, il ne m'en coûte rien de l'avouer, et il cherche un homme fort ! Il a dévolu sa souveraineté au nom qui lui représentait la France... Je n'appellerai pas de ce plébiscite, qui me met à l'aise, et je n'entends en aucune façon infirmer le vote du 20 décembre » Ce sujet étrangement soumis se transforme presque en courtisan. Alors que Victor Hugo baptise l'homme. du Deux-Décembre Napoléon le Petit, d'accord sur ce point avec Marxrappelant ironiquement que les grands personnages se produisent pour ainsi dire toujours deux fois sur la scène de l'histoire, la première fois comme héros de tragédie, la deuxième fois comme caricature, c'est le triste Badinguet qui est, aux yeux de Proudhon, Napoléon le Grand : « Qu'avons-nous de mieux à faire... que... d'exercer dès maintenant sur le pouvoir, quel qu'il soit, la pression légitime, incessante, de la science et du droit? Que Louis-Napoléon, puisqu'il est en ligne, devienne, s'il veut, par le mandat révolutionnaire qu'il s'est donné le Deux-Décembre, plus grand que ne le fut l'empereur.... » Proudhon ne craint même pas d'insulter aux défenseurs de la République qui ont préféré le bannissement au ralliement. Que ne sont-ils ministres d'Etat 1. PROUDHON : ouvr. cité, p. 128. 2. Ibid., p. 119. Souligné par moi. (G. C.)

plutôt que « d'aller à Bruxelles, dans un exil sans gloire » ! Si Proudhon trouve le coup d'Etat « excusable », s'il condamne les opposants, c'est en s'appuyant, répétons-le, sur « la logique des choses ». D'après cette mystérieuse logique, « Louis-Napoléon est, de même que son oncle, un dictateur révolutionnaire, mais avec cette différence que le Premier Consul venait clore la première phase de la révolution, tandis que le Président ouvre la seconde.. Il est l'agent d'une nouvelle période, il exprime une formule supérieure de la révolution. » Marx, lui, montrait dans Le 18-Brumaire, en procédant à une analyse profonde des rapports entre les classes, que la renaissance du bonapartisme était le produit de la réaction. Il ne lui reconnaissait aucun côté positif, même par rapport à la paysannerie; il écrivait, en effet, que le bonapartisme représentait « non pas le progrès intellectuel, mais la superstition du paysan, non pas son jugement, mais son préjugé, non pas son avenir, mais son passé»3 Proudhon est diamétralement opposé à cette conception. D'après lui, même si Louis Bonaparte n'avait pas conscience de son rôle progressif, même s'il n'entendait pas délibérément faire des citoyens avec les serfs de la glèbe et de la machine, la signification objective du Deux-Décembre n'en serait pas moins claire : « L'histoire le démontre, c'est la Révolution démocratique et sociale. » En fait, Louis Bonaparte a conscience de sa mis1. PROUDHON: Ouvr. cité, p. 157. 2. Ibid., p. 174. 3. K. MARX : Le 18 Brumaire..., p. 259. 4. PROUDHON : ouvr. cité, p. 1 7 7

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sion. Proudhon en est bien persuadé, et il faut insister sur ce point, parce que les apologistes qu'il a trouvés de notre temps cherchent à l'excuser en prétendant que, s'il s'est trompé sur la marche objective de l'histoire, sur les questions venues à maturité le 2décembre, il ne s'est pas abusé sur la personnalité réactionnaire de Louis Bonaparte. Cependant, Proudhon affirme : « Le président s'était fait connaître par des écrits socialistes : ses amis conservateurs en avaient presque demandé pour lui pardon au pays. Le peuple, qui juge les hommes d'après lui-même, sait qu'ils peuvent trahir et se vendre, mais qu'ils ne changent pas » Louis Bonaparte n'a donc pas changé, il est toujours socialiste : « ...J'aime à reconnaître que le Deux-Décembre n'a point failli par l'intention. C'est mêmedans les actes relatifs à la résolution des classes que Louis-Napoléon a le mieux montré à quel point il comprenait son mandat. » Malgré les facteurs qui agissaient pour « neutraliser son bon désir », il a réellement posé des « fondations ». Le malheur est simplement qu'elles « ont passé presque inaperçues de la classe moyenne et du peuple » 2 Quelles sont ces « fondations »? Proudhon les énumère intrépidement : 1. PROUDHON : ouvr. cité, p. 162. 2. Ibid., p. 205.

« En ce qui concerne le prolétariat, un certain développement donné aux travaux d'utilité publique, notamment à Paris, la création de caisses de secours mutuels, les circulaires des ministres de l'Intérieur et de la Police en faveur des classes ouvrières » Et plus loin encore : « Le Deux-Décembre, par philanthropie autant que par intérêt, se préoccupe de l'amélioration du sort des classes pauvres. Les circulaires de ses ministres le répètent; les caresses du Président en témoignent; plusieurs de ses actes le font entendre; les confidences de ses amis et l'hostilité croissante des partis rendent la chose tout à fait p r o b a b l e » Bref, des circulaires et des paroles en l'air : décidément, notre « révolutionnaire » n'est guère exigeant sur les preuves du « bon désir » socialiste qu'éprouve le despote ! Il loue la conversion des rentes. Quel dommage, cependant, que le sauveur de la France ne se montre pas plus hardi et ne se résolve pas à déclarer l'intérêt usuraire et illicite « pour toute espèce de capitaux et sans distinction de prêts » ! La révolution serait faite, ni plus ni moins, par cet acte d'en haut. Proudhon pousse la flagornerie si loin qu'il interprète comme autant de progrès les bouleversements 1. PROUDHON : ouvr. cité, p. 207. 2. Ibid., p. 274. 3. Ibid., p. 212.

introduits dans les institutions par les hommes du coup d ' E t a t : « Ce qu'on ne peut refuser à Louis-Napoléon, c'est le mérite, décisif à l'heure des révolutions, d'avoir osé; c'est d'avoir en quelques semaines touché à tout, ébranlé tout, mis t o u t en q u e s t i o n » Depuis u n siècle, tous les mouvements fascistes o n t exploité, eux aussi, le t h è m e démagogique de la rénovation, du rajeunissement, alors que leur raison d'être était le sauvetage et le renforcement des éléments les plus rétrogrades d u vieux monde fait d'exploitation et de misère. Proudhon avait espéré que le nouveau pouvoir n'allait pas tarder à se « purger de toute influence cléricale, monarchiste et malthusienne », en appelant à lui « une représentation vraie de la classe moyenne et du prolétariat » 2 Si l'expérience est décevante, si le nouveau régime ne veut que d ' u n « corps de muets » en guise de représentation nationale, s'il « musèle la révolution », la faute n'en est pas à Louis Bonaparte : elle incombe aux « partis », aux journaux du pouvoir, aux mauvais conseillers. C'est ainsi qu'il y a u n siècle déjà, u n « socialiste » décernait u n brevet d ' h o m m e de progrès au dictateur en expliquant qu'il fallait simplement, par le ralliement des républicains à sa cause, l'arracher aux influences réactionnaires impatiemment supportées par lui ! Alors que les hauts prélats chantent des T e D e u m pour le nouveau potentat, Proudhon écrit froidement : 1. PROUDHON : ouvr. cité, p. 219. 2. Ibid., p. 269.

« Louis-Napoléon représente, au point de vue d u catholicisme, l'impiété révolutionnaire... Quelle est cette impiété ? Le nivellement des classes, l'émancipation du prolétariat, le travail libre, la pensée libre; en un mot, la fin de toute autorité. Louis-Napoléon, chef du socialisme, c'est, pour l'Eglise, u n antéchrist ! « ...Que Louis-Napoléon prenne donc hardiment son titre fatal; qu'il arbore, à la place de la croix, l'emblème maçonnique, le niveau, l'équerre et l'aplomb : c'est le signe du moderne Constantin à qui la victoire est promise... Q u e le Deux-Décembre, sortant de la fausse position que lui a faite la tactique des partis, produise, développe, organise, et sans retard, ce principe qui doit le faire vivre, l'antichristianisme, c'est-à-dire l'antithéocratie, l'anticapitalisme, l'antiféodalisme; qu'il arrache à l'Eglise, à la vie inférieure, et qu'il crée en h o m m e s ces prolétaires... Tel est son mandat, telle est sa f o r c e » O n excusera la longueur de la citation. Elle a le mérite de montrer clairement à quelles aberrations Proudhon était conduit par sa méthode idéaliste, par ses raisonnements abstraits sur le sens mystique de la révolution de 1848 et sur la mission qui en résultait p r é t e n d û m e n t pour Louis Bonaparte, par son incapacité d'analyser scientifiquement la réalité sociale, et enfin par le culte anarchiste de la grande personnalité, du Sauveur suprême, radicalement opposé à la conception marxiste d'après laquelle c'est le peuple qui fait l'histoire.

1. PROUDHON : ouvr. cité, p. 191.

D'autres qui, aujourd'hui, se rangent aux côtés du nouveau dictateur, n'ont même pas ces excuses. Ils ne vivent pas dans les nuées comme Proudhon. Ils agissent en pleine lucidité politique, par méfiance et haine délibérées du peuple, en déduisant les conséquences de leur antimarxisme avec une clarté de conscience qui faisait défaut à l'auteur de la Révolution sociale.

LE PROBLEME SOCIAL RESOLU... GRACE A L'EXPOSITION DE 1855 Avant d'accéder au pouvoir personnel, Louis Bonaparte avait donné à croire qu'il serait contre le clergé, — et il s'appuiera presque exclusivement sur le clergé. Il avait parlé contre une armée trop dispendieuse, — et il proclamera l'armée la tête et le bras de la civilisation. Il avait condamné le capitalisme, — et toute sa politique donnera une prépondérance écrasante aux grands capitalistes; le Second Empire sera le temps béni de l'agiotage et des spéculations financières. On comprend que Proudhon lui-même ait été

déçu! En novembre et décembre 1852, il regrette que Napoléon III n'ait rien compris à sa mission historique, qui était d'accomplir la révolution économique et sociale.

Cependant, l'auteur de La Révolution sociale ne reporte jamais ses espoirs sur le peuple. Maintenant, il place toute sa confiance dans l'héritier présomptif, le prince Napoléon, cousin de l'empereur, lequel sera, pense-t-on, sa faveur. obligé, un jour ou l'autre, d'abdiquer en

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Le prince Napoléon, haut dignitaire de la maçonnerie et chargé aussi des relations avec les militants ouvriers qu'on veut gagner à l'Empire, professe des opinions démocratiques et antireligieuses qui séduisent Proudhon. Ce de dernier, 53 etau1856, rend visitesentre chez18lui, PalaisluiRoyal. une douzaine Bien plus, le prince ayant été nommé par l'empereur président de la commission centrale de l'Exposition universelle qui doit s'ouvrir à Paris le 1 mai 1855, Proudhon lui adresse cette même année un Projet d'exposition perpétuelle, qui reprend la fameuse utopie de la Banque d'échange mise en avant en 1848. A l'inverse du marxisme, qui attaque le problème social par sa base, l'organisation du travail, les rapports de production, Proudhon considère comme essentielle la sphère de la circulation. Tous les maux de la société viennent des commerçants : c'est le cas pour «l'exploitation des travailleurs, le paupérisme systématique, la misère constitutionnelle, effets d'une circulation subversive, de la prélibation capitaliste, et de l'accumulation de maides ns »valeurs 1 les plus positives en un petit nombre Le problème se ramène donc à supprimer « l'anarchie mercantile ». Pour y arriver, Proudhon propose que le Palais de l'industrie édifié pour l'Exposition soit transformé en un gigantesque bazar où l'ouvrierartisan apportera le produit de son travail pour le vendre directement au consommateur. Ainsi l'ouvrier devient son propre marchand, son propre commissionnaire : « Le parasitisme boutiquier, agioteur, est éliminé... Une part de l'énorme surcharge qui pesait 1. PROUDHON : ouvr. cité, p. 533 (Le Projet figure dans le même volume des Œuvres complètes que La Révolution sociale). Licence eden-13-1020069-LIQ2179888 accordée le 30 décembre 2023 à jedric-basco

sur son produit tombe dans son escarcelle; l'autre part est bonifiée au consommateur » Ajoutez que le Palais de l'industrie, tout en tenant lieu de maison de commission, jouera en même temps le rôle d'une banque de crédit; en cette dernière qualité, il donnera le crédit gratuit, et les compagnies ouvrières (les coopératives de production) ont là une garantie absolue de réussite. Le problème social est résolu. Le but visé : « éteindre la guerre sociale », est atteint. « Par la seule organisation de la faculté d'échange... le prolétariat s'évanouit... toute la nation entre dans la classe moyenne 2 »

Comment le prince Napoléon n'arriverait-il pas à persuader le souverain de financer une telle institution ? Ce sera pour l'empereur le meilleur moyen de réaliser ses promesses de 1844 : «L'extinction du paupérisme.. apparaît comme une vérité de sens commun3 » D'autant plus que la solution du problème social à la ville entraînera sa solution à la campagne : « Avec la réduction inévitable du prix des baux se réalise cet autre vœu de l'économie politique : la terre à celui qui la cultive, la rente foncière à l'Etat et aux paysans 4 » Ce n'est pas tout. Ala différence de Victor Hugo et de tant d'autres grands esprits du XIX siècle, Proudhon est colonialiste : il attend de son nouveau projet, un progrès décisif de la colonisation, rien de moins que «la prolongation du territoire français jusqu'à l'Atlas, et, si nous osons ainsi dire, l'absorption dans la vieille Gaule de l'Afrique septentrionale... Tous les obstacles 1. PROUDHON : ouvr. cité, p. 340. 2. Ibid., p. 341. 3. Ibid., p. 342. 4. Ibid., p. 338.

attachés à la colonisation sont levés : la Société de l'Exposition assure les moyens matériels. » Proudhon ajoute un vœu pieux; il appartient à l'Etat de « substituer ensuite la colonisation pour tout le monde à la colonisation par compagnies de monopoleurs et création de fiefs » LA CONSIGNE ELECTORALE DE PROUDHON : S'ABSTENIR ! Il ne suffit pas au chef du « socialisme » petitbourgeois d'avoir en 1852 et 1855, comme on l'a dit, passé d'une main alerte un coup d'éponge sur le coup d'Etat. Il ne lui suffit pas de s'être présenté devant le nouvel autocrate comme le conseiller qui explique la meilleure façon d'instaurer le socialisme. Il rendra, consciemment ou non, de nouveaux services à l'Empire en 1863. C'est l'heure où les républicains peuvent espérer porter des coups graves au régime bonaDartiste en faisant entrer quelques-uns de leurs dirigeants au Palais Bourbon. Proudhon, lui, s'écrie : « Ne votons pas ! » Tel est l'objet de la brochure qu'il publie à cette date : Les démocrates assermentés et les réfractaires. Sous le prétexte que les candidats à la députation doivent prêter serment, que la presse n'est pas libre, que les réunions publiques sont soumises à l'autorisation préalable, que la loi municipale en vigueur est réactionnaire, Proudhon recommande de s'abstenir, plus exactement de voter blanc. Sa campagne ne portera 1. PROUDHON : ouvr. cité, p. 339.

d'ailleurs que peu de fruits : il n'y aura cette même année dans la Seine que 4.556 bulletins blancs. Les républicains ne sont pas dupes de la tactique de Proudhon. Dans Le Siècle du 9 mai 1863, Taxile Delord l'apostrophe durement : « Votre abstention n'est au fond qu'une abdication. » Aussi bien le texte même de la brochure de Proudhon prouve-t-il qu'il est loin de se conduire en adversaire irréconciliable de Napoléon, loin d'avoir perdu ses illusions sur le Second Empire : « Après dix années de règne, pendant lesquelles le gouvernement impérial a pu se croire tout à la fois le représentant de la réaction et le représentant de la révolution, le moment est venu où il doit se prononcer décidément entre la démocratie de 1789 et le droit divin féodal » Au jugement de Proudhon, l'option révolutionnaire est toujours possible pour Napoléon III. Peu lui importe que, même dans l'Empire libéral, inauguré en 1860 sous la pression du mouvement démocratique qui grandit alors en France comme dans toute l'Europe, aucune des prérogatives césariennes ne soit sacrifiée ! Bientôt des candidatures spécifiquement ouvrières, distinctes des candidatures des républicains bourgeois, vont affirmer la nécessité d'une politique indépendante du prolétariat. Lors des élections complémentaires des 20 et 21 mars 1864, Tolain, appuyé par le fameux 1. Œuvres complètes de P.-J. PROUDHON : Contradictions politiques, etc., Paris, Marcel Rivière, 1951, p. 75.

Manifeste des Soixante, se mesurera avec GarnierPagès. Dans le programme électoral des Soixante figureront, malgré le caractère essentiellement réformiste du texte, des revendications très importantes pour les travailleurs : la liberté complète de réunion et d'association, l'abrogation totale de la loi sur les coalitions, l'organisation de chambres syndicales purement ouvrières, l'instruction gratuite et obligatoire, la suppression du budget du culte. On a beaucoup dit que le Manifeste des Soixante enthousiasma Proudhon. On a rappelé qu'il composa ensuite De la capacité des classes ouvrières 2 Cependant, quand le manifeste parut dans L'Opinion nationale du 17 février 1864, Proudhon lui fit un accueil plus que tiède. Le 29 février, il en rédigeait une âpre critique dans une lettre à Larremat. Le 8 mars, pour répondre à une demande d'avis sur le Manifeste, il écrit une Lettre aux ouvriers, qui se résume en cette consigne : « Point de représentants, point de candidats ! » Les Soixante auraient dû dire : Votons blanc. « Il n'est, croyez-moi, qu'une conclusion logique au Manifeste des Soixante, c'est que la démocratie ouvrière déclare, par son vote, qu'elle désavoue l'opposition et qu'elle renonce, jusqu'à des temps meilleurs, non à voter, mais à se faire représenter »

1. L'un des Soixante était Camélinat, qui, après avoir été directeur de la Monnaie sous la Commune et proscrit, sera député socialiste sous la Troisième République, puis militant communiste de 1920 jusqu'à sa mort, en 1932. 2. Voir Alexandre ZÉVAÈS : Les grands manifestes du socialisme français au XIX siècle, Paris, Société nouvelle d'imprimerie et d'édition, 1934, p. 52. 3. PROUDHON : ouvr. cité, p. 325.

C'est ainsi que Proudhon paralysait, en fait, l'action politique de la classe ouvrière contre l'Empire. Cette tactique abstentionniste a été reprise dans la suite, on le sait, par le réformiste Benoît Malon et par les anarchistes. Elle n'a jamais été la position de principe des ouvriers révolutionnaires comme Eugène Varlin AVEC NAPOLEON III CONTRE L'AFFRANCHISSEMENT DES PEUPLES OPPRIMES Même sur le terrain de la politique extérieure, Proudhon devait s'allier avec Napoléon III. On s'en rend compte notamment à la lecture de son étude : Si les traités de 1815 ont cessé d'exister. Le 5 novembre 1863, à l'inauguration des travaux du nouveau Corps législatif, l'empereur avait proféré : « Les traités de 1815 ont cessé d'exister. » Et il avait proposé aux grandes puissances de tenir un congrès européen pour examiner toutes les questions qui résultaient d'une situation déclarée nouvelle. En réalité, Napoléon III parlait d'un congrès européen surtout pour excuser sa passivité devant l'agonie de la Pologne, dont l'insurrection était alors écrasée par la Russie tsariste. Le masque de champion des nationalités que l'empereur avait pris quand il maquignonnait en Italie, tombait de sa face. Même les plus naïfs pouvaient se

1. Il est vrai que la section française de l'Internationale commettra l'erreur de lancer le mot d'ordre d'abstention au plébiscite de 1870. Mais la situation était délicate, puisque la question trop habilement rédigée était « si le peuple français approuve les réformes votèrentlibérales non. ». Malgré tout, les ouvriers dans l'ensemble

rendre compte que sa politique n'avait jamais quitté l'ornière réactionnaire. Lui qui aurait eu beau jeu de dénoncer la coalition rétrograde des Hohenzollern et du tsar, il évitait de s'engager contre la nouvelle SainteAlliance dirigée par ce dernier. L'idée de Marx d'après laquelle les nationalités opprimées devaient s'orienter sur les forces démocratiques et la solidarité du prolétariat en Europe, et non sur l'aide d'aucune des puissances occidentales, trouvait sa pleine justification. On sait qu'aux séances du Conseil général de l'Internationale en date du 13 décembre 1864 et du 3 janvier 1865, Marx devait vivement critiquer l'adresse aux Polonais, rédigée par le membre anglais du Conseil Fox, où l'on disait que la politique de la France avait toujours favorisé l'indépendance polonaise. Après le discours au Corps législatif, Proudhon prend la plume. Apparemment, il contredit la thèse de Napoléon. Il maintient en théorie que l'ordre européen créé par le congrès de Vienne après la chute de Napoléon I en 1815, est toujours fermement établi. Mais dans toutes les questions pratiques, il est d'accord avec la politique du souverain. En particulier, il le félicite d'avoir renoncé à la réalisation de l'unité italienne après Solférino, — disons plus exactement : d'avoir trahi le mouvement de libération italien au profit de l'Autriche à la première occasion. Il le félicite de n'avoir rien fait pour aider la Pologne. Il envisage avec une grande faveur la perspective du congrès européen ouverte par l'empereur. Pour justifier ses opinions, Proudhon recherche une définition de la nationalité. En bon idéaliste, il ne songe même pas au rôle joué par la constitution

du marché national unique. Il se demande seulement si la nationalité s'explique par la race, par le culte, par la langue, par la forme du gouvernement. Aucun de ces éléments de définition ne lui paraît satisfaisant. Il conclut en déclarant le principe de nationalité « au fond indéterminable » et en le qualifiant de « matérialiste »1 ce qui suffit évidemment à le condamner sans appel. Ce qui fait la patrie, écrit Proudhon, c'est le droit, — le droit historique, bien entendu. Autrement dit, la raison du plus fort. Et il rédige une apologie extrêmement curieuse des traités oppresseurs de Vienne, qui avaient consacré l'esclavage des Italiens, des Hongrois, des Polonais et d'autres peuples encore, sans parler du morcellement périmé de l'Allemagne. Il s'extasie sur l'écartèlement des nations : « Une des meilleures choses qui avaient été faites à Vienne..., fut l'entrecroisement des races et des langues, provenant de l'irrégularité des découpures g é o g r a p h i q u e s »

Par conséquent, déchirer les traités de Vienne, ce serait sacrifier à l'iàllusion jacobine grands Etats nationaux. Fidèle son idéal de lades liberté humaine abstraite, le père de l'anarchisme condamne les unités nationales nouvellés, qui seront, dit-il, d'autant plus absorbantes qu'elles seront plus jeunes Vivent les vieux Etats multinationaux qui amalgament les peuples, — et qui, à!n'en pas douter, respectent les libertés individuelles 1. PROUDHON : ouvr. cité. p. 390. 2. Ibid., p. 389. 3. Ibid., p. 421.

Comment nier d'ailleurs qu'au jour de la « résurrection », ce ne serait pas une chose facile que le « triage » entre étrangers et nationaux ? Proudhon exerce sur ce thème une verve assez grossière. Comme il l'avait déjà fait dans des ouvrages antérieurs, il se livre à une diatribe contre la Pologne, dont le partage lui paraît inattaquable. Elle doit « regarder le fait accompli comme une expiation et comme

u n bien » o n t été les arrêtée »

Il insiste : « Les auteurs du partage agents d ' u n e justice dès longtemps

O n sait que Marx, à la même époque, plaide sans arrêt la cause de la Pologne. Le 24 janvier 1865, dans la lettre déjà citée à J.-B. Schweizer, il déclarera que, dans la question polonaise, Proudhon « pratique en l'honneur du tsar u n cynisme du genre crétin ». Pour leur part, les proudhoniens devaient rester fidèles aux positions réactionnaires de leur chef. Au congrès de Genève de l'Internationale, en 1866, ils essaient d'écarter la question polonaise de l'ordre du jour. La brochure sur les traités de 1815 est moins défavorable à l'unité allemande qu'à l'unité italienne. Cependant, elle se prononce pour le maintien en Allemagne d ' u n e simple confédération. Son auteur admire l'Autriche, obscurantiste et rétrograde, qui, au même moment, est jugée si sévèrement par le parti républicain. Dans la guerre de Sécession, qui oppose les Sudistes esclavagistes aux Américains du Nord, Proudhon prend parti pour les premiers. Il se range en fait

1. PROUDHON : ouvr. cité, p. 352. 2. Ibid., p. 396. 3. Ibid., p. 398.

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aux côtés de la bourgeoisie anglaise et européenne, qui a tant désiré d'intervenir aux côtés des esclavagistes et qui en a été empêchée surtout par l'attitude résolue de la classe ouvrière de Grande-Bretagne. Proudhon se fait l'avocat du pouvoir temporel du pape, que maintient Napoléon III : l'abolition du temporel créerait à son avis « une situation inacceptable... à la catholicité tout entière », et de surcroît « sans profit pour les peuples ni pour les idées » La justification de cette attitude ne l'embarrasse pas : il invoque tout simplement la volonté de l'Eglise, « la plus grande force morale qui existe sur le globe » 2

Il ne lui vient pas à l'idée que le socialisme par exemple pourrait un jour prétendre à ce titre ! Enfin Proudhon n'évite pas les sorties antisémites : il flétrit « le règne des Juifs, cause première et fondamentale du paupérisme moderne »3 Napoléon III ayant déclaré autrefois, comme nous l'avons déjà rappelé : « L'Empire, c'est la paix », Proudhon prend cette déclaration tout à fait au sérieux. Il feint d'y voir une « condition » à laquelle le rétablissement de l'Empire a été subordonné Comme si l'esprit d'aventure n'était pas l'âme même de la politique extérieure bonapartiste ! LA ' VERTISSEMENT DE L'HISTOIRE lettre à Kugelmann, datéededu 4 févrierDans 1871,une Marx a écrit : « La racaille, haute et 1. PROUDHON : ouvr. cité. p. 392. 2. Ibid., p. 393. 3. Ibid., p. 423. 4. Ibid., p. 424.

basse volée, juge sur l'apparence, la façade, le succès immédiat. C'est ainsi qu'elle a déifié Louis Bonaparte pendant vingt ans dans le monde entier. Je l'ai en fait toujours dénoncé, même à son apogée, comme une médiocre canaille... » C'était une énigme que l'accession de cette « médiocre canaille » au pouvoir absolu. Mais Marx découvrit le mot de l'énigme dans la situation des classes et leurs rapports mutuels. Alors que Proudhon, incapable d'analyser scientifiquement l'état de la société, voyait en Napoléon III l'instrument possible d'une révolution assurant la prépondérance de l'artisanat, de la classe moyenne et l'absorption du prolétariat et de la bourgeoisie dans cette classe, Marx, armé d'une méthode sûre, montrait que Bonaparte n'était rien d'autre que le sauveur de la société capitaliste, le sauveur de la bourgeoisie. Et il dénonçait, dans les dernières pages du 18-Brumaire, la nature antipopulaire du régime du DeuxDécembre : oppression administrative et policière à l'aide d'une machine gouvernementale « à la fois ignoble et ridicule », gouvernement par les prêtres, et surtout prépondérance de l'armée. Il appelait à la lutte contre le pouvoir personnel et présageait sa chute. Proudhon, au contraire, pratiquait avec lui « l'accommodement politique », en oubliant même le « tact élémentaire » qui aurait dû lui faire éviter toute apparence de compromis avec le potentat Le marais fétide où le chef du « socialisme » de la « classe moyenne » s'est enlisé de 1851 à 1865, attend de nouveau aujourd'hui ceux des représen1. Cf. MARX : Lettre à J.-B. Schweizer.

tants de la petite-bourgeoisie qui céderaient à la tentation de se réfugier dans l'attentisme et l'abstention à l'égard du général-président. L'indifférence politique recommandée en théorie Proudhondeenvers Napoléon III, la tolérance et par la sympathie fait qu'il lui témoignait, les illusions qu'il cultivait en sa faveur ont porté il y a cent ans le plus grand tort à la cause démocratique. Ni les dirigeants politiques, qui, tout en se réclamant de la démocratie, hésitent à prendre position contre le plébiscite gaulliste, ne doivent oublier l'avertissement redoutable que l'histoire leur a donné par la déchéance de Proudhon, — ni surtout les masses populaires ne doivent se laisser abuser par ceux qui entendraient renouveler ce que Marx appelait les coquetteries infâmes de Proudhon envers Bonaparte et faire une fois encore le jeu du dictateur.

1. MARX : lettre citée.

ACHEVÉ D'IMPRIMER LE 25 AOUT 1958 PAR L'IMPRIMERIE CENTRALE COMMERCIALE (JACQUES LONDON, IMPRIMEUR) , 13, RUE DE LA GRANGEBATELIÈRE, PARIS (IX

Dépôt légal : 3 trimestre 1958

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