La notion de dignité humaine dans la pensée de Kant et de Pascal

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La notion de dignité humaine dans la pensée de Kant et de Pascal

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LA NOTION DE DIGNITÉ HUMAINE DANS LA PENSÉE DE KANT ET DE PASCAL

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BIB L I OTHÈQ U E D'HI STO I RE DE L A P H I LOSOP H IE

LA NOTION DE DIGNITÉ HUMAINE DANS LA P ENSÉE DE KANT ET DE PAS CAL PAR

Zivia KLEIN Préface de Henri GOUHIER Membre de l'Institut, Professeur à la Sorbonne

PARIS LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN 6, Place de la Sorbonne, ve

1968

©

Librairie Philosophique J. VRIN, 1968

Printed in France

PREFACE

Cet ouvrage a pour origine une thèse présentée à la Sorbonne en vue du doctorat de l'Universitéde Paris, le 11 décembre 1959, devant un jury comprenant M. Jean Guitton, notre re­ gretté collègue André Leroy et le rapporteur, qui tient, aujour­ d'hui, à rappeler les raisons de son intérêt pour ce travail. Ce qui a frappé les membres du jury, ce qui frappera les lec­ teurs, c'est l'accent personnel de ces pages. Mlle Zivia Klein les a écrites pour répondre non aux conditions d'un examen mais à une exigence de sa pensée. Le travail universitaire ne fut ici que l'occasion d'une réflexion sur une notion brutalement mise en question par une tragique expérience. Il s'agissait, pour Mlle Zivia Klein, de savoir si la dignité humaine n'est qu'une formule sonore et vague, donnant bonne conscience à cet homo loquax « dont la pensée, quand il pense, disait Bergson, n'est qu'une réflexion sur sa parole > 1. Recherche d'un intérêt vital, car si la dignité humaine est une réalité, elle devient principe de devoir pour tous et de sécurité pour chacun : si elle n'a pas une valeur simplement ornementale dans le discours mora­ lisant, la dignité humaine, en effet, devient une assurance qui devrait être une protection. Mlle Zivia Klein a cruellement appris ce qu'est un monde où la dignité humaine n'est pas reconnue et où, n'étant plus atta­ chée à l'humanité en tant que telle, elle ne protège plus tous les hommes. De là, cette recherche « ardente >, comme disait M. Jean Guitton au cours de la soutenance. Recherche curieu­ sement conduite en compagnie de deux penseurs qui ont cru en la dignité humaine mais qui l'ont déclarée inaccessible : Kant la situe dans un contexte moral qui fait de l'homme selon la loi un être que l'homme réel ne sera jamais ; Pascal voit dans l'homme réel une telle misère qu'il a besoin d'une grâce pour La pensie et le Mouvaflt,

Paris, 1934, p. 106.

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PÛFACB

retrouver sa dignité. Mlle Zivia Klein ne peut accepter ni le formalisme de Kant ni la religion de Pascal : toutefois, l'inten­ tion qui est à l'origine de ses méditations l'a tout naturellement écartée du premier et rapprochée du second. La sévérité de la candidate pour le kantisme a étonné son jury : la soutenance fut en grande partie consacrée à la discus­ sion de sa façon de lire les écrits de Kant. Mais, avec Pascal, Mlle Klein a l'impression de se trouver devant l'homme concret, celui des misères quotidiennes, en quête de solutions efficaces quand il se heurte à des questions concernant son existence : un sérieux effort pour analyser et comprendre le système kan­ tien n'a pas ému en elle ce sens du réel qui est, en définitive, le critère plus ou moins conscient de nos jugements philoso­ phiques. Que l'aspiration à la dignité soit déjà une trace de la dignité dans la volonté humaine, c'est là, peut-être, ce qui préserve­ rait la morale kantienne de certaines critiques exprimées dans cet ouvrage. Or, cette aspiration, reconnaissons qu'elle est ici vécue avec une émouvante sincérité et qu'elle introduit sous les discussions, sous les questions, sous les hésitations de Mlle Zivia Klein une authentique expérience philosophique. Henri

GOUHIER,

professeur à la Sorbonne.

A la mémoire de mon père, ma mère et mes frères, victimes de l'holocauste nazi.

AVANT-PROPOS

Le sujet de cet ouvrage n'est pas aussi singulier qu'il peut le paraître au premier abord. Il est vrai qu'on serait tenté d'ad­ mettre la dignité de l'homme comme évidente, puisque cette notion accompagne presque toutes les manifestations de l'esprit humain dès leurs origines les plus lointaines. Cependant à cer­ taines époques de son histoire l'homme se trouve dépouillé de toute dignité d'une manière si dérisoire, qu'on doit nécessaire­ ment se poser de nouveau la question non seulement où est la dignité, mais si elle existe en général. Que nous vivions à une époque pareille, il serait superflu de le démontrer. Les cris d'humiliation, de doute et de désespoir, vibrent encore dans l'air. La conscience humaine est bouleversée, et cette crise a trouvé et trouve encore son expression dans les témoignages les plus divers. Donc, si j'ai choisi ce sujet, je ne fais qu'ajouter un point d'interrogation de plus à une question très actuelle, soulevée par beaucoup d'autres. En cherchant un fondement philosophique pour la dignité hu­ maine j'ai dû reconnaître que cette notion est intimement liée à la conception générale de la condition humaine. Pour mieux la saisir, j'ai choisi deux philosophes dont les visions de l'homme sont, selon moi, radicalement opposées, à savoir Kant et Pascal. Car nul n'a plus vanté la puissance de l'homme que Kant, et nul n'a mieux démontré son impuissance que Pascal. La vision de Pascal me semblait plus conforme au témoi­ gnage de notre siècle, tandis que le système kantien porte l'em­ preinte ineffaçable du rationalisme du xvm� siècle, ce qui fait qu'à certains tournants de l'histoire humaine il frappe forcé-

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AVANT-PROPOS

ment comme légèrement anachronique. Nous nous trouvons jus­ tement à un tel tournant où le monde ne nous apparaît plus comme un Kosmos, dont l'ordre harmonieux nous élève et con­ sole, mais comme un chaos, désolant dans son absurdité. Ainsi un Pascal nous est plus proche qu'un Kant, bien qu'il soit possi­ ble que les choses changent encore et dans un sens contraire. Je ne me suis donc pas subordonnée à l'ordre chronologique, mais suivant l'ordre logique tel que je l'ai conçu, j'ai placé Pascal après Kant, pour qu'il lui donne la réplique plus con­ forme, à mon avis, à la vérité de notre temps. La méthode que j'ai adoptée consistait à relever les diverses définitions de la dignité humaine données par chacun des deux auteurs, pour en dégager les éléments essentiels. J'ai suivi pas à pas le processus de l'incorporation de ces éléments dans le système entier pour parvenir ainsi à reconstituer la structure interne des deux pensées en question. Cette structure a fixé le cadre de mon travail. Etant donné la complexité du problème auquel la notion de dignité humaine se trouve attachée, à sa­ voir, la condition humaine, il me parut désirable de limiter la discussion à ce qui est strictement nécessaire et d'en éloigner tout ce qui pourrait inutilement l'encombrer. Je me suis donc bornée à examiner les pensées de Kant et de Pascal dans leur état définitif, sans me prêter aux digressions d'ordre historique. Aussi, n'ai-je eu de recours aux commentateurs que dans les cas, où en avançant une opinion peu commune j'ai cherché à la corroborer par les remarques des critiques accrédités. Les éditions des œuvres dont je cite des fragments sont indi­ quées à la page 131. En cas de traduction, si le nom du traduc­ teur ne figure pas, la traduction est la mienne. Les mots parais­ sant dans le texte en italiques ont été soulignés par moi. Je saisis cette occasion pour remercier ici le gouvernement français dont une bourse m'a permis de commencer ce travail ; MM. les Professeurs A.-B. Duff et Hugo Bergmann de l'Univer­ sité Hébraïque de Jérusalem dont l'encouragement m'a beau­ coup aidée ; et surtout je veux exprimer ma très grande recon­ naissance à M. Henri Gouhier, dont la bienveillante attention et les précieuses suggestions ont apporté à cet ouvrage beaucoup de ce qu'il peut contenir de bon. Z. K.

INTRODUCTION

Au cours de l'histoire, la dignité humaine a été le plus ma­ nifestement défendue par des personnes qui ont su poser un certain point au delà duquel aucune violence ne pouvait rieu sur elles, des personnes qui ont préféré la mort à la trahison de leur être le plus intime. Pour Antigone, par exemple, c'était la loyauté ; pour Jeanne d'Arc, la foi ; pour Giordano Bruno, la vérité. Il est vrai que c'étaient là des personnes exceptionnel­ les, mais toute grande épreuve dans l'histoire de l'humanité en a produit de semblables. Or les événements du XX' siècle semblent démentir dans une très vaste mesure · la réalité de cette conception et aussi sa validité objective. Pour être précis, il faut dire tout d'abord que je me réfère toujours aux victi­ mes de l'atteinte à la dignité humaine et non pas à ceux qui en ont été les auteurs. Parmi ces victimes, nous distinguons deux groupes. L'un comprend des hommes, eux aussi exceptionnels, qui se sont sacrifiés tout le long de leur vie à la victoire de la cause qu'ils ont embrassée ; ces hommes-là, un certain jour, ne se sont plus trouvés capables de résister à la force, quelle qu'elle fût, et ont été amenés à confesser des fautes non com­ mises, c'est-à-dire à se trahir eux-mêmes. Dans l'autre groupe, nous voyons des individus ordinaires, moyens, mais qui, en face de la mort qu'ils savaient de toute manière inévitable, ont cependant déposé toute prétention non seulement à une digni­ té humaine, mais à l'humanité elle-même. Il est vrai qu'on les a dépouillés de toute image humaine, réduits à l'état d'animaux. Il reste néanmoins que dans leur majorité, ils ont subi leur sort sans opposition tandis qu'ils savaient bien que cette attitude ne les sauverait pas. Dans les deux cas, qui sont d'ailleurs extrê­ mes, ce certain point au delà duquel la violence ne peut plus rien a été aboli. Quelle était donc sa nature ?, à quoi la dignité s'attache-t-elle? Pouvons-nous refuser notre respect même à

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INTR ODUCI'I ON

ceux qui, dans une souffrance sans égale, ont renoncé à leur di­ gnité? Je ne le crois pas. Il faut donc remettre en cause la notion de dignité. Pour les témoins des événements de notre siècle, elle est devenue un peu inconfortable. La philosophie saura-t-elle rectifier le témoignage de notre expérience? Voilà la question que je me suis posée. Or, si nous nous en rapportons à la philosophie, il semble au premier abord que cette notion est absolument évidente et qu'il ne se cache derrière elle aucun problème. C'est là un « privi­ lège » ou une « prérogative » universels, généralement reconnus et aucun doute là-dessus n'est pour ainsi dire permis. Mais dès le moment où l'on recherche un principe philosophique pour la justification de cette notion, il s'avère que la chose n'est plus aussi simple que cela. Il est vrai que toute notion est sujette à controverse et on ne saurait en alléguer une seule par rapport à laquelle la philosophie ait abouti à une conclusion universel­ lement valable et désormais inébranlable. Mais le cas de la di­ gnité est particulièrement déconcertant, car , autant que je le sache, sa réalité objective a été admise dans la plupart des sys­ tèmes philosophiques en prémisse, et c'est seulement dans l'ex­ posé de ses titres que consistait la différence entre eux. J'ai donc cherché pour point de départ une définition qui, en n'entrant pas dans des subtilités d'ordre philosophique, soit acceptable pour tous. Je l'ai empruntée à Larousse, et voici ses termes Dignité : l. Hautes fonctions, charge ou titre éminent ; 2. Noblesse, gravité dans les manières ; 3. Respect de soi-même. J'ai éliminé tout de suite la deuxième définition qui ne con­ cerne que l'image extérieure de la dignité comportant d'ailleurs dans la plupart des cas un certain fond de pharisaïsme. Pour la troisième nous avons vu par ce qui précède qu'il y a des si­ tuations dans lesquelles le respect de soi-même ne tient plus, et est obligé de capituler. Si nous voulons donc sauvegarder le res­ pect de soi-i;nême, il nous faut assurer avant tout le respect de tous les autres êtres humains. Il faut protéger l'homme devant l'homme. Quant au premier sens, lié à des hiérarchies sociales, il ne peut renvoyer à une dignité vraiment humaine que dans la mesure où il serait entendu que tous les hommes ont accès à ces hautes fonctions. Si la dignité humaine est réelle, il doit y avoir un principe de ce genre. En effet, la philosophie

INTRODUCTION

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en connaît quelques uns, qui - reflètent les conceptions fonda­ mentales de la condition humaine professées par leurs au­ teurs. Nous y distinguons deux attitudes principales : l'une selon laquelle la dignité a été conférée lu genre humain par grâce divine, et la deuxième qui la dérive des droits naturels de l'homme et lui donne comme fondement une valeur absolue universelle inhérente à la nature humaine. La première de ces attitudes pose le moins de problèmes, à condition, évidemment, qu'on s'en remette à la foi. Car il est juste qu'une haute fonction, charge ou titre éminent soient con­ férés et non pas usurpés. Cette attitude a trouvé son expression la plus parfaite dans le thomisme. « Dans la philosophie tho­ miste, la dignité humaine est rapportée à Dieu, et Dieu, qui est l'Etre Pur, infiniment parfait, personnel et transcendant, est la fin du désir de l'homme, de ses efforts et de son bonheur. Il est vrai que l'homme individuel est fini et borné, mais il est avant tout une personne. En cela il possède des perfections initiales, inaliénables et incorruptibles et en même temps, des capacités de perfection illimitées, à la fois naturelles et surnaturelles... Le Dieu du Christianisme complet n'est pas simplement un prin­ cipe philosophique, mais un Etre transcendant qui a révélé à l'homme la nature de sa vie intérieure et l'a destiné à prendre part dans cette Vie, par la Grâce dans la vie ici-bas et la gloire dans celle à suivre 1• > La source de la dignité est donc ici clairement indiquée ainsi que l'obligation qu'elle impose et le pouvoir de s'en acquitter. Dieu, dans sa grâce, a bien voulu initier l'homme, tout homme à titre personnel, dans ses desseins et l'a doté de la raison pour qu'il soit capable d'entrer dans ce commerce intime. Cette con­ ception est donc, dans ses limites, très consistante, mais pour l'accepter, elle demande originairement un acte de foi. Il faut croire à la révélation que Dieu est, que Dieu a investi l'homme d'une dignité particulière et que l'homme peut la mériter. Alors évidemment aucune autre justification de cette notion n'est re­ quise. Cela veut dire que le thomisme se situe dans le domaine de la théologie et non pas de la philosophie proprement dite. Nous nous rapprochons de cette dernière avec la doctrine des droits naturels, qui a connu son apogée au xvm e siècle, mais dont les répercussions sont parvenues jusqu'à nos jours et la Dignity ... , introduction et 1• M. Sophie SIMEC, Philosophical Bases fo1' H":"man Première partie, p. 221.

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INTRODUCTION

Déclaration Universelle des Droits de l'Homme en rend un té­ moignage évident : < Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde... •. > A la vérité la doctrine qui a inspiré cette Déclaration a beau­ coup de points communs avec le thomisme, seulement, et bien entendu cela est cardinal, elle a substitué la Nature à Dieu. Les hommes du XVIIIe siècle ont perdu ce sentiment de commerce intime et de conversa'tion familière avec Dieu dont jouissaient les hommes des XVIe et xv11e siècles. « Dieu s'était retiré... La Nature s'est placée entre l'homme et Dieu, ainsi il n'y avait d'autre moyen de connaître la volonté de Dieu que par la dé­ couverte des < Lois > de la Nature qui seraient sans doute celles du Dieu de la Nature... •. > Les philosophes, inspirés par les grandes découvertes de Newton, ne doutaient point qu'il n'y eût un ordre de la nature et qu'il ne fût entièrement déchiffrable par la raison humaine. Ils croyaient fermement que l'homme, être raisonnable par excellence, est capable de dissiper les mys­ tères de la création, de découvrir toutes les lois de la na­ ture et d'établir, en harmonie avec elles, un ordre nouveau. Du fait de ce pouvoir, l'homme s'est placé loin au-dessus de tou­ tes les autres créatures et s'est vu investi d'une dignité incom­ parable. Nous avons donc ici, comme chez les thomistes, la no­ tion de participation dans l'esprit de Dieu car, dit encore Becker, < .. .la loi naturelle n'était pas en effet la loi de la nature, mais une méthode naturelle d'apprendre la loi de Dieu > �. Ici comme là , la participation était possible par la voie de la raison. Mais tandis que dans la pensée thomiste, l'union intime entre Dieu et l'homme s'accomplissait à titre individuel, dans une conversation personnelle, les rationalistes du XVIIIe siècle, en brisant ce lien, étaient obligés de chercher une solution sur le plan universel. Car à la place du Dieu personnel du Catholi­ cisme, est apparue la nature impersonnelle. Ils en étaient ame­ nés à reprendre à leur compte l'ancienne conception platoni­ cienne de l'Homme, avec une majuscule, de l'Homme en gé­ néral. Seulement cet Homme était introuvable. Il ne pouvait se rencontrer que dans un monde imaginaire rationnellement cons2. Préambule.

3. Carl BECKER, The Decla,ation of Independence, p. 36. 4. Ibid., p. 38.

INTRODUCI'IOXN

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truit, où le témoignage de l'expérience ne change rien. On a donc procédé à la construction de ce monde qui n' avait plus rien de commun avec le monde donné, en oubliant cependant que c'était dans celui où résidait l'homme réel que la dignité avait besoin d' être assurée. Cette doctrine qui sert seule de base à toutes les tentatives philosophiques d'établir le principe de la dignité humaine, mon­ tre donc de graves défaillances. Premièrement, une dignité qui est l' apanage de l'espèce en général, serait efficace par rapport à une autre espèce, mais non pas à l'intérieur de l'espèce elle­ même, où l'on se considère avant tout comme individus. C'est d'une guerre à l'intérieur dont il s'agit, une guerre de l'homme contre l'homme, et où la référence à l'espèce commune n'est plus pertinente. Deuxièmement, même en présumant une va­ leur absolue inhérente à la nature humaine, il est impossible de trouver le passage de cette position absolue de la valeur aux cas particuliers. Et encore n'est-on pas arrivé à concevoir une valeur absolue, exempte de toutes contradictions. Les défauts de ces doctrines nous aident peut-être à mieux concevoir les conditions auxquelles la notion philosophique de la dignité humaine doit satisfaire si elle ne veut pas rester une simple petitio pri ncipii : il lui faut avoir pour fondement une valeur humaine réelle , dont tout homme puisse se réclamer à titre égal, sans avoir à faire intervenir des juges. Car ce qu'on attend de cette notion, c'est avant tout une base pour assurer le respect de la personne humaine, de toute personne humaine. Mais n'est-ce pas justement là une difficulté insurmontable ? La dignité ne suppose-t-elle pas une élévation par rapport aux inférieurs ? Une valeur inhérente à l'espèce tout entière jus­ tifierait la dignité humaine à l'égard d'une autre espèce. A l'in­ térieur de l'espèce, aucun homme ne saurait prétendre à la per­ sonnification parfaite de cette valeur absolue, au nom de la­ quelle il aurait pu revendiquer la dignité. Et s'il pouvait, il créerait précisément un état d'inégalité qu'en posant la digni­ té humaine on a voulu éviter. Il me semble donc que pour as­ surer le respect de la personne humaine, mieux vaut renoncer à la dignité qui, par sa définition même, entraîne une discrimi­ nation et lui substituer une valeur ou une qualité humaine, non pas la plus élevée mais la plus humble, peut-être l'humilité elle-même. Il paraît que l'anthropologie philosophique n'est pas en état de fournir d'autre principe de respec t qui d'ailleurs présuppose chez son sujet par rapport à son objet une certaine

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INTRODUCTION

humilité, mais non pas nécessairement inégalité. Ceux qui ne se résignent pas pour autant à renoncer à la dignité , ne de­ vraient-ils pas en rechercher le fondement ailleurs, dans la théologie ou la jurisprudence ? Telles ont été les considérations d'ordre général qui m'ont poussée à approfondir la question. Avant de juger la validité so­ ciale de la notion de dignité humaine, je me suis proposé de chercher si la philosophie est capable d'établir la dignité de l'homme.

PREMIÈRE PARTIE

KANT . . .une doctrine philosophique i:,ie se ré­ duit pas à l'intention qui l'anime : elle se définit par la méthode dont · elle fait usage et par les thèses auxquelles elle aboutit. (J. CHEVALIER, Histoire de la pensée, IV, p . 19 .)

... Psychologiquement, ce processus [de substitution à la notion d'objet la notion d'universel ou d'universellement valable] manifeste seulement un sentiment de haine et de destruction à l'égard de toutes les formes positives de la vie et de la civilisa­ tion qui, elles , expriment toujours, au con­ traire, que l'on a su dépasser hardiment et par là comme réduire à néant - ce qui se contente d'être universellement humain. (M. SCHELER, L 'hom me du ressentiment,

p . 154 .)

Il est bien connu que la philosophie morale de Kant est toute pénétrée d'une foi inébranlable dans la dignité de la nature hu­ maine. Cette notion sert de base à l'édifice entier si ingénieu­ sement construit. Et pourtant je me propose de démontrer qu'un examen approfondi de la pensée kantienne est susceptible de ren­ verser cette opinion généralement partagée. Le problème de la dignité humaine se pose à nous sous deux aspect s : l'homme tel quel est-il investi de dignité ? En vertu de quel principe peut-il y prétendre ? Peu importe la preuve de di­ gnité d'un type d'homme qui ne pourrait jamais exister. Or toute la théorie kantienne s'applique à un homme ou plutôt à un être imaginaire qu'il est absolument impossible d'identifier avec l'hom• me tel qu'il se présente dans la réalité donnée. Ce qui plus est, le principe en vertu duquel la dignité est l'apanage de cet homme imaginaire est mal fondé et contradictoire. Il est vrai que Kant, dans sa philosophie de l'histoire a essayé de poser la base sur laquelle l'homme réel pourrait revendiquer sa dignité. Mais alors c'était l'espèce seule qui ên avait le droit, par un processus interminable dans un temps illimité. Bien qu'ici Kant soit descendu sur terre, il a une fois de plus placé la dignité dans un être abstrait, l'espèce ou l'homme universel, l'homme en général et encore dans les temps apocalyptiques . L a possibilité d e réalisation de cette idée, car la dignité humaine n'est chez Kant qu'une idée, ici et maintenant reste également exclue. Car Kant, malgré son prétendu optimisme intellectuel, avait une conception extrêmement pes simiste de la vraie condition hu­ maine qui lui venait de deux sources : son éducation piétiste et sa naturelle étroitesse de cœur. Sur cette base ne pouvait pous­ ser, comme le prouve surtout la Métaphysique des Mœurs. qu'une morale très aride, très terrestre, que nul souffle de cha­ rité ne vient effleurer. Cette morale choque en elle-même, mais llUSsi la vision dont elle émane, comparée avec la théorie or­ gueilleuse développée dans les Fondements de la Métaphysique des Mœurs et la Critique de la Raison pratique, fait ressortir encore l'impossibilité où se trouve l'homme de jamais devenir digne.

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KANT

Je me propose donc d' examiner la notion de dignité humaine dans la pensée de Kant sous ces trois a spects : a) relativement à l'être raisonnable , membre du monde intel­ ligible, selon les Fondements de la Métaphysique des Mœurs et la Critique de la Raison pratique. : b) relativement à l'espèce humaine selon la Philosophie de /'Histoire et .la Critique du Jugement. c) relativement à la condition humaine telle qu'elle -s e présent e dans la Religion dans les limites de la simple raison et la . Métaphysique d es Mœurs.

CHAPITRE l

S O CIETE ETHIC O-RELIGIEUSE RBGNE DES FINS

Le concept d'un règne des fins reflète les deux sources qui ont contribué à la formation du système moral kantien, le rationa- · lisme et le christianisme. Car, d'un côté, il se retrouve déjà chez Leibniz qui, lui aussi, a cherché à concilier les diverses attitudes philosophiques et théologiques et a transposé ainsi la Cité de Dieu du christianisme en un royaume des fins plus conforme a:ux exigences rationalistes ; d'autre part la lecture · de la Religk,n dans les limites de la simple raison suggère l'influence profonde que l'idée de la Cité de Dieu a eu sur Kant lui-même et quel ef­ fort il a fait pour adapter sa philosophie purement rationnelle à l'enseignement du christianisme. Mais tandis que chez Leibniz la distinction faite entre le monde sensible et le monde intelli­ gible, qui a permis l'établissement d'un royaume des fins , com­ portait la possibilité d'un pas sage graduel de l'un à l'autre;· le travail critique de Kant, inauguré par la Critique de la Raison Pure a abouti à une séparation radicale du monde des noumène s de celui des phénomènes. Cette séparation est la pierre de touche dans tous les cas où la raison s'emmêle dans des contra­ dictions de toutes sortes, amphibolies, paralogismes et antino­ mies . Car la distinction entre les deux ordres n'est pas seulement le fruit d'une connaissance confuse, comme chez Leibniz, mais elle est en réalité inhérente aux choses elles-mêmes . La connaissance de cet autre monde, intelligible, dépasse les capacités d'un être fini comme l'est l'homme en tant que phé­ nomène. Car pour franchir ces limites, il lui faudrait une intui­ tion intellectuelle qu'il ne possède pourtant pas. Il doit se bor­ ner à ce que son intuition sensible lui présente comm e donné dans l'expérience. Or ce monde des_ noumènes, des choses en

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KANT

soi, ne lui est donné dans aucun e expérience. Il n 'est qu'une idée d e la raison, légitime selon Kant, car dérivée d'un e < Naturan­ lage >, disposition naturelle et in évitable, mais qui n 'est pas pour autant susceptible d'élargir le domaine des connaissances hu­ maines au-delà de ses limites légitimes . Ainsi il paraît qu 'il y a un abîm e insurmontable entre les deux mondes . Mais Kant a néanmoins laissé une toute petite possi­ bilité de frayer un passage entre eux, l'idée de liberté. En e ffet la solution de la troisième antinomie a prouvé qu' il n ' est pas impos sible qu'il y ait une autre causalité que celle des lois de la nature, une causalité qui s erait cap able de commencer d ' elle même une série d' événements san s y être prédéterminée par une condition quelconque. C ette cau salité ne peut relever que de la raison et étant indépendante à l' égard de la natur e , elle se traduit p ar le mot de Liberté. Donc la liberté émanant de la raison est capable d' ouvrir une porte sur un ordre surnaturel , inconditionné , le monde des cho ses en soi . Mai s , nous avertit Kant , cette capacité n ' est que purement pratique, par rapport aux événements créés par la raison elle-mêm e . Au point de vue théorique, dans le s ens d ' élargissement de nos connaissan ce s , elle reste s a n s pouvoir. C 'est à cette conclusion qu ' a abouti la Critique de la R aison Pure. L'usage théorique de l a raison reste enfermé dans le champ de l'expérience, mais son usage pratique est à même de créer des possibilités nouvelle s . Et comme l'intérêt pratique chez Kant est devenu avec le temps de plus en plus prédominant, il a con­ sacré les vingt dernières année s de sa vie à l' élaboration de sa philosophie pratique. Au fur et à mesure que ses travaux avan­ cent , les notions liées à la morale reçoivent une position tou­ jours plus assurée. La tendance critici ste l'abandonne peu à p eu , le dogmatisme l'emporte. C e qui n 'était qu'une idée devient po stulat et même un postulat se transforme en catégorie de l a raison devenant ainsi u n concept entièrement légitime , analo­ gue aux catégories de l'entendement . Mais malgré l'immense effort que Kant a fait pour cimenter son système et pour lui donner une sûreté et une beauté architec ­ tonique, les trou s percent de toutes parts. Il suffit de confronter les prétentions de Kant avec les résultats . Cette philo sophie qui se veut purement rationaliste ne repose pour la plupart de ses affirmations que sur de s petitiones principii, sur des dog­ mes, en fin de compte, elle n ' a de recours que la foi . Mais l a foi que Kan t invoque n ' a p a s l e pouvoir d e toucher le cœur

SOCIBTé 'éTHICO·RBLIGIBUSB

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aussi directement que la foi religieuse, pour qui s'y prête. D' autre part, les divers éléments dont est construit c et édifice, dépen­ dent l'un de l' autre sans qu' aucun d ' eux reçoive un fondement plus s-0.r, par voie de démonstration. D'ailleurs ils ne sont pas aussi divers que cela , ce s ont des concepts convertibles, réci­ proques , qui se réduisent à un seul : celui de liberté. La liberté mise en doute, tout s'effondre. Et pourtant elle demeure dou­ teuse. 1.

DÉFI NITIONS D E L A DIGN ITB HUMAINE .

L' enchevêtrement des éléments rend particulièrement diffi­ cile l' examen détaillé de la théorie kantienne. Je tâcherai de m ' en acquitter de mon mieux. J' aborderai le problème par une analyse de différentes définitions de la dignité humaine, don­ nées par Kant lui-même . « Dans le règne des fins, tout a u n Prix ou une Dignité . C e qui a un prix peut être aussi bien remplacé p a r quelque chose d' autre à titre d' équivalent ; au contraire, ce qui e st supérieur à tout prix, ce qui par suite n'admet pas d'équivalent, c' est ce qui a une dignité . .. mais ce qui constitue la condition qui seule peut faire que quelqu e chose est une fin en soi, cela n' a pas seulement une valeur relative, c'est-à-dire un prix, mais une va­ leur intrinsèque, c'est-à-dire une d i g n i t é . . . Or la moralité est la conditi on qui seule peut faire qu'un être raisonnable est une fin en soi ; car il n' est po ssible que par elle d' être un mem­ bre législateur dans le règne des fin s . La moralité, ainsi que l'humanité en tan t que capable de moralité, c' est donc là ce qui seul a de la dignité •. > « L'homm e considéré dans le système de la nature (homo phaenomen, animal rationale) est un être de médiocre impor­ tance et il a une valeur vulgaire (preti um vulgare) qu'il par­ tage avec les autres animaux que produit le sol. . . Mais , consi­ déré comm e p e r s o n n e , c ' est-à-dire comme sujet d'une raison moralement pratiq ue, l'homme est au- dessus de tout prix ; car à ce point de vue (h omo noumenon) il ne peut être regardé comme un moyen pour les fins d' autrui, ou même pour ses pro­ pres fins, mais comme une fin en soi, c ' est-à-dire qu'il possède une dignité (une valeur intérieure absolue) , par laquelle il force au r e s p e c t de sa personne toutes les autres créatures raison5. Fondements de la Mitaphysique des Mœu,s, p.

1 6o-1 6 1 .

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nables, et qui lui permet de se mesurer avec chacune d'elles et de s'estimer sur le pied de l'égalité 8 • » « L'humanité est par elle-même une dignité : l'homme ne peut être traité par l'homme (soit par un autre, soit par lui-même) 1 comme un simple moyen, mai s il doit toujours être traité com­ me étant aussi une fin ; c'est précisément en cela que consiste sa dignité (la personnalité), et c'est par là qu'il s'élève au-des­ sus de tous les autres êtres du monde qui ne sont pas des hom­ mes et peuvent lui servir d'instruments, c'est-à-dire au-dessus de toutes les choses 7 • » « Nulle chose en effet n'a de valeur en dehors de celle que la loi lui assigne. Or la législation même qui détermine toute va­ leur doit avoir préci sément pour cela une dignité, c'est-à-dire une valeur inconditionnée, incomparable que traduit le mot de r e s p e c t, le seul qui fourni sse l'expression convenable de l'estime qu'un être raisonnable en doit faire. L ' a u t o n o m i e est donc le principe de la dignité de la nature humaine et de toute nature raisonnable •. > Réduites à une seule proposition, toutes ces citations peuvent être formulées ainsi : homo noumenon = personne = fin en soi, en vertu de la législation autonome = moralité, possède la dignité. En suivant cette chaîne de rai sonnements , il faut éclairer d'abord les termes se rapportant au sujet de la dignité, pour passer ensuite à ceux qui indiquent sa condition . Mais, avant tout, faut-il consacrer quelques mots au concept d'êtres raisonnables, si souvent mentionné. 2. ETR ES RAISONNABLES .

Le concept d'être s raisonnables a été introduit par Kant dans son système en vue d'as surer la pureté de ses principes et d'en écarter tout ce qui relève particulièrement de la nature humaine. Puisque la thèse fondamentale de Kant était que toute philoso­ phie digne de ce nom doit être pure , c'est-à-dire reposer sur des principes exclusivement à priori qui seuls peuvent garantir son caractère universel et absolument nécessaire, il refu sait d'ad­ mettre, même dans sa morale, quoi que ce soit emprunté à l'an­ thropologie ou à la psychologie 6. Doctrine de la Vertu, pp. 96-97. 7 . Fondements, p. 1 62.

8 . I bid. , pp.

142-143.

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« . . . mais, puisque les lois morales doivent valoir pour tout être raisonnable en général, [il est encore de la plus grande impor­ tance] de les déduire du concept universel d'un être raisonna­ ble en général et ainsi d'exposer toute morale, qui dans son a p P l i c a t i o n aux hommes a besoin de l'anthropologie, d'abord indépendamment de cette dernière science, comme philosophie pure, c'est-à-dire comme métaphysique 9 • • • � Notons en passant que Schopenhauer a qualifié cette thèse fondamentale comme simple petitio principii, car rien d'autre qu'un argument étymologique dérivé du mot « métaphysique > 10 n'a été, selon lui, apporté en sa faveur. Quoiqu'il en soit , Kant a à maintes reprises insisté sur la nécessité d'observer cette rè­ gle cardinale : « Quand on se propose de mener à bien une telle entreprise, il est de la plus haute importance de se tenir ceci pour dit ; c'est qu'il ne faut pas du tout se mettre en tête de vouloir dériver la réalité de ce principe de la constitution particulière de la nature humaine. Car le devoir doit être une nécessité pratique inconditionnée de l'action ; il doit donc va­ loir pour tous les êtres raisonnables (les seuls auxquels peut s'appliquer absolument un impératif) et c'est s_eulement à ce titre qu'il est aussi une loi pour toute volonté humaine > A vrai dire, ce concept d'êtres raisonnables reste entièrement va­ gue et Kant lui-même ne peut indiquer à quel autre être que l'homme il pourrait s'appliquer . Il en a néanmoins déduit, sans aucune justification, que tous les êtres raisonnables doivent né­ cessairement désirer la même fin, que cette fin n'est qu'eux-mê­ mes, qu'ils veulent nécessairement que toutes leurs facultés soient développées en eux, etc. Mais l'importance de ce concept réside surtout dans sa fonction, à savoir servir d'avertissement que, dans les questions morales, nulle référence à la nature hu­ maine ne peut être admise. Je reviendrai ailleurs sur cette af­ firmation. Quant aux êtres raisonnables je ne m'occuperai dans la suite que du seul d'entre eux que nous connaissions, c'est-à­ dire l'homme. 11



3 . HOMO NOUMENON.

L'affirmation de l'idéalité du temps et de l'espace, ces deux formes a priori de notre sensibilité qui constituent la condition 9. Ibid. , p. 1 2 1 . 1 0 . SCHOPENHAUER , Werke, Brockhaus, 1938, t . II, p. 506. n. Fondemen ts, pp. 144- 1 4 5 ; v. aussi pp. I I 5, 1 65.

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sine qua non de toute expérience possible a abouti à la conclu­ sion que tout ce qui nous est donné n'est en réalité que phae­ nomenon, c' est-à-dire apparence. Mais comme un e apparence suppose nécessairement une chose qu'elle représente, il fallait, selon Kant, admettr e un autre ordre que celui qui apparaît dans l'expérience, l'ordre des choses en soi. Ces choses en soi par dé­ finition même ne peuvent faire l'obj et de l'expérience, il ré­ sulte donc qu'elles ne peuvent non plus nous fournir de con­ naissances, car les catégories de l'entendement ne s'appliquent pas à elles. Ainsi le concept de choses en soi se détermine pour nous négativement seulement, notamment comme étant hors des limites de notre intuition sensible, seule source de nos con­ naissances. Elles demeurent l'obj et de la raison pure , noumè­ nes. Cette distinction des phaenomena et des noumena amèn e avec elle la distinction entre le monde sensible et intelligible . Dans l e monde sensible, toutes les créatures phénomènes sont soumises à la causalité naturelle, selon laqu elle chaque effet pré­ suppose une cause et ainsi jusqu'à l'infini sans j am ais rencontrer la condition suprême qui ne serait elle-même conditionnée. Mais dans le monde intelligible , le monde des choses en soi , les lois de la nature ne sont plus valables. Là, il faut admettre une au­ tre causalité, celle des lois de l a raison : < Car la raison n'étant pas elle-même un phénomène et n'étant nullement soumise aux conditions de la sensibilité , on ne trouve en elle-même, relati­ vement à sa causalité, aucune succession dans le temps ; et par conséquent la loi dynamique de la nature qui détermin e la suc ­ cession suivant des règles ne peut lui être appliquée u_ > < ... au contraire la raison manifeste dans ce qu'on appelle les Idées une spontanéité si pure qu'elle s'élève par là bien au-dessus de ce que la sensibilité peut lui fournir et qu'elle mani­ feste sa principale fonction en distinguant l'un de l'autre le monde sensible et le monde intelligible, et en assignant par là à l'entendement même ses limites u_ > Si donc le monde sensible est sous l'empire de l'entendement, le monde intelligible se trouve sous celui de la raison. L'homme, être fini, temporel , est soumis comme les autres phénomènes aux lois de la nature. Mais il possède aussi une faculté qui le distingue de toutes les autres choses e t cette fa­ culté est la raison. « Elle est cette raison, présente et identique C,itique de la Raison pu,e, p. 466. 1 3 . Fondements p. 191 .

12 .

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dans toutes les actions qu'accomplit l'homme, dans toutes les circonstances de temps, mais elle n'est pas elle:.même dans le temps et elle ne tombe pas, pour ainsi dire, dans un nouvel état dans lequel elle n'était auparavant ; elle est d é t e r m i n a n t e mais non déterminable par rapport à tout état nouveau u. > En vertu de cette faculté, l'homme peut donc se considérer comme membre du monde intelligible, c'est-à-dire noumène, c'est-à-dire chose en soi . Mais il ne cesse jamais pour autant d'être en même temps membre du monde sensible, phénom ène. Faire abstraction de ce fait là n'est possible que dans un monde abstrait, imaginaire. Dans la réalité, la scission est inadmissi­ ble. L'homme en tant que noumène n'existe nulle part. Si donc il possédait la dignité en tant seulement que noumène, nul hom ­ me vivant ne saurait jamais y prétendre. Que nous apporte donc une dignité, même si elle était démontrée, quand elle n'est pas de ce monde? Evidemment, selon Kant, cela n'a pas d' impor­ tance, car le témoignage de l'expérience ne compte guère là où la seule raison règne. Mais est-il possible, sinon sous crainte de lèse-majesté, de se ranger à cet avis? En tout cas, la dignité de l'homme réel n'y a rien à voir. Ce n'est pas de cet homme réel qu'il est question dans le monde imaginaire de Kant. « Or l'ho­ mo noum enon n'est pourtant logiquement rien de plus que le concept de continuité d'être (Seinskonstante) absolument in­ connaissable de la « chose en soi > , dans son application à l'hom­ me. Mais la même inconnaissable continuité d'être existe aussi - sans aucune possibilité de différenciation intérieure - pour toute plante et pour toute pierre. Comment donc doit-elle con­ férer à l'homme une dignité , qui serait différente de celle d'une pierre? a > Je n'entrerai pas dans une discussion plus détaillée des diffi­ cultés que rencontre l'acceptation du concept de la chose en soi dans le cadre kantien, car une telle discussion dépasse les limites de cette étude. Je rappellerai seulement qu'avec lui, le principe a été posé d'une causalité transcendentale, tandis que Kant lui-même ne reconnaît qu'un seul usage légitime du prin­ cipe de causalité, et c'est l'empirique. Donc « . . . qu'est-ce dans la doctrine de Kant que la chose en soi, sinon l'objet d'une af-

14. Critique de la Raison pu-re, p. 468.

1 5 . M. SCHELER ,

p. 3 8 7 .

Der Formalismus in der Ethik und die mate,iale Werle#hik,

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firmation injustifiable, en contradiction avec les exigences de la Critique ? ui > 4. PER SONNALITÉ .

La notion de personnalité a été examinée par Kant sous trois aspects : empirique, transcendantal et moral. C'est le dernier qui nous concerne particulièrement, étant donné que la person­ nalité identifiée avec la dignité était déterminée plus haut com­ me « sujet d'une raison moralement pratique » 17 • La personne morale est aussi de loin la plus importante dans le système kan­ tien : c'est le centre autour duquel gravitent tous les autres éléments. Mais elle présuppose la personne transcendantale et celle-ci est à son tour suggérée par la personne empirique ou psychologique. La supposition de la personnalité c'est « la permanence et par suite la substantialité de l'âme > Or la personne psycholo­ gique n'est rien d'autre qu'une substantialisation de l'identité du moi dans la conscience qui accompagne tous les actes synthéti­ ques de l'aperception. Mais cette substantialisation n'est pas lé­ gitime, elle n'est qu'une illusion dialectique, un paralogisme. Car la conscience du moi, impliquée dans le « je pense » de l'aperception est une simple fonction logique, qui n'est pas du tout capable de fournir un objet, serait-ce moi-même. Par suite, « ... dès que je veux observer le simple moi dans le changement de toutes les représentations, je n'ai jamais d'autre correlatum de mes comparaisons que moi-même avec les conditions géné­ rales de ma conscience, je ne puis faire que des réponses tau­ tologiques à toutes les questions, en ce sens que je substitue mon concept et son unité aux qualités qui me conviennent à moi-même comme objet et que je suppose qu'on désirait sa­ voir u_ » Ainsi l'examen du paralogisme s'achève par une conclusi on négative. Mais pas tout à fait car, comme cette tendance de la raison à l'hypostase, sa recherche de l'unité et de la permanence est une disposition naturelle inévitable, elle doit avoir une si­ gnification pratique. Donc si nous renonçons à tout usage théo­ rique, ce concept de moi comme personne peut subsister comme 18

1 6. 1 7. 18. 1 9.



V. DELBOS, De Kant aux Postkantiens, pp. 37-38. Doctrine de la Vertu, p. 96. Critique de la Raison pu,-e, pp. 340-341. Ibid. , p. 342.

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une simple idée de la raison. « ... tout comme le concept de la substance et du simple, de même aussi peut subsister le con­ cept de la personnalité (en tant qu'il est simplement transcen­ dantal, c'est-à-dire en tant qu'il est l'unité du sujet, qui d'ail­ leurs nous est inconnu, dont les déterminations sont complè­ tement reliées au moyen de l'aperception) ; et à ce titre ce con­ cept est même nécessaire et suffisant pour l'usage pratique ; mais nous ne pouvons jamais compter sur lui pour un accroisse­ ment de notre connaissance de la raison pure .. . �. » La personnalité transcendantale en tant qu'idée, à la supposi­ tion de laquelle aboutit la Critique de la Raison Pure, se trans­ forme dans la Critiqu e de la Raison Pratique ·· en personnalité morale par l'admission du postulat de l'immortalité de l'âme. < L'aspiration au souverain bien, rendue nécessaire par le res­ pect pour la loi morale, et la supposition qui en découle, de la réalité objective de ce bien suprême, nous conduit ainsi par des postulats de la raison pratique à des concepts que la raison spé­ culative pouvait, il est vrai, présenter comme des problèmes, mais qu'elle ne pouvait résoudre. Donc : 1 ° Elle conduit au concept pour la solution duquel la raison spéculative ne pouvait faire que des p a r a 1 o g i s m e s (à savoir à celui de l'immortalité), parce qu'elle manquait du caractère de persistance pour com­ pléter le concept psychologique d'un dernier sujet qui est at­ tribué nécessairement à l'âme dans la conscience qu'elle a d'elle même, de manière à en faire la représentation réelle d'une substance, ce que fait la raison pratique par le postulat d'une durée nécessaire pour la conformité avec la loi morale dans le souverain bien comme but total de îa raison pratique 11 • > Remarquons d'abord que le concept du souverain bien n'est pas du tout indispensable dans le système moral de Kant, où toute valeur consiste précisément dans l'intention qui a pro­ duit l'acte, sans aucun égard pour son objet. Il y a été introduit plutôt pour jeter un pont entre cette morale présumée exclu­ sivement rationaliste et le christianisme, étranger à la vérité à ce système, mais auquel Kant cherchait à tout prix à l'adapter. S'il est permis d'avancer une opinion sur cette question, je dirai même que le christianisme est étranger à l'esprit kantien en général et ce n'était que par force de l'éducation qu'il entrete­ nait lui-même une illusion contraire. Quoiqu'il en soit, il reste 20.

21.

Ibid. , p. 34 1 . Ct'itique de l a Raison pratique, p .

142.

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que dans la morale de Kant, la notion de souverain bien est quelque peu exorbitante. Secundo, l'argument en faveur de l'immortalité de l'âme, tiré de la nécessité de sa durée en vue de la réalisation du sou­ verain bien, s'appuie sur la notion de finalité. Or c ett e notion, très en honneur chez les rationalistes du xvm e siècle, n'est pas susceptible d'être démontrée. Je reviendrai d'ailleurs à ce pro­ blème, mais soit constaté ici que cet argument est en tout cas moins convaincant que Kant ne l'a pensé. Et la chose la plus importante est que tout ce raisonnement étant présenté comme postulat, il relève donc du domaine de la foi. Il en sera de même avec tous le s autres éléments du sys­ tème moral de Kant. Ils ne peuvent pas s e déduire, car étant du monde intelligible ils ne nous sont jamais donnés dans l ' ex­ périence, donc toute connaissance à leur égard est exclue. Il faut les accepter comme articles de foi. Kant en cela était trè s conséquent et a déclaré déjà dans la préface à la seconde édi­ tion de la Critique de la Raison Pure qu' < il fallait supprimer le savoir pour faire place à la foi >. Mais cette foi qui peuple tout un monde imaginair e de créatures non existantes n'est-elle pas allée plus loin, jusqu'au mysticisme ? C'est une chose cu­ rieuse que la même tendance à dépasser les bornes de la rai­ son paraisse justement chez les rationalistes les plus rigoureux, comme Kant et Platon. C'est peut-être là que doit aboutir na­ turellement tout rationalisme extrême. La foi cependant, à défaut de preuves, à défaut de révélation, ne peut pas se communiquer que par libre adhésion. Ainsi s'il est superflu de chercher des déductions là où Kant n'en promet pas, il e st tout à fait con­ venable de suggérer que la foi de Kant n'a pas obligatoirement un appel universel, donc l'accepte qui veut, qui y trouve un in­ térêt quelconque. Or pour porter un intérêt aux pures abstrac­ tions, il faut ou méconnaître les problèmes concrets ou les croire déjà résolus. Ce qui arrive pourtant rarement. Evidemment c'est une chose sublime que de s'élever au-dessus de toutes les peti­ tesses telluriques pour s'associer, dan s une contemplation béate, aux mystères de la création. Mais n'y a-t-il aus si quelque chose d'inhumain , du moins un manque de sentiment de solidarité humaine ? D'ailleurs cette association a-t-elle jamais lieu, ne navigue-t-on pas plutôt dans le vide ? Passon s maintenant de la position du concept de personna­ lité à son contenu. Il y a d'abord fin en soi. « Les êtres dont l'existence dépend, à vrai dire, non pas de notre volonté, mais

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de la nature, n 'ont cependant, quand ce sont des êtres dépour• vus de raison qu'une valeur relative, celle de m o y e n s , et voilà pourquoi o n les nomme des c h o s e s , au contraire les êtres raisonnables sont appelés des p e r s o n n e s , parce que l eur nature les désign e déj à comme fins en soi , c'est-à-dire comm e quelque chose qui ne p eut pas être employé simplement comme un moyen, quelque chose qui par suite limite d'autant toute facult é d'agir comme bon nous semble (et qui est un su­ j et de respect) •. > Ici les êtres raisonnables et les personnes sont identifiés. En introduisant l'homme dans la société des êtres raisonnable s , Kant lui procure, il est vrai, un e place plus élevée dans l'échelle de la création, mais il y a aussi danger que l'homme ne s'y per­ de dans le vague. < C ette n otion de personnalit é prend désor­ mais dans la philosophie pratique de Kant une importance ex­ trême, et elle y imprime profondément les caractères par les­ quels, logiquement et historiquemen t, elle se définit. Dans son expression la plus abstraite, elle est fondée par Kant sur l'idée d e l' existence de suj ets raisonnables, capables d'agir par ld rai­ son même ; elle est donc radicalement distincte de tout ce qui , sous le n om de besoins et d'inclinations, constitue notre simple individualité ; elle est plutôt l'identification avec l'universel •. > C e caractère universel de la personnalité met en évidence qu'elle n ' est plus qu'une idée, et que comme toutes les idées elle a surtout une fonction régulatrice. < C ette idée de la personna­ lité qui éveille le respect, qui nous met devant les yeux la su­ blimité de notre nature (d' après sa détermination) , en nous faisant remarquer en même temps le défaut d' accord de notre conduite avec elle, et en abaissant par cela même la présomp­ tion, est naturelle même à la rai son humaine, et aisément re­ m arquée M . > C e passage définit clairement la véritable portée de la notion de personnalité, et avec elle, de tout le système kantien . Nous n ' avons là qu'une idée qui doit nous guider vers un but, aussi éloigné ou même irréali sable qu'il soit . Prétendr e à la possession d'une dignité n ' est pas du tout légitim e dan s ce cadre . La personne est fin en soi . Mais la personnalité, c ' est aussi la liberté : Devoir, pouvoir, vouloir, ces pivots de l'édifice moral kan­ tien se trouvent ainsi basés sur une hypothèse en faveur de laquelle aucun autre argument ne saura être allégué que les exigence s d'un certain raisonnement. Ce raisonnement présup­ pos e la finalité de la nature 46 et prétend en même temps en être l'interprétation fidèle. Mais qu' est-ce qui autorise une pré­ somption pareille ? En effet rien d'autre que l'optimisme exa­ géré du xvm e siècle, dont Kant s'avère disciple et maître. Il a su tirer de cette notion de finalité tous les avantages possibles . C'est ell e qui facilite toutes sortes de petits agencem ents in­ dispensables pour sa construction rationnelle. Car la raison une fois autorisée à interpréter librement les desseins de la na48

42. Doctrine de la Vertu , p. 52 ; v. aussi p. 5 4 .

43. 45.

Ibid., p . 20. Ibid. , p. 90.

44.



Fondemen ts, p. 9 3 .

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ture peut aussi les arranger à son gré, sans jamais se demander si la nature est vraiment du même avis. D'ailleurs aucune pro­ testation de sa part n'est à prévoir, mais aucune confirmation non plus. Quoiqu'il en soit, comme le dit Trendelenburg '1\ la démonstration du « doit > chez Kant est défectueuse, tandis que celle du « peut > n'est même pas tentée. Au fait, comment la loi s'impose-t-elle à l'homme, comment s'en rend-il compte ? La morale se trouverait donc dans une situation tout à fait satisfaisante. Toutefois Kant lui-même semble plus sceptique à ce sujet : « En effet, ni la raison ne peut faire comprendre, ni des exemples tirés de l'expérience établir comment il est possi­ ble que l'idée seule d'une conformité à la loi en général puisse être pour le libre arbitre un motif plus puissant que tous le s motifs imaginables tirés d'avantages quelconques ; parce que, en ce qui concerne le second, même s'il n'avait jamais existé un homme qui eût obéi sans condition à cette loi, néanmoins la nécessité objective d'être un tel homme n'en est pas diminuée et est en soi évidente ü . > En quoi donc peut consister cette évidence si ni la raison, ni l'expérience ne peuvent la soutenir ? Kant n'a pas donné de ré46.

DELBOS ,

La Philosophie pratique de Kant , p. 3r4, note.

4 7. Critique de la Raison pratique, p . 47. 48. Fondements, p. ro3 .

49. La Religion dans les limites de la simple raison, p. 87.

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ponse à cette question. C'est là, dit-il, un problème insoluble pour la raison humaine. < Car si l'on nous demandait pourquoi donc l'universelle validité de notre maxime, érigée en loi, doit être la condition restrictive de nos actions, sur quoi nous fon­ dons la valeur que nous conférons à cette façon d'agir, valeur qui doit être si grande qu'il ne peut y avoir nulle part de plus haut intérêt, comment il se fait que l'homme ne croie avoir que par là le sentiment de sa valeur personnelle, au prix de laquelle l'importance d'un état agréable ou désagréable ne doit être comptée pour rien : à ces questions nous n'aurions aucune ré­ ponse satisfaisante à fournir m. > A défaut de déduction rationnelle ou de preuve tirée de l'ex­ périence, l'évidence ne peut avoir d'autre source que la foi. C'est à cette foi morale que Kant fait place en supprimant le savoir. Mais n'est-ce point un peu paradoxal que , pour faire ac­ cepter un de ses éléments les plus essentiels, un système qui se veut purement rationaliste et criticiste ait recours tout simple­ ment à la foi, au dogme ? C'est ainsi que Renouvier a pu dire : < La Critique de la raison pure est ainsi dominée par des dog­ mes qui échappent à la critique puisqu'elle les prend pour gui­ des. Le principe de contradiction lui-même n'est pas admis à prévaloir contre eux 51 • > Mais si nous supposons que nous acceptons le dogme de la certitude apodictique de la loi morale, encorê faut-il se deman­ der s'il est possible que dans le cadre kantien l'homme de­ vienne jamais moral. Nous avons vu que la moralité consiste dans la conformité de la maxime de l'action choisie par la volonté avec la loi morale. « Or la conformité parfaite de la volonté à la loi morale est la sainteté, une perfection dont n'est capable à aucun moment de son existence aucun être raisonnable du monde sensible m_ > L'homme ne peut donc atteindre le degré de moralité parfaite. « Le degré moral, où est placé l'homme (et autant que nous pou­ vons le savoir, toute créature raisonnable) , c'est le respect pour la loi morale. L'intention qui lui est imposée pour obser­ ver la loi, c'est de l'observer par devoir, non par un penchant volontaire, ni même par un effort non commandé et volontiers tenté par lui-même, et l'état moral dans lequel il peut tou­ jours être, c'est la vertu, c'est-à-dire l'intention morale d a n s 50. Fondements, p. 186. 52.

C,-i,tique de la Raison p,-atique, p.

5 1 . Critique de la doctrine de Kant, p. 5. 131.

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1 a I u t t e et non I a s a i n t e t é dans la p o s s e s s i o n présumé e d'une parfaite pureté des intention s de la volonté 68 • > Il y a donc une di stinction n ette entre la morale proprement dite (sainteté) et la vertu , distinction encor e plus accentu ée dans le passage suivant : « Pour des créatures s a i n t e s (qui ne pourraient pas même être tentées de manqu er à leur devoir) , il n'y aurait point de doctrine de la vertu , mais seulement de la morale u_ > Mais qu'est-ce donc que la vertu , s eul apanage auquel l 'hom­ me peut prétendre ? « Etre sûr du progrè s indéfini de ses ma­ ximes et de leur tendance constante à une marche en avant, c',est le point le plus élevé que puisse atteindre une raison pra­ tique finie, c' est la v e r t u , qui , du moins, comme pouvoir n a­ turellement acquis ne peut jamais être parfaite, parce que l' as­ surance n ' est j amais dans ce cas une certitude apodictique , et » que , comme conviction , elle est très dangereuse Ce progrès indéfini des maximes et leur tendance constante à « une m arche en avant » ne fait pourtant l'obj et d' aucune dé­ duction et c' est là un autre dogme que Kant a introduit dan s son système comme u n e vérité évidente . Tel quel , i l jou e u n rôle prépondérant dans la doctrine kantienne e t nous y revien­ drons en parlant de la philosophie de l ' histoire de Kant . Quant à la vertu, incertaine à jamais selon Kant, même avec l ' a dmis­ sion assurée de ce progrès, elle comporte un autre trait propre à supprimer toute prétention humaine. « La v e r t u est l a forc e de la maxime de l'homme dans l' accomplissement de son devoir. . . la vertu est une contrainte exercée sur soi-même . . . c ' est aussi une contrainte qu' on exerce sur s oi d' après u n prin­ cipe de liberté intéri eure, c' est-à-dire au moyen de la simple idée de son devoir telle qu' elle ré sulte de la loi formelle du » devoir Si donc j amais la bonne volonté l ' emporte, la lutte cessera et avec elle la vertu disparaîtra. D éj à Hegel a remarqué qu'il y a une contra diction : la moralité ayant sa condition fon damentale dans cette opposition du devoir et de l' être, se détruirait elle­ même en réalisant pleinement son obj et par l ' accord de l a réa­ lité avec la raison Quoiqu'il en soit l 'homme qui a emporté la victoire dans cette 66

68



57

53. 55. 56. 57.





Ibid. , p. 89. 54. Doctrine de la Vertu, p. 1 8 . Critique de la Raison pratique, p . 33. Doctrine de la Vertu, p. 36. DELBos , La Philosophie pratique de Kant , p. 347.

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lutte intérieure cesse, il est vrai, d'être vertueux, mais il ne peut pas pour autant prétendre à être moral. Car « ... de là on ne peut nullement conclure avec certitude que réellement ce ne soit point une secrète impulsion de l'amour-propre qui, sous le simple mirage de cette idée, ait été la vraie cause déterminante de la volonté ; c'est que nous nous flattons volontiers en nous attribuant faussement un principe de détermination plus noble, mais en réalité nous ne pouvons jamais, même par l'examen le plus rigoureux, pénétrer entièrement jusqu'aux mobiles secrets ; or quand il s'agit de valeur morale, l'essentiel n'est point dans les actions que l'on voit, mais dans ces principes intérieurs des actions que l'on ne voit pas » L'analyse du concept de moralité rend donc vain l'espoir qu'il serait susceptible de donner un caractère précis à l'idée de per­ sonnali_té, car outre la forme pure d'une loi en général, il n'a rien à fournir. D'autre part, il ne semble pas présenter une pos­ sibilité de pas sage à l'autre monde, monde intelligible, n'ayant· pour fondement qu'une loi qui n'est pas et ne peut pas être dé­ montrée ni prouvée et une foi arbitraire dans un progrès indé­ fini. Et puis ce concept comporte en lui une con_tradiction fon­ damentale qui mène à sa suppression. Dans la recherche de la signification et de la réalité objective po ssible de l'idée de personnalité, il n'y a donc d'autre issue qu'examiner les deux derniers concepts lié s à cette idée, à sa­ voir l'autonomie et la liberté. C'est à quoi le concept de mora­ lité nous renvoie d'ailleurs : « La m o r a 1 i t é est donc le rap­ port des actions à l'autonomie de la vàlonté, c'est-à-dire à la législation un1verselle po ssible par les maximes de cette volon­ té fi9. » « Nous avons en fin de compte ramené le concept déter­ » miné de la moralité à l'idée de liberté .. . 68



80



7 . AUTONOMIE.

Dans les premières phases de l'évolution du système kantien le concept de l'autonomie n'est pas encore apparu. Il Y avait donc une difficulté à concilier, d'une part, l'idée de la personna­ lité, identifiée avec la liberté � et, de l'autre, la loi morale à la­ quelle cette même personnalité devait être soumise . Cette obli­ gation qu'imposait la loi réclamait comme compensation un droit 58. Fondements, p. u 2 . 60. Tbi,d. , p. 184.

59. Ibid. , p. 169. 61 . V. plus haut p. 3 1 - 3 2 .

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qui redresserait l'équilibre de la personnalité m enacée ainsi dans sa dignité . D ans la solution de ce problème Kant a été ins­ piré par les écrits politiques de Rouss eau qui l'ont aidé à con­ cevoir l'autonomie au s ens moral. L'obligation de se soum ettre à la loi n' est pas en désaccord avec la liberté de la personnalité, si c' est la personnalité elle­ même qui en est l'auteur. Cela n' était pas difficile à arranger pour Kant, libre qu'il était de suivre les inventions d e son pro­ pre chef, toute contestation sur la base des faits se trouvant exclue à l'avance. Ain si la faculté d' agir d' après le s représen­ tations des loi s, la volonté , devient i dentique à la raison prati­ que et lui emprunte son pouvoir de causalité intellectuelle, c' est­ à-dire la détermination par des principes ou lois ez_ Par ce pro­ cédé; la volonté devient autonome . « La volonté n'est donc pas simplement soumise à la loi ; mai s elle y est soumise de telle sorte qu' elle doit être regardée égalem ent comme i n s t i t u a n t e 1 1 e - m ê m e u n e 1 o i et comme n'y étant avant tout soumise (elle peut s ' en consi dérer elle-même comme l' au­ t eur) que pour cette raison 418 • » « L'autonomie de la volonté est cette propriété qu' a la volonté d' être elle-même sa loi . . . > On ne saurait sous-estimer l'importance architectoniqu e de c e concept de l'autonomie dans l a pensée kantienne . Tout d'abord la dignité de la personnalité est sauvée : « Car c e n ' est pas en tant qu' elle [la personnalité] est s o u m i s e à la loi moral e qu'elle a e n elle de l a sublimité, mais bien e n tant qu' au re­ gard de cette même loi elle est en même temps l é g i s l a t r i c e et qu'elle n'y est subordonnée qu' à ce titre . . . •. > Ensuite du même coup , le principe suprême d e toute la morale est trouvé : « L ' a u t o n o m i e de la volonté e st le principe unique de tous les devoirs qui y sont conformes . . . Le principe unique consiste dans l'in cté p en d ance à l' égard· de toute matière de la loi (c'est-à-dire à l'égard d'un obj et désiré) , et en même temps aussi dans la détermination du libre choix par la simple form e législative universelle, dont une maxime doit être capa­ ble . . . La loi morale n' exprime donc pas autre chose que l ' a u t o n o m i e de la rai son pratique, c' est-à-dire de la liberté, et cette autonomie est elle-mêm e la condition formelle de toutes les maximes, la seule par laquelle elles puiss ent s'accorder avec l a loi pr atique suprême •. > 84, .

63. Ibid. , p . 1 5 5. 62 . Fondements, p. 1 2 2 . 65. Ibid. 64. Ibid. , p. 1 70. 66. Critique de la Raison pratique, p. 33.

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D on c , grâce à l' autonomie, la personnalité nouménale se trou ­ ve en état de déterminer par des lois à priori son existence phé­ noménal e et prend ainsi une signification pratique réelle. Il s emble que finalement le pas sage du monde en soi au monde des apparences soit assuré. Par ailleurs, la liberté , cette clef de voûte de tout le systè­ me, qui j usqu' ici ne pouvait être déterminée que négativement, devient désormais une faculté positive . « Mais cette i n d é p e n d a n c e [à l' égard de toute matière de la loi] est la lib erté au sens n é g a t i f , cette 1 é g i s 1 a t i o n p r o p r e de la raison pure et, comme tell e , pratique , est la liberté au sens p O S i t i f . '11 . > Et finalement l 'autonomie , comme idée d'une législation uni­ verselle, a fourni la condition formelle du règn e des fins : « La n ature raisonn able se distingue des autres par ceci qu' elle se pose à ell e-même une fi n . C ette fin serait la matière de toute bonne volonté . . . Or cette fin ne peut être autre chose que le su­ j et même de toutes les fins possibles, puisque celui-ci est en même temps le suj et d'un e volonté absolument bonne possible . .. Or il suit de là incontestablement que tout être rai sonnable, comme fi n e n soi , doit pouvoir, au regard de toutes les lois, quelles qu' elles soient, auxquell es il peut être soumi s, se consi­ dérer en même temp s comme auteur d'une législation univer­ sel1e, car c'est précisément cette aptitude de ses maximes à constitu er une législation universelle qui le di stingue comme fin en soi •. > Le concept d'autonomie a donc permis à Kant de délivrer son système de toutes ses entraves et de lui donner sa forme défi ni­ tive . Mais outre son importance architectonique in dubitable , a-t-il vraiment apporté tout ce q u e Kant lui a demandé ? D' abord Kant a doté la volonté des pouvoirs législatif et exécutif. pour aimi dire, par un procédé arbitraire, derrière lequel il n ' y a rien d' autre qu'un j eu de concepts. Premièrement l e concept de l' autonomie n'a pour soi d' autre justification qu e sa constatation comme un fait , comme ce qui s ' e st déj à pro duit avec la loi moral e. « C ette analytiqu e mon­ tre que la raison pure peut être pratique, c'est-à-dire, détermi­ n er la volonté par elle-même , indépendamment de tout élément empirique, - et elle l' établit à vrai dire par un fait (Factum) , dans lequel la raison pure s e manifeste comme réellement pra67. Ibid.

68. Fo1Jdemenls, pp. I65-1 67.

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tique en nous, à savoir par l'autonomie dans le principe fonda­ mental de la moralité , au moyen duquel elle détermine la vo­ lonté à l'action » Nous avons donc là un autre fait aussi indémontrable et im­ prouvable que l' était le premier. La seule chose que nous pou­ vons à cet égard, c'est ou y ajouter foi, ou trouver que ce fait est fort arbitrairement introduit. Deuxièmement, en identifiant la volonté à la raison pratique, Kant l'a privée de tout caractère personnel. « Il n'y a donc que la volonté concordante et collective de tous, en tant que cha­ cun décide la même chose pour tous et tous pour chacun ; il n'y a, dis-je, que la volonté collective de tout le peuple qui puisse être législative 70 • » Au fait, la personne ne peut pas trouver dans une loi univer­ selle purement formelle de la volonté, identifiée à la raison pra­ tique elle-même surindividuelle, un moyen de se concrétiser comme vraiment législative. Tout au plus elle subit passivement les actes qui lui sont imposés au nom de cette raison mais elle n'y participe pas spontanément d'une façon individuelle. Si donc l'autonomie constit_!le le principe de la dignité de la nature humaine elle n'a pas , à la vérité , de rapport à l'individu, car ce n'est pas dans son for intérieur que celui-ci trouvera l'inter­ prétation du langage de la loi, qui là n'est qu'une pure forme entièrement abstraite. Ensuite , cette identification arbitraire de la volonté et de la raison pratique ne peut que rendre la liberté vaine, illusoire, quoiqu'en dise Kant. « La raison pratique n'est pas une volon­ té... Il faut maintenir que la liberté est dans l'indépendance de la personne à l'égard même de la contrainte de la raison pra­ tique � dit Reinhold 711 • Ce n'est plus une autonomie , mais une « logonomie et en même temps la hétéronomie la plus saillante de la personne � dit Scheler n_ Le passage du monde intelligible au sensible n' est donc , après tout, que présumé . Par ailleurs, le concept de l'autonomie de­ vait fournir la condition formelle du règne des fins : « Le con­ cept suivant lequel tout être raisonnable doit se considérer comme établissant par toutes les maximes de sa volonté une législation universelle afin de se juger soi-même et ses actions 89

71



,

69. Critique de la Raison pratique , p. 4 1 .

7 1 . Fondements, p. 1 6 2 . Doctrine du Droit , p. 1 70 La Philosophie pratique d e Kant , pp. 4 5 5-45 6, note. 73. Formalismus in der Ethik, p. 386.

70.

72 . DELBOS ,

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de ce point de vue , conduit à un concept très fécond qui s'y rat­ tach e , j e v eux dire le concept d ' un règne de s fins 1• . > Or, le règne des fins dont l'homme peut devenir membre en tant que p ersonne douée d' une volonté autonome, est à la vérité une s ociété éthico-religieuse que Kant a conçu conformément aux croyances chrétiennes par rapport au monde d' au-delà . La personnalité, nous l' avons vu, comportait comme condition es­ sentielle le po stulat de l'imm ortalité de l' âme 75 , s' identifiait même avec elle, car la réalisation du souverain bien n' était possible que dan s la supposition d'une existence persistant in­ définiment 76 • C ep endant l e concept de l 'âme est lui-même incer­ tain, car : « Ni l'expérience, ni aucune conclusion de la raison ne nous apprennent suffi samment s'il y a dan s l' homme une âme (c'e st-à-dire si en lui réside un principe distinct du corps et capable de pen s er indépendamment du corps, ce que l'on appelle une substance spirituelle) , ou si au contraire la vie n' est pas une propriété de la matière . . . > Quant à son existence persistant indéfiniment, en vue de la réalisation du souverain bien, « pour un être raisonnable, mais fini, il n'y a de possible que le progrès à l'infini des degrés infé­ rieurs aux degrés supérieurs de la perfection morale » 78 • Toute­ fois ce « progrès indéfini . . . et la totalité de ce progrès . . . ne peut jamais être atteinte par une créature » 79 • Mais ce n 'est pas s eu­ lement le pouvoir qui manqu e à l'homme pour réaliser cet état éthique , mai s aussi le vouloir : « . . . état éthique, c'est-à-dire un règne de la vertu (du bon principe) , dont l'idée a dans la rai­ son humaine sa réalité obj ective tout à fait solidement fondée (en tant que devoir de s' unir en un Etat de ce genre) , bien que subj ectivement on ne pourrait jamais espérer du bon vouloir des hommes qu'ils veuillent se décider à travailler à ce but dan s la concorde 80 • > Il reste à examiner le dernier aspect du concept de l 'autono­ mie , s on identification avec la liberté, car en parlant de ce deuxième Factum de la raison , Kant dit : « . . . ce fait est inséparablement lié à la conscience de la liberté de la volonté, bien 77

74. 75. 76. 77.



Fondements, p. 1 58 . Critique d e l a Raison pure, pp. 340-34 1 . Critique de l a Raison pratique, p . 1 3 2 . Doctrine de l a Vertu, p. 72 . 7 8 . Critique de la Raison pratique, p. 1 32 . 79. Ibid. , p . 1 3 3 , note. Bo. La Religion dans les limites de la simple raison , p. 1 2 7.

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plus, il ne fait qu'un avec elle > Etant donné le rôle capital que joue le concept de la liberté par rapport à tout le système, il fera l'objet d'un chapitre à part, qui est le suivant. 81



8. LIBERTÉ.

Avec le concept de liberté, nous abordons selon les propres termes de Kant « la clef de voûte de tout l'édifice du système de la raison pure » 82 • En effet, nous avons déj à vu que les élé­ ments essentiels de ce système examinés précédemment non seu­ lement renvoient à ce concept, mais aussi, tour à tour, s'iden­ tifient finalement avec lui C'était donc toujours l a liberté en­ visagée sous divers aspects, présumés ou réels . Ce fait cadre d'ailleurs bien avec le domaine en question, à savoir celui de l'usage pratique de la raison, puisque « est pratique ce qui est possible par la liberté » . Par conséquent, il serait juste de dire que la liberté est aussi bien la clef de voûte que la base de tout l'édifice, son fondement doit donc être particulièrement sûr . Kant était convaincu qu'il avait réussi à conférer à l a liberté une position privilégiée dans le système des idées dont elle fait partie. Au fait, tandis que ces deux autres idées de la raison pure, à savoir l'immortalité de l'âme et l'existence de Dieu, même dans le domaine pratique deviennent tout au plus des postulats, la liberté, elle, devient le fondement de ces postu­ lats et atteint une position catégoriale. Mais cette réussite n'est qu'illusoire. Dans la Dialectique de la Critique de la Raison pure, l'idée de la liberté a été dégagée de l'examen de la troisième antino­ mie comme possibilité logique d'une causalité autre que celle des lois naturelles. « Or la loi de l a nature consiste en ce que rien n'arrive sans une cause suffisamment déterminée a priori . Donc cette proposition que toute causalité n'est possible que suivant les lois de la nature se contredit elle-même dans sa gé­ néralité illimitée et cette causalité ne peut conséquemment pas être admise comme la seule 8'. » Mais l'admission d'une autre causalité n'était possible que grâce à la distinction faite entre les phénomènes et les cho­ ses en soi . Dans la causalité naturelle, tout est déterminé par 88



8 1 . Critique de la Raison pratique, p. 4 1 . 8 3 . V . plus haut, pp. 3 1 - 3 2 , 4 1 , 45-46 . 8 2 . Ibid. , préf. , p . 1 . 8 4 . Critique de la Raison pu,e, p. 400.

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une succession ininterrompue des causes et des effets, sans ja­ mais arriver à une cause première, qui, elle, ne serait plus con­ ditionnée. Une telle cause non déterminée mais déterminante , comme commencement de toute la série est absolument requise au nom de l'intégralité de la série. Si donc elle ne se trouve pas dans la série, elle doit être en dehors d'elle. Etant donné qu'elle-même n'est pas déterminée, elle doit par conséquent dé­ river d'une spontanéité absolue, c'est-à-dire d'une liberté. Or, en dehors de la série des phénomènes, il ne peut y avoir que des choses en soi, qui seraient douées de la faculté de com­ mencer d'eux-mêmes une série d'événements. Et cette faculté ne peut être autre que la raison dont l'activité spontanée con­ siste à produire des idées capables de causalité par rapport aux phénomènes, c'est-à-dire transcendantales. Ainsi, c'est d'une causalité intelligible qu'il s'agit. Mais si cette causalité est elle-même hors de la série de s événements empiriques, ses ef­ fets se produisent dans la série et là il n'y a rien qui puisse en­ freindre la validité de la loi de la nature. « Nous avons besoin du principe de causalité réciproque des phénomènes pour pou­ voir chercher et fournir aux événements naturels des condi­ tions naturelles, c'est-à-dire des causes dans le phénomène. Si cela est accordé sans être atténué par aucune restriction, alors l'entendement qui, dans son usage empirique, ne voit dans tous les événements que la nature, ce dont il a parfaitement droit, a tout ce qu'il peut exiger et les explications physiques suivent leur cours sans rencontrer d'obstacle. Or ce n'est pas lui faire le moindre tort que d'admettre, fût-ce du reste par simple fic­ tion que, parmi les causes naturelles, il y en a qui n'ont qu'un pouvoir intelligible, puisque ce qui les détermine à l'action ne repo se jamais sur des conditions empiriques, mais sur des sim­ > ples principes de l'entendement ... Cependant, s'il est démontré qu'une causalité intelligible ou liberté n'est pas impossible, il n'a pas été prouvé qu'elle était réel] e. condition s dans le phénomène . . . Cette idée transcendantale , fruit d'une simple disposition na­ turelle reconnue par Kant comme légitime en vertu de son an­ cienneté sans plus, cette idée donc , transplantée dans le domaine pratique devi ent, nous l' avons vu, en vertu de l'intérêt qui s ' y rattache , l e fondement e t l a clef de voûte d'un édifice énorme . Car l a liberté qui est devenue ici pratique s e fond e j ustement sur l'idée de la causalité absolue . « Il est surtout remarqua­ ble que sur cette idée transcendantale de la liberté s e fonde le concept pratique de cette lib erté. . . L a 1 i b e r t é d a n s 1 e s e n s p r a t i q u e est l 'indépendance de la volonté par rap­ port à la contrainte des penchants de la s ensibilité . . . 8r . > Pour mieux différencier les deux sortes de liberté, j ' emploie­ rai dorénavant « volonté libre > pour l a liberté pratique et « causalité absolue » pour la liberté transcendantale ; c' est c e qui correspond à l' usage d e Kant lui-même . C ela perm ettra de mieux faire ressortir le fait qu'il s' agit à la vérité de deux li­ bertés différentes , ce que Kant a volontairement oublié . La volonté libre, l'homme en a conscience comme fait empi­ rique psychologique : « D ans la nature inanimée ou purement animale, nous n e trouvons aucune raison de concevoir quelque autre faculté que celles qui sont soumises à de s conditions pu­ rement sensibles . Mais l'homme qui ne connaît d ' ailleurs toute la nature que par ses sens, se connaît lui-même en outre par une simple aperception, et cela en des actes et des déterminations intérieure s qu'il n e peut rapporter à l'impression des sens 88 • > Et par cette con science, l'homme reconnaît son caractère in­ telligible . « -Comm e être raisonnable, faisant par conséquent partie du monde intelligible , l'homme ne peut concevoir la c au­ salité de sa volonté propre que sous l' idée de la liberté, car l'indépendance à l'égard des causes déterminantes du monde sensible, telle que la raison doit toujours s ' attribuer, c'est la liberté » La liberté pratique ou la volonté libre jouit encore d'un avan­ tage par rapport à la liberté transcendantale , notamment elle est appuyée sur une conscience empirique de s a réalité. Mais au fur et à mesure que Kant développe son système pratique il tend de plus en plus à en éloigner tout ce qui a trait à l' expé86

88





86. I bid. , p. 4 69. 88. Ibid. , p. 462 .

8 7. I bid. , p. 4 5 5 . 8 9 . Fondements , p. 1 9 1 .

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rience, pour lui donner un c aractère impeccablement à priori. Et par une destinée étrange, la libérté pratique n'a d'autre appui que la loi , la loi pratique. C ar la liberté ne veut nullement , dit Kant, signifier indépen­ dance à l'égard des lois. « Comme le concept d'une causalité implique en lui celui de lois, d'après lesquelles quelque chose que nous nommons effet doit être posé par quelque autre chose qui est la cause, la liberté, bien qu'elle ne soit pas une pro­ priété de la volonté se conformant à des lois de la nature, n'est pas cependant pour cela en-dehors de toute loi. Au contraire, elle doit être une causalité agissant selon des lois immuables, mais des lois d'une espèce particulière, car autrement une vo­ lonté libre serait un pur rien 00 • » Il n'est pas difficile de s'apercevoir que l' idée transcendantale de la liberté comme causalité absolue ait subi ainsi un rétrécis­ sement considérable. Ce n'est plus une causalité absolue, mais une causalité soumise elle-même à des lois. Pour sauver la si­ tuation et avec elle la liberté, Kant déclare que ce sont des lois d'une espèce particulière. « En quoi donc peut bien consister la liberté de la volonté, sinon dans une autonomie, c'est-à-dire dans la propriété qu'elle a d'être à elle-même sa loi ? Or cette proposition : la volonté dans toutes les actions est à elle-même sa loi, n'est qu'une autre formule de ce principe : il ne faut agir que d'après une maxime qui puisse se prendre elle-même pour objet à titre de loi universelle. Mais c'est précisément la for­ mule de l'impératif catégorique et le principe de la moralité ; une volonté libre et une volonté soumise à des lois morales sont par conséquent une seule et même chose > La volonté n'est donc libre que dans ses actes moraux, en d'autres termes dans sa soumission à la loi morale. Cette pro­ priété de la volonté d'être à elle-même sa loi lui vient de son identification avec la raison pratique. Il a été déjà signalé que rien n'auto;ise une telle identification. Si c'est la raison qui est douée de causalité en se réalisant par un acte d'esprit en forme d'idée ou de loi, la volonté soumise à cette loi ne peut pas être considérée comme libre. Pour qu 'elle le soit, elle devrait garder son indépendance même à l'égard de la raison pratique. Même si nous admettons, à la rigueur, qu'elle est autonome, elle n'en est pas moins soumise à sa propre législation par une contrainte. Nous voyons donc qu'il s'agit d'une liberté bien différente de 91

90. Ibid. , p. 1 79.

91.·



Ibid., p.

1 8 0.

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celle qui a été conçue dans l'idée transcendantale. Et pourtant Kant prétendait que cette liberté pratique, contradictoire en elle-même, est beaucoup mieux fondée que l'autre. En effet, la liberté transcendantale déduite comme idée cos­ mologique d'une disposition naturelle de la raison à rechercher l'intégralité de la série des phénomènes, et par-delà, l'absolu, n'a été démontrée que comme une possibilité logique sa�s au­ cune inférence en ce qui concerne sa réalité ou même sa pos­ sibilité réelle. C'était là la seule conclusion à laquelle pouvait aboutir la raison dans son usage théorique. Mais dans son usage pratique, la raison doit et peut aller beaucoup plus loin, car elle s'y rattache par un intérêt qui semblait à Kant encore moins contestable que la disposition naturelle, source des idées. Cet intérêt nous pousse à postuler la réalité pratique de ce qui, dans le domaine théorique, n'était qu'une idée. Mais ce passage de l'état d'idée à l'état de postulat ne signifie pas pour autant que la réalité postulée est ainsi prouvée ou même seulement mieux fondée. Au contraire, tandis que dans · le domaine théorique l'expérience imposait encore ses bornes à la raison trop pré­ somptueuse, dans le domaine pratique, il n'existe plus rien qui puisse coërcer la raison dans ses propres limites . Il n'y a ni déduction rationnelle ni preuve tirée de l'expérience. On pos­ tule en vertu de la foi morale et cela doit suffire. Ainsi, nous l'avons vu, deux principes essentiels de la morale, la loi morale et l'autonomie, sont introduits comme des faits de la raison qui ne peuvent être ni démontrés ni prouvés. Et la liberté qui est tout dans ce système, la base, la clef de voftte et les éléments particuliers (car elle est identifiée avec chacun d'eux, que ce soit la personnalité , la fin en soi , la moralité ou bien l'autonomie), n'est même pas introduite comme un fait mais comme reflétée par un fait de ce genre. « Le concept de liberté, en tant que la réalité en est prouvée par une loi apo­ dictique de la raison pratique, forme la clef de voûte de tout l'édifice d'un système de la raison pure et même de la raison sp éculative. Tous les autres concepts (ceux de Dieu et de l'im­ mortalité qui, comme simples idées, demeurent sans support dam la raison spéculative) se rattachent à ce concept et ac­ quièrent avec lui de la consistance et de la réalité objective, c'est-à-dire que l e u r p o s s i b i l i t é est prouvée par le

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fait que la liberté est réelle ; car cette idée se manifeste par la loi morale •. > Donc la loi morale qui est elle-même un fait qui n'est peut être ni démontré ni prouvé et par conséquent au moins con­ testable, doit servir de ratio cognoscendi à la liberté dans la­ quelle réside toute la ratio essendi de la loi et de l'édifice en­ tier. « La réalité objective d'une volonté pure ou, ce qui est la même chose, d'une raison pure pratique est, dans la loi morale, donnée à priori comme par un fait, car on peut appeler ainsi une détermination de la volonté qui est inévitable, bien qu'elle ne repose pas sur des principes empiriques. Or, dans le con­ cept d'une volonté est déjà contenu le concept de la causalité, par conséquent dans celui d'une volonté pure est contenu le concept d'une causalité avec liberté, c'est-à-dire d'une causalité qui ne peut être déterminée d'après des lois naturelles, qui par conséquent n'est capable d'aucune intuition empirique, comme preuve de sa réalité, mais qui néanmoins (comme on le voit ai­ sément) justifie pleinement a priori sa réalité objective dans la loi pratique. . . •. > Kant ne soutient donc plus que la liberté nous est donnée dans l'intuition sensib]e comme un fait psychologique, mais s'en remet exclu sivement à la loi morale. Que dirons-nous ce­ pendant s'il s'avère que pour la loi morale, il s'en remet à la liherté ? c: Dans cette besogne la critique peut, par conséquent sans encourir de blâme, et elle doit commencer par les lois pratiques pures et leur réalité. Mais au lieu de l'intuition, elle leur donne pour fondement le concept de leur existence dans le monde intelligible, c'est-à-dire le concept de la liberté ... > « Et ainsi des impératifs catégoriques sont possibles pour cette raison que l'idée de la liberté me fait membre d'un monde intel­ ligible •. > Ainsi si la loi manifeste la liberté, c'est la liberté qui lui sert de fondement. La distinction entre la ratio cognoscendi et la ratio essendi ne peut résoudre ce cercle vicieux, Kant lui-même l'avoue : < Il y a ici, on doit l'avouer franchement, une espèce de cercle vicieux manifeste, dont, à ce qu'il semble, il n'y a pas moyen de sortir. Nous nous supposons libres dans l'ordre des 92. c,,.;,ti,que de la Raison j,f'atique, pp. 1 - 2 . 93. Ibid. , p. 56. 94. Critique de la Raison prati,que, p. 46. 9 5 . Fondements, p. 1 94 .

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causes efficientes, afin de nous concevoir dans l'ordre des fins comme soumis à des lois morales, et nous nous concevons en­ suite comme soumis à ces lois parce que nous nous sommes at­ tribués la liberté de la volonté ; en effet la liberté et la légis­ lation propre de la volonté sont toutes deux de l'autonomie ; ce · sont par suite dès concepts réciproques ; mais c'est pour cela · précisément qu'on ne peut se servir de l'un pour expliquer l'autre et en rendre raison •. > Mais Kant croit pourtant avoir trouvé une_ issue en prouvant que l'homme en tant qu'être raisonnable et membre du monde intelligible ne peut agir que sous la condition de l'idée de la liberté. Or, c'est là le même cercle vicieux, car il faut avant tout supposer le monde intelligible pour en dériver la liberté et d'autre part c'est la supposition de la liberté qui a permis l'établissement du monde intelligible. Kant n'arrive pas à assurer une position réelle à la liberté. En fin de compte, il doit conclure : � Voilà pourquoi la liberté est seulement une idée de la raison, dont la > réalité objective est en soi douteuse ... Ainsi tout le détour fait par la raison pratique en vue d'arri­ ver à une réalité objective était inutile. La liberté, aussi bien pratique que transcendantale, n'est qu'une idée. Et l'édifice en­ tier ·qui repose sur elle est purement idéal. 97



••• Ainsi s'achève l'examen de sept concepts attachés à la notion de dignité humaine selon ses diverses définitions citées plus haut. Nous avons vu qu'aucun d'eux n'est démontré ni prouvé et que leur admission, contrairement à ce qu'on pourrait atten­ dre d'un système de la raison pure , demande un acte de foi, ff1t-,ce une foi morale. En outre , quatre de ces concepts, les êtres raisonnables, homo noumenon, fin en soi et autonomie, ne sont que les fruits d'arrangements artifi ciels et toute leur signi ­ fication leur vient du dehors . Deux concepts, notamment ceux de la personnalité et de la liberté ne sont que des idées et le seul concept qui aurait pu leur donner une signification réelle, la moralité , comporte en soi une contradiction. Nous devons par conséquent conclure que ce monde intelligible, qui lui aussi a subi une transformation dans le sens ethique, comme règne 96. Ibid. , p. 187.

97. Ibid. , pp. 1 96- 197.

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des fins, au fur et à mesure que la raison pure se révélait pra­ tique, ce monde est bâti sur des fondements fort précaires. Ce qui est d'autant plus significatif, que dans sa construction la raison était par définition entièrement libre et ne devait guère compter avec les entraves mises par l'expérience. Donc son im­ puissance de construire même dans des conditions idéales un s ystème solide, à l'abri de toute épreuve, doit être particuliè­ rement remarquée. D'autre part, si réduire l'existence du mon­ de à sa réalité empirique c'est, selon Kant, porter à l'absolu notre entendement et notre sensibilité, que dire alors de la pré­ tention à construire un monde autre que le monde donné ? En ce qui concerne la dignité humaine dans ce cadre, il est hors de doute qu'elle n'est pas conçue par rapport à l'homme ou à l'humanité réels. Son suj et , la personnalité, et sa condition, la liberté, sa matière, la moralité sont tous des idées, partant la dignité elle aussi n'est qu'une idée dont le siège est dans un monde idéal. Et il semble que Kant aurait sans peine souscrit à cette conclusion. Ce qu'il n'admettrait probablement pas, c'es t que ce monde, même dans son idéalité, est tout à fait mal fondé.

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CHAP ITRE II

S O CIETE JURIDIQUE UNIVERSELLE ETAT C OSM OP OLITI QUE

L'idée pratique de la liberté qui a placé l'homme sous l' em­ pire de la loi morale a abouti à l' établissement d'un règne des fins , conçu hors des limites du temp s , dans l'éternité . L' idée transcendantale de la liberté comportait cependant la notion d'une causalité extratemporelle produisant des effets dans la s érie des évén em ents temporels . C' est à ell e qu'ii faut donc re­ venir , en vue d' examiner la possibilité de la dignité humaine dans l e cadre du monde empirique où elle devait être placée. Cette idée transcendantale doit servir, nous l' avons vu, d'in­ termédiaire entre l'homo noumenon, soumis à des lois de la liberté , et l'homo phaenomenon, gouverné par les lois de la na­ ture. Elle est l' acte d'esprit réalisant ainsi, par pure spontanéité, la causalité intelligible de l 'homme en soi. Mais en même t emps elle ne cesse pas d'être réglée, dans ses effets phénoménaux. par les lois de la nature. c: Car comme ces phénomènes, n' étant pas des choses en soi, doivent avoir pour fondement un obj et transcendantal qui les détermine comme simples représ entations; rien n ' empêche d' attribuer à cet obj et transcendantal , outre la propriété qu'il a de nous apparaître, une c a u s a 1 i t é en­ core qui n ' est pas un phénomène , bien que son effet se rencon­ tre cependant dans le phénomène . . . •. > Quels peuvent bien être les effets sensibl es d'une causalité s uprasensibl e ? En d'autres termes, comment les actions libres de l'homme s' expriment-elles dans l' ordre de nécessité natu­ relle , comment se comportent l 'un e à l' égard de l'autre la li9 8 . Critique de la Raison pu,e, p. 458.

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berté et la nature ? Malgré leur focompatibilité apparente Kant opère leur rapprochement en conceptualisant la nature en vue de finalité et en consignant à l'action libre de l'homme la tâ­ che de réaliser les fins de la natu re. Celle-ci tend, selon Kant, à l'établissement d'une société juridique universelle qui, d'une part, incorporer."' 1t l ' t d ée d'une loi universelle dont la nature re­ présente le type, et d'autre part sauvegarderait la liberté en tant que seul droit inné existant. 1 . F INALITÉ.

Dans le monde harmonieux, véritable Ko smos , des philoso­ phes du xv1 n e siècle, tout a été arrangé conformément aux fins de la Providence. Mais comme ce dernier mot était suspect on lui a substitué la finalité de la nature. La nature comprise ainsi était douée, outre sa causalité mécanique, d'une causalité con­ ceptuelle, téléologique, qui permettrait de déterminer le cours des choses d'après un plan universel. Malgré tout ce qu'on pour­ rait objecter à cette conception, la raison ne peut y renoncer. « On se plaindra à bon droit en disant : qu'importe que nous fondions toutes ces organisations sur une vaste intelligence pour nous infinie et que nous lui fassions arranger le monde d'après un plan, si la nature est muette sur cette finalité et si elle doit le rester toujours ; et pourtant sans celle-ci, nous ne pouvons établir aucun foyer commun à toutes ces fins naturelles , aucun principe téléologique suffisant, soit pour systématiser ces fins, soit pour concevoir l'intelligence suprême, cause de cette nature, de manière que ce concept serve de mesure à notre jugement dans sa réflexion téléologique sur cette nature Toutefois rien n'autorise à concevoir les principes de cette finalité comme objectivement réels. « .. .ils ne sont que des prin­ cipes du jugement réfléchissant qui ne détermine pas en soi l'origine de ces êtres, mais indiquent seulement que, d'après la constitution de notre entendement et de notre raison nous ne pouvons la [nature] concevoir en ces être s que selon des causes finales 100• » Donc la représentation par causes finales n'est qu'une « con­ dition subjective de l'usage de notre raison » 101 • D'après cette représentation la nature entière est un vaste système tendant 00

99. Critique du J ugement , p. 236. 100. Ibid. , p. 226.

10 1 .

Ibid. , p.

22 7.





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à la réalisation du souverain bien conçu par l'intelligence su­ prême. Toutes les créatures de la nature y concourent, cha­ cune d'elles ayant un but à elle, qui converge avec toutes les autres fins naturelles dans une fin dernière. Parmi ces créatu­ res, l'homme occupe une place de choix : c'est qu'il possède la faculté de se proposer des fins en vertu de laquelle il peut le plus efficacement contribuer aux desseins de la nature. « Seul être ici-bas doué d'intelligence, donc du pouvoir de se proposer des fins à sa guise, il mérite assurément le titre de seigneur de la nature ; et si on la considère comme un système téléologi­ que il est par destination la fin dernière de celle-ci.. . 102 • > Cette fin dernière vers laquelle convergent toutes les fins par­ ticulières, c'est par conséquent l'homme, « . . . car celle-ci [la raison] suppose une valeur personnelle que l'homme seul peut se donner , comme condition unique pour que lui et son exis­ tence soient fin dernière ... > 108 • La valeur personnelle en vertu de laquelle l'homme devint déjà, nous l'avons vu, fin en soi, c'est la moralité . Cette même valeur fait de lui maintenant la fin dernière de la nature en­ tière. « Si donc des choses dans la nature, êtres dépendants par suite de leur existence, exigent une cause suprême agis­ sant selon des fins, l'homme est la fin dernière de la nature, sans lui la chaîne des fins subordonnées les unes aux autres ne serait pas complètement établie ; ce n'est que dans l'homme et en celui-ci comme sujet seulement de la moralité que l'on peut trouver la législation inconditionnelle relativement aux fins qui le rend seul capable de devenir la fin dernière à laquelle la na­ ture entière est subordonnée téléologiquement » Ainsi, si l'homme est d'une part la fin dernière de la finalité naturelle, il est encore le sujet de la finalité par liberté en tant que promoteur de la loi morale. Les deux finalités se rencon­ trent en lui, en le rendant capable d'imposer à la nature entière ses propres fins, dont la suprême est le souverain bien. Ainsi la nature devient perméable à l'action de la liberté. Seulement, si la situation privilégiée de l'homme dans le sys­ tème naturel se trouve ainsi mise en relief, il ne nous faut pas oublier que cette conception repose entièrement sur la notion de finalité et que les principes de celle-c i ne sont nullement ob­ jectifs, relevant du jugement déterminant, mais purement sub106

102. 1 04 .

Ibid. , Ibid. ,

p. 2 2 8 . p . 2 32 .

103.

Ibid. ,



pp. 266-267.

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jectifs et ne concernant que le jugement réfléchissant, < ... tout relativement. . . qu'on ne doit pas du tout rechercher dans la na­ ture > 1°'". 2 . ESPÈCE.

La tâche consignée à l'homme en tant que sujet moral dans le système de la nature diffère cependant, au moins dans les proportions, de celle qui lui a été imposée comme membre du règne des fins. En effet, la constitution de cette société éthique < exige. . . l'union en une totalité en vue du même but > 108 et il a été suffisamment établi par la- Critique de la raison pure que la totalité ne peut jamais être donnée dan s l'expérience. Il s'agit donc maintenant d'une réalisation plus modeste. < Le problème essentiel pour l'espèce humaine, celui que la nature humaine contraint l'homme à résoudre, c'est la réalisation d ' u n e s o c i é t é c i v i 1 e administrant le droit de façon universelle ; ce n'est que dans une telle société, disons-nous , que la nature peut réaliser son dessein suprême, c'est-à-dire le plein épanouis­ sement de toutes ses dispositions dans le cadre de l'huma­ nité. . . m. > C'est donc l'avènement d'une société juridique qui constitue la tâche suprême de l'humanité d'après les desseins de la na­ ture. En vue de son accomplissement la nature a fourni à l'hom­ me des moyens convenables . < En effet la nature ne fait rien en vain, et elle n'est pas prodigue dans l'emploi des moyens pour atteindre ses buts. En munissant l'homme de la raison et de la liberté du vouloir qui se fonde sur cette raison, elle indiquait déjà clairement son dessein en ce qui concerne la do­ tation de l'homme 108• > Les dispositions naturelles dont l'homme verra le plein épa­ nouissement dans le cadre d'une société juridique sont la rai­ son et la liberté. En dehors d'un tel cadre ces dispo sitions se trouvent nécessairement entravées : « Que l'on imagine les hom­ mes aussi bons et aussi amis du droit que l'on voudra, il résulte a priori de l'idée rationnelle d'un état qui n'est pas juridique, qu'avant l'établissement d'un état légal et public, les peuples et 105. 106. 107. 108 .

Ibid. , p. 228. La Religion dans les limites de la simple raison, p. 1 3 2 . Idée d'une histoire universelle, p . 66. Ibid. , pp. 62 -63.

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les Etats n e sa uraient avoir aucune garantie, les uns vis-à-vis des autres contre l a violence, et être assurés de pouvoir faire, com­ me c' est le droit de chacun, c e q u i l e u r s e m b l e j u s t e e t b o n , sans dépendre en cela de l'opinion d' autrui u»_ > En effet une liberté san s loi se contredit, aussi bien dans une société j uridique que dans une société éthique. Car alors elle entrerait nécessairement dans une collision avec celle des au­ tres , ce qui ne peut être évité qu'au prix de sa circonscription par une loi u niverselle. « Par conséquent une société dans la­ quelle l a l i b e r t é s o u m i s e à d e s l o i s e x t é r i e u r e s se trouvera lié e au plus haut degré possible à une puissance irrésistible, c' est-à -dire une organisation civile d'une équité parfaite , doit être pour l'espèce humaine la tâche suprê­ me de la nature . Car la nature, en ce qui concerne notre espèce, n e peut atteindre ses autres desseins qu' après avoir résolu et réali sé cette tâche 110 • > Voilà donc l'homme attelé à cette b esogne difficile qu'est l'avè­ nement d'une organisation civil e d'une équité parfaite. Pour qu'il pui sse la mener à bien , la nature l'a muni de la raison et de la liberté du vouloir. Et cependant aucun individu n ' est à la mesure de c ette tâche. < Aussi chaque homme devrait-il j ouir d'un e vie illimitée pour appren dre comment il doit faire un com­ plet usage de toutes ses dispo sition s naturelles. Ou alors, si la nature ne lui a assigné qu'une courte durée de vie (et c' est pré­ cisément le cas), c'est qu 'elle a besoin d'une l i g n é e p e u t ê t r e i n t e r rn i n a b l e d e g é n é r a t i o n s où chacune transmet à la suivante ses lumières pour amener enfin dans no­ tre espèce les germes naturels j usqu'au degré de développement pleinement conforme à ses desseins 11.1_ > D ' où la triste conclusion : « Chez l'homme (en tant que seule créature raisonnable sur terre) , les dispositions naturelles qui visent à l'usage de sa raison n ' ont pas dû recevoir leur dévelop ­ pement c omplet dans l'individu, mais seulement dans l'es­ p�ce m_ > Cette conclusion est encore plus préj udiciable à la dignité in­ dividuelle de l'homme que dans le cadre du règne des fins. Car là l'immortalité de l'âme garantissait dans un certain sens la possibilit é de perfection personnelle, à titre individuel. Ici l'inro9. Doct,ine du D,oit, p. r 66. no. /die d'une histoire unive,selle, pp. 66-67. I I I . Ibid. , p. 62. I I2. Ibid. , p. 63.

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dividu se voit tout à fait englouti par l'espèce. Kant d'ailleurs ne parle jamais de la dignité de l'homme, « Würde des Men­ schen > ou de la dignité humaine, « menschliche Würde » , il ne se sert que de l'expression « Würde der Menschheit >, la di­ gnité de l'humanité. Et cela est très juste par rapport à son sys­ tème. Celui-ci ne vise nullement l'individu, c'est l 'espèce qui le concerne. Cette place de choix, cette supériorité est l'apa­ nage de l'espèce seule. 3 . PROGRÈ S.

Non seulement les destinées de l'individu et de l'espèce ne sont pas identiques, mais il y a même un antagonisme ouvert. Car la raison dont l'épanoui ssement est la fin désirée de l'es­ pèce dans sa recherche de perfection, n'est qu'une entrave pour les individus livrés à la poursuite du bonheur. Pour eux l'ins­ tinct est un guide beaucoup plus sûr, tandis que la rai son les rend misérables et leur conscience malheureuse. La nature dans sa sagesse a pu tourner cependant cet antagonisme même au profit de ses desseins . « Les hommes, pris individuellement, et même des peuples entiers, ne songent qu'en poursuivant leurs fins particulières en conformité avec leurs désirs personnels et souvent au préjudice d'autrui , ils conspirent à leur insu au des­ sein de la nature ; dessein qu'eux-mêmes ignorent, mais dont il s travaillent, comme s'ils suivaient ici un fil conducteur, à favori­ ser la réalisation ; le connaîtraient-ils d'ailleurs qu'ils ne s'en soucieraient guère m. > Par quelle voie pourtant cette complicité inconsciente s' effec­ tue-t-elle ? « L'homme a un penchant à s ' a s s o c i e r , car dans un tel état, il se sent plus qu'homme par le développement de ses dispositions naturelles . Mais il manifeste aussi une grande pro­ pension à s e d é t a c h e r (s'isoler), car il trouve en même temps en lui le caractère d'insociabilité qui le pousse à vouloir tout diriger dans son sens ; et, de ce fait, il s'attend à rencon­ trer des résistances de tous côtés, de même qu'il se fait par lui ­ même enclin à résister aux autres. C'est cette résistance qui éveille toutes les forces de l'homme... UA. > Ce qui se passe sur le plan individuel se rencontre également sur le plan politique : « La nature a donc utilisé une fois de u 3 . Ibid. ,

p.

60.

u4.

Ibid. ,

p. 64.

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plus l'incompatibilité des hommes et mêmes l'incompatibilité entre grandes sociétés et corps politiques auxquelles se prête cette sorte de créatures, comme moyen pour forger au sein de leur inévitable antagonisme un état de calme et de sécurité. Ainsi, par le moyen des guerres, des préparatifs excessifs et in­ cessants en vue des guerres et de la misère qui s'ensuit intérieu­ rement pour chaque Etat, même en temps de paix, la nature, dans les tentatives d'abord imparfaites, puis finalement, après bien des ruines, bien des naufrages, après même un épuisement intérieur radical de· leurs forces, pousse les Etats à faire ce que la raison aurait bien pu leur apprendre sans qu'il leur en coû­ tât d'aussi tristes épreuves, c'est-à-dire sortir de l'état anar­ chique de sauvagerie pour entrer dans une Société des Na­ tions :w _ '> Nous voilà arrivés à cette société juridique universelle, fin de l'espèce humaine. Ainsi il n'y a point de mal qui ne corresponde à quelque dessein caché de la nature. « Remercions donc la na­ ture pour cette humeur peu conciliante, pour la volonté rivali­ sant dans l'envie, pour l'appétit insatiable de possession ou mê­ me de domination. Sans cela toutes les dispositions naturelles excellentes de l'humanité seraient étouffées dans un éternel som­ meil. L'homme veut la concorde, mais la nature sait mieux que lui ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde. Il veut vivre commodément et à son aise ; mais la nature veut qu'il soit obligé de sortir de son inertie et de sa satisfaction passive, de se jeter dans le travail et dans la peine pour trouver au retour les moyens de s'en libérer sagement 118 • > Cette louange de la nature cache pourtant une réalité assez sordide et Kant le savait mieux que nous. « On ne peut se dé­ fendre d'une certaine humeur quand on regarde la présentation de leurs [ des hommes] faits et gestes sur la grande scène du monde et quand deci-delà, à côté de certaines manifestations de sagesse pour des cas individuels on ne voit en fin de compte dans l'ensemble qu'un tissu de folie, de vanité puérile et de soif de destruction. Si bien que, à la fin, on ne sait plus quel con­ cept on doit se faire ae notre espèce si infatuée de sa supériorité 11" . >

Mais alors qu'est donc devenue la supériorité humaine que peu avant Kant préconisait ? D'où provenait pour l'homme son u s . Ibid., pp. 69-70. u 7. Ibid., p. 6o.

1 1 6. Ibid. , pp. 65-66.

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titre de seigneur de la nature entière ? L'humanité ne présente donc à la vérité qu'une image irrégulière, irrationnelle, à tra­ vers laquelle seule la nature projette les grandes lignes de ses desseins. La nature est le maître, l'humanité n'est qu'un instru­ ment pour accomplir ses vues. Mais s'il en est ainsi, l'humanité est donc aveugle et tout au plus sert de véhicule à la liberté en marche, dont la réalisation immanente est la fin suprême de la nature. Le progrès de l'humanité se fait malgré elle, par con­ séquent sans mérite de sa part. L'homme ainsi conçu ressemble à une bête inerte stimulée sans cesse par la nature. S'il y a une lutte entre la raison et la nature dont résulte l'éveil des forces humaines, il semble que la raison s'est rangée au côté de la Na­ ture, en majuscule, tandis que la nature, en minuscule, c'est l'homme. « Cependant, si on peut admettre que la !iature même, dans le jeu de la liberté humaine, n'agit pas sans plan ni des­ sein final, cette idée pourrait bien devenir utile, et bien que nous ayons une vue trop courte pour pénétrer dans le mé canis­ me secret de son organisation, cette idée pourrait nous servir de fil conducteur pour nous représenter ce qui ne serait sans cela qu'un agrégat des actions humaines comme formant du moins en gros, un système... Comme toujours chez Kant, la réalité doit s'incliner devant l'idée et se consoler dans sa lumière. Alors l'optimisme philo­ sophique revient, même au bénéfice de la réalité. « L'opinion héroïque opposée qui s'est établie sans doute seulement parmi les philosophes et à notre époque notamment chez les pédago­ gues, est plus nouvelle, mais bien moins répandue , à savoir que : le monde progresse précisément en sens contraire, du mal vers le mieux sans arrêt (il est vrai d'une manière à peine sen­ sible) et que tout au moins on trouve une disposition à cet égard dans la nature humaine ll.8. > Mais que dire alors des événements du xx e siècle, surtout de ceux dont la responsabilité incombe au propre pays de Kant, patrie de l'ère des lumières ? Est-ce là un progrès « sans arrêt » , ou bien une régression vers la sauvagerie la plus honteuse ? Quoiqu'il en soit, l'établissement d'une société juridique , malgré la réduction des prétentions par rapport à la société éthique, reste également irréalisable. D'abord, tout ce système repose sur la notion de finalité qui n'est que le résultat de l'usa118

))

pp. 76-77. 9. La Religion dans les limites de la simple raison, p. 38 .

n 8 . Ibid. , II



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ge subjectif du jugement réfléchissant et ne doit même pas être cherchée dans la nature. Ensuite la notion de l'espèce à la­ quelle tout se rattache ne comporte guère la nécessité de durée adéquate à l'accomplissement de la tâche qui lui est assignée. Par ailleurs, une constitution juridique parfaite n'est qu'une idée qui n'est jamais donnée dans l'expérience uo_ Et finalement, l'expérience n'autorise nullement à concevoir l'histoire de l'es­ pèce comme un progrès continu vers une fin certaine, à moins qu'on ne le fasse par foi. Donc cela aussi n'est qu'une idée. En attendant la réalisation de ces idées dans les temps éloignés qu'elle exige, ce que nous avons devant les yeux, d'après la conception kantienne, c'est l'espèce humaine aveugle, abjecte, qui a besoin d'être stimulée sans cesse, qui a besoin d'un maître. Ce n'est pas évidemment en elle qu'on chercherait la dignité.

1 20.

Doctrine du Droit, p.

2 62.

) , '

C HAP ITRB III

LA C ONDITION HUMAINE

Dans l a conception idéaliste d' une société juridique , mal gré l ' esprit optimiste qui l ' a inspirée, le rôle incombant à l'homme n ' est pas du tout glorieux . A la vérité , il n' est qu' un instrument dont la n ature se s ert pour la réalisation de ses plan s . Cepen­ dant la foi en la sagesse de la nature, ou de la Providence q u ' elle rempla c e à titre de prudence philosophique , rend cet état non seulement a cceptable mais encore désirable. Les plans de la nature une fois déchiffrés par la raison humaine, grâce à la p énétration des philosophes, il reste à s avoir comment l a na­ ture a a d apté l'instrument à la réalisation de sa tâche , quelles disposition s originelles elle y a mis et quell e est la voie proba­ ble de l eur développem ent ultérieur. l . D I SPOS I TIONS NATURELLES.

La première di spo sition de l'h omme parl e toute en faveur de la bi enveillance de la na ture . « Il est toutefois dans notre âme u n e ch ose qur n ou s ne pourrons , si nous la fixons des yeux, comm e il convient , cesser de contempler avec l' émerveillement le plu s gra n d et 1 � r: 1 1 ré m Pn t l ' a dmiration est ici légitime en m ê m e temps q u ' el1 e élève l ' âm e , et c ' est d'une manière générale la d isposition m oral e primitive en nous 1st • » C ette a dmiration par rapport à la disposition morale dans l ' homme, Kant l'a exprimée plu sieurs fois . La phra se par la­ qu elle débute la conclu sion de la Critique de la Raison prati­ q u e , ainsi qu e l'apostrophe au Devoir dans la même œuvre 121 , 121. 122.

La Religion dans les limites de la simpl�, raison, p. 72 .

p.

91.

5

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sont assez connues . En c ela il reste fidèle à la longue tradition rationaliste dont il s'est nourri. Mais Kant était fidèle aussi à ses convictions religieuses, du moins à leur l ettre, sinon à leur esprit. Il lui fallait donc interpréter la conduite humaine con­ formément aux enseignements du christianisme, et introduire le péché originel . Il nous semble que Kant n' est pas arrivé ici à concilier entièrement l es deux tendances qui l ' animaient. Car si le péché originel a produit le mal, il a aussi fourni l e remède en inaugurant l'âge de la raison. D ans ce cas il favori sait le dessein de la n ature qui, par le mal, provoque l e développement ultime des forces humaines . D 'autre part, dans cette conj onc­ tion la responsabilité de l 'homme devient douteu se, car il n ' est qu'un instrument par lequel la nature a git à son gré . O r une telle conclusion est inadmissible dans le système kantien. E n tout cas e n ce qui concerne le m al succédant a u péché originel , Kant e n fait l'homme entièrement responsable. « . . .l e fonde­ ment du mal ne saurait se trouver dans un obj et déterminant la volonté par i n c 1 i n a t i o n , dans un instinct naturel , mais seulement dans une règle que le libre arbitre se forge lui­ même pour l'usage de sa liberté, c'est-à-dire dans une maxime . . . Donc quand nous disons : l'homme est bon par nature ou bien il est méchant par nature, c eci signifie s eulement qu' il a en lui un principe premier (insondable pour nous) lui perm ettant d' ad ­ mettre de bonnes ou m auvaises maximes (c' est-à-dire contrai­ res à la loi) us. » La conviction en la réalité du mal dans la nature humain e est aussi forte, sinon plus , que celle dans la réalité de la dis­ position morale . « Or, qu'un penchant pervers de ce genre doive être enraciné dans l 'homme, c' est là un fait dont nous pouvons nous épargner de donner une preuve formelle , étant donnée la foule d' exemples parlants que l' expérience des actions humaines nous prés ente �. > Non seulement ce penchant au mal est réel , m ais il est aus si universel : « On rem arquera qu'ici le penchant au mal est éta­ bli rel ativem ent à l'homme, même le meilleur (d' aprè s les actes) et cela est nécessaire, si l' on veu t démontrer l 'univers alité du penchant au mal parmi les hommes , ou, ce qui revient au même, que le mal est inhérent à la nature humaine Et encore, il est radical : « C e mal e st r a d i c a 1 parc e qu'il corrompt le 126

1 2 3. 125.



La Religion dans les limites de la simp'le raison, p. 39. Ibid. , p. 50.



124.

Ibid. , p. 53.

LA CONDITION HUMA INE

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fondement de toutes les maximes, de plus, en tant que penchant naturel, il ne peut être e x t i r p é par les forces humaines ; car ceci ne pourrait avoir lieu qu'au moyen de bonnes maximes, ce qui ne peut se produire quand le fondement subjectif su­ prême de toutes les maximes est présumé corrompu ue _ > Donc malgré sa disposition naturelle originelle l'homme doit reconnaître l'existence du mal en lui, inévitable et inextirpable. Comment le mal s'est-il infiltré ? On ne peut le savoir. « Le mal n'a pu provenir que du mal moral (non des simples bornes de notre nature) et pourtant notre disposition primitive est une disposition au bien (et nul autre que l'homme lui-même n'a pu la corrompre, si cette corruption doit lui être imputée) ; il n'exis­ te donc pas pour nous de raison compréhensible d'où le mal moral aurait pu tout d'abord nous venir :121_ > Le résultat est pourtant clair : le mal existe , il est universel, il est radical. Y a-t-il donc moyen d'échapper à cette conclusion : < . .. et la désolation demeure l'inévitable conséquence du juge­ ment porté sur notre condition morale ? 1211 • > Malgré ce pessimisme, Kant ne renonce pas à l'espoir mis dans les possibilités de l'homme à dominer le mal, · « puisqu'il se rencontre dans l'homme, comme être agissant librement > « Car malgré cette chute, le commandement « que nous avons 1 ' o b 1 i g a t i o n de devenir meilleur » retentit en notre âme avec autant de force ; il faut bien par suite que nous le puis­ sions, même si ce que nous pouvons faire était en soi insuffi­ sant et qu'ainsi nous nous rendions simplement susceptibles de recevoir une aide venue de plus haut et pour nous insonda­ ble > Kant d'ailleurs croit fermement que tout ce que le devoir or­ car autrement le devoir n'au­ donne, l'homme peut le faire rait pas de sens. Ainsi il en est amené à conclure qu'en morale l'homme se suffit pleinement à lui-même et n'a pas besoin de l'aide divine. « La morale qui est fondée sur le concept de l'hom­ me, en tant qu'être libre s'obligeant pour cela même, par sa rai­ son à des lois inconditionnées, n 'a besoin ni de l'Idée d'un Etr; différent, supérieur à lui, pour qu'il connaisse son devoir, ni d 'un autre mobile que la loi même, pour qu'il l'observe. Tout au moins c'est sa propre faute s'il se rencontre en lui sembla19

111().

181

1 2 6. Ibid., p. 58. 128. Ibid. , p. 9 8 . 1 30 . lb-id. , p. 68 .

,

1 2 7 . I bid. , p. 65 . 1 29 . Ibid. , p. 58 . 1 3 1 . Ibid. , pp. 7 1 , 74, 8 7 , 92 .



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ble besoin auquel dès lors il ne p eut être remédié par rien d'au­

tre ; car ce qui n'a pas sa source en lui-même et en sa liberté.

ne saurait compenser la déficience de sa moralité . D onc en ce qui le concerne (aussi bien objectivement quant au vouloir que subjectivement quant au pouvoir) elle n ' a aucunement besoin de la religion, mais se suffit à elle-même, grâce à la raison pure pratique 1&1 _ > L'homme sans Dieu s e suffit. Tout élan hors de lui est super• flu. Nous voyons que la conception pes simiste d e la n a­ ture humaine n ' a rien fait supprimer à Kant des obligations qu'il impose à l'homme, car la rai son e t la libei·té , dont il est doué, ont tout le pouvoir requis pour s'acquitter de la tâch e . Dans le cadre de la société éthique l' accomplissement du devoir dépendait cependant de l'immortalité de l ' âm e , tan dis qu e dans la société juridiqu e universelle, il appartenait à l' espèce seule dans un temps indéfini. Etant par conséquent une idée, il a pu conserver toute sa pureté et toute son intégrité . Mai s dans u n cadre plus modeste , notamment l a réalité concrète par rapport à l' individu mortel, est-il possible de soutenir les mêmes exi­ gences ? Evidemment Kant affirme que oui ; nous verrons pour­ tant que sa Métaphysique des Mœurs parle un tout autre lan­ gage. 2 . DEVOIRS.

D ' abord, faut-il demander ce que devient dans ce cadre le pouvoir dont l'homme e st investi, la liberté . Voici ce que Kant en dit : « Tout ce que nous pouvons remarqu er, c' est que quoi­ que l'homme, en tant qu ' ê t r e s e n s i b 1 e , montre au té­ moignage de l' expérience une faculté de choisir non seulem ent d ' une manière c o n f o r m e , mais même d'une manière c o n t r a i r e à la loi, on ne peu t pourtant pas d é f i n i r par là sa liberté comme propriété d'un ê t r e i n t e 1 1 i g e n t . C ' est que des phénomènes ne sauraient nous faire connaître aucun obj et supra-sensible (et tel est le libre arbitre ) , et qu e la liberté ne peut jamais consister dans le pouvoir qu 'aurait le suj et rai­ sonnable de faire un choix contraire à sa raison (légi slative) ; qu oique l' expérience montre souvent qu'il en va ainsi (ce dont nous ne pouvons comprendre la possibilité) 138 . » Kdnt se borne ain si à const ater le fait san s en t e n ir compte , 1 32 . Ibid. , préface, p. 2 1 .

1 33. Doctt'ine d-u Droit , pp. 37-38.

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LA CONDITION HUMA I NE

car en core l ' exnéri en ce n'a r�n à voir dans la morale. « Les de­ voirs d' éthique n e doivent pas être estim és d'après le pouvoir qui appartient à l ' homme de satisfaire à la loi , mais au contraire , cette pui ssance morale doit être estim ée d'après la l o i , qui com­ mande c atégoriquement ; ils ne dépendent point par conséquent de la connaissanc e empirique . . . l.M. 1> Mais Kant ne peut pas, m algré tout, faire abstraction du fait que la réalisation du bien est ain si impo ssible : « Or la distance du bien que nous devons réaliser en nou s , au mal d'où nous par­ tons est infinie , et à cet égard on ne pourra j amais parvenir au but, en ce qui concerne l' acte, c' e st-à-dire la conformité de no­ tre conduite à la sainteté de la loi . Il faut néanmoins qu'il y ait accord entre elle et la moralité de l'homme. On doit donc faire con si ster c ette moralité dans l'intention , dans la maxime universelle et pure de l ' accord de la conduite avec la loi. . . > Donc cela veut dire que l a sainteté est en effet hors de la portée de l 'homme, mais il peut encore posséder l a vertu , par une conduite conforme au devoir. Ce principe admis , Kant pro­ cède dans la Métaphys i que des Mœ urs à l a prescription des règl es pour son application. « .. . de mêm e que l'.on veut un pas­ sage qui condui se de la métaphysique de l a nature à la physi­ q u e au m oyen des règles particulière s , on demande avec rai son à la métaphysique des mœurs de fournir un passage analogue : à savoir de s c h é m a t i s e r en quelque sorte les principes purs du devoir, en les appliqu ant aux cas de l ' expérience et de les tenir tout prêts pour l'usage moralement pratique qu'on doit en faire 111111 • > Le devoir implique un e relation, mais une relation n'impliqu e pas nécessairement un devoir. Par exemple, les rapports avec la nature inanimée ne comportent évidemment pas de devoirs. En vertu de la condition où l 'homm e est mi s , on peut envisager l'obligation qui lui incombe sou s trois aspects : devoirs envers soi-même , d evoirs envers autrui, considéré particulièrement (in 0. i vidu s) ou généralement (société) et devoirs envers Dieu . Les 0.evoir s envers autrui pris généralement (société, état) sont dé­ terminés par Kant dans La Doctrine du Droit, tous les autres le sont dans la Doctrine de la Vertu, et cela par suite d'une différence e s s entiel1e dans leur caractère. « La doctrine du droit UII, .

1 34. Doctrine de la Ve,-tu , p. 52. 1 35. La l'eligion dans les limites de la simple l'aison, p. 9 2 . 1 36. Doctrine de la Vertu, p. 1 5 1 .

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ne s'occupe que de la condition f o r m e 1 1 e de la liberté ex­ térieure (qu'elle faisait consister dans l'accord de la liberté avec elle-même, en considérant ses maximes comme des lois générales), c'est-à-dire du droit. L'éthique, au contraire, nous offre en outre une matière (un objet de libre arbitre) , un but de la raison pure, qu'elle présente en même temps comme une fin objectivement nécessaire, c'est-à-dire comme un devoir pour nous ur. > Les deux Doctrines réunies constituent La Métaph ysique des Mœurs. Comme la Métaphysique des Mœurs présente le pas­ sage à l'application dans l'expérience des purs principes des devoirs , nous pourrons peut-être finalement conclure quelle est, selon Kant, la véritable condition de l'homme en tant qu'indi­ vidu mortel par rapport au devoir et dans quel esprit il l'envi­ sage. Cela nous permettra aussi de juger dans quelle mesure la notion de dignité y peut être légitimement appliquée, puisqu'il y a « une certaine dignité attachée à la personne qui remplit tous ses devoirs > 1118 • a)

L 'homme e n face de soi-même.

D'abord il ne faut jamais perdre de vue que le principe de l'obligation relève du supra-sensible et que, par conséquent ; la dualité inhérente à l'être humain reste maintenue. « Or, l'hom­ me comme être physique raisonnable (homo phaenomenon) peut être déterminé par sa raison, comme par une c a u s e à produire des actions dans le monde sensible, et ici le concept de l'obligation ne se montre point encore. Mais le même être considéré dan s sa personnalité, c'est-à-dire comme un être doué, de liberté intérieure (homo noumenon) est capable d'obli­ gation envers lui-même ( en ver '.; l 'humanité dans sa person­ ne) uo_ > Nous voyons que « lui-même � par rapport à l'homme est sy­ nonyme de « l'humanité dans sa personne >. Cette conception de l'homme di ssout dans son espèce sert de base aux devoirs et constitue le critère d'après lequel les transgressions sont jugées . Kant y revient chaque fois qu'il introduit un devoir ou qu'il dé­ finit une transgres sion. Il ne peut donc jamais arriver à saisir l'homme dans son individualité, l'homme à titre d'individu n'ayant évidemment pas de raison d'être. Et pourtant cette r37. Ibid. , p. r 3.

1 3 9 . Doctrine de la Vertu, p. 7r.

r 38. Fotidements, p. r70.

LA COND ITI ON HUMA INE

71

« humanité qui réside dans notre personne > n'est qu' une petitio principii qui dérive d'une inclination à méconnaître l'homme tel quel, en lui substituant une notion abstraite. Et cela ne peut être que l'effet du mépri s pour sa personne. Nous savons d'ail­ leurs que Kant considérait la misanthropie comme une qualité sublime du caractèr e humain 140 • Quels sont les devoirs appropriés à l'homme considéré ainsi ? Ceux qui le concernent en tant qu' être animal sont très sim­ ples : ne pas se suicider, ne pa s abuser du sexe, ne pas abuser de boisson. Le premier est conçu exclusivement par rapport à l'humanité : « Car pour ne rien dire du besoin de se conserver soi-même, qui ne peut par lui-même fonder aucun devoir, c'est un devoir de l'homme envers lui-même d'être un membre utile dans le monde, puisque cela fait partie de la valeur de l'huma­ nité qui réside en sa propre personne et à laquelle il ne doit pas déroger 141 • > Il serait intéressant de voir un candidat au suicide retenu par une pareille considération. Ne serait-ce plutôt le désespoir dans la valeur de l'humanité en sa personne ou celle des autres qui le pousse souvent au suicide ? D'ailleurs les devoirs de l'homme envers soi�même en tant qu'être animal ne présentent pas de difficulté s insurmontables, la nature ayant mis en lui les dispositions utiles à cet effet : l'instinct de conservation de soi-même, l'instinct de conserva­ tion de l'espèce et l'instinct de société. Les vices qui en peuvent découler, la grossièreté, l'intempérance, la lascivité , l'anarchie,, sont su sceptible d'être, avec un certain effort, écartés . Les devoirs de l'homme envers lui-même en tant qu'être moral sont à plus forte raison conçus en fonction de la con sidération de l'humanité qui réside en lui : « Quant à ce qui concerne les devoirs de l'homme envers lui-même, considéré comme être p u r e m e n t moral (abstraction faite de son an im alité) , ils consi stent dans une condition formelle , dans l'accord des ma­ ximes de sa volon té avec l a d i g n i t é de l'humanité qui ré­ side en sa personne . .. 1u. > Ces devoirs impliquent avant tout la perfection de soi-même, au point de vue physique et moral. La perfection physique ne comporte certainement pas la réalisation d'u n idéal de beauté, car cela dépend largement des don s de la nature, et la perfec140 . 141.

Notamment dans les Considérations sur le sentiment du beau et du sublime. Doctrine de la Vertu, p.

u4.

142.

Ibid. , p. 7 4.

KANT

72

tian atteinte à ce titre ne peut être matière de devoir 148 • Il s 'agit plutôt de la culture d e toutes les facultés en général, qui son t nécessaires à l'accomplissem ent des fins proposées par la raison. Quant à la perfection morale, elle consiste à faire son dtvoir et à le faire p a r d e v o i r (de telle sorte que la loi ne soit pas seulement la règle, mais encore le m obile des ac­ tions) . C ette dernière exigence contient une difficulté : < En e ffet il n'est pas possible à l'homme de pénétrer assez avant dans les profondeurs de son propre cœur pour s'assurer plei­ nement, même dans u n s e u 1 a c t e , de la puret é morale et de la sincérité de son intention, n ' eût-il d' ailleurs aucun doute sur la légalité de cet acte . . . 1> Ain si Kant est amené à un compromis, une con cession et cela, vu son intransigeance, est particulièrement remarqu able. « Le devoir d'estime r la valeur de ses a ctions , non d'après leur légalité, mais d' après leur moralité (d'après l'intention ) , n'est donc aussi qu e d' obligation l a r g e ; la loi n 'exige pas que cet acte intérieur même ait lieu dans le cœur de l'homme ; eJle nous prescrit seulement, cette maxime d'action, de travailler de tout notre pouvoir à faire que, dans tou s les actes conformes au devoir, la pen sée du devoir même soit un mobile suffi sant 146 • 1> C ette concession est d' ailleurs inévitable. Mais elle signifie néanmoins un renoncement à la possession de cette perfection « que notre devoir est de p o u r s u i v r e , mais non d ' a t t e i n d r e (dans cette vie) » 1"8 , dont la réalisation permettrait d ' aspirer à la dignité. D' autre part, la con centration de l'hom­ m e sur l'intention vue intérieurement seulement, recèle , il nous semble, le danger de lui faire oublier l' autre extrémité de la re­ lation . Pour Kant évidemment il n ' y a pas de dan ger , car c' est pour lui un principe essentiel de la m orale que l' intention seul e compte, sans égard à son effet ou à son obj et , à la condition en ­ core qu' elle soit acquise par la voie d'une lutte intérieure et non pas qu' elle soit simplem ent innée m_ C ' est que, à vrai dire. Kant ne nourrit a u cun intérêt ni amour pour cet obj et de l'in­ tention ; il est tou t entier pench é sur lui-m ême, serait-ce en vertu du devoir. Cet égocentrism e in troverti doit nécess airement m ener à un i solement volontaire et orgueilleux et à une sé­ cheresse de cceu r . Qu 'il en soit ainsi , que le danger soit réel , 1 ".

1 43 . Ibid. , p. 2 3 . 145. Ibid. , pp. 33-34. 1 4 7. Ibid., p. 33.

144 . Ibid. , p. 3 3 . 146. Ibid. , p . I I 6.

73

LA COND ITION HUMA INE

l'expérience le montre souvent, et la vie intime de Kant est un exemple parlant. Traduits dan s un langage moins abstrait, les devoirs de per­ fection morale se déterminent ainsi : 1 ° se dépouiller de la ru­ des se de sa nature ; 2 ° pousser la culture de sa volonté jusqu'au plus pur sentiment de la vertu Le premier devoir l'est aussi par rapport aux autres, mais quel est son véritable caractère ? Kant le dit lui-même : « Ce ne sont là, il est vrai, que des œu­ vres e x t é r i e u r e s ou accessoires (parerga) offrant une belle apparence de vertu, qui d'ailleurs ne trompe personne, parce que chacun sait quel cas il en doit faire. Ce n'est qu'une sorte de petite monnaie ; ma is. . . Un a b o r d f a c i 1 e , un l a n g a g e p r é v e n a n t, la p o l i t e s s e, l ' h o s p i t a l i t é , cette douceur dans la controverse qui écarte toute dispute, tou­ tes ces formes de la sociabilité sont des obligations extérieures qui obligent aussi les autres, et qui favori sent le sentiment de la vertu, en la rendant plu s aimable 148 • > Ce n'est vraiment pas beaucoup au point de vue moral que cet élan aimable vers les autres , mais aussi ne mérite-t-il pas le nom de vertu. Celle-ci, il paraît, doit touj ours tendre vers l'intérieur de l'homme ; ce qui se pas se au dehors ne la regarde pas. « La culture de la vertu, c'est-à-dire l ' a s c é t i q u e morale a pour principe, en tant qu' il s'a git d'un exercice ferme et courageux de la vertu, cette sentence des stoïciens : accoutu­ me toi à s u p p o r t e r les maux accidentels de la vie et à t ' a b s t e n i r des jouis sances superflues (sustine et absti­ ne) > Que cette fameuse formule stoïcienne n'implique pas un égoïs­ me parfait, le soutienne qui veut. Mais on ne peut pas ne pas voir qu'elle conduit à la rupture des lien s essentiels avec les autres, à un isolement. Et c'est pourtant Kant qui a dit : « C'est un devoir aussi bien envers soi-même qu'envers les autres de pousser le commerce de la vie ju squ'à son plus haut degré de perfecti on morale (officium, commercii sociabilita s) ; de ne pas s ' i s o l e r (separatistam agere) ; de ne pa s ou blier tout en plaçant en soi-même le point central et fixe de ses principes, de considérer ce cercle que l'on trace autour de soi comme étant lui-même inscrit dans un cercle qu i embra sse tout, c'est-à-dire dans le cercle du sentiment cosmopolitique 161 • > 8 14 •

ll5().

148. 1 50.

Ibid. ,

Jbi,d.,

pp. 2 3-24. p. 1 75 .

149. Ibid. ,

p.

1 6o.

1 5 1 :-- [ bi,d. , p. 1 60.

74

KANT

Est-ce pourtant humainement possible si l'on suit les règles kantiennes ou stoïciennes ? D'ailleurs ce devoir qui devrait être fondamental en tant que cimentant la solidarité humaine (et la morale n'a pas de sens que par rapport aux autres, car tout de­ voir véritable moral est un devoir envers autrui), donc ce de­ voir réduit à la forme de commerce de la vie ou sociabilité n'en ·est pas un, selon Kant, c'est un parergon seulement, devoir ac­ cessoire 15�. L'homme vertueux est un homme isolé. La disposition naturelle qui permet l'accomplissement de ces devoirs de vertu, c'est le sentiment moral qui est présent dans tous les hommes et qui est « la capacité d'être mus dans notre libre arbitre par la raison pure pratique ou par la loi qu'elle prescrit 1.li8. Ce sentiment engendre lui-même un devoir : celui de l'estime de soi . « Le respect de la loi, lequel con sidéré sub­ jectivement s'appelle sentiment moral, se confond avec la con­ science du devoir. C'est pour celé! que le témoignage du respect que l'homme se doit en tant qu'être moral estimant son devoir, est lui-même un devoir que les autre s ont envers lui et un droit auquel il ne peut renoncer 166 • > Pourtant ce respect proprement dit n'est pas dû à l'homme tel quel, mais à la loi qui réside en lui. « .. . C'est pourquoi, quand on dit que 1 ' e s t i m e d e s o i est un devoir pour l'homme, on parle improprement ; il vaudrait m ieux dire que la loi qui réside en lui arrache inévitablement son r e s p e c t pour son propre être. .. 156 • » « L'objet du respect est donc simplement la loi. Tout respect pour une perso n n e n 'est proprement que res­ pect pour la lo i . . . 1.M . > Il ne faut donc pas s'abuser . C'est la loi qui mérite le respect et non pas l'homme. Pour lui, au contraire, le respect pour la loi comporte néces sairement la con science de sa propre indi­ gnité ou l'humilité. « La véritable humilité doit être néces sai­ rement le fruit d'une comparaison sincère et exacte de soi­ même avec la loi morale (avec sa sainteté et sa sévérité) 'lliT_ > Cette hum i 1 i tr l é ç,itime (car il y en a une qui ne l'est pas , la « fausse humilité qui rejette toute prétention à quelque valeur morale que ce soit ») 1J58 est conforme à l'esprit du christianisme et Kant le souligne : < .. . et l'on peut, sans hypocrisie, répéter 152. 1 54. 1 56. 1 5 7.

Ibid. 1 5 3. Ibid. , p. 4 5 . 1 5 5 . Ibid. , p. 49. Ibid. , pp. 144- 1 4 5 . Fondements , p. 102, n. Voir aussi Critique de la Raison pratique, p. 82. Doctrine de la Vertu, p. 99. 158. Ibid. , pp. 98, 97.

LA CONDITION HUMAINB

75

en toute vérité de la doctrine. morale de l'Evangile, qu'elle a la première, par la pureté du principe moral, mais en même temps par sa convenance avec les limites de s êtres finis, soumi s toute bonne conduite de l'homme à la discipline d'un devoir qui, placé sous les yeux, ne les laisse pas s'égarer dans les perfec­ tions morale� imagi naires, et qu'elle a posé des bornes de l'hu­ milité (c'est-à-dire de la connaissance de soi-même), à la pré­ somption et à l'amour de soi, qui tous deux méconnaissent vo­ lontiers leurs limites u;e . » Toutefois , en ce qui concerne les « perfection s morales ima­ ginaires > nous ne pouvons dire autant de Kant. Car la conces­ sion faite par l'admission de l'humilité, à la lettre du christia­ nisme, il en revient aussitôt moyennant la distinction entre l'homo phaenomenon et l'homo noumenon : « .. . son peu de va­ leur comme homme animal ne saurait nuire à la conscience de sa dignité comme être raisonnable, et il ne doit pas renoncer à cette estime morale qu'il peut avoir pour lui-même en cette der­ nière qualité... ce serait abdiquer sa dignité ; mais il doit tou­ jours maintenir en lui la conscience de la noblesse de ses dis­ positions morales, et cette e s t i m e d e s o i . es t un devoir de l'homme envers lui-même 180 • > S'il en est ain si et si l'homo noumenon n'est pas une pure fiction, pourquoi donc cette triste constatation ? « Il n'est pas précisément nécessaire d'être un ennemi de la vertu, il suffit d'être un observateur de sang froid qui ne prend pas immédia­ tement pour le bien même le vif désir de voir le bien réalisé, pour qu'à certains moments (surtout si l'on avance en âge et si l'on a le ju gement d'une part mûri par l'expérience, d'autre part aiguisé pour l'observation) on doute que quelque véritable vertu se rencontre réellement dans le monde 181 • » Il n'y a plus moyen d'échapper à la conclusion que la dignité, si obstinément revendiquée, demeure toujours encore dans le monde d'au-delà, inaccessible à tout jamais au simple individu mortel. b) L 'h o m m e et autrui.

Les principes qui doivent inspirer l'homme dans ses relations avec autrui sont conçus par Kant dans un esprit très généreux x 59. Critique de la Raison pratique, p. 90. 160. Dodrine de la Ve,tu, p. 97. x 6 1 . Fondements, p. n 3.

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et optimiste. D'abord , il y a sympathie universelle et pouvoir de communication : « . . . h u m a n i t é signifie d'une p art le sentiment de la sympathie universelle, d 'autre part la faculté de pouvoir se communiquer d'une manière intim e et univer­ selle ; or ces qualités réunies constituent la sociabilité qui con­ vient à l'espèce humaine et la distingue de l' animalité resserrée dans d'étroites bornes 1112 • > A côté de ces dispositions naturell es à la sociabilité , il y a aussi l'idée de l' égalité humaine : « Mais l' expression d ' ami des hommes signifie quelque chose de plus strict encore que c elle d e p h i I a n t h r o p e . C ar elle exprime aussi la pen sée et la juste considération de l ' é g a 1 i t é entre les homm e s , c ' e st-à ­ dire l'idée que tout en obligeant les autres par des bienfaits , nous sommes nou s-mêmes obligés par l'égalité qui existe entre nous ; nous nous représentons ainsi tou s les hommes comme des frères réunis sous un père commun qui veut le bonheur de tous 1811• » Et enfin, cette ambiance fraternelle devient corroborée par l'existence de l'intérêt commun : « Par con séquent la maxime de l'intérêt commun qui veut qu 'on fasse du bien à ceux qui sont dans le besoin est un devoir général pour les hommes ; car, par cela même qu'ils sont de$ hommes, ils doivent être con­ sidérés comme des êtres raisonnables suj ets à des b esoin s et réunis par la nature dans une m êm e demeure pour s 'aider réci­ proquement 111,, _ > La mise en œuvre de ces principes permettrait sans doute d'envisager les relations mutuelles des hommes avec les senti­ ments de confiance et de s écurité. Mais malheureusem ent ils s e trouvent incompatibles avec l a véritable nature humaine , car , à côté des bonnes disposition s il y' a dans l'homme un penchant radical au mal. Les inclinations qui le destinent à la sociabilité se heurtent à une insociabilité innée : « L'homme est un être destiné à la vie de société, quoiqu' en revanch e il soit p eu so­ ciable : en cultivant la vie de société, il sent vivement le b esoin de s ' o u v r i r aux autres , même sans songer à en retirer au­ cu n a v :: mtél 0 e : m c1 i s d ' u n autre c ôté, il est retenu et averti par la crainte de l' abus qu' on peut fa ire de c ette révélation de ses pen sées, et il se voit forcé par là de r e n f e r m e r en lui-

162. Critique d u Jugement 163. Doot,ine, de la Vertu,

p. p.

1 68 . 1 59.

1 6-4.

Ibid.,

p. 1 2 7.

LA COND ITION HUMAINE

77

rn �m e une bonne partie de ses jugements, surtout ceux qu'il p orte sur les autres hommes 185 • > La sympathie universelle et le pouvoir de communication de­ viennent ainsi pervertis en méfiance et tendance au renferme­ ment volontaire, tandis que l' amitié fraternelle se transforme en ho stilité : « D e même que l ' état de n ature juridique est un état de guerre gén érale de tous contre tous , de même l ' état de nature éthique est un état d' attaques incessantes déchaînées par le mal qui s e trouve également dans tous les hommes, qui (comme il a été remarqué plus haut) pervertissent les uns par les autre s leur disposition morale . . . 188• > Il s 'ensuit que l'intérêt de l'homme bien compris ne doit pas être placé dans la communauté : « S'il s 'informe des causes et des circonstances qui le mettent ainsi en danger et l'y main­ ti ennent, il peut aisément se convaincre qu' elles proviennent moins de sa propre nature grossière s'il reste isolé, que des hommes avec lesquels il est en rapport ou en relation 1117 • » Quel s s eront donc les devoirs de l'homme envers autrui, qu'il devrait plutôt fuir et mépriser ? Ils particip eront à deux esprits en vertu de squels ils ont été établis, l ' e sprit optim iste animant les principes et l'esprit pessimiste reflétant la triste réalité . Mais ils participeront plutôt au dernier qui , à défaut d' amour et d'humilité constituant la base de la solidarité humaine, abou­ tit à un isolement orgueilleux et à la sécheresse de cœur. Ce qui est égalem ent remarquable , c' est que , malgré la pureté tant réclamée du principe du devoir, il se trouve qu'il ne peut pas se débarasser d'un c ertain intérêt par amour de soi , quel­ que déguisé qu'il soit sous la forme de loi universelle : « En effet, tout rapport moralement pratiqu e entre les hommes est un rapport conçu par la raison pure, c' est-à-dire un ra pport d ' a ction s libres s e réglant sur des maximes qui ont le caractère d'une législation universelle , et qui . par conséquent, ne peu­ vent dériver de l' amour de soi (ex solipsissimo prodeuntes) . .Je veux que chacun me témoigne de la bienveillance (benevo­ lentiam) , je dois donc être bienveillant à l ' égard de cha cun . . . 1118 • >

1 6 5 . Ibid. , p. 1 5 7.

1 66.

La Religion dans les limites de la simple raison, p. 1 3 1 . 168. Doctrine de la Vertu , p. 123.

167. Ibid. , p . 1 25.

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78 Amour :

« L ' a m o u r est une affaire de s e n t i m e n t , non de vo­ lonté : je ne puis aimer parce que je le v e u x et encore moins parce que je le d o i s (je ne puis être forcé à l'amour) ; un d e v o i r d ' a i m e r est donc un non-sens .. . Ce que l'on fait par contrainte, on ne le fait pas par amour 1• . :» [et le devoir présuppose une contrainte] « .. .il y faut voir une maxime de b i e n v e i 1 1 a n c e (un principe pratique), ayant pour effet la bienfaisance > uo_ Respect :

« Il en est de même in du r e s p e c t que nous devons témoi­ gner aux autres ; il ne s'agit pas en effet ici simplement de ce s e n t i m e n t qui résulte de la comparaison. .. mais d'une m a x i m e qui consiste à restreindre notre estime de nous­ mêmes au moyen de la dignité de l'humanité dans une autre personne et par conséquent on doit entendre ici le respect dans le sens pratique (observantia aliis praestanda) ... ir.a_ > < ... Tout le respect auquel je suis naturellement obligé est celui de la loi en général (revereri legem) . . . 17• _ > Amitié :

« L ' a m i t i é (considérée dans sa perfection) est l'union de deux personnes liées par un amour réciproque et un égal res­ pect. On voit aisément qu'elle est l' idéal de la sympathie et de la bienveillance entre des hommes unis par une volonté morale­ ment bonne, et que, si elle ne produit pas tout l e bonheur de la vie, les deux sentiments qui la composent rendent l'homme digne d' être heureux ; d'où il suit que c'est pour nous un devoir de cultiver l'amitié. Mais si c'est un devoir imposé par la raison, sinon un devoir commun , de tendre à l'amitié comme au maxi­ mum des bons sentiments des hommes les uns à l' égard des au ­ tres, il est aisé de voir que l'amitié parfaite est une pure idée qu'il est impossible de réaliser absolument, quoiqu'elle soit pra­ tiquement nécessaire m. >

1 69 .

Ibid. ,

1 73.

p. 47.

plus haut • Amour •· Ibid. , p. 1 50.

171 . V.

Ibid., p. 1 2 1 . Doct,ine de l a 1 74 . I bid. , p. 1 5 3 .

1 70 . 1 72 .

Ve,tu,

p.

121.

LA CONDITION HUMAINE

79

Bienfaisance :

« La bienveillance est le plaisir que nous trouvons dans le bonheur (dans le bien-être) d ' autrui ; la bienfai sance est la maxim e qui consiste à s e propo ser pour but ce bonheur, et le devoir de bienfaisance est l' obligation que la raison impose au suj et de prendre cette maxime pour loi général e. Il n' est pas évident de soi-mêm e qu'une telle loi en général réside dans la raison ; l a m axim e : chacun pour soi, Dieu (la fortune) pour tous, semble plus naturelle 1'16 . >

Compassion < . . . Or ce ne peut être un devoir d' augmenter l e mal dans le monde, et par conséquent de faire le bien par c o m p a s s i o n 11 0 > . C ar nous sommes alors deux à souffrir d e la dou­ leur . . .

Pitié : « L' espèce d e bienfait offensant qu'on appelle la p i t i é , et qui exprime une bienveillance pour des êtres indignes est en­ core une chose dont les hommes devraient s'abstenir les uns à l'égard des autres m. >

Pardon : « Le p a r d o n (placabilita s) est donc un devoir de l'homme ; mais il n e faut pas le confondr e avec cette lâche disposition à supporter les off en ses (ignava iniuriarum patientia) , car ce se ­ rait j eter ses droits aux pieds des autres, et manquer à ce que l'homme se doit à lui-même l'ls_ >

Sacrifice : « Le s acrific e de son propre bonheur et de ses vrais b esoins au bonheur et aux besoins d' autrui deviendrait une maxime contradictoire en so i si on l' érigeait en loi universelle . . . La loi ne s 'applique pas ici à des actions déterminées mais s eulem ent à des maximes 1.,.. > 1 75. Ibid. , p. 1 2 7 . 1 77. Ibid. 1 79 . Ibid. , p. 1 35 .

1 76. Ibid. , p . 1 34 . 178 . Ibid. , p . 140.

80

KANT

C ' est donc seulem ent pour nous installer dans ce monde gla­ cial d'où tout contact humain direct, amour, compassion , pitié , voire respect sont chassés que Kant a établi d e s principes a u s si élevés . Devoir, c' est pouvoir. Pourquoi donc n e peut-on aimer si on l e doit ? Car , répond Kant, devoir, c ' est s' imposer une contrainte. Ainsi un amour sans contrainte n' est pas vertueux . Et le respect, qu' e st-il devenu ? Peu importent les a ffirm ation s toujours renouvelées de Kant que l e respect est dû à tout hom­ me en tant que suj et de la loi . Cette lo i même le ren d impossi­ ble . Car elle usurpe le respect en mettant en m ê m e temps en relief tout l'abîme qui sépare l' homme de l ' accompli ss ement de ses devoirs . Elle fait d'un homme le juge implacable d ' un autre , ce qui est inévitable tant que la loi s era l e suj et du respect , et non pas l a personne humaine tell e quelle . Car, puisqu 'il y a dans ce systèm e des hommes qui ne sont même pas dignes de pitié, comment le s eront-ils de respect ? Ainsi l'homme est tombé très bas et la chute est d' autant plus sensible qu'il est tombé de plus haut. Lui , de toute manière vou é à la solitude, s e voit imposer un isolem ent hautain et s'inter­ dire tout élan naturel vers autrui . Cet élan pourtant est un be­ soin fondamental , une « Naturanlage » non moin s forte et légi­ time que celle qui a men é à la conception des idées dialecti­ ques. Seulement, pour le reconnaître , il fallait peut-être plus de charité et d'humilité sincère que Kant n ' en poss édait . c) L 'homme dans l'Etat. Les rapports de l'homme avec l 'Etat sont réglés par des loi s juridiques qui impliquent des droits et des devoirs. Le droit l e plu s ess entiel, celu i q u e chacun tient d e la nature , donc inné , c'est la liberté : « C e droit unique , originaire, q u e chacun pos­ sède par cela seul qu ' il est hom m e , c' est la I i b e r t é (l'in dé­ pen dance de toute contrainte imposée par la volonté d' autrui) , e n tant qu'elle peut s'a ccorder, suivant une loi générale , avec la liberté de chacun . L ' é g a l i t é . . . cette propri été qu ' a l' homme d' être son propre maître . . . e n m ê m e temps la qualité d ' h o n n ê t e homme . . . tous ces droits sont déj à contenu s dans le principe de la liberté innée . . . 1 so . » Avec la reconnaissance de la liberté et de l' égalité q u i en ré­ sulte, la dign ité de chaque citoyen semble être assurée : « Au 1 80 .

Doct rine du Droit ,

pp. 55-56.

LA CONDITION BUMAINB

81

cun homme ne peut être san� aucune dignité dans l'Etat, car il a du moins celle de citoyen, à moins qu'il ne l'ait perdue par sa propre f a u t e , auquel cas, s'il conserve la vie, il devient un instrument entre les mains d'autrui... 181 • > Evidemment la liberté est soumise à la loi et est circonscrite par celle des autres, mais comme cela se fait par un commun ac­ cord, elle n'est pas atteinte. < Et l'on n e peut pas dire que l'Etat ou que l'homme dans l'Etat ait sacrifié à une certaine fin une p a r t i e de la liberté extérieure qui est innée en lui ; mais il a renoncé entièrement à la liberté sauvage et déréglée pour re­ trouver dans une dépendance légale, c' est-à-dire dans un état juridique, sa liberté en général intacte, puisque cette dépen­ dance résulte de sa propre volonté législative 1&1 _ > Cependant cette « propre volonté législative > se born e ex­ clusivement au droit de donner son suffrage qui constitue seul A partir du moment où ce droit est la qualité de citoyen exercé, le citoyen abdique tout autre droit d'intervention dans les affaires de l'Etat et s'en remet entièrement au chef qu'il s' est donné. La liberté et l'égalité se vident désormais de leur contenu. Car la conception de l'inviolabilité de . pouvoir que Kant préconise les absorbera. L'Etat devient fermé, le pouvoir absolu. l.SII .

Autorité

< L'idée d'une constitution politique en général, qui est en mê­ me temps pour chaque peuple un ordre absolu de la raison pra­ tique jugeant d' après les concepts du droit, est s a i n t e et i r r é s i s t i b l e ; et quand même l'organisation de l' Etat serait défectueuse par elle-même, aucun pouvoir subalterne dans cet Etat ne peut opposer une résistance active au souverain qui en est le législateur ; mais les défauts qui s'y trouvent doivent être insensiblement corrigés par des réformes qu'il accomplit de lui ­ même .. . car l'autorité déjà existante, sous laquelle vous vivez, est déj à en possession de la législation, et si vous pouvez dis­ cuter publiquement cette législation, vous ne pouvez vous éri­ ger vous même en législateur opposant 8' . > < .. . et c'est là ce que signifie cette maxime que « toute auto­ rité vient de Dieu. > Elle n'indique pas le f o n d e m e n t h i s t o r i q u e de la constitution civile, mais elle exprime une i dée 1

1 8 1 . Ibid. , p. 1 95. 183. Ibid., p. 1 70.

182. Ibid., p. 1 72. 184. Ibül., p. 2 63.

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KANT ·

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ou un principe pratique de la raison, à savoir qu'on doit obéir au pouvoir législatif actuellement existant, quelle qu 'en puisse être d'ailleurs l'origine.

De là aussi cette proposition que le maître dans l'Etat n'a que des droits vis-à-vis des sujets et qu'il n'a point de devoirs. Bien plus, si l'organe du souverain, le régent, agit contrairement aux lois, ... alors les sujets peuvent bien opposer à cette injustice des plaintes mais jamais la résistance 11115 • > Il serait impossible d'imaginer une maxime plus favorable pour tous ceux qui ont prêté la main à l'œuvre naziste d'exter­ mination, ou toute autre œuvre de violence dictée par des rai­ sons d'Etat présumées ou réelles. Ils peuvent en toute simpli­ cité s'en remettre au jugement de ce grand philosophe pour apaiser les reproches, s'ils en ont conscience. Ils n'ont fait que leur devoir. Mais alors, comment parler de liberté, de dignité ? Egalité :

« Cette dépendance de la volonté d'autrui et cette inégalité ne sont pourtant nullement contraires à la liberté et à l'égalité de ces individus comme h o m m e s , formant ensemble un peu­ ple ; elles sont plutôt favorables à la formation de l'Etat et à l'établissement de la constitution civile. Mais dans cette consti­ tution tous ne peuvent revendiquer au même titre le droit de suffrage, c'est-à-dire le droit d'être citoyens, et non pas simple­ ment concitoyens. En effet, de ce qu'ils peuvent exiger d'être traités par tous les autres comme parties passives de l'Etat, d'après les lois de la liberté et de l'égalité naturelles, il n'en résulte pas pour eux le droit d'agir à l'égard de l'Etat lui-même comme membres actifs , de l'organiser ou de concourir à l'éta­ blissem ent de certaines lois .. . 1811 • > Il s'agit ici des serviteurs, femmes , mineurs et étrangers . En effet , c'est une égalité plutôt exclusive. Justice :

« La loi pénale est un impératif catégorique. .. car , quand la j ustice disparaît, il n ' y a plu s rien qui puisse donn er une va­ leur à la vie de s homme s sur la terre. .. l.8'1'. > 1 8 5 . I bid. , p. 1 78. 1 8 7. Ibid. , p. 1 98 .

1 8 6. Ibid. , p . 1 7 1 .

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LA COND ITION llUMA INB

< Il n'y a que la loi du talion (jus talionis), bien comprise, qui, à la barre du tribunal (non dans les jugements privés) puisse déterminer la qualité et la quantité de la punition ; toutes les autres sont vacillantes et ne peuvent, à cause des considéra­ tions étrangères qui s'y mêlent, s'accorder avec la sentence de la pure et stricte justice .. . 188 • > < ... si le criminel a commis un meurtre, il faut qu'il meure. . . Je dis plus : si la société civile se dissolvait du consentement de tous ses membres (si , par exemple, un peuple habitant une île, se décidait à se séparer et se disperser dé. tts un autre monde) le dernier m eurtrier qui se trouverait en prison devrait d'abord être exécu té, afin que chacun portât la peine de sa conduite 1•. > < La m o r t est donc, même dans le cas où il s'agit de déci­ der du sort de plusieurs conjurés, le meilleur niveau que puisse appliquer la justice publique. D'ailleurs on n 'a jamais entendu dire qu 'un criminel condamn é à mort pour un meurtre se soit plaint que la peine fôt trop forte et par conséquent injuste ; s'il tenait un tel langage, chacun lui rirait au nez 100• > Si le cas n'était pas trop horrible dans sa naïveté, ce serait Kant tenant ce langage qui mériterait bien qu'on lui rie au nez. Nous voilà revenus aux temps de Hammourabi, avec le codex auquel vient de s'identifier, par une tournure bizarre, l'impé­ ratif catégorique, celui qui commande : agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen. Ainsi, si le régent le trouve bon, il peut déclarer coupable un homme, un groupe, une communauté entière et lui infliger telle peine qui lui plaira, sans s'attendre à une résistance. Voilà où une intelligence, qui ne parle que liberté, humanité, dignité, a pu s'égarer, où elle a pu entraîner d'autres. Je ne prétends pas dire que Kant l'ait voulu. Au contraire, cette manière de penser est atténuée chez lui de mille façons et il ne se lasse pas d'exalter la sublimité de la nature humaine, de sa destination. On peut dire que la lettre de son ouvrage en général se conforme à cette conception généreuse. Seulement l'esprit y échappe et Kant ne s'en rend pas suffisamment compte pour être en état de le contrôler. 188.

Ibid. , p. 1 99 .

I 90. J bid. , p. 202.

1 89.

Ibid. , p.

20 1 .

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KANT

d) L'homme en face de Dieu. Nous avons vu dans les chapitres précédents qu'au point de vue moral l'homme se suffit entièrement et n'a besoin d'aucun secours surnaturel. L'existence de Dieu n ' a été postulée qu' en vue d'assurer le bien complet, c'est-à-dire le bonheur conforme à l'observation du devoir et qui reste à la vérité en dehors de la morale stricte . En ce qui concerne le s devoirs envers Dieu, au point de vue éthique, ils n'existent pas . « Or toute notre expé­ rience ne nous fait connaître d'autre être capable d'obligation (active ou passive) que l'homme. L'homm e ne peut donc avoir de devoir envers d'autre être que l'homme même « La r e 1 i g i o n comme doctrine des devoirs e n v e r s Dieu, réside donc en dehors de toutes les limites de l'éthique purement phi­ losophique 1a1 _ > L'idée de Dieu n'est nullement susceptible de déroger à la prétention de l'homme d'être < s eigneur de la nature > 1•. Mais on voit mal s ur quoi elle peut bien se fonder , si la nature, par rapport à l'homme, « ne l'a pas plus protégé qu'un animal quel• conque, bien mieux, l'incohérence d e ses dispositions naturel­ les l e plonge lui-même dans le s tourments qu'il s e forge , et l'accule avec ses semblables, par l'oppression de la tyrannie, l a barbarie guerrière, etc. à une telle misère, e t lui-même tra­ vaille à ce point dans la nature de ses forces à la ruine de sa propre espèce, que même avec la nature extérieure la plus bien­ faisante, la fin de celle-ci, en admettant que ce soit le bonheur de notre espèce , ne pourrait systématiquement être atteint e s ur terre, parce que la nature en nous n'y est point adaptée > 1N . Admettons que ce n' est pas l'idée du bonheur dont relève la moralité, et avec elle la dignité. C'e st l'idée de la vertu, vers laquelle l'humanité doit tendre par un progrès continu du mal vers le mieux. Mais dans ce s ens non plus la véritable condi­ tion humaine n' autorise aucun optimisme . En parlant des phi­ losophes qui nourriss ent l'idée du progrès, Kant dit : « Assuré­ ment, ils n'ont pas puisé cette opinion dans l'expérience, s'il est question du bien et du m al m o r a 1 (et non de la civilisa­ tion) ; car l'histoire de tous les temps s'élève trop puissamment là-contre , ce n'est probablement qu'une hypothèse bienveillante 181

xgx. Doctrine de la Vertu, p. xo9. x93. Critique du Jugement , p. 2 2 8 . x94. Ibid.

I92.

Ibid. , p. x 8o.



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LA CONDITION HUMAINE

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des moralistes depuis Sénèque jusqu' à Rous seau pour nous pous ­ ser à cultiver le germe du bien qui peut-être se trouve en nous ; si du moins l'on pouvait compter qu'en l'homme à cet égard il y a un fondement naturel ur;_ > Si donc à la lumière de ce qui vient d' être dit, nous nous de­ mandons si la prétention à la dignité est compatible avec la condition humaine telle quelle, il nous semble que la réponse ne peut être que catégoriquement négative. Du moins il ne peut y être question que la dignité soit due à tout homme, à · titre égal.

••• Pour résumer les résultats de notre étude de la pensée kan­ tienne rappelons que le principe de dignité humaine étant pla­ cé définitivement dans la moralité, il fallait l'examiner sous trois aspects différents que cette valeur présente : la moralité de la personnalité membre du monde intelligible ou du règne des fins, la moralité de l'espèce dans le cadre d'une société juri­ dique universelle et la moralité de l'homme tel quel. Dans le premier cas la réalisation de la valeur morale relève de l'im­ mortalité de l'âme qui est une idée transcendantale ou postu­ lat pratique hors d'atteinte, dans le second elle suppose, d'une part, la continuité de l'espèce et un progrès moral, tous deux simples hypothèses et, d'autre part , la finalité qui n'est réellement qu'un principe subjectif du jugement réfléchissant. Donc dans ce cas également la moralité ne représente qu'une idée ou hy­ pothèse, du reste à jamais irréalisable. Dans le troisième cas, étant donnée la véritable condition de l'homme, celle d'un indi­ vidu mortel dont l'expérience ne permet aucune illusion opti­ miste, la moralité, voir la vertu, sont tout à fait impossibles à réaliser. Il va donc de soi que dans ce cadre encore la dignité est inconcevable . De plus la peinture de l'homme tel quel est susceptible de rendre vaine toute prétention humaine non seu­ lement à la dignité mais encore au simple respect. Cette déviation curieuse d'une notion si catégoriquement pré­ conisée tout le long de l' œuvre kantienne n'y est pas un exem­ ple solitaire. Je crois avoir fait remarquer dans cette étude, sinon toujours explicitement du moins implicitement, comment le criticisme a abouti à un dogmatisme, le rationalisme à un my s1 95.

La Religion dans les limites de la simple ,ai,son, p. 38.

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ticisme, la liberté à un esclavage, le christianisme à un déisme déguisé. Il est d'autre part bien connu que les philosophes pos­ térieurs à Kant ont dégagé de son système de s idées et des con­ clusions qu i lui auraient parues inadmissibles. Probablement au­ cune théorie n' est exempte de c ontradictions (et alors il fallait peut-être restreindre les prétentions) , à plus forte raison il en s e­ rait. ainsi dans un système aussi vaste qu e le système kantien. Rappelons d'ailleurs que les mêmes contradictions entre les prin­ cipes et les conclusions se trouvent chez Platon, chez Rousseau . Et si les diverses do ctrines ne possédaient qu'une existence théorique , on pourrait se contenter d'in diquer leurs défaillances avec une indulgence philosophique . Mais puisque heureusement ou non , elles sont douées du pouvoir d'influencer le cours des affaires humaines, on n e doit pas, il m e s emble , en rester l à . I l faut rechercher l e s c auses des déviations conceptuelles dans tous les cas où elles ont lieu, et surtout chez les philosophes dont l'influence est aussi profonde que celle de Kant. Une telle recherche peut s ' avérer très instructive . Pour u n instant j e n e mets p a s e n doute l a sincérité d e s inten­ tions de Kant. Pour lui, théoriquement, c' est là la pierre de touche. Mais justement, de l' échec de sa philosophie que nous venons d'indiquer, il se dégage peut-être une leçon remarqua­ ble par rapport à c e princip e qui met tout dans l' intention. C ette intention qui n'a qu'un s ens unique, celui vers le suj et , sans j amais s'inquiéter de l' obj et , cette intention aveugl e et sourde pour tout autre chose que le commandement de la loi , est cer­ tainement pour beaucoup dans cet ermitag e qu' est le monde kantien. Pris historiquement, il y a aussi un intérêt à examiner d e près l e s transformations que certaines idées peuvent subir par contact avec une certaine individualité. Kant vécut à une épo­ gtie de prédominance rationalist e , où les idée s de liberté, d' éga­ lité et de dignité flottaient dans l' air. En les faisant siennes, il leur imposa l' empreinte de son caractère . Or, on p eut discer­ ner dans la personnalité de Kant deux traits es sentiel s : une tendance vers l'univers el et une soif d' ordre (peut-être, du reste , que toute s les deux ont une racine commune) . On pourrait clas­ s er Kant parmi ces « magnifiques égoïstes de l'infini > dont Victor Hugo parl e dans Les Misérables, auxquels , « chose étran­ ge, l' infini . . . suffi t . Ce grand besoin de l'homme, le fini qui ad­ met l' embrassement, ils l'ignorent > ™. Quelle peut bien être la cause de cette ignoranc e ou tendance à méconnaître ? Scheler, 196. Tome IV, 5e partie, Chap. XVI.

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en p sy ch ologue compétent, y voit < un sentiment d e haine et d e destruction à l'égard d e toute s les formes positives de la vi e e t d e la civilisation > 19T_ Sans aller aussi loin, on peut qualifier ce phénomène au moins d' indifférence à l' égard de ce qui est simplement humain. Kant diffère pourtant d e ces < magnifiques égoïstes de l'in­ fini > de Hugo en cela que ce n ' est pas la beauté de l' univers qu' il contemple et admire, mais plutôt son ordre apparent. II e n éprouve une « tranquille félicité >. Un « repos de sens > 1118 , car l'univers , l a n ature n ' a point de mystère pour lui . Pourquoi donc n'impo ser un ordre pareil à l'humanité, qui n' est qu'un e part de la nature ? Il s'y j oint un bon fon d d'assurance et une foi inébranlable dans l ' omnipotenc e de la raison « pure >. Avec de telles dispo­ sitions la conception d'un système humain où tout est subor­ donné à la contrainte de la loi , par esprit d'ordre et de disci­ pline, devient tout au moins compréhensible. De là un pas de plus et on se croit en droit d'imposer ce système aux autres . N' oublions p a s que l'indifférence inconsciente de Kant à l'égard de l'humain dans sa diversité et changeabilité se manifeste d'une manière palpable dans le fait que Kant n'a jamais eu en­ vie de quitter son Koenigsberg n atal, même pour un seul voyage, pour une seule journée . Même en supposant qu'il était doué d'une faculté imaginative extraordinaire et qu'il suppléait au manque de certaines connaissance s de première source par une lecture étendue , il n'a pu quand même admettre qu'une image « synth étique > puisse être l'équivalent de la réalité. L'imagina­ tion humaine à l' égard des choses empiriques a touj ours besoin d'un support sensible, si faible soit-il . Loi . Ordre. Discipline . Etat, Autorité . Scheler avait donc rai­ son en di sant que « par la pénétration dans le s fondements . . . d e l' éthique d e Kant, il devient ultérieurement possible d e dé­ montrer aussi par la voie psychologique et historique dans quelle m e sure c ' était un éthos populaire et national étroitement limité à une cert2 i n e é11ocm· de l ' histoire de la Prusse > 1•. Dans cet éthos national Kant a cependant apporté une intel­ ligence hors de pair et une rare pénétration . Grâce à elles il a conçu une phénom énologie morale souvent juste, mais il l'a touj ours subordonnée à une idéologie fausse. 197. L'homme du ressentiment , p. 1 54. 198. DELBOS ,

La p hilosop hie pratique de Kant , pp. 76-7 7 , et 79.

r 99. Formalismus in de, Ethik ... , p. VI.

DEUXIÈME PARTIE

PASCAL « Deux excès : exclure la raison, n'admet­ tre que la raison. > (Pensées, fr.

253) .

< Et comme l'humilité égale vérité, ainsi mépris égale méprise et totalisation pas­ sionnée. C'est donc à la perspective ensem­ ble distante et aimante du respect qu'il fau­ drait comparer l'humilité, ou plutôt le res­ pect- sentiment est une conséquence locale de l'humilité-vertu... > (V. JANKÉLÉVITCH, Traité des vertus, p. 296 . )



Il serait difficile de définir la pensée de Pascal comme systè­ me , doctrine ou théorie, étant donné le caractère fragmentaire sous lequel elle nous est parvenue . Même abstraction faite de cet état, il est douteux que Pascal, au cas où il lui aurait été possible d'achever son Apologie, lui ait donné une forme sys­ tématique, à l 'instar de la géométrie, cette science i déale pour la plupart des philosophes, Pascal y compris. Ce que Pascal lui-même en dit n rm � autorise à suppo ser le contraire car, se­ lon lui, son sujet n'est pas capable d 'un ordre * . Et nous sa­ vons que P ascal, une fois une conclusion arrêtée ne cherche pas à s ' en départir. Néanm oins le peu qui nous reste de sa pen­ sée embrass e presque tous les sujets qu' a traités le vaste sys­ tème kantien et présente une unité organique de beaucoup su­ périeure. P ascal a conçu son Apologie de la religion chrétienne en par­ tant de la considération de la condition hum aine telle quelle . A l a lumière de l a foi chrétienne cette condition e s t l' état de corruption à la suite du péché originel , et est précédée de l'état d'innocence et suivie de l' état de grâce. Mais l'homme envi­ sagé par Pascal par rapport à ces trois états différents est touj ours l 'homme réel, concret, un dans sa diversité et le pas­ sage d ' un état à l' autre s e fait pour cet homme même sans pro­ duire en lui une scission tranchante et sans le transformer en un être autre que lui. Evidemment, au point de vue philo sophiqu e s eul l' état actuel de l 'homme, dit « de corruption >, présente un intérêt . D ' ailleurs Pascal ayant conduit l 'homme au seuil de l'état de grâ ce s'y ar­ rête et ne prétend gu ère le pein dre à son tour. Car il ne connaît que son existence et non pas sa nature, et cette ignorance, Pas­ cal ne l' oubliera pas. Par cons équent et conformément à cette structure interne de l' œuvre de Pascal , l ' examen de la nature de la dignité humaine se fera ici sur un pl an uni q u e , celui de la condition humaine.

• Frag. 3 7 3 . Brunschvicg.

Les numéros

des fragments des

Pensées

sont ceux de l 'édition

'· . ' .

CHAPITRE I

LA CONDITION HUMAINE

L'esprit de l'œuvre de Pascal semble au premier abord être in­ compatible avec la notion de dignité humaine. En effet nul autre que Pascal n'a mieux démontré la vanité des prétentions hu­ maines, n'a plus ardemment préconisé la nécessité d'humilité, de soumission, d'abaissement de la < superbe ». Malgré cette attitude, et même en pleine harmonie avec elle, Pascal reconnaît la dignité de l'homme et, qui plus est, réussit mieux que Kant à la mettre, en elle-même et dans l'ensemble de son œuvre, à l'abri des contestations au point de vue logique. 1. DÉFINIT IONS DE LA NOTION DB DI GNITÉ HUMAINE .

« L'homme est visiblement fait pour penser, c'est toute sa dignité et tout son mérite ... 1 • > La dignité placée ainsi dans la pensée, prise en elle-même, ne présente formellement aucune difficulté : elle est l'objet d'oc­ troi et non d'usurpation ; elle est universelle et particulière en même temps, car la pensée est un fait incontestable dans tout homme ; elle est purement humaine, car la pensée n'est ma­ tière de dignité que pour l'homme . Dans l'ensemble de l'œuvre de Pascal, il se peut que la pen­ sée en tant que principe de grandeur humaine , sans aller jus­ qu'à la dignité, soit plus facilemen t assimilable, d'autant plus que Pascal lui même fait ce rapprochement : « Pensée fait la grandeur de l'homme •. > Mais comme Pascal fait bien état de la nécessité de se servir de termes inéquivo­ ques, rien ne permet de supposer qu'il y ait confusion dans I . Frag. 146.

2. Frag. 346.

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PASCAL

l'usage des deux termes. Par conséquent là où Pascal a mis c dignité >, c'est bien de dignité qu'il s'agit et puisqu'il n'y a pas de question de contradiction entre les deux, mais seule­ ment de degré, il faut reconnaître que Pascal a voulu aller jus­ que-là.

Mais si logiquement la dignité résidant dans la pensée ne se prête pas aux objections, elle comporte pourtant des difficultés d' ordre matériel qui la mettent hors de la portée de l'homme dans son état actuel. < Toute la dignité de l'homme est dans la pensée. Mais qu'estcc que cette pensée ? Qu'elle est sotte... •. > Ici Pascal se propos_ait certainement d'insérer un tableau des qualités et des défauts de la pensée, car il continue : < La pensée est donc une chose admirable et incomparable par sa nature. Il fallait qu'elle eût d'étranges défauts pour être méprisable : mais elle en a de tels que rien n'est plus ridicule. Qu'elle est grande par sa nature I Qu'elle est basse par ses défauts ! '. > Il est possible, à travers les divers fragments de reconstituer, tout au moins partiellement, la conception que Pascal se fai­ sait de la grandeur et de la bassesse de la pensée . Commençons par la grandeur, car c'est elle qui s'attache à la dignité. « Ce n'est point de l'espace que je dois chercher ma dignité, mais c'est du règlement de ma pensée. Je n'aurai pas davan­ tage en possédant des terres : par l'espace, l'univers me com­ prend et m'engloutit comme un point ; par la pensée , je le comprends 11 • > « L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser : une vapeur, une goutte d'eau suffit pour le tuer. Mais quand l'univers l'écraserait l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu'il sait qu'il meurt, et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien °. > Ce qui est admirable et incomparable dans la nature de la pensée, c'est, en un mot , la conscience, prise dans un sens exis­ tentiel . Mais, déjà là, ce qui fait la grandeur de la pensée, la conscience existentielle, est associée à un élément d'humilité : c'est la reconnaissance de notre faiblesse à l'égard de l'univers qui nous en distingue et qui nous donne, en même temps , un 3. Frag. 365. 6. Frag. 347.

4. Ibid.

5. Frag. 348.

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avantage sur lui . Grandeur . et faiblesse sont ici inséparable. En outre la pensée a de tels défauts qu'elle s'en rend ridicule et méprisable. C'est ce dont l'examen de la pensée en général apporte un témoignag e écrasant. 2. LA PENSÉE BN GÉ�RAL.

Il se trouve, en effet, que c ette capacité magistrale, dont l'homme seul est doué , est de par sa nature même suj ette à toutes sortes d e bornes inhérentes à la condition humaine. En s 'appuyant sur le groupement de fragments effectué par Léon B runs chvicg, il est possible de dégager les caractères suivants : - disproportion par rapport aux deux infinis ; - relation de la partie au tout ; - dualisme de la personne humaine ; - changement et diversité ; - spontanéité et hasard. Quelques défaillances s'y ajoutent, produites par l'usage, mauvais mais inévitable, que l'homme fait de ses facultés : - imagination ; - autom atisme ; - volonté . En suivant les lignes tracées par cette position du problème de la pensée et de la dignité, il est impossible de ne pas citer des fragments bien connus, surtout le célèbre fragment 72. D 'ailleurs , étant donnée la puissance d' appel de la pensée pas­ c alienne , y a-t-il des fragments peu connus ? Disproportion :

< C ar enfin qu' est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant

à l' égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu en­

tre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impén étrable, également in capable de voir le n éant d'où il est tiré, et l'infini où il est englouti ". > « . . . Car qui ne voit que ceux [principes] qu'on propose pour les derniers ne se soutiennent pas d' eux-mêmes , et qu 'ils sont appuyés sur d'autres qui, en ayan t d'autres pour appui, ne sauf7- Frag. 72 , p. 350.

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frent j amais de dernier ? Mais nous faisons des derniers qui pa­ raissent à la raison comme on fait dans les choses m atérielles, où nous appelons un point invisible celui au-delà duquel n o s sens n ' aperçoivent plus rien, quoique divisible infiniment et p ar sa nature '. > « . . . ce que nous avons d' être n ou s dérobe la connaissance des premiers principes, qui naissent du néant , et le p eu que nous avons d'être nous cache la vue de l 'infini •. > « Nous connaissons donc l 'existence et la nature du fini, parce que nous somme s finis et étendus comme lui . Nou s connaissons l' existence de l' infini et ignorons sa n ature, parce qu'il a éten­ due comme nous mais non pas de bornes comme nou s . Mais nous ne connaissons ni l' existence ni l a nature d e Dieu, parce qu'il n'a ni étendue ni bornes 10• > « Nous avons beau enfler nos conceptions , au-delà des es­ paces imaginables, nous n 'enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses 11 • > Il y a donc ici un examen critique qui aboutit, comme chez Kant , à l'affirmation de la finitude de notre entendement, de son impuissance de saisir l e principe et la fin de l' enchaîne­ ment des choses. E n d'autres termes , il nous est i mpossible d'établir ni une métaphysique , ni un corps de science qui em­ brasserait la réalité des choses. Pourtant Pas cal ne nie pas ra­ dicalement la pos sibilité de la connaissance des premiers prin­ cipes. S eulement, il la pla ce ailleurs que ·dans l ' entendem ent ou raison, dans une faculté qui correspond peut-être à c e que Kant appelle l'intuition intellectuelle, mais qui s' appelle ch ez Pascal cœur. On y reviendra par la suite . L a partie et la totalité : « Si l'homme s' étudiait l e premier, il verrait combien il est incapable de passer outre. Comment se pourrait-il qu'une par­ tie connût le tout ? Mais il aspirera peut-être à connaître a u moins l e s parties avec lesquelles il a de l a proportion . Mais l e s parties d u monde ont toutes un t e l rapport, e t u n tel enchaî­ nement l ' une avec l'autre, que j e crois impo ssible de connaî­ tre l'une sans l' autre et sans l e tout. . . Donc toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes médiatement et immé ­ diatement, et toutes s' entretenant par u'n lien n aturel et insen8 . Ibid. , p. 3 5 1 .

u . Frag. 72 , p. 348.

9. Ibid. , p . 3 5 3 .

10. Frag. 2 3 3 , p. 436.

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sible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties 1•. , Ici, par rapport à la connaissance du tout et de ses parties, l' attitude de Pascal est plus négative que par rapport aux pre­ miers principes, et plus négative que celle de Kant. Car celui-ci, tout en refusant à l'entendement la faculté d'arriver jusqu'à l'inconditionné, hors de la série des événements, soit-ce au pre­ miers principes , soit-ce aux fins, admet cependant que dans les limites de l'expérience l'entendement couvre tout le champ du donné, et il en connaît les parties. Chez Pascal, l'entendement se trouve incapable de connaître aussi bien le tout comme les parties. Il me semble que la cause en est que le tout ne se pré­ sente pas à Pascal sous la forme des séries linéaires, rangées dans un ordre mécanique, comme chez Kant. Pascal conçoit un enchaînement beaucoup plus ample, plus ramifié et plus ri­ goureux en même temps : celui d'unité organique d'un corps vivant. « Le moindre mouvement importe à toute la nature, la mer entière change pour une pierre a. > Cette dépendance mutuelle dans tous les sens rend impossi­ ble toute incision , toute connaissance partielle. Elle fait aussi sentir , dans l'ordre pratique, le poids de l'action individuelle, la responsabilité personnelle d'autant plus écrasante puisque notre connaissance est limitée. Pour Kant la responsabilité per­ sonnelle peut être assumée sans crainte du moment où la ma­ xime obj ective de l'action est susceptible d'être convertie en une loi universelle de la nature, loi imposée par la raison. Mais pour Pascal la nature non seulement n'est pas soumise à la raison, mais elle ne lui est pas même accessible. Elle n'est pas un livre déchiffré ; son sens profond reste caché. Au lieu de l'hybris kantienne qui prétend connaître, voire créer l'ordre de la nature, vient l'angoisse devant le spectacle d'un chaos ab­ surde. Se proposer d'y insérer notre action comporte un risque énorme.

Dualisme « Et ce qui achève notre impuissance à connaître les choses est qu'elles sont simples elles-mêmes et que nous sommes cornu. Frag. 72 , p. 355 .

1 3. Frag. 50 5.

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PASCAL

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posés de deux natures opposées et de diver� genre, d'âme et de corps. Car il est impossible que la partie qui raisonne en nous soit autre que spirituelle ; et quand on prétendrait que nous serions simplement corporels, cela nous excluerait bien davantage de la connaissance des choses, n'y ayant rien de si inconcevable que de dire que la matière se connaît soi-même ; il ne nous est pas possible de connaître comment elle s e con­ naîtrait . Et ainsi, si nous [sommes] simplement matériels , nous ne pou­ vons rien du tout connaître, et si nous sommes composés d'es­ prit et de matière, nous ne pouvons connaître parfaitement les choses simples, spirituelles ou corporelles 1' . > « Au lieu de recevoir les idées de ces choses pures, nous les teignons de nos qualités, et empreignons [de] notre être com­ posé toutes les choses simples que nous contemplons lli_ > On sait que Kant a résolu le même problème d'hétérogénéité des concepts d'entendement et des intuitions sensibles par le moyen d'une représentation intermédiaire, en même temps in­ tellectuelle et sensible, notamment le schème transcendantal, produit de la faculté imaginative. Ce schème permet d'effectuer la subsomption des intuitions sensibles sous les concepts et leur imposer l'unité requise par l'entendement. Cette solution n'est possible que dans le cadre d'une théorie de connaissance entiè­ rement subjective, où l'entendement impose ses lois à la na ­ ture. Mais pour Pascal la nature est objectivement indépen­ dante ; l'hétérogénéité de l'homme en face d'elle ne peut être surmontée : « car rien n'est simple de ce qui s'offre à l'âme, et l'âme ne s'offre jamais simple à aucun sujet . .. 19 • > La « rai­ son pure > de Kant, l'homo noumenon, serait pour Pascal une chimère, comme pour Hamman. Quiconque cherche sincèrement la vérité et non pas un modèle abstrait, doit reconnaître que la scission opérée entre la raison et le sentiment est arbitraire et artificielle. Dans les profondeurs de la conscience humaine ils ne font qu'un et leurs racines respectives nous restent cachées, au moin s jusqu'à présent. Un être qui n'agit que rationnelle­ ment n'est pas même concevable. Changement et diversi té :

« Voi là notre état véritable ; c'est ce qui nous rend incapables de savoir certainement et d'ignorer absolument. Nous voguon s 1 4. Frag. 72. p. 356.

1 5. Ibid. , p. 357.

16. Frag. 1 12 .

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LA CONDITÎON HUMAINE

sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants poussés d'un bout vers l'autre. Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle et nous quitte ; et si nou_s le suivons, il échappe à nos prises, nous glisse et fuit d'une fuite éternelle. Rien ne s'arrête pour nous... 1" . > « ... Je n'ai jamais jugé d'une même chose exactement de mê­ me. Je ne puis juger de mon ouvrage en le faisant ; il faut que je fasse comme les peintres, et que je m'en éloigne ; mais non > pas trop. De combien donc? Devinez < La diversité est si ample que tous les tons de voix , tous les marcher, tousser, moucher, éternuer... On distingue des fruits les raisins, et d'entre eux les muscats et puis Condrieu, et puis, Desargues, et puis cette ente. Est-ce tout? _ En a-t-elle jamais produit deux grappes pareilles, et une grappe a-t-elle deux > grains pareils ? etc. < La théologie est une science, mais en même temps combien est-ce de sciences r Un homme est un suppôt ; mais si on l'ana­ tomise, sera-ce la tête, le cœur, l'estomac, les veines, chaque veine, chaque portion de veine, le sang, chaque humeur de sang? Une ville, une campagne, de loin est une ville et une cam­ pagne ; mais à mesure qu'on s'approche, ce sont des maisons, des arbres, des tuiles, des feuilles, des herbes, des fourmis. des jambes de fourmis à l'infini. Tout s'enveloppe sous le nom de campagne > Tout fuit éternellement jusqu'à l'infini, tout change à tout mo­ ment. Tout comprend des parties diverses, jusqu'à l'infini aussi. Il est impossible de retenir l'image fixe et simple d'une chose quelle qu'elle soit. II n'y a donc pas de connaissance stable. Pour échapper à cette conclusion inacceptable la raison a eu recours, depuis Platon et même avant, à faire abstraction de cet état des choses comme étant illusoire, irréel, et à lui substituer une autre réalité, fixe, unie et inchangeable, compréhensible par la raison parce que créée par elle. Certes, il y a de la grandeur de l'esprit humain, dans ce procédé, mais aussi évasion. Car qu'est-ce qu 'était la philosophie sinon l'élan vers la compréhen­ c;ion du monde où nous vivons, avec toute sa complexité et son désordre ; sinon une tentative de saisir le sens de notre exis­ tence éphémère ? Cette construction d'un monde « des choses 18

19

20







17 . Frag. 72 , p . 3 54 . 20. Frag. 1 1 5.

18. Frag. 1 1 4 .

19.

Ibid.

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en soi > est, plus qu'un exploit, une abdication. Les essences n'ont d'autres manifestation que dans les existences, c' est à travers celles-ci qu e nous pouvons les atteindre. Le drame de l' existence est tout d'abord à déchiffrer. L'autre solution n'est, à vrai dire, qu'un recul devant les difficultés . Evidemment Pas­ cal lui aussi a une solution extra-mondaine, mais au moins, il n'escamote pas le problème. Il ne cherche pas à effacer le dra­ me existentiel par le moyen d'une ruse conceptuelle. Spontanéité et hasard :

c Hasard donne les pensées , et hasard les ôte ; point d'art pour conserver ni pour acquérir. Pensée échappée, j e la voulais écrire ; j 'écris au lieu qu'elle m' est échappée n. > c: L' esprit de ce souverain juge du monde n' est pas si indépen­ dant qu'il ne soit sujet à être troublé par le premier tintamarre qui se fait autour de lui. Il ne faut pas le bruit d'un canon pour empêcher ses pensées : il ne faut que le bruit d'une girouette ou d'une poulie. Ne vous étonnez pas s'il n e raisonne pas bien à présent : une mouche bourdonne à ses oreilles ; c'en est assez pour le rendre incapable de bon conseil. Si vous voulez qu'il puisse trouver la vérité, chassez cet animal qui tient sa raison en éc�ec et trouble cette puissante intelligence qui gouverne les villes et les royaumes. Le plaisant Dieu que voilà ! 0 r i d i c o l i s s i m o e r o e t •. > L'homme n'est pas en mesure de contrôler ni la spontanéité de ·sa pensée, ni l'intervention du hasard. Comment peut-il donc batir sur une pensée dont il n'est pas maître ? Voilà les limites que la condition humaine impose à l'enten­ dement. Nous voyons que Pascal, longtemps avant Kant , a opéré une critique de la raison, aussi concluante et plus riche en aper­ çus. Kant' a cru pouvoir soustraire l' entendement à ces bornes par la « révolution copernicienne >, c' est-à-dire en subordon­ nant la nature aux lois de l' entendement, à condition pourtant qu'il s'agisse du monde des phénomènes et non pas de celui des · choses en soi. Ayant délimité ainsi le domaine propre de l' entendement, il ne voyait plus de difficultés en ce que celui­ ci couvre tout le champ de l' expérience et constitue à défaut d'une métaphysique, au moins les sciences particulières. 2 1 . Frag. 370.

22. Frag. 366.

LA CONDITION HUMA INE

101

Mais pour Pascal une telle , solution serait illégitime. II hono­ rait l'objectivité indépendante de la nature. Il voyait l'enchevê­ trement inextricable des chose s, leur interdépendance dans tous les sens, leur relativisme essentiel. Il affirmait que les deux élé­ ments subsistant ensemble dans un être vivant sont, malgré leur hétérogénéité, inséparables, sinon en leur faisant violence et en faus sant leur être. Il ne croyait pas que l'entendement soit en mesure de « fixer , les choses dans leur fuite éternelle. Il sen­ tait, au contraire, avec acuité l'impuissance fondamentale à con­ naître les choses. Il en a fait état et il en a tiré ses conclusions, sans s'hasarder à y passer outre. A côté de ces entraves de la pensée, Pascal en concevait d'au­ tres relevant de la < nature > humaine. Car bien que Pascal mette en doute l'existence d'une < nature >, il se sert néan­ moins du terme, une fois ses réserves faites. Donc la nature de l 'homme intervient pour fausser sa pensée par l'influence de l'imagination, de l 'automatisme et de la volonté. Imagination

< C'est cette partie dominante dans l'homme, cette maîtresse d'erreur et de fausseté, et d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours, car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l'était infaillible du mensonge. Mais, étant le plus souvent faus­ se, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant du même caractère le vrai et le faux. Je ne parle pas des fous, je parle des plus sages ; et c'est parmi eux que l'imagination a le grand don de persuader les hommes. La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses .. . Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu'il ne faut, s'il a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa s-0.reté, son imagination prévaudra. Plu­ sieurs n'en sauraient soutenir la pensée san s pâlir et suer... •. > Ainsi, le peu de vérité que l'homme est capable de connaitre subit la pression de l'imagination et le plus grand effort pour l'écarter n'y saura rien, car nous manquons de critères pour dis­ cerner sa part.

2 3 . Frag. 82.

102 . ,,

PASCAL

L'automatisme

« Car il ne faut pas se méconnaître : nous sommes automate autant qu'esprit ; et de là vient que l'instrument par lequel la persuasion se fait n'est pas la seule démonstration. Combien y a-t-il peu de choses démontrées ! Les preuves ne convainquent qtie l'esprit. La coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues ; elle incline l'automate, qui entraîne l'esprit sans qu'il y pense . .. ". > « Spongia solis. - Quand nous voyons un effet arriver tou­ jours de même, nous en concluons une nécessité naturelle, com­ me . qu'il sera demain jour, etc. Mais souvent la nature nous dé­ ment et ne s'assujettit pas à ses propres règles m_ > Kant , en réponse aux objections pareille s soulevées par Hume a. conclu que la conformité des lois de la nature aux règles de r·entendement est assurée par le fait qu e la nature ne nous dit d'autre chose que ce que l'entendement y met. Ain si elle ne peut pas s'en départir. Pour le réaliste qu'est Pascal, la nature agit de son propre droit et il n'y a rien qui puisse nous garan­ tir qu'elle agira toujours selon nos concepts. Entre eux et elle, l'é.cart est radical et ce n'est que la force de l'habitude qui nous le fait oublier. · < Qu'est-ce que nos principes naturels, sinon nos principes accoutumés? Et dans les enfants ceux qu'ils ont reçus de leurs pères , comme la chasse dan s les animaux? Une différente coutume nous donnera d'autres principes na­ turels , cela se voit par l'expérience, et s'il y en a d'ineffaçables à la coutume, il y en a aussi d'ineffaçables de la coutume con­ tre la nature, ineffaçables à la nature et à une seconde cou­ tume. Cela dépend de la disposition •. > La science actuelle se trouve en cela d'accord avec Pascal en confirmant, mais pour des raisons un peu différentes, que toute tentative de conférer aux principes naturels connus un statut absolu inébranlable, est précaire. La vision du monde où tout a sa place stable et converge vers une harmonie universelle semble être dépassée. Volonté et sentiment :

« Tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment. Mais la fantaisie est semblable et contraire au sentiment de sorte qu'on ne peut distinguer entre ces contraires. L'un dit que mon sentiment est fantaisie, l'autre que sa fantaisie est sentiment. Il faudrait avoir une règle. La raison s'offre, mais elle est ployable en tous sens ; et ainsi il n'y en a point > La conviction de l'homme qu'il embrasse telle doctrine ou une autre par la force de l'argumentation ne serait donc qu'illusion. Il s'agit plutôt d'une adhésion en fonction d'une certaine affi­ nité intime entre l'homme et sa doctrine. La raison ne sert pas dans ce cas de contre-partie, car elle est, de par sa nature, c ployable à tous sens >. « L'homme est donc si heureusement fabriqué qu'il n'a aucun principe juste du vrai et plusieurs excellents du faux. . . •. > Ainsi ces erreurs « qui viennent par accident et manque d'in­ te1ligence > 110 achèvent l'impuissance de l'entendement de con­ naître la vérité. La négation de la possibilité d'une connais­ sance vraie pose des questions très graves : « Que fera donc l'homme en cet état ? Doutera-t-il de tout ? doutera-t-il s'il veille, si on le pince, si on le brûle ? doutera-t­ il s'il est ? On n'en peut venir là et je mets en fait qu'il n'y a jamais eu de pyrrhonien effectif parfait. La nature soutient la raison impuissante, et l'empêche d'extravaguer jusqu'à ce point. Dira-t-il donc, au contraire, qu'il possède certainement la vérité, lui qui, si peu qu'on le pousse, ne peut en montrer au­ cun titre et est forcé de lâcher prise ? ai. » Ni le scepticisme extrême, ni le dogmatisme présomptueux ne sont acceptables . « ... Nous avons une impuissance de prouver, invincible à tout le dogmatisme. Nou s avon s une idée de la vérité invincible à tout le pyrrhonisme 12• > « Deux excès : exclure la raison, n'admettre que la raison 111 • > 28

27. Frag. 99. 30. Frag. 83. 33. Frag. 2 5 3.

28. Frag. 2 74. J I . Frag. 4 34•

29. Frag. 82. 32. Frag. 395.



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Cela veut dire que si la raison par elle-même est incapable d'arriver à la vérité, comme nous avons cependant une idée in• vincible de la vérité, il faut qu'il y ait une autre faculté, qui puisse suppléer aux défaillances de la raison. < Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le cœur ; c'est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes, et c'est en vain que le rai­ sonnement qui n'y a point de part, essaye de le combattre. Les pyrrhoniens, qui n'ont que cela pour objet, y travaillent inuti­ lement. Nous savons que nous ne rêvons point ; quelque impuis­ sance où nous soyons de le prouver par la raison, cette impuis_. sance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l'incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent. Car la connaissance des premiers principes comme qu'il y a espace, temps, mouvement, nombre, [est] aus­ si ferme qu'aucune de celles que nos raisonnements nous don­ nent. Et c'est sur ces connaissances du cœur et de l'instinct qu'il faut que la raison s'appuie, et qu'elle y fonde tout son discours 86• > Il est permis, peut-être, d'en conclure que, selon Pascal, ou­ tre la conscience éclairée par la raison il y a d'autres sources valides de savoir subconscientes , que la raison n'arrive pas à pénétrer : le cœur et l'instinct . Exclure ces sources équivaut à l'appauvrissement de la vérité. Ainsi Pascal esquisse ici, dans l 'ordre épistémologique, ce que fera plus tard Freud dans l'or­ dre psychologique : une circonscription des effets de la con­ science raisonnante. Le cœur donc, ou le sentiment, et l'instinct ou l'intuition, saisissent immédiatement les premiers principes, sans en pou­ voir pour autant ren dre compte d'une façon rationnelle, dis­ cursive : « ( .. . Les principes se sentent, les propositions se concluent : et le tout avec certitude, quoique par différentes voies . ) Et il est aussi ridicule que la raison demande au cœur des preuves de ses premiers principes, pour vouloir y consentir, qu'il serait ridicule que le cœur demandât à la raison un sentiment d e tou­ tes les propositions qu'elle démontre , pour vouloir les rece­ voir •. > « Le cœu r a ses raisons que la raison ne conn aît point . . . •. > Ainsi , le j uste règlement de la pen sée consiste en la distinc34. Frag. 282.

35. Ibid.

36. Frag. 2 77.

LA CONDITION HUMAINE

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tion nette de ce qui peut être l'objet du raisonnement et de ce qui peut être l'objet du sentiment, ou du cœur. Ce dernier at­ teint une vérité plus sftre, plus évidente, qui n'a pas besoin de preuves. Mais en revanche il est limité dans son extension et ne s'applique qu'à un petit nombre de vérités premières : « Cette impuissance ne doit donc servir qu'à humilier la rai­ son qui voudrait j uger de tout, mais non pas à combattre notre certitude, comme s'il n'y avait que la raison capable de nous instruire. Plût à Dieu que nous n'en eussions jamais besoin, et que nous connaissions toutes choses par instinct et par sen­ timent ! Mais la nature nous a refusé ce bien ; elle ne nous a au contraire donné que très peu de connaissances de cette sorte ; toutes les autres ne peu-vent être acquises que par rai­ sonnement '". > Il y a donc un domaine de la raison et un domaine du cœur. La pensée, pour ne pas s'égarer, doit respecter leurs limites et ne leur demander que ce qui leur appartient respectivement :­ les premiers principes, au cœur, les propositions qui en décou­ lent, à la raison. C'est une distinction, mais non pas une dicho­ tomie. Les deux facultés suppléant l'une l'autre et assurent en­ semble l'efficacité plus grande de la connaissance. La différence entre les deux penseur s dans ce contexte se fait surtout remarquer sur le plan pratique. Selon Pascal c'est le cœur qui fournit les premiers principes, mobiles de l'action. En cela Pascal est proche d'Aristote, de Hume. Une volonté « pure > au sens kantien, mue par les lois fournies par la raison seule n'est pas à envisager. D'ailleurs, pourquoi la volonté dirigée exclusivement par la raison serait-elle plus « libre > que celle émanant du cœur ? Pourquoi la raison se voit-elle attribuer une « spontanéité > refusée au sentiment ? Est-elle moins sujette à des influences extérieures ? Pourquoi la raison serait-elle tou­ jours juste et le sentiment toujours suspect ? Est-ce qu'il n'y a pas de mauvaises pensées et de beaux sentiments ? Pourquoi proscrire préalablement le concours de la raison et du cœur dans la recherche du bien ? Certes, le mécanisme intime de l'être humain n'est pas suffisamment éclairci et personne n'est 3utorisé à donner des réponses tranchantes à ces questions.

37.

Frag. 2 8 2 .

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3. Mor-L 'INDIVIDU.

Pascal a non seulement déterminé les règles de l'usage de la pensée : il lui a également prescrit un ordre d'application. < . .. Or l'ordre de la pensée est de commencer par soi et par > son auteur et sa fin .. . Cet ordre se justifie aussi bien au point de vue théorique qu'au point de vue pratique. Théoriquement, par l'avantage que l'homme a de se connaître immédiatement. Et bien que cette connaissance soit toujours défectueuse , il s'y attache un intérêt pratique « Il faut se connaître soi-même : quand cela ne servirait pas à trouver le vrai, cela au moins sert à régler sa vie et il n'y a rien de plus juste » Pascal entend donc régler la vie sur la connaissance de l'hom­ me ; c'est pour lui le seul point de départ possible. Qui plus est, il ne se propose point de rechercher les sommets où l'hom­ me peut parfois parvenir, il veut le saisir dans sa moyenneté. « Ces grands efforts d'esprit où l'âme touche quelquefois, sont choses où e1le ne se tient pas ; elle y saute seulement, non comme sur le trône, pour toujours, mais pour un instant seu­ lement 40 • » « Ce que peut la vertu d'un homme ne se doit pas mesurer par ses efforts, mais par son ordinaire '1. > C'est une attitude diamétralement opposée à celle de Kant , qui tout le long de son œuvre ne se lasse pas de répéter que la connaissance de l'homme n'a rien à voir avec ce qu'il doit faire. Ainsi il est amené à concevoir une morale qu'aucun hom­ me ne saurait jamais réaliser, conclusion pessimiste de Kant lui-même. Pourquoi donc avoir choisi cette voie ? C'est que Kant a investi tout son intérêt dans les idées, faute d'en éprouver pour l'homme. Dans la recherche de l'homme Pascal prend naturellement pour point de départ le « moi > . « Qu'est-ce que le m o i ? Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là , puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il ? Non ; car la 88

80

38. Frag. r46. 4r. Fmg. 352.





39. Frag. 66.

40. Frag. 3 5 r .

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LA CONDI TION HUMAINE

petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne fera qu'il n e l' aimera plus. Et si on m ' aime pour mon j ugement, pour ma mémoire, m' ai­ m e-t-on m o i ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre m oi-mêm e . Où est donc c e m o i , s'il n' est ni dans le corps, ni dans l'âme ? . . . 41 • > Notre être le plus intime nous échappe, surtout échappe-t-il au regard d'autrui. Mais pour nous-même, qu' est-il ? « Je sens que j e puis n 'avoir point été, car l e moi consiste dans ma p ensée ; donc moi qui pense n' aurait point été, si m a mère e û t été tuée avant q u e j ' eusse été animé ; donc j e n e s u i s pas u n être nécessaire . . . 41 • > Ainsi, son existence est toute contingente. Un rien suffirait pour qu'il n e soit pas. Si l'on procède maintenant à considérer sa n ature, il se trouve qu' elle est encore plus accidentelle : « Les pères craignent que l'amour naturel des enfants ne s ' effac e . Quell e est donc cette natur e suj ette à être effacée ? La coutume est une seconde nature qui détruit la première. Mais qu' est-ce que nature ? Pourquoi la nature n ' est-elle pas naturelle ? J'ai grand peur que cette nature ne soit elle-même qu 'une première coutume, comme la coutume est une seconde n ature ". > Le « m oi » est ainsi un a grégat d'habitudes dont la composi­ tion, accidentelle elle aussi, le met en état de différenciation par rapport aux autres. Il n ' y a donc aucun terme où l'on puisse s ' arrêter. L'homme concret est un individu dont l'existence est contingente, et la condition absurde . « J e ne sais pas qui m ' a mis a u mon de, ni ce que c' est q u e l e monde, n i q u e moi-mêm e ; j e suis dans une ignorance terrible de toutes choses ; je ne sais ce qu e c' est que mon corps, que mes sens, que mon âme et cette partie même de moi qui pense ce que j e dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, et ne se connaît non plus que le reste. Je vois ces effroyables es­ paces de l'univers qui m' enferment, et je me trouve attach é à un coin de cette vaste étendue , sans que j e sache pourquoi j e suis plutôt placé en ce lieu qu' en u n autre , n i pourquoi c e peu de temps qui m' est donné à vivre m' est assigné à ce point plu­ tôt qu'à un autre de toute l' éternité qui m'a précédé et de toute celle qui me suit. Je ne vois qu e des infinités de toutes parts, ,qui m ' enferm ent comme un atome et comme une ombre qui ne 42. Frag. 323.

43. Frag. 469.

44. Frag. 9 3.

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dure qu'un instant sans retour. Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir, mais ce que j'ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter ... •. > La seule certitude, c'est la mort , inéluctable et imminente. Comment la raison de cet être fragile pourrait-elle atteindre les lois universelles , voire les imposer à la nature elle-même en vue de préparer « le règne des fins > ? Une telle présomption n'est-elle pas vouée d'emblée à l'échec ? Un saut aussi ambi­ tieux éloigne l'humanité de sa vérité existentielle et de la pos­ sibilité de la connaître . Un abîme d'ignorance, d'incertitude l'en sépare. Que devient l'homme dans ce cadre ? « Condition de l'homme ; inconstance, ennui, inquiétude •. > Inconstance

« Il n'aime plus cette personne qu'il aimait il y a dix ans. Je crois bien : elle n'est plus la même, ni lui n·on plus. Il était jeune et elle aussi ; elle est tout autre. Il l'aimerait peut-être encore telle qu'elle était alors '7 • > « Non seulement nous regardons les chose s par d'autres cô­ tés, mais avec d'autres yeux ; nous n'avons garde de les trou­ ver pareilles > � . . .il n'y a point d'homme plus différent d'un autre que de mi-même dans les divers temps •. > 48



Ennui :

« - Rien n'est si insupportable à l'homme que d'être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement , sans application. II sent alors son n éant, son aban don, son in­ suffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide . Incontinent , il sortira du fond de son âme l'ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin , le dépit, le désespoir 11(1 .

:)

Inquiétude

« . .. car la maladie principale de l'homme est la curiosité m­ quiète des choses qu'il ne peut savoir ; et il ne lui est pas si 45. Frag. 1 94, pp. 41 8 -419. 48. Frag. 124. 49. De l'esprit géométrique, p. 188. 50. Frag. 1 31 .

46. Frag. 127.

47. Frag. 12 3.

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LA CONDITION HUMAINE

mauvais d' être dans l'erreur, ,que dans cette curiosité inutile m.. > < Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie •. > Ecou lement :

< •.. Que chacun examine se s pensées , il les trouvera toutes occupées au passé et à l'avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et si nous y pensons, ce n'est que pour en prendre la lumière pour disposer de l'avenir. Le présent n'est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens ; fe seul ave­ nir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espé­ rons de vivre ; et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais u_ > < - C'est une chose horrible de sentir s'écouler tout ce qu'on oossède ". > Insuffisance :

c - Nous sommes pleins de choses qui nous jettent au-dehors. Notre instinct nous fait sentir qu'il faut chercher notre bon­ heur hors de nous. Nos passions nous poussent aU dehors, quand même les objets ne s'offriraient pas pour les exciter. Les objets du dehors nous tentent d'eux-mêmes et nous appellent, quand même nous n'y pensons pas. Et ainsi les philosophes ont beau dire : « Rentrez en vous-mêmes, vous y trouverez votre bien > ; on ne les croit pas, et ceux qui les croient sont les plus vides et les plus sots •. > Impuissance :

7r. Frag. 20.

72 . Frag. 294.

LA CONDITION HUMAINE

117

< . . . rien, suivant la seule raison, n'est juste de soi ; tout branle avec le temps. La coutume fait toute l'équité, par cette seule raison qu'elle est reçue : c' est le fondement mystique de son autorité. Qui la ramène à son principe, l'anéantit . . . '18. > « La justice et la vérité sont deux pointes si subtiles, que nos in struments sont trop mousses pour y toucher exactement. S'ils y arrivent, ils en �cochent la pointe et appuient tout autour. > plus sur Je faux que sur le vrai Dans ce désarroi, l'homme n'a d'autre issue que de s'incliner devant les faits et de suivre les lois de son pays, règle adoptée déjà par le rationaliste Descartes, mais à titre d'interim. 76



Autorité :

< La justice est ce qui est établi ; et ainsi nos lois établies seront nécessairement tenues pour justes sans être examinées > puisqu'elles sont établies < . . . Qui voudra en examiner le motif le trouvera si faible et si léger que, s'il n'est accoutumé à contempler les prodiges de l'imagination humaine, il admirera qu'un siècle lui ait tant ac­ quis de pompe et de révérence. L'art de fronder, bouleverser les Etats, est d'ébranler les coutumes établies, en sondant jus­ que dans leur source pour marquer leur défaut d'autorité et de justice. Il faut, dit-on recourir aux lois fondamentales et pri­ mitives de l'Etat, qu'une coutume injuste a abolies. C'est un peu sar pour tout perdre ; rien ne sera juste à cette balance. . . .,.,_ > Il s'ensuit que si Pascal conclut comme Kant à la soumission à l'autorité, il y a néanmoins une différence décisive dans leur raisonnement : Kant ne met point en doute la validité essen­ tielle de la justice et l'autorité est sacrée pour lui en tant qu'ex­ pression visible de cette justice fondamentale. Il en est autre­ ment pour Pascal : « Montaigne a tort : La coutume ne doit être smv1e que parce qu'elle est coutume, et non parce qu'elle soit raisonnable ou juste ; mais le peuple la suit par cette seule raison qu'il la croit juste . . . Ainsi il y obéit ; mais il est sujet à se révolter dès qu 'on lui montre qu'elles ne valent rien ; ce qui se peut faire voir de toutes, en les regardant d'un certain côté '" . > 76

73. Ibid.

76. Frag. 294.



74. Frag. 82.

77. Frag. 325.

75. Frag. 312.

118

PASCAL

Pôur Pascal, interpréter la loi comme juste en elle-même, c'est ajouter mensonge à la faiblesse. En niant l'utilité d'une révolution ou même d'une réforme, Pascal barre, à la vérité, la voie au progrès. C'est qu'il ne croit pas trop à la possibilité d'un progrès . Progrès

c L'unité jointe à l'infini ne l'auginente de rien, non plus qu'un pied à une mesure infinie. :. 18 • > ( Tout ce qui se perfectionne par progrès périt aussi par pro­ grès ; tout ce qui a été faible ne peut jamais être absolument fort. On a beau dire, i 1 e s t c r O. , i 1 e s t c h a n g é , il est aussi le même ". > Nous avons vu que Kant, tout en admettant quelques réserves, gardait une foi inébranlable dans la continuité du progrès hu­ main, linéaire, irréversible. Pascal en trouve la négation aussi bien dans la nature que dans l'homme : , . . . La nature agit par progrès, itus et reditus. Elle passe et revient, puis va plus loin, puis deux fois moins, puis plus que jamais, etc. Le flux de la mer se fait ainsi : le soleil semble marcher ainsi •. > c La nature de l'homme n'est pas d'aller toujours, elle a ses allées et venues. La fièvre a ses frissons et ses ardeurs ; et le froid montre aussi bien la grandeur de l'ardeur de la fièvre que le chaud même. Les inventions des hommes de siècle en siècle vont de même. La bonté et Ja malice du monde en général en est de même : Plerumque grotae principibus vices > Il serait donc impossible de déterminer la marche de l'histoire par des idées préconçues. A cet égard, comme aux autres, la raison se révèle impuissante. Les principes des actions humai­ nes lui échappent, elle ne saura ni les prévoir, ni les prédéter­ miner. Que lui reste donc ? « ta dernière démarche de la raison est de reconnaître qu'il y a une infinité de choses qui la surpassent ; elle n'est que fai­ ble, si elle ne va jusqu'à connaître cela. Que si les choses naturelles la surpassent, que dira-t-on des surnaturelles ? •. > 81

78. Frag. 2 3 3 . 8 1 Frag. 3 54.

79. Frag. 8 8 .

8 2. Frag. 267.



80. Frag. 3 5 5.

119

LA CONDITION HUMAINE

Ainsi l'homme qui s'applique à se connaître ne trouve que mi­ sère effroyable, « tout l'univers muet, et l'homme sans lumière, abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin de l'uni­ vers, sans savoir qui l'y a mis, ce qu'il y est venu faire, ce qu'il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance > 811• Mais dans cettê prise de conscience de sa misère consiste pré­ cisément sa grandeur : « La grandeur de l'homme est grande en ce qu'il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable. C'est donc être misérable que de [se] connaître misérable ; mais c'est être grand que de se connaître qu'on est misé­ rable ... > C'est sur cette grandeur que Pascal insiste avec une force égale à celle avec laquelle il a peint la misère humaine. Toutes les deux sont vraies et l'homme doit également en tenir compte. « Il est dangereux de trop faire voir à l'homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l'un et l'autre. Mais il est très avantageux de lui représenter l'un et l'autre. Il ne faut pas que l'homme croie qu'il est égal aux bêtes, ni aux anges, ni qu'il ignore l'un et l'autre, mais qu'il sache l'un et l'autre •. > < L'homme n'est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l'ange fait la bête > Quelle est donc la position adéquate de l'homme ? Celle du milieu où il se trouve précisément, que sa conscience lui révèle. « C'est sortir de l'humanité que de sortir du milieu. La gran­ deur de l'âme humaine consiste à savoir s'y tenir ; tant s'en faut que la grandeur soit à en sortir, qu'elle est à n'en point sor­ tir M. > Ce n'est pas en franchissant les limites de sa condition que l'homme trouvera la grandeur. Elle se trouve en lui, dans sa conscience de la disproportion entre ses besoins, qui le projet­ tent en dehors de lui, et ses moyens, qui n'y sont point appro­ priés. Mais si cette conscience est la source de sa grandeur, elle ne suffit pas pour lui assurer une dignité : « Que conclurons-nous de toutes nos obscurités sinon notre indignité ? > La dignité réside ailleurs. 88

88





8 3 . Frag. 693. 86. Frag. 3 58.

84 . Frag. 397 •

87. Frag. 378.

8 5 . Frag. 4 1 8. 88. Frag. 558 .

120

PASCAL

6. L'HOMME ET DIEU.

Pascal a résumé les résultats de son examen de la pensée dans un petit fragment où l'on voit un e anticipation du système des antinomies développé par Kant dans la Critique de la R aison pure. « Incompréhensible que Dieu soit, et incompréh ensible qu'il n e soit pas ; que l'âme soit avec le corps , que nous n ' ayons pas d'âme ; que le monde soit créé, qu'il ne le soit pas, etc . ; que le péché origin el soit et qu 'il ne soit pas l> Or s'il est vrai que les deux penseurs aboutissent aux mêmes résultats , l es conclusions qu'ils en tirent sont tout à fait diffé­ rentes . Kant ayant fait état de l'impossibilité de la raison à éta­ blir les thèses, comme cependant il atta chait la plus grande im­ portance à c es mêmes thèses en vertu de l 'intérêt pratiqu e qu'elles prés entent, et comm e par ailleurs seule la raison comp­ tait pour lui, chercha donc la solution du probl ème dan s la rai­ son même. Au point de vue théorique les antinomies disparais­ sent si l ' on prend bien garde qu'il s ' agit ici de deux séri es de concepts distincte s . Les affirmati ons des th èses ont pour obj et des concepts de nature purement intelligible , qui dépass ent la portée de l 'entendement. Mais au point de vu e pratique, ces mêmes concepts sont non seulement admissibles, ils sont m ê­ me nécessaires e t postulés par l a raison elle-même . Seulement, la connaissance, qui est impos sible dans ces cas, doit céder la place à la foi . Il reste néanmoins que cette foi est elle aussi un produit de la raison . Le savoir de l a raison a été remplacé par la foi de la raison . Il en est tout autrem ent pour Pascal . En a dmettant sa pro­ pre incapacité, la raison doit, sans chercher des subterfuges, capituler. Car, « - Tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d' être 80 • > C e dont la raison n e peut pas se rendre m aître n ' en possède pas moins une existence en dehors de la raison . Ce sont les faits qui dépassent la raison, et non pas ses concepts. Les faits sont sou­ verains et la raison n ' a d' autre issu e que de s'y soumettre. « . . . ce n' est pas par les superbes agitations de notre raison , mais par simple soumission de l a raison , que nous pouvons vé­ ritabl ement nous connaître . . . 1> Il faut donc chercher une autre voi e pour arriver au cœur des 88

91

89. Frag. 2 30.





90. Frag. 430,

91 Frag. 4 34, p. 53 3 .

121

LA CONDITION HUMAINE

choses. Pour Pascal , ce sera également, et à plus forte raison encore, la foi . « . . . nous ne connaissons ni l'existence ni la nature de Dieu, parce qu'il n'a ni étendue ni bornes. Mais par la foi nous connaissons son existence ; par la gloire nous connaîtrons sa nature . Or j'ai déjà montré qu'on peut bien connaître l'existence d'une chos e sans connaître sa nature 811 • > Mais cette foi est toute autre que celle de Kant. « C'est le cœur qui sent Dieu, et non la raison . Voilà ce que c'est que la foi, Dieu sensible au cœur et non à la raison 88 • , « La foi est un don de Dieu ; ne croyez pas que nous disions que c'est un don de raisonnement . . . e&_ > La foi étant précisément un don, elle n'est pas accessible à tous : « Deux sortes de personnes connaissent : ceux qui ont le cœur humilié, et qui aiment la bassesse, quelque degré d'esprit qu'ils aient, haut ou bas ; ou ceux qui ont assez d'esprit pour voir la vérité, quelques oppositions qu'ils y aient > Comme cette dernière sorte de personnes est plutôt rare, si­ non impossible, la voie la plus sûre à la conn.aissance par la foi est l'humilité. « .. . Connaissez donc, superbe, quel paradoxe vous êtes à vous­ même. Humiliez-vous, raison impuissante ; taisez-vous, nature imbécile : apprenez que l'homme passe infiniment l'homme et entendez de votre maître votre condition véritable que vous igno­ rez. Ecoutez Dieu.. . •. C'est donc de Dieu lui-même que l'homme apprendra la vé­ rité de sa condition : « L'Ecclésiaste montre que l'homme sans Dieu est dans l'igno­ rance de tout et dans un malheur inévitable. Car c'est être malheureux que de vouloir et ne pouvoir. Or il veut être heu­ reux et assuré de quelque vérité ; et cependant il ne peut ni sa­ voir ni ne désirer point de savoir. Il ne peut même douter ". > La foi lui fournira la réponse aux questions que la raison n'a pas pu résoudre : pourquoi l'homme passe-t-il indéfiniment l'homme, pourquoi dans son élan vers ce qui est en dehors de lui, dans son désir de transcendance, il ne trouve que les fai­ bles moyens qui lui sont échus, pourquoi veut-il plus qu'il ne 85

92 . Frag. 2 33.

95. Frag. 2 8 8 .

93 . Frag. :278. 96. Frag. 434.



94. Frag. 279. 97. Frag. 389.

122

PASCAL

peut. Dieu lui montrera la cause de cette disproportion, le pé­ ché originel. « La grandeur de l'homme est si visible qu'elle se tire même de sa misère. Car ce qui est nature aux animaux, nous l'appe­ lons misère en l'homme ; par où nous reconnaissons que sa na­ ture étant aujourd'hui pareille à celle des animaux, il est déchu d'une meilleure nature qui lui était propre autrefois. Car qui se trouve malheureux de n'être pas roi, sinon un roi > dépossédé ?. . . La chute causée par le péch é originel a entraîné la corrup­ tion de toutes les facultés humaines, y compris la raison . « La corruption de la raison parait par tant de différentes et extravagantes mœurs •. > L'homme n'agit point par la « Nature corrompue . raison, qui fait son être 100 • > Nous voyons que même dans la conception du péché originel Kant et Pascal diffèrent radicalement . Pour Kant, le péché a été ]'occasion d'entamer le processus de développement de la raison, c'était donc un événement désirable dans sa suite, pour éveiller les hommes de l'état d'insouciance où ils étaient plon­ gés à l'instar « des bergers d'Arcadie > . Car pour Kant la rai­ son est en elle même la fin suprême de l'homme et non seule­ ment un moyen. Pascal est loin de tout subordonner à la rai­ son. L'innocence qui a précédé l'évolution ultérieure de la rai­ son valait mieux qu'elle et l'homme se trouvait alors plus digne. « La dignité de l'homme consistait dans son innocence à user et rlominer sur les créatures, mais aujourd'hui à s'en séparer et s'y assujettir 101 • Mais Pascal entrevoit un ordre plus élevé où l'homme doit tendre, infiniment supérieur à l'ordre de la raison même : « Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits ; car il connait tout cela, et soi ; les corps rien. Tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et tou­ tes leurs productions, ne valent pas le moindre mouvement de charité . Cela est d'un ordre infiniment plus élevé. De tous le corps ensemble on ne saurait en faire réussir une petite pensée ; cela est impossible et d'un autre ordre. De tous les corp s et esprits, on n'en saurait tirer un mouvement de vraie 08

98. Frag. 409. 101 . Frag. 486.



99. Frag. 440.

100. Frag. 439.

123

LA CONDITION HUMAINE

charité ; cela est impossible, d'un autre ordre, surnaturel 1• . > Si disparates que soient ces ordres et si élevé que soit le der­ nier, l'homme y peut pénétrer, tel quel, dans toute sa confusion, dans toute son ignorance, pourvu que la grâce divine le touche. Et là, il récupérera sa dignité perdue. Là il connaîtra et soi­ même et son auteur et sa fin. Mais pour y arriver, il faut de l'humilité, la charité vient après et la dignité. La solution que Pascal propose n'est évidemment pas d'or­ dre philosophique. Mais l'exposé du problème est d' une telle vérité et d'une tell e cohérence qu'il garde sa pleine force en face du criticisme le plus rigoureux. La peinture de la condition humaine, la circonscription des pouvoirs de la raison, répondent toutes les deux aux exigences strictes de la philosophie, bien que Pascal n'y visât point. Tout en se moquant de la philosophie, il a fait preuve d'une pensée beaucoup plus consistante que Kant, car une fois ayant limité la raison dans son domaine propre, il ne lui a pas fait passer outre. Que l'on accepte ou que l'on rejette ce que la religion a apporté à la pensée de Pascal, elle reste inattaquable dans sa cohérence et admirable. Seule une affinit é profonde entre la conception embrassée et la personnalité du penseur a pu produire une œuvre pareille. L'époque où vivait Pascal a été une époque d'instabilité politi­ que, sociale et religieuse particulière, d'inquiétude et de doute. C'était un temps où, comme le dit Martin Buber , « l'homme vit dans le monde comme dans un champ ouvert, et n'a parfois même quatre piquets pour planter une tente > 108 • En un mot, un temps comme le nôtre. C'est à un temps pareil que « la pensée anthropologique gagne en profondeur et, avec elle, l'indépen­ dance > 106 • Les maux que Pascal avait sous les yeux, le pessi­ misme dont l'air était imbu ont dû creuser profondément dans un cœur aussi sensible, aussi ardent que l'était celui de Pascal. Il a appliqué toute la puissance de son génie afin de saisir le mal dans toute son étendue et lui chercher le remèrJP . Sa vé­ rité, il l'a choisie délibérement, pour satisfaire à ses besoins les plus profonds et la puissance de sa pensée en est ]a preuve in­ contestable. Est-il donc possible de parler d'une déviation, d'un égarement de Pascal, d'une trahison même ? En pa rlant d'une assertion pareille, soulevée par l'abbé Baudin , et qui fait suite à celle de d'Alembert, M. Henri Gouhier dit qu' une recherche rn2 . Frag. 793· rn4. Ibid.

103.

Belween Man and Man, p.

1 26.

124

PASCAL

en vue de la reconstitution du Pascal, distinct du Pas cal réel, < n'a aucun sens historique au point de vue bergsonien : sans la théologie janséniste et l'anthropologie libertine, Pascal n'est plus Pascal > Il nous semble qu'elle n'a non plus aucun sen_s. philosophique au point de vue de Pascal lui-même, car chez lui aussi le réel est la mesure du possible, et non pas l'inverse. L'œuvre de Pascal préconise humilité et charité ; la vie de Pascal en donne un exemple extraordinaire. Une conformité de ce genre n'est pas même généralement exigée d'un philosophe. Mais si elle a lieu, à notre avis, il n'y a plus moyen de mettre en doute l'authenticité de l'esprit qui l'a inspirée. 106



105 . L'Histoi,e et sa philosophie,

p. 88.

CONCLUSION

L'examen de la pensée de Kant et de Pascal entrepris en vue d'en dégager un principe philosophique qui justifierait la no­ tion de dignité humaine aboutit donc à un résultat négatif par rapport à l'homme dans sa condition concrète. Dans la pensée de Kant l'homme possède la dignité en tant qu'agent moral. Mais Kant n'envisage pas la moralité sur un plan unique. En effet il y a trois plans différents, superposés . Le plan le plus élevé est celui d'une société éthico-religieuse , autrement dit le règne des fins. C'est là que Kant a posé les principes mé­ taphysiques de sa morale. C'est aussi dans ce cadre seulement que l'homme, en tant que personnalité, peut jouir pleinement de sa dignité. Mais cett e société n'est, à la vérité, qu'idéale. Les personnalités qui la composent ne sont autres que des cho-, ses en soi ou des noumènes, dont théoriquement nous ne pou­ vons rien savoir. Kant prétend cependant qu'au point de vue pratique ce qui nous manque en savoir peut être remplacé par la foi . La foi nous oblige à admettre que cette société a une rtalité objective car, puisque la courte durée de sa vie ne per­ met pas à l'homm e d'arriver à la perfection morale, il doit y avoir une vie d'au-delà, éternelle, où il puisse s'acquitter de ses devoirs. En d'autres termes , l'immortalité de l'âme est postu­ lée en vue de perfection morale et à cette condition seulement l'homme peut devenir membre du règne des fins. Il reste néan­ moins que Kant garde une attitude pessimiste quant à la pos­ sibilité de la perfection morale de l'homme. Toute la moralité se réduit à la pureté de l'intention. Nous nous trouvons cepen­ dant dans l'impossibilité de jamais connaître le véritable ca­ r actère de notre intention, de bien savoir ce qu'il s'y mêle de l'amour-propre déguisé. Aussi Kant doute-t-il lui-même si ja­ mais il y eut ou il y aura une pure intention dans le monde . En tout cas, le règne des fins n'est qu'une idée, et l'immortalité de l'âme est un postulat seulement de la foi. Il en ressort que la

126

CONCLUSION

dignité conçue sur ce plan reste également idéale, et non pas réelle. Sur un plan inférieur Kant envisage une possibilité de perfec­ tion morale prise non pas individuellement, mais collectivement. Car l'homme en tant qu'individu, durant la court e période d e sa vie terrestre, n'est pas e n mesure d'atteindre la perfection . Mais l'espèce tout entière, par une suite infinie d e générations va toujours vers ce but. Elle est appel ée par la nature à réaliser ses desseins, qui sont l'avènement d'une soci été juridique uni­ v�rselle, en d'autres termes, d'un état cosmopolitique. C ette société est seule capable d e créer les conditions favorables à l'épanouissement total des germes du bien existant en l'hom­ me, qui est la fin ultime de la nature . Mais encore une foi s cette société aussi n'est qu'idéale, car elle repose sur trois fon­ dements qui sont des simples idées régulatives ; à savoir la finaHté, le progrès vers ]'infini et la mission de l'espèce hu­ maine. La société étant idéale, la moralité l'est aussi, et avec elle la dignité. Reste le dernier pl an, celui de la condition humaine réelle. Ici Kant restreint considérablement ses exigences et au lieu d'une Do ctrine de la Morale nous donne une Doctrine de la Vertu. Cela veut dire qu'il n'exige plus qu'on agisse uniquement par devoir, mais il se contente d'une conformité de l'action au devoir. Encore faut-il dire que les devoirs prescrits à l'homme dans cet état indiquent clairement le mépri s que Kant lui a voué. Il n'y a pas de place ni pour charité , ni pour amitié, ni pour pitié, ni poyr compassion. La misanthropie, cette qua­ li té que Kant estimait tant, l'emporte. Pour la créature mépri­ sable qu'est l'homme pour Kant, il a conçu une doctrine de ver­ tu appropriée. Mais puisque dans ce cadre il a d' emblée re­ noncé à la moralité, il faut en conclure qu'il en est de même pour la dignité. Cependant Kant affirme touj ours que l'homme peut ce qu'il doit , et que l'humanité est une dignité . Je ne vois pourtant pas comment ces affirmations peuvent s'accorder avec les condi­ tions qu'il a lui-même fixées. Certes il y a un grand écart en­ tre ce qu'il préconise et ce qu'il démontre . Dans la visi on de Pascal la dignité humaine est associée à la pensée . L'homme seul dans la création tout entière est doué de cette capacité magistrale . Mais il en a fait un mauvais usage. Il ne l'applique pas à se connaître soi-même et à chercher son auteur. Au contraire, devant la misère de sa condition actuell e,

CONCl.USION

127

l'homme veut s e soustraire · aux questions qui risquent d'accroî­ tre encore cette misère. Par ailleurs, la pensée humaine est de, par s a nature même, suj ette à des bornes qui la rendent inca­ pable de s aisir la vérité. La raison est aussi éloignée de la con­ naissance des premiers principes que de celle de la fin . Tout lui échappe . Il en est de mêm e dans l' ordre pratique. En vain l 'homme s' efforcerait-il à concevoir un principe de justice ou de morale . Tout ce qu'il conçoit port e les marques de sa condition bornée et branle avec le temps. La p ensée est donc loin d' attein­ dre son but , la vérité éternelle . Et pourtant l'homme éprouv e un intérêt insatiable, un besoin ardent de connaître cette vérité , de forcer les portes de sa prison et de s'unir aux autres . Mais le pouvoir lui manque. L'homme n e peut pas ce qu'il veut. Il lui reste la conscience de son existence absurde, de sa marche iné­ vitable vers la mort, de son impuissance, cette conscience qu'il possède seul . Elle est sa grandeur. C ependant si l'homme n e veut pas rester là, s ' il veut trouver l a satisfaction d e son be­ soin de la vérité et de l 'amour, il lui faut passer dans un autre ordre, celui de charité , celui de Dieu . Puisque là la pensée se délivrera de ses entraves, l'homme y pourra récupérer sa di­ gnité par la grâ c e de Dieu. Nous voyons donc qu e dans l e s deux cas l e problème de l a dignité humaine ne trouve pas sa solution dans le monde à'ici-bas, mais dans celui d' au-delà. Ce résultat en apparence identique est compréhensible, puisque aussi bien Kant que Pascal puisent à la même source, le christianisme . Mais ils l'ont compris d'une manière différente, chacun en conformité avec s a personnalité. Ainsi Kant qui a méconnu le s valeurs essen­ tiell es du j udéo-christiani sme , la charité et l'humilité, en leur substituan t une justice froide et un orgueil démesuré, arrive à détester l'homm e au ssi éloigné des normes qu'il lui pres crit . Tandis que Pa scal tout en voyant l'effroyable mis ère de l'hom­ m e , du fond de sa charité et de son humilité, parvient à y souf­ fler un peu de chaleur, de solidarité humain e . Et cela , à défaut de dignité, est déj à beaucoup mieux que le mépri s. C ep endant la définition de la notion de dignité hum aine don­ née par Kant est la seule à figurer dans les vocabulaire s philo­ sophiques. En contestant sa validité conte ste-t-on la notion elle­ m ême ? Non , car elle est un fait humain , ell e apparaît dans l'histoire de l'homme et dans ses création s . M a i s elle s' aj oute à la longue série des notions dont « la raison ne peut pas ren-

128

CONCLUSION

dre raison >. Toutefois l'analyse des rares instances fournies par l'histoire et l'art humains nous permet de les résumer ain­ si : l'homme qui se sent appelé à affirmer sa dignité possède à un très haut degré le sentiment de son « moi » et est porté à témoigner devant < l'autrui > d'une vérité qu'il met au-dessus de tout, en en assumant entièrement la responsabilité. Autre­ ment dit, dans tout acte d'affirmation de la dignité humaine sont impliqués : intensité de la conscience d'identité ; besoin de la reconnaissance de « l'autrui > ; sentiment d'humilité devant la vérité dont on veut témoi­ gner ; responsabilité personnelle allant parfois jusqu'à un sacrifice total. Ces composants nécessaires de l'affirmation de la dignité hu­ maine expliquent peut-être pourquoi ces instances sont si rares et presque toujours accompagnées d'effet s tragiques. L'idée que nous possédons de notre identité est généralement très fai­ ble, très vague. La plupart des gens n'arrivent même pas à s'en donner une. Mais en tout état de choses les moyens pour l'af­ faiblir, voire la supprimer, sont multiples, aussi bien physiques que psychologiques : la faim ou le « lavage de cerveau », la torture ou la réduction à l'état d'une vis dans la machine, la suppression de la liberté d'action ou de la liberté de conscien­ ce, chacun de ces moyens tend à nous faire perdre notre sen­ timent d'identité. Tous ensemble ont été appliqués aux concen­ trationnaires par les nazis. Comment donc peut-on leur repro­ cher de ne pas avoir affirmé leur dignité ? Ils n'étaient plus « eux >. Et puis, devant qui témoigneraient-ils ? Devant « le monde » qui, nolens-volens, les a laissés à leur sort ? Devant leurs bourreaux, qui, eux non plus, n'avaient plus de « moi », ayant souscrit à l'obéissance absolue et renoncé totalement à la responsabilité personnelle ? Dans ces circonstances aucune condition n'existait qui permettrait d'éprouver une dignité quel... conque et de l'affirmer. Les témoins de cette dégradation doi­ vent le reconnaître d'autant plus qu'eux-mêmes, dans des con­ ditions incomparablement meilleures, n'ont guère donné preu­ ve d'une conduite beaucoup plus édifiante. En effet, on n'a pas besoin de chercher des situations extrêmes pour constater que la dignité n'est pas l'apanage de l'espèce humaine : seuls cer­ tains individus, à certains moments de ralliement de toutes

CONCLUSION

129

leurs forces existentielles au service d'une vérité supérieure, .• y atteignent. Mais même eux ne peuvent pas y persister. Assu­ mer une dignité, comme un attribut constant, est agir en hypo­ crite. La grande leçon d'humilité qui en découle, bien assimi­ lée, servirait au moins à prendre conscience du fait qu'il ne peut y avoir ni de personnes, ni de groupes, ni de peuples long­ temps plus dignes que les autres.

9

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TABLE DES MATIERES

.......................................... . .. . . . . .

7

AVANT-PROPOS

.......................................... .. ..

9

INTRODUCTION

.......................................... .....

11

..............................

17

1. - Société éthico-religieuse : règne des fins . . . .

21

Définitions de la dignité humaine . . . . . . . . . . . . . . . . . . Etres raisonnables . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Homo noumenon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Personnalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Fin en soi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Moralité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Autonomie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Liberté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

23 24 25 28 32 34 41 46

Société juridique universelle : état cosmopolit ique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

55

1. Finalité 2. E spèce 3 . Progrès

56 58 60

PREMIERE PARTIE : KANT CHAPITRE

1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8.

CHAP ITRE Il. -

III . - La condition humaine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

65

1. Dispositions naturelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. Devoirs (envers soi-m ême, autrui, l'Etat et Dieu) . .

65 68

CHAPITRE

TABLE DES MATIÈRE S

134

DEUXIEME PARTIE : PASCAL . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

89

CHAPITRE I. - La condition humaine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

93

1. Définitions de la dignité humaine . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93 2. La pensée en général . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95 3 . Moi-l'indiv!idu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 106 CHA PITRE II. - La condition humaine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4. L'homme et autrui L'homme et l'Etat 6. L'homme et Dieu

5.

CONCLUSION OUVRAGES CITÉS

113 1 13 116 120 125

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131

TABLE DES MATIÈRES . . • . . • • • . • • . • • • . . . . • • • . . . • . . . • . . . . . . . • . .

133