Les dits de Mathieu - une pédagogie moderne de bons sens [3me. ed.]

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French Pages 171 [176] Year 1973

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Les dits de Mathieu - une pédagogie moderne de bons sens [3me. ed.]

Table of contents :
TABLE DES MATIÈRES
Avant-propos........................................................................ 5
I. Pédagogie de bon sens............................................... 9
II. Faire briller le soleil.................................................. 18
III. Le travail qui illumine.............................................. 37
IV. La pédagogie à queue de morue............................... 56
V. Ne vous lâchez jamais des mains............................. 78
VI. Ceux qui marchent sur les mains............................105
VIL Un métier qui est formule de vie............................138
VIII. Et la lumière fut.........................................................155

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C. FREINET

les dits de Mathieu

ACTUALITÉS PÉDAGOGIQUES ET PSYCHOLOGIQUES

DELACHAUX ET NIESTLÉ

C. Freinet LES DITS DE MATHIEU L'auteur a observé les enfants dans leur milieu naturel et a découvert les moyens de les développer en les mettant dans des conditions de vie où leur être trouve à se satisfaire et à s'épanouir. Il faut remercier C. Freinet d'avoir donné dans ces pages beaucoup plus que des recettes utiles, le meilleur de lui-même: son enthousiasme de pionnier et de cher­ cheur au service de l'enfant, qui sous-tend toute son œuvre. Est-il d'autre secret de toute pédagogie?

C. Freinet ESSAI DE PSYCHOLOGIE SENSIBLE La construction de la personnalité selon la loi la plus décisive : le tâtonnement expé­ rimental.

ACTUALITÉS PÉDAGOGIQUES ET PSYCHOLOGIQUES

C. FREINET

LES DITS DE MATHIEU Une pédagogie moderne de bon sens Troisième édition

ÉDITIONS DELACHAUX ET NIESTLÉ

Tous droits réservés pour tous pays y compris l’U.R.S.S. © Delachaux et Niestlé s.a., Neuchâtel (Switzerland), 1967, 1973

AVANT-PROPOS

Pendant cinq ans, j’ai publié dans la revue l’Educateur, organe pédagogique de notre Institut coopératif de l’Ecole moderne, une page-leader que j’ai intitulée Dits de Mathieu, en souvenir de la riche personnalité du paysan-poètephilosophe, héros de mon livre L’éducation du travail. L’inspiration de ces Dits se trouve résumée ici dans le sous-titre même de ce livre : Une pédagogie moderne de bon sens. Ma longue expérience des hommes simples, des enfants et des bêtes m’a persuadé que les lois de la vie sont géné­ rales, naturelles et valables pour tous les êtres. C’est la scolastique qui a dangereusement compliqué la connaissance de ces lois en nous faisant croire que le comportement des individus n’obéit qu’à des données mystérieuses dont une science prétentieuse s’attribue la paternité, dans une sorte de chasse gardée où les gens du peuple, y compris les instituteurs, n’ont point accès. Nous avons, pour confirmer notre expérience, l’exaltant exemple des sages de tous les temps et de toutes les races qui vont toujours beaucoup plus loin dans la compréhen­ sion dynamique des hommes que les plus savants auteurs de systèmes et de manuels contemporains. On les sent qui marchent avec sûreté et certitude là où la fausse science ne nous présente que dédales et chemins de traverse. On dirait qu’une lumière idéale les guide qui éclaire en profondeur les aspects mouvants de la vie. Ils découvrent et mobilisent des forces que l’ingéniosité des hommes devrait exploiter; et c’est pourquoi leur commerce, à

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travers les siècles, est toujours, pour les chercheurs de vérité, un apaisant enrichissement. C’est quelques-unes de ces voies et de ces forces, ce sont ces clartés essentielles que j’ai essayé de détecter. Dans la complexité des tempéraments, dans l’imbroglio d’un milieu où se croisent et se chevauchent les pistes les plus capri­ cieuses, j’ai essayé de retrouver quelques-unes des règles simples et éternelles de la vie. Ce faisant, sans préjuger de l’apport possible et souhai­ table d’une vraie science de l’éducation, j’ai moins cherché à expliquer qu’à orienter et à m’orienter. J’ai posé, en tâtonnant, mes feux rouges et mes feux verts. J’en ai expérimenté l’usage pour m’assurer qu’ils étaient d’un bon fonctionnement. J’en ai éprouvé les vertus en m’en­ gageant prudemment et expérimentalement dans les pistes fraîchement signalisées. Un certain nombre de nos écriteaux sont devenus déjà familiers aux éducateurs : on ne fait pas boire le cheval qui n’a pas soif — c’est en forgeant qu’on devient for­ geron — faire briller le soleil — prendre la tête du peloton — donner du tirage — ne plus faire du travail de soldat — ne pas se lâcher des mains avant de toucher des pieds — et tant d’autres que vous retrouverez en titres au long des pages de ce modeste recueil. Aux mots trop savants d’une science qui nous dépasse ou que nous dépassons — aux formules qui n’étaient pour nous qu’obsédantes têtes de chapitres à mémoriser, nous substituons la simplicité élémentaire d’une démarche qui, parce qu’elle est la vie, tend toujours à se dépasser, vers un infini dont la conscience que nous en avons est tout à la fois notre drame et notre grandeur. Nous redonnons à la pédagogie cette figure familière mêlée d’hésitations et d’audaces, de craintes et d’éclairs, d’arcs-en-ciel, de rires, et de larmes aussi. Nous replaçons l’éducation au sein même du devenir de l’homme. Notre mérite, d’ailleurs, est moins d’avoir répété, après tant d’autres, ces vérités de toujours que d’en avoir

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imprégné et vivifié la pratique de nos classes. Nous souhai­ tons qu’à leur lecture le doute naisse en vous, que vous hésitiez comme nous aux carrefours et que, en compagnie des milliers de parents et d’éducateurs qui ont déjà franchi les feux verts, vous vous engagiez hardiment vers une reconsidération progressive des fondements mêmes de notre éducation. C. Freinet

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Une pédagogie de bon sens

PÉDAGOGIE DU BON SENS Vous allez chercher bien loin les éléments de base de votre pédagogie. Il y faut des considérations intellectuelles et des vocables hermétiques dont les universitaires ont seuls le secret. Et il est de tradition de se référer à Rabelais, Montaigne et J.-J. Rousseau pour ne parler que des pen­ seurs dont la réputation est, depuis longtemps, inattaquable. Mais êtes-vous sûrs que la plupart de ces idées que les intellectuels croient avoir découvertes ne courent pas le peuple depuis toujours et que ce n’est pas l’erreur sco­ lastique qui en a minimisé et déformé l’essence pour la monopoliser et l’asservir ? Regardez donc comment, dans le peuple, on soigne et on éduque les petits animaux : vous y trouverez l’origine des grands principes éducatifs auxquels on revient len­ tement, et comme à regret... Pas d’apprentissage prématuré, vous dira le chasseur. Le chien trop jeune se fatigue et se décourage. Ses réactions et son odorat risquent d’être troublés à jamais. Le chien doit chasser, certes, pour se former, mais pas trop au gré de son caprice. La chasse est une chose sérieuse à laquelle le jeune sera entraîné en compagnie d’excellents chiens dont il n’aura qu’à suivre l’exemple.

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Appétit et motivation : si vous goinfrez votre chien de mets qui ne lui sont pas spécifiques, s’il est gras et empâté, pourquoi voulez-vous qu’il chasse ? Et quand le lièvre est pris, il ne suffit pas de le mettre bien vite en la carnassière. Il y a tout un art du chas­ seur pour satisfaire le chien en le laissant mordiller la bête morte mais en limitant sa satisfaction pour lui faire comprendre qu’il ne doit pas être seul à profiter de l’aubaine. Ne battez jamais les jeunes bêtes. Laissez-les ou faitesles battre par d’autres si nécessaire, mais ce n’est jamais par la crainte que vous parviendrez à vos buts. Et les apiculteurs vous diront : pas de gestes brusques qui appellent les réactions de défense des animaux dont vous vous occupez : confiance, bonté, aide et décision. Moi je vous dis que si nous allions ainsi chercher dans la tradition populaire les pratiques millénaires du com­ portement des hommes dans l’éducation des animaux, nous serions en mesure d’écrire le plus simple et le plus sûr des traités de pédagogie.

LES CHEMINS DE VÉRITÉ Les délicieuses fins de mars de notre enfance, quand les chatons cotonnaient aux branches rouges des osiers, et que primevères et violettes naissaient dans la terre humide que la neige venait de quitter ! Et quel bruit nous faisions, nous, nos brebis et nos chiens, quand nous menions gambader à travers les prés neufs nos bêtes ivres de soleil et de liberté ! Un bon berger, croyions-nous, se mesure à l’éclat de ses cris, aux aboiements des chiens et à la décision avec laquelle il impose un ordre et une discipline dont il est le grand ordonnateur. Nous prenions, il est vrai, un malin

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plaisir à faire sentir cette autorité; une sorte de jalousie inconsciente nous poussait à contrarier l’appétit naturel de nos agneaux... Ah ! tu voudrais manger des pousses tendres... tiens, un coup de badine, ça t’apprendra à t’émanciper ! Je faisais exception pourtant pour ma chère Mourette et ses deux chevreaux à pendants d’oreilles, que j’aimais et qui me le rendaient bien. Eux, je n’avais pas à les com­ mander; ils me suivaient ou dansaient leur joie de vivre en une délicieuse farandole. Et si le chien les avait touchés, avec quelle émotion je les aurais défendus ! Avec quelle attention je baissais pour eux les frêles tiges qu’ils gri­ gnotaient et je cueillais dans les buissons les jeunes pousses qu’ils venaient manger dans ma main ! J’étais fier lorsqu’ils étaient rassasiés et je me vantais de n’avoir jamais eu à élever la voix, attentifs qu’ils restaient à mes gestes et à mes soucis. Deux attitudes ! Deux pédagogies 1 Mais l’Ecole se rit de l’humble expérience des bergers ! Elle a ses imposants chemins séculaires que des écrivains, des savants, des administrateurs éminents ont dit être des chemins de vérité : Pas de faiblesse affective ! Main­ tenez la loi ! Habituez vos élèves à obéir, même et surtout si l’ordre donné contrarie leurs tendances et leurs désirs. C’est ainsi qu’on forme — avec, si nécessaire, les badines et les chiens — les personnalités fortes et les âmes bien trempées. Et si c’étaient des chemins d’illusion et d’erreur ? Si quelque vieux berger nous prouvait, par son expérience décisive, que nous nous épuisons en vain dans une lutte inégale contre la nature et contre la vie; si nous nous persuadions un jour de l’orgueilleuse vanité de cette autorité formelle — matérielle, intellectuelle et morale — que donne la manœuvre habile et impitoyable du fouet ! Si nous réapprenions à caresser, aimer et servir les petits enfants à boucle blonde, les tenir un instant par la main dans les passages difficiles, abaisser pour eux les brindilles

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qu’ils ne peuvent atteindre; nous réjouir de les voir ras­ sasiés le soir d’une nourriture librement cueillie aux sources généreuses que nous aurions fait jaillir; si nous savions répondre aux appels inquiets des élèves en difficulté et nous apaiser nous-mêmes au spectacle des gambades satisfaites d’êtres qui montent vers les sommets de culture par des voies qui ne sont pas forcément des calvaires mais qui sont toujours des chemins de vie ! Si nous savions aider nos enfants à devenir des hommes !

LE DANGER DES FAISEURS DE NŒUDS

— Vous me demandez, dit le vieux berger, si c’est un métier difficile que de conduire le troupeau de la SaintJean à la Saint-Michel, sans pertes ni dommages, et d’assu­ rer aux bêtes bonne graisse et joli poil ? Pas plus difficile que de manœuvrer la faux dans un pré d’herbe fine ou de charger les sacs de lavande sur le bât de l’âne placide. Seulement, les vieux bergers gardent pour eux les vrais secrets de leur réussite et nous aiguillent sur des routes accessoires, en nous persuadant qu’il faut connaître prières et magie là ou leur bon sens a suffi. Les chargeurs d’ânes, eux, ajoutent malicieusement des nœuds superflus aux cordes du bât pour nous faire croire qu’il y a une science des nœuds et qu’ils en sont les grands maîtres. Dans tout métier, il y a une technique à dominer, certes. On la domine, non par des trucs ou des sortilèges, mais selon des lois simples et de bon sens, car il n’y a jamais contradiction entre science et technique d’une part, bon sens et simplicité d’autre part. Le chercheur de génie est toujours celui qui va vers la simplicité et la vie.

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Et ces lois, tout le monde les comprendrait si on par­ venait, malgré les traceurs de fausse piste et les faiseurs de nœuds, à les redécouvrir et à les accrocher comme de lumineuses enseignes aux carrefours des grands chemins de la connaissance. Ce qui nous gêne et nous retarde dans cette recherche scientifique de la vérité, ce n’est pas la difficulté des pro­ blèmes à aborder, mais l’obstination diabolique avec laquelle, dès notre jeune âge, on nous détourne du bon sens, on nous nourrit d’ersatz, on nous use l’esprit par des définitions ou des invocations, on nous déforme l’en­ tendement et l’intelligence en nous engageant dans les faux chemins et en nous apprenant à faire ou à défaire des nœuds !... La vérité, c’est que nos maîtres et leurs serviteurs n’ont jamais intérêt à ce que nous découvrions les lois claires de la vie. Ils vivent de l’obscurité et de l’erreur... et c’est tou­ jours malgré eux et contre eux que nous réalisons notre culture. Ce n’est pas à moi à vous dire comment vous pouvez découvrir et enseigner ces lois naturelles et universelles qui vous ouvriront très vite et définitivement les lois de la Connaissance et de l’Humanité. Ce que je sais, c’est qu’elles existent et que ceux qui les possèdent ont tous ce même air de sagesse et de sûreté, de calme et de simplicité, de générosité aussi, que vous lisez sur le front des vieux bergers, dans les mains intuitives des guéris­ seurs, dans les yeux profonds du savant, dans les décisions et l’action des militants dévoués, dans les paroles des sages... et dans la confiance étonnante des enfants à l’orée de la vie.

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LE BON JARDINIER, OU LE CYCLE DE L’ÉDUCATION L’éducation n’est pas une formule d’école, mais une œuvre de vie. Il est des jardiniers, soi-disant modernes et scientifiques, qui se font forts d’obtenir une bonne récolte quelles que soient les conditions de sol, de climat, d’éclairage ou de fumure. Mais quelle générosité de soufre et d’arséniates, d’insecticides et de bouillies ! Si cela ne suffit pas, on cachera le raisin dans un sachet protecteur et on cueillera la poire encore verte pour la mettre à l’abri dans une couche d’ouate où elle mûrira à son aise. Le fruit est sauvé et de bonne qualité marchande. Mais il est à tel point imprégné de toxique qu’il devient un poison pour qui le consomme. Et l’arbre qui l’a porté, trop tôt épuisé et meurtri, se dessèche avant même d’avoir jeté vers le ciel ses bras audacieux. C’est dans sa graine déjà, ou dans le plant naissant que le jardinier avisé soigne et prépare le fruit à venir. Si ce fruit est malade, c’est que l’arbre qui l’a porté était lui-même souffrant et dégénéré. Ce n’est pas le fruit qu’il faut traiter, mais la vie qui l’a produit. Le fruit sera ce que l’auront fait le sol, la racine, l’air et la feuille. Ce sont eux qu’il faut améliorer si l’on veut enrichir et assurer la récolte. Si les hommes savaient un jour raisonner pour la for­ mation de leurs enfants comme le bon jardinier pour la richesse de son verger, ils cesseraient de suivre les scoliâtres qui produisent dans leurs antres des fruits empoisonnés dont meurent tout à la fois ceux qui les ont anormalement suscités et ceux qu’on a contraints d’y mordre. Ils rétabliraient hardiment le cycle véritable de l’éducation, qui est : choix de la graine, souci particulier

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du milieu dans lequel l’individu plongera à jamais ses racines puissantes, assimilation par l’arbuste de la richesse de ce milieu. La culture humaine serait alors la fleur splendide, sûre promesse du fruit généreux qui mûrira demain.

LE MAITRE ET LE TACHERON Pendant tout l’été, le troupeau de brebis était resté sur la montagne, confié à la garde du berger qui ne paraissait nullement débordé par la responsabilité de ses mille bêtes. La Saint-Michel les ramenait au village. Nous « triions » chacun notre petit troupeau et trente jeunes bergers partaient ensuite, à travers les chaumes encore riches d’herbe reverdissante, faire leur apprentissage de conduc­ teurs de moutons. On nous avait enseigné les lois et règlements que nous appliquions à la lettre comme le gendarme sur la route exécute sa consigne : — Attention que les brebis ne vous échappent pas pour aller faire des dommages dans les haricots ! — Ne laissez pas les agneaux s’écarter du troupeau car vous risquez de les perdre 1 — Prenez garde aux broussailles à serpents et à la luzerne qui gonfle 1 — Ne les tenez pas du côté des rochers où les bêtes « s’embarreraient » ! Tout autant de soucis obsédants qui ne nous laissaient aucune paix, et qui n’en laissaient pas davantage à nos bêtes : Labri, d’ici !... Labri, de là !... Pour un peu, nous aurions parqué brebis et moutons pour ne point les perdre de vue, préférant leur porter herbe et branchage... s’ils les acceptaient.

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Travail de tâcheron qui n’a rien compris encore au caractère et au comportement de ses bêtes. Le berger, lui, partait paisiblement derrière son trou­ peau. Un mot, un cri, jeté au moment voulu, et les bêtes s’engageaient dans la direction dont le berger connaissait d’avance l’aboutissement. Elles passeront par là-bas !... Nous les retrouverons tout à l’heure au-dessus des barres. Ce soir, elles descendront par les combes !... Le berger dormait, le chien dormait; les bêtes mangeaient tout leur saoûl dans un maximum de liberté. Travail de maître qui mène son troupeau avec une science et une philosophie dont il nous faudrait bien trouver les lignes efficientes pour donner à notre pédagogie la quiétude et l’humanité qui sont la marque des œuvres sages.

LES AIGLES NE MONTENT PAS PAR L’ESCALIER Le pédagogue avait minutieusement préparé ses mé­ thodes; il avait établi scientifiquement, disait-il, l’escalier qui doit permettre d’accéder aux divers étages de la con­ naissance; il avait mesuré expérimentalement la hauteur des marches pour l’adapter aux possibilités normales des jambes enfantines; il avait ménagé çà et là un palier com­ mode pour reprendre le souffle, et la rampe bienveillante soutenait les débutants. Et il pestait, le pédagogue, non pas contre l’escalier qui était évidemment conçu et construit avec science, mais contre les enfants qui semblaient insensibles à sa sollicitude. Il pestait parce que tout se passait normalement quand il était là à surveiller la montée méthodique de l’escalier, marche à marche, en soufflant aux paliers et en tenant la rampe. Mais s’il s’absentait un instant, quel désastre et

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quel désordre ! Seuls, continuaient à monter méthodi­ quement, marche à marche, en tenant la rampe et en soufflant aux paliers, les individus que l’école avait suf­ fisamment marqués de son autorité, comme ces chiens de berger que la vie a dressés à suivre passivement le maître et qui se sont résignés à ne plus obéir à leur rythme de chiens franchissant sentiers et fourrés. La bande des enfants reprenait ses instincts et retrouvait ses besoins : l’un montait l’escalier à quatre pattes ingé­ nieuses; un autre prenait de l’élan et grimpait les marches deux à deux, en brûlant les paliers; il en est même qui s’essayaient à monter à reculons, et qui, ma foi, y acqué­ raient une certaine maîtrise. Mais surtout, incroyable paradoxe, il y avait ceux — et ils étaient la majorité — pour qui l’escalier était trop dépourvu d’aventures et d’attraits, et qui, contournant la maison, s’agrippant aux gouttières, enjambant les balustrades, parvenaient au sommet en un temps record, bien mieux et plus vite que par l’escalier soi-disant méthodique, et, une fois là-haut, ils descendaient sur la rampe en toboggan... pour recommencer cette ascension passionnante. Le pédagogue fait la chasse aux individus qui s’obs­ tinent à ne pas monter par les voies qu’il estime normales. S’est-il demandé si, par hasard, sa science de l’escalier ne serait pas une fausse science, et s’il n’y aurait pas d’autres voies plus rapides et plus salutaires, procédant par sauts et par enjambées; s’il n’y aurait pas, selon l’image de Victor Hugo, une pédagogie des aigles qui ne montent pas par l’escalier ?

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II

Faire briller le soleil

LES AVENTURIERS DU KON TIKI Le temps marche; la vie vous apporte ses enseignements, et vous restez là, immobiles et figés comme si votre sort était hors des destins que vous prétendez préparer. Vous ressemblez aujourd’hui au paysan qui s’appli­ querait à remonter le mur de ses olivaies abandonnées sous prétexte qu’autrefois la rectitude des pierres était signe d’opulence. Ou à celui qui continuerait à charger le matin son âne pour se rendre à la ferme lointaine qui, depuis longtemps, a cessé de produire. Comme ces âmes en peine qui rôdent, désemparées, autour des domaines familiers, chargés de la nostalgie d’un passé qui ne revien­ dra plus. Vous continuez vos leçons, vous enseignez vos méca­ niques, contemporaines de l’araire et du chariot, et c’est du scooter, du poste de radio, du télégraphe et du télé­ phone qu’aura à se servir votre enfant parce qu’il sait bien, par expérience, où l’appelle la vie. Vos élèves étudient la table de multiplication dans un monde qui sera demain celui de la machine à calculer. Ils s’énervent à calligraphier et demain la machine à écrire donnera au plus maladroit une réussite exemplaire. Vous leur dites sagement : « Apprenez vos leçons et faites vos devoirs : vous deviendrez des hommes. »

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Mais eux, ils ont l’exemple obsédant du boxeur qui gagne 5 millions dans une soirée triomphale, de la vedette qui est engagée à 15 millions la semaine et du chanteur en vogue dont les cachets montent à 500 000 francs. Et ce n’est pas l’école qui les a formés, pas plus qu’elle n’a préparé la réussite du commerçant qui n’a pas appris ses leçons — et il s’en vante — mais qui a réussi par d’autres vertus que l’école n’avait su ni détecter ni cultiver. Il est maladroit, peut-être, à écrire et à rédiger, mais il peut payer un secrétaire; il ne connaît point les secrets de la comptabilité, mais il a à son service machines et comptables. Alors !... Ne vous contentez pas d’excuser l’école en argumentant que ces faits, réels, ne sont qu’un aspect d’un déséquilibre social qui n’est pas particulier à notre époque. Il n’en reste pas moins que vous n’avez pas su reconnaître ni exploiter les aptitudes et les talents de l’homme d’affaires, du boxeur, du cycliste et du chanteur. Vous avez même risqué de les « dévoyer », ce qui est grave. Et cela, sans doute, parce que trop fidèlement soucieux de la tradition, vous vous attardez, vous aussi, à redresser des murs devenus inutiles, que vous vous obstinez à suivre des chemins qui ne mènent nulle part et que vous ne savez pas exalter les forces nouvelles qui, par delà les machines et les mécaniques, donnent une mesure suprême de l’homme. Ce sera peut-être une des conquêtes réconfortantes de notre époque d’avoir su revaloriser les éléments sensibles et les dons qu’une fausse science voudrait nous faire croire dépassés : le sens profond du travail, la spontanéité et l’art, la ténacité et le courage, l’audace, parfois téméraire, refleurissent et s’imposent. Les aventuriers du Kon-Tïki qui, à l’ère des lourds bateaux mécaniques, ont, de leurs mains d’ouvriers, gréé leur caravelle, et qui se sont lancés, seuls, sur le Pacifique mystérieux, pour refaire une expérience, vérifier

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une hypothèse et prouver au monde que l’homme n’a point dégénéré, sont comme un symbole de ce revirement. L’Ecole a, elle aussi, ses aventuriers du Kon-Tiki.

LA VIE MONTE TOUJOURS! La journée commençait, les brebis avaient quitté le champ où elles avaient passé la nuit, et je partais, la besace à l’épaule, derrière le berger placide et serein. Il marchait par des drailles dont il avait seul le secret. Aucune bête autour de nous, à peine un lointain bruisse­ ment et quelques tintements de sonnailles qui situaient le troupeau en mouvement parmi les routes et les pins. J’étais inquiet de ne pas voir mes bêtes : allions-nous les retrouver avant de franchir les barres, ou nous fau­ drait-il retourner en arrière pour chercher pendant tout un jour ? C’est le vieux berger qui m’expliqua les vraies raisons de sa sérénité : — Mon petit, les bêtes montent toujours le matin. Elles s’en vont vers les cimes. Ce n’est pas que la pâture y soit toujours plus abondante ni plus facile, mais c’est un instinct de l’être de jeter les bras vers le bleu du ciel et de partir à l’assaut des sommets. L’herbe qu’on a conquise à force de muscles et de ténacité a une exaltante valeur, peut-être seulement parce qu’on l’a beaucoup désirée... Tu peux être tranquille : nous les retrouverons toutes au rendez-vous, là-haut ! Je n’ai souci, ajoutait-il, que pour la petite bande de Léon, trop domestiquée, trop habituée à manger dans les râteliers et les pacages, et qui a comme la nostalgie des barrières et de l’étable. Celles-là, on dirait qu’elles n’ont plus la force de monter; leur idéal n’est plus en haut

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mais en bas... Elles préfèrent la longe au bleu du ciel... Ce ne sont plus des brebis dignes et fières; ce sont des chiens ! Ecoute déjà les sonnailles, là-haut, devant nous ! Ce n’est qu’au soir, quand le soleil s’éteindra derrière Rocheroux, que nos bêtes s’abaisseront aussi, vers le calme et la sécurité de la vallée, pour repartir, demain, plus haut encore. Et vos enfants, vous dirait le berger, sont comme des brebis : ils veulent toujours monter; vous n’avez de paix et de certitude que si vous savez les y aider, les pré­ céder parfois vers les cimes, ou les suivre... Malheur aux êtres trop tôt domestiqués qui ont perdu le sens de la montée et qui, tels des vieux à bout de course, préfèrent à l’air du large et au bleu du ciel le collier de l’asservis­ sement et la pâtée du renoncement ! Tous les chemins sont bons qui mènent vers les cimes.

L’HISTOIRE DU CHEVAL QUI N’A PAS SOIF Le jeune citadin voulait se rendre utile à la ferme où on l’hébergeait : — Avant de mener le cheval aux champs, se dit-il, je vais le faire boire. Ce sera du temps de gagné. On sera tranquille pour la journée. Mais, par exemple ! C’est le cheval qui commanderait, maintenant ? Comment ? Il se refuse à aller du côté de l’abreuvoir et n’a d’yeux et de désirs que pour le champ de luzerne proche ! Depuis quand les bêtes commandentelles ? — Tu viendras boire, te dis-je !... Et le campagnard novice tire sur la bride, puis va par derrière, et tape à bras raccourcis. Enfin I... La bête avance... Elle est au bord de l’abreuvoir...

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— Il a peur, peut-être... Si je le caressais ?... Tu vois, l’eau est claire ! Tiens ! Mouille-toi les naseaux... Comment ! Tu ne bois pas ?... Tiens !... Et l’homme enfonce brusquement les naseaux du cheval dans l’eau de l’abreuvoir. — Tu vas boire, cette fois ! La bête renifle et souffle, mais ne boit pas. Le paysan survient, ironique. — Ah ! tu crois que ça se mène ainsi, un cheval ? C’est moins bête qu’un homme, sais-tu? Il n’a pas soif... Tu le tuerais, mais il ne boira pas. Il fera semblant, peutêtre; mais l’eau qu’il aurait avalée, il te la dégorgera... Peine perdue, mon vieux !... — Comment faire, alors ? — On voit bien que tu n’es pas paysan ! Tu n’as pas compris que le cheval n’a pas soif en cette heure matinale, mais qu’il a besoin de bonne luzerne fraîche. Laisse-le manger son saoûl de luzerne. Après, il aura soif, et tu le verras galoper à l’abreuvoir. Il n'attendra pas que tu lui en donnes la permission. Je te conseille même de ne pas trop te mettre en travers... Et quand il boira, tu pour­ ras tirer sur la longe ! C’est ainsi qu’on se trompe toujours, quand on prétend changer l’ordre des choses, et vouloir faire boire qui n’a pas soif...

Educateurs, vous êtes au carrefour. Ne vous obstinez pas dans l’erreur d’une « pédagogie du cheval qui n’a pas soif ». Allez hardiment et sagement vers la « pédagogie du cheval qui galope vers la luzerne et l’abreuvoir. »

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Le cheval n’a pas soif : CHANGEZ DONC L’EAU DU BASSIN! Nous avons oublié un chapitre dans l’histoire du cheval qui n’a pas soif. Au moment même où le jeune fermier enfonçait dans l’eau du bassin le museau du cheval-qui-n’a-pas-soif et que, brrr ! le souffle obstiné de la bête éclaboussait l’eau en cascade autour de la fontaine, un homme apparaît qui déclare sentencieusement : — Mais changez donc le contenu du bassin ! Ce qu’on fait sur-le-champ car il fallait — ordre des autorités — faire boire ce cheval-qui-n’a-pas-soif. Peine perdue. Le cheval n’avait soif ni d’eau trouble ni d’eau claire. Il... n’avait... pas... soif ! Et il le fit bien voir en arrachant sa longe des mains du jeune fermier et en partant au trot vers le champ de luzerne. Comme quoi le problème essentiel de notre éducation reste non point, comme on voudrait nous le faire croire aujourd’hui, le « contenu » de l’enseignement, mais le souci essentiel que nous devons avoir de donner soif à l’enfant. La qualité du contenu serait-elle alors indifférente ? Elle n’est indifférente qu’aux élèves, qui, à l’ancienne école, ont été dressés à boire sans soif n’importe quel breuvage. Nous avons habitué les nôtres à tenir d’abord toute boisson pour suspecte, à l’éprouver et à la vérifier, à construire eux-mêmes leur propre jugement et à exiger partout une vérité qui n’est point dans les mots mais dans la conscience de justes rapports entre les faits, les individus et les événements. Nous ne préparons pas les hommes qui accepteront passivement un contenu — orthodoxe ou non — mais les

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LES DITS DE MATHIEU

citoyens qui, demain, sauront aborder la vie avec efficience et héroïsme et qui pourront exiger que coule dans le bassin l’eau claire et pure de la vérité.

DONNER SOIF A L’ENFANT Avez-vous vu des mamans-poules essayer de faire manger leur enfant ? Elles attendent, cuiller en main, que le patient entrouvre la bouche encore pleine pour y enfourner la ration de potage... Encore une pour papa !... Et une pour le minet !... A la fin, cela déborde. L’enfant recrache sa pâtée, à moins qu’il n’en fasse une indigestion. Placez cet enfant en milieu vivant, si possible commu­ nautaire, avec la possibilité de s’y livrer aux activités qui sont dans sa nature. Il se présente alors aux repas, ou avant les repas, affamé. Le problème de l’alimentation change de sens et d’esprit. Vous n’avez plus à enfourner à la sauvette une bouillie d’avance refusée, mais à fournir seulement les matériaux suffisants et valables. Les pro­ cessus de déglutition et de digestion ne sont plus votre fait. On ne fait point boire le cheval qui n’a pas soif ? Mais quand il aura mangé tout son soûl, ou traîné lourdement la charrue, il retournera de lui-même à la conque familière, et alors, vous pourrez tirer sur la longe, crier ou frapper... le cheval boira jusqu’à plus soif, puis partira apaisé. A moins que l’obligation que vous lui aviez faite, de boire à cette fontaine, les coups que vous lui avez donnés n’aient créé une sorte de dégoût physiologique de la fon­ taine et que le cheval se refuse désormais à boire l’eau que vous lui présentez et qu’il préfère chercher ailleurs, librement, la flaque qui le désaltérera.

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Si votre enfant n’a pas soif de connaissances, s’il n’a aucun appétit pour le travail que vous lui présentez, ce sera de même peine perdue que de lui « entonner » dans les oreilles vos démonstrations les plus éloquentes, C’est comme si vous parliez à un sourd. Vous pouvez flatter, caresser, promettre ou frapper, le cheval n’a pas soif ! Et méfiez-vous : par votre insistance ou votre bru­ tale autorité, vous risquez de susciter chez vos élèves une sorte de dégoût physiologique pour la nourriture intellectuelle, et vous boucherez à jamais peut-être les chemins royaux qui mènent aux profondeurs fécondes de l’être. Donnez soif, par quelque biais que ce soit. Rétablissez les circuits. Suscitez un appel du dedans vers la nourri­ ture souhaitée. Alors, les yeux s’animent, les bouches s’ouvrent, les muscles s’agitent. Il y a aspiration, et non atonie ou répulsion. Les acquisitions se font désormais sans intervention anormale de votre part, à un rythme qui est sans commune mesure avec les normes classiques de l’Ecole. Toute méthode est regrettable qui prétend faire boire le cheval qui n’a pas soif. Toute méthode est bonne qui ouvre l’appétit de savoir et aiguise le besoin puissant de travail.

D’ABORD FAIRE JAILLIR LA SOURCE Les pédagogues sont comme ces enfants qui s’amusent à construire un bassin à l’endroit qui leur paraît le plus facile, parce qu’il n’y a là ni roches ni racines enchevêtrées et tenaces, et qu’ils peuvent, même avec des outils pri­ mitifs, creuser et remuer la terre complice. Ce n’est qu’après, quand le bassin est construit, qu’ils se préoccupent d’y amener l’eau. Ils en trouveront peut-être

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si peu, elle arrivera si difficilement avec une si faible pente qu’elle coulera en filets languissants que le plus petit brin d’herbe détournera de sa route incertaine. Pendant ce temps, le bassin, lent à se remplir, se dessé­ chera, se fendra, perdra l’eau si chichement amenée. Vous aurez beau boucher et calfeutrer, vous ne remplirez jamais le bassin si ce n’est d’une eau croupissante et sale dont vous n’aurez point l’usage. Il vous faudra alors déboucher la bonde et décanter les dépôts, à moins que, à force de seaux d’eau que vous amènerez de la source voisine, vous ne remplissiez arti­ ficiellement le bassin — ce qui fera un moment illusion, l’eau restant propre et claire tant que vous charrierez des seaux d’eau. Les paysans de nos montagnes savent, eux, commencer par le commencement. Ils prospectent la source. Pas seu­ lement le filet d’eau qui suinte au creux du vallon, mais l’origine même où, en profondeur, l’eau sort en bouillon­ nant, fraîche et claire entre les pierres. Quand la source est trouvée, quand l’eau jaillit intrépide et puissante, il est facile de l’accompagner jusqu’à la conque rustique qui débordera en évacuant les impuretés que le flot aura brassées et rejetées. Cessons donc de nous laisser hypnotiser par ces bassins capricieux de l’observation, de la mémoire, des théories formelles échafaudées dans la lande désolée de la vieille scolastique. Ne nous fatiguons pas davantage à en boucher les trous suspects, à charrier des seaux d’eau, à agiter cette masse informe et morte, et croupissante. Prospectons nos sources; cherchons en profondeur le flot qui bouillonne entre les pierres; accompagnons le courant et laissons-le couler généreusement sur les conques rustiques. Nous bâtirons alors nos bassins méthodiques pour assagir et domestiquer les richesses dont la vie nous aura généreusement fertilisés.

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DONNONS DU TIRAGE Mathieu m’attendait à la gare. Son gazo était là, éteint. — Ça va vite démarrer ! Il prend un morceau de journal, l’allume avec son bri­ quet, l’approche du trou minuscule. — Ce doit être difficile à allumer ce truc-là ! — Tout est question de tirage. Si celui-ci est puissant, la moindre petite flamme suffit. Et peu importe le maté­ riau. Comme dans une cheminée. Le meilleur papier, le bois gras même s’étouffent si le tirage n’amène pas sur eux le courant vivifiant. Demandez à une vieille ménagère. Elle vous dira : — Si votre fourneau ne tire pas, inutile d’insister. Vous vous enfumerez, vous vous essoufflerez et vous ne parviendrez pas à faire bouillir votre marmite... Ramonez la cheminée, dégagez la grille, ouvrez les tirants, et vous verrez... Ainsi pour vos enfants. Peu importe l’éminence des matériaux que vous placez au seuil de leur entendement, votre savante ingéniosité à disposer brindilles et charbons, votre obstination à secouer l’apathie d’une âme inerte, votre essoufflement à essayer de faire progresser cette flamme qui s’obstine à s’étouffer. Donnez du tirage ! Découvrez et utilisez l’appel sou­ verain des besoins vitaux, individuels et sociaux... Alors, il vous suffira de présenter une toute petite flamme que la vie nourrira et amplifiera jusqu’à embraser l’individu tout entier. Et cette flamme dévorera tous les matériaux qui se présenteront, quels que soient leur contexture ou l’ordre de leur apparition. Donnons du tirage !

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TOURNER A SON RÉGIME Les pédagogues manient la notion et le mot « d’effort » comme l’ânier manie le fouet pour pousser ses bêtes là où elles ne veulent point aller et pour faire barrière à l’entrée des chemins qui mènent à la luzerne promet­ teuse. Il y a, certes, dans toute vie normale et active, le jeu souple des muscles qui est comme le battement régulier du moteur qui tourne à son régime, la concentration d’esprit qui est comme le jet subtil d’essence passant à travers les gicleurs, et surtout cet élan de vie, ce besoin de croître et de monter qui sont comme l’étincelle sans laquelle l’essence la plus riche et le piston le plus souple seraient désormais sans vie. Si vous tuez l’étincelle, si vous coupez le courant, il ne vous reste plus comme ressource que de mettre de côté votre véhicule à la descente où il dévalera de son propre poids — mais pourrez-vous l’arrêter ? — ou bien de le pousser péniblement en palier, et vous serez bien vite essoufflé par cet effort contre nature et d’ailleurs sans espoir. Faire effort ! Avec toute votre science hors la vie, vous n’êtes sem­ blable qu’à l’apprenti qui monte sur son auto, regarde le but à atteindre — le sommet de la montée — et qui appuie sur le champignon en se cramponnant au volant, comme pour aider la machine à mieux digérer la côte. Mais il néglige d’écouter son moteur qui perd son régime, ahane comme le coureur essoufflé qui a besoin de s’ar­ rêter un instant pour reprendre de l’air... Le moteur chauffe... Le piston cogne... Une bielle va se tordre... Encore un effort, ma machine ! — Malheureux ! s’écrie le mécanicien. Tu n’iras pas

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loin ainsi. Change de vitesse, laisse ton moteur reprendre son régime, profite de ce court palier pour lui redonner légèreté et puissance, et puis tu attaqueras les difficultés dernières. Avec un bon moteur, battant bien et judicieusement mené, tu devrais, sans effort, t’en aller jusqu’au bout du monde... Combien de pauvres enfants, combien d’adolescents ont été ainsi «claqués» par une fausse pédagogie de l’effort qui leur a fait perdre leur régime, qui a chauffé et détraqué les mécaniques, grippé les pistons et faussé les bielles et qui sont là, à la remorque, incapables de monter euxmêmes la côte parce que ne jaillit plus l’étincelle sal­ vatrice ! Les pannes de courant, dit le mécanicien, sont toujours les plus délicates à réparer.

UN RIEN QUI EST TOUT La corvée de patates est, au régiment, le prototype et le symbole du travail de soldat. Ils sont une douzaine, groupés autour du sac entrouvert sur le carreau de la cuisine, comme des combattants désa­ busés veillant sur l’ennemi défait. On commence au signal, quand tout le monde est prêt. Et selon la technique du travail de soldat, pomme de terre en mains, on surveille le sergent. Lorsqu’il regarde, vite un ruban d’épluchures. On se reposera ensuite jusqu’au coup d’œil suivant. On parle de rendement dans le travail. C’est ici comme un contre-rendement. Celui qui produit trop et trop vite compromet le sort de l’escouade qui sera condamnée à une nouvelle corvée. C’est la loi du milieu, d’un milieu qui n’est pas fait pour le travail.

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Mais le jeune militaire qui a ainsi, toute une matinée, épluché des pommes de terre au rythme des soldats, va retrouver, le soir, sa jeune femme qui lui dit gentiment : « C’est qu’il faut préparer la soupe... — Laisse... Les patates, ça me connaît. » Il n’attend pas le signal. Et vous verriez alors les pommes de terre danser et tourner dans les mains diligentes, et la pointe du couteau extraire délicatement les yeux noirs. Et à quel rythme ! Ce n’est plus du travail de soldat. C’est du travail tout court, une activité qu’on attaque avec entrain parce qu’elle est la condition de notre vie, et à laquelle, comme à toute œuvre de vie, on se donne à cent pour cent. Il a fallu si peu pour muer en travail efficient la stérile corvée du soldat : un sourire aimable, un mot engageant, un peu de chaud au cœur, une perspective humaine, et la liberté, ou plutôt le droit qu’a l’individu de choisir lui-même le chemin où il s’engagera, sans laisse, ni chaîne, ni barrière. Il a fallu si peu, mais ce peu est tout. Si vous parvenez ainsi à transposer le climat de votre classe; si vous laissez s’épanouir la libre activité, si vous savez donner un peu de chaud au cœur, avec un rayon de soleil qui suscite la confiance et l’espoir, vous dépasserez la corvée de soldat et votre travail rendra à cent pour cent. Ce rayon de soleil, c’est tout le secret de l’Ecole moderne. ILS ONT OUBLIÉ LEUR POMME Ils étaient cinq petits qui montaient vers « une belle pomme à la main pour terminer Et vous savez combien les enfants aiment les pommes à croquer. Mais voilà que, sur le bord du sentier, une

l’Auberge », leur goûter. le goûter et jolie mousse

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au vernis d’argent tapissait la pierre humide. Les enfants s’agenouillent comme devant la crèche de Noël, puis, délicatement, ils arrachent chacun un morceau de ce trésor qu’ils portent dans leurs mains fragiles. — Nous la mettrons dans notre mouchoir... — Je la poserai sur la fenêtre, près de ma poupée, avec des papillons dessus... — Je la rangerai sur ma table de nuit et il y poussera des fleurs... Ils ont oublié leur pomme. Ils montent le chemin caillouteux, extasiés, transportés, soulevés par la beauté, au-dessus des vains soucis du jour, heureux comme des dieux parce qu’ils emportent un trésor : le reflet délicat et fragile de la mousse argentée, comme un oiseau bleu qu’ils auraient un instant saisi... Avez-vous remarqué la grande place que tiennent les couleurs, les sons et les rêves dans le langage et les pre­ miers écrits d’enfants ? Tout y est lumineux, aérien, libre et frais comme une eau qui coule. Et nous nous empressons, nous, de faire un barrage, d’éteindre la lumière, de ternir la splendeur des paysages, de rabaisser obsti­ nément vers la pierre et la boue, des yeux qui s’obsti­ naient à regarder vers l’espace et l’azur. Et c’est vers la matière, vers l’objet à examiner ou à manipuler, vers le papier à tisser, le crayon à saisir, la construction à monter, c’est vers le prosaïque — pratique peut-être — que nous orientons nos enfants en leur masquant à jamais l’idéal et la beauté. On nous dira que nous n’avons pas à former des rêveurs, mais des hommes pratiques, capables de bonne heure de creuser la terre ou de visser un boulon. Mais nous savons aussi que nous avons plus encore besoin d’hommes qui sachent oublier, au bord du sentier de la vie, la pomme qu’ils tenaient dans leur main, pour partir, en chercheurs désin­ téressés, à l’assaut de l’idéal. Prenez garde à ne pas gaspiller, en l’enfant, les biens inestimables dont il ne connaîtra plus jamais la splendeur.

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LA VIE SE PRÉPARE PAR LA VIE — Vous avez tort, sermonnait le vieux berger, de garder si longtemps à l’étable vos deux chevreaux, habitués seulement à dormir au chaud derrière leur parc, à manger au râtelier et à suivre leur mère ou à bêler dès qu’ils se sentent perdus au détour d’un buisson... Vous verrez, quand vous les joindrez au troupeau : ils ne seront pas même capables de « suivre » : ils se lais­ seront mordre par les chiens, se casseront une patte sur un éboulis, ou se perdront dans les barres... La vie se prépare par la vie. Si vous craignez que votre fils se bosselle le front, déchire son tablier, se salisse les ongles et les mains, risque de tomber ou de se noyer, enfermez-le dans votre salle à manger confortable, ou tenez-le en laisse quand vous sortez, de crainte qu’il ne se joigne trop vite aux bandes d’enfants qui, dans la rue, dans les jardins, parmi les vergers et les fourrés, poursuivent intrépidement leurs élémentaires expériences. Posez tout autour de son acti­ vité particulière une série de barrières qui, comme le parc de l’étable, empêcheront votre petit homme de faire jouer ses muscles et ses sens. Choisissez attentivement les discours que vous lui destinez et les livres qui lui donneront l’image toujours fausse, puisqu’elle n’est que l’image, de cette vie qui l’appelle impérieusement. Et restez insensibles aux regards d’envie qu’il jette sur les activités défendues, comme ces chevreaux qui, la tête entre les barreaux, tendent leurs regards et leurs sens vers la nature qui les attire... Choisissez pour lui une école bien conformiste, où l’on ne maniera ni marteaux, ni éprouvettes, où l’on ne com­ posera pas à l’imprimerie, où l’on ne se maculera pas au rouleau encreur, où l’on ne se blessera pas avec la gouge

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qui glisse malencontreusement sur le lino qu’on grave, où on ne salira pas ses chaussures à la boue des chemins ou à la terre du jardin. Leçons et devoirs... Devoirs et leçons... C’est l’esprit qui s’encroûtera de vase... Vous vous étonnerez ensuite si votre enfant est mala­ droit de ses mains, hésitant dans ses jeux ou ses travaux, inquiet et timide devant les exigences de l’effort, désaxé dans un monde où il ne suffit plus de savoir lire et écrire mais qu’il faut appréhender à bras-le-corps, avec décision et héroïsme. La vie se prépare par la vie.

NOTRE LABORATOIRE, C'EST L’ENFANT Mathieu osera-t-il parler encore du vieux berger attardé à philosopher, au long des jours, dans les montagnes pai­ sibles, ou du laboureur qui s’arrête au bout du sillon pour laisser souffler son attelage ? On me dit que je choisis fort mal mes modèles, que le laboureur n’a plus le loisir de siffler parce que pétarade le moteur de la charrue mécanique, et que le bon sens ni la philosophie n’habitent plus le paysan âpre au gain et réticent devant les exigences du progrès. L’insistance avec laquelle je puise mes exemples dans la vie simple de la ferme ou du village semble à certains, m’écrit-on, comme une fuite devant le réel des grands événements contemporains. Cette ampleur effrayante de nos sociétés mécaniciennes auxquelles se trouve mêlée sans cesse notre vie de luttes et de revendications, nous ne la sous-estimons pas plus que ne la néglige l’homme de sciences qui, dans son labo­ ratoire, sonde les éléments dans leur origine, apparemment détachés de tous soucis sociaux. Et notre laboratoire, c’est l’enfant.

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Je suis paysan et berger. Quand je me scrute en pro­ fondeur et que je gratte la croûte dont la civilisation s’est évertuée à me recouvrir, c’est toujours l’eau qui coule dans la « tine » du vieux moulin, la rivière qui s’al­ longe lentement parmi les osiers, l’odeur des bœufs qu’on conduit au travail et le bêlement nostalgique et sonore des brebis dans la montagne que je retrouve et qui tou­ jours m’émeuvent parce qu’ils sont la trame initiale d’une vie qui n’a plus jamais retrouvé la pure simplicité du village de mon enfance. Et mon seul talent de pédagogue est peut-être d’avoir gardé une si totale empreinte de mes jeunes années que je sens, et que je comprends, en enfant, les enfants que j’éduque. Les problèmes qu’ils se posent et qui sont une si grave énigme pour les adultes, je me les pose encore moi-même avec les clairs souvenirs de mes huit ans, et c’est en adulte-enfant que je détecte, à travers les systèmes et les méthodes dont j’ai tant souffert, les erreurs d’une science qui a oublié et méconnu ses origines. Car les vrais problèmes de l’enfance, ils sont et ils restent là : l’herbe qui s’agite, l’insecte qui crisse, le serpent dont le sifflement vous glace le sang, le tonnerre qui vous effraie, la cloche qui sonne les heures mortes de la sco­ lastique, les cartes muettes et les tableaux fantastiques. Et c’est la vie qui, à travers les exigences du milieu, déferle toujours, intrépide et inextinguible, cette vie qu’il suffit de retrouver et d’aider pour qu’éclate, malgré les drames de nos destins enchaînés, la bouleversante histoire de l’intrépide enfance. SOYEZ HUMAINS Vous agissez un peu tous, vous autres éducateurs, comme ces pères de famille qui sont d’autant plus féro­ cement sévères avec leurs enfants qu’ils ont été eux-mêmes

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enfants terribles. Ou comme l’adulte qui marche à une allure à peine hâtée et ne se rend pas compte que l’enfant qu’il accompagne doit faire trois pas pendant qu’il en fait un. Vous réagissez avec vos natures d’hommes, vos pos­ sibilités et vos acquisitions adultes, comme si les enfants qui vous sont confiés étaient eux-mêmes des adultes, avec des possibilités similaires. Mettez-vous à la place de cet enfant que vous venez d’humilier par une mauvaise note ou un rang inférieur dans le classement. Rappelez-vous votre propre orgueil quand vous étiez parmi les premiers et tous les mauvais sentiments qui vous secouaient quand d’autres vous avaient devancés... Alors vous comprendrez et vous supprimerez le classement. Un enfant a volé des cerises en venant à l’école, ou cassé un encrier en classe, ou menti pour essayer de sauver une situation délicate. N’avez-vous jamais volé des cerises quand vous étiez jeunes ? N’étiez-vous pas le premier peiné quand vous cassiez un encrier ? Ne vous rappelezvous pas quel drame se jouait en vous quand vous aviez menti, par nécessité, parce que, dans les seules voies qui s’offraient pour sortir d’une situation délicate, le mensonge, timide, inhabile, à l’origine, vous a paru être la seule planche de salut ? « Si vous ne redevenez comme des enfants... » vous n’entrerez pas dans le royaume enchanté de la pédagogie... Loin d’essayer d’oublier votre enfance, entraînez-vous à la revivre; revivez-la avec vos élèves; comprenez les différences possibles nées des diversités de milieux et du tragique des événements qui affectent si cruellement l’enfance contemporaine. Comprenez que ces enfants sont, en gros, ce que vous étiez il y a une génération, que vous n’étiez pas meilleurs qu’eux, qu’ils ne sont pas pires que vous, et que si donc le milieu scolaire et social leur était plus favorable, ils pourraient faire mieux que vous, ce qui serait un succès pédagogique et un gage de progrès.

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Nulle technique ne vous y préparera mieux que celle qui incite les enfants à s’exprimer, par la parole, l’écrit, le dessin et la gravure. Le journal scolaire contribuera à l’harmonisation du milieu qui reste un facteur si décisif de l’éducation. Le travail voulu, auquel on se donne à cent pour cent et qui procure les plus exaltantes des joies, fera le reste. Le soleil brillera...

III

Le travail qui illumine

LE DRAPEAU BLEU, BLANC, ROUGE La vie marche, et nous nous essoufflons à la suivre au lieu de brandir hardiment les drapeaux qui l’orientent et la subliment. Nous sommes une génération de copistes-copieurs, de répétiteurs condamnés à enregistrer et à expliquer ce qu’ont dit, ou fait, des hommes qu’on nous affirme supé­ rieurs et qui n’ont souvent, sur nous, que le privilège de l’ancienneté dans cet art de copieurs et de répéti­ teurs. Nous sommes une génération pour laquelle l’œuvre créatrice, ce premier échelon de l’œuvre d’art, a été réduite à la clandestinité. Etudiez ! Copiez ! Répétez !... Vous ne tirerez jamais rien de splendide de vos mains maladroites et de vos cervelles futiles. Il nous arrivait bien, en gardant nos chèvres, de des­ siner, sur la boue des chemins, des signes cabalistiques que la pluie estompait, de tracer sur les pierres plates des inscriptions rudimentaires qui ne changeaient en rien le destin de la pierre du clapier; de graver dans l’écorce des arbres, avec nos couteaux, des figurines dont nous étions fiers, mais qui ne survivaient pas à notre fantaisie d’un jour.

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Les adultes faisaient la chasse à nos essais pour lesquels nous n’avions point, comme aujourd’hui, l’exemple par­ fois exaltant des images qui couvrent les murs de la classe, qui animent les pages des livres et des journaux, qui dansent magiquement sur les écrans des cinémas. Nous n’avions ni crayon, ni papier. L’art, pour nous, c’était le christ sur la croix de l’église ou les figurines de mode sur les catalogues de la Samaritaine. Ma première émotion d’art me vint le jour où, ayant acheté, pour deux sous, à un colporteur, un superbe crayon rouge et bleu, je dessinai sur la couverture de mon cahier, sur les volets de la fenêtre et sur le plâtre des murs, le drapeau bleu, blanc, rouge de la France. La vie marche... Dans un siècle où l’image est reine, où papier, gouaches et couleurs garnissent les rayons des bazars, aidez vos enfants à dépasser le stade du drapeau bleu, blanc, rouge; ouvrez-leur les portes enchantées d’un monde qui nous fut interdit et qu’ils voient avec leurs yeux neufs de poètes, d’artistes, de constructeurs en marche vers leur destin d’hommes.

AVANT - APRÈS Le 25 novembre, Jean-Jean dessine le pot de fleurs ci-contre. Il est, avec le moulin à café et la boîte d’allumettes, le symbole d’une forme d’enseignement que nous ne devrions plus avoir à condamner : contenant ventru, hypertrophié pour recevoir la fausse science, boursouflé et difforme, avec, comme tout résultat, ces six brins sque­ lettiques, qui sont comme des fleurs avortées, comme des boutons qui n’ont pu éclore et qui se sont ratatinés là par manque de sève, par manque aussi de soleil et d’azur...

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C’est ce que nous avons expliqué à Jean-Jean, qui n’a pourtant que dix ans, et qui, comparant son pot de fleurs sclérosé aux dessins audacieux et libérés de ses camarades, a senti la pauvreté de son œuvre. Le 12 décembre, d’un seul jet, Jean-Jean produisait le dessin donné ci-dessous et qui est comme un symbole de démarrage vers le travail, vers l’aventure et vers la vie. La réclame contemporaine a ressuscité et développé les enseignes que les artisans accrochaient sur le seuil de leur boutique et qui parlaient une langue compréhensible à tous.

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A leur exemple, nous pourrions, sur le fronton de nos écoles modernisées, placer ces deux symboles et comme dans les foires, nous écririons seulement : AVANT - APRÈS

JE VEUX LES CUEILLIR ! Nicole est sous le cerisier. Elle a devant elle le panier débordant de cerises brillantes et écarlates. Elle n’aurait qu’à y plonger sa petite main pour mordre à belles dents. Et elle n’est pas satisfaite ! — Je veux les cueillir ! Elle s’obstine à atteindre les quelques branches sym­ pathiques, qui ont poussé tout exprès, semble-t-il, à portée des convoitises de l’enfant. Là, elle n’est pas exigeante ! Le moindre petit fruit vert est pour elle un délice. Elle l’a cueilli ! Je dis, apitoyé : — Tiens, Nicole, je t’envoie de beaux bouquets ! Elle proteste encore, avec un paradoxal héroïsme, en tendant les bras vers le feuillage : — Je veux les cueillir ! Double erreur des pédagogues : Nous installons, plus ou moins confortablement, nos élèves à l’ombre de l’arbre et nous plaçons là, à leur portée, les fruits que nous avons choisis et cueillis pour eux, bien classés dans des livres qui sont des chefs-d’œuvre de science et de technique. Et nous nous étonnons que nos Nicole se détournent de ces paniers appétissants pour tendre leurs mains et élever leurs yeux vers l’arbre où ils voudraient cueillir, à même la vie, les fruits précieux d’une connaissance qui n’est subtile nourriture qu’autant

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qu’elle n’est pas préalablement et arbitrairement détachée de l’arbre. Et comme nous ne comprenons pas cette insistance de l’enfant à compliquer les choses que nous avons, nous, apprêtées et facilitées, nous cachons l’arbre, afin que l’en­ fant ne voie plus que les fruits du panier et s’en satisfasse. Faute de mieux, en effet, l’enfant mange alors les fruits du panier, mais si goulûment qu’il ne parvient plus à les digérer, et jusqu’à en prendre un tel dégoût qu’on ne sait plus qui accuser : de l’enfant qui n’a plus ni faim ni soif, ou de la méthode qui n’a pu, à elle seule, renouveler le miracle de l’arbre convoité. Malheur aux enfants qui n’ont jamais mangé de cerises que dans les paniers et qui n’ont pas connu la joie vivifiante de qui s’accroche aux branches et cueille selon ses besoins ! Malheur à l’enfant, malheur à l’homme qui s’est gavé de connaissances, loin de l’arbre de vie et qui n’a plus même le ressort de protester : — Je veux les cueillir !

LE TRAVAIL QUI ILLUMINE Eh oui ! Il existe certes des bêches et des charrues, et des outils mécaniques autrement perfectionnés qui vous remuent le sol et vous sèment les graines sans que vous ayez à vous mesurer avec l’aridité de la glèbe. Mais j’aime, moi, quand je prépare un semis, tamiser la terre de mes mains et trier amoureusement les pierres, comme l’on adoucit le lit douillet d’un bébé. C’est ainsi; un même travail peut être corvée ou libé­ ration. Ce n’est pas une question de nouveauté mais d’illumination et de fécondité. Vous connaissez l’histoire des « pluches » au régiment? Il y a un art — dont l’Ecole a fait une tradition — pour

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opérer le plus lentement possible, sans cependant s’arrêter de travailler. C’est du stakanovisme à l’envers. Et quand il s’agit de prendre le balai pour débarrasser les pluches, c’est pire encore : tous les hommes sont manchots. C’est parfois le caporal lui-même qui doit s’appuyer la corvée. Le soldat part en permission voir sa jeune femme. Faire la soupe, éplucher les pommes de terre, balayer même, tout cela devient un plaisir dont il réclame le privilège. La corvée du matin est devenue une récompense ! Il en est de même à l’école, où certains travaux usés par la tradition seront, demain, recherchés à l’égal d’ac­ tivités nouvelles que vous croyiez exclusives. Ne cherchez pas la nouveauté; la mécanique la plus perfectionnée lasse elle-même si elle ne sert pas les besoins profonds de l’individu. Dans le lot toujours croissant des activités qu’on vous offre, choisissez d’abord celles qui illuminent votre vie, celles qui donnent soif de croissance et de connaissances, celles qui font briller le soleil. Editez un journal pour pratiquer la correspondance, recueillez et classez des documents, organisez l’expérience tâtonnée qui sera la première étape de la culture scientifique. Laissez les jeunes fleurs s’épanouir, même si les mouille parfois la rosée. Tout le reste vous sera donné par surcroît.

POURQUOI TRAVAILLER ? — Pourquoi travailler ? pourrait vous dire candide­ ment l’enfant d’aujourd’hui... J’ouvre un journal, ou mon Mickey : partout des aven­ tures, du sport, des compétitions, des discussions qu’on dit philosophiques. Mais qui donc travaille dans ce monde sinon les malheureux qui y sont condamnés ?

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Je pars en ville : les devantures parlent partout de luxe, de fanfreluches et de jouets. Les instruments de travail se cachent pudiquement dans les rues excentriques comme s’ils avaient à se faire pardonner leur présence de pauvres dans une société de parvenus qui rougissent de leurs origines. Et l’Ecole ne connaît que des devoirs et des leçons qui sont pour nous ce que la machine est pour nos pères, un asservissement dont on se dégage dès qu’on en a la possibilité. Seuls les jeux nous enthousiasment et nous font oublier les exigences inhumaines du travail. Le monde, pour nous, l’essentiel de ce qu’il nous offre ou nous impose, ce sont le ballon, les soldats de plomb, les collections d’images et nos journaux illustrés... sans compter le cinéma toutes les fois que nous pouvons y entrer. Travailler ! Si je prends, un jour, clandestinement la pelle du maçon, la bêche ou la brouette du jardinier, le marteau ou les pinces de mon père, on me poursuit comme si j’avais commis un crime. Creuser des grottes, bâtir des châteaux, préparer un semis, dresser des barrages, fouiller les ruisseaux, monter et démonter des machines seraient pour moi les plus passionnantes des occupations, à tel point que j’en oublierais Mickey ou le cinéma. Ce sont, hélas ! des fruits défendus : il paraît que nous salis­ sons nos habits, écorchons nos doigts ou nos jambes, égarons les outils... Alors on nous renvoie à ce qu’on appelle ensuite des futilités. Le travail, pour nous, conclurait cet enfant, c’est la malédiction : c’est l’outil qui salit les mains, l’usine qui ronge notre vie, l’esclavage qui nous déshonore. Seul le jeu nous épanouit et nous libère. Voyez ses vedettes. Et nous pourrions, en effet, faire notre mea culpa, en reconnaissant qu’il y a maldonne dans les principes mêmes de notre éducation, et que c’est d’abord par le travail qu’on prépare au travail dans une école et dans une société du travail.

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LE TRAVAIL DE SÉRIE Le travail de série, je connais ça. Ce ne sont point, comme on pourrait le croire, les fabricants d’automobiles qui l’ont inventé, mais vous les pédagogues, et nous les bergers. Car je suis, moi aussi, un grand entrepreneur de séries. Les petits agneaux qui sont nés à Noël et qui sont si ori­ ginaux et si capricieux, avec chacun leur caractère et leur personnalité, je les prends à Pâques et je les coule dans le moule de la série qu’est le troupeau. Regardez-les paître : ils n’ont plus de fantaisies, plus de besoins, si ce n’est ceux du troupeau. Ils engraissent normalement et j’ai, moi, moins de peine. Je trouve que c’est mieux ainsi puisque aussi bien ils sont destinés à l’abattoir où on me les demande gros et gras. Si nous voulions en faire des bêtes intelligentes, comme celles qui vous étonnent dans les cirques, il faudrait naturellement que nous nous y prenions autrement. Vous recevez, vous autres aussi, les enfants curieux et gambadants, candides et audacieux devant le monde, vous les coulez dans les moules de vos séries, vous les parquez derrière vos barrières, vous rationalisez leurs gestes et leurs attitudes et vous semblez surpris parfois que sortent de ces moules des pièces interchangeables, des mécaniques bien réglées pour entrer demain dans la chaîne, tête courbée derrière le numéro qui les précède, prêtes à obéir au berger qui s’est imposé par son fouet et par ses chiens. Si vous voulez des enfants intelligents, capables de lever la tête et de choisir les drailles, il faut, vous aussi, que vous vous y preniez autrement, que vous sachiez conserver à vos chevreaux cet appétit souverain de pousses tendres,

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cet instinct délicat qui les fait mordiller prudemment les herbes suspectes et ce débordement de vie qui semble se nourrir de printemps et de beauté. Seulement vous n’aurez plus ce tranquille piétinement du troupeau qui défile toujours par les mêmes chemins. Vous aurez des personnalités qui se forment et qui s’af­ frontent, des têtes qui s’attardent à regarder le ciel, des voix qui s’appellent à travers la montagne. Mais vous sentirez aussi l’invincible frémissement de la vie.

LE TRAVAIL EN MIETTES « Le travail en miettes », dit un auteur... Il n’y a que miettes dans notre vie d’éducateurs. Nous ne parvenons plus même à les rassembler, ce qui serait vain, d’ailleurs, des miettes pressées et roulées ne donnant jamais que des boulettes justes bonnes à servir de projectiles dans les réfectoires. Miettes de lecture, tombées d’une œuvre que nous ignorons et qui ont ce goût de rassis du pain qui a trop traîné dans les tiroirs et dans les sacs. Miettes d’histoire, les unes moisies, les autres à peine cuites, et dont l’amalgame reste un insoluble problème. Miettes de calcul et miettes de sciences, comme pièces de mécanique, signes et nombres qu’une explosion aurait dispersés et qu’on s’évertue à retrouver en puzzle. Miettes de morale, comme des tiroirs qu’on déplace dans le complexe d'une vie aux combinaisons infinies. Miettes d’art... Miettes de classes, miettes d’heures de travail, miettes de cour... Miettes d’hommes ! Dangers d’une Ecole qui aligne, compare, groupe et regroupe, ausculte et jauge ces miettes.

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Urgence d’une éducation qui évite l’irréparable éclate­ ment et qui fait circuler un sang neuf dans la fonction vivante et constructive de la pédagogie du travail.

NE FAITES PAS DE L'INUTILE TRAVAIL DE SOLDAT Vous connaissez l’histoire — qui n’est pas une charge — de cette corvée de cinq hommes et un caporal qui avaient mission de transporter, à l’autre bout de la cour, un tas de gravier encombrant. Il y faut la mise en train, bien sûr, et jamais accélérée car la besogne n’est évidemment pas emballante. Un quart d’heure après, l’équipe est à pied d’œuvre, si l’on peut parler en l’occurrence d’équipe et d’œuvre : un soldat tient les mancherons de la brouette; il s’assiéra dessus quand il sera fatigué. Un deuxième surveille la roue et s’assiéra dessus pour faire équilibre. Et les hommes munis de pelle ? Ils surveillent l’adjudant et, quand celui-ci regarde, hop ! une pelletée de gravier... « Levez-vous de là, ose un bleu malin. A moi tout seul, j’en fais plus que cinq équipes réunies... — Il ne s’agit pas de cela, répondent les hommes d’expérience. Nous ne sommes pas dans le civil et tu n’es pas payé aux pièces. Tu vas déranger tout le monde : les copains qui n’ont pas envie de travailler, le caporal qui doit nous surveiller ici jusqu’à la soupe et l’adjudant qui te dira sérieusement, quand tu auras fini : « Recom­ mencez... Ramenez le tas de gravier où il était ! » Quand tu seras chez toi, tu mettras les bouchées doubles. Ici, on fait du travail de soldat. Ça n’a ni but ni raison d’être. C’est fait pour embêter les militaires et faire croire aux contribuables qu’il faut à la caserne une main-d’œuvre abondante et spécialisée. »

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Pourquoi faut-il, hélas ! que la technique scolaire rap­ pelle si souvent ce travail de soldats ? En avons-nous déplacé inutilement de ces tas de gravier dont les manuels restent bourrés ? En avons-nous fait de ces exercices qui n’ont pour fonction que de noircir des cahiers et de rem­ plir, avec discipline, les heures désespérantes que rien n’anime ni ne nourrit ? L’avons-nous entendue la formule fatidique : A refaire ! Les soldats et les chansonniers rient de bon cœur du transport du gravier, de la corvée de patates, du nœud de cravate ou de la position du calot. Il est vrai que les chefs pensent peut-être sérieusement que ce sont là des éléments déterminants de la préparation du soldat à sa fonction de combattant. On n’a pas encore eu l’idée de chansonner les déses­ pérants exercices de l’Ecole, l’encre rouge dans les cahiers et ce rythme uniforme et lent qui fait qu’une classe marche au pas — physiquement et intellectuellement — dans l’ordre et la discipline, et que pour maintenir cet ordre et cette discipline, elle doit livrer bataille aux enfants trop rapides ou trop consciencieux, à ceux qui ont trop vite fini leur devoir qu’on ne peut décemment pas faire refaire. Il y a une loi du milieu scolastique. Qui essaie de la violer jette bas tout l’édifice. Vous devez courir ce risque. Examinez loyalement chacune des activités que vous prévoyez pour votre classe. Faites la chasse aux travaux de soldat, et si vous y êtes provisoirement contraint, sachez que ce ne sont que travaux de soldat, sans but ni résultat. Galopez, galopez ! Enthousiasmez vos enfants pour qu’ils aillent toujours plus vite et toujours plus loin. Il vous suffira de prévoir suffisamment d’activités — et nous en sommes heureusement riches — pour nourrir le besoin de créer et de réaliser. Le travail de soldat, voilà l’ennemi !

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MAGNIFIER Travailler « pour de bon »... « Faire joli »... « Pour que ça serve »... Ce sont là les grands soucis de l’enfant aux prises avec la vie. Il termine son château de sable en le couronnant d’un bouquet de fleurs. Dans ses doigts de magicien, il agite au soleil un prisme qui pare le monde des couleurs mer­ veilleuses de l’arc-en-ciel. La page elle-même qu’il vient d’animer de ses graffiti attend la palette capricieuse du peintre pour acquérir vie et splendeur, comme si l’enfant avait besoin sans cesse d’habiller son œuvre du coup de pouce décisif qui fait les choses plus belles que ce qu’elles sont. Vous vous contentez, vous, de battre des mesures pour rien, de faire copier des textes que vous annotez sans scrupule et que vous barrez avec autorité d’un rouge rageur. Vous trouvez toute naturelle l’hécatombe en fin de séance, pour récupérer l’argile plastique des chefsd’œuvre modelés avec tant de sérieux et tant d’amour. Le maçon travaillerait-il avec cœur et avec goût si on détruisait systématiquement la maison qu’il vient d’ache­ ver et sur laquelle il a posé, avec la légitime fierté du constructeur, le bouquet symbolique ? Le paysan repren­ drait-il la charrue si son blé était non plus accidentelle­ ment mais méthodiquement fauché en herbe, et si étaient rasés les arbres qu’il a plantés ? En ce début d’année, essayez d’oublier les enseignements inhumains de la scolastique, écoutez les exigences normales de la vie, magnifiez l’œuvre la plus humble du plus humble de vos enfants ! Que chaque travailleur — et l’enfant a les soucis et la dignité du travailleur — ait, à tout instant, conscience d’avoir posé une pierre à son édifice et ajouté à son patrimoine un peu d’efficience et un peu de beauté.

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Magnifiez le texte informe en lui donnant la pérennité du majestueux imprimé; magnifiez, par les couleurs et la présentation, des dessins qui seront dignes d’une collec­ tion ou d’une exposition, émaillez et cuisez au four des poteries qui, dans leur forme définitive, sauront défier les siècles. Alors vous sentirez la fierté de l’œuvre bien faite ani­ mer et passionner vos jeunes ouvriers, vous ferez naître et s’imposer cette grande dignité du travail que nous voudrions écrire, nous aussi, en lettres définitives aux fron­ tons de nos écoles modernes du peuple.

AU CŒUR DE L’HOMME Le travail, c’est comme le cœur social de l’homme. Le jour où il lasse en produisant une douleur physique ou morale qui va s’approfondissant, c’est qu’une erreur ou un accident ont brouillé la fonction normale du méca­ nisme. Il arrive, certes, que pour compenser les dépenses de l’effort physique ou pour réagir contre un brusque danger, le cœur batte plus fort, comme un moteur qu’on accélère au pied d’une montée. Mais il retrouve aussitôt son rythme dans une sorte de bien-être au calme revenu. Le travail nécessite lui aussi bien souvent une tension puissante pour triompher de l’obstacle à vaincre et par­ venir au but. Mais le repos et le sommeil interviennent qui sont comme la phase bienfaisante de l’action. Si le cœur, après l’effort, ne retrouve plus son régime, si le sang comme une eau boueuse s’attarde dans les con­ duits, le médecin dira : surmenage... Il faut réduire le travail que nous lui demandons, mettre le corps au repos ou même tenter une saignée. Solutions provisoires qui ne sauraient corriger le trouble évident du mécanisme.

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Si l’on vous affirme aujourd’hui: «l’enfant est surmené... il nous faut réduire les programmes», c’est non pas que vous avez demandé une trop grosse masse de travail mais que vous avez troublé une fonction naturelle, que vous avez présenté comme travail des exigences qui s’incorporent mal à nos nécessités vitales, que vous avez fait tourner le moteur à vide au risque de l’emballer ou que vous l’avez nourri d’une essence impure qui cala­ mine le moteur. Alors, il n’y a plus de repos parce qu’il y a non plus fatigue mais blessure, parce que des brèches s’annoncent que vous ne pourrez plus colmater et qui risquent de rendre pénibles et obsédants toute action et tout effort. Il faut vraiment une accumulation de fausses manœuvres pour fatiguer un cœur qui tourne si doux que nous ne le sentons point battre. Il faut une aussi dangereuse accu­ mulation d’erreurs pour donner à l’enfant la crainte, puis le dégoût d’une fonction aussi naturelle et aussi noble que le travail. Replacez ce travail dans le circuit de la vie. Donnezlui un but et un sens. Qü’il nourrisse et impulse votre naturel comportement. Qu’il soit au cœur de votre des­ tinée individuelle et sociale. Il restera peut-être à aménager les programmes dans l’entreprise nouvelle équipée d’espace, d’outillage, d’art et de lumière, sans compter l’âme et l’idéal qui en sont le soleil. Mais il nous faut mieux que des discours pour redonner au travail sa permanence et sa dignité.

LE TEMPS DES FARANDOLES Quand donc les adultes laisseront-ils les enfants marcher à leur pas d’enfants ? Quand donc regarderont-ils vivre les enfants avec des yeux d’enfants ?

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Nous sommes les rivières assagies dans la plaine; ils sont les torrents encore impétueux qui ne coulent ni selon les mêmes régimes ni avec les mêmes élans. Nous sommes les bêtes lasses pour qui l’instant qui suit est déjà inscrit dans le présent, et qui s’en vont de leur pas uniforme et ordonné vers le bercail ou l’abreuvoir; ils sont les petits chevreaux qui font la farandole par les chemins et les pou­ lains impatients de mesurer l’agilité de leurs jambes futées et pour qui la sagesse est de gambader, de cabrioler et de sauter. Nous nous arrêtons trop longuement à retourner, dans d’interminables bavardages, les problèmes du passé qui ne sont pas toujours ceux du lendemain; ils vont avec la vie qui marche, et nous sommes tentés de les retenir sans cesse parce que leur course nous essouffle et leur dyna­ misme nous étourdit et nous lasse. Ceux qui nous échappent pour empoigner la vie à bras-lecorps et pour la dominer, ce sont ceux-là même qui, dépassant nos espoirs et nos enseignements, s’obstinent à farandoler au lieu de suivre sagement les paliers métho­ diques que nous avons prétentieusement aménagés dans la grande aventure de la vie. Ils sont les jeunes as de la pédale, du ring ou du stade qui accèdent un moment à une célébrité qui nous irrite parce qu’elle est le fruit de ce dépassement; ils sont les artistes et les poètes, ces poulains échappés de l’écurie et qui, malgré nos rappels, partent, échevelés, à la conquête d’horizons inconnus. Ce sont eux que la jeunesse admire, déifie, suit et non ces cabris et ces poulains malchanceux que, dans nos écoles, nous avons transformés en bêtes domestiques, prématurément dociles et sages, et qui font honneur au berger. Il faut bien les « assagir », direz-vous. La vie s’en char­ gera. Profitez au contraire du temps des farandoles pour aller en chemin quelques pas avec eux et faire provision à leur contact d’élan et d’enthousiasme.

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EMBRAYER SUR LA VIE Bien sûr que ça tourne, votre mécanique scolaire, et même mieux que la nôtre, parce que vous avez tout prévu, je ne dis pas plusieurs jours à l’avance, mais plusieurs mois, ou plusieurs années. Votre répartition mensuelle conforme aux programmes est réglementairement affichée à droite du tableau, avec, à gauche, votre emploi du témps auquel vous vous confor­ mez strictement. Vous n’avez qu’à mettre la mécanique en place et à tourner les pages. L’Inspecteur de passage pourra se faire présenter le cahier de préparation qui est comme le minu­ tage extérieur de cette mécanique, et il partira rassuré : tout se passe bien selon les normes. Il n’y a qu’un inconvénient à cette mécanique : l’Insti­ tuteur, l’Inspecteur et l’Etat — disons plutôt : l’Etat, l’Inspecteur et l’Instituteur — ont tout prévu, en effet, sauf que leur mécanique ne s’engrène pas sur la complexe mécanique humaine. Le moteur tourne bien. Il donne son rendement maximum de tant de tours minute — en l’oc­ currence de tant de leçons à la matinée — mais on ne parvient que très accidentellement à embrayer. Alors la machine tourne à vide. Elle ronfle ou ronronne selon le rythme, ou s’emballe et s’échauffe. Mais la mécanique humaine non entraînée ne s’accroche que rarement à la minutieuse organisation scolaire. La plupart du temps, elle reste immobile et attend... qu’on sorte. Elle tourne parfois — et souvent même — en sens contraire sous l’impulsion de la vie et cela produit le même effet que lorsque, l’auto étant lancée, on passe malencontreusement en marche arrière au lieu de mettre la troisième qui aurait allégé et harmonisé le roulement. Grincements, grippages, cris, dents sautées et pannes.

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Il vous faut tenir compte, certes, des impératifs qui, par tradition, par souci d’organisation, et parfois aussi par bureaucratisme, animent une mécanique qui, du dehors, nous impose des normes et un rythme. Mais vous ne ferez rien de valable, vous ne dépasserez jamais les piétinements et les erreurs de la scolastique si vous ne parvenez pas à l’engrenage indispensable sur l’élément humain qu’on vous donne à former, si vous n’atteignez à une harmonie d’agencements, à une technique de travail et de vie qui vous permette de produire non des monstres mais des hommes.

ALLEZ AU-DEVANT DE LA VIE N’essayez jamais de vous installer dans le passé. Allez au-devant de la vie. Il n’y a pas de plus grande joie que de construire sa maison, de l’aménager, de l’enrichir, de l’embellir pour la faire sienne. Nous gardons tous en nous la nostalgie des cabanes en pierres ou en branchages que nous avons construites en gardant nos bêtes à l’orée des bois, des châteaux de sable creusés sur la grève ou des mondes que nos mains ont autrefois créés avec l’argile des fondrières. Ne nous y trompons pas : c’est parce qu’ils ont cette même nostalgie que les adultes sont si fiers d’aller planter leur tente au cours de leurs randonnées, même et surtout si la couche est dure, si la pluie menace, si le sac est lourd à porter. Ce qu’il vous faut, en ce premier octobre, ce ne sont point des classes bourgeoisement installées comme ces meublés anonymes qui vous imposent la banalité de leurs arrangements standards, mais de larges horizons tech­ niques, sociaux et pédagogiques, ouvrant sur le travail, sur le rêve et sur la vie.

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Une municipalité généreuse a cru bien faire peut-être en vous préparant une classe où tout est prévu : les tables cirées et alignées que vous ne pourrez déplacer, des chromos sur les murs ou peut-être, comble de richesse, des frises peintes par quelque grand artiste. L’encre sera dans les encriers et les livres neufs, sentant bon l’imprimerie, s’em­ pilent sur votre bureau. Tout est en place pour le départ. Mais c’est l’invitation au voyage qui est absente. Demandez plutôt qu’on vous laisse la responsabilité totale des bagages, qu’on vous donne le matériel et les ressources pour aménager votre classe tout au cours de l’année, afin qu’elle soit bien à vous, comme cette maison que vous avez montée pierre à pierre et dont chaque recoin a son histoire. Videz impitoyablement tiroirs et musée de tout ce qui n’est pas instrument de travail; gardez les murs pour les orner en cours d’année selon votre inspiration. Vos cartables, vos dessins, vos reliures ne sont qu’une promesse, le panier qui attend la cueillette, cette riche cueillette que vous permettront imprimeries, échanges interscolaires, travail à même la vie, cette glane que vous apporteront chaque jour les petites mains qui tendront vers vous leur gerbe. Ce qui nous enchante et nous enthousiasme, ce n’est jamais le passé si riche soit-il, mais l’avenir qui porte en lui la création, l’aventure et la vie. L’Ecole n’est point une halte. Elle est la route qui s’ouvre sur les horizons à conquérir. Allez au-devant du matin. NOTRE TRAVAIL NOUS UNIRA Ce que je pense de cette division qui, à nouveau, va effriter nos forces en aiguisant les malentendus et en décou­ rageant les velléités d’action des faibles et des indécis ?

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Quand les ruisseaux s’en vont, serpentant péniblement à travers la plaine, ils tardent à se rejoindre parce que le moindre bras de terre est pour eux un obstacle infran­ chissable. Mais lorsqu’ils dévalent, impétueux, de la montagne, entraînant dans leurs remous écumeux des troncs d’arbres ou des pierres qui font d’invincibles béliers, alors rien ne les arrête dans leur course vers d’autres ruisseaux. Leur jonction ajoute à leur force. Si l’on essaie de dévier leur cours, ils refluent un instant, puis reviennent à la charge et emportent le ridicule barrage. Il y faut seulement la pente et l’élan sans lesquels le torrent ne serait qu’inutile mare croupissante. Notre courant commun, c’est le travail. Les éducateurs gardent l’avantage insigne de pouvoir s’appliquer à une tâche que la technique humaine n’a pas encore dépouillée de ses attributs naturels. Le torrent est là, qui gronde et s’agite. C’est parce que nous l’en­ diguons trop tôt qu’il s’immobilise dans la plaine. Il ne tient qu’à nous de le voir à nouveau dévaler les pentes, de les dévaler avec lui, faisant bélier contre les obstacles à renverser, nous accrochant parfois aux racines de la berge pour tempérer certaines impétuosités, nous habituant au grondement et au rythme des eaux qui s’en vont, invin­ cibles, vers la fertilité et la vie. Si nous savons nous replacer dans ce torrent, nous n’au­ rons même pas le temps de voir sur les rives les éternels pessimistes lever les bras au ciel et prodiguer des mises en garde désespérées au spectacle de notre commun et harmonieux effort. Ne vous retirez pas sur la berge où vous recouvriraient lentement la mousse et le limon. Suivez audacieusement le torrent de la vie.

IV

La pédagogie à queue de morue

LA PÉDAGOGIE A QUEUE DE MORUE Il faut choisir. Si vous tenez vraiment à la pédagogie autoritaire; si vous voulez que l’enfant écoute bouche bée, sans critique ni objection, ce que vous lui expliquez à longueur de jour­ née, qu’il obéisse sans récriminer à vos commandements, n’oubliez pas d’y mettre la forme. Et la forme, c’est le faux-col qui vous oblige à prendre un port altier, même s’il vous empêche de respirer, c’est le chapeau melon ou le haut-de-forme qui font l’officiel plus grand qu’il n’est en réalité, et la redingote que les hommes du peuple appelaient si irrespectueusement au début du siècle : la queue de morue. Ne souriez pas : un député ou un ministre avec habit de cérémonie, manchettes, souliers vernis et chapeau à claque, c’est plus imposant que les parlementaires actuels en chemise Lacoste ou même en slip. Devant le premier, on se découvre naturellement comme on tend à se mettre au garde-à-vous devant les militaires; avec les seconds, on a envie de dire : camarades ! La discipline de l’armée sera profondément modifiée le jour où les uniformes seront éteints, où l’étiquette sera atténuée, où les ors et les cuivres auront fait

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place aux lisérés délavés. Et une classe traditionnelle, menée par un instituteur allure 1900, ne saurait rayonner la même atmosphère qu’une école moderne où des enfants en slip travaillent à côté d’un maître torse nu. La religion sait bien tout cela, elle qui conserve anachroniquement ses dorures, ses lumières et ses costumes d’un âge révolu, car on respecte en l’homme l’habit, même s’il ne fait pas le moine. Mais le prêtre ouvrier quitte sa soutane pour descendre dans la mine, non point parce que son habit désuet le gênerait, mais parce qu’il sait qu’il ne fraternisera vraiment avec le peuple que s’il travaille comme lui, torse nu. Alors vous choisirez. Si vous tenez à la discipline de la pédagogie 1900, reprenez prudemment les insignes de votre fonction, le faux-col — même s’il est en celluloïd — la queue de morue et le chapeau melon. Les enfants vous respecteront en conséquence — apparemment du moins — ce qui ne les empêchera pas de cribler clandestinement de boulettes de papier votre couvre-chef, suspendu prudemment à la plus haute patère. Ou bien vous faites classe en short, ou en chemise Lacoste, mais alors il vous faut évoluer vers la péda­ gogie du short et de la chemise Lacoste qui suppose une reconsidération du problème des relations maîtresélèves, une reconsidération du respect et du travail, un ajustement nouveau de l’atmosphère de votre classe. Le faux-col et le chapeau melon vous paraissent ridi­ cules. Ne pratiquez donc plus, à l’ère des chemises Lacoste, la pédagogie à queue de morue.

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CEUX QU’ON NE PEUT APPRIVOISER Vous êtes-vous demandé parfois pourquoi le renard capturé vivant dépérit et meurt dans sa prison, quels que soient la science et le soin qu’on apporte à lui offrir la nourriture qui lui est d’ordinaire spécifique ? Pourquoi le moineau ne supporte pas davantage la captivité et quel instinct plus fort que le besoin de vivre pousse certaines espèces à se laisser mourir de faim plutôt que de s’accommoder de barrières et de grillages ? Vous concluez philosophiquement : « Ils ne vivent pas en cage... on ne peut pas les apprivoiser ! » Et avez-vous pensé qu’il en était de même pour les enfants, du moins pour ceux — et la proportion en est plus forte qu’on ne croit — que le dressage ou l’atavisme ne sont point parvenus à résigner à l’obéissance et à la passivité : ils entendent toujours distraitement les mots que vous prononcez et regardent de leurs yeux vagues, par delà les barreaux... de la fenêtre le monde libre dont ils gardent à jamais la nostalgie. Vous dites : « Ils sont dans la lune »... Ils sont dans la réalité, dans la réalité .de leur vie et c’est vous qui passez à côté avec votre vacillant lumignon. Ils ne font pas, au propre, la grève de la faim. Et encore faudrait-il s’assurer que certains troubles ou certaines épidémies ne sont pas la conséquence d’une perte de vitesse d’un organisme qui n’est plus dans son élément. Mais la grève de la faim intellectuelle, spirituelle et morale est patente, quoique inconsciente. Ils étaient, hors de leur cage, d’une curiosité inextinguible. Ici, ils n’ont plus faim. Vous accusez en vain le manque de volonté, l’in­ telligence réduite, une distraction congénitale dont les psychologues et les psychiatres étudient les causes et les remèdes.

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Ils dépérissent, tout simplement, comme les bêtes cap­ turées. S’ils n’en meurent pas toujours, physiologiquement et intellectuellement, ce n’est certainement point par faute de mesures de surveillance et de coercition de la part des geôliers mais parce que l'Ecole n’a pas pu jusqu’à ce jour verrouiller ses domaines et que les moineaux un instant enfermés s’égaillent à nouveau, dès le son de cloche, dans la richesse vivante de la grande expérience humaine. Bien sûr, il y a la réussite de ceux qui se sont « appri­ voisés ». Est-elle tellement plus spectaculaire que celle des hommes et des femmes qui n’ont pas accepté la pri­ son, même fleurie, et qui, dans la vie, se sont révélés d’attaque en face des éléments ? Alors, faut-il les laisser dans la jungle de l’ignorance et renoncer à cette culture née de l’Ecole qu'ils se refusent à accepter ? Le dilemme est mal posé : entre l’état sauvage et le dressage, il y a, en intermédiaire, la création d’un climat, d’une atmosphère, des normes d’organisation, de vie et de travail en commun, une éducation dont seront exclus le mensonge et la ruse et cette peur instinctive et cette insupportable obsession des bêtes sauvages et des enfants de voir se refermer derrière eux les portes de la lumière et de la liberté.

ILS ONT JETÉ DES PIERRES DANS LES BASSINS Quelle génération ! protestent passants et propriétaires. C’est plus fort qu’eux... Il faut qu’ils jettent des pierres dans les bassins ! C’est plus fort qu’eux, en effet. Ils ont besoin de voir l’eau éclabousser en cascade d’autant plus majestueuse que la pierre est plus grosse, cette pierre qu’ils suivent avec

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ravissement dans sa plongée en vol plané jusqu’au fond verdâtre, en bas, au royaume des poissons et des serpents. Comme ils ont besoin de marcher et de courir, de patauger dans les flaques d’eau, de jouer avec le feu et le couteau, de tirer la queue du chat ou de faire aboyer les chiens derrière les murs de clôture. — Inutile gaspillage d’énergie, observent sentencieuse­ ment les pédagogues. Voyons, disent-ils, obligeons-nous chaque homme à redécouvrir la brouette, la machine à vapeur ou la vertu des sulfamides ? Des hommes qui ont pratiqué l’enfant ont amassé pour lui des matériaux, les ont classés, groupés. Pourquoi laisser l’enfant tâtonner, s’égarer dans d’inutiles labyrinthes !... Il y a des manuels scolaires !1 — C’est ça... et qui évitent aux enfants la peine de jeter des pierres dans les bassins, et qui leur expliqueront avec dessins et photos à l’appui ce qui se produit quand une pierre tombe dans l’eau. Tout le monde aujourd’hui sait monter à bicyclette. Comment se fait-il que des âmes généreuses n’aient pas encore imaginé à l’usage des enfants un manuel pour enseigner l’art de monter à bicyclette sans chute ni bosse ? Les pédagogues eux-mêmes se sont rendu compte qu’un tel manuel ne diminuerait en rien les tâtonnements, pas plus qu’il n’amenuiserait chutes et accrocs. Nul ne peut manger pour nous; nul ne peut faire pour nous l’expérience nécessaire qui aboutit à la marche à pied ou à bicyclette. Malheur à l’éducation qui prétendrait, par l’explication théorique, faire croire aux individus qu’ils peuvent accéder à la connaissance par la connaissance et non par l’expérience. Elle ne produirait que des infirmes du corps et de l’esprit, des faux intellectuels inadaptés, des hommes incomplets et impuissants faute d’avoir, étant enfants, jeté leur part de pierres dans les bassins. 1 Marie Dazy : « Discipline naturelle », Journal des Instituteurs, numéro du 24 janvier 1948.

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LE POIDS DE LA SERVITUDE — On dit que nos brebis sont bêtes. C’est nous qui les rendons bêtes en les parquant dans des étables étroites, sans air et sans lumière, où elles n’ont d’autres ressources que de piétiner en bêlant, jusqu’à ce qu’apparaisse le berger ou le boucher. Et nous les rendons bêtes encore lorsque, en pleine montagne, nous les obligeons, sous la menace du fouet et des chiens, à suivre passivement, sur la draille tortueuse, les pas de la brebis qui est devant et suit elle-même le bélier à longues cornes qui ne sait pas davantage où il mène le troupeau mais qui est fier d’être le bélier. Nous les rendons bêtes parce que nous réprimons bru­ talement toutes tentatives d’émancipation, toutes velléités des jeunes moutons de partir faire leurs expériences hors des chemins battus, de se perdre dans les fourrés, de s’attarder parmi les rochers, même s’ils n’y récoltent que déchirures et grincements de dents. Mais nous, nous sommes excusables. Notre but n’est point d’éduquer nos brebis ni de les rendre intelligentes, mais seulement de les dresser à subir et à accepter, à désirer même la loi du troupeau et de la servitude, celle qui fait la bonne graisse et les lourds bénéfices. Hélas ! j’entends encore des enfants ânonner en chan­ tonnant — j’allais dire en bêlant — derrière les portes closes de leurs écoles-étables, même si ce sont des écolesétables luxueuses; je les vois piétiner comme mes brebis à l’entrée et à la sortie, et rien n’y manque, ni les béliers, ni les bergers autoritaires, ni les règlements aussi sévères que nos fouets et que nos chiens; je les vois tourner tous ensemble les mêmes pages, répéter les mêmes mots, faire les mêmes signes...

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Et vous vous étonnerez de les voir, plus tard, offrir misérablement leurs bras à l’exploitation et leur corps à la souffrance et à la guerre, comme les brebis s’offrent à l’abattoir 1 C’est la servitude qui nous rend veules, c’est l’expérience vécue, même dangereusement, qui forme les hommes capables de travailler et de vivre en hommes. N’acceptez pas le retour à la servitude scolaire. Méritez votre liberté I

NOURRISSEURS ET ÉDUCATEURS Je plains les éleveurs — qu’on appelle aujourd’hui nourrisseurs — et leurs bêtes parquées dans des étables dont elles ne sortent que pour l’abattoir. Oh ! elles ne souffrent pas ! Leur râtelier est toujours abondamment garni d’une masse imposante d’herbe et de foin. Parce qu’il y faut la quantité, n’est-ce pas, pour bien remplir la panse ! Si quelques bêtes, non encore suffisamment domes­ tiquées, rechignent à avaler leur portion, on l’enrobera de sel ou de tourteaux... Il faudra bien qu’elles mangent ce qu’on leur donne ! Ce n’est pas à elles à choisir, que diable ! Si la digestion est difficile, la science indiquera un pro­ duit merveilleux qui, dilué dans l’eau, évitera tous accrocs. Et, ma foi, les bêtes donnent beaucoup de lait; seulement, au bout de trois ans, elles dépérissent et meurent épuisées. Je n’ai aucun de ces soucis. Je conduis mes bêtes dans les pâturages les plus riches. Elles ont faim, ce qui est naturel; elles choisissent, ce qui est naturel aussi. Elles prennent poil brillant et bonne graisse, ce qui est normal également. Il me suffit de leur garantir pâturage et sécurité. Je plains les éducateurs qui ne sont que des nourris­ seurs et qui ont la prétention de traiter méthodiquement

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et scientifiquement leurs enfants parqués dans des salles où ils ne séjournent, heureusement, que quelques heures par jour. Leur grand souci est de leur faire avaler la masse de connaissances qui remplira des têtes engorgées jusqu'à l’indigestion et à la nausée. Leur art est d’enrobage et de conditionnement, et aussi de médication susceptible de rendre assimilables les notions ingérées. Gardez à vos enfants leur appétit naturel. Laissez-les choisir leur nourriture dans le milieu riche et aidant que vous leur préparerez. Vous serez des éducateurs.

ÉLEVAGE MODERNE OU CAMP DE CONCENTRATION — Voyez-vous, nous expliquait la propriétaire de l’élevage moderne de poules, tout est prévu ici, tout est méthodique et scientifique. Notre élevage — c’est en somme un peu comme une école — a été divisé en classes : ces poussins ébouriffés qui nous arrivent frais éclos des œufs de la couveuse, sont dans cette première salle chauffée et surchauffée. A mesure qu’ils grandissent, nous dédoublons les cages; nous les changeons de salles. Nous soignons tout parti­ culièrement l’alimentation qui est adaptée à chaque âge, et qui est scien-ti-fi-que-ment étudiée, avec vitamines qui coûtent 100 000 fr. le gramme ! Dans un temps record, les poulets deviennent gros et gras. Entendez-les, dans ces dernières salles, se cha­ mailler et criailler comme des enfants en récréation dans un préau trop petit pour leurs ébats. — Et s’ils se sauvaient ? dit un enfant hanté par cette atmosphère de camp de concentration pour poules.

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— Aucun risque : si par hasard ils quittaient leur cage, ils ne pourraient ni marcher ni trouver leur nourriture. Ils sont faits pour rester là sur place à picorer la pâtée et à attendre le couteau du saigneur... Là-bas, autour des fermes, des poulets et des coqs en liberté jacassent paisiblement en se promenant sous les oliviers. Plus loin, à l’orée du bois de pin, une perdrix appelle ses petits pour les mettre en sécurité avant le crépuscule. Je ne conclurai pas. Mais je pense, hélas ! qu’il est encore des écoles aménagées et ordonnées scientifiquement selon les principes de l’élevage moderne des poules, et que les enfants qui en sortent risquent eux aussi de ne savoir ni marcher dans la vie, ni chercher et conquérir leur nourriture. Ils attendront, eux aussi, la pâtée et le couteau des saigneurs...

L'ÉCOLE DU PIOUPIOU Nous avons connu, au début du siècle, l’ère du Pioupiou, du temps où les guerres n’avaient pas encore terni les capotes et les boutons, où les chansonniers disaient l’ami Bidasse tandis que les jeunes permissionnaires répétaient aux filles ébahies leurs aventures de caserne comme des explorateurs racontant leurs exploits aux pays des pyg­ mées et des cannibales. Ils répétaient la « théorie » du caporal expliquant à ses soldats immobiles et muets toutes les pièces du fusil Gras ou Lebel. Le caporal en avait appris la liste par cœur. Il se trompait parfois de pièce, montrant le guidon quand il parlait de la hausse, mais la « théorie » était juste, ce qui était l’essentiel. Le but de la « théorie », ce n’était pas d’apprendre à connaître ou à manier le fusil, c’était

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d’apprendre la «théorie». La manœuvre du fusil, c’est une tout autre affaire !... C’était l’époque du garde-à-vous et du petit doigt sur la couture du pantalon... — Vous, là-bas, qu’avez-vous à dire ? D’abord taisezvous ou vous allez au bloc !... — Avant de parler à un supérieur, rectifiez la position 1... — Silence dans les rangs 1... Cette discipline pour revues de music-hall a disparu de l’armée et de la caserne. La guerre l’a tuée... Elle s’est réfugiée à l’école qui, insensible aux guerres ou aux bombardements, en est restée à l’ère du pioupiou, de la « théorie » et du sabre au clair. Pour délier les mains au dos et secouer les rangs, il y faudrait, comme pour l’armée, un raz-de-marée qui disperse l’école en tirailleurs, qui donne à l’initiative et à l’ingé­ niosité le pas sur la forme des mots, la rigidité des gestes et le prestige de l’autorité, et qui lance maîtres et élèves dans une commune aventure où l’on doit, pour se sauver, se sentir les coudes et se tutoyer... Il y faut l’aventure de la vie...

GEOLES DE JEUNESSE CAPTIVE Le cabri bêle en passant désespérément sa fine tête luisante entre les barreaux du parc. Le poulain se sauve comme un fou dès que vous entrouvrez la porte. Et les enfants devraient, si l’on vous écoutait, rester sages et passifs dans le carcan de vos bancs-pupitres, calmes et silencieux dans ces cours nues qui ressemblent tellement à l’enclos grillagé où les poules s’usent à gratter et à tourner en regardant avec envie l’herbe qui pousse dans le sec­ teur libre ! 5

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Vous ne voudriez pas qu’ils parlent de prison; la bou­ tade de Montaigne, « geôles de jeunesse captive », vous irrite. Hélas ! si les enfants pouvaient parler ! Ils parlent. Parce que nous leur avons donné la parole, parce que nous leur avons appris la dignité de leurs pensées et l’éminente portée de toute sensibilité qui éclate et déborde. Ce poème, « Le pensionnat », que nous envoie Annie Long (14 ans), de l’école de Peynier (B.-du-R.), je l’aurais peut-être écrit il y a quarante ans. Mais personne alors n’aurait enregistré ma plainte; on aurait ri de mon audace et raillé mon désespoir. On nous dit qu’Annie avait échoué au C.E.P. à cause de sa faiblesse en français et que c’est un peu pour la punir qu’on l’a exilée au pensionnat de Marseille. Les bardes du moyen âge auraient, eux aussi, échoué au certificat. Mais ils savaient émouvoir et chanter.

PENSIONNAT Grande masse fixant sur le monde qui passe son regard pénétrant, serpent attendant avec impatience la proie qu’il vient de fasciner, sphinx dont le regard caverneux ne laisse rien voir de tout ce qui se passe en lui ! De larges fenêtres s’ouvrent sur la petite vie qu’on mène et se referment le soir, pleines de mystère et de honte, sur des pièces immenses, froides, haineuses.

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Une cour séquestrée où l’on ne peut jouer fait penser à une tombe fraîchement ouverte. Le soleil fait un effort pour y entrer; deux arbres soupirants laissent échapper leurs larmes, feuilles d'automne dansant leur dernière ronde, puis mourant dans un coin, seules, délaissées. Oh ! pourquoi laisse-t-on dans ce tombeau des âmes faibles vivant comme des bêtes traquées, se mettant à table avec la faim, se levant de même ? Pensionnat ! Trou obscur et noir où toute âme qui vit ne voit pas l’avenir. Notes de tristesse parsemées, lugubres et monotones; regrets incrustés dans la pensée du Temps qui passe et ne reviendra pas; enfants qui se ferment attendent leur délivrance.

GARE AU LAMINOIR! — Attention, mon garçon... L’excentrique doit accom­ plir sa révolution. Il ne regarde pas si c’est ton doigt qui arrête un instant le volant. La machine ne serait plus la machine si la main d’un enfant devait en bloquer la puis­ sance.

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L’Ecole est cette mécanique implacable qui doit tourner sans égard pour les natures qu’elle froisse et qu’elle broie. Tu n’as même plus le loisir, aujourd’hui, de faire l’école buissonnière. Tout ce que tu peux risquer, c’est d’esquiver le guide implacable qui te happe, ou de ruser avec l’engre­ nage comme ces branches trop dures que la scie attaque de biais et qui sautent dans un brutal éclat. En parfaits techniciens, les pédagogues scolastiques nous diront qu’ils ont appris de leurs maîtres l’art de manœuvrer le laminoir dont ils resserrent progressivement les mâ­ choires, de façon à obtenir sans heurts ni accidents la malléabilité nécessaire. Et si les fortes têtes, tel un métal trop dur, ne veulent point s’accommoder du laminoir, elles seront broyées de force par des moyens adéquats. Vous ne voudriez pas, n’est-ce pas, que ce soit le laminoir qui cède ? Il n’est, à ce jour, pour protester contre ce laminage, que les hommes qui ont échappé au laminoir, ou qui ont été si mal laminés qu’ils portent en eux la nostalgie de leur forme première que la mécanique a malencontreuse­ ment entamée. Et ils ont contre eux, naturellement, l'immense armée des laminés et des lamineurs. Mais nous qui gardons au cœur le souvenir au moins de cette humanité menacée, nous voyons venir à nous ce grand gaillard de treize ans que les tristes usines ont tenté de laminer, et qui nous regarde de ses yeux soupçonneux et inquiets, comme pour nous demander : — Vous aussi, vous allez tourner le laminoir ? Et nous ne sommes satisfaits que le jour où nous revoyons en ses yeux briller à nouveau le soleil de la confiance créatrice, et s’exprimer en ses gestes rassurés les soucis majeurs de l’homme qui monte.

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LES FAUX-MONNAYEURS DE L’ESPRIT J'ai connu l’époque, au début du siècle, où l'on faisait encore tinter sur le carreau les pièces douteuses, d’or ou d’argent. Sur le champ de foire, les ménagères éprou­ vaient les casseroles pour s’assurer qu’elles étaient de loyal métal. Et nous lisions avec une crainte légitime la formule sacramentelle portée sur les billets de banque : « Les contrefacteurs seront punis des travaux forcés à perpétuité. » On ne parle plus, aujourd’hui, de fausse monnaie, mais les billets de banque changent chaque jour de valeur, la matière plastique imite le cuir, et la rayonne la soie naturelle. On fabrique du vin sans raisin; on vieillit les crus artificiellement; on fraude le miel et le beurre. On fraude les pensées aussi. Et nul ne sait plus quel vil plomb se cache sous la majesté extérieure des éditions imposantes ou la débauche des images et des sons qu’on n’a plus le temps ni l’audace de contrôler. La fausse monnaie est partout. Et plus elle est suspecte, plus elle se pare de titres et de recommandations, de couvertures flamboyantes et de tapageuse réclame. La vérité est désormais trop simple et trop humble pour être dûment considérée. Et gare à l’homme honnête et juste qui s’aviserait de faire encore tinter les pièces, d’éprouver le cuir ou de goûter le beurre ! Gare au témé­ raire qui met en doute les vertus des onguents de char­ latans ou la science des manieurs de seringue ! Le faux-monnayeur exhibe aujourd’hui ses diplômes et estampille ses produits « sous gàrantie du gouvernement ». Il est roi, et l’Ecole est devenue son serviteur qui fait tinter faux morale et histoire, sciences et calcul, art et littérature. Le toc se substitue partout au franc-métal. La forme tue l’esprit, et la mécanique la vie. Et apparaissent

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alors comme dangereux iconoclastes les hommes de bon sens qui voudraient redonner cours à la pensée profonde, nourrie de bonne sève ancestrale, et enseigner aux enfants à gratter le vernis pour démasquer les faux-monnayeurs de l’esprit. Dans un monde qui impose ses pratiques d’ersatz et de contrefaçon, saurons-nous être assez logiquement humains pour redonner leur primauté à ces actes fonc­ tionnels que la scolastique a compliqués et dévalués, et qui s’appellent : sentir, créer, comprendre, se socialiser, vivre et aimer ?

BOIS MASSIF OU CONTREPLAQUÉ De mon temps, me dit le vieux berger, nous n’étions pas pressés par la vie comme aujourd’hui. Si nous cons­ truisions notre cabane rustique, nous nous appliquions à l’asseoir, à la bâtir et à l’abriter comme si elle devait durer des siècles. Quand le menuisier taillait en plein cœur du noyer les belles planches des meubles qu’il figno­ lait avec amour, il avait conscience aussi de créer pour l’éternité. C’était comme une loi du travail qui imprégnait notre façon de comprendre, d’asseoir et de construire la vie. On dirait aujourd’hui que l’humanité retombe en enfance. Il vous faut des bijoux qui brillent, même s’ils se ternissent avant même d’avoir servi. Vous décidez de construire une maison et vous voudriez déjà l’habiter, comme cet enfant qui pénètre à quatre pattes dans la hutte à demi montée. Creuser des fondations, bâtir des murs de pierres... c’est bien trop fastidieux ! Amenez des briques systématiques et l’immeuble montera comme un château de cartes.

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Il n'a pas belle allure? Qu’à cela ne tienne: l’enduit des murs masquera la fragilité de la construction et les meubles en bois blanc hâtivement collés seront recou­ verts d’un plaqué noyer ou acajou du plus bel effet aris­ tocratique. Dans la bibliothèque habilement vernie s’ali­ gneront des dictionnaires et des albums postiches avec tranches patinées et titres en or dignes d’un plus utile destin. On m’objecte que ces déformations regrettables sont la rançon d’un progrès qui étend à la masse des hommes un ersatz du luxe et du confort qui étaient naguère l’apapanage des privilégiés. Elles sont la tare d’une société mercantile qui sacrifie au profit égoïste les espoirs généreux des hommes. Nous avons pour la culture du peuple d’autres ambitions et nous ne voulons pas que, à force de porter des bijoux de clinquant, de construire et d’habiter des maisons en château de cartes et d’user de meubles en plaqué, vous ressembliez à ces bibliothèques aux rayons prétentieuse­ ment garnis de couvertures richement étiquetées mais à l’intérieur desquelles il n’y a même plus du vent.

GARE AU CHANT HASCHICH! Chaque siècle a sa spécialité de haschich, selon les besoins des profiteurs qui ont intérêt à endormir le peuple. Dans mon jeune âge, on avait recours à la prière. Ohl les longues heures passées dans l’église, à regarder vaciller les chandelles, pendant que curé, bedeau et prieuresses psalmodiaient des litanies incompréhensibles ! Et ces soirs interminables de chemin de croix où il fallait attendre que se débite, devant chaque station, le lot régu­ lier de marmonnements !

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Puis j’ai été soldat. Là, plus l’étape est dure, plus les godillots sont lourds sur le sac, plus le danger est grand, plus les chefs recommandent aux troupiers en marche de chanter. Ainsi, nul ne pense à son destin. La rengaine domine les soupirs des découragés ou les réflexions amères des philosophes. Et plus la chanson est bête, mieux elle remplit sa fonction. Bientôt, si nous n’y prenons garde, on appliquera le même régime du chant haschich aux écoles, aux maisons d’enfants, aux colonies de vacances et aux mouvements de jeunesse. On ne se fatiguera plus à sonder la psychologie des enfants ni à mettre au point une saine pédagogie qui leur permettrait de satisfaire leurs besoins majeurs d’expression et de travail. Inutile désormais de réfléchir, au risque de discuter les ordres reçus, d’essayer de com­ prendre pour choisir et agir d’une façon autonome et originale. On chantera. Et plus la route est dure, plus le présent et l’avenir sont incertains, plus on chante. Et plus le chant est vulgaire, mieux est atteint le but de ce nou­ veau haschich : abêtir. Ma mise en garde n’est point la critique; elle est la défense de la vraie prière — celle qui est humble communion spirituelle préconisée par les Evangiles — de la musique et du chant qui sont la communion supérieure par laquelle écrivains, poètes, musiciens et artistes nous offrent des ailes splendides pour monter vers les sommets.

DANS LA COMBE STÉRILE Nous sommes, les instituteurs, dans la situation peu enviable d’un berger qui serait condamné à garder son troupeau dans la même combe stérile où paissent depuis cent ans des générations de brebis : défense de laisser les bêtes s’aventurer vers la montagne, dans la réserve du

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reboisement que surveillent les gardes. A gauche, un champ de seigle que les brebis ne doivent pas piétiner. A droite, la lande nue où elles ne feraient que passer pour se perdre dans la forêt proche. C’est là que le berger a besoin de garder l’œil vif et d’avoir de bons chiens. On entend bêler sans arrêt les brebis inquiètes. Et les sonnailles s’agitent... Et Labri par-ci ! Labri par là !... Ce n’est plus un noble métier mais une inhumaine charge. Et le berger pense, avec nostalgie, au bétail qu’il conduit l’été vers l’herbe choisie de la haute montagne. Pas un bruit, pas un appel, les clochettes elles-mêmes sont muettes, La sécurité et la paix ! Vous prétendez confiner nos enfants dans une salle de classe stérile où ils ne trouvent rien que d’autres géné­ rations d’enfants n’aient perverti et banalisé, rien qui apaise leur faim de connaissance et leur soif d’amour. Alors, les individus désaxés s’agitent sans répit; ils se déplacent et se battent, ou reniflent vers l’extérieur, les promesses de vie et de liberté. Et l’instituteur s’épuise à maintenir, par tous les moyens, le silence et la discipline; par tous les moyens, par la parole ou le fouet, en attendant que la science adapte à nos écoles ces systèmes de fil élec­ trisé qui réussissent si parfaitement dans les pâtures.

« FAIS LE MORT» Tous les êtres se défendent selon les mêmes principes contre l’autorité qui les bride ou les dangers qui les menacent. Le bousier, à qui vous barrez le passage en faisant mine de lui ravir sa boule, s’immobilise et fait le mort, pour repartir intrépidement dès qu’il sent le danger passé.

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Le chien que vous grondez baisse les oreilles et allonge, d’un air résigné, sa tête entre ses pattes. Il fait le mort. Mais dès que vous avez tourné le dos, il s’éveille pré­ cautionneusement, ouvre un œil inquiet et part à fond de train sur la piste interdite. Fais le mort ! C’est le conseil que donne, à son bleu, l’ancien au courant des règles militaires. Dès que l’adjudant sera parti, à nous la liberté t Fais le mort ! répète le cancre chevronné à son voisin encore zélé qui voudrait questionner, au risque d’allonger la leçon et de compliquer les tâches. Fais le mort ! Accepte apparemment et passivement une loi du milieu qu’il y a danger à heurter de front... Ne dis rien, ce n’est pas ton affaire !... Laisse le maître se débrouiller !... Fais le mort ! conseillent les éducateurs engagés dans le laminoir de la routine... Tu ne vas pas nous ennuyer encore avec tes questions, tes innovations ou tes expériences... Laisse faire les bonzes et tirons notre épingle du jeu !... Mais quand le bousier roulera sa boule; quand le chien partira, intrépide, à la poursuite du gibier; quand le trou­ pier profitera, loin de la caserne et de l’adjudant, d’un répit trop chichement calculé; quand l’écolier, fuyant la règle scolaire, réalisera à travers champs, sur les routes et dans les bois, une part au moins de ses rêves; quand l’instituteur aura retrouvé les forces vives qui lui viennent d’une nouvelle compréhension du dynamisme de sa fonc­ tion éducative, alors, vous verrez ce que peut susciter d’activité et d’audace une vie dont la grande loi est, malgré tout, de triompher. Fais le mort ! C’est l’expression si parlante, hélas ! de cette passivité dont vous vous plaignez et qui n’est que la réaction naturelle contre les obstacles que l'école pose à l’épanouissement des personnalités et à la réalisation de leurs destins.

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LIBÉRÉS DU RITE! — Tu t’égosilles à crier sans cesse à tes bœufs... Regarde Rossignol mener sa charrue. Il siffle et ça ne va pas plus mal, au contraire... Les bêtes s’habituent aux cris comme aux coups de bâton, et ne vous écoutent plus... — Oui, bien... Mais elles sont si « mauvaises » et si désobéissantes !... Pour les commander !... — Il suffît de savoir s’y prendre. J’ai toujours, dans ma poche, un croûton de pain ou une « machille » de pomme, et j’en récompense mes bêtes. Elles m’écoutent mieux, et si je me fâche une fois, elles y sont plus sensibles... Soyez le bon laboureur ou la mère attentive et cessez d’être dans votre classe le dompteur qui craint de perdre prestige et autorité s’il ne roule pas sa grosse voix en fai­ sant siffler sa badine. Je vous regardais partir dans les champs, au milieu de votre bande pépiante et radieuse. Et vous parliez comme un père parle à ses enfants ou un aîné à ses frères, d’une voix naturelle et humaine, même lorsqu’il vous fallait rappeler à l’ordre quelque opiniâtre franc-tireur. Pourquoi donc en franchissant le seuil de votre classe, avez-vous repris votre voix de maître d’école avec ses cris, ses menaces et ses reproches, que scandent les claque­ ments rageurs de votre règle symbolique ? C’est l’école ! dites-vous. Je ne jette pas la pierre aux instituteurs et je ne vais pas leur infliger à mon tour une inutile théorie. L’atmos­ phère d’une classe vient avant tout du genre et de la qualité du travail qu’on y fait. Quand les prieuresses à l’église rangent les bancs et fleurissent les autels pour la grande fête du dimanche, la salle austère retentit des cris et des rires d’une jeunesse libérée du rite. Si, livre en mains, vous faites réciter des leçons monotones et

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mortes, comment retrouverez-vous la vie dans vos into­ nations et dans vos communes attitudes ? Et si vousmêmes ne faites que pontifier, interroger, surveiller et sanctionner, comment vous dégagerez-vous d’habitudes dont vous sentez pourtant l’anachronique anomalie ? Modernisez donc, par les vertus du travail, l’atmos­ phère de votre classe. Le monde de 1959 n’a pas plus besoin de maître d’école 1900 que l’armée moderne d’ad­ judant podagre. Allez au-devant de la vie !

NOUS SOMMES TOUS DES DÉLINQUANTS Heureux temps que le nôtre lorsque, au début du siècle, les moralistes n’avaient pas encore inventé les mots ni les fonctions de « psychologue » ou de « psychiatre », et où l’on ne savait pas ce que c’était qu’un délinquant. Peut-être les gendarmes en tournée usaient-ils déjà du qualificatif, mais innocemment, pour montrer seule­ ment qu’ils ne parlaient pas le langage de tout le monde. Le « délinquant » c’était le coupable qui s’était laissé prendre commettant un délit, c’est-à-dire une faute vénielle sans grave conséquence. L’heureux temps où les passants avaient des droits coutumiers sur le pommier qui tendait ses fruits par dessus la haie, sur le raisin qui pendait au long du mur et sur les noix qui, à l’automne, s’étalaient sur les chemins. Et où nous pouvions, sans grand dommage et sans remords, élargir quelque peu notre domaine pour cueillir des grappes à la treille ou pour picorer les groseilles. L’heureux temps ! « A la Toussaint, tout ce qui reste aux champs est pour les enfants », disaient les vieux. Forts de notre droit, nous envahissions les prés déserts, abattant à coups de pierres les dernières pommes qui

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restaient obstinément accrochées aux arbres dénudés. Et nous savourions le plaisir de manger les fruits défendus que la sagesse populaire nous laissait le loisir de conquérir. Ah ! s’il y avait eu de notre temps des gendarmes aussi jaloux de leurs prérogatives que le sont ceux d’aujourd’hui; si les jardins et les champs avaient été clôturés et que nous ayons risqué d’être pris escaladant les grillages; s’il avait été interdit par la loi de tendre les mains vers la grappe qui s’offre ou vers la pêche si appétissante qu’elle tenterait un démon; si nous avions vécu, avec notre soif d’expérience et de liberté, dans un monde où les enfants auront tout juste le droit de suivre les passages cloutés; si on nous avait « pris » remplissant nos poches de noix ou faisant aux treilles notre provision de grappes; si le propriétaire offensé nous avait alors « conduits » à l’agent responsable de «l’ordre» qui nous aurait interrogés et accusés; si nous avions eu maille à partir avec la justice et si on nous avait impitoyablement traduits devant un tribunal, serait-il pour enfants, nous porterions tous, inscrite pour la vie sur nos fiches signalétiques, la mention infamante de « délinquant ». Il est des actes qui ne sont répréhensibles qu’en fonction de l’égoïsme et de l’inhumanité de ceux qui détiennent propriété et autorité. Les délinquants ! Que ceux qui n’ont jamais péché leur jettent la première pierre !

V

Ne vous lâchez jamais des mains

NE VOUS LACHEZ JAMAIS DES MAINS... ... AVANT DE TOUCHER DES PIEDS! C’est une grande loi psychologique du tâtonnement expé­ rimental. Elle est permanente et universelle comme le besoin supérieur de conserver et de défendre la vie. Il ne viendra à l’idée de personne de se jeter du haut d’un mur, histoire de voir comment on s’aplatira en bas sur la terre dure. Et les audacieux eux-mêmes n’apparaissent parfois téméraires que parce qu’ils ne mesurent pas à sa valeur la profondeur du précipice. Ils espèrent se cramponner des mains assez longtemps pour rebondir sur leurs jambes en tombant. S’ils se trompent, c’est la catastrophe. La même loi est valable en pédagogie. Vous n’abandon­ nerez une méthode de travail que lorsque vous aurez trouvé mieux pour vous raccrocher. Vous ferez comme l’excursionniste qui veut avancer et monter, certes, puisque la destinée de l’homme est de toujours partir à la conquête d’un morceau ae ciel bleu tentant au-dessus de la ligne des montagnes. Vous suivrez les sentiers battus le plus longtemps possible, tant qu’ils mènent dans la direction désirée; vous vous arrêterez pour dormir et vous ravitailler dans les refuges accueillants, installés il y a cent ans par les audacieux comme vous qui ouvrirent la voie. Vous

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partirez ensuite de là, bien équipés, avec un guide, pour affronter la montagne invaincue. Mais vous irez alors lentement et méthodiquement, ne hasardant un pas que lorsque la place pour poser le pied est déjà taillée dans le roc; ne vous lançant au-dessus d’un névé que s’il reste sur la rive sûre les autres membres de la cordée, prêts à vous retenir et à vous rattraper s’il y a imprudence et faux pas. Les audacieux qui ne sont qu'audacieux sont toujours vaincus par la montagne. Pour la vaincre, il faut savoir l’affronter selon les lois de la conquête et de la vie. Vous ferez de même en pédagogie. Vous avancerez prudemment en utilisant le plus loin possible les vieux che­ mins sûrs, en vous ressaisissant aux haltes qui jalonnent, tels des calvaires, le rude chemin qui mène vers les cimes. Et vous attaquerez les difficultés sans vous lâcher des mains, solidement liés à la cordée qui vous ramènera, s’il le faut, non sans quelque brutalité, sur le terre-plein d’où vous pourrez à nouveau repartir pour l’inéluctable conquête. VOYEZ ADRIEN Adrien, dans le village de mon enfance, c’était l’homme aux doigts magiciens qui, sans avoir rien appris, dominait les techniques. S’il fallait aiguiser les couteaux et tuer le cochon, on allait voir Adrien. On manquait de corbeilles pour accueillir la lessive nette, va chez Adrien... Pour construire et chauffer un four à chaux, faisons équipe avec Adrien. Et si, pour la fête patronale, on manque de musique pour danser, Adrien vient avec son tambour accompagner le fifre. Il n’avait besoin ni de manuel, ni de mode d’emploi, ni de stage d’apprentissage. Il semblait parvenir d’emblée à la maîtrise par je ne sais quelle aptitude à appréhender

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les choses et les hommes. Il nous donnait l’impression, à tous, que tout est facile et possible. Mais quand nous nous essayions à l’imiter, nous nous coupions avec nos couteaux, nos embryons de paniers étaient informes, le four s’écroulait avant que la pierre fût cuite et le tambour sonnait faux. Nous demandions alors à Adrien de nous expliquer ses réussites, ce qu’il faisait de bonne grâce, un peu étonné cependant que nous ne comprenions pas d’emblée ce que personne ne lui avait appris. Il y a des Adrien en éducation aussi. Ils sont rares. Ils se présentent à la fois comme un exemple et un danger. Un exemple, parce qu’ils nous poussent à porter toujours en avant nos flambeaux. Un danger, parce qu’ils auraient tendance à nous dire : « C’est si facile... faites comme moi. » Et pas toujours avec la bienveillance d’Adrien, avec par­ fois une sorte de souci de garder jalousement leur supé­ riorité et de vous laisser tâtonner dans la nuit et dans la peine. Nous sommes, nous, la masse des chercheurs aux doigts vulgaires, qui avons besoin de l’expérience de ceux qui ont buté aux mêmes difficultés que nous, qui devons apprendre à construire un four ou à jouer du tambour, avec l’espoir peut-être que les enfants que nous aurons éduqués acquièrent l’esprit fertile et les doigts magiciens des Adrien de demain.

PRENDRE LA TÊTE DU PELOTON Vous vous demandez parfois, en traversant la forêt, pourquoi le sol est si nu entre les troncs d’arbres et pour­ quoi une génération de petits pins ne pousse pas sur l'humus généreux, humide à souhait, à l’abri des vents. C’est que pour grandir, pour vivre et durer, l’arbre a

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besoin d’atteindre la lumière et le soleil, même s’il doit, pour cela, s’infléchir et se faufiler entre les hautes tiges. S’il n’y parvient pas, il s’étiole et meurt. Regardez les coureurs du Tour de France. Ou bien ils prennent à quelque moment la tête du peloton et arrivent en bonne place au classement, ou bien ils abandonnent. Parce que la course n’a pour eux ni sens ni avan­ tage si elle ne leur permet pas, ne serait-ce qu’un instant, de se réchauffer au soleil de la réussite et de la gloire. N’avez-vous jamais pensé à la détresse de tous ces arbustes qui, dans la forêt de votre classe, n’auront jamais l’avantage de voir le soleil et de prendre la tête du peloton, qui s’étiolent et se racornissent, et aban­ donnent ?... A moins que, avant d’abandonner, ils ne se redressent et se faufilent eux aussi pour prendre, ne serait-ce qu’une fois, la tête du peloton, même si c’est un peloton peu recommandable. Vous louangez le bon élève, intelligent et appliqué. Mais il est d’autres pelotons qui dévalent la pente et vous bousculent parfois; l’élève qui ne réussit pas selon les normes dont vous avez fait la règle scolaire sera peut-être le plus habile à jouer aux billes, à partir à la chasse avec sa fronde à élastique, à allumer un feu sur la colline... ou plus simplement à vous tourner en ridicule pendant que vous écrivez au tableau... Et celui qui tient le record des élèves qui mettent le plus de mouches dans l’encrier a, à sa façon, gagné un instant au moins la tête du peloton. Ne découragez pas les coureurs. Il y a le grimpeur qui tiendra la tête à la montée du col, le rapide qui file dans les plaines; celui qui s’envole au départ et celui qui gagne au sprint. Que chacun de vos élèves puisse, lui aussi, à quelque moment, prendre la tête du peloton et exceller dans une des multiples tâches que l’Ecole Moderne offre à ses disciples : vous aurez le maître écrivain, le poète, le dessinateur, le conteur, le comptable, le tragédien, 6

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le comique, l’imprimeur, le graveur, le menuisier, l’ajus­ teur, le classeur, l’amoureux de l’ordre, le musicien, le chanteur, le jardinier, le commissionnaire, l’allumeur de poêle... Il vous sera facile de trouver trente fonctions éminentes pour vos trente enfants. Vous verrez alors monter les troncs et s’épaissir le feuillage.

OUVREZ DES PISTES As-tu suivi parfois ces sentiers de montagne, tracés et creusés par la multitude ancestrale des pieds d’hommes et de bêtes et qui sont comme la marque encore vivante d’une humanité qui dépasse l’histoire ? Il n’y a jamais, à travers les prés comme au flanc des pentes, une solution unique, un chemin exclusif, mais de capricieux sentiers plus ou moins parallèles avec, à chaque détour, un éventail d’autres chemins ouvrant vers d’autres horizons. Si, à un moment donné, l’éventail se resserre, c’est que la passe devient difficile, que le sentier va s’engager dans un défilé, ou aboutir à l’unique pont de rondins qui franchit le torrent. Mais, sitôt l’obstacle dépassé, comme une fleur qui s’ouvre, s’étalent à nouveau les sentiers aventureux qui partent à l’assaut de la montagne à conquérir. Ainsi la vie offre-t-elle sa plénitude à qui veut l’affronter. Ne réduisez pas arbitrairement, d’avance, l’infinité des tâtonnements et la multiplicité des solutions aux pro­ blèmes complexes qu’elle nous impose. N’aggravez pas la monotonie d’une vie quotidienne où l’éventail des che­ mins s’est refermé sur la perspective grise de la rue qui conduit à l’usine. Ne désespérez pas vos enfants en faisant de votre école un défilé à voie unique, soigneusement encadré de barrières, de blocs branlants et de précipices,

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sans espoir de voir enfin au tournant s’ouvrir l’éventail généreux des sentiers qui montent vers la plénitude de la vie. Dès maintenant, et chaque matin, ouvrez des pistes, même si vous n’êtes pas toujours sûrs qu’elles mènent au col. Qu’il y en ait pour tous les tempéraments et pour tous les goûts : pour la sage brebis qui suivra la voie centrale déjà longuement tracée, pour le bélier orgueilleux qui a besoin de montrer ses cornes infatigables, pour qui monter et grimper semble souvent un but fonctionnel. Je vous donne ma vieille expérience de berger : le troupeau n’est pas plus difficile à mener lorsqu’il s’étale à travers les drailles, calme et satisfait, en marche vers le même horizon, que lorsqu’il s’entasse dans les endroits difficiles, tête contre queue, masse passive qu’une ombre surgissant brusquement peut projeter au précipice ou qui n’attend que la sortie du défilé pour partir aveuglément par les premiers chemins qui s’ouvrent.

L'ŒIL MAGIQUE « Il faudrait avoir l’œil partout, et tout surveiller à la fois », se plaignent les apprentis-bergers qui, occupés à défendre un champ de blé, ne voient pas le troupeau s’écouler par une brèche, comme l’eau qui fuit, et envahir les luzernes. Le talent du « maître berger » est bien, en effet, de rester attentif aux détails sans négliger l’ensemble, de lancer son chien contre les brebis aventureuses qui s’apprêtent à franchir les barrières et de demeurer sensible, dans le même temps, aux sonnailles lointaines des bêtes écartées ou aux bêlements désespérés d’un agneau perdu. « L’apprenti chauffeur » garde de même les yeux fixés sur la route, comme s’il en était accaparé. Ce n’est que plus

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tard, quand il aura la maîtrise de son volant, qu’il pourra tout à la fois conduire son véhicule sans accroc, détecter les pannes possibles, regarder à droite et à gauche, et derrière par le rétroviseur... et discuter par-dessus le marché ! Cette aptitude si précieuse à avoir l’œil partout et à faire plusieurs choses à la fois est fonction, certes, de cette forme éminente d’intelligence qui inscrit dans l’auto­ matisme les exigences complexes de la vie. L’enfant, qui est encore dominé par les impératifs de l’équilibre, n’a pour l’instant qu’un souci : parvenir à la chaise qui, au bout du couloir, lui tend les bras; le berger qui craint pour le blé en oublie sa luzerne, et l’écolier qui n’est pas encore maître de la mécanique des opérations voit mal l’ensemble des problèmes. Nombre d’adultes sont malheureusement restés des enfants tâtonnants, des bergers débutants et des calcula­ teurs inexpérimentés. L’école et l’usine les ont formés au rythme de machines qui ne faisaient naguère qu’une chose à la fois, qui ne regardaient point par le rétroviseur et qu’il fallait servir ponctuellement en faisant les gestes limités et uniformes qu’exigeait leur fonctionnement. Les devoirs et les livres, les résumés de manuels et les exercices étaient le prolongement scolaire d’une spécia­ lisation mécanique qui préparait le travail à la chaîne et la pensée servile. La science produit aujourd’hui des machines dont « l’œil magique » voit tout à la fois et prend en temps voulu les décisions complexes qui s’imposent. Nous cultiverons nous aussi « l’œil magique » qui, par-delà les déclics et les engrenages, prépare la profonde formation polytech­ nique susceptible de sauvegarder la dignité et le destin de l’homme.

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SI LA CONNAISSANCE... Si nous ne réussissons pas, psychologiquement ou pédagogiquement c’est que nous faisons de fausses manœuvres, comme l’apprenti d’auto-école qui tourne à droite au lieu de braquer à gauche et monte sur le trot­ toir interdit, ou qui, la nuit, jette le plein phare sur l’auto d’en face, alors qu’il voulait déclancher les veilleuses. Ce sont ces fausses manœuvres que nous nous appli­ quons à détecter, même si nous ne trouvons pas d’emblée les solutions salutaires. Voir juste, déblayer les routes, éviter les ravins et les impasses, c’est déjà une petite, ou une grande victoire quand on s’aventure dans les zones si mal explorées de la conduite des enfants et des hommes. Fausse manœuvre sur la connaissance. On vous a enseigné que c’est comme un grain de sable qu’on ajoute à un grain de sable, une page qu’on tourne après une autre page, une pierre qu’on pose sur une autre pierre. Et si la connaissance n’était peut-être qu’une vibration impondérable qui, comme l’électricité, se transmet ins­ tantanément et n’en est pas moins susceptible de modifier la consistance et les réactions de la matière qu’elle traverse. Vous dites : Il faut expliquer rationnellement, un s’ajoutant à un pour faire deux, une marche venant après l’autre marche pour monter plus haut. Hélas ! on ne va jamais ni vite ni haut par un tel procédé, même s’il se dit « scientifique ». Dans la pratique, une lumière jaillit, un signal se déclanche, une secousse ou un choc suscite dans tout le corps des réactions qui vous agitent. Et, à l’instant, on ne sait comment ni pourquoi, une lampe témoin s’allume. Tant que la lampe ne brille pas, vous pouvez vous évertuer à monter marche à marche, à poser pierre sur pierre. Vous tâtonnez dans la nuit et vous n’échafaudez

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que des constructions borgnes, sans horizon et sans issues. L’enfance, ce n’est pas un sac qui se remplit; c’est une pile généreusement chargée, dont les fils complexes mais soigneusement montés ne risquent pas de laisser perdre le courant, un réseau délicat et puissant largement dis­ tribué qui pénètre jusqu’aux recoins les plus secrets de l’organisme pour lui donner vitalité et harmonie. Alors, quand ces conditions idéales sont remplies, il vous suffit d’appuyer pour donner le contact. Avant que vous ayez pu expliquer, l’enfant a compris. S’il n’a pas compris, il est au moins superflu de reposer pierre à pierre, de monter marche après marche. Il vaut mieux sans doute recharger la pile, vérifier, renforcer et étendre les connexions. La lumière alors jaillira, souveraine.

FULGURANTES!... Oui, toutes nos acquisitions naissent et flambent, et s’éteignent, hélas ! comme le feu qui couve doucement pour concentrer en lui suffisamment de force explosive et éclater en flammes dévorantes qui montent et pétillent et que rien parfois ne peut arrêter. Vous frappez... et vous les activez. Vous jetez de l’eau : elles semblent s’en nourrir, invincibles. Mais quand le feu touche à la lisière de la forêt ou quand s’achève le billot résineux qui l’entretenait, la flamme meurt, par le cœur, comme si lui manquait désormais cette puissance essentielle qui la faisait mystérieuse et redou­ table. Toutes les conquêtes préscolaires de nos enfants sont ainsi fulgurantes, nourries de l’intérieur, et projetant sur le monde en attente les flammes envahissantes de leur témérité. Et nous sommes là, surpris, comme devant

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l’incendie : où donc ont-ils pris ces idées ? Qui suscite cette audace ? Par quel biais ont-ils, comme dans un éclair, compris l’inexprimable ? Et quel est leur secret pour se saisir des outils que nous sommes nous-mêmes impuissants à manœuvrer, dès que nous avons laissé mourir la flamme ? Car cette flamme, nous l’éteignons, sciemment ou non, à l’aube de l’école. En quatre ans de vie, sans effort appa­ rent, sans devoirs et sans pleurs, nos enfants ont atteint des limites qui nous étonnent. Ils sont extraordinaire­ ment riches de pensée, de langage et d’expériences per­ sonnelles originales; ils sont riches aussi d’ingénu et de cette soif dévorante qui les pousse à aller toujours plus loin, jusqu’aux limites des fourrés où l’école les attend avec — la misérable — ses contre-feux et ses tranchées. Et quand la flamme sera éteinte, quand nous aurons méthodiquement et scientifiquement dominé le danger qui nous menace, nous essaierons en vain de remuer les braises, de souffler sur les cendres encore chaudes, d’apporter cha­ ritablement une poignée d’herbes sèches pour tenter de ranimer les foyers disparus. Mais il n’y a plus devant nous que le désert des contre-feux et la barrière des tranchées définitives. Heureusement, la flamme court encore parfois, à notre insu, vers les lisières de broussailles où se remettent à pétiller des foyers tenaces que nous nommons « prodiges » parce que nous en avons perdu les traces et le chemine­ ment. Et ce sont eux qui deviennent les flambeaux du monde qui continue.

ÉCRIT SUR PARCHEMIN J’ai revu, après treize ans d’absence, le petit village de Provence, aujourd’hui à moitié désert, où s’est passée mon enfance.

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Je n’ai pas eu besoin, pour m’y retrouver intimement, ni de sortir mon calepin comme lorsque je suis en com­ mission en ville, ni d’emporter des manuels précis sur les observations que l’école aurait pu, autrefois, m’imposer. La reconnaissance, la renaissance en moi des souvenirs est moins une question de mémoire que d’atmosphère, de sentiment, d’affectivité et de vie. Quand je revois les vieilles maisons blottiés au pied du rocher, lorsque je perçois — tous sens mêlés — le murmure éternel de la source tombant en cascade parmi les ronces, le bruit du moulin où l’eau tourne aujourd’hui à vide parmi les décombres; quand viennent vers moi des hommes et des femmes que treize ans d’événements tragiques ont mar­ qués et vieillis, mes souvenirs réapparaissent — tous éléments mêlés — avec une fidélité totale, comme si défilait devant ma pensée un film magique du passé ressuscité. Rien n’est oublié : ni cette rainure dans la pierre du parapet, ni la hauteur des marches devant la porte de ma demeure, ni cet anneau dans le mur où nous accrochions symboliquement nos prisonniers, ni les gestes rituels de la fournière tirant les fougasses chaudes dont nous détachions goulûment les premiers bras. Les psychologues vous diront que la mémoire a besoin, pour se meubler, d’éléments durables, d’observations "précises et méthodiques. Je n’en ai point été privé dès l'école. Le procédé ne m’a pas réussi. Leur trace s’est estompée jusqu’à devenir insaisissable comme ces écrits modernes dont l’encre pâlit puis s’efface, alors que la vie a tout scellé en ma mémoire avec une précision et une indélébilité de parchemin. Serais-je une exception ? Ou bien le fait étant général, n’en résulterait-il pas que psychologues et pédagogues se sont lancés sur une fausse piste, qu’ils ont écrit avec l’encre qui pâlit puis s’efface et qu’il nous suffit de retrou­ ver le secret de l’écriture indélébile qui inscrit en nous à jamais ce que la vie a une fois, une minute, un instant, marqué de son signe de souveraine humanité.

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L’INTERROGATION Si vous voulez que l’école soit à l’image de la vie, vous en bannirez l’interrogation comme méthode de travail, parce que, dans la vie, on n’interroge que lorsqu’on veut connaître. Nul n’aime être interrogé, les adultes pas plus que les enfants. Parce que l’interrogé est placé immédiatement dans une situation d’infériorité en face de l’interrogeant, et que l’être humain ne peut supporter le sentiment d’infériorité. Il est toujours préférable, humainement et pédagogiquement, de faire la part belle à l’individu et de se placer en face de lui en infériorité, en lui donnant tout de suite l’avantage de la supériorité et de la puis­ sance. Je pense à ma petite Nicole, de trois ans, dont le front se rembrunit et qui se met à bouder dès qu’elle ne réussit pas ce qu’elle entreprend ou ce qu’elle désire et qui m’ac­ compagne avec cet air de victoire et d’assurance en me disant : — Je vais avec toi au bassin parce que tu as peur de le loup !... L’interrogation, c’est un reliquat de la philosophie religieuse qui voyait l’enfant marqué à sa naissance par le péché originel et croyait à la nécessité de le mortifier et de l’abaisser sans cesse, pour l’habituer au dédain de soi et à l’humilité. C’est une méthode qui peut réussir avec les âmes nobles et bien trempées, mais qui n’aboutit pour la masse du peuple qu’à la crainte des grands et au respect de l’autorité établie. Supprimez l’interrogation et remplacez-la par la réussite d’un beau travail. L’apprenti bouvier sera humilié et impuissant si vous lui posez sur la charrue ou l’utilité des labours une de ces questions auxquelles vous savez

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d’avance qu’il ne saura pas répondre — sinon vous ne l’auriez pas posée ! Et quand il prendra le mancheron de la charrue, il sera hésitant et tout entier dominé par la crainte de l’échec. Handicap redoutable pour qui entreprend une tâche difficile. Au contraire, donnez les conseils utiles, mettez la charrue dans le sillon, et dites : — Maintenant, ça va tout seul. Marche et siffle. Et le bouvier triomphant, parvenu au bout de la ligne, admire le beau travail réalisé. Aidons l’enfant, gardons-lui le désir et le besoin du travail, laissons-le interroger lui-même et demander conseil et arrangeons-nous pour qu’il réussisse sa ligne et qu’il puisse triomphant admirer le résultat de son effort. Avec un brin de réussite, une grande confiance et un milieu favorable au travail, l’enfant s’en irait jusqu’au bout du monde.

UNE DIRECTION SENSIBLE Avez-vous essayé de tourner le volant de votre auto quand elle est à l’arrêt, qu’elle démarre lentement ou qu’elle peine à prendre, à vitesse réduite, un tournant en épingle ? Malgré vos efforts, vous n’êtes pas maître de votre direction obstinément rebelle, qui ne répond qu’en grinçant à vos sollicitations. Prenez d’abord de la vitesse : la direction deviendra de plus en plus obéissante et souple, nerveuse et vivante. Quand vous roulez à bonne allure, elle sera si sensible que vous tournerez le volant d’un index léger. Il s’agit là d’une de ces lois de bon sens qui, comme telles, sont communes à la mécanique, à la sociologie et à la pédagogie.

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N’essayez pas d’orienter l’enfant si vous ne l’avez au préalable mis en marche, ou si vous avez artificiellement ralenti son élan dans les tournants difficiles de la vie. Ne croyez pas les pédagogues statiques qui vous disent comment on enseigne l’art de tourner le volant d’une auto à l’arrêt. Vous vous y userez sans profit et vous détraquerez la machine. Démarrez donc ! Secouez et exaltez la vie; accélérez à point voulu pour éviter les pertes de vitesse; sachez même partir à plein gaz dans les lignes sans danger. Un mot, un geste à peine esquissés, auront plus de portée alors que cent discours sur le sens et la destinée de votre com­ mune conquête. Des horizons nouveaux s’ouvriront, par le seul fait de votre vivant dynamisme; des pensées surgiront que vous auriez cherchées en vain dans les leçons et dans les livres. Quand, au printemps, je menais paître mon escouade de chevreaux gambadants et indisciplinés, j’essayais de les pousser devant moi en les excitant de ma badine et en criant très fort et en gesticulant pour les empêcher de se sauver brusquement, par un chemin détourné, dans un champ de blé tendre. Je les en chassais et les voilà aux touffes savoureuses du poirier... Car les chevreaux ne savent pas marcher droit, sagement, comme il se doit. Alors, je passais devant en gambadant comme eux, et si vite qu’ils n’avaient plus le temps d’écouter l’appel tentateur du blé ou du poirier en bordure, et je les menais ainsi, sans ennuis, jusqu’au bord de la rivière où poussaient les châtons d’osier. Ne perdez pas la vitesse. Redoutez le verbe mort et stérile. Vous forgerez alors la vraie pédagogie du travail.

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ÉDUQUER OU DOMESTIQUER ? La nature est ainsi faite : nul n’aime obéir passive­ ment. Quand, tout enfant, je suivais mon âne, il m’arrivait de vouloir le faire passer là où, on ne sait pourquoi, il n’acceptait pas d’aller. Je le tirais... je le tirais... Et plus je le tirais, plus il tirait en sens inverse. Je lâchais le licol, je passais par derrière, et v’lan ! à coups de bâtons !... L’âne démarrait, faisait quelques pas pour me laisser croire qu’il s’était rendu à mes raisons, puis, brusquement, repartait au galop dans la direction qui l’attirait. On dit l’âne têtu... Le plus têtu est encore bien docile ! Essayez de pousser un chevreau dans un sentier ou dans un parc. La bête sent un danger, comme si elle était au bord d’un précipice. Plus vous poussez, plus elle réagit pour s’opposer à vos efforts. Cela fait partie de l’instinct de conservation et de défense des êtres animés. L’homme ne fait pas exception. Il y a, certes, l’individu habitué au troupeau, plié à l’obéissance, domestiqué au point d’en avoir perdu cette réaction vitale qui est sa dignité. Mais l’enfant est neuf encore. Il réagit comme le che­ vreau. S’il sent seulement que vous voulez l’orienter dans une certaine voie, son mouvement naturel est de foncer dans le sens opposé. Si vos efforts sont visibles, obstinés, si vous le tirez ou le poussez, il s’opposera jusqu’à la violence. Si vous parvenez à le contraindre, par la force ou par la ruse, il fera comme l’âne, il tournera bride à la première occasion. Votre premier mouvement, quand quelqu’un vous pousse, n’est-il pas de résister à la pression et d’essayer de la vaincre ?

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Le vieux pédagogue, le philosophe obstiné savent peutêtre tout cela. Mais ils objectent: dans la vie on ne fait jamais ce qu’on veut... qu’ils apprennent d’abord à obéir ! Et ils ne se rendent pas compte que, ce faisant, ils sont aussi illogiques que le menuisier qui s’obstinerait à tra­ vailler son bois à contre-fil, parce que c’est le bois, n’est-ce pas, qui doit se plier à la volonté de l’artisan, ou que le pâtre qui serait fier d’avoir habitué ses chevreaux à pénétrer passivement dans le parc sombre où le boucher viendra les choisir.

MONSTRE DE RATEAU ! J’ai l’histoire dans sa version provençale; je l’ai, exac­ tement semblable, dans sa version vosgienne. Ce qui nous est une preuve d’une universalité du bon sens dont nous devrions faire notre profit. Ernest, donc, retournait au village. Depuis que, d’avoir vécu à la ville toute proche, il a souliers fins, cravate soi­ gnée, pli au pantalon et ventre bedonnant, il ne sait vrai­ ment plus parler le patois savoureux de son village. C’était au temps des foins et tout le village était au travail, manches retroussées, sous le grand soleil. Nicolas, jambes écartées, maniait sa faux luisante. Il se redressa pour souffler, tira sa pierre à faux de la « bano » qu’il portait à la ceinture. Il vit alors Ernest arrêté dans les buissons à la lisière des chemins, et qui lui cria, en un français volontairement « pointu » : — Nicolas, quels sont donc ces arbustes ?... Nicolas, tout surpris, répondit dans son patois : — Mais tu ne reconnais donc pas nos « ginestes » ? Ernest descendit alors, délicatement, vers les andains tout fumants de rosée. Il avait l’air gêné par les odeurs chaudes qui montaient du pré en fenaison.

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Et comme il arrivait près de Nicolas, il posa distraite­ ment son pied sur les dents d’un râteau oublié là par les faneuses. — Oh I Nicolas, quel est donc cet outil ? Nicolas n’eut pas le temps de répondre. Ernest avait imprudemment appuyé sur le râteau dont le manche se releva brusquement en lui donnant une gifle magis­ trale. Le mot sortit alors, spontané, du plus profond de l’être : — Mounstré dé rastéou ! — Ah ! ah, rit Nicolas, il te dit bonjour, notre râteau !... La leçon, pour nous, de cette aventure : Creusez profond, accrochez votre éducation à la vie, habillez vos mots de leur splendeur originelle, intégrez votre savoir aux joies et aux soucis du travail. Alors même que vous les croirez éteints, à jamais enfouis dans un passé défunt, vous les verrez ressortir, comme mal­ gré vous, vivants et dynamiques, parce que vous les aurez nourris de sensibilité et d’expérience, et que vous aurez alors bâti sur le roc.

LE STYLO SCOLAIRE — Si c’est possible ! Labourer avec une charrue à âne au siècle du tracteur et de l’avion ! — Et vous : écrire encore avec cette même plume souple de mon arrière-grand-père, qui se tord et grince, qui bave ou ne donne plus d’encre, cette encre si vite décomposée qui déborde les encriers ou sèche lamentablement sur un fond de mouches noyées ! Vous regardez mon âne au poil sec qui se traîne avec peine jusqu’au bout du sillon. Ah ! certes, c’est la déca­ dence de la charrue à âne comme de votre plume souple ! Le temps n’est plus où le paysan excellait à atteler sa

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monture avec des harnais enjolivés et cirés, et la chaîne à grelots de cuivre brillant qui chantaient au trot de la bête. Le temps n’est plus où l’écrivain traçait avec une dextérité artistique les signes majestueux de son écriture. Votre porte-plume à vingt francs ne vaut pas mieux aujourd’hui que mon âne au poil sec. L’enfant accourt : — Dis, papa, pourquoi m’apprendre à conduire un âne, puisque, quand je serai grand, j’aurai un vélo, une pétrolette, ou peut-être une auto ?... — Dis donc, pourquoi m’enseigner à écrire avec cette plume de mes grands-pères, puisque quand j’aurai quitté l’école, j’aurai un stylo, ou peut-être une machine à écrire ? Donne-moi un stylo tout de suite : tu n’aurais plus à me punir pour l’encre versée, la plume tordue et le bois mâchonné 1 Non, je ne suis pas fier de mon âne à poil sec et je le changerais bien, demain, pour un petit tracteur docile et rapide. Ne tirez pas gloire, vous autres, de vos outils centenaires, et demandez donc aux inventeurs et aux techniciens de s’arrêter un instant de tirer des plans sur la bombe atomique et de construire, pour tous les enfants de France, le stylo scolaire de l’an 1959.

LES « BAVARDEURS» Il y a dans nos villages, les « babillaïrés » et les « travaillaïrés » — les « bavardeurs » et les travailleurs. Le travailleur travaille d’abord. C’est dans son travail, à travers et par son travail, qu’il réfléchit, qu’il apprend, qu’il juge, qu’il sent et qu’il aime. Le « bavardeur » parle d’abord. La supériorité que le travailleur demande à son ingéniosité et à sa ténacité,

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il prétend la tirer, lui, de son habileté à manœuvrer les mots et à ajuster les systèmes dans un enchevêtrement de règles et de théories dont il est le grand prêtre. C’est ce qu’il appelle prétentieusement la « logique » et la « philosophie ». Vous apprenez à monter à bicyclette comme tout le monde apprend à monter à bicyclette. Les « bavardeurs » vous expliqueront que c’est là une erreur : ne faut-il pas connaître, au préalable, les lois de l’équilibre et les exigences de la mécanique ? Mais, eux, ne savent pas monter à bicyclette 1 S’ils osaient, ils vous prouveraient que vous avez tort de laisser parler vos bébés de façon si peu scientifique, et ils vous enseigneraient à longueur de journée les lois inéluctables du vrai langage. Mais vos enfants seraient muets ! Ces mêmes bavardeurs nous ont persuadés de la néces­ sité de commencer l’expression écrite par l'étude métho­ dique de la grammaire et de procéder graduellement du mot à la phrase, de la phrase au paragraphe, puis au texte complet. Ils connaissent la grammaire, mais ils ont perdu le don de l’écrit suggestif et vivant. Ils nous disent de même, avec une impudeur qui n’a d’égale que notre crédulité, les vertus du labour et les charmes bucoliques des travaux des champs. Car leur rôle n’est pas de labourer mais de parler. Et c’est dans une salle quiète qu’ils expliquent avec science et logique com­ ment on laboure, et ce que nous disent les sillons fraîche­ ment labourés, ou les lignes de peupliers pleurant à l’au­ tomne les larmes d’or de leurs feuilles mouvantes. Mais, eux, ne savent pas labourer ! Je n’ai rien à dire à mon apprenti laboureur, sinon les mots denses qui apportent au moment voulu les conseils pratiques ou les gestes attendus, et les sentiments intimes qui se traduisent d’un mouvement, d’un regard ou d’un silence.

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Mais mon homme se haussera à cette philosophie des sages qui est l’aboutissement de la science, de la logique et du travail. Et il sait labourer !

SUR LA VIE ET LE TRAVAIL... ALIGNEMENT ! « L’enseignement des arriérés, dit Dottrens, l’excellent pédagogue suisse, a permis de perfectionner certaines méthodes pédagogiques et parfois de transformer com­ plètement celles-ci. » Ne rappelle-t-on pas, dans tout traité d’Education Nouvelle, que Itard et Seguin fondèrent leurs observations sur les retardés; que Mme Montessori et le docteur Decroly s’occupèrent, à l’origine, de l’éducation des anormaux et que leurs découvertes et leur matériel, qui ont incontes­ tablement marqué la pédagogie internationale, étaient destinés d’abord à ce degré spécial d’enseignement. Devons-nous nous louer sans réserve de cette origine et de cette tendance d’une importante partie de l’édu­ cation nouvelle contemporaine ? Nous y avons gagné, certes, l’enseignement sur mesure, la nécessité de l’intérêt fonctionnel sans lequel ne vibre aucune fibre de l’être amorphe, l’individualisation de l’en­ seignement qui permet à chaque élève de mieux marcher à son pas, la matérialisation et l’expérimentation qui cor­ rigent peu à peu l’intellectualisation à outrance dont nous mourions — toutes conquêtes dont nous ne saurions exagérer la portée dans le processus de modernisation pédagogique. Mais n’y aurait-il pas aussi de graves dangers à nous aligner ainsi sans réserves sur l’éducation des anormaux, 7

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et ne serait-il pas temps de réagir pour la réalisation d’une pédagogie plus naturelle et plus humaine ? Je noterai seulement aujourd’hui — et nous aurons l’occasion d’en reparler — trois de ces dangers essentiels : 1° La pédagogie des anormaux nous enseigne à monter prudemment, marche à marche, dans la voie de la compré­ hension, de l’acquisition et de l’action. Elle oublie qu’il est des individus qui sont aptes à monter l’escalier quatre à quatre ou qui, même, d’un bond, parviennent au sommet, et pour qui il est suprêmement énervant et quelque peu débilitant de piétiner sur place. 2° La pédagogie des anormaux a mis en valeur l’en­ seignement concret et l’expérimentation, mais aussi le matériel didactique et les jeux. Nous assistons dans ce domaine à une véritable régression qui, sous le couvert du progrès, limite les envolées et les audaces. 3° Le docteur Decroly a mis en valeur la nécessité de l’observation minutieuse, pièce à pièce, brin à brin. Elle réussit fort bien aux anormaux. Mais elle néglige totale­ ment cette autre observation qui agit selon d’autres processus synthétiques, par des sens et avec des possibilités parfois encore mystérieux, cette observation qui se fait dans un éclair, qui voit, en un clin d’œil, ce que des heures d’observation dirigée ne sauraient faire découvrir. On a trop dit : « Sur les arriérés... alignement !... » Si nous disions : « Sur la vie et le travail... alignement !... »

L’OBSERVATION PAR ILLUMINATION Nicole a trois ans. Je dis à Denise : — Va dire à ta maman qu’elle l’habille un peu mieux... — Ze vais à l’Auberze !... Elle a compris dans un éclair la pensée profonde..

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— Et maintenant, lui dis-je, il faut te laver. — Ze ne veux pas aller cousser... Par delà la parole, elle a deviné l’idée directrice. Mémé délace ses souliers qui la gênent. Nicole écrit... on la croirait exclusivement absorbée par son exercice passionnant. Sans rien dire, elle se précipite et ramène les pantoufles. Le pédagogue est dérouté devant ces cas de vue subite et de compréhension par illumination. Il aurait tendance à dire à Nicole : « Pourquoi crois-tu que, parce qu’on te dit de t’habiller, c’est que tu dois aller à l’Auberge ? Par quel raisonnement as-tu lié l’acte de te laver à la crainte de te coucher ? Qui t’a fait comprendre que Mémé désirait ses pantoufles ? » Thomas se présentait à l’examen du C.E.P. Thomas, c’était, dans son école et à la maison ou dans les champs, l’as du calcul. Pendant que le maître dictait un problème, Thomas trouvait instantanément, on ne sait comment, la solution. Le jour de l’examen, Thomas a résolu ainsi, dans un éclair, le problème qui lui était posé. Mais l’examinateur, pédagogue scrupuleux, s’est penché sur sa copie. Il a vu le point de départ et l’arrivée, sans aucun raisonnement intermédiaire. L’idée ne lui est même pas venue qu’on pouvait ainsi résoudre des problèmes par illumination, sans détailler le processus qui mène sûrement au résultat. L’examinateur compatissant a fait signe à Thomas qu’il devait revoir ses calculs. Thomas a recommencé en essayant de s’arrêter aux échelons... Et il s’est trompé... Il a échoué au C.E.P. Il se peut que l’habitude scolastique de l’observation méthodique soit le reliquat d’une époque — il y a cin­ quante ans — où le voyageur à pied, le paysan allant aux champs sur son âne, le berger attentif aux rares variations de la vie autour de lui pouvaient s’arrêter longuement

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sur l’événement unique qui s’offrait à eux. C’était l’ère des machines simples, qui tournaient à un seul mouvement. Aujourd’hui, le chauffeur sent tourner son moteur, voit à droite et à gauche, et en arrière, réagit au klaxon voisin, et parle encore au voyageur à côté de lui. L’enfant qui joue sur la chaussée voit passer les files d’autos et de camions, entend sauter une mine, siffler une sirène, vrombir l’avion. Il doit apprendre à réagir au complexe et au multiple et les dominer. Nous en sommes au temps des mécanismes compliqués qui produisent des actes à l’image déjà de la vie.

LE 3 N’EST PAS FORCÉMENT APRÈS LE 2 Deux et deux ne font pas toujours quatre. Le 3 n’est pas forcément après le 2. L’enfant peut fort bien parvenir au sommet de l’escalier sans en gravir méthodiquement toutes les marches; et je suis capable de vous dire, sans en compter les têtes, si une brebis manque à mon troupeau. Vous levez les bras au ciel : de telles affirmations, toutes empiriques, contredisent et bouleversent toute votre pédagogie mathématique, apparemment scientifique. Que sera-ce quand nous prouverons par les faits qu’on peut apprendre à lire sans jamais avoir étudié les éléments composant des mots et des phrases; que certains pro­ blèmes complexes sont solubles par d’autres voies que celles, trop graduées, prévues dans vos livres; que nos enfants sont capables de peindre un tableau émouvant sans avoir suivi les cours qui avaient jusqu’à ce jour le monopole de la préparation à l’art; et de vous étonner par leur sens poétique avant même de connaître une seule règle de grammaire, d’orthographe ou de métrique. Si cela est — et cela est — c’est qu’il existe, pour la connaissance et la culture, des chemins qui ne sont pas

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ceux qu’enseigne et que suit l’école. A l’entrée de ces chemins, les faux savants avaient dressé un grand écri­ teau rouge : Interdit aux pédagogues. Nous avons bousculé l’écriteau et exploré avantageusement les chemins possibles vers les sommets convoités. Quand nous étions petits, nous rêvions, le soir, d’une grande échelle magique dont les barreaux iraient se posant devant les barreaux et qui monterait jusqu’au ciel. Et voilà que les hommes, imitant les oiseaux, ont abandonné les barreaux méthodiques pour prendre leur élan vers l’azur. Nous aussi, nous prenons notre élan vers la Vie : si l’enfant s’intéresse et se passionne à sa propre culture, s’il « veut » créer, s’instruire, s’enrichir, il y parviendra, peut-être par d’illogiques chemins de contrebande, mais dans un temps record, avec une sûreté et une plénitude qui nous édifieront. Le tout est de retrouver cet allant, cette vie, cette fureur de vouloir qui est bien dans la nature de notre être. Si nous y parvenons dans nos classes, tous les problèmes accessoires seront résolus. Nous pourrons alors tirer l’échelle méthodique et prendre notre envol. DEUX ET DEUX NE FONT PAS TOUJOURS QUATRE De mon temps, deux et deux faisaient quatre; nous connaissions la liste chantante des sous-préfectures; nous récitions la table de multiplication en avant et à reculons, et nous affrontions la stratégie des guerres de Louis XIV et de Napoléon... Pas de sentiment, nous disait-on. La science est impas­ sible et impersonnelle. Etudiez-la et vous serez des hommes. Oui, des hommes qui sont allés s’entre-tuer comme des

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bêtes sur la Marne ou la ligne Maginot et que guettent de nouveaux Hiroshima. Mais voilà : deux et deux ne font plus quatre; les souspréfectures sont désormais sans fonction; la machine calcule mieux et plus vite que l’homme, en avant, à reculons et latéralement; les guerres modernes ont éclipsé les héros en dentelle de « Messieurs les Anglais, tirez les premiers 1 » Aujourd’hui, la radio se nourrit non point de problèmes mathématiques, mais de chansons, de chœurs et de musique, et les hommes et les femmes vont au cinéma pour rire et pleurer, comme pour se prouver à eux-mêmes que, par delà la chaîne mécanique de l’école, du bureau et de l’usine, ils restent des hommes et des femmes, non par ce qu’ils connaissent mais par ce qu’ils vivent dans leur chair, dans leur esprit et dans leur sang. Ils ont sans doute raison : la science construit des robots qui, avec deux et deux, calculent à une vitesse vertigi­ neuse et qui sont capables d’abaisser les manettes au commandement et de porter la mort par-delà les ondes. Elle n’a pas encore réalisé, hélas ! l’homme qui pense, non avec des fils et des engrenages, mais avec son être sensible et qui est capable de marquer de son sceau le destin des robots. Et c’est cet être sensible que nous devons éduquer, non seulement à créer et à animer les robots, mais aussi à les dominer et à se les asservir pour exalter les éléments de conscience et d’humanité qui sont la grandeur et la raison d’être de l’Homme.

FAITES SAUTER LES CALES! Soyons francs : si on laissait aux pédagogues le soin exclusif d’initier les enfants à la manœuvre de la bicyclette, nous n’aurions pas beaucoup de cyclistes.

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Il faudrait, en effet, avant d’enfourcher le vélo, le connaître, n’est-ce pas, c’est élémentaire, détailler les pièces qui le composent et avoir fait avec succès de nom­ breux exercices sur les principes mécaniques de la trans­ mission et de l’équilibre. Après, mais après seulement, l’enfant serait autorisé à monter en vélo. Oh ! soyez tranquille ! On ne le lancerait pas inconsidérément sur une route difficile où il risquerait de blesser les passants. Les pédagogues auraient mis au point de bonnes bicyclettes d’étude, montées sur cales, tournant à vide et sur lesquelles l’enfant apprendrait sans risque à se tenir en selle et à pédaler. Ce n’est, bien sûr, que lorsque l’élève saurait monter à bicyclette qu’on le laisserait s’aventurer librement sur sa mécanique. Heureusement, les enfants déjouent d’avance les pro­ jets trop prudents et trop méthodiques des pédagogues. Ils découvrent dans un grenier un vieil outil sans pneu ni frein et, en cachette, ils apprennent en quelques instants à monter à vélo, comme apprennent d’ailleurs tous les enfants : sans autre connaissance de règles ni de principes, ils saisissent la machine, l’orientent vers la descente et... vont atterrir contre un talus. Ils recommencent obsti­ nément et, en un temps record, ils savent marcher à vélo. L’exercice fera le reste. Lorsque, ensuite, pour mieux rouler, ils auront à réparer un pneu, ajuster un rayon ou replacer la chaîne, alors ils voudront connaître, par les camarades, par les livres ou par le maître, ce que vous essayiez en vain de leur inculquer. A l’origine de toute conquête, il y a, non la connaissance, qui ne vient normalement qu’en fonction des nécessités de la vie, mais l’expérience, l’èxercice et le travail. En ce début d’année, faites sauter les cales : enfourchez les vélos !

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LA NOTION DE VITESSE Les instituteurs sont encore, dans leurs classes XIXe siècle, comme ces paysans qui, il y a cinquante ans, voyaient passer, dans les rues paisibles de leurs villages, les pre­ mières autos pétaradantes et empoussiéreuses : — Si c’est possible, aller si vite !... S’ils ne pourraient pas marcher comme tout le monde ! Et ce bruit !... Voyez, ils ont failli écraser mes oies ! L’instituteur n’aime pas la vitesse, sans doute parce qu’il n’est pas équipé pour la supporter. Il peste aussi bien contre le cancre qui est toujours en panne que contre le surnormal qui a terminé un devoir avant que les autres l’aient commencé et qui rompt, par ses exigences, le rythme paisible de la classe. Nous sommes lancés sur une route où frémissent les autos, serrées de près par les vélos; des chevaux fringants galopent suivis par la placide voiture à âne que pousse une paysanne. Et, à la queue, l’homme traîne un cochon grincheux. Le chemineau clôture la marche, point pressé d’avancer puisqu’il ne trouvera pas mieux devant lui que derrière. L’Ecole voudrait mettre tout ce monde au pas, ralentir autos et vélos, secouer le chemineau et régler son rythme sur la voiture à âne. Sinon, comment voulez-vous effec­ tivement qu’elle suive et harmonise des sujets aussi capri­ cieusement disparates ? Comment ? En se plaçant hardiment en face de la réalité : il y a des enfants rapides et pétaradants, des cyclistes hardis, des chevaux fringants, des ânes paisibles et des chemineaux débonnaires. Pourquoi ne pas les laisser aller au rythme de leur nature, qu’ils accéléreront d’eux-mêmes. Il suffira de reconsidérer le système de travail et la notion de vitesse pour stimuler et servir la vie.

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Ceux qui marchent sur les mains

CEUX QUI MARCHENT SUR LES MAINS Vous vous êtes sans doute amusés, étant petits, à mar­ cher sur les mains, non pas tant pour réussir une per­ formance que pour voir le monde sous un autre angle, avec un autre éclairage, par d’autres perspectives. Si vous marchiez longtemps ainsi et que, par surcroît, la mode soit autour de vous de se déplacer en se tenant sur les mains, vous vous habitueriez à voir les arbres plonger dans le ciel, les maisons s’ouvrir par le haut et les bêtes se mouvoir elles aussi dans un monde irréel où on n’a plus les pieds sur terre. Et, comme l’habitude devient d’autant plus seconde nature qu’elle a été longue et difficile à acquérir, vous pourriez alors vous demander, très sincèrement d’ailleurs et très loyalement, comment des hommes sains d’esprit et de corps peuvent tenir droit sur leurs pieds, et vous seriez tentés parfois de leur faire un procès qui justifierait vos normes d’hommes marchant sur les mains. Il existe des écoles où, depuis des siècles, on s’évertue à marcher sur les mains. L’apprentissage y est long et labo­ rieux. Ceux qui s’y refusent, ou qui n’en ont pas les loisirs, ou qui en sont reconnus incapables, sont exclus à jamais du monde où l’on marche sur les mains.

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Les autres auront d’autant plus d’honneurs et de pri­ vilèges qu’ils auront poussé plus avant leur inhumain dressage. S’ils y sont passés maîtres, ils défendront avec intransigeance la confrérie des gens qui marchent sur les mains. Ils ne retourneront plus jamais dans le monde des hommes qui avancent la tête droite et les pieds sur la terre. Le plus grave, c’est que ce sont eux qui prétendent marcher normalement. Si nous leur disons, et si nous prouvons, que nous avançons plus vite et plus sûrement en respectant les règles normales de l’humaine nature, ils nous répondront : — Mais ce n’est pas ainsi qu’on marche à l’école ! Mettez-vous d’abord sur les mains ! Nous ouvrons ici le procès des gens qui marchent comme tout le monde contre la confrérie de ceux qui ont le pri­ vilège de marcher sur les mains.

DOIS-JE RESTER SUR MES MAINS OU MARCHER SUR MES PIEDS ? Ils ont marché si longtemps sur les mains; ils en ont la tête si dangereusement congestionnée; ils trouvent cette façon de se tenir et de se mouvoir si normale qu’ils en arrivent à plaindre les pauvres humains qui s’obstinent — contre toute science, disent-ils — à marcher sur leurs pieds. Et ils vous affirment sans rire ; — Votre méthode naturelle est peut-être bonne avec certains individus; elle donne peut-être, à la longue, des résultats non négligeables, mais convenez que, pour l’employer avec succès, il faut posséder des qualités particulières qui ne sont pas le lot de la masse des édu­ cateurs. Nous ne conseillons point aux jeunes ni aux moyennement doués de s’y lancer ainsi sans préparation.

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Qu’ils pratiquent d’abord, sans prétention, notre marche sur les mains qu’ont éprouvée des siècles de scolastique. Bien sûr : ceux qui marchent les jambes en l’air se demandent — et le plus grave, c’est que c’est sérieusement — par quels prodiges nous tenons encore sur nos pieds. Que n’observent-ils les mamans qui depuis toujours réussissent à cent pour cent selon cette méthode natu­ relle ! Et qu’ils regardent donc, par-delà les têtes de classes qui, effectivement, apprennent en un temps record à marcher sur les mains, l’immense armée des rebutés qui ont essayé sans succès, qui dressent bien un instant, sur leur ordre, les jambes en l’air mais en prennent aussitôt un vertige qui compromet leur équilibre, et ne gardent leur anormale position qu’abondamment flanqués de principes, de béquilles et de manuels. Ils ne vont d’ailleurs pas loin ainsi. A peine parfois jusqu’au certificat d’études qu’ils atteignent de justesse en béquillant. Et nos pseudo-scientifiques marchant sur les mains s’étonnent ensuite que les enfants qu’ils avaient cru dresser à cette marche antinaturelle se remettent à marcher sur leurs pieds dès qu’ils retournent à la vie. Heureusement ! Seulement, par cette fausse manœuvre, ils ont compro­ mis leur équilibre naturel, qu’ils n’ont en tout cas pas perfectionné et il arrive que toute leur vie ils se posent encore cette question qui ferait sourire si elle n’était tragique : — Dois-je marcher sur les mains ou rester sur mes pieds ? INQUIETS ET CHANCELANTS On leur a si bien appris à marcher sur les mains; on les a si totalement persuadés que ce tour de force est le résultat d’une science précise et majestueuse qu’ils en arrivent à

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employer à l’envers les outils nouveaux que le monde autour d’eux leur offre ou leur impose. S’ils recevaient un vélo neuf, ils le remettraient bien vite les roues en l’air parce que c’est ainsi, dans cette passive stabilité, qu’on atteint le plus vite au reposant équilibre que ne dérange point la vie. Ils vous objecte­ raient ensuite que les roues du vélo tournent à vide, qu’elles ne produisent que du vent et que les inventeurs se sont sans doute trompés dans le montage puisque rien n’avance du mécanisme. Si c’est un matériel d’imprimerie que vous mettez à leur disposition, ils l’examineront, et le retourneront, avec leur optique déformante d’hommes vivant la tête en bas. Ils calculeront scientifiquement l’usage qu’ils pourraient en faire dans leur club des jambes en l’air, pour imprimer paradoxalement des théories de mots tournant à vide ou parfois des règlements autoritaires destinés à renforcer les barreaux des cages de «jeunesse captive ». Ils vous diront aussi que le système mal conçu ne tourne pas rond et ne saurait préparer les enfants à vivre dans le monde à l’envers qu’imaginent les pédagogues. Le plus délicat de notre tâche de novateurs n’est point d’entraîner les enfants à démarrer avec ténacité dans le sens de la vie, mais d’habituer les éducateurs à se tenir sur leurs pieds selon les lois du bon sens et de la nature. Ne vous étonnez pas si, habitués au fragile équilibre de la marche sur les mains, ils se retrouvent en face des vrais problèmes, inquiets et chancelants, éblouis de lumière et d’espace, indécis comme ces enfants qui, après avoir tourné trop longtemps sur eux-mêmes, tendent obstinément les bras comme pour saisir l’ombre fuyante d’un monde nouveau.

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STATION DEBOUT ET QUADRUPÉDIE Ils marchent sur les mains, vous dis-je. Et quand ils auront dressé toute la jeunesse à marcher sur les mains, ils lui réapprendront à se tenir sur les pieds, mais cette fois mé-tho-di-que-ment et scien-ti-fi-que-ment. C’est ce qu’ils appellent repartir à zéro et avec des prin­ cipes. Comme si nous n’étions pas tous partis à zéro, heureusement, il est vrai, avec d’autres principes. Mais aujourd’hui, c’est sérieux, officiel et inattendu. Inattendu parce que nous ne pensions pas que le domaine de l’Education physique ait été déjà si radicalement conquis par la tribu des gens qui marchent sur leurs mains. On nous informe en effet que la Direction générale de la jeunesse et des sports a publié le Programme pro­ visoire d’éducation physique des établissements du second degré et des établissements de l’enseignement technique, dans lequel on conseille au professeur « de consacrer des séances particulières au sens et à l'acquisition de l’attitude debout ». Autrement dit, on considère comme admis à ces degrés que les élèves ont adopté définitivement la marche sur les mains, ou que du moins tous les professeurs opérant les jambes en l’air ont la certitude que le monde autour d’eux s’est mis sens dessus dessous, que les racines des arbres plongent dans le ciel et que la fumée des cheminées coule comme une source vers les profondeurs. Et comme on n’est pas tellement sûr que les enfants ainsi habitués à marcher sur les mains puissent retrouver sans risque l’hypothétique station debout, on leur ensei­ gnera les « déplacements quadrupédiques ». Ces prétentions — ou ces précautions — vous font sou­ rire, parce que vous pensez qu’elles n’empêcheront aucun

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enfant de marcher normalement sur ses pieds comme il l’a appris par des voies qui sans être scientifiques n’en sont pas moins celles par lesquelles, depuis qu’il y a des hommes, et qui marchent, les enfants et les jeunes gens apprennent à marcher droit. Mais si les gens de la tribu des hommes qui marchent sur les mains vous persuadent de même que rien n’est valable de ce que vous avez appris par des voies naturelles et qu’il faut, après vous avoir dressés à marcher sur les mains, vous enseigner le B - A BA de la station debout ou de la quadrupédie en lecture, en écriture, en arts ou en sciences, vous restez inquiets. Et, effectivement, vous ne retrouverez pas toujours l’indispensable équilibre de la station debout. Heureux encore si vous pouvez du moins accéder à la quadrupédie !

JOUEURS D'OSSELETS « Un maire du palais, Charles Martel, repoussa, en 732, une grande invasion arabe à Poitiers... » A la famille de Clovis (Mérovingiens) succéda, au VIIIe siècle, celle de Charles Martel (Carolingiens). Le premier roi de la nouvelle dynastie fut Pépin le Bref... » A travers la barrière, j’imaginais l’enfant, appliqué à marcher sur les mains, hésitant, butant, tombant, prenant par instant son élan comme s’il avait enfin franchi l’obs­ tacle, pour retomber net dans le silence qui suit ou précède les catastrophes. Nous avons tous pratiqué en classe ce même exercice. Il ne nous a rien appris, pas même à nous tenir sur les mains. Nous avons tous jonglé, plus ou moins obstinément, avec Vercingétorix et Clovis, Clotilde et Plantagenet,

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les guerres d’Italie et les guerres de la Révolution, Arcole et Campo-Formio — osselets qu’on lance pour les saisir au passage sur le dos ou sur la paume de la main, qui n’ont plus leur fonction de pièces du squelette mais sont seulement éléments interchangeables d’un vain jeu qui ne saurait rien nous enseigner sur le destin de l’homme. Je sais bien : tous ceux qui se piquent d’être experts dans l’art de marcher sur les mains et qui en tirent une bribe de vaniteuse majesté vous diront qu’il faut bien tout de même que l’enfant connaisse les grands faits de l’histoire de son pays. Mais pas d’une histoire qu’on voit à l’envers, avec laquelle on joue aux osselets et dont il ne nous reste heureusement qu’un vague souvenir en un écheveau brouillé que nous renonçons à démêler. Quand donc les victimes de cet inutile verbiage vien­ dront-elles témoigner à la barre de la pédagogie qu’il y a maldonne, que ce n’est pas cela l’Histoire de France et qu’elles n’en ont pas écrit les pages récentes avec leurs souffrances et avec leur sang pour que leurs enfants conti­ nuent à jouer demain au tragique jeu d’osselets 1914, 1918, 1939, la Champagne, Verdun et le Vercors. ... Derrière la barrière, la même voix ânonnante conti­ nuait : « En 1214, la France fut menacée en même temps par le roi d’Angleterre et l’empereur d'Allemagne, celui-ci fut vaincu à Bouvines par le roi Philippe-Auguste. Le roi d’An­ gleterre fut, de son côté, repoussé par le fils du roi de France.

LAISSEZ ICI TOUTE ESPÉRANCE S’ils marchent sur les mains, et s’ils pensent que leur fonction est d’enseigner aux hommes une démarche qui leur est si peu naturelle, ce n’est pas qu’ils y voient une utilité directe. Ils n’ignorent pas que les hommes qu’ils auront

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ainsi formés n’en partiront pas moins sur leurs pieds pour soigner leurs bêtes ou faire leur marché. Mais il s’agit pour eux d’un rite particulier à « ceux de l’Olympe », comme celui qui veut que les juges s’affublent de leur toge désuète pour siéger et délibérer. C’est un peu comme ces sectes de croyants qui parcou­ rent pieds nus, ou même sur les genoux, les trajets consa­ crés. Bien sûr, ils avanceraient plus vite et plus sûrement s’ils marchaient tout simplement sur leurs pieds, mais ils n’en seraient point mortifiés. Ils marchent sur leurs mains; ils exigent que nous fassions comme eux, tout simplement pour nous soumettre à une épreuve. D’autres gagnaient le ciel à se traîner sur les genoux. Nous, nous risquons de gagner un parchemin à marcher sur nos mains. Nous ne nions point la valeur possible de cet exercice en tant qu’épreuve. Il ne fait pas de doute que porter un cilice, jeûner longuement, suivre les pèlerins jusqu’à SaintJacques-de-Compostelle, marcher sur les genoux, ou avan­ cer comme le prescrivent nos scoliastres les jambes en l’air, cela marque une personnalité, cela raidit la volonté. A condition que l’individu n’en meure pas, qu’il ne tombe pas en chemin, ou qu’il ne s’en trouve abêti à jamais. Nous, de la base, nous commençons à nous inquiéter. Nous nous inclinons encore, parce qu’elle est l’expression de la force, devant la toge des juges. Nous sommes parfois impressionnés par le spectacle hallucinant des confréries marchant en cortège sur leurs mains, mais nous voudrions bien qu’on ne nous oblige pas à poser à l’entrée des écoles, comme on pourrait la graver sur la porte des couvents et des prisons, l’inscription que Dante lisait aux portes de l’enfer : « Laissez ici toute espérance. »

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L’ÉCOLE SERA-T-ELLE TEMPLE OU CHANTIER ? Ainsi pourrait se résumer la grande querelle pédagogique des Anciens et des Modernes. Jusqu’à ce jour, l’Ecole a été Temple, et elle le reste là où l’enfant, après avoir accompli quelques gestes rituels, entre en classe sur la pointe des pieds, pour y vivre une vie totalement différente de sa vie véritable, avec le respect religieux de la parole du maître et la soumission aux « Ecritures ». Cette Ecole-Temple ne se préoccupe point de préparer l’enfant à la vie. Elle croirait déchoir. Son royaume n’est point de ce monde ! « Ne vous inquiétez point pour votre vie, a dit le Christ, de ce que vous devez manger, ni pour votre corps de quoi vous vous vêtirez. La vie n’est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vête­ ment ?... Considérez les oiseaux du ciel... Regardez les lis des champs... Ils ne sèment ni ne moissonnent... » Certes, l’Ecole laïque ne va point chercher dans les Evangiles la justification de ses méthodes pédagogiques ni sa conception de son rôle social. Mais elle porte encore, au plus profond d’elle-même, les stigmates de ses origines, sinon religieuses, du moins scolastiques et doctorales. Elle reste persuadée que la connaissance abstraite, la culture intellectuelle, le culte des idées et des mots, sont le but véritable et définitif de toute éducation. Le temps n’est pas si loin où toute activité individuelle était jugée indigne de la majesté de l’Ecole et, malgré certaines nécessités économiques et sociales qui tendent à promouvoir les conquêtes du travail, la « culture » moderne reste encore mineure devant la suprématie du Temple. Les familles elles-mêmes n’acceptent jamais que comme pis-aller l’orientation technique d’enfants pour lesquels elles avaient rêvé du prestige des Humanités. 8

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Nous ne disons pas que tout soit mauvais dans l’EcoleTemple qui a marqué des générations d’intellectuels et de savants. Certaines natures spéculatives s’accommodent même fort bien d’une atmosphère austère et imposante qui exalte justement leur dangereuse tendance à s’abstraire de la vie en hypertrophiant l’intellectualisme et le rêve. Cette hypertrophie pouvait servir une culture de classe fondée sur le divorce entre la culture et le travail. Elle ne saurait animer ni préparer l’éducation moderne du peuple. Mais, pour servir la vie, direz-vous, l’Ecole-Chantier ne trahira-t-elle pas la splendeur de la montée humaine vers les vrais sommets de la pensée et de l’esprit ? Nous allons en discuter.

L’ÉCOLE SERA-T-ELLE CHANTIER ? Vous trouvez, je sais, que le mot de chantier, comme celui de travail dont je vante la noblesse, est trop chargé de peines, de souffrances et d’injustes sacrifices. Et pourtant, regardez si vos enfants, quand ils ne sont pas sous votre dépendance, n’organisent pas des chantiers de travail : pour dévier le cours d’un ruisseau et remplir une mare ou attraper des poissons; pour aménager un tas de sable en place forte; pour construire un village d’in­ diens... Et quel enthousiasme, là, quel acharnement ! et quelle activité ! Ah ! ils ne ménagent pas leur peine ni leur sueur ! Ils vont jusqu’à la limite de leurs forces, toujours. Parce qu’il est dans la nature humaine de se surpasser... Ils en oublient même de manger !... Leur effort ne s’accomplit pas forcément dans une ambiance de rires et de chants — qui ne sont qu’une des manifestations, et pas la plus courante, du vrai travail. — Il y a de la souffrance et des grincements de dents... Il y a la vie !

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Et l’enfant rêve la nuit de son chantier et attend avec impatience le jour nouveau pour recommencer. Ne croyez-vous pas que si l’Ecole devenait un chantier aussi, enthousiasmant autant que la montagne de sable ou la cabane d’indiens; si vos élèves en rêvaient la nuit; s’ils se donnaient ainsi à 100 %, muscles tendus et dents serrées, à leur travail — il y aurait quelque chose de changé dans l’atmosphère de vos classes et dans le rendement de vos efforts ? Impossible ! disaient les vieux pédagogues... Parlezleur de jouer, oui, mais ils n’aiment pas le travail. Ils n’aiment pas le travail, ni le chantier — et les adultes réagissent de même — tant que l’effort qu’ils nécessitent n’est pas lié à leur vie profonde, à tout leur comportement, non seulement économique et social, mais psychique aussi. Mais organisez la Coopérative scolaire, cette société d’enfants qui naît spontanément lorsqu’il s’agit de cons­ truire la cabane d’indiens; donnez à vos élèves des outils de travail, une imprimerie, du linoléum à graver, des couleurs pour dessiner, des fiches illustrées à consulter et à classer, des livres à lire, un jardin et un clapier, sans oublier le théâtre et le guignol — l’Ecole sera ce chantier où le mot travail prend toute sa splendeur à la fois manuelle, intellectuelle et sociale, au sein duquel l’enfant ne se lasse jamais de chercher, de réaliser, d’expérimenter, de con­ naître et de monter, concentré, sérieux, réfléchi, humain ! Et c’est l’éducateur alors qui se fera à son image.

L’ÉCOLE SERA-T-ELLE CASERNE OU CHANTIER ? Je posais un jour la question : « L’Ecole sera-t-elle temple ou chantier ? » Pourvu qu’elle ne reste pas caserne !

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La caserne : avec ses vastes bâtiments uniformes regar­ dant tous la même cour, lieu commun des corvées et des revues, avec ses escaliers et ses couloirs, avec sa promis­ cuité et ses servitudes. La caserne : avec son atmosphère particulière qui fait que la caserne, ce n’est pas la vie, qu’on ne s’y conduit point comme dans la vie, qu’on y respecte cette autre loi du milieu tout entière axée sur le souci de tromper l’autorité, d’esquiver et de minimiser les corvées, de tuer le temps en comptant les jours comme l’écolier compte les heures « avant qu’on sorte » ! La caserne ! C’est là qu’on apprend — si l’Ecole ne vous l’a pas déjà enseigné — à tenir une pomme de terre en mains pendant un temps record, en surveillant du coin de l’œil le caporal de service. C’est là qu’on apprend à manœuvrer pelle et brouette au ralenti, à s’asseoir sur les bras de la brouette, en une position qui permet de redémarrer immédiatement si l’adjudant vous regarde; à tenir la pelle à demi pleine, mais sans la soulever, geste suspendu prêt à repartir si l’autorité devient menaçante. Le secret n’est point ici de transporter le tas de pierres, il est, au contraire, de ne pas le transporter en faisant semblant de travailler; il est de faire durer la corvée avec le minimum d’efficience, puisque la corvée elle-même n’a aucun sens : elle est corvée et non travail. L’adjudant vous a dit : « Charriez ce tas de pierres à l’autre bout de la cour !» Il a dit cela parce qu’il faut bien qu’il occupe ses soldats, même s’il n’y a rien à faire d’utile. Et si, par une impossible inobservance de la loi du milieu, les soldats s’avisaient d’en mettre un coup, pour avoir plus vite fini, l’adjudant saurait bien les en décourager à jamais : — Vous avez déjà fini ! Vous avez transporté tout le tas de pierres !... Bon ! Bon ! Eh bien ! écoutez, avant la soupe, vous allez ramener ce tas de pierres à sa place première !... Cela s’appelle du travail de caserne, dans une atmos­ phère de caserne et de corvée, avec un rendement parfois négatif, ou de 1 %, ou parfois, par erreur, de 10 %.

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Si l’Ecole, jusqu’à ce jour, a si peu rendu, quand le résul­ tat n’était pas négatif, ne serait-ce pas parce qu’elle est restée caserne et qu’elle n’a pas su accéder à la dignité de chantier ? Nous ferons notre utile mea culpa.

SERRE CHAUDE OU PLEIN VENT ? L’Ecole sera-t-elle une serre où l’on « force » les individus pour les faire produire avant l’âge et la saison et se glorifier des performances hors nature obtenues ? Ou bien cultive­ rons-nous l’enfant en plein champ au gré du temps et des saisons, en aidant seulement la jeune plante à triompher des éléments pour atteindre à sa plénitude de vie ? J’apporte au dilemme mes quelques arguments de bon sens, si souvent oubliés et négligés justement parce qu’ils ne sont que de bon sens. Il existe bien chez nous les deux modes de culture. On produit sous serre des œillets et des roses à Noël, des tomates en mars et des melons en avril. Il est indéniable que ces fleurs et ces fruits ont une valeur exceptionnelle qui leur vient non pas de leur qualité, mais de leur produc­ tion hors saison. Vous produirez de même dans vos serres scolaires des petits prodiges dont la seule originalité sera de faire et de dire à huit ans ce qu’ils ne sauraient normalement donner qu’à dix ou douze. Mais ces produits de serre n’ont jamais la valeur pro­ fonde des choses naturelles. La tomate de serre vous paraît bonne parce que vous n’en avez pas mangé depuis longtemps, mais si vous pouviez la comparer intégrale­ ment au bon fruit bien nourri de sève et de soleil du mois de juin, quelle déception ! Le melon précoce vous enchante, d’autant plus que vous l’avez payé plus cher. Mais s’il

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vous était donné d’en comparer le parfum à celui du melon mûri lentement à l’air libre dont il semble avoir distillé la finesse, vous seriez édifié. L’Ecole aussi ne construira solidement et profondément, avec toute la saveur désirable, que si elle sait faire pousser en pleine terre et en plein vent les êtres fragiles, certes, mais qui sont faits aussi pour affronter une vie qui est avant tout lutte et conquêtes. Et surtout, les producteurs de plantes « poussées » vous diront la fragilité organique des fleurs et des fruits qu’ils obtiennent et qui se flétrissent ou se corrompent dès qu’ils quittent leur serre pour affronter l’air libre, la lumière et le soleil. Il en faut des précautions pour trans­ porter les roses et les œillets, ou les premières tomates. On leur offre même l’avion parce qu’il faut faire vite avant que ne s’en aille cette vie artificielle dont on les a gonflés. Méfiez-vous de la serre scolaire et craignez que les acquisitions prématurées dont vous vous enorgueillissez ne s’évanouissent et ne se corrompent de même au souffle trop vif et trop dru de la vie. Quand le paysan voit ses arbres bourgeonner et fleurir trop tôt, il ne fait pas comme vous qui vous réjouirez dans vos classes de cette précocité. Lui est inquiet, il souhaite et bénit le léger retour de froid qui va ralentir la floraison. Cultivez des fruits de saison, à même l’air, le froid, l’eau et le vent. Vous aurez abondance, saveur et fécondité.

JARDINIERS ET ÉLEVEURS Je regardais mon voisin préparer ses semis. — La graine est délicate, expliquait-il complaisamment, comme s’il se parlait à lui-même. Il faut une couche chaude et menue, ni trop grasse ni trop pauvre... Et une terre

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meuble pour que la jeune pousse monte à son aise vers l’air et le soleil. Un bon départ, c’est énorme dans la culture... Un plant rabougri a de la peine à reprendre force... Regardez ce brin vert et ce pied vigoureux !... Cela vous résiste plus tard aux maladies, aux insectes et à la sécheresse... Et ça produit !... Mais attention : ce même homme trouvera exagérées les dépenses que vous envisagez pour assurer à ses enfants ces mêmes conditions indispensables de prospérité. — Ils sont maigriots comme ça étant jeunes, mais ça repart ensuite avec l’âge et ça devient tout de même un homme. Et je pense à ce paysan que je surpris un matin condui­ sant son jeune cheval dans la cour d’une ferme proche. — Qu’y a-t-il donc ? Est-il malade ? — Non, mais je vais tuer mon cochon. Et à cet âge, vous comprenez, si le poulain entendait les cris de la bête, s’il reniflait l’odeur du sang, ça le marquerait peut-être pour toujours. Il ne pourrait plus entendre crier un cochon sans que le prenne une peur maladive insurmontable... et inguérissable. Et pendant ce temps, dans la cuisine où se faisaient les préparatifs de la tuerie, un enfant plus jeune encore que le poulain ouvrait des yeux épouvantés. Il entendra tout à l’heure les râles de la bête qu’on égorge; il verra la fermière revenir, rouge de sang jusqu’au coude, et balançant son baquet éclaboussé. Ce spectacle et ces cris s’inscriront à jamais, non seule­ ment dans sa mémoire, mais surtout, hélas ! dans sa complexion et son comportement. Mais l’enfant n’est pas un poulain, n’est-ce pas ? Il y aurait un livre à écrire sur l’universalité des lois profondes de la vie, qu’il s’agisse des plantes, des bêtes ou des hommes. Il dirait la similitude des soucis du jardinier et de l’éleveur, et de l’éducateur. Et le bon jardinier qui réussit si bien ses plants; l’éleveur si compréhensif pour ses bêtes seraient alors les premiers à exiger pour leur

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propre graine cette attention minutieuse, ce climat, cette chaude douceur, cet air et ce soleil sans lesquels ne se font pas les plants noueux qui montent dru pour fructifier selon leur nature et leur destinée.

C’EST EN FORGEANT QU’ON DEVIENT FORGERON Ce vieux proverbe artisanal disait bien naguère la néces­ sité primordiale de mettre l’apprenti dans le bain du métier, l’enfant et l’adolescent dans le bain de la vie, pour qu’ils se forment, par l’expérience et la pratique souveraines, aux faits, aux gestes et au comportement qui orienteront et fixeront leur destinée. Seule, l’Ecole s’est, de tous temps, inscrite en faux contre ces sages conseils. « Il est bien exact, nous dit-elle, qu’en forgeant on devient forgeron. Mais le chemin en est long et lent, et empirique. Prenez des livres et expliquez, démon­ trez avec logique, parlez, dépensez de la salive. Vous ferez l’économie de l’expérience, et vous irez plus vite et plus loin dans la pratique sûre du métier. » Nous touchons là au nœud vital de la pédagogie, à la bifurcation dangereuse où elle s’écarte de la vie et se trans­ forme en scolastique. Et c’est à cette bifurcation que nous devons, nous aussi, choisir et nous orienter. Loin de nous la pensée que les livres, le raisonnement logique et la parole éclairée soient superflus ou inutiles. Ils sont la condition du progrès. Mais ils ne doivent entrer en action que lorsque l’expérience a jeté ses fondations et enfoncé ses racines dans la vie individuelle et sociale. Et notre rôle, et notre fonction, à ce degré primaire qui conditionne les constructions ultérieures, ce sera justement d’agir, d’éprouver, de comparer, d’essayer, d’ajuster; d’essayer et d’ajuster non seulement des matériaux bruts

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ou des pièces plus ou moins usinées, mais des éléments de création et de vie. Cette philosophie ne nous est point personnelle. Elle est celle de tous les sages dont nous pourrions invoquer les témoignages. Et ce n’est peut-être bien que la technique qui bifurque, justifiée à posteriori par tous ceux qui, directement ou indirectement, en tirent avantage. Mais pour forger, il faut au forgeron non point de la salive et de la logique abstraite, mais une enclume, des marteaux, des tenailles et du feu. Et il faut savoir les manier, ce qui est tout aussi délicat que de manier des principes et des hypothèses. Si, à cette bifurcation, nous voulons substituer à l’Ecole du verbiage, l’Ecole du travail, si nous voulons apprendre à forger en forgeant, il nous faut rechercher, créer et fabriquer les outils de travail à la mesure de nos besoins et de nos possibilités; il nous faut apprendre ou réapprendre à nous en servir dans les multiples incidences des vies qui nous sont confiées. Et nous n’oublierons point la grande chaleur et l’illumination du foyer à entretenir et à activer parce qu’il rend malléable tout métal et donne aux objets la forme éminente que l’homme a modelée. Car ni la pensée, ni le sentiment, ni l’exigence sociale, ni la logique, ni l’art ne seront absents de ce chantier généreux où, en forgeant, se prépareront les forgerons conscients de l’avenir. Transformer, techniquement, l’Ecole de la salive et de l’explication, en intelligent et souple chantier de travail, voilà la besogne urgente des éducateurs. COMPTER DES POIS CHICHES Il y avait une fois — ceci n’est pourtant pas un conte — une maison d’enfants riche, autour de son château, d’un large domaine où les ouvriers agricoles attachés à

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la maison auraient su faire pousser toute la variété des produits souhaitables aux diverses saisons. On aurait eu là des salades et des tomates, des choux et des radis, des carottes et des céleris, des haricots et des auber­ gines, des pêches et du raisin et jusqu’au petit carré de persil où la cuisinière prévoyante puise le condiment de ses sauces. Ce n’est pas seulement la valeur en soi de ces produits qui compte en l’occurrence mais, comme disent les ména­ gères, l’usage qu’on en a, et la commodité. Mais « l’agronome » officiel veillait. Cette production anarchique, conditionnée par les seuls besoins de la com­ munauté, n’était point de son goût, même si les convives et la cuisinière s’en déclaraient satisfaits. L’agronome est un « scientifique ». Il veut de la précision et donc de la mesure. Il lui faut, en face de la colonne Dépenses, une Recette chiffrée dont la majesté des totaux impressionne les contrôleurs et les bureaucrates. Il fit planter des betteraves, des navets et des pois chiches. Nul n’en voulait, pas même l’agronome; mais les « états », résultats de pesées et de calculs, étaient saufs. La carrière du fonctionnaire était assurée. L’internat comptera les pois chiches. Notre Ecole est si souvent, hélas ! au régime de l’agro­ nome, de la fausse science et des statistiques trompeuses dont il est l’étonnant prototype. Elle ne se demande point si ce qu’elle produira peut nourrir une clientèle aux besoins subtils et capricieux. Elle redoute plus que tout la com­ plexité de la vie, les goûts et l’appétit différents selon les convives, cette sorte de production artisanale souple et intime comme les sentiments, les sensations, les couleurs et les parfums qui sont son éternelle richesse. Tout le monde aux pois chiches ! Les manuels scolaires répartiront et pèseront la semence; les problèmes sur les façons culturales et les engrais nécessaires établiront les prix de revient exacts. Il n’y aura plus de surprise : on mesurera et comptera les pois chiches.

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La fausse science pédagogique se rit des subtilités. Il lui faut du solide, du pratique, du simple. Les examens sanctionneront le rendement avec une précision et une efficience que ne permettent point des activités fonction­ nelles, rebelles aux tests les plus ingénieux. Si les enfants et les maîtres s’étiolent à compter et à man­ ger des pois chiches, si leur manquent la fraîcheur des ver­ dures, les jus nourriciers et les vitamines dont la science soupçonne au moins les vertus, c’est affaire de cliniques et de médecins et non d’éducateurs agronomes. Vous sentez le ridicule de cette manie d’agronome culti­ vateur de pois chiches mais vous acceptez, ou vous tolérez, qu’une école dépassée par la vie cultive exclusivement les produits morts — orthographe, rédaction et problèmes — ces betteraves, ces navets et ces pois chiches que mesurent les programmes et que pèsent les examens.

MÉFIE-TOI DE LA SALIVE! Méfie-toi de la salive. Elle n’est trop souvent que le moyen de l’impuissance et de l’illusion. On te dit : Explique! Tu t’époumonnes à faire en belles paroles le tour de la question, et quand la démonstration te paraît lumineuse, tu constates avec découragement que l’outil a « foiré ». et que l’enfant n’a ni découvert ni suivi le fil d’Ariane que ta logique plus ou moins sûre lui avait proposé. Raisonne, insistes-tu. Sans te rendre compte que tout raisonnement sain et valable s’appuie sur des données et des éléments que l’expérience et la vie peuvent seuls préparer et asseoir. Répète, exerce ta mémoire, souviens-toi ! On t’a assuré que la mémoire est l’instrument majeur de la connaissance et la répétition la clef de la pédagogie. Tu apprendras à tes

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dépens que la mémoire des mots n’est qu’une surcharge pour l’esprit et une gêne pour le comportement de la vie. Elle n’est rien sans l’expérience. Elle est le mur qu’on fait pierre à pierre, sans prendre garde aux fondations et qui sera toujours incertain et branlant. Le maçon te dira qu’il serait trop simple de penser qu’on peut ainsi monter une construction sans en assurer les assises, que la maison est toujours longue à sortir de terre, et qu’il en faut des coups de pic, de pioche et de pelle, de la dynamite et du béton ! Un chantier, ce n’est pas seulement un architecte qui, plans en mains, explique, commente et commande; c’est la grande collaboration des ouvriers et des machines qui traduisent en réalité les projets de l’ordonnateur. C’est ce chantier qu’il te faudra organiser. Pourtant, affirment les sages, il y a le verbe, qui n’est pas seulement l’inutile et la fallacieuse salive. Oui, il y a verbe et Verbe. Il y a le Verbe qui se fait chair et qui se fait vie, qui est chaud comme le sang que lance le cœur, bienfaisant comme le souffle qui ranime et apaise, le verbe qui est don et communication. Si tu peux y atteindre, tu seras un éducateur exemplaire parce que ce verbe est toujours action. Mais prends garde au verbe qui coule comme une salive lasse, aux pensums et aux leçons qui bouchent inhumaine­ ment les voies du sentiment et de la compréhension profonde, au verbe trompeur qui simule la Vérité et la Vie. Souviens-toi que salive et travail sont antinomiques. Celui qui travaille est avare de paroles, et celui qui parle beaucoup est toujours avare de sa peine. Ménage ta salive et organise le travail.

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ENLEVEZ LA CHAIRE ET RETROUSSEZ VOS MANCHES! Faire des leçons du haut de la chaire, donner des devoirs, corriger, surveiller, interroger — sans qu’on souffle — noter, punir et récompenser d’un bon point ou d’une image, telle est la fonction qu’on a dévolue depuis toujours au maître d’école, et dont la tradition nous a marqués d’une tare inhumaine, dangereusement inscrite dans les réflexes presque naturels de quiconque prétend régenter les enfants. C’est une façon, certes, de concevoir la discipline et l’éducation. Nous disons seulement qu’elle correspond à l’image aujourd’hui dépassée d’une société autocratique où le maître commande à des sujets qui obéissent. Elle se pratique encore dans l’armée ou la police, avec cependant des aménagements et des atténuations que l’Ecole ferait bien d’imiter. Et nous ajoutons qu’aucun adulte, instituteurs compris, n’accepterait pour lui le régime de suspicion, de comman­ dement et de brimade qui est communément encore celui de la grande majorité de nos Ecoles. Je sais bien : il faut trouver mieux, et pas seulement démolir. Il faut conserver à l’Ecole ordre, discipline, autorité et dignité, mais l’ordre qui résulte d’une meilleure organisation du travail, la discipline qui devient la solution naturelle d’une coopération active au sein de notre société scolaire, l’autorité morale d’abord, technique et humaine ensuite, qui ne se conquiert pas à coups de menaces ou de pensums mais par une maîtrise qui incline au respect; la dignité de notre fonction commune de maîtres et d’élèves, la dignité de l’éducateur ne pouvant se concevoir sans le respect farouche de la dignité des enfants qu’il veut préparer à leur fonction d’hommes.

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Pour cette transformation, d’autant plus difficile qu’elle implique d’abord la transformation du comportement des éducateurs au sein d’une nouvelle conception du milieu Ecole, nous vous donnons aujourd’hui quelques conseils primordiaux qui sont comme à la base de notre effort de modernisation : Enlevez la chaire, symbole de cet autoritarisme condamné. Munie de quatre pieds, elle deviendra une solide table de travail. Descendez au niveau des enfants, afin de jouer leur jeu, de voir avec leur optique, de réagir à leur rythme. Vous reconsidérerez du même coup un certain nombre de problèmes dont nous vous dirons le secret. Et retroussez les manches pour travailler avec vos enfants. Ne vous contentez plus d’édicter des ordres et de sanctionner, mettez-vous au travail, avec vos élèves. Ne craignez point de vous salir les mains, de vous blesser d’un coup de marteau, d’hésiter là où l’enfant plus vif rétablit la situation, de tâtonner, de vous tromper, de recommencer. Ainsi va la vie et c’est l’effort que nous faisons, loyalement, pour en dominer les incidences, qui constitue l’élément majeur de notre éducation. Vous y trouverez la confiance que l’ouvrier ne ménage pas aux travailleurs émérites, l’enthousiasme des créations, la joie des réussites, le sentiment exaltant de participer à une vie nouvelle qui sera pour vous l’éternelle jeunesse des éducateurs. LE « SCOLASTISME » La science médicale se glorifiait, naguère, des soins méthodiques qu’elle réservait, dans les cliniques et les hôpitaux, aux nouveau-nés et aux enfants en bas âge : horaire strict, nourriture mesurée et dosée, asepsie minu­ tieuse des chambres nues où, loin de la mère, « l’élevage » semblait atteindre à sa perfection maximum.

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Et pourtant, ces enfants ne se développaient pas d’une façon normale. Quelque chose semblait manquer au minutage médical. Ce quelque chose, c’était la présence affective de la mère, le bruit de voix du monde ambiant, les premiers rayons de soleil, la magie des animaux et des fleurs. La science a donné un nom significatif à cette carence : l'hospitalisme. La science pédagogique prétend régler avec la même minutie chronométrée, la nourriture intellectuelle des enfants qu’elle isole dans le milieu spécial qu’est l'Ecole : silence, froideur neutre des leçons et des devoirs, suppres­ sion systématique de tous contacts avec le milieu de vie, naturel ou familial, silence, propreté, ordre, mécanique. La carence est indéniable : nourriture mal digérée, dégoût de l’alimentation intellectuelle pouvant aller jus­ qu’à l’anorexie, recroquevillement de l’individu, désadap­ tation en face de la vie, hostilité envers la fausse culture de l’Ecole. Cette carence, c’est le scolastisme. L’hospitalisme a été un blasphème scientifique avant de devenir une réalité pour laquelle on s’inquiète aujourd’hui des remèdes efficaces. Le « scolastisme » sera le blasphème pédagogique que nous acclimaterons dans les milieux éducatifs où nous avons introduit déjà tant d’autres néologismes. Il dérangera un instant l’ordre et la fausse méthode de l’Ecole, comme la lutte contre l’hospitalisme a perturbé la froide logique des cliniques. Mais l’évidence s’imposera. Nous établirons expérimentalement le diagnostic de cette carence qui a désormais nom : Scolastisme. Nous la caractériserons scientifiquement pour que parents et éducateurs s’habituent à détecter chez leurs enfants la maladie nouvelle pour laquelle, tous ensemble, nous cher­ cherons les remèdes.

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CHAPEAU BAS DEVANT LE PASSÉ, BAS LES VESTES POUR L’AVENIR! Ne prenez pas systématiquement le contre-pied de ce qui est. Toute formule de travail et de vie, même médiocre, est obligée, pour durer, de s’accommoder plus ou moins des éléments individuels et sociaux qui la conditionnent. Et le génie obscur des chercheurs anonymes peut la mar­ quer d’une éminence qui donne sa valeur humaine à la tradition. Mais nous en serions encore à la préhistoire si ne s’étaient levés, çà et là, et si n’étaient encore innombrables les insatisfaits et les illuminés qui vont, tendant leurs mains vers l’insaisissable, pour essayer de dépasser ce qui est, de scruter la nuit qui les oppresse. Ce sont leurs audaces qui marquent les lentes étapes du progrès, même et surtout s'ils en sont les injustes victimes. Ne croyez pas que vous deviez, à l’Ecole, emboîter passivement le pas à vos aînés, employer leurs méthodes, même si elles étaient à l’époque renommées, user des manuels dont ils se déclaraient satisfaits et fiers. Ils avaient, eux, dressé des digues au bord de la rivière parce que le flot mouvant venait en déchiqueter la terre et en déraciner les arbres. Mais aujourd’hui, les barrages ayant fini leur rôle se sont ensablés. L’eau, même grossie, garde le large. Et vous continueriez à entretenir et à soigner le barrage devenu inutile parce que c’est là que, il y a cinquante ans, vos prédécesseurs l’avaient établi ? Vous vous appuierez, certes, sur cet acquis que la vie a rendu définitif, mais, comme l’ont fait les pionniers d’il y a cinquante ans, vous retrouverez et affronterez le flot, et c’est à même ce flot que vous enfoncerez les dérivations et que vous établirez, avec un maximum d'ingéniosité et d’efficience, les nouveaux barrages.

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Et vous aurez rempli votre rôle quand ces barrages deviendront, comme les précédents, une conquête toujours difficile sur l’ignorance et l’adversité. Passer sans réfléchir ni choisir par les chemins que d’au­ tres ont tracés, et sans vous demander si ces chemins vous mènent vraiment vers les buts dont vous sentez la nécessité, c’est imiter la brebis qui suit les drailles où s’engagent depuis toujours les troupeaux, on sait pour quels destins ! Quitter la draille sans autre raison que de ne pas faire comme les autres, c’est perdre délibérément le bénéfice de l’expérience des hommes qui, avant nous, ont œuvré et vécu. Nous devons être sans cesse aux aguets, éprouver tous nos pas, partir de la tradition, nous y appuyer dans les moments difficiles, mais dépasser et déborder les chemins tracés, jeter des ponts, creuser des tunnels, grimper des côtes, escalader des cimes pour aller toujours vers plus de clarté et de soleil. Un écrivain pédagogique anglais avait résumé ce sage souci en une formule que nous avons inscrite au fronton de cette page : Chapeau bas devant le passé, Bas les vestes pour l’avenir !

CHIOTS BATARDS ET CHIENS DE RACE Si vous avez un mauvais chiot bâtard, dont vous n’at­ tendez rien sinon qu’il vous soit fidèle, qu’il vous lèche les mains et obéisse à votre commandement, vous n’avez pas à vous préoccuper de son éducation qui se fera au hasard des circonstances et de votre humeur. Que vous importent la qualité de ses ascendants ou ses tendances de race. Ce que vous ferez pour lui sera toujours suffisant pourvu 9

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qu’il sache, devenu adulte, ronger les os et lécher les assiettes. Mais s’il s’agit d’un chien de race, qui est susceptible de vous rendre des services éminents, qui gardera les brebis mieux que trois aides réunis, qui saura lever les lièvres et les amener sous le canon de votre fusil, ou qui, motivation plus directe, aura une valeur marchande appréciable, ah ! alors... Alors vous voudrez connaître son pedigree, en remontant à plusieurs générations. Vous saurez ce que sont capables de réussir les chiens de sa race; et surtout vous vous informerez des conditions optimums de sa nourriture, des soins indispensables et de son édu­ cation. Alors les conflits ne se règlent plus par un négligent coup de pied qui risquerait parfois de compromettre à jamais tout le processus d’éducation. N’importe qui peut dresser un chien bâtard, mais on ne s’improvise point éleveur de chien de race. Il y faut expérience et connaissance certes, mais il y faut surtout amour de la bête à éduquer et souci permanent d’être à son service, la réussite d’un beau chien de race étant la consécration et la récompense de l’éleveur intelligent et dévoué. Notre éducation sera-t-elle élevage de chiots bâtards ou éminente formation de chiens de race ? Est-il vrai que nous devions préparer nos enfants à être les roquets bons à tout faire et bons à rien, qu’il nous faut plier d’avance et dresser parce que la vie de travailleur exige sacrifice et servitude ? Ou bien serons-nous les éducateurs de choix pour des hommes de choix, qui ont leur destinée à accomplir, et qu’on peut préparer à être des hommes par les techniques de minutieuse attention, de recherche et d’amicale com­ préhension qui réussissent si pleinement avec les chiens de race. La question vaut, hélas ! d’être posée.

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IL EST DES NAISSANCES QUI SONT DES ÉCLOSIONS Pourvu que les scoliastres ne se saisissent pas, un jour prochain, de la Radio-Télévision Française ! Car on ne verrait plus se renouveler le scandale d’une vedette qui n’a peut-être pas un petit baccalauréat et qui connaît les insectes et les oiseaux comme si elle avait tou­ jours vécu en leur intimité, et qui proteste, avec une véhé­ mence scandalisée, contre les réponses préparées par des savants authentiques, dont un examen ultérieur dira la méprise. Et ce jeune soudeur qui se révèle tout d’un coup, à 17 ans, comme un scientifique de grande classe, dont l’esprit semble avoir fait, déjà, le tour des choses, et qui juge et raisonne avec une lucidité émouvante. A-t-il seule­ ment son Certificat d’études ? Qu’importe ? D’un bond, il s’est hissé jusqu’aux sommets majestueux. Encore quelques révélations semblables et nous pour­ rons rééditer, avec plus de profits, nos Dits les plus contestés parce qu’on comprendra, alors, que l’intelligence ne pro­ gresse pas forcément par escaliers méthodiques assortis de programmes garde-fous et d’examens probatoires; que deux et deux ne font pas toujours quatre; que la connais­ sance n’est pas une construction qu’on dresse brique à brique, mais le jeu encore mystérieux de connexions sub­ tiles qui s’établissent, d’éclairs qui jaillissent, et que le secret majeur de tout ce mystère, c’est d’abord la vie. Il est des naissances qui sont des éclatements et des éclosions. D’une vulgaire chenille éclôt, un matin, un papillon aux couleurs sans pareilles. Pourquoi l’éclosion d’un enfant ne donnerait-elle pas des peintures inégalables dans leur lyrisme et leur simplicité; pourquoi le gazouillis de vos élèves ne deviendrait-il pas poème ou chant

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incomparable ? Pourquoi le jeune adolescent ne pourrait-il s’épanouir en des domaines inconnus, dès que vibrent et s’entrechoquent les velléités insondables. Les scoliastres ne se seraient-ils pas trompés scandaleu­ sement, en imposant à la croissance spirituelle des rythmes qui ne sont qu’une marche hésitante pour qui chausse irrésistiblement les bottes de sept lieues. Et n’est-ce pas à partir de ces réalités qu’il nous faudrait aujourd’hui reconsidérer tout notre système éducatif ?

CHAUSSURES NEUVES ET SOULIERS ÉCULÉS Restez prudents avec la nouveauté. Ne la recherchez jamais pour la nouveauté même, mais pour l’amélioration qu’elle est susceptible d’apporter dans votre travail et dans votre vie. Et cette amélioration dépend autant de vous que de la nouveauté elle-même. La robe nouvelle que vous avez achetée ne vous siéra vraiment à merveille que lorsque vous l’aurez faite vôtre, ajustée à votre corps, adaptée à vos gestes et à votre manière d’être. Ces beaux et solides souliers neufs que vous venez d’ache­ ter, vous n’en jouirez vraiment que lorsque vous les aurez « brisés » et que, après une période plus ou moins longue et pénible, selon la qualité de la chaussure et la sensibilité de vos pieds, vous vous les serez vraiment appropriés, à tel point que nul autre que vous ne pourrait les porter avec la même satisfaction. Et pendant longtemps, quand vous rentrerez le soir d’une course pénible, c’est encore dans vos vieilles chaussures que vous reposerez vos pieds meurtris. Vous irez avec la même prudence vers les techniques modernes, en recherchant celles qui, fruits d’artisans expé­ rimentés, vous paraissent les mieux aptes à affronter les sommets que vous avez à gravir. Ne vous étonnez point

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si elles ne sont pas, à l’origine, de tout repos; brisez-les, faites-les vôtres; n’ayez aucun scrupule à revenir de temps en temps à celles de vos méthodes antérieures que vous aurez le mieux ajustées à votre classe et à votre tempé­ rament d’éducateur. Vous repartirez avec plus de hardiesse et plus d’allant vers la vie neuve qui vous attend. Ce n’est point la nouveauté qui doit vous attirer et vous guider, mais la vie. N’attendez pas que vos souliers bâillent et que vous deviez rentrer un jour la semelle claquante, pour acquérir et assouplir les chaussures nouvelles. Ou que l’hiver soit là, que la neige et le froid imbibent et traver­ sent un cuir trop malmené. Il est des individus qu’il nous semble n’avoir jamais vus que raclant le sol de leurs chaussures éculées sur lesquelles le cuir durci a modelé des plissements préhistoriques. Et il en est d’autres qui paraissent tout autant gênés avec leurs chaussures éternellement neuves, qu’ils ne parviennent pas à mettre au pli et qui leur imposent une démarche raide et automatique. Vous ne serez ni le traditionaliste racorni, ni le novateur chasseur d’aventures. Vous chercherez avec nous, des techniques pratiques et souples; vous les briserez avec nous dans l’expérience collective; vous les ferez vôtres jusqu’à les marquer de votre démarche et de votre tempé­ rament. Alors, avec nous, vous pourrez partir avec enthousiasme et certitude dans la marche joyeuse vers l’avenir !

MES IDÉES SE BOUSCULENT AU PORTILLON Nos idées sont comme nos poules, me dit un jeune ouvrier. Chez les uns, elles sont rares, indigentes et lentes, tout juste capables de s’accrocher à la planche branlante qui

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mène au portillon. Elles s’y engouffrent une à une, sans histoire. Chez d’autres, elles arrivent, ordonnées et décidées, caquetant harmonieusement, ou grattant la terre humide. De temps en temps, l’une d’elles lève le bec, tourne la tête comme si elle voulait sentir le vent; elle monte, sûre d’ellemême, s’arrête un instant pour mesurer sa décision et pénètre comme une princesse en son palais. Chez moi, précise-t-il, tout se bouscule au portillon. J’ai trop d’idées, comme dans une cour trop populeuse qui ne disposerait que d’une ouverture d’entrée. C’est à qui passera le premier, et pas sans mal, et sans ébouriffement de plumes. Si ma culture était plus solide, mes idées seraient éche­ lonnées selon leur nature et leur importance, comme des volailles qui disposent de la richesse des jardins et des champs, et qui n’ont aucune raison de se précipiter vers un rassemblement. Elles profitent des graines qui s’offrent et des rayons de soleil qui s’évanouissent, et s’en reviennent enrichies et assagies. Mais qu’un chien menace ou que l’épervier jette son cri de guerre, alors, vous voyez l’armée des poules s’enfuir éperdues, s’engouffrer dans les impasses, se meurtrir aux grillages, et se battre pour pénétrer dans l’abri. Ainsi vont mes pensées en bataille. Aidez-nous. Ne restreignez pas arbitrairement le flot de nos idées. N’en surpeuplez cependant pas notre pou­ lailler. Laissez-leur la possibilité de se nourrir et de s’ac­ climater de façon qu’elles ne soient point en nous comme un aveugle troupeau, mais postées toutes à leur place, aux abords de l’entrée, vives et fraîches, et que nous puissions les appeler d’un geste pour les amener méthodiquement à l’orée de l’intelligence. Nos idées ne se bousculeront plus au portillon.

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CEUX QUI FONT ENCORE DES EXPÉRIENCES Il y a, dans la vie, deux sortes d’individus : ceux qui font encore des expériences et ceux qui n’en font plus. Ils n’en font plus parce qu’ils se sont assis au bord de la mare à l’eau dormante, dont la mousse a effacé jusqu’à la limpidité et jusqu’au pouvoir qu’ont parfois les mares de changer de couleurs selon les caprices du ciel qu’elles reflètent. Ils se sont appliqués à définir les règles de l’eau morte, et ils jugent désordonnée, incongrue et prétentieuse l’impétuosité du torrent troublant l’eau de la mare, ou le vent qui balaie un instant vers les bords les mousses stag­ nantes, redonnant un court souci de profondeur azurée à la nappe verdâtre. Ils ne font plus d’expériences parce que leurs jambes lasses ont perdu jusqu’au souvenir de la montagne qu’ils escaladaient naguère avec une audace qui triomphait parce qu’elle allait toujours au-delà des ordonnances et des prescriptions de ceux qui s’appliquent à réglementer l’ascension au lieu de la vivre. Ils se sont confortablement installés dans la plaine toute marquetée de routes et de barrières et ils prétendent juger selon leur mesure à eux la hardiesse des montagnes dont les aiguilles semblent défier l’azur. Ils ne font plus d’expériences. Alors ils voudraient arrêter la marche de ceux qui risquent de les dépasser et de les surclasser. Ils essaient de retenir les inquiets et les insatis­ faits qui grondent avec le torrent ou qui partent par des voies inexplorées, à l’assaut des pics inaccessibles. Ils codifient sur leurs grimoires les lois de la mare morte ou de la plaine marquetée et ils condamnent d’avance, au nom d’une science dont ils se font les grands maîtres, toutes les expériences qui visent à sonder ce qui reste encore d’in­ connu, à découvrir des voies hors des routes traditionnelles,

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et à tenter chaque jour l’impossible parce que c’est cet incessant assaut de l’homme contre l’impossible et l’in­ connu qui est la raison vivante de la science. Il y a deux sortes d’hommes : ceux qui font des expé­ riences et ceux qui n’en font plus. Il faut, hélas ! en ajouter une troisième : celle des malfaiteurs qui ne craignent pas de bondir avec le torrent ou d’escalader les pics avec les intrépides, mais dans le seul souci de s’approprier, pour les exploiter à leur profit, les découvertes désintéressées des éternels perceurs d’ombres, des chasseurs de vérité, des créateurs de justice, de lumière et de beauté. Avec notre idéal, ils font Hiroshima. Jusqu’au jour où nous leur barrerons la route pour reconquérir la vraie science, dynamique et humaine, que nous faisons tous ensemble, avec nos muscles, avec notre cœur, avec notre volonté et avec notre sang.

UNE MENTALITÉ DE BATISSEURS Je suis resté bâtisseur. A l’ordre trop civilisé des terres aux cultures alignées et définitives, je préfère les chantiers qui transforment et animent les coins incultes, les plantations qu’on voit monter, audacieuses et envahissantes comme une troupe d’enfants dans la forêt. Aux constructions confortables et méthodiques, je préfère l’abri que je monte moi-même, des racines au toit et que je modèle selon mes goûts et mes besoins, comme ces vieux habits dont on ne peut se séparer parce qu’ils se sont intégrés à nos gestes et à notre vie. Je suis bâtisseur. Comme tout le monde : comme l’enfant qui construit un barrage ou monte une cabane, comme le maçon qui siffle sur son échafaudage, comme le potier qui crée des formes et le mécanicien qui donne vie à sa mécanique.

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Un domaine où l’on ne construit plus est un domaine qui meurt. L’homme qui ne bâtit plus est un homme que la vie a vaincu et qui n’aspire qu’au soir en contemplant le passé défunt. Préparez des générations de bâtisseurs qui fouilleront le sol, monteront les échafaudages, jetteront à nouveau vers le ciel les flèches hardies de leur génie, scruteront l’univers toujours jaloux de son mystère. Munissez vos classes des outils de bâtisseurs, de monteurs d’échafaudages, d’ingé­ nieurs et de sondeurs des mystères. Même si votre école doit rester un éternel chantier, parce que rien n’est exaltant comme un chantier. Je sais : les bâtisseurs sont toujours à pied d’œuvre et on vous accusera de désordre et d’impuissance parce que vous n’aurez pas souvent la satisfaction d’accrocher le bouquet symbolique au sommet de votre construction. Les murs ne sont pas crépis, les fenêtres non encore fermées et les cloisons des étages à peine amorcées peut-être. Mais d’autres après vous — et les intéressés eux-mêmes — conti­ nueront l’aménagement pourvu que vous ayez conservé en eux la mentalité des invincibles bâtisseurs. Rien n’est exaltant comme un chantier, surtout lorsqu’on y construit des hommes. Les bâtisseurs nous comprendront et nous aideront.

VII

Un métier qui est formule de vie

UN MÉTIER QUI EST FORMULE DE VIE Je n’ai pas besoin de test savant pour connaître la valeur et le rendement possible d’un berger. S’il fait son travail avec plaisir, s’il s’intéresse profondément à son métier, je peux avoir la certitude que les bêtes seront bien menées. La technique viendra si elle manque encore, et, en atten­ dant, la sollicitude permanente du berger saura atténuer ses insuffisances professionnelles. Quand je vois le paysan inspecter amoureusement son domaine, se penchant sur ses plants comme le berger sur ses agneaux, je n’ai pas à mener une longue enquête sur ses vertus de paysan. Pourvu que la misère, les échecs ou l’exploitation ne le découragent pas d’un travail qui est sa vie, il deviendra bien vite expert dans un art où la technique morte ne saurait suffire. Si on me dit qu’il existe une méthode pédagogique qui donne aux enfants cet amour du métier et le goût d’un travail qui est expression de l’être; si on ajoute que cette méthode vaut à l’éducateur ce même sentiment de parti­ cipation et de plénitude qui illumine le métier du paysan et humanise la tâche ingrate du berger; si je vois les édu­ cateurs qui pratiquent cette méthode reprendre vie et enthousiasme, je n’ai pas à m’informer plus avant : cette

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méthode est la bonne. Il suffira d’en asseoir et d’en géné­ raliser l’usage en la préservant des dangers majeurs que font courir à toutes les entreprises intelligentes les forces de stagnation et de réaction. Il faudrait surtout rappeler aux parents et aux maîtres qu’un éducateur qui n’a plus goût à son travail est un esclave de son gagne-pain et qu’un esclave ne saurait préparer des hommes libres et hardis; que vous ne pouvez préparer vos élèves à construire demain le monde de leur rêve si vous ne croyez plus à ce rêve; que vous ne pouvez pas les préparer à la vie si vous ne croyez plus à cette vie; que vous ne sauriez montrer la voie si vous vous êtes assis, las et découragé, à la croisée des chemins. « J’ai retrouvé la dignité d’un métier qui est pour moi formule de vie », vous dira l’éducateur moderne. Imitez-le I...

NOUS SEMONS LE GRAIN DES RICHES MOISSONS

A quoi bon, vous conseillera-t-on, à quoi bon vous obsti­ ner à préparer vos enfants pour un monde qui ne sera pas le leur ? Est-il utile, et même prudent, de leur donner aujourd’hui dans nos classes des initiatives et des libertés qui leur seront interdites dans les écoles qu’ils fréquenteront demain ? Et ne vaut-il pas mieux les habituer dès mainte­ nant à obéir et à se plier aux exigences d’une société qui est toujours marâtre pour le travailleur « désadapté ». Certes, si vous vouliez et si vous deviez faire des enfants qui vous sont confiés des moines ou des religieux, vous pourriez les dresser à penser et à vivre, comme il y a plusieurs siècles, selon des règles qui ne conservent leur valeur que dans les couvents et les églises.

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Si vous aviez pour fonction de préparer, pour une race élue, des serviteurs dociles, ou, pour l’exploitation sociale, les esclaves des machines et des robots, alors il vous fau­ drait bien refroidir et éteindre, à sa naissance, cette lueur qui s’obstine à se survivre dans les yeux des enfants, des chercheurs et des poètes. Si on vous demandait de former des soldats ou des bureaucrates, vous imprimeriez de bonne heure l’habitude des gestes inutiles, du travail de façade et de l’alignement qui est comme l’empreinte mécanique sur les corps et sur les âmes. Mais la Démocratie — tant de textes en témoignent — attend de vous les travailleurs actifs aux initiatives géné­ reuses, les citoyens jaloux de leurs libertés mais capables de se discipliner pour servir coopérativement les justes causes; les hommes qui sauront sortir des rangs pour partir à l’avant-garde, affronter en téméraires les difficultés, les pionniers qui dérangent parfois les moines et les reli­ gieux, les exploiteurs et les robots, les soldats et les bureau­ crates, mais qui avancent et progressent, construisent et créent. Le paysan n’arrête point son geste légendaire sous le prétexte que l’arbre qu’il plante et la graine qu’il sème pourraient demain souffrir des intempéries. Il leur donne sans réserve toute sa science et sa traditionnelle sollicitude. La vie fera le reste. Si la mère pense avec angoisse parfois aux jours sombres à venir, ce n’est que pour mieux armer dans le présent l’être qu’elle veut audacieux et fort. Quelle que soit votre crainte de voir les destins hostiles plier les jeunes tiges que nous aurons animées, c’est tou­ jours avec la même confiante ferveur que nous semons obstinément le grain des riches moissons. La sagesse des hommes et la justice des institutions feront le reste.

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LA GRISERIE DES TRIOMPHES Vous vous plaignez parfois, comme l’apprenti berger, qu’il y ait trop de sentiers serpentant apparemment vers la même combe, sans qu’aucun d’eux ait jamais la repo­ sante certitude des routes que la science et l’expérience ont tracées, encadrées et signalisées; et vous cherchez le guide qui vous orientera sur des voies où vous n’aurez plus qu’à cueillir des fruits que d’autres auront fait pousser. Ce n’est point sur le chemin de pierres et de poussière que paissent mes brebis, mais parmi le dédale des drailles où elles avancent sans fatigue, broutant l’herbe ou effeuillant les brindilles, pour déboucher avant le soleil sur la clairière où elles attendront le crépuscule. Un troupeau au pâturage, quand aucun chien ne le trouble, n’est jamais aligné ni systématique. Il progresse lentement, comme le nuage qui passe, parfois secoué d’un frisson comme un feuillage que la brise agite, lourd comme une sève qui nourrit et bourgeonne. A nous de nous appli­ quer à connaître selon quelles lois, à quel rythme et pour répondre à quels appels mystérieux, la sève progresse, le feuillage s’agite, les brebis avancent dans les drailles vers des buts que nous savons bénéfiques au troupeau. Vous pouvez, certes, engager vos enfants sur la route blanche où ne se pose plus aucun autre problème que celui de suivre passivement le ruban déroulé jusqu’à l’infini. Ce n’est pas ainsi que vous les nourrirez et les enrichirez. Sauvegardez en eux cette joie simple qu’on éprouve à partir hors des sentiers trop piétinés, à se meurtrir aux épines et à s’accrocher aux rochers d’où l’on découvre les profonds horizons de lumière; cultivez leur besoin de conquête et de victoire; réservez pour eux la griserie des triomphes sans risquer cependant qu’ils se perdent ou s’égarent; maintenez-les en groupes harmonieux au sein desquels ils se senti­

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ront les coudes et participeront de la grande force qui nous vient de nos mains unies; mobilisez-les en même temps pour qu’ils poussent toujours plus avant les chemins nets et libres qui autorisent l’audace renouvelée des générations qui suivront.

DU PAIN ET DES ROSES Il faut, à nos enfants, du pain et des roses. Le pain du corps, qui maintient l’individu en bonne santé physiologique. Le pain de l’esprit, que vous appelez instruction, acqui­ sitions, conquêtes techniques, ce minimum sans lequel on risque de ne pas atteindre à la santé intellectuelle sou­ haitable. Mais les roses aussi. Non point par luxe mais par néces­ sité vitale. Je regarde mon chien. Bien sûr, il lui faut manger et boire, pour qu’il n’ait pas faim et qu’il ne tire pas désespé­ rément la langue. Mais ce dont il a le plus besoin encore, c’est d’une caresse du maître, d’une parole de sympathie, ou parfois d’une parole tout court; c’est de cette affectivité qui lui donne le sentiment de la place, qu’il voudrait très grande, qu’il tient dans le monde où il vit; c’est de courir dans les fourrés ou seulement de japper longuement le soir au clair de lune pour, semble-t-il, entendre résonner sa voix comme si elle ébranlait magnifiquement l’univers. Vos enfants ont besoin de pain, du pain du corps et du pain de l’esprit, mais ils ont plus besoin encore de votre regard, de votre voix, de votre pensée et de votre promesse. Il leur faut sentir qu’ils ont trouvé en vous, et dans votre école, cette résonance qui donne un sens et un but à leur vie. Ils ont besoin de parler à quelqu’un qui les écoute, d’écrire à quelqu’un qui les lise ou les entende, de produire

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quelque chose d’utile et de beau qui est l’expression de tout ce qu’ils portent en eux de généreux et de supérieur. Cette nouvelle intimité qui s’établit par le travail, entre l’adulte et l’enfant; ce graphisme apparemment sans objet que magnifie la matière ou la couleur, ce texte qu’éternise l’imprimerie, ce poème qui est chant de l’âme, ce chant qui est comme un appel de l’être vers cette affectivité qui nous dépasse, c’est de cela que vit votre enfant normale­ ment nourri de pain et de connaissances, c’est cela qui le grandit et l’idéalise, qui ouvre son cœur et son esprit. La plante a besoin de soleil et de ciel bleu; l’animal non dégénéré par la domestication ne sait point vivre sans l’air vif de la liberté. Il faut à l’enfant du pain et des roses.

ALLER EN PROFONDEUR L’apprenti jardinier s’enorgueillissait de ses melons qui poussaient, vigoureux et drus, dans des vasques aménagées en lignes régulières qu’il alimentait richement en eau et en fumier. Oui, mais que deviendront vos melons quand ils auront utilisé l’engrais généreux, ou qu’apparaîtra la sécheresse ? Vous les verrez alors végéter et s’étioler avant d’avoir donné leurs fruits, parce que, habitués à vivre paresseu­ sement sur votre apport, ils sont incapables d’affronter par eux-mêmes les complexités de la vie. Disposez donc fumier et eau dans une rigole entre les lignes, à quelque distance des plants. Pour vivre, le jeune melon sera contraint de lancer ses racines tâtonnantes à la recherche de la nourriture; il développera ses radicelles, les enfoncera, les fortifiera jusqu’à atteindre la zone grasse et généreuse. Et si votre aide fait défaut, ces mêmes racines iront chercher dans les profondeurs du sol la vie qui gon­ flera et mûrira les fruits.

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Combien de parents, combien de pédagogues, pratiquent comme l’apprenti jardinier ! et accumulent là, à la portée de l’enfant, la nourriture toute prête à ingérer : manuels abondants et riches, explications et leçons concentrées en synthèses indigestes, devoirs soigneusement rationalisés pour éviter aux jeunes pousses tous efforts inutiles. Et l’élève, en effet, paraît cossu et fort. Mais que l’aban­ donnent les formules scolastiques, que la vie pose ses vrais problèmes, que n’avait point prévus l’Ecole, que le travail exige des connaissances que n’a point préparées un labo­ rieux tâtonnement, le plant se dégonfle et se flétrit pour ne produire que ces fruits secs qui tombent lamentablement aux premières chaleurs. Laissez l’enfant tâtonner, allonger ses tentacules, expéri­ menter et creuser, enquêter et comparer, fouiller livres et fiches, plonger sa curiosité dans les profondeurs capricieuses de la connaissance, à la recherche, ardue parfois, de la nourriture qui lui est substantielle. Cela n’ira pas toujours sans pleurs ni grincements de dents. Quand tomberont les échafaudages, la maison sera déjà solide et puissante; quand l’abandonnera la chaleur du foyer, le petit homme pourra affronter la vie avec maîtrise et décision. L’arbre portera ses fruits.

LE TRAVAILLEUR HOMME Le berger est berger du moment qu’il sait devancer ou suivre ses bêtes et assurer les gestes qui permettent au troupeau de brouter dans la paix et la sécurité. Mais s’il peut, de plus, réfléchir par delà les gestes auto­ matiques, s’il acquiert expérience et sagesse à ce long et solitaire commerce avec lui-même, ou si, extériorisant davantage ses préoccupations, il scrute et étudie le ciel,

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les nuages, la vie des plantes et les mœurs des animaux jusqu’à y devenir expert, ou si, plaçant sa joie de créer à la pointe de son couteau, il grave du buis ou creuse des écorces, alors il fait un pas plus ou moins conséquent vers la culture. Il devient le Berger Homme. Notre épicier compte et pèse et livre à point voulu les articles qu’on lui demande. Nous ignorions qu’il fût illu­ sionniste. Qui lui a enseigné les secrets du prestidigitateur et les vertus de la poudre de perlimpinpin ? Le soir, sa journée finie, il s’exerce à un art qui, pour lui, déborde et dépasse son métier, à une activité apparemment gratuite en ce sens qu’il n’en retirera pas un bénéfice pécuniaire, mais qui est déjà sa culture, qui par delà sa fonction sociale d’épicier le fait atteindre à la valeur éminente de l'Epicier Homme. Notre voisin a fort à faire pour tailler ses pêchers et sauver ses serres d’œillets. Il s’applique, certes, à être un jardinier expert. Mais les jours de pluie, derrière les vitres à demi cachées sous les treilles nues, il dessine et peint, et le dimanche, il part avec son chevalet en quête de couleurs et de vie. C’est cela sa culture : ce souci de création et d’élargisse­ ment qui fait de lui le Jardinier Homme. Que vos enfants apprennent les gestes, les signes et les mécaniques exigés par leur fonction d’écolier, et plus tard, par leur rôle d’employés, de paysans ou d’ouvriers, c’est une nécessité comme celle qui commande au berger de soigner son troupeau et au jardinier de produire fruits et fleurs dignes de son intelligence et de son sens social. Mais qu’ils ne se contentent pas d’être des écoliers. Qu’ils débordent déjà leur métier pour accéder aux pensées, aux gestes et aux actes qui ne sont peut-être pas d’une utilité immédiate, qu’ils ne pourront peut-être jamais monnayer mais qui n’en seront pas moins un aspect exaltant d’une exigence de culture qui est le signe noble de l’éducation au service de l'Homme.

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LES SOUCIS DE L’ADJUDANT L’adjudant ricanait à la vue du peuple des ouvriers s’engouffrant dans l’usine : les uns arrivaient à pied, d’au­ tres en vélo ou en rames compactes débarquées d’un tram, avec leurs costumes disparates allant de la salopette à l’imperméable et au veston, sans ordre ni discipline, s’inter­ pellant et sifflant. La cloche sonnait sans dominer ce désordre : à l’intérieur de l’usine, les ombres semblaient se promener librement, sans but apparent, au milieu des machines, dans une déroutante diversité qui nie l’autorité... Désordre et pagaïe... perte de temps... Chez nous, pensait l’adjudant, on entre dans la caserne en colonne par quatre, au pas cadencé, au son des clairons, sous un même uniforme. Dans la cour comme dans les chambrées, tout est prévu : on connaît, à toute heure du jour, à quelle corvée sont affectées les escouades et les sections. Ainsi pensait sans doute cet instituteur — qui ne veut certes pas être adjudant — qui sortait indigné d’une école moderne au travail... Comment ? Les enfants ne se mettent même pas en rang pour rentrer; ils ne saluent pas avec le même rite; ils ne lisent pas le même livre : l’un compose un texte, l’autre grave un lino, un groupe fait de la pein­ ture, un autre prépare une expérience 1 Et des curieux venaient m’interviewer 1... Mais quand donc font-ils l’exercice ? Quand donc appren­ nent-ils leurs leçons ?... Je vous le dis : pagaïe... pagaïe 1 Laissez-moi retourner à ma classe si bien disciplinée, où l’on entre comme dans un sanctuaire, où chacun a sa place, y compris le maître à sa chaire, où les exercices se pour­ suivent dans l’ordre et le silence, où nous pouvons contrôler, mesurer et noter, récompenser les bons et infliger des corvées aux récalcitrants...

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Ne trouvez-vous pas extraordinaire que dans un pays comme la France, où l’on aime si peu l’armée — sans doute parce qu’on nous en a fait prendre une irrémédiable indi­ gestion — l’école s’obstine à ce point à ressembler à la caserne, et l’instituteur — parfois antimilitariste — à l’adjudant... Quant à moi, je préfère l’usine à la caserne, et l’écoleatelier à l’école-caserne. J’envie le chef d’entreprise et le chef d’atelier-école, mais je plains l’adjudant. LE RETOUR DU BONNET D'ANE De notre temps, nous dit le vieux berger, la discipline était terrible, aussi bien à l’école qu’à l’église. Il le fallait sans doute : comment l’instituteur ou le curé se seraient-ils « fait craindre » de cette masse bruyante d’enfants de tous âges qui se serraient dès le matin dans des locaux toujours insuffisants, avec pas même alors les livres indispensables. C’était comme au régiment : il fallait d’abord se mettre au garde-à-vous, puis marcher au pas, au commandement, et en frappant du talon. Si la discipline se relâchait un instant, si un mauvais garnement sortait des rangs, c’était alors comme dans mon troupeau : quand un bélier s’écarte et part à l’aventure, la masse le suit comme l’eau qui s’écoule par les brèches qu’on ne parvient plus à combler. Au-delà d’une certaine masse d’individus, que ce soit à l’école ou à l’armée, la « discipline » devient une nécessité. Si j’ai un petit troupeau dont je connais toutes les bêtes, dont je distingue de loin les bêlements et les sonnailles, et qui connaissent de même mon sifflet et ma voix, je n’ai pas besoin de chien. Berger et brebis sont comme liés par des fils invisibles qui font que, sans un cri, sans un coup de fouet, je vais, du matin au soir, à travers les guérets. Mes bêtes « profitent » et je suis heureux comme tout bon berger.

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Mais si le patron croit qu’il a intérêt à doubler le nombre de têtes dont j’aurai la charge sur le même pâturage, si je n’ai plus ni le loisir ni le goût de distinguer le caractère de mes bêtes, et si je reste ainsi sans liens profonds, à la merci des indisciplinés et des meneurs que suivent volontiers les jeunes insuffisamment nourris, alors je réclame un bon chien, ou même deux, et je les lance entre les pattes des désobéissants. Et, ma foi, mon troupeau ne fait pas de dommages et je ramène à point nommé mes bêtes à la bergerie. Seulement le métier n’a plus pour moi cet intérêt humain qui était ma vie. Je gagne mon pain, certes, mais je n’ai plus cette satisfaction reposante qu’on éprouve à sentir qu’on fait œuvre utile, noble et enrichissante. Je ne suis plus le berger qu’ont chanté les poètes; je deviens le pro­ saïque et morne gardeur de bêtes. Si vous laissez vos patrons entasser de même dans vos classes une masse d’enfants dont vous n’aurez plus la maîtrise morale, et qui n’y trouvent d’ailleurs pas la nourriture dont elle sent le besoin, vous serez vous aussi obligés de vous remettre à l’école des soldats, de renforcer la discipline et de marcher au pas. Et, de chute en chute, dans cette voie d’inhumanité, vous en reviendrez au bonnet d’âne qui est la marque avilissante d’une pédagogie qui démissionne parce qu’elle renonce à former des hommes.

ÉVITEZ L’ÉPREUVE DE FORCE L’éducation scolaire a toujours été une épreuve de force. On dit que les gendarmes voient un délinquant en puis­ sance dans toute personne qu’ils approchent. Les péda­ gogues voient d’abord en l’enfant l’ennemi qui les dominera s’ils ne le dominent.

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Et ma foi, comme nous avons tous été formés à cette épreuve de force, nous la supposons naturelle et inévitable. D’ailleurs, n’est-elle pas officielle, et les règlements qui excluent les châtiments corporels n’autorisent-ils pas une variété infinie de pratiques disciplinaires dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles ne rehaussent pas notre prestige et que nous n’en sommes pas fiers. Nous ne prétendrons pas que la discipline ne soit pas une nécessité, surtout dans les classes surchargées de plus en plus nombreuses, hélas 1 Nous posons seulement la ques­ tion : l’épreuve de force en éducation est-elle une solution valable, ou même seulement acceptable ? Ou bien est-elle regrettable, donc à remplacer le plus tôt possible ?... Et par quelle discipline ? Sachez bien d’abord que, si vous engagez l’épreuve de force avec les enfants, vous avez perdu d’avance. Vous sauverez la face et obtiendrez le silence et l’obéissance, à condition encore de rester sans cesse sur vos gardes pour éviter les pieds de nez et les crocs-en-jambe. En profondeur, vous n’aurez fait aucun travail constructif parce que, au mieux, vous aurez seulement donné des habitudes de passivité et de servitude, toujours doublées d’hypocrisie et de rancœur. L’enfant y échappe heureusement, par toutes les ressources de sa vie débordante et par son habileté à franchir les obstacles qu’il rencontre sur sa route. Je n’exagère pas. Vous n’avez qu’à puiser, tous, comme je le fais, dans les souvenirs loyaux et sincères de l’Ecole que vous avez subie. Et vous étiez les têtes de classe ! Non, l’épreuve de force ne saurait être qu’un pis aller. Et il est à plaindre, l’éducateur qui est condamné à y faire face pendant les quarante ans de sa carrière. Nous entrevoyons, heureusement, une solution : la discipline coopérative du travail. Avez-vous remarqué combien vos enfants, en famille ou à l’école, sont sages et faciles à supporter quand ils sont occupés, en totalité, à une activité qui les passionne ?

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Le problème de la discipline ne se pose plus : il suffit d’or­ ganiser le travail enthousiasmant. Regardez des enfants composer ou imprimer leur texte journalier, décorer leur classe, faire de la poterie, terminer leur plan de travail, effectuer des découpages ou des montages électriques. Vous sentez bien alors comment et combien la notion de la discipline change de sens. Il y aura peut-être encore du désordre excessif, trop de bruit, de petites batailles. Elles ont toujours une cause technique : l’appareil ne fonctionne pas, ou bien on a mis trop d’encre, il manque telle et telle pièce. Plus souvent encore, mal entraînés à notre nouveau rôle d’aide technique, nous manquons de fiches de travail et de modes d’emploi. Nous assistons au désordre accidentel de l’atelier qui n’est pas encore suffisamment organisé. Mais les réussites dont nous nous enorgueillissons nous prouvent que, dans nos classes, l’épreuve de force est désormais dépassée. Nous accédons à la discipline démocratique, celle qui prépare l’enfant à forger la société démocratique qui sera ce qu’il la fera. IL Y A PLUSIEURS DEMEURES Attention, vous a-t-on dit, vous n’entrerez dans cette demeure que par la porte de l’explication verbale et de la pensée que traduit le langage, véhicule du progrès. Il arrive, en effet, qu’à votre premier appel, la maison résonne, les couloirs s’éclairent, des fenêtres s’entrouvrent sur' des mondes ignorés. Et vous êtes fiers du miracle accompli, même si les lueurs clignotent et s’estompent dès que s’éloigne la clarté qui, un instant, avait éveillé les sollicitudes en attente. Mais combien plus souvent êtes-vous déçu ? Une lumière papillonne dans le couloir; vous vous faites persuasifs et engageants pour n’en pas laisser échapper la promesse.

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Vous augmentez artificiellement l’éclairage, vous parlez fort, vous criez, vous menacez et vous grondez; ou bien, en désespoir de cause, vous essayez des jeux, de la lumière, des images, de la musique et des sons. L’ingéniosité que vous déployez, c’est votre pédagogie. Mais il arrive aussi que vous ne parveniez à établir aucun contact. Vos partenaires ou vos élèves sont aveugles ou sourds, mentalement, intellectuellement ou psychique­ ment. Ou bien, vous avez affaire à des êtres — bêtes ou gens — qui paraissent étrangers à vos soucis. Le couloir est inaccessible. Alors, vous cherchez d’autres portes, qui mènent à d’autres zones de vie, qui s’accrochent à d’autres vibrations, qui éclairent d’autres chemins, sur lesquels vous pourrez alors vous élancer avec succès. N’avez-vous jamais été impressionnés par le silence calculé des instructeurs d’aveugles, par la sobriété verbale des dresseurs de chiens, de chèvres ou de lions. Ils sont entrés par une autre porte dans le domaine de l’éducation; ils ont suivi d’autres couloirs et ils ont réussi là où vous n’aviez trouvé que le mur de l’incompréhension et la nuit du refus. Jésus n’avait-il pas dit, déjà : « Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon père » ?

AUTOCRATIE OU LIBERTÉ C’est parce que j’ai, depuis toujours, l’habitude des gestes lents et mesurés à travers les branches et les sentes, parmi mes brebis paisibles, que j’ai cette philosophie traditionnelle du berger qui semble vivre et penser au rythme des mois et des astres. L’homme qui, dans la vallée, jure à longueur de journée contre le cheval qui ne veut pas accepter la charge, le

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bœuf qui s’entête à brouter les champs interdits, la terre trop dure ou l’insecte dévastateur, devient au contraire acariâtre, bougon, soupçonneux et pessimiste. Le jeune d’aujourd’hui qui enfourche son vélomoteur ou part au volant de l’auto, s’entraîne aux gestes rapides, aux décisions spontanées plus ou moins réfléchies, aux réactions brutales et mécaniques. Le bureaucrate a peur de la vie qui bouscule ses prévi­ sions théoriques et l’instituteur dicte ses ordres et fait ses remontrances en pestant contre la paresse et l’indiscipline de ses élèves. A manier les manuels scolaires, à faire de doctes leçons, à corriger des fautes, à punir ou récompenser, l’instituteur acquiert très vite, et immanquablement, un esprit d’auto­ crate qui croit créer la vie et mener le monde de sa savante baguette. Descendez le maître de sa chaire-piédestal, ouvrez les fenêtres, décroisez les bras, faites briller du soleil, ouvrez les bouches, écrivez, dessinez, imprimez, gravez et sculptez, mettez la main à la pâte, au rythme nouveau des machines qui animent le ronronnement mort de la scolastique... Vous susciterez alors l’esprit nouveau de l’école moderne. Vous dépasserez l’atmosphère et le comportement du maître d’école autoritaire pour accéder à la nouvelle philosophie de l’éducateur émérite, semeur de liberté, qui forge les constructeurs de la société fraternelle de demain.

NOUS SOMMES DES APPRENTIS Nous sommes des apprentis qui avons la prétention parfois d’être des maîtres et qui nous masquons volontiers à nous-mêmes nos imperfections et nos impuissances. Eh ! quoi ! N’avons-nous pas longuement étudié dans les écoles, et ne sommes-nous pas nantis, comme les

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mécaniciens et les maçons, de notre Certificat d’aptitude professionnelle ? De longues années de pratique ne nous auraient-elles donc pas valu cette assurance dans le diag­ nostic et cette sécurité dans la décision qui sont l’apanage des vieux ouvriers experts en leur métier ? Il faut croire que la machine humaine est autrement complexe et délicate que les mécanismes les plus ingénieux des spécialistes puisque nos professeurs de psychologie et de pédagogie restent eux-mêmes des apprentis qui n’ont pas encore découvert les vrais secrets d’une science qui les dépasse. Quand ils se trouvent eux aussi en face des vrais problèmes de la vie, en face de leurs enfants difficiles à manier, en proie aux retardés et aux anormaux dans une classe hétérogène à conduire et à orienter, ils tâtonnent comme nous, avec un succès tout aussi relatif. Nous admirons les cerveaux puissants qui jonglent avec les mathématiques et s’essayent à construire des robots éclairés d’un embryon d’intelligence. Nous attendons encore l’homme qui saura scruter l’homme et qui nous guidera avec maîtrise à travers les sentiers que notre pauvre science psychologique commence à peine à débrouiller. Nous sommes tous des apprentis. Nous en sommes tous à la période des tâtonnements et nous n’avons pas encore découvert les brèches par où nous pourrions accéder triomphalement aux domaines jusqu’ici interdits. Rien n’a été dit, encore, de définitif si ce n’est l’humble recon­ naissance de notre commune ignorance. On redoute parfois que la terre soit désormais trop petite pour l’appétit des chercheurs que hante l’appel de l’aven­ ture et de l’inconnu. Mais il nous reste l’homme à connaître et à conquérir. Dans cette conquête, comme pour toutes les conquêtes, les praticiens, les hommes de métier sont appelés à apporter la première pierre, celle peut-être qui, par réaction en chaîne, déclenchera un immense besoin d’exploration de l’homme, et de l’enfant qui sera l’homme de demain.

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LES DITS DE MATHIEU

LE MÉTIER VOUS MARQUE Le métier vous marque, grommelait le vieux berger en écartant les branches du revers de son bâton. Regarde, là-bas, à la sortie du village, cette silhouette qui glisse dans la ligne grise du chemin, c’est le cordonnier. Et cet autre qui s’affaire devant la remise, c’est l’aubergiste. Un berger ne marche pas comme un cordonnier et ne pense pas comme un aubergiste. C’est comme la brebis qui trace sa draille à force de passer et de repasser. Les gestes de tous les jours, la quantité d’air que nous respirons, la lumière ou le froid qui nous imprègnent, l’effort du dos, de la tête ou des bras, ce sont autant de lignes qui s’ins­ crivent sur l’originalité de notre comportement. L’homme qui peut chanter au soleil levant jusqu’à faire frémir les échos, n’a point le regard las de l’ouvrier qui, rivé à son établi, compte, tête baissée, les coups répétés de son marteau. Et vous, les instituteurs, vous êtes plus que d’autres marqués par les exigences formelles de votre métier. Comme si chaque devoir que vous corrigez, si chaque trait à l’encre rouge, si chaque leçon que vous répétez, chaque coup de règle sur la table, chaque punition généreusement distribuée, creusaient en vous leur sillon indélébile. Abandonnez la chaire et prenez l’outil, alignez des composteurs et préparez un tirage, extasiez-vous devant une réussite; soyez tout à la fois l’ouvrier, le jardinier, le technicien, le meneur de jeu et le poète, réapprenez à rire, à vivre et à vous émouvoir. Vous serez un autre homme. C’est au brillant de l’œil qu’on mesure la portion de liberté et la profondeur de la culture du bon ouvrier qui pourrait piquer à son chapeau les trois plumes d’éducateur.

VIII

Et la lumière fut

EN L'AN 1959 — Que ne ferions-nous pas pour nos enfants ! Si seulement, pères de famille de bonne volonté, vous osiez pour votre descendance ce que réalisent le fermier pour ses bêtes, le paysan pour ses arbres, l’industriel pour ses machines, l’éleveur pour ses animaux de race, que de nuages seraient écartés ! Quand le fermier accroît son cheptel, il ajoute naturelle­ ment une aile à son écurie, et quelle aile ! inondée d’air et de lumière, avec eau courante et force motrice, condi­ tions d’hygiène garanties par le contrôle régulier de l’Etat qui subventionne d’ailleurs les travaux indispensables de modernisation. Que n’avez-vous pareille sollicitude pour les écoles de vos enfants et que n’exigez-vous la surveillance efficace pour que les écoliers de 1959 bénéficient enfin des installa­ tions saines et confortables prévues pour les vaches et les chevaux ! Quand l’arboriculteur veut planter son verger, il défonce, il fume et surtout prend du large sur les prés et les champs. Il n’entassera pas cent arbres là où cinquante seulement peuvent vivre. Il défrichera le champ voisin et rendra sa plantation rationnelle et productive.

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Vous acceptez, vous, qu’on entasse cent enfants dans des locaux prévus pour cinquante et qu’on lésine sur les tra­ vaux élémentaires qui leur permettraient de pousser et de vivre en efficience et humanité. Vous savez bien que les chevaux et les chiens de race demandent, pour affirmer leurs qualités, des conditions d’habitation, de nourriture, de propreté et d’exercices sans lesquels aucun sujet ne donnerait son maximum d’agilité et d’élégance. Vos enfants, qui seront les inventeurs et les constructeurs de demain, ne sont-ils donc pas dignes d’une égale atten­ tion ? Vous objecterez que les locaux spacieux, les espaces généreux autour des villes sont accaparés par les usines et les magasins où l’on installe dans des conditions de commodité et de luxe les perfectionnements techniques qui font à bon droit notre admiration. Pour faire vivre et modeler l’homme qui demain conduira et maîtrisera cette technique hardie, il ne reste que les cours nues, l’ombre froide des usines et les écoles moyen­ âgeuses refoulées comme des parents pauvres, loin des centres favorisés. — Que ne ferions-nous pas pour nos enfants ! Alors, que s’élèvent les voix qui revendiquent, en faveur de la grande œuvre d’éducation, les règles d’hygiène et de salubrité prévues pour l’usine, les magasins, les bêtes de rapport et les vergers fertiles ! Que s’organisent les commissions d’enquêtes de parents, d’éducateurs, de parle­ mentaires qui étudieront objectivement les besoins des écoles du peuple pour qu’en l’an 1959 l’enfant ait les égards qu’on réserve au profit, à la bête de luxe, à l’arbre produc­ teur. Les fonds ? Il suffira de faire reculer les forces de guerre au profit de la vie.

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LE VOITURIER ATTARDÉ Arrêté sur le bord de la route, occupé à réparer un trait pendant que le cheval harassé mangeait son avoine, le voiturier attardé maudissait les transports modernes : — Ils peuvent parler de leurs nouveautés ! Ils vont plus vite que nous, cela ne fait point de doute, mais que voient-ils en chemin, si ce n’est le déroulement vertigineux des paysages dont nous jouissons, nous, avec intensité ? Et dans quel état parviennent-ils au but, lorsqu’ils y parviennent, et forts de quelles richesses ? Si nous dressions un bilan loyal... Qui serait faux parce que vous n’avez plus de communes mesures; parce que la ligne d’arbres défilant derrière la vitre d’un train ne ressemble en rien à la bordure fleurie que vous longez au pas sonore de votre attelage... — C’est justement cette illusion de la vitesse que je redoute, non seulement pour la griserie dont elle semble nourrir les esprits mais aussi pour la déformation systéma­ tique qu’elle provoque. Vous pensez que je retarde ! J’ai été fait voiturier; j’ai bien en mains guides et fouet; je connais ma route sur laquelle je n’ai d’ailleurs qu’à suivre mon fidèle cheval. Je ne redoute ni de verser, ni d’accrocher dangereusement quelque autre véhicule, ni de brûler les signaux et de m’éga­ rer dans quelque dangereuse voie de garage. C’est sans doute d’ailleurs parce que je représente la tradition et la sécurité qu’on charge encore sur ma voiture quelques voyageurs attardés qui m’abandonnent à la première halte pour enfourcher la bicyclette ou prendre le train. Je ne peux tout de même pas abandonner mon cheval ni cette voiture qui roule depuis cinquante ans et peut bien voir encore la fin du siècle !

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Ma foi ! les jeunes gens ont peut-être raison. Le passé leur est léger et ils affrontent la nouveauté et la difficulté avec une témérité qui nous déconcerte. Ils craignent moins que nous les virages et les culbutes. Leur choix est fait. Ils vont vers la vie.

UNE PÉDAGOGIE QUI N’OSE PLUS DIRE SON NOM L’auto a définitivement gagné la partie. Le voiturier a perdu l’orgueil de son attelage désormais défraîchi et branlant, que le charron, devenu mécanicien, ne voudra plus remettre à neuf et dont le bourrelier ne saurait plus régénérer les harnais au poil terni dont les cuivres usés ont cessé de briller. Les grelots eux-mêmes ne tintent plus au cou des mules. Le voiturier éprouve pourtant comme une pudeur sen­ sible à médire de son attelage. Il en a vécu jusqu’à ce jour et n’envisage point, pour l’instant, la possibilité d’en chan­ ger pour un système nouveau de meilleur rendement. Si vous l’interrogez, il vous dira que son cheval est vraiment une bien brave bête, que sa voiture roule encore avec aisance et commodité et qu’elle a rendu tant de précieux services ! Une auto, ça va tout de même un peu trop vite... C’est dangereux... et il faut compter avec les pannes si fréquentes ! Il vous dit cela sans grande conviction, en homme qui sait faire contre mauvaise fortune bon cœur. Que demain l’occasion se présente d’acquérir une auto moderne : il abandonnera avec à peine un brin de regret la vieille et fidèle voiture à cheval. Ainsi en est-il en pédagogie. Nos techniques ont gagné la partie sur des méthodes traditionnelles qui n’osent plus dire leur nom parce qu’il

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ne leur reste rien à montrer dont elles puissent s’enor­ gueillir : ni les maximes morales ou les principes d’instruc­ tion civique qui ouvraient autrefois solennellement la journée et qui ont désormais perdu toute majesté philo­ sophique et humaine; ni ces résumés de catéchisme dont l’Eglise elle-même a dépassé le stade; ni les leçons trop verbeuses que des élèves irrévérencieux qualifieront de bla bla bla et de baratin; ni le moulin à café ou l’assiette décorée dont on sent instinctivement l’indigence; ni même cette discipline autoritaire qui fut naguère une des vertus premières de l’Ecole. Si seulement les méthodes modernes bousculaient moins nos habitudes; si elles allaient moins vite; si nous étions mieux préparés à les conduire sans risque de pannes dérou­ tantes ! L’outillage de votre école est défraîchi et les peintures nouvelles tiennent mal sur les brancards usés; les roues grincent, à demi disloquées; les grelots fêlés ont perdu leur résonance argentine. L’Ecole moderne vous attend. LES TECHNIQUES MODERNES ONT GAGNÉ LA PARTIE La supériorité aujourd’hui certaine des techniques de l’Ecole moderne ne saurait être mise en valeur sans que s’établisse la comparaison avec les vieilles méthodes qui cèdent progressivement le pas devant l’expérience pro­ bante d’outils et de méthodes de travail plus efficients. Cela ne signifie point que nous sous-estimions ceux de nos camarades qui, pour des raisons diverses, dont ils ne sont pas seuls maîtres, n’ont pas encore pu, ou pas encore su s’engager dans les nouvelles voies. On peut trouver désuets l’araire ou le chariot et leur préférer le tracteur sans qu’aucun sentiment de reproche

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ou de désapprobation ne vienne aggraver les comparaisons qui s’imposent. C’est pourtant en faisant rouler côte à côte le chariot et le tracteur qu’on mesure vraiment les progrès techniques et humains à exploiter et à renforcer. L’Histoire n’est jamais un front uni qui s’avance d’un bloc par époque. Dans le domaine de l’Ecole comme dans celui de la technique agricole ou de l’habitation, tous les stades sont là comme témoins d’un passé qui s’accroche à la vie qui marche. Les vieilles cuisines, aménagées comme elles l’étaient au moyen âge, voisinent avec les maisons à colonnes du XVIIe siècle et les maisons modernes fraî­ chement crépies. Dans nos écoles, les bancs 1890 sont encore solides près des tables individuelles à tubes, les tableaux muraux fortement cartonnés du début du siècle contrastent avec les héliogravures de F. Nathan et les manuels scolaires plus ou moins retardataires gardent une place d’honneur rarement méritée. Les méthodes sont filles de cet état de fait, comme l’atmo­ sphère scolaire dont l’éducateur est, consciemment ou non, la première victime. C’est pour servir l’Ecole et les éducateurs que nous ferons le point en laissant marcher côte à côte le tracteur et le char à bancs. Nous demandons à nos camarades de nous aider loyalement et sans parti pris dans cette enquête qu’ils mèneront d’abord chez eux, dans leurs classes, pour que nous étudiions en commun ensuite comment le présent et l’avenir peuvent se dégager d’un passé dont ils seront le réconfortant aboutissement.

LA VRAIE SCIENCE PSYCHOLOGIQUE La mode est aujourd’hui à tout mesurer pour mettre en équations jusqu’aux éléments majeurs de notre vie. Mais on oublie, ce faisant, qu’on n’a pas encore défriché la route

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sur laquelle il est au moins prématuré de placer des bornes signalétiques; que les unités ne sont pas les mêmes qui jalonnent un chemin, pèsent un liquide, évaluent une surface ou s’essaient à mesurer les réactions subtiles et complexes de l’être vivant. Cent pas, vous dit la science arithmétique, c’est le double de cinquante pas. Mais je sais bien qu’il y a des pas longs comme des calvaires et parfois décisifs d’éternité, et d’autres, ailés et dynamiques, qui passent en accéléré. Cent, ce n’est pas forcément le double de cinquante. Cette visite n’a duré que cinq minutes; et vous dites : depuis le temps !... Vous recevez des amis... Déjà le départ I... Trente minutes, ce n’est pas toujours, vis-à-vis de notre être, six fois cinq minutes. Le psychologue mesure les temps de réaction aux ques­ tions et aux problèmes que pose son test. Mais il est des esprits qui saisissent les choses comme dans un éclair et qui montrent une hâte fébrile à répondre et à se livrer, et d’autres qui doivent suivre techniquement et métho­ diquement les longs chemins de la connaissance et dont la vie semble tout intérieure, si profonde parfois qu’on risque de la méconnaître et de la négliger. Il est injuste et dangereux — et faux — de les mesurer les uns et les autres avec le même mètre inexorable comme ces enfants qui, dans nos classes, mélangent les unités et calculent en volume la hauteur de l’arbre à évaluer. Vous direz que ce que j’avance là n’est pas scientifique. Et pourtant nos observations ne sont-elles pas réelles, longuement contrôlées, donc susceptibles de servir de base, mieux que vos statistiques erronées, à la vraie science psychologique ? Le bon sens, c’est peut-être tout simple­ ment une prescience qui a ses calculs et ses normes émi­ nemment divers et délicats et pour lesquels on n’a pas encore établi des lois et des prototypes universellement valables.

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Ces vacances ont passé comme le vent !... Ce qu’elles sont longues, les premières heures de bureau !... On pré­ tend que huit heures, c’est partout huit heures. A la montre, peut-être. Mais pour ma réalité psychologique, la mesure est ostensiblement fausse. Les événements et la vie se jaugent et se jugent selon des lois que nous nous appli­ querons à préciser en attendant que la vraie science en montre un jour l’essentielle valeur d’exactitude et de pérennité.

LE FRÉMISSEMENT DE LA PAIX Le troupeau de brebis et de chèvres s’en allait sur la route blanche. Les bêtes étaient confiantes et sereines parce que marchait en tête le berger familier, avec d’une main le fouet professionnel et, de l’autre, un premier rameau de pêcher rose que le printemps venait d’éclore. ... Tout à l’heure, une porte d’abattoir s’ouvrira. Le berger disparaîtra brusquement, ou du moins son rameau de pêcher rose. Il ne restera que le fouet qui fera se décider les derniers hésitants. Mais voilà qu’une chèvre suspecte — et subtile — com­ mence à s’agiter, inquiète. Elle lève la tête et renifle, puis fait mine de s’arrêter. Et cette hésitation se communique comme une traînée de poudre à la bande maintenant frémissante qui devine le danger. Le berger abandonne alors son rameau de pêcher rose et, à grands coups de fouet, s’essaye à ramener les bêtes égarées dans l’in­ conscience docile de leur destinée de pourvoyeuses d’abat­ toir. Trop tard : la chèvre subtile a pris un chemin de traverse et le troupeau la suit, loin de l’odeur de sang, en direction des tentants prés verts de la sécurité et de la paix.

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Nous sommes le vaste troupeau que de mauvais bergers, tenant d’une main le fouet de la fausse justice et de l’autre le rameau d’olivier dont ils ont perverti le symbole, con­ duisent vers la prochaine hécatombe. Il ne vous suffit pas de suivre passivement le rameau d’olivier ni de vous abriter derrière de commodes étiquettes. Ce qu’il faut, c’est que, parmi cette masse immense en marche vers ses destins se dressent le plus grand nombre possible d’hommes et de femmes, subtils et courageux, qui connaissent, hélas ! l’odeur et le prix du sang et la valeur des symboles. Leur active inquiétude fera passer sur la masse un décisif frémissement. Les hommes et les femmes et les jeunes — qui veulent vivre — prendront eux aussi les chemins de traverse, renversant les barrières, envahissant les pacages, et les faux bergers courront en vain, avec leur fouet d’une main et de l’autre leur rameau d’olivier rageur, pour rame­ ner les troupeaux vers le chemin de l’abattoir. Que les hommes subtils et courageux lèvent la tête et s’engagent les premiers dans les sentiers libérateurs. Et que, parmi ces premiers, se trouve la grande armée paci­ fique des éducateurs du peuple. Alors ira s’amplifiant l’irrésistible frémissement de la paix.

S’ILS COMMANDENT ! S’ils commandent à la Mairie ou au Syndicat, disait en mâchant ses mots le berger flegmatique, c’est que nous les laissons commander. Nous discutons bien, au café, ou au détour des chemins, quand rien ne nous presse, que le soleil est clair et que la rivière murmure à nos pieds. Là, entre nous, nous recons­ truisons le monde. Dieu lui-même y a sa part de critiques et, pour un peu, nous lui ferions concurrence. Mais quand, dans une réunion, il s’agit de dire son fait à ceux que nous

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critiquons et de prendre en face d’eux la position de virilité que nous avons prise entre nous, alors il n’y a plus d’hom­ mes. Il n’y a que des brebis ou des valets. Et nous nous plaindrons à la sortie ! Oui, c’est vrai, ils ont été habitués à parler et à com­ mander, et nous, notre fonction, c’est de nous taire et d’obéir. Et pourtant, nous en avons autant qu’eux dans notre tête et, dans notre langue, ce n’est pas l’éloquence qui nous manque. Nous sommes seulement dominés par une chaîne dont nous ne pouvons nous libérer. Le plus grave, c’est que cette chaîne, nous la préparons et nous la forgeons à notre tour pour nos enfants. Lorsqu’ils nous résistent obstinément parce qu’ils croient avoir raison contre nos raisons et notre autorité; lorsqu’ils défendent jusqu’à la colère et aux larmes, et sans respect, il est vrai, pour les formelles hiérarchies, ce qui est leur bien et leur liberté, nous baptisons leur courage outre­ cuidance et leurs revendications irrespectueuse incon­ venance. Peut-être bien que si vous les aidiez, vous, éducateurs, à affirmer leur personnalité comme vous voudriez leur ensei­ gner l’orthographe et le calcul; si vous les entraîniez à sauvegarder leur dignité avec la même science pédagogique que vous employez à les faire obéir; si vous apportiez autant de soin à former l’homme qu’à dresser l’écolier, alors, nous aurions peut-être, demain, des générations qui sauraient se défendre contre les parleurs et les politiciens qui aujour­ d’hui nous mènent. Mais ceux qui commandent diront pour vous accabler que, oubliant les justes et formelles hiérarchies, vous revendiquez avec outrecuidance et que vous avez perdu pour leur science, le respect qui est dû aux idoles et aux dieux.

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ET LA LUMIÈRE FUT! ... Les « poilus » revenaient de la « grande » guerre. Ils avaient retrouvé leur village tel qu’ils l’avaient laissé, en retard de cent ans sur les lieux qu’ils avaient parcourus. Et le soir, à la veillée, pendant que clignotait la lampe fumeuse, les plus hardis d’entre eux opinaient : — Dire que nous avons là notre grande source, qui naît au cœur du village où elle fait tourner le moulin d’André, et qu’avec cette eau il serait si facile de faire l’électricité ! Et les tireurs de plans, les faiseurs de projets, les discu­ tailleurs allaient répétant : — Ce serait si facile pourtant ! — Et on s’éclairerait à si peu de frais ! — Notre village en serait tellement transformé ! Mais les sceptiques, qui savaient l’aboutissement de ces vaines velléités, concluaient : — Nous avons toujours vécu ainsi avec notre bois gras et notre lampe fumeuse... Dire et faire sont deux !... Mathieu, un jour, paria pour les deux; il fonda un syn­ dicat, fit étudier un projet, verser les fonds. Il eut contre lui, cela va sans dire, les autorités, l’administration et la préfecture. Et les « novateurs » de tous poils, et les tireurs de plans se firent un jeu de gêner par leur scepticisme la téméraire entreprise de celui qui prétendait faire passer dans la réalité les rêves des discutailleurs. Et un soir, le courant illumina le village !... La lumière fut !... Autour des lampes égrenées le long des rues, la jeunesse du village dansa pour fêter le miracle enfin réalisé. La lumière était devenue désormais une chose publique, évidente et définitive. Alors, les « novateurs », les tireurs de plans et les discutailleurs en vantèrent les bienfaits.

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Habiles en l’art d’exploiter le travail des autres, ils for­ mèrent un comité, informèrent les journaux et, à l’inaugu­ ration officielle, on invita ceux-là mêmes qui s’étaient opposés au projet audacieux, préfet en tête. Mais on oublia Mathieu, qui prit sa bêche et s’en alla dans les champs soigner sa récolte à venir. Il avait d’ailleurs eu sa récompense, puisqu’il avait fait jaillir la lumière !

LA NUIT VIENDRA TOUJOURS TROP TOT L’éducateur est inquiet. Vaut-il la peine de faire briller un peu de soleil dans nos classes, d’apporter à nos élèves des lueurs prometteuses d’Ecole moderne s’ils doivent ensuite retourner lamenta­ blement au brouillard et à la nuit de la scolastique ? Ne risque-t-on pas de les désaxer inutilement au moment peut-être où ils se risqueraient à un modus vivendi valable pour le milieu scolaire qui leur est imposé ? Une expérience d’Ecole moderne est-elle en toutes circonstances une bonne action ? C’est comme si on se posait la question de savoir s’il est généreux et souhaitable de laisser le rayon de soleil entrer dans la chambre du malade sous le prétexte mons­ trueux qu’il n’apparaît qu’accidentellement, et s’il ne faudrait pas habituer les gens de régions brumeuses à la grisaille et à la pénombre où ils devront, vaille que vaille, travailler. S’il ne serait pas prudent de mettre de bonne heure les enfants aux privations et à la diète en prévision des jours difficiles qu’ils auront à affronter et si nous avons moralement le droit d’enseigner la liberté à qui sera con­ damné peut-être à obéir servilement tout au long de ses jours. Ne calculez pas ainsi, par un raisonnement contraire au bon sens, votre économie pédagogique. Suivez la nature. Le

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soleil brille, ne serait-ce qu’un instant, profitez-en. La nuit viendra toujours trop tôt. L’éducateur n’est pas un forgeur de chaînes mais un semeur de nourriture et de clarté.

NOUS AVONS POSÉ NOTRE PIERRE Que m’importent la pensée et l’esprit de tous les ber­ gers qui sont passés avant moi sur la montagne, si aucun d’eux n’a posé sa marque ni sur le sentier qui monte, ni dans les habitudes des brebis qui s’en vont à travers les drailles. La fumée monte aussi en volutes bleutées entre les toits des maisons et les arbres de la colline. Et les nuages, dans le ciel, semblent inscrire des hiéroglyphes qui nourrissent le rêve des enfants désœuvrés. Je me suis baissé en passant. J’ai courbé une branche qui n’encombrera plus le chemin. J’ai posé une pierre comme un repère et un signal; j’ai, de mon couteau, creusé une gouttière qui recueille l’eau de la source et à laquelle viendront boire les enfants et les brebis. Vous direz que c’est peu de choses en regard de ce qui pourrait être fait pour simplifier et humaniser la vie du berger. Mais si chaque berger faisait chaque jour cette part d’œuvre pratique au service de la communauté, notre métier en serait, dès à présent, enrichi et facilité. Que m’importent les théoriciens qui ont bâti, en volutes de fumée, des systèmes que le vent balaie comme il désa­ grège les nuages chimériques. D’autres, avant eux, avaient parlé avec intelligence et autorité. Mais ils n’avaient pas, de leur pied obstiné, marqué la trace du sentier; ils n’avaient pas posé la pierre directement, ni creusé la gouttière. Ce sont en définitive les imprimeurs de livres, les inventeurs

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de plumes, les fabricants de machines à écrire et d’impri­ merie, les animateurs du cinéma et de la radio qui jalonnent, marche à marche, le lent progrès de la pédagogie. Pendant trop longtemps, les uns ont parlé sans œuvrer, les autres œuvré sans avoir le droit de parler, comme des travailleurs qui ne se rencontreront jamais dans le tunnel où ils se sont engagés. Nous avons posé notre pierre. Nous savons qu’elle aidera et guidera ceux qui viendront après nous pour continuer la route.

LA VENGEANCE DES « RÉALISTES » Il y a chez nous aussi, disait le vieux berger, les « idéa­ listes » et les « illuminés ». Ils ont une idée en tête comme s’ils poursuivaient un soleil qu’eux seuls voient, et ils vont vers ce soleil sans prendre garde aux barrières qu’ils ren­ versent, aux prés qu’ils piétinent, aux opposants qu’ils bousculent sur leur passage. Ce sont ces « illuminés » qui ont construit la cabane où nous nous abritons alors que, depuis des millénaires, les bergers couchaient en plein champ, autour du feu qu’ils ranimaient quand le froid devenait trop vif. Ce canal qui arrose tout le village est l’œuvre d’un idéaliste, et la route, et l’installation électrique qui a donné aux demeures assoupies une clarté qui est comme une nouvelle rédemp­ tion. Ils ont eu contre eux, tout naturellement, les proprié­ taires de prés et de barrières, ceux qui ont tracé ou fait tracer des chemins à eux à l’entrée desquels ils ont placé l’écriteau traditionnel : « Propriété gardée » !... Le meunier a promis qu’il se vengerait du rêveur qui a détourné l’eau de son moulin, et l’épicier grogne parce qu’il vendait davantage de pétrole avant ces nouveautés.

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Mais déjà les habiles « réalistes », tout en maudissant les rêveurs, se saisissent de leurs réussites. Ils savent que le monde marche, qu’il y faut une avant-garde qui prépare les chemins et que la lumière qu’elle a découverte ne se laisse pas volontiers éteindre. Les bergers occupent la cabane où l’illuminé ne trouverait même plus une place sympathique; le meunier baptisera de son propre nom le canal qu’il a essayé de saboter et le politicien inaugurera l’éclairage électrique. Et il se trouvera quelqu’un pour dire dans l’assistance : « Voyez, il n’ose pas venir, celui qui, au lieu de participer sagement à l’œuvre que nous asseyons, a repris sa route vers les soleils entrevus. »

Imprimé en Suisse

TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos........................................................................ 5 I.

Pédagogie de bon sens............................................... 9

II.

Faire briller le soleil.................................................. 18

III.

Le travail qui illumine.............................................. 37

IV.

La pédagogie à queue de morue............................... 56

V.

Ne vous lâchez jamais des mains............................. 78

VI.

Ceux qui marchent sur les mains............................ 105

VIL

Un métier qui est formule de vie............................ 138

VIII. Et la lumière fut.........................................................155

Achevé d'imprimer et de brocher en avril 1973 dans les ateliers Delachaux & Niestlé s. a., Neuchâtel (Suisse)

R.-M. Mossé-Bastide L'AUTORITÉ DU MAITRE Etude scientifique sur l'échec devant la classe et les qualités requises pour se faire respecter.

Ch. Baudouin L'AME ENFANTINE ET LA PSYCHANALYSE « Un jour viendra où l'on n'aura plus qu'une pensée : l'éducation. » Cette pro­ phétie de Nietzsche est en train de se réaliser. A tous ceux qui, en notre époque troublée, se préoccupent des graves problèmes de l'éducation. L'âme enfantine et la psychanalyse de Charles Baudouin apporte un précieux secours. Cet ouvrage se signale par sa rare objectivité et l'éten­ due de son information ; la théorie est constamment étayée par l'observation psychologique directe. Il devrait figurer à la place d’honneur dans la bibliothèque de tout psychologue ou psychothérapeute d'enfants ou d'adolescents.