Contra Christianos: La Critique Sociale Et Religieuse Du Christianisme Des Origines Au Concile de Nicée (45-325) [Reprint 2012 ed.] 3110195542, 9783110195545

The persecution of the Church ordered by the Roman State, whether it was by local magistrates or on imperial command, wa

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Contra Christianos: La Critique Sociale Et Religieuse Du Christianisme Des Origines Au Concile de Nicée (45-325) [Reprint 2012 ed.]
 3110195542, 9783110195545

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Xavier Levieils Contra Christianos

Beihefte zur Zeitschrift für die neutestamentliche Wissenschaft und die Kunde der älteren Kirche

Herausgegeben von

James D. G. Dunn · Carl R. Holladay Hermann Lichtenberger · Jens Schröter Gregory E. Sterling · Michael Wolter

Band 146



Walter de Gruyter · Berlin · New York

Xavier Levieils

Contra Christianos La critique sociale et religieuse du christianisme des origenes au concile de Nice´e (45-325)



Walter de Gruyter · Berlin · New York

앝 Gedruckt auf säurefreiem Papier, 앪 das die US-ANSI-Norm über Haltbarkeit erfüllt.

ISSN 0171-6441 ISBN 978-3-11-019554-5 Library of Congress Cataloging-in-Publication Data A CIP catalogue record for this book is available from the Library of Congress. Bibliografische Information der Deutschen Nationalbibliothek Die Deutsche Nationalbibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet über http://dnb.d-nb.de abrufbar. 쑔 Copyright 2007 by Walter de Gruyter GmbH & Co. KG, D-10785 Berlin Dieses Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Printed in Germany Umschlaggestaltung: Christopher Schneider, Berlin

Ce travail est le résultat de recherches menées dans le cadre de la préparation d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université de Paris IV-Sorbonne en décembre 2003. Je remercie M. le Professeur Pierre Maraval qui a dirigé mes travaux, ainsi que les membres du jury, MM. Les Professeurs Alain Le Boulluec, Bernard Pouderon et Jean Riaud, pour leurs judicieuses remarques. Je remercie également M. Ando Rasoamanana pour l’aide qu’il m’a apportée à la mise en forme du manuscrit. Ce travail est dédié à mon épouse, Sandrine, et à mes deux enfants, Silien et Flavie. Il est aussi le fruit de leur soutien et de leur patience.

Préface « Les chrétiens au lion ! ». Tertullien, dans son Apologétique, rapporte que ce cri s’élevait, à Carthage, chaque fois que survenait quelque malheur public. Cette manifestation d’hostilité n’est pas un cas isolé : un des premiers textes païens qui mentionne les chrétiens, celui de l’historien Tacite, lorsqu’il rapporte le massacre de chrétiens sous Néron, rapporte qu’on les accusait de « haine du genre humain ». De très nombreux textes chrétiens des trois premiers siècles témoignent aussi éloquemment de l’hostilité populaire suscitée par la nouvelle religion. A l’évidence, les chrétiens avaient très mauvaise réputation, ce qui explique les persécutions dont ils ont été plusieurs fois l’objet. Après d’autres, mais avec un grand souci d’exhaustivité, Xavier Levieils a voulu expliciter et comprendre les raisons de ce regard hostile porté sur les premiers chrétiens par les populations de l’empire romain parmi lesquelles ils se répandaient. L’enquête menée par Pierre de Labriolle, voici plus de soixante-dix ans, étudiait avant tout la polémique anti-chrétienne des lettrés de cette époque, analysant successivement, dans leur ordre chronologique, les textes hostiles aux chrétiens. Celle du présent ouvrage veut donner une vue plus globale des accusations contre les chrétiens, non seulement chez les lettrés, mais dans l’opinion publique, et surtout comprendre les raisons de leur apparition et leur développement, eu égard à la mentalité du monde gréco-romain de cette époque. Le grief de haine du genre humain rapporté par Tacite récapitule un ensemble de motifs que Xavier Levieils a regroupés sous quatre grands thèmes. Le premier trouve son origine dans l’origine juive du christianisme. Le judaïsme, lui non plus, n’avait pas bonne presse : bon nombre de ses pratiques lui valaient un hostilité déclarée ou un solide mépris. Or nombre des premières communautés chrétiennes étaient constituées de juifs, ou bien en comptaient une forte proportion, et le christianisme, par ailleurs, conservait de l’héritage juif ses livres saints et bon nombre de croyances, voire de pratiques. Il n’est donc pas étonnant que des accusations portées contre les juifs se soient reportées sur les chrétiens. Un des mérites de la présente étude, dans le parcours qu’elle propose des diverses régions où s’est implanté le christianisme, le plus souvent à partir de communautés juives, est d’avoir bien mis en valeur cet aspect. L’exemple d’Alexandrie, parmi d’autres, est éclairant, où la violence des persécutions antijuives a sans doute nourri celle des persécutions contre les chrétiens. D’autre part, la critique des intellectuels

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eux-mêmes, de plus en plus consciemment, s’en prendra dans le christianisme à l’héritage juif, comme on le voit chez Celse et Porphyre. Comme le judaïsme précisément, le christianisme a été considéré par les Romains comme une superstition, s’opposant à la religion telle qu’ils la concevaient. Celle-ci, institution publique, réglait, par des rites traditionnels scrupuleusement accomplis, les rapports de l’homme et du divin ; celle-là, croyance individuelle, était le fruit d’une crainte irraisonnée de Dieu, d’un sentiment de culpabilité, et recourait à des pratiques expiatoires étrangères à la piété véritable. De surcroît, la superstition chrétienne était d’origine étrangère, donc suspecte aux défenseurs du modèle classique de la religion romaine, gage de la prospérité et de la stabilité de l’empire. Suspicion aggravée par la nouveauté, car nouveauté, dans le monde traditionnel de l’Antiquité, signifiait subversion, en l’occurrence subversion de l’unité religieuse, mais aussi politique, de l’empire. Le recrutement des chrétiens, nombreux dans les classes les plus humbles de la société, accentuait la méfiance dans les milieux cultivés, qui ne pouvaient admettre qu’une doctrine professée par des ignorants prétende se substituer à l’héritage culturel qui accompagnait la religion traditionnelle. Aussi, parce qu’étrangers, voire opposés aux valeurs romaines, les chrétiens ne pouvaient que prêter le flanc aux accusations les plus graves, celles que suscitent fréquemment des groupes sectaires, mais qui provenaient aussi d’une mauvaise interprétation de leurs pratiques cultuelles – magie, licence sexuelle poussée jusqu’à l’inceste, anthropophagie, meurtre rituel. D’autres accusations leur attribuaient des croyances qui suscitaient simplement la moquerie. Tous ces aspects sont soigneusement et longuement analysés dans l’ouvrage, qui nous fournit sur eux des dossiers très complets, ainsi en ce qui concerne l’accusation d’onolâtrie – l’adoration d’un âne –, aussi bien à partir des textes accusateurs des païens que des réponses des chrétiens. Parce que réputés superstitieux, les chrétiens étaient aussi accusés d’être des athées, des impies, des sacrilèges. Ils prêtaient le flanc à cette critique en refusant de s’associer au culte des dieux, de fréquenter les temples, de participer aux fêtes, aux manifestations publiques entachées à leurs yeux d’idolâtrie ; ils critiquaient les pratiques de la religion traditionnelle, les images, les sacrifices. Bien plus, ils ne cessaient de critiquer les dieux euxmêmes, de nier leur existence, s’appliquant à les démystifier ou les démoniser au moyen d’une critique rationnelle, reprenant souvent à leur compte les arguments de philosophes païens que leurs critiques avaient fait considérer comme des athées. Or l’athée constituait un danger pour la société, car honorer les dieux permettait d’éviter les malheurs, alors que les négliger provoquait leur colère. Aussi, en s’abstenant de leur rendre un culte, les chrétiens couraient le risque d’être des boucs émissaires tout trouvés en cas de malheurs publics. L’auteur montre bien que plusieurs épisodes de persécution qui nous

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sont connus font suite à des catastrophes naturelles, des épidémies, des séditions, dont les chrétiens furent tenus pour responsables. Haine du genre humain enfin. Cette accusation peut paraître curieuse, adressée à une religion qui prônait l’amour du prochain. Elle s’explique pourtant très bien : les chrétiens se voulaient étrangers à ce monde, non seulement à ses fêtes, mais à quantité d’éléments de son mode de vie. Leur mépris de la vie leur faisait accepter, parfois rechercher le martyre, ce qui, loin de susciter l’admiration, était tenu pour totalement dépourvu de raison. Leur foi pouvait diviser les familles, en particulier lorsque femme, enfants, esclaves y adhéraient sans l’accord du père de famille – or la famille constituait la base de la communauté civique. Leur désintérêt pour l’engagement politique les faisait apparaître comme de mauvais citoyens, leur refus des formes du culte impérial provoquait l’accusation de n’avoir nul souci du salut des Césars, c’est-à-dire de l’empire, voire du monde entier. S’ajoutant à cela, la critique faite par certains chrétiens du pouvoir impérial (malgré l’attitude modérée des responsables) explique l’accusation de « conjuration chrétienne » et les réactions violentes de l’État romain, que pouvaient aussi effrayer l’organisation et la force croissante de l’Église. La bibliographie sur les problèmes abordés dans cet ouvrage – tant les textes anciens que les études des modernes – est considérable. Grâce à la connaissance approfondie qu’il a de ce dossier, grâce aussi à son talent d’analyse et de confrontation des témoignages, de mise en perspective historique, de synthèse, Xavier Levieils nous offre non seulement un ouvrage d’une grande richesse documentaire, mais, en bon historien, il aide à comprendre les causes de l’hostilité, du rejet que les premiers chrétiens ont suscités de la part de la société romaine. Pierre Maraval Professeur émérite de Paris IV-Sorbonne

Table des matières Préface…………………………………………………………………………. vii Table des matières……………………………………………………………... xi Introduction……………………………………………………………………..1 Chapitre 1 : La perception de la relation judaïsme-christianisme……………... 15 1.1 La conversion des Juifs……………………………………………………16 1.2 Mission et influences judéo-chrétiennes…………………………………..20 1.2.1 L’identité nationale d’Israël et le décret apostolique……………….. 20 1.2.2 La mission judéo-chrétienne………………………………………... 21 1.2.3 Pâque et les influences judéo-chrétiennes…………………………...29 1.3. La conversion des craignant-Dieu……………………………………….. 34 1.4. Approches régionales de la perception…………………………………... 48 1.4.1 La Syrie……………………………………………………………... 48 1.4.2 L’Asie……………………………………………………………….. 75 1.4.3 La Macédoine et l’Achaïe…………………………………………... 83 1.4.4 L’Egypte…………………………………………………………….. 90 1.4.5 Rome………………………………………………………………... 101 1.4.6 L’Afrique…………………………………………………………….117 1.5. La portée intellectuelle de la perception…………………………………. 121 1.5.1 Le christianisme, foi juive : approche ethnique…………………….. 121 1.5.1.1 Tacite………………………………………………………… 121 1.5.1.2 Suétone………………………………………………………. 124 1.5.1.3 Epictète………………………………………………………. 126 1.5.2 Le christianisme, foi juive : approche géographique……………….. 131 1.5.2.1 Lucien de Samosate………………………………………….. 131 1.5.2.2 Aélius Aristide……………………………………………….. 132 1.5.2.3 Epictète………………………………………………………. 134 1.5.3 Critique de l’héritage juif du christianisme………………………….144 1.5.3.1 Celse…………………………………………………………. 144 1.5.3.2 Porphyre………………………………………………………151

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Chapitre 2 : Le christianisme superstition……………………………………... 165 2.1 L’aspect psychologique de la superstition………………………………... 167 2.1.1 La crainte du divin………………………………………………….. 167 2.1.2 Expiation et pénitence………………………………………………. 174 2.2. Superstition et religion étrangère…………………………………………177 2.2.1 Rome et les religions étrangères……………………………………. 177 2.2.2 Les préjugés à l’égard des religions étrangères……………………...186 2.2.3 L’application au christianisme……………………………………… 197 2.2.3.1 Les racines juives……………………………………………..197 2.2.3.2 La diffusion du christianisme dans le monde gréco-romain….199 2.2.4 La nouveauté du christianisme……………………………………… 204 2.2.5 Piété véritable et protection divine…………………………………..222 2.2.6 Crises et lutte contre la superstition………………………………… 232 2.3 Religion, philosophie et superstition populaire…………………………... 250 2.3.1 Elitisme social et religieux………………………………………….. 250 2.3.2 Défiance à l’égard des cultes populaires……………………………. 256 2.3.3 La faiblesse intellectuelle des chrétiens…………………………….. 261 2.3.4 La « folie » des chrétiens…………………………………………… 269 2.4. Le contenu de la superstition chrétienne………………………………….274 2.4.1 Les pratiques magiques……………………………………………... 274 2.4.1.1 Suétone………………………………………………………. 276 2.4.1.2 Celse…………………………………………………………. 279 2.4.1.3 La Passion de Perpétue et de Félicité ………………………. 281 2.4.1.4 Tertullien…………………………………………………….. 282 2.4.1.5 Porphyre………………………………………………………284 2.4.1.6 Hiéroclès……………………………………………………... 285 2.4.1.7 Lactance……………………………………………………… 285 2.4.1.8 Les Actes de Taraque, Probus et Andronicus………………...286 2.4.1.9 Les raisons de l’assimilation à la magie……………………... 288 2.4.2 Festins de Thyeste et incestes d’Œdipe……………………………...291 2.4.2.1 L’anthropophagie……………………………………………..292 2.4.2.2 L’immoralité sexuelle………………………………………... 300 2.4.3 La christolâtrie……………………………………………………… 310 2.4.4 L’héliolâtrie…………………………………………………………. 316 2.4.5 L’onolâtrie…………………………………………………………... 321 Chapitre 3 : Athéisme et impiété………………………………………………. 331 3.1 Athéisme, impiété et sacrilège……………………………………………. 332 3.1.1 L’équivalence des termes et la signification du crime……………… 332 3.1.2 Le précédent juif……………………………………………………. 339 3.2 Athéisme pratique………………………………………………………… 342 3.2.1 L’abstentionnisme religieux des chrétiens………………………….. 342

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3.2.2 L’accusation populaire et ses répercussions…………………………344 3.3 Athéisme théorique……………………………………………………….. 348 3.3.1 La critique chrétienne des formes de la religion traditionnelle……...348 3.3.2 La critique chrétienne du fond de la religion traditionnelle…………354 3.4 La colère des dieux……………………………………………………….. 368 3.4.1 Les calamités publiques…………………………………………….. 368 3.4.2 Le silence des oracles……………………………………………….. 380 Chapitre 4 : La haine du genre humain…………………………………………393 4.1 Fêtes religieuses et activités professionnelles……………………………..394 4.1.1 Le chrétien citoyen du ciel………………………………………….. 394 4.1.2 Les coutumes………………………………………………………...396 4.1.3 La sélection des activités professionnelles…………………………..406 4.2 Le martyre………………………………………………………………… 412 4.2.1 Le mépris de la vie affiché par les chrétiens………………………... 412 4.2.2 Le soutien et les honneurs accordés aux martyrs…………………… 419 4.3 La division des familles…………………………………………………... 433 4.3.1 Familia, domus et ordre social……………………………………… 433 4.3.2 L’émancipation chrétienne des femmes…………………………….. 446 4.3.3 L’émancipation chrétienne des esclaves……………………………. 457 4.4 La conjuration chrétienne………………………………………………… 464 4.4.1 Les désordres publics……………………………………………….. 464 4.4.2 Un état d’esprit hostile……………………………………………… 471 4.4.3 Le refus du culte impérial…………………………………………... 473 4.4.4 L’Eglise, société mystérieuse……………………………………….. 481 4.4.5 Espérances eschatologiques et révolution politique…………………488 Conclusion générale…………………………………………………………….505 Documents……………………………………………………………………... 511 Abréviations……………………………………………………………………. 513 Bibliographie…………………………………………………………………... 517

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Introduction Le glissement de l’Evangile du monde juif vers le monde grec fut une étape fondamentale de l’histoire du christianisme. Le succès grandissant de la prédication chrétienne auprès des nations et la redéfinition identitaire du judaïsme par les rabbis de Yavné, qui ne permettait guère aux Juifs convertis de s’intégrer dans la Synagogue, conduisirent l’Eglise à se désolidariser du contexte culturel qui l’avait vu naître. La nouvelle foi était appelée à évoluer dans un univers radicalement différent, marqué par le polythéisme et la réflexion philosophique. La culture gréco-romaine faisait beaucoup plus difficilement office de préparation spirituelle au message évangélique que la Loi et les Prophètes et les populations polythéistes, influencées par un imposant héritage religieux et intellectuel, devaient inévitablement lui offrir quelque résistance. L’étude des rapports entre le christianisme et son environnement culturel est étroitement liée à l’histoire même du christianisme. Cette histoire ne serait pas vraiment complète si l’on ne tenait pas compte du contexte social et politique hostile de l’empire romain dans lequel s’est opérée la croissance de l’Eglise. Or il est important de relever que ce qui a constitué l’opposition au christianisme s’est d’abord manifesté au niveau populaire. Bien que l’Evangile s’adressât à tous, la majorité des conversions eurent lieu, surtout en milieu urbain, parmi les « petites gens » qui composaient la part la plus importante du tissu social. Et c’est la conversion de ces gens qui provoqua l’inquiétude de leur famille, de leurs collègues, de leurs voisins. On ne peut pas parler de pensée antichrétienne avant Celse qui rédigea vers 178 son Discours véritable, premier ouvrage d’opposition systématique au christianisme. Ce platonicien se documenta sur l’origine et l’expression de la foi chrétienne et les confronta, pour signifier la faiblesse de la doctrine, aux valeurs de la civilisation grecque. Il ouvrait ainsi la voie à une tradition antichrétienne de nature intellectuelle dans laquelle Porphyre, Hiéroclès et Julien s’inscrivirent. Mais avant Celse, les mentions du christianisme que l’on trouve dans les écrits grecs et romains sont plutôt lapidaires. Il n’est considéré qu’en périphérie de l’intérêt principal des ouvrages dans lesquels il est cité : par exemple, Pline ne s’intéresse au christianisme qu’en raison des désordres administratifs qu’il cause et Lucien de Samosate parce que Pérégrinus, au cours de son périple religieux et intellectuel, a rejoint une communauté chrétienne dans laquelle il a momentanément prospéré. Les traces de la critique antichrétienne apparaissent inévitablement dans les sources écrites, rédigées par des gens de culture, et

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sont, par conséquent, significatives de ce que pensaient les élites intellectuelles et sociales. Alors que, concrètement, il ne subsiste pratiquement rien de l’animosité populaire (les « petites gens » n’avaient ni le temps ni les moyens de mettre leurs impressions par écrit), celle-ci a bien existé et joua un rôle tout aussi important que celle exprimée par les intellectuels, sinon plus important car les milieux dont elle émanait constituaient l’environnement immédiat de la majorité des chrétiens. Les apologistes chrétiens mettent principalement en cause l’opinion publique pour expliquer l’inimitié dont étaient victimes leurs coreligionnaires. Justin se plaint des préjugés, des fausses accusations et des calomnies qui circulent à leur propos, ainsi que de la violente opposition dressée par ceux qui se laissent guider par l’opinion de la foule1. Athénagore s’érige contre le « monceau d’accusations » que la rumeur publique attribue aux chrétiens2. Théophile d’Antioche met sur le compte d’une « rumeur dominante » les débauches sexuelles et l’anthropophagie imputées aux chrétiens3. Clément d’Alexandrie exhorte ceux qui viennent au salut à ne plus se soucier « de ce que disent [d’eux] quelques gens de la populace qui traîne sur les places publiques »4. Tertullien réagit lui aussi contre la haine publique et les rumeurs qui touchent les chrétiens ; il juge avec sévérité que les païens ne manifestent pas assez de zèle pour mieux se renseigner à leur propos5. Le Carthaginois consacre un beau passage du premier livre de l’Ad nationes, repris dans l’Apologeticum, à décrire le rôle néfaste joué par la renommée dans le façonnage de la mauvaise réputation des chrétiens : c’est cette terrible « fama » qui, forgée par la rumeur, a répandu de faux bruits que le temps a fortifié « jusqu’à en faire une opinion générale »6. Le Cécilius de l’Octavius, porteparole du paganisme dans le dialogue de Minucius Felix, estime que « si des accusations aussi graves et variées, qu’on ne saurait reproduire sans en avoir

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Justin, 1Apol. 2, 3 ; 10, 6 ; 23, 3 ; 57, 1 ; 2Apol. 12, 4 ; 13, 1 ; 14, 1. Athénagore, Legatio 1, 2-4 ; 2, 6 ; voir 4, 2 et 31, 1-2. Théophile, Ad Autol. III, 4. Clément, Protr. 96, 4. Tertullien, Ad nat. I, 1, 3-4 (voir 4, 2-3. 9-10) ; 2, 10 ; voir aussi 10, 1 ; Apol. 4, 1. Notons que le mot « païen », lorsqu’il est employé dans cette étude sans référence aux citations des auteurs chrétiens, ne revêt aucune signification péjorative. Il doit être compris ici dans un sens proche de celui que les premiers chrétiens, à la suite des Juifs, donnaient aux termes dèíéêïr et nationes et désigne ainsi commodément les non-chrétiens, principalement les Grecs et les Romains, considérés comme des éléments attachées à des réalités culturelles (sociales, philosophiques, religieuses) auxquelles les chrétiens, du fait de leurs propres acquis spirituels, n’adhéraient pas. Le terme « polythéistes » est peut-être plus objectif, car dénué de référence au judaïsme et au christianisme, mais paraît avant tout faire référence au facteur religieux, aux dépens des autres phénomènes qu’impliquent la culture gréco-romaine. Sur les problèmes posés par l’usage des mots « païen » et « paganisme », voir F. Blanchetière, Les premiers chrétiens étaient-ils missionnaires ? (30-135), Paris, 2002, p. 167-174. Tertullien, Ad nat. I, 7, 1-7 ; Apol. 7, 8-14.

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demandé la permission, ne reposaient pas sur un fond de vérité, la renommée au flair subtil ne les répandrait pas ». Le chrétien Octavius s’insurge contre un tel manque de sens critique et considère plutôt que la rumeur publique tire sa force de l’ignorance et du mensonge7. L’existence de cette rumeur et de cette renommée implique que le peuple était le principal vecteur de la haine antichrétienne. La rumeur, écrit le sociologue J.-N. Kapferer, « est le plus souvent une production sociale spontanée, sans dessein ni stratégie »8. On sait que l’une des caractéristiques fondamentales de la rumeur est l’imposibilité de déterminer sa source. Mais la vérification de la source s’avère en réalité sans intérêt pour la collectivité qui reçoit la rumeur car « [c]e qui fait en effet la rumeur, ce n’est pas la source, c’est le groupe » qui, à un moment donné, « s’est emparé de ce signal ou de ce message parce qu’ils revêtaient pour lui une profonde signification »9. La société antique a perçu le christianisme au travers des valeurs et des repères qui faisaient sa force. Or il apparaît que ce phénomène de perception a eu lieu à l’échelle des populations de l’Empire qui ont vu dans le christianisme une puissante force de déstabilisation morale et religieuse. Pour bien comprendre la nature de ce conflit, il faut convenablement cerner les reproches adressés aux chrétiens et les replacer dans le contexte psychologique de l’époque dans laquelle ils évoluaient. Paradoxalement, les sources chrétiennes contiennent souvent des témoignages de cette hostilité populaire. Les Actes des Apôtres, par exemple, décrivent quelques actions tumultueuses de la foule contre la prédication évangélique. Plusieurs documents insérés dans l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe de Césarée fournissent des éléments similaires. Les Actes des martyrs, sources qu’il faut évidemment manier avec beaucoup de précaution, nous livrent également quelques traits pris sur le vif où la confrontation des deux mentalités se trouve particulièrement mise en évidence10. L’hostilité populaire se livre aussi pour une grande part au travers du décryptage des œuvres apologétiques dont le but était justement de répondre aux accusations proférées contre les chrétiens par l’opinion publique. La confrontation des données de ces différentes sources chrétiennes les unes aux autres et, mieux encore, aux mentions du christianisme qui nous sont restées chez les auteurs 7 8 9 10

Minucius Felix, Oct. 9, 3 ; 28, 1-6. J.-N. Kapferer, Rumeurs. Le plus vieux média du monde, Paris, 1987, p. 33. Ibid., p. 34 et 57. Les actes réunis par H. Musurillo, The Acts of the Christian Martyrs, Oxford, 1972 présentent dans l’ensemble un contenu historique fiable. Ont également été exploités pour cette étude des documents hagiographiques comme les Actes de Saturnin, les Actes de Saturninus et Dativus, le Martyre de Pierre Balsamos, (texte des Acta Sanctorum), le Martyre de Taraque, Probus et Andronicus (éd. J. Gaume, Actes choisis des saints martyrs, Paris, 1853) ou bien encore les actes vraisemblablement authentiques contenus dans la Passion (légendaire) d’Athénogène (sur ces actes, voir P. Maraval, La Passion inédite de S. Athénogène de Pédachthoé en Cappadoce (BHG 197b), Bruxelles, 1990, p. 7-9).

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grecs et latins ou aux sources témoignant du contexte social, politique et religieux de l’Empire des trois premiers siècles est susceptible d’apporter un éclairage sur les raisons profondes de cette hostilité chronique. Même si les sentiments antichrétiens sont apparus et se sont développés dans les milieux populaires, il est toutefois impossible de parvenir à leur compréhension globale sans recourir aux impressions négatives que l’on trouve sous la plume des intellectuels. Cela n’est pas forcément contradictoire, car à y regarder de plus près, on s’aperçoit qu’il existe des liens entre la critique antichrétienne d’origine populaire et celle formulée par les gens de culture. Ces derniers ont été des observateurs attentifs du monde dans lequel ils vivaient ; ils ont pris conscience des idées contraires à la civilisation grécoromaine que la nouvelle foi véhiculait et ont réagi à partir du fonds commun des valeurs qu’ils partageaient avec le reste de la population. Nous possédons plusieurs témoignages de ces rapports entre les deux niveaux de critique. Ainsi voyons-nous Justin s’en prendre à un philosophe cynique nommé Crescens avec lequel il avait débattu. La controverse ne s’était vraisemblablement pas déroulée sur un ton aimable car l’apologiste dit s’attendre à être dénoncé comme chrétien par Crescens. Il lui reproche surtout de ne pas s’être assez informé sur la doctrine chrétienne et de s’être laissé dominer « par une opinion ignorante et déraisonnable ». Justin n’appréciait pas que Crescens, par complaisance pour la multitude, ait réutilisé lors du débat des griefs communément adressés aux chrétiens11. Nous savons également que le fameux rhéteur M. Cornélius Fronton, la plus grande gloire littéraire de son époque, une réputation qui lui avait valu d’enseigner la rhétorique à Marc Aurèle, s’était fait le relais, sans doute dans un discours officiel, de l’accusation de débauche collective et incestueuse perpétrée par les chrétiens lors de leurs banquets12. Fronton est certainement le meilleur exemple d’un membre de l’élite intellectuelle et politique (il était sénateur) qui n’hésita pas à réutiliser l’un des pires griefs antichrétiens pour réagir contre la menace que représentait le christianisme. Celse, bien que n’ayant guère d’estime pour les idées partagées par le commun, développa certains points de sa polémique à partir de thèmes fournis 11 12

Justin, 2Apol. 3, 1- 4. P. Frassinetti, « L’orazione di Frontone contro i christiani », GIF 2 (1949), p. 238-254 et C. Bammel, « Die erste lateinische Rede gegen die Christen », ZK 104 (1993), p. 295-311 ont tenté, alors que seul Minucius Felix fait allusion à ces propos tenus par Fronton (Oct. 9, 6 ; 31, 2), de reconstituer le contenu de ce discours. Selon P. Frassinetti, « L’orazione », p. 244245, ce discours aurait été prononcé vers 162-164 dans le cadre de la restauration religieuse entreprise par Marc Aurèle ; M. Consuelo Cristofori, « «L’"oratio" di Frontone contro i cristiani e la persecuzione di Marco Aurelio », RSCI 32 (1978), p. 136-139 propose une date plus proche de 175, en relation avec une accentuation de la persécution ; voir aussi les remarques de G. W. Clarke, « Four Passages in Minucius Felix » dans Kyriakon. Festschrift J. Quasten, T2. Ed. P. Granfield & J. A. Jungmann, Münster, 1970, p. 502-504.

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par la critique populaire. On le voit par exemple s’inquiéter de ce que les chrétiens n’offrent pas aux dieux les honneurs qui leur reviennent et il juge qu’une telle attitude risque d’entraîner leur colère13. Le néoplatonicien Porphyre, grâce aux puissantes ressources de sa culture philologique, philosophique et historique, dénonça dans les quinze livres de son Contre les chrétiens (rédigé vers 270)14 les incohérences historiques et doctrinales du christianisme15. Bien qu’étant un éminent représentant de l’élite philosophique (il succéda à Plotin à la tête de l’école néoplatonicienne de Rome), Porphyre continuait de manifester son intérêt pour la religiosité populaire. Il essaya certes de justifier le contenu grossier des cultes 13 14

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Origène, CC VIII, 35. A. Cameron, « The Date of Porphyry’s ÊÁÔÁ ÊÑÉÓÔÉÁÍÙÍ », CQ 17 (1967), p. 382-384 suggère la date de 271. T. D. Barnes, « Porphyry Against the Christians : Date and the Attribution of Fragments », JTS 24 (1973), p. 433-437, place sa composition au début du IVe siècle. Les conclusions de T. D. Barnes sont contestées par B. Croke, « The Era of Porphyry’s Anti-Christian Polemic », JRH 13 (1984), p. 1-14 qui replace le Contre les chrétiens en 271/272. Il ne reste que des fragments de cet imposant travail dont la destruction fut ordonnée par Constantin (Socrate, HE I, 9, 30), Théodose II et Valentinien III (Code Théod. XV, 5, 66 ; Code Just. I, 1, 3). Ces fragments ont été colligés et répertoriés par A. von Harnack, Porphyrius « Gegen die Christen », 15 Bücher. Zeugnisse und Referate, Berlin, 1916. A. Harnack pensait que la critique antichrétienne contenue dans l’Apokritikos de Macaire de Magnésie était entièrement d’origine porphyrienne, mais les travaux de T. D. Barnes, « Porphyry Against the Christians », p. 428-430 et de R. Goulet, Makarios Magnès. Monogénès (Apocriticus). Introduction générale, édition, traduction et commentaire du livre IV ainsi que des fragments des livres IV et V, Paris I, 1974 (thèse dactylographiée), p. 139181 et 275-316 ; « Porphyre et Macaire de Magnésie », SP 15 (1984), p. 448-452 ; Macarios de Magnésie, Le Monogénès. Edition critique et traduction française, T1 : Introduction générale, Paris, 2003, p. 127-136 ont infirmé cette conclusion. Le corpus des fragments s’est toutefois enrichi depuis Harnack ; voir A. Benoît, « Le "Contra Christianos" de Porphyre : où en est la collecte des fragments ? » dans Paganisme, Judaïsme, Christianisme. Influences et affrontements dans le monde antique. Mélanges offerts à Marcel Simon, Paris, 1978, p. 261275. La recherche des fragments continue : J. G. Cook, « A Possible Fragment of Porphyry’s Contra Christianos from Michael the Syrian », ZAC 2 (1998), p. 113-122 ; M. Nebes, « Zum sprachlichen Verständnis des Fragmentes aus Porphyrios "Gegen die Christen" bei Michael dem Syrer », ZAC 2 (1998), p. 268-273. P. F. Beatrice, « Le traité de Porphyre contre les Chrétiens. L’état de la question », Kernos 4 (1991), p. 119-138 donne une vision d’ensemble de la recherche sur cet ouvrage. Ce même auteur annonce une nouvelle édition des fragments sur la base d’une nouvelle identification du Contre les chrétiens avec La philosophie des oracles ; voir id., « Quosdam Platonicorum libros. The Platonic Readings of Augustine in Milan », VCh 43 (1989), p. 248-281 ; « Towards a New Edition of Porphyry’s Fragments Against the Christians » dans ÓÏÖÉÇÓ ÌÁÉÇÔÏÑÅÓ. « Chercheurs de sagesse ». Hommage à Jean Pépin. Publié s. d. de M.-O. Goulet-Cazé, G. Madec, D. O’ Brien, Paris, 1992, p. 347355 ; « On the Title of Porphyry’s Treatise Against the Christians » dans ÁÃÁÈÇ ÅËÐÉÓ. Studi storico-religiosi in onore di Ugo Bianchi. Ed. G. Sfameni Gasparro, Rome, 1994, p. 221-235. Mais la reconstitution envisagée par P. F. Beatrice repose sur un regroupement de divers fragments difficile à justifier. Voir la critique de R. Goulet, « Hypothèses récentes sur le traité de Porphyre Contre les chrétiens » dans Hellénisme et christianisme. Ed. M. Narcy et E. Rebillard, Villeneuve d’Ascq, 2004, p. 61-104.

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polythéistes en leur accordant une valeur spirituelle plus profonde à l’aide de l’exégèse allégorique, mais il admettait également que le commun du peuple, privé des moyens de parvenir à la contemplation que seule l’ascèse philosophique pouvait fournir, pouvait néanmoins expérimenter la proximité du divin à l’aide des procédés cultuels classiques. La philosophie un peu désincarnée de Porphyre, qui appelait l’âme à tendre vers l’Un, ne l’empêchait pas de croire que « le plus grand fruit de la piété [était d’] honorer la divinité selon les traditions ancestrales »16. Dans sa pensée, la défense de l’hellénisme contre les chrétiens passait aussi par la promotion des cultes populaires. Aussi n’est-il pas étonnant de voir Porphyre se plaindre à son tour que les dieux soient délaissés et considérer que ce manque de piété était la cause de l’épidémie qui touchait Rome au moment où il écrivait contre les chrétiens17. Le néoplatonicien ne s’est visiblement pas contenté de parler à ses pairs. Il a également manifesté le souci de toucher le peuple en le mettant en garde contre la propagande délétère des chrétiens. Sa virulente prise de position contre les chrétiens a peut-être conduit Porphyre à prendre une part active, au moins sur le plan idéologique, dans la préparation de la réaction antichrétienne décidée par Dioclétien18. Ce voyage énigmatique qui le conduisit à quitter temporairement sa femme, après seulement dix mois de vie commune, et dont le but était de répondre au « besoin des Hellènes » –auxquels les dieux joignaient leurs instances, précise le philosophe–19 peut bien avoir pris place dans le cadre de la réflexion qui précéda la décision officielle de proscrire les chrétiens. Il est possible que ce soit dans ce contexte que Porphyre rédigea la Philosophie des oracles, défense vibrante de la religion traditionnelle (prononcée à une époque où les oracles étaient redevenus populaires20), dont le but était de concilier les traditions religieuses du monde antique avec la religion philosophique du Dieu-Un tout en réfutant le christianisme. Pour le philosophe, les oracles étaient une source à laquelle on pouvait puiser ses espérances de salut, dans la mesure où l’activité prophétique livrait à la connaissance des hommes des éléments de la vérité divine qui s’accordaient avec l’enseignement philosophique et s’avéraient utiles pour la contemplation et la purification21. Lactance parle sans le nommer d’un « pontife de la philosophie » qui écrivit trois livres pour convaincre les hommes de revenir au culte des dieux et fit lecture de ses travaux à Nicomédie22. Si cet individu 16 17 18

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Porphyre, Ad Marc. 18. Eusèbe, PE V, 1, 10 (éd. Harnack, fgt 80). Sur cette influence de Porphyre, voir W. H. C. Frend, « Prelude to the Great Persecution : The Propaganda War », JEH 38 (1987), p. 10-13. Porphyre, Ad Marc. 4. Dioclétien consulta l’oracle de Milet avant de déclencher la Grande persécution ; voir Lactance, De mort. Pers. 11, 7. Eusèbe, PE IV, 7, 1-2 (extrait du livre I de la Philosophie des oracles). Id., Div. inst. V, 2, 3-11 ; 4, 1.

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devait être identifié avec Porphyre, ce qui n’est pas impossible (la Philosophie des oracles comprend effectivement trois livres et certains points du portrait polémique que Lactance fait du personnage peuvent correspondre à la situation des dernières années du Tyrien), nous verrions alors le philosophe recourir à l’autorité des oracles pour convaincre ses contemporains de s’opposer ou de renoncer au christianisme23. Le même genre de relation existe entre la critique populaire et l’élite sociale au sein de laquelle était recruté le personnel administratif de l’Empire. Cyprien adressa un traité à un certain Démétrianus, inconnu par ailleurs, mais dont les hautes responsabilités (était-il proconsul d’Afrique ?) l’avaient conduit à violemment sévir contre les chrétiens24. Il se trouve que ce Démétrianus avait lui aussi mobilisé les esprits contre les fidèles en leur imputant la responsabilité des maux qui frappaient l’Empire. Le gouverneur Sossianus Hiéroclès témoigne également de cette interaction entre critique populaire et intellectuelle. Membre de l’ordre équestre, ce personnage fut vicaire d’un diocèse (certainement celui d’Orient), gouverneur de Palmyre et de Bithynie puis préfet d’Egypte25. Il joua un rôle actif dans la persécution organisée par Dioclétien. Lactance le présente comme l’un des « tous premiers responsables du déclenchement de la persécution » et même comme « l’instigateur et le conseiller de la persécution »26. Il appliqua avec zèle les édits impériaux lorsqu’il était dans l’exercice de ses fonctions en Bithynie et en Egypte27. Mais Hiéroclès ne se contenta pas de lutter contre le christianisme avec le fer. Il prit aussi la plume (peut-être avant le début de la persécution) et écrivit un ouvrage en deux volumes, intitulé L’ami de la vérité (ÖéëáëçèÞò), adressé aux chrétiens pour les persuader de renoncer à leur foi. Lactance dit qu’il espérait ainsi passer « pour un conseiller plein d’humanité et de bonté »28. Bien qu’il empruntât beaucoup à la méthode exégétique de Porphyre en cherchant à mettre en évidence les contradictions de l’Ecriture29, il s’efforça parallélement 23

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L’identification est défendue par R. L. Wilken, « Pagan Criticism of Christianity : Greek Religion and Christian Faith » dans Early Christian Literature and the Classical Intellectual Tradition. In honorem R. M. Grant. Ed. W. R. Schoedel and R. L. Wilken, Paris, 1977, p.117-134, P. F. Beatrice, « Antistes Philosophiae. Ein christenfeindlicher Propagandist am Hofe Diokletians nach dem Zeugnis des Laktanz », Aug 33 (1993), p. 31-47 et E. DePalma Digeser, « Lactantius, Porphyry, and the Debate over Religious Toleration », JRS 88 (1998), p. 129-146. R. Goulet (Monogénès, T1, p. 115-120), bien que réservé, ne juge pas l’identification impossible. Il est plus critique dans « Hypothèses récentes », p. 100-104. Cyprien, Ad Dem. 12. T. D. Barnes, « Sossianus Hierocles and the Antecedents of the Great Persecution », HSCP 80 (1976), p. 243-245. Lactance, Div. inst. V, 2, 12 ; De mort. Pers. 16, 4. Ibid. ; Eusèbe, Mart. Pal. 5, 3. Lactance, Div. inst. V, 2, 13. Ibid. V, 2, 13-16. E. DePalma Digeser, « Porphyry, Julian, or Hierokles ? The Anonymous Hellene in Makarios Magnēs’ Apokritikos », JTS 53 (2002), p. 466-502 attribue la polémique

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de déprécier l’image du Christ en réactualisant la vieille accusation de sorcellerie qui courait à son propos, en faisant de lui un chef de brigands et en le comparant, à son désavantage, à la grande figure du paganisme que représentait Apollonius de Tyane qui, soulignait-il, était adoré comme un dieu, notamment à Ephèse sous les traits d’Hercule Alexicacus30. Le même souci de canaliser l’opinion publique contre les chrétiens se retrouve au plus haut échelon de la hiérarchie impériale avec le tétrarque Maximin Daïa qui considéra avec intérêt les campagnes de pétition, organisées par les autorités locales, réclamant l’expulsion des chrétiens des cités d’Orient31. De plus, l’empereur autorisa l’affichage dans les campagnes et dans les villes de faux actes de Pilate exposant, sous le couvert d’un document apparemment officiel, les justes raisons du jugement et de la condamnation de Jésus. Ils devaient aussi être enseignés dans les écoles32. Ce document reprenait à son compte les vieux griefs populaires faisant de Jésus un enfant illégitime, un magicien et un usurpateur33. L’étude des sentiments conçus à l’égard du christianisme n’a souvent été abordée qu’au travers de la vision des intellectuels, même sous l’angle d’une présentation générale du choc culturel créé par la pénétration du christianisme dans le monde gréco-romain34. A ce titre, Celse et Porphyre, les principaux protagonistes de la polémique antichrétienne de la période anté-nicéenne, ont fait l’objet des principales études sur ce sujet35. La critique ne se limitait

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antichrétienne contenue dans l’Apokritikos de Macaire de Magnésie à l’ouvrage de Hiéroclès. Cette hypothèse avait déjà été émise par L. Duchesne, De Macario Magnete et scriptis eius, Paris, 1877 et T. W. Crafer, « Macarius Magnes. A Neglected Apologist », JTS 8 (1907), p. 401-423 et 546-571. Lactance, Div. inst. V, 3, 7-21 ; Eusèbe, CHier. 1-4. Eusèbe de Césarée a consacré l’essentiel de son Contre Hiéroclès à contester cette comparaison entre Apollonius et le Christ ; sur ce point, voir A. Mendelson, « Eusebius and the Posthumous Career of Apollonius of Tyana » dans Eusebius, Christianity and Judaism. Ed. H. W. Attridge & G. Hata, Londres-New YorkCologne, 1992, p. 510-522. Eusèbe, HE IX, 2-3 ; 4, 1-2 ; 7, 3-14 ; 9a, 4-6 ; Lactance, De mort. pers. 36, 3. Eusèbe, HE IX, 5, 1. Sur ces Actes de Pilate et leur contenu, voir J.-D. Dubois, « Les "Actes de Pilate" au quatrième siècle », Apocr 2 (1991), p. 85-93 ; X. Levieils, « La polémique anti-chrétienne des Actes de Pilate », RHPR 79 (1999), p. 291-314. A. H. Armstrong et R. A. Markus, Christian Faith and Greek Philosophy, Londres, 1960 ; M. Simon, « Christianisme antique et pensée païenne : rencontres et conflits », BFLS 38 (1960), p. 309-323 (=Scripta Varia, T1, p. 245-259) ; H. Chadwick, Early Christian Thought and the Classicial Tradition, New York-Oxford, 1966 ; W. Jaeger, Le Christianisme ancien et la Paideia grecque, Metz, 1980 ; M. Sordi, « Cristianesimo e Cultura nell’impero romano », VetChr 18 (1981), p. 129-142. Par exemple, parmi les études les plus récentes : R. M. Grant, « Porphyry among the Early Christians » dans Romanitas et Christianitas. Studia I. H. Waszink. Ed. W. Den Boer, P. G. Van Der Nat, C. M. J. Sicking, J. C. M. Van Winden, Amsterdam, 1973, p. 181-187 ; W. Den Boer, « A Pagan Historian and His Enemies : Porphyry Against the Christians », CPh 69 (1974), p. 198-208 ; « La polémique anti-chrétienne du IIe siècle : "La Doctrine de Vérité" de

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évidemment pas à ces deux auteurs. L’ouvrage de référence que constitue La Réaction païenne de P. de Labriolle36 propose une approche systématique de tous les textes grecs et latins qui parlent du christianisme et des chrétiens. Cette étude a déjà pour but de mettre en valeur la facette intellectuelle de la lutte entreprise par les nations contre le christianisme, l’auteur considérant que « le fer et le feu » ne furent pas les seules armes employées pour enrayer la progression de la nouvelle foi37. L’ouvrage offre certainement la vision la plus large et la plus détaillée de la critique antichrétienne telle qu’elle était formulée dans le monde antique38. S. Benko39, employant la même méthode que P. de

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Celse », Ath 54 (1976), p. 300-318 ; C. T. H. R. Ehrhardt, « Eusebius and Celsus », JAC 22 (1979), p. 40-49 ; D. Letocha, « L’affrontement entre le christianisme et le paganisme dans le Contre Celse d’Origène », Dialogue 19 (1980), p. 373-395 ; M. Borret, « L’Ecriture d’après le païen Celse » dans Le monde grec ancien et la Bible. S. d. C. Mondésert, Paris, 1984, p. 171-193 ; G. T. Burke, « Celsus on the Old Testament », VetTest 36 (1986), p. 241-245 ; L. Padovese, « La polemica anticristiana nei secoli II/IV : alcuni cenni illustrativi », EstFr 89 (1988), p. 279-299 ; G. Rinaldi, « Sognatori e visionari 'biblici' nei polemisti anticristiani », Aug 29 (1989)=Sogni, visioni e profezie nell’ antico cristianesimo. XVIII Incontro di studioso dell’ antichitá cristiana (Roma, 5-7 maggio 1988), p. 7-30 ; « Giudei e pagani alla vigilia della persecuzione di Diocleziano : Porfirio e il popolo d’Israele », VetChr 29 (1992), p. 113136 ; P. Sellew, « Achilles or Christ ? Porphyry and Didymus in Debate over Allegorical Interpretation », HTR 82 (1989), p. 79-100 ; M. J. Hollerich, « Myth and History in Eusebius’s De Vita Constantini : Vit. Const. 1. 12 in its Contemporary Setting », HTR 82 (1989), p. 421-445 ; T. D. Barnes, « Scholarship or Propaganda ? Porphyry Against the Christians and its Historical Setting », BICSUL 39 (1994), p. 53-65 ; A. Carlini, « La polemica di Porfirio contro l’esegesi "tipoligica" dei cristiani », SCO 46 (1996), p. 385-394 ; M. Frede, « Celsus’ Attack on the Christians » dans Philosophia Togata, T2 : Plato and Aristotle at Rome. Ed. J. Barnes and M. T. Griffin, Oxford, 1997, p. 218-240 ; D. Briquel, « Création d’Adam et mythe d’autochtonie (un païen du IIe siècle face à la Genèse) », Helm 50 (1999), p. 85-96 ; M. B. Simmons, « The Eschatological Aspects of Porphyry’s AntiChristian Polemics in a Chaldean-Neoplatonic Context », C&M 52 (2001), p. 193-215. D’autres travaux sont cités dans le corps de cette étude et dans la bibliographie. Voir aussi les bibliographies de S. Benko et A. Meredith (cités infra n. 39 et 40). P. de Labriolle, La Réaction païenne. Etude sur la polémique antichrétienne du Ier au VIe siècle, Paris, 1948 (1ère édition : 1934). Ibid., p. 7. L’analyse historique a affiné des points sur lesquels P. de Labriolle ne s’était prononcé qu’avec prudence. Le passage d’Apulée, Met. IX, 14 a été interprété dans un sens favorable à une identification chrétienne ; voir M. Simon, « Apulée et le christianisme » dans Mélanges d’histoire des religions offerts à Henri-Charles Puech, Paris, 1974, p. 299-305 (=Scripta Varia, T2, p. 581-587) ; B. Baldwin, « Apuleius, Tacitus, and Christians », Emerita 52 (1984), p. 1-3 ; V. Schmidt, « Reaktionen auf das Christentum in den Metamorphosen des Apuleuis », VCh 51 (1997), p. 51-71. M.-J. Lagrange, dans la recension de la RB 44 (1935), p. 607, critiquait déjà l’indécision de P. de Labriolle. L’identification chrétienne a été retenue pour Aélius Aristide, Oratio III, 666-672 par C. A. Behr, The Complete Works of Aelius Aristide, T1, Leyde, 1986, p. 477, n. 745. Les travaux de R. Syme, Emperors and Biography. Studies in the Historia Augusta, Oxford, 1971, p. 17-29 ont justifié les réserves de P. de Labriolle au sujet de la lettre d’Hadrien à Servianus (Hist. Aug., Quadrige des tyrans 8, 110). S. Benko, « Pagan Criticism of Christianity During the First Two Centuries », ANRW II. 23. 2 (1980), p. 1054-1118.

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Labriolle, a repris tous les témoignages littéraires du christianisme qui apparaissent dans les sources grecques et latines du IIe siècle (de Tacite à Celse) tandis que A. Meredith40 s’est occupé d’étudier, pour le IIIe siècle, la polémique antichrétienne de Porphyre. R. L. Wilken41 a prolongé les efforts de P. de Labriolle en soumettant les textes les plus significatifs (surtout ceux de Pline, Galien, Celse, Porphyre et Julien) à une analyse prenant en compte les avancées de la recherche, tant pour l’étude du contexte que pour la psychologie des auteurs, ce qui a pour effet de mettre ces derniers en phase avec les influences culturelles qu’ils subissaient. F. Ruggiero42 relève dans la plupart de ces mêmes textes la profonde antinomie intellectuelle entre christianisme et tradition classique qui faisait considérer les chrétiens comme des individus hors-normes sur lesquels pesaient les épithètes de « fous » et de « stupides » en raison du manque de logique et de rationalité de leur foi. J. G. Cook43, quant à lui, mesure la crédibilité du message évangélique auprès des intellectuels (Celse, Galien, l’anonyme de l’Apokritikos, Ammonios Sakkas, Amelius Gentilianus, Hiéroclès, Porphyre, Julien). J. W. Hargis44 a concentré son étude sur les textes de Celse, Porphyre et Julien pour examiner le phénomène de la réaction antichrétienne, surtout analysée en fonction de l’exclusivisme professé par les chrétiens. Toutes ces études, on le voit, font la part belle à la réaction intellectuelle contre le christianisme et mettent en valeur les points de polémique abordés par chacun des auteurs traités. Peu d’études se sont intéressées à la perception collective du christianisme. Relevons celle de G. E. M. de Ste Croix45, qui, en s’interrogeant sur les raisons des persécutions antichrétiennes, en est venu à considérer l’importance du sentiment populaire dans le processus qui conduisait les autorités romaines à sévir contre les chrétiens. Notons aussi les contributions importantes de deux historiens déjà cités. Celle de R. L. Wilken46, qui a proposé une approche différente des textes grecs et latins en les questionnant sur la façon dont ils comprenaient l’identité chrétienne. Et surtout celle de S. Benko47, qui se penche sur les mêmes textes pour saisir le portrait d’un christianisme dressé au travers du prisme de la 40 41 42

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A. Meredith, « Porphyry and Julian Against the Christians », ibid., p. 1123-1137. R. L. Wilken, The Christians as the Romans Saw Them, New Haven-Londres, 1984. F. Ruggiero, La follia dei cristiani. Su un aspetto della « reazione pagana » tra I e V secolo, Milan, 1992. J. G. Cook, « Some Hellenistic Responses to the Gospels and Gospel Traditions », ZNW 84 (1993), p. 233-254. J. W. Hargis, Against the Christians. The Rise of Early Anti-Christian Polemic, New York, 1999. G. E. M. de Ste Croix, « Why Were the Early Christians Persecuted? », P&P 26 (1963), p. 638. R. L. Wilken, « The Christians as the Romans (and Greeks) Saw Them » dans Jewish and Christian Self-Definition. T1: The Shaping of Christianity in the Second and Third Centuries. Ed. E. P. Sanders, Philadelphie, 1980, p. 100-125. S. Benko, Pagan Rome and the Early Christians, Bloomington-Indianapolis, 1986.

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mentalité gréco-romaine, apportant ainsi des éclairages aux reproches constamment adressés aux chrétiens durant les deux premiers siècles (comme le rejet du nom chrétien, l’immoralité et le cannibalisme). Elle offre des perspectives dans lesquelles l’examen de la critique antichrétienne doit également s’inscrire. Ce que disent tous les auteurs grecs et romains sur les chrétiens et le christianisme ne peut pas être dissocié de ce qui se pensait à propos de l’Eglise et de sa doctrine sur un plan général. Les propos des polémistes étaient influencés par des préjugés d’ordre culturel qui dépassaient de loin les cercles éclairés. Considérant que la polémique contre le christianisme était en fait inspirée par un sentiment antichrétien largement partagé, il s’agit d’établir ici quelles furent la nature, les origines et les formes de l’opposition morale dressée contre le christianisme et d’en mesurer les conséquences sur l’insertion des chrétiens dans le monde romain. Bien que les reproches adressés aux chrétiens dans le monde antique soient en général correctement présentés, il faut admettre qu’ils sont souvent brossés à grands traits. Cela est peut-être dû au fait que la critique antichrétienne a fait depuis longtemps l’objet de recherches et que ses principaux aspects constituent une partie du fonds commun des connaissances amassées sur le christianisme des trois premiers siècles. C. Kortholt48 fit paraître la première grande étude sur ce thème à Cologne en 1698. L’auteur s’y proposait de faire l’inventaire des accusations portées contre le christianisme durant toute l’Antiquité et en a méthodiquement dressé le catalogue à partir des sources anciennes disponibles à son époque. C. Kortholt a eu le mérite de montrer que la critique antichrétienne représentait une donnée sérieuse de l’histoire du christianisme si bien qu’en 1749, T. M. Mamachi a consacré toute une section de son étude historique sur le christianisme primitif aux griefs formulés contre les chrétiens49. Il puise principalement dans le Contre Celse d’Origène, sans rien apporter d’original après C. Kortholt. A vrai dire, rien ne viendra compléter le travail majeur de cet auteur. J.-A. Martigny pour l’article «Calomnies dirigées contre les premiers chrétiens » de son Dictionnaire des antiquités chrétiennes50, et plus récemment encore, H. Leclercq dans le Dictionnaire d’Archéologie Chrétienne et de Liturgie, se réfèrent ouvertement à lui sans guère apporter de précisions supplémentaires sur le sujet51. On peut donc penser que les grands thèmes de la critique antichrétienne sont passés, grâce à l’autorité déjà ancienne de C. Kortholt, dans les lieux communs du savoir historique et ceci malgré le caractère nettement apologétique de son 48

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C. Kortholt, Paganus obtrectator. Sive de calumniis gentilium in veteres christianos, Cologne, 1698. T. M. Mamachi, Originum et antiquitatum christianarum, T1, Rome, 1749, p. 110-185. J.-A. Martigny, Dictionnaire des antiquités chrétiennes, Paris, 21877, p. 107-111. H. Leclercq, « Accusations contre les chrétiens », DACL I. 1 (1907), col. 265-307.

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ouvrage qui cherche tout autant à exposer les accusations proférées contre les chrétiens qu’à démontrer leur fausseté, la plupart du temps à partir des réponses formulées par les apologistes et les théologiens chrétiens de l’Antiquité. Les mêmes préoccupations sont visibles chez T. M. Mamachi et même sous la plume d’H. Leclercq qui manifeste encore le souci de défendre l’intégrité morale et le loyalisme des premiers chrétiens face aux critiques dont ils étaient l’objet. Les Lumières et le positivisme ont évidemment contribué à pérenniser un angle d’approche qui n’est plus valable aujourd’hui. Au moins l’historien est-il désormais appelé à tenir compte de ces divers propos tenus contre les chrétiens52. Lorsqu’il s’agit de caractériser les sentiments hostiles nourris à l’égard des chrétiens des trois premiers siècles, on se réfère presque automatiquement au fameux texte de Tacite qui rend les fidèles coupables de « haine pour le genre humain »53. Une fois ce texte cité, il semble que l’on ait tout dit à ce sujet. H. Lietzmann explique ainsi que les charges d’inceste ou de cannibalisme pesant sur les chrétiens sont les effets d’une hostilité causée par leur « fundamental hatred of mankind », sans estimer nécessaire de renvoyer le lecteur à Tacite54. D’une façon générale, cette expression de Tacite est présentée comme le résumé de ce que les populations de l’empire romain ressentaient pour les chrétiens. Elle permet de qualifier le particularisme assumé par les chrétiens et la volonté d’isolement qu’ils manifestaient au sein de la cité antique55. Dans la plupart des cas, elle sert aussi de point de départ pour exposer les griefs populaires formulés contre les fidèles (identifiés aux flagitia du texte de Tacite : infanticide rituel, anthropophagie, débauches incestueuses, adoration d’une tête d’âne)56, au sujet desquels on se contente souvent de renvoyer à

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Ce que fait C. Munier, L’Eglise dans l’empire romain (IIe-IIIe siècles). Eglise et Cité, Paris, 1979, p. 129-143, distinguant entre « accusations communes » et « controverse savante ». Tacite, Ann. XV, 44, 4. H. Lietzmann dans The Cambridge Ancient History, T12 : The Imperial Crisis and Recovery A. D. 193-324, Cambridge, 1971, p. 516. J. Zeiller dans Histoire de l’Eglise, T1 : L’Eglise primitive, Paris, 1934, p. 289-290 ; C. Lepelley, L’empire romain et le christianisme, Paris, 1969, p. 9 et 39 ; M. Meslin, Le christianisme dans l’empire romain, Paris, 1970, p. 66-71 et 75 ; P. Maraval, Les Persécutions durant les premiers siècles du christianisme, Paris, 1992, p. 11-13. Outre H. Lietzmann et J. Zeiller aux pages citées dans les notes précédentes, voir E. Griffe, Les persécutions contre les chrétiens aux Ier et IIe siècles, Paris, 1967, p. 9-10 ; M. Meslin, Le christianisme, p. 31-32 ; M. Simon, La civilisation de l’Antiquité et le christianisme, Paris, 1972, p. 125-129 ; R. Minnerath, Les chrétiens et le monde (Ier-IIe siècles), Paris, 1973, p. 189-192 ; J. Daniélou, L’Eglise des premiers temps. Des origines à la fin du IIIe siècle, Paris, 1985, p. 91 ; P. Maraval, Les Persécutions, p. 9-11 ; C. Lepelley dans Histoire du christianisme, T1 : Le Nouveau Peuple (des origines à 250), Paris, 2000, p. 246-248 (qui ouvre et ferme la partie intitulée « La haine populaire » sur la citation de Tacite) ; H. Ménard, Maintenir l’ordre à Rome (IIe-IVe siècles ap. J.-C.), Paris, 2004, p. 138-141.

Introduction

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Minucius Felix57. Cet odium humani generis, calque latin de la misanthropia grecque (déjà dirigée contre les Juifs), traduit en effet la suspicion qui pesait dans le monde romain sur les communautés régies par leurs propres règles, l’idée de mœurs étrangères facilitant le passage à celle de mœurs barbares et inhumaines58. Le sens qu’il faut donner à cette expression est sans doute exact. Toutefois, comme toute connaissance historique, elle nécessite d’être étayée en recourant aux documents susceptibles de l’éclairer. Or ce travail de confrontation documentaire destiné à établir l’existence de la critique antichrétienne, qui dépasse de loin le simple examen des textes grecs et latins mentionnant le christianisme, n’a guère été renouvelé depuis le XVIIe siècle. L’objet de la présente étude est d’aller au-delà des propos qui permettent de cerner globalement les accusations antichrétiennes et de comprendre les raisons de leur apparition et de leur développement en lien avec la mentalité du monde dans lequel les chrétiens vivaient. Elle s’articule autour de quatre thèmes directeurs susceptibles de donner la vision la plus complète possible des sentiments qui généraient l’hostilité des nations contre les chrétiens. Grecs et Romains savaient que le christianisme n’était pas le fruit d’une génération spontanée mais qu’il était étroitement apparenté au judaïsme : quelles étaient les implications de cette proximité religieuse dans les rapports avec les nonchrétiens ? Le christianisme était perçu comme une superstition : mais que signifie ce terme et que suppose-t-il ? On reprochait aux chrétiens leur athéisme : quel sens donner à cette accusation ? Par quels biais parvenait-on au constat de cet « athéisme » chrétien ? Quelles furent les conséquences d’un tel grief ? La « haine du genre humain » attribuée aux chrétiens s’opposait à la philanthropia et à l’humanitas, qui constituaient le socle des valeurs dont se réclamaient les membres de l’Empire : quelles étaient les attitudes, inscrites dans l’expérience sociale et religieuse des chrétiens, qui conduisirent les Grecs et les Romains à ressentir cette aversion de leur part ? Les réponses à ces questions permettront de saisir plus précisément les causes du conflit qui opposa de manière quasi-permanente les populations polythéistes aux chrétiens durant la période anté-nicéenne et de mieux comprendre l’interprétation du christianisme par des consciences soumises à l’influence de la culture grécoromaine. Nous verrons que le christianisme s’est violemment heurté à un ensemble de phénomènes matériels et idéologiques toujours soutenus par 57

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J. Lebreton dans Histoire de l’Eglise, T1, p. 420 ; C. Lepelley, L’empire romain, p. 92-93 ; M. Meslin, Le christianisme, p. 68-69 ; M. Simon, La civilisation de l’Antiquité, p. 127 ; P. Maraval, Les Persécutions, p. 10. L’étude de W. Speyer, « Zu den Vorwürfen der Heiden gegen die Christen », JAC 6 (1963), p. 129-135 s’appuie uniquement sur la polémique reflétée dans l’Octavius de Minucius Felix. H. Fuchs, « Tacitus über die Christen », VCh 4 (1950), p. 65-93 ; J. B. Bauer, « Tacitus und die Christen » Gymnasium 69 (1957), p. 495-503. On peut écarter l’explication trop restrictive d’H. Leclercq, « Accusations », col. 266-269 qui assimile la haine du genre humain à l’accusation de magie.

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Introduction

l’instinct communautaire qu’avait engendré l’idéal de la Cité, même à une époque où la domination romaine s’étendait sur tout le pourtour méditerranéen.

Chapitre 1 La perception de la relation judaïsme-christianisme Les rapports historiques liant le christianisme primitif au judaïsme étaient si profonds que les païens mirent quelques temps avant de pouvoir convenablement faire la différence entre les Juifs et les chrétiens. La nouvelle foi restait imbriquée dans le judaïsme, tant elle voulait être l’aboutissement logique de ce qu’elle appela très vite l’Ancienne Alliance1. Il n’était pas question pour les chrétiens de tirer un trait définitif sur les préceptes divins contenus dans les livres sacrés sur lesquels était basée la foi des Juifs, mais plutôt de les vivre dans leur réalité et leur véritable signification spirituelle, ceux-ci ayant été portés en pleine lumière par la révélation du Christ, Jésus de Nazareth. Au début de son existence, le christianisme ne pouvait pas faire autrement, lorsqu’il réfléchissait sur lui-même, que d’employer les schémas de pensée de la religion juive. Les disciples de Jésus et tous ceux qui se réunirent autour d’eux vécurent leur foi, autant que cela était possible, dans les structures mises en place dans le monde juif et se représentèrent l’univers de la même façon qu’un Juif de la même époque se le représentait. Le mode de vie des convertis juifs, qui formaient l’essentiel des premiers chrétiens, était celui qu’avaient respecté leurs pères et que respectaient leurs frères restés fidèles à la religion d’Israël. Lorsque l’Eglise déborda les limites du monde juif, elle ne se débarrassa pas de ses acquis originels et, au contraire, intégra plusieurs éléments hérités de sa matrice religieuse2. Le christianisme, bien loin de paraître autonome dès son apparition et ses premiers développements, évolua en relations étroites –plus ou moins conflictuelles selon les circonstances– avec le judaïsme dont il ne se détacha formellement qu’au tournant des Ier et IIe siècles3. Même si les païens furent 1 2

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He 8, 13 ; voir aussi 2 Co 3, 14. F. Gavin, The Jewish Antecedents of the Christian Sacrements, Londres, 21933 ; C. W. Dugmore, The Influence of the Synagogue upon the Divine Office, Oxford, 1944 ; J. Daniélou, Théologie du Judéo-christianisme, Paris, 21991, p. 407-473. Sur la marche commune du christianisme primitif avec le judaïsme et leur séparation progressive, voir J. D. G. Dunn, The Partings of the Ways between Christianity and Judaism and their Significance for the Character of Christianity, Londres-Philadelphie, 1991 ; S. G.

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progressivement aptes à faire la différence entre les deux religions, l’héritage juif était devenu un élément essentiel de l’identité chrétienne, tant dans le domaine de la foi que dans celui de la pratique cultuelle4. Le regard posé par les Grecs et les Romains sur les chrétiens devait rester orienté par cette parenté qui ne relevait pas seulement de l’analyse intellectuelle, mais qui était aussi une réalité sur le plan sociologique.

1.1 La conversion des Juifs Le christianisme apparaissait avant tout, dans les premiers temps de son existence, comme une nouvelle mouvance évoluant auprès de celles qui existaient déjà au sein du judaïsme. Les chrétiens étaient, sur le plan culturel et historique, des Juifs, tout comme les pharisiens ou les esséniens en étaient euxmêmes, tant le judaïsme de cette époque apparaît bien plus soucieux d’orthopraxie que d’orthodoxie. « Le salut vient des Juifs »5 et comme tel, il s’inscrivait dans un contexte spirituel particulier et s’énonçait avec des termes qui en étaient issus : la Nouvelle Alliance, à l’origine de la régénération d’Israël, était conclue en la personne et en l’œuvre de Jésus de Nazareth, reconnu comme le Messie. C’est ce qui précisément distinguait la mouvance chrétienne au sein du peuple d’Israël6. Pour l’observateur extérieur qu’était le Romain, l’alliance que les Juifs chrétiens prônaient avec le Dieu de la nation d’Israël pouvait aisément se confondre avec celle que respectaient pharisiens, sadducéens ou bien esséniens. Les différences doctrinales, facilement perceptibles pour l’Israëlite, n’étaient que des détails pour le Romain qui appréhendait d’abord le monde juif comme une réalité ethnique. Il fallait d’ailleurs être un esprit curieux pour remarquer que la religion juive se divisait

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Wilson, Related Strangers. Jews and Christians 70-170 C. E., Minneapolis, 1995, p. 1-81 ; F. Blanchetière, « Comment le même est-il devenu l’autre ? ou comment Juifs et Nazoréens se sont-ils séparés ? », RevSR 71 (1997), p. 9-32 ; Enquête sur les racines juives du mouvement chrétien (30-135), Paris, 2001, p. 243-294 ; D. Marguerat dans Histoire du christianisme, T1, p. 189-224. Suite à la constatation que l’Eglise s’est développée sur les mêmes bases géographiques et organisationnelles que la synagogue hellénistique, W. H. C. Frend relève que la vie et les structures communautaires du christianisme primitif ne peuvent bien se comprendre qu’en rapport avec le judaïsme hellénistique. C’est ce qui conduit l’auteur (The Rise of Christianity, Philadelphie, 1984, p. 120-151) à qualifier l’Eglise de « synagogue chrétienne » (Christian synagogue) pour la période qui s’étale entre les deux grandes révoltes juives (70-135). Jn 4, 22. Sur cette situation, voir G. Dix, Jew and Greek. A Study in the Primitive Church, Westminster, 1953, p. 28-29 et L. Goppelt, Les origines de l’Eglise. Christianisme et Judaïsme aux deux premiers siècles, Paris, 1961, p. 79. Sur le rôle de la christologie dans le clivage entre christianisme et judaïsme, voir D. Flusser, « The Jewish-Christian Schism (part I) », Immanuel 16 (1983), p. 34-40.

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en plusieurs groupes. Ce n’était pas là une caractéristique qui sautait aux yeux des Grecs et des Romains7. Seul un savant comme Pline l’Ancien était assez érudit pour examiner la secte des esséniens8, qu’il jugeait particulièrement intéressante pour ses performances ascétiques. C’est le même intérêt qui poussa Porphyre de Tyr à s’attarder sur l’essénisme9, mais il faut attendre le IIIe siècle pour que cet auteur énumère –pour la première fois dans la littérature grecque– les trois principales écoles juives de la période du Second Temple10, dont il a pris connaissance dans la Guerre juive de Flavius Josèphe11. La confusion du christianisme et du judaïsme était difficile à éviter dans les aires géographiques où la population juive était importante et sur lesquelles la mission chrétienne s’est focalisée au début de son activité. L’Evangile était présenté comme le point de mire des espérances du peuple juif. Les premiers disciples étaient animés du profond désir de partager avec leurs frères de sang le message de vie qu’ils avaient expérimenté. Les divers courants messianiques qui traversaient le peuple d’Israël, en Palestine et dans la Diaspora, ne manquaient pas de disposer les Juifs aux discours qui annonçaient un possible accomplissement de la délivrance tant attendue. Les Juifs convertis proclamaient que Jésus de Nazareth était le Messie, le prophète semblable à Moïse, le descendant du roi David, venu pour accomplir les promesses contenues dans la Loi et les Prophètes. Ces vérités pouvaient être acceptées par les Juifs sans que leur foi dans l’autorité des Ecritures et le respect de leur tradition nationale soient malmenés. Les éventuelles difficultés intellectuelles pouvaient être surmontées grâce aux différentes méthodes exégétiques, rabbinique et allégorique, qui avaient cours dans le judaïsme du début de notre ère, ce dont font preuve plusieurs documents du Nouveau Testament. En Palestine, les premiers disciples ne constituaient qu’une hairesis de plus et leur comportement contribuait activement à entretenir leur identité juive. A Jérusalem, les Juifs convertis, respectueux de la Loi, continuaient de fréquenter le Temple12 et observaient toujours très scrupuleusement les actes rituels devant les préserver de l’impureté13. Ce respect des coutumes explique 7

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L. H. Feldman, Jew and Gentile in the Ancient World. Attitudes and Interactions from Alexander to Justinian, Princeton, 1993, p. 45-51. Pline l’Ancien, Hist. nat. V, 73. Dion Chrysostome a aussi mentionné les esséniens dans un discours perdu. La trace de cette mention nous est parvenue grâce à Synésios de Cyrène (IVe siècle), qui l’a intégrée dans sa biographie de Dion (M. Stern, GLAJJ, T1, n° 251 [p.539540]). Porphyre, De abst. IV, 11-13. Ibid. IV, 11. Josèphe, BJ II, 119-166. Lc 24, 53 ; Ac. 2, 46 ; 3, 1 ; 5, 12, 21 et 42 ; 21, 23-24 et 26 ; voir Mt 17, 24-27. Ac 10, 14 ; 11, 2-3.

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l’estime que la population de la ville portait aux disciples14. Le caractère sectaire du christianisme primitif apparaît dans le fait que les disciples, tout en continuant de fréquenter la synagogue15, s’organisaient en communautés séparées, réunies dans des maisons particulières, pour partager un repas commun au cours duquel ils commémoraient l’œuvre salvatrice de leur Seigneur, et pour s’adonner à la louange et à la prière16. Le livre des Actes précise qu’il y avait à Jérusalem des « milliers de Juifs » qui avaient cru, et « tous zélés pour la Loi »17. Il relate qu’au retour de son troisième voyage, Paul accepta la proposition des presbytres de l’église de Jérusalem de prendre en charge l’offrande que quatre hommes devaient faire au Temple pour marquer le terme de leur naziréat18. Cet épisode du livre des Actes nous apprend que les disciples d’origine juive continuaient de respecter la Loi à la lettre. Les partisans de ce christianisme attaché à la Loi, que l’on appelait les nazoréens19, ne se différenciaient des Juifs non-chrétiens que par leur foi messianique. Ils s’intégraient parfaitement dans le paysage religieux de la Palestine et ils n’étaient guère considérés autrement que comme des Juifs –ce qu’ils étaient de toute manière– par les éléments grecs et romains de la population locale. Les démêlés de Paul avec les autorités juives le démontrent. Après avoir arrêté Paul au Temple à cause du tumulte dont il paraissait être la cause, le tribun Claudius Lysias le déféra devant le Sanhédrin20, reconnaissant par cette procédure que la question chrétienne dépendait des instances juives. Il écrivit ensuite au procurateur Antonius Félix, devant lequel Paul devait être présenté, « que l’accusation portait sur des discussions relatives à leur loi »21. Félix et Porcius Festus, son successeur, s’abstinrent par la suite de se prononcer sur le cas de Paul, tous les deux jugeant également qu’il relevait de la loi juive22. Le christianisme était si bien compris comme une affaire interne au judaïsme que quelques années plus tard, c’est après comparution devant le Sanhédrin et sur ordre du grand prêtre Hanân II que Jacques, chef de file des nazoréens, fut exécuté23. Cette condamnation entraîna même la protestation des pharisiens qui la considérèrent injustifiée au regard de la Loi24. Si l’autorité 14 15 16 17 18 19 20 21 22

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Ibid. 2, 47 ; 5, 13. Ibid. 6, 9-10. Ibid. 1, 13-14 ; 2, 46-47 ; 4, 23-31 ; 12, 12. Ibid. 21, 20. Voir 2, 41 ; 4, 32 ; 5, 14. 16 ; 6, 1. 7. Ibid. 21, 20-26. Ibid. 24, 5. Ibid. 22, 30. Ibid. 23, 29. A. N. Sherwin White, Roman Society and Roman Law in the New Testament, Oxford, 1963, p. 49-50. Josèphe, AJ XX, 197-203. Selon R. J. Bauckham, « For What Offence Was James Put to Death ? » dans James the Just & Christian Origins. Ed. B. Chilton & C. A. Evans, Leyde, 1999, p. 199-232, Jacques fut accusé de conduire le peuple à l’apostasie. P.-A. Bernheim, Jacques, frère de Jésus, Paris, 1996, p. 325-327.

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romaine sévit contre les nazoréens de Palestine pendant le règne de Domitien, ce fut dans le cadre des mesures de police destinées à prévenir tout risque de ferveur messianique, risque dont on avait mesuré le danger depuis la guerre de 66-7425. La situation évolua radicalement après la seconde révolte juive (132135), étant donné que l’autorité de son leader, Simon Bar-Kosiba, reposait sur son charisme messianique26. Les nazoréens refusèrent évidemment de le reconnaître comme Messie et ne s’associèrent pas à son combat. Cette prise de position contribua au rejet des nazoréens qui furent impitoyablement persécutés par les partisans de Bar-Kosiba27. Dans le but de prévenir toute nouvelle aspiration nationale, Hadrien interdit l’accès des Juifs à Jérusalem qui, devenue ville grecque, fut rebaptisée Aelia Capitolina. Cette disposition rendait impossible le séjour des nazoréens dans la ville où la communauté des croyants devint grecque28. La seconde révolte juive provoqua une transition qui dégagea le christianisme judéen de son cadre ethnique et religieux primitif. Mais cette situation nouvelle ne correspondit pas à la disparition régionale du judéo-christianisme qui put se réorganiser en d’autres lieux que la Judée, comme en Galilée ou dans la Syrie et le Transjordanie voisines. D’une façon générale, les Juifs de la Diaspora qui se convertissaient au christianisme ne se différenciaient pas plus aux yeux des païens que leurs coreligionnaires de Palestine. Si, dans le cadre de son œuvre missionnaire, Paul n’imposait pas la Loi aux non-Juifs, il ne cherchait pas, contrairement à ce qu’on lui reprochait, à en détacher les Juifs convertis29. Ceux-ci continuaient de fréquenter la synagogue, d’observer le sabbat, de se plier aux restrictions alimentaires, de circoncire leurs enfants, autant de pratiques visibles et connues dont l’originalité provoquait la moquerie des païens. La seule chose qui les distinguait des autres Juifs était invisible, puisque du domaine de l’esprit, à savoir la foi en Jésus-Christ. Soumis aux rituels traditionnels, les Juifs convertis dispersés dans l’Empire romain étaient englobés dans le regard critique que les païens posaient sur les Juifs30.

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Eusèbe, HE III, 12 et 20, 1-5. E. M. Smallwood, The Jews under Roman Rule from Pompey to Diocletian, Leyde, 1976, p. 439-440. Justin, 1Apol. 31, 6. Eusèbe, HE IV, 6, 3-4. Rm 14, 1-23. Les critiques populaires et intellectuelles formulées contre le judaïsme sont traitées par L. H. Feldman, Jew and Gentile, p. 84-176.

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1.2 Mission et influences judéo-chrétiennes 1.2.1 L’identité nationale d’Israël et le décret apostolique La conversion de pharisiens31, qui se faisaient un point d’honneur de respecter l’intégralité de la Loi de Moïse, a évidemment eu beaucoup d’influence sur la communauté de Jérusalem, ainsi que sur les églises palestiniennes, syriennes et asiates en lien avec elle. Leur foncier attachement à la Loi a très largement contribué à façonner le judéo-christianisme primitif et les a même conduit à émettre de sérieuses réserves sur l’enseignement de Paul, jugé trop libéral32. Il n’était pas question pour eux de refuser la conversion des non-Juifs, mais l’Eglise était désormais le véritable Israël et en faire partie signifiait se plier au rite de la circoncision et à l’observation de la loi de Moïse33. Ce débat autour de la Loi apparut en effet lorsque se posa le problème des critères de l’universalité de la foi et de l’intégration des gentils dans l’Eglise. La position des pharisiens convertis semble autant déterminée par leur attachement viscéral à la révélation divine contenue dans la Torah que par la pression grandissante du nationalisme en Judée, pression qui pouvait faire apparaître leurs agissements religieux comme déloyaux vis-à-vis de leur héritage34. A cet égard, le comportement de Pierre et de Barnabas à Antioche face aux émissaires de Jérusalem35, qui étaient porteurs de ces inquiétudes, peut s’interpréter comme un réflexe d’identité36. Le décret apostolique de 49 reflète les préoccupations de ces disciples juifs qui considéraient qu’un minimum légal devait être imposé aux disciples issus de la gentilité. Il convenait donc pour les non-juifs convertis de « s’abstenir des 31 32

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Ac 15, 5. Sur la définition du judéo-christianisme ancien, voir M. Simon, « Problèmes du judéochristianisme » dans Aspects du judéo-christianisme. Colloque de Strasbourg 23-25 avril 1964, Paris, 1965, p. 1-17, repris dans M. Simon et A. Benoît, Le Judaïsme et le Christianisme antique d’Antiochus Epiphane à Constantin, Paris, 41994, p. 258-274 ; J. D. Kaestli, « Où en est le débat sur le judéo-christianisme ? » dans Le déchirement. Juifs et chrétiens au premier siècle. Ed. D. Marguerat, Genève, 1996, p. 243-272 ; S. C. Mimouni, « Pour une définition nouvelle du judéo-christianisme ancien », NTS 38 (1992), p. 161-186, repris dans Le judéo-christianisme ancien. Essais historiques, Paris, 1998, p. 39-72 ; voir aussi Les chrétiens d’origine juive dans l’antiquité, Paris, 2004, p. 27-56. Ac 15, 5. Sur le contexte, voir J. Daniélou, L’Eglise des premiers temps. Des origines à la fin du IIIe siècle, Paris, 21985, p. 37-40. Ga 2, 11-14. J. D. G. Dunn, « The Incident at Antioch (Gal. 2 : 11-18) », JSNT 18 (1983), p. 3-57 repris dans Jesus, Paul and the Law. Studies in Mark and Galatians, Londres, 1990, p. 129-182. B. Holmberg, « Jewish versus Christian Identity in the Early Church ? », RB 105 (1998), p. 397425, montre que pour les Juifs qui poussaient à judaïser, l’identité juive originelle devait prédominer sur l’identité chrétienne, même si cette dernière rassemblait païens et Juifs.

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viandes de sacrifices païens, du sang, des animaux étouffés et de l’immoralité »37, autant de règles qui trouvaient leur origine dans la loi juive38 et dont le respect devait inévitablement amener les païens, même en dehors de la Palestine, à confondre leurs compatriotes convertis avec les Juifs39. Lors de la réunion de Jérusalem, Jacques avait appelé à une tolérance mutuelle en signifiant que « depuis des générations, Moïse dispose de prédicateurs dans chaque ville, puisqu’on le lit tous les sabbats dans les synagogues »40. Il invitait ainsi son auditoire à constater que les prescriptions du décret étaient fondées sur les Saintes Ecritures, comme pouvaient s’en rendre compte tous ceux qui fréquentaient régulièrement la synagogue, à Jérusalem comme dans la Diaspora. Il déchargeait ainsi l’Eglise de la responsabilité d’enseigner aux disciples non-juifs la pratique de la Loi, désormais cantonnée aux préceptes du décret, peut-être en laissant la possibilité aux non-Juifs qui désiraient en savoir plus sur la Loi de se rendre dans les synagogues répandues dans tout l’Empire. Ces propos préservaient les gentils tout en cherchant à calmer les appréhensions des pharisiens, pour lesquels le respect intégral de la Loi apparaissait si important. Dans les églises où le décret était strictement mis en application et les conseils de Jacques suivis, les chrétiens paraissaient mettre en pratique des observances (prescriptions alimentaires, abstention des viandes sacrifiées et fréquentation de la synagogue) qui d’habitude manifestaient socialement les Juifs.

1.2.2 La mission judéo-chrétienne Cette soumission à la Loi, représentative d’une appartenance nationale bien définie, demeura une constante des groupes judéo-chrétiens qui s’affirmèrent à partir du noyau originel de la communauté jérusalémite. Ces caractéristiques étaient celles des nazoréens41 qui se considéraient comme les héritiers de la

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Ac 15, 29. Ces dispositions ne peuvent être assimilées aux préceptes noachiques (énumérés en TB Sanh. 56a et Tos. AbZ 8, 4) imposés par les autorités rabbiniques aux sympathisants. Sur les principes halakhiques préexistant à l’établissement du décret, voir M. Bockmuehl, « The Noachide Commandments and New Testament Ethics, With Special Reference to Acts 15 and Pauline Halakha », RB 102 (1995), p. 72-101. Les prescriptions du décret sont fondées sur Lv 17-18. Voir aussi Ex 34, 15 (pour les idolothytes) ; Gn 9, 4 ; Lv 3, 17 ; 7, 26 (pour le sang). Sur le caractère identitaire du décret apostolique, voir X. Levieils, « Identité juive et foi chrétienne : la place de l’étranger dans le peuple de Dieu (Ier-IVe s. » dans L’étranger dans la Bible et ses lectures. Ed. J. Riaud, Paris, 2007, p. 227-232. Ac 15, 21. R. A. Pritz, Nazarene Jewish Christianity. From the End of the New Testament until its Disappearance in the Fourth Century, Jérusalem-Leyde, 1988 ; S. G. Wilson, Related Stangers, 155-157 ; S. C. Mimouni, « Les nazoréens. Recherche étymologique et

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première communauté de Jérusalem et dont la doctrine, notamment la reconnaissance de la divinité de Jésus, leur permit de conserver des relations convenables avec les églises de culture grecque. C’est la raison pour laquelle ils sont plutôt considérés comme « orthodoxes » dans les écrits patristiques. Ce n’était pas le cas des ébionites42 qui, de tendance ouvertement antipaulinienne, se réclamaient également de Jacques et de l’église de Jérusalem mais ne voyaient en Jésus qu’un maître de sagesse dont la conception avait été naturelle. Ce groupement judéo-chrétien, à cause de ces divergences doctrinales, resta plus proche de la Synagogue que les nazoréens. Cette position de retrait par rapport à l’évolution qui devait mener à la constitution d’une foi chrétienne autonome appela sur eux l’anathème des Grecs convertis, qui furent les principaux artisans de l’« orthodoxie ». Ces croyants, pour la plupart d’origine juive, refusaient donc de se comprendre hors du judaïsme, qu’ils vivaient comme le cadre naturel et exclusif de l’épanouissement de la foi en Jésus-Christ. Ce type de christianisme –au moins celui des nazoréens– n’était pas cantonné dans une impasse théologique où le voisinage des rites juifs et de la foi en Jésus l’aurait rapidement acculé43. Ces judéo-chrétiens, suivant le témoignage de Justin, n’étaient pas repliés sur eux-mêmes, mais faisaient connaître autour d’eux le message du Christ. Répondant à une question du Juif Tryphon sur le statut de ceux qui observent les institutions de Moïse tout en croyant au Christ44, Justin mentionne deux groupes différents : le premier est composé de croyants juifs qui observent la loi de Moïse, mais qui ne l’imposent pas aux non-Juifs qui se convertissent ; le second est constitué de croyants juifs qui observent également la loi de Moïse mais qui refusent tout contact avec les non-Juifs, même convertis, n’acceptant de les fréquenter qu’à la condition qu’ils se soumettent aux pratiques de la Loi45. Justin apporte ensuite quelques indications intéressantes sur les comportements respectifs des païens qui adoptent la foi chrétienne à l’écoute de leur message :

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historique », RB 105 (1998), p. 208-262 ; judéo-christianisme, p. 19-23, 82-86 et 207-230 ; F. Blanchetière, Enquête, p. 133-151. L’étude de H. J. Schoeps, Theologie und Geschichte des Judenchristentums, Tübingen, 1949 reste une référen-ce, bien qu’il réduise à l’ébionisme la réalité historique du judéochristianisme. S. Légasse, « La polémique antipaulinienne dans le judéo-christianisme hétérodoxe », BLE 90 (1989), p. 7-15 ; S. G. Wilson, Related Strangers, p. 148-152 ; J. D. Kaestli, « débat », p. 253-255 et 262-271 ; S. C. Mimouni, judéo-christianisme, p. 87-89 et 257-286. Il est encore très vivant au début du Ve siècle, comme en témoigne la correspondance entre Augustin et Jérôme ; voir S. C. Mimouni, judéo-christianisme, p. 139-152. La présence de chrétiens « hébreux » à Nazareth est attestée au VIe siècle par l’Anonyme de Plaisance ; ibid., p. 63-64 ; F. Manns, Le judéo-christianisme, mémoire ou prophétie ?, Paris, 2000, p. 148. Sur la question de la survie du « nazaréisme », voir F. Blanchetière, Enquête, p. 260-266. Justin, Dial. 46, 1. Ibid. 47, 1-3.

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Quant à ceux qui se laissent persuader par eux de vivre suivant la loi, et qui en même temps continuent à confesser le Christ de Dieu, j’admets qu’ils peuvent être sauvés. Pour ceux encore qui, après avoir confessé et reconnu que ce Jésus est le Christ, se mettent, pour une cause quelconque, à vivre selon la loi et en viennent à nier qu’il est le Christ, s’ils ne se repentent pas avant de mourir, je déclare qu’ils ne seront pas sauvés du tout.46

Le premier groupe a toutes les chances de correspondre aux nazoréens. Quelques recoupements avec les sources les évoquant plus clairement nous permettent de le penser. Epiphane de Salamine confirme que, malgré leur christologie orthodoxe, les nazoréens restaient très attachés au respect total de la Loi47. Jérôme nous informe par l’intermédiaire de l’exégèse nazoréenne d’Es 31, 6-7 que ceux-ci exerçaient leur activité missionnaire en direction des Juifs48, mais aussi qu’ils avaient accepté les principes de la mission paulinienne et ses effets bénéfiques pour le salut des nations49. Justin fait entendre qu’ils respectaient ces principes en n’imposant ni la circoncision, ni le sabbat, ni aucune autre des pratiques judaïques aux païens qui se convertissent par leur entremise alors qu’ils s’y soumettent eux-mêmes « par faiblesse d’esprit » (τ’ ασθενcς τyς γνþμης)50. Justin apporte tout de même une précision intéressante à propos de cette pratique puisqu’il dit que certains convertis pouvaient néanmoins se laisser persuader de vivre selon la Loi51. Il était donc possible que des croyants d’origine païenne finissent par adopter les pratiques juives en accédant à la foi chrétienne par l’intermédiaire des nazoréens. Le second groupe, quant à lui, correspond vraisemblablement aux ébionites. Les données laconiques de Justin peuvent également être mises en parallèle avec celles d’autres sources plus précises. Irénée de Lyon indique qu’ils pratiquaient la circoncision et les autres coutumes juives52. Epiphane atteste leur profonde identité juive en disant qu’Ebion, le fondateur légendaire de la secte, était de « l’école des nazoréens »53, professait être Juif54 et enseignait un attachement inconditionnel à la Loi55. Les distances que les ébionites prenaient avec les païens sont également spécifiées par Epiphane qui

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Ibid. 47, 4. Epiphane, Panarion 29, 7, 1-3. Jérôme, In Isaiam X, 31, 6-9. Ibid. III, 9, 1-2. Justin, Dial. 47, 2. Ibid. Irénée, Adv. haer. I, 26, 2. Epiphane, Panarion 30, 1, 1. Ibid. 30, 1, 5. Ibid. 30, 2, 1 ; voir 17, 5.

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écrit qu’il leur était interdit d’entrer en relation avec un gentil, tout contact nécessitant une purification immédiate qui ne pouvait être pourvue que par immersion56. L’évangile qu’ils utilisaient, inspiré de celui de Matthieu57, enseignait que les douze Apôtres avaient été réunis par Jésus « pour témoigner auprès d’Israël »58. D’autre part, la profonde hostilité qu’ils manifestaient à l’égard de Paul, considéré comme un adversaire acharné de la Loi59, en dit long sur les limites de leur volonté d’ouverture. Par conséquent, ils continuaient de scrupuleusement respecter la séparation entre Juifs et non-Juifs pendant les repas60 initiée à Antioche aux temps apostoliques sous la pression des adeptes de l’observance totale de la Loi61. Un tel comportement limitait considérablement la possibilité de transmettre leur foi hors des limites des communautés juives. Le texte de Justin admet cependant que des païens pouvaient se convertir à la doctrine de ces disciples juifs qui, habituellement, « ne voudraient pas frayer avec eux ni en conversation, ni à table »62, y compris, ajoute l’apologiste, « en cette même vie religieuse »63. Cette dernière précision vise les païens venus à la foi grâce à la mission grecque, car la littérature pseudo-clémentine stipule qu’en matière de prière et de commensalité, les païens convertis par l’intermédiaire de la mission juive, une fois baptisés, pouvaient prier64 et prendre leur repas en commun65 avec le reste des fidèles. Un des plus anciens documents judéo-chrétiens inséré dans les 56 57 58 59

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Ibid. 30, 2, 3-5. S. C. Mimouni, judéo-christianisme, p. 258-261 ; Les chrétiens d’origine juive, p. 189-192. Epiphane, Panarion 30, 13, 3. Selon Epiphane, Panarion 30, 16, 8-9, les ébionites croyaient que Paul était un Grec de Tarse, né de parents grecs, qui devint prosélyte pour pouvoir épouser une fille du grand prêtre. Mais comme il ne pouvait pas, d’un point de vue légal, contracter un tel mariage, il se vengea en écrivant contre la circoncision, le sabbat et la Loi. Cette antipathie se retrouve dans la littérature pseudo-clémentine, considérée, selon le titre de l’excursus de S. C. Mimouni, judéo-christianisme, p. 277-286, comme un « "conservatoire" d’œuvres ébionites ». La Lettre de Pierre à Jacques 2 condamne le comportement des païens qui ont repoussé la prédication « conforme à la Loi pour adopter l’enseignement contraire à la loi de l’homme ennemi et ses bavardages frivoles ». Il s’agit de Paul, également présenté comme l’homme ennemi en Rec. clem. I, 70, 1 (voir 71, 3 et 73, 4). Cette Lettre de Pierre à Jacques et ce passage des Reconnaissances (I, 27-71) sont des documents qui ont été insérés dans le corpus des Homélies et des Reconnaissances pseudo-clémentines mais dont la rédaction peut remonter jusqu’au IIe siècle (S. C. Mimouni, judéo-christianisme, p. 280 et 284-285), ce qui en ferait des écrits plus ou moins contemporains de Justin. Sur l’antipaulinisme dans la littérature pseudo-clémentine, voir S. Légasse, « polémique antipaulinienne », p. 15-22 et 85-93 et G. Luedemann, Opposition to Paul in Jewish Christianity, Minneapolis, 1989, p. 169-194. Hom. clem. II, 19 ; VII, 8 ; XIII, 4 ; Rec. clem. II, 70, 5-72, 3 ; VII, 29, 3-5. Ga 2, 12-13. Justin, Dial. 47, 2. Ibid. 47, 3. Hom. clem. III, 29 ; Rec. clem. II, 19, 5. Hom. clem. I, 22 ; XIII, 9 et 11 ; Rec. clem. I, 19, 5 ; II, 72, 4-6 ; VII, 29, 3. 5 ; 33, 4 ; 34, 1-2 ; 36, 3-4.

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Reconnaissances66 conçoit la mission vers les gentils comme acceptable et même nécessaire dans la mesure où elle permet de « prendre la place de ceux qui persistaient dans l’incrédulité … afin que fût complété le nombre révélé à Abraham… »67. Le rejet de Jésus par les Juifs révèle la véracité de l’annonce prophétique proclamant que le Messie serait l’espérance des nations68. Par ailleurs, Clément, le personnage central de cette littérature empreinte d’ébionisme, est d’origine romaine et se convertit grâce à la prédication de Pierre dont les intentions missionnaires sont tout au long du récit dirigées vers les païens69. Il apparaît seulement normal que le gentil auquel le Christ est révélé accepte aussi Moïse, tout comme le Juif qui connaît la Loi doit aussi accepter le Christ70. Selon Justin, les convertis de ce second groupe, non seulement vivent selon la Loi, mais nient aussi que Jésus soit le Christ. Le titre de « Christ » exprimant pour Justin la divinité de Jésus, cela signifie que les non-Juifs ayant accepté la christologie basse des ébionites adoptaient un messianisme correspondant à l’espérance juive d’un Messie, certes agent de Dieu, mais purement humain71. Nazoréens et ébionites persuadaient donc les non-Juifs qui étaient convaincus par l’Evangile de reconnaître aussi la validité de la Loi72. Cette volonté missionnaire n’en est pas moins restée limitée géographiquement puisque Epiphane de Salamine spécifie dans sa notice hérésiologique consacrée aux nazoréens que ceux-ci, de son temps, n’étaient présents qu’en Coélé-Syrie (à Bérée), dans la Décapole (près de Pella) et en Batanée (à Kokabé)73, ce que confirme Jérôme, d’une façon plus globale, dans une de ses lettres où il écrit que ces chrétiens juifs se trouvaient « dans toutes les synagogues de l’Orient »74. L’hérésiologue localise principalement les ébionites en Syrie (dans la région de Panias), en Batanée (également à Kokabé et dans la région située au-delà d’Adraa), ainsi que dans les contrées transjordaniennes qu’il appelle la « Nabatée » et la « Moabitide »75. L’implantation des nazoréens et des ébionites dans ces régions est vraisemblablement ancienne et est sans doute liée à l’émigration de la 66 67 68 69

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Supra n. 59. Rec. clem. I, 42, 1 (voir aussi 4, 4). Ibid. I, 50, 4-5 (voir aussi V, 10, 4-13, 5). La poursuite de Simon le magicien détermine la cible de ce voyage missionnaire qui, partant de Césarée fait passer Pierre et ses compagnons par Dora, Ptolémaïs, Tyr, Sidon, Béryte, Tripoli, Arados, Laodicée et Antioche (seulement dans les Reconnaissances pour cette dernière cité). Hom. clem. VIII, 4-7 ; Rec. clem. IV, 4. S. C. Mimouni, Le judéo-christianisme, p. 121. Sur le sens de cette démarche, voir X. Levieils, « Identité juive », p. 232-239. Epiphane, Panarion 29, 7, 7. Jérôme, Ep. 112, 13. Selon De vir. ill. 3, Jérôme a rencontré des nazoréens à Bérée. Epiphane, Panarion 30, 18, 1.

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communauté de Jérusalem à Pella (peu avant la guerre de 66)76. Cette première implantation s’est sans doute trouvée renforcée par les déplacements de populations provoqués par la révolte de 132-135. On voit là que les nazoréens et les ébionites, d’origine palestinienne et de langue araméenne, ont assuré leur présence dans des contrées (Transjordanie et Syrie méridionale) où les populations helléniques étaient bien implantées et où la population juive était déjà importante. Les renseignements de Justin sur les judéo-chrétiens de son époque peuvent être considérés de première main puisqu’il connaissait bien ces contrées, étant originaire de Syrie-Palestine, précisément de Flavia Neapolis77, qui se trouvait à une cinquantaine de kilomètres de Pella. Le christianisme transjordanien et une partie du christianisme syrien ont donc conservé, entre le Ier et le Ve siècle, un caractère ethnique. Le respect intégral de la Loi juive était soutenu par l’appartenance nationale des nazoréens et des ébionites au peuple juif et l’adhésion des gentils à la foi en Christ par leur intermédiaire s’apparentait pour les convertis à une véritable naturalisation. Nous possédons dans le roman pseudo-clémentin une trace de l’hostilité que pouvait provoquer ce type de conversion lorsque le perfide Apion veut faire croire que Faustus a rejeté ses fils, qui ont tous les trois reçus une éducation grecque78, parce qu’en adhérant à la foi chrétienne, « ils sont devenus Juifs »79. Les célébrations communes au judaïsme et au christianisme contribuèrent certainement à rapprocher les deux religions dans le regard des Grecs et des Romains. Même au temps où l’on savait qui était chrétien et qui était Juif, ce qui était évidemment le cas aux IIe et IIIe siècles alors que l’Eglise était devenue majoritairement grecque, constater que les uns et les autres respectaient les mêmes coutumes conduisait inévitablement à établir un rapport entre eux, et ceci au détriment des chrétiens qui ne pouvaient pas prétendre adhérer à une tradition religieuse totalement originale. La proximité du christianisme des origines et du judaïsme ne pouvait que déterminer un certain nombre d’usages de l’Eglise primitive qui se trouvaient ainsi fondés sur des 76

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Eusèbe, HE III, 5, 2-3. Tous les historiens ne s’accordent pas sur la réalité historique de cet événement. Les travaux des partisans de la non-historicité et de l’historicité de la fuite à Pella sont respectivement cités par S. G. Wilson, Related Strangers, p. 354 n. 13 et 14. On peut ajouter à la liste des partisans de l’historicité S. G. Wilson lui-même (p. 145-148), F. Blanchetière et R. Pritz, « La migration des "nazaréens" à Pella » dans Les origines juives du christianisme, Paris-Jérusalem, 1993, p. 93-110, B. Van Elderen, « Early Christianity in Transjordan », TyB 45 (1994), p. 104-109 et F. Manns, Le judéo-christianisme, p. 53-62. Justin, 1 Apol. 1, 1. Hom. clem. I, 3 et XIII, 7 ; Rec. clem. I, 3 ; VII, 3, 4 et VIII, 7, 5-6. Hom. clem. XX, 22 ; Rec. clem. X, 64, 2. Même si ce judaïsme imputé aux fils de Faustus appartient à un prototype juif du roman clémentin, il n’en reste pas moins que l’éditeur ébionite n’a relevé aucune contradiction entre l’adhésion à la foi chrétienne et ce reproche d’être devenu Juif.

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traditions communes. Cela peut se vérifier dans l’usage de la prière, de la forme du culte ou de la liturgie, dans les lectures bibliques et peut-être encore plus précisément dans la célébration des fêtes qui étaient étroitement liées au calendrier juif. Le respect de la Loi par les nazoréens, les ébionites et leurs convertis païens devait contribuer à cette confusion entre Juifs et chrétiens en perpétuant au sein du christianisme des pratiques que les païens considéraient comme caractéristiques du judaïsme. Ces pratiques correspondaient à peu près à celles énumérées par Tryphon au début de la section du Dialogue consacrée aux rapports de la foi et de la Loi, puisqu’on les retrouve toutes dans les notices hérésiologiques d’Epiphane consacrées aux nazoréens et aux ébionites. Elles sont présentées comme les seules ordonnances qui peuvent encore être observées depuis la destruction du Temple. A ce titre, elles apparaissent comme les principaux éléments religieux constituant le particularisme juif d’après 70. Ce sont « le sabbat, la circoncision, l’observation des mois, les purifications, lorsqu’on a touché quelqu’un des objets défendus par Moïse, ou après les relations sexuelles »80. Ces pratiques étaient déjà observées par les judéo-chrétiens des temps apostoliques81, ce qui montre qu’elles constituaient des valeurs intangibles que l’on retrouve fidèlement observées au IVe siècle. Epiphane écrit en effet que les nazoréens « n’utilisent pas seulement le Nouveau Testament, mais aussi l’Ancien, comme le font les Juifs » et qu’« ils n’ont pas une faculté de penser différente, mais confessent avec exactitude, à la façon des Juifs, tout ce que proclame la Loi, à l’exception de leur foi en Christ »82. Mais malgré leur foi en Christ, « ils sont encore entravés par la Loi : la circoncision, le sabbat et le reste »83. Epiphane pose comme un constat, afin de dénoncer cet entêtement dans la Loi, que les nazoréens outrepassent les ordonnances du décret apostolique84. L’hérésiologue présente les ébionites en des termes proches, notamment en soulignant qu’Ebion était attaché « à la Loi du judaïsme, comme le sabbat, la circoncision et toutes les autres observances juives et samaritaines »85. Ils paraissaient particulièrement intraitables en ce qui concerne le sabbat et la circoncision86. L’observance du sabbat par les ébionites avait déjà été relevée par Eusèbe de Césarée qui précise qu’« ils 80

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Justin, Dial. 46, 2. Comparer avec les exigences légales constitutives de l’identité juive (tant pour les Juifs que pour les païens) que représentent au début de notre ère la circoncision, l’observance du sabbat et les règles alimentaires, relevées par J. D. G. Dunn, The Partings of the Ways, p. 28-31. M. D. Goulder, « The Jewish-Christian Mission, 30-130 », ANRW II. 26. 3 (1996), p. 19831993. Epiphane, Panarion 29, 7, 2. Ibid. 29, 7, 4. Ibid. 29, 8, 6. Ibid. 30, 2, 2. Ibid. 30, 32, 1.

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célébraient les dimanches à peu près comme nous, en souvenir de la résurrection du Seigneur »87, ce qui est peut-être un trait commun aux ébionites et aux nazoréens car, à l’instar de son maître Origène88, Eusèbe ne fait pas la différence entre les deux tendances judéo-chrétiennes et les englobe sous le même nom d’« ébionites »89. Epiphane dit encore à propos de la circoncision qu’« ils se vantent de leur circoncision et la célèbrent comme le sceau et la marque distinctive des patriarches et des justes qui ont vécu selon la Loi et croient qu’elle fait d’eux leurs égaux… »90. Epiphane apporte quelques renseignements complémentaires sur l’application stricte de leurs règles de purification en cas de relation avec un gentil ou une femme91. L’application de la Loi par les judéo-chrétiens comportait toutefois une spécificité qui pouvait apporter aux païens la nuance nécessaire pour saisir leur identité chrétienne. D’après les notices hérésiologiques consacrées aux ébionites par l’auteur de l’Elenchos et Epiphane, ceux-ci conciliaient les rôles salvifiques du Christ et de la Loi en stipulant que le Christ était venu pour enseigner la Vérité et pour montrer par son exemple la conduite à suivre. L’Elenchos explique que pour les ébionites, c’est en pratiquant les œuvres de la Loi que Jésus est devenu juste ; c’est pour cela qu’il a mérité le nom de Christ de Dieu, personne parmi les Juifs n’ayant accompli la Loi. Car si quelque autre avait observé les prescriptions de la Loi, il aurait été le Christ. D’ailleurs, en suivant l’exemple de Jésus, ils peuvent devenir eux-mêmes des Christs. Car Jésus, disent-ils, est un homme pareil à tous les autres.92

L’Adversus omnes haereses, qui utilise les travaux d’Hippolyte de Rome93, attribue à Ebion une exégèse qui s’appuie sur le texte de Mt 10, 24 « pour défendre la Loi, afin d’exclure l’Evangile et de maintenir le judaïsme »94. 87 88 89

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Eusèbe, HE III, 27, 5. Origène, CC V, 61. 65. Des conceptions orthodoxes (à l’exception de la préexistence du Christ) sont attribuées par Eusèbe à d’autres ébionites « qui portaient le même nom et qui échappaient à leur sottise étrange » (HE III, 27, 3). Epiphane, Panarion 30, 26, 1. Ibid. 30, 2, 3-5. Elenchos VII, 34 ; voir Epiphane, Panarion 30, 18, 6. L’Elenchos ou Philosophoumena (Réfutation de toutes les hérésies) a lontemps été attribué à Hippolyte de Rome, mais la critique actuelle tend à différencier deux groupes au sein des œuvres mises sous le nom de cet auteur, l’un composé par un écrivain anonyme (groupe de l’Elenchos) et l’autre par l’auteur romain (groupe d’Hippolyte) ; voir l’état de la question dans C. Moreschini & E. Norelli, Histoire de la littérature chrétienne ancienne grecque et latine, T1 : De Paul à l’ère de Constantin, Genève, 2000, p. 279-284. Cet opuscule hérésiologique est considéré comme une adaptation latine du Syntagma contre toutes les hérésies d’Hippolyte de Rome depuis l’étude de R. A. Lipsius, Zur Quellenkritik des Epiphanios, Vienne, 1865. Ps.-Tertullien, Adv. omn. haer. 3, 3.

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Epiphane reprend cette donnée d’Hippolyte et la transcrit plus largement : « Il suffit au disciple d’être comme son maître. Christ a été circoncis, tu dois être circoncis »95. L’hérésiologue fait entendre que le même recours à la soumission du Christ à la Loi servait à justifier la pratique du sabbat96. Ainsi, bien que les pratiques fussent juives, leur observance était sous-tendue par la foi que les ébionites plaçaient en Christ, et seul cet élément, important au point de vue doctrinal mais sans conséquence pour la praxis, pouvait différencier les ébionites des Juifs « orthodoxes ».

1.2.3 Pâque et les influences judéo-chrétiennes L’« observation des mois » que le Dialogue de Justin place aux côtés du sabbat, de la circoncision et des purifications rituelles, désigne la reconnaissance du calendrier lunaire juif et des fêtes qui le jalonnent. Le christianisme s’est en effet approprié certaines fêtes juives et les judéochrétiens ont assurément joué un rôle important pour leur perpétuation dans l’Eglise. C’est ce que nous pouvons constater pour la Pâque, sur laquelle il convient de s’arrêter dans la mesure où le problème de sa célébration dépasse largement les cadres du judéo-christianisme. Cette solennité commémorant l’événement fondamental de la délivrance des Israélites fut interprétée sous un jour nouveau par les chrétiens qui la spiritualisèrent, voyant en Christ l’agneau sans tache immolé pour le salut du monde97. La célébration de la fête n’en fut pas pour autant totalement écartée. Elle était devenue la date à laquelle les chrétiens commémoraient ce que le Christ avait accompli pour leur salut98. La célébration chrétienne de la Pâque s’organisa donc parallèlement à la célébration juive, notamment en ce qui concerne la détermination du 14 nisan qui devait évidemment se faire d’après le calendrier juif. Le calcul de la date de la Pâque entraîna des divergences d’observance qui aboutirent à de véritables controverses qui s’étalèrent entre le IIe siècle et le concile de Nicée. Plus l’Eglise devenait importante et plus ces controverses pouvaient être perçues par les non-chrétiens. Ce différend opposa d’abord (vers 195) les chrétiens d’Asie Mineure, qui commémoraient la Pâque le soir du 14 nisan, quel que fut le jour de la semaine (ce qui valut aux observants de cette

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Epiphane, Panarion 30, 26, 2 ; voir 33, 4. Ibid. 30, 32, 1. Paul, en 1 Co 5, 7, parle du Christ comme de « notre Pâque ». Voir aussi 1 P 1, 18-19. L’image de l’agneau est fréquemment appliquée au Christ dans l’Apocalypse de Jean : Ap 5, 6. 8. 12. 13 ; 6, 1. 16 ; 7, 10. 14. 17 ; 12, 11 ; 13, 8 ; 14, 1 et 4 ; 15, 3 ; 17, 14 ; 19, 7 et 9 ; 21, 22-23 et 27 ; 22, 3 (voir Jn 1, 29). J. Van Goudoever, Fêtes et calendriers bibliques, Paris, 31967, p. 217-239.

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coutume le surnom de quartodécimans99), à la majorité des autres églises qui la célébraient le dimanche qui suivait le 14 nisan. Les Asiates terminaient le jeûne le 14 nisan tandis que les autres églises attendaient le dimanche suivant. Cette divergence des coutumes pascales fut jugée assez sérieuse pour que s’engage un vaste débat auquel prirent part un grand nombre d’églises d’Orient et d’Occident. La plupart des pasteurs considéraient en effet que la célébration de la Pâque le 14 nisan pouvait être une passerelle vers une pratique judaïsante de la foi chrétienne100. Il est en tout cas certain que la tradition quartodécimane était restée marquée par les pratiques juives. L’argumentation des tenants du 14 nisan est de même nature que l’argumentation judéo-chrétienne destinée à justifier l’application de la Loi. L’auteur de l’Elenchos écrit que les quartodécimans se soumettaient rigoureusement à la prescription mosaïque du 14ème jour du 1er mois parce qu’ils se laissaient « impressionner par la malédiction écrite dans la Loi contre quiconque n’aura pas scrupuleusement observé cet ordre précis »101. Le Syntagma nous fournit un autre argument avancé par les quartodécimans : Notre adversaire dit : le Christ a fait la Pâque en ce jour et il a souffert ; je dois donc faire exactement ce que le Christ a fait.102

Ce type d’argumentation nettement judéo-chrétien servait à légitimer une pratique en lien étroit avec la Pâque juive, comme le suggère Origène qui, en commentant le passage de l’Evangile de Matthieu (26, 17-18) sur le temps de la dernière célébration pascale de Jésus (le premier jour des Azymes), prévient que l’exégète qui suivra une interprétation trop littérale de ce texte tombera dans l’ébionisme en disant –à partir du fait que Jésus, pendant sa vie terrestre, a célébré la Pâque selon la coutume juive, ainsi que le premier jour des Azymes et la Pâque– que cela nous conduit à opérer de la même manière, comme des imitateurs du Christ (imitatores Christi)…103

Les synodes épiscopaux qui se réunirent en Palestine, à Rome, dans le Pont, en Gaule, en Osrhoène et à Corinthe décidèrent que la fête de Pâques devait se polariser sur le jour de la résurrection du Seigneur et que, par conséquent, le 99

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Sur le contenu de la Pâque quartodécimane, voir B. Lohse, Das Passafest der Quartadecimaner, Gütersloh, 1953. Eusèbe, HE V, 23-25. Elenchos VIII, 18. Fragment du Syntagma contre toutes les hérésies conservé dans la Chronique pascale (éd. Dindorf, T1, p. 12-13). Origène, Comm. in Matt. ser. 79. Epiphane, Panarion 30, 16, 1 écrit que les ébionites « célèbrent les mystères en imitation des saints mystères de l’Eglise, année après année, en utilisant du pain azyme… », ce qui semble autant se rapporter à l’eucharistie qu’à la Pâque.

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jeûne devait s’arrêter le dimanche104. Cette décision reflète de façon évidente le désir de se démarquer de l’observance juive105. Le différend se prolongea ensuite tout le long du IIIe siècle entre les églises, comme Alexandrie et Rome, qui établissaient la date de Pâques à partir de leur propre comput, et les églises, comme Antioche, qui continuaient d’utiliser le comput juif. Si l’on se fonde sur les seuls textes gréco-latins mentionnant la fête, la connaissance de la Pâque apparaît comme très relative chez les païens. Le seul jour de célébration considéré comme spécifiquement juif était le sabbat106 qui avait la faculté de distinguer socialement les Juifs du fait du chômage qui le caractérisait. Tacite est le seul auteur païen qui associe la fête des Azymes au récit de l’Exode107, d’où l’on peut déduire que la Pâque était connue des milieux lettrés romains du début du IIe siècle et que l’œuvre de Tacite, qui jouissait d’une grande considération, a pu transmettre cette information. Les ouvrages de Flavius Josèphe, la Guerre juive108 et les Antiquités juives109, rédigés à Rome quelques années plus tôt, ont certainement contribué à faire connaître la Pâque dans les milieux cultivés110. Josèphe s’est également efforcé, dans le Contre Apion, de répondre aux récits polémiques qui circulaient à propos de l’événement fondateur pour le peuple juif de la sortie d’Egypte111 -récits dont Tacite dépend partiellement-112, ce qui a sans doute participé à focaliser l’attention des esprits curieux sur cette fête emblématique. Les auteurs gréco-romains ne se sont donc pas intéressés à la Pâque en tant que telle. Si l’on suit un texte de Tertullien, qui parle des païens respectant « les jeûnes avec les pains azymes », la Pâque était connue et même observée, 104 105 106

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Eusèbe, HE V, 23, 2-3. S. G. Wilson, Related Strangers, p. 239. Les textes sont réunis par L. H. Feldman & M. Reinhold, Jewish Life and Thought among Greeks and Romans, Edimbourg, 1996, p. 366-373. Voir l’analyse de L. H. Feldman, Jew and Gentile, p. 158-167. Tacite, Hist. V, 4, 3. Josèphe, BJ II, 10 ; III, 99 ; IV, 402 ; VI, 421-427. Id., AJ II, 311-314 ; III, 248-251 ; XI, 109-110 ; XIV, 25 ; XVII, 213-214. L’historien juif y aurait d’autant plus contribué s’il devait être identifié avec le Théodore (Théodore étant la transcription grecque de Mattathias, nom du père de Josèphe [Joseph ben Mattathias]) de TB Pes. 53a, qui fut menacé d’excommunication par les autorités de Yavné parce qu’il habitua les Juifs de Rome à manger des agneaux entièrement rôtis la nuit de Pâque, ce qui n’était pas conforme à la coutume rabbinique qui voulait que la manducation de l’agneau n’ait lieu qu’à la condition que son sacrifice fût effectué à Jérusalem. Cette identification est proposée par E. Nodet & J. Taylor, Essai sur les origines du christianisme, Paris, 1998, p. 345-346 ; E. Nodet, Baptême et résurrection : le témoignage de Josèphe, Paris, 1999, p. 15-16. C. Aziza, « L’utilisation polémique du récit de l’Exode chez les écrivains alexandrins (IVème siècle av. J.-C. – Ier siècle ap. J.-C.) » ANRW II. 30. 1 (1987), p. 41-65. I. Lévy, « Tacite et l’origine du peuple juif », Latomus 4 (1946), p. 331-340 ; B. Wardy, « Jewish Religion in Pagan Literature during the Late Republic and Early Empire », ANRW II. 19. 2 (1979) p. 621-624 ; F. F. Bruce, « Tacitus on Jewish History », JSS 29 (1984), p. 3638.

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activement par les judaïsants et au moins passivement par la population locale, là où les Juifs étaient nombreux et où le chômage qui accompagnait la fête imposait la suspension des affaires113. Il semble que la Pâque soit aussi parvenue à la connaissance des païens par l’intermédiaire des chrétiens. Au fur et à mesure que l’Eglise grandissait, la population gréco-romaine était susceptible de s’apercevoir de l’existence de cette fête qui revêtait une importance particulière pour les chrétiens, quelles que fussent leurs origines. Tertullien semble dire que les célébrations chrétiennes n’étaient pas tellement connues des païens114. Cette connaissance relative peut être interprétée comme une conséquence de la prudence des chrétiens dans l’organisation de leur culte à cause des menaces qui pesaient sur eux. Car Tertullien dit par ailleurs que les chrétiens ne s’employaient pas à cacher les réunions et le jeûne qui avaient lieu le jour de Pâques, que ceux-ci étaient « quasi-publics » (quasi publica) et qu’à cette occasion comme à d’autres, les fidèles ne prenaient aucun soin particulier à occulter leurs pratiques115, ce qui les rendaient visibles aux non-initiés. Il était également difficile pour un époux ou une épouse convertie de participer à la fête sans que le conjoint non-converti s’en aperçoive. Qui donc supportera sans inquiétude qu’elle [la femme convertie] passe la nuit entière hors de la maison pour les fêtes de pâques ?116

La place importante de Pâques dans le calendrier liturgique des chrétiens conduisait inévitablement les païens qui fréquentaient des chrétiens –et ils étaient de plus en plus nombreux tout au long de la période anté-nicéenne– à prendre connaissance de cette fête. Origène considère sérieusement la possibilité de rétorquer au refus des chrétiens de participer aux fêtes publiques leurs célébrations des dimanches, de la parascève, de Pâques et de la Pentecôte117. Le risque subsistait donc que les païens ne viennent à établir l’appartenance de la fête à la tradition juive. Cette possibilité se trouvait 113

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Comme le sabbat, le 14 nisan était un jour chômé (MPes. 4, 1 et 6-9). Cela avait pour effet de suspendre les transactions commerciales avec les non-juifs (ibid. 4, 3) et certaines prescriptions rabbiniques, contenues en TJ Pes. 2, 2, interdisaient de louer sa bête de somme, son bateau ou sa maison à un non-Juif pour transporter ou abriter du levain afin d’éviter de tirer profit de la substance interdite pendant la fête. Tertullien, De idol. 14, 7 : « Pas de jour du Seigneur, pas de Pentecôte [chez les païens] : quand bien même ils les connaîtraient (etiamsi nossent), ils ne s’associeraient pas avec nous ; ils craindraient en effet de paraître chrétiens ». La Pentecôte indique ici la période de cinquante jours suivant la Pâque et qui est comprise en relation directe avec l’événement pascal, voir O. Casel, La Fête de Pâques dans l’Eglise des Pères, Paris, 1963, p. 13-17 et 3845. Tertullien, De oratio. 18, 7. Id., Ad uxor. II, 4, 2. Origène, CC VIII, 22.

Mission et influences judéo-chrétiennes

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renforcée par le caractère national qu’elle revêtait pour les Juifs, surtout dans les régions de l’Empire où la population juive était nombreuse et, par conséquent, plus susceptible d’être exposée aux regards, ce qui était le cas en Orient. En tout cas, les dissensions à propos de la Pâque qui ont secoué la chrétienté avant le concile de Nicée ne sont pas passées inaperçues chez les païens. C’est bien ce que dit Epiphane qui, commentant les décisions prises en 325 pour harmoniser les pratiques chrétiennes de la fête, précise que les calomniateurs pourraient trouver matière à tenir des propos captieux si de nouvelles dissensions apparaissaient car Les divisions étaient avant le temps de Constantin et … cela était un objet de raillerie, les païens parlant et se moquant du désaccord dans l’Eglise…118

Epiphane dit encore que le décalage des célébrations pascales avait lieu « depuis longtemps, et même depuis les plus anciens temps », cette situation « produisant la moquerie chaque année »119. La persistance des pratiques judéo-chrétiennes a conduit les païens à considérer la célébration pascale avec ironie, peut-être moins à cause du désaccord interne de l’Eglise, comme l’évoque Epiphane, qu’à cause de l’origine de la fête qui rattachait ostensiblement le christianisme au judaïsme, surtout dans les contrées orientales, qui sont les mieux connues de l’hérésiologue. Les Juifs eux-mêmes raillaient les chrétiens de ne pas pouvoir célébrer la fête sans leur concours120. L’ironie païenne proviendrait des difficultés de l’Eglise à harmoniser ses pratiques alors qu’elle affichait la volonté sur ce plan de se détacher de ses origines. Constantin, dans la lettre circulaire adressée aux évêques absents du concile de Nicée, ne cacha pas son contentement de voir l’Eglise prendre ses distances d’avec le judaïsme en ce domaine. L’adoption d’un comput proprement chrétien permettait à l’Eglise de n’avoir « rien de commun avec le peuple des Juifs » : Le Sauveur nous a emmené vers une autre voie, un cours légitime et convenable s’ouvre à notre culte plus saint. D’un avis unanime, attachons-nous à ce cours, honorables frères, et rompons toute relation impropre avec eux, car il est véritablement inconvenant de les entendre se vanter que nous ne serions pas capables de célébrer la fête si nous ne nous procurions pas leur instruction.121

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Epiphane, Panarion 70, 14, 3. Ibid. 70, 9, 7. Voir note suivante. Eusèbe, Vita Const. III, 18, 3.

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L’empereur obtint des Orientaux qu’ils signassent l’accord alignant leur célébration sur le comput pascal chrétien122, mais il était tout à fait conscient de la fragilité de cette entente lorsque, lors de la réunion finale du concile, il exhorta les évêques à conserver la paix entre eux « de crainte que leurs dissensions internes ne fournisse un sujet de moquerie à ceux qui cherchent l’occasion de blasphémer la Loi de Dieu »123.

1.3 La conversion des craignant-Dieu L’examen des méthodes employées par les Juifs convertis à la foi chrétienne pour atteindre leurs coreligionnaires nous apporte des précisions intéressantes sur l’entretien de cette confusion entre Juifs et chrétiens en contexte non-juif. La meilleure base d’évangélisation des premiers missionnaires chrétiens, enracinés dans les pratiques religieuses juives, demeurait la synagogue124. C’est grâce à elle que la prédication chrétienne a pu atteindre, non seulement les Juifs disséminés dans l’Empire, mais aussi les prosélytes et les craignantDieu, qui ont été les premières personnes non-juives d’origine à entrer en contact avec l’Evangile. La conversion de ces derniers, alors qu’elle aurait été susceptible de clarifier la situation de la foi chrétienne par rapport au judaïsme, a également alimenté l’ambiguïté, même en dehors de la crise judaïsante que Paul a rencontrée dans les communautés qu’il avait fondées. Cette permanence tient à la position de ces païens convertis sur les franges du judaïsme. Les deux récits du livre des Actes relatant l’évangélisation d’Antioche de Pisidie et de Corinthe nous apportent de précieux renseignements sur la façon dont a pu s’opérer le transfert de la prédication évangélique vers la population spécifiquement païenne. Luc apporte une importance toute particulière à cette acceptation de l’Evangile par les gentils et en fait un thème théologique qui apparaît tout au long de son œuvre125. Les épisodes d’Antioche de Pisidie et de 122

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Décret pascal du concile de Nicée (éd. Pitra, T4, p. 541). Texte et traduction dans R. Cantalamessa, La Pâque dans l’Eglise ancienne, Berne-Francfort-Las Vegas, 1980, p. 89. La lettre synodale envoyée à Alexandrie (Socrate, HE I, 9, 12) affirme que « tous les frères de l’Orient, qui auparavant célébraient avec les Juifs, seront fidèles à célébrer désormais la Pâque en accord avec les Romains, avec vous et avec nous tous qui le faisons depuis le début avec vous ». Eusèbe, Vita Const. III, 21, 2. M. Green, L’Evangélisation dans l’Eglise primitive, Saint Légier, 1981, p. 233-236. F. Bassin (Lc) et A. Kuen (Ac), Introduction au Nouveau Testament. Evangiles et Actes, St Légier, 1990, p. 232-234 ; 281-284 ; 408-412 ; F. Bovon, Luc le théologien, Neuchâtel-Paris, 1978, p. 342-361. Sur l’ambivalence sémantique de Luc plaçant la foi chrétienne entre la continuité avec le judaïsme et la réponse aux aspirations spirituelles gréco-romaines, voir D.

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Corinthe sont toutefois les deux relations qui apportent le plus de précision sur le caractère historique de ce glissement de l’Evangile des Juifs vers les païens. Ainsi, à Antioche de Pisidie les choses se firent-elles assez rapidement puisque à l’issue de la première prédication de Paul, les chefs de la synagogue, sous la pression des auditeurs, prièrent le missionnaire de s’exprimer le sabbat suivant sur le même thème. La construction de la phrase de Luc met en avant le rôle des « prosélytes adorateurs » (σεβομÝνων προσηλýτων) dans l’expression de ce désir puisqu’ils apparaissent d’emblée comme les membres de la synagogue les plus intéressés par le message de Paul126. La façon dont Luc les désigne pose a priori un problème puisqu’il combine deux termes qui servent à qualifier deux catégories différentes de croyants : les païens convertis et les païens respectueux de la foi juive. Il est tentant de les identifier avec les craignant-Dieu (ϕοβοýμåνοι τ’ν θεüν) qui fréquentaient la synagogue d’Antioche de Pisidie127, mais, dans ce cas, l’emploi de προσÞλυτος reste injustifié puisque, par ailleurs, Luc l’utilise précisément dans le sens qui lui est normalement attribué128. Doit-on penser, avec I. Levinskaya129, que Luc utilise pour la première fois προσÞλυτος avec le sens nouveau de « converti au christianisme » ? L’auteur pense qu’il aurait été impossible à quelqu’un qui avait fait le pas de la conversion totale au judaïsme (impliquant la circoncision) et qui avait été accepté dans la nouvelle communauté de rejeter l’enseignement qu’on lui avait communiqué. Mais la plupart des textes utilisés pour appuyer cette nouvelle définition des convertis au christianisme sont plutôt tardifs, puisqu’ils datent en majorité des IVe et Ve siècles (Théodoret de Cyr, Procope de Gaza, Didyme l’Aveugle, Astérius d’Amasée, seuls Justin et Clément d’Alexandrie datent du IIe siècle), et sont témoins d’une réalité sociologique dans laquelle l’Eglise s’est solidement affirmée, ce qui est encore loin d’être le cas pour l’époque de Luc. L’emploi du mot dans ce sens apparaît chez ces écrivains comme rhétorique et sert à renforcer chez le lecteur l’impression d’adhésion attachée à son étymologie (προσÝρχομαι). Il est difficile d’admettre que Luc accorde aussi soudainement une nouvelle acception à προσÞλυτος alors qu’il a toujours utilisé le mot avec la signification commune qui s’attache à son emploi. Les prosélytes déjà mentionnés dans les Actes sont, par ailleurs, des personnes qui ont manifesté de l’intérêt pour le message évangélique. Il est préférable de

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Marguerat, « Luc-Actes entre Jérusalem et Rome. Un procédé lucanien de double signification », NTS 45 (1999), p. 70-87, repris et développé sous le titre « Un christianisme entre Jérusalem et Rome » dans La première histoire du christianisme (Les Actes des Apôtres), Paris-Genève, 1999, p. 93-118. Ac 13, 42-43. Ibid. 13, 16. 26. Ibid. 2, 11 et 6,5. I. Levinskaya, The Book of Acts in its First Century Setting, vol 5 : Diaspora Setting, Grand Rapids, 1996, p. 40-49.

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considérer que les qualificatifs σεβομÝνοι et ϕοβοýμενοι ne revêtent aucun caractère technique lorsqu’ils sont appliqués aux non-Juifs qui fréquentaient la synagogue. Ce sont des désignations pratiques et communes pour parler des sympathisants mais qui peuvent néanmoins s’appliquer aux Juifs130. Dans le texte qui nous intéresse, σεβομÝνων sert à signaler la piété des prosélytes, ceux-ci ayant été sensibles à l’Evangile justement parce que leur cœur était sincère devant Dieu. En impliquant ainsi les prosélytes dans le processus qui va mener à la proclamation de l’Evangile auprès des gentils, Luc met l’accent sur le rôle de médiation de ces « étrangers vivant au milieu d’Israël » (LXX : Ex 22, 21 et 23, 9 ; Dt 10, 19) entre la synagogue et les non-Juifs131. Le lien avec la suite du récit se fait tout seul, conformément au modèle théologique de l’auteur. Le texte précise en effet que « le sabbat venu, presque toute la ville s’était rassemblée pour écouter la parole du Seigneur »132. Cette présentation emphatique de la situation, qui prépare le lecteur à la réception de l’Evangile par les non-Juifs, révèle le rôle de propagandistes qu’ont joué les prosélytes et les craignant-Dieu auprès de leurs anciens coreligionnaires pendant la semaine séparant les deux prédications. Sans leur action, on explique mal cette soudaine présence de nombreux gentils à la synagogue. Ils constituaient ainsi un pont entre le monde originel de l’Evangile et les non-Juifs. Et lorsque vint le moment de la rupture, causée par le rejet des apôtres par les Juifs133, il restait dans l’esprit de la population locale que le message du Christ s’était propagé à partir de la synagogue. Ce schéma se répète régulièrement dans le livre des Actes mais est évoqué de façon plus diffuse dans la description des autres étapes missionnaires de Paul134. Les événements de Corinthe sont beaucoup plus limpides et s’inscrivent dans la même logique que ceux d’Antioche de Pisidie. Luc écrit

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K. Lake & H. J. Cadbury, The Beginnings of Christianity, vol. 5, Londres, 1933, p. 84-88 ; H. Feldman, « Jewish "Sympathizers" in Classical Literature and Inscriptions », TAPA 81 (1950), p. 200-208 ; N. J. Mc Eleney, « Conversion, Circumcision and the Law », NTS 20 (1974), p. 325-328 ; M. Wilcox, « The "God-Fearers" in Acts – A Reconsideration », JSNT 13 (1981), p. 102-122 ; E. Schürer, The History of the Jewish People in the Age of JesusChrist. Ed. G. Vermes, F. Millar and M. Black, Edimbourg, T3. 1, 1987, p. 166-168. F. F. Bruce, The Book of the Acts, Grand Rapids, 1988, p. 264 note qu’il aurait été incorrect que les craignant-Dieu fassent une quelconque suggestion en ce qui concerne le service de la synagogue au sujet de la prédication. Les prosélytes, en tant que membres de la synagogue, étaient mieux placés pour faire une telle demande aux chefs de la communauté. Cette remarque est intéressante en ce qu’elle différencie les « craignant-Dieu » des vv. 16 et 26 des « prosélytes adorateurs » du v. 43, ce que ne fait pas N. J. Mc Eleney, « Conversion », p. 327. Ac. 13, 44. Sur les raisons historiques et la valeur théologique que revêt le rejet d’Antioche, voir D. Marguerat, « Juifs et chrétiens selon Luc-Actes » dans Le déchirement. Juifs et chrétiens au premier siècle. Ed. D. Marguerat, Genève, 1996, p. 159-164, (première histoire, p. 215-220). Ac 14, 1-6 ; 17, 1-5 et 10-12 ; 19, 8-10.

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que « Paul discourait dans la synagogue chaque sabbat, et il persuadait des Juifs et des Grecs »135. La synagogue de Corinthe comprenait donc des craignant-Dieu, comme le Romain Titius Justus dont la figure se démarque quelques lignes plus loin. Dans un premier temps, Paul travaillait pendant la semaine136 et limitait son enseignement à la synagogue, le jour du sabbat. Mais lorsque Silas et Timothée vinrent le rejoindre, l’apôtre se consacra entièrement à la prédication de l’Evangile. Ses deux compagnons amenèrent avec eux un don monétaire de la part des églises de Macédoine137. Ce don devait être assez conséquent pour qu’il ne lui soit plus nécessaire de travailler. Totalement libre d’exercer son ministère, il tâchait encore plus énergiquement de convaincre les Juifs que Jésus était réellement le Messie. Ce gain de temps lui a certainement permis d’approfondir la question avec les membres de la synagogue et les sympathisants les plus intéressés. Le jeu de relation entre craignant-Dieu et païens a de nouveau pu être mis en œuvre à cette occasion. Les activités de Paul suscitèrent l’hostilité des Juifs. Il se trouva alors dans l’obligation de quitter la synagogue. L’apôtre continua néanmoins à enseigner dans la maison de ce Titius Justus138, qui était contiguë à la synagogue. Luc précise que les efforts de Paul ne furent pas entièrement vains puisqu’un des chefs de la synagogue, Crispus, se convertit, ainsi que sa famille. Bien que le lien avec les Juifs ne soit pas entièrement rompu, le texte signifie clairement que les conversions furent majoritairement païennes139, ce que confirment les deux lettres de Paul aux Corinthiens140. Mais là encore, le lieu d’émission de l’Evangile restait la synagogue et l’ambiguïté risquait d’être d’autant plus grande que l’église naissante se réunissait dans une maison qui lui était adjointe. Cette proximité des cultes juif et chrétien n’était sans doute pas spécifique à Corinthe, puisque les premiers quartiers touchés par la prédication chrétienne étaient ceux où les Juifs étaient les plus nombreux. Dans le cas de Corinthe, le message évangélique était susceptible d’entretenir un caractère ethnique, car une découverte archéologique datant de la fin du XIXe siècle a permis d’établir que le lieu de réunion des Juifs possédait un linteau le qualifiant de « synagogue des Hébreux » ([Α]ΓΩΓΗΕΒΡ)141. Difficile pour le profane de faire la différence entre Juifs, Juifs convertis, craignant-Dieu fidèles 135 136 137 138

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Ibid. 18, 4. Ibid. 18, 3. 2 Co 11, 9. Sur l’identité de Justus (comparer avec 1 Co 1, 14 et Rm 16, 23), voir F. F. Bruce, Acts, p. 350. Ac 18, 8. Sur l’application du décret apostolique à Corinthe, voir C. K. Barrett, « Things Sacrificed to Idols », NTS 11 (1964-1965), p. 138-153. B. Powell, « Greek Inscriptions from Corinth », AJA 2 (1903), p. 60-61 (n°40) ; A. Deissmann, Licht vom Osten. Das Neue Testament und die neuentdeckten Texte der hellenistisch-römischen Welt, Tübingen, 41923, p. 12-13, n. 8.

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aux pratiques juives, craignant-Dieu devenus chrétiens et enfin, non-Juifs devenus chrétiens, tous ces gens observant des cultes de nature assez proche et de surcroît, dans la même rue ! La position et l’activité des craignant-Dieu jouèrent un rôle indéniable dans l’essor de l’Eglise primitive. Sans eux, le mur de préventions entre les Juifs et les païens aurait sans doute été beaucoup plus difficile à franchir. Leur réceptivité à l’Evangile s’explique grâce à l’action de certains facteurs psychologiques. Tout d’abord, la prédication chrétienne présentait des liens évidents avec la pensée juive développée dans la synagogue hellénistique. Ces accointances spirituelles se retrouvaient dans le traitement de thèmes tels que la conversion, comprise comme le passage de l’idolâtrie à la foi véritable (polythéisme contre monothéisme, immoralité contre moralité), l’amour du prochain, la circoncision du cœur, considérée comme supérieure à celle du corps, ou le problème de la participation directe ou indirecte au culte polythéiste. L’Eglise primitive qui a émergé du contexte des communautés juives hellénistiques s’est, en partie, laissée inspirer par les débats et les pratiques juives liés au prosélytisme de la Diaspora142. Les païens attirés par le judaïsme étaient séduits par cette théologie qui tendait à spiritualiser l’appartenance au peuple de Dieu. Elle constituait un atout précieux pour les docteurs chrétiens qui voulaient exonérer les païens convertis du respect intégral de la Loi alors que celui-ci restait le signe manifeste de l’élection divine pour les Juifs convertis qui poussaient à judaïser. Cette possibilité de distance vis-à-vis de la loi de Moïse est un autre facteur du progrès de l’Evangile chez les craignant-Dieu. Ceux-ci se soumettaient à la Loi plus ou moins librement sans pour autant devenir des prosélytes. La crise galate invite à penser qu’ils y étaient encouragés. Mais quel que soit le nombre de règlements que le craignant-Dieu consentit à respecter, son agrégation au peuple d’Israël restait partielle, simplement parce qu’il n’était pas né Juif143. Les prosélytes eux-mêmes, malgré les recommandations des rabbis à bien les recevoir144, étaient bien distingués des Israélites de naissance dans la valeur que l’on attribuait aux différentes 142

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Ces thèmes ont été étudiés par P. Borgen, « The Early Church and the Hellenistic Synagogue », ST 37 (1983), p. 55-78. L’attitude de Pierre vis-à-vis du centurion Corneille est à cet égard tout à fait révélatrice. Il ne faut pas moins qu’une vision céleste pour faire tomber les préjugés de l’apôtre (Ac 10, 9-16. 28-29) et lui permettre d’entrer dans la maison du Romain, alors que celui-ci, « pieux et craignant Dieu avec toute sa maison …, faisait beaucoup d’aumônes au peuple et priait continuellement » (10, 2). Les disciples de Jérusalem reprochèrent vivement à Pierre d’être entré chez un incirconcis et d’avoir partagé sa table (11, 3). Ils ne se calmèrent qu’après avoir entendu sa justification, mais tout surpris que Dieu ait « donné aussi aux nations païennes la conversion qui mène à la vie ! » (11, 18). L. H. Feldman, Jew and Gentile, p. 338-341.

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catégories de personnes composant le peuple d’Israël145. Le craignant-Dieu, bien qu’il montrât des dispositions louables, n’en demeurait pas moins un païen. Cette infériorité naturelle pouvait désormais être surmontée puisque le salut s’acquérait grâce à la seule foi en Jésus-Christ. Les observances rituelles ne jouaient plus aucun rôle dans ce domaine et la vie morale devenait l’effet de la communion avec l’Esprit de Dieu146. L’universalité du salut et l’instauration d’un peuple uni au regard de Dieu sont admirablement exprimées dans le récit que les Actes font de la réunion de Jérusalem. Il traduit très bien la préoccupation lucanienne de cette extension de la promesse du salut aux païens. Dans son intervention, Jacques affirme que « Dieu, dès le début, a pris soin de choisir parmi les nations païennes (dθν§ν) un peuple (λα’ν) à son nom »147. Dans les LXX, le terme hθνος est constamment opposé au terme λαüς qui sert à désigner le peuple de Dieu, c’est-à-dire Israël148. Mais Luc n’utilise pas ces termes pour opposer le peuple de Dieu aux gentils, mais pour parler de la volonté de Dieu de choisir un peuple dont les gentils sont appelés à faire partie149. Ainsi, l’« Israël de Dieu »150, pour reprendre la terminologie paulinienne, englobait-il pleinement Juifs et gentils. Le rôle de transition des craignant-Dieu a donc été essentiel pour le développement de la mission vers les non-Juifs. La Synagogue n’aurait jamais franchi le pas avec autant de hardiesse. Il y avait bien sûr des conversions au judaïsme mais il est difficile d’affirmer qu’elles étaient le fruit d’une activité volontaire dirigée vers les gentils. Les vues traditionnelles selon lesquelles le judaïsme aurait manifesté un zèle missionnaire pour grossir ses rangs151 ont été

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M Hor. 3, 8. Le prosélyte arrivait en avant-dernier, juste avant l’esclave affranchi, après le prêtre, le lévite, le bâtard et le nethin. Ga 4, 8-12 ; 5, 1-6. 19-25. Ac 15, 14. Cette distinction apparaît le plus clairement en Dt 14, 2 : « …tu es un peuple saint pour le Seigneur ton Dieu, et le Seigneur ton Dieu t’a choisi afin que tu sois pour lui un peuple (λα’ν) d’exception parmi toutes les nations (dθν§ν) qui sont sur la face de la terre ». Sur cette question, voir N. A. Dahl, « A People for His Name (Acts XV. 14) », NTS 4 (19571958), p. 319-327 ; J. Dupont, « Un peuple d’entre les Nations », NTS 31 (1985), p. 321-335 ; R. Bauckham, «James and the Jerusalem Church» dans The Book of Acts in its Palestinian Setting. Ed. R. Bauckham, Grand Rapids, 1995, p. 452-462 ; J. Ådna, « James’ Position at the Summit Meeting of the Apostles and the Elders in Jerusalem (Acts 15) » dans The Mission of the Early Church to Jews and Gentiles. Ed. J.Ådna and H. Kvalbein, Tübingen, 2000, p. 144159. Ga 6, 16. Sur cette désignation voir J. D. G. Dunn, The Epistles to the Galatians, Londres, 1993, p. 344-346. Telles qu’elles sont exprimées par W. G. Braude, Jewish Proselyting in the First Five Centuries of the Common Era. The Age of the Tannaim and Amoraim, Providence, 1940 ; M. Simon, Verus Israel. Etude sur les relations entre chrétiens et juifs dans l’empire romain (135-425), Paris, 21964, p. 315-355 ; B. J. Bamberger, Proselytism in the Talmudic Period, New York, 1968 ; L. H. Feldman, Jew and Gentile, p. 288-415 ; D. Georgi, The Opponents of Paul in Second Corinthians, Edimbourg, 1987, p. 83-151.

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sérieusement révisées152. Il semble maintenant établi que les docteurs juifs n’ont élaboré aucune théologie du prosélytisme153 et que la Synagogue n’a mis sur pied aucune mission organisée154. Bien qu’il ne soit pas question de parler d’une « propagande juive », comme cela revient souvent sous la plume des modernes155, il n’est pas question non plus de tomber dans une critique radicale qui, en fonction de l’interprétation des Ecritures, réduirait le prosélytisme à un fait ne dépendant plus que de la Providence156. L’exégèse moderne des passages du Pentateuque relatifs au rg (l’étranger domicilié) ou des textes à portée universaliste contenus dans le livre d’Esaïe157 ne prouve pas de façon irréfutable l’absence du prosélytisme juif. Ce qui importe, c’est l’interprétation que pouvaient en faire les docteurs juifs du début de notre ère. Il est clair que ceux-ci ne sont pas parvenus à une position commune sur l’attitude à adopter vis-à-vis des nations car les traditions rabbiniques qui nous sont parvenues ne présentent pas un corps doctrinal homogène susceptible d’indiquer la marche à suivre en matière de propagation de la foi juive. Ce vide 152

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Voir les travaux de A. T. Kraabel, « The Roman Diaspora : Six Questionable Assumptions », JJS 33 (1982), p. 450-456 ; « Synagoga Caeca : Systematic Distortion in Gentile Interpretations of Evidence from Judaism in the Early Christian Period » dans To See Ourselves as Others See Us. Christians, Jews, « Others » in Late Antiquity. Ed. J. Neusner & E. S. Frerichs, Chico, 1985, p. 219-246 ; S. Mc Knight, A Light Among Gentiles. Jewish Missionary Activity in the Second Temple Period, Minneapolis, 1991 ; E. Will et C. Orrieux, « Prosélytisme juif » ? Histoire d’une erreur, Paris, 1992 ; M. Goodman, Mission and Conversion. Proselytising and the Religious History of the Roman Empire, Oxford, 1994 ; I. Levinskaya, Diaspora, p. 19-33 ; M. Hengel et A. M. Schwemer, Paul Between Damascus and Antioch. The Unknown Years, Londres, 1997, p. 61-76. F. Blanchetière, Enquête, p. 161168 ; Les premiers chrétiens étaient-ils missionnaires ?, p. 89-104. J. Carleton Paget, « Jewish Proselytism at the Time of Christians Origins : Chimera or Reality », JSNT 62 (1996), p. 65-103 adopte une position intermédiaire entre ces deux tendances, et malgré le manque d’évidence documentaire d’une « mission juive », elle conçoit l’existence d’une conscience missionnaire juive qui a obtenu des résultats. E. Will et C. Orrieux, Prosélytisme, p. 51-99 et 139-170. Les arguments en faveur de la défense d’une activité missionnaire juive reposent avant tout sur l’interprétation des textes suggérant l’existence de ce prosélytisme. L. H. Feldman, Jew and Gentile, p. 293 : « However, although there is, in truth, no single item of conclusive evidence, as we shall see, the cumulative evidence –both demographic and literary– for such activity is considerable ». F. G. Moore, Judaism in the First Centuries of the Christian Era. The Age of Tannaim, T1, Cambridge, 1970, considérant le judaïsme comme « the first great missionary religion of the mediterranean world » éprouve le besoin de préciser que « (t)he Jews did not send out missionaries into the partes infidelium expressly to proselyte among the heathens », p. 323-324. La remarque de F. Millar dans E. Schürer, History,T 3. 1, p. 159 est révélatrice : « …Jewish propaganda in the Hellenistic-Roman period is clearly reflected in contemporary sources. How far this propaganda is to be taken as the product of a serious practical effort to win converts is not immediately clear ». Sur l’orientation de la littérature apologétique juive, voir les remarques de V. Tcherikover, « Jewish Apologetic Literature Reconsidered », Eos 48 (1956), p. 169-193. E. Will et C. Orrieux, Prosélytisme, p. 69-70. Ibid. p. 51-80.

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important dans le corpus doctrinal le plus important du judaïsme antique parle en faveur de la non-existence du prosélytisme juif. Mais ce silence, qui reste relatif, permettait aussi à chaque communauté d’adopter l’attitude qui lui paraissait la plus convenable, ce qui explique la plus grande ouverture des synagogues de la Diaspora sur ce plan alors que les écoles de Palestine étaient peut-être plus jalouses de leur spécificité nationale. Les dispositions vis-à-vis des gentils ont pu varier selon les lieux et les époques, car on ne peut pas complètement occulter une affirmation comme celle de Mt 23, 15 dont le contenu polémique158 ne peut avoir de portée que si elle recouvre un minimum de réalité, ni des paroles comme celles qu’a prononcées Rabbi Eléazar : « Dieu a disposé Israël parmi les nations à seule fin d’y faire de nombreux prosélytes »159. Que l’on ne trouve aucune trace d’organisation missionnaire ne signifie pas l’absence totale d’intention missionnaire. L’intégration dans le peuple d’Israël qui entérine, selon le droit rabbinique, la décision mûrement réfléchie des convertis ne doit pas voiler le rôle actif du témoignage de chaque Juif. Ce témoignage auprès des nations apparaît comme un témoignage passif et l’attraction que le judaïsme exerçait sur les païens se comprend dans le cadre plus large, surtout en ce qui concerne les trois premiers siècles de notre ère, de l’attrait des religions orientales sur l’esprit des Romains. L’Israël lumière des nations était avant tout un Israël implanté au cœur du monde païen, mais dont les droits, juridiquement reconnus, lui permettaient de pratiquer librement la religion du Dieu unique, en terre juive comme à l’étranger. Ce témoignage ethnico-culturel est parfaitement exprimé par Philon d’Alexandrie qui écrit que les coutumes juives « attirent et font se tourner vers elles tous les peuples : barbares, grecs, continentaux, insulaires, nations d’Orient, d’Occident, Europe, Asie, toute la terre habitée d’une extrémité à l’autre »160. Chaque Juif fidèle à la foi de ses pères constituait un « missionnaire », dans le sens où le respect de la coutume (lecture de la Torah, repos du sabbat, festivités cultuelles…) était visible pour ses voisins païens. Il n’y avait donc nul besoin de ministres

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Pour E. Will et C. Orrieux, qui font l’exégèse de ce texte p. 115-137, le terme « hypocrite » signifierait que les docteurs juifs (yavnéens) joueraient un autre rôle que celui qu’ils devraient jouer d’après la Loi et se contrediraient doctrinalement dans leurs tentatives de conversion (p. 130-131). La charge polémique des propos de Mt, qui pousse à l’exagération, ne doit pas nous amener à conclure à l’existence d’une mission juive organisée pour faire le tour « de la mer et de la terre » dans le but de convertir les gentils. La péricope prend prioritairement en compte l’aspect moral (« vous faites de lui un fils de la Géhenne, deux fois plus que vous ») de cette activité prosélytique et est bien loin de s’intéresser concrètement aux motivations et à la forme de celle-ci. Il n’est peut-être pas nécessaire, pour prouver qu’il n’y a pas eu de mission juive, de faire dire à cette péricope le contraire de ce qu’elle semble à première vue exprimer. TB Pes. 87b. Philon, De vita Mosis II, 20.

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apostoliques (dont il n’y a par ailleurs aucune trace161) pour annoncer la « bonne nouvelle » de la loi mosaïque. Horace n’aurait pas parlé de Juifs « forçant à entrer dans [leurs] rangs »162 et Juvénal163 et Tacite164 n’auraient pas conçu autant d’amertume face aux conversions au judaïsme si les Juifs, au moins dans certaines régions (comme Rome), n’avaient pas eu le souci véritable d’attester par leurs pratiques et leurs paroles la supériorité de leur religion. Nous aurions peine à expliquer la crise judaïsante comme celle touchant les églises de Galatie si certains Juifs n’étaient pas animés d’un profond désir d’imposer leur religion à des païens convertis au christianisme comme condition sine qua non du salut. Les conversions enregistrées dans les sources latines et juives ne sont donc pas le fait d’une propagande intensive mais plutôt l’aboutissement d’un cheminement personnel activé et capté par le rayonnement de la doctrine et de la morale juives. Les païens avaient la possibilité d’approfondir leur connaissance du judaïsme grâce au lieu ouvert qu’était la synagogue, et ceci plus spécialement dans la diaspora hellénophone. Le païen séduit avait donc la possibilité d’être enseigné sans qu’il soit nécessaire d’aller le chercher. Devenu auditeur de la Torah, il n’était pas tenu de se plier scrupuleusement à tous les rites. Cela dépendait essentiellement de l’approche qu’il avait de la religion juive et de ce qu’il jugeait qu’elle pouvait lui apporter. Pour certains, le respect, plus ou moins conforme, de quelques pratiques était suffisant. Ainsi, certaines sociétés païennes s’organisaient-elles tout à fait indépendamment de la synagogue, comme celles des Sambatistoi (Σαμβατιστ§ν), adorateurs du dieu Sabbatistes, dont on a retrouvé une inscription datant du règne d’Auguste en Cilicie165. Ce respect du sabbat apparaît également dans des inscriptions funéraires typiquement païennes (surmontées du traditionnel D. M.) retrouvées en Italie166, ainsi que dans des papyrus égyptiens (s’échelonnant du Ier au Ve siècle de notre ère) où l’on

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Le Juif Ananias qui convertit au judaïsme Izatès, le roi d’Adiabène, et que l’on présente quelquefois comme un missionnaire, a exercé son témoignage auprès de la famille royale grâce à son métier de marchand. C’est son activité professionnelle (et essentielle) qui lui a ouvert les portes du palais et non pas son zèle apostolique. Si le roi décide de franchir le pas, c’est en constatant le plaisir que sa mère prenait à observer la religion juive. Rien ne nous est dit sur le statut d’Eléazar, le second Juif de l’histoire, si ce n’est qu’il était « très précisément instruit dans la religion ancestrale » et qu’il paraît avoir un accès facile auprès du roi, sans doute assuré par la faveur dont jouissaient les Juifs à la cour. Voir le récit de Josèphe, AJ XX, 17-53. Horace, Sat. I, 4, 140-143 « …ac veleti te Iudaei cogemus in hanc concedere turbam ». Juvénal, Sat. XIV, 96-106. Tacite, Hist. V, 5, 1-2. OGIS, p. 573. Sur ce type de syncrétisme dans cette région, voir M. Hengel et A. M. Schwemer, Paul, p. 161-167. CII, T1, App. n° 63, 68, 71 ; voir L. H. Feldman, Jew and Gentile, p. 360-361.

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trouve mention de païens appelés Sambathion167. Ces témoignages épigraphiques et papyrologiques trouvent une belle illustration sous la plume du satiriste Perse qui raille les Romains se pâmant « au sabbat des circoncis » après avoir illuminé leurs fenêtres et réduit leur nourriture au minimum ce jour-là168. Josèphe considère avec fierté l’impact que les observances juives pouvaient avoir sur la société païenne : Cependant la multitude aussi est depuis longtemps prise d’un grand zèle pour nos pratiques pieuses, et il n’est pas une cité grecque ni un seul peuple barbare, où ne soit répandue notre coutume du repos hebdomadaire, et où les jeûnes, l’allumage des lampes, et beaucoup de nos lois relatives à la nourriture ne soient observés.169

Pour d’autres, cet attachement au judaïsme était plus profond et équivalait à une véritable conversion. Ceux-ci, après avoir remarqué la conduite singulière des Juifs, et après avoir cherché à mieux les connaître, ont trouvé dans la religion juive des réponses à leurs aspirations profondes que le culte polythéiste ne leur fournissait pas. Le culte du Dieu unique et l’appel à une vie sainte étaient amenés à la connaissance des sympathisants sous la forme d’une révélation contenue dans les livres sacrés de la Torah. Ces gentils, en rupture avec le polythéisme, étaient les mieux disposés à en adopter quelques préceptes. C’est dans ce milieu judaïsant que se recrutaient les prosélytes, dont l’intégration au peuple juif passait par le rite de la circoncision170. Ce furent également les païens de ce milieu qui furent les plus sensibles à la prédication évangélique. Acquis au monothéisme, familiarisés avec les textes de la Torah et les rites de la synagogue sans y être traditionnellement liés, ils étaient susceptibles de saisir pleinement, grâce à la foi, les profondes implications du sacrifice de Jésus. Les contraintes rituelles ne jouant plus aucun rôle dans l’obtention du salut, le témoignage auprès des païens n’en devenait que plus facile. L’apparition et l’essor de communautés chrétiennes en milieu grec doit beaucoup à cette population qui gravitait autour de la synagogue. L’émergence d’une Eglise de culture grecque s’inscrit en faux, d’un point de vue historique, 167 168 169

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V. Tcherikover, « The Sambathions », SH 1 (1954), p. 78-98 ; id. dans CPJ, T3, p. 43-87. Perse, Sat. V, 179-184. Josèphe, CAp. II, 282 ; comparer Tertullien, Ad nat. I, 13, 4-5 et Apol. 16, 11. Sénèque (dans Augustin, CD VI, 10) constatait la même chose, mais avec plus de dépit : « Cependant les pratiques de cette nation scélérate ont si bien prévalu qu’elles sont reçues dans tout l’univers : les vaincus ont donné des lois aux vainqueurs ». Sénèque, Ep. 95, 47 fustige par ailleurs la coutume des illuminations de la veille du sabbat : « Défendons d’allumer les lampes le jour du sabbat, parce que les dieux n’ont pas besoin d’être éclairés et que les hommes n’aiment pas à sentir la fumée ». L’adhésion totale au judaïsme équivalait à une naturalisation : E. Will et C. Orrieux, Prosélytisme, p. 159-170.

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contre les négations modernes de l’existence de cette catégorie de croyants171. Le judaïsme était déjà pour eux, avant même que le rabbinisme en devienne la norme, une religion de l’esprit dans la mesure où l’on peut parler à leur propos de conversion, c’est-à-dire d’une adhésion issue d’un choix personnel, et non pas du respect, déterminé culturellement, d’une tradition religieuse. Les Romains n’appréciaient pas leurs concitoyens qui se pliaient ainsi aux coutumes juives. Les satiristes latins raillaient sévèrement ceux qui s’éloignaient des valeurs communes pour adopter un style de vie étranger. Des poètes comme Tibulle172et Ovide173 égratignaient bien au passage l’observance répandue du sabbat, mais les propos les plus précis et les plus cinglants à l’égard des craignant-Dieu sont ceux de Juvénal qui les prend en exemple pour exposer la mauvaise influence que des parents peuvent exercer sur leurs enfants : Quelques-uns ayant reçu du sort un père dont la superstition observe le sabbat, n’adorent rien que la puissance des nuages et du ciel et la chair humaine n’est pas pour eux plus sacrée que celle du porc, dont leur père s’est abstenu. Bientôt même, ils retranchent leur prépuce ; et accoutumés à dédaigner les lois de Rome, ils n’étudient, ils n’observent, ils ne craignent que tout ce droit judaïque transmis par Moïse dans un livre mystérieux, se gardant de montrer le chemin à ceux qui ont un autre culte, ne guidant dans la recherche d’une source que les seuls circoncis. La faute en est au père qui a donné à la fainéantise un jour sur sept et qui s’interdit ce jour-là tous les actes de la vie !174

Ce passage bien connu des Satires, dont il faut se garder de généraliser le sens, met l’accent sur l’irresponsabilité d’un père qui, en adoptant une croyance 171

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C’est notamment la position de A. T. Kraabel, « The Disappearance of the « God-Fearers » », Numen 28 (1981), p. 113-126 ; R. S. Mac Lennan et A. T. Kraabel, « The God-Fearers-A Literary and Theological Invention », BAR 12 (1986), p. 46-53. Le dossier des craignantDieu a été reconsidéré par J. G. Gager, « Jews, Gentiles and Synagogues in the Book of the Acts », HTR 79 (1986), p. 91-99 ; L. H. Feldman, « The Omnipresence of the G-d-Fearers », BAR 12 (1986), p. 58-69 ; Jew and Gentile, p. 342-382 ; I. Levinskaya, Diaspora, p. 342-382 qui aboutissent à des conclusions positives quant à leur réalité. La découverte de l’inscription d’Aphrodisias en 1976 a enrichi le débat ; voir J. Reynolds et R. Tannenbaum, Jews and God-Fearers at Aphrodisias. Greek Inscriptions with Commentary, Cambridge, 1987. F. Blanchetière, « Èåïóåâåsò – öïâïýìåíïé – kïõäÀæïíôåò De l’importance des marginaux » dans Anthropos Laïkos. Mélanges Alexandre Faivre à l’occasion de ses 30 ans d’enseignement, Fribourg, 2000, p. 32-46 accorde un rôle important aux craignant-Dieu dans son hypothèse de l’expansion du christianisme par « contagion » de l’entourage des convertis ; voir Les premiers chrétiens, p. 105-147. Tibulle, Elégie I, 3, 18. Ovide, Ars am. I, 75 et 415 ; Rem. amor. 219-220, où le sabbat est qualifié « peregrina sabbata ». Juvénal, Sat. XIV, 96-106.

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étrangère, conduit son fils à se convertir totalement à une religion réputée pour son séparatisme. Juvénal, qui adopte dans son œuvre le profil d’un vieux romain, exprime dans ces lignes sa haine pour les religions orientales et condamne ironiquement leur implantation dans la capitale de l’Empire par le biais de l’intérêt que les Romains de son époque leur portaient. A cet égard, les craignant-Dieu exerçaient une influence que l’auteur jugeait assez pernicieuse pour en faire mention dans sa satire. Juvénal est le seul auteur latin qui qualifie si nettement les craignant-Dieu. La description du père, qui n’adopte que partiellement les observances juives, correspond tout à fait au mot metuentes, correspondant lui-même aux ϕοβοýμενοι grecs. La précision de son propos est due à la nature du but qu’il s’est fixé dans sa satire : montrer que la manière d’agir des parents forme plus que toute autre chose la pensée de leurs enfants et que son époque, malheureusement, ne tient plus assez compte de cette vérité. Le père qui fait pénétrer la superstition étrangère dans sa maison est à considérer au même titre que le père joueur, gourmand, tyrannique avec ses serviteurs ou bien la mère volage. Les effets d’une telle pratique sont aussi dévastateurs. Les autres auteurs anciens n’apportent pas une distinction aussi tranchée entre les « demi-prosélytes » et les Juifs de naissance. Ainsi en est-il de Pétrone, pour qui le craignant-Dieu n’est déjà plus rien d’autre qu’un Juif : Il est permis au Juif d’adorer la divinité sous la forme d’un porc et d’invoquer les grandes oreilles du ciel ; cependant, s’il ne s’est pas coupé le prépuce, et s’il n’a pas dégagé avec habileté son extrémité de ce qui la recouvrait, il sera retranché du peuple, émigrera dans des villes grecques et ne sera pas pressé de se plier au jeûne du sabbat. La seule noblesse et la seule preuve (lui donnant) un aspect de naissance libre est de ne pas avoir les mains tremblantes.175

Il est ici question d’un païen qui, bien qu’acquis au monothéisme juif et s’abstenant de porc, ne s’est pas plié au rite de la circoncision. C’est ainsi qu’il faut comprendre le sous-entendu à propos de l’obligation normale qui est faite à un individu déjà adulte et considéré comme « Juif » de se faire circoncire. Le personnage présenté par Pétrone ne peut pas être reconnu Juif à part entière alors même que son adhésion au peuple hébreu paraît évidente. La raison en est qu’il s’est converti au judaïsme mais n’a pas franchi le pas de la circoncision, qui était dans l’Antiquité la marque référentielle d’appartenance au peuple juif. Pétrone le remarque ailleurs, dans un passage du Satyricon, où 175

Pétrone (fgt 37 ; M. Stern, GLAJJ, T1, n° 195, [p. 444]) « Judaeus licet et porcinum numen adoret, et caeli summas advocet auriculas ; ni tamen et ferro succiderit inguinis oram, et nisi nudatum solverit arte caput, exemptus populo, Graiam migrabit ad urbem, et non jejuna sabbata lege premet. Una est nobilitas argumentumque coloris ingenui, timidas non habuisse manus ».

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Giton, l’un des protagonistes du roman, parle de la circoncision comme de la marque caractéristique des Juifs176. L’exil dans les villes grecques symbolise le fossé entre le « Juif » incirconcis et le peuple hébreu, géographiquement associé à la Palestine. Le personnage rejoint un contexte qui n’est pas considéré comme le sien, où le respect de la loi juive n’est pas une contrainte. Ce texte de Pétrone reflète peut-être la difficulté d’un craignant-Dieu à se faire accepter comme prosélyte, son désir se heurtant aux différentes opinions rabbiniques à propos de l’admission totale d’un païen au peuple d’Israël177. Juvénal et Pétrone s’accordent à dire, en fin de compte, que le Romain qui sympathise avec la religion juive s’exclut du cadre culturel qui devrait être le sien. Ces pratiques sont étrangères et n’ont normalement pas droit de cité chez les Romains, car elles risquent de dénaturer la civilisation qui s’est victorieusement imposée à tout l’univers. Celse s’exprime aussi à ce propos dans un passage de son Discours véritable où il ne met pas spécifiquement en cause les chrétiens. Il considère en effet comme norme universelle le respect que chaque nation accorde à ses propres coutumes : Si donc en vertu de ce principe, les Juifs gardaient jalousement leur propre loi on ne saurait les blâmer, mais bien plutôt ceux qui ont abandonné les traditions pour adopter celles des Juifs.178

Adhérer à la tradition juive revenait aux yeux des tenants de la tradition polythéiste à devenir juif, même si les coutumes n’étaient que partiellement observées et leur signification pas complètement comprise. Ce sentiment d’acculturation est partagé par Plutarque, comme cela apparaît dans la relation qu’il fait d’un bon mot attribué à Cicéron au cours du procès intenté contre Verrès : un certain Caecilius « que l’on soupçonnait de judaïsme » voulut se substituer aux Siciliens pour l’accusation contre Verrès dans le but de le disculper, ce à quoi Cicéron répartit : « Quoi de commun entre un Juif et un porc ? » (le jeu de mot reposant sur verres, qui signifie « porc » en latin)179. Le

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Id., Satyr. 102, 14 : « …circoncis-nous aussi, pendant que tu y es, pour que nous ayons l’air de Juifs… ». L. H. Feldman, Jew and Gentile, p. 156 fait référence aux discussions rabbiniques sur le caractère définitif de la circoncision et du baptême des prosélytes pour juger de l’intégration totale du converti. Origène, CC V, 41. Plutarque, Cic. 7, 6. Sur la possible confusion de ce Caecilius identifié par Plutarque au Q. Caecilius Niger du Divinatio in Caecilium de Cicéron et Caecilius de Calacte, rhéteur sicilien sans doute d’origine juive exerçant au temps d’Auguste, voir E. Schürer, History, T 3.1, p. 703.

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soupçon180, qui correspond ici à une éventuelle sympathie pour le judaïsme, équivaut à une identification. Dion Cassius exprime mieux que tout autre le caractère ambivalent de cette attitude. A l’occasion du récit de la prise de Jérusalem par Pompée, l’historien précise que l’on appelle « Juifs » les habitants de la Judée mais avoue ignorer l’origine de cette désignation. « …toujours est-il, ajoute-t-il, qu’on l’étend à tous les hommes, même de race différente, qui suivent les lois des Juifs »181. Le qualificatif de « Juif » englobe donc tous ceux qui ont choisi de « vivre à la juive », les craignant-Dieu comme les prosélytes, peut-être même les Juifs convertis et les chrétiens judaïsants, cette présentation générale étant assez vague pour désigner, avec quelque mépris, tous les types de transfuge du polythéisme. Ces différents textes nous permettent d’apprécier comment les païens judaïsants pouvaient être identifiés avec les Juifs pendant la période qui s’étend des origines du christianisme jusqu’à la première moitié du IIIe siècle. Les Romains ne faisaient guère d’effort pour différencier les prosélytes des sympathisants. C’était une manière d’exprimer leur mépris à l’égard de ces personnes qui se rendaient infidèles à leur religion et étrangères à leur race. Ce que les Romains percevaient en premier lieu, c’était le rejet du polythéisme traditionnel, caractéristique de la société gréco-romaine, désormais considéré comme une idolâtrie pour ceux qui se pliaient à la loi mosaïque. Cette totale reconnaissance du monothéisme et l’impact qu’elle avait sur leur comportement moral tranchait de façon manifeste avec les conceptions et les attitudes philosophico-religieuses du monde polythéiste. Dieu est un et ne pouvait en aucun cas être réduit, même symboliquement, aux divinités du panthéon gréco-romain. Cet exclusivisme original prenait sa source au sein du peuple juif, et ceux qui le professaient étaient automatiquement considérés comme des Juifs. Accepter le monothéisme juif entraînait le respect des observances de la Loi qui désignaient extérieurement les Juifs comme le peuple du Dieu unique. Parmi ces observances, les prescriptions alimentaires et le repos du sabbat jouèrent un rôle proéminent et distinctif, non seulement dans la conscience juive, mais aussi dans la perception gréco-romaine des Juifs en tant que peuple182. Une grande partie de la population polythéiste qui s’était au départ convertie au christianisme était déjà considérée comme juive. Dans ce cas, la conversion ne résorbait pas la rupture culturelle produite par l’attachement à la religion juive mais, au contraire, continuait de brouiller les spécificités de la foi chrétienne par rapport au judaïsme.

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Le terme híï÷ïò (ô² éïõäáÀæåéí) ne revêt ici aucun sens technique car l’accusation n’est pas formelle. Elle correspond juste à une constatation. Dion Cassius, Hist. rom. XXXVII, 17, 1. Supra p. 27, n. 80.

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1.4 Approches régionales de la perception Cette possible confusion entre païens convertis au christianisme et Juifs ne s’est assurément pas limitée à la mission asiate et européenne de Paul. Bien que le livre des Actes nous permette de comprendre les éléments susceptibles de provoquer ce processus, cette assimilation a commencé avant même l’activité apostolique de Paul, qui reste la mieux connue, et sans doute dès le début des efforts faits pour atteindre les communautés juives hors de Palestine.

1.4.1 La Syrie La différenciation des chrétiens et des Juifs était encore plus difficile dans les régions où la population juive était nombreuse. C’était le cas de la Syrie, à cause de la proximité du pays avec la Palestine. Flavius Josèphe indique que si la race juive est largement dispersée parmi les nations, « c’est en Syrie qu’elle est le mieux représentée, le mélange étant dû au voisinage… »183, ce que confirme Philon qui fait mention d’établissements juifs en Syrie et en CoéléSyrie184. Cette forte implantation juive date sans doute de la période de l’expansion hasmonéenne185. Le judaïsme syrien était particulièrement rayonnant et chaque cité de la contrée avait des judaïsants186. Pétronius, qui gouverna la Syrie entre 39 et 41/42, et qui eut la charge de gérer la délicate affaire liée à la volonté de Caligula d’ériger sa statue dans le Temple, était très au fait en matière de coutumes juives. Philon suppose que le gouverneur avait acquis cette connaissance et développé ce respect grâce à son administration exercée dans des régions « où dans chaque ville les Juifs sont nombreux, cas de l’Asie et de la Syrie… »187. Le christianisme pénétra très tôt à Damas, où était installée une communauté juive importante. Elle était dotée de plusieurs synagogues188 et Josèphe parle de 10.500 victimes juives suite à la persécution engagée dans la ville après le commencement des hostilités en 66189. Les liens entre Damas et Jérusalem étaient étroits puisque le pharisien Saul de Tarse, déterminé à lutter contre l’hérésie chrétienne, obtint facilement du grand prêtre des lettres de recommandation pour se rendre dans la cité syrienne190. Que Saul fût autorisé à 183 184 185 186 187 188 189 190

Josèphe, BJ VII, 43. Philon, Leg. 281. E. M. Smallwood, Jews, p. 121. Josèphe, BJ II, 463. Philon, Leg. 245 ; voir aussi 256. Ac 9, 2. 20. Josèphe, BJ II, 561. Ac 9, 1-2 et 22, 5.

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ramener les chrétiens enchaînés à Jérusalem montre que la juridiction politique et religieuse du Sanhédrin pouvait s’exercer à Damas191, conformément aux privilèges accordés au grand prêtre par Jules César en matière de coutume juive192. Dans la ville, comme dans la plupart des autres cités syriennes, la communauté juive exerçait une grande influence, à tel point que de très nombreuses femmes s’étaient converties au judaïsme. Josèphe parle des épouses des habitants de Damas comme « presque toutes converties à la religion juive »193, une expression où l’on dénote, sous l’exagération oratoire, une réalité historique qu’il est possible de constater dans plusieurs autres textes194. Nous n’avons aucun renseignement sur la rapide introduction du christianisme à Damas. Que Saul ait dirigé son action contre des individus qu’il devait ensuite rapatrier à Jérusalem195 indique qu’il visait les hellénistes normalement établis à Jérusalem mais dispersés à cause de la persécution d’Etienne. Cela nous permet de penser que certains d’entre eux furent les premiers à annoncer l’Evangile à Damas196. Quoi qu’il en soit, les relations avec Jérusalem évoquées plus haut ont assurément permis à l’Evangile de retentir de bonne heure dans les synagogues de la cité. Que cela se soit passé avant ou après les problèmes suscités par le martyre d'Etienne, il est clair que le contexte primitif du christianisme damascène était entièrement juif. Paul, après sa conversion, prêcha Jésus dans les synagogues197, comme l’avaient fait 191 192

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Ibid. Josèphe, AJ XIV, 192-195. Pour plus de détails sur les liens entre Israël et Damas, voir M. Hengel et A. M. Schwemer, Paul, p. 55-61. La Syrie était considérée comme un prolongement de la terre d’Israël, voir M. Bockmuehl, « Antioch and James the Just » dans James the Just, p. 169-179 ; M. Hengel, « EÉουδαßα in der geographischen List Apg 2, 9-11 und Syrien als "Großjudäa" », RHPR 80 (2000), p. 51-68. Josèphe, BJ II, 560. L’affaire à l’origine de l’expulsion des Juifs de Rome par Tibère mettait en cause une dame de distinction, Fulvia, qui, « convertie aux lois du judaïsme » (íïìßìïéò ðñïóåëçëõèõsáí ôïsò EÉïõäáéêïsò), avait été escroquée par quatre Juifs malhonnêtes qui s’étaient employés à détourner les offrandes qu’elle avait destinées au Temple de Jérusalem, Josèphe, AJ XVIII, 81-84. Luc fait également mention de femmes de haut rang comptées parmi les σεβüμενοι à Antioche de Pisidie et à Thessalonique, Ac 13, 50 et 17, 4 ; voir I. Levinskaya, Diaspora, p. 122-124. Josèphe, AJ XX, 195 présente l’impératrice Poppée comme une « θεοσεβxς », terme qu’il faut comprendre, dans ce cas précis, comme la désignation d’une croyance syncrétiste intégrant la foi dans le Dieu juif. Sur ce sujet, voir M. H. Williams, « Θεοσεβxς γNρ ƒν−The Jewish Tendencies of Poppaea Sabina », JTS 39 (1988), p. 97-111. Josèphe, AJ XX, 34-47 rapporte aussi l’histoire de la conversion d’Izatès, devenu roi d’Adiabène en 36 ap. J.-C., grâce aux témoignages des femmes du roi Abner et de sa mère Hélène. Une trace de cette influence des femmes converties ou sympathisantes se trouve peut-être dans Test. Joseph 4, 4-5 (Ier siècle ap. J.-C.), voir L. H. Feldman, Jew & Gentile, p. 352-353. Ac 9, 2 et 22, 5. C’est l’hypothèse que défendent M. Hengel et A. M. Schwemer, Paul, p. 85-90. Ac 9, 20-22.

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avant lui les pionniers de l’Evangile à Damas. Il est assez significatif qu’Ananias, le disciple qui imposa les mains à Paul pour qu’il reçoive la guérison de sa cécité, ait laissé le souvenir d’un « homme pieux, fidèle selon la Loi, faisant l’objet d’un bon témoignage de la part de tous les résidents juifs »198. La prédication synagogale, des convertis juifs, une forte proportion de judaïsants : tous les éléments sont réunis pour que les Grecs ne perçoivent pas immédiatement la différence entre un Juif ou un païen converti au christianisme et un Juif ou un judaïsant non-converti. La situation était analogue à Antioche sur l’Oronte, où une importante communauté juive était installée depuis longtemps. Selon Josèphe, son établissement remonte à la fondation de la ville (en 300 av. J.-C.), ordonnée par Séleucos Nicator199. Les Séleucides leur avaient accordé des droits spécifiques leur permettant de vivre et de s’organiser selon leurs propres coutumes200, ce qui les différenciait inévitablement des citoyens grecs. L’organisation de la communauté n’apparaît pas clairement dans les sources, mais elle semble bien structurée puisqu’il est question, pour le Ier siècle de notre ère, d’un Tñ÷ùí201 des Juifs, ce qui laisse supposer qu’elle jouissait, comme dans d’autres cités de l’Empire, d’un politeuma202. Le passage sous la domination romaine en 64-63 av. J.-C. ne changea rien à ce statut mis en place durant la période hellénistique. Selon Josèphe203, Antioche abritait la concentration juive la plus importante de la Syrie, ce qui explique l’installation et le maintien de cette représentation officielle. Pour le règne d’Auguste, le nombre des Juifs à Antioche est estimé entre 20.000 et 45.000204. La séduction que les Juifs exerçaient sur les païens s’y faisait puissamment ressentir : « Le nombre des Grecs qu’ils attiraient à leurs cérémonies religieuses ne cessait d’augmenter, et ils avaient fait d’eux en quelque sorte une partie de leur communauté »205. Un signe de cette forte attraction se trouve dans les Actes où il est fait mention parmi les hellénistes établis au service des tables dans la communauté de Jérusalem de Nicolas, désigné comme « prosélyte d’Antioche »206. 198 199 200

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Ibid. 22, 12. Josèphe, AJ XII, 119 ; CAp. II, 69. Id., BJ VII, 43-45 et 110 ; G. Downey, A History of Antioch in Syria from Seleucus to the Arab Conquest, Princeton, 1961, p. 79-80 ; E. M. Smallwood, Jews, p. 359. Josèphe, BJ VII, 47 ; E. Schürer, History,T 3. 1, p. 13-14 ; I. Levinskaya, Diaspora, p. 133134. W. A. Meeks et R. L. Wilken, Jews and Christians in Antioch in the First Four Centuries of the Common Era, Missoula, 1978, p. 2-9. Josèphe, BJ VII, 43. E. Schürer, History, T 3. 1, p. 13-14 ; J. P. Meier et R. E. Brown, Antioche et Rome, berceaux du christianisme, Paris, 1988, p. 54 ; I. Levinskaya, Diaspora, p. 134. Josèphe, BJ VII, 45. Ac 6, 5.

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Luc met l’évangélisation d’Antioche directement en relation avec la dispersion des hellénistes. Il précise même que la parole y était seulement prêchée aux Juifs207. Ce fut sur l’initiative de Juifs de Chypre et de Cyrène que l’Evangile fut adressé aux païens208. La prédication auprès des Grecs rencontra un succès indéniable : « Le Seigneur leur prêtait main forte, si bien que le nombre fut grand de ceux qui, ayant cru, se tournèrent vers le Seigneur »209. L’auteur des Actes n’apporte malheureusement pas de précisions sur la manière dont s’est effectué ce passage de l’Evangile de la synagogue vers les non-Juifs. Cela tient essentiellement à ce que l’évangélisation primitive d’Antioche n’appartient pas au cycle paulinien, qui constitue le principal intérêt de l’œuvre, ni même au cycle pétrinien sur lequel s’ouvre le livre des Actes. Mais, au regard de l’importance des judaïsants et des circonstances ultérieures que nous avons déjà examinées, il y a de fortes chances pour que les craignant-Dieu aient joué un rôle important dans cette extension de la Bonne Nouvelle vers la population païenne210. C’est un fait bien connu que les disciples de Jésus furent pour la première fois appelés « chrétiens » à Antioche. Luc insère ce précieux renseignement dans la trame du récit décrivant l’intense activité de l’église d’Antioche consécutive à l’ouverture de l’Evangile sur le monde grec211. Cela doit-il nous inviter à penser que cette désignation particulière favorisa la distinction entre Juifs et chrétiens à Antioche ? Nous pourrions répondre par l’affirmative en considérant les deux thèses en présence pour expliquer l’origine du nom des chrétiens. La première défend l’idée que ce sont les autorités romaines d’Antioche qui dénommèrent ainsi les disciples, ceux-ci se distinguant de plus en plus nettement par leur prédication révolutionnaire212. La deuxième estime que ce sont les disciples eux-mêmes qui adoptèrent ce nom afin de volontairement manifester leur appartenance au Christ213. Chacune de ces solutions met l’accent sur la reconnaissance ou sur la volonté de 207 208 209

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Ibid. 11, 9. Ibid. 11, 20. Ibid. 11, 21. Sur les conditions favorables à cette extension du christianisme dans les murs d’Antioche, voir M. Green, Evangélisation, p. 130-133. La supposition a été faite par A. von Harnack, Die Mission und Ausbreitung des Christentums in den ersten drei Jahrhunderten, T1, Leipzig, 41924, p. 59 et par F. F. Bruce, Acts, p. 225-226. Ac 11, 26. E. Peterson, « Christianus » dans Miscellanea Giovanni Mercati, T1, Vatican, 1946, p. 355372 ; H. B. Mattingly, « The Origin of the Name Christiani », JTS 9 (1958), p. 26-37; J. Taylor, « Why were the Disciples First called « Christians » at Antioch ? (Acts 11, 26) », RB 101 (1994), p. 91-94 ; M. Hengel et A. M. Schwemer, Paul, p. 225-230. E. Bickerman, « The Name of Christians » dans Studies in Jewish and Christian History, T3, Leyde, 1986, p. 139-151 (=HTR 42 [1949]) ; B. Lifshitz, « L’origine du nom des chrétiens », VCh 16 (1962), p. 65-70 ; C. Spicq, Théologie morale du Nouveau Testament, T1, Paris, 1965, p. 409-411.

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reconnaissance des disciples du Christ en tant que mouvement indépendant. Cela ne signifie pas obligatoirement qu’ils étaient perçus par la population et les autorités d’Antioche comme les observants d’une religion autonome dés le début de l’évangélisation des Grecs de la cité. Le peu de précision que les Actes donnent sur cet événement si important de l’intégration des Grecs dans l’histoire du salut tient aussi au fait que l’église d’Antioche ne correspondait pas au modèle communautaire défendu dans le reste du livre. L’importance de la population juive d’Antioche, son ascendant sur les Grecs judaïsants, le rôle des hellénistes dans l’évangélisation et les problèmes que la cohabitation entre Juifs et Grecs vont poser dans le futur permettent de penser que les Juifs ont constitué une forte proportion de la communauté. La présentation traditionnelle des Actes du rejet du message évangélique par les Juifs et de sa réception par les païens n’apparaît pas ici, sans doute parce que les porte-paroles de l’Evangile avaient reçu un accueil favorable auprès des Juifs d’Antioche. Les principaux cadres de l’église d’Antioche étaient d’ailleurs tous Juifs214. Juifs et Grecs se trouvaient réunis au sein d’une église qui, à ce stade de son histoire, ne rencontrait pas de problèmes d’unité. Le cosmopolitisme de ce grand centre urbain était un ferment d’entente entre les populations juive et grecque et leur fondation spirituelle commune, la foi, facilitait leur association au sein d’une même communauté. Les événements opposant Paul à Pierre et Barnabas à propos des repas partagés par les chrétiens des deux origines montrent qu’ils n’étaient pas pris séparément avant l’arrivée des gens de l’entourage de Jacques215. A la fin des années 30 et au début des années 40, période de l’évangélisation d’Antioche, l’église et la synagogue constituaient deux unités connexes, comme le révèle l’importance initiale des convertis juifs et judaïsants216. Les chrétiens étaient perçus dans l’orbite du judaïsme. Leur particularité était d’admettre les païens dans la communauté comme des membres à part entière, sans leur imposer la circoncision217. Cette position était celle prônée par Barnabas et Paul qui officièrent à Antioche et dans sa région à partir de 38-40. La foi professée par les non-Juifs convertis ne 214

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C’est ce que l’on peut déduire des cinq noms cités par Luc (Ac 13, 1) car sur ces cinq noms, quatre sont sémitiques (si l’on considère évidemment que Paul=Saul), W. A. Meeks & R. L. Wilken, Jews and Christians, p. 15. Le seul qui fait exception, Lucius de Cyrène, est un praenomen latin, ce qui, en soit, n’infirme pas l’origine juive de celui qui le porte. Le fait qu’il soit originaire de Cyrène invite même à penser qu’il faisait partie des Juifs venus de Chypre et de Cyrène (ou plus précisément de Jérusalem, voir Ac 6, 9) qui inaugurèrent la prédication en direction des Grecs d’Antioche (Ac 11, 20). Cette bonne entente apparaît comme un reflet des bons rapports entre Juifs et Grecs de la cité, voir M. Bockmuehl, « Antioch and James », p. 163-168. Ac 11, 19. 26. Ibid. 15, 1.

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favorisait d’ailleurs pas une nette distinction d’avec les Juifs. Pour les judaïsants, puis pour les Grecs convertis, la foi christologique constituait la réalisation historique des espérances d’Israël. Même issus du monde grec, les chrétiens s’enracinaient dans l’histoire d’Israël et participaient à l’accomplissement de sa destinée, dont le sens temporel se confondait avec l’accomplissement spirituel de l’œuvre christique. L’alliance de Dieu avec Abraham et avec Moïse faisait partie de leur héritage, même si elle avait acquis une signification nouvelle. La structure primitive de l’église d’Antioche n’est pas évoquée dans les Actes, mais il y a de fortes chances pour que son organisation reposât, comme dans beaucoup d’autres endroits, sur les églises-maisons. Le vécu qui accompagnait la fréquentation de ces petites communautés (transcendance des liens sociaux, conviction d’appartenir à une assemblée réduite mais universelle…) se rapprochait de celui des Juifs de la Diaspora et pouvait être perçu par les Grecs les moins bien informés comme un rassemblement proche de celui de la synagogue218. Comme le remarquent justement W. A. Meeks et R. L. Wilken, « some of these groups were closer to Jewish traditions, thought, and exegesis than others »219. En 49, leur importance a servi de relais à l’influence en provenance de Jérusalem. Si les discussions qui animèrent la communauté chrétienne d’Antioche à propos de l’obligation de la circoncision pour le salut avaient semé le trouble chez les frères et provoqué la réunion de Jérusalem220, c’est que ces groupes judéo-chrétiens avaient assez de poids pour que la question soit sérieusement prise en compte, alors que le point de vue de Paul et Barnabas avait prévalu jusque-là. Les Grecs, qui avaient intimement côtoyé les Juifs venus au Christ pendant les dix premières années d’existence de l’église, furent dés lors dans l’obligation de respecter les décisions prises à Jérusalem à propos de la nourriture kasher221. Malgré son ouverture vers les Grecs, l’église d’Antioche restait de coloration nettement judéo-chrétienne et ce lien avec les racines juives, opéré par l’intermédiaire des relations entretenues avec les autorités de Jérusalem, ne devait pas passer inaperçu chez les païens. Le développement du christianisme à Antioche s’insère dans le cadre des institutions juives de la cité et son sort était en partie lié à la façon dont étaient perçus les privilèges dont jouissaient les Juifs. La dégradation des relations entre Grecs et Juifs semble s’amorcer pendant le règne de Caligula, si l’on prend en considération l’assaut contre les Juifs relaté par le chroniqueur 218

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W. A. Meeks, The First Urban Christians. The Social World of the Apostle Paul, New Haven-Londres, 1983, p. 80-81. W. A. Meeks et R. L. Wilken, Jews and Christians, p. 24. Ac 15, 1-2. Ibid. 15, 22-30.

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byzantin Jean Malalas222. Son récit contient quelques éléments incohérents mais on s’accorde à y trouver un substrat historique sérieux223. Ainsi, la troisième année du règne de Caligula (39-40), soit pendant le gouvernement de Pétronius en Syrie, une dispute entre factions opposées dégénéra à l’issue d’une course de char en un pogrom contre les Juifs. Ce mouvement populaire fut la cause d’un grand nombre de tués et de la destruction par le feu de plusieurs synagogues. La place accordée au rôle, bien sûr imaginaire, joué par le grand prêtre dans l’expédition punitive mise sur pied pour venger les violences antijuives d’Antioche et la condamnation impériale dont fut finalement victime celui-ci donnent à penser que Malalas a utilisé une source juive. Le fond de l’affaire et le lien avec la communauté juive est difficile à saisir, mais il est possible de constater que l’épisode témoigne de l’hostilité coutumière que les Grecs portaient aux Juifs. Ces violences peuvent être comprises en relation avec l’agitation provoquée par la visite d’Agrippa à Alexandrie et la tentative de Caligula d’installer sa statue dans le Temple de Jérusalem224. Nous aurions donc affaire à des tensions similaires à celles rencontrées à Alexandrie, où le statut particulier des Juifs était contesté. L’importance de la communauté juive à Antioche pouvait donner lieu à une contestation de ce genre. Le projet de Caligula, qui portait atteinte à la reconnaissance d’un important privilège religieux, était évidemment susceptible d’irriter les Juifs de Syrie et de créer un malaise perceptible à Antioche. La crise provoquée par cet événement réveillait soudainement des sentiments et des motivations hostiles à l’égard des Juifs alors qu’auparavant la coexistence avec les Grecs semblait s’être toujours bien passée. La raison de ce violent conflit était vraisemblablement de nature politique et le rôle du christianisme dans cette affaire ne fut apparemment pas déterminant225. Sans doute les Juifs chrétiens, qui composaient encore à ce moment une partie importante de l’église d’Antioche, étaient-ils très peinés de cette remise en cause des privilèges civiques et solidaires de l’inquiétude qui animaient les Juifs de la métropole, mais ils n’étaient en aucun cas à l’origine des troubles. Toutefois, la position critique des hellénistes par rapport au Temple226, qui étaient, rappelons-le, les premiers missionnaires à atteindre Antioche, ne devait pas susciter l’enthousiasme des membres de la synagogue, au moins de leurs chefs, alors que l’empereur s’affairait à le désacraliser. Cette défiance 222 223

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Malalas, Chron. X, 20. C. H. Kraeling, « The Jewish Community at Antioch », JBL 51 (1932), p. 148-150 ; G. Downey, Antioch p. 192-193 ; I. Levinskaya, Diaspora, p. 130-132. C. H. Kraeling, « Jewish Community », p. 148-149 ; G. Downey, Antioch, p. 193-195 ; E. M. Smallwood, Jews, p. 360-361. Contrairement à ce que pense J. Taylor, « Why were the Disciples », p. 86-91. Ac 7, 44-50. M. Simon, « Saint Stephen and the Jerusalem Temple », JEH 2 (1951), p. 127142, repris dans Scripta Varia, T 1, p. 153-168 ; id., St Stephen and the Hellenists in the Primitive Church, Londres, 1958, p. 50-55 ;.74-77 ; 82-83 ; 88-91 ; 110-112.

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passagère a peut-être indirectement contribué à l’orientation nouvelle de l’Evangile vers les païens, notamment par l’intermédiaire des craignant-Dieu pour lesquels le Temple ne représentait pas le même critère politique et social227. Les mesures prises par Claude dès les premiers temps de son accession au pouvoir désamorçèrent la tension qui opposait Grecs et Juifs à Antioche. Il mit un terme au conflit opposant les deux populations à Alexandrie en confirmant les privilèges des Juifs228. A la requête d’Agrippa et d’Hérode de Chalcis, une copie du document concernant ces privilèges fut envoyée en Syrie accompagnée d’une annexe signifiant que les droits reconnus aux Juifs devaient être respectés partout dans l’Empire229. Cette décision mettait fin aux raisons susceptibles d’alimenter de nouveaux troubles à Antioche. Elle permettait aussi à l’église de continuer de se développer à l’ombre de la synagogue. La propagation de la foi chrétienne pouvait continuer de se faire à l’intérieur et par l’intermédiaire de la communauté juive. Le statut reconnu à celle-ci permettait la diffusion de l’Evangile sans qu’il soit possible de lui porter légalement atteinte. Après les événements de 39-40, les autorités juives n’avaient aucun intérêt à provoquer un conflit interne risquant de susciter le mécontentement des Grecs, toujours prêts à considérer le moindre tumulte comme occasion de répression. Les droits reconnus et les consignes de calme de l’autorité impériale ont assuré la croissance pacifique de l’église et la permanence d’un accommodement avec les responsables politiques et religieux juifs. Même si la foi chrétienne commençait à se distinguer, il n’est pas évident, étant donné les conditions socio-politiques dans lesquelles la communauté chrétienne d’Antioche évoluait, qu’elle apparût d’emblée pour la population et les autorités de la ville comme entièrement indépendante de la religion juive. Les Grecs que Josèphe dit former une importante partie de la communauté juive d’Antioche230 étaient sans doute chrétiens pour un grand nombre d’entre eux. La détérioration du climat politique en Judée ne fut pas sans conséquence sur l’accentuation du caractère judéo-chrétien de l’église d’Antioche. La procuratèle de Ventidius Cumanus (48-52) fut jalonnée d’incidents fâcheux qui

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Les craignant-Dieu accordaient de l’importance au Temple en ce qu’il symbolisait leur attachement au Dieu d’Israël. Voir, par exemple, Josèphe, AJ XIV, 110 et XVIII, 82. Mais il est évident qu’il n’avait pas la même valeur sur le plan du sentiment national, même pour les plus engagés d’entre eux. Sur le conflit gréco-juif d’Alexandrie et sa résolution, voir E. M. Smallwood, Jews, p. 224255 ; J. Mélèze-Modrzejewski, Les Juifs d’Egypte de Ramsès II à Hadrien, Paris, 21997, 223253. Josèphe, AJ XIX, 279-291. Josèphe, BJ VII, 45.

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furent interprétés par les Juifs comme une atteinte à leurs droits religieux231. Les nazoréens partageaient évidemment les inquiétudes de leurs concitoyens. L’écho de ces inquiétudes était parvenu jusqu’à Antioche, où l’on considérait que ces atteintes à l’identité juive pouvaient avoir de terribles répercussions dans une ville où les privilèges juifs avaient déjà été violemment remis en cause. Dans ces conditions, la Loi représentait le signe immuable de cette identité et s’imposait avec plus de force comme une composante essentielle de la théologie des chrétiens d’origine juive. Les groupes de disciples grecs pouvaient difficilement se désolidariser sans risquer une rupture à l’intérieur de la communauté. Le conflit relaté en Ga 2 révèle que le décret apostolique était devenu une base d’entente trop minimale pour les judéo-chrétiens232. Le silence observé par Paul à l’issue de la relation du conflit semble aussi montrer que le point de vue des judéo-chrétiens avait suscité de l’intérêt dans l’église d’Antioche. Cette pression en provenance de Jérusalem s’explique dans la mesure où les Juifs convertis, soumis à la montée du nationalisme ambiant, refusaient tout risque de dissolution de la foi d’Israël et, selon eux, côtoyer les gentils en adoptant un comportement libéral vis-à-vis des observances en constituait un sérieux. Le départ de Paul, appelé à se consacrer à la mission, et la concession de Barnabas et de Pierre, ont permis de faire valoir l’opinion des disciples de Jérusalem à Antioche, et ont renforcé les liens entre les communautés des deux cités, liens continuellement assurés par l’envoi régulier de frères à Antioche233. Jérusalem est assurément restée très influente sur l’église d’Antioche jusqu’à la veille de la guerre. Pendant cette période (49-66), la situation continua de se dégrader en Palestine. Le conflit entre les Romains et les Juifs devenait inéluctable. Les nazoréens furent l’objet d’une hostilité croissante de la part de leurs compatriotes. Malgré les signes d’attachement à la Loi, la foi en Jésus-Christ demeura une « pierre d’achoppement » pour les Juifs. Les accusations portées 231

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Ibid. II, 224-227 ; AJ XX, 105-112 (provocation indécente de la part d’un légionnaire lors de la Pâque entraînant un mouvement de foule et une répression qui occasionna la mort de plusieurs milliers de pèlerins) ; BJ II, 228-231 ; AJ XX, 113-117 (destruction d’un rouleau de la Loi lors d’une opération de police) ; BJ II, 232-245 ; AJ XX, 118-136 (sécurité des pèlerins en provenance de Galilée de moins en moins assurée). Les opinions de J. P. Meier, Antioche et Rome, p. 64-69 et de D. C. Sim, The Gospel of Matthew and Christian Judaism. The History and Social Setting of the Matthean Community, Edimbourg, 1998, p. 103-106 divergent quant à l’issue du conflit entre Paul et Pierre relaté en Ga 2. Pour le premier, ce différend ne fut pas la cause d’un schisme et Pierre assura l’unité de l’église en limitant la pratique des observances à celles du décret. Pour le second, la victoire des partisans de l’observance a été complète et a entraîné le départ de Paul, permettant ainsi à Pierre, acquis à la tendance de Jacques, d’imposer le respect intégral de la Loi aux gentils, ce qui les contraignit à se plier à la Loi ou à quitter la communauté pour s’organiser de façon indépendante. Ac 11, 22 ; Ga 2, 11-12.

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contre Paul234, lors de son retour à Jérusalem, révèlent le profond malaise qu’ils ressentaient vis-à-vis de la théologie « libérale » que l’apôtre professait. La demande de parrainage des quatre Juifs parvenus au terme de leur naziréat en dit long sur le malaise grandissant entre nazoréens et Juifs non-convertis, ainsi que sur la volonté des nazoréens de faire preuve de bonne volonté en marquant leur fidélité aux coutumes nationales235. Les autorités juives finirent par engager des poursuites contre Paul. Quelques années plus tard, ces autorités jouèrent un rôle actif dans l’exécution de Jacques, accusé d’« avoir transgressé la Loi »236. La mauvaise presse dont étaient victimes les chrétiens ne se cantonnait pas à la Judée, car deux ans après cet événement, ils furent poursuivis à Rome comme incendiaires237, alors qu’ils s’étaient déjà faits remarquer comme fauteurs de troubles dans l’Empire. A l’automne 66, lorsque les hostilités éclatèrent, la Syrie fut le théâtre d’un massacre qui atteignit des milliers de Juifs238. Si les judéo-chrétiens de Syrie furent victimes de la tuerie, il n’en fut pas de même pour les Grecs convertis. En effet, selon Josèphe, chaque cité avait des judaïsants qu’elle tenait en suspicion ; et si les habitants n’acceptèrent pas de tuer, au hasard, ces voisins équivoques, ils craignaient ces éléments mixtes autant que des étrangers caractérisés.239

Bien que toujours suspectés du fait de leur adhésion à une forme de la religion juive, les Grecs convertis furent épargnés en considération de leurs origines, au même titre que les autres judaïsants. La population juive d’Antioche échappa à ces débordements de 66, sans doute grâce à la présence de la garnison romaine dans la capitale de la Syrie240. Mais le répit fut de courte durée puisqu’une violente action fut menée contre elle au printemps de l’année suivante, lorsque Vespasien, qui venait d’être nommé commandant en chef par Néron, arriva pour prendre la tête des effectifs militaires rassemblés en Syrie. Le coup fut porté sous la direction d’un certain Antiochus, Juif hellénisé, qui, bien que fils d’un des chefs de la communauté juive de la cité, avait abandonné sa religion. Il accusa publiquement, au théâtre, son propre père et les Juifs de la ville d’avoir fomenté un complot dont le but était d’incendier Antioche au cours d’une nuit. Pour preuve de sa bonne foi, il désigna « quelques Juifs étrangers comme étant 234 235 236 237 238 239 240

Ac 21, 21. 28. Ibid. 21, 23-24. 26. Josèphe, AJ XX, 200. Infra p. 109-111. Josèphe, BJ II, 461-465. Ibid. II, 463. Ibid. II, 479. E. M. Smallwood, Jews, p. 361.

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leurs complices ». Les Grecs se précipitèrent sur les Juifs de la cité et les forcèrent à sacrifier sur les ordres d’Antiochus qui affirmait « qu’ainsi les conspirateurs se découvriraient par leur refus ». Seul un petit nombre se plia au rite. La plupart des Juifs refusèrent et furent massacrés. Antiochus obtint le commandement d’une partie de la garnison romaine pour contraindre les Juifs aux mêmes occupations que les Grecs le jour du sabbat241. Ces événements relatés par Josèphe servent d’introduction au récit de la seconde attaque perpétrée par Antiochus contre la population juive d’Antioche242. En effet, durant l’hiver 70-71, un incendie ravagea plusieurs bâtiments publics et il s’en fallut de peu que le feu gagnât toute la ville. Antiochus accusa à nouveau les Juifs d’avoir causé le sinistre, ce que les Grecs furent d’autant plus portés à croire que ceux-ci avaient déjà été mis en cause pour un motif analogue trois ans et demi plus tôt. Ils se ruèrent sur les Juifs mais furent interceptés à temps par les troupes de Gnaeus Collega, le représentant du nouveau gouverneur de Syrie, Caesennius Paetus, qui venait juste d’être nommé par Vespasien mais qui n’était pas encore présent à Antioche. L’enquête menée par Collega mit hors de cause les Juifs et révéla que l’incendie avait été provoqué par des individus obérés de dettes qui avaient tenté de détruire la trace de leurs dus enregistrés dans les archives publiques243. Etant donné l’importance des judéo-chrétiens à Antioche, il est certain que ceux-ci eurent à subir les conséquences de cette persécution antijuive. Cette forte présence chrétienne nous conduit à émettre une hypothèse, reposant sur la reconstitution sociale de la communauté chrétienne d’Antioche, à propos des origines de ces brutalités. Considérant l’impact de l’Evangile dans les populations juive et grecque de la cité, il est probable que l’église d’Antioche a été un facteur déterminant dans le déclenchement de cette persécution. Une relation peut être faite entre l’accusation d’incendie portée à deux reprises contre les Juifs et le reproche similaire qui avait été dirigé contre les chrétiens lors de l’incendie de Rome en 64, soit seulement deux ans avant le premier pogrom. La responsabilité des chrétiens, considérés comme des fanatiques d’extraction juive244, accompagna sûrement la circulation de la nouvelle du sinistre dans l’Empire. Antioche, troisième métropole de l’Empire, centre politique et plaque tournante commerciale, était forcément au courant de l’implication des chrétiens dans cette affaire. Proférer cette accusation d’incendie volontaire était le meilleur moyen d’indiquer les coupables supposés à la vindicte populaire. Cela est loin d’être improbable si l’on considère l’évolution théologique et structurelle de l’église d’Antioche depuis ses origines. Le succès de la foi chrétienne pouvait facilement être interprété 241 242 243 244

Josèphe, BJ VII, 46-53. Ibid. VII, 41. 54. Ibid. VII, 58-61. Infra p. 109-111.

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par les Grecs comme l’un des facteurs de l’influence grandissante des Juifs sur leurs concitoyens, influence principalement perçue par la fréquentation des réunions chrétiennes, toujours comprises comme proches de celles de la synagogue. Ce prosélytisme était mal vécu par les Antiochéens qui redoutaient le renforcement de la position juive dans leur cité alors que plusieurs affrontements avaient déjà eu lieu dans les villes grecques de la région et que le prétexte de ces massacres était le péril que l’importance des Juifs en leur sein faisait peser sur elles245 à cause de la guerre qui venait d’éclater dans la Palestine voisine. Cette évangélisation intensive, porteuse de valeurs liées à la culture hébraïque, portait atteinte à l’hellénisme, qui constituait en Orient, et spécialement à Antioche, le pilier culturel sur lequel s’appuyait la domination romaine. De plus, les Grecs pouvaient s’inquiéter du caractère messianique de la population la plus active du judaïsme antiochéen car les chrétiens annonçaient la réalisation des promesses messianiques en Jésus, fils de David. Le rapport pouvait être rapidement fait avec le messianisme politique et nationaliste qui avait enflammé la Galilée et la Judée. Il n’y avait rien de rassurant à savoir qu’une idéologie voisine avait droit de cité dans les murs d’Antioche grâce aux privilèges religieux accordés aux Juifs. Cette situation devait inévitablement provoquer de nouvelles tensions entre les Juifs, qui sentaient planer sur eux la menace née des événements tragiques de Palestine, et les Grecs, qui ne supportaient plus l’atteinte à l’intégrité civique que représentait le politeuma, à cause de la latitude d’action qu’il donnait aux Juifs. Cet état des choses ne pouvait plus durer longtemps encore, et l’initiative censée régler le problème vint du Juif Antiochus. Pour bien comprendre les faits, essayons d’abord de déterminer quelle était la position sociale, politique et idéologique de ce personnage dont le rôle a été déterminant. Antiochus pourrait être comparé sur deux points à Tibérius Julius Alexander, le fils de l’alabarque d’Alexandrie. Comme pour Tibérius, son père, bien que n’étant pas au service de la cité246, était un personnage haut placé, ce qui lui permit de jouir d’une excellente réputation et d’entreprendre une carrière politique. Josèphe n’apporte pas autant de détails sur la position politique et civique d’Antiochus qu’il en donne sur celle de Tibérius247. Nous ne savons pas quel était le poste dont il avait la charge, mais nous pouvons supposer qu’il s’agissait d’une magistrature municipale. La mesure qu’il prend en emprisonnant des Juifs étrangers, l’autorité qu’il manifeste en contraignant les Juifs à sacrifier et l’octroi temporaire d’un commandement sur des soldats romains (du fait de la concentration extraordinaire des troupes à Antioche à ce 245 246

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Josèphe, BJ II, 461. Caïus Julius Alexander, le père de Tibérius, n’a pas renié sa foi malgré sa fonction d’alabarque, c’est-à-dire d’agent douanier chargé de collecter les taxes prélevées sur les marchandises importées en Egypte ; Josèphe, AJ XX, 100 et BJ V, 205. Ibid. II, 220 et 492 ; IV, 616 ; V, 45-46 et 510 ; VI, 237 ; AJ XX, 100.

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moment) dans le but d’exercer un contrôle sur des personnes donnent à penser qu’Antiochus remplissait une charge dont dépendaient les missions de police (équivalente à l’irénarque des cités d’Asie). L’exercice de cette magistrature implique qu’il bénéficiait de la citoyenneté grecque, ce qui explique qu’il ait pu si facilement faire entendre sa voix au théâtre lors de l’assemblée du peuple bien qu’il fût Juif248. La position civique d’Antiochus n’est pas clairement exprimée car lorsqu’il évoque cette question cruciale de la citoyenneté, Josèphe s’efforce toujours de gommer les différences de statuts entre les Grecs et les Juifs pour insister sur l’égalité du droit de cité qui avait été accordé à ces derniers par les différents souverains, en l’occurrence par les Séleucides pour ce qui concerne Antioche249. L’historien semble tout au plus se trahir en signifiant que pour Antiochus « le salut de la patrie »250 dépendait de la répression contre les Juifs. Josèphe ne se contente pas de rester évasif sur la citoyenneté et les fonctions d’Antiochus. Il cherche bien plus encore à faire du personnage un portrait négatif en insistant sur son apostasie qui, sous sa plume, se révèle surtout dans la violence avec laquelle il s’acharne sur ses anciens compatriotes251. Josèphe s’efforce ainsi d’accentuer le contraste entre ce personnage et sa communauté d’origine et tente de masquer la différence de statut entre Juifs et Grecs que cet épisode révèle. Cela ayant été saisi, nous pouvons comprendre pourquoi Josèphe écrit qu’Antiochus jouissait d’une si bonne réputation alors qu’il le présente comme un des leurs (åpò dî ášô§í) – c’est-à-dire, un des Juifs– et comme le fils d’un des chefs de la communauté des Juifs d’Antioche, ce qui, a priori, n’était pas une recommandation rêvée auprès des Grecs de la ville. L’autre point commun avec Tibérius Alexander est qu’Antiochus renonça également à la religion juive pour exercer ses responsabilités politiques. Antiochus faisait partie d’une famille riche252 et a voulu mettre cette fortune au service de sa promotion civique. Malgré sa position au sein de l’élite juive de la ville et la situation de son père, il renia ses origines et fit siennes les valeurs de la civilisation grecque, ce que prouve assez la violence verbale et physique qu’il exerça à l’encontre de ses anciens coreligionnaires. Cette violence est peut-être exagérée par Josèphe qui cherche évidemment à noircir le portrait d’Antiochus, mais on voit là que l’hellénisme 248

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Comparer avec les troubles de 66 à Alexandrie où les Juifs présents à l’assemblée du peuple réunie dans l’amphithéâtre sont accusés d’inimitié et d’espionnage, Josèphe, BJ II, 490-491. Sur les difficultés de saisir pleinement l’égalité civique avec les Grecs, voir E. M. Smallwood, Jews, p. 226-230 et 359 (qui conclut négativement pour Alexandrie et Antioche) ; E. Schürer, History, T 3. 1, p. 126-137. Josèphe, BJ VII, 44 ; AJ XII, 119 ; CAp. II, 39. Id., BJ VII, 49. Ibid. VII, 49-53. Seule une fortune conséquente pouvait permettre de gérer une magistrature qui était entièrement à la charge de son titulaire. Le parallèle avec les Iulii Alexander s’impose ici aussi, voir E. Schürer, History, T3. 1, p. 136-137.

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ne représentait pas un danger d’apostasie ou une possibilité d’émancipation moindre à Antioche qu’à Alexandrie. Afin de ne laisser aucun doute aux Grecs sur la sincérité de ses sentiments, Antiochus fournit « la preuve de sa conversion et de sa haine des coutumes juives en sacrifiant selon l’habitude des Grecs »253 avant d’ordonner que les Juifs soient forcés de le faire. Galvanisé par la présence de l’agent de l’empereur et de sa force militaire, Antiochus prit le risque de troubler l’ordre en attisant la haine des Grecs. Ses menées révèlent son idéal politique et ses ambitions pour le défendre. Il est totalement en phase avec le sentiment grec pour lequel l’existence du statut autonome des Juifs apparaissait comme un corps étranger nuisant à l’unité morale d’Antioche et à ses rapports avec Rome. En déclenchant cette opération, il manifestait sa fidélité personnelle à la cité et le loyalisme collectif des Grecs aux Romains. Antiochus était guidé par l’idée que la paix à Antioche ne pouvait être assurée que par l’intégration totale des Juifs dans le corps civique254, à l’image de ce qu’il était lui-même. Cette intégration prenait la forme d’une assimilation forcée qui, exercée par coercition, annulait dans les faits les privilèges ancestraux accordés aux Juifs. La guerre qui venait d’éclater en Palestine était l’occasion inespérée, la première depuis le pogrom de 39/40, de remettre en cause l’existence d’un politeuma que l’on avait jusqu’ici patiemment toléré. La démagogie ou la réelle crainte née du précédent de Rome poussèrent les Grecs, sous l’impulsion d’Antiochus, à régler le problème. Les chrétiens ont pu apparaître aux yeux d’Antiochus comme la frange du judaïsme antiochéen la plus active auprès des Grecs. Il s’agissait d’enrayer la marée montante des conversions interprétée par les Grecs mécontents comme l’élargissement de l’audience des synagogues. Mais cette attaque n’était que la première étape d’une entreprise de déstabilisation générale des institutions juives. Les contraintes exercées sur les Juifs pour qu’ils sacrifient le furent vraisemblablement sur une grande échelle car Josèphe présente les victimes d’Antiochus comme formant une « multitude juive » (τ’ πλyθος τ§ν EΙουδαßων)255. La persécution toucha les membres de la gérousia locale, puisque Antiochus n’hésita pas à compter son père parmi les comploteurs, certainement parce qu’il agréait l’adhésion des Grecs au judaïsme et était resté fidèle à la politique de tolérance observée par les autorités juives à l’égard du christianisme depuis plus de vingt-cinq ans, cautionnant ainsi ce prosélytisme dévastateur256. Josèphe présente la 253 254

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Josèphe, BJ VII, 50. Comparer avec la plainte portée en 14 av. J.-C. devant M. Agrippa par les Ioniens qui tentent de remettre en cause le statut particulier reconnu aux Juifs par le Séleucide Antiochus II (261-246) en signifiant que s’ils « étaient leurs semblables (συγγενεsς), ils devaient adorer les mêmes dieux… » (Josèphe, AJ XII, 125-126). Josèphe, BJ VII, 49. E. M. Smallwood, Jews, p. 362 pense même qu’il a pu devenir chrétien : « The mainspring of Antiochus’ malice against the Christians may have been resentment, possibly even

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persécution comme spécifiquement conduite contre les Juifs, et bien que les judaïsants fussent nombreux dans la cité, les chrétiens d’origine grecque ne souffrirent sans doute pas de ces violences, à l’image de ce qui se passa dans le reste de la Syrie. Un autre indice permettant de penser que les Juifs convertis furent comptés parmi les premières cibles de cette répression est le fait qu’Antiochus « livra quelques Juifs étrangers comme étant leurs complices »257. Il est possible qu’il se trouvât des chrétiens parmi eux. Nous avons vu que l’église d’Antioche avait entretenu des rapports étroits avec l’église de Jérusalem, jusqu’au moment où cette dernière, qui comptait plusieurs milliers de membres258, se trouva dans la nécessité de quitter la ville sainte, immigrant pour une grande partie à Pella, dans la Décapole, sans doute dès 66259. Mais les Juifs de Pella, comme en d’autres endroits de la Décapole, se révoltèrent peu de temps après, dans le courant de l’automne 66260, et dévastèrent la ville, ce qui provoqua sans nul doute un nouvel exode de nazoréens. Les Grecs de la Décapole rétablirent assez rapidement la situation qui ne dégénéra pas dans la région dans un bain de sang généralisé. Si les Juifs révoltés d’Hippos et de Gadara furent exécutés, ceux qui n’avaient pas participé au soulèvement furent épargnés261. A Gérasa, aucune répression n’eut lieu et l’on donna même une escorte à ceux qui voulaient quitter la cité262. Le retour à ce calme relatif permettait aux Juifs qui voulaient fuir les combats d’emprunter les routes vers le nord, passant à l’est du Jourdain et de la mer de Galilée, en direction des

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heightened by his own apostasy, against his father’s conversion from orthodox Judaism to a despised schismatic sect ». Josèphe, BJ VII, 47. Ac 2, 41 ; 4, 4 ; 5, 14 ; 21, 20. Eusèbe, HE III, 5, 2-3. D’après la source d’Eusèbe, les chrétiens (ou plus précisément, les nazoréens) fuirent Jérusalem avant le début des hostilités (πρ’ το™ πολÝμου). Cette situation est plus crédible que celle exposée par la source d’Epiphane, Panarion 29, 7, 8 qui situe le départ des disciples juste avant le commencement du siège de Jérusalem. La source d’Epiphane a embelli l’événement originel car la prophétie avertissant l’église, que l’on trouve citée chez Eusèbe, est devenue une apparition du Christ, tandis que dans un autre de ses ouvrages (De mens. et pond. 15), c’est un ange qui est à l’origine de l’alerte. Le remaniement de la tradition telle qu’elle apparaît chez Epiphane se révèle très nettement marquée par la pensée judéo-chrétienne, particulièrement dans l’identification angélique du Christ (sur cette conception, voir J. Daniélou, Théologie, p. 205-227). La source d’Eusèbe apparaît plus crédible dans la mesure où elle expose que le message a été transmis par un oracle (κατÜ τινα χρησμ’ν), ce qui fait visiblement référence au ministère charismatique des prophètes dont l’existence est attestée dans l’église de Jérusalem (Ac 11, 27-28 et 21, 1011). Il est possible que la source d’Eusèbe soit Ariston de Pella, qu’il utilise ailleurs, ou peutêtre Hégésippe, qui était bien renseigné sur l’histoire de la communauté de Jérusalem. Josèphe, BJ II, 458. Ibid., II, 478. Ibid., II, 480.

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états d’Agrippa II (Gaulanitide, Batanée, Trachonitide, Chalcis)263 puis de la Syrie. Antioche constituait une bonne base de retraite pour les chrétiens de Judée, d’autant plus qu’entre l’automne 66 et le printemps 67 les Juifs n’avaient été l’objet d’aucune vexation. Ces réfugiés venus de Judée, que les Grecs voyaient rejoindre les rangs des chrétiens, pouvaient facilement passer à leurs yeux pour des agitateurs révolutionnaires. Le projet social et culturel d’Antiochus était compris comme un projet sécuritaire pour les Romains qui devaient tenir compte de l’importante population juive présente à Antioche et du danger potentiel qu’elle représentait. Son action parut assez convaincante à C. Licinius Mucianus, le légat de Syrie, et à Vespasien pour que ce dernier lui accorde le commandement d’une partie des troupes concentrées à Antioche afin d’empêcher les Juifs d’observer le sabbat, qui était le repère social et religieux juif le plus visible264. Vespasien concéda ce commandement d’autant plus facilement que ses soldats étaient pressés d’en découdre avec l’ennemi. Josèphe précise qu’au moment où Vespasien débarquait, « la haine pour les Juifs était partout à son paroxysme »265. Toutefois, la déstabilisation escomptée par Antiochus et les Grecs n’eut pas lieu. L’effort qu’il entreprit pour proscrire la communauté juive n’aboutit pas à l’élimination totale des privilèges garantis par le politeuma. Nous savons en effet que Mucianus refusa aux Grecs d’annuler le droit que les Juifs avaient de recevoir de l’argent de la part des offices municipaux concernés pour acheter de l’huile en dehors de la Syrie266. La trace de cette mesure confirme les limites de l’opération lancée contre les Juifs. Peut-être le roi Agrippa II, qui était venu accueillir Vespasien à Antioche avec ses propres troupes267, a-t-il manifesté auprès des autorités romaines son souci constant de défendre la

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Bien que la Gaulanitide fut touchée par des révoltes juives (BJ II, 459), le gros de la résistance antiromaine à laquelle fut confrontée le loyaliste Agrippa se concentra dans la région de Tibériade et de Tarichée, sur la rive ouest de la mer de Galilée, et fut réduite par Vespasien à la fin de l’été 67 (BJ III, 443-505 et 522-531). Les rebelles comptèrent dans leurs rangs des gens venus de Trachonitide, de Gaulanitide, d’Hippos et de Gadara (BJ III, 542) qui avaient quitté leurs lieux d’origine pour participer aux combats. Comparer avec l’attitude d’un préfet d’Egypte exposée par Philon, De somniis II, 123-129. Surtout : «… il voulait nous forcer à travailler pour lui et à faire d’autres choses contraires à la loi établie, pensant que, s’il pouvait abolir la coutume ancestrale du Sabbat, ce serait le début d’une transformation de notre mode de vie aussi sur les autres points, et d’une transgression généralisée. » Josèphe, BJ VII, 46. Dès le début de la campagne de Galilée, les soldats romains organisèrent des raids dans les campagnes, pillant et mettant à mort les Juifs qui ne portaient pas les armes contre eux (BJ III, 62-63. 127). Josèphe, AJ XII, 120 ; BJ II, 591. Ce privilège leur permettait de bénéficier d’une huile pure qu’ils se procuraient chez les fabriquants juifs de Galilée. Ibid., III, 29.

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cause des Juifs loyaux268. Si c’est le cas, la pression sur les Juifs d’Antioche a dû se relâcher assez rapidement. Dans ces conditions, l’incendie de 70/71 apparut à Antiochus, toujours soucieux de sa crédibilité politique, comme un événement à exploiter immédiatement pour relancer le processus d’assimilation des Juifs ou bien pour assurer leur éradication avant l’arrivée du nouveau gouverneur269. Cette nouvelle tentative n’aboutit pas grâce à l’intervention du représentant du gouverneur, qui semblait disposé à maintenir l’ordre et le droit dans la ligne finalement établie par Vespasien et Mucianus. Titus, le vainqueur des Juifs, resta fidèle à ces dispositions. Lorsque le fils de Vespasien vint à Antioche, en 71, il refusa de répondre à la requête des Grecs qui lui réclamèrent l’expulsion des Juifs et l’annulation de leurs droits et privilèges270. Titus prit juste une mesure d’humiliation destinée à conserver la sympathie de la population en faisant exposer une partie des dépouilles prises à Jérusalem sur la porte de la route de Daphné, qui était un quartier où les Juifs étaient nombreux271. Pour se faire une idée de ce qu’est devenue l’église d’Antioche dans la période qui s’étend entre la fin de la guerre et le moment où l’on retrouve des traces littéraires de son existence avec les lettres d’Ignace (début du IIe siècle), il faut se pencher sur l’Evangile de Matthieu puisque la majorité des spécialistes situe la rédaction finale de ce document vers 80-90 à Antioche272. La reconstitution de l’évolution historique de la communauté matthéenne est un problème difficile. Il en est pour preuve les conclusions différentes sur la composition de la communauté auxquelles aboutissent J. P. Meier273 et D. C. 268

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En 52, alors qu’il n’était que roi de Chalcis, il défendit la cause des Juifs de Galilée contre les Samaritains devant Claude (BJ II, 245 ; AJ XX, 135). Pendant la guerre, il intercéda auprès de Vespasien, avec qui il s’entendait bien, pour la population loyaliste de Tibériade (BJ III, 453461). Mucianus avait quitté la Syrie, au début de l’automne 69, pour conduire la guerre en Occident contre les armées de Vitellius au nom de Vespasien, qui avait été reconnu empereur en juillet 69. Après la victoire remportée en décembre 69, il resta à Rome pour s’occuper des affaires courantes avant l’arrivée dans la Ville de Vespasien, qui n’eut lieu qu’à l’automne 70. Josèphe, BJ VII, 100-111. Malalas, Chron. X, 45. Voir G. Downey, Antioch, p. 205-206 ; W. A. Meeks & R. L. Wilken, Jews and Christians, p. 5. J. P. Meier, Antioche, p. 38-49 et D. C. Sim, Matthew, p. 40-62 passent en revue les différentes propositions faites pour localiser l’Evangile de Matthieu et optent tous les deux pour Antioche. Si Antioche apparaît comme la cité grecque la plus apte à assurer la diffusion de l’évangile, il faut toutefois noter que l’indication topographique la plus nette de Matthieu (4, 15-16) désigne le nord de la Palestine et la Syrie méridionale. Il serait plus sûr de parler avec Mt de christianisme syrien plutôt que, de façon peut-être trop spécifique, de christianisme antiochéen. Pour J. P. Meier, Antioche, p. 71-100, la rupture des liens avec l’église de Jérusalem, causée par la guerre, a eu pour effet de recentrer la communauté sur l’idéal paulinien, les judéo-

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Sim274, les deux principaux auteurs qui se sont intéressés à cette question. Il n’est évidemment pas question ici de chercher à déterminer la nature de la communauté matthéenne, ce qui dépasserait trop largement notre propos, mais notons que le christianisme syrien s’est visiblement radicalisé sur des positions juives, bien qu’il ne se soit pas complètement fermé à l’idée d’une mission vers les gentils, comme le montrent formellement Mt 24, 14 et 28, 19275. Par ailleurs, il paraît difficile d’admettre que le différend d’Antioche, qui concerne un épisode précis et circonscrit dans le temps, à savoir la visite des disciples de Jérusalem, ait pu être à l’origine d’une scission à la fois si soudaine et si profonde alors que l’entente régnait auparavant276. Il est préférable d’accorder une action décisive au choc beaucoup plus sérieux de la guerre pour expliquer la réaction en faveur d’un christianisme juif, dont l’esprit s’est finalement cristallisé dans l’Evangile de Matthieu. Quoi qu’il en soit de l’évolution précise de la communauté matthéenne et de sa composition vers 80-90, il est indéniable que son élément principal était juif. Elle s’éloignait inévitablement de la Synagogue qui, sous l’impulsion des rabbins de Yavné, redéfinissait rigoureusement sa position doctrinale, mais aussi des Grecs convertis, qui n’ont pas tellement voix au chapitre dans le premier évangile, pour les raisons que nous allons voir. La vie intérieure de la communauté était déterminée par une organisation, des traditions et des rites qui, bien que transcendés par une signification christologique, restaient encore attachés aux valeurs du judaïsme277. L’Evangile, tel qu’il était annoncé par les

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chrétiens conservateurs devant à leur tour faire les concessions qui s’imposaient pour que l’unité de l’église subsistât. Mt réussit le tour de force d’accomplir une synthèse des différents courants qui traversaient l’église d’Antioche au moment de sa rédaction, le courant pagano-chrétien devenant progressivement majoritaire. Pour D. C. Sim, Matthew, p. 215-256, au contraire, la séparation entre judéo et paganochrétiens est consommée à cette date et ceci depuis l’altercation entre Paul et Pierre, qui a marqué la victoire des partisans de l’observance. La communauté pagano-chrétienne n’est réapparue qu’avec la résurgence d’une mission paulinienne à Antioche après la guerre. Deux églises ont donc évolué parallèlement et sans s’interpénéter, l’une étant fidèle aux observances juives, l’autre à l’idéal paulinien. La communauté matthéenne correspond au premier groupe qui se caractérise par une option juive volontairement légaliste et une absence de mission en direction des gentils. Pour J. P. Meier, Antioche, p. 87-90, l’ouverture vers l’extérieur est évidente et se rapproche de la mission paulinienne sur le plan des résultats pratiques, tandis que D. C. Sim, Matthew, p. 236-247 pense que la communauté matthéenne a accepté l’existence de cette mission sans y participer. La confrontation entre Paul et Pierre révèle bien une opposition idéologique et bien que la tendance se soit dessinée en faveur des partisans de l’observance, comme l’indique le reproche que fait Paul à Pierre de forcer les païens à judaïser (Ga 2, 14), les conséquences de ce différend ne furent pas irrémédiables. A la fin de son second voyage missionnaire, Paul vint saluer l’église de Jérusalem et se rendit ensuite à Antioche où il passa quelque temps avant de repartir pour l’Asie (Ac 18, 22-23). Un peu plus tard, il évoque Pierre (Céphas) et Barnabas en reconnaissant l’autorité de leur ministère (1 Co 9, 6). S. G. Wilson, Related Strangers, p. 46-56.

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chrétiens de Syrie, appelait ses auditeurs à se familiariser avec des concepts profondément empreints de pensée juive278. Le langage des chrétiens continuait de refléter auprès des non-Juifs des préoccupations spirituelles marquées par le judaïsme. Bien que la communauté matthéenne accepte l’idée d’une mission vers les gentils, celle-ci est présentée dans une perspective eschatologique (Mt 24, 14 où le témoignage auprès de toutes les nations est un signe de la fin) ou bien comme l’aboutissement d’une progression qui conduit le partage de l’Evangile des « brebis perdues de la maison d’Israël »279, considérées comme prioritaires, jusqu’à « toutes les nations » (Mt 28, 19). La légitimité280 et la validité281 de cette mission se comprennent surtout grâce à une double lecture qui semble la présenter comme une concession par rapport au privilège messianique d’Israël. Cela s’explique en fonction des massacres qui ont frappé les communautés juives de Syrie dès le début de la guerre282. Le repli nationaliste causé par le conflit et la menace d’extermination qui a pesé sur les Juifs a accru leur réflexe d’identité et a contribué à accentuer dans le judéo-christianisme syrien la déférence pour la Loi et la nécessité vitale, pour ne pas disparaître, de préserver les observances traditionnelles. A Antioche même, la persécution menée par Antiochus a également dû participer au renforcement de l’identité juive des disciples qui furent violentés pour une raison nationale avec les autres Juifs de la cité. Le réflexe des Juifs chrétiens fut à ce moment de se replier sur les repères religieux traditionnels, marquant ainsi de la façon la plus naturelle leur solidarité avec le peuple souffrant auquel ils appartenaient. Cette tendance ne devait pas favoriser les rapports avec les Grecs convertis et a pu contribuer à une séparation progressive des éléments juif et grec de l’église d’Antioche. La rupture était d’autant plus susceptible d’avoir lieu que la

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Il présentait Jésus au public comme le Christ (Mt 1, 1. 16-18 ; 2, 4 ; 16, 16 ; 23, 10) et comme le fils de David (1, 1 ; 9, 27 ; 12, 23 ; 15, 22 ; 20, 30-31 ; 21, 9. 15 ; 22, 41-46). Il était celui qui avait accompli les prophéties contenues dans les livres juifs (1, 22-23 ; 2, 5-6. 15. 17-18. 23 ; 3, 3 ; 4, 14-15 ; 8, 17 ; 12, 17-21 ; 21, 4-5 ; 27, 9-10. 35 parmi les plus significatives) et qui avait apporté à la Loi sa véritable signification (5-7). Ibid. 10, 5-6 et 15, 24. Cette légitimité apparaît en 4, 14-16 où, selon une interprétation d’Es 8, 23-9, 1, les terres de Zabulon et de Nephtali deviennent la « Galilée des Nations », en 12, 18-21, dans la citation prophétique d’Es 42, 1-4, et peut-être en 21, 41, dans la parabole des vignerons où la vigne est finalement donnée en fermage à « d’autres vignerons » qui peuvent constituer un peuple (v. 43) issu des nations juives et païennes si l’on considère le contexte eschatologique, puisqu’il est question de remettre la récolte à Dieu « en temps voulu », c’est-à-dire à la fin des temps. Cette validité apparaît dans le récit des mages ( 2, 1-12), dans le fait que « beaucoup viendront du levant et du couchant pour prendre place au festin avec Abraham, Isaac et Jacob, tandis que les héritiers du Royaume seront jetés dans les ténèbres du dehors » (8, 1012) et dans le récit de la Cananéenne (15, 21-28). Josèphe, BJ II, 461-465.

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question délicate de la pureté rituelle relative aux relations entre Juifs et païens avait déjà divisé la communauté. On trouve des traces de cette tension dans les lettres d’Ignace. Ces lettres ont été rédigées durant le voyage qui conduisit l’évêque, arrêté comme chrétien, d’Antioche à Rome où il dut être exécuté, ceci pendant le règne de Trajan283. Dans sa correspondance, Ignace s’engage sans réserve dans les controverses opposant les églises d’Asie à la menace hérétique qui pesait sur elles. Bien qu’il soit assez difficile de clairement établir si Ignace avait affaire à deux hérésies distinctes, judaïsante et docète, ou bien à une seule mélangeant ces deux éléments, la plupart des historiens pensent que l’évêque visait deux opinions hétérodoxes différentes284. Les propos qu’il avance pour combattre les tendances judaïsantes nous intéressent plus particulièrement285. Les exhortations qu’il adresse aux églises d’Asie confrontées à cette propagande judaïsante ne laissent aucune place à une possibilité d’entente avec les partisans de l’observance juive286. Cette virulence d’Ignace s’explique en fonction du devoir pastoral attaché au rôle nouveau de l’évêque dont il entend exercer l’autorité en accord avec les pasteurs des églises concernées287. Les différentes ambassades qui furent envoyées à Ignace lorsqu’il séjourna à Smyrne montrent que son autorité épiscopale était reconnue et respectée dans les églises d’Asie et les plaidoyers qu’il prononce en faveur de leur unité autour de l’évêque laissent penser que les sollicitations des responsables locaux s’appuyaient sur la connaissance expérimentale de l’évêque d’Antioche des problèmes que leurs assemblées rencontraient. Ignace aborde avec beaucoup d’assurance le problème de l’hétérodoxie asiate, ce qui s’explique bien s’il a déjà eu affaire à ces opinions judaïsante et docète à Antioche, avant d’être arrêté et conduit à Rome288. Ignace fournit la preuve indirecte que le christianisme antiochéen s’inscrivait toujours au début du IIe siècle en relation avec le judaïsme, d’une façon assez étroite en ce qui concerne les chrétiens 283

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Eusèbe, HE III, 36, 2-14. La Chronique d’Eusèbe place l’arrestation d’Ignace vers 107, date que l’on retrouve dans les récits martyrologiques consacrés à l’évêque et qui semble historiquement probable, voir C. Trevett, A Study of Ignatius of Antioch in Syria and Asia, Lewiston-Queenston-Lampeter, 1992, p. 3-9. Pour une vue globale de la discussion, voir C. Trevett, Ignatius, p. 150-194 qui se prononce pour deux hérésies distinctes. J. P. Meier, Antioche, p. 108-109 et D. C. Sim, Matthew, p. 273-274 adoptent prudemment une position similaire. Plus récemment, M. D. Goulder, « Ignatius ‘docetists’ », VCh 53 (1999) p. 16-30 ne discerne qu’une seule hérésie qu’il identifie à l’ébionisme. Ces tendances sont exposées plus précisément infra p. 80-81. Voir Ignace, Ad Magn. 9, 1; 10, 2 ; Ad Phil. 6, 2. Sur les différences fondamentales entre l’église d’Ignace et la communauté matthéenne, voir D. C. Sim, Matthew, p. 260-272. Ignace, Ad Phil. 1-2 et Ad Magn. 2-3, où il est question d’une tentative de tromper les évêques du lieu. C. Trevett, Ignatius, p. 180-183 ; D. C. Sim, Matthew, p. 272.

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juifs et les judaïsants qui, bien que séparés de la Synagogue, continuaient de manifester de la sympathie pour les observances juives, ou bien d’une façon conflictuelle avec les chrétiens issus de la gentilité et acquis à la pensée paulinienne qui, par contre, prenaient volontairement leurs distances vis-à-vis de tout ce qui évoquait la soumission à la loi mosaïque289. Les lettres d’Ignace révèlent que la séparation entre christianisme et judaïsme est devenue effective, tant en Asie qu’en Syrie. La controverse opposant le christianisme judaïsant et le christianisme libéral (paulinien), dont les lettres d’Ignace se font l’écho, y a clairement contribué. Pour Ignace, en effet, il ne doit plus être question que des « chrétiens » et du « christianisme »290, en opposition au « judaïsme », ce qui montre qu’à son époque, même si les Juifs et les chrétiens n’étaient plus automatiquement confondus, l’emploi de ces vocables pour désigner la foi chrétienne n’allait pas encore de soi dans toutes les communautés. Cette insistance permet de penser que les judéo-chrétiens, même ceux issus de la gentilité, aimaient toujours à se reconnaître comme Juifs et continuaient de se revendiquer comme tels. Le pluralisme chrétien que l’on peut distinguer à Antioche au début du IIe siècle devait beaucoup à la forte influence qu’exerçaient la pensée et les rites juifs en raison de l’importance de la communauté juive dans la région. Malgré toute sa bonne volonté, il ne semble pas qu’Ignace soit parvenu à unifier l’église syrienne sur le modèle qu’il proposait291. N’oublions pas qu’Antioche n’était qu’une enclave grecque dans un monde qui parlait syriaque et cette situation fit que le christianisme de tradition grecque se heurta encore longtemps à un christianisme de tradition syriaque beaucoup plus ouvert aux influences sémitiques292. Cela permet de comprendre pourquoi le judéochristianisme a pu s’implanter et s’enraciner en partie en Syrie293 mais aussi pourquoi les usages syriaques resurgirent et s’affrontèrent aux usages grecs pendant l’épiscopat de Paul de Samosate (261-272). Le différend entre Paul et les autres évêques de la région ne revêtit pas un caractère nationaliste et oriental de nature antiromaine, comme on l’a souvent pensé294, mais un 289

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La « christianisation » des prophètes qu’opère Ignace (Ad Magn. 9, 1 ; Ad Phil. 5, 2) est à cet égard très révélatrice. Ignace, Ad Magn. 4, 1 ; 10, 1. 3 ; Ad Phil. 6, 1. Voir aussi Ad Rom. 3, 3. Ignace nomme l’église d’Antioche « église de Syrie » (Ad Eph. 21, 2 ; Ad Magn. 14 ; Ad Trall. 13, 1) et se qualifie lui-même « évêque de Syrie » (Ad Rom. 2, 2) ce qui indique qu’il prétendait exercer une certaine prééminence sur les communautés chrétiennes de la région du fait de sa position d’évêque d’Antioche. C. Pietri dans Histoire du christianisme, T2 : Naissance d’une chrétienté (250-430), Paris, 1995, p. 85-92. Voir les obsevations de G. Rouwhorst, « Jewish Liturgical Traditions in Early Syriac Christianity », VCh 51 (1997), p. 72-93. Supra p. 25-26. G. Bardy, Paul de Samosate. Etude historique, Louvain-Paris, 1923, surtout p. 168-182 et 194-198 mais l’idée est récurrente (p. 229, 291, 294, 301-302, 305, 516-517) ; J. Lebreton &

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caractère doctrinal et liturgique révélant qu’« aux progrès de la théologie hellénique, élaborée par Origène et vulgarisée en Orient par ses disciples, l’évêque d’Antioche opposait les réactions d’une tradition archaïque et judéochrétienne »295. Il est donc très significatif que les controverses théologiques chargées de faire la lumière sur la doctrine de Paul aient été conduites du côté orthodoxe par le prêtre Malchion, homme instruit qui présidait à Antioche « l’enseignement de la rhétorique dans les écoles helléniques »296 et que Paul ait trouvé un large soutien à sa politique religieuse parmi les évêques installés dans les campagnes et les villes voisines de la métropole297. R. M. Grant a montré que, pour le IIe siècle, plusieurs aspects de l’histoire du christianisme à Antioche peuvent s’expliquer en relation avec la permanence d’une présence judéo-chrétienne dans la région298. W. A. Meeks et R. L. Wilken notent pour leur part que les Ecritures et la pensée juives ont exercé une influence continuelle sur le christianisme d’Antioche pendant les IIe et IIIe siècles, bien qu’il soit difficile de restituer un tableau des relations entre les communautés juives et chrétiennes pour cette période299. Ainsi, Théophile, évêque d’Antioche à la fin du IIe siècle, apparaît-il doté d’une certaine culture grecque300 (sans doute pour une grande part acquise par l’intermédiaire de doxographies et de florilèges). Son grand respect pour la Loi et les prophètes, l’exégèse fidéiste qu’il utilise pour expliquer l’Ancien Testament et son monothéisme tendant au monarchianisme montrent néanmoins l’influence spirituelle et intellectuelle d’origine juive que Théophile a pu subir, ce qui fait dire à R. M. Grant que « (t)he existence of Theophilus as bishop of Antioch

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J. Zeiller, Histoire de l’Eglise, T2 : De la fin du 2e siècle à la paix constantinienne, Paris, 1935, p. 345 ; G. Downey, Antioch, p. 310-312 et 315 ; J. Daniélou, L’Eglise, p. 225 et 230231. F. Millar, « Paul of Samosata, Zenobia and Aurelian. The Church, Local Culture and Political Allegiance in Third-century Syria », JRS 61 (1971) p. 1-17 constate que rien ne permet d’établir la suprématie palmyrénienne sur Antioche pendant l’épiscopat de Paul. Il est suivi par W. A. Meeks & R. L. Wilken, Jews and Christians, p. 23-24. Le bilan de recherches dressé par L. Perrone, « L’enigma di Paolo di Samosata. Dogma, chiesa e società nella Siria del III secolo : prospettive di un ventènnio di studi », CrSt 13 (1992) p. 253-327 montre la difficulté de dresser le profil de ce personnage. C. Pietri, Histoire du christianisme, T2, p. 89. Il ne faut donc pas exagérer le rôle du judaïsme dans l’élaboration de la christologie de Paul, voir W. A. Meeks & R. L. Wilken, Jews and Christians, p. 23-24. Eusèbe, HE VII, 29, 2. Ibid. VII, 30, 10. R. M. Grant, « Jewish Christianity at Antioch in the Second Century », RechSR 60 (1972) p. 97-108. W. A. Meeks & R. L. Wilken, Jews and Christians, p. 22. R. M. Grant, « The Problem of Theophilus », HTR 43 (1950) p. 180-188 ; Greek Apologists of the Second Century, Londres, 1988, p. 148-155. Sur son vocabulaire théologique emprunté au stoïcisme, voir M. Spanneut, Le stoïcisme des Pères de l’Eglise de Clément de Rome à Clément d’Alexandrie, Paris, 1957, p. 314-315, 337-338 et 382. Sur ses conceptions de l’histoire de la culture, voir A. J. Droge, Homer or Moses ? Early Christian Interpretations of the History of Culture, Tübingen, 1989, p. 102-123.

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proves conclusively the indistinctness of the line between orthodoxy and heresy in the late second century, as well as of the line between Judaism and Christianity »301. Le type d’approche biblique adopté par Théophile posait les bases d’une exégèse qui devint caractéristique à Antioche. Cet attachement au sens littéral des textes sacrés s’explique d’autant mieux lorsque l’on considère la pérennité de cette proximité intellectuelle entre judaïsme et christianisme syriens. Lucien et Dorothée, qui officièrent à Antioche comme presbytres à la charnière des IIIe et IVe siècles, connaissaient parfaitement l’hébreu302. Les cas de Lucien et de Dorothée étaient assez exceptionnels à une époque où le monde chrétien était majoritairement de langue grecque et où l’on se reposait sur la traduction considérée comme inspirée des LXX. Etant donné la domination du grec dans les églises, il n’allait pas de soi d’apprendre l’hébreu et si Lucien et Dorothée ont pu le faire, c’est qu’ils ont bénéficié des leçons de personnages compétents qui ne pouvaient être à l’époque que Juifs ou judéochrétiens. Cet intérêt pour l’hébreu, qui permettait une étude directe du texte de l’Ancien Testament, indique que Lucien303 et Dorothée se plaçaient dans une optique exégétique, de même nature que celle de Théophile, privilégiant une interprétation littérale du texte plus proche de la lecture des rabbins que de la compréhension allégorique des Ecritures prônée par Origène et ses disciples. L’influence du judaïsme sur le christianisme syrien ne se cantonna pas au domaine intellectuel mais se fit également sentir sur le plan des pratiques liturgiques. Nous avons déjà eu l’occasion de le relever en ce qui concerne la

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R. M. Grant, « Problem » p. 196. Dans ce même article (p. 180), l’auteur estime que Théophile était « more a Jew than a Christian. This emphasis was due to his sources, but it is he who is responsible for choosing the sources ». Voir les études précédentes de R. M. Grant, « Theophilus of Antioch to Autolycus », HTR 40 (1947) p. 227-256 et « The Early Antiochene Anaphora », ATR 30 (1948) p. 91-94. Ses conclusions sont reprises et développées dans Greek Apologists, p. 146, 157-159, 165-167 et 170-171. Elles ont été auparavant adoptées par G. Downey, Antioch, p. 301. Voir aussi W. A. Meeks & R. L. Wilken, Jews and Christians, p. 21-22. Sur le contenu judéo-chrétien de l’exégèse et de la doctrine de Théophile, voir J. Daniélou, Théologie, p. 158-162, 255-256 et 401-402. J. P. Martín, « La presencia de Filón en el Hexameron de Teófilo de Antioquía », Salmaticensis 33 (1986) p. 147-177 ; « Filón hebreo y Teófilo critiano : la continuidad de una teología natural », Salmaticensis 37 (1990) p. 301-317 ; « La saggezza creatrice secundo Teofilo d’Antiochia ed i suoi silenzi cristologici », Aug 32 (1992) p. 223-235 a mis en valeur l’influence du judaïsme hellénistique sur Théophile. Vie de Lucien (éd. J. Bidez, p. 187=Suidas, Lexicon [Souda]) ; cette même source indique que Lucien usa de ses connaissances en hébreu pour réviser le texte des LXX. Sur cette révision, voir G. Bardy, Recherches sur saint Lucien et son école, Paris, 1936, p. 164-182. Pour Dorothée, voir Eusèbe, HE VII, 32, 2-4. On a quelquefois dit que Dorothée fut l’assistant de Lucien pour la révision des LXX, mais cela ne peut être formellement établi, voir G. Downey, Antioch, p. 327-328 et 338, n. 88. Sur l’exégèse de Lucien et son rayonnement, voir G. Bardy, Recherches, p. 180-182 et 185188.

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forte présence judéo-chrétienne en Syrie et le conflit liturgique qui éclata du temps de Paul de Samosate. Les églises syriennes furent également impliquées dans les controverses pascales des IIe et IIIe siècles. La position de l’église d’Antioche sur la question du 14 nisan n’est pas précisément connue car la ville ne fut le lieu d’aucun synode et elle n’est pas nommée dans les fragments qui nous restent de la correspondance entre églises destinée à faire connaître les règlements de la question pascale304. Il serait toutefois curieux que l’église d’Antioche, étant donné son importance, se soit totalement tenue à l’écart des discussions qui animèrent toute la chrétienté. Antioche a effectivement pris parti pour la pratique dominicale puisque dans le décret synodal prononçant la condamnation de Paul de Samosate (268) les évêques spécifient que Paul faisait interpréter dans l’église, par des femmes, des chants en son honneur « le grand jour de Pâques »305, ce qui, dans un document adressé en priorité à Rome et Alexandrie306, acquises à la pratique dominicale, ne peut être autrement compris que du dimanche. D’autre part, la Didascalie des Apôtres, document syrien du IIIe siècle307, établit que le jeûne commencé à partir du lundi précédant la Pâque devait se terminer la veille du dimanche, celui-ci étant réservé à la réjouissance de la résurrection308. Ces données tendent à confirmer les propos du patriarche melkite d’Alexandrie Eutychès (Sa’id b. Al-Bitrik, Xe siècle) qui fait état dans ses Annales d’un accord entre Gaïus de Jérusalem, Maximin d’Antioche, le successeur de Théophile309, et Victor de Rome sur la manière de se détourner de la Pâque juive en effectuant au bon moment la rupture du jeûne relatif à la fête chrétienne310. Le silence des sources contemporaines des discussions tendrait plutôt à indiquer que les dispositions d’Antioche n’étaient pas franchement définies à propos du temps de la rupture du jeûne, ceci à cause de la forte influence judéo-chrétienne, forcément plus favorable au 14 nisan. Même si Maximin était personnellement favorable à l’observance dominicale, l’observance quartodécimane n’avait sans doute pas complètement disparu en Syrie après les décisions synodales de la fin du IIe siècle. Celles-ci n’avaient d’ailleurs pas 304 305 306 307 308 309 310

Eusèbe, HE V, 24, 10-18. 25. Ibid. VII, 30, 10. Ibid. VII, 30, 1. P. Galtier, « La date de la Didascalie des Apôtres », RHE 42 (1947), p. 315-351. Did. Ap. 21, 14, 15-16 ; 19, 7 ; 20, 9. 11-12. Eusèbe, HE. IV, 24. Eutychès, Annales 172. Le patriarche a certainement puisé ces informations dans l’introduction historico-théologique d’une collection conciliaire synthétisant des données historiques préexistantes, voir M. Breydy, Etudes sur Sa id Ibn Batrik et ses sources, Louvain, 1983, p. 75-76 et 97. Mais la présentation qu’il fait des usages liturgiques est anachronique et apparaît sous sa plume comme la justification des conceptions et des pratiques de son temps.

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rallié tous les suffrages car les églises d’Asie persévérèrent dans la célébration du 14 nisan. La même incertitude est repérable à propos du calcul de la date de Pâque que l’on commença à établir au début du IIIe siècle à partir de computs chrétiens et non plus à partir du comput juif. Le concile de Nicée a visiblement joué un rôle déterminant dans l’adhésion d’Antioche et de la Syrie à la célébration commune311. C’est ce qu’affirme Athanase dans la lettre qu’il adressa en 369 aux évêques africains où, défendant les mesures prises au concile de Nicée, il précise que ce dernier fut réuni à cause de l’hérésie arienne et à cause de la Pâque parce que ceux de Syrie, de Cilicie et de Mésopotamie différaient de nous et célébraient le temps (de la fête) comme le font les Juifs. Mais grâce au Seigneur, un accord eut lieu non seulement sur la foi, mais aussi à propos de cette sainte fête.312

Dans une autre lettre datant de la même année, Athanase écrit que « ceux de Syrie, de Cilicie et de Mésopotamie étaient imparfaits en ce qui concerne la fête et célébraient la Pâque en même temps que les Juifs » et qu’au terme du concile « ceux de Syrie se soumirent »313. On sait par ailleurs qu’au IVe siècle, les audiens314, schismatiques en partie établis près d’Antioche (précisément à Chalcis) et dans les alentours de Damas315, refusaient obstinément de se plier aux décisions de Nicée et continuaient de célébrer la Pâque en même temps que les Juifs, considérant que cet usage était le plus ancien et qu’il avait été abandonné par courtisanerie à l’égard de Constantin316. L’obstination des audiens, par ailleurs orthodoxes317, témoigne que la pratique était profondément ancrée en Syrie et que, même après Nicée, elle avait du mal à se résorber dans cette région. Le premier canon du concile d’Antioche de 341, qui reflète en fait une décision 311

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Sur ce point, il convient de remarquer que dans la lettre circulaire chargée de faire connaître à toute la chrétienté le règlement définitif du concile de Nicée sur la question pascale, Constantin (Eusèbe, Vita Const. III, 19, 1) ne nomme pas la Syrie parmi les contrées orientales (Asie, Pont, Cilicie) observant le comput pascal œcuménique. Athanase, Ep. ad afr. ep. 2. Bien que la Cilicie fasse partie des régions d’Orient qui, selon Constantin, avaient adopté l’observation commune de la Pâque, l’usage n’était sans doute pas suivi par les églises de la province qui entretenaient des liens très étroits avec Antioche, comme celle de Rhossos (Eusèbe, HE VI, 12, 2-4). Athanase, Syn. Rim. Sel. 5. Sur les audiens, voir G. Bareille, « Audiens », DTC I (1903) col. 2265-2267 ; H.-C. Puech, « Audianer », RAC I (1950) col. 910-915. Epiphane, Panarion 70, 15, 3. 5. Ce groupement est né et s’est développé en Mésopotamie, patrie de son fondateur, Audius (Ibid. 70, 1, 2 et 15, 2). Ibid. 70, 9, 2-4. Epiphane ne leur reproche que leur pratique pascale et leur conception anthropomorphique de Dieu (Panarion 70, 2-8).

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prise au concile réuni dans la même ville en 327, prenait encore le soin de stipuler serait excommunié quiconque, laïc ou clerc, ne respecterait pas les décisions prises à Nicée au sujet de la Pâque. L’attachement des églises syriennes au comput juif, se trouve par ailleurs confirmé par la Didascalie des Apôtres, car à deux reprises, l’ouvrage se réclame du comput juif pour la fixation annuelle de la Pâque318. La Didascalie témoigne de cette diversité de traditions qui traversait l’église syrienne et de la tentative faite à la fin du IIIe siècle de trouver une voie traditionnelle moyenne (basée sur une compilation maladroite) intégrant le comput juif tout en tenant compte de l’observance dominicale, propre aux églises hellénophones319, et de la pratique quartodécimane, observée par les églises syriaques. Ce genre de proximité d’usages pouvait faire naître chez certains chrétiens un véritable intérêt pour le judaïsme. La séduction de la foi et des pratiques juives pouvait ainsi se traduire par des défections dans les rangs des chrétiens, ce qui était surtout vrai pendant les périodes de crise. Ce fut le cas de Domnus, personnage qui nous est connu pour l’unique raison que Sérapion, le successeur de Maximin320, lui a destiné un ouvrage (A Domnus) parce qu’il avait faibli lors de la persécution engagée contre les chrétiens pendant le règne de Septime Sévère « et était volontairement passé de la foi au Christ à l’observation du culte juif »321. Selon C. H. Kraeling, « (t)hat many were impelled by their relations to the Jews to renounce Christianity, like the Domnus to whom bishop Serapion addressed his letter, is improbable »322. Les défections sont évidemment impossibles à quantifier, mais si l’évêque a pris la peine de rédiger cette lettre, c’est que la conversion de Domnus était susceptible d’avoir un retentissement négatif dans la chrétienté dépendante de sa responsabilité. Sérapion était un évêque visiblement animé d’un profond souci pastoral, comme le montrent deux autres lettres dont Eusèbe a conservé des extraits, l’une, contresignée par plusieurs autres évêques, étant adressée à Pontius et Caricus, « hommes ecclésiastiques », pour les mettre en garde au sujet du montanisme323, et l’autre aux chrétiens de Rhossos, pour les prévenir de la mauvaise utilisation que certains faisaient de l’Evangile de Pierre324. Ces deux lettres étaient certainement destinées à une plus large diffusion que celle 318

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Did. Ap. 21, 17, 1 (c’est de ce passage de la Didascalie que les audiens se réclamaient pour justifier leur pratique [Epiphane, Panarion, 70, 10, 1-2]) et 21, 20, 10. Comme le montre l’accession au siège épiscopal de Laodicée sur Mer de l’Alexandrin Anatole, titulaire de la chaire de philosophie aristotélicienne dans sa patrie d’origine et concepteur d’un comput chrétien (Eusèbe, HE VII, 32, 6. 13-19). Eusèbe, HE V, 19, 1. Ibid. VI, 12, 1. C. H. Kraeling, « Jewish Community », p. 155. Eusèbe, HE V, 19 et VI, 12, 1. Ibid. VI, 12, 2-6.

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prévue par la mention de leurs principaux destinataires. Il en a sûrement été de même avec la lettre à Domnus325, ce qui permettait de faire valoir dans les églises du ressort d’Antioche les arguments justifiant l’inconséquence de ce type de transfert. G. Bardy ne pense pas que Domnus soit passé au judaïsme, mais plutôt à une « hérésie judaïsante, ou même à une secte gnostique plus ou moins apparentée avec le judaïsme »326, mais on ne voit pas ce que ce changement d’église aurait apporté à Domnus qui était toujours susceptible de tomber sous le coup de la persécution en restant dans une sphère d’organisations pouvant être encore facilement considérées comme chrétiennes. Car si les chrétiens étaient toujours honnis au temps de Septime Sévère, les Juifs, par contre, bénéficiaient de sa faveur327. Le judaïsme était pleinement reconnu comme religio328 et on encourait donc moins de risques à adorer Dieu par l’intermédiaire du culte juif que par l’intermédiaire du culte chrétien. L’attrait des coutumes juives contre lequel vitupérait Jean Chrysostome à la fin du IVe siècle n’était peut-être pas une spécificité de son époque329. Chrysostome ne parle pas tant de conversion des chrétiens au judaïsme que de la séduction que son culte et ses pratiques exerçaient sur les fidèles, et bien que nous ne possédions pas une documentation équivalente à ses discours Contre les Juifs pour le début du IIIe siècle, nous pouvons penser que ces rapports ambigus avec la Synagogue existaient déjà, sur une échelle impossible à déterminer, mais qui rendait possible le passage du christianisme au judaïsme.

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Il est peut-être possible de faire une comparaison avec Autolykos, le destinataire grec de l’apologie de Théophile d’Antioche, ou bien avec le Diognète de la lettre apologétique qui porte son nom, sans pour autant aller jusqu’à penser que Domnus soit un artifice littéraire, ce qui semblerait contradictoire avec les préoccupations concrètes de Sérapion, perceptibles dans ses autres lettres (et ce qui n’est pas prouvé de façon absolue pour les deux exemples qui viennent d’être cités). G. Bardy, dans son édition de l’Histoire ecclésiastique, T2 (V-VII), Paris, 1955, p. 102, n. 2. E. M. Smallwood, Jews, p. 496-504. L’interdiction du prosélytisme juif par Septime Sévère citée dans l’Hist. Aug., Sévère 17, 1 ne contredit pas la faveur de l’empereur. Elle apparaît comme un renforcement de la législation antérieure d’Hadrien et d’Antonin le Pieux sur l’interdiction de la circoncision, confinant ainsi le judaïsme dans son caractère national. Cette interdiction ne semble pas avoir été tellement respectée, voir E. M. Smallwood, Jews, p. 500-502. C. H. Kraeling, « Jewish Community », p. 156-158 ; M. Simon, Verus Israël, p. 256-263 ; G. Downey, Antioch, p. 447-449 ; W. A. Meeks & R. L. Wilken, Jews and Christians, p. 30-36 ; R. L. Wilken, John Chrysostom and the Jews. Rhetoric and Reality in the Late Century, Berkeley-Los Angeles-Londres, 1983.

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1.4.2 L’Asie L’Asie est une région dans laquelle le christianisme s’est très rapidement implanté. F. Blanchetière remarque que les cités d’Asie dans lesquelles ont été fondées des églises aux Ier et IIe siècles avaient toutes les particularités d’être hellénisées et dotées d’une communauté juive bien organisée330. Cette présence juive en Asie est amplement attestée331. Elle fut principalement établie à partir du règne d’Antiochus III (223-187 av. J.-C.) qui fit installer 2.000 familles juives provenant de Mésopotamie et de Babylonie sur des sites stratégiques de Phrygie et de Lydie332. Le monarque séleucide stipula que ces colons juifs pouvaient vivre en « suivant leurs propres lois »333. Comme en Syrie, ces privilèges religieux furent reconduits par les Romains334 qui durent sans nul doute tenir compte de l’importance de la population juive dans la région, importance confirmée à l’époque de Philon qui écrit que les Juifs étaient « nombreux (παμπληθεsς) dans les villes de l’Asie »335. L’influence sociale de ces communautés asiates a laissé des traces dans le récit des Actes où elle est présentée, conformément au schéma négatif de l’auteur, comme un puissant facteur d’opposition aux activités de Paul et de Barnabas. A Antioche de Pisidie, l’influence que la communauté locale exerçait auprès des « femmes de haut rang qui adoraient Dieu » (τNς σεβομÝνας γυναsκας τNς εšσχÞμονας) et des « premiers de la ville » lui permit d’obtenir l’expulsion des apôtres336. A Iconium, les Juifs sont assez convaincants auprès de la population païenne pour faire peser sur Paul et Barnabas une menace suffisante qui décide ceux-ci à quitter la ville337. La responsabilité des Juifs d’Antioche et d’Iconium est directement mise en cause dans la lapidation de Paul qui survient ensuite à Lystres338. Cette présentation stéréotypée qui jalonne les Actes de façon presque monotone peut toutefois 330 331

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F. Blanchetière, Le Christianisme asiate aux IIème et IIIème siècles, Lille, 1981, p. 62 et 63. J. Juster, Les Juifs dans l’Empire romain, T1, New York, 1914, p. 188-194 ; F. Blanchetière, « Juifs et non Juifs. Essai sur la diaspora en Asie-Mineure », RHPR 54 (1974), p. 367-382 ; « Le Juif et l’autre : la Diaspora asiate » dans ACFEB, Etudes sur le judaïsme hellénistique, Paris, 1983, p. 41-59 ; E. Schürer, History, T3. 1, p. 17-36 ; P. Trebilco, Jewish Communities in Asia Minor, Cambridge, 1991 ; I. Levinskaya, Diaspora, p. 138-152, J. M. G. Barclay, Jews in the Mediterranean Diaspora, Edimbourg, 1996, p. 259-281. Josèphe, AJ XII, 149-150. Ibid., XII, 150. Le texte conservé par Josèphe n’est sans doute pas le décret authentique d’Antiochus mais est vraisemblablement basé sur un document historique, voir J. M. G. Barclay, Jews, p. 261. E. M. Smallwood, Jews, p. 139-143 et 558-560 ; C. Saulnier, « Lois romaines sur les Juifs selon Flavius Josèphe », RB 88 (1981), p. 161-198 ; P. Trebilco, Jewish Communities, p. 819 ; I. Levinskaya, Diaspora, p. 139-143. Philon, Leg. 245. Ac 13, 50. Ibid. 14, 2. 4-5. Ibid. 14, 19.

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être interprétée sur le plan historique comme la traduction d’un processus psycho-social, dont la manifestation pouvait se révéler violente, qui conduisait les communautés juives à se désolidariser d’une expression religieuse minoritaire se réclamant de valeurs identiques aux leurs mais dont le contenu doctrinal et les activités sociales qui lui étaient liées rendaient l’assimilation impossible. Ce type radical de rejet avait pour but de signifier au reste de la société l’inacceptation complète par la synagogue des propagateurs juifs de la foi chrétienne, marquant ainsi une différence qui n’était pas immédiatement visible pour la population locale. Cette très ferme volonté de séparation marque la réalité de cette confusion primitive de la foi chrétienne avec le judaïsme par les populations locales. Dans ce contexte, nul doute que la circoncision de Timothée à Lystres a contribué à maintenir cette confusion339. Ce geste, conditionné par le souci de Paul d’assurer auprès des Juifs de la région un témoignage évangélique irréprochable, avait pour but de faire disparaître une anomalie due à l’ascendance de ce jeune disciple qu’il voulait associer à son apostolat. Timothée était né d’une mère juive et d’un père grec et bien que d’après la législation rabbinique il fût considéré comme Juif par sa mère340, il n’avait pas été circoncis, sans doute parce que son père, qui n’était ni sympathisant ni prosélyte, s’y était opposé. En circoncisant Timothée, Paul allait à l’encontre de la volonté d’un Grec (certainement décédé au moment de l’opération) de ne pas imposer à son fils l’une des marques les plus caractéristiques du monde juif. Si un tel acte perpétua l’entente de Paul avec les Juifs convertis et fournit à Timothée une crédibilité nécessaire auprès des Juifs dans le cadre de la mission, il confirma inévitablement le caractère juif de la foi chrétienne auprès des Grecs. La synagogue fut partout en Asie la source du message évangélique, depuis Antioche de Pisidie jusqu’à Ephèse341. Cette dernière cité constitua pendant deux ans la base d’évangélisation de Paul à partir de laquelle « toute la population de l’Asie, Juifs et Grecs, put entendre la parole du Seigneur »342. Et bien que l’apôtre, devant l’hostilité grandissante des Juifs, se soit trouvé contraint d’organiser les disciples d’Ephèse indépendamment de la synagogue, la nouvelle communauté restait perçue comme une société juive. 339 340

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Ibid. 16, 1-3. MQidd. 3, 12 ; MYebam. 7, 5. I. Levinskaya, Diaspora, p. 12-17 expose le problème de l’identité juive dans la Diaspora posé par cet épisode et répond aux objections de S. J. D. Cohen, « Was Timothy Jewish (Acts 16 : 1-3) ? Patristic Exegesis, Rabbinic Law, and Matrilineal Descent », JBL 105 (1986), p. 251-268, qui nie la judéité de Timothée. Ac 13, 14 (Antioche) ; 14, 1 (Iconium) ; 18, 19. 26 et 19, 8 (Ephèse). Le texte ne spécifie pas l’existence d’une synagogue pour Lystres, mais la prédication de Paul a certainement commencé dans la communauté juive de la ville (voir 16, 1-3). Seule Derbe fait exception à cause du manque de renseignement à propos de son évangélisation (14, 20-21). Ibid. 19, 10.

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Le tumulte provoqué par les orfèvres de la cité fournit en effet quelques indices complémentaires sur l’état de cette confusion entre Juifs et chrétiens. La cause théologique de la révolte des artisans éphésiens est réduite par Luc à l’accusation professée par Démétrios que Paul a porté atteinte au culte d’Artémis en prêchant qu’« ils ne sont pas des dieux ceux qui sont faits de mains (d’homme) »343. Cette proclamation d’un monothéisme absolu, supérieur aux conceptions religieuses gréco-romaines considérées comme idolâtriques, est typique de l’apologétique juive. Avant que cet argument ne soit récupéré par l’apologétique chrétienne, seuls les Juifs pouvaient tenir des propos aussi radicaux. Les meneurs de la sédition ne se trompèrent pas de cible en prenant à parti les deux collaborateurs de Paul, Gaïus et Aristarque, qui furent violemment entraînés jusqu’au théâtre où les Ephésiens en colère manifestèrent bruyamment leur attachement à la déesse. Luc introduit ensuite dans le récit un nouveau personnage nommé Alexandre, un Juif poussé en avant par ses coreligionnaires, qui « ayant fait un signe de la main, voulait présenter une défense (Pðïëïãåsóèáé) devant le peuple ». La réaction fut immédiate : « Mais, quand on apprit qu’il était Juif, tous se mirent à scander d’une seule voix, pendant près de deux heures : "Grande est l’Artémis d’Ephèse !"»344. Ici aussi, la communauté juive locale jugea nécessaire de se désolidariser de la mission paulinienne en tentant de se justifier publiquement. Les reproches adressés aux missionnaires chrétiens étaient en effet susceptibles de l’atteindre à cause de sa non-participation au culte d’Artémis, ce qui était cause d’une véritable marginalisation sociale à Ephèse. L’intervention était d’autant plus urgente que, étant donné l’excitation des manifestants, la situation pouvait rapidement dégénérer en pogrom antijuif. Le refus des Ephésiens d’écouter Alexandre seulement parce qu’il était Juif montre bien qu’ils ne faisaient aucune différence entre Juifs et païens convertis au christianisme et Juifs non-convertis, même s’ils étaient organisés en communautés différentes. L’Epître de Paul aux Galates révèle que certaines communautés chrétiennes d’Asie furent sensibles à la propagande de missionnaires juifs qui prêchèrent aux convertis païens la nécessité d’observer la Loi. Paul parle à ce sujet de l’annonce d’un « autre Evangile »345. L’utilisation de ce terme, alors qu’il devient spécifique pour désigner le contenu de la foi chrétienne, indique que le message de ces missionnaires était exposé aux Galates selon les catégories de représentation familières aux convertis. Mais par rapport au message paulinien,

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Ibid. 19, 26. Ibid. 19, 33-34. Ga 1, 6-7.

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ces apôtres juifs, appartenant sans doute au cercle de Jacques346, spécifiaient que la seule foi en Christ n’était pas suffisante pour appartenir au peuple élu dont les normes d’identité étaient forcément dépendantes de la Loi. Ainsi ces communautés chrétiennes, bien que majoritairement d’origine non-juive347, furent-elles séduites par le respect des « œuvres de la Loi »348 et se plièrentelles aux exigences de la circoncision349 et du calendrier légal (sabbat et fêtes)350. On pouvait donc venir du polythéisme, se réclamer du Christ et afficher les marques extérieures d’appartenance au peuple juif. Des caractéristiques identiques se retrouvent dans les doctrines professées par les adversaires de Colossiens et de la première épître à Timothée351. Dans chacune de ces doctrines, les éléments juifs sont prédominants, ce qui permet de penser que le christianisme asiate du Ier siècle resta très marqué par des influences juives. Les personnes combattues par l’Epître aux Colossiens sont vraisemblablement des Juifs hellénisés352 qui promouvaient auprès des disciples, dont une partie était d’origine païenne353, la circoncision, les usages alimentaires traditionnels et le respect légal du calendrier354. Le prégnosticisme judéo-chrétien355 combattu par 1 Timothée prône également l’abstention de certains aliments356, ce qui indique que ses propagateurs, qui se voulaient « docteurs de la Loi »357, défendaient les distinctions coutumières du pur et de l’impur.

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Comme le donne à penser le rappel par Paul du fâcheux différend qui l’opposa à Pierre suite à la visite de gens de l’entourage de Jacques à Antioche (2, 11-14). Ibid. 4, 8. Ibid. 3, 2. 5. 10. Ibid. 2, 3 ; 5, 2. 11 et 6, 12-13. Ibid. 4, 10. La paternité paulinienne de Col n’est plus aussi critiquée qu’il y a quelques années. On s’est acheminé vers une solution médiane attribuant le fond à Paul et la forme à un secrétaire, peut-être Timothée, voir par exemple J. D. G. Dunn, The Epistles to the Colossians and to Philemon, Grand Rapids, 1996, p 35-39. Bien que l’authenticité paulinienne de 1Tim ne soit pas unanimement reconnue, son origine asiate reste néanmoins admise et, en cela, elle continue de témoigner de l’état du christianisme de la région pour la période postpaulinienne, voir par exemple C. K. Barrett, The Pastoral Epistles, Oxford, 1963, p. 19 ; J. D. Quinn & W. C. Wacker, The First and Second Letters to Timothy, Grand Rapids-Cambridge, 2000, p. 21. J. D. G. Dunn, Colossians and Philemon, p. 23-25. Selon l’auteur, la situation de crise de Col est d’une nature proche de celle de Ga (p. 136-137). Col 1, 12. 27 ; 2, 13 et 3, 11. Ibid. 2, 16-23. J. N. D. Kelly, I & II Timothy, Titus, Londres, 1963, p. 10-12 reconnaît dans la doctrine des adversaires de 1 Tim « a Gnosticizing form of Jewish Christianity ». C. Spicq, Les Epîtres pastorales, T1, Paris, 41969, p. 114 estime que Paul a affaire à « un judéo christianisme que l’on peut qualifier de pré-gnostique ». 1 Tim 4, 3. Ibid. 1, 7.

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Le but de chacune de ces épîtres était de contrer les efforts accomplis par ces partisans de l’observance légale. Ceux-ci concevaient le christianisme comme une expression typiquement sectaire du judaïsme, évidemment centrée sur le respect intégral de la Loi, alors que Paul avait une conception beaucoup moins contraignante de l’élection divine. L’apôtre voulait soustraire les païens au fardeau de la Loi afin qu’un nombre toujours plus grand puisse sans obstacle venir au salut. La propagande judaïsante, à cause du crédit qu’elle rencontrait, risquait de compromettre le succès de la mission auprès des nonJuifs. L’adoption du décret apostolique par certaines communautés pauliniennes d’Asie (si l’on doit prendre en compte Ac 16, 4) n’était pas forcément d’une grande portée pour l’identité chrétienne sur le plan des rapports avec les non-Juifs puisque ces exigences minimales, nous l’avons vu, pouvaient tout de même apparenter les chrétiens venant du polythéisme à des Juifs. La mention de la consommation des viandes sacrifiées et de la prostitution que l’on trouve dans les lettres de l’Apocalypse adressées aux églises de Pergame et de Thyatire montre que le décret apostolique était toujours en vigueur à la fin du Ier siècle dans les églises asiates d’obédience johannique alors que les conditions historiques n’étaient plus les mêmes qu’au temps de sa promulgation. La controverse avec les judaïsants était close, notamment parce que les pressions nationalistes, qui conduisirent à la guerre, avaient disparu. Son respect, imposé par les fidèles d’origine juive, semblait malgré tout encore nécessaire pour préserver la foi chrétienne des influences d’une société marquée par l’idolâtrie et le laxisme moral358. L’acceptation de cette discipline était une concession importante de la part des Grecs d’Asie qui, sous l’influence de la pensée paulinienne, étaient acquis à une plus grande liberté d’action dans le domaine alimentaire359 avant que les Juifs convertis, finalement expulsés de la Synagogue360, ne côtoient exclusivement les réunions chrétiennes. Notons dès à présent que l’application du décret était toujours en vigueur en Asie Mineure au début du IIe siècle puisque dans la fameuse lettre que Pline envoie à Rome en tant que gouverneur de Bythinie pour mettre l’empereur Trajan au courant de son action judiciaire contre les chrétiens, la reprise du commerce de la viande des victimes sacrifiées est présentée comme une conséquence positive des apostasies que l’instruction a entraînées. Pline pense avoir ainsi remédié à la large défection des achats qu’il avait constaté avant les poursuites engagées contre les chrétiens361.

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X. Levieils, « Juifs et Grecs dans la communauté johannique », Bib 82 (2001), p. 70-72. 1 Co 8, 8. 10 ; 10, 19. 23-27; Rm 14, 2. 6. 14. 20. Jn 9, 22 ; 12, 42 et 16, 2. Pline, Ep. X, 96, 10.

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La forte influence juive présente dans la communauté johannique explique la permanence d’une tentation judaïsante au sein de certaines églises d’Asie, tentation révélée par les lettres qu’Ignace d’Antioche adressa aux fidèles de Magnésie et de Philadelphie362. Contrairement aux docètes visés dans les autres lettres, Ignace ne considérait pas les judaïsants comme des hérétiques, mais comme des disciples égarés. Ce n’est pas leur christologie qui est en cause mais les conséquences pratiques de leur attachement aux coutumes juives. Ils agissaient à l’intérieur de la communauté et ont même fait peser une menace de division à Philadelphie363. Ignace reproche à ces croyants de persister à vivre selon la Loi364. A Magnésie, ils paraissent attachés au repos sabbatique365. L’adoption d’un mode de vie juif et le peu d’importance qu’ils accordent au titre de « chrétien » font que l’évêque d’Antioche juge leur attitude comme n’étant pas conforme à l’esprit du christianisme366. Il condamne sans appel ce mélange des pratiques juives avec la foi chrétienne : Il est absurde de parler de Jésus-Christ et de judaïser. Car ce n’est pas le christianisme qui a cru au judaïsme, mais le judaïsme au christianisme en qui s’est réunie toute langue qui croit en Dieu.367

Les avertissements lancés aux Philadelphiens sont tout aussi fermes : Si quelqu’un vous interprète (l’Ecriture) selon le judaïsme, ne l’écoutez pas. Car il est meilleur d’entendre le christianisme de la part d’un homme circoncis, que le judaïsme de la part d’un incirconcis.368

Si cette formule n’est pas un simple effet rhétorique, elle laisse entendre que des chrétiens d’origine païenne ont été séduits par les conceptions judaïsantes de la foi chrétienne et en sont même devenus d’ardents propagateurs. Les judaïsants de Philadelphie étaient très attachés à ce que l’enseignement prodigué dans l’église soit solidement fondé sur les Ecritures juives. Ignace avait lui-même été confronté à leurs exigences scripturaires :

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C. Trevett, Ignatius, p. 184-193, établit la possibilité d’un lien entre les communautés de l’Apocalypse de Jean et les erreurs combattues par Ignace, le johannisme étant présenté comme un judéo-christianisme hostile au paulinisme dont Ignace était l’un des continuateurs. Mais il ne semble pas que l’opposition du johannisme au paulinisme ait été aussi radicale, voir X. Levieils, « Juifs et Grecs », p. 60-67. C. Trevett, Ignatius, p. 172-173. Ignace, Ad Magn. 8, 1. Ibid., 9, 1. Ibid. 10, 1. Ibid. 10, 3. Id., Ad Phil. 6, 1.

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J’en ai entendu qui disaient : « Si je ne le trouve pas dans les archives (Pñ÷åßïéò)369, je ne le crois pas dans l’Evangile ». Et quand je leur disais : « C’est écrit », ils me répondirent : « C’est là la question ».370

Ces judaïsants semblaient donc très scrupuleux en ce qui concernait l’interprétation de la Loi et des textes prophétiques. Il apparaît que l’Ancien Testament371 restait pour eux la référence absolue en matière de foi et de discipline et que l’adhésion au message évangélique était conditionnée par la reconnaissance au préalable de l’autorité suprême des Ecritures de l’Ancienne Alliance. Ce crédit accordé à l’Ancien Testament se retrouve dans tous les témoins « orthodoxes » de la littérature chrétienne asiate des Ier et IIe siècles372 et il est évident que cela est dû aux racines judéo-chrétiennes du christianisme asiate. L’attitude de Papias de Hiérapolis, qui récoltait oralement les traditions apostoliques373, témoigne de l’attachement des chrétiens d’Asie à la matrice judéo-chrétienne de leur foi. Ce respect de l’héritage juif a certainement prolongé, pour l’identification des chrétiens par les païens, des critères culturels assez proches du judaïsme. Ce n’est sans doute pas un hasard si le marcionisme est apparu en Asie. Bien que la pensée de Marcion se soit surtout manifestée à partir de son séjour à Rome (où il arriva vers 135-140), son élaboration date de sa résidence en Asie374. Le rejet inconditionnel par Marcion des Ecritures juives et du Dieu qu’elles présentent peut se comprendre comme la traduction d’une volonté de rompre totalement avec un héritage dont l’Eglise était encore trop imprégnée à son goût. Cette proximité d’identité a également entraîné des réactions radicales de la part des Juifs d’Asie, comme le montre la relation du martyre de Polycarpe où les Juifs sont présentés comme manifestant ostensiblement leur hostilité contre l’évêque : ils aident les païens à former les fagots du bûcher dressé pour Polycarpe et ils interviennent auprès des autorités romaines pour empêcher les disciples de récupérer son corps375. Ce rôle actif dans la persécution que l’auteur fait jouer aux Juifs

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Sur le sens d’« Ecriture sainte » à attribuer à ce mot, voir W. R. Schoedel, « Ignatius and the Archives » HTR 71 (1978), p. 97-106 ; Ignatius of Antioch. A Commentary of the Letters of Ignatius of Antioch, Philadelphie, 1985, p. 207-209 ; C. Trevett, Ignatius, p. 174-179. Ignace, Ad Phil.8, 2. C. Trevett, Ignatius, p. 193 estime probable que les archives incluaient aussi des écrits apocalyptiques et pseudépigraphiques qui ne faisaient pas partie du canon juif. Sur la réception de l’Ancien Testament dans la chrétienté asiate, voir F. Blanchetière, Christianisme asiate, p. 189-191. Eusèbe, HE III, 39, 3-4. F. Blanchetière, Christianisme asiate, p. 128-129. Marcion était originaire de Sinope, cité côtière du Pont. Mart. Polyc. 13, 1 ; 17, 2 et 18, 1.

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répond au souci apologétique de souligner l’apostasie et l’endurcissement du peuple juif. Sur le plan historique, cette prise de position antichrétienne peut correspondre à une volonté proche de celle exprimée par les communautés juives face à la mission paulinienne. Il s’agissait ici encore d’établir aux yeux des païens une nette ligne de démarcation entre eux et les chrétiens qui, bien qu’organisés de façon totalement autonome, restaient très proches du particularisme juif en alimentant leur piété à la lecture des mêmes textes sacrés, en professant leur foi dans le même Dieu et en s’inspirant du même calendrier pour leurs célébrations liturgiques376. Cette proximité liturgique se remarque surtout en Asie au sujet de la célébration pascale. Les églises d’Asie étaient fermement attachées à fêter Pâques le 14 nisan et ceci en dépit des décisions conciliaires qui imposèrent la pratique dominicale. Après s’être réuni avec ses collègues d’Asie, l’évêque d’Ephèse, Polycrate, écrivit une lettre à l’église de Rome dans laquelle, faisant office de porte-parole de la chrétienté asiate, il justifiait la pratique quartodécimane en citant comme autorité à l’appui de cette tradition toutes les grandes figures qui l’avaient observée avant lui377. Cette lettre révèle que toute l’Asie, qui faisait corps derrière la proclamation de Polycrate, respectait la pratique juive traditionnelle pour célébrer Pâques. Ce serait une erreur de considérer que le christianisme asiate était uniquement judéo-chrétien, mais il est indéniablement marqué par ses origines. Ainsi peut-on considérer que l’« attachement de l’Asie à l’usage quartodéciman de la célébration pascale est une preuve de cette influence persistante des Judéo-chrétiens »378. La Pâque quartodécimane fut observée jusqu’au IIIe siècle dans le courant duquel elle finit par céder le pas à l’observance dominicale, toutefois pas de façon universelle car elle resta de vigueur dans les communautés montanistes et novatiennes, même au-delà du concile de Nicée379.

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Les mêmes traits antijuifs se retrouvent dans la Passion de Pionius 3-4 qui raconte le martyre de ce chrétien à Smyrne en 250. La Passion (13, 1) nous apprend que pendant la persécution de Dèce, durant laquelle souffrit Pionius, les Juifs de Smyrne offraient aux chrétiens de la ville la possibilité de rallier la synagogue. La proximité doctrinale paraissait encore assez étroite pour que les Juifs estiment ces conversions possibles. Eusèbe, HE V, 24, 2-8. F. Blanchetière, Christianisme asiate, p. 228 ; voir aussi p. 266. Ibid., p. 419.

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1.4.3 La Macédoine et l’Achaïe Les circonstances de la pénétration du christianisme en Macédoine et en Achaïe ont également fourni des occasions de confusion entre Juifs et chrétiens. Il est assez aisé de les repérer à partir des informations que nous communiquent les Actes sur le périple missionnaire de Paul dans ces régions. Les synagogues constituèrent évidemment le point de chute de l’apôtre dans toutes les cités où il annonça l’Evangile, que ce soit à Philippes380, à Thessalonique381, à Bérée382, à Athènes383 et bien sûr à Corinthe. Le cas de Bérée s’avère particulièrement intéressant car Luc nous dit que les Juifs étaient bien disposés et que « beaucoup d’entre eux crurent », ce qui indique qu’une grande partie de la communauté opta pour l’interprétation chrétienne des Ecritures. Cette présentation positive que font les Actes de l’évangélisation de Bérée, dans laquelle les Juifs jouissent d’une faveur inaccoutumée, donne à penser que ces derniers ont joué un rôle de premier plan dans l’essor de la communauté locale. La synagogue de Bérée, qui fournissait une base solide à la diffusion de l’Evangile dans la cité, pouvait nettement apparaître aux yeux des païens comme la source du message évangélique. La frange des judaïsants fréquentant la synagogue fut à chaque fois touchée par la prédication évangélique, telles les femmes de Philippes, parmi lesquelles on compte Lydie « femme craignant Dieu » (ãõíx óåâïìÝíç ô’í èåüí)384, la « multitude de Grecs craignant Dieu » (óåâïìÝíùí FÅëëÞíùí) de Thessalonique385, les « femmes grecques de rang honorable » et les « hommes en assez grand nombre » de Bérée386, dont les origines ne nous sont pas indiquées mais parmi lesquels on peut assurément compter des craignant-Dieu, conformément à la logique de présentation de Luc. Seuls les craignant-Dieu d’Athènes font exception car Paul ne semble pas avoir eu tellement plus de succès à la synagogue que sur l’agora et l’Aréopage de la ville387.

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Ac 16, 13. Ibid. 17, 1. Si Paul et Silas ne s’attardèrent pas à Amphipolis et à Apollonie, qui sont pourtant bien situées sur l’axe de la via Egnatia, c’est assurément parce qu’ils n’y trouvèrent aucune assemblée juive. Ibid. 17, 10. Ibid. 17, 17. Ibid. 16, 14a. Ibid. 17, 4. Le texte occidental des Actes (suivi par la Vulgate) propose une leçon un peu différente disant que « beaucoup de craignant Dieu furent persuadés par l’enseignement, ainsi qu’un grand nombre de Grecs (ðïëëïß ô§í óåâïìÝíùí êár FÅëëÞíùí ðëyèïò ðïëý) et non peu de femmes des principaux (citoyens de la ville) ». dans un cas comme dans l’autre, les óåâüìåíïé désignent forcément des personnes rentrant dans la catégorie des craignant-Dieu. Ibid. 17, 12. Ibid. 17, 17.

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Certaines églises de Macédoine et d’Achaïe, comme Philippes et Corinthe, n’échappèrent pas à l’influence judaïsante, bien que celles-ci fussent en majorité composées de disciples d’origine grecque388. A Philippes, cette contamination a été exercée dans la communauté par l’intermédiaire de païens que Paul qualifie sans ménagement de « chiens » et de « faux circoncis »389. La diffusion de ces idées, qui occasionna des dissensions dans la communauté390, a certainement trouvé des accroches dans le fonds juif des premières craignant-Dieu converties et a pu ainsi perpétuer dans le regard du monde extérieur la nature juive de l’identité chrétienne. A Corinthe, l’esprit de parti révélé par 1 Co facilita sûrement l’introduction de ces influences judaïsantes391. L’identification des adversaires de 2 Co (rédigée vers 56-57) n’est pas aisée et a suscité bien des hypothèses392. Mais il est indéniable que la propagande de ces opposants revêtait un caractère judaïque393. Le ton polémique adopté par Paul en 2 Co 3, 3-17 montre que ses adversaires, qui se targuaient de leurs origines juives394, exaltaient la Loi comme don divin, glorifiaient Moïse en tant que récepteur de ce don et fondaient leur enseignement sur une compréhension littérale des Ecritures. Etant donné le crédit qu’attribuaient les Juifs et les craignant-Dieu à la Loi, il n’est pas étonnant que les propagateurs de cette foi judaïsante aient pu faire passer leur message à Corinthe, contribuant ainsi à entretenir chez certains 388

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Ac 16, 14-15. 29-32. Paul parle en Rm 15, 26-27 des églises de Macédoine (et en premier lieu de Philippes) comme d’églises issues des nations. Tous les noms contenus dans l’Epître aux Philippiens sont grecs ou latins (2, 25 et 4, 2-3). Pour Corinthe, cette composition est principalement suggérée par le rapport établi entre les « faibles » et les « forts » au bénéfice de la liberté de ces derniers à propos de la consommation des idolothytes (1 Co 8, 1-13 ; 10, 15-33 ; voir aussi 1, 22-24). M. D. Nanos, The Mistery of Romans. The Jewish Context of Paul’s Letter, Minneapolis, 1996, p. 85-165, contre l’avis de la majorité des exégètes, a identifié les « faibles » de Rm aux Juifs non-convertis, mais il ne peut être suivi dans cette voie comme le montre R. A. J. Gagnon, « Why the "Weak" at Rome Cannot Be NonChristian Jews », CBQ 62 (2000), p. 64-82. Un autre indice sérieux de cette prédominance gréco-latine est la dénonciation des vieilles habitudes de libertinage contre lesquelles les Corinthiens convertis avaient visiblement du mal à lutter (1 Co 5, 1 ; 6, 9-18 ; 7, 2 ; 11, 2122 ; voir aussi 2 Co 6, 14-18 et 12, 21). Ph 3, 1-6. Ibid. 1, 27 ; 2, 2-4. 14 et 3, 16. 1 Co 1, 10-16 et 3, 4-5. Les principales tendances exégétiques sont exposées par D. Georgi, The Opponents of Paul, p. 1-9. Pour sa part, l’auteur identifie ces opposants à des Juifs chrétiens hellénisés utilisant les méthodes de propagande du èåsïò PíÞñ hellénistique (voir p. 315-319). C. K. Barrett, « Christianity at Corinth », BJRL 46 (1964), p. 286-297 ; « ØÅÕÄÁÐÏÓÔÏËÏÉ (2 Cor 11, 13) » dans Mélanges bibliques en hommage au R. P. Béda Rigaux. Ed. A. Descamps et A. de Halleux, Paris, 1970, p. 377-396 et « Paul’s Opponents in II Corinthians », NTS 17 (1971), p. 233-254. Dans ce dernier article, C. K. Barrett discerne à Corinthe deux partis différents : un parti de judaïsants fidèle à la ligne palestinienne et un parti de gnostiques libertins, ces deux groupes ayant été influencés par des Juifs convertis. 2 Co 11, 22.

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chrétiens un langage et des comportements inspirés du judaïsme. La description que font les Actes de l’activité d’Apollos à Corinthe confirme cet état des choses en disant « qu’il fut, par la grâce de Dieu, d’un grand secours aux fidèles, car la force de ses arguments avait raison des Juifs en public, quand il prouvait par les Ecritures que le Messie, c’était Jésus »395. Le récit sous-entend que ce sont d’abord les croyants qui bénéficièrent du ministère d’Apollos, ministère qui était exercé publiquement, c’est-à-dire dans la synagogue que Juifs et craignant-Dieu convertis étaient toujours tentés de fréquenter. Malgré l’impact certain de ces missionnaires, Paul reste optimiste quant à l’évolution de la situation396. Les Actes, lorsqu’ils racontent le troisième séjour de Paul à Corinthe397, n’évoquent qu’une période de trois mois en Grèce et le complot ourdi par les Juifs qui contraignit l’apôtre à changer son itinéraire de retour398. Cette persistance de l’hostilité des Juifs de Corinthe indique que la présence de Paul a sans doute contribué au recul de l’influence qu’ils avaient pu exercer sur la communauté chrétienne grâce à la valeur que les apôtres juifs avaient redonnée à l’observance de la Loi. Nous ne retrouvons les conditions de vie intérieure de l’église de Corinthe que vers 100, date à laquelle elle reçoit une lettre en provenance de Rome rédigée par Clément. Cette épître était motivée par les graves problèmes de division qui agitaient la communauté. L’usage que Clément fait des écrits de Paul révèle que les Corinthiens reconnaissaient leur autorité, ce qui peut être considéré comme un indice des limites de la propagande judaïsante à Corinthe et d’une résolution du problème en un sens favorable à l’Apôtre après son troisième séjour dans la ville. La lettre de Clément ne fournit aucun élément permettant de penser qu’un dissentiment entre Grecs et Juifs convertis aurait causé ou alimenté ces problèmes communautaires399. Il ne serait donc pas très prudent de reconstituer le conflit interne de l’église de Corinthe au temps de Clément en donnant au problème judaïsant du temps de Paul une valeur rétroactive, alors qu’une quarantaine d’années sépare les deux événements et que les conditions d’existence du christianisme ne sont plus aussi étroitement liées à la Synagogue à la fin du Ier siècle. 395 396 397

398 399

Ac 18, 27b-28. 2 Co 2, 5-11 et 7, 4-16. Ac ne relate que deux séjours à Corinthe mais 2 Co 12, 14 et 13, 1 montrent qu’une visite intermédiaire a eu lieu. Ac 20, 3. Ni la composition de l’église, ni les causes de dissension n’apparaissent clairement dans la lettre. Les propos de Clément, qui dénoncent la jalousie et l’envie comme cause de division dans l’Eglise et expose les mérites de la repentance et de l’humilité pour la restauration de l’unité, restent très généraux. Le réemploi des thèmes de l’unité du corps, du respect que doivent les « forts » aux « faibles » (37, 5-38, 2 ; voir aussi 46, 7) et la référence aux divisions du temps de Paul (47, 3-4) ne sont plus aussi significatifs à une heure où les textes de Paul étaient devenus normatifs.

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La confrontation des chrétiens avec la population et les autorités s’inscrit également dans le cadre de cette insertion primitive du christianisme dans la religion juive. La prédication chrétienne pouvait être interprétée, à l’instar de la foi juive, comme une manifestation religieuse en contradiction avec la loi et les traditions romaines. Ainsi, dans la colonie romaine de Philippes, Paul trouva une petite communauté « hors de la porte, au bord d’une rivière où l’on avait l’habitude de faire la prière »400, sans doute le Gangites qui coulait à environ deux kilomètres au sud de la ville. Cette situation à l’écart montre que le culte juif n’était pas reconnu par les autorités de la cité. Par ailleurs, le texte présente l’assistance comme étant uniquement composée de femmes, ce qui a conduit à penser que les Juifs n’étaient pas assez nombreux à Philippes pour pouvoir constituer une synagogue, d’où l’utilisation du terme un peu plus vague de ðñïóåõ÷Þ (vv. 13 et 16) pour qualifier l’assemblée401. Les prescriptions rabbiniques prévoyaient en effet la présence minimale de dix hommes adultes pour établir une synagogue402 et d’après les données du récit lucanien, cette condition n’était vraisemblablement pas remplie à Philippes. Il est possible d’expliquer cette absence en lien avec la décision récente de l’empereur Claude d’expulser tous les Juifs de Rome à cause des désordres religieux dont ils étaient la cause403, décision sur laquelle les autorités de cette colonie romaine ont fort bien pu s’aligner. Il n’est donc pas surprenant que le culte juif se trouvât ainsi marginalisé dans une ville soumise aux mêmes droits et devoirs que les citoyens résidant à Rome et en Italie. L’hostilité des habitants de Philippes à l’égard des Juifs apparaît clairement dans l’accusation portée un peu plus tard contre Paul et Silas qui sont présentés devant les magistrats de la colonie comme des « Juifs qui annoncent des coutumes qu’il ne nous est pas permis, à nous Romains, ni de recevoir ni d’appliquer » (v. 21). Cette charge fut jugée assez grave pour que les deux hommes soient battus de verges et jetés en prison, ce qui se comprend bien en fonction du discrédit qui frappait les Juifs après le décret impérial. Bien que les chrétiens de l’église de Thessalonique fussent principalement d’origine païenne404, l’hostilité que les habitants de la cité concevaient à leur égard était toutefois alimentée par des conceptions messianiques –présentant Jésus comme roi– forcément en relation avec la foi et les Ecritures juives405.

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Ac 16, 13. E. Jacquier, Les Actes des Apôtres, Paris, 21926, p. 487-488 ; F. F. Bruce, Acts, p. 310-311 ; J. A. Fitzmyer, The Acts of the Apostles, New York, 1998, p. 585. PAbôt 3, 7. Suétone, Claude 25, 11. Ac 20, 4 ; 1Th 1, 9 ; 2, 14 et 4, 3-5. Ac 17, 6-7 ; voir 1Th 2, 14.

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Nous avons déjà vu, en examinant le processus d’évangélisation dans lequel étaient impliqués les craignant-Dieu, que la situation des chrétiens à Corinthe pouvait facilement conduire les païens à confondre ceux-ci avec les Juifs406. Cette confusion se révéla nettement à l’occasion de l’action en justice au cours de laquelle Paul fut amené à répondre de ses activités devant Gallion, le proconsul d’Achaïe. Corinthe, colonie romaine depuis 44 av. J.-C., était devenue capitale de l’Achaïe en 27 av. J.-C et, en tant que telle, résidence du proconsul chargé du gouvernement de la province. Le récit des Actes nous dit que les Juifs de Corinthe « d’un commun accord » s’en prirent violemment à l’apôtre et le traînèrent devant le tribunal du proconsul, où ils l’accusèrent d’inciter « les hommes à adorer Dieu d’une façon non conforme à la loi » (Ac 18, 13). Cette formulation laisse planer une ambiguïté sur le sens qu’il faut accorder au mot íüìïò. Doit-on comprendre que les Juifs considéraient le culte chrétien contraire à la loi juive ou bien à la loi romaine ? De toute évidence, Luc a volontairement maintenu cette ambiguïté qui s’inscrit dans le cadre de sa démarche littéraire et théologique consistant à montrer que la foi chrétienne ne s’oppose ni à l’une ni à l’autre, comme finit par le révéler la décision de Gallion. Ce faisant, il restitue la réalité historique du moment et sans doute la stratégie des accusateurs de Paul, car ceux-ci, en faisant valoir cette atteinte à la loi juive, faisaient par-là même entendre que l’on s’en prenait à la loi romaine qui, depuis Jules César, reconnaissait et protégeait le culte juif. En se réclamant ainsi du respect de la coutume juive, les Juifs de Corinthe pensaient obtenir de l’autorité romaine une décision officielle et légalement fondée contre le culte chrétien qui ne pourrait plus par la suite se réclamer de la protection reconnue par la loi romaine au judaïsme. Mais Gallion ne suivit pas la plainte des Juifs. Il ne laissa pas le temps à Paul de se justifier et proclama qu’il n’avait pas à se prononcer sur cette affaire : S’il s’agissait d’un délit (PäßêçìÜ) ou de quelque méfait éhonté (ñuäéïýñãçìá ðïíçñüí), je recevrais votre plainte, ô Juifs, comme de raison ; mais puisque vos querelles concernent une doctrine (ëüãïõ), des noms (“íïìÜôùí) et la loi qui vous est propre (íüìïõ ôï™ êáè’ ›ìOò), cela vous regarde ! Je ne veux pas, moi, être juge en pareille matière.407

Le proconsul refuse de porter un jugement car il considère que le motif de l’accusation n’entre pas dans le cadre des procédures criminelles qu’il est habilité à instruire. Gallion se cantonne dans son rôle de magistrat civil en constatant que le différend porte sur des questions internes au judaïsme. Les

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Supra p. 36-38. Ac 18, 14b-15.

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mots ëüãïò et –íïìá évoquent le charabia perçu par Gallion à l’écoute de la plainte des Juifs. Il s’estime incompétent pour juger des questions touchant vraisemblablement au lien entre l’emploi des Ecritures juives et la prédication messianique de Paul, ëüãïò évoquant l’interprétation des livres saints et –íïìá la polémique autour du « Christ » et de ses disciples. Les mots traduisant l’incompréhension de Gallion nous fournissent ce que fut l’axe majeur de l’accusation : pouvait-on bénéficier du statut légal reconnu aux Juifs si l’on se disait chrétien et que, en rupture avec les conceptions religieuses des Juifs de la ville, l’on constituait une autre synagogue ? Le proconsul ne donne pas suite au procès dont l’objet, selon lui, ne concerne pas directement la loi romaine. Les arguments utilisés par les Juifs, qui cherchaient sans doute à mettre en évidence la constitution d’une assemblée religieuse illégale, ne lui paraissent pas déterminants en ce qui concerne le maintien de l’ordre public. L’affaire relève de la religion juive et la question du culte chrétien concerne plus la synagogue que son tribunal. Malgré l’adjonction de nombreux Grecs à la communauté chrétienne, ce problème est donc considéré comme intéressant directement la religion juive et doit par conséquent être réglé d’après les critères de la loi juive. Gallion ayant statué sur cette affaire en présence des deux parties, le récit nous dit ensuite qu’« il les renvoya du tribunal » et que « tous se saisirent alors de Sosthène, chef de la synagogue ; ils le rouaient de coups devant le tribunal ; mais Gallion ne s’en souciait absolument pas » (v. 17). Le simple ðÜíôåò retenu pour l’établissement du texte des Actes n’apporte aucune précision sur les auteurs de ce tumulte. On peut tout au plus avancer qu’il fait référence à la foule ayant assisté au procès qui, selon l’usage, s’était tenu sur la place publique. L’adjectif peut donc aussi bien s’appliquer aux Juifs qu’aux Grecs qui ont formé l’assistance. Ce passage a été compris aussi bien dans un sens que dans l’autre puisque les manuscrits offrent des variantes soutenant les deux possibilités. Remarquons toutefois que ce sont des manuscrits récents qui retiennent la leçon ðÜíôåò ïj EÉïõäásïé408 et que celle-ci ne va pas sans poser des problèmes d’interprétation. Pour quelle raison les Juifs se seraient-ils ainsi saisis de leur coreligionnaire ? Peut-être, s’estimant floués et humiliés, se sontils retournés contre le chef de la synagogue parce que la démarche judiciaire, qu’il a sans doute conduite, a échoué. Mais il est très improbable que les Juifs aient mené en public une action violente contre l’un des leurs, de surcroît contre leur propre leader. Peut-on penser que ce Sosthène, comme le suggère 1 Co 1, 17, se soit converti au christianisme et que les Juifs aient mal supporté la conversion, après celle de Crispus, d’un second dirigeant de la synagogue ? Cela est également peu probable dans la mesure où le lien entre la persécution et le jugement de Gallion n’apparaît pas clairement. Même s’ils étaient déçus 408

E. Jacquier, Actes des Apôtres, p. 554 ; J. A. Fitzmyer, The Acts of the Apostles, p. 630.

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par la sentence, l’attitude des Juifs se retrouvait en totale contradiction avec la volonté de présenter les chrétiens comme de potentiels perturbateurs. L’accusation aurait risqué de se retourner contre eux. D’ailleurs, Gallion ne réagit pas, alors que l’atteinte à l’ordre public est manifeste409. Il est aussi curieux que Luc n’ait pas précisé la situation religieuse de Sosthène, d’autant plus que le récit des Actes ne nous apporte plus aucun renseignement sur lui après cet épisode. Le texte occidental et les manuscrits byzantins proposent la leçon ðÜíôåò ïj GÅëëçíåò410 qui donne au récit son sens le plus vraisemblable. Les Grecs ont profité de la sentence rendue par Gallion pour laisser libre cours à leurs sentiments antijuifs en battant Sosthène, le principal représentant de la communauté juive de Corinthe. Quel élément a déclenché ce mouvement spontané de violence ? L’emploi du verbe Pðåëáýíù fait entendre que les Juifs ont résisté à leur renvoi du tribunal. Les licteurs furent sans doute obligés d’exercer une pression pour forcer à évacuer les Juifs qui venaient d’être mécontentés par la décision du proconsul. Cette situation était susceptible de créer une tension entre les Juifs et les Grecs, ces derniers ne supportant pas la mauvaise volonté des premiers à l’égard du jugement rendu par Gallion, le représentant de l’autorité romaine et le garant de la paix civile à Corinthe et dans la province. Le contexte dans lequel eut lieu le procès de Paul permet aussi de comprendre pourquoi les Grecs ont réagi ainsi. Rappelons que les Juifs de Rome venaient d’être expulsés par l’empereur Claude lui-même et que cette attitude sévère jetait un discrédit officiel sur les Juifs de l’Empire, particulièrement dans les colonies romaines. Cela était d’autant plus vrai à Corinthe que la présence de quelques-uns uns de ces expulsés dans la cité correspondait à une recrudescence du prosélytisme auprès des Grecs411, les Corinthiens ne faisant pas la différence entre tenants de la doctrine chrétienne et Juifs fidèles à la tradition. L’indifférence de Gallion à l’égard du tumulte s’explique par son mépris de la religion juive. Son attitude pendant le procès montre qu’il ne s’intéressait pas du tout aux problèmes liés à l’exercice de cette religion étrangère. Elle suggère plutôt qu’il considérait le judaïsme comme appartenant au domaine de la superstition, partageant en ce domaine l’opinion de son frère Sénèque412 et de la plupart des membres des classes sociales supérieures. Son devoir venait d’être officiellement accompli. Ce qui 409

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I. H. Marshall, The Acts of the Apostles, Leicester-Grand Rapids, 1986, p. 298-299 pense que Sosthène a été soumis à la peine des quarante coups moins un (voir 2 Co 11, 24), ce qui expliquerait l’abstention de Gallion qui appliquait ainsi son principe de non intervention dans les questions relatives à la religion juive. Mais cette punition n’aurait pas été ainsi infligée devant le tribunal du proconsul et la scène évoque plus un tumulte improvisé que l’application concertée d’une mesure disciplinaire. C. K. Barrett, The Acts of the Apostles, T2, Edimbourg, 1998, p. 875. Ac 18, 2. 4 et 8. Supra p. 43, n. 169.

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se passait hors de son tribunal était la traduction d’un sentiment général auquel il adhérait et qui, d’une certaine façon, manifestait l’attachement de la population locale aux décisions de l’autorité romaine. Sans doute Gallion n’aurait-il pas plus réagi si la foule s’en était prise à Paul. Ce texte des Actes est riche d’enseignement dans la mesure où il permet d’établir que la foi chrétienne était perçue par les autorités romaines comme une réalité inhérente à la religion juive. Même si l’église était contestée par la synagogue locale, la loi romaine lui permettait d’évoluer sous la protection du statut reconnu au judaïsme413. Le tumulte de Corinthe montre que la diffusion du christianisme pouvait servir de prétexte aux païens pour manifester leur hostilité à l’égard des Juifs. Le devenir du christianisme dans la péninsule grecque est presque impossible à reconstituer à cause du peu de documents relatifs aux églises de la région pour les IIe et IIIe siècles414. Nous pouvons tout au moins noter en relation avec le sujet qui nous intéresse que l’église grecque n’a fait aucune difficulté en ce qui concerne la célébration pascale et s’est toujours retrouvée dans le camp des observants du dimanche et du comput chrétien415. Les possibilités de confusion avec le judaïsme sont surtout décelables pour le Ier siècle. Les églises de Macédoine et de Grèce, grâce à l’origine de leur population et la rapide assimilation de la pensée hellénique416, se sont ensuite rapidement dégagées de toute influence judéo-chrétienne.

1.4.4 L’Egypte Les origines de l’église d’Alexandrie (et de l’Egypte) baignent dans une obscurité presque totale. Elle ne sort vraiment de l’ombre qu’à la fin du IIe siècle avec le didascalée d’Alexandrie, dirigé sous le règne de Commode par

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A. N. Sherwin White, Roman Society and Roman Law, p. 99-104 ; B. W. Winter, « Gallio’s Ruling on the Legal Status of Early Christianity (Acts 18 : 14-15) », TyB 50 (1999), p. 213224. Y. Duval et L. Pietri dans Histoire du christianisme, T2, p. 146-149. Bacchyle, évêque de Corinthe au temps de la controverse pascale, a adhéré à la pratique dominicale (Eusèbe, HE V, 23, 4). C’est ce que laisse penser la culture de l’apologiste Athénagore présenté dans le titre de sa Supplique comme « Athénien », voir B. Pouderon, Athénagore d’Athènes, philosophe chrétien, Paris, 1989, p. 23-25 ; « Athénagore chef d’école. A propos du témoignage de Philippe de Sidè », SP vol. 26, 1993, p. 169-170 ; « Réflexion sur la formation d’une élite chrétienne au IIe siècle : les "écoles" d’Athènes, de Rome et d’Alexandrie » dans Les Apologistes chrétiens et la culture grecque. Ed. B. Pouderon et J. Doré, Paris, 1998, p. 245248. Clément d’Alexandrie dit en Strom. I, 11, 2 qu’il a rencontré son premier maître chrétien en Grèce, où a sans doute eu lieu sa conversion.

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Pantène417. Durant cette même période surgit, à la tête d’une église déjà solidement organisée, la figure de Démétrios418, le premier évêque d’Alexandrie qui soit pour nous autre chose qu’un nom. Cette église n’est évidemment pas le produit d’une génération spontanée. Il est inconcevable qu’Alexandrie n’ait pas été touchée par le message évangélique avant la fin du IIe siècle. Il semble au contraire normal que la seconde métropole de l’Empire ait reçu l’Evangile de bonne heure, à l’instar de Rome et d’Antioche. Et ceci paraît d’autant plus plausible que la communauté juive d’Alexandrie était autrement plus importante que celles de Rome et d’Antioche. Cette communauté, depuis longtemps établie à Alexandrie, était nombreuse419 et très active économiquement420. Depuis le IIe siècle av. J.-C., les Juifs bénéficiaient d’un politeuma qui leur permettait de s’organiser de façon pratiquement autonome, sous la direction d’un ethnarque jusqu’en 11 ap. J.-C., puis d’un conseil de soixante et onze anciens qui, à partir de cette date, devint l’instance dirigeante421. La théorie longtemps restée classique pour expliquer ce mystérieux silence sur les origines de l’église d’Egypte fut celle de W. Bauer422. Il mettait en avant l’importance du gnosticisme dans le christianisme égyptien des deux premiers siècles. Cette évolution en marge de l’orthodoxie naissante expliquerait le silence des sources sur le christianisme égyptien de cette période. Les conclusions de W. Bauer ont toutefois été critiquées, notamment par C. H. Roberts dont les études papyrologiques ont contribué à réorienter la recherche vers un milieu originel juif423. La thèse de cette matrice juive du christianisme alexandrin a rencontré un écho favorable auprès de la plupart des historiens424. 417

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Eusèbe, HE V, 10, 1. L’historien a puisé ce qu’il sait de Pantène et du didascalée chez Clément d’Alexandrie qui, dit-il, « fait nominativement mention, dans les Hypotyposes [aujourd’hui disparues] qu’il a composées, de Pantène, comme de son maître… » (V, 11, 2), et chez Origène qui présenta Pantène comme l’un de ses prédécesseurs dans l’étude de la pensée hellénique (VI, 19, 13). Sur la réalité, quelquefois remise en cause, de ce didascalée à la fin du IIe siècle, voir A ; Le Boulluec dans Histoire du christianisme, T1, p. 535-543. Eusèbe, HE V, 22 ; Chron. ad annum 189 (éd. Helm, p. 209 ; éd. Karst, p. 223). L’estimation reste difficile mais selon Philon, In Flacc. 55 les Juifs étaient majoritaires dans deux des cinq districts de la ville. Le même auteur parle, sans doute avec quelque exagération, d’un million de Juifs pour toute l’Egypte (ibid. 43). Ibid. 57. E. M. Smallwood, Jews, p. 224-227 ; E. Schürer, History, T3. 1, p. 92-94. W. Bauer, Rechtgläubigkeit und Ketzerei im ältesten Christentum, Tübingen, 21964, p. 49-64 (1ère édition : 1934). C. H. Roberts, Manuscript, Society and Belief in Early Christian Egypt, Londres, 1979. Bibliographie et arguments sont réunis par C. Cannuyer, « L’ancrage juif de la première église d’Alexandrie », Le Monde Copte 23 (1995), p. 31-46. Voir B. A. Pearson, « Earliest Christianity in Egypt : Some Observations » dans The Roots of Egyptian Christianity. Ed. B. A. Pearson and J. E. Goehring, Philadelphie, 1986, p. 137-159 ; « Christians and Jews in First-Century Alexandria », HTR 79 (1986), p. 206-216 ; A. F. J. Klijn, « Jewish Christianity

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Ceux qui professaient leur foi en Christ ont donc dans un premier temps épousé le destin de la diaspora juive d’Alexandrie. Ainsi ont-ils certainement été touchés par la répression romaine de 66 résultant d’un nouvel affrontement entre Juifs et Grecs sur la question récurrente des droits civiques425. J. Mélèze Modrzejewski a défendu l’hypothèse que le basculement du christianisme alexandrin vers une existence autonome se serait principalement opéré à l’occasion de la révolte juive qui eut lieu pendant le règne de Trajan (115117)426. A. Jakab s’est récemment opposé à cette reconstitution des faits, considérant que le manque de documents relatifs à cette période ne permettait pas d’apporter les preuves concrètes d’une telle évolution. Plutôt que d’expliquer l’apparition d’une église grecque à partir de la violente rupture que le tumultus judaicus aurait représenté pour le christianisme alexandrin, A. Jakab estime que le christianisme alexandrin des origines était constitué de plusieurs tendances qui s’inséraient « dans un ensemble plus vaste, dynamique et encore en perpétuel mouvement qu’[était] la communauté chrétienne avant son "institutionnalisation" ». Courants gnostiques, « orthodoxes » (représenté par la Prédication de Pierre, les Sentences de Sextus et les Actes de Jean) et judéo-chrétien se seraient ainsi côtoyés aux Ier et IIe siècles427. Mais il reste valable que la tragique diminution de la diaspora juive consécutive à la répression de cette sédition a inévitablement entraîné l’affaiblissement des groupes judéo-chrétiens qui évoluaient en son sein ou sur ses marges. Suivant la source grecque et anonyme utilisée par Eusèbe de Césarée, l’insurrection éclata à Cyrène et provoqua l’exode massif des Grecs de la cité vers Alexandrie. Là, les réfugiés s’emparèrent des Juifs et les massacrèrent428, autant par vengeance que pour les empêcher d’apporter un appui à leurs frères révoltés. Comme le note J. Mélèze Modrzejewski : « On ne leur a certainement pas demandé à cette occasion s’ils étaient restés juifs ou devenus chrétiens »429. Le général romain Marcius Turbo, dont les forces étaient soutenues par les Grecs et les Egyptiens430, rétablit l’ordre au prix de la vie de « nombreux milliers de Juifs » (ðïëëNò ìõñéÜäáò EÉïõäáßùí)431. Les confiscations pénalisant les survivants, condamnés pour crime de lèse-majesté,

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in Egypt » dans The Roots, p. 161-175 ; A. M. Ritter, « De Polycarpe à Clément : aux origines d’Alexandrie chrétienne » dans ÁËÅÎÁÍÄÑÉÍÁ . Mélanges offerts à Claude Mondésert, Paris, 1987, p. 160-171. Voir aussi A. Jakab, Ecclesia alexandrina. Evolution sociale et institutionnelle du christianisme alexandrin (IIe et IIIe siècles), Bern, 2001, p. 4952. Josèphe, BJ II, 487-498. J. Mélèze Modrzejewski, Juifs d’Egypte, p. 303-312. A. Jakab, Ecclesia alexandrina, p. 63-89 (citation p. 76). Eusèbe, HE IV, 2, 3. J. Mélèze Modrzejewski, Juifs d’Egypte, p. 310. Sur la fête instituée à Oxyrhynchos pour célébrer la victoire sur les Juifs, voir J. MelèzeModrzejewski, Juifs d’Egypte, p. 301-304. Eusèbe, HE IV, 2, 4.

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ne donnèrent que peu de chance à la communauté juive de se relever432. Par contrecoup, le nombre des Juifs chrétiens devait considérablement diminuer. A cette séparation d’ordre organisationnel et ethnique s’ajoute une séparation idéologique, à cause du caractère messianique qu’a revêtu la sédition juive. Les origines de celle-ci sont encore difficiles à saisir. La détérioration des relations entre Juifs et Grecs à cause des discussions sans cesse revenues sur les droits politiques des premiers en terre d’Egypte a pu jouer un rôle déclencheur433. Mais les révoltes juives qui éclatèrent parallèlement en Mésopotamie et en Palestine sous la pression des Parthes434 firent évoluer le mouvement égyptien vers des objectifs ouvertement nationalistes. Malgré les massacres d’Alexandrie, les Juifs de Cyrène continuèrent la lutte et pillèrent de nombreux nomes d’Egypte avec à leur tête un « roi » nommé Loukouas435. Ce titre royal revêt une signification particulière au regard de la propagande nationaliste de caractère messianique qui agita Alexandrie et la Cyrénaïque au lendemain de la guerre de 66-74436. Ces idées ont pu perdurer et alimenter le ressentiment des Juifs de la région. Elles expliqueraient pourquoi la continuelle querelle ethnique opposant Juifs et Grecs ait pu dégénérer en une véritable guerre contre les Romains437. Les Juifs qui avaient reconnu le Messie en Jésus de Nazareth ne pouvaient que se désolidariser de ce mouvement messianique, à l’instar de ce que feront vingt ans plus tard les nazoréens de Palestine au moment de l’insurrection de BarKosiba. Ce bouleversement ne fut pas sans incidence pour le christianisme d’Alexandrie et d’Egypte. Le courant judéo-chrétien ayant été considérablement affaibli par la tourmente de 115-117, seuls les courants gnostiques et « orthodoxes » restaient en place. Le courant « orthodoxe », également hellénisé, était plus ouverts à la spéculation philosophique et s’est manifestement inspiré de concepts classiques pour définir sa doctrine, à l’image de la théologie de Clément d’Alexandrie, d’Origène et de ce que fut certainement celle de Pantène. L’ouverture des écoles de Basilide et de Valentin pendant le règne d’Hadrien montre que les tendances gnostiques du 432 433 434 435

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E. M. Smallwood, Jews, p. 405-406 ; J. Mélèze Modrzejewski, Juifs d’Egypte, p. 296-301. E. M. Smallwood, Jews, p. 389-395. Ibid., p. 418-419 et 421-427. Eusèbe, HE IV, 2, 4 ; Dion Cassius, Hist. rom. LXVIII, 32, 1 l’appelle Andreas. Il s’agit vraisemblablement du même personnage. Josèphe, BJ VII, 409-419 et 437-440. E. M. Smallwood, Jews, p. 397 parle d’une « messianic crusade » et emploie le terme moderne de « Zionist » pour qualifier le désir de retour des Juifs de Cyrène en Palestine. Le messianisme expliquerait l’extension de la révolte à Chypre où la communauté juive vivait jusque là en bons termes avec la population locale, ibid., p. 412-413 ; voir aussi M. Hengel, « Messianische Hoffnung und Politischer Radikalismus in der jüdisch-hellenistischen Diaspora » dans Apocalypticism in the Mediterranean World and the Near East. Ed. D. Hellholm, Tübingen, 1983, p. 655-686.

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christianisme alexandrin s’affirmèrent également pendant cette phase de réédification438. Mais l’orthodoxie naissante refusa la critique radicale que firent les gnostiques du Dieu juif pour la raison qu’elle n’était pas conforme à l’héritage scripturaire des premiers écrits évangéliques439. Elle professait une doctrine qui se rattachait au cadre juif de l’enseignement du Christ et ne révoquait d’aucune façon les Ecritures dans lesquelles le Père de Jésus se révélait. Entre 117 et la fin du IIe siècle, le courant « orthodoxe » s’affermit sans renoncer à son héritage juif et lorsqu’il sort de l’ombre, il apparaît équipé d’un cadre de pensée marqué par des concepts judéo-chrétiens440. Il est possible que le courant judéo-chrétien n’ait pas complètement disparu après le tumultus judaicus, car même si la communauté juive d’Alexandrie ne se releva jamais du désastre, elle continua d’exister et il reste donc probable que des Juifs convertis aient continué d’exprimer leur sensibilité chrétienne au sein de ce judaïsme hellénisé. Cette population, certes minoritaire (mais qui pouvait néanmoins inclure craignant-Dieu et prosélytes), était disposée à penser que la Nouvelle Alliance ne supplantait pas forcément l’Ancienne et que les bases divines de l’une et de l’autre les rendaient complémentaires plus qu’elles ne les opposaient. C’est ce que nous permet de penser l’Epître de Barnabas, si l’on accepte qu’elle fut rédigée vers 130 pour un public égyptien441. Ce document met en effet en cause des croyants qui proclamaient que l’Alliance des Juifs était autant la leur que celle des chrétiens442. Cette compréhension particulière de l’Alliance peut se comprendre en lien avec la survivance d’un courant judéo-chrétien resté influent et révèle peut-être une rupture identitaire douloureuse pour une partie des chrétiens d’Alexandrie dont le milieu originel était puissamment marqué par le judaïsme.

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Clément, Strom. VII, 106, 4 (Basilide) ; Epiphane, Panarion 31, 7, 2 (Valentin). Basilide considérait le Dieu juif comme le chef des Anges qui créèrent le monde et qui se partagèrent ensuite la terre et les nations. Le chaos cosmique provoqué par la volonté de ce Dieu de soumettre les autres nations à ses gens, c’est-à-dire aux Juifs, apparaît comme l’écho du tumultus judaicus de 115-117 (Irénée, Adv. haer. I, 24, 4). La gnose révélait aux basilidiens que « les Juifs n’existaient plus et [que] les chrétiens n’existaient pas encore » (ibid. I, 24, 6), expression de cette phase de mutation du christianisme alexandrin vers des cadres grecs. La fidélité des « orthodoxes » au Dieu de l’Ancien Testament faisait dire au valentinien Héracléon, qui enseignait à Alexandrie vers 170-180, que les « psychiques » adoraient comme les Juifs (Origène, Comm. Jn XIII, 95-97. 114-118). Par exemple pour Barnabas, J. Daniélou, Théologie, p. 63-67 et pour Clément d’Alexandrie, ibid., p. 80-85 ; Message évangélique, p. 414-419. La provenance de l’Epître reste difficile à établir. Il y a néanmoins des arguments pour localiser le document en Egypte ; voir l’évaluation de R. Hvalvik, The Struggle for Scripture and Covenant. The Purpose of the Epistle of Barnabas and Jewish-Christian Competition in the Second Century, Tübingen, 1996, p. 35-42 (pour l’Egypte/Alexandrie, p. 36-39). Ep. Barn. 4, 6-7. Sur les problèmes textuels posés par ce passage et son interprétation, voir S. G. Wilson, Related Strangers, p. 136-139 ; R. Hvalvik, Struggle, p. 90-98.

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Par son interprétation radicale de l’Ancien Testament, l’auteur de l’Epître veut montrer que le contenu des Ecritures juives s’applique entièrement au bénéfice de l’Eglise. Son exégèse n’est pas simplement déterminée par des préoccupations théoriques, comme on a pu le penser, mais par le besoin pressant de faire face à une menace provenant du judaïsme et des judaïsants443. Il n’est pas douteux que les destinataires de la lettre soient des païens convertis444. L’auteur les oppose constamment aux Juifs et ne cesse de les mettre en garde contre leurs pratiques. La connaissance du véritable sens des Ecritures doit leur permettre de conserver une foi pure car Dieu, écrit le pseudo-Barnabas, « nous a prévenus de toutes choses, pour que nous n’allions pas, tels des prosélytes, nous briser contre leur loi »445. Il s’efforce de réduire à néant la valeur légale des commandements contenus dans les Ecritures juives en défendant l’idée que l’alliance entre Dieu et Israël s’est évanouie lorsque Moïse brisa les tables de la Loi446. Cette alliance ne fit donc pas long feu et, en vérité, l’héritage échut dès le départ à un autre peuple, celui des chrétiens447. Cet arrière-plan herméneutique, déterminé de façon évidente par la tentation judaïsante à laquelle étaient soumis les fidèles, nous permet de bien comprendre la critique que le pseudo-Barnabas fait des prescriptions vétérotestamentaires. En déclarant l’impossibilité d’observer le sabbat selon les exigences divines, l’auteur indique que certains chrétiens chômaient ce jourlà448. Les prescriptions alimentaires ne sont plus qu’une image de la vie morale que doit assurer le chrétien et la circoncision, loin de représenter le signe d’une alliance, devient le symbole de l’aptitude du croyant à écouter et recevoir le Seigneur et une préfiguration christologique449. Sa critique du jeûne vise encore plus précisément la pratique coutumière des Juifs, à laquelle devaient aussi se plier les judaïsants, plutôt qu’une compréhension erronée de la Loi450. L’Epître se fait également l’écho des espérances messianiques et nationalistes qui parcouraient le monde juif à l’époque de sa rédaction451. Elles 443

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W. Horbury, « Jewish-Christian Relations in Barnabas and Justin Martyr » dans Jews and Christians. The Parting of the Ways A. D. 70 to 135. Ed. J. D. G. Dunn, Tübingen, 1992, p. 315-318 ; S. G. Wilson, Related Strangers, p. 137. Ep. Barn. 16, 7. Ibid. 3, 6. Ibid. 4, 8c ; voir 14, 1-9. Ibid. 13, 1-7. Ibid. 15, 6-7. Ibid. 9-10 et 15. W. Horbury, « Jewish-Christian Relations », p. 324-326. Elles se comprennent mieux dans le contexte du début du IIe siècle que dans celui de la fin du Ier. La datation de l’épître repose en grande partie sur l’interprétation de 16, 3-4 qui suppose la volonté de la part des ennemis des Juifs (les Romains) de reconstruire le temple de Jérusalem. Des arguments en faveur d’une datation plus haute que 130-132, plaçant la lettre à l’époque de Nerva, ont été avancés : P. Richardson et M. B. Shukter, « Barnabas, Nerva and the Yavnean Rabbis », JTS 34 (1983), p. 31-55 ; W. Horbury, « Jewish-Christian Relations »,

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ont assurément alimenté la tension eschatologique perceptible dans la lettre452. Les perspectives patriotiques des Juifs, exprimant leur droit à la possession de la terre d’Israël et leur espoir de voir un jour le Temple reconstruit, exerçaient une vraie fascination sur une partie des croyants. Les promesses vétérotestamentaires de restauration et les écrits apocalyptiques juifs, qui circulaient aussi dans les communautés chrétiennes453, nourrissaient une expectative eschatologique dont la réalisation semblait imminente. Le pseudo-Barnabas dénie toute valeur à ces espoirs de rétablissement politique en démontrant que les Juifs avaient une conception idolâtrique du Temple et que la volonté de Dieu est de faire sa demeure dans le cœur du croyant454. L’attitude des judaïsants continuait de brouiller les lignes de séparation entre christianisme et judaïsme. Une partie des croyants d’Alexandrie (et peutêtre d’Egypte) n’affirmaient pas pleinement l’identité chrétienne de leur foi en restant fidèle à un code éthique et à un style de vie qui les rendaient très proches du judaïsme. Cela ne fut pas sans conséquence sur le regard que les païens posèrent sur les chrétiens de la région et sur leur attitude à leur égard. Alexandrie était en effet marquée par une très forte tradition antijuive. Philon d’Alexandrie affirme que les Egyptiens étaient animés d’une « vieille haine, pour ainsi dire innée, envers les Juifs »455. Philon présente le cas concret d’Hélicon, un affranchi égyptien faisant partie de l’entourage de Caligula qui, à l’instar de ses concitoyens d’Alexandrie, connaissait toutes les calomnies dirigées contre les Juifs et leurs usages en ayant été « nourri dès les langes »456. Josèphe considère les Egyptiens comme la source des calomnies courant à propos des Juifs et met ces inventions sur le compte de la haine et de la jalousie457. Il ne fait pas de doute pour lui que c’est l’accession des Egyptiens à la citoyenneté grecque d’Alexandrie qui fut à l’origine des mouvements

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p. 319-321 ; S. G. Wilson, Related Strangers, p. 133-136. Mais ces arguments ne sont pas forcément convaincants. Voir R. Hvalvik, Struggle, p. 17-34. Au moins dispose-t-on en faveur d’Hadrien d’une tradition rabbinique (Gen. R 64, 10) révélant une pareille intention de la part de cet empereur, alors que son souvenir est par ailleurs exécré par la mémoire juive ; voir E. M. Smallwood, Jews, p. 434-435 et 464. Le terrain n’en demeure pas moins peu solide et peut-être faut-il considérer avec cet auteur que ce passage de l’épître et celui du midrash reflètent « an unfounded hope or groundless assumption that the proposal of a beneficient and pacific emperor to restore Jerusalem would include the rebuilding of the Temple of Yahweh, or a Jewish failure to realize that a Roman city must have a temple to Roman gods ». Ep. Barn. 2, 1 ; 4, 1b. 3-5. 9b ; 5, 7 ; 7, 2 ; 15, 7-8 ; 21, 3. L’Epître de Barnabas en témoigne elle-même : 4, 3a ; 16, 6b. Ibid. 16, 1-10 ; voir 6, 15. Philon, In Flacc. 29. Id., Leg. 170. Josèphe, CAp I, 223-226.

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antijuifs qui troublèrent la cité458. La violente polémique antijuive du grammairien nationaliste Apion apparaît aux yeux de Josèphe comme la volonté de prouver aux Alexandrins qu’il possède les qualités justifiant son statut récent de citoyen459. Ces témoignages, qui peuvent sembler partiaux, sont en partie confirmés par les Actes des Alexandrins, documents relatant les interventions des Grecs d’Alexandrie auprès des empereurs dans le cadre des disputes qui les opposaient aux Juifs. On y voit le gymnasiarque Isidôros traiter le roi Agrippa de « Juif à trois sous » (EÉïõäáßïõ ôñéùâïëåßïõ) et répondre à l’empereur Claude, qui met publiquement en cause la légitimité de sa naissance, qu’il est « le rejeton méprisable de la Juive Salomé »460. Hermaïskos déplore que le conseil de Trajan « soit rempli de Juifs impies » et est heureux de constater que l’empereur réagit vivement à cette accusation461. Ces dispositions antijuives trouvaient des échos dans le monde intellectuel d’Alexandrie. Le premier témoin de cette hostilité intellectuelle est Hécatée d’Abdère qui au IIIe siècle mit par écrit la version égyptienne de l’Exode, évidemment peu favorable aux Juifs qui sont présentés dans ce récit comme la cause d’une maladie pestilentielle envoyée par les dieux sur le pays. Bien que n’étant pas lui-même Alexandrin, Hécatée témoigne ici d’une tradition égyptienne sans doute déjà ancienne462. Ce récit fut réutilisé par le prêtre égyptien Manéthon (également IIIe siècle av. J.-C.), puis par Lysimaque (IIe-Ier siècle av. J.-C.), par Apion (Ier siècle ap. J.-C.), par un autre prêtre égyptien, Chaerémon (Ier siècle ap. J.-C.) et par un dénommé Nicarque (Ier siècle ap. J.C. ?), sans doute lui aussi originaire d’Alexandrie, tous présentant les Juifs comme des lépreux qui s’exilèrent d’Egypte pour s’installer en Judée463. Ces textes exposent la misanthropie des Juifs et le caractère impie de leurs coutumes. Ils reflètent en cela l’incompréhension de la culture grecque face au particularisme juif, incompréhension qui s’est changée en hostilité à Alexandrie où la cohabitation entre les populations grecque et juive s’est souvent révélée difficile, surtout à partir du Ier siècle ap. J.-C. où les deux communautés s’affrontèrent violemment sur la question du statut civique des Juifs. Cette profonde antipathie faisait de l’antijudaïsme un élément à part entière de l’univers mental des intellectuels gréco-égyptiens. 458 459 460

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Ibid. II, 69-70. Ibid. II, 32. CPJ,T2, n° 156a, l. 18 et 156d, l. 11-12. Citant ce dernier passage, J. Mélèze Modrzejewski, Juifs d’Egypte, p. 248 commente que pour ce patriote alexandrin « "fils de Juive" est plus injurieux que "fils de p…" ». CPJ, T2, n° 157, l. 41-50. C. Aziza, « L’utilisation polémique », p. 46-48 ; P. Schäfer, Judéophobie. Attitudes à l’égard des Juifs dans le monde antique, Paris, 2003, p. 273-279. Voir l’étude des textes par J. G. Gager, Moses in Graeco-Roman Paganism, Nashville-New York, 1972, p. 113-133 ; C. Aziza, « L’utilisation polémique », p. 41-65 et P. Schäfer, Judéophobie, p. 33-61.

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Cela n’a pas été sans conséquence sur l’évolution de la critique antichrétienne dans la mesure où il est tout à fait possible que le premier pamphlet antichrétien, le Discours véritable de Celse, soit d’origine alexandrine464, ce que laissent penser les nombreux traits polémiques dirigés contre les Juifs dont se sert le philosophe. Plusieurs de ces traits s’apparentent à ceux que l’on trouve sous la plume des Alexandrins (surtout celle d’Apion) tels que l’origine égyptienne des Juifs465, l’exil de la terre d’Egypte et le caractère séditieux de leur apparition466, l’impiété de Moïse qui détourna ce peuple de pasteurs du culte des dieux467, l’infortune des Juifs comme preuve de leur adoration maladroite de la divinité468, autant d’éléments rappelant la tradition égyptienne de l’Exode, auxquels il faut ajouter d’autres reproches comme la médiocrité intellectuelle des Juifs469 ou bien encore l’inanité de leur prétention à la supériorité de leurs coutumes (notamment en ce qui concerne la circoncision et l’abstention du porc)470. Celse opère même un transfert critique au détriment des chrétiens en retournant contre eux certaines accusations habituellement formulées contre les Juifs, comme d’être animés d’une constante volonté de sédition471, de séduire les couches populaires472 ou de refuser obstinément de se plier aux rites traditionnels473 et au culte impérial474. L’antijudaïsme alexandrin ne s’exprima pas seulement par l’intermédiaire de campagnes de calomnies mais se caractérisa aussi à plusieurs reprises par de violents pogroms, tous en lien avec la question du statut civique des Juifs, les Grecs refusant toute promotion civique qui aurait mis les Juifs sur un pied d’égalité avec eux475. Les couches populaires, qui n’étaient pas directement concernées par le problème de la citoyenneté, participèrent à de brutales 464

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M. Borret, Contre Celse, T5 : introduction générale, tables et index, Paris, 1976, p. 136-140 expose les arguments positifs et négatifs en faveur des deux lieux retenus pour la rédaction du Discours véritable, Rome et Alexandrie. Origène, CC III, 5-6. 8=Josèphe, CAp II, 28. On retrouve la trace de cette origine égyptienne des Juifs dans le premier livre des Histoires grecques de Polémon d’Ilion (IIe siècle av. J.-C.) dont un extrait tiré de la Chronographie de Jules Africain est cité par Eusèbe, PE X, 10, 15. Origène, CC IV, 47 ; V, 59. Origène note à chaque fois que Celse considère cet événement comme une öõãÞ. Ibid. I, 23. Ibid. VIII, 69 ; V, 41=Josèphe, CAp II, 125. Origène, CC IV, 31 ; VI, 80=Josèphe, CAp II, 135. Celse relativise la sagesse des Juifs en leur déniant une haute antiquité (CC I, 14), conclusion qui pourrait avoir été tirée des reconstitutions chronologiques des polémistes alexandrins, voir C. Aziza, « L’utilisation polémique », p. 50. Origène, CC V, 41=Josèphe, CAp II, 137. Origène, CC III, 5. 8 ; V, 33 ; VIII, 49 ; voir Josèphe, CAp II, 68. Origène, CC III, 50. 55. Ibid. V, 25 ; VIII, 21. 55. 66. Ibid. VIII, 63. 65. 67. E. M. Smallwood, Jews, p. 227-235 ; E. Schürer, History, T 3. 1, p. 127-129 ; J. M. G. Barclay, Jews, p. 60-71.

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agitations antijuives. Le rôle actif de la population dans ces violences provient de l’exploitation que les Grecs faisaient de la haine ancestrale des Egyptiens à l’égard des Juifs476. La populace de la ville semblait toujours prête à saisir les prétextes lui permettant d’exprimer la haine qu’elle entretenait à l’égard des Juifs si bien que les affrontements entre Grecs et Juifs étaient incessants et les magistrats locaux avaient toutes les peines du monde à lutter contre ces émeutes477. Ainsi voit-on la population d’Alexandrie s’acharner sur les Juifs lors du pogrom de 38, grave conséquence de l’entente des nationalistes grecs avec le préfet A. Avilius Flaccus478. Les pillages, les viols et les massacres perpétrés à cette occasion mirent en place un climat de violence qui persista jusqu’au début du règne de Claude479. Un autre affrontement éclata en 66 qui ne prit fin qu’avec l’intervention des troupes romaines. Mais tandis que le préfet Tibérius Alexander donnait l’ordre aux soldats de cesser la répression, la populace d’Alexandrie, « emportée par une haine effrénée », continua de s’acharner contre les survivants480. Cette constance des affrontements, que l’on trouve encore à l’origine du tumulte de 115-117, fit que les Grecs et les Egyptiens apportèrent sans peine leurs concours aux troupes romaines pour lutter contre les Juifs lors de cette révolte481. Or, le caractère particulièrement violent des persécutions antichrétiennes à Alexandrie provient en grande partie du fait que la population locale exerça de très fortes pressions sur les fidèles, comme si la haine antijuive, qui n’avait plus de raison d’être après l’écrasement des Juifs sous Trajan, trouvait un prolongement naturel dans l’action antichrétienne. Pendant la persécution qui sévit au temps de Septime Sévère, Origène fut plusieurs fois maltraité par la foule et manqua de périr alors qu’il accompagnait les martyrs ou enseignait la doctrine chrétienne482. Il fut nécessaire de faire escorter par des soldats la martyre Potamiène sur le chemin de son lieu d’exécution pour la protéger de la foule483. Celle-ci était omniprésente lors de la persécution ordonnée par Dèce en 249. Elle accompagnait les chrétiens qui se présentaient aux temples pour sacrifier484 et les escortes militaires avaient quelquefois du mal à protéger les martyrs de ses débordements485. Les habitants d’Alexandrie tournèrent en dérision deux chrétiens en les faisant promener à travers toute la ville sur des 476 477 478 479

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P. Schäfer, Judéophobie, p. 244-246 et 266-270. Philon, Leg. 120 ; Josèphe, BJ II, 489. Philon, In Flacc. 33 ; 41 ; 65 ; 95 ; Leg. 128. Josèphe, AJ XIX, 278. Dans la lettre qu’il adresse en 41 aux Alexandrins pour mettre fin à ces désordres, l’empereur parle d’une véritable « guerre contre les Juifs » (CPJ 2, n° 153, l. 73). Id., BJ II, 490-498. E. M. Smallwood, Jews, p. 399-402 ; J. Mélèze Modrzejewski, Juifs d’Egypte, p. 275-281. Eusèbe, HE VI, 3, 4-6 et 4, 1. Ibid. VI, 5, 3. Ibid. VI, 41, 11. Ibid. VI, 41, 16.

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chameaux tout en les fouettant avant de les brûler vifs au milieu du peuple486. Cette macabre exhibition, qui se déroula en toute impunité, n’est pas sans rappeler les moqueries et les humiliations publiques que les Alexandrins infligèrent quelquefois aux Juifs, comme le couronnement au gymnase du fou Carabas pour parodier le roi Agrippa487 ou bien le défilé des trente-huit anciens de la gérousia, arrêtés sur ordre du préfet Flaccus, qui eut lieu entre l’Agora et le théâtre où ils furent finalement flagellés, pour certains jusqu’à la mort488. Philéas de Thmuis, témoignant de la persécution déclenchée au début du IVe siècle par Dioclétien, dit qu’à Alexandrie il était permis à tout le monde de flageller les chrétiens que l’on avait saisis489. Mais c’est surtout pendant le pogrom de 248 que les parallèles avec les actions antijuives sont les plus marquants. Cette action violente contre les chrétiens d’Alexandrie nous est connue grâce à l’évêque Denys dont le témoignage a été conservé dans l’une de ses lettres heureusement transmise par Eusèbe. La persécution éclata en dehors de tout ordre officiel, à l’instigation d’un « prophète » égyptien, comme l’appelle Denys, c’est-à-dire un prêtre desservant un culte local. Celui-ci souleva contre les chrétiens « les foules des païens en ranimant leur ardeur pour la superstition du pays »490, une expression qui indique que ce prêtre mit directement en cause l’abstentionnisme religieux des chrétiens qui, en refusant d’adorer les dieux de la cité, se plaçaient ostensiblement hors du cadre de la communauté civique, comme le reprochait Apion aux Juifs de son temps491. Denys précise que ce prophète avait « confisqué tout pouvoir pour l’ordre impie »492, signifiant ainsi qu’il avait toute liberté pour agir à l’encontre des chrétiens. Effectivement, le préfet Sabinus n’intervint à aucun moment contre les désordres suscités par ce tumulte, ce qui implique une complicité silencieuse entre le préfet et le prêtre, à l’image de celle qui unit temporairement Flaccus aux nationalistes grecs contre les Juifs. Les deux chrétiens et les deux chrétiennes qui furent saisis et qui refusèrent de sacrifier furent battus de façon atroce avant d’être mis à mort, deux par lapidation, une par crémation et un autre par défenestration493. Les païens se précipitèrent sur les chrétiens et, après les avoir expulsés, pillèrent leurs maisons, emmenant avec eux les objets les plus précieux et brûlant ceux de moindre valeur494. Les chrétiens furent obligés de se terrer pendant plusieurs semaines. La circulation 486 487 488 489 490 491 492 493

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Ibid. VI, 41, 15. Philon, In Flacc. 36-40. Ibid. 73-75. Eusèbe, HE VIII, 10, 4. Ibid. VI, 41, 1. Josèphe, CAp II, 65. Eusèbe, HE VI, 41, 2. Comparer le lynchage de Quinta (ibid. VI, 41, 4), traînée sur le pavé, et le même supplice infligé aux Juifs (Philon, In Flacc. 70). Eusèbe, HE VI, 41, 5-6. Comparer avec Philon, In Flacc. 54 ; 56 ; 60 ; 76 ; Leg. 121-122.

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dans la ville leur fut rendue très difficile car il avait été donné comme mot d’ordre qu’il fallait livrer au feu ceux qui refusaient de professer leur allégeance aux dieux nationaux495. Cette exclusion civique, qui prend des allures de ghetto, et cette menace du bûcher ressemble aux périls qui avaient pesé sur les Juifs en 38496. Toutes proportions gardées, on retrouve des réflexes de violence identiques à ceux perpétrés par les Alexandrins contre les Juifs. Le grand nombre de martyrs à Alexandrie et en Egypte témoigne non seulement des nombreuses conversions au christianisme en ces lieux mais aussi du caractère extrêmement violent de la persécution qui y sévit. Eusèbe parle de nombreux martyrs à Alexandrie, en Egypte et en Thébaïde pendant le règne de Septime Sévère497. Clément d’Alexandrie, contemporain des événements, parle de crémations, d’empalements et de décapitations quotidiens498. Eusèbe évoque encore pour l’Egypte « des milliers de personnes » lors de la persécution du début du IVe siècle499. Pour ce cas, cette expression est en partie due à la terrible impression qu’Eusèbe a eue en tant que témoin des événements, mais il précise tout de même qu’il y avait plusieurs dizaines d’exécutions par jour, quelquefois près de soixante et qu’une fois il y en eut cent en un seul jour500. Ce phénomène de transfert ne se comprend bien que si les Alexandrins et les Egyptiens voyaient dans le christianisme la continuité du judaïsme exécré, ce qui s’avère tout à fait probable dans un pays où une partie non négligeable de la communauté chrétienne avait longtemps cheminé dans l’ombre de la Synagogue.

1.4.5 Rome Aucune source ancienne ne nous renseigne sur les conditions d’implantation du christianisme à Rome. Mais il ne semble pas que la pénétration de la nouvelle foi dans la capitale se soit faite de façon plus différente que dans les autres contrées de l’Empire. Les premiers individus à entendre et recevoir l’Evangile furent sans doute les Juifs qui habitaient Rome. Cette communauté juive s’est principalement formée à partir des nombreux captifs que Pompée ramena comme esclaves à Rome après la prise de Jérusalem en 63 avant J.-C501. La population juive de Rome, composée en 495 496 497 498 499 500 501

Eusèbe, HE VI, 41, 8. Philon, In Flacc. 55 ; Leg. 127-128 (ghetto) et In Flacc. 66-69 ; Leg. 130 (bûcher). Eusèbe, HE VI, 1. Clément, Strom. II, 125, 2. Eusèbe, HE VIII, 8. Ibid. VIII, 9, 3. H. J. Leon, The Jews of Ancient Rome, Philadelphie, 1960, p. 4-5 ; E. M. Smallwood, Jews, p. 131 ; E. Schürer, History, T3. 1, p. 75 ; J. M. G. Barclay, Jews, p. 289-290.

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majorité d’esclaves et d’affranchis, peut être estimée à environ 30.000 personnes502, et était en grande partie établie au-delà du Tibre, dans le quartier populaire503. Grâce au soutien militaire que Jean Hyrcan et Antipater apportèrent à Jules César lors de la guerre d’Alexandrie504, les Juifs furent autorisés à maintenir leur droit de réunion à Rome alors que le dictateur avait ordonné la dissolution de tous les collèges qui ne pouvaient pas justifier leur antiquité505. Par la suite, Auguste confirma ces privilèges religieux et ordonna la mise en réserve de la part des Juifs citoyens romains lorsque les distributions frumentaires venaient à tomber un jour de sabbat506. Contrairement à ce que l’on rencontrait à Antioche et Alexandrie, les synagogues de Rome, une douzaine au total, n’étaient regroupées sous aucune autorité centrale et s’organisaient indépendamment les unes des autres, sans concertation particulière507. Les premiers missionnaires juifs qui vinrent apporter la Bonne Nouvelle à Rome trouvèrent avec ces synagogues de solides bases pour leur prédication. Ils purent ainsi atteindre leurs coreligionnaires et la population habituelle des sympathisants gravitant autour de la synagogue, dont on peut présumer la présence en considération de l’intérêt grandissant des Romains du début de l’Empire pour les religions orientales508. Les relations que les Juifs de Rome entretenaient avec la Judée permettent de penser que la première prédication chrétienne fut originaire de cette contrée509. Le rattachement de l’évangélisation de Rome à la mission pétrinienne apparaît comme l’expression traditionnelle de ce lien primitif510.

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Ibid. p. 295. Philon, Leg. 155. Josèphe, AJ XIV, 127-139. Ibid. XIV, 214-215 ; Suétone, César 42, 4. Philon, Leg. 158. H. J. Leon, Jews, p. 168-170 ; W. Wiefel, « The Jewish Community in Ancient Rome And The Origins of Roman Christianity » dans The Romans Debate. Ed. K. P. Donfried, Minneapolis, 1977, p. 105-108 ; R. Penna, « Les Juifs à Rome au temps de l’apôtre Paul », NTS 28 (1982), p. 327-330 ; E. Schürer, History,T 3. 1, p. 95-96. J. D. G. Dunn, Romans 1-8, Dallas, 1988, p. XLVII-XLVIII. Chaque année des émissaires étaient envoyés à Jérusalem pour verser la taxe du Temple et offrir des sacrifices Cicéron, Pro Flacc. 28, 67 ; Philon, Leg. 156. D’une façon plus générale, les pèlerins devaient monter à la Ville sainte à l’occasion des grandes fêtes religieuses (Ac 2, 10). Certains Juifs d’origine romaine s’étaient établis à Jérusalem où ils avaient leur propre synagogue si l’on accepte que la synagogue dite « des Affranchis » (Ac 6, 9) accueillait des descendants des Juifs vendus comme esclaves à Rome au Ier siècle avant J.-C. Ac 2, 10 parle de « résidents romains » (dðéäçìï™íôåò FÑùìásïé), ce qui peut aussi bien se comprendre de Juifs dont la résidence habituelle était Rome que de Juifs établis à Jérusalem. Les autorités des synagogues de Rome entretenaient une correspondance avec leurs frères de Judée (Ac 28, 21). La bonne entente d’Hérode Agrippa avec Caligula et Claude n’a pu que faciliter ces échanges entre Rome et la Palestine. Papias de Hiérapolis dans Eusèbe, HE III, 39, 15. Clément d’Alexandrie est aussi témoin de cette tradition dans son sixième livre des Hypotyposes (HE II, 15, 2 = éd. Stählin, fgt 9, p.

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La topographie chrétienne de Rome établit que les premiers chrétiens vivaient dans les mêmes quartiers que les Juifs511. Il est impossible de déterminer avec précision quand et par qui l’Evangile commença à retentir dans les synagogues romaines mais on peut penser que la propagation de la foi chrétienne se fit de façon informelle par l’intermédiaire de pèlerins512 ou de marchands itinérants513 et atteignit la capitale de bonne heure, sans doute dès le règne de Caligula (37-41)514. L’Ambrosiaster, qui écrit dans la seconde moitié du IVe siècle, avait sans doute une vue assez juste des choses lorsqu’il affirme que les premiers croyants de Rome furent des Juifs convertis et que ceux-ci enseignèrent aux Romains qu’« ils devaient confesser Christ mais garder la Loi ». Il ajoute que, bien que ces Romains « n’aient vu ni aucun signe miraculeux ni aucun des Apôtres, ils ont tout de même accepté la foi en Christ quoique à la façon juive »515. La source de ces propos est inconnue mais ceuxci témoignent de la conscience que l’on avait des origines judéo-chrétiennes de l’église de Rome au IVe siècle516. Cette situation interne du judaïsme romain se trouve indirectement confirmée par le célèbre passage de Suétone qui écrit (vers 120) dans la biographie consacrée à Claude : Les Juifs étant continuellement agités à l’instigation de Chrestos, il les expulsa de Rome.517

Ces propos ont déjà fait couler beaucoup d’encre mais il convient de s’attarder sur leur analyse car le sens qu’on leur donne détermine l’appartenance de cet événement à l’histoire des relations entre Juifs et chrétiens au Ier siècle et à la

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197-198). Elle est reprise dans les Actes de Pierre qui sont sans doute contemporains de Clément. Voir aussi Ev. secret Mc 15. P. Lampe, Die stadtrömischen Christen in der ersten beiden Jahrhunderten, Tübingen, 1989, p. 10-35. Supra n. 509. A l’image de Priscille et Aquila, voir Ac 18, 2-3. La version arménienne de la Chronique d’Eusèbe (éd. Karst, p. 214) place l’arrivée de Pierre à Rome la troisième année du règne de Caligula tandis que dans HE II, 14, 6, l’historien la situe au début du règne de Claude, sans plus de précision (Jérôme corrige la Chronique en indiquant l’année 42 [éd. Helm, p. 179]). L’activité de Pierre à Rome peut difficilement être admise à ces deux dates. Pierre se trouve là artificiellement associé aux débuts d’une activité missionnaire qui fut plus tard rattachée à la mission palestinienne se réclamant de l’autorité de l’Apôtre du fait de sa présence à Rome pendant le règne de Néron. Ambrosiaster, Comm. Rm, praef. Sur le contexte juif de l’apparition du christianisme à Rome, voir R. Brändle & E. W. Stegemann, « The Formation of the First "Christian Congregations" in Rome in the Context of the Jewish Congregations » dans Judaism and Christianity in First-Century Rome. Ed. K. P. Donfried & P. Richardson, Grand Rapids-Cambridge, 1998, p.117-127. Suétone, Claude 25, 11 : « Iudaeos impulsore Chresto assidue tumultuantis Roma expulit ».

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perception que les Romains en avaient. Il ne s’agit pas de reprendre le problème à frais nouveaux mais d’examiner ce qui permet de croire à l’implication du christianisme dans cette expulsion et de tenir compte des principales objections formulées contre cette hypothèse. L’interprétation de ce passage tourne autour de l’identification du « Chrestus » présenté par Suétone comme l’instigateur du désordre qui causa l’expulsion. Cet extrait est généralement compris comme la relation d’un ordre d’expulsion visant les Juifs tenus responsables d’un désordre public suscité par l’émoi que provoqua la prédication chrétienne dans leur communauté. Ce tumulte trouva son origine dans la confrontation des Juifs qui avaient accepté Jésus comme le Messie et ceux qui ne l’acceptaient pas518. Dans ce cas, « Chrestus » désigne maladroitement le Christ, objet central du message évangélique. Ce Chrestus est confondu par Suétone avec un fauteur de troubles présent en personne à Rome. L’erreur est due à la proximité graphique de ÷ñéóôüò, qui désigne l’onction messianique, et ÷ñçóôüò, surnom fréquent dans l’onomastique gréco-latine et dûment attesté à Rome. Suétone retient donc le nom personnel « Chrestos » ou « Chrestus » là où il aurait dû écrire « Christus ». Cette confusion était fréquente chez les anciens. Lactance confirme les propos de Suétone lorsqu’il persifle l’ignorance des païens qui parlent de « Chrestus » pour désigner le Christ519. La même caractéristique orthographique se retrouve dans la qualification des croyants « que la foule, nous dit Tacite, appelait "Chrestianos" »520. Tertullien reproche également au vulgaire de ne pas savoir prononcer correctement le nom des chrétiens qu’il transforme en « Chrestianus »521. Un des plus anciens manuscrits du Nouveau Testament (a : Sinaïticus, IVe siècle) témoigne aussi de cet usage en rendant en Ac 11, 26 ; 26, 28 et 1P 4, 16 le nom des disciples par ÷ñçóôéáíüò. Les chrétiens eux-mêmes ont certainement contribué à populariser cet amalgame entre ÷ñéóôüò et ÷ñçóôüò en jouant volontairement sur les mots pour faire l’éloge de la qualité du Christ et des chrétiens522. Il est souvent avancé que Suétone a recopié sa source sans l’analyser, peut-être un rapport de police puisé dans les archives impériales dont il avait la charge523. Si c’est le cas, 518

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P. de Labriolle, Réaction, p. 41-45 ; H. Grégoire, Les persécutions dans l’Empire romain, Bruxelles, 21964, p. 22 ; J. Moreau, La persécution du christianisme dans l’empire romain, Paris, 1956, p. 29-30 ; H. J. Leon, Jews, p. 23-27 ; F. F. Bruce, « Christianity under Claudius », BJRL 44 (1962), p. 315-318 ; A. Hamman, « Chrétiens et christianisme vus et jugés par Suétone, Tacite et Pline le jeune » dans Forma Futuri, p. 92-95 ; E. M. Smallwood, Jews, p. 211-212 ; M. Stern, GLAJJ, T2, p. 116-117 ; R. L. Wilken, Christians, p. 50, n. 2. Lactance, Div. inst. IV, 7, 5. Tacite, Ann. XV, 44, 2. Tertullien, Ad nat. I, 3, 9 ; Apol. 3, 5. Références dans S. Benko, « Pagan Criticism », p. 1057-1058. Ainsi, P. de Labriolle, Réaction, p. 42 ; voir aussi H. Janne, « Impulsore Chresto » IPHO 2 (1934), p. 546 ; F. F. Bruce, « Christianity », p. 316 ; H. J. Leon, Jews, p. 25-26.

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cette source ferait état de l’affaire d’une façon très directe, ne s’intéressant qu’à la cause (Chresto) et au cadre (Iudaeos) de ce tumulte. Mais l’expression de Suétone donne plutôt l’impression qu’il connaissait le personnage dont il parle et le suppose connu de ses lecteurs. Par ailleurs, il orthographie correctement « Christiani » dans le rapport qu’il fait du supplice auquel furent livrés les chrétiens pendant le règne de Néron524. Il est préférable de penser que Suétone, qui ne devait pas tout ignorer du christianisme, utilisa le nom sous lequel le maître des chrétiens était le plus généralement connu dans la population romaine, « Chrestus » impliquant oralement, par iotacisme, une prononciation identique à celle de ÷ñéóôüò. Mais il reste évident que ses connaissances personnelles n’étaient pas assez étendues pour convenablement discerner la portée et les implications de la foi christologique qui était vécue par les croyants comme la présence actuelle d’un sauveur ressuscité et toujours agissant525. Le lien très lâche entre les différentes synagogues de Rome peut en grande partie expliquer que les réactions très vives provoquées par la prédication chrétienne –ce dont les Actes donnent maints exemples– aient dégénéré en tumulte qu’aucune autorité centrale ne pouvait juguler526. La décision d’expulsion était d’autant plus facile à prendre que Claude, dès son accession au trône en 41, fut confronté à un désordre dans lequel les Juifs étaient impliqués : la question de l’égalité civique revendiquée par les Juifs d’Alexandrie venait encore de provoquer une véritable bataille rangée dans les rues de la cité grecque527. L’empereur refusa les avantages politiques réclamés par les Juifs d’Alexandrie et, remettant en cause le privilège accordé par Jules César, restreignit leur droit de réunion à Rome528. Claude, bien que reconnaissant aux Juifs le droit d’observer leurs traditions529, n’hésita pas à prendre des mesures pour prévenir tout risque de désordre à Rome. Dion Cassius suggère qu’à cette occasion Claude était déjà prêt à expulser les Juifs de Rome mais qu’il ne le fit pas car cette mesure risquait d’entraîner des troubles dans la Ville. En limitant sa décision à l’interdiction des réunions, il évitait de provoquer un effet contraire à celui recherché. Mais plus tard, constatant que les Juifs étaient « assidue tumultuandis », l’empereur sévit plus 524 525

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Suétone, Néron 16, 3. Voir les expressions en Rm 6, 8. 12 ; 8, 9-11 ; 13, 14 ; 14, 5-9 (ici dans un contexte conflictuel) ; 2 Co 5, 17 ; 13, 5 ; Ga 2, 20 ; 3, 27 ; 4, 19 ; Col 1, 27 ; 2, 6 ; 3, 11. R. E. Brown, Antioche et Rome, p. 135. Josèphe, AJ XIX, 278. CPJ 2, n° 253, l. 88-95 ; Dion Cassius, Hist. rom. LX, 6, 6. Suivant D. Slingerland, « Suetonius Claudius 25. 4 and the Account in Cassius Dio », JQR 79 (1989), p. 305-322, il faut certainement voir dans cette restriction datée par Dion Cassius de 41 une mesure différente de celle qui provoqua l’expulsion qui nous intéresse. Dion Cassius précise que Claude autorisa les Juifs à observer « leur traditionnel mode de vie » ; voir aussi Josèphe, AJ XIX, 280-285.

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sérieusement en les bannissant. Claude n’innovait d’ailleurs pas en ce domaine et pouvait appuyer sa décision sur le précédent de Tibère qui, en 19, décréta l’expulsion des Juifs de Rome et d’Italie530. L’interpretatio christiana du texte de Suétone n’a jamais vraiment fait l’unanimité. En 1934, H. Janne consacra une étude spéciale à la défendre et contribua ainsi à la faire très largement accepter531. Néanmoins, certaines objections –dont H. Janne avait tenu compte– sont toujours opposées à cette interprétation. Ainsi Chrestos est-t-il encore quelquefois identifié à un personnage physiquement présent à Rome. S. Benko pense que Chrestos était le nom d’un activiste juif appartenant au mouvement zélote qui exerça sa prédication révolutionnaire à Rome532. Mais l’onomastique juive ne fournit aucun exemple papyrologique ou épigraphique mentionnant un quelconque Chrestos et ce silence joue en défaveur de la présence à Rome d’un activiste juif ainsi nommé. Ce type de menée politico-religieuse paraît peu probable au cœur même de l’Empire, de surcroît pendant le règne de Claude car le zélotisme juif se manifesta principalement en Palestine et on ne trouve aucune trace d’une telle propagande en dehors des limites du pays qu’après la chute du Temple, à Alexandrie et à Cyrène533. D. Slingerland défend l’idée que Chrestus était un affranchi de l’entourage impérial qui poussa Claude à prendre la décision d’expulser les Juifs534. Pour soutenir cette hypothèse, il faut d’abord admettre que « impulsore Chresto » se rapporte à « expulit » au lieu de « Iudaeos assidue tumultuandis ». Bien que cette lecture soit grammaticalement correcte, il ne semble pas que la construction de la phrase, en appliquant « impulsore Chresto » à la suite de « Iudaeos », suppose ce sens. Elle tend plutôt à immédiatement associer dans l’esprit du lecteur le moyen et le sujet de la proposition. D’autre part, l’identification de « Chrestus » à Gaïus Iulius Chrestus, affranchi de Publius Suillius Rufus, ami de l’empereur, demeure très hypothétique. L’influence de Chrestus sur Claude n’aurait pu être efficace que s’il faisait partie de l’entourage immédiat de l’empereur, celui-ci étant effectivement très attentif à ce que lui conseillaient les affranchis de la 530

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Josèphe, AJ XVIII, 81-84 ; Tacite, Ann. II, 85, 4 ; Suétone, Tibère 36, 1-2 ; Dion Cassius, Hist. rom. LVII, 18, 5. E. M. Smallwood, Jews, p. 202-208 ; J. M. G. Barclay, Jews, p. 298301. M. H. Williams, « The Expulsion of the Jews from Rome in A. D. 19 », Latomus 48 (1989), p.765-784 insiste sur le risque potentiel de la crise de subsistance qui touchait la Ville à ce moment. Mais le couplement de l’expulsion des Juifs avec celle des dévots d’Isis met en évidence que la répression a été ordonnée pour des causes religieuses. Le fait que les prosélytes soient compris dans la mesure, comme le montre M. H. Williams, renforce cette idée. H. Janne, « Impulsore Chresto », p. 531-553. S. Benko, « The Edict of Claudius of A. D. 49 », TZ 25 (1969), p. 406-418 ; « Pagan Criticism », p. 1059-1061 ; Pagan Rome, p. 18-19. Josèphe, BJ VII, 409-419. 437-442. D. Slingerland, Claudian Policymaking and the Early Imperial Repression of Judaism at Rome, Atlanta, 1997, p. 195-200 et 232-238.

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cour. C’est la raison pour laquelle D. Slingerland avance que ce Chrestus est le même que le chambellan impérial qui portait ce nom et dont on ne connaît l’existence que par une inscription (CIL VI, 33772). Malheureusement, cette inscription n’est pas datée et l’on ne peut savoir avec certitude de quel « Auguste » ce Chrestus était le cubicularius. Les arguments de D. Slingerland ont beau être très serrés, ils ne rendent pas l’indentification du « Chrestus » de Suétone avec Iulius Chrestus plus probable qu’avec Christus. L’interpretatio christiana de Claude 25 peut être renforcée par le recours à Ac 18, 2 où le Juif Aquilas et sa femme Priscille, que Paul rencontre à Corinthe, sont présentés comme venant d’Italie « parce que Claude avait ordonné que tous les Juifs devaient quitter Rome ». Cette expulsion est susceptible de correspondre avec celle de Claude 25 puisqu’elle a lieu peu de temps avant le séjour de Paul à Corinthe qui coïncide avec le proconsulat de Gallion, daté par les spécialistes, grâce à une inscription retrouvée à Delphes, de 50-51 ou 51-52535. Ac 18, 2 permet ainsi d’établir l’implication de Juifs convertis à la foi chrétienne dans les troubles qui provoquèrent l’expulsion. Cette correspondance entre Ac 18, 2 et Claude 25 ne va pas de soi pour tous les historiens, notamment pour D. Slingerland qui voit en Ac 18, 2 un synchronisme arbitraire dont le but est de faire coïncider les événements de l’histoire générale avec celle du salut, ce qui amoindrit la portée historique de la mention de l’expulsion et réduit à néant le lien de cause à effet entre l’expulsion de Claude et le départ d’Aquilas et Priscille d’Italie536. Mais on ne peut juger arbitraires les données d’une source que s’il n’y a aucune possibilité de les harmoniser avec le contexte historique des événements qu’elle relate, ce qui ne semble pas être le cas d’Ac 18. Et ceci d’autant plus que l’on ne rencontre pas les mêmes difficultés pour Ac 18, 2 que pour des récits lucaniens posant des problèmes chronologiques plus sérieux, comme le recensement de Quirinius (Lc 2, 2) ou la mention anachronique de Theudas (Ac 5, 36-37). Luc établit une relation directe entre le départ d’Aquilas et Priscille et l’expulsion : c’est à cause (äéN) de cette mesure qu’ils sont partis. Le refus de cette relation est la résultante d’un choix qui revient à n’attribuer aucune confiance au récit des Actes en ce qui concerne la présence de ce couple à Corinthe, ce qui est le

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A. Brassac, « Une inscription de Delphes et la chronologie de Saint Paul », RB 22 (1913), p. 36-53 ; K. Lake, The Beginnings of Christianity, vol. 5, Londres, 1933, p. 460-464 ; A. Plassart, « L’inscription de Delphes mentionnant le proconsul Gallion », REG 80 (1967), p. 372-378 ; R. Jewett, A Chronology of Paul’s Life, Philadelphie, 1979, p. 38 ; G. Luedemann, Paul, Apostle to the Gentiles. Studies in Chronology, Londres, 1984, p. 163-164 ; J. MurphyO’ Connor, Corinthe au temps de saint Paul d’après les textes et l’archéologie, Paris, 1986, p. 219-229. D. Slingerland, « Suetonius Claudius 25. 4, Acts 18, and Paulus Orosius’ Historiarum Adversum Paganos Libri VII : Dating the Claudian Expulsion(s) of Roman Jews », JQR 83 (1992), p. 132-135 ; Claudian Policymaking, p. 210-211.

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cas de D. Slingerland537. Au contraire, l’expulsion de Claude peut s’insérer dans la trame d’Ac 18, 1-18 si, sans préjuger d’une inauthenticité reposant sur la critique interne de cette portion du récit lucanien, on le confronte au texte de Suétone. L’expulsion est généralement datée de 49, mais comme cette datation repose sur un texte peu sûr d’Orose538, D. Slingerland estime qu’elle a eu lieu, sans qu’il soit possible d’être plus précis, entre 42 et 54539. Jugeant les données chronologiques de l’inscription de Delphes trop imprécises, il a de même élargi la possibilité de dater l’arrivée de Paul à Corinthe entre 47 et 54540. Bien que l’auteur doute que Ac 18, 2 et Claude 25 parlent du même événement, l’établissement de ces fourchettes chronologiques, fondées sur des considérations très critiques, en admettent tout de même la possibilité car l’expulsion reste toujours antérieure à l’arrivée de Paul à Corinthe (dont le terminus ante quem détermine celui de l’expulsion), à une date où Aquilas et Priscille s’étaient déjà installés dans la ville. Dans ces conditions, rien n’empêche que cette présence à Corinthe soit déterminée par l’expulsion. Un autre argument en défaveur de l’interpretatio christiana est que Ac 18, 2, en parlant d’« un Juif nommé Aquilas », ne paraît pas suggérer la conversion de celui-ci au christianisme541. Cette objection n’est pas dirimante car Luc parle de façon analogue d’« un Juif nommé Apollos » lorsqu’un peu plus loin il introduit l’Alexandrin dans son récit, sans vraiment cacher la bonne connaissance que ce prédicateur hors-pair avait de la doctrine chrétienne avant d’entrer dans le champ de la mission paulinienne. Le mouvement de présentation d’Aquilas (Juif du Pont→partenaire de Paul en affaires→chrétien) n’implique pas clairement qu’il soit venu à la foi chrétienne par l’entregent de Paul. Le silence de Luc à propos de la conversion d’un des ouvriers les plus connus et les plus actifs du cercle paulinien, dont il se veut le porte-parole, s’explique difficilement si cette conversion n’a pas eu lieu avant qu’il ne rencontre Paul à Corinthe. Le souvenir d’Aquilas et de sa femme est resté attaché à l’église de Corinthe542 où ils se sont sûrement associés à l’œuvre de 537

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D. Slingerland, « Acts 18, 1-18, The Gallio Inscription, and Absolute Pauline Chronology », JBL 110 (1991), p. 441-443 relativise l’historicité du séjour de Paul à Corinthe en jugeant le récit d’Ac 18, 1-18 peu précis. Mais il est très réducteur de juger de l’exactitude historique d’un texte en ne recourant qu’à la critique de sa forme narrative. Orose, Hist. VII, 7, 6, citant Suétone, date l’expulsion de la neuvième année de Claude (soit 49) et se réclame pour cela de l’autorité de Josèphe. Malheureusement, Josèphe ne mentionne cette date nulle part. Soit Orose a puisé cette date dans une source qui nous reste inconnue et qu’il a confondue avec Josèphe, soit elle est le résultat de ses propres calculs, ce qui implique que la référence à Josèphe est fausse, ce que pense D. Slingerland, « Suetonius Claudius 25. 4, Acts 18, and Paulus Orosius », p. 139-142. C’est le résultat de son étude « Suetonius Claudius 25. 4, Acts 18, and Paulus Orosius », p. 127-144. D. Slingerland, « Acts 18, 1-18 », p. 439-449. S. Benko, « Pagan Criticism », p. 1060 ; D. Slingeland, Claudian Policymaking, p. 211-214. 2Tim 4, 19.

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Paul, ayant tissé avec lui des liens étroits. La collaboration des deux époux et de l’apôtre à Ephèse543 présuppose la convergence de leurs intérêts spirituels et les débuts de cette action commune dans la mission à Corinthe. Le texte occidental, qui n’a pas été tellement sollicité jusqu’ici pour la résolution de cette question, fournit des précisions intéressantes sur la nature des relations entre Aquilas, Priscille et Paul544. Il nous dit qu’ayant trouvé le couple, Paul « les salua avec joie », une joie qui s’explique bien si tous les protagonistes de la rencontre partageaient la même foi. C’est bien ce que nous devons comprendre de la suite de cette variante qui souligne que « Paul était connu d’Aquilas, étant de la même communauté… »545. Il y a donc tout lieu de penser que c’est bien l’annonce du Christ qui perturba les communautés juives de Rome et provoqua l’expulsion de Claude. Le succès de l’Evangile parmi les païens fréquentant la synagogue a peut-être été là aussi un élément déclencheur des désordres. En tout cas, la communauté chrétienne à laquelle Paul s’adresse quelques années plus tard, qui se réunit pour une part dans la maison d’Aquilas et Priscille546, est majoritairement d’origine païenne. Ce type de conversion a dès lors représenté la principale tendance, même si l’Epître aux Hébreux, probablement adressée à des chrétiens de Rome547, indique qu’une frange de l’église restait composée en majorité de Juifs convertis, comme le montre l’attachement des destinataires de la lettre à des concepts inspirés de l’ancienne alliance. La persécution engagée contre les chrétiens après l’incendie de Rome (64) est généralement mise en avant pour établir la distinction que savaient faire les Romains entre Juifs et chrétiens à cette époque548. Cela ne signifie pas forcément que le christianisme était reconnu comme une religion indépendante. Il est plus probable que les chrétiens, bien qu’identifiés en tant que tels, aient été considérés comme les membres d’un groupement juif. 543 544

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Ac 18, 18-19. 26-27. E. Delebecque, Les deux Actes des Apôtres, Paris, 1986, p. 373-396 estime que les deux versions des Actes sont deux éditions opérées par le même auteur. M.-E. Boismard et A. Lamouille, Les Actes des deux Apôtres, T1 : Introduction-Textes, Paris, 1990 admettent même, avec quelques exceptions, la priorité du texte occidental, mais les différentes étapes rédactionnelles recomposées par les deux exégètes ne sont pas susceptibles d’emporter systématiquement l’adhésion. Le terme ¿ìüöõëïò, dont le sens premier est national ou territorial, (« de la même race », « de la même tribu »), peut désigner par extension un groupe réunissant des éléments de même nature. Flavius Josèphe, AJ XVIII, 64 parle de « ô’ ö™ëïí ô§í ×ñéóôéáí§í ».Voir Eusèbe, HE III, 33, 2. Rm 16, 5. F. F. Bruce, « 'To the Hebrews' : A Document of Roman Christianity ? », ANRW II. 25. 4 (1987), p. 3513-3519. Par exemple, J. Moreau, La persécution du christianisme, p. 30 et 35, ou plus récemment, S. Légasse dans Histoire du christianisme, T1, p. 174.

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Plusieurs éléments permettent de le penser. Ainsi Tacite, soulignant le succès de la foi chrétienne à Rome, la présente comme une superstition originaire de Judée, lui attribuant ainsi une évidente coloration juive et Suétone, en parlant des chrétiens comme d’un « genus hominum » adonné à une « superstition nouvelle et maléfique » –ces derniers mots sous-entendant son origine étrangère– utilise une expression qui, sous la plume d’un Romain attaché aux valeurs traditionnelles, n’est pas dénuée de toute connotation ethnique549. L’Epître aux Hébreux fait référence à l’aide que les fidèles ont apporté à leurs frères persécutés, qui doivent être identifiés à des membres d’une autre communauté que la leur puisqu’eux-même n’ont « pas encore résisté jusqu’au sang »550. Ces frères emprisonnés sont sûrement des païens convertis faisant partie de cette « multitude immense » qui fut poursuivie et condamnée par les autorités de Rome551, car il est peu probable que cette grande quantité de croyants évoquée par Tacite fût composée de Juifs. En tout cas, cette prise de position à l’égard de leurs condisciples entraîna pour ces judéo-chrétiens des tribulations552, provoquant chez certains d’entre eux la tentation de retourner à la synagogue553 dont le judaïsme national était reconnu et protégé par la loi romaine. Enfin, on fait ordinairement assez peu de cas dans le traitement de cette question de la relation de l’incendie faite par la correspondance apocryphe de Paul et Sénèque. Ce texte, il est vrai, est relativement tardif (IVe siècle), mais sa présentation des faits, différente de celles de Tacite et de Suétone, indique que l’auteur a utilisé une source originale, sans doute une chronique contemporaine, comme il y en avait de nombreuses à cette époque, utilisant elle-même un document plus ancien554. La lettre de Sénèque faisant part à Paul des événements tragiques de Rome dit que « les chrétiens et les Juifs sont livrés au supplice comme machinateurs de l’incendie, hélas ! comme c’est l’habitude »555. On ne voit pas bien pourquoi cet auteur chrétien du IVe siècle aurait inventé l’implication des Juifs dans la machination de l’incendie alors que par ailleurs, conformément aux valeurs de son temps, il prend bien soin de dissocier judaïsme et christianisme556. Il est plus vraisemblable que les 549

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Tacite, Ann. XV, 44, 3 ; Suétone, Néron 16, 3. Voir l’étude plus détaillée de ces textes infra p. 121-126. He 12, 4. Tacite, Ann. XV, 44, 4. L’Epître aux Romains, en encourageant Juifs et païens à vivre en bonne intelligence (14, 1-15, 12), montre que les communautés chrétiennes n’étaient pas cloisonnées. He 10, 32-34 ; voir 11, 35-38. Ibid. 10, 25. J. Beaujeu, « L’incendie de Rome en 64 et les Chrétiens », Latomus 19 (1960), p. 76, se basant sur les précisions numériques fournies par la lettre, pense à Pline l’Ancien qui était friand de ce genre de bilans chiffrés. Mais cette identification reste hautement hypothétique. Corresp. Paul Sénèque 11. Comparer avec la lettre 5 du corpus où Paul n’est même plus considéré comme Juif. Dans la lettre 14, Paul encourage Sénèque à « éviter les cérémonies rituelles des païens et des Juifs ».

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Juifs étaient directement mis en cause dans la source utilisée par l’auteur de la correspondance apocryphe, qui a sans doute opéré ce couplement avec les chrétiens en fonction du récit de Tacite. Nous avons là un nouvel indice de l’implication de personnes considérées comme juives dans la machination du sinistre bien que, comme nous l’avons vu, la majorité des victimes de la répression aient été des chrétiens d’origine païenne. Cette perception du christianisme nous amène à nous intéresser à un autre cas qui a également suscité bien des discussions, celui de la condamnation de Flavius Clemens et de sa femme Flavia Domitilla. Deux textes, un de Suétone et un de Dion Cassius, auxquels il faut ajouter le témoignage d’Eusèbe de Césarée, relatent cet épisode du règne de Domitien : Enfin il mit à mort tout à coup, sur le plus léger soupçon et presque dans l’exercice même du consulat, son cousin germain, Flavius Clemens, personnage tout à fait décrié pour son inaction, dont il avait publiquement décidé que les fils encore tout petits seraient ses successeurs et perdraient leurs anciens noms pour s’appeler l’un Vespasien, l’autre, Domitien.557 Cette même année [95], Domitien fit mourir, avec plusieurs autres personnes, le consul Flavius Clemens, bien qu’il fût son cousin et qu’il eût pour femme Flavia Domitilla, qui était aussi sa parente. L’accusation portée contre eux deux était celle d’athéisme, accusation pour laquelle beaucoup d’autres personnes qui étaient passées aux mœurs juives furent condamnées. Certains d’entre eux furent mis à mort, les autres privés de leurs biens ; quant à Domitilla, il la relégua seulement à Pandateria.558 Dans ces temps-là, l’enseignement de notre foi était tellement éclatant que même les historiens étrangers à notre doctrine n’hésitent pas à rapporter dans leurs histoires les persécutions et les témoignages qui y furent rendus ; ils en ont même indiqué la date très exactement, et ils racontent que la quinzième année de Domitien, Flavia Domitilla fille d’une sœur de Flavius Clemens, un des consuls de Rome à cette date, fut elle aussi, avec un très grand nombre d’autres, reléguée dans l’île Pontia par punition, à cause du témoignage (rendu) au Christ.559

Le principal point de désaccord des historiens à propos de ces textes est la nature de la foi adoptée par Clemens et sa femme, les uns pensant qu’ils avaient embrassé la religion juive, les autres, prenant en compte les dires d’Eusèbe, qu’ils s’étaient convertis au christianisme, encore mal dissocié du 557 558 559

Suétone, Domitien 15, 1. Dion Cassius, Hist. rom. LXVII, 14, 1-2. Eusèbe, HE III, 18, 4.

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judaïsme560. Il serait tentant, en fonction des remarques faites sur l’incendie de 64, d’adopter le second point de vue. Mais il faut aussi prendre en considération le long espace de temps –30 ans– qui sépare les deux actions, l’évolution des rapports entre Rome, le judaïsme et le christianisme et ses conséquences en relation avec le nouveau contexte politique. L’événement majeur qui marqua la période s’écoulant entre 64 et 95 fut la répression de la révolte juive et la chute du Temple561. Suite à cette victoire, l’empereur Vespasien imposa à tous les Juifs de l’Empire une taxe qui devait être versée dans une caisse spéciale, le fiscus Iudaicus, et dont la perception alimentait le trésor du temple de Jupiter Capitolin. Avec cette mesure, l’autorité romaine reprenait à son compte le didrachme que les Juifs versaient annuellement au Temple de Jérusalem562. Dion Cassius écrit que la taxe devait être payée par ceux qui « continuaient de suivre leurs coutumes ancestrales »563. Les critères d’imposition de la taxe étaient donc basés sur l’exercice de la religion juive à partir de laquelle on présupposait l’appartenance ethnique des contribuables. La base du recensement des personnes imposables ayant sûrement été la synagogue, seuls les Juifs chrétiens purent être concernés par cette mesure, encore leur était-il de plus en plus difficile de fréquenter la synagogue en raison de l’influence grandissante dans la Diaspora du rabbinisme yavnéen564. Le fiscus Iudaicus a plutôt contribué à établir une plus nette ligne de démarcation entre Juifs et chrétiens juifs ou païens, ces derniers étant appelés à s’organiser indépendamment des institutions juives. Suétone nous apprend que Domitien, pressé d’alimenter les caisses de l’Etat, exigea le paiement de la taxe « avec beaucoup de rigueur » (acerbissime), prenant pour cela de sévères dispositions destinées à juguler toute possibilité d’évasion fiscale. Furent ainsi soumis au fiscus Iudaicus ceux

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561

562 563 564

Résumé de la recherche et exposé des différents points de vue par P. Keresztes, « The Jews, the Christians and the Emperor Domitian », VCh 27 (1973), p. 7-8 ; « The Imperial Roman Government and the Christian Church, I. From Nero to the Severi », ANRW II. 23. 2 (1980), p. 261-262 ; P. Pergola, « La condamnation des Flaviens "chrétiens" sous Domitien : persécution religieuse ou répression à caractère politique ? », MEFRA 90 (1978), p. 412-419. A propos de cette question, l’utilisation du texte de Sulpice Sévère Chron. II, 30, 4 s’avère difficile. Les propos tenus par Titus sur la parenté du judaïsme et du christianisme et sur la disparition des deux religions qu’entraînerait la destruction du Temple ont été attribués par J. Bernays, Ueber die Chronik des Sulpicius Severus, Berlin, 1861 à un passage perdu des Histoires de Tacite. Bien que souvent reprise, cette hypothèse reste fragile et n’évacue pas toute possibilité d’un traitement du texte par Sulpice Sévère, voir H. Montefiori, « Sulpicius Severus and Titus’ Council of War », Hist 11 (1962), p. 156-170. Josèphe, AJ VII, 218. Dion Cassius, Hist. rom. LXVI, 7, 2. Le patriarche Gamaliel II, chef de l’école de Yavné et fervent défenseur de l’orthodoxie rabbinique qui se met en place, est en visite à Rome à la fin du Ier siècle (Shemoth Rabbah 30, 9 ; voir aussi TJ Sanh. 39a. 90b-91a).

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« qui vivaient à la façon des Juifs, sans l’avoir déclaré » et ceux qui, « en dissimulant leur origine, s’étaient dérobés aux tributs imposés à cette nation »565. La seconde catégorie de personnes visée par Domitien désigne les Juifs apostats, l’empereur réclamant la taxe à des individus d’origine juive mais qui ne pratiquaient plus le culte juif566. La première catégorie, qui nous intéresse plus spécialement, désigne vraisemblablement des non-Juifs qui ont adopté des mœurs juives ou pouvant être interprétées comme telles567. Les chrétiens de Rome étaient susceptibles d’être comptés parmi eux. L’église de Rome resta influencée par des structures et des concepts juifs jusque dans la moitié du IIe siècle568. Les différents usages hérités du judaïsme qui avaient encore cours à la fin du Ier siècle dans les communautés chrétiennes plaçaient les fidèles en position de confusion. Suétone dit avoir été le témoin oculaire, dans sa jeunesse, d’un examen scrupuleux mené par un agent du fisc sur un vieillard de quatre-vingt-dix ans contraint de se déshabiller pour vérifier s’il était circoncis569. Ce type d’enquête aurait bien pû être appliqué à un chrétien qui, bien qu’appartenant à une société jugée judaïsante par les autorités, ne payait pas la taxe en raison de ses origines païennes ou bien à un judéochrétien qui avait échappé au fisc parce qu’il ne s’était pas fait inscrire à la synagogue. Qu’en est-il de Flavius Clemens et de Flavia Domitilla ? Il ne paraît pas impossible qu’ils aient été condamnés en vertu d’une situation irrégulière par rapport au fiscus Iudaicus, vivant à la façon des Juifs sans l’avoir déclaré, pour reprendre l’expression de Suétone. Mais il faut examiner d’un peu plus près le texte de Dion Cassius pour déterminer convenablement les raisons de la condamnation de Clemens et de son épouse. La charge pesant sur eux est celle d’« athéisme » (Pèåüôçôïò) qui correspond au délit d’impietas chez les Romains. C’est donc à cause de leur impietas qu’ils ont été punis et non pas en raison de l’adoption d’un style de vie juif qu’aucune loi romaine ne condamnait spécifiquement. Cette accusation était tout à fait recevable au temps de Domitien. L’empereur remplissait avec beaucoup de sérieux sa charge de grand pontife et veillait scrupuleusement au respect de la religion 565 566

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Suétone, Domitien 12, 5. Certains renoncèrent à la religion de leurs pères pour pouvoir faire carrière sans obstacle dans l’administration impériale, comme Tibérius Julius Alexander (Josèphe, AJ XX, 100) qui soutint l’accession de Vespasien au pouvoir (id., BJ IV, 616-618 et V, 45-46). Pour l’époque de Domitien nous connaissons le cas, cité par Martial, Epigr. VII, 82, du comédien Ménophile qui dissimulait sa circoncision à la palestre à l’aide d’une large fibule. L. A. Thompson, « Domitian and the Jewish Tax », Hist 31 (1982), p. 329-342 pense que les deux dispositions visaient les Juifs apostats et les pérégrins non-juifs, mais pourquoi les apostats continueraient-ils de vivre « à la façon juive » ? Les théologies de Clément de Rome et du Pasteur d’Hermas sont imprégnées de concepts judéo-chrétiens, voir J. Daniélou, Théologie, p. 67-70 et 74-76. Suétone, Domitien 12, 6.

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nationale, n’hésitant pas le cas échéant à sévèrement sanctionner les cas les plus graves570. Le judaïsme était très mal perçu à Rome parce que son observance, totale ou partielle, pouvait conduire au mépris de repères religieux et sociaux traditionnels, ce que ne pouvait pas accepter l’empereur dont une des tâches primordiales était de garantir la stabilité de l’ordre social571. Que Clemens ait vraiment été accusé d’impietas à partir d’un constat de judaïsation semble corroboré par les propos de Suétone qui fait état de son « inaction décriée » (contemptissimae inertiae). Il faut entendre par là l’abstention politique et religieuse à laquelle son respect de la religion juive l’avait conduit, notamment en relation avec le sabbat. Mais l’adoption du style de vie juif n’était qu’un prétexte mis en avant pour faire tomber Clemens dont l’impietas couvre assurément des motifs politiques572. Les délateurs trouvèrent dans l’accusation de mœurs juives un procédé commode pour mettre en cause « un grand nombre de personnes » (ce que précise Dion Cassius) en provoquant des procès de maiestate à partir des irrégularités constatées en relation avec le fiscus Iudaicus (sans que cela soit attesté pour Clemens), des attitudes antisociales que l’adoption de ces mœurs supposaient et des implications politiques qu’elles entraînaient. Car l’adhésion au monothéisme juif ne pouvait pas se concilier avec les devoirs religieux dus à un homme alors que Domitien s’inscrivait nettement dans une logique de divinisation impériale. Il n’y avait pas de raison d’étendre aux Romains judaïsants le statut dérogatoire dont bénéficiaient les Juifs en ce domaine et la critique de cette divinisation, en lien avec la foi et les coutumes juives, portait inévitablement atteinte à la maiestas impériale telle que Domitien l’entendait. L’abus de ce type de délation fut d’ailleurs corrigé par Nerva qui dès son accession au pouvoir « supprima les accusations d’impiété et de genre de vie juif »573. Dans ce contexte, rien ne nous permet d’affirmer le christianisme de Clemens et de Domitilla. Le recours à Eusèbe ne nous est pas d’un grand secours en cette matière car ses données ne cadrent pas avec celles de Dion Cassius. L’historien chrétien fait de Domitilla la nièce de Clemens, et non sa femme, et place son lieu d’exil à Pontia au lieu de Pandateria. Mais malgré ces évidentes contradictions, Eusèbe ne paraît pas moins mal renseigné que Dion 570 571

572 573

Ibid. 8, 5-6. M. H. Williams, « Domitian, the Jews and the ‘Judaizers’ – A Simple Matter of Cupiditas and Maiestas ? », Hist 39 (1990), p. 207-209. E. M. Smallwood, Jews, p. 380-381. Dion Cassius, Hist. rom. LXVIII, 1, 2. Nerva fit frapper des monnaies avec l’inscription « fisci Iudaici calumnia sublata s. c. », ce qui indique l’importance des accusations basées sur le non versement de la taxe à cette caisse, voir H. Mattingly et E. A. Sydenham, The Roman Imperial Coinage, T2, Londres, 1926, p. 227 (n°58) et 228 (n°72 et 82). Selon M. Goodman, « Nerva, the fiscus Judaicus and Jewish Identity », JRS 79 (1989), p. 40-44, ce relâchement de la pression fiscale contribua à dégager le judaïsme de son contexte national et à le comprendre de plus en plus comme une expression religieuse.

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Cassius. La parenté de Domitilla avec Clemens et son lieu d’exil ne sont pas issus d’une vague tradition et encore moins de sa propre imagination puisque dans la Chronique il cite la source dans laquelle il a puisé ces détails574. Il s’agit d’un certain Bruttius, qui doit correspondre aux « historiens étrangers à notre doctrine » cités sans plus de précision dans l’Histoire ecclésiastique. Référence sans doute un peu vague qui fait appel à un auteur inconnu mais qui ne remet pas fondamentalement en cause la fiabilité de cette information étant donné que le travail historique d’Eusèbe repose sur une vaste documentation qu’il traite généralement de façon convenable. Une citation indirecte de cet auteur latin puisée dans une autre œuvre écrite en grec (on peut penser à la Chronographie de Jules Africain) peut être à l’origine de cette imprécision. Il n’y a rien d’improbable à ce qu’un auteur non-chrétien cite la condamnation d’une chrétienne nommée Domitilla dans le cadre plus large de la répression politique qui s’abattit sur « un nombre considérable de nobles et de personnages distingués à Rome »575. Relatant ces événements et parmi eux la condamnation de Domitilla, Bruttius a sûrement fait allusion au christianisme, comme Tacite et Suétone l’ont fait à propos de la persécution de Néron. Il est donc possible d’accepter que la Flavia Domitilla de Dion Cassius et la Flavia Domitilla d’Eusèbe ne soient pas les mêmes personnes, l’une ayant adhéré, comme son époux, aux coutumes juives, l’autre, nièce du consul, ayant adhéré au christianisme576. Ainsi abordés, ces documents restent très intéressants pour notre propos car ils montrent qu’au sein de la gens Flavia on pouvait aussi bien adhérer au judaïsme qu’au christianisme et que l’autorité romaine posait sur eux le même regard. Eusèbe s’accorde avec Dion Cassius en situant l’exil de Domitilla la quinzième année de Domitien. Cette année commune établit que la nièce fut condamnée à la relégation dans le sillage de la répression qui toucha la famille de Clemens (comme sa femme) et non pas directement en raison de sa foi. Elle avait simplement adopté des mœurs semblables à ceux de son oncle et de sa tante et cela la rendait tout autant suspecte. L’hostilité de Domitien à la foi chrétienne était déterminée par la méfiance qu’il concevait à l’égard du messianisme juif, toujours susceptible de troubler l’ordre577, et de la 574 575 576

577

Eusèbe, Chron. ad annum 96 (éd. Helm, p.192 ; éd. Karst, p. 218). Eusèbe, HE III, 17. C’est la position de P. Keresztes, « Jews, Christians, Domitian », p. 15-20 ; « Imperial Roman Government », p. 265-269. La présence de vestiges funéraires chrétiens dans le praedium Domitillae semble confirmer cette trace ancienne de christianisme dans la gens Flavia, voir P. Pergola, « condamnation des Flaviens "chrétiens" », p. 412-416 et 421-422. La persécution contre les descendants de Jude (Eusèbe, HE III, 20, 1-5) s’inscrit dans le contexte de l’après-guerre juive où l’autorité impériale, conciente du rôle que le messianisme politique avait joué dans le conflit, était prête à réprimer toutes les catégories de foi messianique. C’est la raison pour laquelle Vespasien ordonna de rechercher tous les descendants de David (HE III, 12) et qu’il ordonna la destruction du temple d’Onias en Egypte (Josèphe, BJ VII, 421-433).

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distance que cette foi imposait par rapport au culte qui devait être rendu à l’empereur, gage de fidélité politique578. Rien dans la foi de Domitilla ne paraissait original en comparaison avec le type d’espérance et d’abstention que le judaïsme imposait. L’exemple de la nièce de Clemens montre que le christianisme pouvait être compris, à une époque où le judaïsme était hautement suspect, comme un délit de mœurs juives. Les dispositions prises par Nerva pour rompre avec la politique de son prédécesseur sont susceptibles d’alimenter notre réflexion sur cette association de la foi chrétienne au judaïsme par les Romains à la fin du Ier siècle et au début du IIe. Nerva jugea désormais irrecevable toute accusation portant sur le chef d’impiété et de mœurs juives et alla jusqu’à prévoir la condamnation à mort des accusateurs579. Nous retrouvons le même genre de mesure à l’égard des chrétiens pendant le règne de Trajan. Dans la lettre qu’il adresse à son légat Pline le Jeune, confronté à la question chrétienne en Bithynie, l’empereur adopte le même point de vue que son père adoptif en ordonnant de ne pas rechercher les chrétiens et en refusant la validité des dénonciations anonymes à leur encontre, estimant que c’était « un procédé d’un détestable exemple et qui n’est plus de notre temps »580, allusion évidente aux abus accomplis sous prétexte de lèse-majesté durant les règnes précédents, et particulièrement celui de Domitien. Hadrien accentua la portée des ordres de Trajan en précisant que les délateurs devaient être punis si leurs accusations ne mettaient pas formellement en évidence le non-respect de la loi par les personnes qu’ils incriminaient en raison de leur christianisme581. Les chrétiens devaient donc être condamnés à partir de leur refus obstiné de sacrifier aux dieux et non pas à cause de leur disposition d’esprit et de leur mode de vie « judaïsant ». Ces mesures s’inscrivent dans la volonté générale des Antonins de ne plus recourir aux procès de lèse-majesté, adoptant ainsi une position qui tranchait avec les pratiques abusives du temps des Julio-Claudiens et des Flaviens. Mais il est indéniable que le christianisme a vu son statut de plus en plus nettement défini par la jurisprudence impériale en fonction de l’évolution de ses rapports avec le judaïsme et de la façon dont les autorités romaines percevaient la proximité des deux religions en même temps que leurs différences. Car même autonome, l’église de Rome garda longtemps un caractère judéochrétien que les responsables ecclésiastiques s’efforcèrent d’atténuer à partir du milieu du IIe siècle, notamment en limitant l’usage quartodéciman aux 578

579 580 581

P. Keresztes, « Jews, Christians, Domitian », p. 21-27 ; « Imperial Roman Government », p. 270-272. Dion Cassius, Hist. rom. LXVIII, 1, 2. Pline, Ep. X, 97. Justin, 1Apol. 68, 10.

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chrétiens originaires d’Orient puis en le refusant catégoriquement sous l’autorité de Victor582. La virulence de Victor sur la question fut sans doute provoquée par le fait que la pratique quartodécimane eut à Rome des répercussions plus larges que la célébration pascale. Le pseudo-Tertullien reproche à un dénommé Blastus d’avoir voulu « étendre subrepticement le judaïsme » en prêchant que « la Pâque ne doit pas être observée autrement que d’après la loi de Moïse, le quatorzième jour du mois »583. Cette position fut à l’origine d’un schisme qui entraîna la défection d’un grand nombre de fidèles584. La célébration du 14 nisan composait sûrement la partie la plus visible du délit de judaïsme reproché à Blastus et devait recouvrir l’adoption, ou plutôt la fidélité, à d’autres pratiques. La séduction des pratiques juives semble s’être ainsi exercée jusqu’au milieu du IIIe siècle si l’on croit qu’elle compose l’arrière-plan des traités de Novatien sur le sabbat, la circoncision et les prescriptions alimentaires585.

1.4.6 L’Afrique « Nous ne savons ni d’où, ni par où, ni quand, ni comment le message chrétien parvint en Afrique ». C’est avec ces mots que V. Saxer expose la situation de l’historien face au silence des sources quant à l’évangélisation de cette région586. La présence attestée de communautés juives en Afrique est souvent comprise parmi les éléments qui ont pu jouer un rôle dans la pénétration de la foi chrétienne sur ces terres587. Il est très probable que les synagogues d’Afrique aient servi de relais pour l’Evangile comme partout ailleurs dans l’Empire. Leur rôle paraît en tout cas beaucoup plus plausible dans la diffusion du christianisme que celui que l’on a également attribué au fond sémitique importé en Afrique par la civilisation punique588. L’implantation de ces communautés juives en Proconsulaire, en Numidie et en Maurétanie date principalement des débuts de l’époque impériale589. Elles se sont sans doute trouvées renforcées par un important apport en provenance de l’ouest après la terrible répression qui s’abattit sur les Juifs d’Egypte sous le règne de 582 583 584 585 586 587

588 589

Eusèbe, HE V, 24, 14-17. Ps.-Tertullien, Adv. omn. haer. 8, 1. Eusèbe, HE V, 15 et 20. Novatien, De cibis iud. 1, 6. V. Saxer dans Histoire du christianisme, T1, p. 583. P. Monceaux, Histoire littéraire de l’Afrique chrétienne depuis les origines jusqu’à l’invasion arabe, T1 : Tertullien et les origines, Paris, 1901, p. 8-10 ; H. Leclercq, L’Afrique chrétienne, T1, Paris, 21904, p. 36-40 ; C. Aziza, Tertullien et le judaïsme, Paris, 1977, p. 1015 ; F. Decret, Le christianisme en Afrique du Nord ancienne, Paris, 1996, p. 23-25. Voir la critique de cette hypothèse par F. Decret, Le christianisme en Afrique, p. 25-27. E. Schürer, History, T3. 1, p. 62-64.

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Trajan590. Ce mouvement d’exil aurait permis aux Juifs déjà acquis au christianisme de faire connaître leur foi au sein des communautés d’Afrique, renforçant ainsi le témoignage qui avait déjà pu toucher la région dès le Ier siècle par l’intermédiaire des intenses relations commerciales établies entre l’Afrique du Nord, Rome et l’Orient591. La façon dont Tertullien parle du respect que les païens concevaient pour différentes coutumes juives, comme le sabbat, les repas communautaires, l’allumage des lampes, les ablutions et même la célébration pascale tend à supposer l’existence en Afrique d’une population judaïsante592. Signalant à ses lecteurs païens la lecture des Ecritures dans les synagogues, l’apologiste souligne que « tout le monde va les entendre les jours de sabbat »593. Dans le courant du IIIe siècle, Commodien ironise encore sur les païens qui fréquentaient la synagogue : Pourquoi cours-tu à la synagogue, homme double ? … Tu sors de là et de nouveau tu reviens dans les temples. Tu veux vivre entre les deux, mais par là tu périras … Quoi ? Tu veux être à moitié juif, à moitié païen ? … Tu sors et de là tu vas vers les idoles.594

Les Juifs de Carthage parvenaient à faire des prosélytes comme l’indique Tertullien au début de son traité Contre les Juifs où il fait part à ses lecteurs d’un débat public qui venait d’avoir lieu entre un chrétien et un « prosélyte juif » et dont l’enjeu était de savoir si les païens étaient inclus dans les promesses de Dieu595. L’établissement du rapport que fait Tertullien entre judaïsme et christianisme596 et ce traité contre les Juifs, témoin d’une vive 590 591

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C. Aziza, Tertullien, p. 12. Les traces d’une épitaphe et de fragments d’inscriptions chrétiennes décelées à la fin du XIXe siècle dans la nécropole juive du Djebel Khaoui, située au nord de Carthage, ont laissé penser un moment que des chrétiens y avaient été accueillis. On pouvait en effet être tenté de déduire de cette situation l’existence d’un fort degré d’intimité entre les deux communautés. Ainsi C. Aziza, ibid., p. 39 avance-t-il deux interprétations possibles : « La première serait la présence de Judéo-chrétiens (Juifs convertis et non excommuniés ou bien accueillis en pleine connaissance de cause parce que proches encore du Judaïsme et reconnus comme tels). La seconde serait la présence de chrétiens accueillis par les Juifs pour dormir leur dernier sommeil, ou encore martyrs enterrés par la communauté juive, ou plus sûrement par les Romains qui leur refusent une sépulture ailleurs ». Mais les conditions dans lesquelles ont été menées les fouilles et l’état de ces découvertes ne permettent pas de tirer des conclusions aussi assurées. Voir F. Decret, Le christianisme en Afrique, p. 24. Tertullien, Ad nat. I, 13, 4-5. Id., Apol. 18, 9. Commodien, Instr. I, 24, 11. 13-14 ; 37, 1. 8. Tertullien, Adv. Iud. 1, 1-2. C. Aziza, Tertullien, p. 220-224 pense que Tertullien aurait luimême été tenté par le judaïsme avant de se convertir au christianisme. Tertullien, Apol 21, 1-7. 15-22. 29.

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polémique entre Juifs et chrétiens de Carthage, montrent qu’à la fin du IIe siècle, lorsque l’église d’Afrique sort de l’ombre, Eglise et Synagogue sont deux individualités religieuses bien distinctes. Néanmoins, il existe de nombreuses similitudes entre les pratiques juives et chrétiennes relatives à l’alimentation, au jeûne et à l’organisation des communautés597. La coutume du port du voile, à laquelle Tertullien était particulièrement attaché et qu’il était soucieux d’imposer aux chrétiennes, était une coutume juive. L’apologiste remarque lui-même que l’on reconnaissait les femmes juives à ce qu’elles étaient constamment voilées598, une constatation qui devait conduire la société païenne de Carthage à remarquer et rapprocher femmes chrétiennes et juives. Il est intéressant de voir Tertullien écrire que les Juifs appelaient les chrétiens des « nazaréniens » (Nazarenos)599, un vocable qu’il faut rapprocher de celui de « nazoréen ». La remarque semble bien faire allusion à un emploi contemporain de cette désignation, ce qui paraît évidemment très curieux au début du IIIe siècle en Afrique. L’emploi du vocable se comprend mieux si les chrétiens des Ier et IIe siècles étaient en fait des judéo-chrétiens. Le souvenir des racines judéo-chrétiennes du christianisme d’Afrique se perpétuait principalement par la persistance chez les Juifs de ce nom alors que l’église prenait de plus en plus de distance avec les anciennes pratiques qu’elle avait en commun avec la synagogue et dont on retrouve la trace dans la volonté affichée par certains chrétiens de ne pas s’agenouiller pour la prière le jour du sabbat600 ou bien d’attendre le huitième jour pour le baptême des enfants comme le faisaient les Juifs pour la circoncision601. Pour la célébration pascale, les églises d’Afrique se sont alignées sans problème sur la position de Victor, d’ailleurs originaire d’Afrique602, suivant ainsi l’enfant du pays dans sa volonté de se démarquer de toute célébration judaïsante603. 597

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W. H. C. Frend, « Jews and Christians in Third Century Carthage » dans Paganisme, Judaïsme, Christianisme. Influences et affrontements dans le monde antique (Mélanges M. Simon), Paris, 1978, p. 185-194 ; C. Aziza, Tertullien, p. 111-116 et 177-190 ; « Quelques aspects de la polémique judéo-chrétienne dans l’Afrique romaine (IIe-VIe siècles) dans Juifs et Judaïsme en Afrique du Nord dans l’Antiquité et le Haut Moyen-Age. Actes du colloque international du Centre de Recherches et d’Etudes Juives et Hébraïques et du groupe de recherche sur l’Afrique antique (26-27 sept. 1985). Ed. C. Iancu & J.-M. Lassere, Montpellier, 1985, p. 49-51. Dans ces deux études, C. Aziza conclut avec beaucoup d’optimisme que les deux communautés, malgré une vive rivalité, entretenaient de bons rapports généraux et que cette entente était déterminée par leur nécessité commune de faire face à l’hostilité et aux valeurs païennes. Tertullien, De oratio. 22, 8 ; De corona 4, 2. Id., Adv. Marc. IV, 8, 1. Id., De oratio. 23, 1. Cyprien, Ep. 64, 2, 1. Liber pontificalis 15 (éd. Duchesne, T1, p. 137). Ce choix pourrait être confirmé par la défense de la pratique dominicale conservée dans un fragment attribué à un certain Archaeus, évêque de Leptis (éd. A. Mai, Spicilegium romanum, T3, Rome, 1840, p. 707) ; voir P. Monceaux, Histoire littéraire, T1, p. 54-55 ; H. Leclercq,

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Malgré son aspect très académique, le recueil de testimonia constitué par Cyprien pour montrer à partir des Ecritures que le judaïsme avait désormais fait place au christianisme répondait certainement à des besoins concrets chez les nouveaux convertis qui, comme le Quirinus à qui il est dédié, pouvaient légitimement s’interroger sur la valeur d’une religion qui servait de base à celle qu’ils adoptaient, ou bien chez les responsables des communautés chrétiennes, notamment dans les régions d’Afrique les moins urbanisées où le judaïsme était très bien implanté604, qui pouvaient être confrontés à de semblables interrogations de la part de leurs fidèles605. La tentation judaïsante persista longtemps en Afrique comme le révèlent surtout les problèmes qu’Augustin rencontra durant son épiscopat avec les Célicoles qui introduisaient des rites juifs dans la pratique de la foi chrétienne606. Il est par ailleurs assez remarquable que Tertullien fasse aussi facilement état de la proximité du christianisme avec le judaïsme dans ses écrits apologétiques, n’hésitant pas à affirmer à ses destinataires païens que les chrétiens sont « apparentés à la religion juive »607 ou que les Juifs composent « le peuple d’où est sortie la secte chrétienne »608 alors que l’apologétique chrétienne tendait en général à cette époque à gommer toute forme de dépendance du christianisme à l’égard du judaïsme en portant l’accent sur l’aspect spirituel et désincarné de l’accomplissement des Ecritures, l’objectif étant de mettre en valeur l’actualité de la foi chrétienne et la désuétude concomitante de la religion juive. De même Lactance, Africain d’origine, écritil sans détour que les chrétiens sont « les successeurs et les descendants » des Juifs609. Les raisons historiques de l’apparition et du développement du christianisme en Afrique sont sans doute à l’origine de cette franchise. Les conflits qui apparurent entre l’Eglise et la Synagogue au tournant des IIe et IIIe siècles ne faisaient que de mettre un peu plus en évidence leur proximité et leur différence. La parenté entre judaïsme et christianisme alimenta dans cette période des suspicions au détriment du christianisme car les païens, constatant l’émergence et l’affirmation des chrétiens, finirent par se demander quelle était le véritable caractère de cette nouvelle religion qui, sans nier les liens qui l’unissait au judaïsme, s’employait à répandre sa propre doctrine :

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Afrique chrétienne, T1, p. 94 ; A. Audollent, « Archaeus » DHGE III (1924), col. 1528. Mais Archaeus est peut-être une mauvaise lecture et il faudrait alors attribuer le fragment à Irénée de Lyon selon H. Jordan, « Wer war Archaeus ? », ZNW 13 (1912), p. 157-160. M. Simon, « Le judaïsme berbère dans l’Afrique ancienne », RHPR (1946), p. 1-31 et 105145, repris dans Recherches d’Histoire Judéo-Chrétienne, Paris-La Haye, 1962, p. 30-87. Cyprien, Ad Quir. 1, praef. Sur le problème judaïsant en Afrique, voir F. Decret, Le christianisme en Afrique, p. 197-200. Tertullien, Ad nat. I, 11, 3 ; Apol. 16, 3 (Iudaicae religionis propinquos). Id., Apol. 40, 7. Lactance, Div. inst. V, 22, 14 (successores ac posteri).

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…peut être voudra-t-on discuter, pour ce motif, sa nature et dira-t-on que, sous le couvert d’une religion très illustre et certainement autorisée par la loi, notre religion cache des idées nouvelles, qui lui sont propres, surtout qu’indépendamment de l’âge, nous ne sommes pas d’accord avec les Juifs pour l’abstinence de certains aliments, ni pour les jours de fête, ni pour le signe physique, ni pour la communauté du nom, –ce qui devrait être, à coup sûr, si nous étions serviteurs du même Dieu.610

Ce n’est pas un hasard si l’accusation d’onolâtrie ordinairement proférée contre les Juifs se trouve aussi nettement transférée contre les chrétiens dans les sources africaines. Tertullien témoigne de la circulation de cette rumeur dans la population et la met sans hésiter sur le compte de la parenté de la foi chrétienne avec la religion juive611. Cet exemple indique assez clairement comment la relation judaïsme-christianisme a nourri la critique antichrétienne d’origine populaire et comment elle a contribué à socialement marginaliser les chrétiens.

1.5 La portée intellectuelle de la perception Bien des situations permettaient d’entretenir la confusion entre christianisme et judaïsme ou, du moins, de se rendre compte que la parenté entre les deux était proche, ce qui n’était pas sans conséquences réelles sur le sentiment populaire. Il s’agit mainteant de voir, par l’étude des notices littéraires consacrées par les auteurs grecs et latins au christianisme, si ce lien était perceptible dans la critique intellectuelle, jusqu’à quel point ces auteurs étaient conscients de l’identité chrétienne par rapport au judaïsme et quelle interprétation ils avaient de leur relation. Nous aborderons dans un premier temps les textes qui associent directement le christianisme et les chrétiens au peuple juif puis, dans un second temps, les textes qui lient le christianisme et les chrétiens à la géographie palestinienne.

1.5.1 Le christianisme foi juive : approche ethnique 1.5.1.1 Tacite Tacite a rédigé les Histoires pendant le règne de Trajan (entre 98 et 107), à une époque où le judaïsme était très mal perçu par les Romains, ceci depuis le danger que la révolte juive avait fait courir à l’Empire. Si des Juifs comme 610 611

Tertullien, Apol. 21, 1-2. Id., Ad nat. I, 11 et 14 ; Apol. 16, 1-4. 12-13.

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Flavius Josèphe avaient réussi à trouver un compromis entre la foi de leurs pères et l’acceptation de la puissance romaine, d’autres continuaient de percevoir Rome comme l’empire du mal612. La haine portée aux Romains sacrilèges finira par se manifester à nouveau de façon violente en Egypte, en Cyrénaïque, à Chypre et en Palestine dans la première moitié du IIe siècle. La turbulence des Juifs dans l’Empire et la permanence de leur hostilité pour les Romains conduisaient les élites politiques romaines, dont faisait partie Tacite, à concevoir une extrême méfiance à l’égard des Juifs et alimentaient nécessairement une vision négative de leur religion. Tacite, bien que reconnaissant le caractère national du judaïsme et son enracinement dans la plus haute antiquité, porte un jugement très méprisant sur ses rites barbares et condamne sans réserve la misanthropie que l’exclusivisme juif génère613. Il se dit outré par le fait « qu’entre eux règne une loyauté obstinée, une compassion toujours secourable, mais à l’égard de tous les autres une hostilité haineuse »614. Il est frappant que l’historien romain porte exactement le même jugement sur les chrétiens lorsqu’il écrit les Annales quelques années plus tard. Il les reconnaît en effet être animés de « haine pour le genre humain »615, un « odio humani generis » qui fait clairement écho à l’« adversus omnes alios hostile odium » des Histoires. Tacite catégorise l’exclusivisme chrétien de la même manière que l’exclusivisme juif et il ne fait en réalité aucune différence entre l’un et l’autre. Par ailleurs, les coutumes juives sont pour lui « absurdes et méprisables » (mos absurdus sordidusque)616. Cette expression de profond dégoût correspond de façon évidente à la façon dont pouvait être perçue une « superstition exécrable » (exitiabilis superstitio), termes que le même auteur utilise pour qualifier le christianisme617. Chacun de ces mots employés par Tacite (sordidus, absurdus, exitiabilis) rend compte de manière presque synonymique du caractère malhonnête, pernicieux et saugrenu d’une expression religieuse d’origine barbare. Tacite désigne clairement l’origine juive du christianisme en précisant que la Judée était « le berceau du mal » (originem eius mali)618. Mettre ainsi en rapport le christianisme avec la Judée revient à lui attribuer une origine ethnique évidente puisque pour Tacite la Judée correspond au pays encadré par

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613 614 615 616 617 618

W. H. C Frend, Martyrdom and Persecution in the Early Church. A Study of a conflict from the Maccabees to Donatus, Oxford, 1965, p. 190-191 ; S. Benko, Pagan Rome, p. 23-24. Tacite, Hist. V, 4-5. Ibid. V, 5, 1. Id., Ann. XV, 44, 4. Id., Hist. V, 5, 5. Id., Ann. XV, 44, 3. Ibid.

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l’Egypte, l’Arabie et la Syrie, soit tout le territoire de la Palestine habité par les Juifs619. Il apparaît que Tacite connaissait bien les chrétiens mais qu’il ne les distinguait pas formellement, peut-être intentionnellement, des Juifs. Il percevait que les chrétiens formaient un groupe à part, principalement parce que leurs rangs étaient grossis d’adeptes qui n’étaient pas d’origine juive. Sur ce plan, le jugement qu’il portait sur ces transfuges devait être identique à celui qu’il portait sur ceux passés au judaïsme620. L’historien continuait de comprendre le christianisme comme un mouvement religieux juif, dénigrant ainsi ceux qui avaient trahi leurs coutumes et leur culture en adoptant une foi indissociable de ses origines barbares. La conception qu’il se fait des chrétiens a sans doute été en grande partie déterminée par les modèles communautaires qu’il a pu avoir sous les yeux lorsqu’il les a rencontrés, soit à Rome, où il a mené sa carrière politique, soit en Asie, où il fut proconsul vers 110-113 (pratiquement au même moment où Pline instruisait des procès contre les chrétiens en Bithynie), deux endroits où l’influence judéo-chrétienne était encore forte au début du IIe siècle. Cette compréhension du christianisme ne semble pas avoir été sans conséquence sur le contenu de la notice ethnographique consacrée aux Juifs dans le cinquième livre des Histoires. Tacite était en effet prêt à concéder une certaine valeur aux rites juifs institués par Moïse (adoration de l’âne, abstention du porc, jeûne pascal, sabbat), non en fonction de leur contenu, qu’il considère inepte, mais en fonction de leur antiquité. Cette concession est en réalité un procédé littéraire servant à plus sévèrement critiquer d’autres pratiques juives : Ces rites, de quelque manière qu’ils aient été introduits, peuvent se justifier par leur antiquité ; mais les autres pratiques, sinistres, honteuses, ont prévalu en raison de leur immoralité.

Tacite ajoute un peu plus loin : Ils mangent à part, font lit à part, et ce peuple, d’une liberté de mœurs effrénée, s’abstient de coucher avec des étrangères ; entre eux, tout est permis.621

La critique de la circoncision, du prosélytisme, du refus de l’exposition des enfants, des pratiques funéraires, des conceptions de l’au-delà et du monothéisme qui suivent ces propos n’apporte aucun lien avec cette accusation 619 620 621

Id., Hist. V, 6, 1-2 ; voir aussi 2, 3. Ibid. V, 5, 2. Ibid. V, 5, 1. 2.

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de turpitude morale. Tacite est d’ailleurs le seul auteur parmi ceux qui se sont exprimés sur le judaïsme à porter une accusation de ce genre. Nulle part ailleurs sous la plume d’un Grec ou d’un Romain les Juifs sont ainsi accusés de débauche622. Il n’est pas impossible que Tacite ait les chrétiens à l’esprit lorsqu’il écrit ces lignes. Car si les Juifs furent épargnés par cette accusation d’immoralité, notamment sur le plan sexuel, les chrétiens ne le furent pas. Tacite dit que les chrétiens étaient « détestés pour leurs turpitudes » (per flagitia invisos), ce qui implique que les rumeurs sur leur comportement immoral, plus tard exprimées par les apologistes chrétiens pour s’en défendre, avaient déjà cours à son époque. Son contemporain Pline entend déjà préciser dans sa lettre à Trajan que la tenue des cultes chrétiens ne correspondait pas à ce qu’il en était dit, ce qui confirme l’actualité de ces accusations au début du IIe siècle. Cette possible allusion au christianisme dans une notice consacrée aux Juifs montre que Tacite ne comprenait pas la foi chrétienne hors de son contexte originel.

1.5.1.2 Suétone Les Vies de Suétone n’offrent qu’une connaissance assez partielle du judaïsme, la raison essentielle étant qu’il n’était perçu qu’au travers des documents que l’auteur utilisait pour rédiger ses biographies impériales. La religion juive n’entre en ligne de compte que si elle s’inscrit dans le déroulement des événements relatifs à l’histoire des empereurs dont il raconte la vie. Nous possédons malgré tout assez d’éléments pour discerner ce que Suétone pensait du judaïsme. Suétone, membre de l’ordre équestre, partageait à propos du judaïsme l’opinion générale de l’élite politique et sociale à laquelle il appartenait. Cette religion faisait partie des cultes étrangers pour lesquels, en tant que Romain attaché à la tradition, il ne portait aucun intérêt623. Suétone semble faire entendre qu’Auguste comprenait le judaïsme parmi les religions étrangères qui méritaient l’indifférence et le mépris en relatant la louange que l’empereur adressa à son petit-fils Caïus pour ne pas s’être arrêté prier à Jérusalem lors de son séjour en Orient624. Cette présentation des faits apparaît très partiale au 622

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Contrairement à ce qu’affirme P. Cordier, « Les Romains et la circoncision », REJ 160 (2001), p. 350, qui défend l’idée que les Juifs étaient perçus par les Romains comme des personnages priapéens, Tacite ne met pas la circoncision en relation directe avec l’immoralité qu’il prête aux Juifs, mais avec leur volonté de différenciation. La liaison entre circoncision et activité sexuelle débridée est uniquement le fait de Martial qui ne se prive pas, à ce propos, de se moquer de Romains sur un ton tout aussi sarcastique. Le judaïsme est placé par Suétone parmi les « peregrinarum caerimoniarum » (Aug. 93, 1-2) et les « externas caerimonias » (Tib. 36, 1-2). Suétone, Aug. 93, 2.

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regard du respect qu’Auguste a manifesté pour le Temple, non seulement en autorisant les collectes dans la Diaspora pour permettre aux Juifs de l’Empire de financer des sacrifices625, concédant ainsi au judaïsme son caractère national, mais aussi en prenant à charge de la maison impériale le coût d’un sacrifice quotidien et perpétuel626. Suétone semble en partie projeter ses propres sentiments sur l’attitude de celui qui était considéré comme le rénovateur de la religion nationale. Les expulsions ordonnées par Tibère et Claude sont placées par Suétone dans le catalogue des actions positives de ces deux empereurs, attribuant ainsi une portée salutaire à ces mesures chargées de limiter l’influence des religions étrangères à Rome627. En ce qui concerne le messianisme juif, Suétone est totalement dépendant de la propagande flavienne dans laquelle les victoires militaires remportées par Vespasien et Titus sur les Juifs ont joué un rôle très important628. Tacite, Suétone et Josèphe racontent qu’un oracle annonçait que le maître du monde sortirait de Judée et les trois auteurs s’accordent à dire que les Juifs se trompaient en appliquant sa réalisation à leur propre nation629. Cet oracle, inspiré des prophéties messianiques contenues dans les livres saints (Tacite précise que ces paroles étaient « contenues dans les livres des prêtres [juifs] » et Josèphe « dans leurs Ecritures sacrées »), devait en réalité s’appliquer à Vespasien et à son fils, comme le prouva la suite des événements. Suétone adhère à cette interprétation en classant les espérances messianiques juives ainsi annexées au profit des Flaviens parmi les signes divins prédisant l’accession de Vespasien au pouvoir impérial. Ce prodige en lien avec une religion orientale était du même ordre que la vision que Vespasien eut à Alexandrie dans le temple de Sérapis et des guérisons miraculeuses qu’il opéra sous l’égide de ce dieu630, autant de signes qui, face à ses compétiteurs, confirmaient la légitimité du nouvel empereur à la domination universelle. Suétone considérait que les chrétiens étaient adonnés au même genre de superstition que les Juifs. Ce Chrestos qui est directement à l’origine des perturbations constatées dans les communautés juives n’a lieu d’être qu’en relation avec leur expulsion631. Quel que soit le degré de connaissance que Suétone ait de la foi chrétienne, il ne la perçoit qu’à l’intérieur du cadre communautaire juif. Tout comme les mesures d’expulsion prises contre les Juifs par Tibère et Claude, Suétone classe le supplice des chrétiens parmi les 625 626 627 628

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Josèphe, AJ XVI, 160-166. Philon, Leg. 157 ; 291 ; 317. Suétone, Tib. 36, 1-2 ; Claude 25, 11. Sur un aspect de cette propagande, voir C. Saulnier, « Flavius Josèphe et la propagande flavienne », RB 96 (1989), p. 542-562. Josèphe, BJ VI, 312-313 ; Tacite, Hist. V, 13, 2 ; Suétone, Vesp. 4, 9-10 (voir aussi Néron 40, 3). Id., Vesp. 7, 1-6. Id., Claude 25, 11.

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actions positives de Néron parce qu’il les catégorise comme une « espèce d’hommes [ou de race] adonnés à une superstition nouvelle et maléfique »632, une désignation qui draine les préjugés que les Romains attachés à leur tradition religieuse éprouvaient à l’égard des religions étrangères. Ce « genus hominum », selon les termes employés par Suétone, peut avoir dans ce contexte une connotation ethnique dans la mesure où à cette époque toute religion revêtait un caractère national, une réalité à laquelle des gens comme Suétone, Tacite et Juvénal restaient fermement acquis malgré, ou plutôt à cause de la pénétration constante des religions orientales à Rome et de l’audience favorable qu’elles rencontraient chez bon nombre de leurs compatriotes. L’emploi du mot « Chrestos » suppose une connaissance assez relative de la foi chrétienne, certainement appréhendée au travers du constat de son succès dans les couches populaires. Il indique néanmoins que Suétone avait une certaine conscience du messianisme chrétien. Il a compris que les Juifs de Rome focalisaient leur espérance sur un personnage à propos duquel il ne sait rien de précis, sinon qu’il a exercé un ascendant assez puissant sur les Juifs de Rome, ascendant qu’il juge dangereux, comme le révèlent les troubles dont il a été la cause dans la Ville. Il n’est pas impossible que Suétone ait fait le lien entre les espérances messianiques des Juifs et cette agitation. Dans ce cas, le messianisme chrétien a dû représenter pour Suétone un élément des croyances juives sottement relayé par un Juif obscur alors que les faits ont montré que la prophétie devait s’appliquer à Vespasien. Il n’est rien d’autre qu’une croyance étrangère, hasardeuse et menaçante car vécue hors du cadre politico-religieux officiellement admis par les autorités.

1.5.1.3 Epictète Que penser du passage d’Epictète, Diss. II, 9, 19-21 ? Pourquoi te prétends-tu stoïcien ? Pourquoi trompes-tu le monde ? pourquoi jouestu (›ðïêñßíw) le Juif, puisque tu es Grec ? Ne vois-tu pas ce qui fait qu’on dit : « Un tel est Juif, Syrien, Egyptien ? » Quand nous voyons un homme être moitié ceci, moitié cela, nous disons : « Il n’est pas Juif, mais il joue (›ðïêñßíåôáé) le Juif. » C’est seulement quand il prend les sentiments du « baptisé » (âåâáììÝíïõ) et de l’« élu », qu’il est réellement Juif et qu’on l’appelle ainsi. Il en est de même de nous, faux baptisés (ðáñáâáðôéóôár), Juifs de nom mais pas de fait. Nos

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Id. Néron 16, 3.

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sentiments ne répondent pas à notre langage ; nous sommes loin d’appliquer ce que nous disons et ce que nous sommes si fiers de savoir.633

Le but de la discussion dans laquelle est contenue cette mention où sont liés Juifs et baptême est de montrer que l’homme doit remplir la fonction précise qui lui est assignée dans le cosmos. Pour accomplir convenablement ce devoir ontologique, l’homme ne doit pas se contenter de connaître ce qui est bien, ce qui est mal et ce qui est indifférent, il doit obligatoirement ajouter l’exercice (Tóêçóéò) à cette connaissance et à la réflexion qu’elle suscite. Celui qui veut mener sa vie conformément aux exigences philosophiques est appelé à tendre continuellement vers la vertu, qui se comprend dans la perspective stoïcienne comme l’harmonie avec la Nature. L’homme libre, en constant progrès, est celui qui s’applique ainsi à l’exercice moral chargé de révéler la qualité intrinsèque de l’homme. L’extrait qui nous intéresse appartient à la partie de l’entretien contenant l’illustration du hiatus que l’on constate si souvent entre la connaissance théorique et la vie pratique. L’utilisation à deux reprises du verbe ›ðïêñßíù, qui évoque principalement le jeu de l’acteur, renforce l’idée de ce décalage moral qu’Epictète cherche à signifier. Dans le vocabulaire de ce stoïcien, ›ðïêñßíù et ›ðïêñéôÞò traduisent dans la majorité des cas une disposition d’esprit contraire à la pensée philosophique, la référence au jeu de l’acteur appuyant la différence entre ce que l’on prétend être et ce que l’on est vraiment, ce qui donne à ces mots un sens identique à celui que l’on donne aujourd’hui au terme « hypocrite »634. Le personnage qu’Epictète a à l’esprit est donc quelqu’un qui a les dehors du Juif sans véritablement en être un. La référence au baptême apparaît de prime abord inappropriée dans la mesure où celui-ci marque de façon plus évidente l’entrée dans l’Eglise que l’entrée dans la Synagogue. Là où on attendrait que la circoncision établisse la délimitation entre le sympathisant et le prosélyte, c’est le baptême qui fait la différence. La circoncision était pourtant bien connue comme le rite d’entrée dans la religion juive et pour s’en rendre compte, il n’y a qu’à comparer ce 633

634

Traduction de T. Reinach, Textes d’auteurs grecs et romains relatifs au Judaïsme, Hildesheim-Zürich-New York, 1983, p. 154-155, sauf pour l’expression « faux baptisé » empruntée à J. Souilhé, Entretiens, T2, Paris, 1949, p. 35, rendue chez T. Reinach par « croyants mal teints ». Comparer avec Diss. I, 25, 1 ; IV, 1, 165 ; 2, 10. Ce sens négatif se retrouve chez Marc Aurèle où le sens moral de feinte et de dissimulation est attribué à ›ðüêñéóéò et ses dérivés, voir Pensées I, 11 ; II, 5, 2 ; 16, 5 ; 17, 4 ; III, 7, 1 ; VII, 69 ; VIII, 5, 2 ; IX, 2, 1 ; 39, 2 ; XI, 18, 15. Le terme est quelquefois utilisé chez Epictète avec une connotation positive et sert alors à désigner le rôle qui est assigné au philosophe par les circonstances de la vie ou par Dieu lui-même et qu’il se doit de jouer convenablement, ainsi en Diss. IV, 7, 13 et Manuel 17. Dans ces cas, le sens donné est proche de celui de ðáßæù qui qualifie chez le philosophe la simplicité et le détachement avec lesquels il faut aborder les aléas de l’existence, voir par exemple Diss. I, 24, 20 ; 25, 8 et IV, 7, 5.

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texte d’Epictète avec celui de son contemporain Juvénal qui, lui, fait la distinction entre le sympathisant et le prosélyte sur la base de la circoncision635. Est-il possible qu’Epictète ait ici pensé aux chrétiens ? Peutêtre les contours judéo-chrétiens de l’église de Rome ont-ils pu influencer la vision qu’il avait d’eux. La possibilité qu’il puisse penser à eux en les désignant comme des « Galiléens » irait dans ce sens en indiquant qu’il ne percevait les chrétiens que dans un cadre conceptuel juif636. Nul doute en tout cas que le philosophe, en employant les verbes âÜðôù et (ðáñá) âáðôßæù , songe à un rituel où le contact avec l’eau joue un rôle primordial de purification. Ces termes peuvent d’ailleurs aussi bien désigner des ablutions que le baptême proprement dit637. Epictète joue ici sur le sens technique de « teindre » que l’on peut leur attribuer par extension, la teinture symbolisant le changement radical de race et de nature opéré par l’immersion. La plupart des auteurs admettent qu’Epictète parle des Juifs, et non des chrétiens, en s’appuyant sur l’existence du baptême juif des prosélytes638. Cette donnée a généralement pour effet de clore la discussion sur ce rapport, inhabituel chez les auteurs grecs et romains, entre Juifs et baptême. A cela s’ajoute le fait que si Epictète connaissait les chrétiens, dans la mesure où il pense à eux en parlant des « Galiléens », il les aurait sans doute désignés plus clairement au lieu d’employer le terme général de « Juif »639. Notons toutefois 635 636 637

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Juvénal, Sat. XIV, 99. Sur cette question des Galiléens chez Epictète, voir infra p. 134-144. Par exemple, Mc 7, 4 ; Lc 11, 38 ; He 6, 2 et 9, 10. Voir A. Oepke, « âÜðôù, âáðôßæù » TWNT 1 (1933), p. 527-534 (TDNT 1 [1964], p. 529-536). J. Thomas, Le mouvement baptiste en Palestine et Syrie (150 av. J.-C.-300 ap. J.-C.), Gembloux, 1935, p. 360-361 ; A. Oepke, « âÜðôù, âáðôßæù », p. 533 (TDNT, p. 535) ; P. de Labriolle, Réaction, p. 47, n.6 ; G. R. Beasley-Murray, Baptism in the New Testament, Exeter, 1962, p. 23 ; J. Jérémias, Le baptême des enfants pendant les quatre premiers siècles, Le Puy-Lyon, 1967, p. 32 ; S. Légasse, « Baptême juif des prosélytes et baptême chrétien », BLE 77 (1976), p. 17 ; M. Stern, GLAJJ, T1, p. 542-544 ; E. Schürer, History, T3. 1, p. 174 ; P. Carrara, « Galilei e Giudei nelle Dissertazioni di Epitteto (Nota a Diss. 2, 9, 19-21) », Sileno 10 (1984), p. 115-116 ; K. Rudolf dans The Cambridge History of Judaism, T3 : The Early Roman Period. Ed. W. Horbury, W. D. Davies, J. Sturdy, Cambridge, 1999, p. 482 ; voir aussi S. Benko, « Pagan Criticism », p. 1077-1078. A. A. Long, Epictetus. A Stoic and Socratic Guide to Life, Oxford, 2002, p. 110 (n. 9) estime que l’allusion au christianisme est loin d’être claire. La position de J. D. G. Dunn, Partings of the Ways, p. 241 et 324 (n. 40) tranche avec cette unanimité en affirmant qu’à cette époque le baptême était le rite distinctif des chrétiens et la circoncision celui des Juifs. Les villes qui jalonnent le parcours d’Epictète ont toutes été touchées par le christianisme, que ce soit Hiérapolis (voir Col 4, 13), sa cité d’origine, ou bien Rome (supra p. 101-117) et Nicopolis (voir Tt 3, 12), où il a enseigné. Les ressemblances entre la pensée religieuse d’Epictète et la doctrine chrétienne ont conduit certains auteurs à défendre l’hypothèse que le stoïcien avait connu et utilisé plusieurs écrits néo-testamentaires, ainsi T. Zahn, Der Stoiker Epiktet und sein Verhältnis zum Christentum, Erlangen, 1894 et K. Kuiper, Epictetus en de Christelijke moraal, Amsterdam, 1906 ; M.-J. Lagrange, « La philosophie religieuse d’Epictète et le christianisme », RB 9 (1912), p. 5-21 et 192-212 pense à une influence moins

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qu’il est difficile de dater avec précision la mise en place de ce baptême juif qui ne nous est connu que par les sources talmudiques. On ne le discerne vraiment qu’à la fin du Ier siècle ap. J.-C., époque à laquelle il est le sujet d’une controverse entre R. Eliézer ben Hyrkanos et R. Josué ben Hanania640, si bien que son apparition peut être raisonnablement placée dans le courant du Ier siècle de notre ère641, ce qui en fait une institution plus ou moins contemporaine du baptême chrétien. Nous sommes encore moins bien renseignés sur la diffusion de cette pratique baptismale qui est surtout repérable en Palestine où il a été un sérieux sujet de discussion, comme nous le verrons un peu plus bas. Il demeure indéniable qu’Epictète vise une pratique d’initiation puisque cette immersion dont il parle permet à celui qui « joue le Juif » de réellement le devenir. Il est également clair que le mot EÉïõäásïò désigne ici le Juif dans sa réalité ethnique puisque le Juif est placé sur le même pied que le Syrien et l’Egyptien, tout comme en Diss. 1, 11, 12-13 et 1, 22, 4 où l’opinion des Juifs à propos de l’abstention de certains aliments est confrontée à celle des Syriens, des Egyptiens et des Romains. Si le Juif dont parle Epictète n’est qu’une figure pour illustrer sa pensée, le parallèle avec les autres emplois de EÉïõäásïò ne permet pas d’attribuer un double sens à cette qualification ethnique. Mais la précision de cette qualification indique surtout que le baptême était compris par Epictète comme une institution faisant partie de la religion juive. Cela n’élimine pas pour autant la possibilité d’une allusion au baptême chrétien qui pourrait bien être ici saisi par comparaison avec la pratique juive. Le baptême chrétien pouvait revêtir un caractère hétérodoxe face au rite que la nouvelle orthodoxie, d’inspiration pharisienne, s’efforçait d’imposer642. Il faut savoir que les autorités rabbiniques n’acceptèrent pas d’emblée et unanimement le baptême des prosélytes. Plusieurs docteurs palestiniens s’affrontèrent sur la question de la validité de la conversion des gentils.

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directe mais néanmoins sensible. Ces conclusions ont été réfutées par A. Bonhöffer, Epiktet und das Neue Testament, Giessen, 1911 et D. S. Sharp, Epictetus and the New Testament, Londres, 1914. TB Sanh. 68a ; 101a. J. Thomas, Le mouvement baptiste, p. 356-374 ; S. Légasse, « Baptême juif des prosélytes », p. 15-27 ; E. Schürer, History, T3. 1, p. 174, n. 9 ; K. Rudolf, Cambridge History of Judaism, T3, p. 482. J. Jérémias, Le baptême des enfants, p. 31-38 la date plutôt au Ier siècle av. J.-C., tandis que A. Oepke, « âÜðôù, âáðôßæù », p. 533 (TDNT, p.535-536) et T. F. Torrance, « Proselyte Baptism », NTS 1 (1954-1955), p. 150-154 l’estiment antérieure au baptême chrétien. G. R. Beasley-Murray, Baptism, p. 18-31 également mais de façon beaucoup plus réservée. T. M. Taylor, « The Beginnings of Jewish Proselyte Baptism », NTS 2 (1955-1956), p. 193-198 la renvoie à la fin du Ier siècle ou au début du IIe de notre ère. Selon l’hypothèse défendue par S. C. Mimouni, « Aux origines du rituel d’adhésion au mouvement chrétien » dans Anthropos Laïkos, p. 179-190, l’immersion était un rite requis pour l’entrée dans les confréries pharisiennes qui fut ensuite imposé, à l’époque rabbinique, à ceux qui se convertissaient au judaïsme.

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Certains d’entre eux jugeaient que le rite essentiel de la conversion était la circoncision, d’autres que le baptême avait la même valeur que la circoncision. Le débat, au terme duquel les deux rites furent finalement requis, s’est ainsi étendu entre la fin du Ier siècle et le début du IIIe de notre ère643. La prolongation des discussions sur le baptême des prosélytes montre que son institution rencontra des résistances et qu’il ne fut assurément pas adopté dans toutes les communautés. Son existence ne se trouve pas confirmée hors des écoles palestiniennes, si ce n’est par le texte d’Epictète644. Il y a tout lieu de penser que la réticence des rabbins à adopter ce rite soit liée à la pratique parallèle, et quelquefois concurrentielle, du baptême chrétien. Les docteurs fidèles à l’ancienne tradition pharisienne s’efforçaient de faire valoir la circoncision comme le rite formel de l’intégration dans le peuple d’Israël alors que le baptême chrétien s’était dès les origines imposé comme le rite majeur de l’initiation chrétienne. Ces docteurs résistaient vraisemblablement à une tendance à leurs yeux trop laxiste dont le but était de faciliter les conversions à une époque où le judaïsme n’était pas tellement en odeur de sainteté645. Dans ce cas, le baptême qui permet au faux Juif d’Epictète, c’est-à-dire un craignant-Dieu, d’en devenir un vrai, du fait de la naturalisation que le prosélytat entraînait, est le rite juif, désigné par le verbe âÜðôù, tandis que le faux baptême, celui qui n’a aucun effet sur la nature de celui qui le prend, qui laisse le Grec ce qu’il est, est le baptême chrétien, désigné par le verbe ðáñáâáðôßæù. Ce baptême parallèle apparaît comme une institution dissidente par rapport au corps rituel et doctrinal du judaïsme orthodoxe que les tannaïtes étaient en train de mettre en place. Ce judaïsme imposait naturellement son autorité auprès des Grecs et des Romains parce qu’il constituait l’identité religieuse du peuple juif, ce qui n’était pas le cas du christianisme qui était principalement composé de transfuges du polythéisme. Une conversion au christianisme ne revêtait pas la même signification nationale, et c’est ce qu’a très bien perçu Epictète. Cette lecture a pour avantage d’expliquer pourquoi le stoïcien, en tant que Grec non-prosélyte, s’inclut, lui et ses auditeurs, parmi les « faux baptisés, Juifs de nom mais pas de fait », pour effectuer sa comparaison négative avec les philosophes dont l’attitude est en décalage avec leur pensée. Le chrétien illustre cette imperfection parce que sa prétention à faire le Juif n’efface pas ses origines, contrairement au prosélyte dont la conversion,

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E. Will et C. Orrieux, Prosélytisme, p. 163. Et peut-être en Or. Sib. IV, 165, mais l’allusion est moins sûre. Voir les termes du rituel d’admission des prosélytes, décrit en TB Yeb. 47a-b (sans doute mis en place vers 135), qui insistent sur les conditions difficiles d’existence du peuple d’Israël.

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marquée par les rites officiels, provoque une véritable absorption ethnique qui permet d’imager le philosophe en accord total avec ses idées646. Cette distinction entre pratique juive et pratique chrétienne rend ce texte d’Epictète très intéressant car il témoigne dès lors de cette ambiguïté du lien historique et spirituel entre christianisme et judaïsme à la charnière des Ier et IIe siècles. Le christianisme pouvait être compris à ce moment-là comme un mouvement religieux inspiré du judaïsme mais s’en distinguant du fait de la composition ethnique, majoritairement grecque et romaine, des individus qui le composaient.

1.5.2 Le christianisme, foi juive : approche géographique 1.5.2.1 Lucien de Samosate Le regard très critique que Lucien de Samosate (v. 125-v. 192) portait sur les pratiques religieuses n’a pas épargné le christianisme. Il classe les chrétiens parmi les gens crédules faciles à duper dont la faiblesse d’esprit se révèle par l’attachement irraisonné aux doctrines du Christ, qu’il appelle « leur sophiste crucifié ». Le crédit que trouva Pérégrinus auprès d’eux est un signe manifeste de leur naïveté puisqu’ils se sont laissés berner par une personne que Lucien considérait comme un charlatan et un imposteur647. C’est en effet dans La mort de Pérégrinus que Lucien évoque les chrétiens. Dans sa relation du tumultueux parcours de Pérégrinus, Lucien en vient à raconter, sur un ton ironique, que celui-ci « apprit à connaître l’admirable sagesse des chrétiens, en fréquentant en Palestine quelques-uns de leurs prêtres et de leurs exégètes »648. Il présente Jésus comme « ce grand homme qui fut crucifié en Palestine, parce qu’il introduisait dans la vie ces nouveaux mystères »649. Lucien savait donc que le maître des chrétiens avait vécu dans le pays des Juifs et que la foi chrétienne en était originaire. La Palestine apparaît comme le lieu d’implantation naturel de la communauté chrétienne que Pérégrinus intègre. Lucien précise encore que Pérégrinus fut exclu de la communauté des chrétiens parce qu’« on l’avait vu, je crois, manger des viandes qui leur sont interdites »650. Il est évident, étant donné la localisation géographique de l’église que Pérégrinus fréquenta, 646

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Cette comparaison, établie sur une base ethnique, entre vrai et faux Juif va contre l’interprétation de P. Carrara, « Galilei e Giudei », p. 117, qui identifie les « parabaptisés » aux membres d’une secte juive du type des hémérobaptistes. Pour une présentation du parcours intellectuel et spirituel de ce philosophe contemporain de Lucien, voir S. Benko, Pagan Rome, p. 30-53. Lucien, De mort. Per. 11 (la traduction ici utilisée est celle de P. de Labriolle, Réaction, p. 102-103). Ibid. Ibid. 16.

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le titre de óõíáãùãåýò (à côté de celui de ðñïöÞôçò) que lui applique Lucien pour préciser le rang qu’il y occupait et les prescriptions alimentaires qui y étaient observées, que cette assemblée était judéo-chrétienne. Lucien était luimême originaire de Syrie et ses nombreux périples le menèrent dans des contrées orientales, comme la Bithynie et l’Asie, où le christianisme était surtout d’obédience judéo-chrétienne. Pour cet auteur qui ne porte pas beaucoup d’intérêt aux chrétiens, il est seulement utile de savoir que la foi chrétienne s’insère dans un contexte ethnique juif. Il généralise ce qu’il sait des chrétiens à partir de ce constat, bien qu’il soit conscient que les chrétiens, à l’exemple de Pérégrinus, étaient surtout d’origine païenne651. Considérant la façon dont il perçoit la foi chrétienne, le « Syrien de Palestine » connu pour ses activités d’exorciste dont il parle dans le Philopseudès pourrait aussi bien être un Juif qu’un chrétien652.

1.5.2.2 Aélius Aristide Bien que présentant des difficultés d’interprétation à cause de son caractère allusif, le Discours 46 (composé entre 161 et 165) du célèbre rhéteur grec Aélius Aristide (117-v. 189) évoque sans doute les chrétiens et ceci sur un mode identique à celui de Lucien de Samosate. Dans ce discours, Aristide critique très vivement des philosophes qu’il accuse de saper les valeurs de l’hellénisme et qu’il juge « très semblables par leurs manières d’être à ces impies qui sont en Palestine »653. Ces philosophes irrespectueux peuvent assurément être identifiés à des cyniques654 dont la prédication populaire et itinérante s’affairait sans cesse à remettre en cause toutes les certitudes dans le but de faire valoir une vie plus naturelle, n’hésitant pas pour cela à critiquer les conventions sociales et les traditions religieuses les plus généralement admises. Il est couramment accepté que ces impies de Palestine dont parle Aristide sont des chrétiens655. M. Stern remet cette identification en doute à partir du sens qu’il convient d’attribuer à l’expression « dí ô† Ðáëáéóôßíw », c’est-à-dire « qui sont en Palestine » et non pas « [originaires] de

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Ibid. 13 : « Dès qu’ils ont abjuré les dieux de la Grèce, ils adorent leur sophiste crucifié et conforment leur vie à ses préceptes ». Id., Philops. 16. Aristide, Oratio III, 671. A. Boulanger, Aélius Aristide et la sophistique dans la province d’Asie au IIe siècle de notre ère, Paris, 1923, p. 256-263. P. de Labriolle, Réaction, p. 79-87 ; C. A. Behr, P. Aelius Aristides, The Complete Works, T1, Leyde, 1986, p. 477, n. 745. Dans un premier temps, S. Benko (« Pagan Criticism », p. 10971098) ne s’est pas prononcé sur l’identité de ces impies pour évoluer ensuite (Pagan Rome, p. 46) vers une possible identification.

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Palestine »656. Il serait ainsi fait référence aux Juifs qui constituaient encore au IIe siècle la principale population de Palestine. Selon M. Stern, le trait d’obstination (ášèÜäåéá, traduit par « stubbornness ») commun aux cyniques et aux impies de Palestine peut être appliqué aux Juifs en fonction de la révolte menée par Bar-Kosiba à son époque, mais il est néanmoins prêt à concéder que l’autre caractère commun à ces deux catégories de personnes détestées, l’humilité volontaire (ôáðåéíüôçò, traduit par « self-abasement »), vise plutôt les chrétiens. L’étude du texte de Lucien de Samosate montre que la Palestine pouvait être considérée comme la patrie des chrétiens en fonction des origines de leur foi et des nombreux points communs qui permettaient encore l’assimilation du christianisme au judaïsme au IIe siècle. L’emploi du mot « Palestine » « fournissait une désignation simplifiée et commode »657 pour caractériser la foi chrétienne. L’allusion au christianisme se dessine plus nettement avec la suite du texte où Aristide expose un peu plus ce qui caractérise ces impies de Palestine : Ceux-ci, en effet, manifestent leur impiété par ce signe évident qu’ils ne reconnaissent pas leurs « supérieurs ». Quant à eux, en quelque manière, ils se sont séparés des autres Grecs ou plutôt de tout ce qu’il y a de meilleur.658

Ces propos éclairent le sens des deux vices qu’Aristide reproche aux cyniques et aux impies. L’ ášèÜäåéá peut être comprise comme de la suffisance et de l’arrogance, attitude propre aux Juifs comme aux chrétiens en raison de leur prétention à adorer convenablement le seul vrai Dieu en comparaison avec l’idolâtrie grossière dont se rendent coupables les polythéistes qui honorent les faux dieux, ceux qu’Aristide considère comme des réalités supérieures (êñåßôôïõò). Le terme ôáðåéíüôçò peut, quant à lui, évoquer la bassesse de caractère et de sentiments dont font preuve cyniques et chrétiens dans leur prédication auprès des masses en prenant le contre-pied des valeurs helléniques qui permettent, pour Aristide, l’élévation de l’esprit. Leurs discours qui ne répondent pas aux règles de l’art oratoire, leur mépris hypocrite de la richesse ou leur contact privilégié avec le bas peuple montrent le niveau peu élevé de leur culture et leur absence de goût des belles choses659. Ils se trouvent donc en rupture volontaire avec « tout ce qu’il y a de meilleur »

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M. Stern, GLAJJ, T2, p. 217-218. Cette remarque a été faite par A. Boulanger, Aélius Aristide, p. 259-260, n. 3. P. de Labriolle, Réaction, p. 83. Aristide, Oratio III, 671 (traduction d’A. Boulanger, Aélius Aristide, p. 253, légèrement modifiée). Ibid. III, 663-666 ; 672-673.

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(ðÜíôùí ô§í êñåéôôüíùí), c’est-à-dire avec tout ce qu’a apporté l’hellénisme à l’humanité. Le comportement des cyniques offrait des recoupements avec celui des chrétiens, notamment en ce qui concerne leur façon d’aborder les gens sur la place publique. Ce procédé de propagande était plus caractéristique des chrétiens que des Juifs. Celse le dénoncera d’ailleurs quelque temps plus tard en des termes très proches de ceux utilisés par Aristide pour décrire la méthode des cyniques. Il remarque que les chrétiens s’adressent sans hésiter aux enfants, aux adolescents, aux esclaves, aux femmes, à « tout rassemblement d’imbéciles » mais évitent les précepteurs, les pères de famille et toute « assemblée d’hommes prudents »660. Aristide reproche pareillement aux cyniques de « saper les foyers » et de « mettre le trouble et le désordre dans les familles »661. Et tout comme les chrétiens enseignent femmes et enfants à l’écart des précepteurs et des pères « dans l’atelier du tisserand, l’échoppe du cordonnier ou la boutique du foulon »662, les cyniques « hantent les vestibules, conversant plus souvent avec les portiers qu’avec les maîtres »663. Quelle qu’ait pu être l’étendue des connaissances d’Aristide à propos du christianisme, il apparaît aussi avec cet auteur que les chrétiens, associés à la Palestine comme à leur patrie, pouvaient être appréhendés à partir du caractère ethnique de leur foi.

1.5.2.3 Epictète Il nous faut aussi prendre en considération un autre texte d’Epictète où, selon la plupart des critiques, il serait question des chrétiens. Dans l’entretien en question, Epictète traite avec ses élèves de la liberté intérieure que le philosophe est appelé à expérimenter face à la menace d’un tyran, un sujet qu’il pouvait aborder en connaissance de cause puisque son maître Musonius Rufus fut exilé par Néron dans l’île de Gyaros664 et que lui-même fut à son tour compris dans la répression que Domitien organisa contre les philosophes, expulsés de Rome et d’Italie en 93 sur ordre du Sénat665. L’une des clefs qui permet au sage de ne pas trembler devant le tyran est de posséder la capacité rationnelle de se déterminer librement. Cette ðñïáßñåóéò donne au philosophe les moyens de régler son attitude face aux circonstances d’une façon qui soit conforme aux valeurs morales auxquelles il dit se soumettre. S’il agit ainsi, le 660 661 662 663 664 665

Origène, CC III, 50. 55 ; voir aussi I, 68 et VII, 9. Aristide, Oratio III, 672. Origène, CC III, 55. Aristide, Oratio III, 668. Tacite, Ann. XV, 71, 4. Aulu-Gelle, NA XV, 11, 5.

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philosophe, maître de lui-même, n’est contraint par rien qui soit extérieur à lui666. Son insertion consciente dans l’ordre divin qui régit le cosmos le conduit à accepter et même à désirer ce qui lui arrive, l’exil et la mort n’atteignant que son corps tandis que sa capacité de jugement le laisse souverainement libre. Dès lors, si les dispositions de cet homme à l’égard de son corps, un autre vient à les éprouver à l’égard de son avoir, de ses enfants, de sa femme, bref, si un accès de démence ou un égarement de l’esprit le met ainsi en état de tenir pour indifférent de les conserver ou de les perdre ; si, semblable aux enfants qui, jouant avec des coquillages, rivalisent au jeu sans faire aucun cas de ces coquillages, cet homme aussi ne fait aucun cas des objets et s’attache au jeu qui les concerne et à ses retournements, quel tyran pourrait encore lui inspirer de la crainte, ou quels gardes ou quelles épées brandies par eux ? Eh bien ! quand l’égarement de l’esprit suffit à créer cette attitude à l’égard de tels objets, ou bien l’habitude, comme c’est le cas pour les Galiléens, la raison et la démonstration ne peuvent-elles apprendre à personne que Dieu a fait tout ce qui est dans l’univers et l’univers lui-même dans son ensemble, libre de contrainte, indépendant, mais n’en a fait les parties que pour l’utilité du tout ?667

Les Galiléens sont ici introduits dans le déroulement de la réflexion du philosophe pour servir de contre-exemple. Il s’agit de présenter à l’auditoire une attitude qui n’est pas en accord avec l’idéal stoïcien de la constance devant la souffrance et la mort. Celui-ci n’a de véritable sens selon Epictète que s’il est raisonné, fondé sur la connaissance de l’unité divine du monde et de la participation de l’homme à ce tout. Les Galiléens, eux, ne subissent le martyre que par habitude, comme une coutume vécue sans réflexion. Epictète formule une critique contre la foi irraisonnée quelquefois reprochée aux Juifs et aux chrétiens668. Mais pour savoir exactement laquelle de ces deux catégories de personnes il vise en parlant des « Galiléens », il nous faut tenter de comprendre pourquoi il utilise ce terme, qui ne se réfère aux Juifs ou aux chrétiens que de façon allusive. Examinons tout d’abord si Epictète n’emploie pas ce vocable de « Galiléens » dans son sens évident d’habitants de la Galilée. Nous pouvons tenir pour certain qu’Epictète ne pense pas aux Juifs d’une façon générale puisque dans ce cas nous l’avons déjà vu employer le terme commun de EÉïõäásïò. Il se réfère ici à un groupe particulier de personnes compris comme étant de nationalité juive dont la fermeté face à la souffrance est un trait distinctif. L’idéal religieux de Judas le Galiléen, que Josèphe appelle la Quatrième 666

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Sur la capacité de liberté engendrée par la ðñïáßñåóéò, voir A. A. Long, Epictetus, p. 210229. Epictète, Diss. IV, 7, 5-6. Galien, De puls. diff. 2, 4.

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Philosophie, offre une possibilité d’associer l’idéal du martyre aux Galiléens. La doctrine de Judas le Galiléen, très proche de celle des pharisiens, se caractérisait par son intransigeance en matière de soumission politique. Lorsqu’en 6 ap. J.-C. la Judée passa sous la domination directe des Romains après la déposition d’Archélaos, Judas prit la tête d’un mouvement de révolte contre l’établissement du cens qui, en concrétisant la mainmise des Romains sur la Judée, portait atteinte à la souveraineté de Dieu sur Israël. Il prenait les armes contre un pouvoir humain et idolâtre qui mettait l’Alliance en péril. La détermination de Judas et de ses partisans, bien décidés à ne reconnaître que Dieu pour maître, n’était pas entamée par les périls que leur prise de position faisait peser sur eux. Selon Josèphe, ils étaient prêts à tout pour vivre dans l’unique dépendance de Dieu. Les genres de mort les plus extraordinaires, les supplices de leurs parents et amis les laissent indifférents, pourvu qu’ils n’aient à appeler aucun homme du nom de maître. Comme bien des gens ont été témoins de la fermeté inébranlable avec laquelle ils subissent tous ces maux, je n’en dis pas davantage, car je crains, non pas que l’on doute de ce que j’ai dit à leur sujet, mais au contraire que mes paroles ne donnent une idée trop faible du mépris avec lequel ils acceptent et supportent la douleur.669

La foi en Dieu des partisans de la Quatrième Philosophie pouvait donc les conduire jusqu’à la mort. Evidemment, le Dieu de l’alliance juive ne correspondait pas au Dieu rationnel d’Epictète. Il est toutefois peu probable que le stoïcien ait directement pensé à Judas et appelé par extension « Galiléens » tous ceux qui l’avaient suivi. Par contre, bien que Judas ait disparu lors de la révolte qu’il mena et que ses partisans aient été dispersés670, sa pensée lui survécut et influença l’idéologie des sicaires671. Josèphe établit un lien direct entre l’état d’esprit de Judas le Galiléen et celui des révolutionnaires qui entraînèrent la révolte de 66672. Il est vrai que les sicaires, tout comme Judas, refusaient la domination romaine et se décidèrent à lutter contre elle en faisant valoir leur fidélité à la Loi. Gardés par leur foi en Dieu, ils ne craignirent pas d’affronter les tourments les plus pénibles673. Manahem, le fils 669 670 671

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Josèphe, AJ XVIII, 23-24. Ac 5, 37. Sur la continuité idéologique entre Judas et les sicaires, voir C. Mézange, Les Sicaires et les Zélotes. La révolte juive au tournant de notre ère, Paris, 2003, p. 35-40. Josèphe, AJ XVIII, 4-10. 23-25. Les deux fils de Judas, Jacques et Simon, s’illustrèrent quelques années plus tôt, lors du rattachement de la Galilée à la Judée en 44, en prenant les armes, comme leur père, contre les Romains. Ils furent pris et crucifiés par Tibérius Alexander, voir ibid. XX, 102. Voir la description du martyre des sicaires arrêtés et torturés à Alexandrie en BJ VII, 417419.

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(ou le petit-fils) de Judas, joua un rôle important dans le déclenchement des hostilités à Jérusalem674 et nous retrouvons un autre de ses descendants, Eléazar, à la tête des sicaires repliés à Massada675. L’exemple de Judas le Galiléen devait donc être encore dans la mémoire d’une bonne partie des révoltés lors de la guerre contre les Romains. Le souvenir de ces farouches combattants a pu transiter sous l’appellation de « Galiléens » en relation avec l’inspirateur de leur idéologie mais aussi en lien avec le rôle joué par les Juifs de Galilée investis dans la lutte contre les Romains. Car après avoir en vain tenté de contenir la poussée romaine venant de Syrie, beaucoup de Galiléens décidés à lutter jusqu’au bout se replièrent à Jérusalem où ils vinrent se joindre aux zélotes676. Le Galiléen Jean de Gischala s’imposa dans la cité comme un des leaders de la rébellion. Il n’est donc pas impossible que les Galiléens, identifiés aux zélotes, aient incarné la résistance antiromaine. Le portrait paradoxal que Josèphe fait des Galiléens dans ses relations de la guerre apparaît comme un indicateur de la manière dont pouvait être compris par les Romains leur investissement dans la révolte. Au début des hostilités, le grand prêtre Anân avait investi Josèphe de la mission de contrôler la Galilée. L’accueil qu’il y reçut fut mitigé car beaucoup de Galiléens refusèrent de se rallier, notamment les partisans de Jean de Gischala, celui-ci aspirant également au commandement de la Galilée. Ainsi l’éloge que fait Josèphe des Galiléens et de leur courage semble-t-il inspiré par la fidélité de ceux qui combattirent loyalement sous ses ordres677, tandis que dans d’autres passages de son œuvre l’impétuosité des Galiléens, même des fidèles, n’est pas toujours présentée sous un jour favorable678 et il arrive que le terme « Galiléens » vienne quelquefois à plus spécialement désigner les révolutionnaires679. Les menées révolutionnaires de Jean de Gischala, personnage qu’il détestait pour s’être opposé à son autorité, devaient aussi concourir à ce que Josèphe noircisse la participation des Galiléens à la lutte antiromaine680. Ce serait certainement une erreur de penser que le titre de « Galiléens » désigne sous la plume de Josèphe un parti politique révolutionnaire car l’historien attribue avant tout à ce nom son sens ethnique commun681. Cette image des Galiléens, fruit de l’expérience négative de 674 675 676 677 678 679 680

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Ibid. II, 433-448. Ibid. VII, 253. Eléazar est simplement qualifié d’dðßãïíïò de Judas. Ibid. IV, 106. 121-129 ; 558. Ibid. II, 622 ; III, 42. 229-233. 293-297. 302-306. Id., Vita 375 ; 379 ; 385. Ibid. 30 ; 66 ; 143 ; 177. Voir surtout la précision révélatrice de BJ IV, 558 : « Parmi les Zélotes, le contingent des Galiléens se distinguait par son imagination dans le mal et dans l’audace ». Cette thèse a été défendue par S. Zeitlin, « Who Were the Galileans ? New Light on Josephus’ Activities in Galilee », JQR 64 (1973-1974), p. 189-203. Elle a été critiquée par J. R. Armenti, « On the Use of the Term "Galileans" in the Writings of Josephus Flavius : A

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Josèphe en Galilée, a pu être diffusée à Rome par l’intermédiaire du cercle dans lequel il était intégré. Il est possible qu’elle soit parvenue jusqu’à Epictète qui n’était sans doute pas trop éloigné de ce cercle si l’Epaphrodite à qui sont dédiés les Antiquités et le Contre Apion était la même personne que le maître servi par le philosophe lorsqu’il était esclave dans la Ville682. Les Galiléens formèrent en tout cas une entité assez précise pour être perçus comme constituant un mouvement propre au sein du judaïsme car on en trouve la mention dans les catalogues des sectes juives dressés par Justin et Hégésippe683. « Galiléen » serait devenu le terme générique des Juifs qui se sont reconnus dans l’idéal politique et religieux de Judas, comme les sicaires ou bien d’autres mouvements proches des zélotes (comme celui de Jean de Gischala)684. Ainsi le martyre évoqué par Epictète pourrait-il être celui des révolutionnaires juifs685. Cette hypothèse a pour avantage de laisser aux « Galiléens » d’Epictète son sens immédiat. Mais la principale difficulté à laquelle elle se heurte est qu’aucune autre source, grecque, latine ou rabbinique, ne vient clairement confirmer ce sens qui ne se trouverait alors attesté que par Epictète. L’identification entre Galiléens et zélotes ne s’avère probable que sur la base de comparaisons entre textes susceptibles d’établir un lien entre Galiléens impliqués dans des activités subversives et la possibilité du martyre que cellesci peuvent entraîner. L’autre solution, celle qui est la plus généralement adoptée, identifie les « Galiléens » aux chrétiens686. Mais il faut admettre que cette acceptation

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Brief Note », JQR 72 (1981-1982), p. 45-49 ; L. H. Feldman, « The Term "Galileans" in Josephus », JQR 72 (1981-1982), p. 50-52 ; S. Freyne, « The Galileans in the Light of Josephus’ Vita », NTS 26 (1979-1980), p. 397-413 ; voir aussi G. Jossa, « Chi sono i Galilei nella Vita di Flavio Giuseppe ? », RivBib 31 (1983), p. 329-339 qui, tout en se disant convaincu par S. Freyne, pense qu’il y a eu une influence des idées zélotes en Galilée au moment du commandement de Josèphe. Sur l’action des Galiléens pendant la guerre, voir S. Freyne, Galilee from Alexander the Great to Hadrian, 325 B. C. to 135 C. E., Notre Dame, 1980, p. 208-255 ; M. Goodman dans Cambridge History of Judaism, T3, p. 613-617. Epictète, Diss. I, 1, 20 ; 19, 7-10. 19-21 ; 26, 11-12 (voir Josèphe, AJ I, praef. 8-9 ; CAp. I, 1 ; II, 1 et 296 et aussi Vita 430). La Souda, Å : 2424 (éd. Adler, T2, p. 365) identifie le maître d’Epictète à l’affranchi de Néron appelé Epaphrodite (voir Tacite, Ann. XV, 55 ; Suétone, Néron 49, 5 et Domitien 14, 9 ; Dion Cassius, Hist. rom. LXVII, 14, 4). Justin, Dial. 80, 4 ; Eusèbe, HE IV, 22, 7 ; voir M. Black, « The Patristic Accounts of Jewish Sectarianism », BJRL 41 (1958), p. 287-288. O. Cullmann, Dieu et César, Neuchâtel-Paris, 1956, p. 17 pense que les Galiléens de Lc 13, 1 doivent être identifiés à des zélotes. M. Hengel, Die Zeloten, Leyde, 1976, p. 344 est plus prudent. C’est ce que pense M. Hengel, Die Zeloten, p. 57-61 (pour Epictète, voir p. 60 et 267). A. von Harnack, Mission, p. 412-413 ; P. de Labriolle, Réaction, p. 45-50 ; H. Karpp, « Christennamen », RAC II (1954), col. 1131 ; P. Carrara, « Galilei i Giudei », p. 111-113 ; S. Benko, « Pagan Criticism », p. 1077 ; Pagan Rome, p. 40 ; R. L. Wilken, Christians, p. 82 ;

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quasi-unanime est plus traditionnelle que véritablement étayée par une argumentation chargée de montrer cette adéquation. C’est la raison pour laquelle il paraît ici utile de cerner un peu plus précisément la question de cette identification. Il faut d’emblée tenir compte d’un fait : si les « Galiléens » sont des chrétiens, Epictète s’avère dans ce cas aussi être le seul témoin, pour son époque, de ce vocable. Nous ne retrouvons cet usage qu’au IVe siècle sous la plume de l’empereur Julien dont l’ouvrage polémique est intitulé Contre les Galiléens et qui, tout au long de son pamphlet (comme dans le reste de ses écrits) ne cesse d’employer ce terme pour désigner les chrétiens, son but étant de déprécier le caractère universel du christianisme pour le réduire à la dimension d’une fraction déviante d’un peuple méprisé687. Son emploi par Julien l’a popularisé dans les cercles païens comme l’indiquent indirectement les Actes de Théodote d’Ancyre, sans doute rédigés dans le courant du IVe siècle, où le martyr est accusé par le gouverneur Théoctène d’être un « chef des Galiléens » (ðñïóôÜôçí ô§í Ãáëéëáßùí)688. Même si l’auteur des Actes affirme être un témoin oculaire et que ceux-ci racontent des faits censés se dérouler au début de la Grande Persécution, bien des éléments permettent de penser que la rédaction est en réalité plus tardive, si bien que ces Actes ne s’avèrent pas assez fiables pour permettre de croire que les chrétiens étaient affublés de ce titre au début du IVe siècle689. La Souda, lexique byzantin du Xe siècle, apporte un précieux renseignement en attestant que les croyants étaient appelés « Galiléens » avant d’être appelés « chrétiens ». Pendant le règne de Claude sur les Romains, l’apôtre Pierre ayant choisi Evodius à Antioche, ils appelèrent d’un autre nom les Chrétiens que l’on appelait auparavant Naziréens (Íáæéñásïé) et Galiléens (Ãáëéëásïé).690

Bien que très tardif, ce témoignage se révèle intéressant en ce qu’il rapporte une tentative de reconstruction historique effectuée à partir de données bibliques et traditionnelles. La remarque ne paraît pas procéder du raisonnement du lexicographe mais plutôt de l’utilisation d’une source (dont la nature est malheureusement impossible à déterminer), ce qui indique que

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F. Ruggiero, La follia, p. 83-95 ; S. C. Mimouni, « Qui sont les Galiléens dans la littérature chrétienne ancienne ? », POC 49 (1999), p. 58-59 et 67. Sur cette question, voir S. Scicolone, « Le accezioni dell’ appellativo "Galilei" in Giuliano », Aevum 56 (1982), p. 71-80. Ac. Théod. 31 (éd. Franchi de’ Cavalieri, p. 80). Voir la critique de H. Delehaye, « La Passion de S. Théodote d’Ancyre », AB 22 (1903), p. 320-328. Souda, × : 523 (éd. Adler, T4, p. 826).

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l’attribution du titre de « Galiléens » aux chrétiens était un fait bien établi à l’époque byzantine. Ces deux désignations, nazoréens et Galiléens, ont en commun d’être des appellations toponymiques qui sont toutes les deux associées au même cadre géographique. Cela n’est évidemment pas un hasard. L’appellation de « Jésus [-Christ] le nazoréen » (EÉçóï™ò [×ñéóô’ò] ¿ Íáæùñásïò)691 doit assurément être comprise en relation avec Nazareth, le village d’origine de Jésus. « Nazoréen » apparaît comme la transposition grecque de l’araméen nasrai qui désigne les habitants de Nazareth692. Íáæùñásïò, lorsqu’il désigne Jésus, a un sens identique à Íáæáñçíüò (tiré de ÍáæáñÜ, transcription grecque de l’hébreu trxn et de l’araméen Nasrat) même si dans les Evangiles ce sens toponymique est transcendé par une signification religieuse. Or cette signification attribuée à Íáæùñásïò s’explique aussi en relation avec Nazareth, comme le montre Mt 2, 23 où il est question de l’accomplissement d’une mystérieuse prophétie. [Joseph] vint habiter une ville appelée Nazareth, pour que s’accomplisse ce qui avait été dit par les prophètes : Il sera appelé Nazôréen.

La prophétie se réalise de façon évidente sur la base du rapport entre l’installation de Joseph et sa famille à Nazareth et le nom de « nazoréen » qui fut plus tard donné à Jésus693. Toutefois, la citation scripturaire de Matthieu étant introuvable, il faut sans doute lui accorder un sens plus spirituel que géographique, sens que l’on peut discerner en recourant à un jeu de mots, typique de l’exégèse rabbinique, effectué à partir des racines rxn (observer), rzn (consacrer) ou du substantif rx3n2 (rejeton), Jésus étant ici révélé comme le Reste d’Israël, le Consacré ou le Rejeton de Dieu694. Ceux qui adhérèrent à l’enseignement de Jésus furent considérés comme les disciples du Nazoréen pour ensuite devenir eux-mêmes des « nazoréens ». Le nom s’imposa en effet dans les milieux juifs pour désigner les disciples, comme en témoigne Ac 24, 5 où Tertullus, le représentant de la partie civile, accuse Paul lors de son procès devant le gouverneur Félix d’être un « chef de file de la secte des Nazôréens ». Le terme s’est imposé chez les opposants juifs de la foi chrétienne sous la forme d’un sobriquet directement dérivé de la localité d’origine de Jésus695. 691 692 693

694 695

Mt 26, 71 ; Lc 18, 37 ; Jn 18, 5. 7 ; 19, 19 ; Ac 2, 22 ; 3, 6 ; 4, 10 ; 6, 14 ; 22, 8 ; 26, 9. S. C. Mimouni, « Les nazoréens », p. 219-221. Eusèbe, Onomasticon 138, Jérôme, De situ 14 et Epiphane, Panarion 29, 6, 5 ont tous les trois compris le titre de « nazoréen » donné à Jésus et aux premiers chrétiens en relation avec Nazareth. S. C. Mimouni, « Les nazoréens », p. 222. Ibid. p. 227-228. Sur l’éventuelle signification négative du terme, voir p. 233. Le nom paraît avoir été très tôt accepté par les Juifs convertis dans la mesure où Mt 2, 23, en le parant d’un sens spirituel, semble le revendiquer. Sa persistance, indiquée par son usage dans les écrits patristiques, donne également à le penser.

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La distance entre Íáæùñásïò/Íáæáñçíüò et Ãáëéëásïò n’était pas longue à couvrir. L’appellation coutumière de « Jésus de Nazareth » ou « Jésus le Nazoréen », qui fut intégrée dans les premières formules de foi696, devait inévitablement rappeler l’origine galiléenne de la secte. En plus de la portée des origines nazoréennes de Jésus, il faut ajouter que la plus grande partie de son ministère avait été exercée en Galilée, ce que soulignait la prédication primitive dont le contenu paraît dans les Evangiles où l’activité de Jésus en Galilée prend une place importante. Ce constat géographique était une composante du plus ancien kérygme chrétien697. Autre point important : la Galilée était le lieu annoncé de l’apparition du ressuscité698, et ce lien très fort avec l’événement fondateur de la résurrection participa à ce que la Galilée s’impose dans l’univers mental et le langage des premiers croyants. Cela contribuait à ce que le maître soit connu, selon la formule matthéenne, comme « le prophète Jésus de Nazareth en Galilée »699. Une trace de l’assimilation entre « nazoréen » et « Galiléen » se trouve en Mt 26, 69 et 71 où Jésus le Galiléen (EÉçóï™ò ôï™ Ãáëéëáßïõ) est absolument synonyme de Jésus le Nazoréen. Le contexte dans lequel ce titre est évoqué (l’accusation de Pierre par la servante dans la cour du grand prêtre) indique qu’il est l’expression d’une forte hostilité à l’égard de Jésus et de ses disciples. Le « Galiléen » est donc rapidement devenu un terme péjoratif utilisé par les adversaires juifs du christianisme pour qualifier Jésus, ce que confirme Justin en parlant d’émissaires palestiniens envoyés dans les synagogues de la Diaspora pour mettre en garde les communautés contre la foi chrétienne : …vous avez élu des hommes de votre choix, vous les avez envoyés sur toute la terre prêcher qu’une hérésie impie, inique, s’était levée par l’erreur d’un certain Jésus, galiléen…700

Le transfert de l’appellation de Jésus vers les croyants fut d’autant plus aisée que les premiers disciples et les chefs de l’Eglise naissante étaient eux-mêmes des Galiléens et étaient reconnus comme tels701. L’origine galiléenne de Jésus et de ses disciples était mal perçue par les autorités religieuses de Judée702, toujours disposées à mépriser ce qui venait du nord en raison du passé schismatique d’une contrée depuis longtemps contaminée par la présence

696 697 698 699 700 701 702

Ac 3, 6 (voir v. 16) ; 4, 10 (voir v. 12) ; comparer avec Ac 2, 21. Ibid. 10, 37 ; 13, 31 ; voir aussi Lc 23, 5. Mt 26, 32/Mc 14, 28 ; Mt 28, 7/Mc 16, 7 (voir Lc 24, 6-7). Mt 21, 11 ; voir aussi Mc 1, 9. Justin, Dial. 108, 2. Mc 14, 70/Lc 22, 59 ; voir Mt 26, 73 ; Ac 1, 11 ; 2, 7. Lc 23, 5 ; voir aussi Ac 4, 13 où l’assurance de Pierre et Jean, malgré leur illétrisme et leur ignorance, est liée au compagnonnage avec Jésus.

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étrangère et dont la population n’avait que récemment été judaïsée, au temps de la reconquête hasmonéenne703. Les prétentions messianiques de ce mouvement galiléen n’avaient aucun sens pour les docteurs de Judée qui considéraient comme une impossibilité théologique que le Sauveur d’Israël puisse venir du nord. Dénommer les croyants « Galiléens » revenait à disqualifier la focalisation de leur espérance sur Jésus de Nazareth. Cette hostilité mélangée de mépris attachée au titre de « Galiléens » apparaît clairement en Jn 7 où les interrogations du peuple sur Jésus et l’opposition des autorités religieuses de Jérusalem à son égard manifestent le discrédit qui frappait les origines de Jésus et de ceux qui le suivaient. Le fait de savoir d’où est le Christ, en l’occurrence de Nazareth en Galilée, doit inviter d’emblée à une grande méfiance : « le Christ vient-il de la Galilée ? L’Ecriture ne dit-elle pas que c’est de la descendance de David et du village de Bethléem, où était David, que vient le Christ ? » (v. 42), une interrogation qui reflète l’exégèse des docteurs du sud, évidemment centrée sur la Judée. A Nicodème, qui ose prendre la défense de Jésus, il lui est durement répondu : « N’es-tu pas toi aussi de la Galilée ? Examine et vois qu’il ne sort pas de prophète de la Galilée » (v. 52). Nicodème est ici l’image du croyant à qui l’on reproche d’être Galiléen à partir de la seule manifestation de son intérêt pour Jésus. Le récit de Jn 7, articulé autour de la reconnaissance de Jésus, indique que les membres de la communauté johannique, à un moment donné de leur histoire, ont été les victimes de ce sobriquet de « Galiléens » affublé aux croyants. Cela se comprend dans la mesure où cette communauté, bien qu’immergée dans un milieu grec, était encore très marquée par une composition juive nazoréenne pour laquelle la séparation d’avec la Synagogue fut très douloureuse704. Il est intéressant de relever que l’Evangile de Jean est un document contemporain d’Epictète. L’emploi péjoratif du terme « Galiléens » pour qualifier les chrétiens que l’on dénote en Jn 7 est probablement le reflet d’une pratique actuelle ou récente, en tout cas susceptible d’être connue hors des cercles juifs et chrétiens. Il faut ajouter à ces remarques que le martyre était perçu comme l’un des traits saillants du comportement chrétien, notamment chez les auteurs qui considéraient le christianisme comme une secte juive. Tacite relève discrètement le courage dont ont fait preuve les chrétiens lors de la persécution de Néron en évoquant la compassion populaire que leur massacre suscita705. Lucien de Samosate écrit que, persuadés de leur immortalité, les chrétiens 703

704

705

Vraisemblablement pendant le règne de Jean Hyrcan (135-105) ; voir S. Freyne, Galilee, p. 41-44. La lecture diachronique de J. M. Bassler, « The Galileans : A Neglected Factor in Johannine Community Research », CBQ 43 (1981), p. 243-257 fait des Galiléens des Juifs convertis expulsés de la Synagogue. Tacite, Ann. XV, 44, 5.

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« méprisent donc la mort, que beaucoup affrontent volontairement »706, propos précis sur le martyre qui trouvent leur plus proche écho dans ceux tenus par Epictète sur les Galiléens. Et il ya bien sûr le jugement tenu par cet autre stoïcien, Marc Aurèle, qui exprime le même dédain qu’Epictète à l’égard du martyre (l’empereur visant ici explicitement les chrétiens) en le considérant comme l’effet « d’un simple esprit d’opposition »707. A vrai dire, cette hypothèse Galiléens=chrétiens souffre de la même faiblesse que l’hypothèse Galiléens=Juifs « zélotes » dans la mesure où ellle ne trouve pas non plus de confirmation directe, du moins pour l’époque d’Epictète. Cette dénomination ne peut être reconstituée qu’à partir de la critique interne des Evangiles et des Actes. Une lettre de Simon Bar Kosiba, retrouvée dans l’une des grottes de Murabba’ât, fait bien mention de Galiléens mais elle ne peut être d’un grand recours pour la critique externe car son éditeur J. T. Milik qui a dans un premier temps identifié ceux-ci à des Juifs convertis au christianisme708 est revenu sur cette interprétation pour finalement reconnaître en eux des civils galiléens venus dans le sud se réfugier auprès des troupes de Simon709, une hésitation qu’il faut principalement mettre sur le compte de la difficile restitution du texte de cette lettre manuscrite710. Il reste donc difficile d’opter pour une solution plutôt que pour une autre, chacune se révélant probable selon le point de vue que l’on adopte. Il faut toutefois reconnaître que la première hypothèse à pour avantage la reconnaissance des Galiléens comme secte juive au milieu du IIe siècle. Il est peu vraisemblable que Justin et Hégésippe parlent de chrétiens sans s’en rendre compte lorsqu’ils intégrent les Galiléens dans leurs catalogues de sectes juives711. Même si cette donnée positive n’a pas une portée décisive, puisque nous ne possédons pas plus de renseignements sur les Galiléens de ces deux auteurs que sur ceux d’Epictète, elle fournit néanmoins un cadre ethnique plus précis à la dénomination. Le papyrus de la grotte de Murabba’ât, qui pourrait seul faire pendant à cet avantage, ne se révèle malheureusement pas d’une utilisation facile. Si les deux hypothèses s’avèrent possibles sur la base de la 706 707 708 709 710

711

Lucien, De mort. Per. 13. Marc Aurèle, Pensées XI, 3, 2. J. T. Milik, « Une lettre de Siméon Bar Kokheba », RB 60 (1953), p. 285-290. DJD, T2, n° 43 (p. 159-161). J. T. Milik pensait d’abord que Simon Bar Kosiba ordonnait à son aide de camp Yeshua ben Gilgola de cesser ses relations avec des Juifs chrétiens qu’il protégeait : « Si tu ne cesses pas (tes relations) avec les Galiléens que tu as tous tirés d’affaire, je vais mettre des fers à vos pieds… ». Il traduit finalement : « …(si) quelqu’un des Galiléens qui sont chez vous est maltraité je mettrai des fers à vos pieds… », ce qui fait de Simon le garant de la sécurité des Galiléens, et non leur ennemi. Voir la correction proposée par J. J. Rabinowitz, « Note sur la lettre de Bar Kokheba », RB 61 (1954), p. 191-192. L’hypothèse est évoquée sans conviction particulière par M. Simon, Les sectes juives au temps de Jésus, Paris, 1960, p. 76.

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critique interne des sources, la critique externe permet de légèrement affiner celle qui voit en eux des zélotes ou des Juifs apparentés à ce courant révolutionnaire.

1.5.3 Critique de l’héritage juif du christianisme Lorsque Celse entreprit de rédiger son Discours véritable, la parenté du christianisme et du judaïsme était un fait établi et reconnu dans le monde gréco-romain, alors que l’Eglise œuvrait depuis plusieurs générations à répudier tout ce qui l’attachait encore trop nettement à la religion mère. Le médecin Galien de Pergame témoigne à sa manière de l’identité de nature des fois juive et chrétienne en considérant que « celui qui se met à l’école de Moïse et du Christ » adhère à des « lois indémontrables »712. Il écrit dans le même esprit que l’on « aurait plus vite fait de désabuser les disciples de Moïse et du Christ que les médecins et les philosophes qui sont attachés aux sectes »713. Ces remarques d’un intellectuel grec, qui ne sont pas de l’ordre de la confusion mais de l’association, révèlent la liaison étroite que les païens dotés d’une bonne culture étaient tentés de faire quand ils s’exprimaient sur le christianisme. La critique intellectuelle avait trouvé là une arme dont Celse et Porphyre allaient faire un usage approprié.

1.5.3.1 Celse Celse, en digne partisan de l’hellénisme, considérait que les différentes traditions nationales constituaient un patrimoine religieux universel dont la diversité permettait l’inclusion de tous les hommes au sein d’une même communauté. La sagesse propre à chaque peuple participait selon ses traits spécifiques à l’édification de ce bien commun, qui se trouvait également enrichi par l’apport personnel des penseurs les plus anciens et les plus féconds. Celse estimait que c’était sur cette base que pouvait s’exercer une réflexion profonde et véritable, d’où le titre de Discours véritable (ou de vérité) donné à son ouvrage antichrétien. Ainsi est-il convaincu qu’« il est une doctrine d’une haute antiquité, toujours maintenue par les peuples les plus sages, les villes, les sages » et il compte parmi les plus anciens et les plus sages des peuples comme les Egyptiens, les Assyriens, les Indiens, les Perses, les Odryses, les habitants de Samothrace et d’Eleusis, les Hyperboréens, les Galactophages, les Druides et 712 713

Galien, De puls. diff. 2, 4 (traduction de P. de Labriolle, Réaction, p. 95). Ibid.

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les Gètes ou bien des penseurs comme Linos, Musée, Orphée, Phérécyde, Zoroastre et Pythagore714. Celse s’abstient volontairement de citer les Juifs dans sa liste des peuples réputés pour leur antiquité et leur sagesse. Les doctrines professées par les Juifs sont inspirées de ces nations plus anciennes et ont souvent été mieux exprimées par les Grecs, surtout par Platon715. Moïse n’est pas non plus compté parmi les sages car il a visiblement utilisé les traditions des autres peuples pour bâtir sa doctrine716. Il ne peut guère être autre chose qu’un magicien ou un imposteur717. Il s’est par ailleurs rendu coupable de réduire l’existence de la divinité au seul dieu national du peuple juif718, portant ainsi gravement atteinte à la perception universelle de Dieu. Celse dénie sans hésiter au peuple juif toute autorité en matière philosophique et religieuse, l’excluant ainsi du corps des nations qui ont participé à l’édification du génie de l’humanité. Les Juifs lui paraissent si peu inspirés qu’il va jusqu’à prédire « leur perte imminente »719. Son mépris des Juifs se trouve confirmé dans d’autres propos très sévères qu’il tient à leur égard dans son Discours véritable. Les Juifs sont insignifiants et incultes ; « blottis dans un coin de la Palestine », ils « n’ont jamais rien fait de mémorable, ni compté par le rang et le nombre »720. Leurs écrits sacrés recèlent des récits immoraux que seule l’allégorie peut rendre convenables721. La croyance en un jugement dernier, qui n’épargnera que la nation juive, et en la résurrection des morts est indécente722. Le culte juif est illogique et réducteur en ce qu’il prétend honorer Dieu et ses messagers (les anges) mais néglige le culte des divinités célestes qui révèlent leur existence au travers des actes de divination et des phénomènes naturels723. D’une façon générale, la prétention des Juifs à la pureté de leur doctrine et à la supériorité de leurs coutumes n’est pas justifiée ; le fait qu’ils se trouvent privés de leur pays indique clairement pour Celse qu’ils ne bénéficient d’aucune protection divine particulière724. Si Celse méprise aussi ouvertement le peuple juif, c’est parce qu’il était tout à fait conscient des liens particuliers qui unissaient le christianisme au judaïsme. Cette démonstration de la marginalité du judaïsme doit logiquement 714 715 716 717 718 719 720 721

722 723 724

Origène, CC I, 14. 16. Infra p. 209-212. Ibid. I, 21. Ibid. I, 26 ; V, 41. Ibid. I, 24. Ibid. VI, 80. Ibid. IV, 31. 36. Ibid. IV, 33-52. Celse critique le récit de la création du monde en VI, 49-51. 60 et les anthropomorphismes bibliques en IV, 72 et VI, 61-65. Pour l’emploi de l’allégorie, voir aussi VI, 29. Ibid. V, 14. Ibid. V, 6. Ibid. V, 25. 41 ; voir aussi VIII, 69. Comparer avec Minucius Felix, Oct. 10, 3 et 33, 2. Ce thème est étudié infra p. 225-228.

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aboutir à la marginalisation du christianisme. Celse est bien décidé à mettre en évidence la dépendance de la foi chrétienne à l’égard de cette religion barbare et irrationnelle pour mieux prouver son inanité. Ainsi n’hésite-t-il pas à interpeller en même temps Juifs et chrétiens sur le ridicule que suscite leur croyance selon laquelle Dieu (ou son fils) serait descendu ou descendra sur terre pour en juger les habitants725 ; ou bien il reproche aux chrétiens de mépriser les grands oracles helléniques pour préférer se fier aux « prédictions des habitants de la Judée », prophètes barbares dont la véracité des messages ne peut être assurée726. Il reconnaît aussi la nature identique de l’exclusivisme juif et chrétien et prend un malin plaisir à caricaturer la rivalité qui oppose les deux religions au nom de ce même principe d’exclusion. Les discussions que Juifs et chrétiens tiennent à propos de la relation privilégiée que chacun prétend avoir avec Dieu sont pour lui dénuées de sens et d’intérêt. Il les compare méchamment à « une troupe de chauves-souris, à des fourmis sorties de leur trou, à des grenouilles tenant conseil (óõíåäñåýïõóéí) autour d’un marais, à des vers formant assemblée (dêêëçóéÜæïõóé) dans un coin de bourbier » en train de se quereller sur ce que Dieu leur a révélé727. Ces remarques montrent que Celse ne percevait pas seulement le lien idéologique et spirituel entre le judaïsme et le christianisme mais aussi les luttes de l’Eglise pour affirmer sa propre identité face à la Synagogue728. Ce rapprochement des deux religions constitue un axe critique qui permet à Celse de montrer que le christianisme, héritier de l’esprit du judaïsme, ne s’intègre pas dans le cosmopolitisme culturel dont il est l’ardent défenseur729. Celse pouvait difficilement nier l’existence des Juifs en tant que peuple. Etant dans l’obligation de reconnaître ce fait, il s’efforce de retourner contre le peuple juif ses propres valeurs religieuses pour démontrer leur vanité et atteindre ainsi par ricochet le contenu de la foi chrétienne. En relation avec le système cosmique qu’il prône, dans lequel à chaque nation correspond un dieu particulier, Celse affirme que les Juifs se trompent en déclarant être gouvernés par le seul vrai Dieu. La perte de leur identité politique prouve assez leur arrogance et leur prétention démesurée. Et Celse de souligner que les chrétiens, soumis à la persécution, ne semblent pas non plus l’objet de la protection divine dont il est question dans les Ecritures730. Le philosophe cherche par ailleurs à dévaloriser le particularisme national juif en rappelant les conditions d’apparition de ce peuple sur la scène de l’Histoire. Il utilise pour cela la trame des anciens récits polémiques alexandrins sur l’Exode. Les Juifs sont donc des 725 726 727 728 729 730

Origène, CC. IV, 2. 11. 20-22 ; V, 2. Ibid. VII, 3. Ibid. IV, 23. R. L. Wilken, « The Christians », p. 119-123. J. W. Hargis, Against the Christians, p. 30-40. Origène, CC VIII, 69.

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« Egyptiens de race » qui « après s’être révoltés contre l’Etat égyptien et avoir méprisé les cérémonies religieuses usitées en Egypte » sont « venus habiter la région maintenant appelée la Judée ». Celse établit aussitôt un parallèle avec l’apparition du christianisme qui, pour lui, s’est opéré dans des conditions similaires : … ce qu’ils ont fait aux Egyptiens, ils l’ont subi de ceux qui ont pris le parti de Jésus et cru en lui comme au Christ. Dans les deux cas, la cause de l’innovation fut la révolte contre l’Etat … C’est une révolte qui fut jadis l’origine de la constitution politique des Juifs, et plus tard, de l’existence des Chrétiens.731

Les chrétiens se sont rendus coupables du même péché que les Juifs : celui de la révolte et de la division. L’existence nationale des Juifs et le succès grandissant des chrétiens ne doivent pas être considérés comme un signe de leur élection, mais plutôt comme une manifestation évidente de leur arrogance et de leur mépris des autres. Celse dit plus loin que la société chrétienne « n’a de fondement solide que la révolte, l’avantage qu’on en espère et la crainte des étrangers »732. L’exclusivisme juif se retrouve dans la mentalité chrétienne et n’en finit plus de se répercuter puisque les chrétiens eux-mêmes se sont divisés en plusieurs sectes !733 Le christianisme pèche donc par sympathie avec l’esprit juif, ce qui a pour effet d’engendrer les mêmes comportements délétères. Celse ne se contente pas de critiquer le christianisme en établissant d’habiles parallèles entre le judaïsme et son rejeton, il utilise la réalité même de l’existence du peuple juif, qu’il déteste pourtant, pour dévaloriser la foi chrétienne. Cela apparaît particulièrement dans ce fragment : Les Juifs sont devenus une nation particulière et ont établi des lois conformément aux coutumes de leur pays. Ils les maintiennent parmi eux aujourd’hui encore et observent une religion qui, quelle qu’elle soit, est du moins traditionnelle. Ils agissent là comme les autres hommes, car chacun a en honneur les coutumes traditionnelles, de quelque manière qu’elles aient pu être établies. Et il semble qu’il en arrive ainsi, non seulement parce qu’il est venu à l’esprit de différents peuples de se donner des lois différentes et que c’est un devoir de garder ce qui a été décidé pour le bien commun, mais encore parce que vraisemblablement les différentes parties de la terre ont été dès l’origine attribuées à différentes puissances tutélaires et réparties en autant de gouvernements, et c’est ainsi qu’elles sont administrées. Dès lors, ce qui est fait dans chaque nation est accompli avec rectitude si c’est de

731 732 733

Ibid. III, 5-6. 8. Ibid. III, 14. Ibid. III, 10. 12 ; voir Clément, Strom. VII, 89, 2 où l’Alexandrin se fait l’écho d’ennemis du christianisme qui, écrit-il, « dirigent contre nous cette objection qu’il ne faut pas croire à cause du dissentiment entre les sectes : chez qui en effet se trouve la vérité, alors que les uns et les autres professent des opinions différentes ? ».

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la manière agréée de ces puissances ; mais il y aurait impiété à enfreindre les lois établies dès l’origine dans chaque région. Mais que paraisse le second chœur [celui des chrétiens] : je leur demanderai d’où ils viennent, quel est l’auteur de leurs lois traditionnelles. Ils ne pourront désigner personne. En fait, c’est de là qu’ils sont venus eux aussi, ils ne peuvent indiquer pour leur maître et chef de chœur une autre origine. Néanmoins, ils se sont séparés des Juifs.734

La tradition juive existe, c’est un constat, et s’il en est ainsi, c’est que malgré ses origines, elle se trouve fondée dans l’ordre naturel du cosmos. Mais les chrétiens, eux, ne peuvent pas prétendre à une existence nationale parce qu’ils sont en rupture avec leur tradition originelle. Ils ne peuvent se réclamer d’aucune autorité religieuse ou nationale, sinon celle du peuple juif dont est issu Jésus. Les chrétiens enfreignent la règle unanimement reconnue dans l’Antiquité selon laquelle tout homme doit se plier aux coutumes de son pays. Cette constatation a pour effet d’assimiler les chrétiens à des apatrides qui se sont rendus coupables d’un véritable sacrilège en raison de la rupture avec le peuple et la religion auxquels ils appartenaient primitivement. Le second axe critique de Celse est d’ailleurs de faire valoir l’infidélité des chrétiens à leur propre tradition religieuse735. Leur foi s’enracine dans le judaïsme, puisqu’ils croient dans le même Dieu et lisent les mêmes livres saints, mais ils s’en sont séparés, marquant ainsi une rupture dans la tradition qui était contraire aux conceptions du temps. Toute l’habileté de Celse consiste alors à dévoiler les contradictions entre la doctrine chrétienne et la tradition religieuse dont elle se réclame. La première section du pamphlet de Celse était articulée autour d’un discours tenu par un Juif qui dans, un premier temps, s’adresse à Jésus en s’efforçant de déprécier ses prétentions messianiques et qui prend ensuite à parti d’anciens coreligionnaires convertis pour dénoncer l’apostasie dont ils s’étaient rendus coupables736. Ce procédé rhétorique était habile car il plantait d’emblée le décor en plaçant le fondateur et les premiers sectateurs de la doctrine exécrée face à leurs propres contradictions. Ce discours tenu par un Juif resté fidèle à la tradition ancestrale a pour effet immédiat de restituer la coloration originelle du christianisme pour mieux en faire ressortir la nature et les aberrations. Les reproches que le Juif de Celse fait à ses compatriotes sont particulièrement intéressants dans la mesure où ces derniers composent le portrait fictif des chrétiens de l’époque du Discours véritable, caricaturés en fonction de la relation de leur foi avec le judaïsme. Ainsi les Juifs qui ont suivi

734 735 736

Origène, CC V, 25. 33. R. L. Wilken, Christians, p. 112-117. Origène, CC I, 28 ; II, 1.

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Jésus ont été séduits et bernés737, une constatation qui indique que Celse employait de véritables critiques antichrétiennes d’origine juive car Jésus était depuis longtemps considéré comme un séducteur et un imposteur dans les milieux juifs738. Ces croyants ont déserté la loi de leurs pères, ce qui est d’autant plus absurde qu’ils continuent de se réclamer de la loi juive pour justifier leur doctrine, que ce soit en recourant aux prophètes ou bien en proclamant leur foi en la résurrection des morts, le jugement de Dieu ou les récompenses et les châtiments éternels. Or il s’impose « qu’en ces matières les chrétiens n’enseignent rien de neuf »739. Le Juif de Celse semble dire ici que la sécession opérée par les Juifs convertis n’a pas de sens puisque leurs croyances sont fondamentalement identiques à celles de leurs frères restés fidèles à la tradition ancestrale. Il pousse la logique de ce propos encore plus loin en affirmant que « Jésus a observé tous les usages en vigueur chez les Juifs, y compris les pratiques sacrificielles », d’où il conclut adroitement « qu’il ne faut pas croire en lui comme au Fils de Dieu »740. Cette évocation des pratiques sacrificielles de Jésus, qui faisait sans doute partie de l’argumentaire juif dont il disposait, permet à Celse de remettre en cause le sacrifice salvifique du Christ qui, pour les chrétiens, remplaçait les anciens rites expiatoires de l’Ancien Testament. Prétendre que Jésus avait lui-même sacrifié, c’est affirmer que le fondateur du christianisme s’était entièrement plié à la loi juive, sans en rien changer et sans mener à bien une quelconque mission divine chargée de l’accomplir une fois pour toute pour le salut de l’humanité. Le Juif développe ensuite un autre argument en défaveur de la messianité de Jésus. Il s’agit cette fois-ci, non pas de diluer l’originalité du christianisme dans le judaïsme, mais de montrer comment la revendication des chrétiens à s’y rattacher joue contre eux : les chrétiens reprochent aux Juifs de ne pas avoir reçu Jésus, mais si Jésus était le Messie promis aux Juifs, il est tout à fait contradictoire que ceux-ci, non seulement ne l’aient pas accepté, mais qu’en plus ils l’aient condamné à une mort ignominieuse741. Le rejet et le châtiment de Jésus manifestent sans ambiguïté qu’il ne peut pas être considéré comme le Messie attendu par le peuple juif, car celui-ci était forcément le plus apte à le reconnaître comme tel. Les chrétiens se réclament des prophètes, mais Jésus ne correspondait pas au « grand prince, seigneur de toute la terre, de toutes les nations et armées qui doit venir », si bien qu’une foule d’autres personnes pourrait prétendre au titre avec plus de vraisemblance742. Ceux qui croient que 737 738

739 740 741 742

Ibid. Ces accusations sont formulées dans TB Sanh. 43a et 107b. Les sources juives de Celse ont depuis longtemps été repérées par M. Lods, « Etude sur les sources juives de la polémique de Celse contre les chrétiens », RHPR 21 (1941), p. 1-31. Origène, CC II, 4-5. Ibid. II, 6. Ibid. II, 8-9. Ibid. II, 28-29.

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Jésus était le Messie s’inscrivent en faux contre la nature des espérances véhiculées par la tradition juive alors même qu’ils prétendent s’appuyer sur elle pour justifier la divinité du Christ. La doctrine chrétienne se révèle ici infondée et porte injustement atteinte à la tradition juive. Celse pousse plus loin le constat des contradictions chrétiennes vis-à-vis de la tradition juive en mettant l’accent sur les diverses conceptions de Dieu qu’ont les chrétiens de différentes tendances alors même qu’ils acceptent tous les Ecritures juives comme base de leur réflexion. Le philosophe constate qu’il y a des chrétiens, « ceux de la grande Eglise » ou « ceux de la foule », qui croient de la même manière que les Juifs dans le Dieu révélé dans le livre de la Genèse, mais il sait aussi que d’autres chrétiens « pensent qu’il y a un Dieu différent auquel le premier est opposé, et de qui est venu le Fils ». Celse connaît plusieurs de ces groupes chrétiens, comme les gnostiques, les simoniens, les marcelliniens, les marcionites et même « certains [qui] se vantent d’être chrétiens, mais [qui] veulent encore vivre selon la loi des Juifs comme la foule des Juifs ». Origène assimile ces derniers aux ébionites, mais ceux-ci, au contraire des autres mouvements cités par Celse, ne croyaient pas en deux dieux différents. Celse devait penser à une secte judéo-chrétienne qui faisait la différence entre le Dieu sauveur du Nouveau Testament et le (ou les) créateur(s) de l’Ancien tout en imposant le respect de la loi, à l’image de celle des cérinthiens743. Celse critique très vivement les systèmes élaborés par ces différents mouvements, particulièrement la nature des hiérarchies complexes propres aux groupes gnostiques. La diversité de ces systèmes renforce l’idée que le christianisme est par nature animé par un profond esprit de division. Les positions rigides que ces factions tiennent les unes par rapport aux autres ne font que le confirmer : Ces gens-là se chargent les uns les autres de toutes les horreurs possibles, rebelles à la moindre concession pour la concorde et animés de haines implacables.744

Aux yeux de Celse, cette incapacité à s’accorder joue de façon évidente en défaveur des « chrétiens avancés dans les Ecritures [qui] prétendent connaître plus de choses que les Juifs ». Cette diversité d’opinions tissée à partir d’une tradition originelle identique ne fait que renforcer le caractère antisocial du christianisme et révéler de façon flagrante la faiblesse de ses fondements. Celse utilise ces différentes interprétations comme une arme polémique servant à établir l’incohérence de la pensée chrétienne. Ne faisant aucune

743

744

Irénée, Adv. haer. I, 26, 1 ; Epiphane, Panarion 28, 5, 1 ; voir J. Daniélou, Théologie, p. 100102. Origène, CC V, 63 ; voir aussi III, 12 où la division des chrétiens est évoquée dans le même contexte.

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distinction entre les différents mouvements du christianisme de son époque, il juge ridicule de la part des chrétiens de dénigrer le Dieu de l’Ancien Testament alors qu’ils en reconnaissent la puissance en le considérant comme le créateur du monde, le protecteur des Juifs et l’inspirateur des prophètes. Cependant, lorsque les Juifs te pressent, tu reconnais que tu adores le même Dieu ; mais quand ton maître Jésus, et Moïse, le maître des Juifs, établissent des lois contraires, tu cherches un autre dieu à la place de celui-ci, le Père.745

Les difficultés que posent les conceptions différentes que Juifs et chrétiens se font de Dieu à partir des mêmes textes sont trop facilement contournées et ne voilent pas leur désaccord fondamental. Cette impossibilité de s’entendre sur le sens des textes porte atteinte à la crédibilité de Jésus. Ce ne sont pas seulement ceux qui se réclament de son autorité qui trahissent le sens des Ecritures car Jésus lui-même a tenu des propos contraires à l’enseignement de la loi juive. Celse s’emploie à souligner les contradictions entre les exhortations que Dieu donne aux Juifs à s’enrichir et à dominer et pour cela à ne pas hésiter à massacrer ses ennemis et celles de son soit-disant Fils, « l’homme de Nazareth », qui prône la pauvreté et l’humilité et encourage à s’offrir aux coups lorsque l’on a été frappé. Qui donc ment de Moïse ou de Jésus ? Est-ce que le Père en envoyant Jésus a oublié ce qu’il avait prescrit à Moïse ? A-t-il renié ses propres lois, changé d’avis et envoyé son messager dans un dessein contraire ?746

Ces contradictions flagrantes contribuent à établir que Jésus n’était pas le Fils de Dieu. Celse affirme que l’enseignement de Jésus portait atteinte à celui de Moïse dans le but de rétablir l’autorité de la tradition au bénéfice du peuple juif, dépositaire légitime de l’instruction contenue dans les livres saints.

1.5.3.2 Porphyre L’universalisme de Porphyre repose sur les mêmes bases que celui de Celse en ce qu’il accepte tout ce qui, dans les multiples traditions religieuses et philosophiques, permet de révéler Dieu et d’assurer le salut de l’âme. Chaque nation possède donc une part de la vérité divine à laquelle toutes les âmes 745

746

Ibid. VI, 29. Dans ce passage, Celse généralise à partir de la croyance des ophites dont il décode un diagramme dans lequel le Dieu des Juifs est appelé « Dieu maudit ». Voir VI, 5253 où il cultive la même confusion à partir de l’existence des deux dieux postulés par Marcion. Ibid. VII, 18.

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pieuses aspirent. Bien que Porphyre soit confiant sur ce point, il présente beaucoup moins d’assurance que Celse en ce qui concerne le contenu de cette théologie universelle et les cadres de son expression. Tandis que Celse professait sa foi dans les formes existantes du polythéisme et de la philosophie, Porphyre se révèle à la fois plus prudent et plus exigeant sur les voies d’accès à ce salut universel. Nul doute qu’il était acquis à l’expérience de l’union mystique de l’âme avec l’Un professée par son maître Plotin. Il écrit même l’avoir vécue une fois, à l’âge de soixante-huit ans747. Mais Porphyre a toujours eu le souci de la masse populaire qui, dans son ignorance, ne pouvait guère accéder à ce genre d’illumination salvatrice. C’est la raison pour laquelle il n’a jamais vraiment répudié les cultes populaires, pour lesquels Plotin n’avait aucun intérêt, et qu’il s’est efforcé de leur faire une place dans sa réflexion philosophique et religieuse. Cela paraît notamment dans son traité Sur le retour de l’âme où il explique comment, à côté de l’ascèse philosophique, les rites pouvaient participer à la purification des âmes748. Porphyre ne doute pas de l’existence d’une voie qui permettrait à tous les hommes l’égalité dans l’acquisition du salut, mais il avoue en ignorer les formes. Voilà ce qu’écrit Augustin à ce propos : Or vers la fin du premier livre du Retour de l’âme, Porphyre déclare que la doctrine qui propose la voie universelle de la délivrance de l’âme n’est encore devenue l’enseignement d’aucune secte, ni de la philosophie la plus vraie, ni des disciplines morales des Indiens, ni de l’initiation des Chaldéens, ni d’aucune autre école ; qu’enfin cette même voie n’a pas été portée à sa connaissance par l’histoire : il avoue donc sans le moindre doute que cette voie existe mais qu’il ne la connaît pas.749

Cette voie de salut ne peut être identifiée à aucune religion ou philosophie existantes, chacune d’entre elles étant soumises aux contraintes du temps et de l’espace. Il faut donc être prêt à reconnaître et à prélever dans les traditions religieuses et les systèmes philosophiques courants tous les éléments positifs qui peuvent servir à délivrer l’âme du monde matériel. Sur ce plan, Porphyre se révèle beaucoup moins critique à propos de la tradition juive que ne le fut Celse. Il est, au contraire, tout à fait disposé à reconnaître la qualité de la pensée et du mode de vie inspirés par la religion juive. Dans le cadre de son traité De l’abstinence, Porphyre considère l’abstention du porc observée par les Hébreux, comme il appelle les Juifs, comme un très bonne coutume dont l’exemple contribue à étayer son opinion 747 748 749

Porphyre, Vita Plot. 23. J. Bidez, Vie de Porphyre, le philosophe néoplatonicien, Hildesheim, 21964, p. 88-97. Augustin, CD X, 32, 1 ; sur cette conception, voir J. W. Hargis, Against the Christians, p. 7783.

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sur la nécessité pour le philosophe de n’ingérer aucune nourriture carnée. Il voit un acte de courage raisonné dans le martyre que les Hébreux ont consommé face au Séleucide Antiochus et aux Romains pour continuer de vivre selon cette tradition750. Il apprécie particulièrement la discipline ascétique des esséniens dont il fait un élogieux portrait à partir de la description qu’avait fait d’eux Josèphe dans la Guerre juive et les Antiquités751. Il s’est également intéressé à la chronologie du peuple hébreu et semble avoir reconnu à Moïse l’antiquité qui lui était communément attribuée chez les Juifs et les chrétiens752. Porphyre est beaucoup plus circonspect sur la valeur théologique des Ecritures juives dans lesquelles il décèle des propos peu rationnels. Ainsi a-t-il pu émettre bien des réserves à l’égard du récit où Dieu interdit à l’homme la connaissance du bien et du mal (pourquoi la connaissance du bien est-elle proscrite en même temps que celle du mal ?)753 et vivement critiquer l’histoire, jugée fabuleuse, de Jonas754, ainsi que l’immoralité de la conduite du prophète Osée qui épousa une prostituée755. On sait aussi que le Tyrien consacra entièrement le douzième livre de son Contre les chrétiens à une étude très critique du livre de Daniel, démontrant que ce livre n’était pas un véritable ouvrage prophétique et qu’il avait été rédigé après les événements qu’il était supposé prédire, soit au temps d’Antiochus Epiphane756. Il concluait sans appel que Daniel était un faux document qui,

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753 754 755

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Porphyre, De l’abst. II, 61, 7 ; IV, 11, 1 ; 13, 6-7 ; 14, 1. Ibid. IV, 11, 2-13, 10. Eusèbe, Chron., praef. (éd. Helm, p. 8 ; éd. Harnack, fgt 40) ; PE I, 9, 21 ; X, 9, 12. Sur l’interprétation de ces textes, voir R. Goulet, « Porphyre et la datation de Moïse », RHR 192 (1977), p. 142-153. Les travaux chronologiques de Porphyre faisaient partie intégrante de son travail polémique contre les chrétiens, voir B. Croke, « Porphyry’s Anti-Christian Chronology », JTS 34 (1983), p. 168-185. Il a beaucoup emprunté aux études de Philon de Byblos (64-141) qui avait traduit en grec d’anciennes chroniques phéniciennes écrites par Sanchunation, un contemporain de Sémiramis qui avait utilisé les annales de Hiérombal, prêtre du dieu Ievô. Ces travaux permettaient certainement à Porphyre d’établir l’ancienneté de la religion phénicienne par rapport à celle des Hébreux, comme le suggère le rapprochement entre Ievô et YHWH, voir A. Meredith, « Porphyry and Julian », p. 11311132. Sévérien de Gabala, De mundi creatione, or. VI (PG 56, col. 487 ; éd. Harnack, fgt 42). Augustin, Ep. 102, 30 (éd. Harnack, fgt 46). Jérôme, Comm. in Osee I, 1, 2 (éd. Harnack, fgt 45A). Pour une présentation globale de l’Ancien Testament dans l’œuvre de Porphyre, voir G. Rinaldi, « L’Antico Testamento nella polemica anticristiania di Porfirio di Tiro », Aug 22 (1982), p. 97-111. Sur la critique de Daniel par Porphyre, voir P. de Labriolle, Réaction, p.266-268 ; P. Frassinetti, « Porfirio esegeta del profeta Daniele », RILSL 86 (1953), p. 194-210 ; P. M. Casey, « Porphyry and the Origin of the Book of Daniel », JTS 27 (1976), p. 15-33 ; « Porphyry and Syrian Exegesis of the Book of Daniel », ZNW 81 (1990), p. 139-142 ; A. Meredith, « Porphyry and Julian », p. 1132-1134 ; A. J. Ferch, « Porphyry : An heir to Christian Exegesis ? », ZNW 73 (1982), p. 141-147 ; G. Rinaldi, « L’Antico Testamento », p. 103-105 ; R. L. Wilken, Christians, p. 137-143.

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rédigé en grec, ne devait pas faire partie des Ecritures juives normalement rédigées en hébreu757. Porphyre se réservait le droit de discerner, même au sein des plus prestigieuses traditions, ce qui ne pouvait pas rationnellement intégrer ses conceptions universalistes de la philosophie et de la religion. Encore convientil de remarquer que toutes ces critiques formulées par le philosophe contre ces récits ne le sont que dans le cadre de sa polémique contre les chrétiens. Il avait encore mieux perçu que Celse l’importance des Ecritures pour les chrétiens et s’il s’en prend aux textes juifs, c’est pour mieux ébranler les bases sur lesquelles s’était édifiée la foi chrétienne. C’est bien ce qu’exprime Eusèbe de Césarée lorsque après avoir parlé de Porphyre comme « de notre ennemi le plus implacable, aux Hébreux et à nous », il ajoute que dans son ouvrage antichrétien « ce n’est pas seulement nous mais encore les Hébreux et Moïse lui-même, avec les prophètes ses successeurs, qu’il soumet aux mêmes calomnies »758. Cela est particulièrement net dans son approche de Daniel où l’interprétation qu’il propose sert avant tout à prendre le contre-pied de l’exégèse chrétienne qui affirmait que ce livre prophétique annonçait avec précision l’avènement du Christ759. Bien des éléments des Ecritures juives ne cadraient pas avec les valeurs de l’hellénisme auxquelles Porphyre était définitivement acquis, mais cela n’avait qu’une importance secondaire au regard du prestige des rites et de la conception de Dieu inhérents à la religion des Hébreux. L’examen scrupuleux des textes juifs et quelquefois leur disqualification, bien loin de porter atteinte à l’intégrité du judaïsme, permettait plutôt de le dégager des erreurs et des falsifications qui s’étaient introduites en lui. Sa lecture « scientifique » des textes épurait la religion des Hébreux et contribuait ainsi à mieux affirmer son apport à la pensée universelle760. Porphyre, né en Phénicie (ou peut-être en Palestine) était un sémite hellénisé761. Ses origines faisaient qu’il pouvait admettre sans mal dans sa biographie de Pythagore les propos d’Antonius Diogène pour qui les Hébreux faisaient partie des nations orientales, avec les Egyptiens, les Arabes et les Chaldéens, auprès desquelles le philosophe avait développé sa connaissance des arts divinatoires762. Le peuple juif bénéficiait à 757

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761 762

Jérôme, Comm. in Daniel., praef. (éd. Harnack, fgt 43 AB). Porphyre se base sur le jeu de mots seulement compréhensible en grec que l’on trouve dans le texte grec de Dn 13, 54-55 et 58-59. Jules Africain avait déjà fait cette observation dans une lettre adressée à Origène (Ep. ad Afr. 3-5). Il tirait la conclusion que ce texte grec avait été ajouté au texte hébreu et qu’il ne devait pas faire autorité pour la foi. Eusèbe, PE X, 9, 11. B. Croke, « Porphyry’s Anti-Christian Chronology », p. 174-176. La formation philologique que Porphyre reçut à Athènes auprès de Longin le disposait à cette critique textuelle, voir J. Bidez, Vie de Porphyre, p. 29-36. Ibid., p. 5-6. Porphyre, Vita Pyth. 11.

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ses yeux de cette aura religieuse que les Anciens reconnaissaient aux nations inspirées de l’Orient. Par conséquent, il intègre bien volontiers les Hébreux dans le chœur des nations qui peuvent prétendre à une science correcte de la divinité. Aussi Porphyre tend-il à privilégier l’axe critique qui consiste à opposer l’autorité de la religion juive, liée à son caractère antique et national, aux originales revendications du christianisme. Dans le premier livre de sa Philosophie des oracles, Porphyre cite un oracle d’Apollon à propos des rites religieux les plus nobles : Escarpée, très ardue est la route des bienheureux, et des pylônes de bronze en ouvrent le premier accès ; il y a là des sentiers immenses qu’ont fait voir, pour d’innombrables rites, les premiers mortels qui buvaient la belle eau du pays du Nil ; beaucoup aussi des routes des bienheureux ont été connues des Phéniciens, des Assyriens, des Lydiens et de la race des Hébreux.

Porphyre commente ainsi cet oracle : Enchaînée de bronze est la route escarpée et ardue qui mène aux dieux ; les Barbares en ont découvert bien des sentiers, mais les Grecs se sont égarés ; ceux qui s’en sont emparés l’ont immédiatement corrompue ; or de la découverte le dieu a fait honneur aux Egyptiens, aux Phéniciens, aux Chaldéens (ce sont les Assyriens), aux Lydiens et aux Hébreux.763

Les Hébreux comptent parmi les barbares qui ont découvert les voies qui mènent vers la connaissance de la vérité divine, et Porphyre leur attribue même une place de choix avec les Chaldéens auprès desquels ils s’illustrent par leur juste adoration du « Dieu-roi né de lui-même » et avec lesquels ils partagent la science des choses célestes764. Ceux que Porphyre accuse de s’être emparé de cette voie vers la vérité divine et de l’avoir aussitôt corrompue sont certainement les chrétiens auxquels il reprochait de se réclamer des valeurs de la religion juive alors qu’ils avaient trahi la pensée de leur héritage. Le néoplatonicien admettait en effet que le Christ ait pu faire partie des hommes pieux –il le considère comme un des sages du peuple hébreu–765 qui ont su adorer la divinité convenablement, habile stratégie de sa part qui lui permettait d’annexer le maître des chrétiens dans son système philosophico-religieux

763

764 765

Eusèbe, PE IX, 10, 2-3 (traduction E. des Places [SC 369, p. 219] légèrement modifiée). Ce commentaire de Porphyre est à nouveau cité en XIV, 10, 5. L’oracle se trouve aussi en DE III, 3, 6. Id., PE IX, 10, 4-5 ; voir aussi Augustin, CD XIX, 23, 1 ; Jean Lydus, De Mens. 4, 53. Augustin, CD XIX, 23, 4.

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polythéiste en l’identifiant à un héros766. Mais il s’en prenait très vivement aux disciples du Christ pour ne pas être restés fidèles à ses enseignements originels, n’hésitant pas pour mieux imposer leurs propres idées à travestir celles de leur maître. Porphyre rejoignait Celse dans l’accusation de falsification et de mensonge portée contre les évangélistes et les apôtres767. Tandis que le Christ avait une âme d’une grande piété et qu’elle a pour cela été mise au rang des immortels, « ceux qui l’honorent sont loin de la vérité » et adorent son âme « par ignorance ». Un oracle d’Hécate, également répertorié dans la Philosophie des oracles, et duquel Porphyre tire ces pensées, proclame que l’âme du Christ, qui a obtenu la faveur des dieux et la connaissance de Jupiter immortel, « a été pour d’autres âmes … l’occasion fatale de tomber dans l’erreur » et qu’il faut prendre en pitié « la folie des hommes, pour lesquels il [le Christ] est facilement un danger extrême »768. Seul le Christ a été l’objet d’une véritable illumination qui lui a permis de connaître Dieu, ce à quoi les chrétiens ne peuvent absolument pas prétendre, n’ayant pas bénéficié de cette révélation769. Il n’y a donc rien de commun entre la sagesse et la piété du Christ et la doctrine impie et mensongère des chrétiens. Le Christ était un lien qui les unissait à la sagesse des Hébreux, mais il a été rompu par l’inculture et la falsification des premiers disciples. Porphyre va même jusqu’à frôler la contradiction pour bien mettre en évidence cette rupture des chrétiens avec le peuple hébreu. Il cite en effet un autre oracle d’Apollon où le Christ est présenté comme un personnage « que des juges équitables ont condamné et que la pire des morts, celle liée au fer, a tué à la fleur de l’âge ». Pour le philosophe, cette parole divine souligne la supériorité des Juifs par rapport aux chrétiens « en déclarant que les juifs, plus qu’eux, prennent parti pour Dieu », ce qu’Augustin, qui cite cet oracle et les propos de Porphyre dans la Cité de Dieu, commente en ces termes : Et voilà comment, en déclarant que les juifs prennent parti pour Dieu, il ravale le Christ et met les juifs au-dessus des chrétiens !770 766 767

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R. L. Wilken, Christians, p. 150-155 ; J. W. Hargis, Against the Christians, p. 83-89. Origène, CC II, 13. 15-16 ; 26-27 ; voir Jérôme, Ep. 57, 9 (éd. Harnack, fgt 2) où Celse, Porphyre et Julien sont accusés d’incriminer de faux les apôtres ; Comm. in Matt. I, 9, 9 (éd. Harnack, fgt 6) où la relation d’un passage de Porphyre évoque la « maladresse d’un récit mensonger » à propos de l’appel de Lévi ; ou bien encore Comm. in Gal., praef., (éd. Harnack, fgt 21A) où Jérôme témoigne que Porphyre reprochait à Pierre et Paul l’erreur et le mensonge. L’idée de ce décalage doctrinal entre Jésus et les chrétiens défendue dans la Philosophie des oracles se retrouve ailleurs chez Augustin (Cons. Ev. I, 15, 23). Augustin, CD XIX, 23, 2. Ibid. XIX, 23, 4. Sur cet oracle, voir F. Culdaut, « Un oracle d’Hécate dans la Cité de Dieu de Saint Augustin : "Les dieux ont proclamé que le Christ fut un homme très pieux" (XIX, 23, 2) », REAug 38 (1992), p. 271-289. Augustin, CD XIX, 23, 1. La justesse de la condamnation de Jésus se trouve aussi exprimée chez Constantin, Disc. 11, 4.

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Porphyre admet donc que les Juifs avaient fait preuve de clairvoyance spirituelle en condamnant à mort le Christ, ce qui décale l’axe de sa pensée et en même temps de sa polémique qui reconnaît l’inspiration du Christ, du fait de son appartenance au peuple hébreu. Porphyre était conscient de cette contradiction et il tente de la résoudre en faisant appel à l’oracle d’Hécate déjà évoqué plus haut : A ceux qui demandaient : Pourquoi fut-il donc condamné ? la déesse répondit par cet oracle : « Le corps, en vérité, est toujours exposé aux tortures qui l’épuisent ; mais l’âme des hommes pieux réside au céleste séjour ».771

Voilà une réponse au laconisme évocateur, bien dans le goût des oracles. Mais on voit bien que la réponse de la déesse est axée sur le concept philosophique, cher aux néoplatoniciens, de l’opposition entre le corps et l’âme. Le supplice du Christ devient une allégorie de la souffrance liée au monde mortel de la matière et de la sensation dont le corps est le principal réceptacle. Porphyre répétait comme un leitmotiv dans le De regressu animae : « Il faut fuir tout corps ! pour que l’âme puisse demeurer bienheureuse avec Dieu »772. L’intérêt n’est pas ici porté sur le fait historique de la souffrance du Christ, mais sur ce qu’elle symbolise. Cette approche permet à Porphyre de préserver l’idée de la sagesse suprême des Hébreux par rapport aux chrétiens, également révélée dans la condamnation de leur maître, tout en faisant valoir l’envergure spirituelle du Christ dont la souffrance exalte la victoire de l’âme illuminée sur la matière. Les chrétiens s’avèrent être les sujets d’un véritable déracinement provoqué par leur irrespect de la tradition à laquelle ils étaient primitivement rattachés. Leur irrévérence à l’égard des cultes païens se heurte à la façon dont le Dieu qu’ils disent honorer aimait, selon les prescriptions des Ecritures, à être adoré. Il [Porphyre] dit qu’ils [les chrétiens] incriminent les rites sacrificatoires, les victimes, l’encens et toutes les autres choses que l’on pratique dans le culte des temples, alors que dès les temps anciens le même culte, dit-il, a commencé par eux-mêmes, ou par le Dieu qu’ils adorent, alors que (ce) Dieu avait besoin qu’on lui apporte les prémices de la terre.773

771 772 773

Ibid. XIX, 23, 2. Ibid. X, 29, 2. Augustin, Ep. 102, 16 (éd. Harnack, fgt 79).

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Porphyre insiste ici sur l’aspect national du culte juif et place celui-ci dans le contexte universel des cultes observés, sur des modes quelquefois très proches, par les autres peuples. La critique que les chrétiens ont l’habitude de faire des rites traditionnels lui donne l’occasion de signifier que les chrétiens ne sont pas en phase avec les ordonnances divines sur les offrandes, puisqu’ils ne se conforment pas en ce domaine aux exigences primitives de leur Dieu. Cette remarque est d’autant plus intéressante que Porphyre avait des idées bien précises sur les offrandes qui honoraient véritablement les dieux. Dans le second livre du De abstinentia, Porphyre s’efforce de démontrer, en faisant de larges emprunts au traité De la piété de Théophraste (372-287), que les sacrifices d’animaux ne correspondent pas aux exigences cultuelles de la divinité. Il pose comme archétype du parfait sacrifice celui pratiqué par les Anciens qui, à l’origine, n’offraient que des végétaux aux dieux774. Les sacrifices d’animaux n’ont été introduits que plus tard et furent l’effet de circonstances malheureuses, comme la famine, ou de mauvaises dispositions, comme l’ignorance, la colère ou la crainte775. Le troisième volume du même ouvrage se donne pour principal objectif d’apporter la preuve que la mise à mort des animaux est une atteinte à la justice dans la mesure où ils sont eux aussi des êtres doués de raison776. Porphyre avait donc une opinion très critique sur les rites sacrificatoires du judaïsme. Elle transparaît dans l’emploi de la notice de Théophraste sur les pratiques religieuses des Juifs où ceux-ci sont loués pour leur capacité d’élévation philosophique mais où ils sont aussi mis en cause à propos des sacrifices qu’ils exécutaient777. Se fondant peut-être sur Gn 4, 4, seule trace d’une offrande végétale avant l’établissement de la Loi, Porphyre croyait que le Dieu des Juifs ne réclamait rien d’autre, dans les premiers temps, que les prémices de la terre. Les offrandes sanglantes de la religion des Hébreux apparaissaient comme une déviation par rapport à la pratique primitive. Fort de ses convictions, Porphyre avait développé une argumentation sur ce sujet dans le cadre de sa polémique antichrétienne. Nous savons en effet par Théodoret de Cyr qu’il avait fait une lecture très attentive des Prophètes pour défendre l’idée que les sacrifices étaient contraires à la piété authentique778. Cette lecture n’a certainement pas alimenté la matière du De abstinentia, comme le pense Théodoret, mais il est probable que le philosophe, dans son désir de retourner les Ecritures contre les chrétiens, n’a pas hésité à recourir aux Prophètes pour opposer aux dispositions sacrificielles de l’Alliance le culte spirituel que certains d’entre eux prônaient face à une observance purement rituelle et dénuée de toute sincérité. Des textes comme 774 775 776 777 778

Porphyre, De abst. II, 5-7. Ibid. II, 9, 1. Ibid. III, 2-17. Ibid. II, 26, 1-4 ; voir M. Stern, GLAJJ, T1, n°4 (p. 10-12). Théodoret, Thérap. VII, 36.

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Es 1, 11-13 ; Jr 7, 22 ; Os 6, 6 ; Am 5, 22. 25 ; Mi 6, 6-8 ou bien encore Ps 40, 7 ; 50, 8-14 ; 51, 18-19 ; 141, 2 (voir aussi 1S 15, 22), pouvaient très bien servir à défendre sa conception d’un culte d’où les sacrifices sanglants étaient absents. La prééminence sur les sacrifices que le Christ accordait aux bonnes dispositions morales et spirituelles, telle qu’elle est exprimée, par exemple, en Mt 5, 23-24 ou 9, 13a et 12, 7, a peut-être contribué à faire de Jésus cet homme d’une grande piété que Porphyre considérait. Quoi qu’il en soit, les oracles le confortaient dans sa position car il avance en faveur de sa thèse que lorsqu’Apollon conseille de sacrifier selon le rite ancestral, il semble bien qu’il veuille nous ramener à l’usage ancien. Or l’usage ancien consistait à offrir des galettes et des produits des récoltes, ainsi que nous l’avons démontré.779

Une trace de la polémique de Porphyre sur les sacrifices est restée dans le premier livre de la Démonstration évangélique où Eusèbe s’emploie à critiquer l’exemple des Anciens qui n’offraient que des offrandes végétales aux dieux dans le but de répondre au grief fait aux croyants de ne pas immoler les biens de la nature à la divinité780. Eusèbe s’en prend ici de façon évidente aux idées défendues par Porphyre qui avait sûrement réutilisé son raisonnement sur les pratiques sacrificatoires pour mettre en cause les sacrifices sanglants ordonnés et accomplis par les personnages de l’Ancien Testament et ainsi signifier qu’ils ne correspondaient pas à la volonté primitive de leur Dieu. Sur la base de Gn 1, 11. 24 et 9, 3, Eusèbe affirme que les animaux ont une origine et une substance identiques à celles des arbres et des plantes, répliquant ainsi à Porphyre, qui plaçait les animaux parmi les êtres raisonnables, que « ceux qui sacrifient des êtres vivants ne font aucune faute »781. Eusèbe défend l’inspiration divine des sacrifices d’animaux en expliquant leur valeur de substitution au bénéfice de ceux qui offrent les victimes. Il précise que ces immolations annonçaient le sacrifice expiatoire accompli pour le monde entier par le Christ, si bien que maintenant « nous ne considérons plus juste, dit-il, de nous soumettre à ces premiers et faibles éléments, qui n’étaient que symboles et images ne contenant pas la vérité », répondant ainsi à l’attaque de Porphyre formulée contre le non-respect par les chrétiens du culte divin. Eusèbe insiste sur la 779

780 781

Porphyre, De abst. II, 59, 1. L’interprétation que Porphyre donne de ce « rite ancestral » ne cadre pas avec l’ordonnance des sacrifices sanglants contenue dans les oracles d’Apollon insérés dans la Philosophie des oracles, voir Eusèbe, PE IV, 9 et 20, 1. Cette contradiction entre la Philosophie et le De abstinentia, évidemment relevée par Eusèbe, tient aux démonstrations différentes que Porphyre effectue dans chacun de ces traités : le premier a pour but de donner une explication rationnelle aux sacrifices traditionnels, le second de montrer que la dévotion idéale ne passe pas par les sacrifices sanglants. Eusèbe, DE I, 10, 1-39. Ibid. I, 10, 13. Le fait qu’Eusèbe justifie ici l’autorisation divine donnée à Noé de se nourrir d’êtres vivants laisse penser que Porphyre avait visé ce personnage dans sa critique.

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portée universelle du sacrifice du Christ pour dégager les croyants de l’obligation de se plier aux prescriptions de la Loi, attitude qui était propre aux seuls Juifs, et mettre en avant leur participation à une Alliance nouvelle dont le rite principal réunit toutes les nations dans la commémoration de ce suprême sacrifice. L’apologiste s’appuie sur des textes qu’il juge prophétiques pour montrer que le sacrifice spirituel, dont il est par exemple question en Ps 40, 78 ; 50, 14 ; 51, 19 ou 141, 2, est désormais accompli et se trouve maintenant célébré par les chrétiens qui immolent des sacrifices de louange à Dieu, lui offrent des parfums de reconnaissance lors de la commémoration du sacrifice du Christ et se donnent eux-mêmes tout entier à lui. Eusèbe montre l’accomplissement spirituel des prophéties juives dans le but de faire pièce au matériel prophétique utilisé par Porphyre pour critiquer les rites sanglants de la Loi et l’inconséquence cultuelle des Juifs et des chrétiens. Porphyre jugeait illégitime tout recours aux Ecritures juives de la part des chrétiens. C’est ce qu’il exprime à propos de la question épineuse du temps du salut, qu’il ne manque évidemment pas d’aborder. L’acceptation du caractère divin de la Loi est un argument trop spécieux pour justifier le silence de Dieu avant la venue du Christ. Porphyre prend l’exemple de la condition des habitants de l’Italie avant que n’apparaisse celui que les chrétiens considèrent comme l’unique sauveur du monde : Pourquoi donc celui que l’on appelle le Sauveur s’est-il caché pendant tant de siècles ? Et qu’ils ne disent pas, dit-il [Porphyre], que le genre humain a été préservé par l’ancienne loi juive ; c’est après un long temps que la loi des Juifs est apparue et qu’elle a été en vigueur dans un petit coin de Syrie ; elle s’est ensuite répandue jusqu’aux frontières de l’Italie, mais après Gaïus César ou en tout cas pendant le règne de celui-ci.782

La Loi rencontre le même problème que l’Evangile dans la mesure où elle s’inscrit aussi dans la trame de l’Histoire et, pour cette raison, ne peut présenter à elle seule toutes les vertus qui permettraient à l’homme d’accéder au salut. Pour illustrer cette limitation en relation avec le cas des Italiens, Porphyre affirme avec assurance que les Juifs ne se sont établis en Italie qu’après ou, à la rigueur, pendant le règne de l’empereur Caligula (37-41), de son vrai nom Gaïus Caesar Augustus Germanicus. On peut évidemment 782

Augustin, Ep. 102, 8 (éd. Harnack, fgt 81) ; voir Jérôme, Ep. 133, 9 (éd. Harnack, fgt 82) : « Pour quelle raison Dieu, clément et miséricordieux, a-t-il permis que, d’Adam à Moïse et de Moïse à la venue du Christ, les nations périssent dans l’ignorance de la Loi et des commandements de Dieu ? Car la Bretagne, province fertile en tyrans, tous les peuples de la Scythie et toutes les nations barbares disposées jusqu’à l’Océan n’ont pas connu Moïse et les prophètes ».

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s’interroger sur la raison qui a conduit le philosophe à une telle certitude historique. Il faut la trouver en relation avec ses travaux chronographiques. Eusèbe dit dans sa Chronique qu’il a utilisé Porphyre « depuis la chute d’Ilion jusqu’au règne de Claude »783. Il est généralement accepté que l’empereur qui clôt la chronologie de Porphyre est Claude le Gothique (268-270), parce que Porphyre vécut durant son règne. Mais l’expression d’Eusèbe n’interdit pas de penser que le terme des investigations chronologiques de Porphyre était le règne de Claude (41-54)784. Porphyre avait réuni un important matériel documentaire qui lui avait permis de constituer une histoire universelle s’étendant de la chute de Troie jusqu’au successeur de Caligula785. Il soutient donc que le judaïsme n’a pu être connu en Italie avant le règne de Caligula parce qu’il n’a trouvé aucune mention d’une présence juive en Italie dans les nombreuses sources qu’il a utilisées pour les besoins de ses travaux chronologiques. Si les Juifs avaient fait connaître leur loi à Rome, ce que Porphyre a pu constater de lui-même lorsqu’il vint étudier dans la capitale auprès de Plotin (en 263), cela ne pouvait être qu’après le temps où l’avaient mené ses recherches historiques, soit dans une période relativement récente et forcément après l’avènement du christianisme. Le repli sur la loi juive pour établir la possibilité d’un salut universel avant la venue du Christ s’avère donc inefficace. Porphyre s’est également ingénié à relever l’usage maladroit que les évangélistes ont fait de l’Ancien Testament. Nous savons, grâce à Jérôme, que dans le quatorzième livre de son ouvrage dirigé contre les chrétiens, Porphyre avait remarqué que la citation prophétique de Mc 1, 2-3, où Ml 3, 1 et Es 40, 3 sont réunis, n’était attribuée par l’évangéliste qu’au seul Esaïe. Le philosophe met cette erreur sur le compte de l’ignorance des évangélistes « non seulement en ce qui concerne les choses profanes, mais aussi en ce qui concerne les divines Ecritures »786. Il fait une remarque analogue au sujet de la citation de Mt 13, 35 qui est effectivement placée sous l’autorité d’Esaïe (sans doute en relation avec Mt 13, 14-15) alors qu’elle est tirée du Ps 78 (v. 2), qui est un cantique d’Asaph787. La polémique de Porphyre devait comporter bien des traits de ce genre où l’apparente maladresse des évangélistes jouait contre le crédit que devait supposer l’inspiration divine de ces écrits fondamentaux. Ces tentatives de faire coïncider les prophéties de l’Ancien Testament avec le récit 783 784 785

786 787

Eusèbe, Chron. (éd. Karst, p. 125). B. Croke, « Porphyry’s Anti-Christian Chronology », p. 182. Il est possible de se faire une idée de l’étendue des travaux de Porphyre en ce domaine en consultant la liste des historiens qu’il a utilisé, citée par Jérôme, Comm. in Daniel., praef. (éd. Harnack, fgt 43C) pour interpréter le livre de Daniel. Jérôme, Comm.in Matt. I, 3, 3 ; De princ. Marci (éd. Harnack, fgt 9). Id., Tract. de Ps. 77 (éd. Harnack, fgt 10).

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du ministère de Jésus révélaient de la part des évangélistes une tentative d’accaparement maladroite du patrimoine spirituel juif. L’utilisation de l’allégorie apparaît à Porphyre comme une autre méthode d’appropriation illégitime de la Bible hébraïque. Il juge en effet que les chrétiens hellénisés, à l’image d’Origène qu’il vise plus particulièrement, étaient conscients des inadéquations entre les Ecritures juives et leur propre doctrine. Alors que la doctrine chrétienne était censée exprimer toute la vérité à propos de Dieu, les livres saints sur lesquels elle reposait en grande partie renfermaient des récits et des images impropres pour un esprit grec à la présentation de Dieu et de son activité. Certains, désireux de trouver une explication de la médiocrité des Ecritures juives, mais sans rompre avec elles, ont fait appel à des interprétations incompatibles et désaccordées avec ce qui est écrit ; ils apportent (ainsi) non pas tant une apologie de ce qui leur est étranger, qu’un agrément et une louange de leurs propres élucubrations. En effet, ce qui est dit clairement par Moïse, ils le vantent comme des énigmes et ils le proclament comme des oracles remplis de mystères cachés ; et, après avoir ensorcelé (êáôáãïçôåýóáíôåò) le sens critique de l’âme par l’orgueil, ils introduisent leurs commentaires.788

Selon Porphyre, la Loi n’a nul besoin d’être symboliquement interprétée. Il pense très certainement ici aux prescriptions légales et rituelles du Pentateuque, puisqu’il se rapporte à ce qu’a ordonné Moïse. Il est vrai qu’un exégète comme Origène s’était employé à donner un sens spirituel à ces prescriptions en décodant leur signification cachée à l’aide d’une allégorèse inspirée par le message évangélique et apostolique. L’allégorie, quand elle prétend ainsi découvrir le sens véritable de ce qui est de prime abord clairement exprimé, a pour effet de détourner l’âme des opinions vraies en anéantissant sa capacité critique par rapport au sens premier et authentique du texte. Pour Porphyre, l’absurdité d’un texte peut être le point de départ d’une interprétation allégorique. Elle devient alors le moyen de donner un sens acceptable à ce qui ne paraît pas en avoir789. Mais les prescriptions mosaïques n’entrent pas dans la catégorie des textes absurdes, leur signification littérale étant, bien au contraire, tout à fait compréhensible. Par l’emploi du verbe êáôáãïçôåýù, Porphyre suggère que ceux qui utilisent l’allégorie pour expliquer la loi juive utilisent un langage similaire à celui des poètes « fait pour stupéfier et ensorceler (ãïçôåßáí), capable d’envoûter et de donner crédit 788

789

Eusèbe, HE VI, 19, 4 (éd. Harnack, fgt 39) (traduction G. Bardy [SC 41, p.114] légèrement modifiée). J. Pépin, « Porphyre, exégète d’Homère » dans Entretiens de la Fondation Hardt, T12 : Porphyre. Ed. O. Reverdin, Vandoeuvres-Genève, 1966, p. 251-258. Sur l’attitude paradoxale de Porphyre à l’égard de l’allégorie, voir id., Mythe et allégorie. Les origines grecques et les contestations judéo-chrétiennes, Aubier, 1958, p. 462-466.

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aux pires impossibilités »790. Cette disposition d’esprit, qui tente d’apporter une justification chrétienne à l’emploi des Ecritures juives, ne fait que brouiller la perception de la vérité. L’extraction du christianisme de sa matrice juive a créé une onde de choc qui s’est répercutée jusqu’au début du IVe siècle. Le conflit originel qui opposa la conception nazoréenne à la conception paulinienne de la réception du salut ne fut pas sans conséquence sur la perception que les païens eurent de cette nouvelle foi qui s’enracinait dans le judaïsme tout en voulant s’en séparer. L’existence, tout au long des trois premiers siècles de notre ère (et même audelà) des ébionites et des nazoréens montre qu’une partie des chrétiens, surtout en Orient, refusait de se comprendre hors des cadres du judaïsme. La crise identitaire du christianisme ne se termina pas avec la rupture officielle de la Synagogue, elle se perpétua avec la gestion difficile des acquis doctrinaux et liturgiques qui engendraient des comportements proches de ceux des Juifs, la célébration pascale se révélant un bon indicateur de cette réalité sociologique. Confusion et ressentiment pouvaient être entraînés par les relations quelquefois privilégiées que les fidèles, au grand dam des autorités ecclésiastiques, entretenaient avec les Juifs, comme l’atteste le concile espagnol d'Elvire, tenu vers 300-303, qui interdit aux chrétiens de marier leurs filles à un Juif (canon 16), de faire bénir leurs champs par un Juif (canon 49) ou bien tout simplement de manger avec un Juif (canon 50). Autant d’interdictions qui révèlent l’existence de ces étroits rapports. Même si son originalité était perçue dans le monde gréco-latin, le christianisme pouvait encore paraître comme un mouvement d’obédience juive en plein IIe siècle. Le sentiment populaire à l’égard des chrétiens s’est ainsi trouvé déterminé par ce que les populations de l’Empire ressentaient auparavant pour les Juifs, ce que l’on peut plus particulièrement constater pour l’Egypte et l’Afrique, et ceci même après que le christianisme eut évolué indépendamment du judaïsme. Ce passé, que le christianisme vécut quelquefois comme un handicap, devint une arme polémique efficace pour ses adversaires. Il s’agissait, pour Celse ou pour Porphyre, de jouer sans cesse sur le paradoxe chrétien de l’acceptation du patrimoine spirituel juif et de la prise de distance, par l’adoption d’un nouveau culte et d’une nouvelle interprétation des Ecritures, par rapport à ce patrimoine. Cette tactique, qui sera plus tard reprise et développée par l’empereur Julien791, aboutissait à priver le christianisme de tout fondement et était susceptible d’alimenter des interrogations sur sa véritable identité. L’auteur de la Cohortatio ad Graecos fut confronté à ce type de perplexité devant laquelle il réagit tant bien que mal : 790 791

Porphyre, De abst. II, 41, 1. Julien, CG 43A ; 209D ; 238A-E ; 305D ; 314C-E ; 319D-320C ; 351A-354C.

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Et si quelqu’un de ceux qui sont facilement disposés à contredire déclare que ces livres ne sont pas les nôtres mais appartiennent aux Juifs, qui les conservent encore maintenant dans leurs synagogues, et dise que c’est dans ces livres que nous avons vainement appris notre piété, qu’il les lise et il reconnaîtra par lui-même que l’enseignement contenu dans ces livres ne se rapporte pas à eux, mais à nous. Et si ces livres qui contiennent notre piété sont encore maintenant conservés par les Juifs, c’est une œuvre de la providence divine en notre faveur. Car s’ils n’étaient que dans l’Eglise, ceux qui veulent tenir de mauvais propos contre nous mettraient en avant un prétexte de fraude. Nous demandons qu’ils soient produits comme preuve depuis la synagogue des Juifs pour que de ces livres, qui sont conservés chez eux et qui ont été justement rédigés par de saints hommes, il apparaisse de façon claire et évidente que l’enseignement s’applique à nous.792

Certains usèrent de l’apparente incompatibilité entre religion juive et foi chrétienne pour faire pression sur les chrétiens, comme, en 306, le préfet d’Egypte Culcianus qui, peu satisfait de l’explication que le martyr Philéas lui donnait sur la valeur spirituelle du sacrifice chrétien pour ne pas immoler aux dieux, se reporta à la pratique juive pour mettre l’évêque en contradiction avec sa foi : « Culcianus dit : –Paul n’a-t-il pas immolé ? Philéas répondit : –Non. Reste-en là. Culcianus dit : –Moïse n’a-t-il pas immolé ? Philéas répondit : –Il ne fut prescrit qu’aux seuls Juifs de sacrifier à Jérusalem au seul Dieu. Et maintenant les Juifs pèchent en célébrant leurs solennités en d’autres lieux »793. C’est de cette ligne critique que rend encore compte Eusèbe de Césarée dans un passage de la Préparation évangélique et de la Démonstration évangélique où il rapporte le grief fait aux chrétiens de préférer aux doctrines grecques les traditions juives adaptées à leur convenance794. 792

793 794

Ps.-Justin, Cohor. 13. La Cohortatio ad Graecos, ouvrage apologétique généralement daté du IIIe siècle (par exemple, R. M. Grant, Greek Apologists, p. 191-193), a récemment été attribuée à Marcel d’Ancyre par C. Riedweg, Ps. Justin (Markell von Ankyra ?) Ad Graecos de vera religione (bischer « Cohortatio ad Graecos »), T1, Bâle, 1994, p. 167-182. Cette prudente hypothèse est approuvée, avec la même précaution, par B. Pouderon, « Marcel d’Ancyre et la Cohortatio ad Graecos attribuée à Justin » dans Chartae caritatis. Etudes de patristique et d’antiquité tardive en hommage à Yves-Marie Duval, Paris, 2004, p. 235-262 qui situe sa rédaction entre 312 et 325. Voir aussi, du même auteur, Les apologistes grecs du IIe siècle, Paris, 2005, p. 299. Ac. Philéas 2, 2-3. Eusèbe, PE I, 2, 4 (cité infra p. 221). Les reproches des « fils des Hébreux », suivant ceux qui viennent d’être cités, qui accusent les chrétiens d’avoir avec arrogance confisqué à leur profit les promesses des Ecritures, appartiennent en réalité au même fonds polémique grec, voir J. Sirinelli, La préparation évangélique, T1, p. 70-75. L’argument est repris sous une forme réduite en DE I, 1, 17 où Eusèbe expose que la première accusation est celle des Grecs « qui nous reprochent d’abandonner les dieux ancestraux et qui nous font grand cas de donner la préférence aux barbares plutôt qu’aux Grecs, en ce que nous accueillons les oracles des Hébreux. La seconde accusation est celle des Hébreux eux-mêmes, qui estiment légitime de nous blâmer d’utiliser leurs Ecritures alors que nous ne nous conformons pas à leur genre de vie ».

Chapitre 2 Le christianisme superstition Bien loin de constituer un concept autonome, la superstition ne se comprenait chez les Anciens que par rapport à la religion. Tout comme chez les Romains la superstitio s’opposait à la religio, chez les Grecs, la äåéóéäáéìïíßá s’opposait aux valeurs positives de piété religieuse qu’impliquaient l’åšóÝâåéá, l’åšëÜâåéá, la èåïóÝâåéá et la èñçóêåßá. Les religions grecque et romaine comprenaient l’ensemble des rites reconnus et organisés par les autorités civiques et religieuses. Elles étaient chargées de réglementer les obligations des hommes envers les dieux qui devaient assurer la continuité d’une concorde bénéfique pour la cité. Le sens accordé au mot « religiosus » par Festus éclaire bien la dimension juridique et politique de la religion : On appelle religiosi (religieux) ceux qui ont le discernement des choses divines qu’il faut accomplir ou omettre d’après la coutume de la cité et qui ne s’embarrassent pas des superstitions.1

La superstition était d’abord comprise comme une altération de la religion. C’était une déformation du culte tel qu’il était unanimement et officiellement reconnu. Ce qui était superstitieux ne se pliait pas ou n’appartenait pas aux exigences religieuses communes telles qu’elles avaient été fixées par la tradition. Le superstitieux a perdu de vue ce qu’est la véritable pratique de la religion chargée depuis des siècles de conduire les hommes dans l’adoration correcte des dieux. Ne tenant plus compte des critères imposés par la religion, le superstitieux est livré à lui-même. Son sentiment religieux dévoyé ne se manifeste pas dans le cadre méticuleux des prescriptions rituelles commandées par la tradition et tend à donner plus d’importance à ce qu’il vit dans le cadre de la sphère privée (individuelle et familiale) qu’aux pratiques communautaires2. L’attitude indépendante du superstitieux était tout à fait condamnable pour les Romains soucieux d’ordre et de rationalité. La phrase célèbre de Cicéron, qu’il faut encore citer ici, illustre clairement l’antithèse que constituaient les notions de superstitio et de religio. 1 2

Festus, De verb. sign., s. Religiosi (éd. Lindsay, p. 366). J. Scheid, Religion et piété à Rome, Paris, 1985, p. 133-140.

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Non seulement les philosophes mais aussi nos ancêtres ont distingué la religion de la superstition. En effet, ceux qui priaient et faisaient des sacrifices tous les jours pour que leurs enfants leur survécussent (superstites essent) ont été appelés superstitiosi (superstitieux), nom qui, plus tard, s’est étendu plus généralement. Ceux, au contraire, qui reprenaient (retractarent) et qui, pour ainsi dire, relisaient (relegerent) scrupuleusement tout ce qui se rapporte au culte des dieux, ont été qualifiés de religiosi (religieux), de religere (recueillir, rassembler) comme elegantes (élégant) de eligere (choisir), diligentes (scrupuleux) de diligere (distinguer) et intelligentes (intelligent) de intelligere (comprendre). Dans tous ces mots se retrouve le même sens de legere (lire) que dans celui de religiosus (religieux). De là est venu que dans superstitiosus (superstitieux) et dans religiosus (religieux), l’un renferme un blâme, l’autre un éloge.3

En lisant Cicéron, nous comprenons quelle radicale différence de mentalité sépare la religion de la superstition. D’un côté se situent les religieux, qui ont un souci sain et raisonné des choses sacrées et qui se penchent continuellement sur l’héritage du passé pour répéter les rites d’une façon réfléchie. De l’autre se trouvent les superstitieux qui vivent dans une crainte continuelle et qui tentent de se mettre à l’abri des coups du sort en multipliant inconsidérément les actes rituels. Autant les religieux trouvent la paix en s’insérant dans les limites de la tradition ancestrale, autant les superstitieux tremblent en voulant conjurer le mauvais sort parce qu’ils sont seuls en face du divin, sans l’aide du passé et de ce qu’il enseigne, et qu’ils se laissent troubler par un sentiment que la religio ne canalise pas. Ne prenant pas à leur compte l’expérience de la tradition (mos maiorum), ils doivent vivre le présent avec des éléments qui en sont dérivés ou qui lui sont étrangers, usant ainsi de leurs propres stratagèmes pour maintenir des rapports corrects avec le divin. La dégradation de la religion entraînée par la superstition avait des incidences sur deux plans, que nous allons successivement étudier : sur le plan mental et psychologique en inspirant des sentiments qui perturbaient la bonne pratique des rites et sur le plan du respect des valeurs nationales et patriotiques auxquelles portait atteinte l’adoption d’une foi étrangère à la coutume.

3

Cicéron, De nat. deor. II, 28, 71-72. Sur l’opposition entre superstitio et religio, voir encore De div. II, 72, 148-149. Sur l’étymologie du mot superstitio, voir E. Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, T2 : Pouvoir, droit, religion, Paris, 1969, p. 267-273 et l’étude de W. Belardi, Superstitio, Rome, 1976. Sur l’évolution sémantique du mot, voir l’étude de D. Grodzynski, « Superstitio », REA 76 (1974), p. 36-60.

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2.1 L’aspect psychologique de la superstition 2.1.1 La crainte du divin L’une des meilleures sources permettant de discerner la conception antique de la superstition est le traité que Plutarque a spécialement consacré à cette question. Cet opuscule intitulé De la superstition, rédigé entre 70 et 80, se révèle d’autant plus intéressant qu’il peut être considéré comme une espèce de somme de la pensée classique et hellénistique sur le sujet4. Il offre donc une bonne base de réflexion pour cerner la conception que l’on avait de la superstition à l’époque impériale. Plutarque présente la superstition comme une opinion fausse (êñßóéò øåõäÞò) à laquelle s’ajoute la passion (ðÜèïò)5. Ce caractère émotif lié à la superstition conduit le philosophe à la comprendre parmi les distorsions (äéáóôñïöár) et les maladies (íïóÞìáôá) de l’âme6. Celui qui en est victime est animé par une foi irraisonnée qui l’exclut des cadres de pensées religieuses et philosophiques établis et se fait une idée aliénante de la divinité, étant « trop faible pour avoir sur les dieux l’opinion qu’il veut »7. Il reste ainsi attaché à des conceptions primitives de la relation entre les hommes et les dieux8. La superstition est un excès de sensibilité qui brouille la perception du bien et du mal9. Le grand état de trouble dans lequel vit sans cesse le superstitieux est dû à l’intensité de son vécu spirituel et de son sentiment exacerbé de la proximité du divin dont il attend beaucoup mais dont il ne comprend pas bien l’action, ce qui finit par créer chez lui déception et ressentiment10. Ce jugement faussé fait que le superstitieux se caractérise principalement par la frayeur qu’il éprouve face aux dieux. En affirmant cela, Plutarque se conforme au modèle de l’état d’esprit du superstitieux que les Grecs s’étaient constitués. Théophraste affirme au seuil du portrait qu’il dresse du superstitieux dans ses Caractères : « La superstition est, à ce qu’il semble, un sentiment de crainte à l’égard de la puissance divine »11, résumant par ces mots tout le contenu de sa notice. 4

5 6

7 8

9 10 11

Je paraphrase ici S. Calderone, « Superstitio », ANRW I. 2 (1972), p. 380 : « Potremo così considerare, e utilizare, questa 'predica' come una sorta di summa del pensiero classico ed ellenistico in tema di 'superstizione' ». Plutarque, De sup. 1-2 ; 5. Ibid. 1 ; 14. Plutarque, parle aussi de la superstition comme d’« un grand malheur de l’âme » (5). Ibid. 11. Ibid. 4 (dieux anthropomorphes ; comparer avec Cicéron, De nat. deor. II, 28, 70 qui considère la conception anthropomorphique des dieux comme des « superstitions de vieilles femmes ») ; voir Plutarque, De Iside 3 ; 11 (dieux selon les mythes et les cérémonies). Dans le même esprit, voir Sénèque dans Augustin, CD VI, 10, 2. Plutarque, De sup. 6. Ibid. 6-7. Théophraste, Caractères 16, 1.

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Plutarque présente la crainte comme le trait distinctif du superstitieux12. Les dispositions d’esprit engendrées par la superstition provoque une crainte perpétuelle que même le sommeil ne vient pas calmer et encore moins la mort car la superstition franchit et dépasse les bornes de la vie, prolonge la crainte au-delà de l’existence, associe à la mort la pensée de tourments éternels et, au moment où prennent fin les épreuves, elle croit en commencer d’autres qui n’auront pas de fin.13

Le superstitieux redoute « le pouvoir des dieux comme une tyrannie sombre et inflexible » à laquelle il lui est impossible d’échapper en raison de l’omniprésence du regard divin14. Ce sentiment de trouble le conduit à se faire une idée erronée des dieux qu’il croit méchants et nuisibles15. C’est ce qui amène Plutarque à juger que la superstition est impie et sacrilège, parce qu’elle donne une vision qui outrage la divinité16. Ces considérations morales sur la crainte superstitieuse énoncées par Plutarque sont partagées par plusieurs auteurs latins. Nous avons vu Cicéron assimiler les superstitieux à ceux qui multipliaient gauchement les sacrifices de peur que les dieux n’assurent pas leur descendance. Il écrit autre part que « l’élément essentiel de la superstition est une vaine crainte des dieux »17 et rencontre sur ce point l’avis de Varron qui affirme que « le superstitieux a peur des dieux, tandis que le religieux les vénère seulement comme des pères, sans les craindre comme des ennemis »18 et celui de Sénèque pour qui « la superstition est une erreur à mettre au compte de la folie : ceux qu’il faut aimer, elle les redoute, ceux qu’elle honore, elle les outrage »19. Selon ces érudits, la peur superstitieuse produit une instabilité passionnelle qui fait disparaître les nobles sentiments attachant les Romains à leurs dieux20. Polybe avait relevé dans son analyse de la cité romaine le rôle que jouait la religion dans l’encadrement de la population : les Romains ont recours à un ordre 12 13 14 15 16 17

18 19 20

Plutarque, De sup. 3 ; 6 ; 9 ; 11. Ibid. 4. Ibid. Ibid. 2 ; 6 ; 11. Ibid. 10-13. Cicéron, De nat. deor. I, 42, 117 ; voir aussi De div. II, 41, 86 où Cicéron reproche aux stoïciens de tout croire « avec une inquiétude et une anxiété superstitieuses » ; voir aussi II, 72, 149 : « [La superstition] te serre, te presse et te poursuit de quelque côté que tu te tournes ». Augustin, CD VI, 9, 2. Sénèque, Ep. 123, 16. J. Scheid, Religion, p. 140-145. Martial , Epigr. VII, 54 illustre bien cet état d’esprit inquiet en se mettant ironiquement dans la peau d’un personnage superstitieux contraint à faire de fortes dépenses pour conjurer, en faisant appel à une sorcière et en multipliant les offrandes, les mauvais présages contenus dans les rêves d’une de ses relations.

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religieux extrêmement « dramatisé » pour maîtriser la foule « toujours instable, pleine de désirs coupables, d’impulsions irrationnelles, de passions violentes »21, la ôñáãväßá dont il est question dans ce texte désignant la rigoureuse codification des gestes religieux. Pour les Romains, la sainteté était avant tout la science du rituel22. Dans leur esprit, le mot « ritus » avait le même sens que « mos » ou « consuetudo »23. Sa signification propre se trouvait précisée en relation avec l’accomplissement des sacrifices qui exigeaient le respect scrupuleux des règles définies par le droit sacré24. Elle fait entendre en tout cas que tout acte religieux n’est valide qu’en tant qu’opération établie par la tradition. Le geste devait toujours l’emporter sur la croyance. A vrai dire, ces remarques sur la terreur du superstitieux sont le trait grossi d’un état d’esprit qui ne parvient pas à se satisfaire de la sécurité que la religion civique était censée apporter. Celle-ci ne s’adressait à l’individu que dans la mesure où il était un membre de la communauté, mais le formalisme de ce culte, principalement fondé sur le respect des rites, n’était pas susceptible de répondre à des aspirations spirituelles plus profondes. Ce trouble décrit par Plutarque et les autres peut en grande partie se comprendre comme la transcription caricaturale d’une insatisfaction face à la froide religion traditionnelle et d’un profond désir de communion personnelle avec le divin. Le portrait du superstitieux renvoie à une vie religieuse plus intime où l’individu cherche à calmer ses inquiétudes morales et spirituelles, liées à la qualité des rapports avec la divinité, par une démarche qui lui est propre. Si la crainte était comprise comme la caractéristique psychologique des superstitieux, les chrétiens remplissaient alors les conditions adéquates pour être perçus comme tels. Toute la vie du croyant était en effet placée sous le regard de Dieu, car il savait qu’il devrait un jour répondre de ses actes devant lui. La crainte de Dieu est un concept très présent dans les Ecritures juives où elle traduit le profond respect qu’inspirent la puissance et la justice de Dieu, apparaissant ainsi comme le sentiment constitutif de la piété de l’homme envers Dieu. Ce concept est ensuite passé dans le langage des premiers docteurs chrétiens, tous marqués par leur héritage spirituel et culturel juif. Paul établit un lien étroit entre la sanctification et la crainte de Dieu en soulignant l’importance de la responsabilité du croyant vis-à-vis de Dieu et de son jugement25. Il exhorte les Philippiens à mettre en œuvre leur salut « avec crainte et tremblement »26. 1P 1, 17 unit aussi la crainte à la sanctification des 21 22

23 24 25 26

Polybe, Hist. VI, 56, 8. 11. Cicéron, De nat. deor. I, 41, 116 ; voir aussi Sénèque : « Le sage observera ces pratiques comme ordonnées par la loi, non pas comme agréables aux dieux » (Augustin, CD VI, 10, 3). Festus, De verb. sign., s. Ritus (éd. Lindsay, p. 337). Ibid., s. Ritus (éd. Lindsay, p. 364). 2 Co 5, 10-11 ; 7, 1. Ph 2, 12.

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croyants et au jugement que Dieu porte sur les œuvres. He 4, 1 et Jude 23-24 insistent sur la crainte du retrait du salut que peut entraîner le manque de foi, d’où l’absolue nécessité de compter sur la grâce pour servir Dieu « d’une manière qui lui soit agréable, avec soumission et avec crainte. Car notre Dieu est un feu dévorant »27. Cette conception sémitique du rapport avec Dieu demeura un élément essentiel de la foi chrétienne, même après son processus d’hellénisation. Le Pasteur d’Hermas, une œuvre, il est vrai, encore marquée par la piété juive, consacre entièrement son septième précepte au thème de la crainte de Dieu. Son but est de convaincre le croyant que grâce à cette noble crainte, il saura accomplir le bien et se préserver des œuvres du diable : « Crains donc le Seigneur et tu vivras pour lui. Et tous ceux qui le craindront et observeront ses commandements, vivront pour Dieu »28. Il n’y a qu’à se pencher sur la littérature apologétique, celle qui était la plus susceptible de tomber entre des mains païennes, pour tout aussi bien se rendre compte de l’importance de ce concept dans la vie des croyants mais aussi dans leur stratégie d’évangélisation. Les défenseurs de la foi n’hésitaient pas à parler du juste sentiment que les chrétiens éprouvaient face à un Dieu omniscient et aux conséquences des actes de chacun lors du jugement. Le jugement de Dieu, la récompense des justes et le châtiment des méchants faisaient partie des arguments usuels des apologistes et étaient employés pour mettre leurs lecteurs acquis au polythéisme face à leurs responsabilités29. Et sur ce plan, le rang auquel on appartenait n’avait aucune importance. Aristide prévient sans détour l’empereur auquel il s’adresse qu’en se convertissant il pourra échapper à la condamnation et au châtiment divins pour hériter la vie éternelle30. Justin avertit pareillement Antonin et ses fils qu’ils seront sans excuse devant Dieu s’ils ne révisent pas leur position à l’égard des chrétiens31 et va même jusqu’à évoquer le jugement qui tombera sur eux à leur mort et leur possible condamnation éternelle32. Rien ne peut échapper à Dieu, actions ou bien seules intentions, ce qui a d’inévitables implications sur la façon de se comporter33. Justin considère la crainte de Dieu comme un bon principe d’éducation morale, propagateur de paix et de tranquillité dans la mesure où la conduite personnelle 27 28 29

30 31 32 33

He 12, 28-29. Hermas, Past. 37, 4 ; voir aussi 26, 2 ; 35, 1 ; 38, 9 ; 40, 6 ; 45, 4 ; 46, 1 ; 54, 5. Justin, 1Apol. 8, 1-5 ; 16, 12 ; 17, 4 ; 19, 7 ; 20, 4 ; 21, 6 ; 52, 3 ; 2Apol. 1, 2 ; 2, 2 ; Athénagore, Legatio 12, 1-4 ; Tatien, Oratio 6 ; 13-14 ; 25 ; Théophile, Ad Autol. I, 3. 8. 14 ; II, 14. 26-27. 34. 36-38 ; Clément, Protr. 90, 1 ; Ad Diogn. 7, 6 ; 10, 7 ; Tertullien, Ad nat. I, 7, 29 ; 19, 5-7 ; Apol. 23, 12-13 ; 48, 4. 12-15 ; Minucius Felix, Oct. 34, 12-35, 5 ; Origène, CC VIII, 40. Aristide, Apol. 17, 7. Justin, 1Apol. 3, 5. Ibid. 18, 1-2 ; 45, 6. Ibid. 15, 5 ; 2Apol. 12, 4. 6 ; Athénagore, Legatio 31, 4 ; 32, 2-3 ; 36, 2 ; Théophile, Ad Autol. II, 3 ; Tertullien, Apol.45, 2-3 (voir De paen. 3, 9-10) ; Minucius Felix, Oct. 35, 6-36, 2.

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se trouve déterminée par l’intime conviction du salut ou du châtiment en fonction de l’agrément ou de la réprobation de Dieu sur les pensées et les œuvres : on peut échapper aux lois humaines, on ne peut pas échapper au jugement de Dieu34. Tertullien s’inscrit dans la même logique35. Le Carthaginois proclame par ailleurs que la crainte de Dieu est un attribut naturel de l’âme, car créée par Dieu, l’âme connaît son auteur36 et, par conséquent, toute âme a l’intuition des peines et des bienfaits d’outre-tombe37. Pour Théophile d’Antioche, les conditions primordiales du salut sont la foi et la crainte de Dieu38. Clément d’Alexandrie fait entendre que la menace du jugement et la crainte qui en est consécutive font partie de la pédagogie divine pour conduire les hommes au salut39. Seule la conversion au Logos permet de réprimer cette crainte et d’échapper à la colère et au jugement : Eh quoi ! Moïse avoue qu’il est « épouvanté et tremblant » quand il entend parler du Logos, et vous, vous écoutez le divin Logos lui-même sans éprouver de crainte ? Vous ne vous inquiétez pas ? Vous n’y prenez pas garde ? Vous n’êtes pas empressés de vous faire instruire, autrement dit, vous n’êtes pas empressés de vous sauver, dans la crainte de la colère, en accueillant la grâce et en recherchant l’espérance, afin d’éviter le jugement ?40

L’auteur de la Cohortatio affirme dès l’exorde de son apologie que la recherche de la véritable piété est utile à ceux « qui veulent vivre exempts de crainte à l’égard de ce jugement qui nous est prédit après cette vie… »41. Il recourt plus loin au Timée et à l’Odyssée pour montrer à ses lecteurs grecs la connaissance que Platon et Homère avaient du jugement post-mortem annoncé dans les Ecritures, ces dernières, pense-t-il, ayant sûrement été consultées par l’un et l’autre lors d’un voyage en Egypte42. La crainte que doit inspirer le jugement de Dieu est l’un des principaux arguments de la rétorsion de Cyprien aux accusations de Démétrianus. L’évêque de Carthage retourne contre les païens la faute des malheurs du temps en mettant en cause leurs mauvaises dispositions à l’égard du Dieu unique et véritable. Ces malheurs sont en réalité

34 35 36 37 38 39

40 41 42

Justin, 1Apol. 12, 1-3. Tertullien, Apol. 45, 1-7. Id., De test. anim. 2, 3-6. Ibid. 4, 1-11 ; voir 6, 4-6. Théophile, Ad Autol. I, 7. 14. Clément, Protr. 8, 1-4 ; 84, 1 ; 87, 3 (« Il cherche à convertir les hommes qui viennent à lui, par la crainte ») ; 88, 1 ; 94, 1 ; voir Cyprien, Ad Dem. 16. Clément, Protr. 82, 3 ; voir aussi 83, 2 ; 84, 1 ; 123, 2. Ps.-Justin, Cohor. 1 ; voir 14. Ibid. 26-28.

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des avertissements divins annonçant les châtiments éternels43. La pensée de ces châtiments est omniprésente dans l’exhortation finale à la conversion44. La justice divine, comme corollaire de l’amour que Dieu porte au monde, était inscrite au cœur du message chrétien. Le jugement que Dieu porte sur les hommes et la nécessité de la conversion pour échapper à la condamnation éternelle apparaissaient sans nul doute parmi les principales caractéristique de la foi chrétienne. La crainte comme sentiment de respect et acte volontaire de soumission pouvait être perçue par les observateurs étrangers au culte chrétien comme une terreur immodérée érigée en principe de foi. On pouvait rire et s’esclaffer à l’écoute de la promesse de l’enfer ou du paradis45, mais la plupart du temps cette insertion de l’idée du jugement dans la prédication missionnaire était regardée comme une démarche tout à fait contestable pour amener les gens à la foi. Justin s’emploie à contrer cette critique : Pour qu’on ne vienne pas dire, comme font ceux qui passent pour philosophes, que nos enseignements sur un châtiment des méchants dans un feu éternel ne sont que mots en l’air (êüìðïé) et épouvantails (öüâçôñÜ), et que nous croyons devoir amener les hommes à vivre dans la vertu par la crainte et non pour le plaisir de faire le bien, je vais répondre à cette objection en peu de mots…46

Origène, qui défendait lui aussi l’idée que la crainte de Dieu était utile à la conversion des foules, était tout à fait conscient de la critique qu’une telle conception suscitait chez les païens : On imagine peut-être qu’il y a là plus de superstition que de perversion pour l’ensemble de ceux qui croient à la doctrine, et on accusera notre doctrine de faire des superstitieux.47

Celse relève la présence de ces menaces de jugement dans la prédication des desservants des cultes orientaux, parmi lesquels il classe les chrétiens : Car déjà le monde est perdu et vous, ô hommes, vous allez périr à cause de vos fautes. Mais moi je veux vous sauver. Et vous me verrez de nouveau revenir avec une puissance céleste. Heureux qui aujourd’hui m’a rendu un culte ! A tous les autres j’enverrai le feu éternel dans les villes et les campagnes. Et les hommes qui

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Cyprien, Ad Dem. 9 ; 17. Ibid. 22-26. Tertullien, Apol. 47, 12-13 ; Arnobe, Adv. nat. II, 14. Justin, 2Apol. 9, 1. Origène, CC III, 79.

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ne savent pas quels supplices les attendent se repentiront et gémiront en vain ; mais ceux qui ont été persuadés par moi, je les garderai pour l’éternité.48

Et Celse de considérer, dans le même esprit que Plutarque, que de tels propos voilent la véritable image de Dieu et discréditent par leur perversité ceux qui les prononcent49. Il accuse les chrétiens de forger des « contes terrifiants » (äåßìáôá) dans le but d’attirer à eux des gens de toutes sortes50. Proclamer que la connaissance de Dieu doit aboutir à un tri entre sauvés et réprouvés sont « des bavardages sans piété ni pureté » qui sont proférés « pour effrayer les simples »51. Celse perçoit si bien le christianisme comme une foi superstitieuse qu’il compare les chrétiens « aux mystagogues des initiations bacchiques évoquant spectres et fantômes »52. Cette façon d’enseigner et de vivre le rapport avec le divin ne cadrait pas avec la conception hellénique, notamment platonicienne, de la recherche désintéressée de Dieu où celui-ci devait être recherché pour lui-même, sans espoir de rétribution, sinon de mieux le connaître, ce que Celse fait valoir face à ces élucubrations chrétiennes53. La faculté attribuée à Dieu par les chrétiens de prendre sans cesse en compte les actes, les paroles et même les pensées de tous tranchait si nettement avec la conception grecque de l’impassibilité divine qu’elle paraissait absolument indécente, comme le montrent les paroles virulentes du Cécilius de l’Octavius : Mais, par surcroît, quelles monstruosités, quels prodiges les Chrétiens n’invententils pas ! Leur dieu, ce dieu qu’ils ne peuvent ni montrer, ni voir, enquêterait avec soin sur la conduite de chacun, sur les actes de chacun, sur ses paroles enfin et ses pensées cachées, courant de tous côtés, sans doute, et partout présent : ils le prétendent importun, agité, indiscret jusqu’à l’impudeur, si vraiment il assiste à tous nos faits et gestes et vagabonde en tous lieux. Cependant il ne peut ni s’attacher aux cas individuels, se trouvant écartelé parmi l’ensemble, ni suffire à l’ensemble, se trouvant accaparé par les cas individuels !54

Croire qu’une entité infinie et éternelle puisse s’intéresser à l’activité des hommes de cette manière défigure l’activité impersonnelle et quelquefois insaisissable (comme pour le sceptique Cécilius) de la divinité. C’est là une idée fausse qui n’est propre qu’à créer le malaise. La difficulté qu’il y a à établir la nature et l’activité de Dieu devrait plutôt conduire les hommes à 48 49 50 51 52 53 54

Ibid. VII, 9. Ibid. VII, 12. Ibid. III, 16. Ibid. IV, 7. 10. Ibid. Ibid. IV, 7. Minucius Felix, Oct. 10, 5 ; voir 32, 7 : « Mais, dis-tu, Dieu ignore l’activité des hommes ; établi dans le ciel, il ne peut ni les inspecter tous, ni les connaître un par un ».

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s’affranchir de ce genre de sentiment déplacé inspiré par la superstition55. L’une des meilleures preuves que Cécilius pense avancer pour prouver l’inconséquence de l’adhésion des chrétiens à une « vaine et folle superstition »56 est que cette crainte des châtiments post-mortem provoque leur entêtement dans les supplices et les conduit finalement à leur perte57. Le refus des chrétiens de fréquenter les temples et de participer aux cérémonies publiques est ironiquement interprétée comme une crainte immodérée des dieux58, un motif qui place les croyants dans le cadre du modèle classique du superstitieux, tout comme la remarque remplie de scepticisme qui clôt le discours de Cécilius où il est indiqué qu’il vaut mieux s’abstenir d’opinions téméraires et irréfléchies sur un sujet aussi difficile que celui des choses divines « de peur d’adopter une superstition de vieille femme ou de détruire toute espèce de religion »59. Au vu de toutes ces critiques, il est compréhensible qu’Arnobe vienne encore à signifier dans son apologie qu’il était difficilement concevable pour ses contemporains que l’on puisse développer sa foi en Dieu sur la base d’une anxiété nourrie sur le devenir de son âme après la mort : Qu’est-ce qui fait que nous sommes jugés par vous comme brutes et stupides, quand à cause de ces craintes nous nous sommes consacrés et abandonnés à Dieu comme à un libérateur ?60

2.1.2 Expiation et pénitence Plutarque a également relevé, toujours sur le même ton, la soif d’expiation du superstitieux. L’inquiétude ressentie par l’âme superstitieuse devait nécessairement être apaisée. La religion civique ne parvenant pas à ce but, elle devait généralement trouver ailleurs les moyens de calmer ses craintes. Plutarque écrit que pour cela, elle commet l’erreur de s’en remettre à « des charlatans et des imposteurs », c’est-à-dire des personnes considérées comme des autorités religieuses mais ne faisant pas partie des cadres religieux officiels, qui prescrivent « sous l’effet de la superstition, de se vautrer dans la boue, de s’enduire de fange, de célébrer des sabbats, de se jeter face contre terre, de se livrer à de honteuses démonstrations publiques, à d’étranges

55 56 57 58 59 60

Ibid. 5, 7. Ibid. 9, 2. Ibid. 8, 5. Ibid. 12, 5. Ibid. 13, 5. Arnobe, Adv. nat. II, 32.

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prosternations »61. Plutarque note encore plus loin, parmi les actes insensés que suggère la superstition à ses malheureuses victimes, « les purifications pleines d’impureté et les expiations pleines de souillure, les pénitences et mortifications barbares et illicites devant les temples… »62. Le sentiment de la faute est tellement développé chez le superstitieux que malgré son désir de purification, il semble inconsolable. Il est assis devant sa porte, n’ayant qu’un malheureux sac ou enveloppé de haillons hideux, et souvent il se roule tout nu dans la boue, confessant certaines fautes et erreurs qu’il a commises : il a mangé ou bu ceci, il a pris un chemin que ne lui permettait pas la divinité.63

Plutarque vise plus particulièrement ici les pratiques expiatoires imposées par les cultes orientaux, pour lesquels il n’éprouve aucune sympathie. L’évocation de la transgression de prescriptions alimentaires peut se comprendre comme une allusion au culte juif que le philosophe englobait parmi ces dévotions contestables. La critique pouvait donc s’étendre aux chrétiens encore attachés à ces principes. Si l’on suit Lucien de Samosate, la consommation de nourriture interdite pouvait provoquer l’expulsion d’une communauté judéo-chrétienne64. La transgression de cet interdit était donc susceptible de créer ce genre de sentiment de culpabilité caricaturé par Plutarque. Mais d’une façon plus générale, la pénitence chrétienne pouvait entrer dans le champ de critique établi par le philosophe. Le christianisme était en effet caractérisé par une exigence de sanctification si élevée que les autorités ecclésiastiques furent conduites à mettre progressivement en place des moyens destinés à parer aux défaillances. La repentance qui accompagnait la conversion se trouvait quelquefois remise en cause par des péchés commis après l’engagement marqué par le baptême. Dans le Pasteur, le premier ouvrage chrétien spécialement consacré à la question de la réintégration du pécheur dans la communauté, Hermas, bénéficiaire des révélations de l’ange de la pénitence et chargé par lui d’encourager les membres de l’église à revenir sur leurs fautes, fait un lien exprès entre la crainte de Dieu et la repentance : Seigneur, j’espère qu’après avoir entendu cela, tous feront pénitence ; je suis persuadé que chacun, ayant conscience de ses actes et craignant Dieu, fera pénitence.65

61 62 63 64 65

Plutarque, De sup. 3. Ibid. 12 ; voir Juvénal, Sat. VI, 522-531. Plutarque, De sup. 7. Lucien, De mort. Per. 16. Hermas, Past. 77, 2.

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Ce retour sur soi que représente cette seconde repentance, ou pénitence, était déterminé par la prise de conscience de ne plus être en accord avec la volonté de Dieu. Là encore, la crainte apparaissait comme un facteur déterminant de l’attachement du chrétien à sa foi. Elle était à l’origine d’une pratique rituelle, l’exomologèse, assez semblable à celles que Plutarque impute aux superstitieux terrassés par la culpabilité. Tertullien, sous la plume duquel elle apparaît pour la première fois, en fait une description saisissante : L’exomologèse est donc la discipline qui enjoint à l’homme de se prosterner et de s’humilier, en lui imposant, jusque dans sa manière de se vêtir et de se nourrir, une conduite de nature à attirer sur lui la miséricorde. Elle ordonne de coucher sur le sac et la cendre, de laisser son corps se noircir de crasse, d’abîmer son âme dans la tristesse, de punir par un traitement sévère tout ce qui est cause de péché ; en outre, de ne plus connaître qu’une nourriture et une boisson toutes simples, pour le bien, non du ventre, bien sûr, mais de l’âme ; en revanche, de nourrir sa prière de jeûnes fréquents, de gémir, pleurer, crier de douleur, jour et nuit, vers le Seigneur, ton Dieu, de se prosterner aux pieds des prêtres, de s’agenouiller devant les autels de Dieu, de recommander à tous les frères de se faire les ambassadeurs de sa requête en grâce. Tout cela l’exomologèse l’ordonne pour faire valoir la pénitence, pour honorer le Seigneur par la crainte du péril, pour exercer le ministère de la colère divine, en prononçant elle-même contre le pécheur, pour éluder ou plutôt pour effacer par une souffrance temporaire les supplices éternels.66

Le portrait physique et moral du pénitent est complété un peu plus loin où il est indiqué « qu’il faut vivre sans se baigner, chargé de crasse, privé de joie, dans un rude cilice, une effroyable poussière, la bouche au chômage à cause du jeûne »67. Des traits semblables se retrouvent dans le traité De la pudicité : Eh quoi ? quand toi-même dans l’Eglise, pour supplier ses frères, l’adultère pénitent, tu l’agenouilles en public couvert d’un cilice, souillé de cendres, dans une attitude humiliée et propre à inspirer l’épouvante, devant les veuves et les prêtres. Il cherche à attirer sur soi les larmes de tous, il lèche la trace de leurs pas, il embrasse leurs genoux.68

Les descriptions de Tertullien se rapprochent de très près de celles de Plutarque. La conviction du péché et le désir de réconciliation entraînait ce type d’humiliation volontaire et affichée. Tertullien reproche à des chrétiens de différer leur pénitence sous prétexte que l’aspect honteux qu’elle requiert « révèle publiquement leur état » et qu’elle pourrait porter le flanc à des moqueries en provenance de gens disposés à l’insulte et au mépris. L’auteur 66 67 68

Tertullien, De paen. 9, 3-5. Ibid. 11, 1. Id., De pud. 13, 7.

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s’emploie à rassurer le pénitent en expliquant que les frères de la communauté, dans un esprit de compassion et de communion restaurée, sont en réalité disposés à l’accueillir69. Le caractère confidentiel de cette cérémonie de réintégration n’empêchait pas qu’elle soit connue de personnes étrangères au culte chrétien. Celse était au courant de son existence et, au travers elle, juge indécente l’expression de l’humilité chrétienne qui impose que celui qui s’humilie s’abaisse d’une manière inconvenante et déshonorante, se précipite à terre sur les genoux et se prosterne, se revête de haillons et se couvre de cendre.70

L’intensité du vécu spirituel des chrétiens, qui s’accomplissait et s’exprimait dans le souci constant de maintenir une communion personnelle de qualité avec Dieu, conduisait les païens, au vu de l’attitude que ces convictions engendraient, à assimiler la vie chrétienne à une conduite superstitieuse. Le christianisme, comme toutes les pratiques étrangères à la religion civique, maintenait chez ses adhérents le décalage mental propre aux individus qui étaient incapables de se satisfaire des rites coutumiers et qui ne trouvaient pas leur compte dans les spéculations chargées de donner un sens plus profond aux gestes et aux mythes traditionnels. Ce déphasage, entretenu à la fois par leur faiblesse d’esprit et par l’enseignement qu’ils recevaient, plaçait les chrétiens en dehors de la religion, c’est-à-dire du sentiment religieux raisonné et éprouvé, et les faisait évoluer dans l’univers irrationnel de la superstition, où une conception aussi aberrante que la connaissance de Dieu acquise sur la base de la crainte et un rite aussi inconvenant que la pénitence avaient cours.

2.2 Superstition et religion étrangère 2.2.1 Rome et les religions étrangères Le christianisme ne pouvait évidemment pas apparaître comme une altération de la religion gréco-romaine. L’engagement d’un Grec ou d’un Romain dans la foi chrétienne le conduisait à une rupture totale avec les éléments qui constituaient son ancien contexte religieux, étant donné qu’il était désormais acquis au culte véritable du Dieu unique. Pour les païens qui voyaient les chrétiens vivre, le rapport avec la superstition n’était pas compris comme une surérogation rituelle empruntant à la tradition –de ce côté là, les chrétiens tendent au contraire vers la suppression– mais comme l’adoption d’un culte 69 70

Id., De paen. 10, 1-9. Origène, CC VI, 15.

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qui était totalement étranger à cette dernière. Le christianisme était plutôt considéré comme une superstitio externa. Originaire de Palestine, il apparut inévitablement comme d’extraction étrangère lorsqu’il pénétra le monde gréco-romain. Quand Paul prêcha sur l’agora d’Athènes, il fut aussitôt perçu par les philosophes qui s’entretinrent avec lui comme un « prédicateur de divinités étrangères », parce que, précise Luc, « il annonçait Jésus et la résurrection »71, semblant ainsi faire entendre que les interlocuteurs de l’apôtre, confrontés à ce nouveau message, y discernaient l’annonce de deux dieux différents, EÉçóïõò et EÁíÜóôáóéò72. Pour bien comprendre comment le christianisme pouvait entrer dans la catégorie des superstitions étrangères, il faut d’abord saisir l’esprit dans lequel les Romains envisageaient leurs rapports avec les religions étrangères. La politique expansionniste des Romains devait inévitablement conduire ceuxci à entrer en contact avec les cultes observés par les nations qu’ils venaient à côtoyer et à conquérir. Bien que viscéralement attachés à leurs rites ancestraux, les Romains ne vécurent pas l’établissement de ces nouveaux rapports comme une confrontation entre leur religion et les religions étrangères, mais plutôt comme un enrichissement de leur patrimoine religieux et de leur réflexion sur les dieux. La souplesse du polythéisme romain permettait aisément de faire une place dans le panthéon aux dieux étrangers, sinon de les identifier à leurs propres divinités, l’important restant que le rite fût convenablement respecté, quelle que fût l’origine du dieu que l’on honorait. Tant que le culte était accepté et régulé par les autorités, il n’y avait aucune raison de contester l’inflation des dieux du panthéon et l’introduction de rites d’origines étrangères. Par exemple, l’institution des Jeux Apollinaires en 212 av. J.-C. ne posa aucun problème parce que la mise en place du rite grec qui accompagnait leur célébration fut ordonnée aux décemvirs par sénatus-consulte73. Sept ans plus tard, c’est encore l’accord entre les décemvirs et le Sénat qui permit l’introduction à Rome du culte de Cybèle74. Ce culte originaire de Phrygie se distinguait par une exubérance qui tranchait avec la gravité romaine. C’est la raison pour laquelle les autorités interdirent à tout citoyen romain de faire partie du clergé ou de participer en tant que simple observant à son délire extatique. Placé sous la surveillance officielle du grand prêtre, le culte devait être obligatoirement desservi par des prêtres venus d’Orient. L’autorité impériale (sans doute Claude) s’employa néanmoins à renforcer le contrôle du culte phrygien en instituant un archigalle, grand prêtre du clergé métroaque,

71 72 73 74

Ac 17, 18. Cette interprétation remonte à Jean Chrysostome, Hom. XXXVIII, 1. Tite-Live, Hist. rom. XXV, 12, 11. Ibid. XXIX, 10, 6.

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qui devait être citoyen romain75. L’installation de Cybèle sur le Palatin illustre bien le pragmatisme romain en matière de religion puisqu’elle répondait à deux besoins auxquels les Romains devaient faire face alors qu’ils étaient en conflit avec les Carthaginois depuis quatorze ans : celui de renforcer les relations diplomatiques en Asie pour prendre à revers les efforts de leurs ennemis à l’Est (Pessinonte, la principauté d’où l’aérolithe noir symbolisant Cybèle fut transféré à Rome, dépendait de l’autorité du roi de Pergame, seul allié oriental des Romains à cette époque) et celui de canaliser l’inquiétude religieuse des citoyens qui risquaient à tout moment de se tourner vers les cultes étrangers pour conjurer les incertitudes d’une guerre qui n’en finissait pas. Définitivement insérée dans le culte romain par cette reconnaissance officielle, la déesse prouvait sa bonne intégration dans la cité en épousant ses intérêts vitaux, prédisant par exemple la victoire du consul Marius sur les Germains qui, à la fin du IIe siècle av. J.-C., menaçaient directement l’Italie76. La religion romaine revêtant un caractère strictement national, elle était forcément appelée à jouer un rôle dans le cadre des liens diplomatiques que Rome tissait avec les nations étrangères. L’intégration d’un culte étranger ne se faisait pas toujours dans un contexte de bonne entente diplomatique, comme celui qui unissait Rome et le royaume de Pergame, mais aussi dans le contexte plus violent de la conquête. La pratique de l’evocatio résume bien la nature des relations que les Romains s’efforçaient d’établir avec les divinités des cités et des nations qu’ils soumettaient les armes à la main. Cette procédure religieuse, appliquée par le responsable des opérations militaires, consistait à invoquer les divinités protectrices des cités ennemies et de se les concilier en leur promettant une digne célébration de leur culte s’ils abandonnaient leurs protégés pour passer du côté des Romains. Ce procédé, à l’image du mode de fonctionnement de la religion romaine, se concentrait sur la forme plus que sur le contenu du culte, puisqu’il s’agissait avant tout d’incorporer le culte des dieux invoqués parmi les pratiques romaines. La religion impériale, bien que se situant dans la continuité de la religion républicaine, était beaucoup plus hermétique aux cultes étrangers, ce qui rendit inutile le recours à l’evocatio. Toutefois, l’idée de se concilier les dieux du pays dans lequel ils combattaient ne semblait pas avoir complètement disparue de l’esprit des Romains. Il est possible de constater le maintien de cette façon d’aborder les choses lors du siège de Jérusalem en 70, un cas qui intéresse particulièrement notre propos dans la mesure où les Romains furent ici confrontés à un dieu et à un culte dont l’assimilation s’avérait de prime abord très difficile, sinon impossible. Néanmoins, il semble bien que la formule de l’evocatio, ou du moins une formule équivalente, fut employée, et ceci sans tenir compte de l’exclusivisme 75 76

R. Turcan, Les cultes orientaux dans le monde romain, Paris, 21992, p. 42-45 et 54. Plutarque, Marius 17, 9-11. Voir aussi Diodore, Bibl. hist. XXXVI, 13.

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caractéristique de la religion juive77, un exclusivisme pourtant assez marqué qui faisait que, comme le dit Josèphe, « les Romains respectaient le culte de leurs ennemis sans y avoir part »78. Dion Cassius raconte qu’après avoir incendié l’enceinte sacrée et ainsi ouvert la voie qui permettait de se précipiter sur le Temple, les légionnaires romains furent un temps retenus « par une crainte superstitieuse » et ne donnèrent finalement l’assaut à l’édifice que sous la contrainte de Titus79. Ce texte confirme le sérieux avec lequel les Romains envisageaient sur le vif la nature des nouveaux rapports qui devaient les lier à ce dieu étranger. Le transfert du didrachme au temple de Jupiter Capitolin tenait autant de la volonté de marquer la victoire remportée sur les Juifs sous l’égide de la divinité tutélaire de Rome que d’identifier le summus deus des Juifs au dieu romain qui exprimait le mieux les attributs classiques de YHWH, tels que la puissance, l’autorité, voire même l’unicité divines80. D’une certaine manière, le Dieu des Juifs finit lui aussi par être intégré dans le panthéon romain. Puisque la cité romaine parvenait avec une grande facilité à s’accommoder des dieux étrangers (même du Dieu juif) en leur donnant une figure romaine ou en leur fournissant des cadres d’expression cultuelle sévèrement régulés, comment vint-elle à considérer l’existence d’une superstition étrangère ? Tout d’abord, toutes les pratiques cultuelles contenues dans les religions étrangères ne pouvaient pas avoir droit de cité à Rome et dans les territoires dépendants de son administration. Certaines actions étaient foncièrement incompatibles avec la tradition romaine. Ce genre d’incompatibilité s’observe par exemple à l’égard des cultes celtiques. Les autorités romaines réglementèrent la religion druidique qui fut mise en cause à cause du caractère frénétique de certaines de ses cérémonies et des sacrifices humains qu’elle autorisait. Auguste l’interdit dans un premier temps aux citoyens romains avant que Claude ne la proscrive totalement81. Dans le rapport de ces mesures, Suétone juge cette religion « cruelle » (dirae) et « sauvage » (immanitatis), deux termes qui s’appliquent ici à une religion nettement considérée comme 77 78 79 80

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Voir l’étude de C. Saulnier citée supra p. 125, n. 628. Josèphe, BJ V, 363. Dion Cassius, Hist. rom. LXVI, 6, 1-2. Varron (dans Augustin, Cons. Ev. I, 22, 30 ; 23, 31 ; 27, 42) identifiait le Dieu des Juifs à Jupiter. Il reste peut-être une trace de cette assimilation dans le texte de Valère Maxime, Fact. et dict. I, 3, 3, mais ce passage pose d’importants problèmes textuels ; voir infra p. 191192. L’image de Jupiter était en tout cas assez souple pour que l’on puisse reconnaître derrière ses traits le dieu que l’on voulait, comme le rappelle cette invocation rituelle transmise par Servius, Ad Aenid. II, 351 : « Puissant Jupiter, ou quel que soit le nom que tu préfères ». Voir aussi Sénèque, Quaest. nat. II, 45, 1 qui affirme qu’à Jupiter « tous les noms conviennent ». Suétone, Claude 25, 13.

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barbare. L’exaltation cultuelle et le sacrifice rituel des prisonniers de guerre pratiqués par les Celtes de Bretagne sont regardés de façon quasi similaire par Tacite comme de « cruelles superstitions » (saevis superstitionibus)82. Les Romains reconnaissaient sans difficulté la validité des religions des autres nations, mais pas toujours celle de leurs cérémonies. Ainsi Tacite reconnaît-il l’antiquité de la tradition religieuse de la tribu germanique des Semnons, qu’il qualifie de « religio », et juge-t-il de la noblesse de ce peuple en fonction de l’ancienneté de sa religion. Mais le vocabulaire change et le jugement devient plus âpre lorsqu’il décrit les cérémonies auxquelles se soumettent les Semnons : un sacrifice humain célèbre « les horribles prémices de rites barbares » effectués dans un bois sacré où l’on ne peut pénétrer qu’avec un lien pour symboliser l’attachement au dieu honoré à cet endroit. Malgré l’antiquité de leur établissement, ces usages tombent tout de même, selon Tacite, dans le domaine de la superstition : Et toute cette superstition a pour objet de signifier que c’est là le berceau de la nation, là que réside le dieu maître du monde (ibi regnator omnium deus), que tout lui est subordonné et lui obéit.83

Les pratiques des Semnons engendraient une idéologie religieuse et nationale avec laquelle les Romains ne pouvaient pas trouver de point d’accord. Ces rites ne trouvaient aucun correspondant dans la religion romaine et ne pouvaient, pour cette raison, que demeurer en dehors du monde civilisé. C’est ce qui explique pourquoi Tacite est comparativement plus indulgent à l’égard du bois sacré des Naharvales, « lieu sacré d’une antique religion », dans lequel on ne trouve « aucune trace de superstition étrangère » (nullum peregrinae superstitionis vestigium), ceci parce que le culte qui y était célébré s’apparentait à celui que les Romains vouaient aux dieux Castor et Pollux84. Le mot « superstitio » pouvait donc quelquefois revêtir la signification de religio barbara85. Que des pratiques extérieures aux usages religieux communs soient jugées comme des pratiques superstitieuses est une conception reconnue par Plutarque qui intègre dans cette catégorie les bizarreries ou les monstruosités rituelles des Juifs, des Syriens, des Gaulois, des Scythes, des Carthaginois et des Egyptiens86. Une seconde raison pouvait amener les Romains à considérer un culte étranger comme une superstition. Elle tient aux aspects spirituels sur lesquels 82 83 84 85

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Tacite, Ann. XIV, 30, 3. Id., Germ. 39, 4. Ibid. 43, 4-5. Voir encore l’emploi de « superstitio » chez Tacite, Agric. 11, 4 pour désigner les croyances et les cultes gaulois. Plutarque, De sup. 3. 8 (Juifs) ; 10 (Syriens) ; 13 (Gaulois, Scythes, Carthaginois, Egyptiens).

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le pouvoir romain n’avait aucune prise. C’était une chose de pouvoir maîtriser la forme d’un culte, c’en était une autre d’en maîtriser l’esprit. Les religions des peuples étrangers étaient aussi des religions nationales et en tant que telles, elles développaient des croyances et des attentes dont leurs desservants devaient être les bénéficiaires exclusifs. On pense évidemment aux espérances messianiques propres au peuple juif. L’autorité romaine fut plusieurs fois amenée à des rapports de force avec la population juive qui étaient la conséquence directe d’une expression religieuse. Ce fut par exemple le cas de l’émoi populaire provoqué par le prophète Theudas qui entraîna une grande foule de gens derrière lui, proclamant pouvoir réitérer le miracle de la division des eaux du Jourdain. Le procurateur Cuspius Fadus envoya la troupe pour réprimer le mouvement87. Quelques années plus tard, c’était au tour d’un prophète d’origine égyptienne d’entraîner 30.000 personnes à sa suite dans le désert avant de leur promettre l’écroulement des murailles de Jérusalem sur son ordre et l’établissement de son autorité sur la ville. Le procurateur Félix empêcha le siège projeté par l’Egyptien en l’attaquant le premier, causant ainsi la dispersion rapide de ses troupes88. Ce genre d’expectative prophétique, fondée sur des modèles fournis par la littérature sacrée89, troublait l’ordre établi par les Romains et ne pouvait en aucun cas être reconnue comme une expression religieuse valide. La venue des temps messianiques faisait espérer la fin des frustrations politiques et économiques imposées par la domination romaine. La tradition populaire du roi choisi par Dieu et appelé à prendre les armes pour l’instauration d’un royaume de justice se concrétisa à la mort d’Hérode avec les tentatives de prise de pouvoir de Judas, Simon et Athrongès et pendant la guerre de 70 avec la prétention ouverte de Simon Bar Gioras au pouvoir royal90. Les mêmes aspirations à la liberté et à la justice se retrouvent lors de la révolte en Cyrénaïque et en Egypte dirigée par le « roi » Loukouas91 et lors de la guerre de libération nationale menée en Palestine par BarKosiba92. Mais ces manifestations de nationalisme religieux ne se restreignirent pas au judaïsme. Elles eurent également lieu, sous une forme différente, dans le monde celtique. C’est Tacite qui, là encore, témoigne de ce fait. Il relate le 87 88 89

90

91 92

Josèphe, AJ XX, 97-99. Id., BJ II, 261-263 ; AJ XX, 169-171. R. A. Horsley et J. S. Hanson, Bandits, Prophets and Messiahs. Popular Movements in the Time of Jesus, San Francisco, 1988, p. 135-189. Josèphe, AJ XVII, 271-284 (Judas, Simon et Athrongès) ; BJ IV, 508 et VII, 29 (Bar Gioras). Sur ces différents exemples de messianisme, voir R. A. Horsley et J. S. Hanson, Bandits, Prophets and Messiahs, p. 88-134 ; sur le contexte de ces attentes messianiques, voir R. A. Horsley, « Popular Prophetic Movements at the Time of Jesus : Their Principal Features and Social Origins », JSNT 26 (1986), p. 3-27. E. M. Smallwood, Jews, p. 397-398 ; J. Mélèze Modrzejewski, Juifs d’Egypte, p. 281-282. E. M. Smallwood, Jews, p. 439-440.

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présage de domination universelle en faveur des peuples transalpins que les druides crurent lire dans l’incendie qui détruisit le Capitole en 69, lors de la guerre civile93. Tacite considère cette lecture de l’événement comme l’effet d’une « vaine superstition » (superstitione vana)94. L’interprétation de ce présage dépassait le problème de l’intégration du culte. Il s’agissait là d’une prétention à une connaissance supérieure communiquée de façon irrationnelle à ses bénéficiaires, c’est-à-dire en dehors des procédés divinatoires éprouvés, reconnus et adoptés par la religion romaine. Les espérances que ce présage avait fait naître se révélaient d’autant plus dangereuses qu’elles étaient susceptibles de renforcer les velléités d’indépendance des Celtes et des Germains qui, influencés par la révolte ouverte du Batave Civilis, pouvaient profiter de l’affaiblissement de l’Empire provoqué par la guerre civile pour secouer le joug romain. Dans ce contexte d’affrontement militaire et de déstabilisation politique, cette superstition ne faisait ni plus ni moins que de relayer l’espoir d’un renversement de la domination romaine. C’est avant tout ce genre de croyance, dans laquelle rentrent des considérations d’ordre passionnel, –et l’on sait que la passion est l’une des caractéristiques de la superstition– que les Romains réprouvaient. Le problème se posait avec plus d’acuité encore lorsque la superstition étrangère était reçue par des citoyens romains. Dans la mesure où les rites du polythéisme n’étaient pas exclusifs les uns des autres, le Romain pouvait, s’il le désirait, adhérer à un rite étranger, l’important étant que ces pratiques nonromaines n’entrent pas en conflit avec la religion nationale. La tolérance cessait à partir du moment où les choix religieux du citoyen débordaient les limites de la sphère privée pour compromettre la bonne marche des usages régissant la sphère publique. Les rites originaux et les interprétations philosophico-religieuses que chacun était libre d’adopter étaient circonscrits à la religion domestique et ne devaient en aucun cas exercer d’influence aux dépens des formes traditionnelles de la religion civique qui était garante, au même titre que les institutions politiques, de l’ordre romain. Les contrevenants à cette règle étaient susceptibles de tomber sous le coup d’une accusation d’atteinte à l’ordre public s’ils faisaient partie du peuple ou bien d’atteinte à la sûreté de l’Etat s’ils faisaient partie des classes supérieures de la société95. L’intérêt grandissant des Romains pour les cultes étrangers devait provoquer le souci de l’autorité impériale qui, en tant que garante du respect de la religion 93 94

95

Tacite, Hist. IV, 54, 2. Tacite blâme tout autant la vénération religieuse dont la prophétesse Veleda était l’objet à cause du « progrès de la superstition » (Hist. IV, 61, 2) qui conduisait les Germains à considérer de telles femmes comme des déesses. Veleda utilisait son autorité religieuse pour seconder l’action diplomatique et militaire de Civilis, voir IV, 65, 4. J. Moreau, La persécution du christianisme, p. 12-20 ; J. Scheid, Religion, p. 137 ; C. Lepelley dans Histoire du christianisme, T1, p. 232-235.

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nationale, était quelquefois amenée à prendre des mesures coercitives ou à entreprendre des réformes pour endiguer cet engouement. Le bannissement des adeptes des cultes égyptien et juif décrété en 19 par Tibère était en partie motivé par l’attrait que ces cérémonies étrangères suscitaient chez les Romains96. Dion Cassius affirme que c’est parce que les Juifs gagnaient un grand nombre de Romains à leurs mœurs que l’expulsion fut décidée97. En 47, Claude prévint le Sénat de la situation alarmante dans laquelle se trouvait l’antique collège des haruspices et mit cette désorganisation sur le compte de l’« insouciance générale pour les arts libéraux » et du « développement des superstitions étrangères »98. Suite à cette communication, le Sénat prit des mesures pour rétablir les haruspices. Durant le même règne, un chevalier romain du pays des Vocontiens fut condamné à mort parce qu’il se présenta à une audience impériale avec un talisman druidique à son cou99. En 57, Aulus Plautius instruisit d’après le droit antique reconnu au pater familias le procès de sa femme, Pomponia Graecina, qui fut inculpée de « superstitions étrangères »100. Pomponia fut reconnue innocente des charges qui pesaient sur elle, mais la résurgence occasionnelle de cette forme ancienne de justice révèle l’importance que l’on accordait encore au délit de religion. Ce procès manifestait la maîtrise du fait religieux par l’autorité traditionnelle exprimée par l’intermédiaire du conseil de famille et a sans doute eu valeur d’exemple pour que Tacite inclue cet épisode, en tout point conforme aux valeurs antiques, dans sa relation des événements marquants de l’époque julioclaudienne. Ce genre de fait devait amener à considérer que la tradition romaine et la sécurité de l’Etat pouvaient tout aussi bien être menacées de l’intérieur à cause de la négligence qu’entraînait l’intérêt des citoyens pour les cultes étrangers. Le danger existait aussi à Rome et il était d’autant plus insidieux qu’il était dans bien des cas directement relayé par les citoyens. Cette réceptivité pose le problème corollaire de l’influence des pérégrins par lesquels ces cultes étrangers s’implantaient dans la population romaine. Le pérégrin pouvait tout aussi librement que le citoyen célébrer le culte de ses 96

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Tacite, Ann. II, 85, 4 parle du judaïsme comme d’une « superstition » et Suétone, Tibère 36, 1 de ces deux cultes comme de « cérémonies étrangères ». Sur la religion égyptienne comme superstition chez Tacite, voir Hist. I, 11, 1 et IV, 81, 2 ; chez Suétone, voir Domitien 1, 4. Dion Cassius, Hist. rom. LVII, 18, 5. L’analyse des textes parallèles de Tacite et de Suétone confirme que les prosélytes furent visés dans cette mesure, voir E. M. Smallwood, Jews, p. 202-207 ; M. H. Williams, « Expulsion of the Jews », p. 769-773 ; L. H. Feldman, Jew and Gentile, p. 302-303 ; P. Schäfer, Judéophobie, p. 189-193. Selon J. M. G. Barclay, Jews, p. 298-301, cet événement est la première reconnaissance officielle du judaïsme comme menace pour « the roman way of life ». Tacite, Ann. XI, 15, 1. Pline, Hist. nat. XXIX, 54. Tacite, Ann. XIII, 32, 2-3.

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ancêtres, et cela était d’autant plus facile pour lui lorsque ses dieux étaient déjà reconnus par l’Etat. Le conflit s’engageait avec la cité lorsque les coutumes du pérégrin entraient en concurrence manifeste avec celles de Rome, ce qui avait le plus souvent lieu par l’intermédiaire d’adeptes de cultes non-reconnus officiellement. Dans ce cas, ce sont des « sacrificateurs », des « devins », des « prophètes » qui agissent sans aucun lien avec les structures religieuses, en un mot des charlatans qui mystifient les populations à l’aide d’une propagande basée sur des traités de sacrifices, des formules de prières ou bien encore des recueils de prophéties, tous utilisés en dehors des cadres admis par le droit sacré101. Nous pouvons sans peine admettre que cette façon d’aborder le problème des religions dangereuses se retrouvait partout où Rome avait imposé sa domination, soit par l’intermédiaire des gouverneurs, soit par celui des aristocraties locales qui servaient de relais dans les cités à l’autorité romaine. La romanisation des provinces à l’époque impériale a vraisemblablement contribué, parallèlement au progrès de la citoyenneté romaine, à la diffusion des standards religieux romains. La promotion civique des élites provinciales s’accompagnait inévitablement d’une déférence plus marquée pour la religion du vainqueur. Celle-ci s’acclimatait facilement en des contrées où le caractère civique des cultes était tout aussi prononcé, si bien que son intégration dans la vie religieuse locale contribuait à ce que la suspicion envers les cultes allochtones aient cours sur le même mode partout dans l’Empire. Le christianisme répondait à ces normes romaines de la superstition étrangère. Tout d’abord parce qu’il n’avait aucune possibilité d’être officiellement reconnu par l’état romain. Les autorités ont d’abord exercé une certaine indifférence à son égard à cause de son insertion primitive dans le judaïsme, mais cette confusion n’était plus possible dès la fin du Ier siècle après la rupture imposée aux Juifs chrétiens par la Synagogue et l’émancipation parallèle des non-Juifs convertis de la matrice juive. La doctrine chrétienne ne disposait d’aucun support national pour s’imposer comme autorité religieuse et son adoption ne s’inscrivait que dans une démarche de nature personnelle et privée. Ce genre d’approche était suffisant pour la diffusion de la foi chrétienne dans les foyers, mais celle-ci devait rester en butte à l’hostilité à cause de son refus de s’intégrer dans la pensée religieuse des Romains. Ses implications spirituelles dépassaient les limites de la sphère privée et avaient inévitablement des conséquences au niveau de la vie publique, comme le refus de participer aux cérémonies religieuses rythmant la vie de la cité. L’exclusivisme hérité du judaïsme, la foi en une manifestation divine dans 101

Tite-Live, Hist. rom. XXV, 1, 8. 12 ; Suétone, Auguste 31, 1 ; Dion Cassius, Hist. rom. LVII, 18, 4-5 ; Tacite, Ann. VI, 12, 1-3.

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l’Histoire au bénéfice des seuls croyants, le contenu irrationnel de son enseignement inspiré par des livres non-reconnus par le droit sacré et les pratiques barbares et mystérieuses imputées au culte rendaient le christianisme incompatible avec l’ordre romain et représentait même une menace pour lui.

2.2.2 Les préjugés à l’égard des religions étrangères Si la superstition locale provoquait la moquerie ou la pitié, la superstition étrangère suscitait plutôt l’inquiétude et la méfiance. Ainsi retrouve-t-on souvent un préjugé défavorable à l’égard des religions étrangères sous la plume des auteurs qui étaient attachés au modèle classique de la religion romaine. Cet attachement était d’autant plus marqué que la restauration augustéenne, opérée au lendemain de la tourmente des guerres civiles de la fin de la République, avait imposé ce modèle comme l’une des images de la perpétuité de l’ordre romain. Le même constat de solidité devait s’imposer dans l’esprit des Romains de la fin du IIIe siècle qui purent se rendre compte, comme leurs ancêtres de la fin de la République, que la religion nationale et civique avait résisté à la crise morale et politique que l’Empire venait de traverser. La capacité de la religion traditionnelle à résister au temps et aux crises devait l’imposer tout au long des trois premiers siècles, durant une période où les contextes politiques et économiques ont souvent varié et où des formes de religiosités plus subjectives tendaient à s’imposer. En exprimant ces réserves, ces auteurs se conforment à l’esprit conservateur du droit sacré réglementant la religion civique dont la formule emblématique se trouve énoncée par Cicéron dans son Traité des lois : « Que personne n’ait de dieux à titre séparé, ni de nouveaux ni d’étrangers, à moins qu’officiellement admis », ce que le célèbre auteur latin commente de la façon suivante : Avoir des dieux à part, en adorer de nouveaux ou d’étrangers, cela amène à confondre les cultes, à introduire des rites inconnus ; on ne pourra les admettre que s’ils ont été adoptés par l’Etat, qui en aura confié le culte à des prêtres.102

C’est dans cet état d’esprit que Tite-Live traduit à plusieurs reprises ses réticences à l’égard des manifestations religieuses qui échappent à l’organisation légale. Par exemple, il prend soin de préciser que la superstition qui contamina l’esprit des Romains lors de la crise religieuse provoquée par la grande sécheresse de 423 av. J.-C. était diffusée par des pratiques « presque toutes étrangères » (pleraque externa) et des « sacrifices étrangers et inusités »

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Cicéron De leg. II, 8, 19 ; 10, 25.

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(peregrina atque insolita piacula)103. Témoignant de l’adoption par la plèbe romaine de nouvelles pratiques religieuses pendant la seconde guerre punique, il souligne de la même manière qu’elles étaient « en grande partie étrangères » et « qu’il sembla que, soudain, ou les hommes, ou les dieux avaient changé »104. Dans sa fameuse relation du scandale des Bacchanales, l’historien attribue l’introduction du culte dionysiaque en Italie à un « Grec de naissance obscure » (Graecus ignobilis) qu’il relègue dans la catégorie des charlatans en le qualifiant des termes dépréciatifs de « sacrificateur de second rang » (sacrificulus) et de « devin » (vates)105. Dans le discours prêté à Postumius, l’un des consuls chargé de l’enquête par le Sénat, un parallèle est établi entre les dieux qui doivent être adorés par les Romains en vertu de la tradition léguée par leurs ancêtres et ceux « qui s’emparent des esprits par des religions dépravées et étrangères » (pravis et externis religionibus)106. L’un des principaux griefs formulé par le consul contre les bacchants est qu’ils se réunissent sans qu’un « guide légitime » ne préside à leur culte, d’où l’appel au souvenir des mesures des Anciens, prises sous l’autorité des pontifes, des sénatus-consultes, des oracles d’haruspices et des magistrats dans le but « d’empêcher la célébration des cultes étrangers, d’interdire l’accès du forum, du cirque, de la ville tout entière à la prêtaille et aux devins (sacrificulos vatesque), de rechercher et brûler les livres de prophéties, d’abolir tout rituel de sacrifice qui ne fût pas consacré par la coutume romaine ! »107. Le caractère étranger de ce culte, son contenu exubérant sans lien avec la coutume et son absence d’encadrement officiel le place inexorablement dans la catégorie des superstitions. Les mesures de police contre les assemblées dionysiaques se faisant dans le respect de la tradition, les Romains peuvent agir sans état d’âme et ne doivent pas eux-mêmes se laisser aller à une crainte superstitieuse que pourrait susciter une répression qui porte atteinte à des cérémonies religieuses : Ils [les Anciens] jugeaient en effet, en hommes forts experts de toutes les questions du droit, divin et humain, que rien n’était plus susceptible de porter atteinte à l’esprit religieux que les cultes où l’on sacrifiait non pas selon le rituel national, mais selon des rites étrangers. Voilà ce qu’il m’a paru nécessaire de vous dire en préambule, afin qu’aucune superstition ne vînt troubler vos esprits, lorsque vous

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Tite-Live, Hist. rom. IV, 30, 9-10. Ibid. XXV, 1, 6. Comparer avec les sacrifices humains opérés dans le même contexte d’inquiétude liée à la guerre contre les Carthaginois, que Tite-Live considère comme constituant « une cérémonie religieuse bien peu romaine » (XXII, 57, 6), semblant ainsi rendre le fait plus coutumier chez les barbares que chez les Romains. Pline, Hist. nat. XXX, 12 paraît plus lucide sur la question des sacrifices humains chez les Romains. Tite-Live, Hist. rom. XXXIX, 8, 3. Ibid. XXXIX, 15, 2-3. L’expression « prava religio » est réutilisée en XXXIX, 16, 6. Ibid. XXXIX, 16, 8.

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nous verrez anéantir les sanctuaires bacchiques et disperser ces assemblées impies.108

Properce, fidèle au sentiment national défendu par Auguste, voit d’un mauvais œil le culte de Cybèle, qu’il considère comme un rite nouveau malgré les 180 ans qui le sépare de son introduction officielle à Rome109. Il a autant de méfiance à l’égard des rites d’Isis, les périodes de continence qu’ils imposent à sa maîtresse lui faisant dire que « le Tibre et le Nil ne furent jamais amis »110. la vision idéale du poète, fondée sur le modèle de la Rome archaïque, est celle d’une Ville sans « dieux étrangers »111. L’observateur grec que représente Denys d’Halicarnasse loue la réserve dont ont su faire preuve les Romains en ce qui concerne l’accueil des dieux étrangers dans leur cité : De plus, ce que j’ai par-dessus tout admiré, c’est que malgré l’afflux à Rome d’innombrables nations, dont chacune doit impérieusement vénérer ses dieux conformément aux rites de son pays, jamais la cité n’a éprouvé l’envie d’adopter officiellement ces pratiques étrangères, comme nombre de villes en ont fait l’expérience dans le passé. Et même s’il est arrivé aux Romains d’introduire quelque culte par la volonté d’un oracle, ils le célèbrent selon leurs propres rites, en rejetant toutes les fables de charlatans. C’est ce qu’ils ont fait, par exemple, pour le culte de la déesse de l’Ida.112

Comme nous l’avons vu avec Properce, ces précautions rituelles n’empêchèrent pas les Romains de considérer le culte de la Magna Mater comme un culte barbare. Sénèque éprouve un véritable sentiment d’horreur à la pensée des cérémonies sanglantes organisées dans le temple de Cybèle113. Au début du IIe siècle, Juvénal, fièrement rivé à la tradition dans une Rome devenue cosmopolite, exprime le même genre de défiance pour les influences extérieures. Il s’affaire à dénoncer dans ses vers satiriques la dégénérescence morale de ses concitoyens et la perversité que les influences étrangères contribuent à développer dans la Ville. Le satiriste se présente comme un Romain attaché aux dieux du Capitole et fidèle au culte domestique des

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Ibid XXXIX, 16, 9-10. Properce, Elégies II, 22, 15-16 ; III, 22, 3 ; IV, 6, 7. Ibid. II, 33, 15-20 (voir IV, 5, 34). L’arrière-plan politique de la complicité de Cléopâtre et de Marc Antoine est évoqué en III, 11, 41-42 par « la prétention d’opposer à notre Jupiter l’aboyant Anubis » et de nouveau par l’idée de « contraindre le Tibre à subir les menaces du Nil ». Ibid. IV, 1, 16. Denys, Ant. rom. II, 19 ; comparer avec Posidonius dans Athénée, Deipnosoph. VI, 274 qui loue la simplicité de la religion romaine et son respect des usages ancestraux, lesquels rendent absurde le recours à des rites étrangers. Augustin, CD VI, 10, 1.

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Lares114. Il déteste tout ce qui rappelle l’Orient et l’on sait sur quel ton offusqué il dénonce dans sa quinzième satire le fanatisme que la religion égyptienne était capable d’engendrer. Juvénal juge de la morale délétère des cultes égyptiens en considérant le temple d’Isis comme le lieu privilégié des rendez-vous galants115. Il n’hésite pas à comparer le train de la femme dévergondée aux processions exotiques de la déesse syrienne Atargatis116. Il compte parmi les métiers que les Grecs viennent vénalement exercer à Rome ceux d’augure et de magicien, dénonçant ainsi le charlatanisme religieux dont ces gens étaient capables117. Il brocarde sans vergogne la fascination que les cultes d’Isis, d’Osiris, de Bellone (la Mâ romanisée), et de Cybèle exercent sur les dames de Rome ; il ne peut s’empêcher de malicieusement mentionner leur intérêt pour les devins d’Arménie et de Commagène ainsi que pour les astrologues de tout acabit, tels ceux qui viennent de Phrygie118. Le judaïsme est pareillement l’objet de son mépris119. Apulée, par ailleurs fervent adorateur d’Isis et passionné d’ésotérisme, n’éprouve que du dégoût pour le fanatisme avilissant du culte de la Dea Syria, une « déesse étrangère » (deae peregrinae)120 célébrée par un clergé dépravé qui met en scène ses vaticinations grotesques dans le seul but d’escroquer les gens. Il semble nourrir les mêmes préventions à l’égard de Sabazios, Bellone, Cybèle, Attis et Adonis dont l’adoration se caractérisait par le même genre d’excès. Même le libre penseur qu’est Lucien de Samosate retranche son scepticisme derrière la façade de la religion classique. Les délibérations de son Assemblée des dieux tournent en effet autour de la question de la présence de dieux étrangers dans le séjour céleste. Momos, porte-parole de la contestation, n’y accepte pas Bacchus « qui n’est même pas Grec par sa mère », ni Attis, Corybas, Sabazios, Mithra ou encore Anubis, « Egyptien à face de chien »121. Le décret final soumet à examen la divinité de ces étrangers « soit Grecs, soit barbares »122 indignes de partager le droit des citoyens de l’Olympe. Cette méfiance avait toujours cours dans la première moitié du IIIe siècle puisqu’on la retrouve sous la plume d’un sénateur d’origine orientale, Dion Cassius, dans le discours que Mécène prononce devant Auguste, discours fictif qui reflète en réalité l’idéal politique que l’historien avait du Principat. Les conseils donnés à l’empereur touchant à la religion sont marqués d’un profond conservatisme, notamment en ce qui concerne la position à adopter vis-à-vis des religions étrangères : 114 115 116 117 118 119 120 121 122

Juvénal, Sat. XII, 3-9. 86-92. Ibid. VI, 489 ; IX, 22. Ibid. VI, 349-351. Ibid. III, 77. Ibid. VI, 511-591. Ibid. XIV, 96-106 ; voir aussi VI, 542-547. Apulée, Met. VIII, 28, 4. Lucien, Deor. conc. 4. 9. 10. Ibid. 14.

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Hais et punis les partisans des divinités étrangères, non seulement par respect pour les dieux, puisque celui qui les méprise ne pourra respecter rien d’autre, mais aussi parce que ceux qui introduisent quelques divinités nouvelles en persuadent beaucoup à adopter des coutumes étrangères, de là surgissent conjurations, coalitions, associations, choses qui ne s’accordent pas du tout avec la monarchie.123 Cet état d’esprit conservateur, surtout partagé par les grandes familles romaines d’où était issue la classe dirigeante de Rome, avait inévitablement des répercussions politiques. Les différentes mesures coercitives prises par Rome à l’encontre des cultes étrangers avaient pour objectif principal d’étouffer les ferments révolutionnaires que le Sénat et les empereurs croyaient discerner dans leur ombre : progrès de l’hellénisme, conjuration antiromaine et chamboulement de l’ordre social dans la condamnation des Bacchanales (en 186 av. J.-C.)124 ; expression politique du parti démocratique des populares et des projets orientaux de Marc Antoine, ainsi que corruption morale dans la condamnation du culte d’Isis (réitérée au moins sept fois entre 58 av. J.-C. et 19 ap. J.-C.)125 ; prosélytisme et troubles de l’ordre public dans la condamnation du culte juif (en 139 av. J.-C., 19 et env. 49 ap. J.-C.)126. En 61, l’assassinat par l’un de ses esclaves du préfet de la Ville Pedanius Secundus provoqua un débat houleux à propos de l’application de l’ancienne coutume consistant à mettre à mort tous les autres esclaves résidant sous le toit du maître. Le sénateur C. Cassius Longinus obtint le respect de cet usage ancestral en faisant notamment valoir que la plupart des esclaves avaient désormais des coutumes différentes et des cultes étrangers127. L’idée que la corruption morale était intrinsèque au culte étranger contribua à ce que le Sénat maintienne, au nom de la tradition, l’application d’une peine que le peuple jugeait obsolète. Plus tard, la législation se durcira encore et deviendra générale. Marc Aurèle condamna à la relégation dans une île toute personne accomplissant « un acte susceptible d’effrayer les esprits faibles par le moyen d’une superstition relative à la puissance divine »128. Les causes et les

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Dion Cassius, Hist. rom. LII, 36, 2. R. Turcan, « Religion et politique dans l’affaire des Bacchanales. A propos d’un livre récent », RHR 181 (1972), p. 3-28 ; J. Scheid, « Le délit religieux dans la Rome tardorépublicaine » dans Le délit religieux dans la cité antique (table ronde, Rome 6-7 avril 1978), Rome, 1981, p. 157-159 ; G. Freyburger dans Sectes religieuses en Grèce et à Rome, Paris, 1986, p. 202-206. 125 J. Scheid, Religion, p. 130-131 ; R. Turcan, Les cultes orientaux, p. 88-91. Sur l’attitude officielle de Rome à l’égard des Juifs, voir L. H. Feldman, Jew and Gentile, p. 92-102 et P. Schäfer, Judéophobie, p. 189-204. Tacite, Ann. XIV, 44, 3 (texte cité infra p. 463). Dig. XLVIII, 19, 30.

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implications de ce délit de superstition apparaissent plus clairement sous la plume du juriste Paul : Ceux qui introduisent des sectes nouvelles ou des pratiques religieuses de nature inconnue, par lesquelles ils troublent l’esprit des hommes, seront déportés s’ils appartiennent aux classes supérieures, punis de mort s’ils appartiennent aux classes inférieures.129

Le but de cette mesure impériale était d’endiguer le flot des rites non-reconnus par l’Etat vers lesquels les Romains se précipitaient alors que les barbares se bousculaient aux frontières et que la famine sévissait. L’angoisse créée par cette situation difficile rendait les esprits sensible à la propagande des prophètes et des mages que l’autorité considérait comme des charlatans130. Même si cette décision ne visait pas spécialement les chrétiens, elle dut néanmoins renforcer la méfiance et l’hostilité à leur égard car l’insécurité qui régnait à ce moment devait favoriser le développement des espérances eschatologiques autant caractérisées dans le discours chrétien par le salut des fidèles que par la condamnation des pécheurs. Le surnom de « Chaldéens » attribué aux astrologues montre que le concept de superstitio externa a influé sur le discrédit et les condamnations dont ils ont plusieurs fois été les victimes. L’astrologie n’avait jamais vraiment acquis son indépendance par rapport à la vieille religion babylonienne dont elle était issue, si bien que les astrologues de l’époque impériale, même sans lien ethnique avec la Chaldée, continuaient de donner une dimension sacerdotale à leur pratique131. L’antiquité reconnue aux Chaldéens donnait à la discipline qui se réclamait de leur sagesse une véritable aura religieuse. Les maîtres dans « l’art des Chaldéens » présents à Rome n’étaient sûrement pas tous originaires de Babylonie, mais le prestige lié à l’astrologie babylonienne avait imposé l’usage populaire de ce vocable. Les sénatus-consultes et édits impériaux pris en 16, 52, 69, 72, 93 et 296 contre les astrologues les désignent officiellement sous le nom de « mathématiciens » (mathematici)132. Encore le sénatusconsulte de 16 prend-il le soin de citer les Chaldéens aux côtés des 129 130 131 132

Paul, Sent. V, 21, 2. Pour le contexte, voir Hist. Aug., Marc Antonin 13, 1-6 (et infra p. 233, n. 343). F. Cumont, Les religions orientales dans le paganisme romain, Paris, 41963, p. 158-159. Tacite, Ann. II, 32, 3 ; Suétone, Tibère 36, 3 (Tibère) ; Tacite, Ann. XII, 52, 3 (Claude) ; Tacite, Hist. II, 62, 4 ; Suétone, Vitellius 14, 5 (Vitellius) ; selon la Souda, Ä : 1352 (éd. Adler, T2, p. 127), Domitien associa l’expulsion des mathématiciens à celle des philosophes ; Code Just. IX, 18, 2 ; Code Théod. IX, 16 (Dioclétien). Dion Cassius, Hist. rom. LVII, 15, 8 (Tibère) ; LXIV, 1, 4 (Vitellius) ; LXV, 9, 2 (Vespasien) parle des Póôñïëüãïé dans ces trois cas ; voir aussi l’expulsion ordonnée par Agrippa en tant qu’édile en 33 av. J.-C. en XLIX, 43, 5. Ces restrictions cherchent à endiguer les risques de sédition ; voir J. Scheid, « Le délit religieux », p. 160-163.

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mathématiciens (et des devins), sans doute dans le souci de distinguer les citoyens et les pérégrins, tous répréhensibles, qui s’adonnaient à l’astrologie133. Aulu-Gelle dit que le vulgaire ne faisait pas de distinction entre mathématiciens et « ceux qu’on doit appeler Chaldéens, du nom d’un peuple »134. Valère Maxime (Ier siècle ap. J.-C.) est le seul témoin de la première expulsion ordonnée contre les astrologues en 139 av. J.-C par le préteur pérégrin Cornelius Hispalus. Cnéius Cornelius Hispalus, préteur pérégrin, sous le consulat de M. Popilius Laenas et de L. Calpurnius, ordonna par un édit aux Chaldéens de quitter la ville et l’Italie dans les dix jours, parce que, à force de mensonges, par leur fallacieuse interprétation des étoiles, ils jetaient le trouble dans les esprits faibles et légers et en tiraient profit. Le même préteur obligea les Juifs, qui avaient essayé de corrompre les mœurs romaines par le culte de Jupiter Sabazius, à regagner leur pays.135

Bien que ce texte présente des leçons variées, les astrologues sont appelés « Chaldéens » (Chaldaeos) dans chacune d’entre elles136. Valère Maxime ne cite pas le texte même du préteur mais reprend certainement le terme déjà devenu commun à son époque pour qualifier les astrologues. Il est fort peu probable que des astrologues venus de Mésopotamie aient été présents à Rome à cette date. Ces « Chaldéens » devaient plutôt être des Grecs, chez lesquels l’astrologie babylonienne s’était introduite depuis la conquête d’Alexandre, qui avaient profité de l’intérêt que les Romains nourrissaient pour l’hellénisme pour venir propager leurs doctrines dans la Ville. Ce qui importe le plus ici est que les astrologues soient associés aux dévots de Jupiter Sabazius, divinité thraco-phrygienne, et aux Juifs dans un édit répressif dirigé contre des éléments allogènes. Une étude des variantes textuelles menée par E. N. Lane aboutit en effet à la conclusion que le texte de l’édit, tel qu’il nous est parvenu, amalgame arbitrairement les Juifs aux adorateurs de Jupiter Sabazius, l’ordre d’expulsion visant à l’origine trois groupes différents137. Cette mesure montre que l’astrologie a très tôt été caractérisée dans l’esprit romain par sa nature étrangère, une caractéristique tout autant due à la provenance de ceux qui la 133

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Ulpien dans Mos. et rom. leg. coll. 15, 2, 1 : « …ut mathematicis Chaldaeis ariolis et ceteris, qui simile inceptum fecerunt, aqua et igni interdicatur omniaque bona eorum publicentur, et si externarum gentium quis id fecerit, ut in eum animadvertatur ». Aulu-Gelle, NA I, 9, 6. Valère Maxime, Fact. et dict. I, 3, 3 (trad. T. Reinach, Textes, p.258-259). Le texte nous est parvenu sous deux formes différentes par l’intermédiaire de deux abrégés dus à Julius Paris (IVe siècle) et Januarius Nepotianus (VIe siècle). Les deux textes sont édités par M. Stern ; GLAJJ, T1, n°147ab (p. 358). C’est la version de Paris qui est ici citée. E. N. Lane, « Sabazius and the Jews in Valerius Maximus : A Re-examination », JRS 69 (1979), p. 35-38.

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diffusaient à Rome qu’à l’empreinte de la religion babylonienne dont elle devait être irrémédiablement marquée. Au même titre que certains cultes étrangers, la discipline des Chaldéens pouvait avoir des effets politiques négatifs. Les horoscopes proposés par les Chaldéens représentaient une menace pour l’Etat dans la mesure où la prise de connaissance de l’avenir de l’empereur pouvait être considérée comme une aspiration à sa disparition138. Ce genre de consultation était d’autant plus interprété comme une menace que les empereurs croyaient aux prédictions astrologiques. Les empereurs étaient souvent flanqués d’un astrologue attitré139. Il est indéniable que certains astrologues exercèrent une influence assez importante pour pousser des prétendants au pouvoir impérial à franchir le pas140. L’expression sacrée du cours irrémédiable du destin, à la fois science mathématique et décret divin, couplée à la croyance romaine dans les présages était capable d’affermir une vocation à l’Empire et de créer un courant de sympathie au bénéfice du prétendant. D’autre part, l’astrologie entraînait des dispositions d’esprit qui n’étaient pas conformes à celles que la religion s’efforçait d’entretenir. La foi dans les oracles d’un Chaldéen était considérée par Cicéron comme vecteur de superstition141. Les Chaldéens étaient classés par les esprits éclairés parmi les charlatans au même rang que les sacrificateurs et les devins de toutes sortes142.

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Pour la période julio-claudienne, Tacite relève plusieurs actes de répression dirigés contre des membres de l’aristocratie qui s’étaient un peu trop intéressés au thème astral de l’empereur :Tacite, Ann. II, 27, 2 ; III, 22, 1 ; IV, 58, 2 ; XII, 22, 1 ; 52, 1 ; XVI, 14, 1. Au début du IIIe siècle, Septime Sévère n’hésita pas non plus à faire exécuter de hauts personnages qui avaient consulté des Chaldéens ou des devins sur son état de santé (Hist. Aug., Sévère 15, 5) ; il réprimait en connaissance de cause puisque, lorsqu’il était en charge en Sicile pendant le règne de Commode, il consulta lui-même des astrologues sur ses possibilités de parvenir au pouvoir et risqua d’être condamné pour cela (ibid. 4, 3). Thrasylle pour Tibère (Tacite, Ann. VI, 20, 2-21, 3 ; Suétone, Tibère 14, 6 ; Dion Cassius, Hist. rom. LV, 11, 1-2 ; LVII, 15, 7 ; LVIII, 27, 1-3) ; Sylla pour Caligula (Suétone, Caligula 57, 5) ; Balbillus pour Néron (Id., Néron 36, 2 [voir 40] ; pour Agrippine, voir Tacite, Ann. XII, 68, 3 ; XIV, 9, 3 ; pour Poppée, id., Hist. I, 22, 3) ; Ptolémée pour Othon (Tacite, Hist. I, 22, 3) ; Séleucos et Barbillus (Balbillus ?) pour Vespasien (Ibid. II, 78, 2 ; Dion Cassius, Hist. rom. LXV, 9, 2) ; Thrasybule pour Alexandre Sévère (Hist. Aug., Alex. Sév. 62, 2-5). Les plus habiles d’entre eux dans la divination astrale, tels Tibère, Domitien et Caracalla, accordaient beaucoup d’importance aux horoscopes des citoyens les plus distingués, utilisant contre leurs concurrents potentiels une arme qui était officiellement proscrite : Dion Cassius, Hist. rom. LVII, 19, 3-4 ; LXVII, 15, 6 ; LXXIX, 2 ; Suétone, Domitien 10, 5. Ce fut le cas pour Othon (Tacite, Hist. I, 22, 3-5), Vespasien (ibid. II, 78, 1-2, à propos de quoi l’historien constate que le futur empereur « n’était pas à l’abri de ce genre de superstition ») et Nerva (Dion Cassius, Hist. rom. LXVII, 15, 5-6). Cicéron, De div. II, 72, 149. Caton, De agric. 5, 4 (haruspice, augure, devin, Chaldéen) ; Plutarque, Marius 42, 7 (Chaldéens, sacrificateurs, interprètes de livres sibyllins) ; Tacite, Ann. II, 27, 2 (Chaldéens, mages, interprètes de songes) ; voir le texte d’Ulpien cité supra p. 192, n. 133 (mathématiciens, Chaldéens, devins) ; comparer avec Paul, Sent. V, 21, 3 (mathématiciens, devins, haruspices, prophètes) ; Hérodien, Hist. IV, 12, 3 (mages, astrologues, haruspices).

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L’agronome Columelle préconise aux propriétaires fonciers de ne pas laisser les intendants fréquenter des haruspices et des sorcières, « deux sortes de gens qui infestent de vaines superstitions les esprits ignorants » et les met plus particulièrement en garde contre les Chaldéens dont le fatalisme astral est préjudiciable à la gestion du domaine143. La dimension religieuse que les Romains accordaient à l’astrologie se trouve exprimée dans un passage de la sixième satire de Juvénal : Plus grande encore est la confiance que les Chaldéens inspirent. Tout ce que dit l’astrologue, elles [les femmes crédules] se figurent que cela émane de la source même d’Hammon ; puisque les oracles de Delphes ne se font plus entendre et que l’obscurité qu’enveloppe l’avenir est le châtiment du genre humain.144

Les astrologues remplaçaient ni plus ni moins les anciens oracles qui ne se faisaient malheureusement plus entendre à l’époque du satiriste. Notons que les Chaldéens dont il parle exercent un art fondé sur les connaissances égyptiennes de l’astrologie, preuve que le terme s’appliquait bien à tous les astrologues. La fascination de l’antiquité égyptienne, qui rivalisait dans le domaine de l’astrologie avec l’antiquité babylonienne, venait répondre aux besoins divinatoires que les religions traditionnelles ne fournissaient plus. Juvénal se gausse du comportement superstitieux de la femme toujours curieuse de ce que lui réserve l’avenir ou incapable de prendre une décision sans d’abord prendre l’avis de son astrologue ou consulter ses vieux grimoires. La superstition est là en ce que l’astrologie, vécue sur un plan strictement individuel, suscite elle aussi angoisse et passion. Le manichéisme occupe une place importante parmi les religions étrangères qui tombèrent sous le coup de la loi romaine. Le manichéisme apparut aux yeux de Dioclétien comme une menace assez sérieuse pour qu’il se décidât à sévir contre les sectateurs de cette religion née en Perse une soixantaine d’année plus tôt. Suite au rapport que lui fit le gouverneur de l’Afrique Proconsulaire sur les progrès de la nouvelle foi dans la province, le tétrarque promulgua le 31 mars 302 un édit interdisant la profession du manichéisme. L’édit présente la religion manichéenne comme contraire aux coutumes romaines et la qualifie d’« espèce très vaine et très honteuse de l’enseignement de la superstition »145. Son origine perse est soulignée à trois reprises, dans le but évident de mieux la déprécier : le manichéisme « vient de la nation perse, notre ennemie, ou y est née » et ceux qui « passent à la 143 144

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Columelle, De agric. XI, 1, 22. 32. Juvénal, Sat. VI, 553-554. Apollon était le dieu classique de la divination ; voir Tibulle, Elégies 2, 5, 11-16 qui l’associe à la Sibylle, mais aussi aux pratiques des augures et des haruspices. Mos. et rom. leg. coll. 15, 3, 1.

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doctrine des Perses » risquent de corrompre les Romains « par les exécrables coutumes et les lois funestes des Perses »146. Depuis que, à l’est de l’Euphrate, la dynastie Sassanide avait ravi le pouvoir aux Parthes (vers 226), l’empire perse représentait un danger constant sur la frontière orientale. Bien que la paix ait été signée à Nisibe en 298, le climat restait très tendu entre les deux grandes puissances. Dans ces conditions, tout ce qui provenait de Perse devait inévitablement provoquer la méfiance147. En évoquant de façon négative les mœurs et les usages spéciaux des Perses, l’édit s’emploie à perpétuer les images choquantes véhiculées par l’ethnologie grecque, principalement l’usage des relations incestueuses148. Dioclétien faisait entendre par là que les manichéens adhéraient à une foi défendant ce type de valeurs honnies par les Romains et qu’il convenait de s’en protéger. Il est intéressant de constater que les chrétiens considéraient le manichéisme sous ce même angle. La doctrine de Mani apparaissant à leurs yeux comme une perversion diabolique de la foi chrétienne, ils venaient à nourrir les mêmes formes de préjugés que l’état romain à son encontre, surtout à l’époque où l’Empire commençait à sympathiser avec l’Eglise. Les propos qu’Eusèbe tient sur Mani sont tout à fait éloquents : ce personnage inspiré par Satan « était, dans sa vie, un barbare par son langage et par ses mœurs » qui répandait son enseignement néfaste sur « la terre habitée » (ïkêïõìÝíçí) –entendons : l’empire romain– « depuis le pays des Perses »149. L’idée a été avancée que les racines perses du manichéisme ont joué contre ses sectateurs dans l’Empire sur la base d’une relation maladroitement faite par les Romains entre la maîtrise de la divination astrale par les Chaldéens et l’importance accordée aux astres dans la doctrine manichéenne150. Ce genre de rapprochement a sans doute permis de faire glisser l’adoption du manichéisme dans le domaine des délits de maléfices (maleficiorum) invoqués par l’édit, c’est-à-dire de fautes liées aux pratiques de 146 147

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Ibid. 15, 3, 4. 7. S. N. C. Lieu, Manichaeism in the later Roman Empire and Medieval China, Tübingen, 2 1992, p. 122-124. W. Seston, « De l’authenticité et de la date de l’Edit de Dioclétien contre les Manichéens » dans Mélanges de philosophie, de littéraure et d’histoire anciennes offerts à Alfred Ernout, Paris, 1940, p. 345-354 ; Dioclétien et la Tétrarchie, T1 : Guerres et réformes (284-300), Paris, 1946, p. 122 ; 152-153 ; 156-158 et L. D. Bruce, « Diocletian, the Proconsul Julianus and the Manicheans » dans Studies in Latin Literature and Roman History. Ed. C. Deroux, Bruxelles, 1983, p. 336-347 pensent que les Sassanides ont utilisé le manichéisme pour saper l’Empire romain de l’intérieur. Cette analyse ne fait pas l’unanimité, voir P. Brown, Religion and Society in the Age of St Augustine, Londres, 1972, p. 95-105 et F. Decret, L’Afrique manichéenne (IVe-Ve siècles). Etude historique et doctrinale, T1, Paris, 1978, p. 162-164. H. Chadwick, « The Relativity of moral codes : Rome and Persia in late antiquity » dans Early Christian Literature and the Classical Intellectual Tradition. Ed. W. R. Schoedel and R. L. Wilken, Paris, 1978, p. 144-152 rapproche la législation de Dioclétien sur les mariages, prévoyant la proscription de l’inceste, et l’édit contre les manichéens. Eusèbe, HE VII, 31, 1-2. F. Decret, L’Afrique manichéenne, T1, p. 169-170 ; S. N. C. Lieu, Manichaeism, p. 142.

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magie et de sorcellerie tombant déjà sous le coup de la loi151. Mais un autre point, qui le rapproche du christianisme, a certainement joué de façon plus importante contre le manichéisme : sa prétention à la vérité intégrale. Mani, le fondateur de la religion, se voulait le dépositaire ultime des révélations qui s’étaient exprimées dans le cours de l’Histoire par l’intermédiaire de messagers inspirés comme Zoroastre, Bouddha et Jésus. La Révélation accordée à Mani venait couronner cette succession de Prophètes dont la portée des messages s’était trouvée limitée sur deux plans : sur le plan géographique puisque l’enseignement de chacun d’entre eux n’avait atteint qu’une partie du monde (Bouddha en Orient, Zoroastre en Iran, Jésus en Occident) et sur le plan doctrinal, car leurs révélations ont souffert de ne pas avoir été immédiatement mises par écrit, ce qui a entraîné leur déformation par la tradition. Mani se considérait comme le détenteur de la Connaissance qui embrassait toutes les autres en les accomplissant et en révélant leur sens véritable. Par conséquent, il était animé par la certitude que la force de la vérité dont il était le proclamateur vouait sa religion à la conquête du monde152. Mani bénéficia du soutien officiel de Shapur Ier pour la diffusion de sa doctrine suite à un entretien au cours duquel le roi fut visiblement convaincu des avantages d’une religion susceptible de fournir le ciment spirituel qui pouvait réunir les différentes populations composant l’immense empire perse sous l’autorité des Sassanides153. Le clergé zoroastre ne se trompa pas sur les prétentions d’une religion qui menaçait directement le culte établi, si bien que le grand prêtre Kirdir obtint quelques années plus tard de Bahram Ier la défense de la religion traditionnelle et la persécution officielle du nouveau mouvement, persécution au cours de laquelle Mani trouva la mort. Cette hostilité de l’état perse préfigurait celle de l’état romain. Bien que le manichéisme fût porteur dès ses commencements d’une puissante aspiration universaliste, Rome redoutait l’expansion d’une religion suspecte de conduire les membres de l’Empire qui s’y convertissaient à nourrir des sympathies particulières pour la Perse. Dioclétien ne pouvait faire autrement que de voir d’un mauvais œil l’association de cette prétention à l’hégémonie religieuse avec une doctrine venant tout droit de la nation ennemie.

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Mos. et rom. leg. coll. 15, 3, 5. Sur cet aspect du manichéisme, voir J.-D. Dubois, « Mani, le prophète de l’humanité entière » dans Messianismes. Variations sur une figure juive. Ed. J.-C. Attias, P. Gisel et L. Kaennel, Genève, 2000, p. 195-212. Sur le sens donné par Mani à la mission, voir S. N. C. Lieu, Manichaeism, p. 86-90. H. C. Puech, Le Manichéisme. Son fondateur, sa doctrine, Paris, 1949, p. 38-39.

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2.2.3 L’application au christianisme 2.2.3.1 Les racines juives L’enracinement historique et spirituel du christianisme dans le judaïsme a de façon évidente freiné son insertion dans le monde romain car pour bon nombre d’auteurs, le judaïsme entrait dans la catégorie des superstitiones externae. Dans la plaidoirie consacrée à la défense de L. Valérius Flaccus, qui s’était enrichi pendant son gouvernement en Asie, notamment en détournant l’argent que les Juifs consacraient au Temple, Cicéron qualifie la religion juive de « superstition barbare » (barbarae superstitioni)154. Strabon reconnaît l’autorité de la tradition remontant jusqu’à Moïse et considère celui-ci comme un homme sage et habile qui sut assortir l’état qu’il avait fondé d’une religion raisonnable. Par contre, il impute au tempérament superstitieux des prêtres, les successeurs de Moïse, la mise en place de prescriptions qui n’ont plus grand chose à voir avec la religion : « …de la superstition naquirent l’abstinence de certains aliments qu’ils pratiquent encore aujourd’hui, la circoncision, l’excision et autres coutumes de ce genre… »155. Strabon se trouve confronté à la dualité entre la reconnaissance de l’antiquité de la religion juive, qui fonde son autorité, et l’impossibilité morale d’accepter la validité de rites nonconformes à la pensée religieuse grecque. Il surmonte la difficulté en attribuant, lui ou la source qu’il utilise, les traits distinctifs du judaïsme de son époque (bien qu’il se trompe dans le cas de l’excision) aux continuateurs peu éclairés de Moïse, parvenant de cette manière à finalement intégrer le judaïsme dans la catégorie des superstitions. Sénèque classe lui aussi les cérémonies juives parmi les pratiques superstitieuses condamnées dans son traité De la superstition156. Quintilien, contrairement à Strabon, n’a aucune considération pour Moïse en qui il voit le fondateur d’un état hostile aux autres nations et la « première autorité de la superstition juive » (primus Iudaicae superstitionis auctor)157. Pour Plutarque, les coutumes juives inspirent des comportements superstitieux et il apparente le culte juif à celui de Bacchus158. Relatant l’interdiction des cultes égyptien et juif ordonnée par Tibère, Tacite qualifie clairement le rite juif de « superstitio » et bien qu’au contraire, en évoquant les mêmes faits, Suétone n’utilise ce terme que pour désigner le rite égyptien, il englobe à coup sûr le rite juif dans la même catégorie159. Par ailleurs, l’excursus des Histoires sur les Juifs est parsemé de remarques méprisantes qui 154 155 156 157 158 159

Cicéron, Flacc. 28, 67. Strabon, Geogr. XVI, 36-37. Augustin, CD VI, 11. Quintilien, Inst. or. III, 7, 21. Plutarque, De sup. 3. 8 ; De Stoic. Rep. 38 ; Quaest. conv. 6. Tacite, Ann. II, 85, 4 ; Suétone, Tibère 36, 1.

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réduisent les pratiques et les croyances juives à une grossière superstition, Tacite n’hésitant pas dans ce cas non plus à employer le mot pour les qualifier : il établit ainsi une opposition éloquente entre la religion des Juifs et l’effort d’hellénisation entrepris par Antiochus Epiphane qui, selon son point de vue éclairé, « s’efforça de les débarrasser de leurs superstitions et de leur faire adopter les mœurs grecques »160. Il écrit sans détour que la nation juive est une nation « soumise à la superstition et ennemie des pratiques religieuses »161, appliquant au judaïsme la caractéristique fondamentale des cultes qui ne correspondent pas aux modèles imposés par la religion traditionnelle. Pour Tacite, le judaïsme est sans ambiguïté du domaine de la barbarie. Apulée de Madaure parle des « Juifs superstitieux » 162 (Iudaeos superstitiosos) comme si les deux mots n’allaient pas l’un sans l’autre et sans doute Fronton songe-t-il aux Juifs lorsqu’il évoque des « superstitieux » qui attendent « l’étoile à la vue de laquelle ils rompent le jeûne »163. « Superstitio » est demeuré le terme technique pour désigner les mœurs juives dans le langage du droit romain comme le montre son emploi par le juriste Ulpien à propos de la permission accordée par Septime Sévère et Caracalla « à ceux qui adoptent la superstition juive » (qui Iudaicam superstitionem sequuntur) de briguer les charges de leur cité avec une exemption circonscrivant leur droit aux obligations « qui n’offensent pas leur superstition » (qui superstitionem eorum non laederent)164. Au début du IIIe siècle, le droit romain ne reconnaissait donc pas l’observance des rites juifs comme constitutive d’une pratique religieuse, au sens où les Romains entendaient ce terme, mais cantonnait cette attitude dans la superstition. Les droits religieux reconnus aux Juifs par Jules César et Auguste devaient certainement autant aux circonstances difficiles des guerres civiles, dans lesquelles les Juifs surent apporter à temps leur soutien aux deux hommes, qu’au caractère national de leur religion. Le judaïsme restait fondamentalement inassimilable et la perte de l’existence nationale juive ne fit que renforcer le sentiment que les croyances et les pratiques juives étaient à ranger dans la catégorie des superstitions. Les observances juives suscitaient mépris et ironie. Elles semblaient engendrer une discipline contraire à la raison et des comportements ridicules, comme le repos sabbatique, particulièrement moqué par les païens, ou bien encore le respect des prescriptions alimentaires et de la circoncision165. Aucune de ces pratiques ne correspondait au ritualisme rationnel qui engendrait et animait la religion gréco-romaine. L’origine 160 161 162 163 164 165

Tacite, Hist. V, 8, 2. Ibid. V, 13, 1. Apulée, Flor. 6. Fronton, Ep. ad M. Caesarem et Invicem 2, 9 ; voir M. Stern, GLAJJ, T2, n° 341 (p. 176). Dig. L, 2, 3. Textes réunis dans L. H. Feldman et M. Reinhold, Jewish Life and Thought, p. 366-381 ; voir L. H. Feldman, Jew and Gentile, p. 153-170.

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orientale du christianisme se définissant à partir du judaïsme, il entrait inévitablement dans la catégorie des superstitions. Même après s’être plus nettement séparés du tronc juif, les chrétiens ne pouvaient totalement rejeter l’évidence historique que la foi qui les animait, accomplissement des espérances juives, s’était répandue à partir de la Palestine166. La rapide expansion du christianisme dans les contrées orientales de l’Empire n’a fait que renforcer son image de superstition étrangère à Rome et dans les régions les plus romanisées.

2.2.3.2 La diffusion du christianisme dans le monde gréco-romain La signification péjorative que le mot « superstitio » revêt durant la période impériale, particulièrement à partir du IIe siècle, est liée à une prise de conscience du danger que le succès des cultes étrangers, particulièrement ceux d’origine orientale, faisait peser sur les mentalités romaines. Il est particulièrement intéressant de noter que cette évolution sémantique est pour la première fois repérable dans l’emploi que Pline, Tacite et Suétone font du mot pour désigner le christianisme167. Pour Pline, c’est « une superstition déraisonnable et sans mesure » (superstitionem pravam, immodicam) qu’il compare à une maladie contagieuse (superstitionis istius contagio)168 ; pour Tacite, c’est une « exécrable superstition » (exitiabilis superstitio) en provenance de Judée169 et pour Suétone, il s’agit d’une « superstition nouvelle et maléfique » (superstitionis novae ac maleficae)170. Pline, qui est des trois auteurs celui le plus attaché au sens traditionnel du mot, attire l’attention de l’empereur auquel il s’adresse sur l’impétuosité spirituelle des chrétiens qui vivent leur foi hors des normes établies par la tradition, tandis que Tacite et Suétone s’emploient à souligner la provenance étrangère du christianisme, soit en précisant clairement son origine géographique (la Judée), soit en le réduisant au rang des innovations religieuses, son absence d’attaches avec toute coutume ancestrale le disqualifiant comme religion. Pline et Tacite témoignent également de la vitalité avec laquelle le christianisme se répand, une expansion qui représente pour ces deux auteurs une atteinte aux valeurs traditionnelles. Pline ne peut cacher à l’empereur l’ampleur des conversions dans la province qu’il administre. C’est d’ailleurs « à cause du nombre des 166

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Aristide, Apol. 2, 6-8 ; Justin, 1Apol. 45, 2-5 ; 49, 5 ; Méliton de Sardes dans Eusèbe, HE IV, 26, 7 ; Tertullien, Apol. 21, 1-26 ; Origène, CC I, 62-63 ; VI, 79. D. Grodzynski, « Superstitio », p. 47-48. Pline, Ep. X, 96, 9. La superstition est souvent comparée à une maladie contagieuse, par exemple, Tite-Live, Hist. rom. IV, 30, 9 ; XXV, 1, 11 ; XXXIX, 9, 1 ; pour les manichéens, Mos. et rom. leg. coll. 15, 3, 8. Pour les chrétiens, voir encore infra p. 270-272. Tacite, Ann. XV, 44, 3. Suétone, Néron 16, 3. Voir R. L. Wilken, « The Christians », p. 104-110.

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accusés », parmi lesquels se trouvaient des citoyens romains171, qu’il se décide à prendre l’avis de Trajan : Il y a une foule de personnes de tout âge, de toute condition, des deux sexes aussi, qui sont ou seront mises en péril. Ce n’est pas seulement à travers les villes, mais aussi à travers les villages et les campagnes que s’est répandue la contagion de cette superstition ; je crois pourtant qu’il est possible de l’enrayer et de la guérir.172

Les chrétiens sont des gens contaminés par une « folie » (amentiae), principalement caractérisée par un culte exclusif qui conduit ceux qui l’observent à un « entêtement » (pertinaciam) et une « obstination inflexible » (inflexibilem obstinationem), ces traits révélant une disposition d’esprit propre aux superstitieux qui sont prisonniers de leurs conceptions irrationnelles173. La vitalité du christianisme à Rome apparaît sous la plume de Tacite dans l’emploi du verbe erumpo qui associe l’idée d’un jaillissement ou d’une explosion à la propagation de la foi chrétienne. L’historien doit aussi constater que les adeptes de cette superstition étrangère constituaient une « multitude immense » (multitudo ingens) 174. Les préoccupations moralistes de Tacite se manifestent à l’occasion de cette description du christianisme à Rome. Il intègre le christianisme parmi les religions étrangères qui déferlaient dans la capitale de l’Empire à son époque, considérant l’Urbs comme le réceptacle de « tout ce qu’il y a d’affreux ou de honteux dans le monde ». Il est évident que Tacite, que son rang sénatorial place en première ligne pour la défense des valeurs traditionnelles, estime que le déferlement des influences étrangères, ici caractérisé par le christianisme, représente un danger pour l’intégrité morale de ses concitoyens. Le fameux reproche de « haine contre le genre humain » (odio humani generis) que Tacite énonce contre les chrétiens est en grande partie déterminé par la conscience qu’il avait, au même titre que Pline, de leur exclusivisme spirituel et cultuel. L’irrationalité de leur foi les amenait à refuser et bien plus à critiquer ouvertement un grand nombre des valeurs constitutives de la civilisation gréco-romaine, qui fournissaient aux membres de l’Empire, particulièrement aux citoyens éclairés, de solides critères de réflexion et 171 172 173

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Pline, Ep. X, 96, 4. Ibid. X, 96, 9. Ibid. X, 96, 3-4. Comparer avec Plutarque, De sup. 7-8 où le superstitieux est présenté comme un être entêté et inconsolable. Voir aussi Mos. et rom. leg. coll. 15, 3, 6 pour les manichéens. L’obstination devint un grief antichrétien commun puisqu’on le retrouve dénoncé par Tertullien, Ad nat. I, 18, 1 ; 19, 1. Il apparaît dans Ac. Martyrs Scil. 14. L’opiniâtreté des chrétiens est aussi dénoncée par Galien, De puls. diff. 3, 3 (ici par comparaison péjorative) et Porphyre (Augustin, CD XIX, 23, 1), ainsi que dans le rescrit de Maximin Daïa (Eusèbe, HE IX, 1, 4-5). Voir encore Lactance, Div. inst. V, 11, 15 ; Apulée, Met. IX, 14, 4. Tacite, Ann. XV, 44, 3-4.

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d’existence175. Le fonds grossier de la superstition chrétienne rend celle-ci incapable de s’exprimer dans les cadres établis de la civilisation, principalement ceux de la religion, et engendre des comportements qui maintiennent ses adeptes en marge du monde romanisé. C’est évidemment le regard que porte Tacite sur les autres cultes orientaux et de façon plus particulière sur le culte et les croyances juives au sein desquels il insère le christianisme. L’organisation communautaire des chrétiens, indépendante des structures religieuses traditionnelles, devait éveiller les suspicions. Les collèges (collegia) servaient souvent de cadre à la célébration des cultes étrangers et l’« ecclesia » chrétienne, vue de l’extérieure, ne différait guère des autres associations religieuses176. Cette identification apparaît surtout dans le monde grec. Lucien perçoit les chrétiens comme les membres d’un thiase, c’est-à-dire d’une confrérie religieuse réunissant à titre privé les dévots d’une divinité dont le culte n’était pas assuré par les pouvoirs publics, généralement parce qu’elle était étrangère. L’adoration en commun que permettait ce type d’associations avait pour effet de créer entre leurs membres des liens de solidarité privilégiés unissant souvent citoyens et étrangers177. Dans les cités grecques et hellénistiques, ces thiases étaient surveillés par les autorités locales car il semblait important que les dévotions observées par leurs affiliés ne portassent pas atteinte à la religion poliade et aux bonnes mœurs. A l’époque classique, les Athéniens se montrèrent très sévères à l’égard des individus qui s’étaient rendus coupables d’avoir introduit des dieux étrangers dans la cité par l’intermédiaire de ce genre d’associations, telles la prêtresse Ninos, accusée « d’initier au culte de dieux étrangers »178 et la courtisane Phryné de Thespies, accusée d’avoir réuni des « thiases illégaux » pour célébrer le culte d’Isodaitès179. Elles furent toutes les deux condamnées à mort (Phryné échappa finalement à la sentence). Le souci était d’autant plus réel que le contenu cultuel de ces associations, corporatives ou familiales, pouvait être secret, seulement accessible aux initiés et ainsi constituer des refuges mystiques menaçant l’ordre politique et social, à l’image des thiases les plus fameux,

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Selon L. F. Janssen, « 'Superstitio' and the Persecution of the Christians », VCh 33 (1979), p. 146-152, la haine du genre humain est l’expression d’une opposition aux valeurs positives de l’humanitas romaine. R. L. Wilken, « The Christians », p. 110-119 ; Christians, p. 41-44 ; W. O. McCready, « Ekklēsia and Voluntary Associations » dans Voluntary Associations in the Graeco-Roman World. Ed. J. S. Kloppenborg and S. G. Wilson, Londres, 1996, p. 59-73. Sur l’importance de la vie associative dans le monde grec et son rôle pour l’introduction des étrangers et de leurs rites, voir M.-F. Baslez, L’étranger dans la Grèce antique, Paris, 1984, p. 331-352. Josèphe, CAp. II, 267. Hypéride, Pour Phryné, (éd. Müller, Oratores attici, T2, fgt 210, p. 426).

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ceux de Dionysos180. Nous avons déjà vu Lucien qualifier Pérégrinus de « prophète »181, ce qui, étant donné l’estime qu’il porte à tous ceux qui prétendent à l’exercice de ce genre de don spirituel182, a pour effet de déprécier ses aptitudes religieuses, de surcroît dans le contexte judéo-chrétien où le personnage est saisi. Il en parle aussi comme d’un « chef de thiase » (èéáóÜñ÷çò)183 pour préciser le rang qu’il occupait dans l’assemblée, sans doute celui de presbytre ou d’évêque. Pour le satiriste, l’assemblée chrétienne est un thiase consacré à l’adoration honteuse d’un dieu crucifié184. Il discerne chez les croyants les liens privilégiés qui se forgent, à partir des croyances et des rites partagés, entre les différents membres de ce type de confrérie : « Leur premier législateur leur a persuadé qu’ils étaient tous frères »185. La scrupuleuse fidélité des chrétiens aux préceptes de leur « sophiste crucifié » les conduit à développer un sentiment d’unité qui se manifeste principalement dans le partage des biens, une disposition charitable que Pérégrinus, selon Lucien, a su habilement exploiter. Il parle de « mystères » (ôåëåôxí)186 pour désigner l’enseignement du dieu que les chrétiens vénèrent, identifiant ainsi son culte à un rite secret de la même nature que les mystères grecs. Nul doute que Lucien a été conduit à opérer ce rapprochement à cause du caractère initiatique du christianisme et de son rituel symbolique tournant autour du baptême et du repas du Seigneur. Lucien qualifie les Ecritures de « discours sacrés » (ëüãïé jåñïr), les assimilant ici aux livres remplis de formules liturgiques dont le décryptage devait conduire les mystagogues à percer le secret du salut et à parvenir à une sagesse supérieure187. Un autre trait invitait Lucien à faire cet amalgame entre église et thiase mystérique : l’espérance de la survie après la mort. Cette espérance était assurément l’une des principales motivations qui conduisaient un individu à se faire initier aux cultes à mystères, puisqu’il n’appartenait pas à la religion civique de se prononcer sur cette question188. Or Lucien remarque qu’elle est au centre de la foi chrétienne : « Ces malheureux sont avant tout convaincus qu’ils sont immortels et qu’ils vivront éternellement »189. Le satiriste soumet donc l’assemblée chrétienne à une analyse typiquement grecque. A ce titre, le thiase lui paraît comme la structure la plus évidente dans laquelle, du fait de son 180 181 182

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M.-L. Freyburger-Galland dans Sectes religieuses, p. 61-67. Lucien, De mort. Per. 11. Tel Alexandre d’Abonotique qu’il dénonce comme « faux prophète » dans l’ouvrage qui lui est consacré ; voir aussi Deor. conc. 12. Lucien, De mort. Per. 11. Ibid. 11 et 13. Ibid. Ibid. 11. Ibid. A.-J. Festugière, L’idéal religieux des Grecs et l’Evangile, Paris, 21981, p. 127-128. M.-L. Freyburger-Galland dans Sectes religieuses, p. 33-38 et 71-73. Lucien, De mort. Per. 13.

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origine étrangère et de son caractère sectaire, le christianisme pouvait s’organiser. Le même vocabulaire se retrouve chez Celse qui présente les témoins de la résurrection comme des membres du thiase de Jésus190. Cela résonne d’une façon péjorative chez cet auteur tellement attaché aux formes traditionnelles du culte des dieux, d’autant plus qu’il compare ailleurs les chrétiens à des mystagogues et leur culte à des initiations191. Il reproche à la foi chrétienne de ne reposer sur aucun fondement solide et de s’exprimer en dehors de toute tradition reçue. Pour lui, une doctrine qui ne répond pas aux normes de la raison et qui refuse tout encadrement raisonné ne peut que conduire ses adhérents à l’erreur et, pour illustrer son propos, il compare sans hésiter les chrétiens à ceux qui croient sans raison aux prêtres mendiants de Cybèle et aux devins, aux dévots de Mithra et de Sabazios, à tout ce qu’on peut rencontrer, apparitions d’Hécate, d’un autre ou d’autres démons.192

Les chrétiens ont donc leur place aux côtés des cultes exotiques et extatiques, cultes délétères qui ne satisfont que les âmes de basse culture toujours en passe de se faire berner par leur mirage irrationnel, comme Apulée le dénonçait à propos des cérémonies de la déesse syrienne. Celse fustige « la manière dont se font les divinations en Phénicie et en Palestine »193. Il critique d’abord le contenu de la prédication des prophètes dont le but est de terroriser pour mieux s’affirmer comme détenteur du message salvateur et révèle ensuite l’emploi de dialectes locaux pour impressionner les auditeurs : A ces outrecuidances ils ajoutent aussitôt des termes inconnus, incohérents, totalement obscurs, dont aucun homme raisonnable ne saurait découvrir la signification tant ils sont dépourvus de clarté et de sens, mais qui fournissent en toute occasion à n’importe quel sot ou charlatan le prétexte de se les approprier dans le sens qu’il désire.194

Là encore, Celse cherche à mettre les chrétiens en parallèle avec les prophètes orientaux toujours assimilés à des charlatans par les intellectuels et par la loi. Il se vante d’ailleurs d’avoir démasqué quelques uns de ces « pseudo-prophètes » en leur faisant avouer que les termes qu’ils proféraient n’avaient aucun sens195. 190 191 192 193 194 195

Origène, CC II, 70 ; III, 22. Ibid. IV, 10 ; III, 59 ; VI, 24. Ibid. I, 9 ; voir III, 16 où Celse compare l’initiation chrétienne « aux rites des Corybantes ». Ibid. VII, 9. Ibid. Ibid. VII, 11.

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Lucien de Samosate, aussi attaché que Celse à dénoncer le charlatanisme de ce genre de prédication, rapporte qu’Alexandre d’Abonotique, dans son délire prophétique, mêlait aux noms d’Apollon et d’Esculape des mots inintelligibles que le satiriste croyait être de l’hébreu ou du phénicien196. L’utilisation d’un langage incompréhensible faisait partie de l’arsenal de la superstition. Plutarque écrit que les superstitions déforment la langue commune « avec des mots étranges et des formules barbares, au point de déshonorer et offenser la dignité ancestrale et sacrée de notre piété »197. L’expression de convictions religieuses en langue étrangère, sous forme rituelle ou extatique, ne faisait que renforcer la défiance à l’égard des cultes étrangers en alimentant le mystère qui les entourait déjà. L’atteinte à la tradition nationale n’en paraissait que plus flagrante.

2.2.4 La nouveauté du christianisme Le christianisme était considéré comme une religion nouvelle dans le monde gréco-romain. Or, même si les chrétiens, du fait de la vocation universelle de leur doctrine, se sont très tôt compris comme une expression spirituelle originale, ce concept péjoratif de nouveauté appliqué au christianisme ne peut se comprendre d’une façon complètement isolée et être étudié pour lui-même. Aborder la question sous cet angle tronque l’analyse d’une partie de sa problématique dans la mesure où l’innovation religieuse ne se comprend bien dans la mentalité antique qu’en relation avec les religions étrangères. La primauté de la tradition était une donnée tellement importante chez les Grecs et les Romains qu’ils concevaient naturellement une grande défiance à l’égard de tout ce qui était nouveau198. La nouveauté était toujours apparentée à la subversion, comme le suggère le sens attaché à des mots comme íåùôåñéóìüò (-ôÞò) ou íåùôåñïðïéÀá (-ðïéüò) chez les Grecs et res novae ou res novare chez les Romains. Les uns et les autres se sont continuellement montrés réticents à la pénétration de divinités étrangères dans la communauté civique, en grande partie parce que l’apparition de dieux inconnus semblait porter atteinte à la tradition nationale. A Athènes, le cas le plus connu fut bien entendu celui de Socrate que son acte d’accusation rendait « coupable de corrompre les jeunes gens, de ne pas croire aux dieux auxquels croit la cité et 196 197 198

Lucien, Alex. 13. Plutarque, De sup. 3. Cette inquiétude face à la nouveauté ne concernait pas que le domaine religieux. Nous pouvons ici citer comme exemple de répression politique contre la nouveauté l’édit censorial de 92 av. J.-C. qui réagit contre la « nouvelle forme d’enseignement » des rhéteurs et « les innovations contraires à la coutume et aux usages des anciens », ceux-ci ayant fixé le contenu de l’instruction que les jeunes gens devaient recevoir et que la rhétorique semblait mettre en péril ; texte de l’édit chez Suétone, Gramm. et rhet. 25, 1 et Aulu-Gelle, NA XV, 11, 2.

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de leur substituer des divinités nouvelles »199. Cette relation étroite entre nouveauté et extranéité du culte est également repérable dans le procès intenté à Phryné de Thespies parce qu’elle avait « introduit un dieu nouveau » dans la cité200. Athènes éprouva le souci permanent de se protéger des cultes étrangers, assimilés à des innovations religieuses, sans doute à l’aide d’une loi spécifique201. L’état d’esprit était identique à Rome où, pendant longtemps, la tradition nationale constitua le rempart naturel contre lequel se heurtèrent les nouveautés religieuses avant que des mesures légales ne soient prises pendant le règne de Marc Aurèle pour limiter plus efficacement l’influence des superstitions étrangères202. Répondant à l’intense besoin de régénération nationale, la restauration augustéenne de la religion puisa ses forces de renouvellement dans le mos maiorum et les modèles classiques grecs depuis longtemps intégrés dans la tradition romaine203. L’impulsion négative donnée par Auguste envers les religions étrangères –qui ne pénétrèrent pas (à l’exception d’Isis) le pomoerium avant le IIIe siècle–204 est exprimée de façon emblématique par Suétone : « A l’égard des cultes étrangers, s’il marqua le plus grand respect pour ceux qui étaient consacrés par le temps, il méprisa les autres »205. Cette opposition entre tradition et rite étranger apparaît comme l’expression d’une caractéristique fondamentale de la religion romaine à laquelle restèrent fidèles les successeurs d’Auguste et que le syncrétisme du IIIe siècle n’entama pas206. Adorer un dieu étranger, c’était adorer un dieu nouveau et l’adoption d’un rite inconnu constituait une menace pour l’intégrité de la communauté civique et l’ordre public207. Tite-Live souligne la relation négative qui existait entre nouveauté et caractère étranger dans les récits où il traite de l’introduction de rites inédits et des répressions que cela a provoqué : lors de la sécheresse de 423 av. J.-C., les superstitions étrangères se 199

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Platon, Apol. 24b ; voir aussi Eutyphron 3b où Socrate relate l’accusation portée contre lui par Mélètos : « Il dit que je suis un faiseur de dieux et, sous prétexte que je fais de nouveaux dieux et que je ne crois pas aux anciens, il m’a intenté une action publique… Eutyphron : … c’est comme innovateur au sujet des choses divines qu’il t’a intenté cette action… ». Hypéride, Pour Phryné (éd. Müller, Oratores attici, T2, fgt 210, p. 426 [êáéíï™ èåï™] et fgt 217, p. 426-427 [îåíéêüò ôéò äáßìùí]). Sur l’existence d’une loi défendant l’introduction de nouvelles divinités à Athènes, voir E. Derenne, Les procès d’impiété intentés aux philosophes à Athènes au Vme et au IVme siècles avant J.-C., Liège-Paris, 1930, p. 224-236. Dig. XLVIII, 19, 30 ; Paul, Sent. V, 21, 2, cités supra p. 190-191. F. Altheim, A History of Roman Religion, Londres, 1938, p. 354-356 et 379-380. Ibid., p. 446-448. Suétone, Aug. 93, 1. Même avec le règne des Sévères et l’attrait plus prononcé à cette période pour les cultes orientaux, rien ne corrompt les formes traditionnelles de la religion romaine, voir F. Altheim, A History of Roman Religion, p. 455-465. Cicéron, De leg. II, 8, 19 ; 10, 25 ; Paul, Sent. V, 21, 2 ; Dion Cassius, Hist. rom. LII, 36, 2. Dans le portrait que Martial, Epigr. I, 39 dresse du citoyen romain convenable, il est stipulé que celui-ci ne devait pas avoir « de dieu inconnu ».

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propagèrent à Rome par l’intermédiaire de « nouveaux rites » introduits dans les maisons208 ; l’édit du préteur promulgué en 213 av. J.-C. pour interdire la diffusion de pratiques non-romaines défendait à tous les citoyens de sacrifier « suivant un rite nouveau ou étranger »209 ; le caractère subversif des Bacchanales tenait au fait que le culte vénérable de Bacchus avait été perverti par les innovations rituelles et initiatiques de la prêtresse Paculla Annia210 ; après la répression, le culte fut maintenu dans les lieux où un autel ou une statue y étaient consacrés de longue date et tout projet d’installation d’un nouveau culte dionysiaque devait être soumis au préteur urbain et au Sénat211. Nous retrouvons le même discrédit lié à la nouveauté dans l’édit antimanichéen de Dioclétien où il est stipulé que les dieux ayant d’avance déterminé le bien et le vrai, « la vieille religion ne devait pas être critiquée par une nouvelle » car « c’est en effet un très grand crime de remettre en question des points qui, établis et arrêtés une bonne fois par les anciens, maintiennent et conservent leur forme et leur cours »212. Les manichéens sont accusés de dresser « contre les religions plus anciennes des sectes toutes nouvelles et inconnues »213. Issu du monde juif, le christianisme fut la victime de cette critique de nouveauté dès qu’il pénétra le monde gréco-romain. On la trouve pour la première fois exprimée sous la plume de Luc dans le récit de l’intervention des épicuriens et des stoïciens d’Athènes qui font le lien entre les « divinités étrangères » (îÝíùí äáéìïíßùí) et la « nouvelle doctrine » (êáéíÞ äéäá÷Þ) annoncées par Paul214. Lors de la persécution de Lyon, les chrétiens furent également accusés par la population locale d’introduire « un culte étranger et nouveau » (îÝíçí êár êáéíxí èñwóêåßáí)215. Le christianisme était toujours l’objet de ce rapport dépréciatif au début du IVe siècle. Eusèbe fait part des réserves que beaucoup entretenaient encore à l’égard d’une doctrine jugée « nouvelle et étrangère » (íÝáí êár îÝíçí)216. Arnobe se fait directement l’écho des griefs de ses contemporains : On néglige les dieux et dans les temples il n’y a presque plus personne ; les cérémonies antiques sont tournées en dérision et les rites les plus anciens des cultes 208 209 210 211

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Tite-Live, Hist. rom. IV, 30, 9. Ibid. XXV, 1, 12. Ibid. XXXIX, 13, 9. Ibid. XXXIX, 18, 8-9. Ces dispositions du Sénat transmises par Tite-Live trouvent une intéressante confirmation épigraphique dans la table de Cigala (CIL I, 581). Mos. et rom. leg. coll. 15, 3, 2. Ibid. 15, 3, 3 ; voir aussi 3, 4 et 7 où la nouveauté et le caractère insolite du manichéisme sont encore relevés. Ac 17, 18-19. Eusèbe, HE V, 1, 63. Ibid. I, 2, 1 ; 4, 1. 15.

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d’autrefois ont été supplantés par les superstitions des religions nouvelles ; c’est justice si le genre humain est accablé par tant de misères et de détresses, torturé par tant d’épreuves et de tribulations.217 Car ce que vous avez l’habitude de nous objecter, c’est-à-dire que notre religion est nouvelle, qu’elle est née il y a seulement un petit nombre de jours et que nous n’aurions pas dû abandonner l’antique religion de nos pères pour passer à des rites barbares et étrangers, cela est avancé sans aucune raison.218

L’opposition entre tradition et culte étranger se trouve encore exprimée dans la harangue que la Vie de Constantin place dans la bouche de Licinius au moment où celui-ci exhorte son plus proche entourage à considérer l’aspect religieux de l’affrontement final qu’il s’apprête à engager contre Constantin. La scène se passe dans un bois sacré où Licinius vient d’accomplir des sacrifices et d’allumer des cierges en l’honneur des dieux représentés par de multiples images dispersées dans la végétation : Amis et compagnons, voici les dieux de la patrie que nous adorons comme les ont honorés nos ancêtres dès l’origine. Celui qui est à la tête de l’armée se tenant en face de nous a trahi la coutume des ancêtres et a choisi l’opinion athée, errant jusqu’à s’attacher à un dieu étranger dont le honteux étendard déshonore ses troupes. Lui confiant ses armes, il ne se dirige pas tant contre nous que contre les dieux qu’il a abandonnés. L’occasion favorable qui se présente convaincra lequel de nous s’égare dans son jugement et décidera entre nos dieux et celui que la partie adverse honore. Ou notre victoire apportera la preuve que nos dieux sont de vrais sauveurs et de vrais défenseurs, ou bien le dieu de Constantin, dont on ignore l’origine, dominera les nôtres, qui sont jusque-là beaucoup plus et ont l’avantage du fait de leur grand nombre ; à l’avenir, nul ne sera dans le doute quant au dieu qu’il conviendra d’adorer, mais passera du côté du plus puissant et lui attribuera le prix de la victoire. Et si cet étranger, aujourd’hui objet de nos moqueries, se montre le plus fort, rien ne fera obstacle à ce que nous le reconnaissions et l’honorions et à ce que nous faisions un long adieu à ceux pour lesquels nous aurons vainement allumé des cierges. Mais si les nôtres triomphent, comme on ne peut en douter, nous déclarerons la guerre aux athées à la suite de la victoire.219

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Arnobe, Adv. nat. I, 24. Ibid. II, 66. Les propos d’Arnobe sont l’écho des dispositions antichrétiennes du début du IVe siècle chargées, à l’image de la politique générale des tétrarques, de « réformer toutes choses selon les lois anciennes et la règle des Romains » en endiguant l’influence des chrétiens qui « avaient abandonné la religion de leurs ancêtres » (Lactance, De mort. pers. 34, 1 ; Eusèbe, HE VIII, 17, 6). Eusèbe, Vita Const. II, 5, 2-4.

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Bien qu’Eusèbe affirme détenir le contenu de ce discours grâce au témoignage direct de plusieurs personnes qui avaient assisté à la cérémonie220, on ne peut douter qu’il soit là restitué en conformité avec le modèle politico-religieux constantinien, tant il annonce la place prééminente du monothéisme d’inspiration chrétienne qui s’imposera dans tout l’Empire après la victoire sur Licinius. Mais même si la prose en est arrangée, on peut tenir pour assuré que cette tirade reflète le type de reproches que les païens adressaient aux chrétiens dans la première moitié du IVe siècle dans la mesure où elle contient les mêmes idées polémiques évoquées par Arnobe. L’extranéité du Dieu chrétien y est volontairement mise en contraste avec les dieux de la tradition, depuis toujours considérés comme les garants du salut national221. Deux cent cinquante ans après son apparition, le christianisme était plus que jamais en butte à ce reproche de nouveauté et sa pérennité s’explique par la conviction partagée par les Grecs et les Romains que l’adoption d’un culte étranger représentait toujours une trahison à l’égard de la patrie. Délaisser les cultes nationaux revenait à renier la coutume ancestrale et, par là, à volontairement s’extraire du continuum social et politique. La nouveauté était forcément séditieuse. Elle l’était d’autant plus dans le cas du christianisme dans la mesure où celui-ci ne bénéficiait pas d’une longue tradition religieuse. La foi chrétienne ne faisait pas que d’apparaître sur la scène religieuse romaine ; son origine même, indéfectiblement liée à la personne de Jésus de Nazareth, étant loin de se perdre dans les limbes du temps. Lorsque Tacite condamne l’extraction étrangère du christianisme, il le fait en relation avec la présentation de son initiateur qui, précise-t-il, a été condamné pendant la procuratèle de Ponce Pilate sous le règne de Tibère222, cet éclairage chronologique ayant pour but de dévaloriser le christianisme comme religion récente. Les propos de Tacite prennent dès lors un sens identique à ceux de son contemporain Suétone qui présente le christianisme comme une « superstition nouvelle et maléfique »223. Chez ces deux auteurs, la reconnaissance des origines juives du christianisme 220 221

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Ibid. II, 5, 5. Sur ce thème, voir infra p. 222-232. D’après le témoignage d’Ammien Marcellin, Hist. XXI, 10, 8, Julien reprocha vivement à Constantin sa politique innovatrice « en lui imputant d’avoir, en révolutionnaire, jeté le désordre (novatoris turbatorisque) dans les lois de jadis et dans les traditions anciennement reçues… ». Tacite, Ann. XV, 44, 3. Suétone, Néron 16, 3. Le constat de Tacite n’est donc pas dénué de tout caractère polémique, contrairement à ce que pense A. Casamassa, « L’accusa di "hesterni" e gli scrittori cristiani del II secolo », Ang 20 (1943), p. 184-185. Que les apologistes du IIe siècle aient entrepris la réfutation de cette accusation de façon systématique ne doit pas cacher la permanence de son expression. La remarque vaut aussi pour l’étude de D. Ramos-Lissón, « La novità cristiana e gli apologisti del II secolo », SROC 15 (1992), p. 15-24.

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n’a pas sauvé ce dernier du préjugé de nouveauté attaché aux religions étrangères, pour la raison logique qu’à l’époque où ils écrivaient, la doctrine existait depuis à peine cent ans, ce qui est quantité négligeable en matière de chronologie religieuse. Les chrétiens eux-mêmes devaient bien reconnaître que leur religion était récente, même dans le cadre de leur argumentation apologétique. L’apologiste Quadratus admet la nouveauté de sa foi puisque, pour en prouver l’origine divine, il fait référence au témoignage de personnes miraculées par Jésus qui étaient encore vivantes il y a peu224. Justin relève que l’on pouvait dresser comme une objection que le Christ était né cent cinquante ans plus tôt et qu’il avait donné son enseignement sous Ponce Pilate225. Tertullien convient sans mal que la foi chrétienne est récente et utilise, comme Tacite, les repères chronologiques de Tibère et Ponce Pilate pour dater son apparition226. Le reproche cinglait au temps d’Arnobe : « Votre religion, dit-on, n’existait pas il y a quatre cents ans »227 ; et l’apologiste se devait de reconnaître que les chrétiens avaient commencé à exister il y a à peu près trois cents ans228. La polémique antichrétienne s’est rapidement emparée de l’aspect récent du christianisme pour le disqualifier. Celse est trop heureux de relever que Jésus a enseigné « il y a bien peu d’années »229 et que c’est « hier ou avant-hier » qu’il a été crucifié230, ou bien encore que les chrétiens ont récemment déserté le judaïsme231 et qu’ils rendent « un culte excessif à celui qui vient d’apparaître »232 pour mieux mettre en lumière, par contraste, l’autorité des antiques traditions dont il défend la cause. Pour répondre à ce procès de nouveauté intenté aux chrétiens, les apologistes développèrent à leur profit la théorie des emprunts, déjà utilisée par les apologistes juifs, qui consistait à établir l’antériorité chronologique de Moïse et des prophètes par rapport aux grands auteurs classiques et d’établir ainsi que les premiers ont été les inspirateurs des seconds ; elle autorisait à considérer la sagesse des nations comme un plagiat de la sagesse biblique. Cette théorie fut très populaire chez les auteurs chrétiens233. Elle avait pour vertu de fournir au christianisme l’autorité liée à l’antiquité qui lui faisait 224 225 226

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Eusèbe, HE IV, 3, 2. Justin, 1Apol. 46, 1. Tertullien, Apol. 21, 1. 18. 24 ; voir aussi 5, 2. En 37, 4, il écrit : « Nous sommes d’hier… » et dans Ad nat. I, 7, 10 : « Nous avons près de deux cents ans d’âge » ; voir aussi 9, 4. Arnobe, Adv. nat. II, 71 ; voir II, 69 : « Mais notre nom est nouveau et la religion que nous suivons est née il y a un petit nombre de jours ». Ibid. I, 13 ; voir aussi Eusèbe, PE I, 1, 2. Origène, CC I, 26. Ibid. VI, 10. Ibid. II, 4. Ibid. VIII, 12. A. Casamassa, « L’accusa di "hesterni" », p. 192-193 ; G. Moorhead, « The Greeks, Pupils of the Hebrews », Prud 15 (1983), p. 3-12.

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défaut et en même temps la preuve qu’il n’était pas une doctrine de fraîche date234. Les représentants de la culture classique ne pouvaient concevoir un seul instant qu’une doctrine aussi peu en accord avec la rationalité grecque puisse en être la source. Celse connaissait le procédé utilisé par les apologistes pour faire dépendre la sagesse grecque des écrits bibliques et s’est employé à retourner l’argument contre les chrétiens235. pour cela, le platonicien ne s’est pas lancé, comme Tatien ou Théophile, dans de savants calculs chronologiques. Il s’est appuyé sur la conception, très répandue à son époque, d’un monothéisme primordial d’où découlait une sagesse universelle et auquel toutes les nations étaient théologiquement rattachées par le lien de leur tradition propre, le culte rendu aux dieux nationaux permettant d’exprimer une adoration qui était ultimement offerte au Dieu suprême236. Celse pensait que la « doctrine d’une haute antiquité » dont il concevait l’existence était conservée par les peuples les plus anciens et les plus sages, chacun d’entre eux étant le dépositaire d’une tradition propre remontant aux sources de cette vérité originelle237. Dès lors, il y a impiété à ne pas respecter les lois religieuses établies dans chaque région « dès l’origine » (dî Pñ÷yò) sous l’égide de leurs divinités tutélaires238. Celse n’incluait pas les Juifs parmi ces peuples anciens et prenait le contre-pied des affirmations chrétiennes en inversant le rapport d’influence : ce sont Moïse et les prophètes qui ont plagié les coutumes anciennes, les poètes grecs et Platon et ils l’ont souvent fait maladroitement, si bien que leurs écrits, bien loin de la sagesse des Anciens, sont remplis de balivernes239. Les chrétiens, privés de lois traditionnelles240, se sont inscrits 234

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Tatien, Oratio 35 et 40 ; Théophile, Ad Autol. III, 1. 4. 16. 29 ; Tertullien, Apol. 19, 1-8 (1*10*) et 47, 1-5. 9 ; Ad nat. II, 2, 5 ; Ps.-Justin, Cohor. 9 ; Lactance, Div. inst. I, 23, 1-5 ; IV, 5, 4-8 (sur l’emploi de l’argument chronologique chez Lactance, voir P. Monat, Lactance et la Bible. Une propédeutique latine à la lecture de la Bible dans l’Occident constantinien, Paris, 1982, p. 46-51) ; Eusèbe, PE X, 9-14. Cette intention apologétique n’était pas absente du travail chronologique de Jules Africain d’après les fgts 10 et 22 (éd. Routh, T2, p. 245 et 276-278). C. Andresen, Logos und Nomos. Die Polemik des Kelsos wider das Christentum, Berlin, 1955, p. 345-372 défend l’hypothèse selon laquelle Celse répondrait à Justin, par l’intermédiaire duquel il aurait pris connaissance de l’utilisation chrétienne de la théorie des emprunts. Mais cette dépendance est contestée par G. T. Burke, « Celsus and Justin : Carl Andresen Revisited », ZNW 76 (1985), p. 107-116. A. J. Droge, Homer or Moses ?, p. 78-81. Origène, CC I, 14. 16 ; VI, 80. Ibid. V, 25. Ibid. VI, 7. 49-50 (récit des origines tiré des comédiens) ; I, 19-21 et IV, 41 (Noé tiré de Deucalion et récit du déluge inspiré de la doctrine des embrasements périodiques et de nations sages comme l’Egypte) ; IV, 21 (récit de la tour de Babel tiré du mythe des Aloïdes ; Sodome et Gomorrhe tiré du mythe de Phaéton) ; V, 41 (adoration d’un dieu unique inspirée de l’exemple des Perses ; circoncision et interdits alimentaires empruntés aux Egyptiens). Ibid. V, 33.

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dans la même logique d’emprunt que les Juifs pour constituer leur doctrine. Celse ne doute pas que Jésus se soit servi des maximes de Platon comme modèles, ce qui fait de son enseignement une « contrefaçon » (ðáñÜêïõóìá) des « paroles inspirées » du maître241. D’une façon plus large, bien des points de la doctrine chrétienne sont des opinions mal comprises depuis longtemps enseignées par les barbares ou par les Grecs, ces dernier représentant les meilleurs interprètes des anciennes traditions242. Il est évident que, pour Celse, rien ne devait battre en brèche la supériorité de la sagesse des nations et plus particulièrement de celle exprimée au sein de la culture hellénique. C’est en raison de leur position de dépendance que le philosophe accuse les chrétiens de forger « les déformations de l’antique tradition »243 et juge que la morale chrétienne « est banale et, par rapport aux autres philosophes, n’enseigne rien de vénérable ni de neuf »244. Mais le plagiat est si maladroit que les chrétiens se distinguent surtout par un particularisme sécessionniste qui fonde la nouveauté de leur doctrine. Ils se rendent coupables d’innovation (êáéíïôïìßáò), tant par rapport à la matrice juive qu’ils ont quittée245 que par rapport à la culture grecque dont ils récusent les valeurs fondamentales246. L’une des glorieuses caractéristiques que Celse reconnaît à Platon était justement qu’il n’innovait pas lorsqu’il s’agissait de réfléchir sur la façon de saisir Dieu parce qu’en cette matière, il adoptait une démarche rationnelle tout à fait conforme à la pensée antique247. Suivant lui-même ce modèle d’étude cohérent pour déduire les formes particulières de l’intervention divine dans le monde, il affirme : « Je ne dis rien de nouveau, mais des choses depuis longtemps admises »248. Toute réflexion théologique et religieuse devant ainsi être en accord avec la tradition antique, Celse renvoie les chrétiens « aux poètes inspirés, aux sages, aux philosophes » afin qu’ils ne manquent pas « de guides anciens et de saints personnages », à commencer par Platon, pour 241

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Ibid. VI, 15. 17 (humilité) ; VI, 16 (mépris des richesses) ; VII, 58 (ne pas répondre à l’injustice par l’injustice). Celse pensait également que la parole de Paul : « la sagesse de ce monde est folie devant Dieu » (1 Co 3, 19) était inspirée d’Héraclite (VI, 12). Ibid. I, 2 : IV, 11 (doctrine du jugement divin tirée de celle des déluges et des embrasements périodiques, forgée « pour avoir mal compris ce qu’on en dit chez les Grecs et les barbares ») ; VI, 23-24 (mystères chrétiens maladroitement empruntés aux mystères perses et cabires) ; VI, 42 (doctrine du diable et des démons tirée d’une déformation de Phérécyde, Héraclite et Homère) ; VI, 19 et VII, 28. 31 (doctrine du séjour céleste tirée des « hommes divins des anciens temps » et surtout de Platon) ; VII, 32 (doctrine de la résurrection tirée de celle de la métensomatose) ; VI, 71 (la notion de la nature spirituelle de Dieu n’est pas différente de celle, « parmi les Grecs », des stoïciens). Ibid. III, 14. Ibid. I, 4. Tertullien, Apol. 46, 2 témoigne du succès de cette remarque. Origène, CC III, 5 ; voir II, 5. Ainsi les chrétiens innovent-ils par rapport à l’adoration dont Jésus est l’objet alors que de multiples héros ou sages auraient été plus appropriés (ibid. VII, 53). Ibid. VI, 10. Ibid. IV, 14.

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apprendre une pure conception de l’Etre suprême auquel ils prétendent être si fermement attachés249. Le caractère unique du salut proclamé par le christianisme était intimement lié à sa manifestation historique en Jésus-Christ. L’association du salut à une personne (Jésus de Nazareth), à un lieu (la Judée) et à un temps (le règne de Tibère) si strictement définis imposait un cadre rigoureux à sa révélation qui paraissait à première vue difficilement conciliable avec la portée universelle qu’elle supposait, si bien que les chrétiens ont toujours eu le souci de justifier leur doctrine sur ce point en recourant à des thèmes comme la révélation de Dieu dans la nature, le rôle joué par la conscience, la patience de Dieu dans l’attente de l’accomplissement total de sa volonté ou la révélation partielle de Dieu chez les nations250. Celse et Porphyre, tous les deux acquis à la pluralité des moyens de salut, se sont évidemment emparés de la difficulté en posant le problème du temps du salut et de son apparente contradiction avec la prétention du christianisme à l’universalité. Nous venons de voir que pour Celse la doctrine de vérité qui mène à la connaissance de Dieu n’était accessible qu’au travers de l’interprétation correcte des témoignages anciens. Cette idée d’une vérité universelle saisissable par l’intermédiaire des différentes traditions religieuses et philosophiques rend inutile le recours à une révélation divine qui s’insérerait dans le temps et dans l’espace. Celse sait que les chrétiens admettaient une intervention spéciale de Dieu dans l’histoire des hommes pour se faire connaître à eux et les sauver. Mais l’incarnation lui apparaît comme une doctrine scandaleuse, notamment parce qu’elle implique une négation de l’omniscience et de l’omnipotence divines (Dieu ne sait-il pas ce qui se passe sur la terre et ne peut-il pas réformer les hommes par sa puissance ?)251 et une atteinte au désintéressement intrinsèque à la perfection divine252 ; également parce qu’elle établit un rapport illogique entre l’incommensurabilité de Dieu et les limites imposées par la matière253. A vrai dire, l’incarnation pose plus de problèmes qu’elle ne résout la question du lien entre connaissance de Dieu et salut des hommes254. Puisque tradition religieuse et philosophie sont les moyens naturels de la connaissance de Dieu, l’obtention du salut passe par le recours aux ressources morales et intellectuelles de l’homme : 249 250

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Ibid. VII, 41-42. Rm 1, 18-32 ; 2, 12-16 ; 3, 25-31 ; Ac 14, 15-17 ; 17, 24-31 ; Préd. Pierre fgt 3a et 8 ; Justin, 1Apol. 46, 1 (où l’apologiste dit prévenir la difficulté que l’on pourrait faire valoir contre les chrétiens en ce qui concerne le salut des générations antérieures à la venue du Christ) ; Ad Diogn. 1, 1 ; 9, 1-6. Origène, CC IV, 3. Ibid. IV, 6. Ibid. VI, 69. 72-75. Ibid. VI, 66. 68.

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Ce n’est pas pour lui que Dieu désire être connu, c’est pour notre salut qu’il veut nous donner connaissance de lui-même : pour que ceux qui la reçoivent, devenant vertueux, soient sauvés, ceux qui la refusent, manifestant leur malice, soient châtiés.

Comme un prolongement logique à l’exposé de la permanence et de l’universalité du salut suit immédiatement l’objection : Est-ce donc maintenant, après tant de siècles, que Dieu s’est souvenu de juger la vie des hommes, alors qu’auparavant il n’en avait cure ?255

Prétendre que le salut s’inscrit dans l’Histoire suppose une inconcevable rupture dans la possibilité d’acquérir la connaissance salvifique et Celse raille sur le même ton l’idée corollaire d’une manifestation du salut dans l’espace : Si Dieu, comme le Zeus de la comédie qui se réveille d’un long sommeil, voulait délivrer le genre humain de ses maux, pourquoi envoya-t-il cet esprit que vous dites dans un seul coin de la terre ? Il aurait fallu insuffler de la même manière un grand nombre de corps et les envoyer par toute la terre. Le poète comique, pour provoquer le rire au théâtre, écrit que Zeus à son réveil envoya Hermès aux Athéniens et aux Lacédémoniens. Et toi, ne crois-tu pas que le Fils de Dieu envoyé aux Juifs est une fiction plus dérisoire ?256

Parce qu’elle repose sur une manifestation corporelle et géographique dans le cadre d’un déroulement temporel précis, la conception historique du salut professée par les chrétiens limite les possibilités de la connaissance de Dieu et lui donne un caractère trop étriqué et trop définitif. Elle s’oppose à l’intemporalité de la doctrine de vérité vers laquelle religion et philosophie antiques tracent un accès. La même préoccupation polémique se retrouve sous la plume de Porphyre. Nous en avons déjà eu un aperçu lorsque nous avons étudié la façon dont Porphyre traitait la question de la relation du salut à la loi juive257. Le néoplatonicien, conformément à son habitude, se fonde directement sur le texte évangélique (ici Jn 1, 7 et 14, 6) pour mieux faire ressortir l’absurdité de la doctrine chrétienne et dans ce cas précis, pour critiquer l’apparente contradiction entre la prétention exclusive du christianisme au salut et l’apparition récente du Christ dans l’Histoire. Elle lui permet de poser le problème des âmes qui ont vécu avant le don de la Loi et la venue du Christ.

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Ibid. IV, 7. Ibid. VI, 78. Supra p. 160-161.

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Pour ne prendre que l’exemple du Latium, les dieux y étaient adorés avant même qu’ils ne soient honorés dans les temples d’Albe et de Rome : Que sont devenues ces innombrables âmes qui n’étaient coupables de rien si la venue de celui en qui il faut croire n’avait pas encore rendu service aux hommes. Comme Rome elle-même, le monde entier a aussi eu des temples pour célébrer les cérémonies religieuses … Que sont donc devenues les âmes des Romains et des Latins qui ont été privées de la grâce jusqu’au temps des Césars, le Christ n’étant pas encore venu ?258

Là encore, nous pouvons discerner l’idée que l’exclusivisme chrétien impose une solution trop restrictive pour obtenir le salut alors que les traditions locales, à l’exemple de celle du Latium, en ont de tout temps fourni la possibilité. Cette limite imposée par l’espace est assortie, comme chez Celse, d’une limite imposée par le temps, puisque les chrétiens affirment que la venue du Christ correspond à un accomplissement précis dans l’histoire du salut : « Quelle nécessité y a-t-il eu à ce qu’il vienne à la fin des temps et non avant que ne périsse une foule innombrable d’hommes ? »259. L’illogisme attaché à cette aporie, si flagrant pour des esprits formés au polythéisme, lui permit d’être très répandue au moment où les païens se mobilisèrent pour affronter le christianisme, comme en témoignent Arnobe et Eusèbe260, et cette diffusion est assurément liée à la participation de Porphyre à l’effort intellectuel qui accompagna la Grande Persécution. La propagation et la défense de la foi chrétienne ont toujours été accompagnées d’une sévère critique de la tradition classique. La proclamation de l’Evangile n’allait pas sans une radicale remise en cause des acquis religieux et philosophiques du monde gréco-romain. Or, cette remise en cause tendait à déstabiliser les assises spirituelles et culturelles sur lesquelles étaient édifiées les valeurs de la société antique. D’après Cicéron, la meilleure des constitutions politiques implique que « l’on conserve les rites de la famille et des ancêtres », ce qui, pour le philosophe, « revient (étant donné que les anciens sont ceux qui touchent de 258 259 260

Augustin, Ep. 102, 8 (éd. Harnack, fgt 81). Jérôme, Ep. 133, 9 (éd. Harnack, fgt 82). Arnobe, Adv. nat. II, 63 : « Mais, disent-ils, si Christ a été envoyé par Dieu dans le but de libérer les âmes malheureuses de la ruine de la destruction, qu’en est-il de ceux qui se sont rendus coupables les siècles précédents, qui ont été anéantis par leur condition d’être mortel avant sa propre venue ? » ; II, 74 : « Et pourquoi, dit-on, Dieu, Roi et Prince, a-t-il décidé, il y a un très petit nombre d’heures, comme on dit, de vous envoyer le Christ des hauteurs du ciel comme sauveur ? » ; II, 75 : « Pourquoi le Sauveur a-t-il été envoyé si tard ? » ; Eusèbe, HE I, 2, 17 : « Pourquoi donc n’a-t-il été prêché autrefois parmi toutes les nations et à tous les hommes, comme il l’est maintenant ? ».

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plus près aux dieux), à pratiquer la religion qui nous a été en quelque sorte remise par les dieux »261. Encore convenait-il de discerner ce qu’il y avait de meilleur dans la célébration des rites et Cicéron, pour connaître ce qui correspond à cette part excellente de la coutume, invite ses concitoyens à « tenir comme le mode le plus ancien et le plus proche de la divinité (antiquissimum et deo proximum) celui qui est le meilleur »262. L’excellence religieuse réside dans l’antiquité de la tradition et malgré les incertitudes engendrées par toutes les formes de scepticisme, l’avis des Anciens doit prévaloir : c’est le respect de la coutume qui fait la force de Rome et il n’est nul besoin de justification rationnelle pour l’observer263. Ainsi l’immuabilité de la tradition permettait aux Romains de puiser leur assurance aux racines de leur patrie. Le temps renforçait l’autorité de la pratique264 tandis que la répétition du geste rituel maintenait une profonde communion avec les valeurs léguées par les ancêtres dont l’exemplarité des comportements contribuait au renforcement de la morale civique. L’opinion de Cicéron correspondait si précisément à la conception traditionnelle qu’elle pouvait être employée contre les chrétiens, comme le montre l’argumentation du Cécilius de l’Octavius qui, face au caractère incertain des choses établi par la réflexion philosophique, juge préférable « d’accueillir l’enseignement des ancêtres, de pratiquer la religion traditionnelle, d’adorer les dieux qu’à l’école de ses parents on a appris à craindre avant de les connaître intimement, et, au lieu de prononcer un jugement sur la divinité, de se fier aux Anciens, qui, dans un âge encore inculte, à la naissance même du monde, méritèrent d’obtenir la faveur des dieux ou de les avoir pour rois ! »265. Il était difficile pour les chrétiens de faire valoir leur foi face à des gens convaincus que la vérité était fondée sur l’antiquité : « Mais vos observances religieuses précèdent la nôtre de beaucoup d’années et, pour cette raison, elles sont plus vraies parce que fortifiées par l’autorité du temps »266. Ce rapport qualitatif entre temps et vérité valait également pour la philosophie. A l’époque impériale, on ne faisait que réfléchir à l’intérieur des immenses édifices intellectuels que représentaient les principaux systèmes 261 262 263

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Cicéron, De leg. II, 8, 19 ; 11, 27. Ibid. II, 16, 40. Id., De nat. deor. I, 22, 61 ; III, 2, 5. Cicéron, spectateur malheureux de la décrépitude de la République, regrette que les hommes de sa génération ne se montrent pas fidèles à ce vers d’Ennius : « C’est grâce aux mœurs et aux hommes d’autrefois que Rome est debout » (cité et commenté en Rep. V, 1, 1-2 [= Augustin, CD II, 21, 3]). Cicéron, De div. I, 7, 12 : « Or il n’est rien que la longueur du temps ne puisse réaliser et atteindre lorsque la mémoire recueille les faits et qu’il y a transmission des souvenirs » ; I, 49, 109 : « Le temps apporte en toute chose, quand l’observation a été longue, un incroyable savoir » ; voir aussi sur ce thème I, 14, 25. Minucius Felix, Oct. 6, 1 ; voir 7, 1 et 8, 1 où Cécilius accuse les chrétiens « de désagréger ou d’affaiblir notre religion si ancienne, si utile, si salutaire ! ». Arnobe, Adv. nat. II, 72.

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philosophiques ; on les inventoriait, avec plus ou moins d’originalité, sans oser introduire dans ces vénérables cadres de pensée le moindre petit changement267. En réfutant la pensée de gnostiques romains, Plotin a abordé des thèmes trahissant l’attitude que les philosophes de son Ecole pouvaient adopter à l’égard du christianisme268. Porphyre nous apprend que ces gnostiques avaient bâti leur doctrine à partir « de la philosophie ancienne » et d’ouvrages apocalyptiques attribués à d’anciens personnages comme Zoroastre. Plotin les accusait de tromper leurs auditeurs parce qu’ils n’avaient pas bien compris Platon et il consacra plusieurs de ses cours à la réfutation de leur enseignement269. Il apparaît clairement que le néoplatonicien jugeait irrespectueuse l’attitude des gnostiques envers l’hellénisme. Parlant de leur enseignement, il affirme : « Ce sont des mots vides de sens, qu’ils emploient pour se faire une doctrine à eux. Ce sont des inventions de gens qui ne s’attachent pas à l’antique culture hellénique ». Ils utilisent bien des éléments de la pensée de Platon, « mais dès qu’ils innovent, afin de se faire un système à eux, ils ne trouvent que des idées contraires à la vérité ». Cette distorsion doctrinale, due au fait que ses auteurs ne tiennent pas compte de la réflexion que les Grecs ont exercé avant eux, est inconvenante : « Ne dénigrons pas ces hommes divins ; recevons leurs idées avec bienveillance, parce qu’ils sont anciens… », et s’il faut critiquer leurs opinions, qu’on le fasse « avec bienveillance et philosophie » c’est-à-dire sans blâmer inconsidérément ce que les Anciens ont professé et dont « le mérite est estimé depuis si longtemps »270. Porphyre s’associa aux efforts de son maître en mettant ses compétences philologiques au service de la polémique. Il écrivit un ouvrage destiné à démontrer que le livre de Zoroastre utilisé par les gnostiques « était un apocryphe récent, fabriqué par les fondateurs de la secte, pour faire croire que les dogmes qu’ils voulaient soutenir étaient ceux de l’antique Zoroastre »271. En philosophie comme en religion, vérité rimait avec antiquité et ceci d’autant plus qu’au sein de la communauté universelle formée par l’hellénisme, la première s’employait souvent à justifier la seconde. En dévalorisant les coutumes ancestrales des païens, les chrétiens ne faisaient qu’accentuer l’aspect novateur de leur doctrine272. Les apologistes n’hésitèrent pas à mettre en opposition la raison à la tradition et à l’opinion des

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L. Jerphagnon, Histoire de la pensée, Paris, 1989, p. 229-230. Voir les principaux points doctrinaux dégagés par A. Meredith, « Porphyry and Julian », p. 1121-1122. Porphyre, Vita Plot. 16. Plotin, Enn. II, 9, 6. Porphyre, Vita Plot. 16. Sur l’antitraditionalisme religieux et philosophique des chrétiens, voir W. Kinzig, Novitas Christiana. Die Idee des Fortschritts in der Alten Kirche bis Eusebius, Göttingen, 1994, p. 186-198.

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Anciens273, quelquefois en employant des épithètes injuriant la mémoire religieuse274, à dénoncer la servitude imposée par la coutume275 et même à inviter à la fuir276 dans la mesure où les hommes « se transmettent de père en fils une doctrine d’erreur, un tissu d’insanités »277. Mais pour les Grecs et les Romains, la raison ne tenait pas au fait d’admettre le contenu de la tradition, mais de la perpétuer sous la forme sous laquelle leurs pères la leur léguait278. Pour les chrétiens, la tradition était symbole d’erreur et d’égarement et ils ne tenaient aucun compte de l’autorité dont le temps avait revêtu les coutumes fidèlement conservées par les générations ultérieures ; il fallait au contraire ne pas se laisser aveugler par cette illusoire garantie de vérité pour se tourner vers le vrai Dieu. Par conséquent, les chrétiens étaient accusés d’abandonner les coutumes ancestrales et, en rejetant ainsi les limites de la religion nationale, de se livrer à la superstition279. Aux yeux des Grecs et des Romains fidèles à leur religion, rien ne pouvait justifier cette désertion « quand chacun devrait vénérer l’héritage de ses pères, sans ébranler ce qui est immuable, et suivre pas à pas la piété des aïeux en s’y conformant, sans tomber dans une agitation désordonnée par un désir passionné d’innovation »280. Le regard que le christianisme posait sur lui-même et l’assurance qu’il avait d’apporter un souffle nouveau à l’humanité a aussi alimenté le grief de nouveauté dirigé contre lui. L’imminence de la fin des temps proclamée par Jésus et ses premiers disciples ayant tendance à se prolonger, le besoin de réfléchir sur la place du christianisme dans le monde se fit assez sérieusement ressentir pour prendre l’avantage sur l’enthousiasme eschatologique des origines. Au IIe siècle, la nécessité s’est en effet imposée aux chrétiens de se définir plus précisément par rapport aux autres groupes religieux que représentaient le judaïsme et l’hellénisme. Les adeptes de Jésus-Christ ne pouvaient plus se réclamer du judaïsme alors que l’apport majoritaires de 273

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Justin, 1Apol. 2, 1 ; Arnobe, Adv. nat. II, 67-73 ; Lactance, Div inst. II, 6, 7-7, 6 ; voir déjà Cicéron, De div. I, 3, 5. Minucius Felix, Oct. 20, 2-3. 5 où l’auteur évoque « l’Antiquité ignorante », dont les fables sont démenties par l’autorité de la raison, et présente les ancêtres des Romains comme « irréfléchis, crédules, avec leur naïve expérience ». Clément, Protr. 72, 3 ; voir aussi 89-90 ; 101, 1 ; 109, 1. 3. Ibid. 118, 1. La Cohortatio encourage les Grecs en ce sens en dénonçant « les erreurs des ancêtres » (1 et 35), « l’antique erreur de [leurs] pères » (11 et 35), « l’erreur transmise sans examen par [leurs] ancêtres » (14) et les invite à « renverser l’erreur de [leurs] ancêtres » (35). Théophile, Ad Autol. II, 34. Clément, Protr. 89, 1 : « Mais, dites-vous, il n’est pas raisonnable (ïšê å¡ëïãïí) de changer une habitude (hèïò) que nos pères nous ont transmise » ; voir aussi Minucius Felix, Oct. 24, 10. Tertullien, Ad nat. I, 10, 3 ; 11, 1. Eusèbe, PE IV, 1, 3.

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gentils dans l’Eglise et le rejet des Juifs chrétiens lors de la révolte de BarKosiba rendaient irréversible la rupture à propos de la messianité de Jésus et de l’actualité de la Loi. Ils ne pouvaient pas non plus se réclamer de l’hellénisme dans la mesure où leur monothéisme exclusif était étranger au monde grécoromain et absolument inconciliable avec le polythéisme traditionnel. Les chrétiens affirmèrent leur identité propre en développant le concept de « nouvelle alliance » qui permettait de conserver l’héritage spirituel des Ecritures juives tout en s’ouvrant aux nations. Prétendant constituer une voie originale entre le judaïsme et l’hellénisme, les chrétiens se démarquèrent de l’un et de l’autre en formant ce qu’ils appelaient un « nouveau peuple » et une « troisième race »281. Or cette façon de se définir contribua à alimenter le grief de nouveauté dirigé contre les chrétiens. L’expression « nouveau peuple » faisait partie de la terminologie spécifiquement chrétienne et a été uniquement utilisée à usage interne. Ce ne fut pas le cas de la « troisième race », car bien que la désignation soit d’origine chrétienne282, les païens s’en sont emparés pour se moquer des chrétiens. Tertullien dit que l’on appelait les chrétiens « troisième race »283 (tertium genus) et que le peuple criait dans le cirque : « Jusqu’à quand supporterons-nous cette troisième race ? »284. Quel sens les païens donnaient-ils à cette appellation ? Bien que Tertullien ironise sur l’ordre de l’apparition des nations qu’il convient d’établir pour affirmer que les chrétiens constituent en dernier lieu une race à part –il est impossible de savoir combien de peuples se sont succédés entre les Phrygiens, nation réputée la plus ancienne, et les chrétiens–, elle revêt avant tout une signification religieuse285. L’apologiste finit lui-même par l’avouer : « Mais c’est au regard de la religion, non de la nation, que nous passons pour la troisième espèce (tertium genus), de façon qu’il y a les Romains, les Juifs, puis les chrétiens »286. Cette qualification 281 282

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A. von Harnack, Mission, p. 259-281 ; W. Kinzig, Novitas Christiana, p. 141-186. La mention la plus ancienne de l’expression se trouve dans la Préd. Pierre, fgt 5 (=Clément, Strom. VI, 41, 6) : « Il a conclu avec nous une alliance nouvelle : celles qu’il avait passées avec les Grecs et avec les Juifs sont anciennes, mais nous, les chrétiens, nous l’adorons d’une manière nouvelle, comme une troisième race (ôñßôv ãÝíåé) ». Tertullien, Ad nat. I, 8, 1. Id., Scorp. 10, 10 : « Usque quo genus tertium ? ». C’est ce qu’a bien montré A. von Harnack, Mission, p. 281-289. Il n’y a pas lieu de suivre l’interprétation défendue par C. Mohrmann, « "Tertium genus". Les relations judaïsme, antiquité, christianisme reflétées dans la langue des chrétiens » dans Etudes sur le latin des chrétiens, T4 : Latin chrétien et latin médiéval, Rome, 1977, p. 195-196 qui voit dans l’expression « une allusion aux aberrations sexuelles qu’on leur prête » pour la raison que les eunuques étaient considérés comme formant un tertium genus (Pline, Hist. nat. XI, 263 ; Hist. Aug., Alex. Sévère 23, 7). Tertullien, le seul témoin de l’apposition de la qualification aux chrétiens par les païens, ne fait aucune relation entre cette dernière et les accusations d’ordre sexuel. D’autre part, les classifications de Pline et de l’Histoire Auguste appellent des nuances, voir W. Kinzig, Novitas Christiana, p. 167-168. A. von Harnack (p. 286) désapprouvait déjà cette interprétation. Tertullien, Ad nat. I, 8, 11.

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est une expression critique de l’originalité cultuelle des chrétiens qui adorent Dieu d’une façon différente des Romains et des Juifs et apparaît en cela comme le calque polémique de l’autodéfinition religieuse du christianisme. Mais employée par les adversaires du christianisme, elle servait à relever sa nouveauté plutôt que sa singularité spirituelle puisque du fait de sa position ultime, après les Romains et les Juifs, il se présente comme « novissimus »287. La récupération païenne du « tertium genus » montre que la prétention des chrétiens à constituer une voie religieuse originale et indépendante, si elle pouvait convaincre par son aspect inédit, était tout autant susceptible de fournir une objection à leurs ennemis. Sur ce point, le christianisme restait fragile face au monument de l’hellénisme car même détaché du judaïsme, il ne quittait pas la sphère barbare, une situation délicate dont les apologistes étaient conscients et qu’ils tentèrent néanmoins de faire jouer en leur faveur en se réclamant d’une sagesse, certes étrangère, mais d’un plus haut degré que celle des Grecs288. Cet angle d’approche pouvait être perçu positivement chez les Grecs289 mais prenait ouvertement le risque d’un conflit culturel. On le voit avec Celse qui récuse sans ambages l’originalité chrétienne justement parce qu’elle rompt radicalement avec la diversité harmonieuse des multiples traditions nationales. Le christianisme est privé de racines à cause de sa nature fondamentalement séparatiste290. Porphyre, tout aussi conscient du particularisme chrétien, interprète lui aussi la démarcation du christianisme par rapport au judaïsme et à l’hellénisme comme une absence d’attaches culturelles. Le néoplatonicien considérait la foi chrétienne comme le moteur d’une divergence idéologique conduisant une partie de la population de l’Empire à se séparer de la communauté culturelle dont elle était membre. Le sentiment que le chrétien est un dissident par rapport au bloc culturel unifié par l’hellénisme est exprimé dans la présentation du parcours croisé que Porphyre fait d’Ammonios Sakkas et d’Origène dans le troisième livre du Contre les chrétiens. Il y raconte en effet qu’Origène avait fréquenté à Alexandrie l’école d’Ammonios Sakkas et que cela avait grandement contribué à l’acquisition du grand savoir

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Ibid. I, 8, 10. Aristide, Apol. 2, 2-9 ; Justin, 1Apol. 7, 3 ; Méliton de Sardes dans Eusèbe, HE IV, 26, 7. Tatien est l’apologiste qui invoque le plus fièrement la sagesse barbare face aux Grecs : Oratio 1 ; 29 (où il parle des Ecritures comme d’« écrits barbares, plus anciens que les doctrines des Grecs ») ; 31 (où Moïse est présenté comme « l’initiateur de toute la sagesse barbare ») et 35 (où il proclame avoir « fait choix de notre philosophie barbare » et prêcher « les dogmes nouveaux des barbares »). Ce que montre l’exemple, certes plutôt isolé, du philosophe Nouménius d’Apamée qui considéra avec sérieux l’antiquité de Moïse et du peuple juif ; voir Clément, Strom. I, 150, 4 ; Origène, CC I, 15 (qui l’oppose sur ce point à Celse) ; IV, 51 ; Eusèbe, PE IX, 7-8 ; 11, 10. Origène, CC III, 5. 8. 9-10. 12. 14.

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philosophique qui avait fait sa réputation291. Il note toutefois que « pour la droite orientation de la vie » –il faut comprendre : une vie conforme aux valeur de la civilisation grecque– il a suivi un chemin contraire à celui de son maître pour se tourner vers une doctrine barbare : Ammonius en effet était chrétien, élevé par ses parents dans les doctrines chrétiennes ; mais quand il eut goûté de la raison et de la philosophie, aussitôt il se détourna vers un genre de vie (ðïëéôåßáí) conforme aux lois. Origène au contraire était grec, élevé dans les études grecques et il alla échouer sur l’audace barbare ; en s’y portant, il a trafiqué de soi-même et de sa capacité dans les études : dans sa conduite, il a vécu en chrétien, contrairement aux lois (ðáñáíüìùò) ; mais en ce qui regarde les opinions sur les choses et sur la divinité, il a hellénisé et transporté les opinions des Grecs aux fables étrangères.292

La comparaison des deux parcours est toute entière au bénéfice d’Ammonios Sakkas qui a conformé son existence aux lois, l’expression indiquant tout aussi bien le règlement rationnel permettant au sage de vivre en harmonie avec l’ordre cosmique que la loi politique chargée d’assurer le maintien de l’ordre établi. Porphyre affirme que le chrétien Origène ne reconnaissait pas l’autorité de ces lois alors qu’il leur était auparavant soumis. Il commet une erreur en faisant d’Origène un Grec d’origine puisque nous savons que, comme il le dit d’Ammonios, il était né dans une famille chrétienne. Cette méprise est essentiellement due à l’étendue du savoir philosophique qui participa à la renommée du docteur chrétien et dont il se fait l’écho par ailleurs293. Mais tandis qu’Ammonios a gagné son « droit de cité » (ðïëéôåßá) en se ralliant à l’hellénisme, Origène s’est rendu coupable de « violation des usages » (ðáñáíïìßá) en adoptant une doctrine étrangère. L’emploi des méthodes exégétiques grecques par Origène est interprété par Porphyre comme une tentative maladroite de justification doctrinale qui révèle en fin de compte, puisqu’il faut employer ses armes pour imposer ses propres points de vue, la supériorité intellectuelle de l’hellénisme. La pensée de Porphyre est encore repérable à l’arrière-plan de l’œuvre d’Eusèbe de Césarée. L’intention apologétique de la Préparation évangélique d’Eusèbe est en effet guidée par le souci de situer le christianisme dans le développement de l’histoire humaine en montrant que l’on peut déduire l’authenticité divine de son inspiration et sa plus grande ancienneté par rapport

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Origène semble confirmer la fréquentation de l’école philosophique d’Ammonios Sakkas dans l’une de ses lettres, voir Eusèbe, HE VI, 19, 13. Ibid. VI, 19, 7. Ibid. VI, 19, 5.

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aux autres religions, à commencer par la religion grecque294. Cet effort impressionnant répond en grande partie à la polémique antichrétienne développée par Porphyre, contre lequel Eusèbe semble constamment mobiliser ses ressources. Le premier livre de la Préparation évangélique s’ouvre sur le grief principal qu’un Grec de son époque pouvait formuler à l’encontre de la foi chrétienne et dans lequel on peut reconnaître la touche du néoplatonicien : De quel pardon seront-ils dignes, ceux qui se sont détournés des divinités que depuis toujours tous reconnaissent chez les Hellènes et les Barbares, dans les villes et les campagnes, dans toutes sortes de cultes, d’initiations et de mystères, aussi bien les rois, les législateurs ou les philosophes, et qui ensuite ont adopté dans le patrimoine des hommes ce qui était impie et athée ? A quel châtiment ne serait-il pas légitime de les livrer, ces hommes qui ont déserté les mœurs ancestrales pour se faire les zélateurs des fables étrangères et universellement décriées des Juifs ? Quoi ! N’est-ce pas le dernier degré de la perversité et de la versatilité que d’abandonner d’un cœur égal les institutions nationales pour adopter, avec une foi exempte de logique et d’examen, celles d’un peuple impie en guerre avec toutes les nations ? Et ne pas même s’en remettre au dieu lui-même qui est honoré chez les Juifs selon les traditions en usage chez eux, mais tracer pour eux-mêmes un sentier nouveau et solitaire qui ne respecte ni les traditions des Hellènes ni celles des Juifs ?295

Le fond de ce reproche est bien encore d’avoir fait sécession pour suivre une expression religieuse nouvelle. Ni Grecs ni Juifs, les chrétiens se distinguent par un culte sans tradition et donc sans authentique fondation spirituelle. C’est ce qui conduit Eusèbe à admettre que les fidèles adhèrent à une doctrine « qu’on pourrait appeler proprement le Christianisme, qui n’est ni l’Hellénisme ni le Judaïsme, mais une nouvelle et véridique science divine qui, par sa dénomination même, met en avant sa nouveauté »296.

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A. J. Droge, Homer or Moses ?, p. 168-193 ; voir aussi « The Apologetic Dimensions of the Ecclesiastical History » dans Eusebius, Christianity and Judaism. Ed. H. W. Attridge & G. Hata, Londres-New York-Cologne, 1992, p. 492-503. Eusèbe, PE I, 2, 3-4. U. Willamowitz-Mollendorff, « Eine Bruchstück aus der Schrift des Porphyrius gegen die Christen », ZNW 1 (1900), p. 101-105 attribue ce fragment à l’ouvrage antichrétien de Porphyre. A. von Harnack l’intègre dans son édition (éd. Harnack, fgt 1). L’hypothèse paraît plausible à J. Sirinelli, La préparation évangélique, T1, Paris, 1974, p. 224-226, mais pas à A. Meredith, « Porphyry and Julian », p. 1129. Eusèbe, PE I, 5, 12.

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2.2.5 Piété véritable et protection divine Les Romains avaient une haute estime de leur valeur morale. Ils se faisaient une gloire d’être en tout temps fidèles à l’accomplissement de tous les devoirs qu’impliquait la pietas, ce sentiment profond qui déterminait le citoyen à remplir ses obligations envers les dieux, les parents et la patrie. Ils s’enorgueillissaient aussi du respect de la foi jurée et de la loyauté qu’elle supposait dans les rapports que l’on entretenait avec Rome et avec ses citoyens. Les Romains se considéraient comme le peuple de la fides et concevaient une immense fierté de la confiance et de la droiture que ce concept était censé inspirer. En faisant correspondre la satisfaction des dieux à des rites précis, les obligations minutieuses prévues par le droit sacré avaient pour rôle d’assurer la constance des bonnes relations avec le monde divin, ce que les Anciens appelaient la « paix des dieux » (pax deorum). C’est la raison pour laquelle Rome a toujours été guidée par la certitude que les guerres qu’elle menait contre ses ennemis étaient des guerres justes (bellum iustum)297. On en était naturellement venu à expliquer l’établissement progressive de son hégémonie sur le monde méditerranéen par l’assentiment des dieux. Cicéron exprimait un sentiment largement partagé par ses concitoyens lorsqu’il écrivait ces lignes : Nous avons beau, pères conscrits, nous flatter au gré de nos désirs, ce n’est pas néanmoins par le nombre que nous avons surpassé les Espagnols, ni par la force les Gaulois, ni par l’habileté les Carthaginois, ni par les arts les Grecs, ni enfin par ce bon sens naturel et inné propre à cette race et à cette terre les Italiens eux-mêmes et les Latins, mais c’est par la piété et la religion, et aussi par cette sagesse exceptionnelle qui nous a fait percevoir que la puissance des dieux règle et gouverne tout, que nous l’avons emporté sur tous les peuples et toutes les nations.298

Tout dépendait en fait de la bonne volonté des Romains à se plier aux rituels commandés par la coutume. C’est bien ce que veut montrer Lucilius Balbus, le protagoniste stoïcien mis en scène par Cicéron dans son traité Sur la nature des dieux, qui commente de la manière suivante les différents exemples d’impiété qu’il vient d’énumérer et qui ont coûté cher à Rome : La mort de ces hommes peut faire comprendre que la république a grandi quand ses chefs remplissaient leurs obligations religieuses. Et si nous voulons comparer nos qualités propres avec celles des peuples étrangers, on trouvera que nous leur 297

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Sur la notion religieuse de la guerre juste, voir F. Altheim, A History of Roman Religion, p. 422-425. Cicéron, De resp. har. 9, 19.

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sommes égaux ou même inférieurs à tous autres égards, mais bien supérieurs dans la religion, c’est-à-dire le culte des dieux.299

La domination romaine se trouvait là justifiée par la supériorité des Romains dans le domaine religieux. Il est à remarquer que le Grec Polybe avait déjà reconnu cet avantage en écrivant que « la particularité la plus importante où se marque la supériorité de l’état romain réside dans les idées religieuses »300. Un autre personnage du livre de Cicéron, le grand pontife Aurélius Cotta, qui est acquis au scepticisme de Carnéade, est néanmoins convaincu que Romulus, en instituant les auspices, et Numa, les rites, ont posé les fondements de notre cité. Sans aucun doute, elle n’aurait jamais pu devenir aussi grande qu’elle l’est sans s’assurer la pleine faveur des dieux immortels.301

Et malgré les doutes qui animent Cotta sur la nature des dieux, et à travers lui, Cicéron lui-même, l’ouvrage s’achève sur l’idée que la cité est mieux défendue par la religion que par ses remparts302. Le destin de Rome était indissociable de sa religion. C’est pourquoi TiteLive semble convaincu que la dévastation infligée à Rome par les Gaulois en 390 av. J.-C. était due à la négligence des présages et au non-respect du droit par les ambassadeurs romains. Si Rome n’a pas disparu dans la tourmente, c’est parce que ses citoyens « châtiés par les dieux et par les hommes » ont été rendus à la religion par ces terribles événements. L’idée de ce lien entre les dieux et la destinée de Rome se trouve développée dans le discours que Camille prononce pour refuser le projet d’immigration à Véies, un exode que beaucoup estimaient inévitable à cause de la destruction presque entière de la Ville : rien ne doit autoriser cet abandon qui remettrait en cause la continuité des cultes civiques ; ce serait une impiété risquant d’entraîner pour de bon la ruine de Rome. La Ville a été choisie par les dieux et parmi les signes qu’ils lui ont envoyé pour signifier cette élection se trouve en premier lieu la découverte d’une tête d’homme sur le Capitole « où jadis … il fut prédit que serait la tête du monde et le centre de l’Empire »303. Ce plaidoyer exprime la conviction réaffirmée au début de l’époque impériale d’une liaison intime entre la piété des Romains et leur vocation à gouverner le monde. Au regard des succès qui permirent à Rome d’accroître sa puissance, nul doute pour Tite-Live, comme il l’exprime au travers de la harangue mise dans la bouche de Philippus, le vainqueur du Macédonien Persée, que « les dieux favorisaient en effet la piété 299 300 301 302 303

Id., De nat. deor. II, 3, 8. Polybe, Hist. VI, 56, 6. Cicéron, De nat. deor. III, 2, 5. Ibid. III, 40, 94. Tite-Live, Hist. rom. V, 51-54.

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et la bonne foi (pietati fideique), qui avaient permis au peuple romain de s’élever si haut »304. Cette profonde conviction se trouve à nouveau exprimée par Valère Maxime, qui insiste sur le rôle particulier qu’a joué l’observation méticuleuse du culte pour la conservation de la protection divine : Il n’est donc pas étonnant que l’extension et la sauvegarde de notre Empire aient profité, de la part de la bonté persévérante de ces dieux, d’une veille éternelle : il montre tant de scrupuleuse application à respecter même les moindres détails de la vie religieuse, puisqu’il faut bien reconnaître que jamais notre cité n’a perdu des yeux la pratique la plus minutieuse des cérémonies du culte.305

Il est intéressant de constater que cette conception était partagée par les représentants cultivés de l’élite provinciale, comme Plutarque. Le philosophe discernait en effet l’action des dieux dans la Fortune (Ôý÷ç) qui, d’après son analyse, présidait très nettement au destin de Rome : Mais l’heureux cours des événements, la grande vague qui souleva Rome jusqu’à un tel sommet de puissance et de grandeur montrent à l’évidence, si l’on réfléchit bien, que l’empire ne dut pas ses progrès aux bras ou aux ardeurs humaines, mais qu’une escorte divine où soufflait le vent de la Fortune accéléra sa marche.306

Le Syrien Hérodien, qui écrivait pendant la crise du IIIe siècle, partage également cette idée que le peuple romain, « à qui les dieux ont accordé la domination sans partage et la souveraineté sur l’univers »307, est toujours appelé à de hautes destinées. Le souci du maintien de la pax deorum se retrouve jusque dans la rédaction des édits impériaux des tétrarques, à une époque où la dévotion traditionnelle paraissait particulièrement nécessaire. La discipline prévue par le droit est considérée dans l’édit de Dioclétien et Maximien sur la réforme des mariages (295) comme un instrument efficace, approuvé par les dieux, servant à la conservation des mœurs : C’est ainsi que les dieux immortels resteront, comme ils l’ont toujours été, favorables au nom romain et apaisés, si nous veillons à ce que nos sujets mènent en tout une vie pieuse, religieuse, calme, et chaste … Nos lois ne gardent que ce qui est saint et vénérable et la majesté de Rome n’est montée si haut, grâce à la 304

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Ibid. XLIV, 1, 11. Le rapport étroit entre pietas et fides impliquant le châtiment des dieux en cas de non-respect de la parole donnée est exprimé en I, 21, 1. Valère Maxime, Fact. et dict. I, 1, 8. Plutarque, Fortune des Romains 11 ; comparer avec 5. S’adressant aux Romains, Aélius Aristide, En l’honneur de Rome 104 écrit, que « les dieux, regardant d’après eux, vous aident, dans leur bienveillance, à faire prospérer l’Empire et vous rendent durable son acquisition ». Hérodien, Hist. II, 8, 4.

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protection de tous les dieux, que parce que ses lois ont toujours été empreintes d’une piété sage et d’une religieuse pudeur.308

Le prologue de l’Edit du Maximum (301), promulgué pour limiter les prix et le montant des salaires afin de faire face à la crise économique, défend la même vision des choses. Les tétrarques y adressent leurs remerciements à la Fortune et aux dieux immortels « en souvenir des guerres que nous avons conduites avec bonheur » et, en considération de ces bénédictions, ils affirment comme relevant de la responsabilité de l’autorité impériale de perpétuer une paix si durement acquise, « comme l’exigent le bien public, la dignité et la majesté de Rome ». Les tétrarques se présentent comme les garants de cette tranquillité accordée par les dieux : Nous qui, par la faveur généreuse des divinités, avons réussi dans le passé à faire cesser les pillages éhontés des nations barbares par la destruction de ces peuples mêmes, nous voulons donc qu’un tel repos, assuré pour l’éternité, soit protégé par de justes et légitimes moyens de défense.309

La foi en la providence des dieux exercée au bénéfice de Rome était un élément essentiel de la conscience commune des membres de l’Empire. Personne ne devait douter que la religion était l’instrument de la grandeur de Rome. Sa force politique le prouvait. L’établissement de leur hégémonie sur les peuples étrangers conduisit les Romains à revêtir ce bénéfice providentiel d’une nature exclusive. Nulle autre nation ne pouvait prétendre à la même protection divine et la défaite militaire des peuples ennemis apportait la confirmation de la supériorité religieuse de Rome. C’est ce que Cicéron affirmait à propos de la conquête de Jérusalem par Pompée en 64 av. J.-C. en établissant une comparaison éloquente entre la superstitio barbara des Juifs et la religio romana. Entre l’une et l’autre, il y avait le fossé de la civilisation : Chaque peuple a sa religion, Lélius, comme nous avons la nôtre. Quand Jérusalem était encore puissante, et que les Juifs étaient encore en paix avec nous, l’exercice de leur religion n’en était pas moins incompatible avec l’éclat de notre Empire, la majesté de notre nom, les institutions de nos ancêtres. A plus forte raison aujourd’hui, puisque cette nation a manifesté, les armes à la main, ses sentiments

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Code Grég. 5, 2, 1. 6. Edit du Maximum, prol. (éd. M. Giacchero, p.134 ; trad. d’ A. Chastagnol, Le Bas-Empire, Paris, 31991, p. 179).

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pour notre Empire ; elle a fait voir combien elle était chère aux dieux immortels, puisque la voilà vaincue, adjugée aux fermiers de l’impôt, asservie.310

On ne saurait mieux affirmer la liaison de la faiblesse politique des Juifs avec leur faiblesse religieuse. L’Alexandrin Apion reprit le même genre d’argument pour discréditer la religion juive : La preuve, à l’en croire, que nos lois ne sont pas justes, et que nous n’adorons pas Dieu comme il faut, c’est que nous ne sommes pas les maîtres, mais bien plutôt les esclaves tantôt d’un peuple, tantôt d’un autre, et que notre cité éprouva des infortunes…311

Le grammairien visait à établir l’infériorité du judaïsme par rapport à l’hellénisme. Les nationalistes alexandrins se réclamaient en effet de la communauté des hellènes et ne manquaient pas d’en louer les valeurs, la reconnaissance de leur statut juridique dépendant de leur qualité de « Grec d’Alexandrie ». Cette façon de présenter l’inefficacité de la religion juive renvoyait celle-ci dans le monde barbare, ce qui, dans le domaine politique, privait les Juifs de toute prétention politique à Alexandrie. Tacite reflète un état d’esprit identique à celui de Cicéron et d’Apion en écrivant que lorsque les Assyriens, les Mèdes et les Perses dominaient l’Orient, « les Juifs furent, parmi leurs esclaves, le peuple le plus méprisé »312. Ce ne sont que les circonstances politiques d’un contexte international favorable qui leur permirent d’acquérir leur indépendance et l’instabilité de la monarchie fortuitement mise en place à cette occasion démontre par elle-même la faiblesse de cette nation. En plus d’exercer leur pouvoir de façon tyrannique, les rois « favorisaient la superstition, parce que la dignité sacerdotale qu’ils assumaient étayait leur puissance »313, allusion à l’association inédite de la grande prêtrise au titre royal par la dynastie hasmonéenne. Pour Tacite, les rois juifs développèrent les mêmes instincts de gouvernement que Moïse qui, pour mieux perpétuer son autorité, « institua des rites nouveaux et contraires à ceux des autres mortels »314. Celse se gausse de la prétention des Juifs de jouir « de la faveur et de l’amour de Dieu à un plus haut degré que les autres », notamment en recevant une terre comme un don de sa part, alors que leur situation politique

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Cicéron, Flacc. 28, 69. En 28, 68, il parle du judaïsme comme de la religion d’un peuple ennemi (religionem et Iudaeorum et hostium). Voir aussi De prov. consul. 5, 10 où les Juifs et les Syriens sont qualifiés de « races nées pour l’esclavage » (nationibus natis servituti). Josèphe, CAp. II, 125. Tacite, Hist. V, 8, 2. Ibid. V, 8, 3. Ibid. V, 4, 1.

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montre à l’évidence le contraire : « …nous voyons assez quel traitement ils ont mérité eux et leur pays »315. Tous mettent en relation la position subordonnée du peuple juif avec sa manière de gérer les choses religieuses. Plusieurs auteurs considéraient d’ailleurs que l’incompétence militaire des Juifs était en grande partie due à leur superstition. L’historien Agatharchide de Cnide relate que le Lagide Ptolémée Ier Sôter put facilement s’emparer de Jérusalem (en 320 ou 302 av. J.-C.) parce que les habitants persévérèrent à observer le sabbat au lieu de se consacrer à la défense de la ville, ce qui établit à ses yeux, sur le plan légal, que « leur loi comportait une sotte coutume » et sur le plan religieux « qu’il ne faut recourir aux visions des songes et aux superstitions traditionnelles (ðáñáäåäïìÝíçí ›ðüíïéáí) concernant la divinité, que lorsque les raisonnements humains nous laissent en détresse dans des circonstances critiques »316. Plutarque conclut à partir de ce même événement, où les Juifs restèrent « comme liés ensemble par leur superstition dans un même filet », que « la divinité est espoir de valeur, non excuse de lâcheté »317. Il est certain que le respect scrupuleux du sabbat devait entraîner ce genre de difficulté, c’est la raison pour laquelle les Juifs éprouvèrent le besoin d’adapter sa pratique avec les nécessités de la guerre318. Tacite rejoint l’analyse religieuse d’Agatharchide à propos de l’attitude attentiste des Juifs dans l’épreuve imposée par les affrontements militaires. Ce n’est pas leur scrupule lié au sabbat qui lui inspire des considérations de même nature, mais leur refus obstiné de réagir devant les manifestations évidentes de la volonté divine. L’historien juge la nation juive « adonnée à la superstition » et « ennemie des pratiques religieuses » parce que lors du siège fatal de 70, elle s’interdit formellement de conjurer « par des sacrifices et des vœux » les prodiges signalant la défaveur des dieux à son égard. Alors que la perte de Jérusalem était scellée, la plus grande partie du peuple continuait de croire à son profit que, conformément aux prophéties contenues dans les livres sacrés, les maîtres du monde surgiraient de Judée319. Les Juifs ont donc commis la double erreur de ne pas avoir entrepris de cérémonie expiatoire pour rétablir la bienveillance divine, conformément au modèle de la procuration des prodiges (procuratio prodigiorum) prévu par le droit sacré romain, et d’être restés attachés, passionnément et sans discernement, à une prophétie qui révélait en réalité la

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Origène, CC V, 41. Josèphe, CAp. I, 209-211 ; en AJ XII, 5-6, Josèphe dit qu’Agatharchide relate ce fait pour reprocher aux Juifs leur superstition. Plutarque, De sup. 8. M. Stern, GLAJJ, T1, p. 510-511. Tacite, Hist. V, 13, 1-5.

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domination universelle de Rome320. Le manque de sens religieux a causé la perte de la nation juive. Cette position hors du cadre de la civilisation était également perçue sur le plan individuel. Une personne qui se convertissait au judaïsme se mettait en retrait du monde commun. Tacite constate amèrement que « le mépris des dieux » et « le reniement de leur patrie » sont inculqués à ces transfuges321. Et Juvénal se plaint sur le même ton de les voir conduits « à dédaigner les lois de Rome » et à prendre leurs distances avec « ceux qui ont un autre culte »322. Les deux auteurs s’en prennent ici à l’exclusivisme dévastateur dérivé de la foi monothéiste, cause directe de la marginalisation religieuse et sociale des Juifs dans la cité antique, mais aussi des chrétiens. Il y avait peu à faire pour que le constat d’incapacité religieuse dressé pour les Juifs soit également appliqué aux chrétiens. Leur prétention à l’élection divine et à être les seuls à adorer convenablement cadrait tout aussi mal que pour les Juifs avec leur situation dans l’Empire. Celse relève le décalage entre la manière arrogante avec laquelle ils dénoncent l’inefficacité des dieux, considérés comme des idoles, et les tracasseries dont ils sont actuellement les victimes, leur Dieu ne semblant pas se mettre plus en peine pour eux qu’il ne l’a fait pour les Juifs : Les Chrétiens disent : voici que je me tiens devant le statue de Zeus, d’Apollon ou de quelque autre dieu, je l’injurie et le frappe, et il ne se venge pas de moi. Ne vois-tu donc pas, mon brave, qu’on se dresse devant ton démon, que non seulement on l’injurie, mais encore on le bannit de toute la terre et toute la mer ; et toi, comme une statue qui lui est consacrée, on te lie, on te traîne au supplice et on te crucifie. Et le démon ou, comme tu dis, le Fils de Dieu ne se venge de personne323 … Tu ne vas certes pas dire que si les Romains, convaincus par toi, négligeaient leurs rites habituels de piété envers les dieux et les hommes pour mieux invoquer ton Très-Haut ou qui tu voudras, il descendrait combattre pour eux et qu’il ne leur faudrait pas d’autre force que la sienne. Jadis, le même dieu promettait à ses dévots cela et même bien davantage, comme vous-mêmes en convenez, et voyez les services qu’il a rendus soit à eux soit à vous-mêmes ! Eux, loin de dominer toute la terre, n’ont plus ni feu ni lieu ; de vous, ce qui reste à errer en cachette, on le traque pour le conduire à la mort.324

Celse pousse son argumentation jusqu’à affirmer que si l’empereur venait à se convertir au christianisme, son pouvoir en serait tellement affaibli qu’il finirait par être prisonnier325. Le contraste entre ce manque de réaction du Dieu 320 321 322 323

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Supra p. 125. Tacite, Hist. V, 5, 2. Juvénal, Sat. XIV, 100. 103. Origène, CC VIII, 38-39 ; voir aussi VIII, 41 où Celse relève, dans le même esprit, que les persécuteurs du Christ n’ont subi aucun châtiment après avoir perpétré leur crime. Ibid. VIII, 69. Ibid. VIII, 71.

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chrétien et la grandeur du nom romain devint rapidement un argument choc pour contrer la propagande chrétienne. Avant même que Celse ne le récupère au profit de la polémique antichrétienne, les chrétiens du IIe siècle avaient déjà été confrontés à ce thème des persécutions malgré la foi en un Dieu secourable, puisque Justin dut le prendre en compte dans son Apologie326. Clément d’Alexandrie devait également consacrer une partie de son quatrième Stromate pour répondre à ce même type d’objection : Oui, dit-on, si Dieu prend soin de vous, pourquoi êtes-vous persécutés et mis à mort ? Vous a-t-il voués à cela ? … Mais pourquoi n’êtes-vous pas secourus quand on vous persécute, dit-on ?327

Ces interrogations sur l’absence de secours providentiel rencontraient de véritables échos dans la pensée populaire. Le spectacle d’une violente persécution pouvait imposer la supériorité des dieux de la cité et de l’Empire comme un constat de bon sens. Parmi ceux qui assistèrent au martyre des chrétiens de Lyon, beaucoup réagirent par la moquerie, « exaltant en même temps leurs idoles à qui ils attribuaient les châtiments de ces gens-là », tandis que d’autres reprochèrent aux fidèles leur obstination en disant : « Où est leur dieu et à quoi leur a servi le culte qu’ils ont préféré à leur propre vie ? »328 La réflexion était assez répandue pour que Tertullien ne puisse éviter de l’aborder dans sa défense du christianisme : Cependant, puisque l’autorité du nom romain intervient tout spécialement ici, je ne veux pas éviter le débat qu’on fait naître en prétendant que c’est en récompense de leur religion très zélée que les Romains ont été élevés et établis au faîte d’une grandeur telle qu’ils sont devenus les maîtres de la terre ; que la meilleure preuve de l’existence des dieux, c’est que ceux-là sont les plus florissants qui rendent le plus d’hommages aux dieux.329

La polémique du Cécilius de l’Octavius est plus précisément développée en fonction de l’intelligence que les Romains avaient de leurs propres performances religieuses et de la faiblesse du Dieu juif, incapable de veiller sur son peuple : Au fait, d’où vient-il, qui est-il et où réside-t-il, ce dieu unique, solitaire, abandonné à lui-même, que ne connaissent ni peuples libres, ni royaumes, ni à coup sûr la religion romaine ? Seule la misérable communauté juive vénère elle 326 327 328 329

Justin, 2Apol. 5, 1. Clément, Strom. IV, 78, 1 ; 80, 1. Eusèbe, HE V, 1, 60. Tertullien, Apol. 25, 2 (voir 41, 2) ; voir Ad nat. II, 17, 1-2 ; Minucius Felix, Oct. 6, 2-7, 6.

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aussi un dieu unique, mais au grand jour, mais avec des temples, des autels, des victimes et des cérémonies ; d’ailleurs il est à ce point dépourvu de force et de pouvoir qu’il est prisonnier des Romains avec son propre peuple.330

Du fait du lien reconnu entre christianisme et judaïsme, la réflexion de Cécilius aboutit inévitablement à l’idée que ce mystérieux Dieu unique, dont l’adoration ne cadre pas avec les rites romains, ne protège pas les chrétiens mieux qu’il a protégé les Juifs. L’Octavius développe le trait polémique de l’adoration maladroite des chrétiens en l’appliquant directement aux difficiles conditions d’existence des sectateurs de ce dieu improbable qui sont complaisamment décrits comme de pauvres hères. Leur Dieu ne fait rien pour répondre à l’indigence de ses adorateurs, bien au contraire, il « l’admet, ferme les yeux, il ne veut pas ou ne peut pas venir en aide aux siens, tant il est impuissant ou injuste ! »331. Ce sont là les critiques coutumières du scepticisme face à l’absence des effets de la Providence à l’égard des rudesses de la vie. Mais Cécilius les complète par une charge visant encore plus directement les chrétiens dans laquelle apparaît l’idée de la supériorité qualitative de l’adoration romaine : Mais je laisse de côté les maux communs à tous les hommes. Vous voilà aux prises avec les menaces, les supplices, les tortures, et les croix qu’il ne s’agit plus d’adorer mais de subir, et même les flammes que vous prédisez et que vous redoutez : où est-il, ce dieu capable de secourir ceux qui reviennent à la vie, mais non ceux qui sont en vie ? Ne voit-on pas les Romains, sans l’aide de votre dieu, commander et régner, exploiter l’univers entier et vous dicter leur loi ?332

La forme de la rétorsion de Cyprien aux attaques proférées contre les chrétiens par Démétrianus montre que l’évêque de Carthage faisait tout pour contrer la certitude religieuse des païens qui voyaient les chrétiens se faire massacrer. Il refuse de laisser s’imposer la croyance que le vrai Dieu n’a aucune sollicitude pour ses adorateurs. Pour Cyprien, nul doute que tous ces fléaux qui s’abattent sur l’Empire, attribués à l’impiété des chrétiens, sont la manifestation, non seulement de la colère céleste à l’égard des nombreux péchés commis par les païens endurcis, mais aussi de la vengeance divine à l’égard des persécuteurs. Il prend à témoin tous les événements récents entraînant la ruine de l’Empire (destruction des richesses, épuisement des légions, dépopulation des villes) pour étayer sa théorie. Il lui apparaît clairement que le Ciel répond aux souffrances infligées aux chrétiens par l’envoi de terribles calamités333. Mais 330 331 332 333

Ibid. 10, 3-4. Ibid. 12, 2. Ibid. 12, 4-5. Cyprien, Ad Dem. 17.

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cette vision des choses prêtait le flanc à contestation : « Mais comment, s’écrie-t-on, le chrétien serait-il vengé par ces fléaux, puisqu’ils l’atteignent comme les autres ? »334 Cyprien réplique à cela que les maux d’ici-bas prennent un sens particulier pour les chrétiens. Ils n’attribuent pas la même valeur aux choses de la vie que ceux qui placent leur espérance dans le monde. Les chrétiens sont soutenus par leur foi et leur espérance et ne sont nullement ébranlés par les malheurs qui atteignent la communauté des hommes. Il ne faut donc pas que leurs adversaires se méprennent sur leur apparente faiblesse : Ne vous laissez pas séduire par cette impuissante et vaine domination infligée aux justes en ce monde puisque dans le champ, même dans les terrains entretenus et fertiles, dominent l’ivraie et la mauvaise herbe. Ne dites pas que ces calamités surgissent parce que nous n’adorons pas vos dieux, mais sachez au contraire que c’est la colère de Dieu, que c’est le jugement de Dieu qui, s’il n’est pas reconnu par ses bienfaits, sera peut-être reconnu par ses brutalités.335

Cette farouche volonté de ne rien concéder à l’exploitation antichrétienne du silence de Dieu révèle l’omniprésence de cette pensée, renforcée par la persécution, que les dieux romains dominent le Dieu des chrétiens. On peut mesurer la portée efficace de ce trait polémique dans la conscience des chrétiens au travers de la rédaction, contemporaine de l’Ad Demetrianum, du traité Sur la mort. Cyprien tenta par cet écrit de rassurer les âmes troublées par les maux qui atteignaient indistinctement les chrétiens et les païens, et particulièrement ceux suscités par une terrible épidémie de peste qui frappait l’Afrique à ce moment-là336. Il invite pour cela les fidèles à considérer les biens meilleurs attachés à l’espérance chrétienne parfaitement révélés à l’heure de la mort. Preuve en est que le silence de Dieu dans l’infortune, habilement relevé et utilisé par les opposants au christianisme, créait le trouble dans les esprits. Arnobe doit encore répondre à ce genre d’argument contradictoire au début du IVe siècle : Pourquoi donc, … si vous servez le Dieu tout-puissant, et si vous vous confiez en lui au sujet de votre salut et de votre conservation, pourquoi supporte-t-il que vous ayez à souffrir tant de persécutions et à subir toutes sortes de châtiments et de supplices ?337

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Ibid. 18 ; comparer avec Pass. Pionius 10, 8 où un assistant répond au rappel fait par le martyr, pour prouver la force de sa foi, de la constance qu’il avait montré pendant la famine : « Tu as souffert de la famine tout comme nous ». Cyprien, Ad Dem. 23. Id., De mort. 8. Sur cette épidémie, voir infra p. 239-240. Arnobe, Adv. nat II, 76.

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Et Lactance signale à son tour l’objection désormais coutumière : Pourquoi ce Dieu unique, et puissant, en qui tu reconnais le maître des choses, et le Seigneur de tous les hommes, supporte-t-il cela sans venger ni protéger ses fidèles ? Pourquoi enfin ceux qui ne l’adorent pas sont-ils riches, puissants, bienheureux, reçoivent-ils les honneurs et le pouvoir suprême et tiennent-ils même ses fidèles sous leur domination et leur pouvoir ?338

L’argumentation classique, inspirée du stoïcisme, utilisée par Arnobe et Lactance pour justifier l’existence de la Providence malgré les épreuves rencontrées par le juste et le sage ne doit pas faire croire que ces deux intellectuels se soient livrés sur ce thème à un exercice d’école. Si l’on considère, au-delà de la formation rhétorique et philosophique de ces deux auteurs, le contexte de persécution dans lequel ils ont rédigé ces lignes, il apparaît clairement que cet argument des vexations efficacement infligées à ceux qui se considéraient comme les seuls véritables adorateurs du Dieu unique et omnipotent avait une portée non négligeable auprès de la population gréco-romaine. L’exclusivisme chrétien était discrédité de la même manière que l’exclusivisme juif. Leur identité de nature faisait que la critique était appliquée selon les mêmes modalités au premier qu’au deuxième. L’abaissement des chrétiens, comme celui des Juifs, était interprété comme un signe de défaveur divine. Bien que les apologistes chrétiens aient affiché une certaine assurance à propos de la dimension exemplaire du martyre, en ce qu’il était susceptible d’interpeller les consciences, les persécutions antichrétiennes ont certainement aussi conforté les tenants des cultes traditionnels dans leur foi en la protection spécialement accordée par les dieux à l’Empire.

2.2.6 Crises et lutte contre la superstition Le formalisme de la religion gréco-romaine inspirait un sentiment d’unité en réunissant dans une suprême réalité tous les éléments de la vie commune (familiale, professionnelle, civique). L’ordre religieux sanctifiait le lien social339. Le respect de la tradition contribuait nécessairement à renforcer l’impression de sécurité liée à la prospérité de l’Etat. La superstition, considérée en elle-même comme une menace contre la tranquillité des consciences, était un facteur de perturbation sociale que l’autorité romaine

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Lactance, Div. inst. V, 21, 7 ; voir 22, 1 : « …car du moment que les hommes injustes en profitent [des faux biens], on croit que les cultes des dieux sont justes et efficaces ». R. L. Wilken, Christians, p. 48-67.

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tenta systématiquement d’enrayer. Les temps de crise ont souvent été plus propices au développement des sentiments superstitieux. Tite-Live relève le fait en relation avec le désarroi engendré par les sécheresses, les guerres et les épidémies340. La République s’est toujours efforcée de canaliser les inquiétudes spirituelles qu’entraînait ce genre de circonstances en consultant les livres sibyllins, en introduisant officiellement de nouveaux cultes ou bien en ressuscitant des rituels archaïques341. Le Principat ayant fait passer la reconstruction morale de la Res publica par la régénération des cultes traditionnels, les premiers empereurs s’opposèrent violemment à la promotion des religions étrangères dans la Ville342. Ce conservatisme religieux apparaît tout au long des trois premiers siècles de notre ère comme un réflexe de défense dans les moments de crise, la réunion autour de valeurs communes permettant notamment d’endiguer les effets néfastes de la superstition343. Les chrétiens furent pour la première fois victimes de ce recours à la religion officielle à l’occasion de l’incendie de Rome en 64. Les ravages furent en effet considérables. Selon le bilan établi par Tacite, sur les quatorze régions administratives divisant la Ville, seules quatre restèrent intactes et trois furent complètement détruites344. On imagine aisément le terrible impact psychologique provoqué par l’étendue du désastre. Les Romains furent assurément terrorisés à l’idée que la capitale de l’Empire avait manqué de disparaître dans les flammes. La mise en péril de Rome, en des circonstances apparemment fortuites, prit tout de suite une dimension religieuse. Considérant le précédent de 390 av. J.-C., avec lequel on ne manquait pas d’établir des rapports, il semblait que la pax deorum avait été rompue345. Il fallait donc prendre une mesure religieuse susceptible de répondre au désarroi moral et spirituel provoqué par la catastrophe. L’expiation apparaissant comme absolument nécessaire, il fut décidé de consulter les livres sibyllins. A l’issue de cette consultation, une supplicatio générale fut décrétée par le Sénat en

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Tite-Live, Hist. rom. I, 31, 5-8 ; IV, 30, 7-9 ; VI, 5, 6 ; VII, 2, 3 ; XXV, 1, 6-12. Voir par exemple Tite-Live, Hist. rom. XXII, 57, 7 ; Plutarque, Marcellus 3, 6 ; Pline, Hist. nat. XXVIII, 12 ; Orose, Hist. IV, 13, 3. Pour Auguste, voir Dion Cassius, Hist. rom. LIII, 2, 4 ; LIV, 6, 6 ; pour Tibère, voir supra p. 106, n. 530. Dans ce domaine, Marc Aurèle fait figure d’exception puisque, au moment où la peste s’abattait sur Rome (vers 167-168), il « fit venir des prêtres de partout, accomplit des cérémonies d’origine étrangère et purifia Rome par toutes sortes de sacrifices expiatoires » (Hist. Aug., Marc Antonin 13, 1 ; voir aussi 21, 6). En organisant ces cérémonies sous l’autorité de l’Etat, il renouait avec le vieil esprit religieux du temps de la République sans pour autant intégrer de cultes nouveaux à Rome ; voir J. Beaujeu, La religion romaine à l’apogée de l’Empire, T1 : La politique religieuse des Antonins, Paris, 1955, p. 340-342. Tacite, Ann. XV, 40, 2 ; voir l’évaluation de J. Beaujeu, « L’incendie de Rome », p. 67-69. Tacite, Ann. XV, 41, 2. Sur l’interprétation religieuse du sinistre de 390, voir supra p. 223.

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l’honneur de Vulcain, de Cérès, de Proserpine et de Junon346. Ce recours à la supplicatio avait pour effet bénéfique d’assurer la mobilisation générale des membres de la cité qui étaient appelés à manifester publiquement leur dévotion à l’égard des dieux en faisant des libations dans les temples. La procédure était particulièrement adaptée à la situation car les supplicationes étaient décrétées par le Sénat lorsque Rome était touchée par des malheurs publics (guerre incertaine ou épidémie) généralement interprétés comme des signes de la défaveur divine. La supplicatio de 64 entre dans la catégorie des obsecrationes qui visaient justement à rétablir la paix des dieux en conjurant leur colère347. Les chrétiens de Rome, qui, pour la plus grande part, ne se plièrent certainement pas à l’obligation religieuse ordonnée par le Sénat, durent inévitablement apparaître comme un corps étranger mettant à mal l’unanimité civique recherchée par les autorités romaines, et ceci d’autant plus qu’ils ont pu prendre la liberté d’exprimer sans détours les critiques qu’ils nourrissaient à l’égard de l’ordre romain dans la mesure où ce tragique événement semblait correspondre aux signes annonciateurs de l’imminence du retour du Christ348. Sans doute Néron, en ordonnant la poursuite des chrétiens, put-il détourner sur eux les soupçons lui imputant la responsabilité de l’incendie, mais il lui fut possible de procéder à ce transfert parce que les chrétiens étaient déjà perçus par l’opinion publique comme des éléments inassimilables et, contrairement à ce que dit Tacite qui veut faire porter toute la responsabilité du sinistre sur Néron, cette mesure expiatoire visait à préserver « l’intérêt général »349. On peut ici discerner comment les mesures religieuses chargées de rétablir l’unité morale dans une période d’incertitude pouvaient jouer contre les chrétiens, poussés par leur superstition à se placer en retrait des espérances communautaires. Cette situation est encore remarquable au IIIe siècle, au plus fort de ce que l’on appelle communément la crise de l’empire romain. Elle apparaît clairement avec l’empereur Dèce qui accèda au pouvoir en 249 dans un contexte politique et une situation aux frontières extrêmement troublés350. Bien que d’origine pannonienne351, Dèce manifesta en toute occasion sa fidélité aux valeurs romaines. Son attachement à l’idéal national contribua à ce qu’il laissât le 346 347

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Ibid. XV, 44, 1. Tite-Live, Hist. rom. III, 5, 14 ; 7, 7 et 8, 1. La calamité (dans ce cas, la peste) est mise au compte de la colère des dieux en III, 6, 5. Sur les obsecrationes, voir G. Wissowa, « Supplicationes », RE IV. A1 (1931), col. 946. Voir infra p. 495. Tacite, Ann. XV, 44, 5. Sur les circonstances de l’accession de Dèce au pouvoir et la situation instable aux frontières, voir X. Levieils, « Crises dans l’empire romain et lutte contre la superstition chrétienne (IerIVe siècles) », RSLR 41 (2005), p. 5-6. Aurélius Victor, De Caesar. 29, 1 ; Ps.-Aurélius Victor, Epitomé 29, 1 ; Eutrope, Brev. IX, 4.

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souvenir d’un citoyen surpassant les autres « par la naissance et la notoriété », « orné de toutes les vertus »352 et « dont la vie et la mort peuvent être comparées à celles des Anciens »353. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que Dèce ait inscrit sa politique religieuse dans une perspective conservatrice. Son programme de restauration nationale prévoyait le retour des citoyens de l’Empire aux cultes traditionnels. Cette politique avait pour but de définitivement rallier à sa cause l’opinion publique et surtout le Sénat qui n’appréciait pas la tolérance religieuse observée depuis les Sévères et principalement relayée par Philippe l’Arabe354. L’élite politique voyait d’un mauvais œil cette indulgence impériale qui avait permis le développement des cultes étrangers, et parmi eux du christianisme355. Conformément à la conception coutumière, Dèce mit le déclin de Rome en relation avec la négligence du culte national. Il fallait revenir aux dévotions qui avaient procuré aux Romains l’assentiment des dieux et la prospérité de leur cité. C’est la raison pour laquelle il promulgua un édit, au début de l’hiver 249-250, invitant tous les citoyens romains à sacrifier, à faire des libations et à consommer des mets sacrificiels en l’honneur des dieux publics. La forme et le contenu de cet ordre de dévotion l’apparentent à une supplicatio356. Cet édit ne doit certainement pas être considéré comme le premier édit de persécution générale contre les chrétiens, comme si l’empereur avait voulu s’en prendre directement à eux357. Il s’agissait avant tout de réunir les consciences au pied des autels de la nation. Mais comme il était évident que les chrétiens refuseraient d’obéir aux ordres, il est probable que l’édit visait plus spécialement à réprimer leur dissidence religieuse358. La commission chargée 352 353

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Zosime, Hist. I, 21, 1. Hist. Aug., Divin Aurélien 42, 6. Voir aussi Ps.-Aurélius Victor, Epitomé 29, 2 qui en parle comme d’un « homme doué de tous les talents et de toutes les qualités, doux et simple en temps de paix, très résolu sous les armes ». M. Sordi, « I rapporti tra il Cristianesimo e l’impero dai Severi a Gallieno », ANRW II. 3. 1 (1979), p. 360. C’est la raison pour laquelle les écrivains chrétiens interprètent la persécution de Dèce comme une réaction haineuse contre Philippe ; voir Eusèbe, HE VI, 39, 1 ; Chron. ad annum 252 (éd. Helm, p. 218 ; éd. Karst, p. 226) ; Orose, Hist. VII, 21, 2. R. Selinger, Die Religionspolitik des Kaisers Decius. Anatomie einer Christenverfolgung, Francfort, 1994, p. 35-42 et 52-81. P. Allard, Histoire des persécutions pendant la première moitié du troisième siècle, Paris, 4 1919, p. 291-295 ; L. Duchesne, Histoire ancienne de l’Eglise, T1, Paris, 21906, p. 367-369 ; H. Leclercq, « Dèce (Persécution de) », DACL IV (1920), col. 309 et 311 ; J. Zeiller dans Histoire de l’Eglise, T2, p. 151 (malgré une réserve p. 148) ; M. Besnier, L’empire romain de l’avènement des Sévères au concile de Nicée, Paris, 1937, p. 159-160 ; H. Lietzmann, Histoire de l’Eglise ancienne, T2 : Ecclesia Catholica, Paris, 1937, p. 167-171 ; J. Moreau, La persécution, p. 93-94 ; J. Daniélou, Eglise, p. 217. Le caractère général des sacrifices est souligné par H. Grégoire, Les persécutions, p. 41-42 qui va jusqu’à écrire : « Il semble que le pouvoir ait voulu par ce geste de déférence envers l’Empire et sa religion mettre les chrétiens à l’abri des tumultes populaires et des poursuites

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de contrôler l’application de l’édit devait avant tout reconnaître la fidélité à la religion commune, constater les marques de dévotion opérées par les citoyens et s’assurer éventuellement, comme dans le cas précis d’Aurélia Ammônous, prêtresse égyptienne du dieu Petesouchos, dont le certificat a été conservé359, qu’aucun autre culte ne compromettait la soumission prioritaire aux dieux de Rome. On trouve évidemment des contre-exemples chez les chrétiens, les seuls membres de l’Empire à concevoir l’adoration de leur Dieu d’une façon exclusive. A Smyrne, le proconsul encouragea Pionius à sacrifier à ZeusJupiter, espérant rendre raison au chrétien en identifiant habilement son Dieu unique au dieu souverain du panthéon romain et protecteur de la cité360. Le proconsul d’Asie présenta les ordres de Dèce au martyr Maxime comme commandant aux principaux récalcitrants qu’étaient les chrétiens « d’abandonner leur vaine superstition, de reconnaître le vrai prince à qui tout est soumis et d’adorer ses dieux »361. La superstition chrétienne est ici clairement mise en opposition avec les références suprêmes de l’autorité politique et religieuse incarnées par l’empereur. Dèce a avant tout voulu rallier toutes les consciences en créant un vaste mouvement de solidarité nationale polarisé autour de la religion civique. Il ne paraît guère étonnant que les chrétiens faisant partie des plus illustres citoyens et de l’administration publique d’Alexandrie aient été les premiers à apostasier362, leur rang et leur fonction les invitant plus spécialement à faire preuve de soumission envers l’Etat. Le jugement populaire devait forcément peser de tout son poids dans la décision de sacrifier. Il était particulièrement mal vu qu’un des membres les plus en vue de la communauté civique refusât de se plier aux exigences impériales, surtout quand elles faisaient ainsi appel à des valeurs identitaires. Cyprien fut confronté à cette difficulté car avant de se convertir, il était rhéteur et était reconnu comme l’un des maîtres d’éloquence

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judiciaires », ce qui est infirmé par les faits. W. H. C. Frend, Martyrdom and Persecution in the Early Church. A Study of a Conflict from the Maccabee to Donatus, Oxford, 1965, p. 404-406, P. Maraval, Les Persécutions, p. 70, R. Selinger, Die Religionspolitik des Kaisers Decius, p. 29-42 (voir aussi 169-177) et L. Pietri dans Histoire du christianisme, T2, p. 157 notent le caractère général de l’édit en admettant que les chrétiens étaient expressément ou plus particulièrement visés. R. L. Fox, Païens et chrétiens. La religion et la vie religieuse dans l’empire romain de la mort de Commode au concile de Nicée, Toulouse, 1997, p.467475 et J. B. Rives, « The Decree of Decius and the Religion of Empire », JRS 89 (1999), p. 135-154 s’en tiennent à la portée générale de l’édit. H. Leclercq, « Dèce », col. 319-321. Le catalogue des certificats retrouvés en Egypte a été dressé par R. Knipfing, « The Libelli of the Decius Persecution », HTR 16 (1923), p. 345390, auquel il faut ajouter J. Schwartz, « Une déclaration de sacrifice du temps de Dèce », RB 54 (1947), p. 365-369. Pass. Pionius 19, 13. Ac. Maxime 1. Eusèbe, HE VII, 41, 11.

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de Carthage363. Lorsque viendra l’heure de son martyre, plusieurs personnages «distingués et très illustres par le rang et la naissance, d’une noblesse issue de ce monde» viendront le trouver pour l’exhorter à fuir et lui offrir des endroits où se cacher au nom de leur ancienne amitié364. Sa conversion, le don de sa fortune personnelle aux pauvres et son élévation rapide à l’épiscopat365 n’étaient pas passés inaperçus. Lorsque l’édit impérial atteignit Carthage et que les sacrifices commencèrent, les regards se tournèrent naturellement vers Cyprien duquel on attendait un acte d’obéissance. L’évêque sentit alors la nécessité, pour sa propre sécurité comme pour celle de l’église dont il avait la charge, de quitter la ville « de peur, dit-il, que notre présence n’excite le mécontentement et les violences des Gentils »366. Le refus de Cyprien d’obéir aux injonctions de l’édit provoqua le mécontentement populaire et son départ répondit à des menaces réelles, comme il l’explique lui-même : Dès le début de la persécution, la populace m’avait plusieurs fois réclamé en poussant de violentes clameurs. Alors, selon les enseignements du Sauveur, songeant d’ailleurs moins à ma sûreté qu’à la paix de toute la communauté, je me suis retiré pour un temps, de peur d’exciter davantage, par une présence indiscrète, les troubles commencés.367

Les preuves d’unité et de solidarité étaient propres à rasséréner des esprits troublés par la conjoncture difficile et toute manifestation de mauvaise volonté était interprétée comme une marque d’incivisme. Cyprien de Carthage et Denys d’Alexandrie expriment leurs regrets d’avoir vu un si grand nombre de chrétiens, à peine l’édit connu, se présenter spontanément devant les autels368. La plupart ne faisaient que suivre le mouvement populaire et se retrouvaient devant les temples avec les autres habitants de la ville, l’afflux obligeant quelquefois les magistrats à remettre les sacrifices au lendemain369. La pression sociale dont furent victimes les chrétiens apparaît dans le fait, noté par

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Lact., inst. V, 1, 24 écrit que Cyprien s’était acquis une «grande renommée» (magnam gloriam) grâce à l’exercice de ses talents oratoires ; voir aussi Hier., vir. ill. 67. Dans le traité sur la conversion chrétienne que représente l’Ad Donatum, les festin et dîners d’apparat, les vêtements précieux, l’or et la pourpre, l’attrait des faisceaux et le cortège des clients représentent pour Cyprien les symboles de l’attachement au monde (Ad Donat. 3) et apparaissent pour cette raison comme autant de traces de la société aisée et bien en vue dans laquelle il évoluait avant de devenir chrétien. Pontius, Vita Cypr.14. Ibid. 2-3. 5. Cyprien, Ep. 7, 1. Ibid. 22, 1, 2 (voir 14, 1, 2). Le presbytre Rogatianus fut jeté en prison au commencement de la persécution après avoir soutenu « l’assaut d’un peuple furieux », ibid. 6, 4. Cyprien, De laps. 7-8 ; Eusèbe, HE VI, 41, 12. Cyprien, De laps. 8.

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Cyprien, que les fidèles s’encourageaient entre eux pour monter sacrifier370. Ces chrétiens n’étaient visiblement pas prêts à prendre le risque d’apparaître comme de mauvais citoyens et préférèrent se noyer dans la foule des sacrifiants. D’autres contournèrent l’ordre de sacrifier en se procurant frauduleusement des certificats371, répondant ainsi aux exigences impériales et populaires sans formellement se plier aux rites prescrits. Les chrétiens qui se signalèrent par leur refus de participer à la supplicatio furent emprisonnés et contraints par la torture à revenir dans le giron de la tradition romaine. Plus que leur élimination physique, les magistrats cherchaient à réintégrer ces intransigeants dans la romanitas en les forçant à sacrifier372. Dèce tenta donc de mobiliser les ressources morales de l’Empire en faisant appel à la conscience religieuse de ses membres, indéfectiblement liée aux valeurs nationales. La persécution entreprise contre les chrétiens est la conséquence de cette recherche d’un consentement universel autour de l’empereur, non l’objectif initial de l’édit impérial. Les mesures prises par les autorités ecclésiastiques au sortir de la tourmente pour gérer les problèmes posés par le grand nombre d’apostats qui voulaient réintégrer les rangs de l’Eglise révèlent le peu de résistance que les chrétiens surent opposer à la pression unitaire recherchée par l’empereur et approuvée par le peuple. D’ailleurs, bien des chrétiens qui avaient apostasié ne firent par la suite aucune démarche pour revenir au sein de l’Eglise. A ceux-là, Cyprien ne reproche pas leur renouement avec les pratiques idolâtriques mais plutôt leur retour aux valeurs anciennes caractérisées par la jouissance libre de leur patrimoine, le port de riches étoffes et la fréquentation des thermes373. En revenant à leurs anciens comportements sociaux, ces apostats vivaient à nouveau en conformité avec les critères communs de la cité. Ils avaient sans nul doute été convaincus de la nécessité de faire front commun avec le reste des hommes pour faire face aux épreuves qui affaiblissaient le monde romain. C’est la raison pour laquelle l’évêque de Carthage conseille aux fidèles, et plus particulièrement à ceux qui regrettaient leur geste d’idolâtrie, de ne pas entretenir de relations avec ces anciens frères car leur « parole s’insinue comme un cancer, leur conversation se répand comme une épidémie, leur capacité nocive et empoisonnée à persuader tue plus sûrement que la persécution elle-même »374. Comme celle de 64, la supplicatio de 249-250 avait pour objectif de rassembler et rassurer la communauté des citoyens, cette fois-ci à l’échelle de l’Empire. Et comme en 64, les chrétiens qui, en raison de leur autonomie religieuse, refusaient volontairement cette démarche destinée à réunir les 370 371 372 373 374

Ibid. 9. Id., Ep. 20, 2, 2 ; 55, 14, 1. Ibid. 11, 1, 3. Id., De laps. 30. Ibid. 34.

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habitants de l’Empire autour des cultes nationaux étaient considérés par l’opinion publique comme des fauteurs de troubles. Trebonianus Gallus, le successeur de Dèce, dut faire face, en plus de la pression barbare, à une terrible épidémie de peste. Zosime relate l’apparition et la contagion de la peste avec des accents pathétiques : « Non moins que la guerre qui surgissait de partout, la peste aussi, qui apparut dans les villes et les villages, fit périr le reste du genre humain ; jamais encore par le passé elle n’avait provoqué une pareille hécatombe d’hommes »375. Gallus bâcla la paix sur le Danube en versant une importante somme d’argent aux Goths376 afin de retourner le plus vite possible à Rome où son autorité devait être officiellement reconnue par le Sénat (il avait été proclamé par ses soldats sur la frontière après la mort de Dèce, tué sur le champ de bataille) et où les ravages de la peste exigeaient de promptes mesures. L’empereur se montra solidaire du malheur qui frappait Rome et il se rendit particulièrement populaire en finançant les funérailles des plus humbles377. Mais la meilleure volonté du prince ne suffisait pas à enrayer l’épidémie et son geste généreux avait forcément une porté limitée face à l’extension du fléau. Les gains de sa politique rassurante à l’égard du Sénat et de sa popularité auprès des Romains378 devaient être assortis d’une mesure propre à faire renaître l’espoir dans le cœur des habitants de l’Empire. Pour cela, Gallus prit exemple sur Dèce et plaça Rome sous la protection des dieux en l’honneur desquels il ordonna à son tour une supplicatio. Un nouvel édit impérial donna ordre à tous les Romains de sacrifier pour la sauvegarde de l’Empire379. Cet appel général à 375

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Zosime, Hist. I, 26, 2. Sur l’importance de cette épidémie qui toucha l’Empire pendant une vingtaine d’années, voir X. Levieils, « Crises », p. 12-13. Zosime, Hist. I, 24, 2. Aurélius Victor, De Caesar. 30, 2. Nous avons un écho des succès politiques de Gallus chez Denys d’Alexandrie (dans Eusèbe, HE VII, 1) qui écrit qu’avant la persécution antichrétienne entraînée par son édit « son règne était prospère et que les affaires allaient selon son désir », des paroles évidemment guidées par un souci apologétique mais qui constituent tout de même un témoignage contemporain sur un règne soumis à de graves difficultés. Cyprien, Ep. 59, 6, 1 parle d’un édit affiché à Carthage (durant l’été 252) ordonnant à la population de sacrifier. Il semble que Gallus tenait plus spécialement en estime la protection d’Apollon, si l’on en croit la légende de ses monnaies (Apollo Salutaris) ; voir H. Mattingly, C. H. V. Sutherland, E. A. Sydenham, The Roman Imperial Coinage, T4. 3, Londres, 1949, p. 160 (n°5) ; p. 161 (n° 19) ; p. 162 (n°32) ; p. 171 (n°103-104) ; p. 179 (n°188) ; p. 188 (n°247). La représentation de la Santé, accompagnée de la légende SALUS AUGG, est également fréquente sur ses monnaies ; ibid. p. 160 (n°13) ; p. 163 (n°45-47) ; p. 172 (n°121123) ; p. 176 (n°152) ; p. 177 (n°160) ; p. 179 (n°184-185) ; p. 181 (n°208) ; p. 189 (n°260). Le recours aux dieux en cas d’épidémie avait déjà pris la forme d’une supplicatio dans le passé, comme en 292 av. J.-C (en l’honneur du seul Esculape, voir Tite-Live, Hist. rom. X, 47, 6-7), en 187 av. J.-C. (ibid. XXXVIII, 44, 7), en 181 av. J.-C. (en l’honneur d’Apollon, Esculape et la Santé, ibid. XL, 37, 3 ; une première supplicatio avait été décrétée quelques

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la tradition, réitéré en raison des malheurs qui continuaient de frapper l’Empire, conduisit inévitablement, comme deux ans plus tôt, les chrétiens à l’épreuve. Plusieurs d’entre eux refusèrent de se plier à l’ordre impérial, à commencer par les chefs de communautés. L’évêque de Rome, Corneille, fut relégué à Centumcellae où il mourut l’année suivante (été 253) et son successeur Lucius, élu quelques semaines plus tard, se retrouva rapidement en exil380. A Carthage, Cyprien est « réclamé de nouveau pour le lion par la clameur populaire »381. Cette nouvelle flambée d’hostilité n’étonna pas l’épiscopat africain. Une lettre synodale, rédigée à la fin du printemps 252 et adressée à l’évêque de Rome, fait part de signes nombreux annonçant l’imminence d’une persécution382. Cyprien envoya dans le même temps une lettre aux chrétiens de Thibaris pour les mettre au courant des avertissements divins révélant la venue prochaine de l’épreuve et pour les préparer par ses exhortations à ce nouveau combat383. Il est clair que les désastres de la peste engendraient un désarroi général que les chrétiens redoutaient de voir tourner à leurs dépens. A l’écoute des sentiments populaires, ils sentaient confusément que la persistance des calamités risquait d’entraîner des réactions qui leur seraient néfastes. Dans l’esprit des païens, la supplicatio de Dèce n’avait visiblement pas suffit à calmer le courroux des dieux. L’édit de Gallus faisait naître l’espoir d’un rétablissement de la situation. En s’en remettant à la bienveillance divine, l’empereur cherchait, pour faire face aux fléaux qui frappaient l’Empire, à déclencher le même réflexe d’unité nationale que celui qu’avait obtenu Dèce. La religion nationale fut une fois encore appelée à la rescousse pendant le règne de Valérien qui parvint à son tour au pouvoir (à l’automne 253) dans des circonstances tumultueuses. Le nouvel empereur, qui avait déjà soixante-dix ans, associa immédiatement son fils Gallien au pouvoir en lui conférant le titre d’Auguste384. Cette association permit un partage effectif des responsabilités dans le but de faire face le plus efficacement possible à la crise que rien ne semblait pouvoir résorber. Les menaces barbares se faisaient aussi pressantes sur le Rhin que sur le Danube tandis qu’en Orient les Perses accentuaient leurs pressions. Et il fallait toujours compter avec la peste qui continuait de sévir. La défense de l’Occident fut confiée à Gallien qui partit pour la frontière rhénane dès 254. Valérien, quant à lui, partit pour l’Orient en 256. L’année suivante, en

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mois auparavant pour le même motif ; voir LX, 19, 5.) ou en 174 av. J.-C (ibid. XLI, 21, 11 ; voir XLII, 2, 7). Cyprien, Ep. 60 ; 61 ; 67, 6, 3 ; 68, 5, 1 ; 69, 3, 2 ; Liber Pontificalis 22, 3 et 23, 1-2. Cyprien, Ep. 59, 6, 1 ; voir aussi Pontius, Vita Cypr. 7. Cyprien, Ep. 57, 1, 2-2, 1. Ibid. 58. Eutrope, Brev. IX, 6 ; Aurélius Victor, De Caesar. 32, 3 ; Ps.-Aurélius Victor, Epitomé 32, 2 ; Zosime, Hist. I, 30, 1.

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257, Valérien promulgua un édit ordonnant aux évêques, aux presbytres et aux diacres de reconnaître les dieux de l’Empire, sous peine d’exil, et interdisant à tous les chrétiens, sous peine de mort, de se réunir pour célébrer leur culte, ainsi que d’accéder à leurs cimetières385. Il fut assorti d’un rescrit, rédigé un an plus tard à l’intention du Sénat, stipulant que les évêques, les presbytres et les diacres devaient être mis à mort, que les sénateurs et les chevaliers chrétiens seraient privés de leur dignité et de leurs biens, exécutés s’ils persistaient dans leur foi, que les fortunes des riches matrones et des membres de la maison impériale seraient également confisquées et leur anciens possesseurs exilés386. Contrairement à ceux de Dèce et de Gallus, l’édit de Valérien visait spécialement les chrétiens. Cet édit apparaît donc comme la première mesure antichrétienne officiellement exprimée par l’autorité impériale. Il est souvent fait cas, à la suite de Denys d’Alexandrie, du rôle joué par Macrien (M. Fulvius Macrianus), responsable du trésor impérial, dans le déclenchement de cette persécution officielle387. Son influence sur Valérien revêt effectivement une forte probabilité dans la mesure où les dispositions antichrétiennes de l’empereur étaient assorties de conditions pécuniaires, les confiscations visant des individus de rangs équestre et sénatorial permettant de renflouer efficacement les caisses de l’Etat388. Cette restitution, sans doute exacte, fait de Macrien un habile politique qui sut utilement profiter de l’hostilité antichrétienne pour remplir ses responsabilités dans une période où l’effort de guerre appelait à la mobilisation de toutes les ressources. Il faut toutefois relever que les confiscations appartiennent aux dispositions de la seconde mesure, prise en 258389. Dans la première mesure, celle de 257, seuls l’exil et la mort sont prévus contre les contrevenants à la volonté impériale. Aucun cas de confiscation ne nous est connu à l’issue de ce premier décret. Les considérations financières n’entrèrent donc pas dans les préoccupations originelles de la persécution de Valérien. Un examen attentif des documents sur lesquels est fondée la reconstitution du premier édit montre qu’il donnait la priorité aux obligations religieuses. Le proconsul Aspasius Paternus explique à Cyprien les raisons de sa comparution devant lui (30 août 257) en lui faisant part que les empereurs ordonnent «que ceux qui ne pratiquent pas la religion 385

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La teneur de l’édit peut être reconstituée à partir des mesures prises par le vice-préfet d’Egypte contre Denys d’Alexandrie, relatées par l’évêque lui-même (dans Eusèbe, HE VII, 11, 3-11), et par celles prises par le proconsul d’Afrique contre Cyprien contenues dans les Ac. Cypr. 1, 1-7. Le contenu du rescrit est connu grâce à la transcription qu’en a fait Cyprien, Ep. 80, 1, 2. Eusèbe, HE VII, 10, 4-5. J. Zeiller dans Histoire de l’Eglise, T2, p. 153 ; M. Besnier, L’empire romain, p. 171-173 ; H. Grégoire, Les persécutions, p. 46-47 ; J. Daniélou, L’Eglise, p. 218 ; L. Pietri dans Histoire du christianisme, T2, p. 166-167 ; cf. aussi M. Sordi, « I rapporti », p. 367, n. 62. J. Moreau, La persécution, p. 99-100 et P. Keresztes, « Two Edicts of the Emperor Valerian », VCh 29, 1975, p. 91-94 se sont attachés à préciser ce point.

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romaine doivent reconnaître les cérémonies romaines»390. Et l’écho de l’édit résonne encore dans les propos de Galerius Maximus, le successeur de Paternus, lorsque l’année suivante (14 septembre 258), il constate : « Nos pieux et très sacrés empereurs, les Augustes Valérien et Gallien et le très noble César Valérien, n’ont pu te ramener au respect de leur culte ». Prononçant la sentence de mort, le proconsul accuse Cyprien de s’être fait « l’ennemi des dieux de Rome et de nos pratiques religieuses »391. L’ordre donné, dans un contexte identique, par le vice-préfet Emilien à Denys d’Alexandrie et ses compagnons dans le ministère insiste sur les mêmes enjeux religieux et politiques : Ils [Valérien et Gallien] vous ont en effet donné le pouvoir de vous sauver, si vous voulez vous convertir à ce qui est conforme à la nature et adorer les dieux qui conservent leur empire, et, par suite, oublier ceux qui sont contraires à la nature.

Et à la proclamation de Denys de n’adorer que le seul Dieu créateur de l’univers, Emilien réplique : Qui donc vous empêche de l’adorer aussi, s’il est Dieu, avec les dieux qui sont selon la nature ? Car vous avez reçu l’ordre de vénérer les dieux et les dieux que tout le monde connaît.392

Obligation était donc faite à la hiérarchie ecclésiastique de reconnaître les dieux de la tradition, ceux-ci étant aussi les dieux de l’Etat. C’était d’abord la dissidence superstitieuse qui était visée par l’autorité impériale. L’interdiction du culte chrétien et la tentative de décapitation de l’Eglise avait pour but immédiat de faire disparaître une société qui promulguait des valeurs spirituelles, morales et politiques en désaccord avec celles défendues par l’Etat. Les empereurs ne pouvaient plus tolérer l’influence d’un corps étranger et inassimilable qui s’employait à répandre partout dans l’Empire des idées subversives sur des thèmes aussi graves que la religion et le pouvoir. Rome était un tout dont l’intégrité devait être respectée, d’où l’appel d’Emilien à l’adhésion des chrétiens au culte public et sa présentation philosophique d’une communauté universelle où l’accord rationnel entre les hommes et les dieux préside à l’harmonie cosmique. La négation des dieux et de l’essence divine de l’autorité exercée par le prince représentait un danger d’ordre moral auquel il fallait apporter une réponse radicale.

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Ac. Cypr. 1, 1. Ibid. 4, 1. Eusèbe, HE VII, 11, 7. 9.

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Les circonstances portaient les empereurs à une telle sévérité393. Valérien, plutôt que de décréter une nouvelle supplicatio, prit le parti de cibler directement la rébellion politico-religieuse que l’Eglise représentait à ses yeux. En fait, il agit comme s’il avait repéré les responsables de la rupture de la pax deorum et leur imposait à eux seuls l’obligation de la supplicatio394. Valérien avait eu tout le temps de se familiariser avec les conceptions chrétiennes à Rome où de nombreux chrétiens fréquentaient la maison impériale395, tels les chevaliers, les sénateurs, les riches matrones, dont certaines avait sûrement eu accès à la cour, et bien sûr les Caesariani, fonctionnaires du palais et des domaines impériaux, plus tard concernés par la seconde mesure de proscription. L’empereur avait eu l’occasion de relever la distance que les chrétiens observaient à l’endroit des cultes civique et impérial. Sur ce point, il ne faut pas négliger l’influence de Macrien signalée par Denys d’Alexandrie. Mais son maître, qui était archisynagogarque des magiciens d’Egypte, lui persuada de se débarrasser d’eux [des chrétiens]. Il l’engagea d’une part à faire mourir et à persécuter les hommes purs et saints, comme étant des adversaires et des obstacles pour ses incantations tout à fait infâmes et abominables (ils sont en effet et étaient capables, par leur présence, par leur regard, et même seulement par leur souffle et le son de leur voix, de rompre les machinations des démons néfastes). Il lui conseilla d’autre part d’accomplir des initiations impures, des pratiques de sorcellerie criminelles, des cérémonies religieuses réprouvées par la divinité, d’égorger de malheureux enfants, de sacrifier des enfants nés de pères misérables, de déchirer les entrailles des nouveau-nés, de couper et d’éventrer des créatures de Dieu, comme s’ils devaient par là se rendre heureux.396

L’intention polémique de Denys apparaît clairement. En affublant Macrien du titre pompeux d’« archisynagogarque des magiciens d’Egypte » et en faisant de lui l’adepte d’un culte sauvage, il cherche à créer un puissant contraste entre le caractère dégénéré de ses croyances et la puissante simplicité de la foi des chrétiens. Sa présentation tend à amoindrir la responsabilité de Valérien dans la décision de la persécution, par respect évident pour Gallien qui sera plus tard apprécié par les chrétiens pour avoir fait cesser les poursuites contre eux lorsqu’il exerça seul le pouvoir397. Denys pouvait d’autant plus s’autoriser à noircir le portrait de Macrien que celui-ci, après la disparition de Valérien

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Sur l’importance des invasions barbares au temps de Valérien, auxquelles vint s’ajouter la banqueroute financière, voir X. Levieils, « Crises », p. 17-18. C. J. Haas, «Imperial Religious Policy and Valerian’s Persecution of the Church, A. D. 257260», ChHist 52, 1983, pp. 139-140 et 142-143. Denys d’Alexandrie (dans Eusèbe, HE VII, 10, 3) écrit que «toute sa maison était remplie d’hommes pieux et était une église de Dieu». Ibid. VII, 10, 4. Voir avec quel respect Denys parle du règne de Gallien, ibid. VII, 23.

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(259/260), avait ouvertement contesté le pouvoir impérial de Gallien en nommant empereurs ses deux fils dont l’autorité fut reconnue sur tout l’Orient398. L’entreprise ayant échouée, le chrétien pouvait donc s’acharner sans crainte sur la mémoire déjà honnie de cet ancien compétiteur. Le texte de Denys contient néanmoins des éléments propres à éclairer les motivations antichrétiennes de Macrien et de Valérien. L’évêque d’Alexandrie n’a sans doute pas inventé l’intérêt de Macrien pour les choses religieuses. L’évocation qu’il fait de la magie et de l’invocation des démons à propos du culte qu’il observait invite à penser que Macrien était un adepte de la théurgie, type de magie supérieure incluant la mantique et qui, au IIIe siècle, accordait une place importante à la « sagesse » égyptienne399. Macrien était donc profondément attaché aux cultes traditionnels et ses convictions profondes ont certainement influé sur le cours des événements. Il n’y a rien d’invraisemblable à ce que Valérien, devant l’affaiblissement irrémédiable de l’Empire et la difficulté à y remédier, ait été sensible à un discours prônant la libération du fatalisme. Peutêtre espérait-il trouver par ce biais le moyen de rétablir la pax deorum. Agé et préoccupé, Valérien était en position de subir l’ascendant d’un de ses plus proches collaborateurs et assurément l’un des plus écoutés du fait de ses fonctions400. Avec Valérien et Macrien, c’est à une tradition revitalisée par la théurgie que l’Eglise se heurtait. Cette tentative d’éradication du christianisme ne devait pas avoir les résultats escomptés puisque la campagne contre les Perses aboutit à la capture de l’empereur par le roi Shapur401. Gallien, resté seul au pouvoir, mit officiellement fin aux poursuites engagées contre les chrétiens402. Très sensible à la culture grecque, Gallien ne nourrissait pas l’attachement à la tradition 398

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Hist. Aug., Deux Galliens. 1, 2-2, 4 ; XXX tyrans 12, 12 ; Zonaras, Epitomé XII, 24. Cet empire d’Orient disparut avec Macrien et son fils aîné, T. Fulvius Iunius Macrianus, vaincus en Illyrie par un lieutenant de Gallien, Auréolus (Hist. Aug., Deux Galliens 2, 5-7 ; XXX tyrans 12, 13-14). Le cadet, T. Fulvius Iunius Quietus, fut défait et tué à Emèse peu de temps après par le prince de Palmyre, Odénath, qui agit pour le compte de Gallien (Ibid., Deux Galliens. 3, 2-4 ; trig. tyr. 14, 1 ; 15, 4 ; 18, 1 ; Continuateur de Dion, fgt 8, 1 [éd. Müller, FHG, T4, p. 195] ; Zonaras, Epitomé XII, 24). X. Levieils, « Crises », p. 20-24. Valérien semble avoir eu toute confiance en Macrien puisqu’il était ministre des finances et qu’il accompagna l’empereur en Orient où il eut la charge de gérer la caisse de guerre et l’annone militaire (Eusèbe, HE VII, 10, 5 ; Continuateur de Dion, fgt 3 [éd. Müller, FHG, T4, p. 193]). Hist. Aug., XXX tyrans 12, 1, retient maladroitement le souvenir de cette haute position en qualifiant Macrien comme «le plus gradé de ses généraux» (primus ducum). Hist. Aug., Deux Valériens 1-3 (lettres fictives réclamant la libération de Valérien) ; Aurélius Victor, De Caesar. 32, 5 ; Ps.-Aurélius Victor, Epitomé. 32, 5 ; Eutrope, Brev. X, 6 ; Zosime, Hist. I, 36, 2. L’édit de Gallien ne nous est connu que par l’intermédiaire de la lettre qu’il adressa aux évêques d’Alexandrie et d’Egypte pour leur faire connaître sa volonté d’étendre sa décision à ces contrées orientales que la mort de Macrien et ses fils ramenait sous son autorité ; voir Eusèbe, HE VII, 13.

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nationale défendu par son père et son entourage. Sur le plan philosophique et religieux, il était ouvert, lui et sa femme Salonine, au néoplatonisme et aux cultes à mystères403. Cette distance vis-à-vis de la tradition contribua au relâchement de la pression sur les chrétiens. Sans doute Gallien, parfaitement conscient de l’instabilité d’un Empire sans cesse secoué par les usurpations, chercha-t-il à réduire toutes les formes de division en son sein pour faire face plus efficacement aux dangers de l’extérieur. Cette mesure de réhabilitation eut pour effet de mettre les chrétiens au large des persécutions pour les quarante années à venir, bien que son règne personnel, qui s’étendit de 260 à 268, ne profitât pas de conditions plus florissantes que celles de ses prédécesseurs404. La situation était assez grave pour qu’il fusse décidé de décréter une nouvelle supplicatio, cette fois-ci en l’honneur de Jupiter Sauveur405. Cette mobilisation religieuse n’entraîna aucune violence envers les chrétiens, contrairement à ce qui s’était passé avec Dèce et Gallus. Mais elle maintenait l’idée que le secours des dieux de la nation était plus que jamais nécessaire, ce qui avait pour effet, malgré les neutres dispositions de l’empereur à leur endroit, d’entretenir une sourde hostilité contre les chrétiens. Le persistance de ce sentiment antichrétien explique en partie les intentions persécutrices qu’Eusèbe et Lactance attribuent à Aurélien, qui accéda au trône en septembre 270, mais que l’empereur, disent-ils, ne put concrétiser à cause de son assassinat (septembre-octobre 275)406. L’intégrité de l’Empire, gravement mise à mal pendant le règne de Gallien, put être rétablie grâce à l’action énergique d’Aurélien. Dans le but de consolider son œuvre de restauration et d’unité, Aurélien promut à Rome le culte du Soleil, Sol Invictus, vers lequel toutes les consciences devaient converger. En tant que suprême représentation de la divinité, tous les peuples de l’Empire étaient susceptibles de s’accommoder de ce syncrétisme solaire. En plaçant une statue de Jupiter dans le temple qui lui était dédié à Rome407, l’empereur identifiait au Soleil le chef du panthéon romain, dieu souverain et protecteur de la Ville. La promotion du culte de Sol, d’inspiration hénothéiste, avait pour but d’édifier la religion d’Etat sur des fondements plus solides et, par ce biais, de mieux assurer la cohésion sociale, si fortement ébranlée par la crise. Son implantation officielle à Rome avait pour objectif de le revêtir d’un caractère universel408. Le culte officiel se trouvait secouru et régénéré par un syncrétisme dont 403

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Pour une présentation générale du changement de politique, cf. M. M. Sage, « The Persecution of Valerian and the Peace of Gallienus », WS 96, 1983, pp. 137-159. Sur le contexte du règne de Gallien, voir X. Levieils, « Crises », p. 25-26. Hist. Aug., Deux Galliens 5, 2-5. Eusèbe, HE VII, 30, 20-21 ; Lactance, De mort. pers. 6, 1-2. Hist. Aug., Quadrige des tyrans 3, 4. E. Cizek, L’empereur Aurélien et son temps, Paris, 1994, p. 177-178.

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l’inspiration orientale était habilement annexée par la religio romana, comme au temps de la République. Le Soleil, proclamé sur les monnaies Dominus Imperi Romani, devait désormais présider aux destinées de l’Empire409. Manifeste de confiance retrouvée et d’espérance pour l’avenir, la religion solaire se donnait pour but de ressouder la communauté de l’Empire. Mais la résistance des chrétiens à toute forme de syncrétisme les plaçait en marge du cadre religieux officiel défini par Aurélien. Leur réticence à l’égard d’une religion nationale qui unifiait la Cité en acceptant l’expression de différentes formes cultuelles pouvait être facilement interprétée comme une obstination déplacée et une contestation de l’ordre rétabli par l’empereur410. Ce même souci de préservation de l’ordre retrouvé et d’unité nationale se retrouve dans les motivations de la persécution de Dioclétien qui mena à son terme l’œuvre de restauration initiée par Aurélien. La mise en place de la Tétrarchie (1er mars 293), grâce à la multiplication des agents exécutifs du pouvoir impérial, permit la consolidation de l’Empire. Le régime qui releva le monde fut aussi celui qui proscrivit le plus violemment les chrétiens. Dioclétien, en tant que principal artisan de la rénovation impériale, ne pouvait guère admettre le séparatisme religieux dont ils se rendaient coupables. La persécution fut officiellement décrétée par la promulgation successive de quatre édits entre février 303 et le début de l’année suivante411. Dans l’esprit des tétrarques, tout comme dans celui de leurs prédécesseurs à la tête de l’Empire, la soumission des chrétiens à l’ordre romain passait par leur adhésion à la religion, plus que jamais considérée comme un gage fondamental d’appartenance à la communauté civique. Il s’agissait pour les souverains d’assurer l’unanimité de tous les membres de l’Empire autour de l’œuvre restauratrice de la Tétrarchie. Plus rien ne devait troubler une paix si durement reconquise et il était inacceptable que le trouble puisse venir de l’intérieur. Nous avons déjà remarqué que, dans l’Edit du Maximum, les tétrarques considéraient le maintien de la tranquillité accordé par les dieux à l’Empire comme relevant directement de leur responsabilité412. La lutte contre la spéculation dont témoigne l’Edit se donne pour objectif général de préserver « la tranquillité présente du monde, reposant au sein d’une paix très profonde acquise au pris de tant de labeurs… »413. Ce sont des préoccupations identiques 409

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H. Mattingly, E. A. Sydenham et P. H. Webb, The Roman Imperial Coinage, T. 5.1, p. 271 (n° 319-322). Sur la réforme religieuse d’Aurélien et le refus des chrétiens d’y adhérer, voir X. Levieils, « Crises », p. 26-29. Eusèbe, HE VIII, 2, 4 ; Lactance, De mort. pers. 13, 1 (1) ; Eusèbe, HE VIII, 2, 5 (2 et 3) ; Id., Mart. Pal. 3, 1 (4). Supra p. 225. Edit du Maximum, prol. (éd. M. Giacchero, p. 134 ; trad. d’A Chastagnol, Le Bas-Empire, p. 179).

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qui se trouvent exprimées dans l’édit de proscription dirigé contre les manichéens l’année suivante. Relevant que les manichéens « commettent de grands forfaits en semant le désordre chez les nations tranquilles et en portant un immense préjudice aux cités », les tétrarques redoutent qu’ils en viennent à « inoculer le venin de leur vilenie à des hommes d’une nature plus vertueuse, à l’honnête et paisible peuple romain et à notre univers tout entier »414. C’est évidemment à partir de ce même genre de soupçons que fut jugé le christianisme. Il apparaît en effet que la marginalisation religieuse et sociale des chrétiens était toujours interprétée en ce début de IVe siècle comme la résultante de leur adhésion à des croyances de nature superstitieuse. La foi chrétienne, à cause de son refus constant de s’intégrer dans les cadres de la religio, continuait d’être perçue comme une influence étrangère. L’esprit dans lequel fut engagé la persécution est perceptible dans la lettre adressée par Maximin Daïa à Sabinus (sans doute son préfet du prétoire) pour signifier le relâchement de la persécution au lendemain de la promulgation de l’édit de tolérance de Galère (30 avril 311) : C’est avec un zèle très brillant et sanctifié, que la divinité de nos maîtres, les très divins empereurs, a décidé depuis longtemps déjà d’orienter les esprits de tous les hommes vers la voie sainte et droite de la vie, afin que même ceux qui paraissent suivre une coutume étrangère à celle des Romains rendent aux dieux immortels les adorations qui leur sont dues.415

Parmi les tétrarques, Maximin Daïa se signala tout particulièrement par la violence de son action contre les chrétiens. Celui-ci accéda au pouvoir impérial en tant que César de Galère, lors de la mise en place de la seconde tétrarchie (mai 305), puis gouverna seul l’Orient après la mort de Galère (mai 311). Soucieux de l’unité de ses états (entre la Syrie et l’Egypte), le tétrarque ordonna un sacrifice général à deux reprises, l’un en mars 306 et l’autre à l’automne 309416. Conformément à l’usage, il comptait sur l’attachement aux dieux de l’Empire pour conforter son pouvoir en Orient. Face au délitement progressif du système tétrarchique, mis à mal par les prétentions au pouvoir de Constantin, Maxence et Licinius en Occident, Maximin Daïa, qui se sentait menacé, revendiqua son autorité impériale en inscrivant son action politique dans la continuité idéologique de la Tétrarchie417. Cela impliquait la soumission de ses sujets aux cultes traditionnels qu’il continua d’imposer après l’édit de tolérance de Galère (avril 311). Constantin et Licinius, devenus maîtres de l’Occident après l’élimination de Maxence (octobre 312), firent 414 415 416 417

Mos. et rom. leg. coll. 15, 3, 4 (trad. d’A. Chastagnol, Le Bas-Empire, p. 149-150). Eusèbe, HE IX, 1, 3. Id., Mart. Pal. 4, 8 ; 9, 2. Pour le contexte politique, voir X. Levieils, « Crises », p. 31-32.

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appliquer l’édit dans les territoires dépendant de leur autorité. Maximin, décidé à s’imposer en Orient, refusa cette concession contraire à l’idéologie de la Tétrarchie. Fermement attaché à la tradition, il centralisa l’organisation religieuse en plaçant des prêtres à la tête de chaque cité et des pontifes à la tête de chaque province418. Maximin s’efforça d’impliquer la population de ses états dans la répression dirigée contre les chrétiens pour contrer le plus efficacement possible leur influence. Ainsi cautionna-t-il une campagne de pétitions, menée par les cités d’Asie et de Syrie, réclamant l’expulsion des chrétiens de leurs murs, campagne qu’Eusèbe et Lactance disent directement inspirée par Maximin, ce qui signifie qu’elle était orchestrée par les collaborateurs zélés qu’il mit en place aux postes clefs de son administration419. Or, c’est toujours sur le même critère oppositionnel entre religio et superstitio que la répression contre les chrétiens était organisée dans le cadre de ces requêtes. Maximin exprime cette position dans une lettre officielle où il fait état de son attitude devant la demande des cités. Il relate plus précisément la démarche des habitants de Nicomédie qui avaient constitué une ambassade venu le trouver avec les statues des dieux pour formuler leur désir de voir les chrétiens ne plus résider dans leur patrie. Le tétrarque, tenant compte du nombre important de chrétiens vivant dans la ville, différa la mesure à prendre : Mais, lorsque j’appris qu’un très grand nombre d’hommes de cette religion habitaient dans ces régions, je leur répondit que j’avais eu joie et plaisir à leur pétition, mais que je ne voyais pas qu’elle fût conforme au vœu unanime. Si donc certains persévéraient dans cette superstition, chacun devait garder sa préférence, et, s’ils le voulaient, reconnaître le culte des dieux. Cependant, aux habitants de la même ville de Nicomédie et aux autres villes qui, elles aussi, m’avaient présenté sur le même objet la même requête avec beaucoup d’empressement, à savoir qu’aucun chrétien n’habitât ces villes, je fus dans la nécessité de répondre amicalement, parce que tous les anciens empereurs avaient gardé la même règle et qu’aux dieux eux-mêmes, par qui subsistent tous les hommes et la conduite même

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Eusèbe, HE VIII, 14, 9 ; IX, 4, 2 ; Lactance, De mort. pers. 36, 4-5. Sur cette réforme, voir R. M. Grant, « The Religion of Maximin Daia » dans Christianity, Judaism and Others GrecoRoman Cults. Studies for M. Smith at sixty. Ed. J. Neusner, T4, Leyde, 1975, p. 157-160 ; O. Nicholson, « The Pagan Churches of Maximinus Daia and Julian the Apostate », JEH 45 (1994), p. 1-10. Sur le personnel politique de Maximin Daïa, choisi en fonction du zèle qu’il devait déployer pour faire respecter la tradition, voir S. Filosi, « L’ispirazione neoplatonica della persecuzione di Massimino Daia », RSCI 41 (1987), p. 79-91. Eusèbe, HE IX, 2 ; Lactance, De mort. pers. 36, 3. La réponse de Maximin aux requêtes de Tyr et de Nicomédie sont retranscrites par Eusèbe, HE IX, 7, 3-14 et 9, 4. Le texte d’une de ces pétitions a été retrouvé en Lycie, dans les ruines d’Aricanda (OGI 569 = CIL III, 12132). Une nouvelle inscription a découverte en 1986 en Pisidie, sur le site de Colbasa, voir S. Mitchell, « Maximinus and the Christians in A. D. 312 », JRS 78 (1988), p. 105-124. Sur ces pétitions, voir R. M. Grant, « The Religion of Maximin Daia », p. 151-157.

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des affaires publiques, il a plu que je confirme une telle pétition que (les cités) présentaient en faveur du culte de leurs divinités.420

Maximin présente le respect du culte des dieux comme la condition nécessaire de l’unité civique et fait apparaître la requête de Nicomédie et des autres cités comme une manifestation de patriotisme et de loyauté. Il met sa décision de répondre favorablement à leur requête en relation avec la politique entreprise par les « anciens empereurs », à savoir les premiers tétrarques et plus particulièrement Dioclétien et Galère, qui déclenchèrent la persécution. Mais malgré ses efforts, Maximin ne put résister à la pression exercée par l’alliance de Constantin et Licinius qui le contraignit à appliquer l’édit de tolérance dans ses états421. L’inévitable affrontement avec les empereurs d’Occident aboutit finalement à la défaite de Maximin qui, après avoir été battu par Licinius à Périnthe en avril 313, se replia sur l’Asie Mineure où il mourut de maladie quatre mois plus tard, ce qui permit à son adversaire de mettre la main sur ses états422. Le christianisme, qui au cours du IIIe siècle avait étoffé sa théologie, renforcé son organisation et sans cesse augmenté le nombre de ses adhérents, constituait un élément à part entière du paysage religieux de l’Empire. Nul ne pouvait ignorer son importance et la volonté d’un intellectuel comme Porphyre de le replacer dans son contexte originel juif pour mieux le dévaloriser423 est significatif de la reconnaissance sociale qu’il avait acquise en tant qu’expression religieuse propre. Mais la doctrine restait fondamentalement incompatible avec la tradition religieuse romaine. Bien que l’extraction étrangère du christianisme soit moins mise en avant qu’au IIe siècle, le point de rupture se faisait toujours sur la prétention des chrétiens à remplir leur devoir religieux en dehors des formes légales de la religio. Et ce refus de se plier aux rites présentait un problème d’autant plus sérieux qu’il était partagé par un grand nombre d’adeptes. La communauté romaine fondait une partie de son identité sur la reconnaissance de la religion des empereurs, suprême référence que le christianisme ne pouvait pas accepter. En lézardant l’unité religieuse, politique et sociale de l’Empire, il menaçait inévitablement le don divin de la tranquillité que les empereurs avaient la charge de maintenir. Toute crise risquait d’ébranler l’unité de la communauté et le christianisme était reconnu comme un sérieux facteur de déstabilisation de par sa résolution à ne pas s’insérer dans le programme religieux communautaire. Dès lors, le discours 420 421

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Eusèbe, HE IX, 9a, 5-6. Ibid. IX, 9, 12 ; 9a, 12. La justification de la politique passée de Maximin et l’ordre de suspendre la persécution sont reproduits par Eusèbe, HE IX, 9a, 1-10. Lactance, De mort. pers. 45-49 ; Eusèbe, HE IX, 10 ; Eutrope, Brev. X, 3 ; Aurélius Victor, De Caesar. 41, 1 ; Pseudo-Aurélius Victor, Epitomé 40, 8 ; Zosime, Hist. II, 17, 3. Supra p. 151-163.

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antichrétien s’efforça de disqualifier le christianisme comme forme d’expression religieuse, dans le sens romain du terme. Celui ou celle qui ne reconnaissait pas les dieux de l’Empire se retrouvait de fait dans un univers irrationnel, hors du cadre codifié et rationalisé de la religio, c’est-à-dire en retrait du monde commun dont l’empereur avait la charge en tant qu’imperator et souverain pontife. C’est la raison pour laquelle les presbytres et les diacres étaient désignés, pendant la persécution de Dioclétien, comme les « instigateurs de la plus vaine superstition » (hortatores vanissimae superstitionis)424.

2.3 Religion, philosophie et superstition populaire 2.3.1 Elitisme social et religieux Il appartenait à l’esprit romain de ne pas faire de différence entre responsabilité religieuse et responsabilité politique. La religion épousait si bien les intérêts de la cité que l’on s’efforça de toujours traduire en acte les propos suivants de Cicéron : Parmi les nombreuses créations et institutions que les dieux ont inspirées à nos ancêtres, pontifes, il n’en est pas de plus belle que leur décision de confier aux mêmes hommes le culte des dieux immortels et les intérêts supérieurs de l’Etat, afin que les citoyens les plus éminents et les plus illustres assurent le maintien du culte par une bonne gestion de l’Etat et celui de l’Etat par une sage exégèse du culte.425

A l’époque impériale, l’empereur étant la première autorité politique, il était logique qu’il fût aussi la première autorité religieuse. C’est la raison pour laquelle son imperium était automatiquement doublé du grand pontificat. Conformément à l’idéologie élitiste des Romains en matière de gouvernement, l’empereur, comme pour les magistratures et les commandements, choisissait les desservants du culte national dans les couches supérieures de la société. L’aspect conservateur et le caractère civique de la religion romaine avaient pour conséquence importante de voir les fonctions religieuses perpétuellement confiées aux représentants les plus éminents de la cité. Les titulaires des postes étaient toujours choisis parmi les membres des grandes familles romaines. Seule l’aristocratie était appelée à constituer le personnel des grands collèges sacerdotaux (pontifes, augures, quindecemvirs, septemvirs, saliens, arvales, fétiaux, titiens, vestales). Ces sacerdoces apparaissaient comme sa propriété 424 425

Augustin, Brev. coll. Donat. III, 18, 34-35. Cicéron, De domo 1, 1.

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exclusive, d’autant plus qu’étant source de prestige et d’autorité, ils constituaient d’importants points d’appui pour une carrière politique426. Le régime impérial était indéfectiblement lié à cet assortiment de la noblesse avec les fonctions religieuses. Dans les derniers temps de la République, le désordre engendré par les guerres civiles et le progrès du scepticisme dans la classe dirigeante avait entraîné un désintérêt pour les charges religieuses, si bien qu’à la veille de notre ère, beaucoup de postes étaient vacants et que nul ne songeait à les remplir. L’œuvre de reconstruction nationale entreprise par Auguste devait forcément prendre en compte le rapport traditionnel entre élite sociale et élite religieuse hérité de l’ancienne domination politique des patriciens. Auguste utilisa son autorité de grand pontife pour augmenter le nombre des sacerdoces et prit soin, afin de relancer leur recrutement, d’accroître le prestige et les prérogatives des prêtres427. Le fondateur du régime impérial fit de la plupart des grands sacerdoces des postes sénatoriaux, entérinant une évolution sociale déjà perceptible à la fin de la République. Les sodalités furent aussi confiées à des personnages de haut rang, comme les arvales, tous recrutés dans la noblesse sénatoriale428. D’autres prêtrises furent réservées aux chevaliers, tels les pontifes et les flamines mineurs, les luperques ou les cultes latins429. Sur le modèle d’Auguste, Tibère aménagea le droit sacré de manière à permettre le renouvellement du personnel sacerdotal et alla jusqu’à faire d’importants dons financiers à ceux et celles qui postulaient (deux millions de sesterces pour la vestale Cornelia) dans le but, écrit Tacite, « de relever la dignité des prêtres et de stimuler leur zèle à assurer le service du culte »430. Ce scrupule à privilégier les membres des classes supérieures dans les affaires religieuses conduisit Vespasien à choisir un chevalier, Lucius Vestinus, « que son autorité et sa réputation plaçaient parmi les grands », pour présider à la reconstruction du Capitole détruit quelques mois plus tôt pendant la guerre civile qui opposa le nouvel empereur à son concurrent Vitellius. C’est sous son autorité que se réunirent les haruspices et que fut célébrée la consécration du fanum sur lequel devait être rebâti le monument. Prêtres et magistrats jouèrent

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D. Porte, Le prêtre à Rome. Les donneurs du sacré, Paris, 21995, p. 58-76. Suétone, Auguste 31, 3. Sur l’élitisme social de la politique religieuse d’Auguste, voir F. Altheim, A History of Roman Religion, p. 441-443. Voir J. Scheid, Les frères Arvales. Recrutement et origine sociale sous les empereurs julioclaudiens, Paris, 1975. Que le choix comme prêtre dans une sodalité corresponde à une promotion sociale et politique apparaît nettement avec l’introduction par Hadrien de Marc Aurèle dans le collège des saliens à l’âge de huit ans ; voir Hist. Aug, Marc Antonin 4, 2. Antonin le Pieux affirma plus tard sa volonté de lui voir succéder Marc Aurèle en le faisant rentrer, en accord avec le Sénat, dans les autres collèges sacerdotaux, ibid. 6, 3. Marc Aurèle fit la même chose pour Commode, ibid. 16, 1. J. Scheid et M. G. Granino Cecere, « Les sacerdoces publics équestres » dans L’ordre équestre. Histoire d’une aristocratie (IIe s. av. J.-C.-IIIe s. ap. J.-C.), Rome, 1999, p. 79-189. Tacite, Ann. IV, 16, 4.

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un rôle de premier plan dans cette cérémonie de caractère national431. Après les réformes du début du Principat, la noblesse du personnel religieux devint une donnée acquise et il semblait que rien ne pouvait lui porter atteinte sans que l’on ait l’impression de violer l’ancien esprit patriarcal revigoré par Auguste. Elagabal, peu soucieux du froid formalisme de la religion romaine, dut lui aussi prendre en compte cette réalité socio-religieuse. Le jeune prince, parvenu au pouvoir en 218 grâce au soutien des troupes cantonnées en Syrie, était bien décidé à imposer à Rome le dieu d’Emèse, El-Gabal, dont il était le prêtre. Appartenant à la dynastie sacerdotale chargée de ce service cultuel, les responsabilités les plus importantes auxquelles ce garçon de quatorze ans avait dû jusque-là faire face étaient l’administration du rite d’El-Gabal. Cet univers sacerdotal constituait son seul horizon avant son avènement à l’Empire. Toutefois, le mysticisme qui l’animait ne voila pas à ses yeux l’importance que revêtait chez les Romains la participation des hautes classes au culte officiel. Pour préparer les sénateurs à son accoutrement oriental et au culte que les Romains devaient rendre au nouveau dieu, l’empereur fit envoyer un portrait de lui en pied le représentant avec ses vêtements sacerdotaux en train de sacrifier au bétyle sacré qu’il ramenait avec lui d’Emèse à Rome. Le portrait fut placé dans la curie, au-dessus de la tête de la statue de la Victoire. Il ordonna de surcroît à tous les magistrats et à tous les prêtres d’invoquer ElGabal en priorité lors des sacrifices publics. Une fois à Rome, Elagabal prit soin d’associer les sénateurs et les chevaliers au culte célébré en l’honneur de son dieu. La plupart se contentaient d’assister officiellement aux cérémonies exubérantes conduites par l’empereur mais celui-ci fit tout de même participer de façon plus active au service divin des personnages de haut rang, comme les préfets du prétoire, qui, pour l’occasion, étaient habillés à l’orientale432. Cette violente innovation religieuse ne fut pas acceptée par l’opinion publique et contribua puissamment à l’élimination de l’empereur en 222. Mais bien qu’Elagabal ne manquât jamais d’afficher son mépris pour le personnel politique et administratif composé par les grandes familles de Rome, il dut prendre en compte le prestige religieux dont il était traditionnellement auréolé. Aurélien, tout à fait acquis à la tradition romaine et conscient de cette particularité, agit avec plus de réalisme pour sa réforme religieuse. Dans le cadre de l’organisation du culte solaire, il institua un nouveau collège pontifical, celui des pontifes du Soleil (pontifices Solis) et ses membres, pour

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Id., Hist. IV, 53, 1-4. Hérodien, Hist. V, 5, 6-7. 9-10. Il est vrai que ce genre de poste fut très vite confié à des personnes proches de l’empereur, tel Komazon, rapidement nommé préfet du prétoire, puis élevé au rang consulaire avant de devenir préfet de la Ville ; voir Dion Cassius, Hist. rom. LXXX, 4, 1-2.

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la rémunération desquels il attribua des fonds, ne furent choisis que parmi des citoyens de rang sénatorial433. Durant l’époque impériale, et bien que, malgré les apparences, son pouvoir politique fut amoindri au bénéfice de l’empereur, le Sénat conserva la juridiction religieuse qui lui était traditionnellement reconnue434. L’institution était trop étroitement liée au passé prestigieux de Rome et à la conservation du mos maiorum pour que lui soit refusée cette capacité à donner son avis sur les affaires religieuses. En raison du déclin des comices, les sénateurs obtinrent le pouvoir de choisir les prêtres, même si l’empereur pouvait influer sur la nomination et l’élection des candidats435. Le Sénat, oligarchique par essence, ne pouvait que contribuer à pérenniser la qualité aristocratique des sacerdoces. Auguste fit en sorte que les sénateurs se sentissent associés aux dieux dans l’exercice de leurs responsabilités en décrétant que chacun d’entre eux, avant de siéger, devait offrir de l’encens et du vin devant la statue de la Victoire s’ils se réunissaient dans la curie ou devant l’autel du dieu s’ils se réunissaient dans un temple, ceci pour qu’ils fussent à même de remplir leurs fonctions « avec plus de conscience et moins de peine »436. L’esprit de cette obligation s’accordait avec la règle ancestrale stipulant que le Sénat ne pouvait se réunir autre part que dans un lieu sacré, le manquement à la règle annulant la validité des décisions prises par l’assemblée437. Cette élite concevait un réel mépris pour la plèbe, qui lui paraissait toujours apte à la turbulence et dont les activités laborieuses lui semblaient méprisables et dégradantes. Suivant l’axe de la hiérarchie communautaire, les rites fondamentaux de la religion nationale, dont l’observance concernait exclusivement les citoyens, écartaient les membres inférieurs de la société romaine. Les rites expiatoires chargés de conjurer les oiseaux de mauvais augure n’étaient efficaces que si les prières étaient récitées par les citoyens sur un forum vidé de ses ouvriers et de ses esclaves, des conditions qui semblaient archaïques mais néanmoins scrupuleusement respectées par l’empereur Claude qui prenait très au sérieux ses responsabilités de grand pontife438. Soucieuse d’un ordre qu’il lui revenait en grande partie de préserver du fait de ses responsabilités, l’aristocratie sénatoriale faisait tout pour limiter l’expression politique et religieuse de la plèbe dont l’irrationalité et la spontanéité risquaient toujours, selon elle, de dégénérer en fronde ou en désordre. Tous les éléments religieux susceptibles

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E. Cizek, L’empereur Aurélien, p. 181-182. J. Gaudemet, Institutions de l’Antiquité, Paris, 1967, p. 489. Sur la procédure des élections sacerdotales sous l’Empire, voir J. Scheid, Romulus et ses frères. Le collège des frères arvales, modèle du culte public dans la Rome des empereurs, Rome, 1990, p. 201-214. Suétone, Aug. 35, 4 ; Hérodien, Hist. V, 5, 6. Aulu-Gelle, NA XIV, 7, 7 (qui se fait l’écho de Varron). Suétone, Claude 22, 2.

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d’alimenter la piété religieuse du peuple, principalement ceux en provenance d’Orient, devaient être rigoureusement soumis au contrôle du Sénat. Au temps de la République, les supplicationes étaient décrétées par le Sénat. Etant donné le rôle important que l’on continua de lui accorder dans les affaires religieuses durant l’Empire, et le fait que les oracles sibyllins furent consultés avant la supplicatio de 64, il est très probable que le Sénat fut associé aux décisions de Dèce et de Gallus. Cette déférence avait d’autant plus de valeur en cette période troublée que les deux empereurs conçurent beaucoup de respect pour le Sénat, espérant pour une grande part établir leur légitimité grâce au soutien de la prestigieuse institution. Valérien était également très proche du Sénat. Avant de devenir empereur, il avait suivi une carrière sénatoriale. Il était donc tout à fait en phase avec les valeurs traditionnelles défendues par l’aristocratie sénatoriale, des valeurs peu conciliables avec le christianisme439. Rappelons que c’est dans un rescrit adressé au Sénat que les modalités de la persécution furent précisées440. Les sénateurs, gardiens du mos maiorum, approuvèrent cette mesure politico-religieuse dont le but était de rétablir les repères traditionnels et d’éradiquer la principale forme de contestation que représentait le christianisme. Pour les nouvelles structures religieuses qu’il mit en place, Maximin Daïa recruta les prêtres de cité dans les noblesses municipales et les grands prêtres de province parmi ceux qui s’étaient fait « surtout remarquer dans les fonctions municipales et qui sont devenus illustres dans toutes ces charges », ce qui signifie que les membres de ce clergé supérieur étaient choisis parmi les premiers citoyens (primores) qui avaient suivi le cursus honorum jusqu’aux plus hautes charges441. Ces hauts dignitaires religieux, flanqués d’une escorte de soldats et de gardes, ne devaient paraître en public que revêtus de l’officielle chlamyde blanche442. Ils furent investis par le tétrarque d’un pouvoir coercitif qu’ils n’hésitèrent pas à employer contre les chrétiens en les empêchant, avec l’appui des clergés locaux, de construire de nouveaux lieux de culte et de tenir des réunions publiques ou privées. Ils usèrent aussi de ce pouvoir pour déférer devant les magistrats les chrétiens qui refusaient de sacrifier aux dieux443. Les personnes accédant à ces obligations religieuses constituaient le vivier oriental duquel étaient issus les éléments des ordres supérieurs, composés de membres des grandes familles curiales enrichies par les activités commerciales et agricoles, sur lesquels Maximin comptait s’appuyer pour la gestion de ses états. Ces charges permettaient à ceux qui les remplissaient de continuer leur ascension 439 440 441 442

443

C. J. Haas, « Imperial Religious Policy », p. 141-142. Cyprien, Ep. 80, 1, 2. Eusèbe, HE IX, 4, 2 ; Lactance, De mort. pers. 36, 4-5. Eusèbe, HE VIII, 14, 9 ; Lactance, De mort. pers. 36, 5. Sur le caractère officiel de cette chlamyde, voir O. Nicholson, « ‘The Pagan Churches’ », p. 7. Lactance, De mort. pers. 36, 4.

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politique en obtenant ensuite de hautes responsabilités dans l’administration impériale444. Un témoignage épigraphique nous permet de mieux cerner la qualité des individus susceptibles de composer ce personnel religieux445. M. Sempronius Aruncius Theodotus et sa sœur Sempronia Aruncia Arrianè laissèrent dans une inscription le souvenir d’une somptueuse fête qu’ils financèrent en 311 ou 312 dans la ville de Panamara (près de Stratonicée, en Carie). La célébration eut principalement lieu en l’honneur de Zeus qui possédait dans la ville un sanctuaire doté d’un oracle renommé dans la région et dont Théodote cumulait la prêtrise avec celle d’Hécate, l’autre grande divinité indigène446. Malgré la terrible inflation qui frappait l’Empire, la fête s’étendit sur trente-quatre jours et tous les habitants de la ville reçurent des présents. Théodote et sa sœur offrirent à cette occasion de l’huile aux soldats de Maximin, qui, en chasse après des brigands, stationnaient à proximité, et l’empereur, présent sur les lieux, participa lui-même aux festivités. La famille de Théodote avait l’allure d’une véritable dynastie sacerdotale puisque l’inscription signale avec fierté que ses ascendants furent « prêtres, grands prêtres et asiarques des temples d’Ephèse » et que son père et son grand-père remplirent ce type de charge à Panamara. Théodote était assisté par un autre membre de l’aristocratie locale, M. Aurélius Betulios (appelé dans l’inscription « philosophe du Musée »), plus spécialement chargé de superviser les mystères attachés au culte. Cette magnificence déployée en l’honneur du culte local, le souci de maintenir l’exécution des rites d’initiation et d’assurer la continuité sacerdotale de la famille montrent l’attachement de Théodote aux divinités traditionnelles de sa cité. Peut-être faisait-il partie du personnel religieux de Maximin447. En tout cas, ses intérêts sont révélateurs de l’esprit conservateur des élites municipales que Maximin espérait exploiter pour son programme religieux. Maximin tablait habilement sur le patriotisme des élites locales pour défendre la tradition religieuse alors que le christianisme, malgré huit années de persécution, donnait de nouveaux signes de vitalité. Les aristocraties municipales, qui défendaient à leur échelle des valeurs identiques à celles de l’aristocratie romaine, fournirent à Maximin des magistrats tout disposés à le suivre dans sa politique de maintien de l’ordre religieux et qui, dans cette optique, se signalèrent , écrit Eusèbe, « par un grand zèle dans l’accomplissement des cérémonies en l’honneur des dieux »448.

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Eusèbe, HE VIII, 14, 9. SIG III, 900. Sur le sanctuaire, le culte et la prêtrise de Zeus à Panamara, voir A. Laumonier, Les cultes indigènes en Carie, Paris, 1958, p. 221-343. R. M. Grant, « The Religion of Maximin Daia », p. 157 ; R. L. Fox, Païens et chrétiens, p. 605-606 et O. Nicholson, « ‘The Pagan Churches’ », p. 5-6 font le rapprochement sans l’affirmer. Eusèbe, HE IX, 4, 2.

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2.3.2 Défiance à l’égard des cultes populaires D’autre part, le christianisme se heurta aussi au fait que les membres de l’aristocratie et le pouvoir impérial concevaient une défiance naturelle envers les cultes populaires pour la raison qu’ils échappaient à leur contrôle. L’indépendance des cultes égyptiens et juifs par rapport à l’Etat et leurs progrès jusque dans les classes sociales les plus élevées furent les causes principales de la répression organisée contre eux par Tibère. En un temps où les cultes égyptiens étaient désormais intégrés dans le paysage religieux romain, Marc Aurèle intervint tout de même pour épurer le culte de Sérapis « des rites populaires pélusiens »449 dont la forme lui parut vraisemblablement trop éloignée de la mesure admise à Rome. Cette conception d’un équilibre religieux fondé sur l’encadrement de la religion par le pouvoir politique fut assurément à l’œuvre dans l’hostilité exprimée à l’encontre des chrétiens. Pour l’élite politique et culturelle, les couches populaires représentaient toujours un bon terrain pour le développement de la superstition. Cette vision correspondait en partie à la vérité car il est évident que la religiosité populaire devait utiliser d’autres bases d’expression que les structures civiques confisquées par les citoyens les plus illustres de la cité. La nécessité du lien entre rite et espace public rendait obligatoire le recours aux prêtres pour toutes les questions religieuses. La position sociale de ces officiers légaux du sacré, du fait de leur vocation au gouvernement de la cité, était une garantie de la stabilité politique, car, comme l’écrit encore Cicéron, « sans les prêtres constitués par l’Etat pour l’accomplissement des choses sacrées, on ne peut subvenir à l’accomplissement des cultes privés ; car c’est cela qui retient l’Etat, que le peuple ait toujours besoin de recourir à la sagesse et à l’autorité des grands »450. Ce rapport hiérarchique et qualitatif se retrouve sous la plume de Tite-Live dans les épisodes de l’histoire de Rome impliquant des manifestations superstitieuses. Relatant la sécheresse et l’épidémie qui frappa Rome et ses environs en 423 av. J-C., l’historien précise que la superstition s’introduisit « dans les maisons par ces devins qui exploitent les âmes en proie à la crédulité ». Voyant les petits sanctuaires se multiplier dans les rues, les principaux citoyens agirent de manière à « ne tolérer que le culte des dieux romains et que les rites nationaux »451. On voit ici que c’est le passage de la sphère privée à la sphère publique qui amena l’autorité politique à intervenir. On observe le même processus lorsqu’il fallut sévir contre les cultes étrangers pendant la seconde guerre punique (213 av. J.-C.). Tite-Live écrit que « ce n’était plus seulement en secret, entre les murs des maisons, qu’on abolissait

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Hist. Aug., Marc Antonin 23, 8. Cicéron, De leg. II, 12, 30. Tite-Live, Hist. rom. IV, 30, 9-11.

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les rites romains : en public, au Forum, au Capitole, on voyait une foule de femmes n’observer, ni dans leurs sacrifices, ni dans leurs prières aux dieux la coutume de leurs pères ». le nombre des sacrificateurs et des devins à Rome s’accrut « grâce à l’affluence de la plèbe paysanne » chassée de ses terres à cause de la guerre. C’était une multitude qui se réunissait au forum pour participer à ces cérémonies. Les « honnêtes gens » s’en plaignirent et le Sénat intervint en faisant saisir tous les recueils de prophéties et de prières et en interdisant de consacrer tout nouveau culte dans la Ville452. Dans ce récit, la participation des femmes, comme élément marginal dans la vie religieuse, s’ajoute au caractère populaire de l’expansion de la superstition. Les mêmes traits se retrouvent dans le récit du scandales des Bacchanales où l’on perçoit bien que l’initiation indistincte au culte bacchique d’hommes, de femmes, d’adultes et de jeunes gens, dont un grand nombre de moins de vingt ans, constitue une anomalie sociale autant que religieuse453. Que le culte ait été installé par un « Grec de naissance obscure » et présidé par une femme ne faisait qu’ajouter à son discrédit454. Pendant l’Empire, les adeptes des cultes orientaux étaient considérés avec le même mépris de classe. Juvénal dit du prêtre de la Grande Mère que « sa tiare phrygienne se noue sous son menton plébéien »455 et Philèbe, le prêtre de la Dea Syria des Métamorphoses, est présenté par Apulée comme « un de ces êtres sortis de la lie des carrefours populaires »456. Celse décrit les prophètes vagabonds d’Orient avec le même dédain457. Il est évident que le christianisme, qui recruta une grande partie de ses fidèles dans les plèbes urbaines, tomba sous le coup de ce genre de critique. Bien loin de s’offusquer des remarques désobligeantes faites à ce propos, les apologistes nourrissaient au contraire une grande fierté de la présence des petites gens dans les rangs de l’Eglise. Athénagore écrit que l’on peut trouver chez les chrétiens « de simples particuliers, des artisans, des vieilles femmes »458. Justin parle d’illettrés, de « gens ignorants et barbares par le langage », d’infirmes et d’aveugles et encore, à côté de savants et de philosophes, d’« artisans » et de « gens tout à fait ignorants »459. Tatien affirme que chez les chrétiens, « ce ne sont pas les seuls riches qui cultivent la philosophie ; les pauvres aussi jouissent gratuitement de l’enseignement » et qu’ils accueillent « tous ceux qui veulent écouter, que ce soient des vieilles femmes ou de jeunes enfants »460. Tertullien proclame que « le premier venu 452 453 454 455 456 457 458 459 460

Ibid. XXV, 1, 6-12. Ibid. XXXIX, 8, 6 ; 9, 6. Ibid. XXXIX, 8, 3 ; 13, 9. Juvénal, Sat. VI, 516. Apulée, Met. VIII, 24, 2. Origène, CC VII, 9. Athénagore, Legatio 11, 4. Justin, 1Apol. 60, 11 ; 2Apol. 10, 8. Tatien, Oratio 32.

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des artisans chrétiens » a trouvé Dieu461 et Minucius Felix revendique sans honte de voir dans les rangs des chrétiens « des illettrés, des pauvres, des ignorants raisonner sur les choses célestes »462. Lactance juge que les démunis ont plus de chance d’être sauvés que les riches ; leur difficulté à renoncer à la soif des honneurs et aux plaisirs que leur procurent leurs biens les amènent souvent à vouloir que la doctrine chrétienne ne soit que mensonge et à aboyer contre elle463. Eusèbe éprouve une satisfaction identique à décrire la vocation universelle du message évangélique qui s’adresse à tous les membres de l’humanité, « qu’ils soient Grecs ou Barbares, hommes, femmes ou enfants, tous à la fois, pauvres et riches, instruits ou non, sans exclure même le peuple des esclaves de son appel »464. Le pouvoir de la foi chrétienne à être comprise par toutes les franges de la population était pour les apologistes une preuve éclatante de l’origine divine du christianisme465. Ces propos allaient à contrecourant des conceptions du temps. Toute personne acquise à l’excellence de l’éducation hellénique ne pouvait admettre qu’une doctrine puisse ainsi assurer la promotion morale et spirituelle des masses. Pour prendre cette prétention à contre-pied et ramener le christianisme à la dimension d’une superstition populaire, les adversaires de la foi se plurent à souligner la basse extraction de la majorité des chrétiens. Tacite parle des chrétiens de Rome comme d’éléments allogènes faisant partie de la lie de la population466. Lucien de Samosate ne semble pas avoir beaucoup de considération pour le niveau social et culturel des chrétiens lorsqu’il constate que Pérégrinus était visité en prison par « une foule de vieilles femmes, de veuves et d’orphelins »467. Tatien se fait de façon précise l’écho de ce reproche habituellement fait aux chrétiens de prétendre éduquer les masses dans la vérité et des moqueries que cela suscitait : Vous qui dites que nous ne faisons que bavarder entre femmes, jeunes gens, vierges et vieillards, et qui nous raillez pour n’être pas avec vous, écoutez quelle frivolité règne chez les Grecs.468

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Tertullien, Apol. 46, 9. Minucius Felix, Oct. 16, 5-6 ; voir aussi 36, 3-7. Lactance, Div. inst. VII, 1, 13-20. Eusèbe, PE I, 1, 6 ; voir aussi I, 5, 3 où Eusèbe met à l’honneur du christianisme l’instruction des ignorants. X. Levieils, « Réflexion sur le lien entre philosophie et conversion dans la pensée des apologistes chrétiens de la fin du IIe siècle » dans De Jérusalem à Rome. Mélanges offerts à Jean Riaud, Paris, 2000, p. 245-248. Tacite, Ann. XV, 44, 3. Lucien, De mort. Per. 12. Tatien, Oratio 33.

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Le Cécilius de Minucius Felix, plutôt que de se moquer de cette situation, exprime le scandale qu’elle provoquait : Aussi est-ce pour tout le monde un motif d’indignation, d’affliction que certaines gens, et des gens sans instruction, dépourvus de culture, étrangers même aux arts les plus vils, osent décréter quelque certitude concernant l’univers et sa majesté, sujet sur lequel depuis tant de siècles jusqu’à ce jour, à travers une foule de sectes, la philosophie elle-même n’a pas cessé de délibérer.469

Il paraît totalement inconvenant que ces gens recrutés « dans la lie du peuple » (de ultima faece collectis), « ces être pitoyables » (miseri) qui sont « à moitié nus » (seminudi)470 et dont la plus grande partie est « indigente et grelottante » (egetis algetis)471, puissent sans complexe se prononcer sur des questions aussi sérieuses. Galien note que les chrétiens ne se différencient pas de la masse et déduit leur incapacité à « suivre une démonstration avec une attention soutenue » du fait qu’ils soient amenés à « tirer leur foi de paraboles »472. Celse remonte jusqu’aux racines de la foi chrétienne pour critiquer les humbles origines de Jésus et des Apôtres. Jésus était « issu d’un bourg de Judée, et né d’une femme du pays, pauvre fileuse. Convaincue d’adultère, elle fut chassée par son mari, charpentier de son état ». Devenue vagabonde, elle donna naissance à Jésus en secret et « celui-ci fut obligé, par pauvreté, d’aller louer ses services en Egypte » où il acquit ses pouvoirs magiques473. Celse n’accorde évidemment aucun crédit à la généalogie évangélique de Jésus qui prétend le rattacher au premier homme et aux rois des Juifs pour cette raison que « la femme du charpentier, si elle avait été de race si illustre, ne l’eût pas ignoré »474. Rien ne permet d’attribuer un statut divin à un tel personnage qui ne se distingue ni par sa noblesse, ni par son éducation. Le philosophe pense, bien au contraire, que Jésus « est simple et, à cause de sa simplicité et de son manque absolu de culture, n’a conquis que les simples »475. La preuve en est que les Apôtres partageaient la misérable condition de leur maître : Jésus s’étant attaché dix ou onze hommes décriés, publicains et mariniers forts misérables, s’est enfui avec eux deçà et delà, mendiant sa subsistance d’une manière honteuse et sordide.476 469 470 471 472 473 474 475

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Minucis Felix, Oct. 5, 4. Ibid. 8, 4. Ibid. 12, 2. Galien, Lib. Sent. Pol. Platon. (éd. Fleischer p. 109 ; trad. P. de Labriolle, Réaction, p. 96). Origène, CC I, 28. Ibid. II, 32. Ibid. I, 27 ; voir II, 1. Celse est tout aussi injurieux à l’égard des « gardeurs de chèvres et de moutons » bernés par Moïse (I, 24. 26). Ibid. I, 62 ; voir II, 46.

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Celse se plaît à décrire les chrétiens comme répondant aux mêmes standards sociaux que le maître de leur doctrine et ses premiers propagateurs. Il condamne sans appel les méthodes de recrutement chrétiennes parce qu’elles sont essentiellement dirigées vers les gens du peuple qui ne sont pas armés pour s’opposer aux enseignements infondés répandus par les chrétiens : Voici leurs mots d’ordre : Arrière quiconque a de la culture, quiconque a de la sagesse, quiconque a du jugement ! Autant de mauvaises recommandations à nos yeux ! Mais se trouve-t-il un ignorant, un insensé, un inculte, un petit enfant, qu’il approche hardiment ! En reconnaissant que de telles gens sont dignes de leur Dieu, ils montrent bien qu’ils ne veulent et ne peuvent convaincre que les gens niais, vulgaires, stupides : esclaves, bonnes femmes et jeunes enfants. D’ailleurs, quel mal y a-t-il donc à être cultivé, à s’être appliqué aux meilleures doctrines, à être prudent et à le paraître ? Est-ce un obstacle à la connaissance de Dieu ? Ne seraitce pas plutôt une aide et un moyen plus efficace de parvenir à la vérité ? Mais voici, je suppose, sur les places publiques ceux qui divulguent leurs secrets et font la quête. Jamais ils n’approcheraient d’une assemblée d’hommes prudents avec l’audace d’y dévoiler leurs beaux mystères. Aperçoivent-ils des adolescents, une foule d’esclaves, un rassemblement d’imbéciles, ils s’y précipitent et s’y pavanent ! Voici encore dans les maisons particulières, des cardeurs, des cordonniers, des foulons, les gens les plus incultes et les plus grossiers. Devant les maîtres pleins d’expérience et de jugement, ils n’osent souffler mot. Mais prennent-ils à part leurs enfants accompagnés de sottes bonnes femmes, ils débitent des propos étranges … S’ils le désirent, ils n’ont qu’à planter là le père et les précepteurs, venir avec les bonnes femmes et les petits compagnons de jeux dans l’atelier du tisserand, l’échoppe du cordonnier ou la boutique du foulon, pour atteindre la perfection. Voilà par quels propos ils persuadent !477

Les chrétiens ne furent jamais opposés de façon aussi nette au monde de la culture avant que Celse ne rédige ces lignes. Christianisme et hellénisme étaient pour lui deux mondes absolument inconciliables et on le voit ici porter ce jugement autant sur le contenu grossier de la doctrine chrétienne que sur le bas milieu social dans lequel celle-ci elle était apparue et était encore diffusée. Porphyre s’en prit de la même manière aux Apôtres dont les viles origines expliquaient les manœuvres frauduleuses auxquelles ils s’étaient livrés pour répandre leur faux enseignement. Il considère que ces prédicateurs, « hommes grossiers et pauvres », avaient diffusé la doctrine chrétienne par goût du lucre et « firent des miracles par des moyens magiques dans le but de recevoir des richesses de la part de faibles femmes fortunées qu’ils avaient converties »478. Porphyre semble ici plus spécialement viser Paul et critiquer le crédit qu’il

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Ibid. III, 44. 49-50. 55 ; voir aussi III, 78. Les recrues du christianisme sont des gens « de toutes sortes » (ðáíôïäáðN) en III, 16. Jérôme, Tract. de Ps. 81 (éd. Harnack, fgt 4).

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trouva auprès de Lydie, la marchande de pourpre. Hiéroclès s’est également plu à relever l’inadéquation entre la prétention à la vérité du message chrétien et les origines sociales de ses premiers docteurs, « puisque certains d’entre eux avaient gagné leur vie en pratiquant le métier de pêcheurs »479. A la suite de Porphyre, il croit qu’ils ont « imaginé cette religion pour des raisons d’argent et d’intérêt »480.

2.3.3 La faiblesse intellectuelle des chrétiens Sur la question de l’ordre religieux, le sentiment de la précellence de l’élite sociale rejoignait celui de la précellence de l’élite intellectuelle héritée de l’hellénisme. Il était convenu que le peuple, dans sa plus grande partie privé des moyens de la culture, était frappé d’ignorance. Les intellectuels affichaient un véritable mépris pour les activités laborieuses qui ne permettaient pas d’assurer l’otium nécessaire à l’enrichissement et au délassement de l’esprit. Un passage fameux de Cicéron exprime le dédain que les Anciens concevaient pour les « viles activités » (artes sordidae), celles des boutiquiers, des travailleurs salariés et des artisans, jugées indignes d’un homme libre dont l’idéal autocratique restait fondé sur la propriété foncière481. Les gens du peuple n’avaient pas le temps de la culture. La compréhension des choses de l’univers se trouvait logiquement confinée dans les cercles assez fermés des lettres et de la philosophie, qui se voulaient les héritiers du savoir hellénique. Dans le domaine de la pensée religieuse, la philosophie s’employait depuis longtemps à épurer les vieilles croyances en discernant derrière leur apparence quelquefois si grossière les vérités métaphysiques, morales et spirituelles qu’elles exprimaient en réalité. Les lettrés refusaient donc d’ordinaire d’accepter le contenu des récits mythologiques véhiculés par la tradition religieuse classique. Ce type d’interprétation philosophique de la religion, principalement diffusée par les stoïciens, eut un large écho dans le monde de la culture, si bien que l’on voit de grands esprits comme Plutarque ou Porphyre y recourir pour étayer leur pensée religieuse. Elle avait cours chez les Romains frottés de stoïcisme à la fin de la République puisque Cicéron, sous le masque de Cotta, relève la contradiction des arguments émis par le stoïcien Balbus qui, tout en professant le caractère symbolique des conceptions traditionnelles, établit l’existence des dieux à partir de son acceptation universelle : « Te paraît-il donc bon de juger de choses si élevées d’après l’opinion des sots (stultorum), d’autant plus que vous considérez ceux-ci comme des insensés 479 480 481

Lactance, Div. inst. V, 2, 17. Ibid. V, 3, 3. Cicéron, De off. I, 42, 150. Cet idéal reste vrai pour l’époque impériale, voir J. Gagé, Les classes sociales dans l’Empire romain, Paris, 1964, p. 91-92.

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(insanos) ? »482. Elle trouva un fervent partisan en la personne de Varron (11727 av. J.-C.). Son point de vue sur le rapport entre la connaissance religieuse et les croyances du peuple est particulièrement intéressant. En rédigeant les seize livres des Antiquités divines, il visa à préserver le souvenir de la religion ancestrale des Romains483. L’étude de Varron aboutissait à une division tripartite distinguant trois niveaux d’approche différents de la religion : la théologie mythique, inventée par les poètes ; la théologie physique, exprimée par les philosophes et pour laquelle Varron concevait une sympathie particulière ; la théologie civile qui devait primer sur les deux autres en vertu de l’ordre religieux qu’elle garantissait484. En raison de la complexité des questions philosophiques, Varron estimait « qu’il y a nombre de vérités dont il est inutile que le peuple soit instruit, et nombre aussi d’erreurs qu’il est avantageux pour lui, malgré leur fausseté, de prendre pour des vérités »485. Les réflexions philosophiques sur la nature des dieux sont, dit-il encore, « plus facile d’entendre poser entre les murs d’une école qu’au dehors sur le forum »486. Varron en était venu à penser que le plus important était de se soumettre aux lois religieuses de la cité étant donné « que les récits des poètes ne sont pas assez élevés pour qu’on puisse faire au peuple un devoir de les suivre, et que les œuvres des philosophes sont trop élevées pour que le vulgaire puisse tirer profit de leur étude »487. La science n’était réservée qu’à quelques uns et il était préférable, toujours par souci de conserver l’ordre établi, que le peuple restât attaché aux conceptions religieuses traditionnelles. Il était de toute façon incapable de s’en dégager. La fidélité à la religion ancestrale représentait la meilleure protection pour le peuple que les intellectuels voyaient perpétuellement menacé par la superstition. Cette perception apparaît nettement dans l’Alexandre de Lucien de Samosate où les Paphlagoniens, roulés par le faux prophète, incarnent la naïveté des gens sans culture. Lorsqu’Alexandre d’Abonotique se décida, avec son complice Kokkônas, à mettre en place son oracle, il s’éleva une discussion entre les deux hommes pour savoir dans quel lieu il convenait de l’établir. Kokkônas pensait à Chalcédoine en raison de la position de la ville sur le Bosphore qui faisait d’elle un important centre commercial où beaucoup de monde affluait. Lucien, quant à lui, proposait sa propre patrie, la Paphlagonie. 482

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Cicéron, De nat. deor. III, 4, 11 ; voir III, 15, 39 où Cotta dit mépriser « l’incompétence de la foule et des ignorants ». Pour Cicéron, l’ignorance du vulgaire est un facteur favorisant les idées superstitieuses ; voir De div. II, 39, 81. Augustin, CD VI, 2. Ibid. VI, 5, 1. Sur la théologie tripartite de Varron, voir G. Lieberg, « Die "theologia tripertita" in Forschung und Bezeugung », ANRW I. 4 (1973), p. 63-115 et Y. Lehmann, Varron théologien et philosophe romain, Bruxelles, 1997, p. 193-225. Ibid. IV, 31, 1. Ibid. VI, 5, 2. Ibid. VI, 6, 3.

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Contrairement à lui, Alexandre jugea préférable sa propre patrie, disant avec raison, que pour le commencement d’une entreprise comme celle-là, il fallait accueillir des hommes épais et sots, et il disait que les Paphlagoniens qui habitaient au-delà de la cité d’Abon étaient ainsi tellement superstitieux et riches, qu’un seul venant à paraître, amenant avec lui un joueur de flûte, de tambour ou de cymbales, même si, comme on dit, il ne rendait des oracles qu’avec un crible, tous restaient bouche bée devant lui et le considéraient comme un être céleste.488

Lucien ne tarit pas d’épithètes injurieuses pour qualifier la grossière crédulité des Paphlagoniens : ce sont de « pitoyables Paphlagoniens » (“ëÝèñéïé Ðáöëáãüíåò)489, des « ignorants remplis de morve » (käéþôáéò êár êïñýæçò ìåóôïsò)490, des « Paphlagoniens à l’esprit égaré et atteints de folie » (ìåìçíüóé êár ðáñáðïëá™óáé ôyò Ðáöëáãüíùí)491. Il dit encore que les habitants de Paphlagonie et de Bithynie séduits par les oracles d’Alexandre sont « épais et ignorants » (ðá÷Ýóé êár Pðáäåýôïéò)492, qu’ils sont « dépourvus de cervelle et de cœur » et « ne diffèrent des moutons que par la forme du corps »493. Leur manque de culture et de sens critique font qu’ils ont été si facilement les victimes d’un charlatan comme Alexandre qui a su habilement utiliser l’art mensonger des oracles pour vivre à leurs dépens. L’ignorance du petit peuple en fait souvent la proie des charlatans. C’est d’ailleurs ce que Lucien pense à propos des chrétiens. Ils se sont assurément faits berner par Pérégrinus qui, après avoir appris, comme il le dit ironiquement, « l’admirable sagesse des chrétiens », s’imposa comme une autorité dans leur assemblée : « Les chrétiens le regardèrent bientôt comme un Dieu. Ils acceptèrent ses lois et firent de lui un personnage de premier plan »494. Leur stupidité se révèle aussi dans leur promptitude à aider financièrement Pérégrinus du fait de l’usage commun de leurs biens qu’ils disent appliquer en conformité avec l’enseignement de leur maître crucifié : « Que surgisse parmi eux un imposteur adroit, sachant mettre à profit la situation, il peut s’enrichir très vite, en menant à sa guise ces gens qui n’y entendent goutte »495. L’ignorance et la crédulité des chrétiens revient régulièrement sous la plume des polémistes. Pour Cécilius, les chrétiens composent « un ramassis d’ignorants et de femmes crédules, que la faiblesse

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Lucien, Alex. 9. Ibid. 11. Ibid. 20 ; voir aussi 39 (« Paphlagoniens grossièrement chaussés … éructant une odeur d’ail »). Ibid. 45. Ibid. 17. Lucien dit que les charlatans surnommaient les gens du peuple aux dépens desquels ils savaient vivre « les gens épais » (ðá÷åsò ô§í Píèñþðùí), l’expression réunissant en un jeu de mots les idées de richesse et de lourdeur (ibid. 6). Ibid. 15. Id., De mort. Per. 11. Ibid. 13 .

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de leur sexe incline aux défaillances »496 et il les considère comme « des gens complètement dépourvus de savoir et de raffinement, incultes et grossiers »497. Pour Celse, les chrétiens sont animés du même esprit délétère que les charlatans de la religion que représentent pour lui les dévots de Cybèle, de Mithra, de Sabazios ou d’Hécate : « Car de même que souvent parmi eux des hommes pervers prennent avantage de l’ignorance de gens faciles à tromper et les mènent à leur guise, ainsi en va-t-il des chrétiens »498. Le philosophe admet qu’il y a parmi les chrétiens « des gens modérés, raisonnables, intelligents », mais il relève avec dédain que la plupart sont des « gens simples et illettrés »499. Leur volonté est manifestement d’attirer à eux « les seuls gens incultes et stupides ». Ils s’adressent pour cela aux esclaves et aux moins instruits auxquels ils prétendent divulguer « les secrets de la sagesse divine ». Cette attitude fait d’eux des « imposteurs » fuyant « les gens distingués, non disposés à être dupes, mais [prenant] au piège les rustres »500. Il fait remonter la supercherie jusqu’aux origines de la foi chrétienne en établissant le peu de crédibilité que l’on peut accorder aux témoins de la résurrection qui se réduisent à une « exaltée » (Marie de Magdala) et à un illuminé (Thomas) qui, « dans sa croyance égarée », s’est imaginé voir le ressuscité et que le philosophe soupçonne plutôt d’avoir « voulu frapper l’esprit des autres par ce conte merveilleux, et, par cette imposture, frayer la voie à d’autres charlatans »501. Les témoignages de la résurrection contredisent les critères objectifs normalement utilisés pour établir la véracité d’un fait puisque le sujet ne se laissa voir « en cachette qu’à une seule femmelette et aux membres de sa confrérie »502. Porphyre dénigra dans le même esprit la stupidité et le désir de tromperie des premiers chrétiens. Il accuse les Apôtres d’avoir « abusé de la simplicité et de l’ignorance de leurs auditeurs » en affirmant que la venue de Jésus correspondait à l’accomplissement de l’avènement glorieux du Messie annoncé dans l’Ecriture pour les derniers temps503. A propos de la vocation soudaine de Matthieu relatée en Mt 9, 9, il critique « ou l’ignorance d’un historien mensonger ou la folie (stultitiam) de ceux qui se mirent à suivre le Sauveur sur-le-champ, comme s’ils avaient suivi sans raison n’importe quel premier venu les appelant »504. Selon le « pontife de la philosophie » visé par

496 497 498 499 500 501 502 503 504

Minucius Felix, Oct. 8, 4. Ibid. 12, 7. Origène, CC I, 9. Ibid. I, 27. Ibid. VI, 12-14 ; voir aussi VI, 23. Ibid. II, 55. Ibid. II, 70. Jérôme, Comm. Joel 2, 28 (éd. Harnack, fgt 5). Id., Comm. Mt I, 9, 9 (éd. Harnack, fgt 6) ; voir aussi Tract. de Ps. 77 (éd. Harnack, fgt 10) où Matthieu est accusé d’ignorance dans l’attribution des prophéties.

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Lactance (Porphyre ?), la lutte contre le christianisme était une œuvre philosophique à part entière puisque, le rôle du sage consistant à guider les hommes dans la vérité, il n’était pas question à l’égard des chrétiens de « tolérer que des ignorants soient séduits par les mensonges de quelques individus, de peur que leur simplicité d’esprit ne fasse d’eux des victimes et des proies pour les gens sans scrupules »505. Eusèbe et Lactance nous apprennent que Hiéroclès s’en prit violemment aux Apôtres, plus particulièrement à Pierre et Paul, qu’il disait « incultes et ignorants » et qu’il accusait de « semer le mensonge » dans leurs relations des actes de Jésus506. Ces soi-disant témoins sont en réalité « des menteurs, des ignorants et des charlatans » tandis que les témoignages de Maxime d’Agaï, de Damis et de Philostrate sur l’histoire d’Apollonius de Tyane sont de bonne qualité parce que transmis par des « hommes des plus cultivés et respectueux de la vérité »507. Ainsi estime-t-il le jugement sur Apollonius « rigoureux et assuré »508, la rigueur intellectuelle avec laquelle ils peuvent appréhender le personnage rendant les Grecs plus sages dans la vénération qu’ils accordent à leur héros que les chrétiens qui ont trop facilement cru que le Christ était Dieu509. Au début du IVe siècle, l’origine barbare, l’inconstance morale et l’indigence intellectuelle des Apôtres constituaient des arguments polémiques probants aux yeux des partisans de l’hellénisme. Lors de la Grande Persécution, le préfet Culcianus utilisa ce genre de propos pour convaincre l’évêque Philéas de sacrifier. A cette occasion, la confrontation entre Paul et Platon apparaît comme celle du christianisme et de l’hellénisme : Culcianus dit : –Paul n’était-il pas persécuteur ? Philéas répondit : –Non. Reste-en là ! Culcianus dit : –Paul n’était-il pas un ignorant (idiota ; käéþôçò) ? Est-ce qu’il n’était pas Syrien ? Est-ce qu’il ne dissertait pas en langue syriaque ? Philéas répondit : –Il est vrai qu’il était Hébreu, mais il dissertait en grec et avait une sagesse plus élevée que tout le monde. Culcianus dit : –Peut-être diras-tu qu’il surpassait Platon ? Philéas répondit : –Non seulement Platon, mais il était aussi plus sage que tous les autres. Il a même persuadé des philosophes. Et si tu veux, je te citerai ses paroles.510

Arnobe témoigne aussi du jugement d’infériorité porté sur la foi chrétienne et ses propagateurs. Les païens sont « habitués à rire de notre foi et à se moquer 505 506 507 508 509 510

Lactance, Div. inst. V, 2, 5. Eusèbe, CHier. 2 ; Lactance, Div. inst. V, 2, 17. Eusèbe, CHier. 2. Ibid. Lactance, Div. inst. V, 3, 16. Ac. Philéas 3, 1-2 (latin) ; col. 8, l. 6-17 (grec). Dans les Actes grecs, Philéas prend la défense de Paul en le présentant comme « le premier des hérauts » et parlant le grec « comme le premier des Grecs ».

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avec de spirituelles railleries de notre crédulité », écrit-il511. Ils jugent les chrétiens « stupides et idiots » (bruti et stolidi)512, « obtus et insensés » (obtunsi et fatui)513 ou bien encore « incultes » (rudes)514. L’incapacité des chrétiens à discerner le sens mystérieux du contenu apparemment inconvenant des mythes prouve assez leurs limites intellectuelles : « Mais, dit-on, tu t’égares, tu trébuches et tu montres suffisamment par ta sévère attaque contre ces choses que tu es inexpérimenté (imperitum), ignorant (indoctum) et grossier (rusticum) »515. On retrouve derrière ces mots la conception défendue par Varron à laquelle adhéraient visiblement les adversaires d’Arnobe. Ceux-ci faisaient ainsi comprendre que les chrétiens n’avaient pas les armes de la culture classique pour bien comprendre le monde dans lequel ils vivaient. Nous savons par Lactance que ce préjugé d’ignorance n’était pas limité aux cercles cultivés et que les chrétiens passaient aussi « pour des gens stupides (stultis), vains (vanis) et ineptes (ineptis) aux yeux du peuple »516, preuve que la propagande antichrétienne orchestrée par les intellectuels proches de la cour avait des résultats dans les couches populaires. Lactance était particulièrement peiné de ce que le christianisme trouvât si peu d’écho positif chez les intellectuels et que les chrétiens pussent si facilement passer pour des sots. Il jugeait que ce rejet était dû au faible nombre de chrétiens cultivés autant capables d’exercer une rigoureuse réflexion que de manier les lettres avec rigueur. Dès le début des Institutions divines, il écrit que « la vérité a été soumise au mépris des savants parce qu’elle n’a point trouvé de maîtres compétents pour se manifester »517. Il considérait même que cette déficience était à l’origine des critiques dont le christianisme était victime de la part des intellectuels de son époque. Après avoir reproché la faible production littéraire de Minucius Felix, le style obscur de Tertullien et la méthode apologétique trop centrée sur les citations scripturaires de Cyprien, il affirme : Ainsi donc, puisqu’il n’y avait pas, dans nos rangs, de savants de talent et d’expérience, capables de réfuter avec vigueur et acuité les erreurs populaires et d’élaborer une défense complète de la vérité en un style orné et abondant, un certain nombre d’individus ont trouvé dans cette faiblesse même une incitation à oser écrire contre une vérité qu’ils ignoraient.518

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Arnobe, Adv. nat II, 8 ; voir 6 et 10. Ibid. II, 32. Ibid. II, 6. Ibid. III, 15. Ibid. V, 32. Lactance, Div. inst. IV, 13, 14. Ibid. I, 1, 7. Ibid. V, 2, 1.

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L’apologiste révèle qu’il était assez généralement admis que les interprètes des Ecritures étaient « soit tout à fait incultes (omnino rudes), soit du moins trop peu savants (parum docti) »519. Il établit un lien direct entre ce manque de culture des enseignants chrétiens et le peu d’écho que la foi rencontrait chez les lettrés : « Ainsi, alors que des hommes instruits se sont approchés de la religion de Dieu, très peu ont cru, ayant été déroutés par quelque docteur ignorant »520. En tant que rhéteur, de surcroît titulaire de la chaire de rhétorique latine de Nicomédie, Lactance était en phase avec les valeurs de son milieu. Il acceptait avec une sorte de dépit mal contenu ce constat d’ignorance dressé par les ennemis du christianisme et regrettait que le monde de la culture, dont il faisait partie, se heurtât si facilement à la foi chrétienne. C’est la raison pour laquelle il s’efforça de mettre à profit toutes les ressources de sa science philosophique, littéraire et rhétorique pour combler le déficit de culture des chrétiens dont il admettait la réalité521. Eusèbe était tout aussi soucieux que Lactance de répondre aux critiques d’ignorance et d’irrationalité formulées contre les chrétiens. Recourant, selon sa méthode documentaire, aux témoignages historiques et philosophiques, il se propose de démontrer dans la Préparation évangélique que les chrétiens ne sont pas soumis à « une foi exempte de logique et d’examen »522, comme le font entendre leurs ennemis, à commencer par Porphyre et Hiéroclès qui sont sûrement sous-entendus dans les lignes suivantes : Certains, en effet, imaginent que le christianisme ne respecte aucune logique et que ceux qui revendiquent le titre de chrétien n’assurent leur croyance que sur une foi irrationnelle et un acquiescement sans examen ; a les en croire, personne ne peut par une démonstration évidente fournir la preuve de la vérité de nos promesses et nos adeptes ne croient bon de s’intéresser qu’à la seule foi, ce qui leur vaut le nom de fidèles (ðéóôï˜ò), motivé par leur foi sans discernement et sans examen. 523

L’accusation d’irrationalité et de sottise apparaît comme étant au cœur des préoccupations apologétiques de la Préparation évangélique524. Elle blessait profondément l’érudit qu’était Eusèbe. C’est la raison pour laquelle il construisit son apologie autour de l’idée directrice que la foi chrétienne ne s’opposait pas à la logique telle qu’elle était conçue dans l’hellénisme et telle qu’elle était adaptée par ses défenseurs avec le respect de la religion ancestrale.

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Ibid. V, 1, 18. Ibid. VI, 21, 4. Sur le but littéraire de l’apologétique de Lactance, voir J.-R. Laurin, Orientations maîtresses des apologistes chrétiens de 270 à 361, Rome, 1954, p. 235-242. Eusèbe, PE I, 2, 4 ; voir aussi I, 5, 2. Ibid. I, 1. J.-R. Laurin, Orientations maîtresses, p. 353-357.

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Le même souci de disqualifier l’authenticité du christianisme ont conduit ses plus farouches ennemis à étendre leur critique de pauvreté intellectuelle aux Saintes Ecritures. Ils mettaient ainsi en relation la faiblesse de ces écrits avec l’indigence de ceux qui les utilisaient comme fondement de leur foi. Leur style et la forme de l’enseignement qu’elles contenaient ne répondaient pas plus que leur contenu doctrinal aux règles de la culture classique. C’est pour cela qu’Autolykos soutient « ne trouver que bavardage dans la parole de vérité »525. Celse s’était livré à une comparaison minutieuse entre les écrits de Platon et les livres bibliques et, après avoir repéré nombre de sentences communes sur le fond, il concluait que « tout cela a été mieux dit chez les Grecs »526. Origène a retranscrit un fragment du Discours véritable où Celse fait un parallèle entre le précepte évangélique de ne pas résister à l’outrage, tel qu’il paraît en Mt 5, 39/Lc 6, 29 –« Si on te frappe une joue, présente encore l’autre »–, et celui de ne pas répondre à l’injustice par l’injustice tel que Platon l’a exprimé dans le Criton (49be). Il remarque que « c’est là une ancienne maxime fort bien exprimée avant eux et qu’ils [les chrétiens] ont rappelée en termes plus vulgaires »527. La pauvreté littéraire des Ecritures chrétiennes semble avoir été une critique courante au IIIe siècle, car lorsque Origène la réfute contre Celse, il dit le faire « pour justifier, contre les critiques de Celse et d’autres auteurs, la simplicité d’expression des Ecritures qui paraît éclipsée par le brillant de la composition littéraire »528. Il n’est donc guère étonnant de la retrouver au début du IVe siècle, alors que la polémique antichrétienne faisait de nouveau rage. Arnobe répercute ces remarques sur l’indigence des écrits des premiers docteurs chrétiens : Mais ces récits ont été écrits par des hommes ignorants et incultes (indoctis hominibus et rudibus), et par conséquent on ne doit pas leur prêter une oreille complaisante … Le style en est vulgaire et bas … Vos livres, dit-on, sont pleins de barbarismes, de solécismes, et gâtés par des fautes grossières.529

Lactance affirme, en une remarque presque similaire à celle d’Arnobe, que c’est à cause de leur manque de style que les savants ne portaient aucune considération aux Ecritures :

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Théophile, Ad Autol. III, 1 ; voir Clément, Protr. 77, 1 où l’apologiste fait l’éloge des Ecritures qu’il présente comme « dépouillées du style, des dehors de l’euphonie, du bavardage et de la flatterie ». Origène, CC VI, 1. Ibid. VII, 58. Ibid. VI, 2. Ibid. I, 58-59.

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Car si auprès des sages, des savants et des « princes de ce monde », l’Ecriture sainte n’a pas de crédit, la principale raison en est que les prophètes ont parlé un langage usuel et sans apprêt, comme il le fallait pour s’adresser au peuple. Voilà pourquoi ils sont méprisés par ces gens qui ne veulent rien entendre ni rien lire qui ne soit parfaitement poli et bien dit, dont l’esprit ne peut rien fixer que ce qui chatouille leurs oreilles par de caressantes sonorités, et qui tiennent pour ineptes, vulgaires et dignes de bonnes femmes les propos qui leur paraissent mal châtiés ... Ils ne croient donc pas aux paroles divines, parce qu’elles manquent de fard…530

Ces personnages cultivés « ayant été habitués aux douceurs et aux raffinements des discours et des poèmes, ils rejettent comme méprisables le langage simple et commun des divines Ecritures »531. Les témoignages d’Arnobe et de Lactance ont une grande valeur dans la mesure où ils appartenaient tous les deux à ce milieu d’enseignants et de gens de lettres au sein duquel on trouvait tant d’opposants à la foi chrétienne. Il est évident qu’Eusèbe répond au même genre de critique proférée contre le style des Ecritures lorsqu’il affirme que la démonstration du Saint Esprit et la puissance thaumaturgique des Apôtres étaient suffisantes pour la proclamation de l’Evangile, ce qui les justifie d’avoir mal connu le grec et de ne pas avoir employé « la persuasion et l’art des discours » pour faire connaître les enseignements du Christ532.

2.3.4 La « folie » des chrétiens La doctrine chrétienne semblait à ce point dépourvue de logique qu’en accepter la teneur était un attentat contre le bon sens. L’entêtement des chrétiens apparaissait alors comme un manquement à l’intelligence et au civisme. Les juges officiant durant la Grande Persécution reprochèrent souvent aux chrétiens qui comparurent devant eux la « folie » qui les poussait à la désobéissance et les maintenait en marge de la cité533. Dans son édit de 530

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Lactance, Div. inst. V, 1, 15-16. 18. Sur la défense du style des Ecritures par Lactance, voir P. Monat, Lactance et la Bible, p. 64-69. Lactance, Div. inst. VI, 21, 5. La critique transparaît encore derrière l’éloge de la simplicité de la Vérité, voir III, 1, 3-5 ; 13, 5. 12. Eusèbe, HE III, 24, 3-5. Le même genre d’argumentation apologétique se trouve en Rec. clém. 1, 7, 14-15 ; 8, 1. 5 ; 9, 4-5. 7 et Hom. clém. 1, 9-11 ; voir aussi Justin, 1Apol. 39, 3. Cette accusation de folie et de démence se retrouve dans les pièces suivantes, qui sont toutes de la période de la Grande Persécution (sauf le martyre de Marcel, datant de 298) : Ac. Crispine 1, 6 (Vanitas est animi tui). Ac. Marcel 4, 2 (furor); Ac. Taraque, Probus et Andronicus 6 ; 36 (ìáíßá) ; 7 (åðéíïßáò Pëüãùí) ; 8 (Töñùí) ; 3 ; 9 ; 12 ; 14 ; 15 ; 17 ; 25 ; 31-32 ; 33 (ìùñßá ; ìùñüò) ; Martyre Saturnin, Dativus et autres 16 ; Ac. Agapé, Chionia et Irène 4 (Pðüíïéá) et 5 (ìáíßá) ; Mart. Irénée de Sirmium 3, 4 (insania) ; Ac. Euplus 2, 4 (insania); Ac. Philippe d’Héraclée 9 ; Ac. Philéas col. 2, l. 12-14 ; col. 11, l. 1 (grec : Tëïãïò) ; 5, 4 (latin : amentia) ; Pass. Athénogène 26 ; 36 (ìáíßá). Sous Dèce, Pionius (Pass. Pionius 19, 7) était appelé un « professeur de folie » (ìùñßáò äéäÜóêáëïò).

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tolérance, Galère écrit que la persécution avait pour but de faire « revenir au bon sens » (bonas mentes ; Pãáèxí ðñüèåóéí) ceux qui « avaient été possédés d’une telle folie » (tanta stultitia occupasset ; êáôåó÷Þêåé êár Tíïéá) et que malgré les mesures coercitives engagées, « la plupart demeurait dans la même absence de raison » (in proposito perseverarent ; Pðïíïßu äéáìåíüíôùí)534. Dans sa réponse à la cité de Tyr, au sujet de la pétition contre les chrétiens, Maximin Daïa qualifie le christianisme de « simples mots vides de sens » (øéë§í êár ›ðïêÝíùí ¼çìÜôùí), de « vanité maudite » (dðáñÜôïõ ìáôáéüôçôïò), et de « funeste erreur et vanité creuse » (“ëÝèñéïí ðëÜíçí ôyò ›ðïêÝíïõ ìáôáéüôçôïò)535. L’égarement et l’irrationalité suggérés par ces propos apparentent le christianisme à une superstition, comme l’affirme plus clairement le texte latin de la réponse de Maximin aux Pisidiens de Colbasa : … laissez-les se réjouir de la paix qui leur a été finalement accordée ; et ceux qui, après avoir été libérés de ces voies détournées, obscures et propices à l’errance, sont revenus au bon sens et à la raison (rectam bonamque mentem), félicitez-les le plus possible, et, comme s’ils avaient été préservés d’une soudaine tempête ou arrachés à une grave maladie, qu’ils perçoivent désormais de la façon la plus charmante le plaisir de la vie. Quant à ceux qui ont persévéré dans la superstition maudite (exsecranda superstitione), qu’ils soient, comme vous l’avez demandé, éloignés et repoussés de la cité et de votre territoire, par quoi, conformément au zèle digne d’être vanté de votre pétition, votre cité séparée de toute souillure d’impiété, répond, comme cela est institué, aux cérémonies des dieux immortels avec la vénération qui leur est due.536

Il compare encore la foi chrétienne à une « grave maladie » (gravi morbo ; íüóïõ âáñåßá ), expression que l’on retrouve dans le texte épigraphique de la pétition des Lyciens et des Pamphyliens où les chrétiens sont présentés comme « souffrant depuis longtemps [de folie] et encore maintenant affectés par cette maladie »537. Le christianisme était donc jugé comme une pensée qui ne répondait pas au bon sens lié à la piété et à la mesure imposée par la religion. L’expulsion des chrétiens de la cité était la concrétisation d’un rejet social qui existait déjà sur les plans moral et religieux. L’accusation de folie proférée 534

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Eusèbe, HE VIII, 17, 6. 9 ; Lactance, De mort. pers. 34, 1-2. 4. Sur le sens de « buena intenzione di aderire, senza riserve, allo statuto politico e religioso della romanità » des mots « bonas mentes », voir F. Ruggiero, La follia, p. 194-195. L’expression se trouve déjà dans Ac. Martyrs Scil. 1. Tite-Live, Hist. rom. XXXIX, 16, 5 l’utilise pour désigner l’état d’esprit de ceux qui ne se sont pas compromis dans les Bacchanales. Eusèbe, HE IX, 7, 4. 6. 9. Texte dans S. Mitchell, « Maximinus and the Christians », p. 108. Cette partie du texte correspond au texte grec de la réponse aux Tyriens conservé dans Eusèbe, HE IX, 7, 11-12. Eusèbe a traduit « caecis et vagis ambagibus » par « ôõöëyò ðëÜíçò êár ðåñéüäïõ » et « exsecranda superstitione » par « dðáñÜôv ìáôáéüôçôé ». CIL III, 12132, l. 18-20.

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contre le christianisme par les autorités politiques n’était pas une innovation du IVe siècle. L’incompatibilité de la doctrine avec la religion romaine et la logique hellénique avait depuis longtemps conduit magistrats et intellectuels à la considérer comme une folie. L’association de la superstition et de la maladie était d’ailleurs courante. Plutarque considérait, nous l’avons vu, que la superstition était une maladie de l’âme538. Horace emploie l’équivalent latin de l’expression (mentis morbo)539 et Sénèque intègre la superstition parmi les « pestes » de l’âme540. Dans son traité De la superstition, il assimile le comportement superstitieux à de la « démence » (dementia)541. Nous avons aussi déjà remarqué chez Pline cette association de la superstition avec le vocabulaire médical pour qualifier le christianisme542. L’expression « superstitio prava et immodica »543 fait bien ressortir le caractère défectueux et passionnel de la pensée chrétienne. Elle engendre un état d’esprit qui pousse Pline à comparer cette superstition à une folie (amentia) et à une maladie dont la guérison passe par l’apostasie544. En bon administrateur, Pline songeait surtout à purger le corps social de ce qui le troublait. Sous d’autres plumes, l’accusation de folie est plus précisément reliée au contenu de la foi chrétienne. Chez Lucien de Samosate, l’irrationalité chrétienne tient au fait qu’« ils ne demandent pas de preuves pour justifier leur attachement à cette doctrine »545 et Galien jugeait avec la même réserve leur soumission à des « lois indémontrables »546. Apulée accuse la chrétienne de son récit d’observer « des pratiques vide de sens » (observationibus vacuis) à l’aide desquelles elle dupe tous les hommes, à commencer par son mari547. Celse critiquait de même la doctrine chrétienne en exhortant « à n’accepter de doctrines que sous la conduite de la raison et d’un guide raisonnable, car l’erreur est inévitable quand, sans cette précaution, on donne son adhésion à certains »548. Logés à la même enseigne, les Juifs, « bernés par ignorance, sont tombés dans l’erreur » et les chrétiens, « égarés », ont embrassé « une doctrine nuisible à la vie humaine »549. Le philosophe n’admet pas que l’on puisse accepter une doctrine 538 539 540 541 542 543 544 545

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Supra p. 167. Horace, Sat. II, 3, 80. Sénèque, Ep. 22, 15. Augustin, CD VI, 10, 2 ; voir aussi Ep. 123, 16, cité supra p. 168. Supra p. 200. Pline, Ep. X, 96, 8. Ibid. X, 96, 4. 9-10. Lucien, De mort. Per. 13. Voir id., Alex. 30 où le superstitieux Rutilianus est présenté comme étant « atteint de folie pour les dieux et prêt à croire des choses prodigieuses ». Galien, De puls. diff. 2, 4. Comparer ces textes de Lucien et Galien à Epictète, Diss. IV, 7, 6 où l’« habitude » (hèïõò) des Galiléens est opposée à « la raison et la démonstration » (ëüãïõ êáß Pðïäåßîåùò). Apulée, Met. IX, 14, 5 (traduction de P. de Labriolle, Réaction, p. 69). Origène, CC I, 9. Ibid. I, 26.

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sur la base unique de la foi et reproche aux chrétiens de soutenir que « la sagesse humaine est folie devant Dieu »550. Cette disposition d’esprit qui semble rejeter tous les bienfaits de la réflexion philosophique équivaut pour lui à la capitulation de l’intelligence. Il réagit durement contre les chrétiens qui considèrent les sages comme étant « égarés et entravés par leur sagesse » alors que « nul homme sensé ne croit à cette doctrine »551. Celse utilise lui aussi l’imagerie de la maladie et de la guérison pour exprimer le danger que le christianisme fait courir à la pensée : Celui qui enseigne la doctrine chrétienne ressemble à celui qui promet la guérison des corps en détournant de consulter les médecins compétents de peur d’être alors convaincu par eux d’ignorance. [Le chrétien cherche] refuge près de petits enfants et de rustres stupides en leur disant : Fuyez les médecins … prenez garde qu’aucun de vous n’acquière la science ... la science est un mal … la science fait perdre aux hommes la santé de l’âme ... Ils tuent ceux qu’ils promettent de guérir.552

Celse continue son réquisitoire en disant que le docteur chrétien « se conduit comme un homme ivre parmi des gens ivres, qui accuse les gens sobres d’être en état d’ivresse » et en comparant ce docteur « à un homme aux yeux malades » qui « devant des gens aux yeux malades accuse de cécité ceux dont la vue est perçante »553. La répudiation chrétienne des philosophes apparaît comme une véritable insolence et ne fait que renforcer l’inanité de leur enseignement qui ne repose sur aucun fondement rationnel. Autolykos affirme que les discours des chrétiens « sont pure folie »554. Tertullien fait entendre que, à son époque, le reproche de folie était devenu commun contre les chrétiens555. Il parle de la « dementia » comme d’un qualificatif couramment attribué au christianisme556. Elle était même couplée avec l’« obstinatio » caractéristique de la superstition557. Les concitoyens de l’apologiste considéraient les croyances chrétiennes comme des présomptions (praesumptiones) et comparaient négativement l’ineptie des chrétiens au génie supérieur des philosophes et des poètes558. La « dementia » réapparaît chez 550 551 552

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Ibid. VI, 11-12. Ibid. III, 72-73. Ibid. III, 75 ; voir III, 78 où Celse accuse les chrétiens d’enseigner de « vaines espérances » (êïýöáéò dëðßóé) à leurs auditeurs. Ibid. III, 76-77 ; voir VII, 45 où Celse reproche aux chrétiens ignorants de traiter d’aveugles et de boîteux les intelligents alors que c’est eux qui sont « boîteux et mutilés dans l’âme ». Théophile, Ad Autol. III, 4. Tertullien, Ad nat. I, 17, 5. Id., Apol. 1, 13. Ibid. 27, 2. Ibid. 49, 1 ; voir 4, 2 où il est dit que les chrétiens passent pour des « vani », c’est-à-dire des gens vides et sans consistance, et des « irridenti », soit des gens risibles, deux qualificatifs qu’il faut comprendre en relation avec l’inanité reprochée à leur doctrine.

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Minucius Felix559. Pour Cécilius, la doctrine chrétienne s’apparente à de « vaines et terrifiantes conjectures » (vanis et formidulosis opinionibus)560, ce qui justifie l’utilisation de l’expression « religio prava » pour la désigner561. La foi au jugement dernier est une « croyance délirante » (furiosa opinione) à laquelle se rattache « des sornettes de vieilles femmes » (aniles fabulas), à savoir la résurrection562. Les aspirations d’une vie outre-tombe ne sont que « les espérances stériles d’une vaine promesse » (inritae pollicitationis cassa vota)563. Rien dans la foi chrétienne ne peut rivaliser avec la sagesse et la mesure de Socrate, d’Arcésilas et de Carnéade, ce qui amène Cécilius à conclure qu’il vaut mieux suspendre son jugement à propos des questions sur lesquelles les plus grands sages ne se sont pas prononcés avec certitude de peur de tomber dans la superstition564. Lorsque débute le IVe siècle, il était bien établi que le christianisme ne répondait à aucune exigence qui fut en accord avec la pensée religieuse et philosophique gréco-romaine et, pour cette raison, il ne pouvait recevoir droit de cité. Les adversaires de la foi chrétienne s’accordaient à croire que seuls les esprits faibles et incultes pouvaient y adhérer. Ils se moquent, dit Arnobe, des choses « folles et stupides » (stulta et bruta) proférées par les chrétiens565. Ils nomment « bagatelle et niaiseries » (ludum atque ineptias) ce que le Christ offre pour leur salut566. Ce que les chrétiens croient être révélations divines ne sont que des « balivernes » (nugas), « des mots et de puériles niaiseries » (soli verba et pueriles ineptias) ou bien de « chimériques espérances » (spes cassas)567. Ils sont ainsi prisonniers d’« une folle erreur » (erroris stultitiae)568. Pour le philosophe de Nicomédie, c’était une sage entreprise que de ramener les chrétiens au culte des dieux pour qu’ils « renoncent à leur obstination bornée » (pertinaci obstitiatione) et « retrouvent la santé » (resanescant)569. Pour cette raison, il louait les empereurs de s’être « enfin penché sur les affaires humaines pour contenir une superstition impie et digne de bonnes femmes »570. De son côté, Sossianus Hiéroclès qualifiait les chrétiens d’« insensés repus d’illusions » (ìùñïr êár âåâïõêïëçìÝíïé) dont les caractéristiques étaient l’insouciance et la légèreté (åš÷ÝñåéÜ êár êïõöüôçò)571. La stultitia chrétienne était à ce point 559 560 561 562 563 564 565 566 567 568 569 570 571

Minucius Felix, Oct. 11, 3. Ibid. 5, 6. Ibid. 10, 1. Ibid. 11, 2. Ibid. 12, 1. Ibid. 13, 1-3. 5. Arnobe, Adv. nat II, 13. Ibid. II, 64. Ibid. II, 6. 15. Ibid. III, 15. Lactance, Div. inst. V, 2, 5-6. Ibid. V, 2, 7 ; l’expression est reprise en 13, 3. Eusèbe, CHier. 4.

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admise que Lactance consacra une partie entière de son cinquième volume des Institutions divines pour expliquer pourquoi les chrétiens étaient les victimes de cette accusation de stupidité et de folie572. On le voit, Maximin Daïa et les cités pétitionnaires utilisèrent un vocabulaire de la superstition qui était depuis longtemps employé contre les chrétiens. La répression antichrétienne était visiblement portée par une ambiance idéologique qui assimilait le christianisme à une croyance superstitieuse sans fondement, sans ordre et sans logique. Si l’on s’arrêtait à l’impression provoquée par l’impact de ce reproche de sottise et d’ineptie à la fin du IIIe siècle et au début du IVe, il semblerait que, même à une époque où, après une longue période de paix, les chrétiens avaient pu assurer leur présence à tous les échelons de la société et dans un grand nombre de domaines d’activités573, leur foi fut toujours considérée comme une aberration intellectuelle. Le reproche était surtout une réalité pour l’élite religieuse et philosophique qui entretenait cette idée que la foi chrétienne n’était acceptable que pour des ignorants. Les efforts du philosophe de Nicomédie et de Hiéroclès pour le démontrer révèlent leur inquiétude face au succès d’une foi qui, désormais, captait les consciences sur une grande échelle. Où l’on voit, ici aussi, que l’accusation de superstition portée contre le christianisme suivit l’évolution sociale de ses adeptes pour passer progressivement de la critique de leurs origines populaires (Ier-IIe siècles) à celle de la dissidence que représentaient leurs croyances par rapport à l’axiome rationnel de l’hellénisme (IIIe-IVe siècles).

2.4 Le contenu de la superstition chrétienne 2.4.1 Les pratiques magiques Il apparaît que, pour les hommes et les femmes des trois premiers siècles, la magie suscitait la méfiance et l’inquiétude, à cause de son caractère occulte et de sa prétention à intervenir de façon surnaturelle sur le cours des événements. Même si, comme l’affirme la recherche récente, la démarche du magicien était destinée à répondre à des aspirations religieuses574, il n’en reste pas moins que 572 573

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Lactance, Div. inst. V, 12-18. Pour les plus hautes charges voir Eusèbe, HE VIII, 1, 1-6 ; Lactance, De mort. pers. 10, 2. 4 ; 15, 1-3 ; Concile d’Elvire, Can. 56. Le regard porté par les érudits sur la magie gréco-romaine a beaucoup changé depuis le milieu du XXe siècle. Jusqu’alors, la magie était considérée comme une forme d’expression primitive du sentiment religieux ou, pour les périodes plus récentes de l’Antiquité, qui nous intéressent plus spécialement ici, comme une corruption de la religion, si bien que l’on voyait surtout en elle un phénomène de décadence culturelle. Sous l’impulsion de l’anthropologie, la recherche a désormais tendance à considérer la magie comme un système cohérent, obéissant

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la part de mysticisme propre à la discipline, comme toute expression spirituelle de nature individuelle, situait les pratiques magiques en dehors du cadre de la religion oficielle. Le magicien entretenait une relation personnelle et autonome avec les dieux par l’intermédiaires de connaissances et de rites propres à les faire réagir575. Il se trouvait donc isolé par rapport aux structures sociales traditionnelles (le rite magique s’accomplit en dehors de tout contrôle communautaire) et le regard populaire le renvoyait inévitablement au monde de la barbarie576. Le contenu irrationnel de la magie amenait les esprits éclairés à considérer celle-ci comme une pratique superstitieuse et, pour eux, ses succès tenaient autant à la fourberie de ceux qui la pratiquaient qu’à la crédulité de ceux qui y croyaient577. En fin de compte, le mode opératoire individuel et extra-communautaire de la magie dotait celle-ci d’une véritable dimension antisociale. Cette position marginale explique pourquoi elle était interdite par la loi. En 33 av. J.-C., Agrippa, en qualité d’édile, chassa de Rome les astrologues et les magiciens578. En 16 ap. J.-C., un sénatus-consulte renouvela l’opération579. La législation, rigoureusement réactualisée au début du IIIe siècle à partir de la lex Cornelia de sicariis et veneficiis (81 av. J.-C.), qui servait de base juridique aux poursuites engagées contre les magiciens (Apulée de Madaure en fut victime), prévoyait la peine capitale pour tous ceux qui se livraient à ces pratiques580. La magie était assez honnie pour que toute assimilation d’un acte religieux à un acte magique puisse entraîner de graves conséquences. Ainsi manichéisme et magie étaient-ils étroitement associés dans la pensée populaire, parce que la Perse avait la réputation d’être la terre

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certes à ses propres lois, mais jamais en totale rupture avec le contexte religieux dans lequel il se trouve inséré. Bien qu’elle prenne d’autres biais pour communiquer avec le divin, la magie s’insère dans la même catégorie socio-culturelle que la religion. Résumé de la recherche par D. E. Aune, « Magic in Early Christianity », ANRW II. 23. 2 (1980), p. 15071516; F. Graf, La magie dans l’Antiquité gréco-romaine, Paris, 1994, p. 17-29. Voir aussi R. L. Fox, Païens et chrétiens, p. 39-41 et 125, qui évoque la difficulté de tracer une frontière bien nette entre magie et religion. J.-B. Clerc, Homines magici. Etude sur la sorcellerie et la magie dans la société romaine impériale, Bern, 1995, p. 85-152 estime que le jugement réduisant la magie à de la superstition émane des modernes qui appréhendent le phénomène à la lumière des conceptions scientifiques occidentales, forcément en décalage avec les mentalités du monde antique, et qu’elle aurait même eu une fonction de régulation sociale en incitant au respect et à la prudence dans ses rapports avec autrui. Ces nouvelles approches structurelles, qui retirent toute connotation négative et péjorative à la magie, ont pour effet principal de valoriser son rôle dans l’histoire des mentalités religieuses. F. Graf, La magie, p. 100 et 231-240. Ibid., p. 256-261 ; J.-B. Clerc, Homines magici, p. 199-202 (qui fait le parallèle avec la situation des chrétiens). Ibid., p. 262-268. Dion Cassius, Hist. rom. XLIX, 43. Tacite, Ann. II, 32, 3 ; Dion Cassius, Hist. rom. LVII, 15, 8. Paul, Sent. V, 23, 15-18. Sur la législation romaine concernant la magie, voir M. Martin, Magie et magiciens dans le monde gréco-romain, Paris, 2005, p. 95-106.

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d’origine de la magie. Cette association joua en faveur de la proscription du manichéisme que Dioclétien considéra vraisemblablement comme une forme pernicieuse de sorcellerie581. Le christianisme fut assurément l’objet de rapprochements de même nature. La question intéresse depuis longtemps les historiens qui ont établis d’intéressants parallèles entre les pratiques chrétiennes et les pratiques magiques. Il faut en effet noter qu’au cours des trois premiers siècles, aucun chrétien ne fut poursuivi en justice sur la base d’un procès en magie, d’où l’on peut conclure que l’accusation de magie n’a jamais constitué le fondement légal des persécutions antichrétiennes582. Deux raisons sont susceptibles d’expliquer pourquoi une telle action judiciaire n’a jamais été entreprise contre les chrétiens : d’abord, il était très difficile de fonder une accusation de magie sur des preuves irréfutables, car si tel n’était pas le cas, le procès pouvait dégénérer en calumnia et se retourner contre l’accusateur ; ensuite, et plus probablement, l’accusation de magie dépendait essentiellement du fantasme bâti autour de réunions chrétiennes mal connues et n’était qu’un de ces éléments diffus de l’imaginaire populaire entretenant l’hostilité à l’égard d’un culte marginal. La méthode comparative employée par les historiens apparaît donc a priori comme la meilleure façon de discerner la nature des rapprochements accomplis par l’opinion populaire entre magie et christianisme. Mais si la démarche paraît fondée, il faut aussi admettre qu’elle court le risque de l’extrapolation. Avant de nous pencher sur les comparaisons possibles, il convient en premier lieu d’examiner les textes où il est clairement question du reproche de magie adressé aux chrétiens.

2.4.1.1 Suétone Intéressons-nous d’abord au texte fameux de Suétone : « On affligea des supplices aux chrétiens, espèce d’hommes adonnés à une superstition nouvelle et maléfique (superstitionis novae ac maleficae) »583. La majorité des auteurs s’accordent à lire dans l’expression « superstitio malefica » une allusion à des pratiques magiques584. Cette lecture impose de donner à l’adjectif malefica le sens de « maléfique » qui renvoie au domaine des pratiques rituelles de magie, plutôt que le sens de « criminelle » également attaché à ce mot, qui renvoie, quant à lui, au domaine judiciaire et désigne les infractions punissables par la 581 582

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Supra p. 195-196. C’est la raison pour laquelle il n’est pas possible de suivre M. Smith, Jesus the Magician, Londres, 1978 p. 50-53, qui fait de la magie le principal motif des poursuites antichrétiennes du IIe siècle. Suétone, Néron 16, 3. P. de Labriolle, Réaction, p. 45 ; A. Hamman, « Chrétiens et christianisme », p. 94-96 ; S. Benko, « Pagan Criticism », p. 1061-1062 ; Pagan Rome, p. 20-21 ; R. L. Wilken, The Christians, p. 98 ; F Ruggiero, La follia, p. 77-78 ; P. Maraval, Les Persécutions, p. 11.

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loi. Elle admet donc que les chrétiens sont ici désignés comme des malefici coupables de maleficum (enchantement, sortilège), ce qui fait d’eux des sorciers ou des magiciens, et non de maleficium (méfait, crime), qui ferait correspondre leur malfaisance aux critères plus généraux de la violation de la loi. Toutefois, ce dernier sens n’était peut-être pas absent de la pensée de Suétone, puisque la magie tombait sous le coup de la loi romaine. Contrairement à Tacite, Suétone ne fait pas de lien entre l’incendie de Rome et les tourments infligés aux chrétiens. Mais rien n’empêche que les chrétiens aient tout de même été compris par l’historien comme des individus dont les comportements et les pensées les mettaient en infraction avec la loi. L’historien place la mesure prise par Néron contre les chrétiens aux côtés de l’interdiction faite aux conducteurs de char de semer le désordre en ville, pratique tolérée jusque-là, et de la relégation des pantomimes et de leurs factions. Une telle association indique que la répression antichrétienne de l’empereur faisait partie des mesures de police destinées à réprimer les causes de troubles de l’ordre public. C’est en tout cas ainsi que Suétone l’a comprise. On peut donc penser que l’historien percevait bien les chrétiens comme des malfaiteurs. Il n’en reste pas moins que la magie est assurément le principal grief supposé par la phrase de Suétone. L’adjectif « malefica » est en effet lié au nom « superstitio », ce qui dote l’expression d’une évidente connotation religieuse. Elle signifie implicitement le crime reproché aux chrétiens. La « superstitio malefica » des chrétiens correspond aux « magicae superstitiones » ou aux « magica maleficia » qui servirent de fondement aux procès intentés à Statilius Taurus et Apulée585. Suétone fait donc clairement rentrer le christianisme dans la catégorie des arts magiques. Pour quelle raison a-t-il procédé à cette identification ? Pour trouver la réponse, il faut tenir compte de l’ensemble des qualificatifs utilisés par Suétone pour désigner la superstition chrétienne et ne pas séparer « malefica » de « nova ». L’application de cette notion péjorative au christianisme renvoie au caractère récent de la doctrine. Si Suétone reprend les termes de sa source, la nouveauté ne remonterait qu’à environ trente-cinq ans. Elle fait en tout cas référence à une doctrine dont l’initiateur avait été perçu comme un magicien par ses contemporains. Jésus était accusé de faire des miracles au nom de Béelzéboul, le chef des démons, et d’être lui-même possédé586. Ce sont les guérisons, les exorcismes, les résurrections et les diverses actions de puissance attachées à son ministère (tempête apaisée, multiplication des pains) qui lui valurent cette fâcheuse réputation. Ces manifestations miraculeuses étant interprétées par les chrétiens comme les signes de sa divinité, une grande place leur était faite dans

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Tacite, Ann. XII, 59, 1 ; Apulée, Apol. 1, 5 (voir 9, 2). Pline l’Ancien, Hist. nat. XXX, 7 range sans ambiguïté l’art de la magie dans le domaine de la superstition. Mt 9, 34 ; 12, 24/Mc 3, 22/Lc 11, 15 ; Jn 10, 20-21 (voir 7, 20 et 8, 48).

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la prédication chrétienne, ce qui contribua à pérénniser la vision d’un Jésus magicien chez les détracteurs du christianisme587. La tradition juive développa en effet l’image d’un Jésus sorcier autour de son séjour en Egypte : on racontait que Jeshua Ben Stada (pseudonyme attribué à Jésus de Nazareth) était revenu d’Egypte avec des incantations magiques tatouées sur le corps588. L’accusation proférée par les rabbis contre Jésus d’avoir égaré le peuple était étroitement liée à l’apprentissage de la magie en Egypte589. Celse se fit l’écho de cette tradition juive et prétendit restituer la vérité à propos de Jésus en réduisant les miracles qu’il accomplit à des actes magiques dont il avait acquis la connaissance en Egypte, pays où il s’était rendu pour échapper à une famine ; tout ce qu’il semblait avoir fait d’extraordinaire était en réalité l’œuvre « d’un homme haï de Dieu et d’un misérable sorcier (ìï÷èçñï™ ãüçôïò) »590. Eusèbe devra encore lutter contre cette accusation au début du IVe siècle591. On continuait de dire de Jésus : « C’était un magicien, il a réalisé tout cela en recourant à des pratiques occultes, il a dérobé aux sanctuaires des Egyptiens les noms des anges puissants et certaines doctrines ésotériques »592. L’accusation fut popularisée à cette époque par Hiéroclès qui, dans son pamphlet antichrétien, mettait sur le compte de la légèreté des chrétiens le fait qu’ils aient accepté le Christ comme dieu sur la simple considération des merveilles qu’il avait accomplies, alors que celles-ci furent visiblement l’œuvre d’un habile magicien593. La sorcellerie du Christ fut également divulguée dans les couches populaires par la diffusion des Actes de Pilate ordonnée par Maximin Daïa dans le but de déprécier la figure du maître des chrétiens594. L’accusation de magie ne se limita d’ailleurs pas à la personne de Jésus. La continuité de l’œuvre de Dieu devait se mesurer au travers de la capacité de ses disciples à faire les mêmes prodiges. Les fidèles voyaient dans les miracles et les prodiges opérés par les prédicateurs itinérants et les membres de leurs communautés la preuve de l’action divine au milieu

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Justin, 1Apol. 30 ; Dial. 69, 7 ; Tertullien, Apol. 21, 17 (voir aussi 23, 12) ; Rec. clem. I, 58, 1 ; Lactance, Div. inst. IV, 13, 16 ; 15, 1. 4. 12. 19. Voir G. Sfameni Gasparro, « Magie et magiciens. Le débat entre chrétiens et païens aux premiers siècles de notre ère », Res Orientales 14 (2002), p. 244-251. TB Shabbat 104b/TB Sanh. 67a ; TJ Shabbat 13d ; Tos. Shabbat 11, 15. TB Sanh. 107b ; voir aussi 43a. Origène, CC I, 6. 28.(38). 68. 71 ; II, 48-49 ; voir M. Lods, « Etude sur les sources juives », p. 9-10 et 13-16. Jésus est encore appelé « goète » en VI, 42. Eusèbe, DE III, 6. Voir F. W. Norris, « Eusebius on Jesus as Deceiver and Sorcerer » dans Eusebius, Christianity and Judaism. Ed. H. W. Attridge & G. Hata, Londres-New YorkCologne, 1992, p. 523-540 ; G. Sfameni Gasparro, « Magie et magiciens », p. 257-258. Arnobe, Adv. nat. I, 43. Lactance, Div. inst. V, 3, 9. 19 ; Eusèbe, CHier. 2. X. Levieils, « La polémique anti-chrétienne », p. 301-302.

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d’eux595. L’Evangile de Matthieu témoigne que l’accusation fut très rapidement portée contre les disciples de Jésus : « Puisqu’ils ont traité de Béelzéboul le maître de maison, à combien plus forte raison le diront-ils de ceux de sa maison ! »596. Ce passage établit que les chrétiens furent collectivement assimilés à des magiciens dès la seconde moitié du Ier siècle. Suétone, en parlant du christianisme comme d’une « superstitio nova ac malefica », décrit une doctrine dont la forme et le contenu ne cadraient pas avec les critères de la religio. Elle était dénuée de toute autorité parce qu’elle avait été récemment enseignée par un magicien et que ceux qui s’en réclamaient, ne valant pas plus que leur maître, se rendaient coupables du même délit de sorcellerie.

2.4.1.2 Celse Celse ne se contentait pas d’attribuer la pratique des arts magiques à Jésus ; il imputait le même genre d’activités aux chrétiens de son époque. Il écrit dans le Discours véritable : « Les chrétiens paraissent exercer un pouvoir par les invocations des noms de certains démons »597. Origène pensait que Celse faisait ici allusion aux exorcismes chrétiens. Il devait plutôt faire référence à la hiérarchie spirituelle décrite dans le diagramme gnostique qui faisait partie de sa documentation. Cette hiérarchie comptait en effet sept « démons archontes » qui représentaient autant d’étapes (correspondant aux planètes) pour parvenir jusqu’au plérôme. Origène, qui pense que le diagramme traduit la doctrine des ophites, explique que les initiés devaient passer par ces sept démons en invoquant leurs noms respectifs598. Celse considère que ces chrétiens font profession de « sorcellerie magique » (ìáãéêÞí ôéíá ãïçôåßáí) car il estime que ce genre d’invocations de « noms barbares de certains démons » ne se différencie pas des pratiques magiques dans lesquelles ont fait semblablement appel à des forces démoniques, et parmi lesquelles on trouve des rites de purification, des incantations, des formules de conjuration, des effigies de démons et l’emploi de toutes sortes d’objets et de potions599. Il prétendait encore avoir vu chez des presbytres « des livres contenant des noms barbares de démons et des formules magiques » et assure que les détenteurs de ces ouvrages « ne promettent rien d’utile mais tout ce qui peut nuire aux

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Mc 16, 15-20 ; Jn 14, 12-14 ; Rm 15, 18-19 ; 1 Co 12, 9-10. 29-30; 2 Co 12, 12 ; He 2, 3-4 ; Irénée, Adv. haer. II, 31, 2 ; 32, 4-5. Mt 10, 25b. Origène, CC I, 6. Ibid. VI, 27. 30-33. Ibid. VI, 38-39.

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hommes »600. Sans doute Celse désigne-t-il ici des ouvrages gnostiques dans lesquels étaient exposées des doctrines du genre de celle symboliquement représentée sur le diagramme qu’il vient de décrire. Dans les propos retranscrivant l’attaque du philosophe, Origène parle des possesseurs des livres incriminés comme de « presbytres de notre doctrine » (ðñåóâõôÝñïéò ôyò ½ìåôÝñáò äüîçò), ce qui indique que Celse ne faisait pas de différence entre les gnostiques et les docteurs de la Grande Eglise. Il attribue donc aux chrétiens, d’une façon générale, les pratiques caractéristiques de la magie qui consistaient à exercer une influence défavorable sur autrui. Les hérésiologues reprochèrent souvent aux ennemis de la foi qu’ils combattaient d’inclure des procédés magiques dans leur doctrine. C’était évidemment le cas de Simon le Magicien, considéré comme le père de toutes les hérésies, et les mêmes actions étaient incriminées à Ménandre, généralement tenu pour l’héritier de Simon601. Marc le Mage fit également les frais de cette accusation602. Tertullien dénonce sous la forme d’une remarque générale le commerce entretenu par les hérétiques « avec quantité de mages, de charlatans, d’astrologues, de philosophes »603. Irénée, après avoir dénoncé les pratiques magiques des carpocratiens, qui, ditil, leur permettaient, comme les gnostiques du diagramme de Celse, de dominer sur les archontes, se plaint de l’amalgame que les païens étaient tentés de faire entre les gnostiques et les orthodoxes : Ces gens-là, eux aussi, ont été envoyés par Satan vers les païens pour faire calomnier le nom vénérable de l’Eglise, afin que les hommes, entendant de diverses manières parler d’eux et s’imaginant que nous leur sommes tous pareils, détournent leurs oreilles de la prédication de la vérité, ou que, voyant également leur conduite, ils nous enveloppent tous dans la même diffamation.604

Eusèbe s’inscrit exactement dans la même ligne apologétique qu’Irénée : C’était assurément l’œuvre de l’activité diabolique de s’efforcer de calomnier par le moyen de semblables charlatans (ãïÞôùí) revêtus du nom de chrétiens, le grand mystère de la piété en accusant (les fidèles) de magie et de mettre en pièces, par leur intermédiaire, les dogmes ecclésiastiques de l’immortalité de l’âme et de la résurrection des morts.605

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Ibid. VI, 40. Pour Simon : Justin, 1Apol. 26, 2 ; Irénée, Adv. haer. I, 23, 1. 4 ; Elenchos VI, 7-9 ; voir aussi Eusèbe, HE II, 13, 1 (qui s’appuie sur les textes de Justin et Irénée). Pour Ménandre : Justin, 1Apol. 26, 4 ; Irénée, Adv. Haer. I, 23, 5 ; Eusèbe, HE III, 26, 1-2 (également à la suite de Justin et Irénée). Irénée, Adv. haer. I, 13, 1-7 ; Elenchos VI 40-41. Tertullien, De praescr. 43, 1. Irénée, Adv. haer. I, 25, 3. L’Elenchos VII, 32 reprend le commentaire d’Irénée. Eusèbe, HE III, 26, 4 ; voir aussi IV, 7, 2. 9.

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La comparaison de ces propos avec les remarques de Celse montre que la dénonciation de cette assimilation entre gnostiques et membres de la Grande Eglise n’était pas qu’un argument pratique destiné à renforcer la démarche de différenciation entreprise par les docteurs entre orthodoxie et hétérodoxie. Elle correspondait aussi à un danger réel dû au syncrétisme gnostique dans lequel se mêlaient éléments magiques et chrétiens. Il est certain que Celse rattachait d’une façon générale les chrétiens à une tradition religieuse d’inspiration magique. La vision qu’il avait des croyants de son époque était en partie déterminée par la manière dont il percevait les origines de leur religion. Le philosophe identifiait Jésus à l’un de ces charlatans ambulants qui vivaient des tours de magie qu’ils faisaient pour berner les âmes simples. C’était un mendiant qui, accompagné de quelques disciples de la même engeance que lui, parcourait les chemins pour fuir le châtiment que lui faisait craindre ses prétentions déplacées à la divinité606. A propos de l’Apôtre Thomas, il émet deux hypothèses : soit il fut victime d’un ensorcellement et confessa le résurrection du Christ sous l’impulsion d’une « croyance égarée », soit il a voulu impressionner ses auditeurs à l’aide d’un faux témoignage, voulant « par cette imposture, frayer la voie à d’autres charlatans »607. Celse penche plutôt pour cette dernière solution. Les disciples ont imité leur maître et ont eux-mêmes séduit d’autres disciples grâce à leur supercherie. Pour lui, les chrétiens sont sans aucun doute de la même espèce que les prêtres mendiants et les initiés qui abusent de la crédulité du peuple608. Il est convaincu que « les pratiques de la magie n’ont de pouvoir que sur les gens sans culture et aux mœurs corrompues, mais restent sans effet sur les philosophes parce qu’ils ont à cœur de mener une vie saine »609. C’est pourquoi il appelle ses lecteurs à adopter un comportement religieux raisonnable et à « fuir les imposteurs et les sorciers qui évoquent des fantômes »610, pensant d’abord ici aux chrétiens. Celse s’employait donc à dénoncer dans le christianisme une immense entreprise de tromperie engagée par Jésus et perpétuée par tous ceux qui se réclamaient de son enseignement.

2.4.1.3 La Passion de Perpétue et de Félicité La Passion de Perpétue et de Félicité raconte que peu de temps avant que les martyrs ne soient livrés aux bêtes, le tribun les traita avec plus de dureté « car, en raison d’avertissements venus de gens fort peu dignes de foi, il craignait 606 607 608 609 610

Origène, CC I, 64-65. Ibid. II, 55. Ibid. VI, 41. Ibid. VI, 41. Ibid. VII, 36.

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qu’ils ne s’évadassent de prison à l’aide d’incantations magiques »611. Le « sortilège de la porte » était une pratique bien connue dans la magie grécoromaine. Il permettait que des portes closes s’ouvrent d’elle-mêmes. On en trouve la trace dans les papyrus magiques et c’est l’un des thèmes récurrents des apocryphes chrétiens612. Il est intéressant de noter que c’est une opinion émanant du vulgaire (ces gens peu dignes de foi) qui conduisit le tribun à accentuer la surveillance des prisonniers. Le soldat fut réceptif à la rumeur populaire qui identifiait les chrétiens à des magiciens.

2.4.1.4 Tertullien Tertullien évoque l’interprétation qu’un mari païen pouvait faire à partir de l’observation superficielle du comportement de sa femme chrétienne : Qui acceptera de gaîté de cœur qu’elle le délaisse pour se rendre à des réunions nocturnes, si tel est son devoir ? Qui donc supportera sans inquiétude qu’elle passe la nuit entière hors de la maison pour les fêtes de Pâques ? Qui, sans nourrir de soupçons, la laissera aller au Repas du Seigneur, objet de propos infâmants ? … Pourras-tu vraiment échapper aux regards, quand tu fais le signe de la croix sur ton lit ou sur ta personne, quand tu chasses, en soufflant, quelque chose d’impur, quand tu te lèves en pleine nuit pour prier ? Ne paraîtras-tu pas te livrer à quelque rite magique ? Ton mari ne saura-t-il pas ce que tu prends en secret avant toute nourriture ? Et s’il vient à savoir que c’est du pain, ne croira-t-il pas qu’il s’agit de ce pain, dont on parle ? Et si quelqu’un ignore ces on-dit, acceptera-t-il tout bonnement les explications qu’on lui donnera, sans maugréer, sans se demander si c’est bien du pain et non quelque drogue ?613

Ce passage renvoie à l’une des images les plus étroitement associées à la magie. Il s’agit du secret qui « caractérisait toute la magie, noire ou blanche ; il était même la condition de son efficacité »614. La magie maléfique entourait plus particulièrement ses pratiques du secret de la nuit615. Or, il se trouvait que les chrétiens se réunissaient régulièrement aux premières lueurs du jour (ce qui pouvait donner l’impression que les rites avaient été célébrés pendant la nuit) 611 612

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Pass. Perpétue et Félicité 16, 2. Voir en particulier Ac Paul 9, 18-21. Voir G. Poupon, « L’accusation de magie dans les Actes apocryphes » dans Les Actes apocryphes des Apôtres. Christianisme et monde païen, Genève, 1981, p. 75 ; A. Wypustek, « Magic, Montanism, Perpetua, and the Severan Persecution », VCh 51 (1997), p. 284-285. Tertullien, Ad uxor. II, 4, 2 ; 5, 3-4. J.-B. Clerc, Homines magici, p. 177. A.-M. Tupet, La magie dans la poésie latine, T1 : Des origines à la fin du règne d’Auguste, Paris, 1976, p. 8-9 et 13-14 ; J.-B. Clerc, Homines magici, p. 177 et 198 ; voir aussi S. Benko, Pagan Rome, p. 125-126.

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ou bien, comme l’indique Tertullien, le soir, et dans ce cas la réunion se prolongeait pendant la nuit616. Le texte de Tertullien trouve un intéressant parallèle dans le discours de Cécilius : … ces gens forment une foule de conjurés impies, qui, au moyen de réunions nocturnes (nocturnis congregationibus), de jeûnes périodiques et d’aliments indignes de l’homme, scellent leur alliance non par une cérémonie sacrée, mais par un sacrilège : race amie des cachettes et ennemie de la lumière (latebrosa et lucifuga natio), muette devant le monde, bavarde dans les coins…617

Ces textes révèlent que le secret était intimement lié à l’observance de rites mystérieux. Le rapprochement entre pratiques chrétiennes et pratiques magiques était là aussi inévitable. La magie était considérée comme un savoir d’origine divine dont l’acquisition passait nécessairement par une initiation. A ce titre, la démarche du magicien n’était guère différente de celle du gnostique, de l’hermétique ou des adeptes des cultes à mystères618. Les chrétiens qui, comme Tertullien, se pliaient à la discipline de l’arcane adoptaient un comportement similaire. Le caractère initiatique du baptême et du repas du Seigneur et le secret dont ils étaient entourés, afin qu’ils ne soient pas connus des profanes, apparentait le christianisme à ce genre de rites occultes619. Le signe de croix, geste emblématique des chrétiens, devait paraître un geste mystérieux. « Ils se reconnaissent par des marques et des signes secrets » dénonce encore Cécilius620. Enfin, selon le Carthaginois, le morceau de pain que la chrétienne ramenait chez elle après avoir célébré le Repas du Seigneur pouvait prendre l’apparence d’un « venenum », terme servant à qualifier toutes les sortes de drogue, y compris les philtres et les poisons. La lex Cornelia comprenait des dispositions visant ce genre de breuvages dont la concoction rentrait dans la catégorie des arts magiques621.

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Pline, Ep. X, 96, 7 ; Tertullien, De corona 3, 3 ; Apol. 39, 18-19 ; voir S. Benko, Pagan Rome, p. 125-126. Minucius Felix, Oct. 8, 4. F. Graf, La magie, p. 107-137. Sur le rapprochement entre rite initiatique et magie, voir M. Smith, « Pauline Worship as Seen by Pagans », HTR 73 (1980), p. 242-243 et 248-249 ; G. Poupon, « L’accusation de magie », p. 74-75. Voir Origène, CC VI, 24 où Celse parle de l’ « initiation des chrétiens » (ôåëåôÞí ×ñéóôéáí§í). Voir Tertullien, Ad nat. I, 7, 13-14 ; 16, 20 ; Apol. 7, 6-7 ; comparer avec Minucius Felix, Oct. 19, 15 ; voir S. Benko, Pagan Rome, p. 123-127. Minucius Felix, Oct. 9, 2. Paul, Sent. V, 23, 4. 19.

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2.4.1.5 Porphyre Porphyre, contrairement à Celse, ne considérait pas Jésus comme un vulgaire magicien622. Il ne voyait pas en lui un dépositaire privilégié de la révélation divine mais l’admettait parmi les pieux personnages qui ont su élever leur âme vers la divinité. Sa critique était en grande partie dirigée contre les disciples de Jésus qu’il accusait de mensonge et de trafic. Selon un fragment transmis par Jérôme, Porphyre imputait le succès des Apôtres à la magie : Paul a subjugué toute la terre de l’Océan jusqu’à la Mer Rouge. Quelqu’un dit : ils ont fait tout cela pour en tirer profit ; c’est en effet ainsi que s’exprime Porphyre. Ces hommes grossiers et pauvres, parce qu’ils n’avaient rien, ont opéré des prodiges à l’aide de techniques magiques. Ce n’est pas une grande chose de faire des prodiges, car les magiciens ont fait des prodiges contre Moïse en Egypte, Apollonius en a fait et Apulée en a fait, et d’autres encore ont fait des prodiges en grand nombre. Je te concède Porphyre, qu’ils aient fait des prodiges à l’aide de techniques magiques dans le dessein de recevoir les richesses des femmes fortunées qu’ils ont attirées. Voilà ce que tu dis. Dans ce cas, pourquoi sont-ils morts ? Pourquoi ont-ils été crucifiés ?623

C’est l’extraordinaire réussite des Apôtres que le néoplatonicien cherchait ici à disqualifier. Jérôme fait en effet le lien entre la critique de Porphyre et la performance missionnaire de Paul, qu’il présente comme ayant parcouru l’Empire d’une extrémité à l’autre, l’Océan désignant l’Atlantique, que l’Apôtre était censé avoir atteint en allant en Espagne, et la Mer Rouge se reportant à son activité en Arabie (Ga 1, 17). Comme Celse, Porphyre assimile les Apôtres à des charlatans capables d’impressionner leur auditoire par des tours de magie spectaculaires. Selon lui, ils faisaient cela par esprit de lucre, dans le but de suppléer aux nécessités matérielles que leur imposait leur modeste condition. L’accusation portée par Porphyre contre les Apôtres répond à la définition du magicien auquel on attribuait le pouvoir de soumettre les gens. Le fameux rhéteur et philosophe Favorinus d’Arles fut accusé par l’un de ses rivaux, Polémon de Laodicée, d’être un « enchanteur très adroit » (incantator astutissimus) qui promettait des prodiges et prétendait faire vivre et mourir qui il voulait ; grâce à cela, disait Polémon, « il attirait à ce point les gens que des foules nombreuses de femmes et d’hommes allèrent vers lui »624. 622

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R. L. Wilken, The Christians, p. 159-160 ; J. W. Hargis, Against the Christians, p. 83-84 et 87 ; G. Sfameni Gasparro, « Magie et magiciens », p. 254-255. Jérôme, Tract. de Ps. 81 (éd. Harnack, fgt 4). Polémon, De phys. (éd. Foester, T1, p. 162). Sur la fréquence des accusations de magie chez les sophistes, révélatrice de la concurrence qui régnait entre eux, voir J.-B. Clerc, Homines magici, p. 75-84. Comparer pour les chrétiens avec Origène, CC I, 46 où l’apologiste dit que « beaucoup sont venus au christianisme comme malgré eux, un certain esprit ayant soudain

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La cupidité des magiciens était également bien admise. Philostrate affirme qu’ils « n’ont d’autre but que l’argent : leurs tours de passe-passe, ils les inventent pour se faire payer ; ils sont toujours à réclamer des sommes énormes, et essaient de persuader les gens qui ont quelque désir violent qu’ils peuvent leur obtenir n’importe quoi »625. Les femmes représentaient évidemment une proie de choix pour les sorciers. Le parallèle s’impose ici avec l’une des accusations formulées contre Apulée au cours de son procès : il lui était reproché d’avoir envoûté Pudentilla, la femme qu’il venait d’épouser, pour mettre la main sur sa dot626. Porphyre a donc projeté sur la carrière des Apôtres quelques traits communément appliqués aux pratiques des magiciens. Présenter aussi négativement les grandes figures des origines du christianisme avait pour but de discréditer l’existence de l’Eglise, fondée sur leur œuvre missionnaire.

2.4.1.6 Hiéroclès Nous avons vu que Hiéroclès regardait Jésus comme un magicien. Le gouverneur s’en était également pris aux Apôtres, plus particulièrement à Paul et Pierre, les deux autorités les plus visibles dans le Nouveau Testament. Il les accusait de « semer le mensonge » et d’avoir « imaginé cette religion pour des raisons d’argent et d’intérêt », cherchant ainsi à pourvoir aux besoins dont les privaient leur inculture et leur bas niveau social627. On retrouve là un type d’assimilation des chrétiens aux sorciers déjà repéré sous la plume de Celse et Porphyre. Elle est clairement confirmée par une citation du Philaléthès dans le Contre Hiéroclès d’Eusèbe de Césarée où Pierre et Paul sont qualifiés d’« hommes menteurs, ignorants et charlatans (Tíèñùðïé øå™óôáé êár Pðáßäåõôïé êár ãüçôåò) »628.

2.4.1.7 Lactance Porphyre et Hiéroclès dirigeaient leur accusation de magie vers Jésus ou les Apôtres, dans le souci évident d’argumenter contre la présentation tendancieuse des écrits du Nouveau Testament. Il s’agissait pour ces deux

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tourné leur cœur de la haine de la doctrine à la résolution de mourir pour elle, en leur présentant une vision ou un songe ». Philostrate, Vita Apoll. VIII, 7. Apulée, Apol. 66, 1-2 ; 67, 3-4. Lactance, Div. inst. V, 2, 17 ; 3, 3. Eusèbe, CHier. 2. A la fin du IVe siècle, un oracle, dont la circulation était assurée par les milieux conservateurs, révélait que Pierre avait usé de sortilèges pour faire adorer le nom du Christ pendant 365 ans ; voir Augustin, CD XVIII, 53, 2.

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intellectuels de saper la doctrine chrétienne à la base. Toutefois, la capacité des chrétiens à ensorceller les gens était une idée assez largement divulguée au début du IVe siècle car Lactance y fait allusion dans un passage des Institutions divines où il invite les autorités religieuses romaines à user de leur pouvoir de persuasion plutôt que de la force pour amener les fidèles à admettre le bienfondé de leur tradition : Qu’ils nous imitent et apportent la preuve de tout : car nous n’avons pas recours aux sortilèges (illicimus), comme ils nous le reprochent, mais nous proposons un enseignement, des preuves et des exemples. C’est pourquoi nul n’est jamais retenu par nous malgré lui –car il est inutile à Dieu celui qui n’a ni dévotion ni foi– et pourtant nul ne s’éloigne, car à elle seule la vérité retient dans nos rangs.629

C’est encore le pouvoir exercé par les magiciens qui est avancé ici pour expliquer l’adhésion d’un si grand nombre de personnes au christianisme. L’opinion publique devait d’autant plus être réceptive à cette pensée que les chrétiens étaient alors dans une situation précaire. Comment expliquer autrement que par la magie l’attachement obstiné à leur doctrine alors qu’ils étaient proscrits par la loi, bannis de la société et soumis à la torture ?

2.4.1.8 Les Actes de Taraque, Probus et Andronicus L’interrogatoire de Taraque, arrêté et interrogé en 304, fournit un éclairage sur la manière dont a pu être appréhendée cette résistance de la part des chrétiens. Le gouverneur Maximus dit : « Tu n’as pas vécu droitement et, comme le disent certains, tu faisais bon accueil à la magie avant d’être conduit devant le tribunal ». Taraque dit : « Je n’ai jamais rien accompli de ce genre, et pas plus maintenant ; car je ne sers pas les démons, comme vous, mais Dieu, qui me donne la force de résister et m’inspire la parole et tout ce que je te dis ».630

Comme dans le cas du tribun chargé de la surveillance de Perpétue et ses compagnons, le gouverneur se fait le relais de propos populaires (©ò öáóß ôéíåò). Par contre, la raison de cette soudaine imputation n’apparaît pas d’emblée. Il faut examiner la réponse que fait Taraque au juge pour comprendre la teneur de l’accusation de magie dont il est l’objet. Le martyr affirme que c’est Dieu, et non des pouvoirs magiques, qui lui donne la force et la sagesse pour affronter l’épreuve de l’interrogatoire auquel il est soumis. Dans ses comparutions précédentes, il avait déjà plusieurs fois déclaré que le 629 630

Lactance, Div. inst. V, 19, 12-13. Ac. Taraque, Probus et Andronicus 25.

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Christ le fortifiait, que les supplices l’affermissaient et avait même encouragé le gouverneur à lui appliquer les tortures dont il le menaçait ; et c’est après que Taraque prétende être équipé d’armes invisibles que Maximus évoque les sympathies de l’accusé pour la magie631. Le gouverneur semble avoir cru que le chrétien résistait à la souffrance qui lui était infligée en recourant à la magie632. Les deux compagnons de Taraque avaient démontré la même capacité à faire face à la douleur. Comme Taraque, Probus se disait préparé à affronter la douleur et même fortifié par la torture633. Alors qu’il invoquait le Seigneur dans la torture, Maximus ordonna aux bourreaux de lui demander : « Chrétien, où est celui qui te secourt ? » et, constatant le courage que la foi donnait au chrétien, il tenta plus tard de le désespérer en lui affirmant que celui qu’il priait était le même qui l’avait livré pour subir ces tourments. Maximus intervient auprès de Probus comme s’il cherchait à détacher un magicien de son parèdre634. La situation est encore plus claire avec Andronicus. Maximus s’étonnait de l’endurance du jeune homme qui confessait la force que lui communiquait le Christ et se disait revigoré par les supplices635. Le greffe du second interrogatoire d’Andronicus enregistre un échange qui a sans doute contribué à rendre le gouverneur réceptif au soupçon de magie : Andronicus dit : « Mon corps est maintenant entièrement guéri des blessures provoquées par les premières tortures, comme tu l’as vu lorsque l’on m’a présenté devant ton tribunal. Celui qui m’a alors guéri me soignera encore ». Le gouverneur Maximus dit : « Mauvais soldats ! Ne vous avais-je pas ordonné que personne ne les guérisse, qu’ils n’entrent en contact avec quiconque, mais qu’ils demeurent sans aucun soin pour que, épuisés par les blessures des coups, ils nous obéissent ? » Le geôlier Pégase dit : « Non, je le jure par ta grandeur, aucun d’eux n’a été pansé, et personne ne s’est introduit auprès d’eux, mais on les a gardés enchaînés au plus profond de la prison. Si tu trouves que je suis un menteur, voici ma tête, prends-la ». Le gouverneur Maximus dit : « Comment les blessures ontelles disparues ? ». Le geôlier Pégase dit : « Je ne sais pas comment elles ont été guéries, je le jure par ton honneur ». Andronicus dit : « Notre Sauveur et médecin est grand, insensé ! Et il guérit ceux qui sont pieux envers Dieu sans appliquer de remèdes (öáñìÜêùí), mais ceux qui espèrent en lui sont guéris par sa parole. Bien

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Ibid. 11. 12. 16 .22. 23. 24. E. Le Blant, Les persécuteurs et les martyrs aux premiers siècles de notre ère, Paris, 1893, p. 75-78 a établi ce rapprochement entre endurance des martyrs et antidote magique contre la douleur, mais à partir de documents hagiographiques de peu de valeur. Peut-être croyait-on le martyr soumis à un phénomène hypnotique ; voir A. Wypustek, « Magic », p. 284. Ac. Taraque, Probus et Andronicus 13-14. Ac. Taraque, Probus et Andronicus 6. 17. 28. 35. Sur le parèdre, assistant divin qui permettait au sorcier d’accomplir ce qu’un homme était incapable de faire par ses propres moyens, voir F. Graf, La magie, p. 126-137. Ac. Taraque, Probus et Andronicus 9. 10. 12. 18 ; voir aussi 36. Comparer avec Eusèbe, HE V, 1, 24.

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qu’il habite les cieux, il est proche de nous, car il est partout ; mais tu ne le connais pas à cause de ta folie ».636

La liaison entre l’accusation de magie et la capacité extraordinaire des martyrs à affronter les supplices trouve une dernière confirmation lors du dernier interrogatoire d’Andronicus au cours duquel Maximus demande avec insistance quel profit il tire de la confiance qu’il place en Christ et finit par soutenir qu’il est possédé par un démon –il traite le martyr de êáêïäáßìùí– tandis que ce dernier proclame fièrement au cours des dernières tortures qu’il subit que Dieu l’habite par l’intermédiaire de Jésus-Christ637. L’assimilation du Christ à un démon parèdre paraît ici évidente. L’examen de ces textes nous permet de cerner le sens donné à l’accusation de magie proférée contre les chrétiens. Il permet de nous rendre compte que l’amalgame tient à une comparaison rapide entre les pratiques de deux sociétés mystérieuses que le plus grand nombre jugeait hostiles au reste des hommes. En reprenant à leur compte ce reproche populaire, les intellectuels ont développé un argument destiné à placer le christianisme au-delà de ce qui était religieusement acceptable. D’autres confusions ont pu jouer en faveur de cette assimilation du christianisme à la magie.

2.4.1.9 Les raisons de l’assimilation à la magie Notons tout d’abord que l’arrière-plan culturel du judaïsme a certainement eu un effet déterminant dans cette assimilation car les Juifs avaient la réputation d’être des magiciens638. Bien des éléments juifs se retrouvent dans les documents magiques (inscriptions, formules, amulettes, talismans). Moïse était quelquefois perçu comme l’initiateur de la magie juive et sa figure faisait autorité dans les invocations magiques639. Celse considère les Patriarches et Moïse comme des magiciens. Il accuse plus précisément ce dernier d’avoir acquis les Juifs à l’adoration d’un Dieu unique grâce à son art et de les avoir

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Ac. Taraque, Probus et Andronicus 19-20. ÖÜñìáêïí est un terme qui fait partie du vocabulaire de la magie ; voir F. Graf, La magie, p. 39 et 58. Sur la magie thérapeutique, voir J.-B. Clerc, Homines magici, p. 156-157. Ibid. 28. 33. 35. 36. Comparer avec Pass. Perpétue et Félicité 15, 6. Posidonius d’Apamée dans Strabon, Geogr. XVI, 2, 43 ; Juvénal, Sat. VI, 542-547 ; Lucien, Tragodopodagra 173 (comparer avec Philopseudeis 16 et Alex. 13) ; voir M. Simon, Verus Israel, p. 394-431 ; M. Smith, « The Jewish Elements in the Magical Papyri » dans Studies in the Cult of Yahweh, T2. Ed. S. J. D. Cohen, Leyde, 1996, p. 242-256. Josèphe, CAp. II, 145 (Apollonius Molon, Lysimaque) ; Pline, Hist. nat. XXX, 11 ; Apulée, Apol. 90, 6 ; Trogue Pompée dans Justin, Hist. phil. XXXVI, 2, 7-11 ; Nouménius dans Eusèbe, PE IX, 8, 1-2 ; voir J. G. Gager, Moses, p. 134-161.

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ensuite initiés à la magie640. C’est bien sûr dans cette tradition que Celse place Jésus et ses disciples. La puissance accordée par la magie antique à l’invocation des noms divins a aussi participé à ce processus d’identification. Les magiciens usaient dans leurs incantations de la formule « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob » et faisaient appel à Sabaoth ou Adonaï, cherchant ainsi à contraindre le Dieu juif à intervenir641. Il n’y avait qu’un pas à faire pour intégrer le nom de Jésus dans ces invocations. Des inscriptions et des papyrus magiques indiquent qu’il était effectivement utilisé dans des formules de conjuration et d’exorcisme642. Origène proteste contre les incriminations de Celse sur l’origine magique des miracles du Christ en disant que les chrétiens n’emploient aucune pratique incantatoire mais qu’ils utilisent « le nom de Jésus avec d’autres paroles auxquelles ils ont foi d’après la divine Ecriture »643. Mais le recours au nom divin et à la citation de paroles inspirées était suffisant pour opérer l’amalgame644. D’autre part, malgré cette distance que les docteurs et les autorités chrétiennes ont voulu établir entre la foi et la magie, les chrétiens, sous l’influence du syncrétisme religieux, n’ont pas toujours été imperméables aux pratiques occultes. Tertullien évoque le cas de chrétiens qui, malgré leur conversion, ne renonçaient pas à la pratique de l’astrologie et de la magie645. Dans les Cestes, le soldat chrétien Jules Africain renvoie plusieurs fois à la consultation de pentagones et d’hexagones (représentés dans son ouvrage) contenant des formules et des images magiques646 et propose à ses lecteurs quelques remèdes de même nature destinés notamment à améliorer les conditions de vie militaire (soigner les plaies par le fer, donner du courage au combat) ou à préserver hommes et bêtes de la maladie647. Le concile d’Elvire prévoyait une exclusion de cinq ans pour ceux qui se livraient à la magie648. Ces accointances chrétiennes avec la magie facilitaient la confusion. Les chrétiens se reconnaissaient la capacité de faire des miracles. Guérir les malades, ressusciter les morts et chasser les démons était à la portée de tous les croyants649. Or, il se trouve que l’on attribuait à la magie la possibilité de 640 641 642

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Origène, CC I, 23. 26 ; IV, 33. Ibid. I, 22. 24 ; IV, 33. 35 ; V, 45. M. Smith, Jesus, p. 63 ; A. Wypustek, « Magic », p. 283. Ac 19, 13 montre que le nom de Jésus fut très tôt incorporé dans les formules d’exorcisme. Voir aussi Origène, CC I, 6. Ibid. D. E. Aune, « Magic », p. 1545-1549 ; G. Poupon, « L’accusation de magie », p. 73-74 ; S. Benko, Pagan Rome, p. 118. Tertullien, De idol. 9 ; A. Wypustek, « Magic », p. 286. J. R. Vieillefond, Les « Cestes » de Julius Africanus. Etude sur l’ensemble des fragments avec édition, traduction et commentaires, Florence-Paris, 1970, p. 42-49. Jules Africain, Cestes II, 10 ; III, 2. Concile d’Elvire, Can. 24. J. A. Kelhoffer, « Ordinary Christians as Miracle Workers in the New Testament and the Second and Third Century Christians Apologists », BibRes 44 (1999), p. 23-34.

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contrarier les lois naturelles et d’entraver le cours normal des événements grâce à la subordination de l’action divine à la volonté humaine650. Le magicien est celui qui, « entretenant commerce avec les dieux immortels, a le pouvoir d’opérer tout ce qu’il veut par la force mystérieuse de certaines incantations »651. Grâce à son art, il est apte à « changer le destin »652. L’importance accordée par les chrétiens à l’exorcisme, sans cesse présenté comme la preuve de l’imposture des dieux du polythéisme et de la supériorité du Dieu unique des chrétiens, a assurément beaucoup contribué à identifier les croyants aux magiciens qui prétendaient eux aussi obtenir le même genre de résultats grâce à la contrainte qu’ils étaient capables d’exercer sur les démons653. Les gestes accompagnant l’action miraculeuse, tels que l’imposition des mains ou le signe de croix, pouvaient facilement être interprétés comme des rites magiques654. Les miracles punitifs devaient être également propres à susciter l’inquiétude à cause de leur ressemblance avec les envoûtements et les malédictions qui entraient dans le domaine de prédilection des sorciers655. Les comportements extatiques étaient communs aux chrétiens (surtout dans le cas des montanistes) et aux magiciens656. Prophétie, vision, songe étaient le lot habituel des uns et des autres. La glossolalie, qu’il faut inclure parmi ce genre de manifestations spirituelles, s’apparentait aux voces magicae des magiciens657. Celse condamne vigoureusement les extases prophétiques et l’expression oraculaire des chrétiens dans lesquelles se mêlent appel à la conversion, menaces de jugement et propos tenus dans une langue inconnue658. Certains chrétiens estimaient que les enfants, du fait de leur innocence, étaient plus facilement inspirés par le Saint Esprit et que, plongés dans l’extase, ils pouvaient recevoir des révélations divines659. Cette pratique trouvait son équivalent chez les magiciens qui pratiquaient la divinatio per puerum660. Les comportements ascétiques, souvent liés à la contemplation, étaient quelquefois

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J.-B. Clerc, Homines magici, p. 189-191 et 281-282. Apulée, Apol. 26, 6. Philostrate, Vita Apoll. V, 12. E. Le Blant, Les persécuteurs, p. 83-84 ; S. Benko, Pagan Rome, p. 115-117 et 119-122. G. Poupon, « L’accusation de magie », p.74 ; S. Benko, Pagan Rome, p. 118-119. Par exemple, Ac 5, 1-11 ; 13, 6-11 ; Tertullien, Ad Scap. 3, 1-5 ; Cyprien, De laps. 25-26. Voir D. E. Aune, « Magic », p. 1551-1554 ; G. Poupon, « L’accusation de magie », p. 76 ; S. Benko, Pagan Rome, p. 130-131. A. Wypustek, « Magic », p. 277-280. M. Smith, « Pauline Worship », p. 245-248 ; D. E. Aune, « Magic », p. 1549-1151 ; Benko, Pagan Rome, p. 117-118 ; A. Wypustek, « Magic », p. 278. Origène, CC VII, 9. Cyprien, Ep. 16, 4, 1. Apulée, Apol. 42, 3-43, 6. E. Le Blant, Les persécuteurs, p. 78-81 ; A. Wypustek, « Magic », p. 278.

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imputés aux charmes magiques, en particulier l’abstinence sexuelle 661.La prière, lorqu’elle était pratiquée en dehors du cadre liturgique établi par la coutume, revêtait aussi un aspect négatif. Les prières improvisées ou silencieuses des chrétiens semblaient posséder le même potentiel d’intention criminelle que les imprécations magiques662. Il faut également prendre en compte la relation que l’on pouvait établir entre le culte centré sur le Christ et les honneurs accordés aux martyrs et l’instrumentalisation par les magiciens de l’esprit de personnes victimes de mort violente ou disparues prématurément. Le Christ et les martyrs semblaient remplir le rôle des nekydaimones et des biothanati. Ces esprits errants avaient la réputation de facilement coopérer avec les sorciers parce que la frustration que leur inspirait leur vie inachevée les dotait d’une puissance malfaisante663. Le gouverneur Maximus, en évoquant la mort violente du malfaiteur qu’Andronicus présentait comme son auxiliaire dans la torture, semble ranger Jésus dans la catégorie des nekydaimones664. Les pratiques cultuelles articulées autour de personnages dont l’histoire personnelle était marquée par une brutale disparition faisaient rentrer le christianisme dans le domaine de la nécromancie665.

2.4.2 Festins de Thyeste et incestes d’Œdipe Les accusations populaires les plus souvent formulées contre les chrétiens étaient de se nourrir de chair humaine et de se livrer à la débauche. Les deux griefs sont toujours associés dans les écrits apologétiques qui s’en font l’écho, ce qui donne à penser que les chrétiens étaient souvent perçus par leur environnement hostile au travers de ces pratiques scandaleuses. Elles sont bien attestées dès le IIe siècle et l’on peut déduire des propos suivants d’Origène qu’elles ont perduré jusqu’au milieu du IIIe siècle : Malgré son absurdité, cette calomnie a prévalu autrefois dans les foules, persuadant ceux qui ignorent l’Evangile que telle était la conduite des chrétiens. Maintenant encore elle trompe certaines gens qui pour ce motif répugnent à aborder les chrétiens, même pour une simple conversation.666 661 662

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G. Poupon, « L’accusation de magie », p. 73 ; A. Wypustek, « Magic », p. 278. D. E. Aune, « Magic », p. 1554-1555 ; G. Poupon, « L’accusation de magie », p. 74 ; A. Wypustek, « Magic », p. 283. K. Preisendanz, « Nekydaimon », RE XVI. 2 (1935), col. 2253-2258 ; F. Cumont, Lux Perpetua, Paris, 1949, p. 315-320 ; F. Graf, La magie, p. 174-175 ; M. Martin, La magie, p. 223-227. Ac. Taraque, Probus et Andronicus 35. M. Smith, « Pauline Worship », p. 243-244 ; A. Wypustek, « Magic », p. 283-284. Origène, CC VI, 27.

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Ces imputations avaient pour effet de susciter la répugnance et de jeter le discrédit sur les chrétiens. Justin affirme qu’elles provoquèrent la perte de certains chrétiens : Après avoir condamné à mort plusieurs personnes sur ces calomnies répandues contre nous, ils ont aussi mis à la question nos serviteurs, des enfants, de faibles femmes, et par des tortures effroyables ils les ont forcés à nous imputer ces crimes fabuleux qu’ils commettent eux-mêmes ouvertement…667

Les propos de l’apologiste se trouvent confirmés par le récit des martyrs de Lyon. Des esclaves païens appartenant aux fidèles furent arrêtés pendant l’enquête et, effrayés par les tortures infligées aux chrétiens déjà incarcérés, ils accusèrent leurs maîtres de se livrer à « des festins de Thyeste et à des incestes semblables à ceux d’Œdipe »668. La procédure avait pour objectif de faire avouer ces crimes aux accusés, si bien que ceux qui cédèrent à la torture et admirent ces actes, considérés comme des apostats par l’auteur du récit, furent emprisonnés et châtiés comme « homicides et impudiques », tandis que ceux qui résistèrent aux tourments furent finalement condamnés par le gouverneur sur la base de leur confession de christianisme669. La violence des supplices conduisait quelquefois des chrétiens à reconnaître des pratiques cannibales et incestueuses et ces aveux ont certainement contribué à renforcer la croyance que les fidèles agissaient de la sorte dans leurs réunions.

2.4.2.1 L’anthropophagie Intéressons-nous d’abord à l’accusation d’anthropophagie. On la retrouve sous la plume de presque tous les apologistes du IIe siècle. Mais chronologiquement, c’est Pline qui fait le premier allusion à cette rumeur qui voulait que les chrétiens consomment de la viande humaine lors de leurs repas communs. Le gouverneur avait en effet obtenu quelques renseignements sur le contenu des réunions chrétiennes après avoir interrogé quelques apostats et torturé deux diaconesses. Il découvrit ainsi que les chrétiens avaient l’habitude de se retrouver pour prendre ensemble leur nourriture qui, commente-t-il, « quoi qu’on en dise, est ordinaire et innocente » (promiscuum tamen et innoxium)670. Si Pline avait ainsi eu le besoin de vérifier ce que l’on disait à propos de la nourriture consommée par les chrétiens, c’est que la rumeur les

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Justin, 2Apol. 12, 4 ; voir aussi Athénagore, Legatio 31, 1. Eusèbe, HE V, 1, 14. Ibid. V, 1, 19-20. 25. 33. 35. Pline, Ep. X, 96, 7.

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accusant d’anthropophagie circulait déjà à son époque. Elle apparaît plus clairement chez Justin qui écrit, assez sobrement, que l’on imputait aux chrétiens des « repas de chair humaine » (Píèñùðßíùí óáñê§í âïñÜí)671. Dans son Dialogue, Justin demande au Juif Tryphon : « Est-ce que vous aussi vous croyez que nous mangeons des hommes … ? » (”ôé äx dóèßïìåí Píèñþðïõò)672. Tatien dit simplement : « Il n’y a a pas d’anthropophagie chez nous » (ÐáñA ½ìsí ïšê hóôéí Píèñùðïöáãßá)673. Athénagore range les « repas de Thyeste » parmi les trois accusations habituellement portées contre les chrétiens (aux côtés de l’athéisme et des incestes d’Œdipe) et consacre quelques arguments de son apologie à répondre à ce grief674. Théophile d’Antioche témoigne lui aussi que les chrétiens étaient réputés « se nourrir de chair humaine »675. Chez les apologistes grecs, le reproche reste très général. Dans le compte-rendu de la persécution de Lyon, l’accusation de cannibalisme s’enrichit d’une précision : ce sont des enfants qui sont mangés par les chrétiens. Le grief de cannibalisme entra en effet en ligne de compte dans les poursuites entreprises contre les chrétiens. Blandine, esclave et chrétienne, refusa de confesser l’existence des crimes imputés aux fidèles par leurs esclaves païens en répondant à ses tortionnaires : « Je suis chrétienne ; chez nous, il ne se fait rien de mal »676. Plus tard, dans l’amphithéâtre, Attale, assis sur une chaise de fer brûlante, cria aux spectateurs de ses souffrances : « Voyez, ce que vous faites, c’est manger des hommes. Pour nous, nous ne mangeons pas des hommes et nous ne faisons rien d’autre de mauvais »677. Mais c’est dans la confession de la chrétienne Biblis, torturée pour avouer l’accomplissement de ces forfaits, que la précision apparaît. Ne cédant pas à la violence, elle répondit : « Comment ces gens-là mangeraient-ils de petits enfants, alors qu’il ne leur est même pas permis de manger le sang des animaux sans raison ? »678. Tertullien et Minucius Felix intégrent l’ingestion d’un jeune enfant dans leur exposé des crimes reprochés aux chrétiens tout en l’associant à un fait nouveau : le meurtre rituel679. Tertullien affirme que l’on croyait que les chrétiens pratiquaient le « rite de l’infanticide », c’est-à-dire que tout nouveau converti devait amener aux mystères chrétiens un jeune enfant qui était sacrifié pendant la cérémonie et 671

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Justin, 2Apol. 12, 2. 5 (« quand nous nous repaissons de sang, comme on le dit ») ; voir 1Apol. 26, 7. Id., Dial. 10, 1. Tatien, Oratio 25. Athénagore, Legatio 3, 1 ; 35, 1-6 ; 36, 1. Théophile, Ad Autol. III, 4. 15. Eusèbe, HE V, 1, 19. Les bourreaux s’attendaient à une confession du même genre de la part de Sanctus duquel ils espéraient entendre « des paroles défendues » (20). Ibid. V, 1, 52. Ibid. V, 1, 25-26. Le meurtre comme antécédent au cannibalisme est sous-entendu par Justin, 2Apol. 12, 6 et Athénagore, Legatio 35, 1-6, mais les conditions et la forme du crime ne sont pas précisées.

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dont les chairs étaient ensuite consommées680. Le discours de Cécilius relève dans un premier temps que les chrétiens, « au moyen de réunions nocturnes, de jeûnes périodiques et d’aliments indignes de l’homme, scellent leur alliance non par une cérémonie sacrée, mais par un sacrilège »681, allusion évidente au crime d’anthropophagie. Il est replacé dans son contexte initiatique un peu plus loin lorsque Cécilius expose les conditions d’entrée du nouveau converti dans la société chrétienne : celui-ci doit sacrifier un enfant recouvert de farine, ensuite « ils lèchent son sang avec avidité, ils se disputent les parts de son corps »682. D’abord vague et imprécise, l’accusation d’anthropophagie s’est trouvée progressivement munie de détails qui ont servi à définir la nature de la chair consommée (un enfant) et les conditions de l’ingestion incriminée (meurtre rituel lors d’une initiation)683. Les développements sur l’infanticide chez Tertullien et Minucius Felix sont peut-être liés à la tradition africaine d’offrir des enfants en sacrifice à Saturne684. L’image a pu s’imposer en liaison avec ce contexte religieux hérité de lointaines pratiques sémitiques685. Mais la mention de l’ingestion de petits enfants dans le récit des martyrs de Lyon suppose que l’accusation d’infanticide avait déjà cours au IIe siècle et il est difficile d’imaginer ce meurtre autrement que dans le cadre d’une opération rituelle. Il n’en reste pas moins qu’au début, le seul reproche de cannibalisme était suffisant pour jeter le discrédit sur les chrétiens ; nul besoin de l’assortir de l’infanticide. L’anthropophagie était considérée comme une pratique assez odieuse pour contenir en soi la faculté de rejeter ceux que l’on soupçonnait de s’y livrer au-delà des limites de la civilisation. Les Scythes et certaines peuplades du Pont et de l’Inde suscitaient l’indignation des Grecs à cause de leur consommation de viande humaine686. Attribuer un tel usage aux chrétiens repoussait leur foi en dehors du cadre de la civilisation dans lequel elle s’épanouissait. L’inhumanité que suppose le cannibalisme faisait rentrer la 680

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Tertullien, Ad nat. I, 2, 9 ; 7, 23. 31 ; 15, 2. 6 ; Apol. 2, 1 ; 4, 11 ; 7, 1 (sacramento infanticidii) ; 8, 2. 7 ; voir aussi Ad uxor. II, 4, 2 où le Carthaginois dit que le repas du Seigneur est « l’objet de propos infamants » (quod infamant) et une autre allusion en De spec. 19, 1. Minucius Felix, Oct. 8, 4. Ibid. 9, 5. A. A. Nagy, « La forme originale de l’accusation d’anthropophagie contre les chrétiens, son dévelopement [sic] et les changements de sa représentation au IIe siècle », REAug 47 (2001), p. 223-249. Sur les sacrifices d’enfants en Afrique du Nord, voir M. Le Glay, Saturne africain. Histoire, Paris, 1966, p. 314-332. A. Rousselle, Porneia. De la maîtrise du corps à la privation sensorielle (IIe-IVe siècles de l’ère chrétienne), Paris, 1983, p. 146-150 ; S. Benko, Pagan Rome, p. 62. A. Mac Gowan, « Eating People : Accusations of Cannibalism Against Christians in the Second Century », JECS 2 (1994), p. 425-427 ; A. A. Nagy, « La forme originale », p.223, n. 3.

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pratique dans la domaine de la barbarie. Tryphon répond à Justin, qui lui demande s’il croit aux accusations d’anthropophagie et d’immoralité sexuelle dirigées contre les chrétiens, que « ce n’est pas croyable » car « ce sont des choses trop éloignées de la nature humaine »687. Tatien écrit que les Grecs regardent les chrétiens comme « les derniers des scélérats » juste avant d’évoquer l’anthropophagie qui leur était reprochée688. Athénagore dit que seul « un être plus sauvage que ne sont les bêtes » pourrait commettre les monstruosités imputées à ses coreligionnaires, en particulier parce que les animaux ne se mangent pas entre représentants de la même espèce689. L’auteur de la lettre aux églises d’Asie et de Phrygie estime que ces crimes sont des actes « qu’il ne nous est pas permis de dire ni même d’imaginer » et que « nous ne pouvons pas croire que des hommes aient jamais fait »690. Théophile désigne l’anthropophagie comme le « comble de l’impiété et de la cruauté »691. Tertullien restitue également l’horreur que suscitait chez ses contemporains les accusations proférées contre les chrétiens en les qualifiant d’« horribles et monstrueuses ». Il dit même qu’il y en avaient qui ne se laissaient pas convaincre par la rumeur « par respect pour la nature qui empêche l’espèce humaine aussi bien de se nourrir que de s’unir comme les bêtes féroces »692. Pour ceux qui y croyaient, ces actes faisaient des chrétiens « les plus grands des criminels » (sceleratissimi)693. Cécilius affirme que les sacrifices humains du type de ceux commis par les chrétiens « sont plus affreux que tous les sacrilèges »694. De tels agissements renvoyaient les chrétiens dans le monde de la sauvagerie. On comprend pourquoi l’attestation du crime par les esclaves appartenant aux chrétiens de Lyon rallia les païens modérés à l’indignation et la réprobation générales695. L’origine de cette attaque montre bien que son but était d’assimiler ceux qui en étaient victimes à des barbares et de justifier leur proscription. Justin impute l’origine de ces calomnies antichrétiennes à des Juifs de Jérusalem envoyés après la résurrection du Christ « sur toute la terre » pour discréditer la foi chrétienne, répandant de cette manière des accusations « que ceux qui ne nous connaissent pas répètent contre nous »696. Origène met lui aussi directement en cause les Juifs « qui, au début de l’enseignement du christianisme, explique-t-il, répandirent contre l’Evangile la calomnie qu’on immolait un petit enfant dont on se partageait la chair, et encore que les 687 688 689 690 691 692 693 694 695 696

Justin, Dial. 10, 2. Tatien, Oratio 25. Athénagore, Legatio 3, 1. Eusèbe, HE V, 1, 14. Théophile, Ad Autol. III, 4. Tertullien, Ad nat. I, 2, 10. Id., Apol. 7, 1. Minucius Felix, Oct. 9, 5. Eusèbe, HE V, 1, 15. Justin, Dial. 17, 1 ; voir aussi 108, 2.

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disciples de l’Evangile, pour accomplir les œuvres de ténèbres, éteignaient la lumière et chacun s’unissait à sa voisine »697. Ces allégations ont quelquefois été prises au sérieux par les historiens698. Mais le contexte d’inimitié entre Juifs et chrétiens aux IIe et IIIe siècles invite à prendre quelque recul par rapport à ces assertions. Les envoyés juifs de Justin ne pourraient bien être que les émissaires du Patriarche envoyés dans la Diaspora pour superviser l’organisation des communautés et collecter la taxe annuelle versée au bénéfice du patriarcat699. Ces représentants de la nouvelle orthodoxie juive qui se mettait en place depuis la catastrophe de 70 ont sûrement tenus des propos antichrétiens dans la volonté de dissocier le judaïsme d’une foi basée sur les mêmes fondements scripturaires mais interdite par les autorités romaines et peu appréciée par la population. Mais rien ne permet d’affirmer que des accusations aussi primaires que le cannibalisme et l’immoralité sexuelle aient fait partie de leur arsenal polémique. Les propos d’Origène inspirent encore moins confiance car il parle de façon très générale. Il en est pour preuve qu’il comprend l’imputation tardive de l’infanticide dans l’accusation originelle d’anthropophagie. Il est préférable de penser que les accusations de crime rituel et d’anthropophagie ont atteint le christianisme en raison de sa proximité avec le judaïsme, à une époque où il était encore difficile pour les Grecs et les Romains de faire la différence entre les deux religions700. Ces deux crimes furent en effet imputés aux Juifs. Apion racontait dans ses Aegyptiaca (« d’après les Grecs » précise Josèphe) que le roi Antiochus IV avait découvert dans le Temple un Grec prisonnier que les Juifs engraissaient dans le but de le sacrifier et de le manger ; le captif expliqua au souverain que les Juifs accomplissaient ce meurtre rituel tous les ans pour sceller leur serment de toujours rester les ennemis des Grecs 701. L’historien Damocrite racontait également dans son livre Sur les Juifs que « tous les sept ans ils capturaient un étranger, l’amenaient (dans leur temple), et l’immolaient en coupant ses chairs en petits morceaux »702. Cette histoire est certainement une création de la propagande séleucide destinée à justifier la désécration du Temple par Antiochus IV703. Le sacrifice rituel et la consommation de la victime représentent le lien indéfectible qui unit les membres d’un complot, à l’image 697 698

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Origène, CC VI, 27. J.-P. Waltzing, « Le crime rituel reproché aux chrétiens du IIe siècle », Bull.Cl. Lettres Sc. Mor. et Pol. 11 (1925), p. 213-214 ; A. Henrichs, « Pagan Ritual and the Alleged Crimes of the Early Christians : A Reconsideration » dans Kyriakon. Festschrift J. Quasten, T1, Munich, 1970, p. 22-24. E. M. Smallwood, Jews, p. 475-476. A. Mac Gowan, « Eating People », p. 417. Josèphe, CAp. II, 89-96. Souda, Ä : 49 (éd. Adler, T2, p. 5 ; trad. T. Reinach, Textes, p. 121). E. Bickerman, « Ritualmord und Eselskult. Ein Beitrag zur Geschichte antiker Publizistik » dans Studies in Jewish and Christian History, T2, Leyde, 1980, p. 225-245.

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de ce que Dion Cassius attribue à Catilina et ses complices, qui voulaient prendre le pouvoir à Rome, et Diodore à Apollodore qui établit un pouvoir tyrannique sur Cassandreia704. Le cannibalisme renvoyait aux images les plus sauvages et les plus primitives de l’être humain. L’anthropophage était par essence antisocial et ennemi de la civilisation. L’accusation de cannibalisme fut de nouveau portée contre les Juifs lors de la révolte de 115-117 ap. J.-C. Dion Cassius dit qu’ils « mangeaient la chair de leurs victimes, faisaient des ceintures de leurs entrailles, s’abreuvaient de leur sang et portaient leurs peaux comme des vêtements »705. Ces propos polémiques trouvent une intéressante confirmation papyrologique dans une lettre adressée par une Egyptienne d’Hermoupolis à son gendre mobilisé pour combattre les Juifs. Elle lui écrit : « … si les dieux le veulent, et en particulier l’invincible Hermès, qu’ils [les Juifs] ne te fassent pas rôtir ! »706. Sacrifice humain et cannibalisme étaient les traits communs des populations révoltées contre l’autorité. Dion Cassius et Achille Tatius appliquent aux bouviers d’Egypte (les âïõêüëïé), qui se sont révoltés contre les Romains en 172 ap. J.-C., un tel modèle descriptif : selon l’historien, les bouviers immolèrent le compagnon d’un centurion romain et prononcèrent un serment solennel sur ses entrailles avant de les dévorer. Le romancier, quant à lui, décrit les bouviers en train de procéder au sacrifice rituel de Leucippé, l’héroïne du roman, dont les entrailles sont placées sur l’autel, cuites, coupées en morceau et consommées par les brigands707. Une histoire similaire est racontée dans un autre roman, les Phoinikika de Lollianos, où le personnage principal de l’ouvrage, Androtimos, assiste au meurtre rituel d’un jeune garçon dont le cœur est cuit, assaisonné, puis partagé entre les brigands qui jurent de ne jamais se trahir708. Ces terribles descriptions ont pour effet de susciter l’horreur et de placer les individus qui se livrent à ces atrocités en dehors de la communauté civilisée709. Pline l’Ancien exprime bien le dégoût que ses contemporains ressentaient à l’égard de telles pratiques lorsqu’il loue les Romains « pour avoir aboli ces monstruosités dans lesquelles tuer un homme était un acte très religieux, et le manger, une pratique aussi très salutaire »710. Les chrétiens ont été victimes de ce stéréotype attaché à l’image des groupes antisociaux. 704

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Dion Cassius, Hist. rom. XXXVII, 30, 3 ; Diodore, Bibl. hist. XXII, 5, ; voir J. F. Dölger, « Sacramentum infanticidii », AntChr 4 (1934), p. 207-211. Dion Cassius, Hist. rom. LXVIII, 32, 1. CPJ, T2, n °437. Voir J. Mélèze Modrzejewski, Juifs d’Egypte, p. 278-280 (à qui les traductions de Dion Cassius et du papyrus sont ici empruntées). Dion Cassius, LXXI, 4, 1 ; Achille Tatius, Leuc. et Clit. III, 15. A. Henrichs, « Pagan Ritual », p. 29-35. Voir Plutarque, Publicola 4, 1 qui présente comme « le plus fort et le plus horrible » le serment prêté sur les entrailles d’un homme immolé dont on a bu le sang. J.-M. Bertrand, “Les Boucôloi ou le monde à l’envers », REA 90 (1988), p. 139-144. Pline, Hist. nat. XXX, 13.

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Soumettant la question de l’anthropophagie chrétienne à une analyse anthropo-sociologique, A. Mac Gowan établit que l’attribution de la consommation de chair et de sang humain à une catégorie de personnes était la transcription d’une menace que l’on sentait peser sur l’intégrité du corps social : les chrétiens compromettaient l’identité de la romanitas parce qu’ils étaient étrangers ou influencés par une culture étrangère et liés entre eux au sein d’une organisation mystérieuse qui les plaçait en rupture avec le reste de la société (notamment sur la base d’interdits alimentaires) ; l’infanticide se présente comme la métaphore de l’anxiété conçue à propos de la survie de la société, privée par ce sacrifice des ressources permettant d’assurer son avenir711. L’auteur pense que les chrétiens ont été victimes d’une imagerie que les Anciens avaient l’habitude d’appliquer aux groupes qui ne s’inscrivaient pas dans la norme sociale. Il juge cette explication suffisante et écarte l’idée qu’une mauvaise compréhension du repas du Seigneur ait joué un rôle quelconque dans cette caractérisation712. Il réfute ainsi l’hypothèse classique, défendue par J.-P. Waltzing et J. F. Dölger, qui veut que le meurtre rituel et l’anthropophagie reprochés aux chrétiens reposent sur une interprétation erronnée de la commémoration du sacrifice du Fils de Dieu713. L’affirmation d’A. Mac Gowan paraît toutefois très restrictive, d’autant plus qu’il déclare que les origines de la rumeur restent opaques714. Il fait peu de cas de ce passage pourtant clair de Tertullien où est décrite l’attitude mystérieuse de la chrétienne mangeant le morceau de pain ramené de la réunion à l’insu de son mari non-converti : « Ton mari ne saura-t-il pas ce que tu prends en secret avant toute nourriture ? Et s’il vient à savoir que c’est du pain, ne croira-t-il pas qu’il s’agit de ce pain, dont on parle ? », c’est-à-dire, « à propos duquel on cause » (qui dicitur), allusion à la rumeur qui voulait que ce pain soit trempé dans le sang de la victime sacrifiée715. La rumeur se fondant souvent sur des faits mal connus, la déformation populaire du repas eucharistique apparaît comme le meilleur vecteur de propagation de ces griefs de meurtre rituel et de cannibalisme. Plusieurs éléments y ont contribué. Le caractère initiatique de ce repas commémoratif a évidemment accentué l’énigme qui régnait autour des rassemblements chrétiens et, de fait, l’imprécision qui a alimenté la rumeur716. 711 712 713

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A. Mac Gowan, « Eating People », p. 433-441. Ibid., p. 413-414 et 422-423. J.-P. Waltzing, « Le crime rituel », p. 211-212 ; J. F. Dölger, « Sacramentum infanticidii », p. 223-227 ; voir aussi S. Benko, Pagan Rome, p. 60. A. Mac Gowan, « Eating People », p. 442. Tertullien, Ad uxor. II, 5, 3. Ce détail du pain trempé dans le sang est propre à Tertullien (Ad nat. I, 7, 23. 31 ; Apol. 8, 2). Voir Tertullien, Ad nat. I, 7, 23 ; 15, 1-2 ; 16, 20 ; Apol. 8, 1-2. 4. 7-9 ; Minucius Felix, Oct. 8, 4 ; 9, 5 qui mettent l’infanticide en relation avec l’introduction des néophytes dans la communauté. Voir J.-P. Waltzing, « Le crime rituel », p. 230-236 ; J. F. Dölger, « Sacramentum infanticidii », p. 188-195.

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Le meurtre rituel et la consommation de chair et de sang humain faisaient partie des fantasmes projetés sur le contenu des cultes à mystères, plus particulièrement sur celui de Dionysos717. Le parfum de magie qui flottait autour des célébrations chrétiennes a aussi concouru au développement de la rumeur. A l’époque impériale, l’infanticide était d’abord considéré comme un rite magique, car la mise à mort violente et injuste de ces êtres disparus avant l’heure (d’où leur nom d’ahores) remplissait leur âme d’un ressentiment très utile dans les opérations magiques718. Une inscription sépulcrale retrouvée au XVIIIe siècle dans le quartier de l’Esquilin confirme cette macabre pratique. Elle témoigne du sacrifice d’un enfant de quatre ans perpétré par une « sorcière à la main cruelle » (saga manus crudelis)719. Du meurtre à la consommation de la victime, il n’y avait qu’un pas à faire : on pensait donc que magiciens et sorcières préparaient des philtres à base de sang humain et étaient quelquefois capables de manger les entrailles de l’enfant sacrifié720. Les conceptions développées autour du repas du Seigneur viennent s’ajouter à l’aspect initiatique et secret du culte chrétien. Justin révèle aux destinataires de son apologie que la chair et le sang de Jésus sont réservés aux initiés721. Il faut relever ici que l’intelligence spirituelle du pain et du vin partagés entre fidèles identifiait ces aliments au corps et au sang du Christ. « C’est le pain de Dieu que je veux, qui est la chair de Jésus-Christ, de la race de David, et pour boisson je veux son sang, qui est l’amour incorruptible » écrit Ignace d’Antioche aux Romains722. Clément d’Alexandrie prend des accents empruntés au langage des mystères lorsqu’il fait dire au Logos : « Je suis celui qui te nourrit, en m’offrant de moi-même comme pain ; celui qui me goûte ne fait plus l’expérience de la mort et chaque jour je me donne en boisson d’immortalité »723. Tertullien pousse la métaphore jusqu’à dire : « La chair se 717

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Euripide, Bacch. 1122-1147. 1183-1185 ; Plaute, Bacch. 372 ; Tite-Live, Hist. rom. XXXIX, 8, 8 ; 10, 7 ; 13, 5. 13 ; 16, 11 ; 18, 4 (les initiations sont des prétextes d’assassinats) ; Strabon, Geogr. IV, 4, 6 ; Plutarque, Quaest. graec. 38 ; Elien, Hist. var. III, 42 ; voir aussi Hist. Aug., Commode Antonin 9, 6 (sacrifice humain prêté à Commode lors d’un culte en l’honneur de Mithra). Cicéron, In Vat. 14 ; Horace, Epode 5, 10-14. 29-40. 83-102 ; Lucain, BC VI, 554-561 ; Pline, Hist. nat. XXVIII, 70 ; XXX, 12. 15-16 ; Juvénal, Sat. VI, 552 ; Justin, 1Apol. 18, 3 ; Tertullien, Apol. 23, 1 ; De anima 57, 3 ; Philostrate, Vita Apoll. VII, 11. 20 ; VIII, 7 ; Dion Cassius, Hist. rom. LXXIII, 16 ; LXXIX, 11 ; Hist. Aug., Héliogabale 8, 1-2 ; Hom. clem. II, 26 ; Rec. clem. II, 13, 2 ; III, 44, 3 ; 49, 3. Voir K. Preisendanz, « Nekydaimon », col. 22452247 ; A.-M. Tupet, La magie, p. 87-90 ; J.-B. Clerc, Homines magici, p. 175. CIL VI, 19747. Tibulle, Elégie I, 5, 49 ; Lucain, BC VI, 557 ; Philostrate, Vita Apoll. VIII, 5. Justin, 1Apol. 66, 1-2. Ignace, Ad Rom. 7, 3. Clément,Quis div. 23, 4. Voir aussi Paed. I, 47, 2, passage à forte connotation initiatique où Clément enseigne que le « Logos est désigné allégoriquement de bien des manières : nourriture, chair, aliment, pain, sang, lait » et Strom. V, 66, 3 : « … manger et boire le Logos divin, c’est la connaissance de l’essence divine ».

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nourrit du corps et du sang du Christ pour que l’âme s’engraisse de Dieu »724. Le langage mystique chargé de conceptualiser l’expérience du repas du Seigneur présentait celui-ci comme l’absorption de la chair et du sang du Christ. L’idée du sacrifice accompli par le Christ pour le salut des hommes était très étroitement liée à la consommation des aliments eucharistiques, à tel point que Cyprien finit par parler de la célébration elle-même comme d’un sacrifice725. Il est tout à fait plausible que la conviction exprimée dans ce langage tenu à propos du repas du Seigneur ait joué un rôle dans le développement et la propagation de la rumeur attribuant des rites anthropophagiques et des sacrifices initiatiques aux chrétiens.

2.4.2.2 L’immoralité sexuelle Pour bien comprendre leur portée, il faut insérer les griefs d’immoralité sexuelle et d’inceste dans le même cadre d’analyse et de perception. Ils sont exprimés la première fois dans l’Apologie d’Aristide qui accuse les Grecs de rejeter sur les chrétiens les agissements obscènes auxquels ils ont l’habitude de se livrer « en s’unissant avec des mâles, avec la mère, la sœur ou la fille »726. Justin témoigne que le chrétien était perçu comme « ami du plaisir » (öéëÞäïíïò), « débauché » (Pêñáôxò) et adonné « à des débauches sans retenue avec des hommes et des femmes »727. On disait des fidèles qu’ après leur repas commun, ils éteignaient la lumière pour se rouler « dans des unions criminelles »728. « Extinctions de lumières » et « promiscuités sans contrainte » font partie, aux côtés des repas de chair humaine, de ces choses fabuleuses que l’on raconte au sujet des croyants729. Justin raconte l’histoire d’un chrétien qui avait écrit au préfet d’Egypte pour lui demander l’autorisation de se faire castrer. L’apologiste dit que la motivation de cette requête était de convaincre les païens « que les unions déréglées n’existent pas dans nos mystères »730. Tatien, après avoir souligné le fait que tous les âges, du jeune enfant à la femme âgée, sont accueillis dans l’Eglise, s’empresse de préciser : « … mais toute impureté reste loin de nous »731. L’Epître à Diognète précise également : « Ils partagent tous la même table, mais non la même couche »732. Athénagore 724 725

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Tertullien, De resurr. mort. 8, 3. Didachè 14, 1-3 ; Justin, Dial. 41, 3 ; 117, 1-3 ; Irénée, Adv. haer. IV, 17, 5 ; Cyprien, Ep. 1, 2, 2 ; 15, 1, 2 ; 62, 4, 2 ; 63, 1, 1. 9, 3. 14, 4. 17, 1 ; 69, 8, 3 ; 72, 2, 1-2. Aristide, Apol. 17, 2. Justin, 2Apol. 12, 2. 5. Id., Dial. 10, 1. Id., 1Apol. 26, 7 ; voir aussi 27, 5. Ibid. 29, 2-3. Tatien, Oratio 32. Ad Diogn. 5, 7 (ÔñÜðåæáí êïéíxí ðáñáôßèåíôáé, áëëAïš êïßôçí).

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prend le soin de démontrer que les chrétiens ne commettent pas ces incestes d’Œdipe (impliquant adultère et pédérastie) où hommes et femmes de tous âges seraient corrompus733. Théophile dit encore : « On prétend que les épouses nous sont communes et que peu leur importe de qui leur vient l’étreinte ; davantage, c’est avec nos propres sœurs que nous avons des relations charnelles… » et ailleurs que les chrétiens sont réputés se mêler à des « promiscuités impies »734. Tertullien évoque à de nombreuses reprises les ébats sexuels collectifs et l’inceste imputés aux chrétiens et ajoute le détail insolite des chiens attachés aux candélabres que l’on excite en leur jetant des boulettes de viande dans le but de renverser les lumières, cette chute étant destinée à voiler dans les ténèbres les obscénités commises735. Le Carthaginois parle de ces unions comme d’un fait bien connu. Il ya tout lieu de penser que l’image fut popularisée en Afrique par le discours de Fronton dont on sait, grâce à la précision de Minucius Felix, qu’il faisait mention de ces débauches incestueuses : Sur leur festin aussi l’on est renseigné ; tout le monde en parle un peu partout, le discours de notre concitoyen de Cirta, entre autres, en porte témoignage. A jour fixe ils se réunissent pour banqueter avec tous leurs enfants, sœurs et mères, gens de tout sexe et de tout âge. Là, après un copieux banquet, lorsque le festin a atteint une certaine chaleur et que l’ardeur de la passion incestueuse a enflammé les convives enivrés, on excite un chien, que l’on avait attaché au candélabre, à faire des bonds et des sauts, en lui jetant une boulette au-delà du cercle de la laisse qui le retient. Une fois renversée et éteinte de la sorte la lumière témoin, ils enveloppent dans l’impudeur des ténèbres les étreintes de leur passion répugnante, au hasard du sort, tous également incestueux, sinon en acte, du moins par complicité, puisque leurs vœux unanimes convoitent tout ce qui peut se produire dans les actes individuels.736

L’imputation aux chrétiens d’immoralité sexuelle eut la vie plus longue que l’accusation d’anthropophagie. La rumeur est encore présente au début du IVe siècle. Dans l’Histoire ecclésiastique, Eusèbe formule deux hypothèses pour expliquer la castration volontaire d’Origène : soit le docteur interpréta les paroles de Mt 19, 12 d’une façon littérale et il lui sembla que devenir « eunuque pour le royaume des cieux » était une démarche de foi et de maîtrise de soi, soit il accomplit ce geste dans le but d’« enlever aux infidèles tout 733 734 735

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Athénagore, Legatio 3, 1 ; 31, 1. 4 ; 32-34. Théophile, Ad Autol. III, 4. 15. Tertullien, Ad nat. I, 2, 8-9 ; 3, 2 ; 5, 1 ; 7, 8. 20. 24. 27. 32. 34 ; 16, 1-19 ; 20, 2 ; Apol. 7, 1 ; 8, 3. 7-8 ; 9, 16-19 ; allusion à l’adultère et l’inceste en Ad Scap. 4, 7. Voir aussi De cultu fem. II, 4, 2 où il exhorte la chrétienne à ne pas étaler sa beauté pour éviter les calomnies de la part de son mari non-chrétien car son élégance « lui est même suspecte, ne fût-ce qu’à cause des scélératesses que nous prêtent les païens ». Minucius Felix, Oct. 9, 6-7.

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prétexte pour le calomnier honteusement » parce qu’il enseignait les choses divines non seulement à des hommes, mais aussi à des femmes737. La castration d’Origène répondait sûrement à des critères ascétiques qui rendent plus probable la première hypothèse avancée par Eusèbe. L’historien était vraisemblablement influencé par le récit de Justin sur le jeune homme qui demanda au préfet d’Egypte l’autorisation de se faire castrer pour donner une justification supplémentaire à cette opération qui suscita beaucoup de critiques de la part des adversaires d’Origène738. Mais si Eusèbe a ainsi senti le besoin d’utiliser cet argument moral pour défendre la mémoire d’Origène, c’est parce que la suspicion continuaitde régner pendant les premières années du IVe siècle. En 304, un noble de Carthage accusa le chrétien Dativus, au cours de son procès, d’avoir corrompu l’esprit de sa sœur et de deux autres jeunes filles ; l’accusation se précise lorsque l’avocat Pompeianus fait état dans un « discours calomnieux » (calumnosiam actionem) contre le martyr de ce que les Actes appellent « un soupçon révoltant » (suspicionis indignae)739. Eusèbe raconte encore qu’une dizaine d’années plus tard, pendant le règne de Maximin Daïa, le stratopédarque de Damas contraignit des prostituées à déclarer par écrit qu’ayant été chrétiennes, elles avaient assisté à des cultes au cours desquels on avait commis des actions licencieuses ; le procès-verbal de ces déclarations fut affiché dans la ville740. Ce fut ensuite Licinius qui, vers 320, interdit aux hommes et aux femmes de se réunir ensemble dans les maisons de prière. L’empereur prévit même l’installation d’un corps enseignant uniquement composé de femmes pour enseigner les représentantes de leur sexe. Il allégua des raisons d’hygiène pour contraindre les fidèles à se réunir à l’air libre en dehors des murs des cités741. Licinius, en prohibant mixité et rassemblement en lieu clos, utilisa la vieille rumeur sur la promiscuité des chrétiens et des chrétiennes pour limiter leurs possibilités de se réunir. Elle ne disparaîtra vraiment qu’après la reconnaissance officielle du christianisme sur tout le territoire de l’empire romain742. La comparaison des différentes mentions de l’immoralité chrétienne fournit des traits communs qui permettent une meilleure compréhension de l’accusation. Nous pouvons ainsi discerner les deux facteurs qui ont déterminé l’existence du reproche et facilité sa circulation. D’une part, la réunion chrétienne suppose une participation de personnes de tout âge et de tout sexe. Cette indifférenciation est particulièrement soulignée par Tatien, Athénagore et

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Eusèbe, HE VI, 8, 2. Ibid. VI, 8, 4-5. Ac. Saturninus, Dativus et comp. 9-11. Eusèbe, HE IX, 5, 2. Id., Vita Const. I, 53. Id., HE IV, 7, 14.

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Minucius Felix743. L’inexistence de barrières d’âge et de sexe dans le culte de Dionysos était un élément qui suscitait l’indignation et il n’y avait pas beaucoup d’efforts à faire pour penser que cette absence de limitation donnait lieu à des comportements immoraux744. La présence de femmes aux côtés d’hommes dans un culte célébré hors du cadre public, comme c’était le cas pour Dionysos, était un scandale dans une société où la mixité des pratiques religieuses n’était généralement pas de rigueur745. La courtisane Phryné fut menée devant le tribunal pour avoir réuni à Athènes « des thiases illégaux d’hommes et de femmes » destinés à célébrer le dieu Isodaitès746. Dans ce type de culte égalitaire, la considération du statut spirituel le remportait sur les contingences sociales et biologiques. Le groupe chrétien, en rassemblant hommes, femmes et enfants dans le même lieu, devenait l’objet de semblables suspicions. A cela s’ajoutait le fait que tous les membres de la communauté se disaient liés par un amour mutuel et concrétisaient leur attachement les uns aux autres par un baiser échangé au cours du culte, même entre hommes et femmes747. Les chrétiens s’embrassaient aussi quelquefois en public lorsqu’ils subissaient le martyre, toujours sans distinction de sexe, exprimant au regard des païens la force des liens qui les unissaient748. L’intensité des rapports établis entre hommes et femmes régénérés, tous à égalité sous le regard de Dieu, s’exprimait au travers des appellations de « frères » et « sœurs ». Athénagore dit que « selon leur âge, nous regardons les uns comme nos fils et nos filles, nous tenons les autres pour nos frères et nos sœurs, et aux plus anciens, nous accordons le respect dû à nos pères et à nos mères », et que cette situation invitait les chrétiens à se considérer comme étant de la même parenté749. Tertullien relève que l’amour que les chrétiens se portaient les uns aux autres excitait la colère des païens qui n’appréciaient pas la solidarité créée par l’Eglise750. Il ajoute que le nom de « frères » que les fidèles emploient pour se désigner les font déraisonner (insaniunt), allusion à l’accusation d’inceste née de la relation rapidement faite entre amour mutuel et liens fraternels. « Tout sert à l’usage commun parmi nous, excepté nos épouses » répond Tertullien pour marquer la réalité des échanges privilégiés entre chrétiens tout 743 744

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Tatien, Oratio 32 ; Athénagore, Legatio 32, 5 ; Minucius Felix, Oct. 9, 6. Euripide, Bacch. 206-210. 693-694 ; Tite-Live, Hist. rom. XXXIX, 8, 5-8 ; 10, 6-9 ; 13, 8-14 ; 14, 7-8 ; 15, 7-9. 12-14 ; 16, 1-2 ; 18, 4. Les femmes ayant quitté l’espace protégé de la maison pour célébrer le culte sont susceptibles de devenir la proie des hommes ; voir Euripide, Bacch. 217-218. 222-223 (« De tous côtés, les femmes vont à l’écart subir le bon plaisir des mâles ») ; voir aussi 686-688. Hypéride, Pour Phryné (éd. Müller, Oratores attici, T2, fgt 210, p. 426). Justin, 1Apol. 65, 2 ; Athénagore, Legatio 32, 5 ; Tertullien, Ad uxor. II, 4, 3 ; De orat. 18 ; voir S. Benko, Pagan Rome, p. 79-102. Pass. Perpétue et Félicité 21, 7 ; Eusèbe, HE VI, 3, 4 (Origène embrassait les martyrs qu’il soutenait). Voir aussi Tertullien, Ad uxor. II, 4, 2 (baiser les chaînes des martyrs). Athénagore, Legatio 32, 5. Tertullien, Apol. 39, 7.

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en réfutant l’accusation751. Le lien entre amour mutuel et fraternité est clairement établi dans le discours de Cécilius : « … ils s’aiment entre eux pour ainsi dire avant de se connaître ; de plus ils pratiquent un peu partout, mêlés les uns aux autres, un véritable culte de la luxure, ils vont jusqu’à s’appeler indistinctement frères et sœurs, pour donner même à l’acte de chair banal, par le recours à un nom sacré, le caractère d’un inceste ; tant il est vrai que leur vaine et folle superstition se glorifie du crime »752. L’importance accordée aux relations dans l’église nous conduit à considérer le deuxième facteur qui fut à l’origine de cette accusation d’immoralité sexuelle : la participation de tous les membres de la communauté à un repas commun. Le banquet est un élément catalyseur de cette imagerie de la débauche appliquée aux réunions chrétiennes. Dans leur exposé du grief, Justin et Minucius Felix précisent bien que c’est après un repas pris en commun que commencent les ébats sexuels753. Le jeu de mots fait par l’Epître à Diognète entre êïéí† et êïßôç indique la même relation754. Tertullien attribue aux agapes chrétiennes un caractère sobre et modéré pour prendre à contre-pied l’idée erronnée que les ennemis du christianisme s’en faisaient, expliquant au passage, au risque d’alimenter la confusion, que la raison de ce repas était exprimée dans son nom : « on l’appelle d’un nom qui signifie "amour" chez les Grecs »755. Les agapes étaient un moment de réjouissance au cours duquel les membres de l’assemblée locale aimaient se retrouver. Cet instant de partage renforçait les relations des chrétiens, quelque fut leur sexe et leur condition sociale. L’idée de fête et de gaieté était présente dans le partage de la nourriture entre chrétiens, comme dans tout autre banquet, à tel point que Paul dut rappeler à l’ordre des Corinthiens qui se saoûlaient pendant le repas756. Une certaine ambiguïté pouvait se créer autour de l’utilisation du vin au cours de la célébration du culte et de ses moments de partage fraternel. La présence des femmes associée à la consommation du vin est assurément l’un des composants du culte dionysiaque qui porta à concevoir ce dernier comme une célébration orgiastique. « Lorsque dans un festin la liqueur de la vigne est servie à des femmes, je soutiens qu’il n’est rien de sain dans ces mystères » écrit Euripide757. Tite-Live estime que les initiations dionysiaques égarèrent un plus grand nombre d’esprits lorsqu’« on ajouta à la pratique religieuse les plaisirs

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Ibid. 39, 8-11. Minucius Felix, Oct. 9, 2. Justin, Dial. 10, 1 ; Minucius Felix, Oct. 9, 6. Ad Diogn. 5, 7. Tertullien, Apol. 39, 14-19. R. M. Grant, « Charges of Immorality Against Various Religious Groups in Antiquity » dans Studies in Gnosticism and Hellenistic Religions presented to Gilles Quispel on the occasion of his 65th birthday, Leyde, 1981, p. 165. 1 Co 11, 20-22. Euripide, Bacch. 260-263 ; voir aussi 221-222.

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du vin et des festins »758. Juvénal introduit également le vin dans la description haute en couleur qu’il fait de la célébration des mystères de Bona Dea759. La débauche, souvent caractérisée par la consommation de vin et les orgies sexuelles, constitue l’un des traits saillants du banquet lorsque celui-ci est célébré dans un cadre privé et échappe au contrôle de la cité, ce qui était le cas des agapes chrétiennes. Le lieu clos du symposion, où le plaisir du rapport personnel se transforme en intimité perverse, devient dès lors le lieu par excellence de l’inversion sociale. La réjouissance privée, quand elle réunit des individus au-delà du cercle convenable de la famille et des amis, transgresse la régulation sociale imposée par les festivités publiques et s’oppose ainsi à l’ordre civique. Les personnes participant à ce type de réunion privée semblent facilement portées à la déviance morale et au sacrilège. C’est ce modèle de perception qui est appliqué à la narration par Thucydide et Plutarque de la mutilation des Hermès et de la profanation des mystères qui, en 415 av. J.-C., avaient impliqué Alcibiade et provoqué son exil. Les deux auteurs racontent que les soupçons se portèrent immédiatement sur des jeunes gens qui se réunissaient dans des demeures privées où ils buvaient et parodiaient les mystères760. La correspondance entre le caractère transgressif des sacrilèges et des rassemblements privés conduisirent ces outrages à être immédiatement perçus comme l’expression d’un complot révolutionnaire destiné à renverser la démocratie761. Auguste fut aussi accusé d’avoir commis un sacrilège dans des conditions analogues. On disait que, au temps où il était triumvir, il avait participé à un dîner secret où les douze convives (six hommes et six femmes) étaient déguisés en dieux et en déesses, Auguste ayant pour sa part revêtu les attributs d’Apollon, et qu’après avoir fait bombance, tous se mêlèrent les uns aux autres762. Ces agissements, qui répondent à des critères identiques de repas commun et de transgression sociale et religieuse, furent jugés assez scandaleux pour être plus tard divulgués par Marc Antoine dans le but de déconsidérer Auguste sur le plan politique. L’univers fermé du banquet privé, impliquant promiscuité et obscurité, était porteur de fantasmes. Les ébats sexuels en groupe n’entraient pas dans le cadre des convenance sociales romaines. Martial, qui n’était guère pudibond, fait clairement entendre que les actes sexuels accomplis en collectivité étaient entachés de honte et de scandale et entraient dans la catégorie de « ce qu’on a licence de faire quand les lampes 758 759 760

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Tite-Live, Hist. rom. XXXIX, 5-6 ; voir aussi 15, 9. Juvénal, Sat. VI, 315. 319. Thucydide, Hist. VI, 28, 1-2 ; Plutarque, Alcibiade 18, 8 ; 19, 9 ; voir aussi Andocide, Myst. 11 accusant Alcibiade d’avoir contrefait les mystères avec d’autres personnes dans une maison privée (également 12. 16. 17). Thucydide, Hist. VI, 28, 2 ; Plutarque, Acibiade 20, 4. Sur toute cette question, voir O. Murray, « The Affair of the Mysteries : Democracy and the Drinking Group » dans Sympotica. A Symposium on the Symposion. Ed. O. Murray, Oxford, 1990, p. 149-161. Suétone, Aug. 70, 1-2.

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sont éteintes ». C’était là pratique de débauchés763. Ce genre de transgression était encore plus piquant lorsqu’il était accompli dans le cadre de pratiques religieuses. Phryné fut accusée d’avoir « banqueté sans pudeur » dans les maisons particulières où les adorateurs d’Isodaitès se réunissaient ; on comptait parmi les convives « des femmes du peuple et peu vertueuses », ce qui laissait imaginer le contenu de la célébration764. Nicolas de Damas expose dans sa Collection de coutumes étranges le déroulement d’un rite de fécondité observé tous les ans par la peuplade africaine des Dapsolybiens lors d’unions conjugales conclues collectivement : hommes et femmes se réunissent tous ensemble le même jour et « après avoir pris séparément le repas, ils [les hommes] rejoignent les femmes parties se coucher et, toutes lumières éteintes, prennent celle qu’ils atteignent par hasard »765. Juvénal perçoit les mystères orgiaques des Baptes de la même façon en écrivant qu’ils étaient célébrés « à la lueur secrète d’une torche » et dégoûtaient la déesse thrace Cotyco en l’honneur de laquelle ils avaient lieu766. La promiscuité féminine des cérémonies nocturnes de la Bona Dea, célébrées une fois par an (dans la nuit du 3 au 4 décembre) par de nobles femmes dans la maison d’un magistrat romain en dehors de toute présence masculine, déchaîne les fantasmes du satiriste qui, au cours du rite, voit des femmes, envoûtées par la musique et le vin, faire l’amour ensemble avant d’introduire discrètement des hommes dans la place767. Les propos de Juvénal ont d’autant plus de force que le culte de la Bona Dea n’était pas un culte à mystère mais un culte officiel où les femmes sacrifiaient pour le peuple romain. C’est l’ambiguïté du rôle religieux des femmes, auxquelles on accordait pour l’occasion une liberté exceptionnelle (elles étaient autorisées à sacrifier et à boire du vin), qui pousse le satiriste à décrire la cérémonie comme une orgie. C’est à ce genre de contexte reconstitué, où sexualité et religion sont associées, qu’il faut rattacher l’accusation suivante, seulement rapportée par Minucius Felix : 763 764

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Martial, Epigr. XII, 43. Hypéride, Pour Phryné (éd. Müller, Oratores attici, T2, fgt 210-211, p. 426 et 217, p. 426427). Nicolas de Damas, Morum mirab. coll. (éd. Müller, FHG, T3, fgt 135, p. 462). J. Carcopino, Aspects mystiques de la Rome païenne, Paris, 1942, p. 13-37 pense qu’il faut rapprocher cette fête des Cereres que Salluste, De bello Iug. 66, 2-3 présente comme comportant des banquets (epulae) remplis de divertissements et de plaisirs (ludum et lasciviam). A. Rousselle, Porneia, p. 142-146 estime que cette fête a servi de modèle aux reproches formulés contre les chrétiens en Afrique du Nord. Juvénal, Sat. II, 91-92. Comparer avec Diodore, Bibl. hist. IV, 4, 1 qui explique que l’on sacrifie la nuit en secret à Sabazios « à cause de la honte qui accompagne ces réunions ». Juvénal, Sat. VI, 314-345. Ces idées de rapports homosexuels entre femmes et de l’introduction d’hommes dans la maison semble avoir été développées à partir de l’événement fameux du scandale des Damia : en 62 av. J.-C., Clodius, déguisé en femme, s’était introduit clandestinement dans la maison de Jules César, où le rite était célébré, pour séduire Pompéia, sa femme (voir l’allusion au v. 345).

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D’autres rapportent qu’ils honorent les parties génitales de leur chef religieux, de leur prêtre en personne, et les adorent comme le sexe de leur père : soupçon peutêtre erroné, mais approprié en tout cas à des cérémonies clandestines et nocturnes.768

Ce passage de l’Octavius établit un lien très net entre l’accusation, qui correspond peut-être à un rapprochement entre le culte chrétien et certains rites de fécondité769, et l’atmosphère de mystère qui entourait les réunions chrétiennes. Peut-on penser que certains conventicules se réclamant tout ou en partie du christianisme aient fait de la licence sexuelle un élément de leur doctrine et de leur pratique religieuse et que ce libertinage ait été indifféremment imputé à tous les chrétiens, comme ce fut le cas pour la magie ? Les hérésiologues des IIe et IIIe siècles parlent principalement d’une secte gnostique réputée pour son libéralisme moral. Il s’agit de celle des carpocratiens qui professaient que les migrations de l’âme vers d’autres corps ne pourraient cesser que lorsque que celle-ci aurait accompli toutes les expériences qui lui permettraient de se libérer entièrement des contingences de ce monde, à l’image de l’âme de Jésus qui fut éduquée dans les coutumes des Juifs mais qui les méprisa pour s’en dégager770. Les carpocratiens se présentent comme les partisans d’un antinomisme radical et libérateur. Il est possible de juger des conséquences morales engendrées par cette conception doctrinale grâce à ce que Clément d’Alexandrie nous fait connaître de l’enseignement d’Epiphane. Ce jeune prodige, que Clément présente comme le fils de Carpocrate, fut l’auteur d’un livre intitulé Sur la justice dans lequel il soutenait que la loi naturelle, comme œuvre de Dieu, était source d’unité et d’égalité totales entre les hommes et que les législations humaines l’avaient pervertie en introduisant la division et l’idée de propriété ; il se trouvait que la restauration de l’unité originelle, chargée de pourvoir au bonheur commun et égalitaire, impliquait la communauté des femmes771. Clément attribue aux carpocratiens (sans référence à l’inceste) des ébats sexuels collectifs accomplis après un repas commun, une fois les lampes renversées772. C’est là l’accusation stéréotypée dirigée contre les chrétiens.

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Minucius Felix, Oct. 9, 4. A. Rousselle, Porneia, p. 150 (qui fait le parallèle avec la fellation rituelle opérée par Elagabal aux Floralia, pratique décrite dans l’Hist. Aug., Héliogabale 6, 5). H. Leclercq, « Accusations », col. 275 y voit, à la suite de C. Kortholt et T. M. Mamachi, le témoignage du rite de l’exomologèse qui conduisait le pénitent à s’agenouiller devant le président de l’assemblée. Voir aussi W. Speyer, « Vorwürfen », p. 131. Irénée, Adv. haer. I, 25, 1-2 et à sa suite, Elenchos VII, 32 ; voir aussi Tertullien, De anima 35, 1. Clément, Strom. III, 5, 1-8, 3 ; 9, 2-3. Ibid. III, 10, 10.

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Mais l’Alexandrin n’impute cette pratique aux carpocratiens que par ouïe-dire, ce qui invite à relativiser sa réalité. La communauté des femmes prêchée par Epiphane donnait sans doute lieu à un libéralisme sexuel chez les carpocratiens, mais rien n’indique que cet échangisme avait cours lors de leurs agapes773. Ceux-ci se trouvaient être les victimes de la même rumeur que les chrétiens qui n’appartenaient pas à leur école. L’antinomisme des carpocratiens fournissait de toute évidence une base solide aux bruits qui couraient à leurs propos et il n’est pas impossible que ce type de licence ait été étendu à tous les chrétiens par des païens incapables de faire la différence entre les nombreux mouvements qui composaient alors le christianisme. Le manque d’étanchéité entre ces différents groupes était susceptible de favoriser la généralisation774. Irénée se plaint du discrédit que les carpocratiens jetaient sur la véritable doctrine, non seulement à cause de leur recours à la magie, mais aussi à cause de leurs mœurs dissolues775. Clément tient des propos analogues à propos de représentants de l’école basilidienne qui, animés par le sentiment infaillible de leur élection, s’autorisaient à quelques écarts moraux : « Qu’ils ne revêtent donc pas le nom du Christ ceux qui, en s’abandonnant à une vie licencieuse, sont plus intempérants que les païens et entraînent la diffamation du nom »776. Les réunions chrétiennes, comme les cultes à mystères et le banquet privé, entraient dans la catégorie des pratiques marquées par une grande confidentialité. Le secret qui entourait ces réunions privées supposait toujours un comportement scandaleux et semblait faire planer le risque d’une dissolution de l’ordre moral, religieux et politique. L’accusation d’inceste, comme celle d’anthropophagie, avait pour effet d’accentuer la débauche reprochée aux chrétiens en les repoussant en dehors de la civilisation. Les auteurs grecs relèvent les coutumes incestueuses observées dans les cultures étrangères, sinon comme des pratiques insolites, du moins comme exotiques777. 773

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Clément, Strom. III, 30, 2 dit que les partisans de Prodicos, un gnostique licencieux, commettaient leurs adultères en cachette. Pour R. M. Grant, « Charges of Immorality », p. 165-167, cette accusation d’immoralité n’était qu’un élément polémique du débat qui poussait les moralistes orthodoxes à se dissocier des gnostiques. Mais relevons avec P. Brown, Le renoncement à la chair. Virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif, Paris, 1995, p. 91, n. 2 que ce genre de groupes n’étaient pas « de purs produits de l’imagination d’un polémiste » ; voir aussi A. Rousselle, Porneia, p. 167-168. Irénée, Adv. haer. I, 13, 4-5. 7 parle de chrétiennes qui ont été séduites par Marc le Mage et qui sont revenues dans l’Eglise. Clément, Strom. III, 27, 3 accuse un adepte de la « communion mystique » d’avoir entrepris une vierge « orthodoxe ». Irénée, Adv. haer. I, 25, 3. Clément, Strom. III, 3, 3-4. Par exemple, Hérodote, Hist. III, 31 (le perse Cambyse) ; Strabon, Geogr. XIV, 2, 17 (les rois cariens Mausole et Hidrieus) ; XV, 3, 20 (les mages perses) ; Arrien, Anabasis Alex. I, 23, 7 (Hidrieus) ; voir aussi Lucain, BC VIII, 397-411 (Parthes) et Ovide, Met. X, 319-355 (où le désir d’inceste de Myrrha avec son père la ravale au rang des animaux et des barbares).

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Les actes incestueux paraissaient à Platon comme « totalement impies, odieux à la divinité, infâmes parmi les infâmes » et l’issue tragique des histoires de Thyeste et d’Œdipe lui paraissait être la parfaite illustration d’une prohibition fondée sur la raison778. Comme Platon, Socrate rangeait l’interdiction des unions entre père et fille et mère et fils dans la catégorie des lois non-écrites, c’est-à-dire les lois établies par les dieux, dont la portée était universelle. Ne pas les respecter, c’était risquer le châtiment divin et en l’occurrence, pour l’inceste, le coupable courait le danger de ne pas avoir des enfants en bonne santé, à cause de la différence d’âge entre les deux partenaires779. Le Stagyrite établissait là que la faute s’inscrivait contre l’ordre naturel voulu par les dieux780. Diodore, évoquant l’usage égyptien, affirme qu’épouser ses sœurs est « une loi contraire à la coutume générale de l’humanité »781. Le monde grec honnissait l’inceste et faisait de sa pratique coutumière une caractéristique des barbares. Euripide écrit : « Ainsi en va-t-il de toute la gent barbare : le père s’y unit à la fille, le fils à la mère et la sœur au frère »782. La législation romaine était très scrupuleuse en matière d’union conjugale et toutes les dispositions étaient prises pour éviter l’union de deux degrés de parenté trop rapprochés783. Chez les Grecs comme chez les Romains, une accusation d’inceste infligeait une flétrissure morale importante à celui qui en était la victime784. A. Moreau a remarqué qu’un grand nombre de récits, en grande partie tirés de la mythologie grecque, établissait un lien étroit entre les trois crimes fondamentaux que constituaient le parricide, l’inceste et le cannibalisme, que l’on trouve souvent réunis ou du moins groupés deux à deux (parricide et inceste, inceste et cannibalisme, parricide et cannibalisme)785. Voici quelques exemples parmi les 778

Platon, Leg. VIII, 838b-c. Les relations incestueuses étaient interdites dans sa République (V, 461c) et l’union entre frère et sœur n’était autorisée que si elle était involontaire, en relation avec les embarras causés par la communauté des enfants ; encore devait-elle être confirmée par la Pythie. 779 Xénophon, Mem. IV, 4, 19-23. 780 Comparer avec les propos de Sotadès de Maroneia sur l’union de Ptolémée II Philadelphe (283246) qui, reprenant à son compte la coutume pharaonique, se maria avec sa sœur Arsinoé : « Tu pénètres l’aiguillon dans un orifice qui n’est pas consacré par la loi divine » (Athénée, Deipnosoph. XIV, 621a). 781 Diodore, Bibl. hist. I, 27, 1. 782 Euripide, Androm. 173-175. 783 Plutarque, Quaest. rom. 6 ; Gaïus, Inst. I, 59-61 ; Dioclétien dans Mos. et rom. leg. coll. 6, 4. La seule exception est celle de l’union entre oncle et nièce, introduite dans le droit romain par Claude pour assurer son mariage avec Agrippine (Tacite, Ann. XII, 5-7 ; Suétone, Claude 26, 7-8 ; Gaïus, Inst. I, 62). Claude hésita longtemps avant de légaliser son union, car il craignait que la souillure provoquée par le manque de précédent n’entraînât le malheur de l’Etat. 784 Lysias, Disc. XIV, 28 (Alcibiade avec sa sœur) ; Plutarque, Cicéron 29, 4-5 (Clodius avec ses trois sœurs). L’inceste est un trait du mauvais empereur, voir par exemple Suétone, Caligula 24, 1-2 ; Hist. Aug., Commode Antonin 5, 8 ; Caracalla 10, 1-4 ; Macrin 4, 8. 785 A. Moreau, « A propos d’Œdipe : la liaison entre trois crimes, parricide, inceste et cannibalisme » dans Etudes de littérature ancienne, Paris, 1979, p. 97-127 ; « La liaison entre

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plus significatifs : Oreste, après avoir tué sa mère Clytemnestre, commit l’inceste avec sa sœur Erigoné et, frappé de folie, se dévora un doigt ; Arkas fut tué par Lycaon et servi en nourriture à Zeus qui avait eu cet enfant avec Callisto, la fille de Lycaon ; ressuscité par Zeus, Arkas épousa plus tard sa mère ; Œdipe tua son père (dont une version du mythe dit qu’il a goûté le sang) et épousa sa mère avec laquelle il eut deux fils et deux filles ; Atrée tua les enfants de son frère Thyeste et les lui servit en repas ; Thyeste viola plus tard sa fille Pélopia qui eut un fils, Egisthe, exposé à sa naissance ; Atrée, qui avait recueilli l’enfant après avoir épousé par ignorance sa nièce, lui demanda, une fois devenu adulte, de capturer Thyeste et de le tuer ; découvrant que Thyeste était son père, il tourna finalement l’épée contre Atrée, son père adoptif. On remarquera que le festin de Thyeste et l’inceste d’Œdipe, reprochés sous une formule stéréotypée aux chrétiens, font partie du lot de ces mythes où se conjuguent les trois forfaits. A. Moreau estime que ces atrocités sont les modalités d’un même crime : la « consommation du même ». Or, celui qui commet ces actes tombe dans « l’infra-humain » parce qu’en faisant l’amour avec ses parents ou en les tuant, il nie son appartenance à la même famille et qu’en dévorant ses semblables, il nie son appartenance à la même espèce. Il est possible de faire ici un parallèle avec le portrait que Platon fait du tyran, être passionné et asocial par excellence, auquel il attribue, du fait de son pouvoir illimité, la capacité de manger la chair de ses propres enfants et de coucher avec sa mère (au moins en pensée)786. L’incrimination du cannibalisme et de l’inceste aux chrétiens signifiait qu’ils n’étaient pas soumis aux normes rationnelles et policées de la civilisation et qu’ils n’étaient pas dignes, en raison du contenu de leur superstition et du séparatisme dont ils faisaient preuve, d’être comptés parmi les êtres humains.

2.4.3 La christolâtrie Le nom de « chrétien » supposait tellement de choses négatives qu’il suffisait de le porter pour être livré à la haine populaire. Il suscitait la honte et avait l’allure d’une injure787. La gloire que les chrétiens se faisaient de porter le nom de celui qui les avait sauvés se retournait contre eux car on jugeait tout-à-fait inconsidéré de se réclamer de l’auteur d’une telle doctrine788. Il était surprenant et incompréhensible de voir les chrétiens confesser, quelquefois jusqu’à la

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parricide, inceste et cannibalisme. Compléments », CGITA 1 (1985), p. 49-57 ; « Athéna, Catilina, Judas (les trois crimes fondamentaux, once more), ConnHell 36 (1988), p. 8-18 ; Le mythe de Jason et Médée. Le va-nu-pied et la sorcière, Paris, 1994, 285-292. Platon, Rep. IX, 571c-d ; 619c. Clément, Protr. 96, 2 ; Théophile, Ad Autol. I, 1. Tertullien, Apol. 3, 6 : « Mais, dira-t-on, on hait la secte dans le nom de son auteur ».

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mort, que c’était par le Christ et par lui seul que Dieu devait être connu et adoré ; c’était un scandale d’attribuer un tel savoir à un être humain789. Une grande partie du Discours véritable est évidemment consacrée à la critique de l’importance accordée par les chrétiens à celui qu’ils considèrent comme leur Dieu. Celse ne juge pas raisonnable un tel attachement à Jésus790. Affirmer que Dieu a un fils et qu’il ne peut être connu que par sa médiation est une aberration791. Le maître des chrétiens ne correspondait pas du tout aux critères grecs de l’excellence, que ce soit par la taille, la beauté, la force ou l’éloquence ; bien au contraire, il était « petit, laid, vulgaire », ce qui était loin de concorder avec les mérites que l’on serait en droit d’attendre de la part d’un être supérieur et habité par l’esprit divin792. Les chrétiens lui « rendent un culte excessif » (›ðåñèñçóêåýïõóé) qui contredit le monothéisme dont ils se réclament ; Jésus est un « chef de parti » qui a été exalté au-delà de toute mesure et dont le culte porte préjudice à l’adoration due à Dieu793. Porphyre, nous l’avons vu, admettait que le Christ avait eu la faculté de montrer la voie qui menait vers Dieu et que son âme avait été dotée de l’immortalité après sa mort. Il pensait toutefois que les chrétiens commettaient une grave erreur en l’adorant. Cet égarement faisait d’eux des adorateurs maladroits de Dieu794. Comme Celse, il niait l’idée que Dieu ait pu avoir un fils795. Et nous savons que Hiéroclès cherchait à convaincre les chrétiens qu’il n’était pas légitime de considérer le Christ comme un dieu en les encourageant à ne pas se laisser séduire par les miracles qu’il avait accompli796. Il était difficile de comprendre comment les chrétiens pouvaient prétendre adorer un seul Dieu tout en proclamant que le Christ était lui-même Dieu. Cette position contradictoire embrouillait les esprits et n’incitait guère à concevoir le christianisme comme une doctrine rationnelle. A la question du juge : « Quel Dieu adores-tu ? », Pionius et Sabine confessèrent l’un après l’autre qu’ils vénéraient le Dieu Tout-Puissant et son Verbe, Jésus-Christ. Leur compagnon Asclépiade répondit plus simplement à la même question : « JésusChrist », ce qui troubla le juge : « C’en est un autre ? ». « Non, expliqua Asclépiade, c’est le même qui a été mentionné par les autres »797. Nous voyons également le préfet Culcianus demander à Philéas « Paul était-il Dieu ? » après avoir posé la question à propos du Christ798. Il semblait que les naïves 789 790 791 792 793 794 795 796 797 798

Ibid. 21, 28. Origène, CC III, 38-39. Ibid. VI, 8. Ibid. VI, 75 ; voir I, 69-70. Ibid. VIII, 12. 14-15. Augustin, CD XIX, 23, 2. Id., Ep. 102, 28 (éd. Harnack, fgt 85) ; Théophylacte, Enarr. in Joh. (éd. Harnack, fgt 86). Lactance, Div. inst. V, 3, 9-21 ; Eusèbe, CHier. 2. Pass. Pionius 8, 3 ; 9, 6. 8-9 Ac. Philéas 4, 3 ; 5, 3.

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divagations des chrétiens les portaient facilement à adorer les hommes qui avaient la faculté de les fasciner par leur savoir et leur autorité. Lucien se moque des chrétiens qui « regardèrent bientôt [Pérégrinus] comme un Dieu » grâce à sa science des Ecritures et à la position d’autorité qu’il acquit dans l’église. A l’égal du Christ, dit-il, « ils acceptèrent ses lois et firent de lui un personnage de premier plan »799. Le gouverneur Aemilianus attribuait la même attitude au diacre Eulogius à l’égard de l’évêque Fructuosus : « Est-ce que tu adores Fructuosus ? » lui demande-t-il800. C’est ce rapport de soumission et de respect entre les fidèles et leur évêque, établi dans ses fonctions selon la volonté de Dieu, qui a alimenté la rumeur voulant que les chrétiens adorent le sexe de leur chef d’assemblée. Le culte que les chrétiens rendaient à leurs dirigeants correspondait bien à la faiblesse d’esprit qu’on leur prêtait : ils étaient aisément conduits à vénérer ces gens qui se présentaient comme les détenteurs de l’autorité divine. Il était d’autre part difficilement acceptable que le Christ n’ait pas plus clairement manifesté sa divinité. On savait bien que les chrétiens adoraient un personnage mis à mort, c’était là l’une de leurs principales caractéristiques, et l’on avait du mal à concevoir qu’un tel échec puisse inspirer autant de vénération. D’autre part, il n’est pas jusqu’au peuple qui ne connaisse déjà le Christ comme un homme ordinaire, que les Juifs ont condamné comme tel, de sorte qu’on sera tenté de nous prendre plutôt pour des adorateurs d’un homme.801

Celse s’interroge à propos de cette condamnation : comment se fait-il que Dieu ne lui ait pas porté secours, ni qu’il ait pu se secourir lui-même, mais qu’il ait été obligé de se cacher et que malgré ces précautions, il ait été trahi, jugé, condamné à mort et bafoué sans même obtenir le soutien de ses plus proches compagnons ?802 S’il avait été Dieu, il aurait prédit et empêché le déroulement de ce drame803 ; au moins, « s’il y avait une telle urgence à faire voir sa divinité, c’est bien du haut de la croix qu’il aurait dû soudain disparaître »804. Celse estime que Jésus a été soumis à une juste décision de justice pour avoir détourné ses contemporains de leur loi ancestrale805 et les chrétiens ne font rien d’autre que rendre un culte à un « prisonnier mis à mort »806. Il juge

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Lucien, De mort. Per. 11. Ac. Fructuosus et compagnons 2, 7. Tertullien, Apol. 21, 3 ; voir Minucius Felix, Oct. 29, 2. Origène, CC I, 54 ; II, 9. 34. Ibid. II, 17-20. Ibid. II, 68 ; voir VIII, 41. Ibid. II, 4-5. Ibid. III, 34 ; les chrétiens sont encore accusés d’adorer un mort en VII, 36 et 68.

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ironiquement que les chrétiens auraient été mieux inspirés de s’« attacher à un autre homme parmi ceux dont la mort fut héroïque et qui ont pu mériter de devenir l’objet d’un mythe divin », et le philosophe de citer les exemples d’Héraklès, Asclépios, Orphée ou bien encore Anaxarque et Epictète807. Porphyre s’appuyait sur un oracle d’Apollon affirmant que Jésus avait été jugé et condamné équitablement pour répandre dans les esprits l’idée que le Christ n’était pas un dieu. L’oracle présentait le culte chrétien comme la triste célébration d’un « Dieu mort »808. Hiéroclès donne une explication originale pour expliquer les raisons de la condamnation du Christ. Il affirmait que les Juifs le pourchassèrent parce qu’il « avait rassemblé une troupe de neuf cents hommes pour se livrer au brigandage »809, reprise d’une vieille accusation juive qui faisait de Jésus un chef de forbans. Elle a d’ailleurs constitué le fond du contenu polémique des faux Actes de Pilate diffusés en Orient au moment de la Grande Persécution (et dont Hiéroclès s’inspire peut-être)810. Présenter Jésus comme un malandrin sous le couvert d’actes officiels était l’un des meilleurs moyens de discréditer celui que les chrétiens reconnaissaient comme Dieu. Le gouverneur Maximus espérait convaincre Andronicus en lui citant l’existence de ce document qui révélait la culpabilité du Christ : « Insensé, tu ne sais pas que celui que tu invoques est un malfaiteur qui fut mis en croix par l’autorité d’un gouverneur nommé Pilate, et que nous en avons les actes ? »811. Il apparaît que l’incapacité du Christ à échapper au supplice et à la mort le disqualifiait comme dieu. Hiéroclès faisait un parallèle éloquent entre Apollonius de Tyane, qui avait, dit-on, soudainement disparu lors de sa comparution devant Domitien, et le Christ, qui, au contraire, n’avait pu éviter d’être jugé et exécuté812. Lactance témoigne que l’on continuait d’objecter aux chrétiens la faiblesse et l’humilité du Christ qui, plutôt que d’apparaître en majesté et de repousser ses persécuteurs, a été « trainé en jugement comme un pauvre type, condamné comme un coupable, exécuté comme un mortel »813. Que le Christ ait subi une mort aussi honteuse que celle de la croix n’était pas fait pour rendre le culte chrétien plus crédible. « Certains dénoncent là une folie de notre part, de donner la seconde place, après le Dieu immuable, éternel, et père de l’univers, à un homme crucifié… » écrit Justin814. Infligée aux condamnés de droit commun (uniquement aux humiliores) et aux esclaves, la crucifixion était certainement plus dégradant des supplices employés dans le

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Ibid. VII, 53. Augustin, CD XIX, 23, 1. Lactance, Div. inst. V, 3, 4. X. Levieils, « La polémique anti-chrétienne », p. 304-307. Ac. Taraque, Probus et Andronicus 35. Lactance, Div. inst. V, 3, 9. Ibid. IV, 22, 5. Justin, 1Apol. 13, 4 ; voir 21, 1 ; 22, 3-4 ; 53, 2 ; Dial. 10, 3.

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monde gréco-romain815. La simple évocation de la croix suscitait le dégoût816. L’expression injurieuse « Va te faire crucifier ! » était une invitation définitive à ne plus chercher de rapport avec celui qui l’avait proférée817. Dans ces conditions, il paraissait naturellement improbable que le Christ méritât d’être honoré comme il l’était. La crucifixion de Jésus était un fait assez frappant pour être connu dans la population, à tel point que l’on parlait quelquefois du Christ de façon méprisante comme du « crucifié »818. Lucien est très ironique en parlant du maître des chrétiens comme de « ce grand homme qui fut crucifié en Palestine », la grandeur étant incompatible avec la crucifixion819. Le sarcasme est encore plus évident lorsqu’il écrit que les chrétiens « adorent leur sophiste crucifié »820. Affirmer qu’un individu considéré comme le fils de Dieu ait connu un supplice aussi infamant pour sauver le monde est un non-sens total aux yeux de Celse. Cette mort était trop ignominieuse et trop lamentable pour que qu’elle puisse revêtir une telle signification sotériologique821. Elle prouve plutôt que Jésus n’était pas le fils de Dieu822. La mort expiatoire du Christ n’avait pas plus de sens pour Porphyre qui considérait sa mort à la croix comme « la pire des morts » et une véritable opprobre823. On trouve certainement un écho de la position de Porphyre et de son entourage néoplatonicien dans le passage suivant d’Arnobe : Mais non, dit-on, les dieux ne vous en veulent pas d’honorer le Dieu tout-puissant, mais de prétendre qu’un homme, né mortel, et mort sur la croix –supplice infamant pour les individus de basse condition– était dieu, et de croire qu’il vit encore et de l’adorer dans des prières quotidiennes.824

Lactance confirme que l’on regardait comme une honte d’adorer un individu soumis par les hommes à un tel supplice : « Pourquoi, s’il était Dieu et qu’il a voulu mourir, n’a-t-il pas du moins été frappé de quelque genre de mort honorable ? Pourquoi plutôt la croix ? Pourquoi un supplice d’une espèce infamante, qu’il semble inacceptable d’infliger à un homme libre, fût-il même coupable ? »825. « Dieu a-t-il été crucifié ? » demande sur un ton dubitatif 815 816 817

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Voir l’étude historique de M. Hengel, La crucifixion, Paris, 1981, p. 13-113. Achille Tatius, Leuc. et Clit. II, 36. On trouve l’expression chez Plaute, Asin. 940 (i in crucem) ; Poen. 271 (abi in malam crucem) ; elle est inscrite sur un mur de Pompéi (CIL IV, 2082 [in cruce figarus]). Mart. Polyc. 17, 2. Lucien, De mort. Per. 11. Ibid. 13. Origène, CC II, 47 ; VI, 10. 34 ; VII, 53 ; voir aussi IV, 73. Ibid. VI, 74. Augustin, CD X, 28 ; XIX, 23, 1. Arnobe, Adv. nat. I, 36. Lactance, Div. inst. IV, 16, 1 ; 18, 11-12 ; 26, 29.

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Culcianus à Philéas826. Et l’on voit encore le gouverneur Maximus s’irriter contre Jules le vétéran lorsque celui-ci lui affirme être prêt à mourir pour les lois divines plutôt que de se plier aux ordres impériaux : « Celles que vous a données un homme mort et crucifié ? s’exclame-t-il. Vois comme tu es stupide : tu crains plus un mort que les rois qui sont vivants ! »827. Il fallait être bien faible d’esprit pour croire qu’un dieu ait pu être victime d’un supplice aussi commun et répugnant. La croix était une image si intimement liée au christianisme que les gens du peuple les moins renseignés sur la doctrine pensaient que les chrétiens adoraient tous les crucifiés !828 La mort honteuse et sordide de la crucifixion paraissait tellement inconciliable avec la divinité que, dans la pensée populaire, il n’était pas plus ridicule de vénérer tous ceux qui avaient subi le supplice que d’en adorer un seul. On comprend dès lors pourquoi la rumeur imputait aussi aux chrétiens le culte d’une croix. Le message de la croix étant au centre de la prédication chrétienne, il était quelquefois difficile pour l’opinion populaire de dissocier le Dieu des chrétiens du supplice auquel il avait été soumis. Cette accusation de staurolâtrie ne semble pas avoir été tellement répandue. Seuls Tertullien et Minucius Felix en font mention829. Son apparition doit être mise au compte de cette association intime entre le Christ et la croix. Elle ne s’est pas développée à partir d’usages liturgiques mal compris, comme pour l’anthropophagie et l’inceste, car la croix ne deviendra un véritable objet de vénération qu’à partir du IVe siècle (suite à la découverte de la « vraie » croix en Palestine par Hélène, la mère de Constantin) et son culte ne s’imposera définitivement dans la liturgie qu’au Ve siècle. L’art chrétien ne faisait pas non plus grand place à la représentation de la croix au cours des trois premiers siècles, sinon de manière suggérée sous les formes symboliques du tau et de l’ancre830. Par contre, la croix fut toujours présentée par les chrétiens comme le suprême symbole du salut donné au monde par Jésus-Christ. La pensée paulinienne fut évidemment déterminante831. Pour Ignace d’Antioche, tous les chrétiens authentiques doivent se rallier autour de la croix, représentation de la mort et de la résurrection du Christ, ainsi que de la foi qu’il a communiquée aux croyants832. L’évêque considère que la croix est un scandale pour les 826 827 828 829

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Ac. Philéas 4, 4. Ac. Jules 3, 4. Origène, CC II, 47. Tertullien, Ad nat. I, 7, 10 ; 12, 1-16 ; Apol. 16, 6-8 ; Minucius Felix, Oct. 9, 4 ; 12, 4 ; 29, 68. M. Sulzeberger, « Le symbole de la Croix et les monogrammes de Jésus chez les premiers chrétiens », Byz 2 (1925), p. 337-448 ; G. de Jerphanion, La voix des monuments. Notes et études d’archéologie chrétienne, Paris, 1930, p. 138-164. 1 Co 1, 17-18 ; Ga 5, 11 ; 6, 12-14 ; Eph 2, 15-16 ; Col 1, 20 ; 2, 14. Ignace, Ad Eph. 9, 1 ; Ad Trall. 11, 2 ; Ad Phil. 8, 2 ; Ad Smyrn. 1, 1 ; voir Polycarpe, Ad Phil. 7, 1.

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incroyants autant qu’elle est salut et vie éternelle pour les croyants et Polycarpe appelle les adversaires de la foi les « ennemis de la croix »833. Pour l’Epître de Barnabas, « la croix en forme de tau » est le symbole de la grâce donnée par Jésus834. D’une façon générale, la croix représentait la puissance de Dieu et la source du salut. C’est la raison pour laquelle elle fut l’objet d’attentives spéculations théologiques de la part des premiers auteurs chrétiens835. La rétorsion de Tertullien suffit d’ailleurs à indiquer la confusion entre l’adoration du Christ et de la croix par assimilation de l’un à l’autre. Pour montrer que les païens observent des pratiques toutes aussi ridicules que celles qu’ils attribuent aux chrétiens, il signale à ses lecteurs l’existence de simples pieux représentant Pallas à Athènes et Cérès à Pharos, puis il assortit ses illustrations par le commentaire suivant : « … peu importe la forme, pourvu que ce soit le corps même d’un dieu » avant d’exprimer à nouveau, par comparaison, la nature du culte reproché aux chrétiens : « Après tout, si nous adorons une croix, nous adorons le dieu entier »836. Au regard des sentiments de répulsion que provoquait le supplice de la croix, affirmer que les chrétiens étaient « les prêtres d’une croix » (crucis antistites) devait avoir pour effet de susciter une répugnance identique à l’égard de leur culte. La croix était si étroitement associée à la foi qu’elle pouvait aisément servir à caricaturer les dévots du Christ. C’est ce que semble indiquer le graffiti moqueur découvert dans les vestiges du tombeau gnostique du Viale Manzoni (début IIIe siècle) représentant un orant dont le visage est barré d’une croix837. Ce raccourci populaire du culte de la croix, qui avait au moins le mérite de capter l’essence même du message chrétien, réduisait à sa plus simple expression la « folie de la croix » prêchée deux cents ans plus tôt par l’Apôtre.

2.4.4 L’héliolâtrie Tertullien témoigne d’une pratique insolite attribuée aux chrétiens : l’adoration du soleil838. L’apologiste fournit la raison de cette imputation en même temps qu’il la formule :

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Id., Ad Eph. 18, 1 ; Polycarpe, Ad Phil. 13, 2. Ep. Barn. 9, 8 ; voir aussi 8, 1 ; 11, 1. 6-7. J. Daniélou, Théologie, p. 327-353. Tertullien, Apol. 16, 6 (Ad nat. I, 12, 3). 7. J. Carcopino, De Pythagore aux Apôtres. Etudes sur la conversion du Monde Romain, Paris, 1956, p. 94-95 (document 1, p. 511). Tertullien, Ad nat. I, 13, 1-5 ; Apol. 16, 9-11.

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D’autres ont une opinion plus humaine, il est vrai : ils pensent que le soleil est le dieu chrétien, parce qu’on a su que nous nous tournons vers l’orient pour dire notre prière, et qu’au jour du soleil nous sommes dans la joie.839

Il n’y a donc qu’à suivre les indications données par Tertullien pour comprendre l’origine de l’attribution du culte solaire aux chrétiens. C’était une pratique coutumière pour les chrétiens de se tourner vers l’Est pour prier et adorer. Bien que Basile de Césarée, au IVe siècle, rattache cet usage à la tradition apostolique transmise secrètement840, il est difficile d’en déceler les commencements, principalement à cause de l’absence de lien entre la coutume et les textes bibliques. Tout au plus voyons-nous le témoignage de Tertullien confirmé par celui de Clément d’Alexandrie841, ce qui montre que l’usage était bien établi à la fin du IIe siècle. Il était toujours défendu dans le courant du IIIe siècle par Origène qui encourageait les croyants à prier dans la direction du soleil levant, cette « orientation » devant être comprise comme le « symbole de l’âme regardant vers le lever de la véritable lumière »842. La Didascalie atteste également de l’usage, mais à partir d’une relation symbolique entre la prière et la seconde venue du Christ qui doit se manifester « comme l’éclair part du levant et brille jusqu’au couchant » (Mt 24, 27)843. Arrivé sur le lieu de son exécution, Philéas étendit les bras vers l’Orient pour prier844. L’importance accordée à cet usage liturgique fut tel qu’au début du IVe siècle (et sans doute dès la fin du IIIe), il détermina l’orientation des bâtiments cultuels et permit aux évêques d’officier face à l’Orient845. L’attitude des chrétiens n’était guère originale car l’usage de se tourner vers l’Orient pour prier était très répandu846. C’est donc naturellement que les païens associèrent cette orientation commune à l’adoration du soleil. L’autre fait bien connu des païens qui facilitait la confusion du culte chrétien avec le culte solaire était le jour régulier des rassemblements chrétiens. Le « jour du Seigneur » des chrétiens (êõñéáêx ½ìÝñá ou simplement êõñéáêx chez les Grecs, dominicus dies ou dominicus chez les latins) correspondait en effet au dies Soli de la semaine planétaire dont l’usage populaire s’était imposé dans l’Empire. Cette semaine planétaire d’origine orientale avait cours à Rome, sans reconnaissance officielle, depuis les 839 840 841 842 843 844 845

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Id., Ad nat. 13, 1 ; Apol. 16, 10-11. Basile, De Spiritu Sancto 66. Clément, Strom. VII, 43, 6. Origène, De oratio. 32. Did. d’Addaï 2, 1. Ac. Philéas 9, 1. Did. Ap. 12, 57, 3-5 ; Eusèbe, HE X, 4, 38 ; voir C. Vogel, « Sol Aequinoctialis. Problèmes et technique de l’orientation dans le culte chrétien », RevSR 36 (1962), p. 184-196. F.-J. Dölger, Sol Salutis. Gebet und Gesang im christlichen Altertum, Münster in Westf., 2 1925, p. 20-60 ; R. L. Fox, Païens et chrétiens, p. 176-181 et 201.

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dernières années du Ier siècle av. J.-C. et plaçait chaque jour de son cycle hebdomadaire sous l’influence d’une des sept planètes connues à cette époque : Saturne, le soleil (on pensait alors qu’il tournait autour de la terre), la lune, Mars, Mercure, Jupiter et Vénus847. Le jour du soleil était le deuxième jour de ce comput d’inspiration astrologique. Un texte de Justin vient éclairer le sens de l’assimilation entre le « jour du Seigneur » et le jour du soleil : Au jour qu’on appelle le jour du soleil, tous, qu’ils demeurent en ville ou à la campagne, se réunissent en un même lieu, et on lit les Mémoires des Apôtres ou les ouvrages des prophètes, pendant le temps disponible … C’est le jour du soleil que nous nous réunissons de la sorte tous ensemble, parce que ce jour est le premier, celui où Dieu fit le monde en transformant la ténèbre et la matière, et celui où Jésus-Christ, notre Sauveur, est ressuscité des morts : il avait été crucifié la veille du jour de Saturne, et le lendemain de ce jour, c’est-à-dire le jour du soleil, il se manifesta à ses apôtres et à ses disciples, et il leur donna cet enseignement que nous venons de vous exposer pour le soumettre à votre examen.848

Justin place le rassemblement des chrétien le jour du soleil pour bien se faire comprendre des destinataires de son apologie pour lesquels le « jour du Seigneur » ne correspondait à rien. Il appelle toutefois ce deuxième jour de la semaine planétaire le premier jour en le rapportant au premier jour de la création divine et au jour de la résurrection du Christ, ceci en le calant d’après le jour de Saturne qui était couramment identifié au sabbat, soit le septième et dernier jour de la semaine juive849. L’apologiste donne ici une importance particulière à ce jour de célébration que les païens n’avaient pas manqué de repérer. Il est possible que Pline ait reconnu les réunions dominicales des chrétiens car il note que ceux-ci avaient l’habitude « de se réunir à jour fixe avant le lever du soleil » pour célébrer leur culte850. Tertullien dit que les chrétiens étaient quelquefois saisis pendant leurs assemblées et Hippolyte que les ennemis de la foi épiaient « le jour propice » pour surprendre les fidèles pendant le culte851. Certains s’inquiétaient de ne pas pouvoir se réunir pour le culte dominical pendant la persécution et allaient jusqu’à verser de l’argent aux

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Voir l’importante étude d’E. Schürer, « Die siebentägige Woche im Gebrauche der christlichen Kirche der ersten Jahrhunderte », ZNW 6 (1905), p. 1-66 ; voir aussi W. Rordorf, Der Sonntag. Geschichte des Ruhe- und Gottesdiensttages im ältesten Christentum, Zürich, 1962, p. 26-40 ; S. Bacchiocchi, Du Sabbat au Dimanche. Une recherche historique sur les origines du Dimanche chrétien, Paris, 1984, p. 199-206. Justin, 1Apol. 67, 3. 8. Frontin, Strateg. II, 1, 17 ; Tacite, Hist. V, 4, 4 ; Dion Cassius, Hist. rom. XXXVII, 16, 2 ; voir aussi Tibulle, Elégies I, 3, 18. Sur la place de la résurrection au premier jour du cycle hebdomadaire, voir aussi Justin, Dial. 41, 4. Pline, Ep. X, 96, 7 ; voir W. Rordorf, Der Sonntag, p. 249-257. Tertullien, Apol. 7, 4 ; Hippolyte, Comm. in Daniel. I, 20.

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fonctionnaires pour le célébrer librement852. En 304, des chrétiens d’Abitène furent surpris dans la maison d’un des fidèles de la ville en train de célébrer le repas du Seigneur. Le proconsul reprocha au presbytre Saturninus d’avoir organisé la réunion et à Eméritus d’avoir prêté sa maison pour le dominicus853. La célébration du jour du soleil était un élément constitutif de l’identité chrétienne. Il était inconcevable de se dire chrétien sans participer au culte dominical854. L’assiduité des fidèles aux réunions dominicales signalait au peuple comme aux autorités l’existence des communautés chrétiennes. La célébration chrétienne devait être d’autant plus remarquable que le jour du soleil n’était pas l’occasion de solennités particulières de la part des Grecs et des Romains855. Il est toutefois indéniable que la pensée chrétienne ait pris en compte la coïncidence entre dies dominicus et dies Soli et que cette concordance ait facilité les spéculations exégétiques identifiant le Christ au soleil et à la véritable lumière856. Mais plus que ce symbolisme, qui ne devait guère dépasser le cadre des initiés, c’est la joie typique des jours de fête manifestée par les chrétiens à l’occasion du jour du soleil qui suscitait l’attention des païens. L’Epître de Barnabas insistait déjà sur l’allégresse que les fidèles manifestaient le « huitième jour »857. Tertullien regardait comme inconvenant de jeûner et de prier à genoux le jour du Seigneur et la Didascalie encourageait les fidèles à être joyeux le premier jour et considérait que s’affliger ce jour-là était un péché858. Le jour du soleil étant repérable comme fête religieuse chez les chrétiens, il était facile de penser que leur empressement joyeux était destiné à honorer le soleil. 852 853

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Tertullien, De fuga 14, 1. Ac. Saturninus, Dativus et comp. 3. 12. 15 ; voir aussi les confessions d’Empelius et Saturninus (junior) qui avouent avoir participé au dominicus (19. 20). Ibid. 17. Le concile d’Elvire, canon 21 prévoit l’exclusion temporaire du fidèle qui ne serait pas allé à l’église trois dimanches. C’est là un élément propre à nuancer la thèse défendue par S. Bacchiocchi, Du Sabbat, p. 207-219 d’une influence directe du culte solaire sur l’adoption du dimanche comme jour de culte par les chrétiens. Parmi les textes les plus significatifs de la période anténicéenne, voir Ignace, Ad Magn. 9, 1 (résurrection apparentée à un lever de soleil ; peut-être déjà Mc 16, 2) ; Justin, Dial. 100, 4 (accomplissement de Ps 118, 24 et 110, 3[?] ; 106, 4 ; 126, 1 (accomplissement de Nb 24, 17 et Za 6, 12) ; 121, 2 (de Ps 71, 17 et Za 6, 12) ; Méliton, De bapt. fgt 8, 3-4 (Christ « unique soleil qui vient du ciel ») ; Clément, Protr. 68, 4 (Logos soleil de l’âme) ; 80, 2 ; 88, 2 ; 92, 5 ; 110, 1. 3 ; 113, 2-114, 4 ; 115, 3-4 ; 119, 3 (Logos lumière des hommes) ; voir aussi Strom. VII, 21, 7 ; Tertullien, Apol. 21, 7 (lumière et guide du genre humain) ; Adv. Val. 3, 1 (« L’Esprit Saint aime l’Orient, figure du Christ ») ; Hippolyte, Comm. in Daniel. I, 17 (le jardin d’Eden est, comme l’Eglise, « planté sur le Christ, comme à l’Orient ») ; In Ps. hom. 17 (accomplissement de Za 6, 12) ; De Antechr. 61 (soleil de justice [Ma 4, 2]) ; Cyprien, De dom. oratio. 35 (Christ vrai soleil et jour véritable) ; Origène, CC VI, 79 (soleil de justice). Ce thème est important chez Origène, voir J.-F. Dölger, Sol Salutis, p. 157-170. Sur ce symbolisme solaire, voir W. Rordorf, Der Sonntag, p. 280-288. Ep. Barn. 15, 9. Tertullien, De corona 3, 4 ; Did. Ap. 21, 10, 1.

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Le monothéisme bien connu des chrétiens a également favorisé cette confusion syncrétiste. L’association de la recherche astrologique (surtout liée à l’astrolâtrie babylonienne) à la réflexion philosophique (d’abord stoïcienne puis néoplatonicienne) avait peu à peu conduit les esprits à voir dans le soleil l’astre sur lequel reposait l’équilibre des sphères célestes et la raison universelle qui gouvernait le monde. Le soleil, élément central de l’harmonie cosmique, s’imposait progressivement comme une divinité suprême859. La diffusion des rites orientaux, tels que celui de Mithra, assimilé à Sol Invictus, et les cultes héliolâtriques des Baals syriens, préparait les consciences à reconnaître en cet astre l’image d’un Dieu unique régnant sur l’univers. La promotion de son culte au IIIe siècle par Elagabal et Aurélien montre que le sentiment religieux accordait une place de plus en plus importante au soleil et qu’il pouvait être exploité (surtout dans le cas d’Aurélien) comme un puissant facteur d’unification. Constantin était un fervent partisan du culte solaire. En 310, l’empereur bénéficia en Gaule d’une vision d’Apollon au moment où, recueilli dans un temple qui était consacré au dieu, il remerciait celui-ci de l’avoir aidé à remporter la lutte qui venait de l’opposer à Maximien ; le dieusoleil lui prédit alors trente ans de règne860. Cette dévotion fut sans nul doute une étape importante dans la volonté de Constantin de concilier les différentes aspirations monothéistes (tant païenne que chrétienne) destinées à servir de base religieuse à la domination universelle qu’il désirait mettre en place. Ainsi, lorsqu’en mars 321 il promulgua l’obligation du chômage hebdomadaire, il décréta que toutes les activités professionnelles (exceptés les travaux agricoles) devaient cesser « le jour vénérable du soleil » (venerabili die solis)861. Dans une autre loi (datée du 3 juillet 321) autorisant l’affranchissement des esclaves le dimanche, Constantin parle encore du jour du soleil comme « illustre par sa vénération » (veneratione sui celebrem)862. Eusèbe voyait dans le décret interdisant le travail le dimanche –« qui porte aussi le nom de la lumière et du soleil », précise-t-il– une mesure faisant partie du programme de christianisation qu’il attribuait à l’empereur863. En fait, ce chômage obligatoire devait permettre aux chrétiens et aux païens de communier ensemble dans la foi monothéiste. Cela paraît dans le compte-rendu fait par Eusèbe de l’application de la loi dans l’armée : tandis que les soldats chrétiens pouvaient librement se rendre à l’église pour prier, il était ordonné aux soldats païens de se réunir hors des villes pour réciter des prières en l’honneur du Dieu unique, 859

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F. Cumont, « La théologie solaire du paganisme romain », Mém. Acad. Inscr. et BellesLettres 12 (1909), p. 447-479. Paneg. VII, 20, 3-6. Code Just. III, 12, 2. Code Théod. II, 8, 1. L’appellation de « jour du soleil » restera en usage dans tous les textes légiférants sur le chômage hebdomadaire (textes réunis par H. Dumaine, « Dimanche », DACL IV. 1 [1920], col. 874-876). Eusèbe, Vita Const. IV, 18, 1-3.

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protecteur de l’empereur et de ses fils864. C’est cet amalgame entre monothéisme solaire et monothéisme chrétien, accentué par la coïncidence entre dies dominicus et dies Soli, qui conduisit les païens à croire que les chrétiens adoraient le soleil. Cette erreur en lien avec la générélisation de la semaine planétaire trouve un parallèle intéressant avec le cas des Juifs. Pour expliquer la pratique du sabbat, Tacite propose en effet une hypothèse d’ordre astrologique mettant le septième jour des Juifs en relation avec le jour de Saturne auquel il était assimilé. Les Juifs, explique-t-il, vouent un culte à Saturne « parce que, des sept astres qui règlent la vie des mortels, celui dont l’orbite est la plus élevée et l’influence prépondérante est, dit-on, l’étoile de Saturne ; de plus, la plupart des corps célestes suivent leur route et accomplissent leur révolution, chacun selon le nombre sept »865. C’est bien la même logique d’assimilation, basée sur l’observation de la semaine astrologique, qui identifie les Juifs à des adorateurs de Saturne et les chrétiens à des adorateurs du soleil.

2.4.5 L’onolâtrie Il n’est pas possible de terminer cette partie de l’étude consacrée au contenu de la superstition chrétienne sans parler de l’une des accusations les plus originales qui aient été tournées contre les chrétiens : l’adoration d’une être asinaire. Il ne s’agit pas ici de formuler de nouvelles hypothèses sur l’origine et le développement d’un grief qui suscite depuis longtemps l’intérêt des savants866, mais de considérer sa fortune dans l’imagerie populaire entretenue à propos des chrétiens. Les deux seuls témoignages littéraires que nous possédons sur ce sujet sont ceux de Tertullien et de Minucius Felix, encore convient-il de noter que le second témoignage dépend étroitement du premier : Et sous ce chef d’accusation, nous ne sommes pas seulement inculpés d’abandonner la religion nationale, mais d’adopter en outre une superstition monstrueuse. Car, avec certains auteurs, vous avez rêvé qu’une tête d’âne était notre dieu.867

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Ibid. IV, 19. Tacite, Hist. V, 4, 4. Sur ce point, il faut se reporter à L. H. Feldman, Jew and Gentile, p. 499-501. En dernier lieu, O. Ricoux, « Des chrétiens accusés d’onolâtrie à Carthage », Lalies 16 (1996), p. 53-73 établit une équivalence, à partir de rapprochements linguistiques, entre l’âne et le « dieu du ciel », associés en un même culte dans l’Orient sémitique. Tertullien, Ad nat. I, 11, 1 ; Apol. 16, 1.

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J’ai ouï dire qu’on ne sait quelle absurde conviction les a amenés à consacrer et à vénérer la tête du plus ignoble des animaux, l’âne : culte digne de pareilles mœurs et bien fait pour elles !868

L’adoration d’une tête d’âne, on le sait, fut d’abord imputée aux Juifs. Elle apparaît pour la première fois chez l’écrivain Mnaséas de Patara (vers 200 av. J.-C.) qui racontait qu’un Iduméen nommé Zabidos parvint par ruse, lors d’un conflit opposant la cité de Dora aux Juifs, à pénétrer dans le temple de ces derniers et à dérober la tête d’âne en or qui s’y trouvait869. Cette histoire de tête d’âne s’est forcément développée dans un milieu hostile aux Juifs, probablement en Egypte, durant la période hellénistique, où le Dieu juif était identifié à Seth-Typhon, divinité infernale à laquelle l’âne était souvent associé870. Flavius Josèphe semble faire entendre qu’Apion s’inspirait de Posidonius d’Apamée et d’Apollonius Molon, qui réunirent dans leurs travaux un grand nombre de traits désobligeants sur les Juifs, lorsque le grammairien raconte dans les Aegyptiaca que le sanctuaire juif renfermait une tête d’âne en or et que le fait fut mis à jour lors du pillage du temple par Antiochus Epiphane871. On trouve une variante de cet épisode chez Diodore de Sicile qui utilise une source très proche de celle d’Apion : Antiochus découvrit dans le Temple « une statue en marbre d’un homme à longue barbe assis sur un âne avec un livre dans ses mains ; il supposa que c’était une image de Moïse, le fondateur de Jérusalem et l’organisateur du peuple, celui qui avait prescrit aux Juifs ces coutumes misanthropiques et contraires aux lois existantes »872. Le rapport établi entre l’onolâtrie et la désécration du Temple opérée par Antiochus Epiphane indique que sa diffusion fut largement assurée au IIe siècle av. J.-C. par la propagande antijuive du pouvoir séleucide873. Les travaux d’Apion ont pris le relais de la diffusion pour l’époque impériale, ce qui explique la popularité du culte asinaire aux Ier et IIe siècles de notre ère. Pétrone y fait sans doute allusion en parlant des Juifs qui invoquent « les grandes oreilles du ciel » ; la pratique ne lui paraissait pas moins risible que le culte du porc qu’il leur attribue également874. Plutarque et Tacite mentionnent

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Minucius Felix, Oct. 9, 3. Josèphe, CAp. II, 112-114. Manéthon dans Josèphe, CAp. I, 237-238 ; Plutarque, De Iside 31 ; voir L. Vischer, « Le prétendu "culte de l’âne" dans l’Eglise primitive », RHR 139 (1951), p. 18-22 ; P. Schäfer, Judéophobie, p. 99-102. Josèphe, CAp. II, 79-80. L’adoration d’une tête d’âne en or est également présente chez Damocrite qu’il est difficile de situer chronologiquement ; voir M. Stern, GLAJJ, T1, n° 247, p. 530-531. Diodore, Bibl. hist. XXXIV/XXXV, 1, 3 ; sur le problème que pose l’origine de la source de Diodore (souvent identifiée à Posidonius), voir P. Schäfer, Judéophobie, p. 103-105. E. Bickerman, « Ritualmord », p. 250-251. Pétrone, fgt 37 ( M. Stern, GLAJJ, T1, n°195, p. 444).

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le rôle joué par un troupeau d’âne qui conduisit les exilés d’Egypte jusqu’à des sources d’eau. Les deux auteurs établissent une relation entre cet épisode et le culte que les Juifs étaient censés vouer à l’animal875. Cette idée était donc aussi répandue dans le monde grec, d’où elle provenait, que dans le monde latin, ce dont témoigne principalement Tacite. Tertullien est d’ailleurs formel sur l’origine de l’accusation d’onolâtrie : « Ce soupçon d’un pareil culte, c’est Cornélius Tacite qui l’a fait entrer dans les esprits »876. Si le Carthaginois est si catégorique, c’est parce que Tacite est le seul historien de langue latine qui témoigne du culte asinaire. C’est chez cet auteur que’il avait découvert la source de la calomnie et par conséquent, les Histoires lui paraissaient être le meilleur ouvrage qui ait pu faire connaître ce rite ridicule à la population romanisée de l’Afrique. Tertullien pense (« opinor ») que c’est parce que l’on avait lu Tacite et que l’on savait que Juifs et chrétiens adoraient le même Dieu qu’il était possible d’admettre que ces derniers vénéraient une tête d’âne877. L’analyse de l’apologiste est certainement correcte sur le fond, car si l’accusation d’onocéphalolâtrie n’était sûrement pas fondée sur la seule lecture de Tacite, c’est évidemment l’origine juive du christianisme qui fut à l’origine de l’attribution de ce culte aux fidèles. L’onocéphalolâtrie ne semble pas avoir été une accusation très importante. Les apologistes grecs ne se sont jamais donnés la peine de la réfuter et elle n’apparaît plus après Tertullien et Minucius Felix. Nous savons, grâce à la documentation réunie par Celse, que les sept archontes-portiers postés sur les cercles cosmiques du diagramme des ophites étaient tous figurés sous une forme animale : le lion, le taureau, l’amphibie, l’aigle, l’ours, le chien et en dernier lieu, l’âne878. Origène dit qu’il a pu vérifier par lui-même la véracité de cette dernière représentation et nie que les chrétiens aient jamais pu admettre ces inepties, mais à aucun moment dans sa réfutation il n’éprouve le besoin de disculper les fidèles d’adorer un âne ou une tête d’âne. Il ne semble même pas que le docteur ait connu l’accusation. Malgré la pauvreté des témoignages littéraires, le fameux graffiti du mont Palatin donne à penser que l’onocéphalolâtrie chrétienne jouissait d’un certain crédit dans les couches 875 876 877 878

Plutarque, Quaest. conv. IV, 5, 2-3 ; Tacite, Hist. V, 3, 2 ; 4, 2. Tertullien, Apol. 16, 1 ; Ad nat. I, 11, 1. Id., Apol. 16, 3. Origène, CC VI, 30 ; VII, 40. Certains gnostiques, dont faisaient sûrement partie les ophites, avaient intégré la légende du dieu juif onocéphale dans leur système. Epiphane, Panarion 26, 10, 6 nous apprend que des gnostiques enseignaient que Sabaoth, le Dieu des Juifs, le dixième dans la hiérarchie céleste, avait la forme d’un âne. L’hérésiologue consulta un ouvrage gnostique dans lequel il était raconté que le prêtre Zacharie eut la vision d’un homme à tête d’âne alors qu’il faisait le service dans le Saint des saints (ibid. 26, 12, 1-4) ; voir E. Bickerman, « Ritualmord », p. 248-249 ; P. de Labriolle, « Ane (adoration de l’) », DHGE II (1964), col. 1814. L’importance de la représentation de l’âne (identifié au démiurge) dans les systèmes gnostiques a sans doute contribué à populariser l’accusation d’onolâtrie ; voir L. Vischer, « culte de l’âne », p. 24-29.

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populaires. Cette caricature tracée au stylet sur l’un des murs du palais impérial (il s’agit vraisemblablement d’une salle d’attente) représente un homme à tête d’âne revêtu d’une petite tunique et crucifié sur une croix en forme de tau. A gauche de cette représentation se trouve un personnage avec le bras gauche en avant, comme s’il envoyait un baiser d’adoration au crucifié. Un Õ (qui n’appartient peut-être pas à l’ensemble) surmonte le crucifié sur la droite et on lit au-dessous de la composition : « ÁËÅÎÁÌÅÍÏÒ CÅÂÅÔÅ ÈÅÏÍ » (Alexamène adore Dieu)879. Une autre inscription se rapportant sûrement au même personnage a été repérée dans une salle du même bâtiment : « ÁËÅÎÁÌÅÍÏÒ FIDELIS » (Alexamène fidèle)880. L’association de ces deux inscriptions a permis d’établir le caractère moqueur du graffiti auquel le chrétien Alexamène aurait répondu en confessant sa fidélité. Il est intéressant de voir que celui qui a tracé le dessin a jugé que cette représentation onomorphe du Dieu chrétien convenait pour ridiculiser la foi d’Alexamène. Elle était assez compréhensible pour ainsi caractériser le culte chrétien dans un lieu public. Cette caricature invite à faire un rapprochement avec cet autre texte de Tertullien sur lequel il faut se pencher maintenant : Mais voici qu’un nouveau bruit s’est mis à courir au sujet de notre dieu : justement l’autre jour, dans cette ville, un parfait scélérat, renégat même de sa propre religion, Juif par le seul dommage causé à sa peau, et plus encore depuis qu’il subit les morsures des bêtes –car, en s’engageant tous les jours contre elles, c’est maintenant sur tout le corps qu’il se fait écorcher et circoncire–, a exposé en public une peinture dirigée contre nous, surmontée de cette inscription : « Onocoetes » [L’Apologétique précise : Deus Christianorum Onokoites]. Cet onocoetes était pourvu d’oreilles d’âne, d’une toge, d’un livre et d’un pied en forme de sabot. Et le peuple a cru le Juif. Y a-t-il en effet une autre race pour semer ainsi la diffamation contre nous ? Depuis, dans toute la ville, il n’est question que de l’« Onocoetes ».881

Cet épisode de la vie carthaginoise est intéressant en ce qu’il nous met en prise directe avec les sentiments populaires conçus à l’égard du christianisme. Là encore, comme à Rome, le Dieu chrétien était livré à la reconnaissance de la population carthaginoise grâce à son aspect onomorphe (oreilles d’âne et sabot). La croix n’était pas présente dans le dessin, par contre l’être asinaire tenait dans sa main un livre qui figurait l’enseignement évangélique. La toge, 879

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Le graffiti a été retrouvé en 1856 par R. Garrucci ; voir R. Garrucchi, « Dissertation sur la découverte d’une croix portant un blasphème contre le Christ représenté avec une tête d’âne gravé sur les murs du palais des Césars à Rome », APC 55 (1857), p. 101-118 ; H. Leclercq, « Ane », DACL I. 2 (1907), col. 2042-2044 (document 2, p. 511). Ce graffiti a été retrouvé en 1870 par C. L. Visconti ; voir H. Leclercq, « Ane », col. 2043. Tertullien, Ad nat. I, 14, 1-2 ; Apol. 16, 12.

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vêtement national romain et symbole de dignité, avait pour effet de doter ironiquement le personnage de l’autorité et du respect dont étaient normalement auréolés les enseignants ; la charge était d’autant plus railleuse que les professeurs de lettres de Carthage avaient adopté le pallium882. L’archéologie a permis de retrouver ce genre de figurations où l’on retrouve un âne revêtu du pallium ou un docteur onocéphale revêtu de la toge en train d’enseigner son auditoire883. On a également découvert sur le mur de l’atrium d’une maison de Pompéi le graffiti suivant : « MVLVS HIC MVSCELLAS DOCVIT » (un mulet a ici enseigné de petites mouches) où le rôle d’enseignant est dévolu au même genre d’animal884. Le terme « onocoetes » a donné du fil à retordre aux philologues à cause de son attestation limitée au témoignage de Tertullien et des variantes fournies par les différents manuscrits de l’Ad nationes et de l’Apologeticum. Le déchiffrement du mot a donné lieu à une multitude de traductions : « prêtre de l’âne » ; « adorateur de l’âne » ; « celui qui couche avec les ânes » ; « celui qui est engendré par accouplement avec un âne » ; « magicien qui évoque le dieu-âne » ; « celui qui brait »885. La minutieuse reconstitution de J.-G. Préaux a montré que le mot originel devait être « onocoetes », formé par l’association du terme « onos », latinisation littérale du grec –íïò (l’asellus des Romains), avec une forme dérivée du verbe « coeo », ce qui permet de privilégier la traduction : « né de l’accouplement avec un âne »886. Il s’agissait d’une représentation du Christ dépeint sous les traits d’un être hybride né de l’union d’un être humain avec le Dieu juif que l’on brocardait déjà depuis longtemps sous les traits d’un âne. Que le caricaturiste ait été d’origine juive explique le choix de ce portrait monstrueux. En signalant ses origines juives, Tertullien adopte une attitude volontairement polémique, révélatrice des tensions qui existaient entre Eglise et Synagogue à Carthage. Mais c’était un Juif apostat qui, par conséquent, n’appartenait plus à la communauté juive de la métropole africaine887. Celui-ci a réutilisé la vieille calomnie antijuive, qu’il était bien placé pour connaître, et l’a adaptée à la religion des chrétiens en signifiant de façon blasphématoire que leur Dieu était le fils du Dieu à tête d’âne adoré par les Juifs. Tertullien dit que la caricature 882 883

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Id., De pallio 6, 2. Voir les deux exemples significatifs reproduits par H. Leclercq, « Ane », col. 2045-2046. Mais il n’est pas sûr qu’il faille suivre l’auteur lorsqu’il fait de ces représentations des caricatures antichrétiennes. Voir déjà les réserves de P. de Labriolle, « Ane », col. 1815. CIL IV, 2016 ; planche XVI n° 12 (reproduit dans H. Leclercq, « Ane », col. 2047-2048). Voir le résumé de ces principales interprétations par O. Ricoux, « Des chrétiens », p. 55-56 qui, curieusement, ne fait pas cas de l’étude de J.-G. Préaux, citée note suivante. J.-G. Préaux, « Deus Christianorum Onocoetes » dans Hommages à Léon Hermann, Bruxelles, 1960, p. 639-643. Il faut suivre C. Aziza, « Recherches sur l’"Onokoitès" des écrits apologétiques de Tertullien », AFLSHN 21 (1974), p. 284-287 et ne pas imputer cette attaque à la communauté juive de Carthage.

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eut beaucoup de succès : la rumeur que les chrétiens vénéraient un tel dieu se répandit aussitôt888. Pourquoi cette représentation du Dieu des chrétiens, qui ne semblait pas connue auparavant (Tertullien parle d’une nouveauté : « nova editio Dei nostri publicata est ») se popularisa-t-elle aussi rapidement à Carthage ? Pour répondre à cette question, il faut de nouveau s’intéresser à l’auteur du dessin et au milieu dans lequel il évoluait. Tertullien le présente dans l’Ad nationes comme se louant quotidiennement (se locando quotidie) pour affronter les bêtes et dans l’Apologétique comme « un scélérat, qui se loue pour exciter les bêtes fauves » (quo quidam frustrandis bestiis mercenarius noxius). Ce personnage travaillait à l’amphitéâtre de Carthage où il remplissait les fonctions de venator, ou bestiarius. C’était un gladiateur qui combattait contre les bêtes sauvages lors des chasses (venationes) organisées dans le cadre des jeux publics. Ces venatores, comme les autres gladiateurs, étaient souvent des condamnés ou des esclaves, mais il arrivait que des hommes libres s’engageassent contre salaire pour participer aux chasses889. Ce sont eux aussi qui encadraient les spectacles au cours desquels les condamnés étaient livrés aux bêtes. Ils sont présents lors de l’entrée en scène de Perpétue et de ses compagnons dans l’amphithéâtre de Carthage890. Notre individu était donc un venator volontaire qui avait déjà eu maintes fois l’occasion de s’illustrer pendant les combats contre les fauves. Il était particulièrement adroit car il enchaînait les représentations (« quotidie » dit Tertullien) et comme tous les gladiateurs victorieux, il devait être adulé par la foule admirative. C’est grâce à sa notoriété locale que la plaisanterie sur le Dieu des chrétiens pu prendre aussi facilement. Le venator a sans doute fait son dessin sur le mur de l’école où il s’entraînait ou bien à proximité, en tout cas quelque part dans ce quartier bien achalandé de la ville où il était facile et courant de tenir des propos injurieux891. L’amphithéâtre était un haut-lieu de la haine antichrétienne et le venator avait sans doute préparé et accompagné l’exposition de chrétiens aux bêtes. Ses moqueries étaient portées par la vague des sentiments hostiles au christianisme qui s’exprimaient si souvent dans son domaine d’activité. La figure de la caricature appartient d’ailleurs à l’univers des spectacles, car elle est visiblement empruntée à l’iconographie des tablettes magiques chargées de maudire les participants aux jeux du cirque, dont on a retrouvé de nombreux exemplaires dans les ruines de l’amphithéâtre de Carthage. Un démon à corps d’homme et tête d’âne, représentant Seth-Typhon, est effectivement représenté 888 889

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Tertullien, Ad nat. I, 14, 2 ; Apol. 16, 12. Tertullien, Ad mart. 5, 1 ; Ad nat. I, 18, 9 ; Lactance, Div. Inst. VI, 12, 40 ; Hist. Aug., Macrin 4, 8 ; Mos. et rom. leg. coll. 9, 2, 2. Voir Pollack, « Auctoratio », RE II. 2 (1896), col. 2273 ; G. Ville, La gladiature en Occident des origines à la mort de Domitien, Rome, 1981, p. 246-255. Pass. Perpétue et Félicité 18, 9. Tertullien, Apol. 35, 6 dit qu’à Rome, les rives du Tibre et les écoles de bestiaires étaient des lieux où la parole était très libre.

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sur quelques-unes de ces lamelles de plomb892. La familiarité de cette image dans l’amphithéâtre a certainement inspiré le bestiaire qui a habilement exploité la coïncidence avec la représentation polémique du Dieu juif. Il nous reste à voir pourquoi la figure de l’âne était propre à susciter l’hilarité quand elle était associée au culte chrétien. Car l’âne n’était pas absent du paysage religieux. Il faisait partie du culte rendu à Dionysos, Apollon, Priape et Vesta893. Mais malgré la place valorisante qui lui était quelquefois accordée au sein des mythes et des rites, l’âne ne jouissait pas d’une image très gratifiante dans la pensée et le langage populaires. L’animal avait beau rendre d’insignes services aux hommes dans le transport et les travaux agricoles, il restait victime de son caractère rustique. On voyait l’âne comme un animal vulgaire894. Il avait la réputation d’être stupide895 et être comparé à un âne n’avait rien de flatteur896. Se faire traiter d’âne était une injure897. Sa stupidité était même devenue proverbiale : « Jouer de la lyre pour un âne » était un dicton soulignant l’incapacité à comprendre et apprécier les choses sérieuses et importantes898 ; une « querelle sur l’ombre d’un âne » était un sujet de dispute sans valeur899 ; « Demander aux ânes et aux cochons ce qu’il faut faire » signifiait s’adresser à quelqu’un d’incompétent900. L’âne était considéré comme l’animal risible par excellence901. L’âne, à cause de la taille de ses organes génitaux, était également perçu comme un animal lubrique902. Son image était immédiatement associée à la lascivité et la débauche sexuelle903. L’expression la plus aboutie de ce symbolisme se trouve dans L’âne d’or de Lucien et les Métamorphoses d’Apulée où Lucius, le héros de l’histoire, 892

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A. Audollent, Defixionum tabellae, Paris, 1904, p. 333-339. On trouve Seth-Typhon sous la figure d’un personnage à tête d’âne sur plusieurs amulettes magiques, quelquefois accompagné du nom divin Éáù ; voir C. Bonner, Studies in Magical Amulets chiefly GraecoEgyptian, Ann Arbor, 1950, p. 130-132. A. Rousselle, Porneia, p. 150-155 pense que le venator aurait considéré le Dieu chrétien comme un démon et l’aurait invoqué pour la mort des condamnés. Mais cette interprétation ne s’accorde guère avec la dérision du geste. L. H. Feldman, Jew and Gentile, p. 146. Elien, De natur. animal. II, 10 ; XII, 16. Plutarque, De Iside 31 et 50 où l’âne est appelé « le plus stupide des animaux domestiques » ; Elien, De natur. animal. VII, 19. Oenomaüs dans Eusèbe, PE V, 34, 2. 7-8 ; Diogène Laërce, Vitae phil. II, 21. Plaute, Pseud. 136-137 ; Térence, Heaut. 877 ; Eun. 598 ; Ad. 935 ; Cicéron, Ep. 110, 3 ; In Piso. 73. Clément, Strom. I, 2, 2. Origène, CC III, 1. Arnobe, Adv. nat. VI, 9. Lucien, Vitarum auctio 26. Pline, Hist. nat. VIII, 108 ; Plutarque, De Iside 31 ; Elien, De natur. animal. VII, 19 ; Lactance, Div. inst. I, 21, 28 ; Epitomé 18, 8. Simonide d’Amorgos, Reproche aux femmes 44-49 (éd. J. M. Edmonds, Greek Elegy and Iambus, T2, p. 220-221) ; Clément, Strom. IV, 12, 4 ; Juvénal, Sat. VI, 332-334 ; IX, 92 ; Apulée, Met. VII, 21 ; 22, 2 ; 23, 1 ; VIII, 26 (voir aussi VII, 13, 2 où le spectacle d’un âne monté par une vierge est jugé inconvenant).

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transformé par magie en âne, a des rapports sexuels avec une noble et belle dame (une Corinthienne chez Apulée)904. L’Histoire Auguste rapporte que Commode surnomma l’un de ses favoris « Onos » parce qu’il était doté d’« un pénis d’une taille supérieure même à celui des animaux » et qu’Elagabal faisait rechercher pour son plaisir des hommes à la virilité avantageuse qu’il appelait « onobeli » (trait d’âne [–íïò-âÝëïò])905. Il est probable que le « pes ungulatus » de la caricature du bestiaire, étant donné l’inscription qui la soulignait, ait fait référence à cette particularité attribuée à l’âne, le pied étant une métaphore du sexe dans la littérature érotique906. Le discours de Cécilius met d’ailleurs directement en relation la débauche collective des chrétiens avec le culte de l’âne907. L’image populaire de l’âne, perçu comme un animal grossier, stupide et lubrique, fournissait assez de traits caractéristiques pour jeter le ridicule sur les cultes juif et chrétien. Le manque de noblesse et d’intelligence de cet animal était loin de faire de lui la représentation idéale de la divinité. L’attitude du roi perse Artaxerxès III Ochos illustre bien le discrédit religieux qui était attaché à l’âne. Après avoir conquis l’Egypte (343 av. J.-C.), ce souverain, surnommé « Onos » (l’âne) par les Egyptiens, se moqua de la religion du pays en tuant le bœuf Apis et en faisant de l’âne un dieu908. Tacite attribue aux Juifs le même genre de scandaleux sacrilège en disant que la consécration de l’effigie de l’âne dans le Temple fut accompagnée du sacrifice d’un bélier et d’un bœuf pour faire outrage à Hammon et Apis qui étaient représentés en Egypte sous les traits de ces animaux909. Ces récits montrent qu’adorer un âne ne pouvait être conçu comme une attitude religieuse. Apion jugeait que l’adoration d’une tête d’âne faisait des Juifs des gens d’une piété risible910. Tertullien estime qu’en accusant les chrétiens de ce culte, on leur impute une « monstrueuse superstition » (monstruosae superstitionis)911. Cécilius leur fait un crime d’adorer la tête « du plus ignoble des animaux » (turpissimae pecudis) et Octavius lui répond en faisant appel au sens commun : « Qui serait assez sot pour rendre un culte à un tel objet ? Qui serait plus sot encore au point de croire qu’un tel objet reçoit un culte ? »912. Rendre des honneurs divins à un âne semblait si ridicule que le culte de cet animal se résumait dans la conscience du monde antique à une puissante évocation blasphématoire.

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Lucien, Lucius 50-52 ; Apulée, Met. X, 19-23. Hist. Aug., Commode Antonin 10, 9 ; Héliogabale 8, 7. J.-G. Préaux, « Deus Christianorum Onocoetes », p. 647-648. Minucius Felix, Oct. 9, 2-3. Plutarque, De Iside 31 ; Elien, De natur. Animal. X, 28. Tacite, Hist. V, 4, 2. Josèphe, CAp. II, 112. Tertullien, Ad nat. I, 11, 1. Minucius Felix, Oct. 9, 3 ; 28, 7.

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Le christianisme a eu comme constante, tout au long de ses trois premiers siècles d’existence, de se situer systématiquement en dehors du cadre religieux défini par l’autorité politique, que ce soit sur le plan local ou à l’échelle de l’Empire. Cette situation était principalement due à l’exclusivisme des chrétiens qui refusaient catégoriquement de transiger avec les formes d’adoration coutumières du monde gréco-romain et à la perception négative du contenu irrationnel de leur doctrine susceptible de susciter des comportements perturbateurs. On en vint même à leur attribuer des croyances et des rites (magie, cannibalisme, onolâtrie) qui étaient l’expression caricaturale de ce refus de s’inclure dans le contexte religieux. Les chrétiens n’hésitaient d’ailleurs pas à utiliser les mêmes types de traits polémiques pour désigner leurs ennemis, païens ou hétérodoxes913. Perçu comme le rejeton d’une religion orientale, avec laquelle il partageait le même exclusivisme et les mêmes concepts irrationnels, le christianisme fut victime des préjugés conçus à l’égard des rites barbares qui se sont affirmés avec le repliement sur elle-même de la religion romaine opéré au début de l’ère impériale. « Nous offensons les Romains et nous ne sommes pas regardés comme des Romains parce que le Dieu que nous adorons n’est pas un dieu des Romains » résume Tertullien914. L’adoration des dieux était un puissant signe d’appartenance. Celui qui ne les vénérait pas était condamné à s’isoler de la communauté. Le préfet du prétoire Perennis lance à Apollonius, qui affirme sa fidélité à la foi chrétienne : « En raison du décret sénatorial, je t’exhorte à changer d’opinion, à vénérer et adorer les dieux que tous les hommes vénérent et adorent, et de vivre avec nous »915. La superstition chrétienne était à l’origine d’une véritable sécession morale et religieuse à laquelle il paraissait impossible de remédier. C’est aussi ce qu’indique dans sa sentence Saturninus, le juge des martyrs de Scilli : « Puisque [les accusés] ont avoué vivre selon le rite chrétien (ritu Christiano se vivere) et qu’ils ont persévéré dans leur obstination, bien que la possibilité de revenir au genre de vie des Romains (ad Romanorum morem redeundi) leur ait été offerte, il est décidé qu’ils soient exécutés par le glaive »916. Le critère de la vérité religieuse étant la soumission à la tradition, le christianisme était forcément source de déstabilisation. Refuser d’honorer les dieux conformément à l’usage brisait l’unanimité civique constituée autour de 913

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Eusèbe, qui incrimine Macrien et Valérien de pratiques magiques (HE VII, 10, 4, cité supra p. 243) accuse aussi les ennemis de Constantin de se livrer à la magie ou de la favoriser : ibid. VIII, 14, 5 ; IX, 9, 3 ; Vita Const. I, 36 ; 37 (Maxence, auquel il reproche également des sacrifices de nouveaux-nés) ; HE VIII, 14, 8 (Maximin Daïa) ; Vita Const. II, 11, 2 (Licinius). Pour la débauche, voir par exemple Irénée, Adv. haer. I, 6, 3 ; 28, 2 ; Lactance, De mort. pers. 8, 5 (Maximien) ; 38, 1-5 (Maximin Daïa) ; Eusèbe, Vita Const. I, 33-34 ; HE VIII, 14, 2 (Maxence) ; 14, 12. 14-15 (Maximin Daïa); X, 8, 13 (Licinius). Tertullien, Apol. 23, 9. Ac. Apoll. 13. Ac. Mart. Scilli 14.

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valeurs communes, portait atteinte à ces repères traditionnels et provoquait le déréglement d’un ordre politique et social séculaire. Le rejet de la « folie » des chrétiens, de cet état d’esprit corrompu et corrupteur, était une réaction défensive destinée à préserver la pureté du rite dont la répétition sans faille était à la fois garantie et expression de la stabilité civique.

Chapitre 3 Athéisme et impiété L’accusation d’athéisme était couramment proférée contre les chrétiens des trois premiers siècles, et ceci bien que la croyance en Dieu fût le premier pilier de leur foi. Il est clair que cette accusation tenait à la conception que les chrétiens avaient de la nature de leur Dieu et à celle qu’ils se faisaient des dieux de leurs concitoyens grecs et romains. La vision très critique que le monothéisme chrétien entretenait à l’égard du polythéisme traditionnel devait inévitablement aboutir à l’expression de ce grief. Du fait de l’implication profonde, tant chez les Grecs que chez les Romains, entre religion et cité, la négation du divin avait des répercussions sociales importantes. Il semblait que l’on ne pouvait pas se prononcer sur l’inexistence des dieux sans que cette idée ait pour corollaire le mépris des cérémonies religieuses. Ainsi l’athéisme étaitil indissociable d’un autre reproche, également fait aux chrétiens, celui d’impiété. Il faut dès à présent noter que les Romains n’ont polarisé leur attention que sur l’impiété, dont ils avaient une approche essentiellement juridique, et n’ont développé aucune réflexion, philosophique ou légale, sur l’athéisme, qui apparaît comme un concept étranger à leur pensée. Il n’y a pas d’équivalent latin au grec Tèåïò. Pour pouvoir juger correctement du sens de l’athéisme reproché aux chrétiens, il faut se pencher sur la façon dont l’athéisme était compris chez les Grecs. C’est en effet dans la pensée grecque que le concept d’athéisme, tel qu’on pouvait l’appréhender aux premiers siècles de notre ère, apparut et se développa et c’est la cité grecque qui fut pour la première fois amenée à prendre des mesures pour limiter les impacts politiques et sociaux de ce qu’elle reconnaissait comme athéisme. Nous pourrons ensuite voir par quels biais les chrétiens se trouvaient être les victimes de ces accusations d’impiété et d’athéisme.

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3.1 Athéisme, impiété et sacrilège 3.1.1 L’équivalence des termes et la signification du crime Il faut encore se tourner vers Plutarque pour saisir la façon dont était perçu un athée au début de l’ère chrétienne. Son traité sur la superstition, du fait de la comparaison entre athéisme et superstition qui le parcourt tout entier, nous livre dans ce domaine quelques éléments précieux pour cerner la compréhension de cette disposition d’esprit. Bien évidemment, l’âme religieuse qu’est Plutarque nous dresse un portrait un peu partial de l’athée, même s’il avoue préférer l’athée au superstitieux car, contrairement à ce dernier, il ne donne pas une image déplorable des dieux1. L’athéisme n’en demeure pas moins à ses yeux « un grand malheur pour l’âme » parce qu’il la prive de l’intuition essentielle de la divinité2. Les athées « ne voient absolument pas les dieux », ils « les ignorent » et vivent dans « un état d’insensibilité au divin sans l’idée du bien »3. En clair, « l’athée pense qu’il n’y a pas de dieux »4. C’est la raison pour laquelle au milieu des malheurs il est un homme « qui accepte en silence les événements et se donne à lui-même secours et consolations », car il nie toute manifestation providentielle et recherche une cause rationnelle aux malheurs qui lui arrivent5. Plutarque qualifie l’athée essentiellement en ce qu’il nie l’existence des dieux et de leur providence et conçoit que cette négation ait des conséquences morales dans la mesure où elle ampute l’âme de l’une de ses affections primordiales, une idée qui devait être largement partagée à une époque où le fait religieux présidait à toutes les actions de la vie privée et publique. Le philosophe fait entendre que même si l’athée apparaît comme un personnage équilibré et maître de luimême, il n’est pas à l’abri de toute défaillance morale. Ces dispositions d’esprit décrites par Plutarque sont inspirées de la vision que les anciens Grecs avaient développée à propos des courants de pensée niant plus ou moins directement l’existence des dieux. La réflexion philosophique avait dès l’époque présocratique porté atteinte aux conceptions religieuses traditionnelles, issues de la mythification d’un panthéisme naturaliste primitif, en développant des conceptions hylozoïstes ou bien matérialistes faisant des éléments du monde ou du monde lui-même l’ultime réalité6. Les explications sur l’origine de l’univers et les phénomènes naturels 1

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Mais Plutarque évoluera à ce propos puisque en De Iside 11, il juge la superstition aussi grave que l’athéisme. Plutarque, De sup. 5. Ibid. 6. Ibid. 11. Ibid. 7. P. Decharme, La critique des traditions religieuses chez les Grecs, Paris, 1904, p. 39-63 et 113-120 ; G. Minois, Histoire de l’athéisme, Paris, 1998, p. 39-42.

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avancées par ces penseurs contredisaient l’image répandue dans le peuple et avalisée par les autorités civiques de dieux pourvus d’une personnalité propre présidant aux destinées des hommes, contrôlant les éléments et agissant dans le monde sous leur forme corporelle ou par la voix des oracles. La critique des dieux remonte presque aussi loin que les origines de la philosophie et les Grecs s’en sont accommodés pendant longtemps car elle ne remettait pas fondamentalement en cause le cadre communautaire de la cité. Les théories développées par les philosophes sur les origines du monde et la cause des phénomènes naturels n’avaient pas pour but de s’en prendre directement aux dieux et aucun d’entre eux, même Xénophane de Colophon, dont la critique de l’anthropomorphisme divin fut pourtant très vive, ne jugea ses propos inconciliables ni avec l’existence des dieux, ni avec le respect de la religion des ancêtres. Cette tolérance de fait contribua à ce que les intellectuels de tout horizon –philosophes, poètes, tragédiens, historiens, sophistes– intègrent dans leurs œuvres et dans leurs réflexions des éléments de critique religieuse sans qu’aucun d’entre eux ne soit jamais ostracisé pour ses opinions. C’est à partir du Ve siècle av. J.-C. que l’athéisme revêtit une connotation nettement péjorative et apparut comme une forme de pensée critiquable et condamnable. Un décret visant directement à réprimer toute négation des dieux, soumis à l’assemblée par le devin Diopeithès, fut adopté à Athènes en 432 av. J.-C. Il stipulait que « quiconque ne croit pas aux dieux, ou donne un enseignement sur les choses célestes » serait traduit en justice7. Cette disposition législative plaçait l’accusation d’impiété (PóÝâåéá), prévue par la loi athénienne et chargée de punir les actes ayant matériellement porté atteinte aux cérémonies et aux objets sacrés, dans la catégorie des délits d’opinion. Ce n’étaient plus seulement les gestes qui étaient répréhensibles, mais aussi la pensée. Les spéculations philosophiques et les différentes tentatives d’explications scientifiques des phénomènes météorologiques ou géologiques furent dès lors considérées comme un danger pour l’Etat parce qu’elles ôtaient aux dieux reconnus par la cité leur capacité d’action dans le monde. Ce n’est évidemment pas un hasard si la loi fut proposée par un membre d’une corporation religieuse dont la mission était justement d’interpréter la volonté divine au travers de ces différents signes répercutés dans la nature. La loi de Diopeithès fut à l’origine d’une série de procès intentés à ces physiciens et à ces météorologistes qui, selon l’affirmation de Plutarque, « ruinaient la divinité en la ramenant à des causes sans intelligence, à des puissances aveugles, à des phénomènes nécessaires »8. Le fait que la loi amena devant les tribunaux des gens de l’entourage de Périclès, comme Anaxagore, Aspasie et Phidias, indique

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Plutarque, Périclès 32, 2. Sur le décret de Diopeithès, voir E. Derenne, Les procès d’impiété, p. 19-24. Id., Nicias 23, 4.

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clairement que ces procès pour impiété avaient des objectifs politiques9. Mais il n’en reste pas moins que la législation athénienne facilita l’association de l’impiété à la mise en cause de l’existence des dieux. Elle apparaît dans le motif d’accusation porté contre Socrate à qui l’on reprocha notamment, lors du procès qui lui fut intenté en 399 av. J.-C., « de ne pas reconnaître les dieux reconnus par la cité »10. La relation avec la négation des dieux se trouve établie dans l’Apologie de Socrate où Platon présente son maître répondant à son accusateur Mélétos : « En ce cas, croyant moi-même à des dieux, je ne suis en aucune façon un athée… »11. La cité interdisait désormais que l’on ne crût pas en ses dieux. Dès lors, dans la mentalité grecque, l’athéisme devait être considéré comme une faute intellectuelle et un crime contre la société. Platon s’insurgeait contre les progrès de l’athéisme dans l’élite cultivée de son époque et craignait que leurs propos exerçassent une influence délétère sur ses concitoyens. Le philosophe mettait en cause le contenu ridicule des poèmes qui avilissait l’image de la divinité mais aussi, de manière plus immédiate, les spéculations des physiciens et les discours des sophistes pour lesquels la croyance aux dieux et la religion étaient le fruit de conventions12. Dans son programme politique, Platon prévoyait pour ces négateurs les peines les plus sévères, allant d’une période d’incarcération de cinq ans, durant laquelle étaient prévues des séances de rééducation morale, jusqu’à la détention perpétuelle et la mort pour les cas les plus endurcis13. La position radicale de Platon a assurément contribué à jeter de façon définitive l’anathème sur l’athéisme qui, sous sa plume, était étroitement associé à l’incivisme et à la grossièreté, parce que l’état d’esprit qu’il engendrait amenait à professer des idées contraires à celles défendues sur les dieux par les lois de la cité et à plus facilement adopter des comportements immoraux14. Le danger que l’athéisme semblait faire peser sur les esprits et la cité marginalisait tous ceux qui, tant par leurs propos que par leurs attitudes, manifestaient leur irrespect des croyances et de la religion établies, si bien que l’épithète d’« athée », attribuée à plusieurs personnages qui se distinguèrent par leur position profane en la matière, tels Diagoras de Mélos, Hippon de Samos, Théodore de Cyrène ou Evhémère, vouait ceux-ci à une réprobation unanime et éternelle. Le scepticisme répandu dans les classes dirigeantes de Rome à la fin de la République fut directement importé de la pensée grecque. L’élite sociale et intellectuelle était en effet très ouverte aux idées véhiculées par l’hellénisme. 9 10 11

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E. Derenne, Les procès d’impiété, p. 17-19. Platon, Apologie de Socrate 24b ; Diogène Laërce, Vitae phil. II, 40. Platon, Apologie de Socrate 26c. L’accusation d’impiété est exprimée en 35d. Pour la relation entre les explications naturelles des phénomènes célestes et géologiques et l’accusation de ne croire en aucun dieu, voir 19b ; 23d et 26d. Id., De leg. X, 886 b-d. Ibid. X, 909. G. Minois, Histoire de l’athéisme, p. 48-53.

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Le stoïcisme, en développant une conception panthéiste du monde et en allégorisant les mythes, l’épicurisme, en niant la providence des dieux, et la Nouvelle Académie, en étendant l’incertitude à propos des dieux suivant l’axiome scientifique selon lequel on ne peut rien connaître de façon certaine, ont, en pénétrant à Rome et chacun à leur manière, sérieusement ébranlé les croyances traditionnelles. Malgré les succès de la pensée philosophique à Rome, rien ne correspondit vraiment dans la pensée romaine à l’athéisme théorique des Grecs. Ce décalage était dû au fait que la religion romaine était dépourvue de mythologie et était beaucoup moins marquée que la religion grecque par l’anthropomorphisme. L’intérêt des Romains se portait surtout sur le respect du culte et ils se montrèrent peu concernés par la critique que les Grecs avaient fait de leurs croyances15. Les Romains cultivés se trouvèrent plutôt confrontés au problème de concilier le mos maiorum avec ces différentes influences philosophiques facilitées par la conquête. Ils y parvinrent grâce au formalisme d’une religion qui permettait à Cicéron, acquis au scepticisme de la Nouvelle Académie, de remplir les fonctions d’augure et à Jules César de briguer le grand pontificat tout en marquant sa sympathie pour l’épicurisme. Le primat de l’aspect matériel du culte civique faisait qu’il n’était pas gênant de révérer les dieux tout en doutant de leur existence. Il convenait avant tout de sauvegarder la religion par souci d’ordre, d’où la nécessité pour les tenants du culte de conserver en apparence la piété traditionnelle, indissociable de la croyance aux dieux dans la pensée populaire. Cicéron ne croyait pas en la divination et il affirmait même que les Anciens s’étaient trompés à propos des facultés de cet art à discerner les signes annonçant l’avenir. « Mais, écrit-il néanmoins, pour les croyances populaires et pour le plus grand bénéfice de la République, on conserve la tradition, le système religieux, l’art et le droit auguraux, l’autorité du collège »16. Affirmer que la divination n’avait de valeur qu’en tant qu’élément de la tradition nationale pouvait être interprété comme une négation de la divinité par ceux qui ne dissociaient pas la religion de la croyance aux dieux et pour lesquels « le fait même de dédaigner les signes donnés par les dieux [revenait] à considérer qu’il n’y [avait] pas de dieux »17. C’est la raison pour laquelle Cicéron déclare dans son traité Sur la nature des dieux que « tout cela ne devait pas être discuté en public, de peur que pareille discussion ne vienne à éteindre les cultes pratiqués officiellement »18. Les Romains n’ont donc considéré l’athéisme que sous son aspect pratique et il était pour cette raison même totalement confondu avec le reproche d’impiété. 15

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A. B. Drachmann, Atheism in Pagan Antiquity, Londres-Copenhague-Christiana, 1922, p. 98100. Cicéron, De div. II, 33, 70. Ibid. I, 46, 104. Fragment conservé dans Lactance, Div. inst. II, 3, 2.

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L’esprit romain n’a véritablement accepté ce concept qu’en fonction de l’association entre athéisme et impiété, une association qui, nous l’avons vu, avait été faite sur le plan légal par les Grecs puisque c’est sous le chef d’inculpation d’impiété que ceux qui nièrent la vision traditionnelle des dieux furent poursuivis par la justice athénienne aux Ve et IVe siècles av. J.-C. Critiquer l’existence des dieux entraînait le risque d’une dissolution du lien religieux cimentant la communauté civique. Platon exprime sans détour que nier les dieux ou même seulement la providence divine est une impiété19. Par conséquent, celui qui se rend coupable d’athéisme est passible de poursuites pour crime d’impiété20. La notion était bien enracinée dans les consciences puisqu’à l’époque de Plutarque, l’opinion commune faisait de l’athéisme une impiété et un sacrilège21. L’apologiste Athénagore se fait l’écho de la réprobation générale lorsqu’il affirme que les empereurs ont jugé « que l’impiété et le sacrilège consistent à ne pas reconnaître de dieu du tout »22. Les deux termes associés chez ces deux auteurs (PóÝâåéá et Píüóéïò) ont pratiquement la même signification puisqu’ils qualifient l’un et l’autre un mauvais état d’esprit ou une disposition morale négative à l’égard du divin, sans aucune référence juridique désignant un acte profanateur (plutôt désigné chez les Grecs par jåñïóõëßá, l’équivalent du sacrilegium romain). Est PóåâÞò celui qui ne conçoit ni ne manifeste de déférence envers la divinité, sens que l’on peut donner au mot en fonction de la crainte religieuse suggérée par le verbe óÝâù à partir duquel il est forgé, et est Píüóéïò celui qui s’oppose à l’¿óßá, c’est-à-dire à l’ordre garanti par la loi divine, notamment par l’intermédiaire du service divin offert par les hommes aux êtres célestes23. On voit avec Plutarque et Athénagore que la pensée négatrice des dieux était indissociable de l’attitude qui dévalorisait le sacré. Aucune différence n’était faite entre l’une et l’autre. Dans le même esprit, Cécilius parle de l’athéisme de Diagoras de Mélos et de Théodore de Cyrène comme d’une « doctrine d’impiété » (impietatis disciplina)24. Arnobe nous apprend que, pour les défenseurs de la tradition, est « athée, irréligieux, sacrilège quiconque nie tout à fait l’existence des dieux ou bien en doute, ou bien encore soutient qu’ils furent des hommes placés au nombre des dieux en raison de leur force et de leur mérite »25. Il apparaît là encore que le fait de critiquer l’existence des dieux, d’une façon ou d’une autre, équivalait à un acte d’impiété. Mais c’est sans aucun doute Tertullien qui met le plus explicitement en relation le refus 19 20 21 22 23 24 25

Platon, De leg. X, 885ab. Ibid. X, 909-910. Plutarque, De sup. 10. Athénagore, Legatio 1, 2. H. G. Liddle-R. Scott, A Greek English Lexicon, Oxford, 1953, p. 1260. Minucius Felix, Oct. 8, 2. Arnobe, Adv. nat. V, 30.

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du culte avec la négation des dieux. Le Carthaginois répond en effet sans ambiguïté au reproche fait aux chrétiens de ne pas honorer les dieux en affirmant qu’ils ne les adorent pas parce qu’ils ne reconnaissent pas leur divinité. Et cette abstention volontaire, par laquelle seuls les chrétiens se distinguent, les rendent coupables de sacrilège (sacrilegium)26. Tertullien relève que c’est là le grief principal autour duquel s’articule l’hostilité des païens27. Leur focalisation sur ce refus de se soumettre à la religion commune se comprend aisément en fonction du monothéisme intransigeant des chrétiens. Et c’est d’ailleurs après avoir démontré l’existence d’un Dieu unique et la fausseté du polythéisme païen que Tertullien parvient à la conclusion suivante : Tout cet aveu de vos dieux, par lequel ils reconnaissent qu’ils ne sont pas dieux et attestent qu’il n’y a point d’autre dieu que celui-là seul auquel nous appartenons [Il s’agit de l’exorcisme par lequel les dieux païens avouent être des démons], est plus que suffisant pour repousser l’accusation de léser la religion publique, surtout la religion romaine. Car, s’il est certain que vos dieux n’existent pas, il est certain que votre religion n’existe pas non plus ; et s’il est certain que votre religion n’existe pas, parce que vos dieux n’existent pas, il est certain aussi que nous ne sommes pas non plus coupables de lèse-religion.28

Il n’est donc pas étonnant de voir à plusieurs reprises les deux reproches d’athéisme et d’impiété dirigés contre les chrétiens tout en étant accolés l’un à l’autre29, tant leurs sens étaient confondus à l’époque impériale. L’équivalent des procès d’impiété instruits à Athènes au Ve siècle av. J.-C. n’a jamais existé à Rome, ni nulle part ailleurs, tant ces procès furent liés aux circonstances sociales et politiques du moment, principalement caractérisées par les luttes entre oligarques et démocrates ou bien entre partis nationaliste et promacédonien. En revanche, l’autorité romaine pouvait sévir contre toute forme de contestation dirigée contre le cadre religieux légalement établi et les valeurs de la civilisation romaine que ce cadre supposait. Toutefois, il ne semble pas que le crime de sacrilegium ait jamais été légalement imputé aux chrétiens. Cette réserve tient surtout au fait que le droit romain restreignait le

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Tertullien, Apol. 10, 1-3 ; voir aussi 2, 4. 12 ; Ad Scap. 2, 3-4. Id., Apol. 10, 1 : « C’est là le point capital de l’accusation ; ou plutôt c’est là l’accusation toute entière… ». Comparer avec Ad Diogn. 2, 6 : « C’est pour cela que vous haïssez les Chrétiens : parce qu’ils ne les considèrent pas comme des dieux ». Tertullien, Apol. 24, 1 ; voir aussi 12, 6 ; 23, 10 et 27, 1 ; Ad nat. I, 10, 9 et II, 1, 4. 15. Justin, 1Apol. 5, 3 ; 2Apol. 3, 2 ; Tatien, Oratio 27 ; Lettre au sujet des martyrs de Lyon dans Eusèbe, HE V, 1, 9 ; Clément, Strom. VII, 54, 3-4 (voir VI, 1, 1. 4 et VII, 1, 1 ; 2, 1) ; Arnobe, Adv. nat. I, 29 ; III, 28 (voir aussi IV, 30 : « impies et irréligieux ») ; Eusèbe, PE I, 2, 2. 3 ; HE IX, 10, 12.

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sacrilège à l’acte de voler un objet consacré aux dieux30. Le délit ne désignant que l’atteinte portée au mobilier cultuel, on ne voit pas comment il aurait été utilisé pour poursuivre les chrétiens. D’ailleurs, Tertullien disculpe aisément les chrétiens de ce crime en affirmant qu’ils ne fréquentent pas du tout les temples31. Il n’est pas impossible que le Carthaginois, très au fait des questions juridiques, témoigne d’une extension de la notion de sacrilège à tout acte irrespectueux à l’égard de la religion officielle. Il faudrait alors identifier le sacrilège au crime de lèse-religion invoqué par l’apologiste. Mais cette expression ne revêt aucun caractère légal32. D’autre part, le témoignage de Tertullien associant les chrétiens à l’accusation de sacrilège est unique et n’invite pas à une généralisation qui ne trouve d’appui dans aucune autre source. Cette généralisation se révèle d’autant plus aventureuse que rien ne nous permet de penser que l’apologiste accorde un sens technique au terme « sacrilegium » dans sa démonstration apologétique33. La position centrale qu’il donne à l’accusation de sacrilegium dans son argumentation montre toutefois que les païens mal disposés à l’égard des chrétiens, population inamicale ou magistrats instruisant contre eux, avaient cette notion à l’esprit. Même si les chrétiens n’ont jamais été officiellement poursuivis et condamnés comme sacrilèges, il est évident que leur position critique envers la religion gréco-romaine les amenait à être considérés comme tels. Le sacrilège désignait leur impiété. Apulée retranscrit certainement le sentiment populaire en écrivant que la chrétienne qu’il met en scène dans ses Métamorphoses « méprisait et foulait aux pieds les puissances divines et à la place d’une religion certaine (certae religionis), elle concevait l’idée mensongère et sacrilège (sacrilega) d’un dieu qu’elle déclarait unique »34. Avant que la sentence qui lui sera fatale ne soit prononcée, Cyprien s’entend reprocher par son juge : « Tu as vécu pendant longtemps dans un état d’esprit sacrilège, tu t’es associé plusieurs autres personnes criminelles au sein d’une conspiration et tu t’es constitué l’ennemi des dieux de Rome et de nos pratiques religieuses »35. Le magistrat ne faisait là que refléter le sentiment général. Croire en un seul dieu aux dépens de tous les autres était communément interprété comme une offense 30

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T. Mommsen, Le droit pénal romain, T3, (Manuel des antiquités romaines, T19), Paris, 1907, p. 66-70 ; Pfaff, « Sacrilegium », RE I. A2 (1920), col. 1678-1681. Tertullien, Apol. 15, 7. T. Mommsen, Le droit pénal romain, T2, (Manuel des antiquités romaines, T18), Paris, 1907, p. 272. Seule l’expression oratoire de Tertullien rapproche le crime de lèse-religion de l’irreligiositas et du sacrilegium, voir A. Harnack, « Der Vorwurf des Atheismus in den drei ersten jahrhunderten », TU 13. 4 (1905), p. 8-9. W. H. C. Frend, Martyrdom and Persecution, p. 167-168. Apulée, Met. IX, 14, 5. Sur le rapport entre l’impiété chrétienne et leur conception d’un deus unicus, voir V. Schmidt, « Reaktionen », p. 53-58. Ac. Cyprien 4, 1 ; voir aussi Ac. Agapè, Irène et Chionè 4, 3 où le préfet Dulcitius reproche aux accusées d’être demeurées « dans le nom sacrilège des chrétiens » (ô² Píïóßv “íüìáôé ô§í ×ñéóôéáí§í).

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contre la tradition et la religion. C’était avant tout une association mentale découlant de l’observation de leur style de vie et de l’écoute de leur doctrine, et non un fait de nature juridique, qui conduisait la population et les autorités à regarder les chrétiens comme des impies, des athées et des sacrilèges, chacun de ces termes revêtant un sens identique à l’époque impériale.

3.1.2 Le précédent juif C’est encore un rapprochement avec la manière dont était perçu le particularisme juif par les Grecs et les Romains qui nous permet de mieux comprendre pourquoi les chrétiens étaient victimes d’un tel discrédit religieux. Bien que le judaïsme fût une religion ethnique et, en tant que telle, reconnue comme religion nationale, Grecs et Romains considérèrent les Juifs comme athées et impies, ceci bien évidemment en raison de leur exclusivisme religieux. La reconnaissance du Dieu national des Juifs n’admettait pas celle des dieux nationaux païens. Se prosterner devant eux revenait à adorer de faux dieux et à se rendre coupable d’idolâtrie. Les différentes versions du récit polémique de l’Exode rendent compte de la perception païenne de cette intransigeance. Selon la version la plus ancienne du récit, relatée dans les Aegyptiaca d’Hécatée d’Abdère, Moïse institua un style de vie et des sacrifices totalement différents des autres nations en réaction à l’expulsion dont les Juifs furent les victimes en tant qu’étrangers en Egypte36. La religion juive apparaît d’ores et déjà comme une volonté de différenciation religieuse dont les spécificités nationales sont plus clairement soulignées dans les récits postérieurs. Ainsi, avec Manéthon, les impurs, concentrés dans la cité d’Avaris sur l’ordre du roi d’Egypte Aménophis, reçoivent l’autorité du prêtre Osarseph, qui prendra plus tard le nom de Moïse. Osarseph « leur prescrivit pour première loi de ne point adorer de dieux » et édicta à tous ces laissés pour compte un grand nombre de lois « en contradiction absolue avec les coutumes égyptiennes »37. Manéthon raconte encore que les Solymites, auxquels Osarseph fit appel pour se libérer du joug d’Aménophis, se comportèrent de façon sacrilège en Egypte où ils commirent nombre d’impiétés, pillant les temples, mutilant les statues, faisant rôtir les animaux sacrés ou obligeant les prêtres égyptiens à les sacrifier, tout ceci étant en accord avec les prescriptions d’Osarseph38. Chez Lysimaque, c’est le roi Bocchoris qui fait réunir les « impurs et les impies » pour les expulser dans le désert et pour noyer les lépreux et les galeux. Moïse prit la tête des survivants et les conduisit jusqu’en

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Diodore, Bibl. hist. XL, 3, 1-4. Josèphe, CAp. I, 239. Ibid. I, 248-249.

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Judée après avoir ordonné à ses compagnons « de renverser les temples et les autels des dieux qu’ils rencontreraient ». De leur attitude impie vient d’ailleurs le nom de la ville dans laquelle ils s’établirent, Hiérosyla (sacrilège), qui fut plus tard changé en Hiérosolyma39. Tacite reprend la trame de la version égyptienne de l’Exode dans son exposé sur les Juifs. L’athéisme de ceux-ci se révèle en ce que Moïse persuada les proscrits « qu’ils ne devaient attendre aucun secours ni des dieux ni des hommes » et « n’avoir confiance qu’en euxmêmes »40. Moïse institua ensuite des rites « contraires à ceux des autres mortels », si bien que chez les Juifs « est profane tout ce qui chez nous est sacré ; en revanche, est permis chez eux ce qui est pour nous abominable »41. L’historien note aussi que le mépris des dieux fait partie des enseignements élémentaires communiqués à ceux qui se convertissent au judaïsme42. Ces récits interprètent l’isolement des Juifs comme une intention volontaire, déterminée par des motifs religieux, à se distinguer des autres nations. Dans chacune des versions examinées, Moïse impose le mépris des dieux comme une obligation légale, obligation qui apparaît comme la transcription critique du rejet des dieux des nations par les Juifs. Flavius Josèphe écrit qu’Apollonius Molon insultait les Juifs comme « athées et misanthropes »43 et qu’il leur reprochait « de n’adorer pas les mêmes dieux que les autres peuples »44. Il est clair que les deux accusations ne s’expliquent pas l’une sans l’autre et qu’elles étaient tout à fait indissociables dans l’esprit d’Apollonius, comme elle l’était dans celui des rapporteurs de la version polémique de l’Exode. Le monothéisme exclusif des Juifs était interprété comme un athéisme par les Grecs et les Romains, un athéisme dont les effets pratiques se caractérisaient par un isolement social et religieux fondé sur une stricte distinction entre le pur et l’impur. L’intransigeance des Juifs en matière religieuse était assez connue pour qu’ils aient la réputation d’être des athées et des impies. Diodore de Sicile s’inscrit dans la même tradition que les récits égyptiens de l’Exode lorsqu’il estime que les Juifs furent chassés d’Egypte parce qu’ils étaient « impies et détestés par les dieux »45. Pline l’Ancien parle des Juifs comme d’une « nation célèbre pour son mépris des divinités »46. L’expression « Juifs impies » (Píüóéïé EÉïõäásïé) fait figure d’appellation coutumière dans les Actes des martyrs alexandrins et dans les quelques vestiges papyrologiques de

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Ibid. I, 309-311. Tacite, Hist. V, 3, 1. Ibid. V, 4, 1. Comparer avec les bacchants : « Ne respecter aucun interdit sacré était pour eux la plus haute marque de piété » (Tite-Live, Hist. rom. XXXIX, 13, 11). Tacite, Hist. V, 5, 2. Josèphe, CAp. II, 148 ; voir aussi 258. Ibid. II, 79. Diodore, Bibl. hist. XXXIV/XXXV, 1, 1 ; comparer Tacite, Hist. V, 3, 1. Pline, Hist. nat. XIII, 4 ; comparer avec Philon, Leg. 353.

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correspondance grecque où l’on trouve des allusions à la guerre de 11747. L’historien romain Florus, qui écrit vers la même période, parle également des Juifs comme d’une « nation impie » (inpiae gentis)48. L’idée de l’athéisme juif était si bien reçue que l’astronome alexandrin Claude Ptolémée pouvait très sérieusement expliquer que les Juifs étaient « arrogants, athées et intrigants » du fait de leur familiarité astrologique avec le Bélier et Mars49. On comprend dès lors pourquoi Dion Cassius associe l’athéisme et l’impiété aux « mœurs juives » et au « genre de vie juif » lorsqu’il évoque le motif des poursuites engagées pendant le règne de Domitien contre les judaïsants et son annulation légale décidée par Nerva50. Le crime d’athéisme n’existant pas à Rome, l’historien grec utilise le terme traditionnel, dont la synonymie avec PóÝâåéá apparaît clairement, pour désigner l’atteinte à la religion officielle que constituait l’adoption du judaïsme par des Romains de haute naissance. La vision que Dion Cassius a de la foi juive cadre tout à fait avec la définition que l’on pouvait se faire de l’athéisme à son époque : Ils [les Juifs] se distinguent en tout du reste des hommes par le genre de vie qu’ils suivent, principalement en ce qu’ils n’honorent aucun des dieux et n’en vénèrent qu’un seul de façon excessive. Ils n’ont aucune image de lui, même à Jérusalem, mais croient qu’il est impossible à nommer et invisible et lui rendent un culte tout à fait exagéré.51

Refus des rites nationaux et culte aniconique d’une divinité sans nom (allusion au respect pour le nom divin) faisaient du Dieu juif une réalité religieuse plutôt éthérée et difficilement saisissable pour les païens. Mais même si la conception juive de la divinité restait floue pour la plupart, les privilèges dont jouissaient les Juifs dans le domaine cultuel assuraient la visibilité sociale de leur particularisme religieux. Il était bien connu que les Juifs n’adoraient pas les dieux. L’altérité radicale imposée par ce dieu unique et invisible conduisait le monothéisme juif à être perçu comme une forme d’athéisme. C’est la raison pour laquelle le Dieu juif, dont on distinguait si mal les caractéristiques, était considéré comme un « dieu incertain » (incertus deus)52 et que l’on représentait les Juifs comme des adorateurs du ciel et des nuages53. 47 48 49 50 51 52

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Sur cet usage, voir CPJ, T1, p. 89-90 et 92. Florus, I, 40, 30. Ptolémée, Apotelesmatika II, 3, 31. Dion Cassius, Hist. rom. LXVII, 14, 2 ; LXVIII, 1, 2 ; voir supra p. 112-114. Dion Cassius, Hist. rom. XXXVII, 17, 2. Lucain, BC II, 593. Pour Tite-Live, selon une scholie en lien avec ce passage de la Pharsale, le mystère du Dieu juif tient à l’aniconisme de son culte ; voir M. Stern, GLAJJ, T1, n° 133 (p. 330). Voir aussi Tacite, Hist. V, 5, 4 ; Philon, Leg. 353. Hécatée d’Abdère dans Diodore, Bibl. hist. XL, 3, 4 ; Pétrone, fgt 37 (texte cité supra p. 45) ; Juvénal, Sat. XIV, 97 ; Florus, I, 40, 30 ; Celse dans Origène, CC V, 6.

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3.2 Athéisme pratique 3.2.1 L’abstentionnisme religieux des chrétiens Les chrétiens se réclamant du même dieu que les Juifs, il était inévitable qu’ils fussent l’objet des mêmes remarques critiques à propos de l’exclusivisme qui les conduisait, eux aussi, à s’isoler du reste de la société. L’athéisme des chrétiens se comprenait pour une grande part en relation avec l’abstention religieuse dont ils faisaient preuve et qui les distinguait sur le plan social. Polybe, répétant une tradition ancienne, définit l’impiété comme « un délit envers les dieux et les démons ou envers les défunts, les parents ou la cité natale »54. Le scepticisme qui animait Cicéron ne l’empêchait pas de sérieusement s’interroger sur le trouble que pourrait provoquer une piété feinte, dénuée de véritable objet et si « avec la piété envers les dieux ne s’anéantiraient pas la bonne foi (fides), la communauté du genre humain et la justice, la plus excellente des vertus »55. C’est donc à l’ensemble du corps civique et de ses valeurs que l’impiété était susceptible de porter atteinte. En se montrant irrespectueux à l’égard de l’un de ces éléments de la communauté, l’impie se rendait coupable de créer une discontinuité dans la transmission de l’héritage culturel qui risquait de briser les structures constitutives de la cité. L’athée était celui qui refusait ou qui méprisait ce qu’il devait normalement croire ou respecter et, par cette attitude, il se trouvait en position de dissidence ou de déviation morale par rapport à la pensée commune et aux normes établies56. C’est à ce modèle que répond l’un des vers satiriques de Diogène Laërce dans lequel il décrit Bion de Borysthène, célèbre pour son athéisme, comme un être « qui niait l’existence des dieux, qui n’avait jamais visité un temple, qui accablait de sarcasmes les mortels qui sacrifiaient aux dieux »57. Dès lors, on comprend pourquoi d’après Athénagore, qui consacra la plus grande partie de son apologie à répondre à l’accusation d’athéisme dirigée

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Polybe, Hist. XXXVI, 9 ; voir Ps.-Aristote, Des vertus et des vices 7. Cicéron, De nat. deor. I, 2, 3-4 ; voir aussi De leg. II, 7, 15-16. Les critères communautaires et culturels, donc forcément subjectifs, présidant à la définition de l’athée font que le mot « désigne l’adversaire des dieux traditionnels, mais peut fort bien aussi être un fidèle d’une autre religion, ou simplement un esprit superstitieux » (G. Minois, Histoire de l’athéisme, p. 39). C’est la raison pour laquelle les chrétiens utilisèrent le terme contre les ennemis de l’« orthodoxie », païens et hérétiques, voir A. Harnack, « Der Vorwurf des Atheismus», p. 3-8 ; E. Fascher, « Der Vorwurf der Gottlosigkeit in der Auseinandersetzung bei Juden, Griechen und Christen » dans Abraham unser Vater. Juden und Christen im Gespräch über die Bibel. Festschrift für O. Michel zum 60. Geburtstag. Ed. M. Hengel & P. Schmidt, Leyde-Cologne, 1963, p. 94-104. C’est avec un sens englobant les rites étrangers que le mot Tèåïò est employé par Dion Cassius dans le discours-programme de Mécène (Hist. rom. LII, 36, 2) ; voir aussi Eusèbe, Vita Const. II, 5, 2. 4. (cité supra p. 207). Diogène Laërce, Vitae phil. IV, 55-56.

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contre les chrétiens, les païens reprochaient à ces derniers « de ne pas adorer ni reconnaître les mêmes dieux que les cités »58. Du fait du rapport qu’il impliquait avec le reste de la communauté, l’athéisme, du point de vue populaire, se posait d’abord comme un problème de visibilité sociale. Il était loisible aux païens de constater que les chrétiens n’avaient aucun rapport avec les monuments religieux de leur cité. Celse constate amèrement qu’ils « ne peuvent tolérer la vue des temples, des autels, des statues »59 et Cécilius, pareillement, qu’« ils méprisent les temples comme des tombeaux, crachent sur les dieux, se rient des cérémonies sacrées » et « ont pitié de nos prêtres »60. L’absence de relation avec les complexes religieux et leur personnel sacerdotal était conçue comme une critique détournée de la religion et des dieux qu’elle avait la charge d’honorer. Souvenons-nous que Pline considéra comme une victoire que la persécution engagée contre les chrétiens en Bithynie ait entraîné le retour de la fréquentation des temples, ainsi que la reprise des cérémonies rituelles et de la vente des viandes sacrifiées sur les marchés61. L’essence même de leur foi conduisait les chrétiens à reconnaître que leurs convictions spirituelles les poussaient à se placer en retrait des usages communs. « Le seul reproche que vous puissiez nous adresser, écrit Justin, c’est de ne pas adorer les mêmes dieux que vous, de ne pas verser pour les morts des libations, de ne pas faire d’offrandes de graisse, de ne pas déposer de couronnes dans les tombes et de ne pas offrir de sacrifices ». Et l’apologiste de bien préciser que les chrétiens dédaignent les dieux qu’ils adoraient autrefois à cause de leur foi en Jésus-Christ62. Justin réfute l’accusation d’athéisme en proclamant que les chrétiens adorent un Dieu qui ne réclame « ni victimes sanglantes, ni libations, ni encens »63, ce à quoi Athénagore fait écho lorsqu’il affirme que « la majorité de ceux qui nous accusent d’athéisme … évaluent la piété à l’observance des sacrifices… »64. Arnobe témoigne du même genre de constatation sociale quand il annonce à la fin de son sixième livre qu’il abordera dans le volume suivant tout ce qui touche au problème des sacrifices et des libations et qu’il précise : « A ce sujet, vous avez l’habitude de susciter contre nous les plus violentes haines, de nous appeler athées… »65. L’adoration spéciale des chrétiens les plaçaient donc en 58

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Athénagore, Legatio 14, 1. 3 ; voir aussi 13, 1. Sur l’argumentation apologétique d’Athénagore contre l’athéisme, voir W. R. Schoedel, « Christian "Atheism" and the Peace of the Roman Empire », ChHist 42 (1973), p. 309-319. Comparer avec Lucien, De mort. Per. 13 qui constate que les chrétiens ont « abjuré les dieux de la Grèce ». Origène, CC VII, 62. Minucius Felix, Oct. 8, 4. Pline, Ep. X, 96, 10. Justin, 1Apol. 24, 2 ; 25, 1. Ibid. 13, 1. Athénagore, Legatio 13, 1. Arnobe, Adv. nat. VI, 27.

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dissidence par rapport aux pratiques religieuses observées par la population. Le regard que le chrétien portait sur les différentes actions religieuses ponctuant la vie de ses concitoyens polythéistes et son refus d’y adhérer l’assimilait à l’athée décrit par Plutarque : Ce qu’il y a de plus agréable pour les hommes, ce sont les fêtes et les festins autour des temples, les initiations et les rites orgiaque, les supplications et les adorations adressées aux dieux. Eh bien, regarde alors l’athée : il rit d’un rire insensé et sardonique devant ces pratiques, et sans doute en aparté chuchote-t-il à ses intimes qu’ils sont aveugles et possédés, les gens qui s’imaginent que ces actes s’adressent à des dieux…66

Le refus de se compromettre avec toutes les formes d’idolâtrie impliquées dans les grandes manifestations publiques plaçait les chrétiens en marge de la société. Tertullien et Minucius Felix se font l’écho des reproches faits aux chrétiens qui ne participaient pas aux festivités : ils ne vont pas aux spectacles, ni aux concours sacrés ; ils n’assistent ni aux cérémonies, ni aux processions et ne prennent pas part aux banquets publics ; ils ne se coiffent jamais, lors de ces occasions, de couronnes de fleurs, ni ne se parfument67. Celse souligne malignement la contradiction des chrétiens qui prétendent parfaitement honorer Dieu mais qui ne le font jamais publiquement : « Qu’est-ce donc qui empêche ceux qui lui sont le plus dévoués de prendre part aux fêtes publiques ? »68. Les païens constataient l’absence des chrétiens lors de ces fêtes alors qu’elles constituaient de véritables occasions de communion populaire. Il en était de même pour les spectacles, les jeux et les représentations de l’amphithéâtre, autant d’événements au cours desquels les Romains réalisaient leur unité sociale et auxquels les chrétiens refusaient de participer à cause du décorum religieux dont ils étaient assortis69.

3.2.2 L’accusation populaire et ses répercussions Il n’est pas douteux que l’athéisme et l’impiété aient constitué des accusations d’origine populaire. Les sources en offrent plusieurs témoignages. A Smyrne, après que Germanicus fût dévoré par les bêtes, la foule réclama l’évêque du lieu en criant : « A bas les athées ! Faites venir Polycarpe ! »70. Lorsque 66 67

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Plutarque, De sup. 9. Tertullien, Apol. 42, 4-7 (voir 38, 4) ; Minucius Felix, Oct. 12, 5-6 ; voir aussi Justin, 1Apol. 9, 1. Origène, CC VIII, 21. R. Minnerath, Les chrétiens et le monde, p. 184-189. Mart. Polyc. 3, 2.

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Polycarpe parut dans le stade, le proconsul lui demanda d’abjurer sa foi en répétant après lui : « A bas les athées ! », injonction à laquelle l’évêque se plia en désignant les païens assistant à son interrogatoire71. Le sens donné au mot « athée » par les Smyrniotes apparaît quelques lignes plus loin lorsque, devant l’obstination de Polycarpe, la foule en colère hurle : « Voilà le docteur de l’Asie, le Père des chrétiens, le destructeur de nos dieux ; c’est lui qui enseigne tant de gens à ne pas sacrifier et à ne pas adorer »72. On ne peut éviter de faire le rapprochement avec Démétrios, l’orfèvre d’Ephèse, qui accusa Paul de nier la divinité des dieux faits de mains d’homme et de dépouiller de sa grandeur Artémis, « celle qu’adorent l’Asie et le monde entier »73. Les propos de Démétrios et des Smyrniotes répondent à la même logique négatrice et désacralisante provoquée par le monothéisme judéo-chrétien. Du côté chrétien, Justin apporte un éclairage identique sur la signification de l’athéisme reproché aux fidèles. Après avoir affirmé que ceux-ci n’adorent pas les dieux communs, il écrit : « De là vient qu’on nous appelle athées : certes, nous reconnaissons être les athées de prétendus dieux de ce genre, mais non pas du Dieu de vérité… ». Et l’apologiste de conclure : «…telle est la doctrine que nous avons reçue et que nous transmettons généreusement à quiconque veut s’instruire »74, révélant par ces mots la propagande de cet athéisme réprouvée par les Ephésiens et les Smyrniotes. Justin témoigne encore du caractère populaire de l’accusation lorsqu’il dit que Crescens « accuse en public les chrétiens d’athéisme et d’impiété, et agit ainsi pour la faveur et le plaisir de la multitude qui est dans l’erreur »75. Lucien raconte que, se sentant menacé par les épicuriens et les chrétiens du Pont qui mettaient sans hésiter en doute la véracité de ses prophéties, Alexandre d’Abonotique tenta de mobiliser les foules en s’écriant dans un oracle « que le Pont était plein d’athées et de chrétiens qui avaient la hardiesse de se répandre en injures contre lui » et que ceux qui voulaient se rendre favorable le dieu Glycon devaient les chasser à coups de pierres76. Après avoir institué de nouveaux mystères en Italie, Alexandre fit la mise en garde suivante aux candidats à l’initiation : « S’il y a ici un athée, soit chrétien, soit épicurien, venu espionner les rites, qu’il s’en aille ! et que ceux qui croient au dieu soient initiés aux mystères pour leur plus grand bien ». A ces mots, il présida à l’expulsion des indésirables en criant : « Dehors les chrétiens ! », et la foule lui répondit en criant : « Dehors les épicuriens ! »77. Il s’agissait là encore de mobiliser la foule contre les individus 71 72 73 74 75 76 77

Ibid. 9, 2. Ibid. 12, 2. Ac. 19, 26-27. Justin, 1Apol. 6, 1-2. Id., 2Apol. 3, 2. Lucien, Alex. 25. Ibid. 38.

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reconnus comme les principaux détracteurs des dieux en réactivant les griefs les plus communément dirigés contre eux. La popularité des reproches d’athéisme et d’impiété, contre lesquels les martyrs de Lyon durent aussi se défendre78, apparaît encore dans le fait qu’ils étaient proférés en lien avec les diverses « impiétés » (Tèåá), c’est-à-dire les flagitia coutumières, que l’on cherchait à leur faire avouer79. Il paraît évident que ces accusations ont largement contribué à mobiliser la foule contre les chrétiens et que l’hostilité païenne s’est cristallisée autour de ce constat social de leur abstentionnisme religieux. L’accusation d’athéisme est surtout repérable dans les sources à partir de la deuxième moitié du IIe siècle et, à dire vrai, presque exclusivement pour cette période80, mais le refus d’adorer les dieux étant une constante de la foi chrétienne, elle a sans nul doute eu cours jusqu’au début du IVe siècle, prise pour une grande part en relais par celle d’impiété. Ainsi, par exemple, dans les Actes de Taraque, Probus et Andronicus (304) l’Póåâåéá est constamment reprochée aux martyrs81 qui sont accusés d’adhérer au « culte impie des chrétiens »82. L’affrontement entre les martyrs et leur juge prend la tournure d’une véritable confrontation entre polythéisme et monothéisme où l’enjeu est d’établir ce qu’est l’authentique piété. Le gouverneur Maximus dit : –Tu méprises les dieux, les empereurs et mon tribunal et tu ne te dis pas coupable ? Andronicus dit : –Je combats pour la piété envers le Dieu véritable. Le gouverneur Maximus dit : –Si tu étais pieux, tu serais disposé à honorer les dieux que les souverains adorent. Andronicus dit : –C’est impiété et non piété de rejeter le Dieu vivant pour adorer des pierres et du bois. Maximus dit : –Les souverains sont-ils des impies, manant ? Andronicus dit : – Oui, tel qu’il me semble, ce sont des impies. Si tu consentais à utiliser un raisonnement droit, tu reconnaîtrais que c’est une impiété de sacrifier aux démons.83

Le gouverneur tente de convaincre Probus de sacrifier au grand dieu Jupiter afin qu’il n’ait pas l’impression d’en adorer plusieurs, mais devant le refus de celui-ci, il s’en prend vivement à ses prétentions religieuses :

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Eusèbe, HE V, 1, 9. Ibid. V, 1, 25. Voir Athénagore, Legatio 31, 1 où anthropophagie et unions incestueuses sont appelées « ôñïöNò êár ìßîåéò PèÝïõò ». J. J. Walsh, « On Christian Atheism », VCh 45 (1991), p. 255-277 pense que l’accusation d’athéisme tend à se substituer aux flagitia à une époque où les chrétiens sont mieux connus et où l’Empire commence à être secoué par des troubles violents (à partir du règne de Marc Aurèle). Il faut pour cela admettre une portée limitée aux griefs auxquels Tertullien s’occupe de répondre dans son Apologétique. Ac. Taraque, Probus et Andronicus 1 ; 24 ; 25 ; 30 ; 35 ; 36 ; 40. Ibid. 1 ; 11 ; 22. Ibid. 10.

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Le gouverneur Maximus dit : –Si tu étais serviteur des dieux, tu leur offrirais des sacrifices et tu serais pieux. Probus dit : –Je suis serviteur de Dieu et non des dieux qui causent la perte de ceux qui les craignent. Le gouverneur Maximus dit : –Sois trois fois maudit ! Tous ceux qui leur accordent des sentiments de piété sont présents autour de mon tribunal et sont honorés par les dieux et les empereurs. Ils te regardent pour que tu sois puni à cause de tes blasphèmes envers les dieux. Probus dit : –Ils sont perdus et seront anéantis s’ils ne se repentent pas et s’ils n’ont pas à l’esprit de devenir les serviteurs du Dieu vivant. Le gouverneur Maximus dit : –Abîmez-lui la face pour qu’il ne dise pas Dieu, mais les dieux.84

C’est sur la base de ce refus obstiné et caractéristique mettant en cause la piété traditionnelle et l’autorité impériale chargée de la préserver que les cités d’Orient mirent en forme les pétitions chargées de demander à l’empereur Maximin Daïa l’expulsion des chrétiens de leur sein. La demande et l’ordre d’expulsion des chrétiens étaient la matérialisation d’une marginalité sociale remarquée et mal supportée par les autres habitants de la cité. Les réponses positives de Maximin aux habitants de Tyr et de Colbasa opposent très nettement la profonde piété des pétitionnaires, dont l’empereur se veut le protecteur, et l’impiété des chrétiens85. La pétition des Lyciens et des Pamphyliens est toute aussi claire : elle réclame qu’il soit interdit aux chrétiens « de transgresser par leur culte grossier celui qui est dû aux dieux » et affirme que « ce résultat serait atteint si … était interdit et supprimé le culte odieux des athées et [imposé à tous] le culte des dieux »86. La teneur de ces différents documents montre qu’impiété et athéisme étaient officiellement reprochés aux chrétiens lors de la Grande Persécution et qu’ils reflètent en cela un état d’esprit général depuis longtemps mal disposé à leur égard. Ils transcrivent précisément l’opinion partagée par les tenants de la tradition qui considéraient les chrétiens comme « les ennemis des dieux et des cultes publics »87, l’inimitié contre les uns supposant toujours l’inimitié contre les autres. Tout comme le superstitieux, l’impie se tient hors du cadre civilisateur de la religion. Refuser les structures religieuses de l’Empire le place en rupture avec le reste de l’humanité. Le but essentiel de la Grande Persécution était justement de restaurer les pratiques et les croyances traditionnelles liées à la romanitas88. L’Empire devait renforcer sa stabilité en unissant tous ses membres dans un authentique concert religieux. C’est la raison pour laquelle on disposa des autels dans les lieux publics, comme dans les salles d’audience

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Ibid. 18. Eusèbe, HE IX, 7, 3-14 ; S. Mitchell, « Maximinus and the Christians », p. 108 (impiété des chrétiens : l. 6 ; piété des pétitionnaires : l. 11 et 13-14). CIL III, 12132 (l. 19-23). Lactance, De mort. pers. 11, 6. P. S. Davies, « The Origin and Purpose of the Persecution of AD 303 », JTS 40 (1989), p. 92.

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ou à l’entrée des thermes89. C’est aussi pour cela que Maximin, après avoir fait relever les temples anciens, ordonna à tous ses sujets, hommes, femmes enfants et serviteurs, d’effectuer un sacrifice qui devait ensuite être consommé et fit en sorte que les viandes sacrifiées soient vendues sur les marchés90. Il s’agissait de favoriser les occasions d’adorer les dieux afin de créer un consentement universel autour des cultes traditionnels. Et le christianisme fut violemment réprimé parce qu’il ne se pliait pas « à la coutume des ancêtres et à l’opinion générale du genre humain »91.

3.3 Athéisme théorique 3.3.1 La critique chrétienne des formes de la religion traditionnelle Si l’athéisme chrétien était ainsi largement repérable grâce à l’expérience sociale, il ne faut pas penser qu’il était dispensé de toute dimension théorique. L’hellénisation dont la foi chrétienne fut l’objet devait lui fournir les armes intellectuelles qui lui permirent de lutter contre les croyances et les rites de la religion traditionnelle. Les apologies chrétiennes sont remplies de critiques envers les dieux, d’où il ressort que l’abstentionnisme religieux des chrétiens était fondé intellectuellement et que cette critique intellectuelle, rendue accessible aux païens, était difficilement dissociable du comportement qu’ils adoptaient à l’égard de la religion gréco-romaine. Pour l’établir, il suffit de constater que l’opinion populaire a affublé plusieurs penseurs grecs d’une réputation d’athéisme parce qu’elle n’a jamais fait la différence entre la négation pure et simple des dieux et la conclusion intellectuelle de l’impossibilité d’une connaissance rationnelle des dieux à laquelle ces penseurs étaient parvenus. Anaxagore fut poursuivi parce qu’il affirma que le soleil était du fer ou de la pierre en feu et la lune une terre, ce qui semblait porter atteinte à la divinité d’Hélios et de Séléné92. Cela suffit pour qu’il fût considéré comme un négateur de tous les dieux par les générations ultérieures et qu’il reçût même le surnom d’« athée »93. Protagoras, jugé à Athènes pour impiété vers 416 av. J.-C., fut banni parce qu’il déclara dans une remarque préliminaire d’un ouvrage philosophique qu’il lui était impossible de savoir si les dieux existaient ou s’ils n’existaient pas. Cet aveu d’agnosticisme fut par la suite interprété comme une profession d’athéisme94. Diogène d’Oenoanda (IIe 89 90 91 92 93 94

Lactance, De mort. pers. 15, 5 ; Eusèbe, Mart. Pal. 9, 2. Ibid. Constantin, Oratio 22, 5. P. Decharme, La critique, p. 156-158. Lucien, Timon 5 ; Irénée, Adv. haer. II, 14, 2. Cicéron, De nat. deor. I, 24, 63 ; Eusèbe, PE XIV, 3, 6.

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siècle ap. J.-C.) commente de façon révélatrice l’affirmation de Protagoras : « Ainsi, il dit qu’"il ne sait pas si les dieux existent", ce qui revient à dire qu’il sait qu’ils n’existent pas »95. De même, Epiphane de Salamine : « Protagoras, d’Abdère, fils de Ménandre, disait qu’il n’y avait pas de dieux, et qu’aucun dieu n’existait »96. Nous pourrions encore citer l’exemple de Diogène de Sinope, suspecté d’athéisme parce qu’il émit des réserves à l’égard de l’efficacité des rites populaires et critiqua vivement les mystères d’Eleusis et de Samothrace97, alors qu’il professait sûrement le panthéisme coutumier des cyniques ; ou bien encore celui de son disciple Stilpon de Mégare, exilé d’Athènes pour impiété après avoir douté de la divinité de l’Athèna de Phidias, expression de sa critique de l’anthropomorphisme divin et du culte des images98. L’exemple d’Epicure est tout aussi éloquent. Le philosophe n’avait pas poussé le souci de libérer les hommes de la crainte du divin et des peines d’outre-tombe jusqu’à nier l’existence des dieux et s’était même toujours plié aux rites civiques. Mais sa pensée sera considérée comme un athéisme, assurément parce que, comme il le dit dans l’une de ses lettres, il n’attachait pas « aux dieux les opinions de la multitude »99. Aucun penseur ancien n’a théoriquement refusé l’existence des dieux de façon absolue, si ce n’est Théodore de Cyrène dont le refus de croire qu’aucune chose puisse être éternelle et impérissable faisait de lui un athée dans le sens que l’on attribue ordinairement au mot100. Si certains d’entre eux furent considérés comme athées, c’est parce que leur réflexion portait atteinte à la tradition religieuse telle qu’elle était reçue depuis des générations et dont la protection, pour cette raison même, était assurée par l’Etat. Les chrétiens ne se contentaient pas de ne pas paraître dans les manifestations religieuses, ils justifiaient leur position en avançant des arguments qui mettaient en pièces les principaux éléments de la religion gréco-romaine. Ainsi en était-il des statues et des temples. La représentation plastique des dieux imposait continuellement aux Grecs et aux Romains leur souvenir en les rendant omniprésents. Les statues étaient intégrées dans la vie commune et appelaient quelquefois à des rites spontanés, comme le montre le début de l’Octavius où Minucius Felix relate qu’au cours d’une promenade sur la plage d’Ostie avec ses deux compagnons, Octavius et Cécilius, ce dernier, passant à 95 96 97

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Les Présocratiques, XXIII, p. 995 (= Inscription 12 c 2 [éd. William I, p. 19]). Epiphane, Panarion, De fide 9, 20. Diogène Laërce, Vitae phil. VI, 59 (voir 42) ; voir aussi les appréciations d’Epictète, Diss. III, 22, 91 et de Tertullien, Ad nat. II, 2, 10. E. Derenne, Les procès d’impiété, p. 202-206. Diogène Laërce, Vitae phil. X, 123 ; Elien, Hist. var. II, 31 place Epicure aux côtés de Diagoras, Hippon et Evhémère ; voir P. Decharme, La critique, p. 243-258 ; G. Minois, Histoire de l’athéisme, p. 56-60. E. Derenne, Les procès d’impiété, p. 207-210.

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côté d’une statue de Sérapis, porta sa main à ses lèvres en signe d’adoration101, acte qui est à l’origine de la grande controverse l’opposant par la suite au chrétien Octavius. Cette mise en scène montre que même un Romain éclairé comme Cécilius était porté à manifester son respect pour les images divines. De grands noms comme Plutarque, Dion Chrysostome, Maxime de Tyr ou bien Porphyre se sont employés à défendre la validité du culte des images102 et il n’est pas douteux que celles-ci continuaient de jouer un rôle important dans la piété populaire. Les Romains cultivés du début du IVe siècle mettaient en avant l’idée que, même si l’on savait que les images n’étaient revêtues d’aucune divinité, elles étaient néanmoins nécessaires parce que les représentations de la divinité, en magnifiant les puissances célestes et en rendant sensible la présence des dieux, étaient susceptibles d’inspirer à la foule ignorante la crainte qui devait la conduire à adopter de bons comportements sociaux103. Les apologistes emploient tous les mêmes arguments pour prouver l’inanité de ce culte si répandu : les idoles sont taillées, polies, fondues par des ouvriers104 ; c’est le travail de l’homme qui mène le dieu à l’existence, puisqu’il n’était auparavant que vile matière105 ; tous ces dieux forgés sont insensibles aux prières et aux honneurs qu’ils reçoivent et la nature de leur composition les destine à la corruption106. Seul Tatien se distingue de ses collègues en axant sa polémique sur les sujets représentés, à ses yeux caractérisés par leur immoralité, mais il dénonce avec une véhémence identique à celle des autres apologistes la débauche et le meurtre célébrés par la statuaire107. Les chrétiens se sont tout autant occupés à dévaloriser les temples en rappelant qu’ils n’étaient à l’origine que des tombeaux108, en réduisant leur fréquentation à d’impurs mobiles109, ou bien en signifiant que le Dieu véritable, du fait de son incommensurabilité et de sa nature indicible, ne peut être soumis à aucune limitation géographique ou matérielle et qu’il 101 102

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Minucius Felix, Oct. 2, 4. C. Clerc, Les théories relatives au culte des images chez les auteurs grecs du IIme siècle après J.-C., Paris, 1915, p. 171-256. Arnobe, Adv. nat. VI, 24. Aristide, Apol. 13, 1. 3 ; Justin, 1Apol. 9, 2 ; Ad Diogn. 2, 3 ; Théophile, Ad Autol. II, 2. 34 ; Clément, Protr. 7, 5 ; 47-48 ; 57, 4-58, 2 ; 62, 3 ; 98, 1-2 ; Tertullien, Apol. 12, 2-5 ; Minucius Felix, Oct. 24, 5-8. 10 ; Cyprien, Ad Dem. 12 ; Hom. clem. X, 9 ; Rec. clem. V, 16, 3. Préd. Pierre fgt 3ab ; Ad Diogn. 2, 7 ; Athénagore, Legatio 15-17 ; Clément, Protr. 51, 6 ; Rec. clem. V, 14, 3 ; 15, 4. Aristide, Apol. 3, 2-3 ; 13, 1 ; Justin, 1Apol. 9, 4 ; Ac. Apoll. 14-19 ; Théophile, Ad Autol I, 1 ; Ad Diogn. 2, 4 ; Clément, Protr. 50,4-51, 5 ; 52, 1-53, 3 ; Tertullien, Apol. 12, 6-7 ; Minucius Felix, Oct. 24, 9 ; Hom. clem. X, 7-8 ; Rec. clem. V, 14, 2 ; 15, 1. 5-7 ; 16, 1-4. Sur la polémique chrétienne des images et ses précédents juifs, voir C. Clerc, Les théories relatives au culte des images, p. 125-168. Tatien, Oratio 33-34. Athénagore, Legatio 28, 7. 9 ; Clément, Protr. 44, 4-45, 5. Tertullien, Apol. 15, 7 ; Minucius Felix, Oct. 25, 11.

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convient de l’adorer en devenant soi-même un temple110. Plus tard, Arnobe reprendra ces différents thèmes pour constituer une critique plus élaborée des statues et des temples qu’il exposera dans le sixième livre de son Contre les Nations. L’argumentation chrétienne contre les statues et les temples était assez connue pour que Celse réagisse contre elle. Le platonicien verse dans l’ironie mordante quand, après avoir établi que les chrétiens se trompent lorsqu’ils jugent « faire un acte de piété » en croyant Dieu un être mortel, il compare « la chair humaine de Jésus à l’or, à l’argent et à la pierre et dit qu’elle était davantage corruptible »111. Il ne pouvait évidemment pas accepter que l’on puisse critiquer de façon si systématique l’adoration des images alors que sa pratique presque universelle prouvait qu’elle honorait les dieux : [Les chrétiens] méprisent ouvertement les statues. Est-ce parce que la pierre, le bois, l’airain, l’or ne peuvent par le travail de tel ou tel artisan devenir un dieu ? Bien risible sagesse ! Qui donc, à moins d’être tout petit enfant, les prend pour des dieux et non pour des offrandes votives consacrées aux dieux et des images des dieux ? Serait-ce qu’on ne doit point admettre des images divines parce que Dieu est d’une autre forme, comme le pensent aussi les Perses ? A leur insu, ils se réfutent eux-mêmes quand ils disent : Dieu a fait l’homme à son image et d’une forme semblable à la sienne. Ils conviendront bien que ces statues sont en l’honneur de certains êtres, semblables ou différents de forme, mais ils pensent que ces êtres à qui elles sont consacrées ne sont pas des dieux mais des démons, et qu’on ne doit pas rendre un culte aux démons quand on adore Dieu.112

Même si pour Celse il est clair que les dieux ne doivent pas être identifiés aux statues qui les représentent, il juge que s’en prendre aux images divines revient à nier leur existence : « Les Chrétiens disent : voici que je me tiens devant la statue de Zeus, d’Apollon ou de quelque autre dieu, je l’injurie et le frappe, et il ne se venge pas de moi »113. Ce résumé caricatural de l’argumentaire apologétique contre les statues montre bien comment la critique professée à leur encontre pouvait nourrir l’idée de l’athéisme chrétien chez les païens traditionalistes. Porphyre considérait aussi le culte des images comme une démarche religieuse cohérente. Pour lui, les nombreuses représentations plastiques des dieux étaient l’expression symbolique des forces cosmiques. Le philosophe consacra un ouvrage, intitulé Sur les images des dieux, à démontrer que la 110

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Ac 17, 24 ; Aristide, Apol. 1, 4-5 ; 13, 2-3 ; Tatien, Oratio. 15 ; Théophile, Ad Autol. I, 2-6 ; II, 3 ; Minucius Felix, Oct. 32, 1-2. Origène, CC III, 41-42. Ibid. VII, 62 ; voir aussi I, 5. La différence entre le dieu et l’objet votif est aussi présente chez Athénagore, Legatio 18, 1 et était toujours invoquée contre les chrétiens au début du IVe siècle, voir Arnobe, Adv. nat. VI, 17 ; Lactance, Div. Inst. II, 2, 1. Origène, CC VIII, 38 ; voir VIII, 41 : « En insultant leurs statues tu te moques des dieux… ».

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visibilité des images constituait un relais sensoriel vers la compréhension de la divinité invisible : par exemple, Zeus, image de l’Intellect (íï™ò), est représenté assis pour exprimer la stabilité de sa puissance, découvert dans sa partie supérieure car visible dans les régions supérieures de l’univers et vêtu dans sa partie inférieure car invisible dans les régions inférieures de l’univers, doté d’un sceptre et d’un aigle dans chaque main, symboles de la souveraineté divine114. Chaque divinité correspondait ainsi à une force céleste ou terrestre régissant l’univers dont les images étaient une exégèse115. Porphyre taxait d’incompétence ceux qui paraissaient incapables de s’élever au-delà de la simple représentation et il semble bien que cette critique visât en premier lieu les chrétiens qui étaient à ses yeux les principaux ennemis de la civilisation hellénique : Rien d’étonnant si les plus ignorants regardent les statues comme du bois ou de la pierre, de même que ceux qui ne savent pas lire voient dans les stèles des pierres, dans les tablettes du bois, dans les livres du papyrus tressé.116

Il est évident que le culte aniconique des chrétiens et l’inutilité de lieux consacrés pour le célébrer contribuèrent à alimenter le grief d’athéisme contre les fidèles. L’interjection d’Autolykos : « Montre-moi ton Dieu », qui ouvre le premier livre de l’apologie de Théophile d’Antioche, manifeste le peu de sensibilité que ressentait à l’égard du Dieu invisible des chrétiens un païen qui se glorifiait de ses idoles117, assurément parce qu’elles permettaient un contact plus manifeste avec les dieux. Celse accuse les chrétiens d’éviter volontairement « d’édifier des autels, des statues et des temples » et met cela au compte de leur goût malsain du secret118. Il défend l’utilité des temples qu’il considère comme des lieux privilégiés de la révélation divine119. La critique est reprise par Cécilius qui se demande pourquoi les chrétiens n’ont « pas d’autels, pas de temples, pas d’effigies divines connues » et s’interroge sur « ce dieu qu’ils ne peuvent ni montrer ni voir »120. Il attribue par ailleurs une grande valeur religieuse et culturelle aux temples qui « sont plus vénérables par les divinités qui les habitent, qui y sont présentes et résidentes, que riche par la décoration, les ornements et les offrandes »121. Arnobe témoigne encore du fait 114 115

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Eusèbe, PE III, 9, 3-5. Voir différents exemples de ce type d’exégèse dans les fragments du Ðåñß PãáëìÜôùí répartis dans le troisième livre de la Préparation évangélique d’Eusèbe et édités par J. Bidez, Vie de Porphyre, p. 1*-23*. Eusèbe, PE III, 7, 1. Sur cette identification, voir J. Bidez, Vie de Porphyre, p. 21. Théophile, Ad Autol. I, 1-2. Origène, CC VIII, 17. Ibid. VII, 35 ; VIII, 45. Minucius Felix, Oct. 10, 2. 5. Ibid. 7, 5.

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lorsqu’il annonce qu’il consacre son sixième livre au problème des temples et des images : « A ce sujet, vous avez l’habitude de nous imputer le crime de la plus grande impiété, parce que nous n’édifions pas de temples consacrés au service de l’adoration, nous n’élevons pas de statue ou d’image à quelque dieu que ce soit, nous ne fabriquons ni d’autels publics, ni d’autels privés, nous n’offrons pas le sang d’animaux sacrifiés, ni encens, ni produits de la terre salés, et nous ne versons pas non plus de vin pur en libation dans les patères »122. Le culte en esprit observé par les chrétiens n’offrait aucun des repères religieux communs aux païens et décontenançait quelquefois les persécuteurs. Ainsi voit-on le préfet Rusticus s’enquérir du lieu de rassemblement des chrétiens mais n’obtenir de Justin que l’adresse de son école « car, lui répond d’abord l’accusé, le Dieu des chrétiens n’est pas circonscrit à un lieu, mais invisible, il remplit le ciel et la terre, et il reçoit en tous lieux l’adoration et la louange de ses fidèles »123. Autre événement révélateur : le 23 février 303, en guise de prélude à la persécution programmée contre les chrétiens, le préfet, sur ordre de Dioclétien et Maximien, ordonna à ses soldats d’arracher les portes de l’église de Nicomédie et de rechercher la statue du Dieu des chrétiens ; ils ne trouvèrent bien sûr que les saintes Ecritures qui furent brûlées avant que l’on procède au pillage puis à la destruction du bâtiment124. Parce que les chrétiens croyaient en un Dieu unique et invisible qui ne pouvait être enfermé dans un lieu et qu’il n’était pas convenable de représenter, les païens se moquaient d’eux, de la même manière qu’ils se moquaient des Juifs, en disant qu’ils comptaient les nuages en priant125. Les chrétiens s’employèrent également à justifier leur refus de sacrifier, une attitude que les païens eurent maintes fois l’occasion de vérifier puisque le sacrifice fut l’acte cultuel imposé à tous ceux qui furent jugés pour leur foi chrétienne durant les trois premiers siècles126. Les croyants eurent également l’occasion de se distinguer sur ce point en temps de paix puisque, durant la période de tolérance que l’Eglise connut à la fin du IIIe siècle, les chrétiens fortunés, légalement soumis aux liturgies municipales, parvinrent quelquefois à remplir leur charge sans se trouver dans l’obligation de sacrifier eux-

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Arnobe, Adv. nat. VI, 1. Ac. Justin 3, 1. Lactance, De mort pers. 12, 2. Tertullien, Apol. 24, 5. R. M. Grant, « Sacrifices and Oaths as Required of Early Christians » dans Kyriakon. Festschrift J. Quasten, T1. Ed. P. Granfield & J. A. Jungmann, Münster, 1970, p. 14-15. C’est sur la base du refus de sacrifier que fut défini l’illégalité du christianisme ; voir A. Rousselle, « Le crime de christianisme » dans Ordre moral et délinquance de l’Antiquité au XXe siècle. Actes du colloque de Dijon (7 et 8 octobre 1993). Ed. B. Garnot, Dijon, 1994, p. 270-272.

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mêmes127, ce qui signalait publiquement leur désintérêt pour cet acte religieux fondamental. En raison de sa signification religieuse et politique, seul le geste rituel comptait, à tel point que l’on exhortait les chrétiens à l’accomplir tout en conservant intérieurement leurs opinions128. Et c’est justement à cause de cette signification que les chrétiens s’obstinaient dans leur refus. Lors de son procès, Justin affirma qu’accepter de sacrifier marquait pour un chrétien le passage de la piété à l’impiété129. Les chrétiens rejetaient ce signe essentiel de soumission à la divinité en mettant en avant que Dieu, en tant que créateur de l’univers, n’en avait nul besoin130, que les idoles faites de bois et de pierre étaient insensibles à cet honneur131 et que le véritable sacrifice exigé par Dieu était la pratique de la justice et l’ascèse exigée par la prière132. Le refus du sacrifice était lui aussi fondé rationnellement. La critique des principaux éléments du décor religieux gréco-romain était ainsi fondée sur un solide support intellectuel.

3.3.2 La critique chrétienne du fond de la religion traditionnelle Les apologistes ne se sont pas limités à la critique des formes de la religion traditionnelle, ils se sont aussi attaqués à son fond. Ils s’en prirent sans complexe à l’œuvre des poètes qui fournissait ses figures divines à la piété populaire. Les chrétiens s’autorisaient d’autant plus à décrier la mythologie que des Grecs cultivés l’avaient fait avant eux. Ils reprirent donc les mêmes armes que les Grecs pour battre en brèche l’anthropomorphisme des dieux de la mythologie133. L’œuvre des poètes n’était pour eux qu’un tissu d’absurdités et de grossièretés où tous les vices se rencontraient, ce qui la disqualifiait comme autorité religieuse et philosophique. Ce rejet était lourd de conséquences lorsque l’on sait que Homère, Hésiode et Orphée étaient considérés par les Grecs comme les plus anciens théologiens134. Les apologistes s’insurgent contre le caractère aberrant des récits mythologiques, blâment l’immoralité des prétendus dieux mis en scène par les poètes et 127 128

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Concile d’Elvire, Can. 3 et 55. Tertulien, Apol. 27, 2 ; Origène, Exh. ad mart. 45 ; voir les exemples cités par Eusèbe, HE VIII, 3, 2. Le préfet Culcianus encourage Philéas à considérer la pratique juive (il cite les exemples de Paul et Moïse) pour sacrifier (Ac. Philéas 2, 2). Ac. Justin 5, 4. Aristide, Apol. 1, 5 ; 13, 4 ; Justin, 1Apol. 13, 1 ; Tatien, Oratio 4 ; Athénagore, Legatio 13, 2-4 ; Ad Diogn. 3, 3-5. Ibid. 2, 8-9 et 3, 5. Justin, 1Apol. 13, 2 ; Tertullien, Apol. 30, 4-6 ; Minucius Felix, Oct. 32, 3 ; Arnobe, Adv. nat. IV, 30-31. B. Pouderon dans Histoire du christianisme, T1, p. 832-833. Ibid. p. 836.

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condamnent la mauvaise influence que leurs récits pouvaient avoir sur leur public135. A cet égard, Aristide, Tatien, Athénagore, Arnobe, Lactance et la littérature pseudo-clémentine refusent catégoriquement l’échappatoire, devenue assez commune, que représentait le recours à l’allégorie136. Les apologistes attaquèrent les récits poétiques sans aucune concession, même culturelle. Ils étaient conscients du substrat idéologique que constituaient les mythes pour la religion gréco-romaine et s’en prendre violemment à ces histoires était effectuer une tentative pour déstabiliser ce gigantesque édifice. Homère et Hésiode demeuraient des références culturelles incontournables en matière de réflexion religieuse137. Ces efforts montrent combien la stature des poètes était encore imposante et apte à rassurer les lettrés qui voulaient rester fidèles à la civilisation classique. C’est la raison pour laquelle Celse regarde Hésiode et les autres poètes comme des auteurs inspirés et la source des connaissances religieuses primitives où l’on pouvait puiser « maintes vérités divines »138. La tradition judéo-chrétienne ne pouvait pas rivaliser avec leur haute autorité. Dans la période de renouveau religieux de la fin du IIe siècle, marqué par d’importantes influences orientales, parmi lesquelles Celse comptait les progrès du christianisme, il était plus que jamais question de se référer à ces prestigieuses figures dont les œuvres soutenaient les conceptions traditionnelles de la piété gréco-romaine. L’emploi de l’évhémérisme par les chrétiens pour discréditer la divinité des dieux mis en scène dans les mythes n’était pas fait pour arranger leur réputation d’athées. Le système d’Evhémère (v. 340-v. 260 av. J.-C.) consistait à regarder les dieux connus par les traditions mythiques comme ayant été autrefois des hommes d’une envergure exceptionnelle auxquels le peuple avait décerné la divinité après leur mort par crainte, par admiration ou par reconnaissance. Evhémère s’était efforcé dans son Inscription sacrée (titre dérivé de l’inscription attribuée à Zeus et Hermès célébrant les hauts faits des « dieux » que l’auteur prétendit avoir découvert sur l’île imaginaire de Panchaïe) d’interpréter les récits poétiques dans un sens essentiellement historique139. Les apologistes avaient entre leurs mains une arme fondée sur une exégèse historique qui leur permettait de déstabiliser les croyances traditionnelles à l’aide d’une méthode rationnelle. En l’utilisant, ils prenaient 135

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Aristide, Apol. 8-11 ; 13, 7-8 ; Justin, 1Apol. 4, 9 ; 21, 1-5 ; 23, 3 ; 25, 1-3 ; 33, 3 ; 54, 1-2 ; 2Apol.10, 5-6 ; 12, 5 ; Tatien, Oratio 8 ;10 ; 21 ; Théophile, Ad Autol. I, 9 ; II, 12. 30. 33 ; III, 2-3 ; Clément, Protr. 13-20 ; 26 ; 28-37 ; Tertullien, Ad nat. II, 7, 8-18 ; Apol. 14, 2-6 ; Minucius Felix, Oct. 23, 1-8 ; Ps.-Justin, Cohor. 2 ; Arnobe, Adv. nat. IV, 19-24. 32-34. J. Pépin, Mythe et allégorie, p. 393-435. Invoquer l’autorité d’Homère était une démarche si indispensable pour cautionner sa pensée que l’on avait fait de lui un philosophe, voir J. Pépin, « Le "challenge" Homère-Moïse aux premiers siècles chrétiens », RevSR 2 (1955), p. 117-119. Origène, CC IV, 36 ; VII, 41 ; pour Homère, voir VI, 42 et VII, 28. P. Decharme, La critique, p. 371-393.

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aussi le risque de se réclamer d’un procédé d’interprétation fortement connoté d’athéisme140. Malgré ce risque, la majorité d’entre eux n’hésitèrent pas à l’employer afin de démontrer que les dieux ne furent en réalité que des hommes et qu’à ce titre, il n’était pas légitime de les adorer141. Celse paraît s’en prendre à l’évhémérisme des chrétiens lorsqu’il relève qu’en ce qui concerne les Dioscures, Héraclès, Asclépios et Dionysos, ceux-ci ne supportent pas « de les considérer comme des dieux, parce qu’ils étaient d’abord des hommes, en dépit des multiples et généreux services qu’ils ont rendu à l’humanité… »142. Il faut toutefois admettre que cette constatation ne vise que des héros que les Grecs eux-mêmes considéraient comme ayant eu une existence humaine avant d’accéder au rang des dieux. Celse ne s’en prend donc pas directement à l’évhémérisme chrétien mais s’efforce à partir de cette remarque d’établir une comparaison entre le culte dédié à des hommes valeureux et celui accordé à Jésus pour montrer que le cas de ce dernier n’était pas unique et que les honneurs dont il était jugé digne n’en faisait pas moins de lui un homme143. En tant qu’homme mortel, il n’était pas différent d’Asclépios, Dionysos ou Héraclès et, par conséquent, son culte ne mérite aucune supériorité144. Celse achève sa charge en s’en prenant plus précisément au raisonnement évhémériste : il réagit vivement contre les moqueries des chrétiens proférées contre « ceux qui adorent Zeus sous prétexte qu’on montre en Crète son tombeau … sans savoir pourquoi ni comment les Crétois agissent de la sorte »145. L’un des principaux arguments de la thèse évhémériste pour démontrer l’humanité initiale des dieux était en effet l’existence de tombeaux que les traditions locales présentaient comme la dernière demeure de 140 141

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Voir B. Pouderon, Supplique au sujet des chrétiens, Paris, 1992, p. 328-329 (Appendice III). Tatien, Oratio 21 et 27 ; Athénagore, Legatio 28-30 ; Ac. Apoll. 22 ; Clément, Protr. 29-31 ; Tertullien, Ad nat. II, 9, 10-23 ; 12-15 ; Apol. 10, 2-11, 15 ; Minucius Felix, Oct. 20, 5-22, 4 ; 23, 9-13 ; Arnobe, Adv. nat. I, 30 ; 36-37 ; II, 70 ; IV,14-15 ; 24-29 ; VI, 6-7 ; Lactance, Div. inst. I, 11 ; 13-16 ; Epitomé 11-14 ; De ira Dei 11, 7-10 ; Eusèbe, PE II, 52-62 ; III, 3, 17-20 (voir aussi V, 3, 2 ; VII, 2, 2) ; Hom. clem. X, 9 ; Rec. clem. X, 25. Bien que Théophile d’Antioche soit gêné par la figure d’Evhémère, un « athée » qui, « après avoir dégoisé sans vergogne ni retenue sur les dieux, a fini par décider qu’il n’y avait absolument pas de dieux… » (Ad Autol. III, 7), il recourt tout de même à des arguments évhéméristes lorsqu’il affirme que les noms des dieux sont ceux d’hommes morts, voir I, 9. 10 ; II, 2. 8. 34. Sur l’évhémérisme chez les chrétiens, voir F. Zucker, « Euhemeros und seine FÉåñN PíáãñáöÞ bei den christlichen Schriftstellern », Philologus 64 (1905), p. 465-472 ; K. Thraede, « Euhemerismus », RAC VI (1966), col. 883-890 ; J. Pépin, « Christianisme et mythologie. L’évhémérisme des auteurs chrétiens » dans Dictionnaire des mythologies et des religions des sociétés traditionnelles et du monde antique, T1. Ed. Y. Bonnefoy, Paris, 1981, p. 175181. Origène, CC III, 22 ; voir les parallèles avec les sources chrétiennes cités par M. Borret dans l’édition du Contre Celse, T2, p. 51, n. 3. Origène, CC III, 24. 26. 31-34. 36-37. Ibid. III, 41-43. Ibid. III, 43.

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personnages mythologiques, le plus célèbre d’entre eux étant le tombeau de Zeus en Crète. Cette preuve apparente de la mort des dieux fut exploitée avec bonheur par les apologistes146. Celse répercute dans son Discours véritable le topos apologétique des chrétiens pour leur reprocher de ne pas comprendre la signification véritable du mythe de Zeus et, par conséquent, le symbolisme impliqué dans le culte crétois. Il est intéressant de voir qu’il cherche surtout à justifier la pratique cultuelle que l’argumentation évhémériste des chrétiens mettait en cause. Le philosophe ne considérait visiblement pas celle-ci comme un pur intellectualisme puisqu’il se pensait obligé de défendre le culte crétois en invoquant la nécessité de comprendre le sens caché des récits mythologiques. Que Celse se donne la peine de relever ce trait et d’y répondre montre que cette argumentation était capable de créer un véritable embarras chez les défenseurs de la tradition. Bien que croyant en l’existence d’un seul Dieu, les chrétiens n’ont pas nié purement et simplement l’existence des divinités païennes. La question de leur existence était résolue par l’assimilation de ces dieux à de méchants démons. Cette approche théologique rentrait aussi dans la démarche de critique systématique de la religion gréco-romaine et renforçait sans nul doute l’opinion que les chrétiens étaient des athées147. Les chrétiens sont toujours restés fidèles à l’idée, directement héritée du judaïsme, que les démons étaient des êtres spirituels créés par Dieu qui s’étaient un jour révoltés contre lui et qui s’opposaient à son œuvre. Ils étaient « les anges qui n’avaient pas gardé leur rang mais qui avaient abandonné leur demeure… »148, des anges pécheurs149 désormais au service du mal, utilisant leur autonomie pour détourner les hommes du vrai Dieu par l’idolâtrie, la magie, la possession ou bien encore la persécution dans le cas des chrétiens. La théologie chrétienne avait intégré sans difficulté la tradition juive faisant remonter l’existence des dieux à l’épisode de Gn 6, 1-4, les présentant ainsi comme le produit des rapports entretenus entre les anges déchus et les femmes de mortels150. Il était communément admis dans les églises que le culte rendu aux idoles s’adressait 146

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Tatien, Oratio 27 (Zeus) ; Athénagore, Legatio 30, 3 (Zeus) ; Théophile, Ad Autol. I, 10 ; II, 3 (Zeus) ; Clément, Protr. 29, 1 ; 37, 4 (Zeus) ; 45 ; Tertullien, Apol. 10, 4 ; 25, 7 (Jupiter) ; Minucius Felix, Oct. 21, 1 ; 23, 13 (Jupiter) ; Arnobe, Adv. nat. VI, 6-7 ; Lactance, Div. Inst. I, 11, 13 ; Epitomé 13, 2. 4 (Jupiter) ; Hom. clem. V, 23 ; VI, 21 ; Rec. clem. X, 24. Sur l’utilisation apologétique de cet argument évhémériste, voir J. Pépin, « Christianisme et mythologie », p. 178-179. A. B. Drachmann, Atheism in Pagan Antiquity, p. 127-132 en fait la cause principale. Jude 6. 2P 2, 4. Jude 7 ; Justin, 1Apol.5, 2 ; 2Apol. 5, 3 ; Tatien, Oratio 12 ; Athénagore, Legatio 24, 5-6 ; Clément, Protr. 40, 1 ; Tertullien, Apol. 22, 3 ; Origène, CC IV, 92 ; Commodien, Instr. I, 3 ; Lactance, Div. inst. II, 14, 1-3 ; Eusèbe, PE V, 4, 8-10 ; Hom. clem. VIII, 13 ; Rec. clem. I, 29, 1-3. Sur l’origine juive de l’identification entre démons et dieux païens, voir B. Pouderon, Histoire du christianisme, T1, p. 833-834.

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en fait à ces mauvais esprits151. L’hellénisme ne diffusait pas une image aussi négative des démons. Les Grecs pensaient que les démons étaient des créatures intermédiaires entre la nature humaine et la nature divine dont la fonction principale était de seconder le Dieu suprême dans le gouvernement du cosmos152. Ils étaient les messagers des prières entre ici-bas et les régions célestes153 et assistaient les hommes pour les conduire sur la voie de la probité et les encourager dans leurs doutes et leurs difficultés154. Contrairement à ce qu’affirmaient les chrétiens, les démons n’étaient donc pas considérés comme foncièrement mauvais bien que, plus particulièrement sous l’influence des spéculations de Xénocrate, la pensée grecque se soit habituée à la distinction entre bons et méchants démons. A l’époque impériale, on admettaient sans difficulté l’activité de méchants démons, particulièrement si l’on était de l’école de Platon155. Bon ou méchant, le démon faisait partie des conceptions philosophiques et religieuses communes et avait une place dans les honneurs qu’il convenait de rendre aux dieux. Même si le langage des chrétiens sur les méchants démons n’était pas complètement isolé, ceux-ci se distinguaient par le fait qu’ils ne concevaient pas qu’un démon puisse avoir une influence bienfaisante. Tout ce qui venait de la part des démons n’était que séduction, méchanceté et tromperie et les honorer comme des dieux était une grave erreur156. Les apologistes proclamaient même l’infériorité et la condamnation de ces fausses divinités soumises au jugement de Dieu et à la puissance déléguée par le Christ aux chrétiens157. Ainsi Eusèbe déclare-t-il fièrement que

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1 Co 10, 19-21 ; Ap 9, 20 ; Athénagore, Legatio 23, 1-3 ; Clément, Protr. 41, 3 ; 44, 1-3 ; Tertullien, Apol. 22, 12 ; Minucius Felix, Oct. 27, 1 ; Origène, CC VIII, 60-62 ; Lactance, Div. inst. II, 16, 3 ; Eusèbe, PE V, 2, 1-2 ; Hom. clem. VIII, 19-20 ; IX, 13-15 ; Rec. clem. IV, 26. Apulée, De deo Socr. 6 ; Jamblique, Myst. Aeg. I, 20 ; VI, 6. Plutarque, De Iside 26 ; Apulée, De deo Socr. 6. Maxime de Tyr, Diss. XIV, 7-8. Maxime (ibid.. XV, 7) affirme avoir lui-même aperçu Castor et Pollux, tels des astres brillants, au-dessus d’un navire pour le diriger dans la tempête. Les démons pouvaient être perçus comme des divinités tutélaires personnelles, voir Apulée, De deo Socr. 16. Par exemple, Plutarque, De Iside 25 enseignait que les actions immorales racontées dans les mythes devaient être attribuées aux démons car leur nature les soumettait aux passions, à l’erreur et à la violence tandis que la divinité ne pouvait être nullement impliquée dans l’existence du mal. Apulée, De deo Socr. 15 identifie les bons démons aux génies et les mauvais aux lémures. Justin, 1Apol. 9, 1 ; 12, 5 ; 14, 1 ; 26, 1-3. 5 ; 44, 12 ; 54, 1 ; 56, 1 ; 58, 1-3 ; 62, 1-2 ; 64, 1 ; 66, 4 ; 2Apol. 5, 3-5 ; Tatien, Oratio 7 ; 12 ; 14 ; 15 ; 16 ; 17 ; Athénagore, Legatio 25-26 ; Théophile, Ad Autol. II, 8. 36 (Sibylle) ; Clément, Protr. 40-44 ; Tertullien, Apol. 22-23 ; Minucius Felix, Oct. 26, 8-27, 8 ; Lactance, Div. Inst. II, 14, 10-15, 2 ; 16, 1-21 ; ; Eusèbe, PE IV, 5, 3-5 ; 14, 10 ; 15, 3-9 ; 16, 20-27 ; 17, 1-11 ; 22, 13-15 ; V, 2-3 ; 9, 10-16. Justin, 1Apol. 28, 1 ; 45, 1 ; 52, 3 ; 2Apol. 6, 5-6 ; 7, 1-3 ; 8, 3-4 ; Tertullien, Apol. 23, 4-19 ; 27, 5-7 ; Minucius Felix, Oct. 27, 5-7 ; Lactance, Div. Inst. II, 15, 3-8 ; IV, 27, 1-6. 8. 13-17.

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l’anéantissement des démons coïncidait avec l’apparition du christianisme158. En assimilant les dieux à de méchants démons coupables d’aveugler et de pervertir les hommes, les chrétiens manifestaient la volonté de donner une explication qui aboutissait logiquement à la condamnation des croyances polythéistes et, par conséquent, du système religieux qui lui était lié. Celse, en tant que platonicien, se devait de combattre une conception qui dévalorisait aussi puissamment les entités démoniaques. Il était manifestement conscient du danger qu’une telle présentation faisait courir au culte traditionnel. Il accuse les chrétiens d’insulter les démons en niant leur divinité et leur capacité d’action159. Pour contrer la démonisation négative des chrétiens, il cherche à convaincre ses lecteurs que les démons sont dignes de recevoir des honneurs divins et qu’ils n’y sont pas insensibles160. Leur culte, par les prières et les sacrifices, est nécessaire pour bénéficier de leur bienveillance pour la raison logique que ce sont eux « qui ont reçu en partage les choses de la terre » et qui assistent les hommes personnellement. A ce titre, ils méritent d’être craints et honorés et les ignorer serait une marque d’ingratitude161. Et Celse ne doute pas que les démons soient aptes à se venger lorsqu’ils sont négligés et apporte comme première preuve de son affirmation la persécution engagée contre les chrétiens à cause de leurs blasphèmes contre les dieux162. Il évoque ensuite les oracles, les miracles, les apparitions, les guérisons, la prospérité dont jouissent les pieux et, a contrario, la folie, la maladie, le désespoir suicidaire ou bien encore la destruction soudaine qui frappent les impies, autant de manifestations surnaturelles qui prouvent la réalité des châtiments éternels révélés par les cultes à mystères. Ces exemples d’interventions concrètes confirment de manière irréfutable la puissance des dieux alors que les chrétiens, dont la doctrine affirme le même genre de punition divine, sont incapables d’avancer des preuves aussi tangibles du pouvoir de leur dieu163. Cette offensive cherche de façon évidente à établir l’existence et la faculté d’action des dieux-démons niées par les chrétiens. Bien

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Eusèbe, PE V, 1 ; voir aussi IV, 21, 1-5 et V, 17, 13. En DE V, praef., il attribue le silence des oracles à l’avènement du christianisme. Origène, CC VIII, 54. Sur la nécessité exprimée par Celse de rendre un culte aux démons, voir J. Puiggali, « La démonologie de Celse penseur médio-platonicien », EC 55 (1987), p. 35-40. Origène, CC VIII, 33-35. 55. Celse partage la croyance que les démons assistent le Dieu suprême dans le gouvernement du cosmos, voir J. Puiggali, « La démonologie de Celse », p. 18-22. Origène, CC VIII, 35. 40-41. Ibid. VIII, 45. 48 ; sur l’autorité des démons sur le corps, voir aussi VIII, 58 et à propos des « princes et des rois parmi les hommes », Celse croit également que « ce n’est pas sans une force démoniaque qu’ils ont obtenu leur dignité sur terre » (ibid. VIII, 63).

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que, suite à l’enseignement de certains sages164, Celse fasse part de la prudence qu’il convient d’observer à l’égard du culte rendu à des démons trop attachés aux choses corporelles du fait de leur composition hétérogène (sacrifices, incantations, guérison des corps, oracles), il préfère « croire que les démons ne désirent rien, n’ont besoin de rien mais se complaisent en ceux qui leur rendent ces devoirs de piété »165. Le philosophe préfère ici se démarquer d’une conception démonologique qui se rapproche trop de celle des chrétiens pour insister sur le caractère purement spirituel du culte qu’il convient de rendre aux dieux. Il insiste sur le fait que l’honneur rendu aux démons et les bénéfices matériels qui en découlent ne doivent pas détourner l’âme des biens supérieurs et qu’en tout temps et en toutes circonstances, celle-ci doit rester tendue vers le Dieu suprême166. Sur ce plan, le culte des démons, s’il est convenablement observé, est un moyen d’honorer le grand Dieu. Celse est scandalisé par l’aphorisme évangélique qui interdit de servir plusieurs maîtres à la fois (Mt 6, 24/Lc16, 13). Il perçoit dans cet enseignement « un cri de révolte de gens qui se retranchent en eux-mêmes et rompent avec le reste du genre humain »167. Le monothéisme exclusif des chrétiens allait évidemment à l’encontre du cosmopolitisme fondé sur des croyances polythéistes défendu par Celse. Car pour lui, tout culte, s’il n’était pas observé de manière exclusive et intéressée, constituait une voie vers la vérité divine. Le Dieu suprême étant à l’origine de tout, il n’y a aucune contradiction à lui rendre un culte en même temps qu’aux démons puisque c’est de sa part que ces derniers ont reçu autorité : « N’est-il donc pas juste que celui qui adore Dieu rende un culte à cet être qui a obtenu de lui l’autorité ? … Rendre un culte à plusieurs dieux, c’est rendre un culte à l’un de ceux qui appartiennent au grand Dieu et, par là même, lui être agréable … Par conséquent, l’honneur et l’adoration rendus à tous ceux qui appartiennent à Dieu ne peuvent le chagriner, puisqu’ils sont tous à lui »168. Le système platonicien adopté par Celse lui fournissait tous les éléments nécessaires permettant de concilier l’unicité de Dieu et le culte démoniaque. Sa démonstration le conduisait tout naturellement à révéler l’excentricité du culte chrétien dont l’exclusivisme plaçait ses observants en marge du monde commun, et ceci en dépit du bon sens dans la mesure ou philosophie et tradition religieuse justifiaient avec une égale mesure le culte des démons sans renier l’idée du Dieu suprême.

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Ces sages évoqués par Celse sont « sans doute des Platoniciens qui associent la croyance, chère à leur maître, en la bonté des démons à l’idée pythagoricienne qu’il faut éprouver de la défiance à l’égard des sacrifices » (J. Puiggali, « La démonologie de Celse », p. 38). Origène, CC VIII, 60. 62-63. Ibid. VIII, 60. 63. Ibid. VII, 68 ; VIII, 2. Ibid. Hiéroclès défendait la même conception face aux chrétiens, voir Lactance, Div. Inst. V, 3, 25-26.

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Porphyre faisait aussi une large place aux démons dans sa théologie. Il estimait que l’un des rôles essentiels des démons, qu’il identifiait comme Celse aux dieux adorés dans le cadre des cultes populaires169, était justement de conduire les âmes vers le Dieu suprême170. Bien qu’il considérât que l’ascèse philosophique était parfaitement suffisante pour mener l’âme à l’illumination divine, il concédait néanmoins que les démons pouvaient assister l’ascension de l’âme de ceux qui n’avaient pas les capacités intellectuelles nécessaires pour parvenir à cette illumination. Marqué par l’enseignement de Plotin, Porphyre nourrissait beaucoup de réserves à l’égard de la théurgie (principalement exprimées dans sa Lettre à Anébon) car il ne croyait pas qu’elle permît la purification de l’âme intellectuelle (íï™ò) et la vision de Dieu qui en était conséquente171, ni même de parvenir à la vision des dieux astraux172. Elle fournissait tout au plus aux gens du vulgaire les moyens de purifier la partie spirituelle de leur âme173, ce qui permettait au moins à celle-ci de se rendre compte, au moment des expiations qu’elle subissait après la mort, de la trivialité du culte auquel l’asservissaient les démons couramment adorés174. Malgré cela, le néoplatonicien admettait que les rites théurgiques avaient la capacité de préparer l’âme à accueillir « les esprits et les anges et à voir les dieux ». L’aide des démons se révélait nécessaire pour permettre l’ascension de l’âme après la mort car habitant l’air, ils constituaient une aide non négligeable pour accéder au rang supérieur de l’éther (ou empyrée) où résidaient les anges, êtres spirituels d’une catégorie plus élevée ; de là, elle pouvait communiquer avec les dieux175. Porphyre était trop attaché à la tradition grecque pour que les démons n’aient aucune part dans sa pensée, même si l’unité de l’âme avec l’Un était le but ultime que devait atteindre tout individu soumis à la philosophie. Le rôle qu’il attribuait aux démons devait immanquablement faire partie de ses arguments utilisés pour défendre l’hellénisme face à l’assaut des chrétiens. Du fait de son appartenance à l’école platonicienne, son axe apologétique est très proche de celui de Celse. L’oracle d’Apollon extrait du fragment de la Philosophie des oracles transmis par Augustin admet l’existence d’un Dieu suprême, identique au Dieu hébreu, devant lequel tout l’univers tremble « et les dieux eux-mêmes sont saisis d’épouvante »176. Il est permis de penser que, dans l’esprit de Porphyre, cette 169

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Selon la théologie de Porphyre, exposée en De abst. II, 37, les démons sont au bas de la hiérarchie divine, en-dessous des dieux, de l’âme du monde et de Dieu. C’est ce qu’il exprime dans son traité Du retour de l’âme : Augustin, CD X, 26 ; voir X, 16, 1. 2. Ibid. X, 9, 2. Ibid. X, 23. Ibid. X, 27. Ibid. X, 9, 2. Ibid. X, 9, 2. 27. Ibid. XIX, 23, 1.

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révélation entrait dans le cadre de l’activité directrice des démons puisque le philosophe considérait que les oracles étaient d’inspiration démoniaque177. L’oracle d’Hécate affirme que Jésus et tous les autres sages hébreux détournaient les hommes religieux des mauvais démons : « ils devaient vénérer plutôt les dieux célestes et surtout le Dieu Père » et ceci en parfaite conformité avec l’enseignement des dieux qui « nous conseillent, écrit Porphyre, de tourner notre âme vers Dieu et nous ordonnent de l’adorer partout »178. C’est l’incompréhension de cette doctrine originelle, où l’enseignement de Jésus est censé rejoindre les révélations des dieux païens, qui fonde l’impiété des chrétiens : Mais les ignorants et les impies, à qui le destin a vraiment refusé les faveurs des dieux et la connaissance de Jupiter immortel, n’écoutant ni les dieux ni les hommes divins, ont répudié toutes les divinités ; ces démons qu’on leur interdisait… loin de les haïr, ils les ont vénérés. Par contre, ils feignent d’honorer Dieu, mais ils font tout, sauf ce par quoi Dieu est adoré.179

Contrairement à Celse, Porphyre ne suppose pas une supériorité absolue de la révélation et de l’activité démoniaques sur la doctrine chrétienne. Suivant les termes de l’oracle, il tente plutôt de discréditer les chrétiens en opposant leur attitude impie à l’enseignement du Christ dont la mission de détourner les âmes des démons rivés à la matière et de les amener vers Dieu apparaissait, dans le fond, identique à celle des bons démons180. L’oracle fait visiblement jouer contre les chrétiens leur propre angélologie pour démontrer que, contrairement à l’enseignement de leur maître, ils n’étaient pas entièrement débarrassés de leur attachement aux entités spirituelles aliénantes, les anges étant convenablement conçus comme des êtres spirituels intermédiaires entre les hommes et Dieu, mais ici identifiés aux esprits inférieurs trompeurs et avides d’adoration. L’oracle de Porphyre amenait à penser que les chrétiens étaient impies parce qu’ils refusaient de reconnaître, contrairement aux enseignements de la sagesse sacrée transmis par de grands hommes comme Jésus et par les oracles, que les différents cultes locaux et nationaux constituaient tous des chemins vers la vérité divine. La démonisation des dieux et la condamnation des croyances et de la religion qu’elle entraînait provoquaient l’hostilité des païens qui alimentait elle-même l’esprit combatif des chrétiens confortés dans leur sentiment de lutter contre les ennemis de la vérité. C’est bien ce qu’exprime Justin lorsqu’il 177 178 179 180

Porphyre, De abst. II, 38, 3 ; voir 41, 3-4 et 53, 1. Augustin, CD XIX, 23, 4. Ibid. Sur les mauvais démons attachés aux choses terrestres qui veulent être adorés comme des dieux et combattus pour cela par les bons démons, voir Porphyre, De abst. II, 40-42.

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compare la situation de Socrate à celle de ses coreligionnaires : tout comme le sont les chrétiens aujourd’hui, le philosophe fut condamné « comme athée et impie » parce qu’il avait cherché à détourner les hommes des mauvais démons181. Justin rapprochait la dissidence chrétienne de celle dont Socrate s’était rendu coupable parce que la pensée que le philosophe avait exprimée n’avait pas été reconnue comme conforme aux valeurs religieuses traditionnelles et l’avait placé en marge de la communauté civique. La critique rationnelle et systématique exercée par les auteurs chrétiens à propos de la religion et des croyances païennes les apparentaient forcément à des athées. Elle engendrait un état d’esprit qui les amenait à dévaloriser sans complexe et au mépris du plus élémentaire respect les institutions les plus vénérables du monde antique. Parmi ces auteurs, Clément n’hésita pas à se rendre coupable d’un grave délit en portant à la connaissance de ses lecteurs la teneur des cultes à mystères les plus connus182. A la fin du IIe siècle, la plupart de ces initiations n’avaient sans doute plus la même importance qu’à l’époque classique. Il n’en reste pas moins que ces cultes étaient toujours dotés d’un grand prestige et que Clément savait très bien qu’il choquerait les Grecs en commettant une faute qui pouvait autrefois entraîner la peine de mort. C’était la sentence prévue si les mystères d’Eleusis étaient dévoilés. Il advint ainsi à Eschyle de comparaître en justice pour impiété parce qu’il avait révélé certains secrets de ces mystères dans l’une de ses œuvres. Le procès établit que le tragédien s’en était rendu coupable sans le savoir, ce qui lui permit d’échapper à la condamnation et de rester plus connu pour son art que pour son impiété183. D’autres n’eurent pas la même fortune et se virent disqualifiés dans la mémoire collective à cause du manque de respect évident qu’ils manifestèrent au sujet du culte. Diagoras de Mélos, le parangon de l’athéisme, était accusé d’avoir révélé les mystères d’Eleusis et des Cabires184 et on lui reprochait aussi de s’être employé à dissuader ceux qui voulaient s’y faire initier185. C’est pour cette cause que sa tête fut mise à prix par les Athéniens et qu’il dut se réfugier à Pellène, dans le Péloponnèse. Ainsi, bien qu’il fût honni dans l’Antiquité parce qu’il avait la réputation d’avoir ouvertement déclaré qu’il n’existait aucun dieu, la réprobation dont il fut atteint a certainement eu pour cause originelle cette révélation des mystères186. L’oligarque Critias était également accusé d’avoir divulgué le secret des initiations et le souvenir qu’il laissa fut

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Justin, 1Apol. 5, 3 ; 2Apol. 7, 3 ; 10, 6. Clément, Protr. 14-22. Aristote, Eth. Nic. III, 2 ; Clément, Strom. II, 60, 3. Athénagore, Legatio 4, 1 ; Tatien, Oratio 27. Souda, Ä : 524 (éd. Adler, T2, p. 53). P. Decharme, La critique, p. 131-135 ; E. Derenne, Les procès d’impiété, p. 65-66.

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aussi celui d’un athée187. Les chrétiens comme Clément qui ne concevaient aucun respect pour les plus prestigieuses cérémonies du monde grec étaient inévitablement rangés dans la même catégorie de personnes. L’Alexandrin n’hésitait pas à aggraver son cas en faisant un éloge à peine voilé des auteurs qui s’étaient attaqués aux conceptions religieuses traditionnelles des Grecs. Il dit s’étonner que l’on ait considéré comme des athées Evhémère, Nicanor de Chypre (un évhémériste), Diagoras, Hippon de Samos et Théodore « pour avoir mené une vie sage et avoir aperçu, avec plus de pénétration que le reste des hommes, les erreurs concernant ces dieux ». Et il ajoute que même s’ils se sont cantonnés à dénoncer l’erreur, leur réflexion constitue une bonne base « qui pour chercher la vérité vivifie l’ardeur de la pensée »188. Arnobe, vraisemblablement après avoir lu Clément, cite les mêmes auteurs (auxquels il ajoute l’évhémériste Léon de Pella) et affirme sur le même ton qu’en exposant que les dieux furent d’abord des hommes ils apparaissaient avec mille autres auteurs « comme des hommes libres ayant produit au grand jour des choses cachées avec le souci d’une scrupuleuse exactitude »189. Au nom de la foi qu’ils défendaient, les deux apologistes louaient les penseurs les plus connus pour leur athéisme. Leurs éventuels lecteurs, Grecs et Romains, pouvaient difficilement ne pas faire le lien entre l’opinion de ces penseurs et la négation des dieux opérée par les chrétiens pour finalement assimiler les uns et les autres dans une même école d’athéisme. Que les apologistes se soient mis à l’école de la Grèce n’a d’ailleurs peutêtre pas toujours eu des résultats conformes à ceux attendus. L’utilisation de concepts et de termes empruntés au langage philosophique pouvait engendrer quelque malentendu lorsque ceux-ci étaient appliqués au Dieu des chrétiens. Ils pouvaient donner une image floue du Dieu révélé dans les Ecritures, Dieu d’une expérience qui s’inscrivait dans la sphère des hommes, où la relation avec les individus formant son peuple, par la conversion et le culte, était toujours primordiale. Répondre à l’accusation d’athéisme en procédant à une rationalisation excessive du Dieu judéo-chrétien pouvait avoir pour effet de le dépersonnaliser et de rendre sa présence au milieu des hommes beaucoup plus évanescente. Justin s’efforce de disculper les chrétiens de l’incrimination d’athéisme en signifiant que le Dieu qu’ils adorent est le démiurge et qu’il convient de l’honorer par le seul biais de la raison190. Identifier Dieu à l’ordonnateur suprême du monde et présenter son culte d’une façon si 187

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Philostrate, Vitae soph. I, 16, 1 ; Sextus Empiricus, Hyp. Pyr. 3, 218 cite Critias comme exemple d’impiété aux côtés de Diagoras et de Théodore ; voir aussi CMath. IX, 54 où il est appelé « athée ». Clément, Protr. 24, 2. Arnobe, Adv. nat. IV, 29. Voir aussi Eusèbe, PE IV, 2, 13 qui dit admirer, aux côtés des péripatéticiens, les cyniques et les épicuriens. Justin, 1Apol. 13, 1-2.

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désincarnée ne le rendait pas facilement accessible à l’intelligence commune. Cela est encore plus net avec Athénagore qui recourt encore plus radicalement au vocabulaire philosophique pour décrire Dieu : l’accusation d’athéisme proférée contre les chrétiens lui paraît complètement illogique puisqu’ils reconnaissent comme Dieu « l’être unique incréé, éternel, invisible, impassible, insaisissable et illimité, compréhensible uniquement par l’intelligence et la raison, enveloppé d’une lumière, d’une beauté, d’un esprit et d’une puissance indicibles, qui a créé l’univers, qui l’a ordonné et qui le gouverne par l’intermédiaire du Verbe issu de lui… »191. Sans doute les personnes cultivées, ayant reçu des notions de philosophie, pouvaient-elles concevoir ce que ces apologistes voulaient exprimer, mais parmi les lecteurs de ces derniers et les païens confrontés par d’autres biais à ce genre de présentation du Dieu que les chrétiens adoraient, beaucoup devaient avoir de lui une image aux contours indistincts. La volonté de présenter le christianisme comme un théisme, essentiellement manifestée dans le but de répondre à la négation du divin qui lui était liée, pouvait ainsi avoir l’effet contraire d’alimenter l’idée de l’athéisme chrétien. Le même genre de considération pourrait être faite à propos du refus des chrétiens de nommer Dieu. Ce faisant, ils reprenaient à leur compte une conception philosophique que l’on retrouve dans le stoïcisme et le moyen-platonisme, notamment chez Celse192. Les apologistes reprirent cette notion pour affirmer leur foi en un Dieu unique et éternel dont l’incommensurabilité empêchait qu’il puisse être désigné par un nom193. Là encore, toute personne ayant des connaissances philosophiques pouvait comprendre la pensée des apologistes, mais elle était assurément plus difficile à saisir pour les gens du commun. Pour la multitude, peu au fait de la doctrine chrétienne et des subtilités philosophiques, un dieu qui n’avait pas de nom n’existait pas vraiment dans la mesure où on ne pouvait pas le cerner aussi précisément que les dieux du polythéisme traditionnel plus rigoureusement définissables grâce à leur caractère anthropomorphique et topique. On trouve une illustration de ce malentendu au niveau populaire dans 191

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Athénagore, Legatio 10, 1. Préd. Pierre fgt 2a, Aristide, Apol. 1, 2-5, Tatien, Oratio 4 et Théophile, Ad Autol. I, 3-4 ; II, 3, dans leur désir d’exposer la grandeur de Dieu, dressent de lui des portraits comparables. Voir aussi Tertullien, Apol. 17, 2-3. Origène, CC VI, 65 : « [Dieu] ne peut être nommé. Il n’éprouve rien de ce que les noms expriment ». En VII, 42, il appelle Dieu « l’Etre innommable » (ôï™ PêáôïíïìÜóôïõ). Porphyre a exprimé la même idée dans le quatrième livre de son Histoire philosophique (fragment conservé par Cyrille, CJ I, 43) : « Aucun nom ne lui convient, la connaissance humaine ne peut l’appréhender, et les dénominations qu’on lui applique à partir des êtres inférieurs le désignent improprement ». Comparer avec Maxime de Tyr, Diss. II, 10 et XI, 9. Pour le stoïcisme, voir Sénèque, Quaest. nat. II, 45 et De benef. IV, 7, 2. Aristide, Apol. 1, 5 ; Justin, 1Apol. 10, 1 ; 61, 11 ; 2Apol. 6, 1 ; Minucius Felix, Oct. 18, 10 ; Ps.-Justin, Cohor. 21 ; Arnobe, Adv. nat. II, 35 ; Lactance, Div. inst. I, 6, 4-5 ; IV, 7, 2-4 ; Epitomé 3, 1 ; 4, 4 (dans tous les cas, à la suite d’Hermès Trismégiste) ; De ira Dei 11, 6. L’idée est implicite chez Théophile, Ad Autol. I, 3.

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le récit des martyrs de Lyon : tandis qu’il était en train de griller sur une chaise en fer au milieu de l’arène, on continua d’interroger Attale sur le nom du Dieu qu’il adorait : « Dieu n’a pas de nom comme un homme », répondit-il194. Le Dieu des chrétiens pouvait paraître aussi « incertain » que celui des Juifs. Etant donné les profondes différences entre les valeurs du christianisme et celles du monde dans lequel la nouvelle doctrine se développait, l’athéisme chrétien était perçu comme une négation du divin tel qu’il était établi par l’hellénisme et tel que les philosophes de tous les horizons s’évertuaient à en défendre l’idée. Celse est sans doute le meilleur témoin de cette opposition fondamentale entre l’esprit chrétien et l’esprit grec et l’on ne prend pas trop de risques à dire que sa critique apparaît comme emblématique de la position hostile des intellectuels grecs à l’égard d’une religion qui refusait aussi nettement de s’inscrire dans l’harmonie du cosmopolitisme assurée par l’hellénisme. Les conceptions chrétiennes de Dieu, du cosmos et du rôle des hommes dans leurs rapports avec l’un et l’autre étaient en flagrante contradiction avec les convictions traditionnellement défendues au sein de la civilisation hellénique et auxquelles Celse était si fermement attaché. C’est la raison pour laquelle Origène relève que le philosophe accuse les chrétiens d’impiété sous la forme d’une remarque générale visant l’ensemble du Discours véritable195. Quelques fragments de l’ouvrage conservés par Origène contiennent toutefois des éléments nous permettant de cerner un peu plus précisément les contours de l’impiété qu’il reprochait aux chrétiens. Par exemple, Celse souligne l’impiété de Jésus qui, en ne se pliant pas aux lois religieuses de sa nation, fit preuve d’une insoumission contraire au respect des identités culturelles et nationales préservées par l’hellénisme car, pour Celse, il est indubitable, en fonction de l’idée que chaque nation est soumise à l’administration d’une puissance spirituelle tutélaire, qu’« il y aurait impiété (ïšê ”óéïí) à enfreindre les lois établies dès l’origine dans chaque région »196. Il ironise dans le même esprit sur l’impiété des disciples de Jésus qu’il dit, selon l’illogisme qu’il prête aux chrétiens, inspirée par Dieu lui-même dans la mesure où celui-ci s’est montré incapable d’éviter le complot et la trahison qui l’ont conduit à sa perte, bien qu’il ait prévu l’un et l’autre. La prescience du Dieu chrétien ne l’a finalement conduit qu’à mener ses disciples au « mépris des lois divines et humaines » et à faire d’eux « des traîtres et des impies »197, ce qui s’oppose évidemment à la conception grecque d’un Dieu immuable et origine de tout bien pour les hommes. Le récit des origines de l’homme et de sa révolte inspirée par le serpent constitue une « impiété majeure » (Píïóéþôáôá) en présentant Dieu comme un être faible et incapable de 194 195 196 197

Eusèbe, HE V, 1, 52. Origène, CC IV, 75. 97 ; voir l’expression de Celse en VI, 29. Ibid. II, 7 ; V, 25. Ibid. II, 20.

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convaincre sa créature de ne pas pécher198. C’est également professer des « opinions impies » sur Dieu que de lui attribuer des passions humaines, principalement en admettant qu’il puisse se mettre en colère199, ce type d’anthropomorphisme contrevenant radicalement à la doctrine unanimement reconnue par les philosophes de l’impassibilité divine. C’eût été une impiété si les prophètes avaient réellement prédit que Dieu devait être soumis à tous les aléas de la vie humaine jusqu’à subir la mort200. C’est encore s’égarer « dans une impiété extrême » que de croire en l’existence d’un adversaire, le diable, face auquel il est admis que la volonté de Dieu puisse se heurter. C’est là l’expression d’un dualisme qui porte atteinte à l’unité fondamentale de Dieu en introduisant l’idée inacceptable d’une limitation de sa puissance et de sa souveraineté déterminée par une autre entité divine201. Et bien sûr, Celse s’en prend directement au monothéisme des chrétiens qui ne s’accorde en aucune façon avec le polythéisme universel dont il est le farouche avocat : « En vérité, écrit-il, celui qui affirme qu’un seul être a été appelé Seigneur, en parlant de Dieu, commet une impiété… »202. Il était évidemment conscient que la critique monothéiste du polythéisme était plus grave que la critique purement philosophique qui pouvait toujours s’accommoder du contenu des mythes et des formes de la religion traditionnelle. Le monothéisme chrétien visait directement l’existence des dieux. C’est pourquoi le philosophe tente de déconsidérer la foi des chrétiens en affirmant qu’ils ne sont pas de vrais monothéistes puisqu’ils refusent d’adorer Dieu sans lui adjoindre le Christ, objet dans leur culte d’une exaltation déplacée et injurieuse203. Il est amené à condamner l’attitude obstinée des chrétiens qui affirment que l’adoration des dieux que l’on veut leur imposer serait une manifestation d’impiété à l’égard de Dieu alors qu’il juge que « la piété envers Dieu est plus parfaite quand elle s’étend à toutes choses »204. Celse dénonçait donc l’impiété des chrétiens en s’insurgeant contre tout ce qui constituait dans leur doctrine une atteinte à l’ordre rationnel conçu au sein de l’hellénisme par le biais de la philosophie et de la religion, un ordre que l’on considérait naturel et garanti pour cela par l’état romain, héritier de la civilisation grecque.

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Ibid. IV, 36. Ibid. IV, 72. Ibid. VII, 14. Ibid. VI, 42 ; VIII, 11. Ibid. Celse reproche à Moïse d’avoir enseigné aux Juifs qu’il n’y avait qu’un seul Dieu et de les avoir détourné du culte des dieux « sans motif raisonnable » (ibid. I, 23). Ibid. VIII, 12. 14-15. L’objection faite aux chrétiens d’adorer deux dieux au lieu d’un, contrairement à leur profession de foi, existait toujours au début du IVe siècle, voir Lactance, Div. Inst. IV, 29, 1. Origène, CC VIII, 66.

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3.4 La colère des dieux 3.4.1 Les calamités publiques Dans l’esprit des Anciens, l’impiété avait également des conséquences concrètes. Ils étaient facilement portés à faire la relation entre les malheurs publics et le désintérêt porté au culte. Les diverses catastrophes qui frappèrent l’Empire étaient souvent interprétées comme des effets de la rupture de la pax deorum. Cette conception remonte vraisemblablement aux sources mêmes des polythéismes grec et romain fondés sur le discernement primitif de l’action surnaturelle qui se cachait derrière les manifestations naturelles. L’anthropomorphisme n’est que l’aboutissement d’une longue évolution qui conduisit les hommes à accorder une figure humaine à des divinités qui représentaient d’abord les forces supérieures, à la fois productrices et destructrices, de la nature. L’acte religieux servait avant tout à se concilier ces forces naturelles et même lorsque les dieux seront précisément nommés et caractérisés, leur puissance restera en grande partie associée à la bonne marche du monde physique dont ils étaient issus. Sans doute la mentalité romaine, pour sa part, a-t-elle été profondément marquée par l’antique calendrier qui établissait une nette distinction entre jours fastes (dies fasti) consacrés aux activités laborieuses, civiques et guerrières et jours néfastes (dies nefasti) consacrés à la célébration des dieux, la rigoureuse observation de ces temps sacrés devant assurer la prospérité des préoccupations profanes et le retour d’une année harmonieuse. D’où l’idée que le dysfonctionnement des éléments naturels était dû au mécontentement des dieux qui leur correspondaient et que la confusion politique pouvait naître d’une négligence rituelle. A ce sujet, R. L. Fox discerne un fonds commun au sein des nombreuses variations locales qu’offrait la religion antique : « De la (Grande) Bretagne à la Syrie les cultes païens avaient pour but d’honorer les dieux et d’éviter les malheurs qui pouvaient résulter de la colère des dieux qu’on avait négligés. Pareille au courant électrique, la puissance des dieux avait un fort potentiel d’aide et de nuisance ; contrairement à l’électricité, cette puissance était imprévisible et les mortels ne pouvaient rien faire de plus que de tenter d’en canaliser préventivement la force. Toute explication des cultes païens qui minimise la colère imprévisible des dieux et la crainte qu’elle inspirait aux mortels est une explication creuse »205. La perturbation de l’ordre naturel et politique était d’autant plus considérée comme une anomalie à l’époque impériale que l’ordre romain tendait à se confondre dans les esprits avec l’ordre cosmique et il semblait normal qu’il revînt à la puissance qui dominait le monde d’assurer sa tranquillité, y compris en recourant à des solutions religieuses dans la mesure 205

R. L. Fox, Païens et chrétiens, p. 41 ; voir aussi p. 101 et 441-442.

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où cette domination était le signe de l’assentiment des dieux. C’est pourquoi, comme nous l’avons vu, les inquiétudes à l’égard de la superstition étaient si vives pendant les temps de crise et qu’elles ont si souvent conduit à l’hostilité et à la persécution contre les chrétiens. En ce qui concerne l’impiété et l’athéisme, nous nous trouvons dans une même logique d’appréhension qu’à l’égard de la superstition puisque nier ou se détourner des dieux conduisait à une forme identique d’abstention religieuse. C’est sans doute Tertullien qui a le mieux traduit l’hostilité que ressentaient les païens pour les chrétiens lorsqu’ils étaient éprouvés par une calamité naturelle : A la vérité, pour justifier leur haine, ils allèguent, entre autres vains prétextes, qu’ils regardent les chrétiens comme la cause de tous les désastres public, de tous les malheurs nationaux. Le Tibre a-t-il débordé dans la ville, le Nil n’a-t-il pas débordé dans les campagnes, le ciel est-il resté immobile, la terre a-t-elle tremblé, la famine ou la peste se sont-elles déclarées, aussitôt on crie : « Les chrétiens au lion ! »206

L’apologiste connaît la raison de ces imputations : « C’est, je pense, pour avoir méprisé vos dieux que nous attirons ainsi leurs traits »207. Le rapport de cause à effet était facile à établir : les dieux ôtaient leur bénédiction parce qu’une partie de leurs adorateurs ne leur rendait plus les honneurs qui leur étaient dus. La communauté était en danger parce que certains de ses membres n’accomplissaient plus les rites nécessaires à la conciliation divine et au maintien de l’ordre naturel. Comme l’amène à penser la constatation de Tertullien, qui présente ce grief comme étant coutumier, les chrétiens eurent plusieurs fois à pâtir de l’expression de ce vécu religieux. Il y a tout lieu de penser que l’attitude des chrétiens au moment des cérémonies expiatoires décrétées au lendemain de l’incendie de Rome suscita ce genre de rapprochement. On ne vit certainement aucun chrétien fréquenter les temples dans le cadre de la supplicatio ordonnée par les autorités religieuses, ni participer aux cérémonies publiques des sellisternes et aux rites nocturnes célébrés « pour apaiser les dieux »208. Cette manifestation d’impiété contribua assurément à faire des chrétiens les boucs émissaires idéals car si l’on chercha d’abord à leur imputer la responsabilité de l’incendie, au final, ils furent bien condamnés pour des motifs religieux, puisque Tacite sous-entend, sans croire qu’ils l’aient vraiment fait, que la nature de leur foi, qui implique si profondément la « haine du genre humain », aurait pu les conduire à

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Tertullien, Apol. 40, 1-2 ; voir Ad nat. I, 9, 2-3. Ibid. I, 9, 4. Tacite, Ann. XV, 44, 1-2.

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commettre un tel acte209. Et nous avons vu que, dans l’esprit antique, la misanthropie était intimement liée à l’athéisme et que le monothéisme, en particulier, était perçu comme la cause essentielle du rejet des coutumes religieuses. Il n’est d’ailleurs pas impossible que les supplices dont furent victimes les chrétiens (combat contre les chiens dans le cirque ; brûlés sur des croix en guise de torches nocturnes) aient revêtu un caractère expiatoire prenant la forme de sacrifices humains, comme s’il s’agissait, en recourant à cette pratique religieuse archaïque, de réparer à tout prix les offenses commises envers les dieux pour faire disparaître définitivement l’angoisse née de la catastrophe210. Des causes similaires ont pu engendrer un même état d’esprit antichrétien en Asie pendant le règne d’Antonin le Pieux, pour autant que l’on puisse prendre en considération la lettre qu’il adressa à l’assemblée de la province d’Asie, dont l’authenticité reste douteuse. Il est clair que, dans la forme où il nous est parvenu, ce document n’est pas original et qu’il a été remanié par une main chrétienne211. Son contenu est tellement favorable aux chrétiens qu’il apparaît en flagrante contradiction avec les sentiments que la population et les officiels concevaient à leur égard dans la seconde moitié du IIe siècle. Toute la difficulté est de savoir s’il y a bien eu un rescrit impérial authentique qui aurait servi de base à la rédaction du texte que nous connaissons212. Sans vouloir reprendre ici la question, nous pouvons remarquer, en relation avec le problème qui nous intéresse, qu’il est possible de faire des rapprochements entre les préoccupations apologétiques du temps d’Antonin et les circonstances qui auraient présidé à la promulgation de ce rescrit. La lettre de l’empereur à l’assemblée provinciale reproche en effet aux habitants de l’Asie de fortifier l’opinion des chrétiens en commettant des violences contre eux et « en les accusant d’athéisme ». Elle considère également leur manque de courage face « aux tremblements de terre passés ou présents »213. Or, il convient de relever que le reproche d’athéisme cadre bien avec les tracas du temps puisque Justin, qui adressa son apologie à Antonin, cherche à plusieurs reprises à disculper les 209

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J. Beaujeu, « L’incendie de Rome », p. 291-297 ; P. Keresztes, « Imperial Roman Government », p. 251-255 ; « Nero, the Christians and the Jews in Tacitus and Clement of Rome », Latomus 43 (1984), p. 405-407. W. H. C. Frend, Martyrdom and Persecution, p. 162-163. Nous possédons deux versions différentes de ce rescrit, l’une citée par Eusèbe, HE IV, 13, 17 et l’autre contenue dans le Codex Parisinus graecus 450 à la suite des Apologies de Justin. La version d’Eusèbe semble plus proche d’un hypothétique original bien que la titulature, qui attribue le rescrit à Marc Aurèle, soit fautive, ce que l’historien admet sans discuter puisqu’il considère Antonin comme l’auteur (IV, 12). Citons parmi les auteurs convaincus de l’existence d’un original authentique, A. Harnack, « Das Edict des Antoninus Pius », TU 13.4a (1895), p. 1-64 ; W. H. C. Frend, Martyrdom and Persecution, p. 239-240 ; P. Keresztes, « The Emperor Antoninus Pius and the Christians », JEH 22 (1971), p. 13-16 ; « Imperial Roman Government », p. 295-296. Eusèbe, HE IV, 13, 3-4.

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chrétiens de cette accusation214. Le récit du martyre de Polycarpe confirme la popularité de cette charge d’athéisme en Asie aux alentours de la même période. Pour ce qui est des circonstances, nous savons que l’Asie fut plusieurs fois éprouvée par des tremblements de terre pendant le règne d’Antonin215. En 142, un séisme ravagea la Lycie, la Carie, Cos et Rhodes216. En 149/50, Mytilène, Ephèse et Smyrne furent détruites à leur tour ; des ambassades furent envoyées à Claros pour consulter l’oracle d’Apollon et des processions, au cours desquelles on brandit des rameaux d’olivier, furent organisées sur les places de marché, auprès des autels et autour des villes217. Un tremblement de terre détruisit également de nombreuses cités en Bithynie et dans l’Hellespont où Cyzique fut très endommagée218. Il est donc tout à fait probable que l’allusion contenue dans l’édit repose sur des événements historiques qui auraient provoqué une réaction antichrétienne. Le réflexe étant de mettre ce genre de désastre naturel au compte de la colère des dieux, Antonin a très bien pu intervenir, comme il l’a fait en Grèce, en faisant valoir la jurisprudence existante pour limiter les violences dirigées contre les chrétiens que le désarroi général amenait à considérer comme les responsables du malheur en raison de leur impiété bien connue. L’apologie de Méliton de Sardes adressée vers 176 au successeur d’Antonin manifeste la constance du sentiment antichrétien en Asie. L’évêque se plaint en effet auprès de Marc Aurèle que les chrétiens soient à nouveau victimes de dénonciations et de spoliations219. Il y a tout lieu de penser que les mêmes causes ont entraîné les mêmes effets. L’Orient venait de connaître des circonstances difficiles : il y eut d’abord la menace que Vologèse III fit peser dès le début du règne sur les contrées orientales et qui occasionna un affrontement armé entre Romains et Parthes entre 161 et 166220. Peu de temps après, une épidémie de peste en provenance de Babylonie ravagea l’Orient avant de se répandre dans le reste de l’Empire, faisant des milliers de victimes221. Là encore, on avança des causes religieuses pour rendre compréhensible cette calamité d’une ampleur exceptionnelle. Ainsi expliqua-ton l’origine du fléau en relation avec un sacrilège commis à l’encontre 214 215 216 217

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Voir Justin, 1Apol.5, 1. 3 ; 6, 1 ; 9, 1 ; 10, 6 ; 13, 1 ; 24, 2 ; 46, 3 ; 2Apol. 3, 2-4. P. Keresztes, « The Emperor Antoninus », p. 9-10 ; « Imperial Roman Government », p. 293. Aristide, Oratio XXV ; voir C. A. Behr, Aelius Aristide, T2, p. 371, n. 1. Aristide, Oratio XLIX, 38. L’Hist. Aug., Antonin 9, 1 réunit ces deux catastrophes en une seule mention. Aristide, Oratio XXXI, 13 ; Dion Cassius, Hist. rom. LXIX, 15, 4. Eusèbe, HE IV, 26, 5. Dion Cassius, Hist. rom. LXXI, 2-3 ; Hist. Aug., Marc Antonin 8, 6-9, 6 ; 22, 1 ; Vérus 6, 7-7, 10. Eutrope, Brev. VIII, 6 ; Hist. Aug., Marc Antonin 13, 3-5 ; 17, 2 ; Vérus 8, 1 ; Ammien Marcellin, Hist. XXIII, 6, 24. Selon J. F. Gilliam, « The Plague under Marcus Aurelius », AJP 82 (1961), p. 225-251 et R. J. & M. L. Littman, « Galen and the Antonine Plague », AJP 94 (1973), p. 243-255, il s’agirait d’une épidémie de variole.

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d’Apollon, soit parce que la statue du dieu avait été arrachée de son socle, pour être ensuite installée dans le temple d’Apollon Palatin, soit parce que l’avidité des Romains les avaient poussé à piller le temple jusque dans les souterrains, d’où les exhalaisons mortelles s’échappèrent222. On dit aussi qu’un soldat s’empara d’un coffret appartenant au trésor du temple d’Apollon d’où, une fois ouvert, la maladie se répandit dans le monde entier. Ou bien on rejeta la culpabilité sur Avidius Cassius en l’accusant d’avoir manqué au droit sacré de la guerre en prenant Séleucie d’assaut alors que la ville avait fait savoir qu’elle était prête à se rendre223. L’épigraphie révèle que de nombreuses cités d’Orient touchées par l’épidémie envoyèrent des députations aux différents oracles d’Apollon afin d’obtenir du dieu guérisseur le moyen de désamorcer le courroux des dieux224. En 175, l’Orient fut encore troublé par l’usurpation de ce même Avidius Cassius qui profita pour revêtir la pourpre du commandement général que Marc Aurèle lui avait confié sur cette partie de l’Empire suite à ses exploits lors de la guerre contre les Parthes. A part la Cappadoce, tout l’Orient avait suivi Cassius et bien que l’usurpation n’ait duré que trois mois, cette situation provoqua de nouveaux affrontements militaires et une crise de confiance que Marc Aurèle entreprit de résorber par une tournée orientale d’un an (175-176)225. A cela vinrent encore s’ajouter les famines et les tremblements de terre qui frappèrent de grandes cités comme Nicomédie, Ephèse et Smyrne226. La situation générale était assez trouble pour qu’Alexandre, le prophète d’Abonotique, professât des oracles annonçant des incendies et des séismes227. Les nouvelles violences auxquelles furent soumis les chrétiens en Asie pendant le règne de Marc Aurèle deviennent dès lors compréhensibles. Souvenons-nous ici que l’on accusait Polycarpe, évêque de Smyrne, de pousser les gens à ne plus sacrifier ni adorer228 et nous voyons le martyr Carpos, dont le procès fut instruit à Pergame, justifier son refus de sacrifier en confessant son athéisme par l’exposé de l’inanité des idoles, l’identification des dieux païens aux démons et l’emploi d’arguments évhéméristes229. Un autre événement avait auparavant déjà souligné l’athéisme chrétien : les fidèles avaient certainement refusé de participer à la supplication générale organisée à Rome (vers 167-168) par l’empereur pour conjurer les

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Ammien Marcellin, Hist. XXIII, 6, 24. Hist. Aug., Vérus 8, 2-4. Voir l’examen de ce matériel épigraphique par R. L. Fox, Païens et chrétiens, p. 242-250. Dion Cassius, Hist. rom. LXXI, 17. 22-30 ; Hist. Aug., Marc Antonin 21, 2 ; 24, 5-26, 13 ; Avidius Cassius 7, 1-9, 4. Aurélius Victor, De Caesar. 16, 12 ( Ephèse et Nicomédie) ; Dion Cassius, Hist. rom. LXXI, 32, 3 ; Aristide, Orationes XIX-XXI (Smyrne). Lucien, Alex. 36. Mart. Polyc. 12, 2. Ac. Carpos, Papylos et Agathonicé 6-7. 10-16.

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malheurs qui frappaient l’Empire230. La condamnation de Justin et de ses compagnons dans la Ville peut très bien s’expliquer en relation avec cette célébration religieuse exceptionnelle et l’état d’esprit qu’elle a engendré vis-àvis des chrétiens dont l’abstention semblait encore menacer le rétablissement de la pax deorum231. Même si Crescens ne semble avoir joué aucun rôle direct dans l’arrestation de Justin, l’apologiste disait s’attendre à faire l’objet d’une dénonciation de sa part, or, précise-t-il, le cynique accusait publiquement les chrétiens « d’athéisme et d’impiété »232, et il est aisé de comprendre que de tels griefs étaient susceptibles de recevoir des échos favorables dans le contexte troublé que connaissait Rome à ce moment-là. Celse témoigne de cette nécessité de se concilier la bienveillance des dieux comme d’une conviction puissamment vécue à l’époque de Marc Aurèle et de la mise en cause de la volonté des chrétiens de ne pas se soumettre aux rites. Celse croyait en effet que les productions naturelles dépendaient des dieux (les démons) et qu’il était primordial de « leur offrir des prémices et des prières toute sa vie, afin d’obtenir leur bienveillance »233. Ne pas s’attendre à eux revient à s’exiler de la vie dans la mesure où il leur incombe de dispenser tous ces biens essentiels à l’existence234. Il considérait que refuser d’honorer les dieux entraînait le danger de susciter leur colère et il illustre son propos en établissant un rapport de qualité entre les gouvernements romains et perses et le gouvernement divin, jugeant que si les officiers de ces pouvoirs humains, quand ils étaient offensés, avaient la capacité de « causer de graves dommages » il était ridicule de penser que « les satrapes et ministres de l’air ou de la terre n’en causeraient que de légers si on les [outrageait] »235. Celse était convaincu que le risque de provoquer le courroux des dieux était une réalité et en présentant la persécution antichrétienne comme une preuve de la vengeance des dieux, il n’est pas loin de la considérer comme un acte expiatoire236. Firmilien de Césarée nous apprend, dans une lettre adressée à Cyprien, que les chrétiens de Cappadoce connurent de nouvelles persécutions suite à une série de séismes qui secouèrent violemment la région :

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Hist. Aug., Marc Antonin 13, 1-2 ; voir supra p. 233, n. 343. Le décret impérial invoqué par Rusticus (Ac. Justin 5, 8) pour condamner Justin et ses compagnons peut correspondre à cet ordre donné par Marc Aurèle d’invoquer tous les dieux ; voir encore Ac. Carpos, Papylos et Agathonicé 4 où il est question des ordres des empereurs obligeant à sacrifier. Sur le lien possible entre la persécution et cet « édit », voir P. Keresztes, « Marcus Aurelius a Persecutor ? », HTR 61 (1968), p. 327-332 ; « Imperial Roman Government », p. 299-301, mais les documents pris en considération par l’auteur n’inspirent pas tous confiance. Justin, 2Apol. 3, 1-2. Origène, CC VIII, 28. 33. Ibid. VIII, 55. Ibid. VIII, 35. Ibid. VIII, 39. 41. 45.

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Il y a environ vingt-deux ans, dans le temps qui suivit le règne de l’empereur Alexandre, beaucoup d’épreuves et de fléaux affligèrent le monde, et les Chrétiens en particulier. Des tremblements de terre en grand nombre et à de courts intervalles renversèrent bien des édifices en Cappadoce et dans le Pont ; des villes même s’abîmèrent, englouties dans des crevasses du sol. De là, contre nous, une persécution violente qui, s’élevant tout à coup après une longue période de paix, surprit nos fidèles déshabitués de telles épreuves, et fut d’autant plus terrible et plus troublante pour eux. Serenianus était alors gouverneur de notre province –un personnage acharné et cruel. Nos fidèles étaient donc au milieu de cette agitation ; ils fuyaient la persécution, s’en allaient ça et là et abandonnaient leur patrie pour passer dans d’autres régions, (on pouvait le faire parce que la persécution ne sévissait pas dans le monde entier, mais n’était que locale).237

La rédaction de cette lettre datant de la première moitié de l’année 257, ces événements peuvent être situés en 235, soit au début du règne de Maximin le Thrace, ce que confirme Firmilien en parlant de l’immédiat après-règne d’Alexandre Sévère et de la paix dont les chrétiens avaient particulièrement bénéficié lorsque celui-ci était au pouvoir. Bien que la persécution ne soit soumise à aucun ordre impérial238, il est intéressant de noter que ces terribles circonstances appelèrent tout de même une réaction du pouvoir local puisque le gouverneur se distingua par sa cruauté à l’égard des fidèles. Serenianus se trouva certainement dans l’obligation d’intervenir à la fois pour canaliser les violences populaires dont les chrétiens furent l’objet et pour calmer la terreur surgie des cataclysmes en apportant une caution officielle à une répression antichrétienne facilitée par l’hostilité impériale. Le danger fut assez sérieux pour qu’un grand nombre de chrétiens se décidât à quitter la Cappadoce. Firmilien écrit encore qu’à l’occasion de ces troubles, surgit une prophétesse qui proclamait que son inspiration était en lien avec la Judée et Jérusalem. Son charisme était si puissant qu’elle convainquit beaucoup de chrétiens en « faisant des choses étonnantes et merveilleuses », comme de prédire un tremblement de terre ou bien de marcher nu-pieds dans la neige sans souffrir du froid. Un presbytre et un diacre vinrent même à la soutenir dans son œuvre prophétique. Elle présidait aux repas eucharistiques et baptisait au grand scandale de la hiérarchie ecclésiastique qui dépêcha contre elle un exorciste239. 237 238

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Firmilien de Césarée dans Cyprien, Ep. 75, 10, 1-2. Eusèbe, HE VI, 28 est le seul témoin de l’ordre du Thrace de « mettre à mort les seuls chefs des Eglises ». Sur le caractère sporadique et non-officiel de cette persécution, voir G. W. Clarke, « Some Victims of the Persecution of Maximinus Trax », Hist 15 (1966), p. 445-453 ; T. D. Barnes, « Legislation Against the Christians », JRS 58 (1968), p. 43 ; M. Sordi, « I rapporti », p. 356-357 ; N. Santos Yanguas, « Maximino el Tracio y los cristianos », EstCl 25 (1981-1983), p. 257-275 ; P. Maraval, Les Persécutions, p. 67-68. Seul P. Keresztes, « The Emperor Maximinus’ Decree of 235 A. D. Between Septimius Severus and Decius », Latomus 28 (1969), p. 601-618 pense qu’un décret antichrétien fut promulgué. Cyprien, Ep. 75, 10, 2-5.

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L’apparition de ce ministère prophétique, au fort parfum de montanisme, et ses succès auprès des chrétiens (et des non-chrétiens, puisque la prophétesse baptisait) nous renseignent sur l’atmosphère de tension eschatologique qui caractérisa la crise issue du cataclysme. Or, nous avons déjà remarqué, à l’occasion de l’incendie de Rome, que la conscience eschatologique des chrétiens contribuait à les désigner comme des sacrilèges, parce qu’ils semblaient approuver, au désavantage des non-chrétiens, ce qu’ils considéraient comme la manifestation imparable des signes de la fin des temps et de leur imminente délivrance. On a quelquefois rapproché de la lettre de Firmilien des donnée fournies par le Commentaire de Matthieu d’Origène où, à propos des calamités évoquées en Mt 24, 7ss, l’exégète écrit : En effet, ceux qui sont dans les calamités aiment, en discutant leurs causes, à trouver quelque chose à dire. Celles-ci ayant touché le monde habité, il est logique qu’ils disent qu’il y a des guerres, des famines et des épidémies, les hommes ayant abandonné le culte des dieux à cause de la multitude des chrétiens. Les païens, et tous ceux qui jugent comme les païens, ont fréquemment accusé les chrétiens d’être la cause des famines et rendu l’Eglise du Christ responsable des épidémies. Nous savons que (près de) chez nous des tremblements de terre ont eu lieu en plusieurs endroits et qu’il y a eu des destructions ; de là, ceux qui sont impies et étrangers à la foi ont non seulement dit que les chrétiens étaient la cause des tremblements de terre –à cause de cela, les églises ont souffert des persécutions et ont été incendiées– mais des gens qui paraissaient intelligents dirent aussi en public des choses de cette nature, à savoir que c’était à cause des chrétiens que se produisaient de très graves tremblements de terre.240

Tout le monde ne s’accorde pas à voir les mêmes faits décrits par Firmilien et Origène241. Il est difficile de déterminer si l’expression « apud nos » se réfère à des tremblements de terre qui eurent lieu « chez nous » ou bien « près de chez nous », si bien que l’on ne peut pas savoir précisément si les faits évoqués par Origène se sont produits en Palestine ou en Cappadoce. Encore paraît-il difficile de considérer la Cappadoce comme étant voisine de la Palestine. Peutêtre Origène fait-il allusion à des tremblements de terre qui secouèrent la région de Césarée ou ses environs. Quoi qu’il en soit, nous retrouvons dans les faits décrits par le docteur un environnement psychologique identique à celui exposé par Firmilien : même ébranlement moral dû au désastre ; même attribution des malheurs à l’abandon des cultes locaux ; même tension (eschatologique ?) susceptible de provoquer la vindicte populaire. 240 241

Origène, Comm. Mt ser. 39. W. H. C. Frend, Martyrdom and Persecution, p. 391 et P. Keresztes, « The Emperor Maximinus », p. 610-611 le pensent, contrairement à F. Blanchetière, Le Christianisme asiate, p. 305 et N. Santos Yanguas, « Maximino el Tracio », p. 262-264.

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Quelques années plus tard, pendant le règne de Philippe l’Arabe, alors que les chrétiens avaient retrouvé des conditions de vie relativement calmes après l’alerte passagère sous Maximin, Origène, au moment où il rédigeait le Contre Celse, pressentit une possible réaction antichrétienne en relation avec les désordres qui heurtaient à nouveau l’Empire. Dans sa réponse à Celse, qui reprochait aux chrétiens de fonder leur foi et le mode d’existence de leur société sur « la crainte des étrangers », c’est-à-dire des non-croyants, Origène, faisant référence à son temps, écrit : Que ce ne soit pas non plus « la crainte des étrangers » qui maintienne notre société, la preuve en est dans le fait que, par la volonté de Dieu, elle a cessé voici longtemps déjà. Mais il est probable que la sécurité pour leur vie dont jouissent les croyants va cesser, lorsque de nouveau ceux qui calomnient de toute manière notre doctrine penseront que la révolte, poussée au point où elle en est, a sa cause dans la multitude des croyants et le fait qu’ils ne sont plus persécutés par les gouverneurs comme au temps jadis.242 L’apologiste fait sans doute allusion aux tentatives d’usurpation qui eurent lieu en 248. Philippe l’Arabe dut en effet faire face à trois concurrents en même temps : Jotapianus, qui prit le pouvoir en Cappadoce ; Uranius Antoninus, qui revêtit la pourpre en Syrie et Pacatianus, proclamé empereur par les légions du Danube243. Philippe jugea la situation si grave qu’il songea à abdiquer244. La révolte sur le Danube ne dura pas, puisque Pacatianus fut exécuté par ses soldats au bout de quelques semaines, mais les faiblesses créées sur la frontière entraînèrent de nouveau le déferlement des barbares sur la Mésie et la péninsule des Balkans. A ces considérations proprement militaires, il faut ajouter que les usurpations eurent lieu l’année même où l’on célébra le millénaire de la naissance de Rome. Que le désordre réapparaisse aussi soudainement alors que les jeux séculaires venaient de célébrer somptueusement l’éternité et la prospérité de la Ville a certainement ébranlé les consciences et il n’y avait qu’un pas à franchir pour croire que l’impiété chrétienne était à l’origine de ces malheurs. Le pogrom d’Alexandrie, qui date de la même année et révèle l’exactitude de l’intuition d’Origène, montre que

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Origène, CC III, 15. Ce passage est important pour dater la rédaction du Contre Celse, voir M. Borret, Contre Celse, T1, Paris, 1967, p. 18-19. Aurélius Victor, De Caesar. 29, 2 ; Zosime, Hist. I, 20, 2 ; Polémius Silvius, Laterculus 3738 (éd. Mommsen, Chron. min., T1, p. 521). L’usurpation d’Uranius Antoninus ne nous est connue que par son monnayage qui date de 253-254. Elle a sans doute eu lieu en 248 et s’est prolongée jusqu’au règne de Valérien ; voir H. Mattingly, C. H. V. Sutherland, E. A. Sydenham, The Roman Imperial Coinage, T4. 3, p. 203-204 ; M. Besnier, L’empire romain, p. 153-154. Zosime, Hist. I, 21, 1.

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les esprits étaient échauffés à l’égard des chrétiens245. L’accord entre prêtre et préfet en ces circonstances manifeste le souci communautaire de lier religion et ordre national. Bien que le récit de Denys ne fournisse aucun indice des raisons de cette soudaine violence antichrétienne, on peut raisonnablement penser que la nécessité de renforcer ce lien se faisait plus particulièrement ressentir au moment où l’Empire, que l’on croyait entré dans un saeculum novum et la temporum felicitas246, subissait de nouvelles secousses. Nous avons déjà vu comment les malheurs des temps conduisirent Dèce à promulguer un édit ordonnant de sacrifier aux dieux pour créer une unanimité religieuse et nationale propre à redonner du courage aux habitants de l’Empire et l’on sait que cette supplicatio fut l’occasion de réprimer à plusieurs reprises l’impiété chrétienne. Nul doute que ce mouvement d’unité religieuse, étant donné le contexte désastreux, prenait en compte la nécessité de rétablir la pax deorum. Les chrétiens furent assurément les principales personnes qui suscitèrent la méfiance et la haine lors de cette tentative d’unification morale et elle a sans doute catalysé les sentiments antichrétiens qui s’épanouirent au cours des années suivantes, caractérisées par des conjonctures toujours plus défavorables : invasions barbares, peste, famine, mauvaises conditions climatiques. Cyprien témoigne qu’à Carthage, la population était plus que jamais sensible à reprocher ces malheurs aux chrétiens. Que l’évêque se décidât enfin à répondre à Démétrianus, qui critiquait depuis longtemps la foi chrétienne, lorsque celui-ci se fit publiquement l’écho de cette accusation, révèle le crédit que les païens accordaient à cette dernière : Mais voilà que tu dis que tout le monde se plaint et que l’on nous rend responsables du fait que surgissent des guerres continuelles, que des épidémies et des famines font rage et que de longues sécheresses arrêtent les averses et les pluies ; il ne faut pas se taire plus longtemps, de peur que notre silence ne soit mis sur le compte, non de la retenue, mais d’un manque de confiance et que nous donnions l’impression de reconnaître notre culpabilité en refusant de réfuter ces fausses accusations.247

Et bien sûr ces calamités ont toujours pour origine le mépris des chrétiens envers les dieux248. Cyprien proclame avec fierté qu’il avait l’habitude 245 246

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Supra p. 100-101. H. Mattingly, C. H. V. Sutherland, E. A. Sydenham, The Roman Imperial Coinage, T4.3, p. 71 (n°25) ; p. 79 (n°86) ; p. 81 (n°108) ; p. 82 (n°118) ; p. 99 (n°244) : Saeculum Novum ; p. 72 (n°31) ; p. 79 (n°87) ; p. 90 (n°169) : Temporum Felicitas. Cyprien, Ad Dem. 2 ; voir 3 (où l’apologiste évoque la perturbation du rythme des saisons et l’épuisement des gisements de marbre et des mines d’or et d’argent) ; 5 ; 7 (où il est en plus question d’oliviers déracinés par la tempête et de vignes déchirées par la grêle) ; 8 ; 10 ; De mort. 8. Id., Ad Dem. 3 ; 5.

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d’attaquer les dieux « non pas en des lieux cachés et secrets, mais ouvertement, publiquement, sur le forum même, en présence des magistrats et des gouverneurs » et qu’il confondait les divinités païennes dans ces prédications prononcées « en des lieux fréquentés et populeux »249. L’évêque s’était donc employé à discréditer publiquement le polythéisme et avait manifesté à cette occasion ce mépris que les Carthaginois reprochaient aux chrétiens. Sans doute a-t-il ainsi lui-même participé à alimenter le ressentiment de l’opinion publique et ceci d’autant plus que, comme en Cappadoce (et en Palestine) vingt ans plus tôt, les chrétiens de Carthage baignaient dans une ambiance d’accomplissement de fin des temps dont ces désastres apparaissaient comme autant de signes annonciateurs250. La terrible épidémie de peste qui se déclencha sous Gallus, et qui conduisit certainement l’angoisse des populations à son paroxysme du fait de sa longueur et de ses ravages251, constitua sans nul doute un puissant catalyseur de réaction antichrétienne. Comme le notait Cyprien devant l’attitude que la maladie suscitait, la peur de mourir « fait renaître les païens à la croyance »252. La peste est omniprésente dans le De mortalitate et l’Ad Demetrianum et a vraisemblablement joué un rôle dans la décision prise par l’évêque d’écrire un traité destiné à disculper les fidèles d’en être la cause. Quelques années plus tard, Porphyre ne manqua pas d’établir un rapport entre la durée de la contagion à Rome et la progression du christianisme : On s’étonne aujourd’hui que la maladie ait sévi dans la ville durant tant d’années, alors qu’Asclépios et les autres dieux n’y font plus séjour. En effet, depuis que Jésus est adoré, personne ne s’est aperçu d’un secours public des dieux.253

La célébrité de Porphyre et sa défense ardente de l’hellénisme et des cultes populaires, alliées à la persistance des troubles jusqu’à l’avènement de Dioclétien, contribuèrent à pérenniser cette idée que les chrétiens étaient responsables des désordres naturels et politiques. L’accusation sert d’entrée en matière à l’apologie d’Arnobe et sa présence au seuil de l’ouvrage peut être mise au compte de cette influence porphyrienne repérable dans l’argumentation des adversaires visés par l’Africain. On se plaignait alors de la sécheresse et d’une pénurie de blé dans les provinces d’Afrique du Nord et l’on avait été frappé par une récente invasion de sauterelles et de mulots en Asie et en Syrie que l’on avait déjà imputée aux chrétiens254. Et l’on continuait 249 250 251 252 253 254

Ibid. 13. Ibid. 3-4 ; 9 ; 20 ; 22-24 ; De mort. 2 ; 25. Supra p. 239-240. Cyprien, De mort. 15. Eusèbe, PE V, 1, 10. Arnobe, Adv. nat. I, 9. 13. 16.

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de croire que leur impiété était responsable des famines, des chutes de grêle, des épidémies et des tremblements de terre255. C’est pourquoi Arnobe prit la décision de s’opposer à ceux qui pensaient « que depuis l’apparition sur terre du peuple chrétien, le monde est perdu, le genre humain affligé de mille sortes de maux, que les dieux du ciel eux-mêmes, renonçant à la sollicitude coutumière avec laquelle jadis ils venaient régulièrement inspecter nos affaires, ont été bannis des régions terrestres » et que pour cela les croyants méritaient « d’être haïs comme des ennemis publics »256. La crise de mentalité s’était tellement aggravée face aux récentes calamités et aux succès du christianisme qu’à en croire Arnobe, les adeptes des cultes traditionnels ne pouvaient pas concevoir que la crise de valeurs à laquelle ils étaient confrontés avait une autre origine que divine257. L’idée du maintien de la pax deorum constitue toujours l’arrière-plan des pétitions adressées à Maximin Daïa. Il est intéressant de voir que ce concept traditionnel est encore utilisé au début du IVe siècle et qu’il est spécialement évoqué dans le cadre de la lutte antichrétienne. Dans sa réponse à la requête des Tyriens, le tétrarque affirme être convaincu que la cité est florissante « grâce au séjour des dieux célestes » et que cette demande d’expulsion des chrétiens a été inspirée par Zeus Très-Haut et Très-Grand, protecteur des citoyens et de leur famille, preuve qu’il faut pieusement honorer les dieux immortels par les rites appropriés258. Maximin célèbre ensuite le maintien de l’ordre cosmique, célébrant « la sollicitude bienfaisante des dieux » à laquelle on doit l’absence de ces maux terribles que sont les famines, les guerres, les épidémies, les tempêtes dévastatrices et les tremblements de terre, ce à quoi il ajoute aussitôt : Tous ces maux et d’autres encore plus redoutables se sont produits souvent avant ce temps-ci, personne ne l’ignore. Et tout cela est arrivé par la funeste erreur et la vanité creuse de ces hommes sans loi, lorsque cette erreur s’est multipliée dans leurs âmes et a pour ainsi dire accablé de ses hontes toutes les régions de la terre.259

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Ibid. I, 3 ; voir III, 24 : « Plus personne ne fait de supplications aux divinités tutélaires, diton, et, pour cette raison, elles mettent un terme les unes après les autres aux services et aux secours qui nous sont familiers ». Ibid. I, 1 ; voir IV, 24. 37. Ibid. I, 7. En III, 6, Arnobe nous apprend que les plus extrémistes en étaient venus à souhaiter un décret sénatorial ordonnant la destruction des ouvrages de Cicéron « qui annulent l’autorité des anciennes traditions » (il s’agit en premier lieu du De natura deorum et du De divinatione) parce que les chrétiens y trouvaient confirmation de leur position. Eusèbe, HE IX, 7, 5. 7. Ibid. IX, 7, 8-9 ; voir IX, 9a, 6 où Maximin se dit encore convaincu que c’est par les dieux que « subsistent tous les hommes et la conduite même des affaires publiques ».

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Les bonnes récoltes, le climat clément, l’air sain et la paix étant dus « à notre piété, à nos cérémonies sacrées, à l’honneur (rendu aux dieux) », il convient de répondre favorablement à la demande d’expulsion des chrétiens, qui aura pour effet de délivrer la ville « de toute souillure et impiété »260. On discerne dans ces propos officiels que le bannissement des chrétiens correspond à la volonté d’expiation conforme à la règle religieuse de la pax deorum. Le chapitre de l’Histoire ecclésiastique suivant la traduction de l’édit, où la famine et la maladie qui frappèrent les états de Maximin sont décrits non sans emphase, prend une tournure ouvertement apologétique destinée à montrer, comme Eusèbe le dit lui-même, la présomption de l’empereur qui « affirmait impudemment que, par suite de son zèle pour les idoles et de la guerre qu’il nous avait faite, il ne s’était produit ni famine, ni peste, ni guerre de son temps »261, et sans doute l’historien a-t-il éprouvé le besoin de donner un tel sens à son exposé parce que cette notion de partenariat avec les dieux était très profondément ancrée dans les mentalités. Il est clair, en tout cas, que les chrétiens eurent à en pâtir tant que l’Eglise ne fut pas légalement reconnue par les autorités romaines.

3.4.2 Le silence des oracles L’impiété chrétienne était aussi révélée aux yeux des païens par le fait que les dieux ne se manifestaient plus par l’intermédiaire des oracles ou des cérémonies. La présence des chrétiens avait pour effet de neutraliser la capacité d’intervention des dieux qui semblaient offensés par les critiques que ces impies exprimaient à leur égard. Cette façon de présenter les choses est presque essentiellement d’origine chrétienne et elle dotée d’un fort coefficient apologétique destiné à prouver la supériorité du Christ sur les dieux de la tradition polythéiste. Cela ne signifie pas obligatoirement que tous les récits relatés dans les sources chrétiennes soient entièrement dénués d’intérêt historique. Quel que soit l’angle sous lequel ils abordent les faits, ils révèlent d’une manière originale une confrontation de mentalités entre révélation chrétienne et révélation païenne cachant souvent un conflit d’intérêt financier et religieux. Le plus ancien document chrétien témoignant de cette confrontation sont les Actes des Apôtres. Ils nous racontent l’exorcisme que Paul pratiqua à Philippes sur une jeune esclave pourvue d’un don divinatoire et qui, grâce à celui-ci, rapportait beaucoup d’argent à ses maîtres. L’esclave avait accompagné Paul et Silas pendant plusieurs jours lorsqu’ils se rendaient au lieu 260 261

Ibid. IX, 7, 10-12 ; Inscription de Colbasa, l. 6-7. Eusèbe, HE IX, 8, 3.

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de prière en proclamant publiquement : « Ces hommes sont les serviteurs du Dieu Très-Haut (èåï™ ôï™ ›øßóôïõ) qui vous annoncent une voie de salut ». Et c’est parce qu’il était excédé par cette publicité qu’il jugeait dérangeante que Paul chassa l’esprit qui possédait la jeune fille262. Celui-ci est appelé « esprit Python » (ðíå™ìá ðýèùíá), ce qui renvoie clairement à la légende du serpent tué par Apollon et que le dieu remplaça à Delphes pour rendre des oracles par l’intermédiaire de la Pythie263. L’activité oraculaire de la pythonisse est encore soulignée par Luc lorsqu’il emploie à son propos le verbe ìáíôåýù. Si Paul se décide à agir contre la propagande apparemment positive de l’oracle, c’est parce qu’en réalité celui-ci risquait de porter préjudice au caractère unique du message évangélique en le diluant dans le syncrétisme supposé par le terme èåüò œøéóôïò264. L’exorcisme déclencha deux réactions consécutives : celle des maîtres de la pythonisse et celle de la population de Philippes. D’après Luc, les maîtres de la pythonisse « voyaient s’enfuir l’espoir de leurs gains » avec la perte de ce don divinatoire et portèrent Paul et Silas devant les magistrats de la ville pour cette raison265. La pythonisse travaillait en effet pour le compte privé de ses maîtres, ce qui, d’un point de vue éthique, est très critiquable pour Luc266. Ceux-ci, bien loin d’invoquer la perte de leurs profits devant les magistrats, portèrent leurs accusations sur l’illégalité des coutumes religieuses de Paul et Silas, prenant ainsi la défense de la tradition à laquelle se rattachait leur oracle, car s’en prendre à l’esprit Python, c’était s’en prendre au dieu Apollon. Cette atteinte irrespectueuse à la tradition religieuse reconnue par l’autorité romaine explique le violent emportement de la foule assistant au procès des deux chrétiens267. La même interaction économique et religieuse se retrouve dans le récit de l’émeute des orfèvres d’Ephèse268. Luc présente là encore les intérêts financiers comme les motivations profondes de l’action de Démétrius. La crainte de voir s’atténuer les profits est tout à fait crédible dans la bouche du représentant d’une corporation. Elle est intimement liée au patrimoine éphésien et à la conviction qu’Artémis méritait les honneurs dont elle était l’objet depuis tant de générations. Le secrétaire de la ville tente de calmer les esprits en faisant valoir la tradition locale pour répondre à la critique négatrice, d’origine judéo-chrétienne, qui était la cause de la manifestation : personne ne 262 263 264

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Ac 16, 16-18. Ovide, Met. I, 434-451. B. Wildhaber, Paganisme populaire et prédication apostolique, Genève, 1987, p. 103-106 ; P. Trebilco, « Paul and Silas – "Servants of the Most High God" (Acts 16, 16-18) », JSNT 36 (1989), p. 51-73 ; D. Marguerat, « Magie et guérisons » dans La première histoire, p. 189190. Ac 16, 19. D. Marguerat, « Magie et guérisons », p. 190-192. Ac 16, 20-22. Ibid. 19, 23-40.

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doute qu’Ephèse soit la gardienne du temple de la grande Artémis et de sa statue tombée du ciel269. Il cherche ensuite à désamorcer l’hostilité contre les chrétiens, et par la même occasion nous renseigne un peu plus sur sa teneur, en disant que les personnes prises à partie par les manifestants ne se sont rendues coupables d’aucun sacrilège ni blasphème (ï¡ôå jåñïóýëïõò ï¡ôå âëáóöçìï™íôáò) envers la déesse. Même si les besoins économiques sont inextricablement liés aux pratiques religieuses, officielles ou non, il apparaît dans ces deux épisodes relatés par les Actes que le souci de la population locale était de défendre la tradition qui les faisait vivre. Dans un cas comme dans l’autre, c’est le facteur de la coutume qui fait réagir l’opinion publique. On retrouve le même genre d’intérêt dans la carrière prophétique d’Alexandre d’Abonotique. Les troubles qui secouèrent le règne de Marc Aurèle créèrent un climat qui favorisa l’audience des oracles. L’inquiétude et le désarroi suscités par les périls extérieurs et la contagion entraînèrent les foules à tendre vers eux une oreille complaisante. Or, il apparaît qu’en Asie des prophéties mirent expressément en cause les chrétiens pour expliquer les malheurs du temps. Les Actes de Carpos, Papylos et Agathonicé le font entendre au travers de la réplique de Carpos qui invite son juge à ne pas croire les oracles qui combattent les chrétiens et annoncent leur persécution ; les démons proclament ces choses sous l’inspiration de leur chef, le diable, parce qu’il est constamment attaqué par les saints270. Ces explications furent interprétées comme des « blasphèmes » par le proconsul et cette position contre les oracles concourut à entretenir les sentiments antichrétiens qui conduisirent à la condamnation de Carpos. Les fidèles eurent visiblement à pâtir de ce réveil oraculaire qui fournit le contexte dans lequel s’épanouit la haine antichrétienne d’Alexandre d’Abonotique. Toute personne qui osait douter de la véracité de ses oracles, et par là bafouait son crédit religieux (qui dépassait les limites de la Paphlagonie), faisait preuve d’impiété à ses yeux et à ceux de ses fidèles. L’activité oraculaire à laquelle il se livrait lui permit d’ailleurs de s’enrichir de façon conséquente271. C’est la raison pour laquelle il détestait les épicuriens et les chrétiens qui, pour des raisons différentes, entretenaient des dispositions critiques vis-à-vis des oracles dont il était l’interprète. Alexandre jouissait d’une popularité exceptionnelle, non seulement auprès du peuple, mais aussi auprès de quelques grands personnages comme le noble romain Rutilianus qui devint son gendre et dont l’amitié lui

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Sur l’importance du culte d’Artémis à Ephèse et son rayonnement, voir R. Strelan, Paul, Artemis, and the Jews in Ephesus, Berlin-New York, 1996, p. 41-82 ; voir aussi P. Trebilco dans The Book of Acts in its First Century Setting, T2 : Graeco-Roman Setting. Ed. D. W. J. Gill & C. Gempf, Grand Rapids, 1994, p. 316-336. Ac. Carpos, Papylos et Agathonicè 17-19. Lucien, Alex. 23.

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permit de bénéficier de hautes protections272. Il acquit une si grande notoriété que monnaie fut frappée à son effigie273 et qu’une statue, par la suite réputée miraculeuse et objet d’un véritable culte, fut érigée en son honneur à Parion, cité dans laquelle il fut enseveli274. Son ascendant était tel qu’il pouvait aisément mobiliser la foule contre ses ennemis. Toute malédiction prononcée par lui faisait de celui qui en était la victime une personne honnie se trouvant dans l’obligation de fuir « comme un impie, un athée, un épicurien »275. Nous ne savons pas quel impact a pu prendre la haine qu’il insuffla dans l’opinion à l’encontre des chrétiens qui, avec les épicuriens, étaient menacés de lapidation par un oracle de Glycon. Nous sommes néanmoins renseignés par Lucien sur les dangers que courut un épicurien qui mit publiquement Alexandre en cause au sujet d’une prophétie qui s’était révélée inexacte : le prophète ordonna à ceux qui étaient présents de lapider l’impie s’ils ne voulaient pas eux-mêmes passer pour épicuriens. Le philosophe échappa à la mort grâce à l’intervention d’un voyageur du Pont qui s’interposa avant que les pierres ne volent276. Lucien, lorsqu’il se présenta à la maison d’Alexandre, où son hôte l’attendait environné d’une multitude, faillit lui aussi subir la colère de l’entourage du prophète à cause du manque de respect, interprété comme un sacrilège (jåñïóõëïí), qu’il manifesta volontairement envers celui qu’il considérait comme un charlatan277. Ces exemples illustrent bien comment les esprits pouvaient être mobilisés lorsqu’il s’agissait de défendre la tradition et les intérêts locaux qui y étaient rattachés. La tradition contenue dans les Actes de Saturnin de Toulouse, rédigés d’après les actes publics cinquante ans après les faits, établit aussi une relation entre le silence des oracles et le martyre de l’évêque. Le rédacteur explique que les démons se turent parce qu’ils étaient irrités par le fréquent passage de Saturnin devant le Capitole, l’évêque devant emprunter cette route pour se rendre au lieu de culte des chrétiens. Un jour, alors que l’on préparait un sacrifice, en espérant que cette immolation rende la parole aux dieux, Saturnin, comme à l’accoutumée, passa devant le temple. La clameur poussée par la foule est révélatrice : « Le voilà l’ennemi de nos pratiques religieuses, le porteenseigne du nouveau culte qui proclame les temples abattus, qui condamne nos dieux en les appelant des démons et dont la présence nous empêche d’obtenir les réponses habituelles. Il arrive au bon moment pour produire au grand jour le terme de la dette qu’il nous doit, vengeons l’injure faite à nos dieux, forçons-le maintenant, qu’il trouve bon de sacrifier ou qu’il se réjouisse de 272 273 274 275 276 277

Ibid. 57. Ibid. 58. Athénagore, Legatio 26, 3-5. Lucien, Alex. 46. Ibid. 44-45. Ibid. 55.

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mourir »278. Saturnin refusa d’immoler et fut pour cela attaché au taureau du sacrifice qui, aiguillonné par la foule, entraîna l’évêque avec lui au bas du Capitole, la dégringolade provoquant la mort du martyr. La description de l’activité apostolique et la confession de foi monothéiste de Saturnin279 suffisent à faire comprendre que l’évangélisation de Toulouse fut perçue selon les normes coutumières de la critique païenne assimilant le christianisme à une impiété. Et c’est encore la dignité du culte local que l’on tente de sauvegarder lorsque l’on s’en prend spontanément à Saturnin. Le « silence des dieux » fut un thème qui domina la réaction antichrétienne du début du IVe siècle. Il constitua un facteur déterminant dans l’engagement des hostilités contre les chrétiens par les tétrarques. Dioclétien était fermement attaché au respect de la religion romaine, partie intégrante de la romanitas et à ce titre, élément essentiel de la stabilité retrouvée. Il se soumettait scrupuleusement aux rites anciens de l’haruspicine consacrés à la lecture des présages dans les entrailles des victimes immolées. Ce que Lactance met au compte d’une inquiétude maladive de Dioclétien face à l’avenir correspond sans nul doute à la manifestation de sa soumission à ces rites ancestraux280. Lactance raconte qu’un jour (vraisemblablement en 299 ou 300), les haruspices n’arrivèrent pas à découvrir les signes habituels et qu’à cause de cela, ils durent recommencer plusieurs fois les sacrifices. Comme chaque immolation débouchait sur un nouvel échec, le chef du collège des haruspices (l’haruspex maximus), un dénommé Tagès, « déclara que si les victimes interrogées ne donnaient aucun réponse, c’était que des profanes assistaient aux cérémonies divines »281. Lactance confirme la présence de chrétiens qui assistèrent avec leurs maîtres aux sacrifices mais qui, dit-il, s’étant signés le front, firent fuir les démons, « les empêchant d’inscrire l’avenir dans les viscères des victimes »282. Après la longue période de paix inaugurée par Gallien, il n’était pas étonnant de trouver des chrétiens dans le palais impérial, tant dans la domesticité que dans les rouages de l’administration centrale283. Cette présence chrétienne, comme au temps de Valérien, était susceptible d’assurer une influence qui, par sa nature même, 278 279

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Pass. Saturnin 4. Ibid. 2 : activité apostolique : « …la cité de Toulouse eut pour premier ministre du Christ Saturnin, par la foi et le courage duquel les oracles des démons, qui étaient honorés dans la ville, commencèrent à cesser ; il dévoila leurs mensonges, il mit à jour leurs procédés et toute leur puissance auprès des païens, et toute la supercherie diminuait tandis que la foi des chrétiens allait en augmentant ». Ibid. 4 : confession : « J’adore le Dieu unique et véritable ; je lui immole des victimes de louange. Je sais que vos dieux sont des démons… Et comment voudriez-vous que je les craigne, alors que vous dites, comme je l’entends, que c’est eux qui me craignent ? ». Lactance, De mort pers. 10, 1 ; comparer avec Ps.-Aurélius Victor, Epitomé 39, 4. Lactance, De mort pers. 10, 3. Ibid. 10, 2 ; Div. inst. IV, 27, 4-5. Comparer avec Eusèbe, HE VIII, 1, 3-4.

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s’opposait à celle des représentants de la religion traditionnelle, parmi lesquels on comptait les haruspices. Nous possédons un indice supplémentaire de l’influence dont les adeptes de la tradition jouissaient auprès des tétrarques dans la présence au palais de Romula, la mère de Galère, qui finançait une partie des repas de la maison impériale en fournissant des viandes sacrifiées. Lactance considère que Romula, qu’il qualifie de « femme extrêmement superstitieuse », fut la principale influence qui poussa son fils à envisager la suppression des chrétiens, parce que ceux-ci ne participaient pas à ses repas284. Cette présentation paraît très caricaturale si l’on fait de l’action de Romula la raison ultime de la haine de Galère contre les chrétiens. Elle revêt une plus forte probabilité dans la mesure où son comportement témoigne avant tout d’un esprit conservateur dans lequel les païens traditionalistes trouvaient leur compte, mais dangereux pour les chrétiens. Le récit de Lactance sur l’échec des haruspices peut bien être une illustration de ce conflit entre christianisme et tradition romaine, tradition dont les prêtres apparaissaient à cette époque parmi les plus fervents défenseurs. Leur rôle de médiation entre les dieux et l’Empire et leur position privilégiée auprès de l’empereur permit à l’un d’entre eux, Tagès, haut placé dans la hiérarchie sacerdotale, d’amener Dioclétien à sévir contre tous ceux qui, dans le palais et dans l’armée, refuseraient de sacrifier285, cette mesure constituant les prodromes de la Grande Persécution. Considérant les intérêts économiques et politiques liés à l’exercice du culte traditionnel, il est tout à fait possible que le violent conflit entre chrétiens et païens au sujet de la véracité des oracles ait contribué à justifier les poursuites légales contre les chrétiens. Le constat de l’inefficacité des cérémonies, en alimentant la haine antichrétienne, pouvait être déterminé par des motivations politiques et conduire les autorités à prendre des mesures légales contre l’Eglise. Ce genre de fait apparaît à deux reprises dans nos sources. Denys d’Alexandrie affirme que Macrien engagea Valérien à persécuter les chrétiens parce qu’ils étaient capables, par leur seule présence, de faire échouer ses cérémonies magiques286. Nous avons déjà eu l’occasion de relever le ton très polémique de ce passage où Denys cherche à accabler Macrien en établissant un parallèle entre les pratiques magiques et criminelles auxquelles il se livrait, lui et l’empereur, et la pure foi des chrétiens287. Ce procédé littéraire sert à montrer comment la mauvaise influence de Macrien fit basculer le règne de Valérien d’une période de paix et de tolérance dans une période de violence antichrétienne qui aboutira finalement à la chute des deux hommes. La présentation tendancieuse de Denys ne doit pas faire oublier que Valérien s’efforça de faire revivre l’adoration des dieux traditionnels dans le but de 284 285 286 287

Lactance, De mort pers. 11, 1-2. Ibid. 10, 4. Eusèbe, HE VII, 10, 4 (texte cité supra p. 243). Supra p. 243-244.

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restaurer la pax deorum et la stabilité de l’Empire288. Il n’est donc pas impossible que Macrien, ardent dévot et principal inspirateur de la persécution, ait fait valoir la responsabilité des chrétiens dans le déchaînement des malheurs sur l’Empire, ce que Denys a caricaturé en l’appliquant à l’échec de ses entreprises magiques. C’est un événement de même nature qui conduisit Dioclétien à prendre la décision d’une persécution officielle. Lactance écrit que Dioclétien hésita longtemps avant de s’en prendre aux chrétiens, bien qu’il ait abordé la question avec ses collègues impériaux, les membres du conseil impérial et plusieurs autres conseillers consultés parmi les hauts fonctionnaires civils et militaires289. Derrière le portrait tendancieux dressé par Lactance d’un empereur vieilli et peu sûr de lui se profile assurément la prudence d’un chef d’état soucieux de la paix publique290. Nous avons vu que les tétrarques tenaient comme l’une de leurs principales responsabilités de maintenir la tranquillité que les dieux, sous leur direction, avaient accordée à l’Empire. Il était sans doute difficile, au sortir de la crise, d’envisager consolider la romanitas en s’en prenant violemment à une partie des habitants de l’Empire, même s’ils semblaient hostiles à l’esprit romain. Pour répondre à ce paradoxe, il fallait être sûr de l’assentiment des dieux et c’est sûrement ce qui finit par décider Dioclétien à consulter l’oracle d’Apollon à Didymes, cette démarche pouvant permettre d’obtenir une approbation autant politique que religieuse. C’est un haruspice qui fut envoyé en tant qu’ambassadeur à Milet, ce qui démontre clairement l’influence de Tagès et de la tendance conservatrice présente dans l’entourage de Dioclétien. A cet égard, le choix d’Apollon milésien n’était pas innocent. Cet oracle était très ancien, antérieur à l’arrivée des Ioniens291, et si prestigieux qu’il était depuis longtemps consulté par tous les Grecs d’Asie292. Milet était l’oracle d’Apollon le plus célèbre après celui de Delphes293. Lucien et Celse témoignent de sa popularité au IIe siècle, tout comme Porphyre et Jamblique au tournant des IIIe et IVe siècles294. Dioclétien et Maximien avaient déjà montré leur attachement à cette vénérable institution religieuse en faisant ériger dans le sanctuaire de Didymes une statue de Zeus et

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C. J. Haas, « Imperial Religious Policy », p. 139-141. Voir particulièrement Eusèbe, HE VII, 11, 7 (cité supra p. 242). Lactance, De mort pers. 11, 3-6. J. Moreau, De la mort des persécuteurs, T2, Paris, 1954, p. 273. Pausanias, Descript. Gr. VII, 2, 6. Selon la légende, il a été fondé par un fils d’Apollon et son autel fabriqué, avec les cendres des victimes, par Héraklès, ibid. V, 13, 11. Hérodote, Hist. I, 157. Conon, Narr. 33. Lucien, Alex. 21 ; Origène, CC VII, 3 ; Jamblique, Myst. Aeg. III, 11.

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une statue de Léto295. La prophétesse se laissait inspirer par Apollon en se postant au-dessus d’une source qui coulait dans le sanctuaire ; elle pouvait aussi y tremper ses pieds ou la frange de son vêtement296. L’une des particularités de cet oracle était que l’on pratiquait l’extispicine pour obtenir une révélation du dieu297, ce qui explique aussi pourquoi un haruspice fut choisi comme théoprope. Lactance affirme que la réponse de l’oracle fut déterminante puisqu’elle amena Dioclétien à engager la persécution, mais il en rend compte de façon lapidaire en écrivant simplement que « ce dieu répondit en ennemi de la religion divine »298. Heureusement, ce silence partiel peut être comblé grâce à une inscription de Didymes rendant compte de la démarche effectuée par Dioclétien299. Cette inscription nous est connue par le biais d’une copie dont la médiocrité rend impossible le déchiffrement complet. H. Grégoire s’y est essayé et a abouti à un résultat à l’égard duquel il s’est lui-même montré méfiant300. Il n’en reste pas moins, comme le signale avec raison J. Moreau, que « cette inscription fournit une confirmation éclatante de la véracité du récit lactancien… »301 et le fait qu’elle fasse mention des chrétiens invite à la prendre sérieusement en considération. En effet, bien que ce texte soit mal retranscrit, il est tout de même possible de tirer de ses données les plus claires quelques renseignements de valeur historique. Ainsi est-il question : 1. d’une réception (l. 3 : õðåäÝîáôï) ; 2. des chrétiens qui sont en augmentation (l. 4 : Êñçóôéáí§í dðáõ[î]á[íüìåíïí]) ; 3. de l’expression d’une hostilité (l. 5 : ðñ[ï]óÜíôå[ò]) ; 4. d’une accusation du dieu (l. 5 : ákô§í èåï™) ; 5. du dieu que l’on est venu consulter (l. 6: ášôï™ ” ôå èåüò) 6. d’un renouvellement (l. 7: áíåíåþóáôï) ; 7. et d’empereurs (l. 8: âáóéëå™óéí). A partir de ces éléments épars, on peut tenir pour assuré que l’inscription fasse référence à la réception de l’ambassadeur (1) envoyé de Nicomédie par 295

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L’inscription dédicatoire a été gravée entre le 1er avril 286 et le 1er mars 293 ; voir A. Rehm, « Kaiser Diokletian und das Heiligtum von Didyma », Philologus 93 (1938), p. 74-84 et H. Grégoire, « Les pierres qui crient », Byz 14 (1939), p. 320-321. Jamblique, Myst. Aeg. III, 11. Pausanias, Descript. Gr. V, 13, 11. Lactance, De mort pers. 11, 7. CIG 2, 2883d (document 3, p. 512). H. Grégoire, « Les chrétiens et l’oracle de Didymes » dans Recueil de mémoires concernant l’antiquité grecque offerts à Maurice Holleaux, Paris, 1913, p. 90 écrit : « Ainsi restitué, le fragment de Didymes serait un document de premier ordre sur l’histoire des persécutions. Bien des détails restent douteux, et plus que douteux, dans la restauration, un peu "romancée" peut-être, à laquelle je me suis laissé entraîner ». P. de Labriolle, Réaction, p. 320-321 juge la restitution de H. Grégoire téméraire mais la reprend telle quelle. J. Moreau, De la mort des persécuteurs, T2, Paris, 1954, p. 273.

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les empereurs (7), c’est-à-dire les deux Augustes Dioclétien et Maximien ; au dieu que l’on est venu consulter, Apollon (5), qui a défavorablement évoqué, par la voix de la prophétesse, le grand nombre des chrétiens (2) et l’hostilité coutumière de ces derniers à l’égard de l’oracle ou, plus généralement, des dieux (3) ; à l’accusation que le dieu a tenu contre les chrétiens d’être la cause des difficultés de l’oracle à prophétiser convenablement (4) et, en lien avec ce constat, à l’appel de l’oracle à la restauration du culte traditionnel (6). Un passage de la Vie de Constantin, extrait d’une lettre de l’empereur adressée aux orientaux, faisant vraisemblablement référence au même événement, semble confirmer le sens général de cette restitution : On dit qu’en ce temps-là Apollon rendit un oracle du fond d’un antre, d’un endroit reculé et ténébreux, et non par l’intermédiaire d’un homme : c’étaient les justes présents sur la terre qui l’empêchaient de dire la vérité et qui faisaient mentir les prédictions des trépieds. Et la prêtresse dénoua sa chevelure en témoignage de tristesse et déplora, en proie à la fureur prophétique, les malheurs que cela produisait pour les hommes. Mais voyons les conséquences de tout cela. Je t’appelle, ô Grand Dieu, pour témoigner que, dans ma jeunesse, j’ai entendu celui qui était le premier parmi les empereurs romains, misérable, oui, vraiment misérable, l’âme livrée à l’erreur, s’enquérir avec empressement auprès de son entourage qui étaient ces « justes sur la terre » et que l’un des prêtres païens présents lui répondit que c’étaient les chrétiens. Il reçut cette réponse comme une gorgée de miel et tira l’épée qui a été établie pour la punition du crime contre ceux dont l’innocence était au-dessus de tout soupçon.302

La lettre de Constantin parle clairement d’un oracle antichrétien prononcé par la devineresse, sans intermédiaire humain, ce qu’il faut comprendre : sans passer par l’interprétation des prophètes constituant le personnel sacerdotal employé à rendre intelligible des messages divins souvent proférés, dans le délire prophétique, d’une façon incompréhensible303. Cette procédure inhabituelle révélait l’urgence de la situation. Par ailleurs, nous voyons encore à l’œuvre l’un des prêtres de l’entourage de Dioclétien (Tagès ?) qui intervient en apportant une lumière décisive sur l’oracle de la prophétesse de Didymes. Le choix de la fête romaine des Terminalia (23 février) comme « jour favorable et propice » pour officiellement annoncer le début de la persécution apparaît comme un indice supplémentaire de l’influence de ce parti sacerdotal

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Eusèbe, Vita Const. II, 50-51. Voir les inscriptions réunies par B. Haussoulier, Etudes sur l’histoire de Milet et du Didymeion, Paris, 1902, p. 199-211 et 252-254. H. Grégoire, « Les chrétiens et l’oracle de Didymes », p. 86 et 89 pense que la devineresse a été contrainte au silence et que le prophèteinterprète a été directement inspiré par le dieu, mais cela est infirmé par le texte de la Vie de Constantin.

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sur Dioclétien304. On sait d’autre part que l’oracle de Didymes s’est distingué pendant la Grande Persécution par ses prises de position ouvertement antichrétiennes comme l’indique Lactance qui cite un oracle provenant du sanctuaire assez proche de celui cité par Porphyre dans sa Philosophie des oracles à propos de la sagesse du Christ et de sa condamnation à mort305. Le prophète responsable de l’oracle faisait partie de ces philosophes dévots qui soutinrent activement la politique de Maximin Daïa, raison pour laquelle il fut exécuté lors de la répression menée sur les ordres de Licinius en 313, après sa victoire sur le tétrarque306. Cette épuration ne porta pas profondément atteinte à l’état d’esprit antichrétien de Didymes et ne fit peut-être que le renforcer puisque Licinius, à la veille du combat décisif qui devait l’opposer à Constantin en 324, n’hésita pas à consulter l’oracle et obtint de lui l’assurance de la victoire sous la forme d’un vers homérique307. Savoir que les dieux faisaient entendre leur voix était rassurant, surtout dans les périodes d’incertitude. C’est pour cela que les oracles jouèrent un rôle de premier plan dans la mobilisation des esprits contre les chrétiens pendant la Grande Persécution. Nul doute que l’influence de personnages tels que Porphyre fut déterminante. La circulation de sa Philosophie des oracles contribua à renforcer l’intérêt des païens pour leurs oracles. De même, sous l’impulsion de Théotecnos, l’oracle de Zeus Philios, parce qu’il considérait les chrétiens comme ses ennemis, réclama leur expulsion de la ville et du territoire d’Antioche308. Une telle directive pouvait assurément trouver un écho favorable chez un empereur comme Maximin Daïa, très attaché à la tradition en général et aux oracles en particulier309. Qu’Eusèbe consacre la totalité de son quatrième livre de la Préparation évangélique à démontrer le charlatanisme et les activités démoniaques qui se cachent derrière les oracles montre combien ils étaient crédibles. Et cette ferme volonté apologétique de dévaloriser les oracles répond au regain de popularité dont ils ont été l’objet les années précédentes, sous l’impulsion des intellectuels et des officiels. Cet affrontement est emblématique d’un conflit spirituel et religieux opposant polythéisme et christianisme durant la période anténicéenne. Les 304 305

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J. Moreau, De la mort des persécuteurs, T2, Paris, 1954, p. 273. Lactance, Div. inst. IV, 13, 11 ; comparer avec Augustin, CD XIX, 23, 2. Comparer aussi l’oracle de Milet cité en De ira Dei 23, 12 avec celui de Porphyre dans Augustin, CD XIX, 23, 1. Dans sa Philosophie, Porphyre loue l’oracle de Didymes aux côtés de ceux de Delphes et de Claros, voir Eusèbe, PE V, 16, 1. Ibid. IV, 2, 11. Sozomène, HE I, 7, 2-3. Sur l’affrontement entre oracle et christianisme au temps de Julien, voir ibid. V, 19-20. Eusèbe, HE IX, 3. Ibid. VIII, 14, 8 où l’historien écrit que « sans divination et sans oracles il n’était, pour ainsi dire, pas capable d’oser remuer même le bout du doigt ». Sur l’importance que Maximin attribuait au culte de Zeus, voir ibid. IX, 7, 7 et Lactance, De mort pers. 46, 2.

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chrétiens étaient convaincus que la foi qui les animait leur permettait de dominer les mauvais esprits que les païens, dans leur ignorance et leur aveuglement, adoraient comme des dieux. Les apologistes affirmaient que les dieux et les démons étaient identiques dans leur nature et avançaient comme preuve de cette assertion la capacité des chrétiens à faire avouer les divinités païennes qu’ils étaient en réalité des démons310. Au plus fort de la lutte, Arnobe, faisant peut-être référence aux actes religieux qui présidèrent au déclenchement de la persécution, exprime imperturbablement cette certitude que le nom du Christ « met en fuite les esprits nuisibles, impose silence aux devins, fait perdre leurs clients aux haruspices… »311. Cette assurance, affichée et proclamée, joua contre les chrétiens qui furent jugés comme les principaux responsables du mécontentement divin, les dévots païens estimant que le silence des dieux était une manifestation de haine envers ceux qui s’opposaient à eux avec autant de détermination. Au début du Ve siècle, la culpabilité des chrétiens dans les malheurs publics était devenue proverbiale : « Il ne pleut pas, les chrétiens en sont cause »312. L’athéisme et l’impiété ont certainement été les griefs les plus représentatifs de la rivalité entre christianisme et polythéisme, même après la Paix de l’Eglise. Ils détermineront la rédaction de la Cité de Dieu d’Augustin et de l’Histoire contre les païens d’Orose. Ce sont deux univers mentaux complètement différents défendant deux visions contraires de l’ordre cosmique qui se sont affrontés sur la question des modalités du rapport entre l’humain et le divin. Du côté polythéiste, on considérait que la cause du chaos était l’interruption des gestes chargés d’honorer les dieux. L’abstention du rite créait une discontinuité qui venait briser l’harmonie cosmique que le rite maintenait entre la communauté des hommes et des dieux. Du côté chrétien, le rapport individuel avec la divinité, fondé sur un choix libre et personnel, primait sur l’appartenance à la communauté. La communauté formée par les fidèles n’était pas condition de la foi mais fruit de sa réception. Et partout, païens et chrétiens s’accusaient et se répondaient sur le même thème : l’impiété se répand et les calamités frappent la terre parce que les chrétiens n’adorent pas les dieux ou 310

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Tertullien, Apol. 23, 1-17 (sur la capacité divinatoire des démons, voir particulièrement 23, 4. 14 et 22, 7-12) ; Minucius Felix, Oct. 27, 5-7 ; Théophile, Ad Autol. II, 8 ; Cyprien, Ad Dem. 14-15 ; Lactance, Div. Inst. IV, 27, 6-16 ; voir l’illustration de cette aptitude à réduire les dieux au silence dans l’histoire d’Astyrus racontée par Eusèbe, HE VII, 17 : A Césarée de Philippes, ce sénateur chrétien enraya, par la force de la prière, le prodige (invisibilité soudaine de la victime sacrifiée jetée dans les eaux) qui accompagnait les dévotions rituelles honorant les sources du Jourdain. Dans le même esprit, le silence de l’oracle de Daphné fut attribué, pendant le règne de Julien, à la proximité du tombeau de Babylas ; voir Sozomène, HE V, 19. Arnobe, Adv. nat. I, 46. Augustin, CD II, 3.

La colère des dieux

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parce que les païens n’adorent pas le seul vrai Dieu. Les chrétiens défendaient en effet l’idée que Dieu posait un regard privilégié sur les croyants et que tout ce qui se passait dans le monde était en rapport avec cette relation exclusive. Tertullien présente les pluies diluviennes de l’année passée, de mystérieux feux suspendus aux murailles de Carthage et l’éclipse totale qui plongea Utique dans les ténèbres en pleine journée (14 août 212) comme les signes précurseurs du châtiment universel313. Cyprien répondit à Démétrianus que toutes les catastrophes qui frappaient les hommes devaient être interprétées comme des avertissements divins adressés à ceux qui ne craignaient pas le seul grand Dieu314. Eusèbe voit dans le tremblement de terre qui secoua Césarée après l’exécution d’Apphianos (avril 306) un effet de la colère de Dieu et un appel à la conversion315. Cette égale conviction déployée de part et d’autre pour critiquer l’impiété et donner un sens aux calamités publiques explique tout autant la violence de la réaction païenne, soucieuse, pour le bien de la cité, de conserver la qualité des liens tissés avec le monde divin, que la résistance chrétienne, vécue comme le témoignage de la présence du Dieu unique et souverain au milieu des hommes.

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Tertullien, Ad Scap. 3, 3. Cyprien, Ad Dem. 7 ; 9 ; 11 ; 23. Eusèbe, Mart. Pal. 4, 15 (version longue). Comparer avec Philostrate, Vita Apoll. VI, 38 où le tremblement de terre qui touche Smyrne est mis au compte des querelles qui divisent la cité.

Chapitre 4 La haine du genre humain Selon la célèbre appréciation de Tacite, les chrétiens de Rome, lors de la catastrophe de 64, « furent reconnus coupables, moins du crime d’incendie qu’en raison de leur haine pour le genre humain »1. Mettre volontairement le feu à la capitale de l’Empire était a priori un crime assez grave pour que ses auteurs soient perçus comme des êtres profondément asociaux et que leur acte soit interprété comme une violente expression de leur animosité à l’égard de ce que la Ville représentait. Pourtant, Tacite dissocie nettement le délit pour lequel ils étaient condamnés de leur état d’esprit hostile. Il fait même de cette disposition la caractéristique fondamentale des chrétiens, allant jusqu’à faire entendre qu’elle était un motif plus valable de condamnation que l’incendie. C’est là le jugement d’un Romain du IIe siècle qui réfléchit rétrospectivement sur les événements de 64. Il en dit long sur l’image négative que les Romains s’étaient forgés des chrétiens moins d’une centaine d’année après leur apparition. Leur « exécrable superstition » et les comportements honteux qu’elle impliquait plaçaient irrémédiablement les chrétiens hors du consensus représenté par le genre humain, c’est-à-dire le monde civilisé soumis à la domination romaine2. L’accusation n’était pas totalement inédite car, sur ce point aussi, les chrétiens furent précédés par les Juifs. La misanthropie, ou plutôt la misoxénie, des Juifs était en effet très connue3. Ce comportement coutumier vis-à-vis des nations avait un fondement religieux. La tradition religieuse des Juifs était fondée sur une révélation divine. Le souci de préserver la Loi dans sa pureté et de rester fidèle à l’alliance conclue avec Dieu conduisait naturellement les Juifs à garder leurs distances vis-à-vis des étrangers. Une telle attitude prenait à contre-pied les valeurs du cosmopolitisme hellénistique dont hériteront les Romains. Diodore de Sicile raconte que, lors de la prise de Jérusalem, l’état-major d’Antiochus VII Sidêtês (138-129 av. J.-C.) encouragea le roi à massacrer les Juifs parce qu’ils 1 2

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Tacite, Ann. XV, 44, 4. Voir ibid III, 59, 4 où Drusus, héritier du trône, est appelé futur « rector generis humani » ; voir aussi XIII, 14, 3. En Hist. I, 30, 5, Galba est présenté comme ayant été fait empereur « consensus generis humani » ; en III, 68, 1, Vitellius est appelé « dominus generis humani ». Textes réunis par L. H. Feldman & M. Reinhold, Jewish Life and Thought, p. 384-386 ; voir L. H. Feldman, Jew and Gentile, p. 125-149 ; P. Schäfer, Judéophobie, p. 287-298 ; K. Berthelot, Philanthrôpia judaica. Le débat autour de la « misanthropie » des lois juives dans l’Antiquité, Leyde, 2003, p. 80-184.

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La haine du genre humain

« avaient fait de leur haine du genre humain (ìsóïò ðñ’ò ôï˜ò Píèñþðïõò) une tradition »4. Nous avons déjà signalé les propos similaires tenus par Tacite5. La haine du genre humain était le prolongement naturel de l’athéisme6. Bien évidemment, ce sont aussi des raisons religieuses qui conduiront les païens à formuler ce grief contre les chrétiens. Comme pour les Juifs, et pour des motifs presque analogues, leur refus des dieux et les réticences qu’ils montraient à s’intégrer dans la vie sociale les propulsaient aux marges de la civilisation, si bien que cette accusation apparaît comme l’expression globale du ressentiment de l’opinion publique à leur égard. Dans la mentalité romaine, le retrait volontaire de la vie communautaire était une anomalie. Cicéron affirme que les individus qui affichent leur désintérêt pour la vie publique se rendent coupables d’injustice par omission (l’injustice par action étant, au contraire, guidée par la passion de l’argent et du pouvoir). Le repli de ces gens sur leurs préoccupations personnelles, bien qu’il ne semble porter préjudice à personne, prive en fait la cité de leur investissement et de leurs moyens et témoigne d’« une certaine aversion des hommes » (aut odio quodam hominum)7. Or les chrétiens étaient poussés par leur foi à adopter une attitude identique à celle dénoncée par Cicéron. Le monothéisme intransigeant qu’ils professaient les amenait à contester, et même à refuser, certaines pratiques sociales liées aux repères religieux traditionnels. Les plus déterminés d’entre eux allaient même jusqu’à la mort pour affirmer la primauté de leur foi sur les liens civiques. La diffusion de leur doctrine délétère dans toutes les couches de la société représentait une menace pour les structures d’une cité dont ils espéraient ouvertement la disparition au profit d’un royaume universel.

4.1 Fêtes religieuses et activités professionnelles 4.1.1 Le chrétien citoyen du ciel Il existait dans l’esprit des chrétiens une claire ligne de démarcation entre les valeurs qu’ils défendaient et la civilisation gréco-romaine au sein de laquelle ils évoluaient. Les préventions permanentes qu’ils entretenaient à l’égard de ce contexte psychologique et social étaient matérialisées par une séparation volontaire entre la société qu’ils composaient et le reste du monde. Dès les origines, les fidèles furent encouragés à se méfier du monde. Ce êüóìïò représente pour Paul le milieu encore en révolte contre Dieu et, pour cette 4 5 6

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Diodore, Bibl. hist. XXXIV/XXXV, 1, 2. Tacite, Hist. V, 5, 1. Apollonius Molon associe naturellement l’athéisme et la misanthropie des Juifs ; voir Josèphe, CAp. II, 148. Cicéron, De off. I, 9, 29.

Fêtes religieuses et activités professionnelles

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raison, marqué par le péché et la mort8. De par sa nature, il s’oppose directement à la révélation de Dieu et aux réalités spirituelles nécessaires au salut des hommes, intégrées par les chrétiens9. Cette opposition est encore plus appuyée dans la littérature johannique où le monde est présenté comme dominé par le diable10 et fermé à la lumière apportée par le Christ11, ce qui a pour effet de renforcer le contraste avec l’univers spirituel des croyants. Ils sont donc invités à se séparer de ce monde hermétique à la vérité et toujours prêt à manifester sa haine à leur égard12. Il ne faudrait pas se laisser abuser par ces sérieuses mises en garde en concluant que les chrétiens se seraient murés dans un sectarisme protecteur, ce que l’on a quelquefois pensé à propos des johannites13. Les progrès constants de l’Evangile pendant les trois premiers siècles montrent que le souci de la mission a toujours rééquilibré les rapports avec le monde vers l’ouverture, y compris en Asie, où le johannisme était solidement implanté14. Les efforts déployés par les apologistes pour répondre à l’hostilité des païens attestent des réactions que suscitait l’action des chrétiens dans le monde. Le monde représentant un système de valeurs incompatibles avec la foi chrétienne, il convenait d’agir dans cet environnement sans se compromettre avec. Toute l’efficacité du témoignage chrétien reposait sur cet équilibre entre action et retrait. La tension paradoxale qu’il créait déboucha très tôt sur la nécessité de définir précisément la condition du croyant dans le monde. Les chrétiens, comme l’exprime l’Epître aux Hébreux, se voyaient ici-bas, à l’image de leurs pères dans la foi, comme « étrangers et voyageurs sur la terre ». Toute leur attention était tendue vers l’espérance d’un monde nouveau, sans rien de commun avec celui dans lequel ils vivaient. « Car ceux qui parlent ainsi, continue l’auteur de l’Epître, montrent clairement qu’ils sont à la recherche d’une patrie … en fait, c’est à une patrie meilleure qu’ils aspirent, à une patrie céleste. C’est pourquoi Dieu n’a pas honte d’être appelé leur Dieu ; il leur a, en effet, préparé une cité »15. Cette situation du croyant dans le monde, inspirée de la marche des Patriarches en terre étrangère, devait fonder dans la pensée chrétienne une très nette distinction entre cité terrestre et cité céleste16. La confession du martyr lyonnais Sanctus illustre fort à propos le radicalisme que cette conception engendrait chez les chrétiens puisqu’il résista 8 9 10 11 12 13

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Rm 5, 12-13a ; voir aussi Eph 2, 2. 1 Co 1, 20-21 ; 2, 12 ; 3, 19 ; voir aussi Col 2, 8. 20. Jn 12, 31 ; 14, 30 ; 16, 11 ; 1Jn 5, 19. Jn 1, 9-10 ; 3, 14-21 ; 12, 46-47. Ibid. 15, 18-21 ; 17, 14 ; 1Jn 2, 15-17 ; 3, 13. Le problème du sectarisme de la communauté johannique est posé par R. E. Brown, La communauté du disciple bien-aimé, Paris, 1983, p. 96-99. Ph 2, 15 ; Jn 17, 15-18. He 11, 13-14. 16. Voir les textes rassemblés par R. Minnerath, Les chrétiens et le monde, p. 167-171.

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La haine du genre humain

aux tourments infligés par ses persécuteurs « avec une telle constance qu’il ne leur dit ni son propre nom, ni celui de son pays, ni celui de la cité d’où il était, ni s’il était esclave ou libre, mais à tout ce qu’on lui demandait, il répondait en latin : "Je suis chrétien". C’était là ce qu’il confessait, successivement à la place de son nom, de sa cité, de sa race, à la place de tout, et les païens n’entendirent pas de lui d’autre parole ». Et Sanctus persista dans ce laconisme jusqu’au moment de son exécution17. Ainsi, plusieurs martyrs, lors de leurs interrogatoires, préférèrent remplacer leur nom par celui de « chrétien » pour mieux marquer leur appartenance irrévocable à la patrie céleste qu’ils s’apprêtaient à rejoindre18. Les chrétiens furent toujours animés par la conviction d’être des îÝíïé et des ðÜñïéêïé sur cette terre, et, en tant que tels, refusèrent leur intégration totale dans un univers régi par des normes qui étaient souvent en contradiction avec les préceptes évangéliques.

4.1.2 Les coutumes L’omniprésence des dieux dans la société gréco-romaine posait un problème moral important pour des individus acquis au monothéisme biblique. Ceux-ci devaient faire face aux coutumes religieuses qui ponctuaient les diverses étapes de l’existence, depuis le noyau familial jusqu’à la vie professionnelle, en passant par les manifestations populaires. Le traité Sur l’idolâtrie de Tertullien constitue une source historique très riche et très utile pour apprécier l’étendue des difficultés qu’un chrétien rencontrait dans un environnement entièrement conditionné par la tradition polythéiste. Il permet d’apprécier les différentes attitudes, de la plus laxiste à la plus rigoriste, que les fidèles adoptaient lorsqu’ils se trouvaient confrontés à des situations impliquant des gestes religieux. Nous sommes évidemment plus spécialement interpelés, à la lecture de cet opuscule, par l’intransigeance de son auteur. Tertullien refusait tout ce qui pouvait ressembler à une compromission avec l’idolâtrie. Il n’hésite pas à affirmer aux chrétiens exerçant des professions qu’il juge répréhensibles : « La foi ne craint pas la faim » et les encourage à affronter cette dernière « pour l’amour de Dieu comme tout autre genre de mort »19. Dans le même esprit, il fait entendre aux fidèles de haute naissance qu’il vaut mieux subir le martyre plutôt que de remplir les charges inhérentes à leur 17

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Eusèbe, HE V, 1, 20. 39 ; comparer avec Mart. Pal. 4, 13 (recension longue). Voir aussi Ac. Euplus 1, 2 où le diacre répond sur un ton provocant au gouverneur qui vient de lui demander si les Ecritures qu’il porte avec lui étaient rangées dans sa demeure : « Je n’ai pas de maison ; le Seigneur le sait ». Eusèbe, HE V, 1, 50 ; Ac. Carpos, Papylos et Agathonicé 3 ; Ac. Maximilien 1, 2 ; Ac. Didyme et Théodora 1 ; Ac. Taraque, Probus et Andronicus 1. 5. 7 ; Pass. Pierre Balsamos 1 ; voir aussi Pass. Perpétue et Félicité 3, 2. Tertullien, De idol. 12.

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ordre20. Cette façon de voir les choses manifeste son profond désir, malheureusement pour lui impossible à satisfaire, de vivre ici-bas sans contact avec les païens21. La volonté affichée par Tertullien de faire valoir son opinion dans une étude spécialement consacrée au problème du comportement des chrétiens dans la société civile montre à elle seule que ses positions radicales ne faisaient pas école. Mais plus que son sentiment sur la question, c’est la motivation du Carthaginois à écrire cet ouvrage qui nous intéresse ici. Elle révèle justement les problèmes suscités par cette tension entre implication et prise de distance par rapport au monde. La vie dans la cité conduisait les chrétiens à occuper des espaces où le rite traditionnel était très présent. Le refus de s’y plier entraînait la rupture de l’unanimité religieuse et leur repérage social. Chaque abstention, perçue comme une contestation des manifestations élémentaires de la cohésion sociale, infligeait une fissure à l’édifice civique. Tertullien évoque ainsi les événements religieux qui rythmaient la vie des Romains. Leur caractère communautaire contraignait les chrétiens à cette visibilité sociale. Il y avait tout d’abord ces nombreux jours de fêtes qui jalonnaient l’année romaine, dies festi ou feriae22. Ces jours étaient spécialement consacrés aux dieux et impliquaient la suspension des activités profanes23. Même si à ce propos de nombreuses dérogations avaient été mises en place au cours du temps par les pontifes et les jurisconsultes, les jours de fête n’en restaient pas moins marqués par la solennité religieuse24. On se sentait lié religieusement par l’obligation de ces fêtes25 et la souillure de ces feriae par l’exercice d’une activité inappropriée entraînait la nécessité d’une expiation matérialisée par l’immolation d’un porc26. Beaucoup de ces feriae, fixes ou mobiles, étaient des célébrations publiques auxquelles le peuple tout entier devait participer27. C’était le cas chaque année pour une quarantaine de fêtes comme les Lupercales, les Terminalia, les Liberalia ou les Saturnales, parmi les plus connues 28. A leur occasion, les Romains laissaient libre cours à une liesse

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Ibid. 18. Ibid. 24, 2 où Tertullien répond à ceux qui lui disaient qu’on ne pouvait répondre à ses exigences qu’en rompant avec le monde : « Comme s’il ne valait pas mieux sortir du monde que d’y rester un idolâtre » ; voir encore l’expression révélatrice en De spect. 15, 8 : « Ah ! Si nous pouvions même ne pas rester avec eux en ce monde ! ». Tertullien, De idol. 12, 5-13, 1. Pour l’identification des dies festi aux feriae, voir Cicéron, De leg. II, 8, 19 et Macrobe, Saturn. I, 16, 3. Toutefois, les fêtes religieuses n’étaient pas toutes fériées, voir Festus, De verb. sign., s. Ferias (éd. Lindsay, p. 76). Cicéron, De leg. II, 12, 29 ; 22, 55 ; Varron, De ling. lat. VI, 12 ; Macrobe, Saturn. I, 16, 2-3. Ibid. I, 16, 4. Aulu-Gelle, NA II, 28, 2. Ibid. II, 28, 3 ; Macrobe, Saturn. I, 16, 10. Ibid. I, 16, 5-8. Voir la liste établie par G. Wissowa, « Feriae », RE VI. 2 (1909), col. 2212-2213.

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populaire où les débordements n’étaient pas rares29. Tertullien nomme à titre d’exemple quatre de ces fêtes romaines, sans doute parce qu’elles comptaient parmi les plus populaires à Carthage au moment où il écrivait le De idololatria : « On célèbre les Saturnales, les calendes de janvier, le solstice d’hiver et les Matronalia, les cadeaux et les étrennes vont et viennent, les jeux retentissent et les festins font du vacarme »30. Tertullien ne supportait pas l’idée que des chrétiens puissent participer à ces festivités. Outre la licence qu’elles permettaient, les coutumes qui accompagnaient leur célébration étaient empreintes de religion. Les calendes de janvier marquaient solennellement l’entrée dans la nouvelle année et, pour cette raison, étaient placées sous le patronage des dieux dont on espérait les heureux auspices. Les Romains croyaient le jour des calendes de janvier particulièrement chargé « d’une virtus spécifique, déterminante pour toute l’année à venir »31. Ce qui se disait et se faisait le premier jour de l’année détenait une telle puissance sacrée que, à l’occasion des réjouissances du nouvel an, des vœux étaient officiellement prononcés pour le salut de l’Etat (lors d’un sacrifice fait par les consuls) et le serment de fidélité à l’empereur solennellement renouvelé32. La fête revêtait également un caractère privé et était accompagnée à ce niveau de salutations lors de visites mutuelles au cours desquelles on échangeait des baisers, des cadeaux et des vœux, ces deux derniers éléments ayant valeur augurale33. Les étrennes étaient indissociables des vœux pour la raison que « tout commencement comporte un présage » et qu’elles symbolisaient le bonheur et la prospérité souhaités à ceux qui les recevaient34. On comprend que les chrétiens ne se soient pas sentis à l’aise avec la fête des calendes de janvier35. Leur prise de distance devait être d’autant plus remarquable que « ces rites de salutation [avaient] valeur d’un lien religieux entre les personnes et [visaient], en ce jour spécial, à renforcer l’appartenance à une même communauté »36. Dans ce cas, ne pas formuler de souhaits de bonne année ne pouvait-il pas être interprété comme une manifestation de « haine du genre humain » ? Les mêmes considérations valent pour la fête des Matronalia, 29

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Voir la description des Matronalia, de la fête d’Anna Perenna, de l’expulsion de Mumurius Veturius et des Saturnales par J.-N. Robert, Les plaisirs à Rome, Paris, 1983, p. 71-84. Tertullien, De idol. 14, 6. M. Meslin, La fête des kalendes de janvier dans l’empire romain. Etude d’un rituel de Nouvel An, Bruxelles, 1970, p. 36. Ibid., p. 23-36. Ibid., p. 38-39. Ovide, Fastes I, 175-182. 187-188. 221-222 ; Festus, De verb. sign., s. Strenam (éd. Lindsay, p. 410-411). La critique chrétienne des calendes de janvier, axée sur la prodigalité des étrennes, la valeur des vœux, la commensalité débridée et les mascarades (introduites au cours du IVe siècle ap. J.-C.) apparaît surtout chez les chrétiens du Bas-Empire ; voir M. Meslin, La fête des kalendes de janvier, p. 95-118. Ibid., p. 39.

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puisqu’elles étaient célébrées aux calendes de mars, soit le premier jour de l’ancienne année romaine37. On faisait donc aussi des cadeaux ce jour-là, plus spécialement chargés d’augurer la conservation de liens harmonieux dans le cadre du couple38. La coutume s’observe encore lors de la fête du solstice d’hiver (Bruma), célébrée le 24 novembre39, au cours de laquelle on s’échangeait également des cadeaux40, le rite de passage ayant une signification proche de celui des calendes de janvier et de mars puisqu’il s’agissait de placer sous de bons auspices la transition vers une période nouvelle où la lumière l’emportait sur les ténèbres41. Enfin, les Saturnales, fêtées du 17 au 23 décembre, prévoyaient un festin et le même genre de dons42. Par ailleurs, les Saturnales représentaient la fête populaire par excellence. Un chômage total, incluant les activités scolaires, judiciaires et guerrières, était observé pour consacrer plus de temps à l’amusement43. On échangeait la toge contre la synthesis afin d’être plus libre de faire la fête et l’on se coiffait du pilleus, symbole de l’affranchissement dont on bénéficiait durant cette semaine-là44. Tout le peuple se retrouvait dans la rue en criant « Io Saturnalia ! »45. Les Romains se laissaient aller à des débordements qui auraient été réprimés les autres jours de l’année. Les Saturnales constituaient un véritable défouloir qui permettait d’exprimer publiquement ses sentiments et d’adopter des comportements hors de toute censure morale sans crainte d’être jugé46. C’était l’occasion de faire des plaisanteries obscènes dont le contenu outrancier aurait été déplacé en d’autres temps47. Les jeux de hasard étaient exceptionnellement tolérés et l’on pouvait s’adonner sans mesure à la boisson48. « Décembre : et tout le monde à Rome est en sueur. La licence se 37

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Les Matronalia étaient surnommées les « Saturnales des femmes » (Martial, Epigr. V, 84, 910) parce que les matrones servaient leurs esclaves à table le jour de la fête ; voir Macrobe, Saturn. I, 12, 7. Plaute, Mil. Glor. 691-692 ; Tibulle, Elégies 3, 1, 1 (entre amants) ; Martial, Epigr. V, 84, 612 ; X, 24, 1-3 ; Suétone, Vesp. 19, 3 ; Juvénal, Sat. IX, 53 (entre partenaires de même sexe) ; Macrobe, Saturn. VI, 4, 13 ; Dig. XXIV, 1, 31. Häbler, « Bruma », RE III. 1 (1897), col. 901-902. Martial, Epigr. XII, 81 ; voir aussi X, 15, 7, mais peut-être est-il ici question des Saturnales. Ovide, Fastes I, 163 : « Le solstice d’hiver est le premier jour du Soleil nouveau et le dernier de l’ancien car Phébus et l’année ont le même commencement ». Nombreux témoignages de ces pratiques chez Martial, Epigr. IV, 46 ; 88 ; V, 18 ; 19, 11 ; 30, 8 ; 84, 7 ; VII, 53 ; VIII, 41 ; 71 ; X, 18, 1 ; 29, 1-2 ; XIV, 1, 6-7 ; 71 ; voir aussi Suétone, Aug. 75, 2 ; Vesp. 19, 3 ; Hist. Aug., Hadrien 17, 3 ; Alex. Sévère 37, 6. Pline, Ep. VIII, 7, 1 ; Suétone, Aug. 32, 8 ; Macrobe, Saturn. I, 10, 1 ; 16, 17. Sénèque, Ep. 18, 2-3 ; Martial, Epigr. V, 79 ; VI, 24 ; XIV, 1, 1-2 ; 142. Pétrone, Satyr. 58, 2 ; Martial, Epigr. XI, 2, 5 ; XIV, 70 ; Dion Cassius, Hist. rom. LX, 19, 3. Martial, Epigr. XI, 2 ; 6 ; 15. Ibid. XI, 15 ; voir Stace, Silves I, 6, 6. Martial, Epigr. XIII, 1, 4 et XIV, 1, 9 parle de l’époque des Saturnales comme de l’« hiver ivre » (ebria bruma) et des « jours d’ivresse » (madidis diebus) ; voir encore V, 84, 4-5 ; XI, 6 ; Stace, Silves I, 6, 8. 96-97 ; Suétone, Aug. 71, 3.

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voit officiellement accréditée »49 écrit Sénèque avec une réserve qui traduit sa désapprobation à l’égard d’excès loin de correspondre à l’idéal stoïcien. La liberté était telle que les Saturnales étaient synonymes, dans le langage courant, d’inversion des valeurs communes50. Les chrétiens avaient bien des raisons, au-delà de l’hommage rendu à Saturne, de ne pas trouver leur compte dans ces réjouissances populaires. La participation aux Saturnales était naturelle dans le monde romain et ne pas y paraître prenait inévitablement une allure de réprobation à l’égard de la collectivité. Ce refus entraînait une visibilité correspondant à la rupture d’une unité sociale assurée par la tradition religieuse. Les positions différentes des stoïciens et des chrétiens sur la question illustrent très bien le problème. Sénèque, nous l’avons noté, critiquait la liesse populaire des Saturnales, mais cela ne le conduisait pas pour autant à répudier la fête. Il n’était pas question pour lui de s’en prendre à une solennité dont la popularité contribuait à manifester une forme de cohésion civique, certes entachée sur le plan moral, mais qui pouvait néanmoins apparaître comme l’expression de l’idéal communautaire auquel les stoïciens étaient tellement attachés. Le sage devait plutôt chercher à s’associer aux réjouissances dans les limites dictées par la raison et éviter ainsi de créer une impression de trop grande distance par rapport au reste de la cité : « Mais s’il y a beaucoup plus de force morale, au milieu d’un peuple ivre et vomissant, à demeurer sec et sobre, il y a plus de mesure à ne pas s’isoler, ou ne pas se singulariser ; sans se confondre avec la foule, à faire les mêmes choses, mais d’une autre manière. On peut bien célébrer une fête sans passer au débordement »51. L’adoption de cette attitude lors des Saturnales ne rendait pas le stoïcien invisible sur le plan social, ce qui n’était pas le cas des chrétiens qui ignoraient superbement les réjouissances. Tertullien dit qu’aux jours des Saturnales, il va aux bains « à l’heure convenable et hygiénique », contrairement aux païens qui s’y retrouvent dès l’aube pour s’amuser tout le reste de la journée52. Le chrétien, en respectant un rythme de vie ordinaire au milieu des réjouissances des Saturnales, adoptait un comportement susceptible de le signaler aux yeux de ses concitoyens. Seul aux bains, il était en rupture avec la communauté civique53. C’est la même logique de repérage social qui entrait en compte lors de la célébration des Liberalia (17 mars), puisque Tertullien nous dit qu’il ne prenait pas part aux banquets organisés dans les rues de Carthage lors de cette fête54. 49 50

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Sénèque, Ep. 18, 1. Sénèque, Apoc. 12, 2 ; Pétrone, Satyr. 58, 2. L’expression emblématique de l’inversion sociale des Saturnales est le repas que les maîtres offraient à leurs esclaves lors de cette fête. Sénèque, Ep. 18, 4. Tertullien, Apol. 42, 4. Voir l’analyse de J.-P. Waltzing, Apologétique. Commentaire analytique, grammatical et historique, Paris, 21984, p. 272-273. Tertullien, Apol. 42, 5.

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Les chrétiens n’étaient pas seulement amenés à se positionner par rapport au contenu religieux de ces jours de fête, ils devaient également prendre en compte les activités courantes qui leur étaient liées et dans lesquelles ils pouvaient se trouver impliqués. Tertullien fait plus particulièrement état du problème que posait le versement des salaires55. Ceux-ci étaient généralement versés les jours de fête56, ce qui, aux yeux du Carthaginois, pouvait entraîner un risque de contamination idolâtrique. Les chrétiens les plus résolus à affirmer leur foi devaient donc faire attention à ne pas recevoir leur dû et à ne pas verser le salaire de leurs employés sous le patronage des faux dieux. Un tel scrupule résonnait aussi comme une critique des habitudes qui réglementaient les relations sociales. C’était une pratique courante chez les Romains que de suspendre à sa porte des rameaux de laurier et des lampes qui restaient allumées toute la journée. Tertullien discerne derrière cette coutume un hommage déguisé aux démons et encourage les chrétiens à ne pas s’y conformer57. Il est vrai que cette décoration n’avait jamais été dépouillée de son sens religieux puisqu’elle avait pour but d’exprimer la joie dans le cadre de célébrations publiques ou privées58. Le choix du laurier pour parer les portes était déterminé par les facultés protectrices et purificatrices qu’on lui prêtait. « Lui seul orne les maisons et veille devant le seuil » écrit Pline l’Ancien59. Dans le cadre de ses qualités préservatrices, le laurier avait en effet la réputation de ne jamais être frappé par la foudre60 et, à ce titre, sa présence sur les demeures semblait évidente. Par ailleurs, la capacité du laurier à rester vert toute l’année61 le dotait d’une puissance augurale très positive, si bien que, le jour des calendes de mars, on en disposait sur la maison des flamines et sur l’autel de Vesta et un arbuste était planté devant la porte des veteres curiae et du rex sacrorum62. Dans le même esprit, aux calendes de janvier, les magistrats recevaient des branches de laurier tandis que, dans le peuple, on s’échangeait des rameaux63. Etant donné la valeur religieuse attribuée à la suspension de ces guirlandes de laurier, il apparaît que les lampes qui les accompagnaient revêtaient un caractère votif. Conscient du sens profond de cet usage que ses contemporains 55 56 57 58

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Id., De idol. 13, 4. Plaute, Mil. Glor. 695-698. Tertullien, De idol. 15, 1. Id., Apol. 35, 4 ; Ad uxor. II, 6, 1 ; De idol. 15, 1-3 relève la pratique surtout en relation avec les célébrations impériales. Juvénal, Sat. VI, 79 ; XII, 91-92 en témoigne pour une célébration privée. Pline, Hist. nat. XV, 127. Le laurier parait ainsi la niche des pénates, divinités protectrices du foyer ; voir Martial, Epigr. XII, 2, 11. Pline, Hist. nat. II, 146 ; XV, 134 ; Suétone, Tibère 69. Ovide, Met. I, 564-565 ; Tristes 3, 1, 45 ; Pline, Hist. nat. XV, 134 ; Festus, De verb. sign., s. Laureati (éd. Lindsay, p. 104). Ovide, Fastes III, 135-142 ; Pline, Hist. nat. XV, 127 ; Macrobe, Saturn. I, 12, 6. Martial, Epigr. X, 10, 1.

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observaient innocemment, Tertullien, au-delà même de l’hommage spontané en l’honneur de l’empereur que cette décoration avait souvent pour tâche d’exprimer, établit un lien avec les offrandes que les Romains offraient aux très anciennes divinités chargées de la protection des portes (Cardéa, Forculus, Limentinus, Janus)64. Cette perception avait pour effet de livrer la maison des chrétiens au regard de leurs voisins et de les faire paraître en position de refus par rapport à des comportements coutumiers que nul, sauf eux, ne songeait à remettre en cause. Des réserves de nature identique s’imposaient à l’égard « des spectacles et autres choses du même genre »65. Pour les problèmes qu’ils posent, Tertullien renvoie à un autre traité, le De spectaculis, entièrement consacré à la question. Son but était de convaincre les chrétiens de ne pas assister aux spectacles de l’amphithéâtre, aux représentations de la scène et aux rivalités sportives du stade, les uns et les autres étant dédiés à des dieux ou à des morts. L’honneur qui leur était rendu par le biais de ces manifestations impliquait inévitablement le péché d’idolâtrie. Tertullien ne se contente pas d’établir les origines idolâtriques des spectacles romains, il souligne aussi l’inconvenance de la pompe qui les accompagne : n’apparaît-il pas normal qu’un chrétien ne soit pas présent dans la foule en train de contempler le défilé précédant les représentations du cirque où la dévotion rendue aux dieux se signale « par la succession des statues, le défilé des images, les chars, les carrosses, les voitures, les trônes, les couronnes, les attributs divins » ?66 La remarque vaut également pour celui qui s’effectue, au son de la flûte et de la trompette, entre les temples et la scène juste avant les représentations théâtrales67. De plus, l’immoralité des jeux et de la scène, la violence du stade et le déchaînement des passions qu’ils suscitent ne cadrent pas avec l’état d’esprit propre au chrétien68. Les souillures morales que les spectacles génèrent suffisent à assurer l’absence du chrétien sur les bancs du cirque, du théâtre et du stade. Son manque d’engouement tranchait inévitablement avec l’enthousiasme de ses concitoyens pour ces divertissements populaires. La haine des chrétiens pour le monde était susceptible de se révéler par le refus de participer à ces différentes expressions culturelles. Il pouvait même apparaître comme une contestation de l’ordre politique et social dans la mesure où celles-ci étaient financées par les collèges religieux, les magistrats et les empereurs. Critiquer les spectacles et s’abstenir d’y assister équivalait à remettre en question les pratiques évergétiques qui présidaient au bien-être social.

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Tertullien, De idol. 15, 4-7. Ibid. 12, 5. Ces spectacles avaient lieu les jours de fêtes, voir id., De spect. 5, 3 ; 6, 2. Ibid. 7, 2-3. Ibid. 10, 2. Ibid. 15-18 ; voir aussi Apol. 38, 4.

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Tertullien invite aussi les chrétiens à faire attention aux habitudes de langage qui régissaient leurs rapports avec les non-croyants. Rien dans les relations courantes avec les païens ne doit laisser paraître un quelconque intérêt pour les faux dieux. La maîtrise de ses paroles et, autant que faire se peut, de celles de son interlocuteur, était d’une grande importance en ce domaine. Il était préférable d’éviter toutes les expressions usuelles faisant référence aux divinités païennes et de ne pas se laisser passivement impliquer dans des formules d’engagement où les dieux étaient nommés : « C’est aussi de la timidité lorsqu’un autre te lie par un serment (iuratio) ou par un témoignage (testificatio) au nom de ses dieux et que toi, tu restes silencieux pour ne pas être reconnu »69. Malgré l’emploi de « iuratio » et de « testificatio » dans cette phrase, il ne convient pas d’attribuer un sens juridique aux propos de Tertullien. Le contexte ne fait pas du tout référence au cadre légal d’un procès, mais à des relations de nature personnelle. Il est ici question d’un engagement solennel proféré par un païen en faveur d’un chrétien dans lequel il prend les dieux à témoin pour montrer sa ferme intention de tenir sa promesse. Mais un chrétien ne doit pas accepter d’être lié par des formules d’invocation, qu’elles soient destinées à marquer de bonnes intentions à son égard, à le maudire ou à le bénir70. Lui-même doit s’interdire d’en faire usage et ne pas se conformer au mauvais exemple, cité par Tertullien, de ce croyant qui, au cours d’une altercation publique, alors que son interlocuteur païen lui criait : « -Que la colère de Jupiter soit sur toi ! », répondit : « -Qu’elle soit plutôt sur toi ! »71. Cette réponse, formulée sous le coup de l’émotion, était une exclamation naturelle72. Comme exemple négatif, elle traduit les habitudes de pensée et de langage auxquelles les chrétiens résistaient. Cette réserve d’expression les plaçait aussi en retrait du monde. Le problème se posait avec encore plus d’acuité lorsqu’il s’agissait de s’engager dans un contrat écrit, notamment en ce qui concernait la procédure très fréquente de la reconnaissances de dette où le débiteur devait stipuler par écrit les conditions de son remboursement sous la forme d’un engagement lié à une invocation divine. Un chrétien qui donnait un gage à un créancier païen pour garantir le paiement de sa dette ne devait-il pas, au nom de sa foi, s’abstenir de signer un tel document ?73 Le caractère privé de ce contrat, destiné à servir de 69 70 71 72

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Tertullien, De idol. 21, 1. Ibid. 21, 2-22, 3. Ibid. 21, 4. La colère de Jupiter était proverbiale ; voir Horace, Sat. I, 1, 20-22 ; Pétrone, Satyr. 58, 2. Il était facile de l’invoquer dans le privé étant donné le crédit qui lui était attribué dans les serments officiels. Il en était ainsi pour Jupiter Lapis (Polybe, Hist. III, 25, 6-9 ; Cicéron, Ep. 162, 2 [=Ad fam. 7, 12, 2]). Sur la place importante de Jupiter dans les serments, voir Steinwenter, « Iusiurandum », RE X. 1 (1918), col. 1254-1255. Tertullien, De idol. 23, 1 : « Ceux qui empruntent de l’argent aux païens en leur prêtant serment sur gages (sub pignoribus fiduciati iurati) donnent des garanties et se renient… ».

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preuve au tribunal en cas de litige, lui en laissait la possibilité, le tout étant de réussir à imposer une formule dans laquelle les dieux ne seraient pas mentionnés, ce qui était contraire à l’usage74. Le chrétien qui ne voulait pas compromettre sa foi donnait l’impression, en ces circonstances si délicates, de faire preuve de mauvaise volonté dans un domaine où la relation devait nécessairement inspirer la confiance. Ce genre de situation conduisait les Romains à se rendre compte de la piètre estime que les chrétiens portaient au système de valeurs sur lequel reposait les échanges sociaux. Cela pouvait se révéler également dans le cadre des rapports familiaux et amicaux, à l’occasion d’invitations pour la nomination d’un enfant, la prise de la toge virile, de fiançailles et de mariages. Tertullien ne considère pas ces actes marquant les étapes de la vie du Romain comme idolâtriques en euxmêmes, ce qui l’amène à plus de souplesse quant à la participation du chrétien à leurs célébrations. Toutefois, s’il juge utile de les mentionner, c’est que le problème de l’idolâtrie pouvait se poser en relation avec les rites religieux qui accompagnaient ces célébrations. En effet, le nominalium, plus couramment appelé dies lustricus, jour où l’enfant recevait son nom (le neuvième jour après la naissance pour les garçons, le huitième pour les filles)75, la fête se déroulait sous les auspices de Junon, déesse de la maternité et de l’enfantement, à qui était offert un repas sacré76. On implorait la protection des dieux pour l’enfant77, ce qui impliquait, comme Tertullien le fait entendre, le don d’un sacrifice. Lors de la prise de la toge virile, qui signalait aux yeux de tous, le jour des Liberalia78, la transition de l’enfance vers la vie adulte et l’entrée dans la communauté civique79, le jeune homme offrait la toge prétexte qu’il avait portée jusque-là aux lares familiaux en même temps que la bulla80 avant de se rendre sur le forum accompagné d’un cortège rassemblant sa famille et ses amis81 et de monter au Capitole offrir un sacrifice82. De même, lors d’un

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Tertullien fait sans doute ici allusion au contrat de fiducie chargé de régler la mise en gage d’un bien chez un créancier ; voir A. Beck, Römisches Recht bei Tertullian und Cyprian. Eine Studie zur Frühen Kirchenrechtsgeschichte, Halle, 1930, p. 110, n. 1 et p. 113. Le gage entrait dans la catégorie des contrats synallagmatiques imparfaits, en l’occurrence contraignant pour le débiteur qui ne pouvait récupérer son bien remis en garantie chez le créancier qu’après recouvrement total de la dette. Sur la fiducie et le gage, voir E. Cuq, Manuel des institutions des Romains, Paris, 21928, p. 441-444 et 450-452. Festus, De verb. sign., s. Lustrici (éd. Lindsay, p. 107-108) ; Arnobe, Adv. nat. III, 4 ; Macrobe, Saturn. I, 16, 36 ; voir Hist. Aug., Clodius Alb. 4, 6-7. Tertullien, De anim. 39, 2. Suétone, Caligula 25, 7 ; voir Josèphe, AJ XIX, 11. Ovide, Fastes III, 771-772. Perse, Sat. V, 32 ; Sénèque, Ep. 4, 2. Perse, Sat. V, 30-31 ; Properce, Elégies IV, 1, 131-134. Ovide, Fastes III, 775-776. 787-788 ; Sénèque, Ep. 4, 2 ; Plutarque, Brutus 14, 4 ; Suétone, Aug. 26, 3 ; Appien, BC IV, 30. Valère Maxime, Fact. et dict V, 4, 4 ; Suétone, Claude 2, 5 ; Appien, BC IV, 30.

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mariage, les époux, en présence de leurs invités, devaient écouter les formules des auspices, faire des vœux et sacrifier aux dieux83. « Si je suis invité, que l’honneur de mon obligeance ne soit pas lié au sacrifice, et l’accomplissement de ma disposition se fera avec plaisir » écrit Tertullien en liaison avec ce problème84. Par contre, il ne saurait être question d’accepter une invitation personnelle en rapport direct avec un sacrifice ou un devoir sacerdotal. Un chrétien ne peut décemment pas s’engager à participer à une offrande privée, que ce soit en donnant son avis ou bien par contribution pécuniaire ; il ne peut être plus qu’un spectateur de l’acte d’idolâtrie, ce qui est déjà une concession importante pour Tertullien85. Cette ambivalence entre le maintien de bonnes relations amicales ou familiales et le souci de garder sa conscience pure souligne une fois encore le difficile équilibre auquel les chrétiens s’astreignaient dans leurs rapports avec le monde et laisse apercevoir les sentiments qu’elle était capable de susciter. L’indifférence ou bien le mépris plus ou moins affiché des chrétiens en ces divers domaines étaient susceptibles d’être interprétés comme une volonté de séparatisme social. L’opinion populaire faisait correspondre cette distance critique à la manifestation d’un sentiment de haine envers la société païenne. La difficulté pour les croyants de concevoir leurs relations avec les païens sur un mode propre à leur foi apparaît dans les arguments que certains d’entre eux mettaient en avant pour justifier une attitude qui ne correspondait pas toujours à la discipline chrétienne. On disait ainsi qu’il était pardonnable d’agir comme les païens afin d’éviter que le nom chrétien ne soit calomnié et l’on utilisait pour confirmer son comportement les propos de l’Apôtre Paul qui invitait les fidèles à chercher à plaire à tous (1 Co 10, 33)86. Tertullien note que bien des chrétiens continuaient de suspendre du laurier et des lampes à leur porte87. Il y en avait d’autres qui trouvaient de bonnes raisons pour signer librement un contrat de gage : « –J’ai écrit, dit-on, mais je n’ai rien dit » ; « –Un autre a dicté » ; « –Je n’ai pas renié puisque je n’ai pas juré »88. Devant l’omniprésence de l’idolâtrie, il était tentant de ne pas s’embarrasser de considérations trop contraignantes : « Quel est celui qui pourra s’en protéger entièrement ? Il devra sortir du monde »89. Les chrétiens ne faisaient pas que de chercher des échappatoires, il leur arrivait aussi de subir l’assaut des païens qui n’acceptaient pas l’isolement social dans lequel ils les voyaient se confiner. 83

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Tacite, Ann. XI, 27. Le détail des rites religieux ponctuant le mariage romain est décrit par C. Lécrivain, « Matrimonium », DAGR III. 2 (1904), p. 1655-1657. Tertullien, De idol. 16, 1-3. Ibid. 16, 4-5. La situation est beaucoup plus problématique pour les esclaves et les affranchis chrétiens au service de maîtres et de patrons chargés d’offrir des sacrifices ; voir 17, 1. Ibid. 14, 1. 3. Ibid. 15, 1. Ibid. 23, 2. 3. 5. Ibid. 24, 2.

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Tertullien évoque ce déploiement d’efforts pour amener les fidèles à réviser leur position en ce qui concerne les spectacles. Leur absence du cirque, du théâtre et du stade constituait l’une des principales marques de reconnaissance de l’identité chrétienne puisque Tertullien nous dit que l’on repérait ceux qui étaient devenus chrétiens au fait qu’ils ne venaient plus aux spectacles90. La culture plébéienne était tellement liée à ces différentes manifestations, où l’élément religieux contribuait activement à l’entretien de la conscience collective, que les païens tentaient de convaincre les chrétiens d’y assister. Il leur était difficile de comprendre pourquoi les chrétiens réprouvaient ce que tout le monde aimait91. Leurs incitations reposaient sur des motifs religieux et faisaient appel aux caractéristiques fondamentales de la foi chrétienne, c’est-àdire à la conception monothéiste de la divinité et au culte en esprit qu’elle supposait. Il y en avait qui disaient que ces réjouissances ne portaient nullement atteinte à une religion intérieure et que Dieu ne s’en offusquait pas dans la mesure où il était toujours sincèrement adoré92. D’autres argumentaient que « toutes les choses ont été créées par Dieu et données à l’homme en partage » et qu’aucun élément de cette création excellente, même ceux qui servaient à monter les spectacles (chevaux, lions, force physique, jolies voix), ne devait être repoussé « comme étranger et hostile à Dieu »93. Cette argumentation était employée par des gens connaissant l’essentiel de la foi chrétienne. Son existence montre que les païens savaient utiliser le malaise que les chrétiens pouvaient ressentir face au monde94. L’important pour eux était de dissiper ce malaise en ramenant les chrétiens aux usages constituant les repères sociaux élémentaires.

4.1.3 La sélection des activités professionnelles Les chrétiens étaient également appelés par les dirigeants des communautés à reconsidérer leurs activités professionnelles. Chacun devait être conscient de leur nature et être prêt à y renoncer si elles compromettaient la foi chrétienne. Les astrologues et les magiciens devaient impérativement cesser le commerce

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Id., De spect. 24, 3. Id., Apol. 38, 5 (où il est aussi question des spectacles) : « Mais, dites-vous, nous réprouvons les choses qui vous plaisent ! » Id., De spect. 1, 3. Ibid. 2, 1. La difficulté paraît également en ce que des croyants prenaient le relais des raisonnements païens en mettant en avant qu’aucune interdiction explicite ne se trouvait dans les Ecritures pour justifier une telle abstention (ibid. 3, 2 ; 20, 1) et il arrivait que des chrétiens ou des chrétiennes vinssent à céder à la tentation (ibid. 26, 1-4).

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de leurs pratiques divinatoires95. Tertullien se donne la peine de l’affirmer car la décision n’allait pas de soi dans l’ambiance de syncrétisme religieux des débuts du IIIe siècle. Pour des questions morales, les auriges, les acteurs, les pugilistes, les bestiaires96, les maîtres de gladiateurs et les soldats devaient sérieusement remettre en question leur avenir professionnel97. Le Carthaginois manifeste par ailleurs une certaine sévérité au sujet de métiers plus conventionnels. Il appelle les artisans, en particulier les stucateurs, les peintres, les marbriers, les fondeurs et les graveurs, à prendre garde de ne pas confectionner d’images98. Dans une même logique, il encourage les commerçants, non seulement à ne pas céder à la cupidité, mais aussi à ne rien vendre qui soit en rapport avec le culte des idoles (comme l’encens, les parfums ou les victimes sacrificatoires)99. Tertullien observe une méfiance très marquée à l’égard des activités « des maîtres d’école et des autres professeurs de lettres »100. Non seulement leur métier les contraignait à enseigner le nom des dieux, leurs généalogies, leurs mythes et tout ce qui les honorait, mais ils devaient en plus être obligatoirement présents lors des fêtes et des solennités puisque c’est lors de leur déroulement que leur salaire était versé. Les enseignants recevaient de l’argent et des cadeaux lors des grands jours chômés comme les calendes de janvier, la fête des Caristia (22 février)101, du solstice d’hiver (24 novembre) ou du Septimontium (11 décembre)102. Ils étaient particulièrement tenus d’assister aux Quinquatries (17-23 mars), fête consacrée à Minerve, déesse présidant aux activités intellectuelles et artisanales. Cette fête était très populaire car tout artisan souhaitait l’inspiration de la déesse

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Id., De idol. 9 ; voir Apol. 43, 1. La plupart des métiers cités par Tertullien se retrouvent dans la Tradition apostolique (16) traditionnellement placée sous l’autorité d’Hippolyte (voir les catalogues dressés sur la base du De idololatria et de la Tradition par R. Minnerath, Les chrétiens et le monde, p. 195-196 et C. Munier, L’Eglise dans l’empire romain, p. 85-87). Mais cette attribution d’un ouvrage reconstitué à partir d’autres recueils canonico-liturgiques de dates plus récentes n’est pas sans problème. Voir l’état de la question chez C. Moreschini & E. Norelli, Histoire de la littérature chrétienne, T1, p. 164-166. Tertullien, De spect. 23, 1-8 ; voir aussi Cyprien, Ep. 2 où l’évêque de Carthage invite l’un de ses collègues à prendre en charge un histrion qui ne jouait plus sur scène mais qui continuait d’enseigner son art. Tertullien, De idol. 11, 5 ; 19, 1-3. Ibid. 3, 1 ; 8, 2. Ibid. 11, 1-8. Ibid. 10, 1. Il faut entendre par cette expression tous les enseignants : ludi magister, nommément cité, mais aussi grammaticus et rhetor ; voir J. H. Waszink & J. C. M. Van Winden, De idololatria, Leyde, 1987, p. 182-184. Les Caristia (ou Cara Cognatio) étaient une fête familiale (Ovide, Fastes II, 617-638 ; Valère Maxime, Fact. et dict. II, 1, 8) au cours de laquelle on envoyait des cadeaux aux membres de sa famille, mais aussi à ses amis les plus proches (Martial, Epigr. IX, 54 et 55). Toutes ces fêtes sont citées par Tertullien, De idol. 10, 3. Jérôme, Comm. Ep. Eph. 3, 6, 4 évoque aussi les cadeaux faits aux enseignants le jour de l’an et pendant les Saturnales (cité par J. H. Waszink & J. C. M. Van Winden, De idololatria, p. 186-187).

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pour être expert en son domaine103. Honorer Minerve était important pour le professeur de lettres car c’était elle qui était censée lui attirer de nouveaux élèves104. Pratiquement, le ludi magister arborait lors des Quinquatries une tablette (appelée par Tertullien « tabula VII idolorum »)105 sur laquelle étaient représentées les sept planètes symbolisant les dieux auxquels chaque jour de l’hebdomade était consacré ; cette illustration picturale fournissait les repères astrologiques permettant de reconnaître les jours fastes et néfastes106. Elle constituait un signe de reconnaissance qui devait le rendre visible auprès de ses futurs élèves qu’il s’efforçait de recruter lors de cette fête très fréquentée par les jeunes hommes et les jeunes filles107. En plus de cela, il était de coutume pour le ludi magister de consacrer le premier salaire d’un nouvel élève à Minerve, si bien que cet argent, quelque soit l’emploi qu’il pouvait en faire, se trouvait entaché par un acte de dévotion108. Il était encore tenu de décorer l’école de guirlandes pour les Floralia (28 avril-3 mai) et de suspendre son enseignement les jours fériés109. Autant d’attitudes coutumières qui, selon Tertullien, étaient incompatibles avec la foi chrétienne. Cette rigoureuse sélection des activités professionnelles ne devait pas non plus être très bien perçue par l’opinion païenne. La réticence des chrétiens à occuper certaines fonctions apparaissait comme un refus de s’intégrer dans les circuits économiques et ce manque d’implication dans les contributions nécessaires à la prospérité générale était une preuve supplémentaire de leur animosité à l’égard de la société. De plus, ne se mêlant pas à la foule les jours de fêtes et ne fréquentant pas les lieux de spectacles, il apparaissait qu’ils ne participaient pas à l’enrichissement de la cité puisqu’ils ne consommaient pas les biens qui étaient proposés aux chalands lors de ces grandes occasions. Ces manifestations populaires, occasions d’intense activité et de rencontres, constituaient des pôles d’échanges sociaux si riches que les chrétiens, à cause

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Minerve est appelée « déesse aux mille arts » par Ovide, Fastes III, 833 qui incite les fileuses, les teinturiers, les cordonniers, les charpentiers, les médecins les ciseleurs, les peintres et les sculpteurs à l’invoquer pour être performants dans leurs activités respectives. Ibid. III, 829-830. Tertullien, De idol. 10, 2. J. H. Waszink & J. C. M. Van Winden, De idololatria, p. 180-181 et 185. C’est également Minerve qui patronnait les jeunes gens et les jeunes filles et qui les rendait docti ; Ovide, Fastes III, 815-816 ; Juvénal, Sat. X, 114-117. Les médecins étaient tenus à la même coutume ; Ovide, Fastes III, 827-828. Tertullien, De idol. 10, 3-4. Pour les jours fériés, Tertullien évoque plus particulièrement le jour où les édiles et les flaminiques offraient un sacrifice pour leur élection et les anniversaires d’idoles. Selon J. H. Waszink & J. C. M. Van Winden, De idololatria, p. 193194, les édiles et les flaminiques étaient les magistratures les moins importantes de Carthage. Tertullien ferait donc entendre que les écoles s’arrêtaient même pour les actes religieux les plus insignifiants. Les anniversaires d’idoles renvoient aux fêtes religieuses ; par exemple, les Quinquatries étaient considérées comme la célébration de l’anniversaire de Minerve (Ovide, Fastes III, 812. 838).

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de leur absence, étaient considérés comme des « exilés de la vie » (exsules vitae)110. « Mais on nous accuse de vous causer encore d’autres dommages et l’on dit que nous sommes "des gens inutiles pour les affaires" (infructuosi negotiis) » relève Tertullien111. L’accusation était grave dans une période où l’Empire souffrait des conséquences des guerres civiles qui venaient tout juste de porter Septime Sévère au pouvoir (197). Ce type de circonstances entraînait inévitablement la dégradation des conditions de vie des plèbes urbaines qui étaient les premières à pâtir du ralentissement des échanges. A en croire Tertullien, la gravité de l’inactivité économique des chrétiens était renforcée par le fait que les impôts (vectigalia) ne rentraient plus, que ce soient les impôts versés aux temples, à l’ombre desquels étaient organisés les foires et les marchés, ou bien les impôts civils destinés à l’alimentation du trésor public112. L’investissement des chrétiens pour le bien-être de la collectivité, par l’intermédiaire de la vente et plus encore de la consommation, paraissait trop limité et il y a tout lieu de penser que le grief était plus particulièrement virulent dans les périodes de crise qui coïncidaient souvent avec la résurgence de leurs espoirs de délivrance eschatologique. Il faut aussi aborder la question de l’abstentionnisme politique des chrétiens qui se pose en des termes identiques à ceux de la participation aux fêtes ou à certaines activités professionnelles113. Tertullien jugeait en effet que l’exercice des magistratures était foncièrement incompatible avec la foi chrétienne. Et le problème se posait avec d’autant plus d’acuité au début du IIIe siècle que la « municipalisation » de l’Empire entreprise par les Sévères permettait l’émergence d’un nouveau personnel politique provenant des élites provinciales dans lesquelles les chrétiens étaient de plus en plus nombreux114. Malgré la lourdeur des charges qui pesaient sur la bourgeoisie locale, certains chrétiens étaient prêts à remplir les devoirs politiques attachés à leur rang, et ceci bien qu’il dût leur revenir de financer, à côté de l’entretien et du développement des infrastructures (routes, bâtiments publics), les sacrifices, l’entretien des temples, les spectacles et aussi de publier les jours de fêtes. Il y en avait parmi eux qui affirmaient franchement que leur naissance et leur 110

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Tertullien, Apol. 42, 1. Tertullien répond ironiquement que les chrétiens ne sont ni des brahmanes ni des gymnosophistes de l’Inde. Comparer Ad Diogn. 5, 2 : « Ils n’habitent pas de villes qui leur soient propres, ils ne se servent pas de quelque dialecte extraordinaire, leur genre de vie n’a rien de singulier ». Tertullien, Apol. 42, 1. Ibid. 42, 8-9. Tertullien peut faire référence, dans ce dernier cas, aux diverses redevances et patentes imposées aux négociants, mais aussi à la taxe professionnelle imposée par l’état romain (appelée aurum negotiatorium en Hist. Aug., Alex. Sévère 32, 5 ; voir aussi 24, 5). Sur le problème des relations des chrétiens avec l’Etat, voir H. Rahner, L’Eglise et l’Etat dans le christianisme primitif, Paris, 1964 ; R. Minnerath, Les chrétiens et le monde, p. 199219 ; C. Munier, L’Eglise dans l’empire romain, p. 179-184. P. Petit, Histoire générale de l’Empire romain, T2, p. 66-67. Tertullien relève la présence de chrétiens dans les décuries, le palais impérial et le Sénat en Apol. 37, 4.

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fortune ne leur permettaient pas de lutter contre l’idolâtrie115. D’autres, pour surmonter les possibles critiques émanant de leur propre communauté, se réclamaient des exemples de Joseph et de Daniel qui avaient exercé leurs responsabilités en Egypte et à Babylone sans céder à l’idolâtrie, et affirmaient leur détermination à entreprendre leur carrière, quitte à bénéficier de la faveur d’un entourage païen tolérant ou bien même à faire preuve de ruse pour éviter toute forme d’hommage aux dieux116. Mais Tertullien juge que les fonctions politiques et administratives sont trop étroitement liées à la religion de l’Etat et qu’un chrétien ne pourrait pas les remplir sans compromettre sa foi ; il considère d’autre part qu’un magistrat chrétien pourra difficilement exercer la justice dans la mesure où il n’est pas convenable qu’il puisse donner l’ordre d’incarcérer, de torturer et d’exercer un droit de vie ou de mort sur quelqu’un ; il remarque enfin que la dignité et le clinquant de l’appareil du pouvoir prennent à contre-pied les valeurs d’humilité et de sobriété défendues par le christianisme117. De même, à Cécilius qui reproche aux chrétiens de dédaigner « la pourpre et les honneurs », Minucius Felix répond par un éloge de la simplicité chrétienne118. Une telle prise de position, où étaient valorisés le désintéressement et l’emploi plus juste des richesses, résonnait comme une critique détournée de l’investissement des fortunes locales dans les munera dont le but était de fournir à la cité les éléments de civilisation essentiels à son existence. Le manque d’ardeur que les chrétiens montraient généralement à s’investir pour le bien de la communauté pouvait aisément prendre l’allure dans le regard populaire d’une antipathie générale à l’égard des cadres fonctionnels de l’Empire. Ce parcours du De idololatria de Tertullien permet tout d’abord de nous rendre compte des problèmes que posait la présence des chrétiens dans un monde à l’égard duquel ils concevaient une méfiance permanente. D’autre part, il nous donne quelques indices sur l’interprétation négative que les païens concevaient vis-à-vis de concitoyens toujours soucieux de marquer leur recul par rapport au reste de la société. Cette obstination à l’isolement assorti d’un regard critique sur le monde qui les entourait amenaient les païens à confiner les chrétiens aux marges d’une civilisation que ces derniers semblaient détester. Les chrétiens, à l’image de Tertullien dans les premiers temps de son activité littéraire, avaient beau clamer qu’ils n’étaient pas fondamentalement différents des autres, qu’on les trouvait présents dans toutes les activités

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Id., De idol. 18, 9. Ibid. 17, 2. Ibid. 17, 3-18, 8 ; voir aussi Apol. 38, 3. Minucius Felix, Oct. 8, 4 ; 36, 3-7 ; voir aussi 37, 9-10. Dans un esprit proche, voir Ad Diogn. 10, 5-6.

Fêtes religieuses et activités professionnelles

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normales de l’existence119, leur état d’esprit faisait d’eux des étrangers au milieu des nations dans lesquelles ils vivaient. Ce sont assurément les fameuses antithèses de l’A Diognète qui traduisent le mieux la situation originale des chrétiens dans un monde où, en raison de leur foi, il sont en même temps présents et absents. [Les chrétiens] se répartissent dans les cités grecques et barbares suivant le lot échu à chacun ; ils se conforment aux usages locaux pour les vêtements, la nourriture et la manière de vivre, tout en manifestant les lois extraordinaires et vraiment paradoxales de leur république spirituelle. Ils résident chacun dans sa propre patrie, mais comme des étrangers domiciliés. Ils s’acquittent de tous leurs devoirs de citoyens, et supportent toutes les charges comme des étrangers. Toute terre étrangère leur est une patrie et toute patrie une terre étrangère … Ils sont dans la chair, mais ne vivent pas selon la chair. Ils passent leur vie sur la terre, mais sont citoyens du ciel.120

Cette dichotomie était inconcevable pour un Grec comme pour un Romain. La cité s’imposait à eux comme un tout. Elle était le lieu où se forgeaient les attitudes collectives et les marques fondamentales du comportement communautaire. La civilisation urbaine de l’empire romain ne s’opposa pas aux structures civiques traditionnelles et les empereurs trouvèrent en elles d’efficaces relais administratifs. La suprastructure de l’Empire contribua assurément à renforcer le sentiment d’appartenance à une communauté désormais élargie aux dimensions du monde méditerranéen. Et personne ne perdait de vue que c’était Rome, l’Urbs par excellence, qui dominait l’univers et que c’était grâce à sa domination, en dehors de laquelle il n’existait pas d’homme civilisé, que l’orbis romanus correspondait aussi harmonieusement à l’ïkêïõìÝíç121. Par conséquent, toute marque d’indépendance et de critique à l’égard des liens de solidarité assurés par la civilisation gréco-romaine était perçue comme l’expression d’un sentiment d’hostilité et d’aversion.

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Tertullien, Apol. 42, 2-3 affirme de façon générale que les chrétiens sont présents au forum, au marché, aux bains, dans les boutiques, les magasins, les hôtelleries, les foires et « autres lieux de commerce ». Il dit aussi que l’on trouve des chrétiens négociants ou soldats et que certains exercent une activité politique ; voir 37, 4. Ad Diogn. 5, 4-9. R. Minnerath, Les chrétiens et le monde, p. 151-167.

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4.2 Le martyre 4.2.1 Le mépris de la vie affiché par les chrétiens Les chrétiens prenaient toujours le risque de susciter le mécontentement des païens à cause de leurs positions très tranchées. Mais le détachement de ce monde était conçu d’une façon si absolue pour la plupart que nombre d’entre eux n’hésitèrent pas à affronter la persécution et la mort plutôt que d’accepter tout compromis avec leur foi. Le martyre apparaissait dès lors comme une manifestation tangible de ce désintérêt du monde. Vivre hors de sa cité est une dure peine pour [les païens] ; pour le chrétien, le monde entier est une demeure. Même s’il est relégué dans un lieu retiré et caché, du moment qu’il est en étroite communion avec Dieu, l’exil compte pour rien. Ajoute à cela que celui qui sert Dieu de façon intègre est un étranger dans sa propre cité.122

C’est ainsi que s’exprime Pontius pour commenter la sentence d’exil qui fut infligée à Cyprien lors de sa première comparution devant le tribunal du gouverneur. Le désintérêt que les chrétiens s’efforçaient de cultiver à l’égard de la vie d’ici-bas les armait pour faire face à la souffrance et à la mort. Le martyre était la démonstration éclatante de ce détachement. Dans la présentation qu’il fait, au cinquième livre de l’Histoire ecclésiastique, de son Recueil des martyrs (aujourd’hui disparu), Eusèbe de Césarée fait un parallèle éloquent entre les récits historiques faisant l’éloge des vaillants guerriers qui combattirent « à cause de leurs enfants, de leur patrie, de leurs autres intérêts » et le contenu de son ouvrage dont le but est d’exposer les exemples édifiants des chrétiens qui, soumis à la République de Dieu (Eusèbe écrit « êáôN èå’í ðïëéôåýìáôïò »), ont trouvé la force de « combattre pour la vérité plutôt que pour la patrie, pour la religion plutôt que pour ceux qu’ils aimaient le mieux »123. Les fidèles étaient exhortés par les autorités ecclésiastiques à ne pas fléchir face à l’épreuve de la persécution. Les plus aguerris trouvaient la force d’affronter les tortures et l’exécution et même de s’en réjouir. Même si ces encouragements pastoraux n’eurent pas toujours le résultat escompté, il n’en restait pas moins que le martyre faisait partie des schèmes mentaux du chrétien et que l’opposition que l’Eglise rencontra au cours des trois premiers

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Pontius, Vita Cypr. 11. Eusèbe, HE V, praef. 3-4 ; voir aussi Tertullien, Apol. 50, 11 : « Pour la patrie, pour le territoire, pour l’empire, pour l’amitié, il lui est permis de souffrir ce qu’il est défendu de souffrir pour Dieu ! ».

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siècles contribua à édifier une spiritualité du martyre124. Le chrétien idéal restait celui qui, accusé pour sa foi, s’était comporté courageusement devant la mort, au mépris des réalités de ce monde. Les interrogatoires, les condamnations et les exécutions publics des chrétiens les rendaient ostensiblement présents dans la cité, si bien que le martyre peut être reconnu comme un mode particulier de reconnaissance de l’Eglise dans la société païenne. G. W. Bowersock écrit que le martyre est « un phénomène qu’il faut bien considérer comme la manifestation de loin la plus visible du christianisme dans le monde romain païen »125. En assistant aux procès et aux exécutions des martyrs, les populations de l’Empire avaient la possibilité de constater jusqu’où la « haine » que les chrétiens entretenaient pour leur environnement pouvait les mener. Aux yeux de la foule, ceux-ci se réfugiaient dans une obstination coupable126. Elle les qualifiait de « désespérés » et de « fous furieux » (desperatio et perditio)127. Lors de leur martyre, les chrétiens devaient supporter « la raillerie de [leurs] adversaires, les insultes, les rires, les médisances, la pitié même » et se faisaient traiter de « dupes » (ðåðëáíçìÝíïõò), d’« insensés » (ìùñï˜ò) et d’« illusionnés » (dóöáëìÝíïõò)128. Bien loin de juger le martyre comme une victoire, la population voyait plutôt dans la mise à mort des chrétiens un signe de leur échec. C’est la raison pour laquelle ils étaient ironiquement surnommés « sarmentarios » (gens de sarments) et « semiaxios » (gens de poteaux)129. On parlait des chrétiens comme d’une « race toujours prête à mourir » (expeditum morti genus) et on leur reprochait de s’astreindre à une discipline qui les conduisait à mépriser cette vie, si bien que leur détermination tenait plus « d’une méthode et de vues humaines que de la loi divine »130. Leur mépris de la souffrance et de la mort n’était qu’une manifestation d’endurcissement (duritia) et de fierté (animus)131. Ainsi, leur volonté de mourir prenait plus l’allure d’une démonstration suicidaire que d’une conduite véritablement héroïque :

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M. Lods, Confesseurs et martyrs. Successeurs des prophètes dans l’Eglise des trois premiers siècles, Neuchâtel-Paris, 1958, p. 18-78 ; W. Rordorf, « Martyre », DSp X (1980), col. 726732. G. W. Bowersock, Rome et le martyre, Paris, 2002, p. 101 ; voir p. 79-83. Tertullien, Apol. 27, 2 ; 50, 15 ; De spect. 1, 5. Id., Apol. 50, 4 ; Lactance, Div inst. V, 9, 12. Origène, Exh. ad mart. 11 ; voir aussi 19 où l’Alexandrin évoque les insultes et les moqueries de ceux qui, entourant les martyrs, « secouent la tête devant [eux] comme devant des insensés (PíïÞôïéò) ». Tertullien, Apol. 50, 3. Id., De spect. 1, 5. Id., Ad nat. I, 18, 1. 5 ; voir aussi Pass. Perpétue et Félicité 5, 4.

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Pourquoi donc vous plaindre, direz-vous, de ce que nous vous persécutons, puisque vous voulez souffrir ? Vous devriez, au contraire, aimer ceux par qui vous souffrez ce que vous voulez souffrir.132

Tertullien répond à cette dernière critique d’une façon conforme à l’enseignement généralement défendu par les autorités ecclésiastiques : le chrétien ne provoque pas le martyre, il doit seulement y faire face quand la persécution s’abat sur lui ; ce sont les circonstances qui président au combat, pas le martyr lui-même133. Cette ligne de conduite s’imposait parce qu’il était préférable de se laisser guider par la Providence, mais aussi parce qu’il fallait tenir compte du fait que l’exaltation du martyre pouvait provoquer l’antipathie des païens. Pendant la persécution de Valérien, Cyprien exhorta plusieurs fois les fidèles à rester tranquilles et à ne pas se livrer aux païens de peur que le tumulte que causerait cette attitude n’ait de graves conséquences pour la communauté chrétienne134. Malgré les précautions prises par les responsables des communautés, les sources littéraires et hagiographiques enregistrent plusieurs cas de chrétiens prenant l’initiative du martyre135. Les païens étaient forcément étonnés par ces exemples d’exaltation qui faisaient des chrétiens des candidats spontanés à la mort. Il arriva par ailleurs que des chrétiens arrêtés en bonne et due forme montrassent un véritable empressement à être exécutés. Ce fut le cas du Smyrniote Germanicus qui irrita volontairement le fauve auquel il fut livré, « voulant être plus vite délivré de cette vie injuste et inique », une façon de faire qui déchaîna la colère de la foule136. Les spectateurs ne restèrent sans doute pas non plus insensibles à l’attitude de Perpétue qui guida la main du gladiateur novice chargé de lui trancher la gorge après une première tentative maladroite137. Il arrivait que des chrétiens aillent jusqu’à manifester une véritable allégresse pendant leur martyre138, illustrant de la sorte les propos de Justin qui écrit que face à ceux « qui nous soumettent à l’interrogatoire, nous acceptons joyeusement (½äÝùò) la mort en confessant le Christ »139.

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Tertullien, Apol. 50, 1. Sur cette position, voir M. Lods, Confesseurs et martyrs, p. 57-61. Cyprien, Ep. 81, 4. Mart. Polyc. 4 ; Ac. Carpos, Papylos et Agathonicé 42-47 ; Justin, 2Apol. 2, 15-19 ; Eusèbe, HE V, 1, 9-10 ; VI, 2, 3-5 ; 41, 22-23 ; VIII, 5 ; 9, 5 ; Mart. Pal. 2, 1-5 ; 3, 3-4 ; 8, 6 ; 9, 4 ; Pass. Saturninus, Dativus et comp. 6 ; Ac. Euplus 1, 1 ; Ac. Philéas 7, 1-3 ; Mart. Habib 1. 3 ; Pass. Athénogène 22. Mart. Polyc. 3, 1-2. En 306, le martyr Agapios adopta une attitude similaire dans l’amphithéâtre de Césarée, voir Eusèbe, Mart. Pal. 6, 7. Comparer avec les propos d’Ignace, Ad Rom. 5, 2. Pass. Perpétue et Félicité 21, 9. Voir aussi Eusèbe, HE VIII, 6, 6 ; Mart. Pal. 11, 19. Voir les textes rassemblés par G. W. Bowersock, Rome et le martyre, p. 91-94. Justin, 1Apol. 39, 4. Comparer avec l’exclamation de Perennis (Ac. Apoll. 29) : « Au vu de cette décision, Apollonius, il t’est agréable de mourir (½äÝùò PðïèíÞóêåéò) ».

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L’opinion populaire entretenue à propos du martyre chrétien n’est pas différente de celle que l’on retrouve sous la plume des lettrés. Il existe sur ce point un réel point de convergence critique qui révèle combien la marche des chrétiens vers la mort pouvait paraître vaine et inutile. Le témoignage le plus connu en la matière est celui de Marc Aurèle : Qu’elle est belle l’âme qui se tient prête, s’il lui faut sur l’heure se délier du corps pour s’éteindre ou se disperser ou survivre ! Mai cet état de préparation, qu’il provienne d’un jugement personnel, non d’un simple esprit d’opposition, comme chez les Chrétiens. Qu’il soit raisonné, grave et, si tu veux qu’on te croie sincère, sans pose théâtrale.140

L’empereur stoïcien, dans le cadre de cet éloge philosophique de l’homme prêt à affronter l’heure inéluctable de la mort, relève bien le courage des chrétiens, mais il attribue leur disposition à « un simple esprit d’opposition » et juge qu’ils vivent leurs derniers instants en dehors de toute sincérité, d’une façon trop théâtrale. Marc Aurèle désapprouve la solennité avec laquelle les chrétiens se livrent aux bêtes et aux bourreaux. Cette ostentation ne correspond aucunement à la simplicité et la modestie qui devaient animer le philosophe réglé sur la loi de la Nature141. On ne peut se laisser convaincre par un comportement aussi irrationnel et si peu empreint de dignité. Marc Aurèle voit bien que la farouche volonté des chrétiens devant la mort est inspirée par le désir de lutter contre des valeurs qu’ils n’acceptent pas et que leur exécution est vécue comme un message lancé au monde. L’empereur condamne sans appel un état d’esprit qui, en engendrant la ridicule grandiloquence du martyre, cherche à saper un idéal communautaire qu’il s’efforçait lui-même à toujours mieux fonder sur la raison. Il était d’autant plus mal venu de s’en prendre à l’unité morale et religieuse de l’Empire que l’empereur avait eu maintes fois l’occasion au cours de son règne de réfléchir sur la nécessité de maintenir la cohésion indispensable à l’harmonie du tout, que ce soit à cause de l’usurpation d’Avidius Cassius et de la sécession temporaire de l’Orient, ou bien à cause des périls extérieurs auxquels il avait dû faire face à plusieurs reprises. Ce contexte difficile explique pourquoi les observations et les préoccupations de Celse étaient similaires à celles de Marc Aurèle. Le platonicien considère que les chrétiens affrontent la mort par esprit de révolte et que leur motivation, fondée sur l’espérance de la résurrection des corps, est irrationnelle142. Il est d’accord pour penser qu’il faut être prêt à souffrir si l’on a embrassé une « bonne doctrine » et si l’on est contraint à commettre une 140 141 142

Marc Aurèle, Pensées XI, 3, 1-2. W. Lameere, « L’empereur Marc Aurèle », RUB 4 (1975), p. 353-356. Origène, CC VIII, 49.

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impiété ou à proférer des paroles honteuses, mais les chrétiens, en restant attachés à une espérance corporelle, si pauvre intellectuellement, et en refusant d’admettre que l’adoration des dieux est un hommage à Dieu, montrent un entêtement contre lequel les meilleurs raisonnements semblent inefficaces143. C’est donc en vain qu’ils livrent leurs corps « à la torture et au supplice » et s’ils le font, c’est dans un mouvement passionnel de rejet. Leur refus obstiné de s’accorder avec le reste des hommes amène Celse à penser qu’ils méritent les châtiments qui leurs sont infligés et il n’hésite pas à les comparer aux malfaiteurs qui reçoivent la juste punition de leurs mauvaises actions144. En assimilant ainsi les chrétiens à de vulgaires condamnés de droit commun, le philosophe déprécie la valeur de leur martyre. Leur incapacité à reconnaître le bien-fondé des cultes traditionnels, dont le respect permet de se concilier les entités qui régissent le cosmos et dispensent les biens aux hommes, démontre clairement à ses yeux qu’« ils n’aiment pas la vie » (ìx öéëïæùåsí) : De deux choses l’une, comme la raison l’exige. S’ils refusent de rendre le culte habituel à ceux qui président aux activités que voici, qu’ils renoncent à parvenir à l’âge d’homme, à prendre femme, à accepter d’avoir des enfants et à rien faire d’autre dans la vie, mais qu’ils s’en aillent tous d’ici-bas sans laisser la moindre postérité, et qu’ainsi leur engeance débarrasse totalement la surface de la terre. Mais s’ils entendent prendre femme, avoir des enfants, goûter aux fruits, prendre part aux joies de cette vie et supporter les maux qu’elle implique … alors il faut rendre aux êtres qui y président les honneurs qu’ils méritent, s’acquitter du culte dû en cette vie jusqu’à ce qu’ils soient délivrés de leurs liens, pour ne pas sembler ingrats envers eux. Il serait en effet injuste d’avoir part à leurs biens sans rien leur payer en retour.145

Le refus d’adorer les dieux place les chrétiens en dehors de l’ordre rationnel qui conduit le monde. Celse est certain qu’ils gagneraient à honorer les dieux puisqu’ils pourraient bénéficier de leur protection et ainsi échapper aux tortures et aux supplices146 qui apparaissent comme la conséquence de leur résistance à contribuer à l’harmonie cosmique. Il considère sans détour que, sur cette base, « braver les mauvais traitements, les supplices et même la mort » est une preuve d’égarement147. La vacuité du martyre rendait vaine l’existence des chrétiens qui, à cause de leur ténacité déplacée, donnaient l’impression de ne pas s’attacher à la vie. « Donnez-vous donc tous la mort à vous-mêmes : vous irez dès lors vers Dieu et vous ne nous causerez plus de

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Ibid. I, 8 ; VIII, 66. Ibid. VIII, 54. Ibid. VIII, 55. Ibid. VIII, 58. Ibid. VIII, 65.

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soucis ! » leur disait-on148. Arrius Antoninus, gouverneur d’Asie pendant le règne de Commode, tint des propos similaires lorsque, un jour qu’il menait une instruction contre des chrétiens, il vit une foule de fidèles se présenter spontanément devant son tribunal. Il en fit emprisonner quelques-uns et dit aux autres : « Oh ! lâches, si vous voulez mourir, vous avez des précipices ou des cordes »149. Les actes de Cyprien nous livrent une illustration assez précise de cette attitude provocante que les chrétiens étaient capables d’adopter publiquement lors des procès concernant leurs coreligionnaires : à peine le proconsul Galère eut-il prononcé la sentence qui condamnait à mort l’évêque de Carthage qu’une multitude de fidèles cria : « Que l’on nous décapite avec lui ! »150. Ce désir apparent de mort était si frappant et si incompréhensible qu’il semblait que les chrétiens mouraient pour rien. « Ces gens périssent sans cause » relevaient certains spectateurs du martyre chrétien151. Ce constat explique l’interrogation du préfet Culcianus devant Philéas qui le pressait d’user de son autorité pour le condamner : « Tu veux donc mourir sans cause ? » ; Philéas répondit au préfet : « Non pas sans cause, mais pour Dieu et pour la vérité » 152. Grecs et Romains pouvaient comprendre que l’on meure pour Dieu, mais il leur était plus difficile d’admettre que la doctrine chrétienne, qui prenait si violemment le contre-pied du pluralisme religieux garantissant l’ordre moral et social de l’Empire, puisse être l’expression absolue de la vérité, surtout au regard des espérances aberrantes qu’elle suscitait. On comprend dès lors les efforts prodigués par certains gouverneurs pour ôter tout sens au martyre. Agricolaos était conscient de la signification chrétienne attachée au mot ìáñôõñÝù et à l’acte qui lui correspondait. Il reprochait à Athénogène d’avoir encouragé des jeunes hommes, comme son chantre Sévérianos, à marcher vers la mort153. Sévérianos rejeta la responsabilité de ses actes sur l’ordre donné par Athénogène à ses fidèles : « Allez et témoignez » (EáðÝëèáôå êár ìáñôõñåsôå), que ce dernier ne conteste d’ailleurs jamais dans son interrogatoire : « Le gouverneur dit : "Savais-tu ce que signifiait témoigne ?" Sévérianos dit : "Je ne le savais pas." Le gouverneur dit : "Ne te disait-il pas que tu aurais à être torturé et brûlé vif ?" Sévérianos dit : "Non." »154 Face à la détermination d’Athénogène à mourir comme chrétien, Agricolaos prend bien soin de signifier : « Je ne t’ai pas dit de mourir, 148 149 150 151

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Justin, 2Apol. 4, 1. Tertullien, Ad Scap. 5, 1. Ac. Cyprien 5, 1 ; voir aussi Pontius, Vita Cypr. 18. Tertullien, Scorp. 1, 7. Tertullien dit que les détracteurs gnostiques du martyre, principalement visés par le traité, ressemblaient à des païens en utilisant ce reproche. Ac. Phileas 5, 2 (recension latine). Comparer avec l’injonction du gouverneur Justin au presbytre Sévère : « Epargne ton corps, aime la vie et, joyeux, attache-toi aux biens de ce monde » (Mart. Philippe d’Héraclée 15 ; voir aussi 20). Pass. Athénogène 32. 34. Ibid. 34.

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mais de te détourner de la loi chrétienne ; et si tu meurs, tu ne meurs pas comme témoin » (ïš÷ ©ò ìÜñôõò áðïèí„óêåéò)155. Le gouverneur cherchait visiblement à convaincre l’accusé du non-sens de la mort à laquelle il aspirait. Il faut remarquer que le rapport entre l’esprit de contestation irrationnel des chrétiens et leur mise à mort avait déjà été souligné avant Marc Aurèle et Celse. Tacite, Suétone et Pline le Jeune n’ont pas plus accordé de valeur que ces deux auteurs aux exécutions dont furent victimes les chrétiens. Tacite est convaincu que les chrétiens n’étaient pas vraiment impliqués dans l’incendie de Rome. Il les présente en effet comme des inculpés de substitution (Nero subdidit reos … Chrestianos). Mais cela ne l’empêche pas de considérer les chrétiens comme « coupables et dignes des dernières rigueurs » (sontes et novissima exempla meritos). Cette apparente contradiction est dissipée par l’auteur lorsqu’il affirme que la conviction de leur culpabilité réside justement dans leur « haine du genre humain »156. L’historien fait entendre sans aucun état d’âme que l’irrationalité superstitieuse des chrétiens, en les plaçant en dehors des conventions, était à l’origine de leur mise à mort. La mention lapidaire de Suétone s’aligne sur l’opinion de Tacite en signifiant que les supplices infligés aux chrétiens pendant le règne de Néron n’eurent aucune autre cause que leur superstition157. Quant à Pline, peu au fait du contenu de la doctrine chrétienne –qu’il qualifie de faute (culpa) et d’erreur (error)–, il pensa sincèrement faire preuve d’efficacité administrative en faisant exécuter ceux qui persévéraient dans la confession de leur foi, affichant dans sa lettre à l’empereur l’assurance « qu’il fallait punir du moins cet entêtement et cette obstination inflexibles » (pertinaciam et inflexibilem obstinationem). Il ne se montre guère ému de la torture imposée aux deux diaconesses qui lui firent l’aveu de leur « superstition déraisonnable et sans mesure »158. Toutes les allusions au martyre chrétien que l’on trouve froidement consignées dans la lettre de Pline renvoient à des expressions et des notions liées, là aussi, à l’irrationalité et à l’entêtement impliqués par la superstition. Ces divers témoignages ne cadrent pas vraiment avec ceux des chrétiens qui présentent quelquefois le martyre comme capable de susciter la foi chez les païens159. Cette présentation faisait assurément partie de l’argumentation apologétique destinée à prouver la manifestation de la puissance divine au travers du martyre. Mais cela ne signifie pas que le cas ne se soit jamais rencontré. Il paraît même assez normal que ce soient en majorité les chrétiens 155 156 157 158 159

Ibid. Tacite, Ann. XV, 44, 2. 4-5. Suétone, Néron 16, 3. Pline, Ep. X, 96, 3. 7-8. Justin, 2Apol. 12, 1 ; Ad Diogn. 7, 8 ; Ac. Carpos, Papylos et Agathonicé 39. 42 ; Tertullien, Apol. 50, 13-15 ; Pass. Perpétue et Féicitél. 9, 1 ; 16, 4 ; 21, 1-5 ; voir aussi 17, 3 ; Clément d’Alexandrie dans Eusèbe, HE II, 9, 2-3 (martyre de Jacques) ; Hippolyte, Comm. in Daniel. II, 38 ; Eusèbe, HE VI, 5, 1. 3-7 ; Ps.-Cyprien, De laud. mart. 15.

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qui aient relevé ces conversions dans la mesure où elles étaient des signes évidents des victoires de la foi chrétienne au sein d’une société profondément marquée par le polythéisme ancestral. Les lettrés n’avaient guère intérêt à mentionner une attitude qui relevait tout autant de l’irrationalité que le martyre lui-même. Même s’il est rédigé a posteriori, on ne peut retirer toute sa valeur au témoignage de Justin qui intègre l’impression favorable du spectacle des martyrs dans sa propre expérience de conversion. Et il faut confronter à cet exemple la remarque positive de Galien, qui paraît plutôt isolée dans le concert de critiques que les couches populaires et les intellectuels élevaient contre le martyre chrétien. Le médecin observe que, malgré le contenu peu convaincant de leur doctrine, les chrétiens étaient capables d’une discipline et d’une application morale qui les conduisaient assez loin « pour ne le céder en rien aux vrais philosophes », notamment parce qu’ils ne redoutaient pas la mort : « leur mépris de la mort, nous l’avons, à dire vrai, sous les yeux »160. La remarque a certainement beaucoup de valeur sous la plume de quelqu’un qui considérait la philosophie comme « le plus grand des biens divins »161.

4.2.2 Le soutien et les honneurs accordés aux martyrs Les païens réagirent aussi aux honneurs dont étaient entourés les martyrs, que ce soit du vivant de ceux-ci ou bien après leur mort. Il est vrai que les chrétiens attribuaient un immense prestige à ceux d’entre eux qui souffraient pour la foi. Ils étaient l’objet de soins attentifs et d’encouragements pendant le temps de leur détention et le souvenir des frères et des sœurs exécutés était pieusement entretenu. Le courage de ces « athlètes de Dieu » exerçait une puissante impression sur les fidèles. Ceux-ci se sentaient tout entier au bénéfice de l’action divine qui plaçait ces héros de la foi au-delà de l’expérience chrétienne commune en les dotant de facultés spirituelles propres à leur communiquer la force de résister à l’oppresseur. Le charisme dont ils étaient dotés faisait des martyrs des intercesseurs privilégiés. C’est pourquoi ils étaient assaillis jusque dans les prisons par les pécheurs qui leur demandaient de prier pour leur pardon162. Et l’on sait comment les confesseurs étaient sollicités après la tempête par ceux qui avaient chuté pour être réintégrés dans l’Eglise. Sur ce plan, l’admiration qu’ils suscitaient leur donnait une autorité qui rivalisait avec celle des évêques. Tant de gloire et tant de crédit attribués à des personnages condamnés publiquement ne passaient pas inaperçus.

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Galien, Lib. Sent. Pol. Platon. (éd. Fleischer, p. 109 ; trad. P. de Labriolle, Réaction, p. 96). Galien, Protr. 1, 4. R. L. Fox, Païens et chrétiens, p. 465.

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L’incarcération était assurément une épreuve terrible. Les chrétiens se retrouvaient dans des cellules communes aux côtés de criminels de tout genre. Les prisonniers étaient logés dans des locaux exigus où, entassés les uns sur les autres, ils étaient privés de lumière et d’air. La mauvaise hygiène des lieux et l’arbitraire des geôliers rendaient les conditions de détention déplorables. « Ô jour de terreur ! » s’exclame Perpétue dans son journal pour décrire son arrivée en prison163. L’Eglise mettait tout en œuvre pour secourir les chrétiens soumis à un régime aussi pénible. Une partie des revenus de la caisse ecclésiastique était spécialement consacrée à l’entretien des fidèles qui souffraient en prison164. Il revenait aux diacres d’établir le contact avec eux. Les prisonniers ne pouvaient guère communiquer avec l’extérieur et cela n’était possible que si les geôliers le permettaient. Les diacres tâchaient alors de leur verser de l’argent pour accéder aux fidèles incarcérés et prodiguer les biens nécessaires à leur entretien, voire à leur survie165. En 259, Fructuosus, évêque de Tarraco, fut emprisonné avec ses diacres, Augurus et Eulogius. Il ne fut pas pour autant privé de l’assistance de l’église car ses ouailles se relayèrent pour lui rendre visite166. La lecture d’ouvrages spécialement composés pour encourager les martyrs venait quelquefois compléter les dons chargés d’améliorer leur confort matériel167. Or, ces facilités avaient pour effet d’irriter la population. Elle voyait souvent d’un mauvais œil que les chrétiens puissent ainsi encourager ceux d’entre eux qui étaient officiellement mis en accusation. Les martyrs étaient exhortés à persévérer dans leur attitude alors que la procédure judiciaire dont ils étaient l’objet devait briser leur résistance et les conduire à réintégrer la cité. Cela semblait d’autant plus inacceptable que les chrétiens n’hésitaient pas à s’afficher publiquement pour les soutenir. Il arrivait que la populace réagisse violemment contre les chrétiens qui se tenaient au pied du tribunal pour pousser leurs frères et leurs sœurs à la confession168. Origène assistait les martyrs non seulement en prison, mais aussi lors de leur interrogatoire et sur le chemin qui les menait au lieu d’exécution et pour cette raison « il arriva souvent que le peuple des païens qui les entourait entra en fureur et fut sur le point de se précipiter sur lui »169. L’hostilité générale pouvait limiter les possibilités d’action auprès des prisonniers. A Lyon, les accusés furent dans un premier temps visités dans leur prison, mais ce soutien ne fut pas autorisé bien

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Pass. Perpétue et Félicité 3, 6. Aristide, Apol. 15, 8 ; Justin, 1Apol. 67, 7 ; Tertullien, Apol. 39, 6 ; Cyprien, Ep. 5, 1, 2 ; 78, 3, 2. Pass. Perpétue et Félicité 3, 7 ; voir aussi 16, 3-4. Mart. Fruct. 1, 4 ; voir aussi Pass. Montan et Lucius 4, 7. Tertullien, Ad mart. 1, 1. Eusèbe, HE V, 1, 49-50 (Alexandre à Lyon) ; VI, 41, 22-23 (cinq chrétiens alexandrins) ; Mart. Pal. 11, 20. 24 (Séleucos et Théodule) ; Ac. Philéas 7, 1-3 (Philorome à Alexandrie). Eusèbe, HE VI, 3, 4.

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longtemps170. Sous Dèce, Cyprien conseillait aux presbytres et aux diacres de ne pas aller visiter les confesseurs en groupe « de peur, dit-il, que cela même ne provoque du mécontentement » ; il convenait plutôt d’y aller deux par deux à tour de rôle, assurant ainsi une présence plus discrète et moins susceptible de compromettre la tranquillité générale et l’accès auprès des confesseurs171. Cette ardeur à visiter les prisonniers a sans doute joué un rôle déterminant dans la décision prise par Licinius d’interdire dans ses états la distribution de nourriture et toute autre forme d’aide en faveur des détenus172. Bien que la mesure soit de portée générale, Eusèbe fait clairement entendre qu’elle était principalement destinée à éliminer l’action charitable des chrétiens. L’empereur connaissait évidemment la tradition d’assistance attachée à l’Eglise et savait quelle influence les chrétiens pouvaient exercer par l’intermédiaire de leur œuvre dans les prisons. Leur en interdire l’accès visait à limiter l’activité chrétienne dans les différents secteurs de la vie sociale, tout comme elle avait été limitée dans l’administration palatiale et l’armée quelques temps auparavant par l’expulsion des chrétiens de leur sein. Les chrétiens se faisaient indéniablement remarquer par l’assistance qu’ils apportaient à ceux qui étaient emprisonnés pour la foi. Il en est pour preuve le fait que Lucien de Samosate en fasse l’un des traits dominants du récit de l’incarcération de Pérégrinus, lui aussi arrêté en raison de son adhésion à la foi chrétienne. Le satiriste utilise toujours un ton sarcastique pour raconter cet épisode de la carrière de Pérégrinus, mais il dresse néanmoins un tableau assez exact de la façon dont était envisagé le martyre chrétien. Dès qu’il fut jeté en prison, Pérégrinus fut immédiatement l’objet de la compassion des chrétiens qui s’employèrent à obtenir sa libération ; n’y parvenant pas, « ils lui rendirent du moins toutes sortes de services avec un zèle infatigable ». Et Lucien de décrire le soutien habituel accordé par les chrétiens aux confesseurs qui s’exerçait cette fois-ci au bénéfice de Pérégrinus : De bon matin, on voyait autour de la prison une foule de vieilles femmes, de veuves et d’orphelins. Les principaux chefs de la secte passaient la nuit avec lui, après avoir gagné à prix d’argent les geôliers ; ils faisaient apporter des mets de toute espèce, et ils se lisaient leurs discours sacrés … Bien plus, de plusieurs villes d’Asie lui vinrent des députés au nom des communautés chrétiennes, afin de l’aider, de l’assister devant le tribunal, et de le réconforter.173

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Ibid. V, 1, 11. 28. Cyprien, Ep. 5, 2, 1. Eusèbe, HE X, 8, 11 ; Vita Const. I, 54, 2. Lucien, De mort. Per. 12. 13 (trad. P. de Labriolle, Réaction, p. 102-103).

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Cette description, dans laquelle on perçoit une intense activité diaconale174, serait susceptible de susciter le respect si elle n’était assortie d’un commentaire où paraît le fond de la pensée de Lucien : Je ne saurais dire avec quelle promptitude ils agissent, quand de pareils cas se présentent dans leurs communautés. D’un seul mot, rien alors ne leur coûte. C’est ainsi que Peregrinus, sous le prétexte de son incarcération, reçut des richesses considérables, et se fit à ce titre un gros revenu.

Lucien affirme là que la stupidité des chrétiens se révèle en grande partie en ce qu’ils sont toujours prêts à assister en prison les gens de leur communauté, qu’ils considèrent d’emblée comme des justes, et que cette naïve spontanéité permet à des escrocs du type de Pérégrinus d’abuser d’eux. « Que surgisse parmi eux un imposteur adroit, sachant mettre à profit la situation, il peut s’enrichir très vite, en menant à sa guise ces gens qui n’y entendent goutte ». Le satiriste fait bien comprendre que l’incarcération de Pérégrinus fut pour celui-ci l’une des occasions les plus favorables de profiter des chrétiens175. Il met directement cette facilité à les berner en relation avec l’enseignement de leur divin maître qui leur « a persuadé qu’ils étaient tous frères », la conséquence immédiate de cette conviction, acceptée sans examen, étant qu’« ils méprisent tous les biens et les tiennent pour usage commun »176. L’affirmation est sans doute caricaturale, mais elle traduit nettement que Lucien connaissait la principale base doctrinale –l’amour du prochain– qui présidait à l’action caritative auprès des prisonniers. Lucien complète le portrait type du martyr chrétien en abordant la question des motivations de Pérégrinus. Selon Lucien, sa volonté de mourir comme chrétien était la manifestation de cet insatiable désir de gloire qui l’anima durant toute sa carrière de philosophe et le mènera finalement à s’immoler publiquement par le feu aux Jeux Olympiques de 165. Sa soif de célébrité, écrit-il, « lui avait déjà fait prendre mille visages »177. Pour le satiriste, le Pérégrinus chrétien faisait assurément partie de ces multiples figures. Le martyre n’était guère plus qu’un prétexte pour assurer sa notoriété. Lucien relève que cette arrestation 174

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176 177

La présence des femmes renvoie à l’ordre des veuves organisé au sein des communautés chrétiennes, voir M. Y. Mac Donald, Early Christian Women and Pagan Opinion. The Power of the Hysterical Woman, Cambridge, 1996, p. 73-82. Le terme de « principaux chefs » correspond certainement aux presbytres, mais peut-être désigne-t-il aussi les diacres, perçus par les regards extérieurs comme les agents les plus actifs auprès du prisonnier. Les délégué d’Asie sont assurément des diacres. Plus bas (De mort. Per. 16), Lucien le présente encore, ayant repris sa vie errante après sa libération, comme s’enrichissant aux dépens des chrétiens : « Une troupe de chrétiens lui servait de satellites, fournissait à ses besoins et l’entretenait dans l’abondance ». Ibid. 13. Ibid. 1.

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« lui assura pour le reste de sa vie un grand prestige »178. Malheureusement pour lui, le gouverneur de Syrie, « dévoué aux lettres et à la philosophie », ne se trompa pas sur son compte. Cet homme éclairé par la raison avaient bien cerné les extravagants mobiles du personnage : « il se rendit compte de sa folle témérité et de sa volonté de mourir dans le dessein de s’illustrer ; étant d’avis qu’il ne méritait aucun châtiment, il le renvoya en liberté »179. Il faudra donc que Pérégrinus trouve une autre voie d’expression, en l’occurrence le cynisme, pour parvenir à ses fins. Si l’on compare les propos de Lucien avec les données réunies plus haut, on s’aperçoit que l’assistance que les chrétiens prodiguaient aux prisonniers et leur goût immodéré de la mort étaient assez rapidement devenus des traits conventionnels pour les caractériser. Le premier était d’une utilisation assez aisée pour trouver place dans l’arsenal polémique employé par les chrétiens dans le cadre des luttes qui les opposaient entre eux. Tertullien montaniste l’utilise contre les catholiques dans son traité Sur le jeûne où il accuse ceux-ci de « changer, pour des martyrs irrésolus, les prisons en cabaret ». Il cite l’exemple d’un certain Pristinus qui, emprisonné pour la foi à Carthage, put sortir de prison, sans doute grâce à l’intervention de ses frères, et, dans l’attente de sa comparution, se divertir en mangeant et en allant aux bains ; gorgé de vin pour se donner du courage, c’est fin saoul qu’il subit la torture, incapable finalement de confesser le Christ180. Plus tard, les donatistes évoquèrent également dans leurs controverses avec les catholiques le cas de chrétiens endettés qui, lors de la Grande Persécution, comptèrent sur le martyre pour « se justifier ou en quelque sorte se laver de leurs crimes, ou du moins gagner de l’argent et goûter en prison les plaisirs que leur valaient les services des chrétiens »181. Un fragment de l’œuvre littéraire de Fronton, conservé dans les Etymologies d’Isidore de Séville, semble faire une allusion de ce genre. L’orateur écrit en effet : « On en voit en prison banqueter à la manière des Grecs comme en des lieux charmants plutôt que de subir leur châtiment »182. La citation d’Isidore ne nous permet pas de savoir quel était le contexte de cette phrase. Il est toutefois permis de penser que Fronton ait ici visé les chrétiens, tant la remarque s’accorde avec la teneur des propos polémiques habituellement tenus contre eux en ce qui concerne l’aide fournie aux détenus183. Le témoignage que portaient devant le monde ceux qui souffraient pour la foi faisait d’eux de véritables héros, si bien que l’admiration qu’ils suscitaient 178 179 180

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Ibid. 12. Ibid. 14. Tertullien, De jejun. 12, 3 (cité par S. Benko, « Pagan Criticism », p. 1094, n. 151 ; Pagan Rome, p. 31-32). Augustin, Brev. Coll. Donat. III, 12, 25. Isidore, Etym. XV, 2, 46. Sur la possible appartenance de ce fragment au discours contre les chrétiens, voir M. Consuelo Cristofori, « L’"oratio" di Frontone », p. 130-131.

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aboutit à l’organisation d’un véritable culte en leur honneur, né de l’habitude de célébrer leur souvenir au jour anniversaire de leur mort184. Même avant leur mort, les martyrs étaient l’objet d’une vénération particulière. Ces honneurs étaient assez démonstratifs pour qu’ils fussent perceptibles par la population païenne. Les chrétiens assistaient souvent à leurs risques et périls au procès et à l’exécution des martyrs. La foule pouvait alors constater, au travers de leurs paroles et de leurs comportements, la profonde estime qu’ils portaient aux condamnés. Ainsi, pendant que Cyprien attendait le bourreau, après avoir retiré et remis sa tunique aux diacres, plusieurs fidèles, parmi tous ceux qui l’accompagnèrent sur son lieu d’exécution, étendirent à ses pieds des étoffes et des serviettes pour recueillir son sang185. Marie, la mère du martyr Marien, se précipita sur le cadavre de son fils qui venait d’être décapité, embrassant avec joie la section de son cou186. De la même manière, à peine Julien, de retour à Césarée après un voyage, apprit-il que des chrétiens venaient d’être mis à mort qu’il se pressa d’aller au lieu où leurs corps avaient été jetés et s’élança joyeusement sur les dépouilles pour les serrer et les embrasser ; c’est dans cette posture que les gardes du gouverneur le saisirent187. Ce genre de comportement ne laissait planer aucune ambiguïté sur le prestige attaché à la personne des martyrs. Les autorités eurent maintes fois l’occasion de saisir la vertu exemplaire que revêtait le martyre chez les chrétiens. Ceux-ci ne considéraient pas la mort de leurs frères et de leurs sœurs comme la preuve décisive de la faiblesse de leur foi, ainsi que leurs ennemis l’espéraient. Bien au contraire, ils voyaient en elle la preuve de leur adhésion à la vérité manifestée en ces circonstances dans un monde dominé par le mal par l’imitation du Christ et l’action de l’Esprit Saint. Les païens ne pouvaient évidemment pas rester insensibles à cette contre-propagande. Les autorités s’employèrent souvent à faire disparaître les corps des martyrs pour empêcher qu’ils puissent être honorés après leur exécution. A Smyrne, l’irénarque Hérode donna l’ordre d’empêcher les chrétiens de récupérer le cadavre de Polycarpe : « Pour qu’ils n’aillent pas, dit-il, abandonner le crucifié et se mettre à rendre un culte à celui-ci ». Le centurion chargé de la garde du corps fit incinérer les restes du martyr et ce n’est que quelques temps plus tard que les fidèles parvinrent à recueillir ses ossements188. L’auteur du Martyre fut assez impressionné par le prétexte 184

185 186 187 188

H. Delehaye, Les origines du culte des martyrs, Bruxelles, 21933 ; Sanctus. Essai sur le culte des saints dans l’antiquité, Bruxelles, 1927 ; W. Rordorf, « Martyre », col. 723-726 ; R. L. Fox, Païens et chrétiens, p. 461-466 ; pour l’Afrique, V. Saxer, Morts, martyrs, reliques en Afrique chrétienne aux premiers siècles. Les témoignages de Tertullien, Cyprien et Augustin à la lumière de l’archéologie africaine, Paris, 1980, p. 73-80 et 104-112. Ac. Cyprien 5, 4. Pass. Jacques, Marien 13, 2. Eusèbe, Mart. Pal. 11, 25-26. Mart. Polyc. 17, 1-18, 1.

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avancé par Hérode (inspiré, pense-t-il, par les Juifs) pour se sentir obligé de justifier l’honneur accordé aux martyrs à côté du culte accordé à Jésus, qu’il présente comme exclusif. Ce passage apologétique laisse percevoir la portée que l’accusation d’adorer l’évêque comme un nouveau dieu a pu avoir auprès des habitants de Smyrne. Il apparaît en effet que les païens ne faisaient guère cas de cette différence entre le respect dû aux martyrs et la seule adoration due au Christ, comme l’atteste Lucien de Samosate. Il sait bien que les chrétiens adorent le crucifié de Palestine en raison des révélations qu’il a communiquées dans son enseignement, mais cela ne l’empêche pas d’affirmer qu’ils regardèrent Pérégrinus comme un dieu189. Lucien met cette déification au compte de la capacité remarquable de Pérégrinus à interpréter les Ecritures et de son habileté à s’être imposé dans la hiérarchie chrétienne. Ce relevé des qualités intellectuelles et morales de Pérégrinus est une façon ironique de souligner la naïveté des chrétiens qui se laissèrent si facilement séduire par un homme que le satiriste décrit continuellement comme un imposteur. Mais cette popularité ne justifie pas le fait que Lucien le présente adoré comme un dieu. Aucune communauté chrétienne n’aurait pris le risque d’exalter de son vivant un de ses docteurs au point de laisser penser qu’il reçoive des honneurs divins. Il semble bien que cette considération disproportionnée accordée à Pérégrinus, jugée a posteriori par Lucien, ait eu pour principal fondement les poursuites qu’il subit au nom de la foi chrétienne. Son emprisonnement, note Lucien, « lui assura pour le reste de sa vie un grand prestige » et lui valu même le surnom flatteur de « nouveau Socrate »190. Considérant le crédit accordé aux confesseurs, quelquefois placés sur un pied d’égalité avec les martyrs191, nul doute que la déification de Pérégrinus doive être d’abord comprise en relation avec sa comparution devant les autorités. Cette conception des martyrs déifiés était tellement ancrée dans l’esprit des païens qu’on la retrouve intacte au début du IVe siècle, au moment où les tétrarques engagèrent leur assaut contre l’Eglise. Les autorités étaient conscientes que les résultats obtenus par les exécutions n’étaient pas forcément ceux escomptés. Le pouvoir vint à concevoir une réelle méfiance à l’égard d’une pratique qui semblait renforcer le culte chrétien alors qu’il tablait sur l’élimination physique de ses desservants pour le faire disparaître. C’est pour cette raison que les corps des serviteurs du palais de Nicomédie exécutés pour leur foi au début de la Grande Persécution furent exhumés et jetés à la mer, « de peur qu’on ne les adorât s’ils reposaient dans des tombeaux et qu’on ne les tînt pour des dieux », explique Eusèbe192. Le gouverneur Maximus prévint par deux fois Taraque qu’il ne laissera pas son cadavre aux mains des fidèles : « Tu supposes, scélérat, qu’après ta mort 189 190 191 192

Lucien, De mort. Per. 11. Ibid. 12. M. Lods, Confesseurs et martyrs, p. 59-60. Eusèbe, HE VIII, 6, 7.

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des femmes vont prendre soin de ton corps et l’enduire avec des parfums » et Maximus de promettre au martyr que ses restes seront donnés aux bêtes et ses cendres dispersées au vent193. La motivation destructrice du magistrat apparaît clairement lorsque, au cours du dernier interrogatoire d’Andronicus, il assortit l’ordre de lui couper la langue d’une injonction révélatrice : « Brûlez la langue et les dents de cette tête impure et réduisez-les en cendres, disséminez-les çà et là de peur que quelqu’un de cette communauté très impie, ou quelque femme de cette religion qui sont en train de guetter ne les conservent comme des choses saintes et honorables »194. Après l’exécution de Taraque, Probus et Andronicus lors des jeux, Maximus fit poster dix soldats à la garde des corps qui furent jetés hors des murs au milieu des cadavres des gladiateurs afin d’empêcher leur identification. Trois chrétiens parvinrent néanmoins dès la nuit suivante à subtiliser les corps à la faveur d’une forte tempête qui obligea les gardes à quitter les lieux pour s’abriter. Maximus fit punir les soldats et ordonna immédiatement la recherche des corps. Mais celle-ci fut vaine et le gouverneur dut quitter Anazarbe trois jours plus tard sans avoir retrouvé la dépouille des martyrs, soigneusement cachée dans la montagne195. Si Maximus mit tant d’empressement à retrouver les corps, c’est bien parce qu’il était conscient de la force d’encouragement attachée aux restes des martyrs. Bien d’autres magistrats officiant durant la Grande Persécution furent sans doute amenés à faire le même constat196. Lactance témoigne de cette volonté d’empêcher la mobilisation des chrétiens en faisant disparaître les corps des martyrs lorsqu’il écrit que le pouvoir persécuteur broie jusqu’à leurs os mêmes et se déchaîne contre leurs cendres pour les priver de tout lieu de sépulture : comme si ceux qui confessent Dieu cherchaient à obtenir que l’on vienne à leur sépulcre, et non pas à aller eux-mêmes à Dieu.197

193 194 195 196

197

Ac. Taraque, Probus et Andronicus 23. Ibid. 37. Ibid. 41-43. Damase, Epigr. 28 tenait du témoignage de leur bourreau, qu’il avait reçu étant enfant, que les martyrs romains Pierre et Marcellin furent décapités dans les broussailles afin que personne ne connaisse l’endroit de leur ensevelissement. Ce souci de faire disparaître les corps apparaît dans d’autres sources hagiographiques dont le contenu historique est moins assuré. Par exemple, Prudence, Peristeph. 5, 385-392 (martyre de Vincent) ; Passion Firmus et Rusticus 2 où le magistrat Anulinus, en plus d’ordonner que les corps des deux chrétiens soient livrés aux bêtes et aux chiens, afin que leurs sépulcres ne soient pas vénérés comme des temples, fait saisir toutes les notes où a été consignée la geste des martyrs pour les brûler et interdit formellement leur lecture. Comparer avec Prudence, Peristeph. 1, 73-79 qui évoque l’ordre officiel de destruction des actes des martyrs espagnols Emeterius et Chelidonius. Lactance, Div. Inst. V, 11, 6.

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L’action des païens contre les dépouilles des croyants avait pour but de lutter contre le phénomène d’héroïsation qui accompagne toute répression engagée pour des motifs politiques ou religieux. Les actions coercitives ont généralement pour effet de renforcer le sentiment d’appartenance communautaire. Le pouvoir s’employait donc à éliminer totalement les points de ralliement que constituaient pour les fidèles les tombes des martyrs, espérant ainsi démoraliser le reste des troupes et tarir cette source d’encouragement originale, sans équivalent dans le monde antique. La volonté de faire disparaître les cadavres avait également pour objectif de porter atteinte à l’un des piliers de la foi chrétienne : la résurrection. Le martyre, en permettant d’afficher leur désintérêt pour la vie présente, fournissait aux chrétiens une excellente occasion de témoigner de leur espérance. Pionius, ligoté au poteau où il devait être brûlé, s’exclama devant le public : « Je suis pressé de me réveiller pour montrer la résurrection des morts »198. Les corps des martyrs de Lyon furent exposés pendant six jours puis jetés dans le Rhône après avoir été incinérés. L’auteur de la relation du martyre, témoin des faits, établi un lien direct entre la destruction des cadavres et la doctrine de la résurrection des corps : Ils faisaient cela comme s’ils pouvaient vaincre Dieu et priver les morts d’une nouvelle naissance, afin que, comme ils le disaient, les martyrs « n’eussent plus d’espoir de résurrection ; car c’est en croyant à la résurrection qu’ils introduisent chez nous un culte étranger et nouveau et qu’ils méprisent les supplices, prêts à aller avec joie jusqu’à la mort. Maintenant, voyons s’ils ressusciteront et si leur Dieu pourra les secourir et les arracher de nos mains. »199

Ce passage montre que les païens étaient bien conscients du rôle que jouait l’espoir de la résurrection dans les motivations des chrétiens à affronter la mort. L’action violente contre les corps cherchait à déstabiliser leur foi en établissant un lien de cause à effet entre l’état final du cadavre et la possibilité de la résurrection. On essayait vraisemblablement encore d’atteindre ce but lors de la persécution de Licinius. Il est perceptible dans la tournure de phrase adoptée par Eusèbe pour faire état des cruautés que les gouverneurs firent subir à certains évêques : « …avec un glaive, on dépeçait leur corps en plusieurs morceaux et, après ce spectacle barbare et de nature à faire frissonner, on le jetait dans les profondeurs de la mer, pour être la pâture des poissons »200. Ces expressions sont sûrement la trace d’une source hagiographique utilisée par l’historien (actes ou passion) dans laquelle il était fait référence à cette volonté 198

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Pass. Pionius 21, 4 ; comparer avec Mart. Fructuosus 4, 3 où l’auteur présente l’évêque et ses compagnons s’agenouillant dans le brasier « assurés de la résurrection ». Eusèbe, HE V, 1, 63. Ibid. X, 8, 17.

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d’empêcher la résurrection car il s’avère que, depuis le IIe siècle, la désintégration du corps et son absorption par les animaux (dont les poissons) faisaient partie des arguments que les contradicteurs utilisaient pour signifier l’impossibilité de la résurrection201. L’activité destructrice des persécuteurs apparaît comme le prolongement des craintes qui animaient les esprits grecs et romains au sujet des insepulti : l’âme du mort qui n’était pas déposé dans un sépulcre était destinée à errer sans aucun espoir de repos202. Vivant en des milieux où cette croyance était ancrée dans les esprits depuis des siècles, les chrétiens ne s’étaient pas entièrement départis de l’idée qu’il pût y avoir une relation entre l’état du cadavre et la résurrection des corps. Au début du IVe siècle, nous voyons encore Lactance défendre l’idée que le Christ souffrit le supplice de la croix afin que « son corps ne fût pas blessé et amputé, et rendu inapte à une résurrection »203. C’est sans doute pour cette raison que Montan et Lucius prièrent pour ne pas périr sur le bûcher et qu’Irénée de Sirmium réclama au gouverneur de mourir par l’épée plutôt que d’être précipité dans le fleuve204. Mutilation et destruction des cadavres étaient susceptibles de créer de véritables inquiétudes chez les chrétiens. De toute façon, la résurrection était une croyance tellement aberrante pour les païens que souffrir pour Dieu en espérant renaître leur semblait nécessairement être l’acte d’un insensé205 et ils riaient de « ces grands sots [stupidissimas mentes] qui meurent pour vivre »206. Le lien entre le martyre et l’espoir de la résurrection est plusieurs fois souligné chez les auteurs grecs et romains. Si les chrétiens affrontent volontairement la mort, explique Lucien, c’est parce que « ces malheureux sont avant tout convaincus qu’ils sont immortels et qu’ils vivront éternellement »207. Pour Celse, l’espérance des chrétiens est fondamentalement contradictoire avec leur attitude. Il juge absurde « d’une part de désirer le corps et d’espérer que ce même corps ressuscitera, comme s’il y avait pour [les chrétiens] rien de meilleur ni de plus précieux que cela, et en revanche de l’exposer aux supplices comme une chose méprisable ». Ce comportement est à ses yeux révélateur de la grossièreté des chrétiens et de l’ineptie de leur opinion208. Pour Cécilius, les chrétiens, toujours prêts à braver les supplices, 201

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206 207 208

Tatien, Oratio 6 ; Athénagore, De res. 4, 1 ; voir aussi Tertullien, Apol. 48, 5 ; Minucius Felix, Oct. 34, 9-10. Notons que, d’après Augustin, Ep. 102, 2 (éd. Harnack, fgt 92), Porphyre a présenté la décomposition du corps comme un argument rationnel jouant contre la doctrine de la résurrection. F. Cumont, Lux Perpetua, p. 22-24 et 334-342. Lactance, Div. Inst. IV, 26, 33. Pass. Montan et Lucius 3, 1-3 ; Mart. Irénée de Sirmium 4, 11-12. Tertullien, Apol. 50, 11 ; voir 49, 1-2 où l’apologiste dit que les doctrines de la rétribution divine et de la résurrection étaient regardées par les païens comme d’ineptes présomptions et provoquaient leur moquerie. Id., Ad nat. I, 19, 3. Lucien, De mort. Per. 13. Origène, CC VIII, 49.

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parviennent à dépasser leur peur grâce à une espérance trompeuse ; leur croyance sans fondement les conduit à professer « qu’ils renaissent après que la mort les a réduits en cendre et en poudre »209. L’espérance typiquement chrétienne de la résurrection était assez connue pour que les autorités viennent à prendre les mesures appropriées destinées à réduire l’influence que les fidèles étaient capables de manifester pendant leur martyre. C’est la raison pour laquelle plusieurs documents, en majorité relatifs à la Grande persécution, présentent les magistrats s’affairant à faire disparaître le corps des martyrs210. La mesure, qui avait pour effet de priver les martyrs de sépulture, était légale car la récupération du corps d’un condamné était soumise à autorisation et rien ne pouvait empêcher le magistrat de la refuser et de disposer de la dépouille comme il l’entendait211. La décision allait à l’encontre du désir des chrétiens qui manifestaient beaucoup de soins à donner une sépulture aux martyrs212, car bien que la famille fût prioritairement tenue de fournir les derniers honneurs, toute personne pouvait réclamer le corps d’un condamné (ou bien ses restes s’il avait été brûlé) et célébrer ses funérailles213. Cette tolérance de la loi romaine offrait à la communauté chrétienne la possibilité de fournir une inhumation décente à ceux qui avaient souffert pour la foi. En s’y opposant, les agents impériaux tâchaient d’éliminer jusqu’à la dernière trace de l’existence de ces sujets indociles et signifiaient leur rejet radical et définitif de la communauté des hommes. Les chrétiens subissaient ainsi jusqu’à son stade ultime l’ostracisme dont ils étaient victimes de la part de leurs concitoyens, car dans la cité antique, les relations entre les vivants et les morts n’étaient jamais vraiment coupées. Ces derniers avaient toujours une place dans la vie sociale car on croyait que l’âme restait attachée au lieu où le corps avait été enterré, d’où les nombreux hommages rendus aux défunts sur leur sépulcre sous forme de libations nutritives, de sacrifices ou de présents214. Le tombeau était l’ultime demeure de l’individu215 et, nous l’avons vu, l’âme qui en était privée était condamnée à voltiger sans but. Il résulte de cette conception répandue dans tout le bassin méditerranéen que l’attachement à la 209 210

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Minuicis Felix, Oct. 8, 5 ; 11, 2 ; voir 12, 4. Eusèbe, HE VIII, 7, 6 (corps des martyrs égyptiens de Tyr jetés à la mer) ; 12, 5 (deux vierges d’Antioche jetées à la mer) ; Mart. Pal. 4, 13-15 (corps d’Apphianos jeté à la mer) ; 9, 8-12 ; 11, 28 (sépulture refusée aux martyrs de Césarée par le gouverneur Firmilien) ; Lactance, De mort. pers. 21, 11 ; 37, 1 (pratique coutumière pendant les règnes de Galère et Maximin Daïa) ; Mart. Philippe d’Héraclée 15 (le corps de l’évêque est jeté dans l’Ebre) ; Mart. Irénée de Sirmium 5, 5 (le corps de l’évêque est jeté dans la Save) ; Ac. Claude, Astérius et compagnons 4. 5 (corps de Domnina et Théonilla jetés à la rivière). Dig. XLVIII, 24, 1. Voir par exemple, Cyprien, Ep. 8, 3, 2 ; Eusèbe, Mart. Pal. 11, 15-16. Dig. XLVIII, 24, 1. 3. F. Cumont, Lux Perpetua, p. 29-54. Sur le tombeau considéré comme « domus aeterna », voir A. Parrot, Malédictions et Violations de Tombes, Paris, 1939, p. 165-189.

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sépulture était commun et général. Les chrétiens n’échappaient pas à la règle et s’inquiétaient quelquefois que le défaut de sépulture puisse remettre en cause la résurrection216. La terrible vision du corps des martyrs en décomposition ou jeté à la mer devait avoir un profond impact, tant sur les chrétiens que sur les païens. Il reste quelque chose de ce mélange d’inquiétude et d’écœurement ressenti par la population païenne dans la description que fait Eusèbe de la décomposition du corps de quatre chrétiens au pied des murs de Césarée en 308 : sur ordre du gouverneur Firmilien, les dépouilles furent exposées à l’air libre sous la surveillance de gardes et furent dévorées à la vue de tous par les bêtes sauvages, les chiens et les oiseaux de proie ; ce spectacle fut si choquant, écrit Eusèbe, « que jamais rien ne parut plus cruel et plus effroyable à ceux mêmes qui d’abord s’étaient conduits d’une manière haineuse contre nous : ils ne déploraient pas tant le malheur de ceux contre lesquels on agissait ainsi que l’outrage fait à leur propre nature, qui est commune à tous »217. La volonté farouche de faire totalement disparaître les chrétiens de la cité poussaient les païens à s’en prendre aux lieux de sépultures chrétiens. D’après le témoignage de Tertullien, les cimetières d’Afrique furent l’objet de violents assauts. Il écrit en effet dans l’Apologétique (en 197) : Avec une fureur pareille à celle des Bacchanales, on n’épargne pas même les chrétiens morts : on arrache du repos de la sépulture, de cette sorte d’asile de la mort, des cadavres déjà décomposés, déjà méconnaissables, on déchire et on disperse leurs membres.218

L’apologiste semble faire entendre que les chrétiens durent faire face plusieurs fois à ces menées populaires, mais peut-être généralise-t-il à partir d’un unique événement. En tout cas, l’hostilité contre les sépultures chrétiennes perdura, car il raconte quelques années plus tard dans son traité adressé au proconsul Scapula (en 212) que « sous le gouverneur Hilarianus219, des cris retentirent au sujet de nos lieux de sépultures [areis sepulturarum] : "Pas d’aires !" [areae non sint] »220. La population païenne cherchait à atteindre un but bien précis en 216

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Voir les témoignages épigraphiques réunis par H. Leclercq, « Résurrection de la chair », DACL XIV. 2 (1948), col. 2393-2398. Eusèbe, Mart. Pal. 9, 10. Tertullien, Apol. 37, 2. Hippolyte, In Daniel. IV, 51 témoigne aussi, d’une façon plus générale, de ce genre de faits. Pass. Perpétue et Félicité 6, 3 nous dit qu’Hilarianus assura l’intérim à la mort du proconsul Minucius Timinianus (202-203). Tertullien, Ad Scap. 3, 1. On ne peut déduire de ce texte, comme le font P. Monceaux, Histoire littéraire, T1, p. 41 et 45, H. Leclercq, L’Afrique chrétienne, T1, p. 118 (où sont attribuées par erreur à Ad Scap. 3 les données d’Apol. 37) et 132 et F. Decret, Le christianisme en Afrique, p. 33 que les païens ont de nouveau saccagé les cimetières chrétiens pendant le gouvernement d’Hilarianus. Il est seulement question d’une réclamation, vraisemblablement formulée lors d’un rassemblement populaire.

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demandant ainsi la disparition des enclos funéraires chrétiens. Il s’agissait d’éradiquer totalement la présence chrétienne de la cité, car en retirant aux aires chrétiennes le caractère religieux qui était traditionnellement reconnu aux lieux de sépulture, la société des chrétiens se trouvait privée de toute apparence légale. L’area était un espace privé, champ ou jardin, clôturé et aménagé pour recevoir des sépultures221. Un chrétien fortuné pouvait mettre sa propriété à la disposition de la communauté locale qui disposait ainsi d’un terrain pour ensevelir ses membres. La loi romaine stipulait que, à partir du moment où l’ensevelissement dépendait de la volonté du propriétaire, le lieu choisi pour enterrer un mort devenait « lieu religieux » (locus religiosus)222. L’existence des enclos funéraires chrétiens se trouvait donc garantie par la loi romaine. Dans la mesure où le retrait du cadavre retirait au lieu son caractère religieux223, la dispersion des corps avait pour effet d’annuler cette reconnaissance légale. Enhardie par la haine dont les chrétiens étaient l’objet, la foule n’hésita pas à braver la loi en détruisant les tombes disposées dans les areae ou bien en réclamant haut et fort la disparition de celles-ci au gouverneur. Ce type d’action avait une portée légale et religieuse –loi et religion étant indissociables dans la cité– puisque la destruction des tombeaux avait pour effet, selon les conceptions de l’époque, de priver l’âme de son lien d’attache avec la communauté des vivants. La rupture de ce lien était tant redoutée que des malédictions à l’encontre des profanateurs étaient gravées sur les stèles funéraires224 et la législation romaine, en accord avec l’esprit des anciennes traditions, menaçait des pires châtiments les profanateurs de tombes225. Mais le sentiment antichrétien était assez vif et assez général à Carthage au tournant des IIe et IIIe siècles pour que l’on se soit mis en contravention avec la loi sans vraiment courir le risque d’être poursuivi. Les lieux de sépulture des chrétiens pouvaient de toute évidence être reconnus par leurs ennemis. Cela explique pourquoi le premier édit de Valérien assortit la prohibition des réunions chrétiennes d’une interdiction d’accéder aux cimetières226. Certains de ces lieux furent confisqués par les 221

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Sur le sens d’enclos funéraire qu’il convient de donner au mot area, voir E. Rebillard, Religion et sépulture. L’Eglise, les vivants et les morts dans l’Antiquité tardive, Paris, 2003, p. 18-20. Gaïus, Inst. II, 4 ; Dig. I, 8, 6 ; XI, 7, 2. 41. Ibid. XI, 7, 45. Voir le matériel épigraphique rassemblé par A. Parrot, Malédictions, p. 141-164. Un édit de Marc Aurèle et Lucius Vérus ordonne que « le corps qui a reçu la juste sépulture, c’est-à-dire mis en terre, ne soit jamais inquiété » (Dig. XI, 7, 39). Le crime était assez grave pour que tout citoyen puisse intenter une action judiciaire, même s’il n’avait aucun intérêt personnel lié à la sépulture violée (ibid. XLVII, 12, 3. 6). Les violateurs de sépulture étaient passibles de déportation dans une île (pour les honestiores) ou de mort (pour les humiliores) (ibid. XLVII, 12, 3. 11). La mort était de toute façon infligée pour effraction avec arme ; l’effraction sans arme était passible de la mine. Eusèbe, HE VII, 11, 10 ; Ac. Cyprien 1, 7.

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autorités romaines227. Peut-être était-il question d’empêcher l’accès des fidèles aux lieux cultuels que constituaient les tombes des martyrs228. Il était aussi possible d’aménager l’espace des areae, entouré de murailles et parsemé d’une abondante végétation, en lieu de culte, ce qui permettait éventuellement aux fidèles de se réunir à l’abri des regards étrangers229. Les cimetières souterrains offraient évidemment des possibilités semblables. C’est dans un cimetière de ce genre (certainement celui de Calixte, où il fut inhumé) que Sixte II, alors qu’il enseignait les fidèles, fut saisi et exécuté par les soldats avec quatre diacres (le 6 août 258)230. Gallien rendit la jouissance des lieux de sépulture à l’Eglise, mais ils furent de nouveau visés pendant la Grande Persécution. Le premier édit de Dioclétien interdisait formellement aux chrétiens de se réunir, d’où l’ordre de détruire tous leurs lieux de culte231. Les espaces funéraires redevinrent alors des lieux de rassemblements clandestins. Ainsi, les chrétiens de Cirta, privés de leurs lieux de réunion, se rassemblaient dans l’un des édifices funéraires d’un lieu sépulcral appelé area martyrum232. L’autorité impériale procéda à la saisie de nombreuses propriétés ecclésiastiques233, parmi lesquelles des terrains funéraires, comme le cimetière de Cyriaque, à Rome234. Le rétablissement du droit de réunion prévu par l’édit de Galère235 permit aux chrétiens de récupérer ces terrains. Mais les chrétiens d’Orient n’eurent pas tellement le temps d’en profiter. A peu près six mois après la promulgation de l’édit de Galère (soit à la fin de l’année 311), Maximin Daïa, désireux de reprendre les poursuites contre les chrétiens, commença par interdire leurs réunions dans les cimetières236. Le tétrarque, pour ne pas sembler revenir sur la liberté récemment accordée aux chrétiens, invoqua pour cela un prétexte qui ne nous est malheureusement pas connu. En tout cas, les lieux de culte ayant été en grande partie détruits lors des précédentes menées persécutrices, cette mesure avait pour objectif principal d’empêcher les chrétiens de se réunir. Des terrains funéraires purent ainsi être saisis au 227 228

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Eusèbe, HE VII, 13. Si les mots êïéìçôÞñéïí (et coemeterium) sont équivalents à ìáñôýñéïí (et martyrium) ; voir E. Rebillard, Religion, p. 12-17. P. Monceaux, Histoire littéraire, T1, p. 13-14. Cyprien, Ep. 80, 1, 4 ; Pontius, Vita Cypr. 14 ; Damase, Epigr. 17 ; Liber Pontificalis 25 (éd. Duchesne, T1, p. 155). Les quatre diacres exécutés avec Sixte sont évoqués dans une autre inscription de Damase (Epigr. 16) dont le lieu d’origine était le cimetière de Calixte. C’est ce qu’il faut déduire du rapprochement de deux passages d’Eusèbe : HE VIII, 2, 1. 4 et IX, 10, 8. Gesta apud Zenophilum 16 (J.-L. Maier, Le dossier du donatisme, T1 : Des origines à la mort de Constance II (303-361), Berlin, 1987, p. 234). Voir Augustin, Brev. Coll. Donat. III, 18, 34 où il est question des procès-verbaux des saisies de biens ecclésiastiques faites à Rome en 303. Liber Pontificalis 34 (éd. Duchesne, T1, p. 182). Lactance, De mort pers. 34, 4 ; Eusèbe, HE VIII, 17, 9. Ibid. IX, 2.

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bénéfice du fisc impérial ou bien du trésor des cités237. Après sa victoire contre Maximin, Licinius, certainement en accord avec les dispositions de Milan, ordonna le retour des lieux de réunion à la propriété ecclésiastique238. Le règlement donnait sans doute le droit aux chrétiens de récupérer les terrains funéraires. Toutes ces mesures prises contre les lieux de sépulture montrent combien leur existence et leur fonction étaient attachées à l’identité chrétienne239.

4.3 La division des familles 4.3.1 Familia, domus et ordre social La haine du monde ne s’exprima pas seulement d’une façon générale, sous la forme d’un rejet théorique de la civilisation dans son ensemble. La famille fut un domaine où l’antagonisme entre la foi et le monde s’exprima concrètement, quelquefois avec violence. Le dénigrement des liens familiaux causait une impression d’autant plus négative qu’il manifestait des sentiments ambigus à l’égard de ce qui constituait l’univers protecteur dans lequel l’individu se constituait. La tradition primitive du christianisme enseignait sans détour que la loyauté au Christ pouvait être le motif de terribles affrontements au sein de la famille. Dans l’Evangile de Matthieu, l’instruction est contenue dans une section destinée à préparer les disciples aux persécutions provoquées par le témoignage de la foi : Le frère livrera son frère à la mort, et le père son enfant ; les enfants se dresseront contre leurs parents et les feront condamner à mort … N’allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais bien le glaive. Oui, je suis venu séparer l’homme de son père, la fille de sa mère, la belle-fille de sa belle-mère : on aura pour ennemis les gens de sa maison. Qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi ; qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi.240

Alors que la société antique développait de puissants liens de solidarité au sein de la cellule familiale, considérée comme base de l’existence sociale, la doctrine chrétienne reléguait les relations familiales à un rang moindre que l’attachement au Christ. Le libre choix impliqué dans la conversion au 237 238 239

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Ibid. IX, 10, 11. Lactance, De mort. pers. 48, 7-9. Sur le rôle du devoir de sépulture dans l’affirmation de l’identité chrétienne, voir E. Rebillard, Religion, p. 108-118. Mt 10, 21. 34-36 (// Mc 13, 12 ; Lc 12, 49-53 ; 14, 26).

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christianisme devait inévitablement amener les fidèles à se heurter aux conceptions patriarcales qui régissaient la vie familiale dans les mondes juif et gréco-romain. Dans le monde romain, la notion de familia était intimement liée à l’exercice, par l’ascendant direct de sexe masculin le plus âgé, de la patria potestas, autorité paternelle qui s’imposait à la femme (sous le régime cum manu, en voie de disparition dès la fin de la République au bénéfice du mariage sine manu où l’épouse reste sous la puissance de son père), aux fils, naturels ou adoptifs, aux petits-fils mais aussi à la parenté agnatique par les mâles, c’est-à-dire les frères et leurs descendances (neveux et nièces) ; elle englobait également la population servile attachée au service de la maison (domus)241. Sans doute cette patria potestas n’impliquait-elle pas au temps de l’Empire les pouvoirs exorbitants que les modèles archaïques lui concédaient, même si, dans leur principe, ces pouvoirs semblaient maintenus242. Toujours est-il que, de la même façon que le pater se devait à ses fils, les membres de la familia étaient tenus de se soumettre à son autorité selon les règles imposées par la pietas243. La toute puissance originellement attachée à la patria potestas, incluant le droit de vie ou de mort sur ses enfants ou le droit de les vendre comme esclaves, s’est atténuée en fonction de l’évolution des mœurs244. Mais malgré les possibilités d’émancipation accordées par le droit romain aux enfants et à la femme, la famille romaine apparaît toujours à l’époque impériale comme une organisation patriarcale. La patria potestas était considérée comme un droit « propre aux citoyens »245. Elle était donc une marque distinctive de l’identité romaine246. A ce titre, elle constituait la référence morale et légale chargée d’ordonner les rapports familiaux. Cette 241

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R. P. Saller, « Familia, domus, and the Roman conception of the family », Phoenix 38 (1984), p. 336-355 ; « Patria potestas and the stereotype of the Roman family », Continuity and Change 1 (1986), p. 7-22. Sur le modèle familial du temps de l’Empire, voir R. P. Saller & B. D. Shaw, « Tombstones and Roman Family Relations in the Principate », JRS 74 (1984), p. 124-156. E. Cuq, Manuel, p. 134-154. R. P. Saller, « Pietas, obligation and authority in the Roman family » dans Alte Geschichte und Wissenschaftsgeschichte. Festschrift für Karl Christ zum 65. Geburtstag, Darmstadt, 1988, p. 393-410. Sénèque, De clem. I, 15, 1 (13, 1) raconte que le chevalier Trichon faillit être lynché après avoir exécuté son fils. Il fut stipulé sous Trajan que le fils maltraité par son père devait être émancipé (Dig. XXXVII, 12, 5). Hadrien fit punir un père qui tua son fils coupable d’adultère au cours d’une partie de chasse, ce qui revenait à dénier l’idée de justice paternelle (ibid. XLVIII, 9, 5) ; sur cette question, voir W. V. Harris, « The Father’ Power of Life and Death » dans Studies in Roman Law in Memory of A. Arthur Schiller. Ed. W. V. Harris & R. Bagnall, Leyde, 1986, p. 81-95. Gaïus, Inst. I, 55. En cas de don de la citoyenneté à un pérégrin, la patria potestas devait être confirmée par l’empereur (ibid. I, 93-94). Il existait dans la mentalité et le droit grecs une dîïõóßá équivalente à la patria potestas ; voir E. Sachers, « Potestas patria », RE XXII. 1 (1953), col. 1046-1175 (passim).

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notion d’autorité était nécessaire au maintien de la cohésion familiale, toujours très importante pour la transmission patrimoniale et la promotion politique, et à la gestion de la main d’œuvre servile, qui restait la cheville ouvrière de l’activité domestique et économique. Le pater agissait en tant que dominus pour garantir l’unité morale et patrimoniale de la famille et, pour cela, il se situait naturellement en haut de l’édifice familial, au-dessus de l’épouse, des enfants et des esclaves. Il n’était donc pas de bon ton que l’un des membres de la domus vienne à contester les règles édictées par le chef de famille. Cette contestation était d’autant plus grave qu’elle avait des implications qui dépassaient le cadre de la domus. Dans l’esprit des Anciens, la famille constituait la base sur laquelle s’édifiait la communauté civique. Cicéron explique que « la société réside d’abord dans le couple conjugal lui-même, puis dans les enfants ; ensuite c’est une seule maison et toutes choses communes. C’est cela le principe de la cité et comme la pépinière de la république ». En effet, de cette domus initiale sortent les frères et les cousins qui forment à leur tour des domus indépendantes et s’unissent à d’autres, cette propagation des liens familiaux édifiant finalement les républiques. « Or, conclut l’orateur, la communauté du sang unit les hommes par des liens de bienveillance et d’affliction : c’est une grande chose de posséder les mêmes monuments ancestraux, de célébrer les mêmes cultes, d’avoir des sépultures communes »247. C’est grâce aux familles que le corps civique se développe, se perpétue et s’inscrit dans une mémoire collective soudée par le culte. La mise en péril de la domus était donc une menace pour la cité elle-même. C’est la raison pour laquelle les citoyens étaient invités à consulter les prêtres de l’Etat en cas de doute sur la légitimité d’un culte adopté dans le privé, ceci afin que dans la cité tout s’accomplisse toujours « en ordre et dans le rite »248. C’était un devoir pour le chef de famille de faire respecter l’unité civique en imposant à sa maisonnée un culte correspondant aux croyances et aux règles de vie communes. Tout manquement à cette discipline risquait, en introduisant des ferments de désordre dans la cité, de porter atteinte à la crédibilité et l’honorabilité du citoyen car, comme l’enseignait Plutarque, « il faut avoir créé l’harmonie dans sa maison quand on veut établir l’harmonie dans la cité, dans l’assemblée du peuple, entre des amis »249. Tous les membres de la maisonnée étaient donc tenus de se soumettre au culte domestique. L’usage de sceller une promesse en jurant par les rites familiaux révèle l’importance que l’on continuait d’accorder aux sacra privés250. L’introduction d’un culte étranger dans la maisonnée était un acte clandestin qui remettait directement en cause

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Cicéron, De off. I, 17, 54-55. Id., De leg. II, 8, 20. Plutarque, Préceptes de mariage 43. Martial, Epigr. IX, 48, 2.

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l’autorité du chef de famille auquel il revenait de faire respecter l’ordre religieux. Plutarque est très clair sur ce sujet : Il ne faut pas que la femme se fasse des amis personnels, mais qu’elle partage avec lui ceux de son mari. Or les dieux sont les premiers des amis et les plus grands. Aussi convient-il que les dieux admis par le mari soient aussi les seuls que l’épouse honore et connaisse, et qu’elle tienne la porte de son logis fermée aux croyances superflues et aux superstitions étrangères (ðåñéÝñãïéò äÝ èñçóêåßáéò êár îÝíáéò äåéóéäáéìïíßáéò). Car aucun dieu ne se plaît aux cérémonies pratiquées par une femme à la dérobée et en cachette.251

Le problème se posait avec moins d’acuité si c’était le chef de famille qui se convertissait au christianisme. L’exemple venant d’en haut, la solidarité familiale jouait plutôt dans ce cas en faveur de la foi. Nous connaissons les exemples du centurion Corneille252, de la marchande Lydie (sûrement veuve et, à ce titre, maîtresse de son ïqêïò)253, du geôlier de Philippes254, de Stéphanas à Corinthe255, d’Onésiphore (à Ephèse ?)256 qui ouvrirent tous leur maison à l’Evangile. Une telle réception permettait d’organiser les réunions cultuelles dans les demeures des chefs de famille convertis. Toutefois, leur position ne les mettait pas à l’abri de tout danger, comme le montre l’attitude des serviteurs des chrétiens de Lyon qui, pour éviter les supplices, accusèrent leurs maîtres de se livrer à de secrètes débauches257. Tertullien fait effectivement entendre que les chrétiens avaient à redouter la dénonciation de leurs esclaves païens258. La situation était beaucoup plus périlleuse pour un membre de la domus qui se convertissait contre l’avis du chef de famille. Tertullien exprime bien, en se fondant sur quelques exemples vécus, la perturbation qu’entraînait une conversion dans la maison : Une femme devenue chaste est répudiée par le mari qui n’a plus besoin d’être jaloux ; un fils devenu docile est déshérité par le père qui supportait auparavant ses désordres ; un esclave devenu fidèle est chassé loin des yeux du maître qui le traitait naguère avec douceur : dès qu’on s’amende en prenant le nom de chrétien, on devient odieux.259

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Plutarque, Préceptes de mariage 19. Ac 10, 2. 7. 24. 27.44-48 ; 11, 14. Ibid. 16, 15. Ibid. 16, 32. 1 Co 1, 16 ; 16, 15. 2 Tm 4, 19. Eusèbe, HE V, 1, 14. Tertullien, Apol. 7, 3 ; voir Justin, 2Apol. 12, 4 ; Athénagore, Legatio 35, 3. Tertullien, Apol. 3, 4. Ce passage est la synthèse d’Ad nat. I, 4, 12-13.

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Le trouble occasionné dans la famille tenait au fait que le membre de la domus qui adhérait à la foi chrétienne le faisait indépendamment de la volonté du pater familias. La réception de la foi était le fait d’une conscience qui, en faisant ce libre choix, ne prenait plus en considération les impératifs sociaux et religieux liés à l’exercice de la puissance paternelle. La pratique religieuse, fondée sur une relation personnelle avec Dieu, s’affranchissait désormais de la médiation du chef de famille et ceci au risque du conflit, comme le suggère Clément d’Alexandrie lorsqu’il écrit que « souvent même des enfants, des serviteurs, des femmes, contre la volonté d’un père, d’un maître ou d’un mari, sont parvenus à une très haute perfection »260. Arnobe considère comme une preuve de l’excellence de la doctrine chrétienne que « des esclaves aiment mieux être torturés par leurs maîtres plutôt que de se soumettre à leurs ordres, des femmes briser leur mariage, des enfants être déshérités par leurs parents plutôt que de rompre avec la foi chrétienne et d’abandonner les engagements de l’armée du salut »261. Le fameux récit de Justin contant l’histoire de cette noble romaine qui décida de divorcer à cause du comportement scandaleux de son mari illustre tout à fait le genre d’affrontement familial auquel pouvait donner lieu une conversion au christianisme. Cette femme adhéra en effet à la foi chrétienne, renonçant à son ancienne vie qui consistait à prendre plaisir « à s’enivrer et à s’abandonner sans retenue à toutes sortes d’excès en compagnie de ses serviteurs et des mercenaires » ; elle témoigna de sa foi auprès de son mari, espérant que celui-ci abandonnât également les débauches auxquelles il se livrait. Mais il ne fut pas sensible au message évangélique et continua de mener la même vie, au grand désespoir de sa femme qui, ne supportant plus sa licence, songea à le quitter. D’abord encouragée par son entourage chrétien à patienter, elle finit par adresser un acte de répudiation à son époux, conformément à ce que lui permettait la loi romaine, après avoir appris qu’il se conduisait d’une façon encore plus honteuse à Alexandrie où il s’était déplacé. La réaction du mari fut violente. Il dénonça sa femme comme chrétienne et usa de ses relations pour faire arrêter celui qui l’avait enseigné dans la foi, un certain Ptolémée. En agissant de la sorte, le mari ne fit rien d’autre que d’user de ses prérogatives de pater familias. Justin précise bien qu’il fit mettre sa femme en accusation parce qu’« elle l’avait quitté sans son consentement »262. Les poursuites engagées contre Ptolémée visent à réprimer la cause de la pénétration d’un culte étranger dans la domus. En faisant cela, le mari s’accordait avec les directives de l’Etat qui considérait que le christianisme ne pouvait pas s’inscrire dans le cadre légal de la religio. Ce Romain de haut rang (il a des esclaves et des mercenaires, ses obligations l’amènent à se déplacer

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Clément, Strom. IV, 68, 2. Arnobe, Adv. nat. II, 5. Justin, 2Apol. 2, 7.

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jusqu’à Alexandrie, il a des relations dans l’armée) a pris toutes les dispositions pour réaffirmer publiquement son autorité (la femme a présenté l’affaire devant l’empereur et Ptolémée a été jugé par le préfet de la Ville) et ainsi éviter d’être déshonoré par le désordre que la conversion de son épouse avait introduit dans sa maison. Lorsque le pater familias offensé faisait partie de l’élite dirigeante, ce genre d’attitude vengeresse pouvait avoir de graves répercussions. C’est ce que montre le comportement de cet autre noble romain, Claudius Lucius Herminianus, gouverneur de Cappadoce, qui, nous dit Tertullien, « s’étant indigné que sa femme soit passée dans cette secte, traita les chrétiens cruellement »263. Le légat mettait ici en pratique l’idéal d’adéquation entre l’ordre dans la maison du citoyen et sa prétention à gouverner. Il arrivait que des maris fassent preuve de tolérance et laissent leur épouse vivre leur foi sans rien entreprendre contre elle. Mais ces chefs de famille prenaient un gros risque car leur responsabilité paternelle et leur réputation pouvaient être mises en cause si l’on venait à découvrir l’indulgence dont il se rendaient coupables, non seulement à l’égard de leur maisonnée, mais aussi du reste de la société. Cette situation ambiguë donnait lieu à de sombres chantages qu’évoque Tertullien en parlant du danger des mariages mixtes : Certains maris se montrent tolérants, mais c’est pour fouler aux pieds, pour tourner en dérision les imprudentes de cette sorte, dont ils tiennent les « secrets » en réserve en vue d’un risque imaginaire, au cas où, peut-être, ils subiraient quelque dommage du fait de leur tolérance ; ils s’approprient leur dot pour prix de leur silence, en leur reprochant leur qualité de chrétiennes, bien entendu avec l’intention d’engager un procès devant un magistrat qui examinerait l’affaire.264

Il est sûr que le chef de famille était soumis à de fortes pressions sociales. Chacun savait que de ses choix et de ses attitudes dépendaient l’harmonie civique. Sa responsabilité se trouvait particulièrement accrue dans les périodes de crise, lorsqu’il était nécessaire d’affirmer la cohésion communautaire. C’est naturellement de lui que l’on attendait les gestes qui devaient exprimer la volonté d’unité. Plusieurs des libelli retrouvés en Egypte attestent que, pendant la persécution de Dèce, des citoyens, pourtant nominalement conviés à sacrifier265, se sont présentés avec leur famille266. Cyprien écrit dans l’une de ses lettres que parmi les chrétiens qui apostasièrent, certains se présentèrent 263 264 265 266

Tertullien, Ad Scap. 3, 4. Id., Ad uxor. II, 5, 4. Eusèbe, HE VI, 41, 11. Libellus n° 2 (Aurelius Syrus se présente avec son frère et leurs épouses) ; n° 4 (Aurelius L[…] se présente avec son fils et sa fille) ; n° 7 (Aurelia Ammonarion se présente avec ses trois fils).

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seuls tandis que d’autres firent le déplacement avec femme, enfants et toute la maison (uxorem et liberos et domum totam)267. L’évêque africain Caldonius nous fait connaître le cas de la matrone Bona qui fut menée de force par son mari devant la commission et à qui l’on tint la main pour sacrifier. Sa détermination lui donna la force de contester la puissance de son époux et ses protestations furent assez vives pour que l’on ordonnât son exil268. Quelques uns (chrétiens ou non) utilisèrent même leur autorité pour pousser les hommes libres dans leur dépendance (salariés, affranchis, locataires et fermiers) à sacrifier269. Maximin Daïa adopta un procédé identique à celui de Dèce. Il lui sembla que le meilleur moyen d’éradiquer la contestation chrétienne était de conduire tous ses sujets à manifester leur allégeance aux dieux de l’Empire. En 306, il ordonna aux magistrats des cités d’Orient d’organiser des sacrifices auxquels toute la population devait se soumettre. Des crieurs publics parcoururent alors les rues pour annoncer que « hommes, femmes et enfants » devaient se rendre dans les temples pour accomplir leur devoir religieux. Chiliarques et centurions dressèrent la liste des citoyens qui furent ensuite nominativement appelés à sacrifier270. Quelques années plus tard, (en 309310), le tétrarque réitéra ses ordres, si bien que l’administration impériale pressa à nouveau tous les magistrats locaux de faire respecter l’édit. Ceux-ci prirent les dispositions nécessaires pour « faire sacrifier et offrir des libations par tous sans exception, hommes, femmes, serviteurs et même enfants à la mamelle »271. Sous Dèce comme sous Maximin Daïa, les autorités locales s’efforcèrent de faire jouer les structures familiales traditionnelles, fondées sur la solidarité naturelle entre le chef de famille et sa maison, pour créer la symbiose entre la population et l’Etat nécessaire au maintien de l’ordre public. Celse dénonça très vivement le travail de sape que les chrétiens opéraient dans les maisons. Il n’acceptait pas que la prédication clandestine de leur doctrine ait pour résultat d’émanciper les enfants de la tutelle paternelle : …sans égard au père et aux précepteurs, c’est eux seuls qu’il faut croire ; les autres ne sont que des radoteurs stupides, ignorant le vrai bien, incapables de l’accomplir, préoccupés de viles balivernes ; eux seuls savent comment il faut vivre, que les enfants les croient, ils seront heureux et le bonheur éclairera la maison ! Tout en parlant, voient-ils arriver un des précepteurs de cette jeunesse, des hommes de jugement, ou le père lui-même, les timides s’enfuient en tremblant, les effrontés excitent les enfants à la révolte : ils leur chuchotent qu’en présence du père et des 267

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Cyprien, Ep. 55, 13, 2. L’évêque de Carthage écrit ailleurs (De laps. 9) que de jeunes enfants (infantes) furent conduits devant la commission sous l’autorité de leurs parents. Id., Ep. 24, 1, 1. Id., Ep. 55, 13, 2 ; le libellus n° 23 atteste du sacrifice d’Aurelius Euprodokios, de la maison d’Aurelius Apianus (ïkêôïõ Ášñç[ëßïõ] EÁðéáíïõ) ; Eusèbe, HE VI, 42, 1. Id., Mart. Pal. 4, 8 (recension longue). Ibid. 9, 2.

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précepteurs, ils ne voudront ni ne pourront rien expliquer de bon aux enfants, tant leur répugne la sottise et la grossièreté de ces gens tout à fait corrompus et enfoncés dans la voie du vice et qui les feraient châtier.272

Les propos de Celse trouvent un puissant écho dans l’accusation que le noble Fortunatianus formula en 304 contre le sénateur Dativus, jugé pour sa participation à une réunion illicite : « Voilà celui qui pendant l’absence de mon père, alors que nous faisions nos études ici, a séduit notre sœur Victoria et l’a conduite de cette splendide cité de Carthage dans la colonie d’Abitène, avec Secunda et Restituta ; il n’est entré dans notre maison que pour égarer l’esprit de quelques jeunes filles »273. Victoria contesta les faits en disant qu’elle avait agi de « [sa] propre initiative et en toute liberté », mais ce recours au libre arbitre n’empêcha pas Dativus d’être accusé d’avoir soustrait ces jeunes filles à l’influence de leur père et d’avoir ainsi porté atteinte à l’intégrité morale de la domus. C’est là l’illustration parfaite des reproches adressés par Celse aux chrétiens. L’exposé que le Discours véritable fait de la critique radicale des standards de l’enseignement traditionnel et de la rébellion à laquelle sont poussés les enfants par les chrétiens est l’expression polémique de la distance que la descendance du maître de l’ïqêïò était quelquefois obligée de prendre à cause des nouveaux repères spirituels et moraux qu’elle avait adopté. Le renversement des valeurs opéré par la foi chrétienne perturbait le schéma familial et les plans d’insertion sociale que son organisation prévoyait. Nous avons une expression concrète de ce type de détachement avec l’exemple d’Apphianos dont le parcours nous est connu grâce à Eusèbe de Césarée, qui l’avait personnellement connu. Ce jeune homme était issu de l’une des premières familles en richesse et en dignité de la ville de Gagae, en Lycie. Ses parents l’envoyèrent étudier à Béryte, comme il convenait à un fils de bonne famille. C’est pendant son séjour dans cette cité universitaire qu’en plus d’une éducation soignée, il reçut la foi chrétienne. Après avoir terminé sa formation, Apphianos retourna auprès des siens. La position de sa famille et l’influence de son père lui ouvrait toutes grandes les portes d’une brillante carrière, mais, nous dit Eusèbe, « il ne fut pas capable de supporter la vie commune avec son père et avec ceux qui appartenaient à sa parenté, parce qu’il ne leur paraissait pas bon vivre selon les lois de la religion du Christ ». Ne partageant pas les mœurs de son ïqêïò, il quitta sa famille en cachette et vint s’installer à Césarée

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Origène, CC III, 55 ; voir les propos similaires employés par Aélius Aristide, Oratio III, 672 pour critiquer la propagande cynique, plus ou moins assimilée à celle des « impies de Palestine » : « Ils sont incapables de coopérer utilement en quoi que ce soit à l’œuvre commune, mais pour saper les foyers, pour mettre le trouble dans les familles, pour réclamer la direction de toutes choses, ce sont les plus habiles des hommes » ; voir les rapprochements entre Celse et Aristide, supra p. 134. Ac. Saturninus, Dativus et comp. 9.

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aux côtés du presbytre Pamphile, où il se perfectionna dans les Saintes Ecritures274. Dans l’histoire d’Apphianos, le choix individuel l’emporte sur la détermination collective à laquelle il était soumis de par la position sociale de sa famille et le lien de la foi se substitue à celui de la maison. Et c’est cette faculté d’autodétermination, exercée par l’épouse, le fils, la fille et même l’esclave, qui fait voler en éclats les relations solidaires de la famille. Le martyre de Perpétue est certainement l’illustration la plus éloquente de ce refus de se soumettre à la puissance paternelle en raison de la foi. Selon la Passion, Perpétue était de noble naissance. Elle avait reçu une éducation libérale et avait fait un beau mariage qui lui avait donné rang de matrone275. Elle appartenait donc à la riche bourgeoisie africaine de Thuburbo Minus, sa cité d’origine, et son père faisait assurément partie des notables de la ville276. Perpétue, dans la partie de la Passion qu’elle a rédigée, dresse un portrait émouvant de son père qu’elle nous présente comme affligé par l’arrestation et la condamnation de son enfant. Il ne cesse d’intervenir auprès de sa fille pour tenter de la raisonner, d’abord pendant la garde à domicile de Perpétue, ensuite dans la prison et enfin pendant l’interrogatoire. Mais ces différentes interventions, où se manifestent son dépit et son chagrin, sont aussi l’occasion d’user de sa puissance paternelle. Ainsi n’hésite-t-il pas, devant l’échec de ses arguments, à en venir aux mains277 ou bien à refuser de confier son enfant à Perpétue pour qu’il puisse recevoir le sein278. Cette sévérité devait d’autant plus lui paraître nécessaire qu’à la peine réelle qu’il ressentait de voir sa fille marcher vers la mort se superposait le souci du déshonneur qui frappait sa maison. L’arrestation de Perpétue et sa condamnation aux bêtes –aux côtés d’esclaves– pour la célébration de l’anniversaire de Géta rendaient publiques les faiblesses de son autorité paternelle et le ferment de désordre social que constituait sa famille. Le contenu des supplications qu’il adresse à Perpétue dans la prison montre qu’il considérait que la conversion au christianisme de sa fille bafouait sa patria potestas et allait contre les intérêts de la familia toute entière : Aie pitié, ma fille, de mes cheveux blancs ; aie pitié de ton père, si je mérite de recevoir de toi le nom de père … ne fais pas de moi un objet de honte devant les gens. Pense à tes frères, pense à ta mère et à ta tante, pense à ton fils qui après toi ne pourra pas vivre. Laisse là ton orgueil ; ne nous fais pas tous mourir de chagrin : aucun de nous ne pourra plus parler sans crainte, si tu subis quelque condamnation.279

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Eusèbe, Mart. Pal. 4, 3-6. Pass. Perpétue et Félicité 2, 1. J. Amat, Passion de Perpétue et de Félicité, Paris, 1996, p. 28-32. Pass. Perpétue et Félicité 2, 1-4. Ibid. 6, 7-8. Ibid. 5, 2-4.

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Et le pater familias avait toutes les raisons de craindre les effets de ce déshonneur car d’autres membres de la famille avaient adopté la foi chrétienne, comme le frère de Perpétue et sans doute sa mère280. Une telle diffusion, si elle était connue, devait inévitablement jeter le discrédit sur cette famille de haut rang. Comme le montre ce dernier exemple, c’était surtout à l’occasion du martyre que s’exprimait la prise de distance à l’égard de la famille. En cette circonstance, le chrétien était tout entier tourné vers le royaume des cieux et rien ne devait le troubler dans son épreuve. En endurant les souffrances pour la foi, il manifestait sa totale émancipation des contingences terrestres, y compris celles de la famille. C’est sans doute Hiérax, l’un des élèves de Justin, qui exprima le plus spontanément la priorité de la foi sur les sentiments qui liaient les chrétiens à leur entourage immédiat. Le préfet Rusticus, certainement frappé par la jeunesse de Hiérax, interrogea celui-ci à propos de ses parents ; Hiérax lui répondit, avant de signifier qu’il était orphelin : « Notre véritable père, c’est le Christ, et notre mère, c’est la foi en lui »281. Les martyrs étaient encouragés à ne pas se laisser détourner de leur vocation à cause de leurs affections naturelles. Tertullien écrit aux martyrs : « Vos parents, tout comme les autres embarras de l’esprit, ne vous ont accompagnés que jusqu’à la porte de la prison »282. Dans son Exhortation au martyre, Origène s’efforce de persuader les confesseurs de ne pas se laisser distraire ni entraîner « par l’amour de [leurs] enfants ou de celle qui en est la mère ou d’un de ceux qui [leurs] semblent les plus chers en cette vie »283. En plusieurs endroits de son traité, l’Alexandrin s’adresse plus particulièrement à son riche ami Ambroise, qu’il encourage à ne pas se laisser enchaîner par ses champs, ses maisons et ses enfants, allant jusqu’à lui montrer qu’il sera plus utile à sa famille par son départ que s’il demeurait ici-bas parce qu’en mourant, il lui laissait l’exemple salutaire d’un homme fidèle à sa foi284. Origène savait ce que coûtait le martyre d’un père de famille puisque, sous le règne de Septime Sévère, alors qu’il était encore jeune, son propre père fut emprisonné pour la foi et, déjà plein d’ardeur, il lui adressa une lettre dans laquelle il écrivait : « Garde-toi de changer d’avis à cause de nous »285. La situation du père de famille chrétien était très difficile, autant lorsqu’il assistait au martyre de l’un de ses enfants que lorsqu’il subissait la question devant les siens. Dans un cas comme dans

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Ibid. 3, 8 ; 20, 10. Perpétue exagère sans doute lorsqu’elle écrit que son père était le seul de la famille à ne pas se réjouir de sa passion (5, 6), mais ces propos révèlent que le christianisme était bien implanté dans la domus. Ac. Justin 4, 7. Tertullien, Ad mart. 2, 1. Origène, Exh. ad mart. 11. Ibid. 14-16. 37-38 ; voir aussi Ps.-Cyprien, De laud. mart. 17. Eusèbe, HE VI, 2, 6.

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l’autre, il fallait taire ses émotions. En 295, le vétéran Victor, converti au christianisme, ne vint pas à l’aide de son fils, également chrétien, qui refusa au nom de sa conscience d’être enrôlé dans l’armée impériale. Il se contenta de répondre au proconsul qui l’exhortait à bien conseiller son fils : « Il a son propre jugement et sait lui-même ce qu’il doit faire »286. En 304, le gouverneur de Pannonie fit venir la famille d’Irénée de Sirmium au tribunal ; l’évêque vit tous les gens de sa maison, parents, femmes, enfants, domestiques, –dont certains étaient acquis à la foi– le supplier d’avoir pitié de sa jeunesse, mais il garda le silence. Lors de la comparution suivante, le gouverneur tenta à nouveau de fléchir l’obstination d’Irénée en faisant valoir l’importance de la solidarité familiale : Probus dit : –As-tu une femme ? Irénée répondit : –Non, je n’en ai pas. Probus dit : –As-tu des enfants ? Irénée répondit : –Non, je n’en ai pas. Probus dit : –As-tu des parents ? Irénée répondit : –Non, je n’en ai pas. Probus dit : –Qui donc étaient ceux qui pleuraient lors de la dernière audience ? Irénée répondit : –Il y a un précepte de mon Seigneur Jésus Christ qui dit : « Celui qui aime son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères ou ses parents plus que moi n’est pas digne de moi ».287

Mais rien n’y fit et l’évêque fut exécuté. Les mêmes éléments se retrouvent dans les Actes de Philéas de Thmuis. Celui-ci faisait partie de la haute société locale puisqu’il remplit les charges imposées aux gens de son rang, accomplissant scrupuleusement les liturgies auxquelles il était astreint dans sa cité natale288. Le préfet d’Egypte reproche à l’évêque d’invoquer sa conscience lorsqu’il s’agit de sacrifier et de ne pas s’y soumettre quand il est question de sa femme et de ses enfants. Philéas en appelle au précédent de Socrate qui, ditil, sut préserver son âme puisque lorsqu’« on le conduisit à la mort, sa femme et ses enfants étant présents, il ne s’est pas rétracté mais affronta la mort avec empressement »289. Philéas dut subir la vision éplorée de son épouse et les assauts des membres non-convertis de sa famille auxquels s’adjoignirent les avocats, le personnel administratif du gouverneur et même le curateur de la cité : tous l’invitaient à ce qu’« il ait de l’égard pour sa femme et qu’il assume le soin de ses enfants »290. Philéas resta inébranlable, si bien que sur le chemin de son exécution, son frère, qui était l’un des advocati présents au procès, essaya une dernière fois de briser sa volonté en criant : « Philéas fait 286

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Ac. Maximilien 2, 3. Comparer avec l’impatience de la mère de Flavianus, dont l’exécution est différée, dans Ac. Montan et Lucius 16, 3-6. Mart. Irénée de Sirmium 3, 1-4 ; 4, 5-6. Comparer avec Eusèbe, HE VI, 41, 18 où Denys d’Alexandrie cite Denyse, martyrisée sous Dèce, « qui avait eu beaucoup d’enfants mais ne les avait pas aimés plus que le Seigneur ». Ibid. VIII, 9, 7 ; Ac. Philéas 5, 4 évoquent la grande richesse du martyr. Ibid. 3, 3 ; 4, 2. Ibid. 6, 1. 4 ; Eusèbe, HE VIII, 9, 8.

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appel ! »291. L’appel à la compassion envers la famille constituait une arme entre les mains des païens qui voyaient d’un mauvais œil un illustre personnage comme Philéas persévérer dans la foi chrétienne et ainsi donner un exemple déplorable à la population. Il est vrai, si l’on en croit le témoignage de l’auteur du De laude martyrii, que la constance des martyrs qui souffraient alors qu’ils avaient une famille pouvait amener les païens à se questionner sur la valeur de leurs convictions : Je m’en suis rendu compte, la vérité ne me trompe pas, tandis que des mains cruelles s’appliquaient à déchirer le corps (d’un chrétien) et que le bourreau labourait avec fureur ses membres sans cependant le vaincre, lorsque j’entendis les paroles de ceux qui étaient autour : « Il y a vraiment quelque chose de grand, se disait-il, je ne sais quoi, de ne pas être contraint par les tourments, de ne pas être anéanti par les angoisses du châtiment ». Il y en avait d’autres qui tenaient ces propos : « Et je pense qu’il a des enfants, car il a une femme dans son foyer et pourtant, il ne cède pas devant le lien de tendresse qui l’unit à eux et n’abandonne pas son dessein, détourné par la soumission à ses devoirs familiaux. Il y a là quelque chose à examiner, une vertu qu’il faut profondément explorer ; elle n’est pas inconsistante cette croyance pour laquelle un homme peut ainsi souffrir et mourir ».292

Face à l’hostilité générale, les liens de solidarité créés entre les chrétiens au sein de l’église prenaient le pas sur la solidarité familiale et civique. La famille spirituelle se substituait à la famille naturelle et l’église prenait plus d’importance que la cité parce que, au contact de ses frères et sœurs en Christ, le croyant renouvelait son être intérieur et partageait avec eux ses espérances, qui n’étaient pas limitées à ce monde. La relation intime qu’il avait établie avec Dieu le poussait à ne plus accorder la même valeur à ce qui auparavant l’attachait ici-bas. Papylos, martyrisé sous Marc Aurèle, fit une réponse éloquente au proconsul d’Asie qui le questionnait sur sa condition : –Es-tu sénateur ? Il [Papylos] répondit : –Je suis citoyen. Le proconsul dit : De quelle cité ? Papylos dit : –De Thyatire. Le proconsul dit : –As-tu des enfants ? Papylos dit : –Beaucoup par la grâce de Dieu. Quelqu’un dans la foule cria : –Il dit qu’il a des enfants en raison de la confiance que les chrétiens placent en lui. Le proconsul dit : –Pourquoi as-tu menti en disant que tu avais des enfants ? Papylos dit : –Veux-tu comprendre que je ne mens pas mais que je dis la vérité ? J’ai des enfants en Dieu dans toutes les provinces et les villes.293

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Ac. Philéas 8, 1. Ps.-Cyprien, De laud. mart. 15. Ac. Carpos, Papylos et Agathonicé 24-32.

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Le proconsul, en voulant obtenir des renseignements sur le statut social de l’accusé, s’inquiète de savoir si une éventuelle condamnation, qui entraînerait la saisie de ses biens, risquait de porter atteinte aux ressources de la cité dans laquelle il officiait. Mais Papylos transpose automatiquement les questions du proconsul sur un plan purement spirituel, ce qui lui permet de faire connaître ses véritables points d’attache, liés à son activité missionnaire, et d’afficher son désintérêt pour les affaires de ce monde. Ses activités politiques et sa famille (s’il en avait) étaient moins importantes que son engagement dans la foi. Bien d’autres fidèles eurent ainsi l’occasion de publier au grand jour la priorité absolue de leur attachement à Dieu. Les sources hagiographiques conservent la trace de mères d’enfants en bas âge, et même de femmes enceintes, qui préférèrent affronter la mort plutôt que de rester avec leurs petits294. Nous voyons d’autres chrétiens exprimer leur détachement des choses terrestres en niant avoir des parents, ce que leurs juges interprètent comme de la provocation295. Ou bien encore, en 304, la martyre Victoria, dont la famille appartenait à la noblesse de Carthage, refusa l’intercession de son frère Fortunatianus auprès du juge. Alors que celui-ci lui proposait de rentrer avec son frère, elle répondit : « Je refuse, car je suis chrétienne ; mes frères sont ceux qui gardent les commandements de Dieu »296. Irène, accusée la même année par le gouverneur de Macédoine d’avoir caché les Saintes Ecritures dans sa maison, affirma qu’elle regardait tous les siens comme des ennemis, de peur d’être dénoncée ; en signifiant qu’elle était la seule responsable de ce délit, elle cherchait à disculper son père, qui n’était au courant de rien mais sur lequel les soupçons du gouverneur se portèrent naturellement, comme responsable de la famille297.

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Ibid. 43-44 (Agathonicé confie son jeune fils à Dieu) ; Pass. Perpétue et Félicité 2, 2 ; 3, 6. 8-9 ; 5, 3 ; 6, 2-3. 7-8 ; 15, 2-7 (Perpétue mère d’un petit garçon) ; 18, 3 ; 20, 2 (Félicité accouche d’une petite fille en prison) ; Ac. Agapé, Irène, Chionia 3, 6-7 (Eutychia enceinte). Mart. Irénée de Sirmium 4, 5 ; Mart. Pierre Balsamos 1 : « Le gouverneur dit : –As-tu des parents ? Pierre dit : –Je n’en ai pas. Le gouverneur dit : –Tu mens. J’ai entendu dire que tu avais des parents. Pierre répondit : –L’Evangile m’ordonne de renoncer à tout lorsque j’aurai à confesser le nom du Christ » ; Pass. Athénogène 24 : « Le gouverneur dit : "De qui es-tu le fils ?" Lui [Sévérianos] répondit : "Je n’ai ni père ni mère." Le gouverneur dit : "Comment donc es-tu né ?" Lui répondit : "Je ne sais pas." » Ac. Saturninus, Dativus et comp. 23. Ac. Agapé, Irène et Chionia 5, 4. 6.

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4.3.2 L’émancipation chrétienne des femmes A vrai dire, ce programme de déstabilisation expérimenté par les familles grecques et romaines pendant les trois premiers siècles de notre ère était inscrit dans la doctrine chrétienne. « Il n’y a plus ni Juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave, ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme ; car tous, vous n’êtes qu’un en Jésus Christ » écrivit un jour Paul aux Galates298. Cette affirmation réduisait à néant les grandes coupures religieuses, ethniques et sociales qui divisaient radicalement les populations méditerranéennes. Pour l’apôtre, il n’y avait plus que des êtres qui adhéraient individuellement et volontairement à un enseignement d’ordre divin et qui se retrouvaient ensemble pour constituer une humanité régénérée. Les paroles de Paul sont d’abord imprégnées d’une profonde signification sotériologique, mais il n’empêche qu’une telle expression pouvait déclencher des comportements ambigus lorsqu’elle était intégrée dans l’expérience personnelle de ceux qui rejoignaient la communauté chrétienne. Les communautés pauliniennes durent faire face non seulement aux problèmes que posait la cohabitation des Juifs et des Grecs en leur sein, mais aussi à la relation inédite créée par l’importance nouvelle accordée à la vie spirituelle des femmes et des esclaves. Contrairement à ce qui se pratiquait dans les mondes juif et gréco-romain, l’Eglise a permis aux femmes de participer activement à la vie religieuse de la communauté. Aucune objection ne fut formulée en ce qui concerne leur baptême ou leur participation au rite central du repas du Seigneur ; elles acquirent très tôt la possibilité d’affirmer leurs compétences au sein d’organisations diaconales299, apportèrent un précieux soutien à l’œuvre missionnaire300 et purent librement prier et prophétiser dans les réunions301. L’égale responsabilité des hommes et des femmes face à Dieu exprimée par les chrétiens tranchait avec les conceptions et les pratiques religieuses qui avaient cours dans le bassin méditerranéen. A Rome comme en Grèce, l’activité religieuse des femmes était strictement codifiée. Le souci constant de l’ordre dans la cité leur imposait des rites rigoureusement définis par le droit sacré, si bien que la religion des femmes revêtait un caractère marginal qui correspondait à la situation qui leur était faite dans la société302. La femme était 298 299

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Ga 3, 28 ; voir Col 3, 11. Rm 16, 1 ; 1 Tm 3, 11 ; voir l’étude de A.-G. Martimort, Les diaconesses. Essai historique, Rome, 1982. Ac 18, 2. 26 ; Rm 16, 1. 3. 6-7. 12. 14-15 ; Ph 4, 2-3 ; Col 4, 15 ; Ignace, Ad Smyrn. 13, 2. Ac 21, 8 ; 1 Co 11, 5. 13 ; Eusèbe, HE V, 17, 2-4. Pour l’activité féminine dans l’Eglise, voir R. Gryson, Le ministère des femmes dans l’Eglise ancienne, Gembloux, 1970. Voir les riches contributions de L. B. Zaidman, « Les filles de Pandore. Femmes et rituels dans les cités grecques » et de J. Scheid, « D’indispensables étrangères. Les rôles religieux des femmes à Rome » dans Histoire des femmes en Occident, T1 : L’Antiquité, s. d. P. Schmitt Pantel. Ed. G. Duby & M. Perrot, Paris, 22002, p. 441-536.

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tenue, aux côtés de l’étranger et du condamné, de ne pas assister à certaines cérémonies publiques303. Bien que confinées à observer des rites qui leur étaient propres, les femmes trouvaient dans la religion des possibilités d’expression dont elles ne bénéficiaient habituellement pas puisqu’elles étaient privées de toute tribune politique et étaient souvent cantonnées dans les activités domestiques. Ce rôle social restreint explique aussi pourquoi elles avaient tendance à trouver une plus grande satisfaction personnelle dans les cultes à mystères, à commencer par celui de Dionysos dont la frénésie rituelle apparaît comme un véritable exutoire304. Ce genre de pratiques orgiastiques, souvent clandestines, faisait peser sur elles les plus lourdes suspicions et la participation des femmes aux Bacchanales fut l’un des éléments déterminants de la répression engagée par le Sénat en 186 av. J.-C305. Or, le christianisme a lui aussi quelquefois fourni le prétexte aux femmes d’une émancipation totale. La première épître aux Corinthiens montre que l’acquisition par la femme d’un nouveau statut dans la communauté chrétienne entraînait des attitudes qui posaient le problème du respect de l’autorité maritale. La controverse s’articulait autour du fait que des chrétiennes de Corinthe priaient et prophétisaient sans se voiler (1 Co 11, 3-16). La liberté qui leur était donnée de prophétiser les avait sans doute conduites à croire que l’autorité qu’elles exerçaient sur le reste de la communauté, y compris les hommes, ne rendait plus nécessaire le signe culturel de leur soumission. Paul réagit énergiquement contre ce comportement en affirmant qu’il outrageait le « chef » (êåöáëÞ) de la femme, c’est-à-dire son mari (v. 5)306. Le port du voile avait en effet une signification bien précise à laquelle Paul restait attaché. Il était le symbole de l’union conjugale, l’élément qui protégeait la femme mariée du regard des autres hommes307. Les Corinthiennes, en renonçant au voile, non seulement se déshonoraient elles-mêmes –puisque, écrit Paul (v. 6), elles se plaçaient sur le même plan qu’une femme tondue, signe distinctif des adultères–, mais en plus portaient atteinte à l’honneur de leurs époux qui, à cause de ce signe d’insoumission, ne paraissaient plus maintenir l’ordre dans leur maison. Paul réaffirme l’ordre créationnel (vv. 3 et 12) pour signifier que chrétiens et 303 304

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Festus, De verb. signif., s. Exesto (éd. Lindsay, p. 72). C. Kroeger, « The Apostle Paul and the Greco-Roman Cults of Women », JETS 30 (1987), p. 28. Tite-Live, Hist. rom. XXXIX, 8, 6-7 ; 10, 5 ; 12, 6 ; 13, 8-10. 12 ; 14, 7 ; 15, 9. 12 ; 17, 5-6 ; 18, 5-6 (où il est précisé qu’après leur condamnation publique, les femmes impliquées dans le scandale seraient livrées à ceux qui exercent sur elles la patria potestas, parents ou maris, pour que la peine soit appliquée en privé). Cicéron, De leg. II, 9, 21 et 15, 37 établit clairement ce rapport entre répression et participation des femmes aux Bacchanales. Sur le sens à donner à êåöáëÞ, voir S. Romerowski, « Le mot grec képhalè a-t-il le sens de source ou d’origine ? » ThEv 3 (2004), p. 135-154 ; « Compléments sur le mot grec képhalè », ThEv 3 (2004), p. 195-204. Valère Maxime, Fact. et dict. VI, 3, 10 ; Plutarque, Apopht. Lac., Kharillos 2 (Mor. 232C).

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chrétiennes devaient se conformer aux normes vestimentaires en vigueur (tête nue pour les hommes, tête voilée pour les femmes) et ne donner aucune impression de désordre dans l’assemblée. Plutarque confirme la norme évoquée par l’apôtre lorsqu’il écrit que chez les Romains, l’habitude veut que « les femmes aillent dans les lieux publics la tête cachée dans un voile, mais les hommes la tête découverte »308. Valère Maxime raconte l’histoire de G. Sulpicius Gallus qui avait répudié sa femme parce qu’elle était sortie la tête découverte ; en agissant ainsi, dit l’auteur, il avait manifesté « son autorité de mari »309. Avoir les cheveux libres au cours d’un culte laissait également supposer un comportement rituel proche de celui observé au cours des cultes orgiastiques. L’agitation frénétique de la chevelure était un élément caractéristique du culte dionysiaque310. De même, l’ordre donné par Paul aux hommes de ne pas laisser pousser leur chevelure et de ne pas prier ou prophétiser avec un couvre-chef invite à penser que l’apôtre voulait éviter que les usages des fidèles de Corinthe ne soient associés à ce genre de célébration où le travestissement des hommes en femme était fréquent311. Toute son argumentation vise à faire disparaître les comportements susceptibles de compromettre la bienséance du culte. Paul était manifestement très soucieux du regard que le monde extérieur posait sur la communauté des fidèles et cela paraissait d’autant plus nécessaire que beaucoup de Corinthiennes avaient des maris incroyants312. Il ne voulait pas que l’expérience spirituelle des chrétiennes discrédite le témoignage de l’Eglise. C’est pourquoi il en appelle à ce qui est « convenable » (ðñÝðïí, v. 13), c’est-à-dire respectueux des usages établis, pour imposer le voile aux Corinthiennes, tout comme il se réfère à la nature (öýóéò, v. 14) pour demander aux Corinthiens de garder les cheveux courts et ainsi adopter une coiffure masculine qui ne puisse pas porter la population non-chrétienne à assimiler le culte chrétien aux cultes mystériques313. Paul ne dénie pas à la femme la possibilité de s’exprimer dans l’assemblée, mais il fait entendre qu’elle doit le faire en ornant sa tête du voile, signe de l’autorité maritale à laquelle la convenance invite à se soumettre314. 308 309 310

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Id., Quaest. rom. 14. Valère Maxime, Fact. et dict. VI, 3, 10. Euripide, Bacch. 150. 831. 928-934. Voir J. Roux, Euripide, Les Bacchantes, T2, Paris, 1972, p. 499-501 et 533. Voir aussi Tite-Live, Hist. rom. XXXIX, 13, 12 ; Ovide, Met. VI, 4 ; Ars amat. I, 539 ; III, 153-158 ; Héliodore, Aeth. I, 2. Le travestissement dionysiaque prévoyait robe, longue chevelure et port de la mitre ; voir Euripide, Bacch. 821-836. 852-855. 924-938 et les commentaires de J. Roux, Euripide, T2, p. 496-498. 1 Co 7, 15-17. Le souci du regard extérieur est exprimé en liaison avec l’exercice de la glossolalie en 14, 23-24. Les travestissements du culte dionysiaque établissaient une véritable confusion entre les sexes, voir la remarque d’Aélius Aristide, Oratio XLI, 9. Selon M. D. Hooker, « Authority on Her Head : An Examination of I Cor. XI. 10 », NTS 10 (1963-64), p. 410-416 et A. Jaubert, « Le voile des femmes (I Cor. XI. 2-16) », NTS 18

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Ce sont les mêmes motivations qui poussent Paul à imposer le silence aux femmes dans les assemblées, les invitant à rester soumises et à interroger leurs maris une fois de retour à la maison (1 Co 14, 34-35). Si elles doivent se plier à cette règle, c’est parce que, dit l’apôtre, il est « inconvenant » (ákó÷ñ’í) qu’une femme parle dans une réunion publique. Ce silence était certainement relatif puisque la même lettre autorise les femmes à prier et prophétiser. Il pouvait être imposé pour ne pas troubler le bon déroulement du culte315 ou bien lors de l’examen des prophéties évoqué au v. 29316. En tout cas, il ne fallait pas heurter les usages qui imposaient aux femmes de ne pas trop parler en présence d’étrangers317. Leurs interventions spontanées ou leur participation aux discussions théologiques qui suivaient les prophéties pouvaient donner l’impression qu’elles s’élevaient au-dessus de la position qui leur était reconnue. Leur action pendant le culte devait observer la mesure qui rendait convenables les échanges entre hommes et femmes. La respectabilité de la communauté était acquise si la participation des femmes au culte contribuait à ce que tout s’y déroule « dignement et dans l’ordre » (v. 40). Une trop grande assurance dans les conversations qui suivaient les prophéties et les révélations pouvait être interprétée comme une prise d’autorité déplacée face aux hommes de l’assemblée. C’est encore le risque de contestation de l’autorité masculine qui sous-tend les instructions de 1 Tm 2, 11-12 où il est vraisemblablement question d’une autorité abusive318 que s’étaient arrogée des femmes dans le but d’apporter un enseignement normatif à la communauté ou peut-être plus simplement

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(1972), p. 428-430, l’autorité (dîïõóßá) évoquée en 1 Co 10, 11 est exercée par la femme. Mais, d’après le contexte, cette autorité est celle du chef de la femme, c’est-à-dire de son mari ; voir S. Romerowski, « L’exousia sur la tête en 1 Corinthiens 11.10 », ThEv 5 (2006), p. 147-166. C. K. Barrett, A Commentary on the First Epistle to the Corinthians, New York, 1968, p. 332 ; F. F. Bruce, 1 and 2 Corinthians, Londres, 1971, p. 135. M. E. Thrall, The First and Second Letters of Paul to the Corinthians, Cambridge, 1965, p. 102 ; J. B. Hurley, « Did Paul Require Veils or the Silence of Women ? A Consideration of 1 Cor. 11. 2-16 and 1 Cor. 14. 33b-36 », WTJ 35 (1972-73), p. 217-218 ; W. A Grudem, The Gift of Prophecy in 1 Corinthians, Lanham-Londres, 1982, p. 239-255. L’hypothèse d’une interpolation a également été avancée ; voir G. Fee, The First Epistle to the Corinthians, Grand Rapids, 1987, p. 699-708 ; R. W. Allison, « "Let Women be Silent in the Churches" (1 Cor. 14. 33b-36) : What did Paul Really Say, and what did it Mean ? », JSNT 32 (1988), p. 27-60. Plutarque, Préceptes de mariage 31. Sur le sens du verbe ášèåíôåù, voir L. Wilshire, « The TLG Computer and Further Reference to ÁÕÈÅÍÔÅÙ in 1 Timothy 2. 12 », NTS 34 (1988), p. 120-134 qui complète utilement les conclusions trop partielles de G. W. Knight III, « ÁÕÈÅÍÔÅÙ in Reference to Women in 1 Timothy 2. 12 », NTS 30 (1984), p. 143-157.

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d’enseigner autoritairement leurs maris319, dérogeant ainsi à la bonne tenue exigée dans la société gréco-romaine. Au IIIe siècle, la Didascalie impose encore aux femmes, lorsqu’elles sont interrogées sur la foi dans le cadre des réunions, de renvoyer leurs interlocuteurs païens aux responsables de la communauté car si l’enseignement n’est pas apporté dans les règles, « ils plaisanteront et se moqueront au lieu de louer la Parole de Dieu » ; c’est pour cette raison qu’« il n’est ni requis ni désirable que la femme enseigne »320. Ce souci d’assurer un témoignage correct par la bonne tenue des femmes dans les assemblées était motivé par de bonnes raisons car l’engagement des femmes était perceptible. Pline a soumis à la torture deux « ministrae », en lesquelles il faut reconnaître deux diaconesses321, et Lucien évoque, non sans quelque mépris, l’activité des femmes dans l’aide apportée aux chrétiens prisonniers322. Celse dénigre les axes de la mission chrétienne qui s’exerce principalement auprès des « esclaves, bonnes femmes et jeunes enfants » et critique vivement le fait que l’univers domestique, domaine féminin par excellence, soit le principal relais de cette propagande323. Sur ce point, le philosophe n’avait pas tort. Il est indéniable que les femmes ont joué un rôle de premier plan dans l’utilisation des liens amicaux et familiaux attachés au cadre de la maison antique pour diffuser la foi chrétienne324. Clément d’Alexandrie signale comme une évidence que « c’est par les femmes que l’enseignement du Seigneur a pénétré jusque dans le gynécée sans éveiller aucun scandale »325. L’Eglise était consciente que cette pénétration de l’Evangile était toujours susceptible de heurter les convenances parce qu’elle pouvait apparaître comme une violation de l’aire privée de l’ïqêïò ou de la domus. La Didascalie fait clairement entendre que l’une des facilités attachées aux fonctions des diaconesses était de pouvoir librement accéder « dans les maisons des païens où habitent des femmes fidèles », car , est-il précisé à l’évêque, « il y a des maisons où tu ne peux envoyer le diacre près des femmes, à cause des païens »326. C’est ce genre d’action prudente et respectueuse des conventions, motivée par le désir de communiquer le salut aux âmes, qui était perçu comme une opération clandestine destinée à jeter le trouble dans la maison. 319

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Sur cette interprétation domestique, voir G. P. Hugenberger, « Women in Church Office : Hermeneutics or Exegesis ? A Survey of Approaches to 1 Tim 2. 8-15 », JETS 35 (1992), p. 341-360. Did. Ap. 15, 5, 3-6, 1. Pline, Ep. X, 96, 8 ; voir M. Y. Mac Donald, Early Christian Women, p. 51-59. Lucien, De mort. Per. 12 ; voir supra p. 421. Origène, CC III, 44 ; les esclaves sont encore cité en III, 50, les femmes et les enfants en III, 55 ; voir M. Y. Mac Donald, Early Christian Women, p. 109-115. Ibid., p. 216-220. Clément, Strom. III, 53, 3. Did. Ap. 16, 12, 1. 4.

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L’exaltation de la virginité et l’aspiration au célibat étaient d’autres domaines où la pensée chrétienne ne s’accordait pas avec les structures mentales communes. Si quelques médecins ou philosophes pensaient que l’abstention totale de rapports sexuels présentaient des avantages pour le corps et l’esprit, la grande majorité de la population restait acquise aux comportements traditionnels qui invitaient l’homme et la femme à s’unir dans le but de perpétuer l’existence de la cité, d’assurer la transmission du patrimoine et d’entretenir fidèlement le culte des dieux. Auguste avait réaffirmé aux Romains de haute naissance que la procréation était un devoir d’état et ceux qui ne s’y soumettaient pas étaient accusés de laisser périr la cité327. Même si les dispositions législatives d’Auguste destinées à encourager le mariage et la procréation ne furent pas tellement respectées, il n’en reste pas moins que la principale vocation de la femme restait de porter les enfants qui deviendraient à leur tour les éléments constitutifs de la cité328. Ce n’était pas un hasard si la participation des femmes à la religion publique se concentrait sur les rites de fécondité, comme les Thesmophories chez les Grecs et les Matronalia à Rome329. Le christianisme fut très tôt traversé par un courant ascétique qui porta des hommes et des femmes à s’abstenir de rapports sexuels. Virginité, célibat et refus des secondes noces après veuvage ne cessèrent de s’affirmer comme des idéaux tout au long des trois premiers siècles de notre ère. Les croyants qui adhéraient à cette rigoureuse discipline étaient guidés par le souci de se rendre entièrement disponibles pour Dieu et pensaient ainsi revêtir par anticipation une condition semblable à celle que tous connaîtraient lors de la venue du Royaume. Mais ce témoignage de consécration devait être tout autrement appréhendé par les païens qui considéraient le lien conjugal comme une norme fondamentale de la vie sociale. Cette dimension sociologique doit effectivement entrer en ligne de compte pour comprendre pourquoi le refus du mariage (ou du remariage) était un moyen pour la femme d’échapper à sa condition. Elle avait de bonnes raisons de trouver un refuge dans l’abstinence sexuelle. D’abord parce que le mariage, et donc les rapports sexuels, étaient précoces. L’âge légal du mariage pour la femme était douze ans, mais il était fréquent qu’une jeune fille soit mariée avant cet âge, avec des hommes beaucoup plus mûrs330. Les unions avec des filles impubères n’étaient 327

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Voir le discours-programme d’Auguste dans Dion Cassius, Hist. rom. LVI, 2-10. Sur le rapport entre discipline sexuelle et ordre civique, voir P. Brown, Le renoncement à la chair. Virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif, Paris, 1995, p. 25-57. Voir les textes rassemblés par D. Gourevitch & M.-T. Raepsaet-Charlier, La femme dans la Rome antique, Paris, 2001, p. 88-90. Pour la Grèce, voir W. K. Lacey, The Family in Classical Greece, Londres, 1968, p. 110-112. L. B. Zaidman, « Les filles de Pandore », p. 457-461 ; J. Scheid, « D’indispensables étrangères », p. 506-516. A. Rousselle, « La politique des corps. Entre procréation et continence à Rome » dans Histoire des femmes en Occident, T1, p. 394-399.

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donc pas rares et le corps de ces jeunes mariées se trouvait soumis à des exigences d’ordre patrimonial ou politique sans qu’elles aient leur mot à dire. Ensuite parce que sa vocation première de pourvoyeuse d’enfants la soumettait inévitablement à l’insécurité de la grossesse et de l’accouchement qui faisait peser sur elle un danger mortel. L’observation de la continence dans les liens du mariage était un bon moyen d’éviter des grossesses répétées331. Les femmes pouvaient trouver dans le christianisme la justification morale et spirituelle d’une pratique qui devait être assez courante. L’exaltation de la virginité et de la continence, en la libérant des contraintes conjugales et maternelles, rendait la chrétienne maîtresse d’un corps qui normalement, que ce soit en tant que fille ou en tant qu’épouse, ne lui appartenait pas. A Corinthe, Paul dut faire face à un courant ascétique qui poussait les fidèles à s’abstenir totalement de rapports sexuels, quitte à divorcer de leur conjoint non-chrétien pour observer cette discipline. Il s’efforça de contrer ces tendances extrêmes en prescrivant aux chrétiens mariés de ne pas se séparer de leur conjoint païen et en encourageant celles et ceux qui voulaient vivre dans la continence à le faire si cela correspondait à leur charisme ; il ne fallait pas faire de la continence une règle générale et les vierges et les veuves étaient autorisées à contracter de justes unions si tel était leur désir332. Les femmes semblent avoir été plus particulièrement séduites par ce rigorisme sexuel car l’épître parle de femmes non-mariées et de vierges désireuses « d’être saintes de corps et d’esprit »333 selon un leitmotiv cité par l’apôtre qui semble bien avoir été celui de ces candidates à la pureté. Là encore, Paul apparaît soucieux des répercussions éventuelles que les échecs d’une si haute aspirations pourraient avoir. Prendre un engagement qui porterait les continents à faillir irait contre la bonne tenue (å¡ó÷çìïí) indispensable à la respectabilité de la communauté. La convenance sexuelle était évidemment l’un des aspects les plus importants intervenant dans le jugement que le monde extérieur portait sur les rapports entretenus au sein du lieu clos de l’dêêëçóßá334. Il apparaît clairement que bien des chrétiennes trouvèrent leur compte dans le refus du mariage. Les femmes furent toujours plus nombreuses à se convertir et l’encouragement au célibat trouvait d’autant plus de raison d’être qu’il ne leur était pas toujours facile de trouver un mari chrétien335. Par ailleurs, l’honneur que les vierges recevaient au sein des communautés constituait une compensation au refus qui était fait aux femmes d’accéder à des 331 332 333 334

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Ibid., p. 386-392 et 414-423. 1 Co 7, 1-16. 36-40. Ibid. 7, 34. M. Y. Mac Donald, Early Christian Women, p. 144-154. Le même ordre d’analyse vaut pour 1 Tm 5, 3-16, également étudié par M. Y. Mac Donald, p. 154-165. Voir la remarque de Tertullien, Ad uxor. II, 8, 3 et les prescriptions du concile d’Elvire, canon 15.

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fonctions plus importantes336. Et enfin, dans le but d’encourager leur vocation, les communautés subvenaient fréquemment aux besoins des vierges337. Parmi celles qui bénéficiaient de cette aide matérielle, il faut certainement compter les jeunes filles et les femmes que leur engagement dans le célibat privait de tutelle. Il était en effet beaucoup plus facile de vivre dans la continence si l’on vivait dans une famille qui était acquise à la foi chrétienne338. La cohabitation se révélait beaucoup plus délicate lorsque le père ou le mari restaient païens. Ce sont les actes apocryphes qui nous renseignent le plus précisément sur la perception négative de la continence chrétienne. Cela est dû au fait que ces documents sont souvent les meilleurs témoins des courants ascétiques qui traversaient le christianisme primitif. L’abstinence sexuelle y apparaît comme une illustration de la confrontation entre monde nouveau et ancien engendrée par la diffusion de la foi. Parmi les épisodes que nous livre ce genre de littérature, citons d’abord le plus connu, celui de Thècle, relaté dans les Actes de Paul (IIe siècle). Ils présentent l’Apôtre en train d’enseigner dans une maison d’Iconium sur « la continence et la résurrection ». Pendant qu’il parle au milieu de l’assemblée réunie dans la maison d’Onésiphore, la jeune vierge Thècle, de haute condition et fiancée au noble Thamyris, écoute depuis sa fenêtre les paroles qui viennent de chez son voisin. Elle est tellement fascinée par la doctrine de Paul qu’elle aspire à demeurer perpétuellement dans son état, au grand dam de son entourage immédiat : « Et tous dans la maison pleuraient abondamment : Thamyris parce qu’il perdait sa femme, Théoclie, son enfant, et les jeunes esclaves, leur maîtresse ; grands étaient ainsi le trouble et le chagrin dans la maison »339. On ne saurait mieux exprimer le désarroi qu’une telle décision pouvait provoquer dans la maisonnée. L’opposition antichrétienne mise en scène dans le roman jette l’anathème sur Paul en proclamant qu’« il écarte les jeunes gens des femmes et les vierges des hommes » ou bien encore qu’« il empêche les vierges de se marier »340. Dans les Actes de Pierre (IIIe siècle), ce sont les quatre concubines du préfet Agrippa qui se refusent à partager plus longtemps son lit après avoir accepté 336

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Tertullien, De virg. vel. 9, 5 cite sur un ton scandalisé l’exemple d’une jeune vierge de moins de vingt ans qui fut admise dans l’ordre des veuves. Voir déjà Ignace, Ad Smyrn. 13, 1 qui parle des « vierges appelées veuves », expression énigmatique soulignant l’honneur dont les vierges étaient entourées et leur reconnaissant certainement une fonction dans l’église. Veuves et vierges sont également associées dans les Ac. Pierre 19. 22. 29. Tertullien, De virg. vel. 14, 3. Il arrivait même que des époux qui se convertissaient en même temps renoncent d’un commun accord à entretenir des rapports sexuels, voir Tertullien, Ad uxor. I, 6, 2 ; Ac. Thomas 11-15. Ac. Paul 3, 10. Ibid. 3, 12. 16. Voir aussi 9, 16 où il est dit que l’affranchi Diophantos est jaloux de Paul parce que sa femme Euboula se tient jour et nuit aux pieds de l’Apôtre et 9, 22 où le gouverneur Jérôme se dit affligé de la conversion de son épouse, Artémylla, « parce que le bruit s’était déjà répandu dans la ville, qu’elle ne s’entendait plus avec lui ».

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« la prédication sur la chasteté et toutes les paroles du Seigneur ». De même, la matrone Xanthippe décide de ne plus dormir avec son mari Albinus, comme « beaucoup d’autres femmes qui, exaltées par la prédication sur la chasteté, se séparaient de leurs maris ». Suite à cela, Albinus vient se plaindre à Agrippa qui met la main sur Pierre et le condamne à mort341. Le refus de Magdonia de coucher avec son mari s’accomplit sur un mode de rupture identique dans les Actes de Thomas (IIIe siècle)342. Karish, l’époux de Magdonia, porte-parole des valeurs que la foi chrétienne vient heurter, sait que le responsable de cette situation est l’Apôtre de l’Inde qui, dit-il, « s’emploie à ce que l’homme ne soit plus avec sa femme »343. L’encratisme dont témoignent ces Actes est l’expression d’un comportement idéal. Les attitudes radicales entraînées par le renoncement à l’acte sexuel sont la manifestation symbolique du renversement des valeurs fondant les normes de ce monde destiné à disparaître. La fin de la relation charnelle n’entre en compte dans les récits que pour figurer l’effacement du temporel devant l’éternel. Il est difficile d’évaluer la fréquence de ces cas de conflit dans la réalité, mais les textes apocryphes qui les relatent témoignent du déphasage mental et spirituel qui existait entre chrétiens et païens sur la question sexuelle. Nous en trouvons la trace dans le Martyre de Pollion où le gouverneur Probus reproche au lecteur d’inspirer « à l’esprit léger et capricieux des femmes l’horreur du mariage et l’amour d’une vaine chasteté »344. Dans le cadre des rapports conjugaux, l’usage voulait que l’initiative des rapports sexuels revienne au mari et il était considéré comme déplacé que la femme s’y refuse. Le faire était une manifestation d’orgueil345, et donc un acte d’insoumission. Si le refus de la couche n’était pas systématique, le récit de Justin montre toutefois qu’une chrétienne de haute naissance et capable de subvenir à ses besoins (modèle qui correspond aux femmes mises en cause dans les Actes) pouvait aller jusqu’à demander le divorce pour s’extraire d’un univers conjugal qu’elle estimait corrompu346. Les vierges chrétiennes étaient considérées comme la vivante image de l’idéal chrétien. Elles incarnaient dans la communauté, mais aussi à la face du monde, la préfiguration du monde à venir. Leur engagement manifestait tangiblement l’action divine au milieu des chrétiens en inspirant un mode de vie entièrement fondé sur une profonde maîtrise des sens. Les vierges, bien souvent, ne se voilaient pas dans la mesure où leur choix de ne pas contracter d’union conjugale les laissait libres de toute tutelle maritale347. Ce 341 342 343 344 345 346 347

Ac. Pierre 33-34. Ac. Thomas 97-98. Ibid. 96. Mart. Pollion 2. Plutarque, Préceptes de mariage 18. Justin, 2Apol. 2, 1-7. Tertullien, De virg. vel. 3, 1.

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comportement gênait Tertullien qui rédigea un ouvrage, marqué par ses tendances montanistes, pour plaider en faveur du port du voile par les vierges. Le De virginibus velandis développe une argumentation en grande partie basée sur 1 Co 11, mais sa démarche exégétique révèle surtout son propre souci de protéger les vierges de son temps du regard extérieur. Non voilées, elles paraissaient en effet disponibles pour le mariage et pouvaient être courtisées par quelque païen entreprenant. Voiler les vierges était pour Tertullien le meilleur moyen de les soustraire à une situation qui pouvait à tout moment provoquer leur chute. Mais celles qui se soumettaient à cette discipline provoquaient la réaction de vierges plus libérales qui se disaient scandalisées parce que le port du voile ne respectait pas la coutume vestimentaire observée à Carthage348. Cette différence imposait une reconnaissance publique qui mettait les vierges mal à l’aise et qui suscitait même leur crainte d’être prises à partie. Tertullien fait en effet entendre que certaines d’entre elle furent dévoilées sur le chemin de l’église349. Ce geste violent était une expression visible d’antipathie à l’encontre d’une pratique qui révélait un comportement sexuel contraire aux intérêts de la cité. Lors de leur procès, certaines chrétiennes furent l’objet de brutalités particulières. Vierges et veuves chrétiennes apparaissant comme libres de toute tutelle, les magistrats persécuteurs se sentaient quelquefois entièrement libres d’humilier leurs victimes en les dénudant et en les rasant avant de les faire exécuter350. Quelques uns allèrent jusqu’à condamner des chrétiennes au lupanar351. La virginité chrétienne était une anomalie dans le corps civique, non pas une anomalie nécessaire, comme celle des vestales par exemple, dont la consécration physique (d’ailleurs temporaire) était le gage de la permanence structurelle de la cité352, mais une anomalie dysfonctionnelle qui mettait en péril l’ordre social. D’une façon plus générale, le grand nombre des croyantes dans les rangs chrétiens devait inévitablement provoquer la suspicion des païens. Il semblait que les femmes trouvaient dans l’Eglise une reconnaissance et une capacité d’action qui les amenaient à s’affranchir des conventions auxquelles leur sexe 348 349 350

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Ibid. 3, 4. Ibid. 3, 6-8. Ac. Claudius, Astérius et compagnons 4-5 ; Eusèbe, Mart. Pal. 9, 6-7 ; voir aussi HE VIII, 9, 1. Selon la tradition rapportée par Ambroise de Milan, De virg. I, 2, le bourreau aurait encouragé Agnès à épouser un prétendant afin d’échapper à la mort. Elle avait douze ans et était donc en âge de se marier. Mais la jeune fille considéra cette union comme une injure à sa foi et fut exécutée. Tertullien, Apol. 50, 12 ; De pud. 1, 14 ; Hippolyte, In Daniel. IV, 51 ; voir aussi Palladius, Hist. laus. 65, 1-4, récit attribué à Hippolyte ; Pass. Pionius 7, 6 ; Cyprien, De mort. 15 ; Eusèbe, HE VI, 5, 1-2 ; VIII, 12, 3 ; Mart. Pal. 5, 3 ; 8, 5 ; Ac. Didyme et Théodora 2-5. 710 ; Mart. Agapè, Chionia et Irène 5, 8 ; voir aussi Prudence, Peristeph. 14, 21-30 et Ambroise, De virg. II, 4. M. Beard, « The Sexual Status of Vestal Virgins » JRS 70 (1980), p. 12-27.

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les soumettait habituellement. Leur activité en tant que veuves, vierges ou diaconesses les plaçaient dans une position qui ne cadrait pas avec l’idée que l’on se faisait du rôle de la femme dans la société. Il était difficile d’accorder du crédit à une institution qui donnait tant d’importance à des êtres dont il paraissait nécessaire, à cause de la faiblesse de leur sexe, qu’ils soient toujours sous tutelle. Que l’existence du christianisme, édifié sur la foi de la résurrection du Christ, reposât en partie sur le témoignage d’une femmelette (ãýíáéïí) ou d’une exaltée (ãõíx ðÜñïéóôñïò), comme il appelle Marie de Magdala, était suffisant pour disqualifier la doctrine aux yeux de Celse353. Porphyre a certainement développé une argumentation similaire en attribuant les principaux témoignages de la résurrection à Marie de Magdala, « une femme vulgaire sortie d’une bourgade des plus misérables et qui fut jadis possédée par sept démons » et à « une autre Marie, brave villageoise parfaitement obscure »354. Mais ce qui scandalisait encore plus le néoplatonicien, c’était que les chrétiennes aient eu autant de facultés d’expression et d’action au sein de leurs assemblées. Commentant Es 3, 12, Jérôme écrit : Et nous, prenons donc garde à ne pas être les exacteurs du peuple et à ce que, comme le disait l’impie Porphyre, matrones et femmes ne constituent notre sénat de sorte qu’elles dominent dans les églises et que la faveur des femmes décide du rang sacerdotal.355

Le mot « sénat » pour désigner le corps des femmes influentes dans l’Eglise est une expression caricaturale que Jérôme emprunte directement à Porphyre. Elle met l’accent, non seulement sur l’autorité déplacée que ces femmes exercent dans les communautés chrétiennes, mais aussi sur leurs nobles origines sociales. Il est vrai qu’au IIIe siècle, l’Eglise comptait beaucoup de femmes bien nées dans ses rangs356. C’est assurément en ayant à l’esprit les succès de ce recrutement féminin de qualité que Porphyre reproche aux Apôtres d’avoir séduit de « faibles femmes fortunées »357. Les chrétiennes apparaissaient facilement comme des femmes débarrassées de leurs tutelles ordinaires et capables de s’affirmer indépendamment du cadre familial dans lequel elles étaient normalement 353 354

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Origène, CC II, 55. 70 ; voir M. Y. Mac Donald, Early Christian Women, p. 102-109. Macaire, Apokr. II, 14 (éd. Harnack, fgt 64) ; sur la parenté de cette critique contenue dans l’Apokritikos de Macaire de Magnésie et la polémique de Porphyre, voir X. Levieils, « La polémique », p. 310-311. Jérôme, In Isaiam II, 3, 12 (éd. Harnack, fgt 97). Voir les textes rassemblés par R. L. Fox, Païens et chrétiens, p. 320-321. Jérôme, Tract. de Ps. 81 (éd. Harnack, fgt 4). Comparer avec Macaire, Apokr. III, 5 (éd. Harnack, fgt 58) où les chrétiens sont aussi accusés d’avoir dépouillé « de nobles femmes » (ãõíáéîrí åšó÷Þìïóé).

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confinées. Au regard des propos tenus par Celse et Porphyre, force est de constater que les efforts déployés par les responsables ecclésiastiques pour donner une image respectable de l’Eglise se sont révélés insuffisants, tant il était difficile de canaliser le potentiel d’émancipation féminine contenu dans la doctrine chrétienne.

4.3.3 L’émancipation chrétienne des esclaves Le problème se posait en des termes pratiquement similaires pour les esclaves, éléments à part entière de la familia et, en tant que tels, soumis à la patria potestas du maître de maison358. Les esclaves étaient admis dans les assemblées chrétiennes au même titre que les hommes libres. Il n’était pas rare que des esclaves se trouvent aux côtés de libres au sein de thiases consacrés au culte. Ces associations fournissaient aux étrangers, aux femmes et aux esclaves un cadre d’expression religieuse que les institutions civiques leur refusaient. Elles avaient quelquefois des liens étroits avec le cadre familial, comme le thiase dionysiaque dont il est question dans la fameuse inscription de Torre Nova (IIe siècle ap. J.-C.), fondé par deux grandes familles sénatoriales romaines liées l’une à l’autre et dans lequel esclaves et affranchis étaient dotés de dignités sacerdotales aux côtés des membres nobles359. Patronné par les chefs de famille et intégré dans l’univers domestique, le culte dionysiaque constituait ici un bon instrument d’insertion sociale pour des individus qui constituaient les plus basses couches sociales. Car l’esclave, comme membre de la familia, était entièrement soumis au maître. Il n’était donc pas apte à luimême former une famille et, par conséquent, à posséder un culte qui lui fut propre. Ni le vilicus ni sa femme n’étaient autorisés à prendre l’initiative d’un sacrifice. S’ils devaient accomplir ce geste rituel, c’était uniquement sur ordre du maître ou de la maîtresse et seulement dans le cadre du foyer dominical. On tolérait tout juste que les domestiques participent aux fêtes populaires des Compitales et que les servantes accompagnent leur maîtresse au temple de Junon lors des Nones Caprotines (7 juillet) car d’une façon générale, les rites publics leur étaient interdits360. Au domaine, il était entendu que c’était le maître qui devait faire les sacrifices pour tous les esclaves361. De fait, l’esclave n’était pas autorisé à avoir une religion personnelle dans la mesure où celle-ci 358

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W. L. Westermann, The Slave Systems of Greek and Roman Antiquity, Philadelphie, 1955, p. 69-77. A. Vogliano, « La grande iscrizione bacchica del Metropolitan Museum. Part I », AJA 37 (1933), p. 215-231 et F. Cumont, « La grande inscription bachique du Metropolitan Museum. II : Commentaire religieux de l’inscription », ibid., p. 232-263. Caton, De agric. 5, 3 ; Suétone, Claude 22, 2 ; Minucius Felix, Oct. 24, 11 ; Macrobe, Saturn. I, 11, 35-40. Caton, De agric. 5, 3 ; 143, 1.

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échappait au contrôle du maître et créait les conditions d’une indépendance d’esprit qui pouvait avoir des répercussions négatives sur l’intendance362. Les esclaves constituant « en quelque sorte une race d’hommes de second rang »363, les Romains les plus imbus de la supériorité de leur condition d’hommes libres pouvaient aisément considérer que les dieux ne se souciaient pas des esclaves364. L’adhésion des esclaves au christianisme était motivée par la perspective de l’acquisition d’une liberté vécue d’une façon permanente et non seulement pendant la durée du culte en raison de l’affranchissement moral et spirituel en Christ qui les mettait sur un pied d’égalité avec les ingénus. Cet état se concrétisait par la rigueur de la discipline chrétienne qui imposait des obligations de respect et d’amour mutuels entre tous les membres de la communauté, quelles que soient leurs origines365. Délivrés de la servitude de la Loi et du péché, l’esclave et l’ingénu chrétiens qui adoraient ensemble se regardaient comme des frères lorsqu’ils se croisaient dans la rue366. Aux païens qui faisaient remarquer : « N’y a-t-il pas parmi vous des pauvres et des riches, des esclaves et des maîtres ? N’y a-t-il aucune différence entre les individus ? », Lactance répond fièrement : « Nihil » (aucune)367. Les adversaires du christianisme avaient beau jeu de souligner que, malgré leur discours empreints d’idéal fraternel, les chrétiens acceptaient les coupures sociales unanimement admises. Il est certain que l’Eglise primitive n’était pas préoccupée par le souci d’apporter une solution au système inégalitaire de l’esclavagisme. Tout au long des trois premiers siècles, et même au-delà, les chrétiens se sont accommodés des cadres qui structuraient le monde du travail sans chercher à justifier ou à condamner l’emploi des esclaves dont le rôle restait essentiel dans l’activité économique368. L’affranchissement, qui pouvait rendre réelle l’égalité au sein de la communauté, n’était l’objet d’aucune obligation et était laissé à la discrétion des domini369. Les chrétiens ne projetèrent jamais une révolution sociale qui aurait fait paraître les églises comme des sources de désordre social et politique. Cette attitude provocatrice aurait plus été un frein qu’un avantage à l’accomplissement de leur vision missionnaire. Au contraire, les esclaves étaient encouragés à servir consciencieusement leurs maîtres, chrétiens ou non, et, de cette manière, à

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Columelle, De re rustica I, 8, 5 ; XI, 1, 22. Florus, II, 8, 1. Macrobe, Saturn. I, 11, 1-2. 1 Co 7, 21-23 ; Ga 3, 28 ; Co 3, 11. 22-25 ; 4, 1 ; Phm 8-10. 15-15 ; Eph 6, 5-9 ; Didachè 4, 10-11 ; Ignace, Ad Polyc. 4, 3 ; Ep. Barn. 19, 7 ; Tatien, Oratio 11. Sur l’attention apportée par l’Eglise primitive aux esclaves, voir A. von Harnack, Mission, p. 192-195. Phm 16 ; Aristide, Apol. 15, 4. Lactance, Div. inst. V, 15, 2. W. L. Westermann, The Slave Systems, p. 149-159 ; C. Munier, L’Eglise, p. 74-81. Ibid., p. 79-80.

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témoigner de l’œuvre de Christ en eux370. Et bien que la condition servile ne fût pas un obstacle à l’accession aux postes de direction ecclésiaux371, l’Eglise prit garde à ce que ce genre de promotion ne fusse pas la cause d’un différend avec le maître de l’esclave concerné372. Là encore, les chrétiens, en se montrant respectueux des normes qui régissaient la vie domestique, firent en sorte que rien ne puisse donner l’impression que l’Eglise fût à l’origine d’un chamboulement social. Malgré ces précautions, le simple fait que l’esclave puisse adhérer à la foi chrétienne sans l’assentiment de son maître suffisait à faire voir le christianisme comme un ferment de désordre familial. Son introduction dans le personnel servile d’une maison pouvait toujours provoquer la réaction d’un maître mal disposé. 1P 2, 19-20 dit bien que des esclaves convertis devaient endurer des tristesses et des souffrances injustes « par respect pour Dieu ». Le maître païen était libre de faire durement sentir à son serviteur chrétien qu’il n’appréciait pas la latitude religieuse dont il faisait preuve. La potestas du maître permettait à celui-ci de faire varier les peines infligées à ses esclaves de la simple vexation domestique, au jour le jour, jusqu’à l’exécution en période de persécution ouverte. Les esclaves de la maison impériale et des gouverneurs furent particulièrement inquiétés lors de la Grande Persécution373 car il convenait que les familiae des tétrarques et de leurs agents fussent le reflet exact de l’ordre qu’il fallait alors imposer à la société. L’ordre général était en effet étroitement lié à la capacité des maîtres d’assurer la cohésion de la maison. La présence d’un esclave chrétien dans une maison païenne remettait en cause l’autorité du dominus. Un passage de la passion légendaire d’Ariadne (Marie dans les versions latine et syriaque) permet de nous rendre compte de cette indépendance morale et religieuse que les membres les plus humbles de la maison étaient capables d’acquérir. Selon les données –peu fiables– de la Passion374, cette jeune esclave, qui vivait en Phrygie au IIe siècle, se distingua en refusant de manger des idolothytes à l’occasion de l’anniversaire du fils de son maître. Ce dernier la fit flageller et enfermer dans l’ergastule avant de la livrer au juge. Lors du procès, il lui est demandé en présence de son maître :

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1Tm 6, 1-2 ; Tt 2, 9-10 ; 1 P 2, 18-25 et supra note 365. Le cas le plus connu est celui de Calixte qui, après son affranchissement, devint évêque de Rome ; voir Elenchos IX, 12. Le concile d’Elvire, canon 8, interdit d’élever des affranchis au service ecclésial tant que leur patron est vivant. Eusèbe, HE VIII, 6, 1. 5. 7 ; Mart. Pal. 9, 24. Le martyre d’Ariadne a été publié par P. Franchi de’Cavalieri, I martirii di S. Theodoto e di S. Ariadne con un’ appendice sul testo originale del martirio di S. Eleuterio, Rome, 1901, p. 123-133 ; Note Agiografiche I : Ancora del martirio di S. Ariadne. II : Gli Atti di S. Giustino, Rome, 1902, p. 10-20 ; voir R. Aigrain, « Ariadne ou Areadne », DHGE IV (1930), col. 9799.

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Le magistrat dit : –Est-ce que celui-ci est ton maître ? –Il est seulement le maître de mon corps car le maître de mon âme est Dieu. Le magistrat dit : –Pourquoi n’adores-tu pas les dieux qu’adore ton maître ? –Je suis chrétienne et je n’adore pas les idoles muettes, mais j’adore le Dieu vivant et vrai qui est éternel. Le juge dit : –De qui as-tu appris à être chrétienne ? –Je l’ai appris de mes parents. Le juge dit : –Tes parents étaient-ils chrétiens ? –Oui, et eux-mêmes l’ont appris de leurs parents375.

Ces mots, même s’ils n’ont pas été prononcés en l’état (l’interrogatoire d’Ariadne semble toutefois le meilleur morceau du Martyre), sont révélateurs de la prise de conscience personnelle que le christianisme était susceptible d’insuffler, en dehors du contrôle du maître, dans le personnel servile de la maison. L’esclave apparaît ici comme un individu à part entière, maître de son choix et affranchi religieusement, puisque son appartenance religieuse, comme celle de ses parents, s’est affirmée indépendamment du dominus. L’intégrité de la maison se trouvait minée par la transmission d’une foi et d’un rite qui s’opérait silencieusement, hors du courant conventionnel d’influence dont le chef de famille devait s’affirmer comme la source. Les grands propriétaires avaient de bonnes raisons pour ne pas autoriser la diffusion parmi leurs esclaves d’une religion qui ne dépendait pas de leur autorité. La liberté de croire et de penser pouvait déboucher sur une dangereuse liberté d’action. Les esclaves étaient encore très nombreux pendant les trois premiers siècles de notre ère, tant dans le domaine artisanal qu’agricole376. Ce sont donc des milliers d’hommes et de femmes, reconnus par le droit mais encore peu protégés, qui étaient ainsi soumis au pouvoir des maîtres. Cette force servile constituait un danger potentiel pour ceux qui l’exploitaient. Au cours de la période républicaine, les Romains durent faire face à plusieurs révoltes serviles. Celles-ci furent variables dans leur ampleur et soumises à des circonstances diverses377, mais la violence et l’étendue de certaines d’entre elles, en particulier celles de Sicile, menées par Eunous et Athénion, et celle d’Italie, menée par Spartacus, démontrèrent l’importance du péril que les esclaves étaient capables de faire peser sur la population libre. L’Empire n’eut jamais à faire face à des révoltes de l’importance de celle de Spartacus, mais la main d’œuvre servile restait tellement importante dans les grands domaines nobiliaires qu’elle était toujours en mesure de susciter l’inquiétude. Les propriétés du sud de l’Italie étaient tellement vastes que les 375 376 377

Mart. Ariadne 2. W. L. Westermann, The Slave Systems, p. 84-90. Tite-Live, Hist. rom. XXII, 33, 2 (Rome, 216 av. J.-C.) ; XXXII, 26, 4-18 (Setia et Préneste, 198 av. J.-C.) ; XXXIII, 36, 1-3 (Etrurie, 196 av. J.-C.) ; XXXIX, 29, 8-9 (Apulie, 185 av. J.C.) ; XXXIX, 41, 6-7 (Apulie, 184 av. J.-C.) ; Diodore, Bibl. hist. XXXIV/XXXV, 2 ; 8-10 (Sicile, 135-132 av. J.-C.) ; XXXVI, 3-11 (Sicile, 104-102 av. J.-C.) ; Plutarque, Crassus 811 ; Appien, BC I, 116-120 ; Orose, Hist. V, 24, 1-8 (Italie, 73-71 av. J.-C.).

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esclaves pouvaient y jouir d’une autonomie menaçante. En 24 ap. J.-C., un ancien prétorien fomenta un soulèvement dans cette région en appelant les esclaves à la liberté. Le complot fut déjoué à temps et ses membres furent jugés à Rome où l’on s’inquiétait sérieusement de « la multitude des esclaves qui croissait sans mesure »378. Toujours dans le sud, en 54, des esclaves organisés en bandes troublaient l’ordre public379. Le sentiment d’insécurité était tel que trois ans plus tard un sénatus-consulte stipula qu’en cas d’assassinat d’un maître par ses esclaves, les affranchis vivant sous le même toit devaient être exécutés avec le reste du personnel servile380. Lorsque Pedanius Secundus, préfet de la Ville, fut assassiné en 61 par l’un de ses serviteurs, les quatre cents esclaves de sa maison furent mis à mort, et ceci contre l’opinion publique qui, relayée par une partie des sénateurs, réprouva une telle cruauté. Le sénateur C. Cassius Longinus défendit la mesure en invoquant l’impossibilité de faire totalement confiance à la « pègre » (conluvio) que constituait la domesticité. Les affranchis échappèrent à l’exil grâce à l’intervention de Néron qui ne voulut pas aggraver une peine déjà sévère et mal perçue par la population381. « Nous comptons autant d’ennemis que d’esclaves » disait un proverbe romain382. C’est là une expression qui révèle le malaise diffus qu’inspiraient les esclaves et qui rend compte des soupçons que les maîtres, surtout les plus riches, étaient naturellement disposés à nourrir à l’égard des idées et des pratiques capables de développer l’autonomie de leur personnel. La religion fut un facteur déterminant dans quelques unes des révoltes serviles qui secouèrent la République. La répression engagée par les autorités romaines contre la sédition des bergers dans la région de Tarente en 184 av. J.C. est présentée par Tite-Live comme un prolongement de l’action contre les bacchants entreprise après le scandale qui éclata à Rome deux ans plus tôt383. Ce lien établi par l’historien entre les deux événements est tout à fait plausible et révèle la participation des esclaves au courant dionysiaque qui traversait l’Italie à ce moment-là384. Il est permis de penser que le dionysisme ait fait office de catalyseur idéologique et religieux dans la révolte. Les inspirations religieuses d’Eunous, Athénion et Salvius, les révoltés de Sicile, apparaissent quant à elles très clairement dans les sources et dans tous les cas, il y est question de pratiques prophétiques et divinatoires385. Le Syrien Eunous, 378 379 380 381 382 383 384 385

Tacite, Ann. IV, 27, 1-2. Ibid. XII, 65, 1. Ibid. XIII, 32, 1. Ibid. XIV, 42-45. Macrobe, Saturn. I, 11, 13. Tite-Live, Hist. rom. XXXIX, 41, 6-7. J.-C. Dumont, Servus. Rome et l’esclavage sous la République, Rome, 1987, p. 168-197. Sur l’inspiration religieuse des guerres serviles, voir J.-C. Dumont, Servus, p. 252-256, 260267 et 288.

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« magicien et faiseur de miracles », se disait inspiré par la déesse syrienne Atargatis à laquelle il avait fait don de sa chevelure et qui lui était apparue pour lui annoncer qu’il serait un jour roi. Il recevait les ordres des dieux par des songes et des visions et rendait des oracles en vomissant des flammes. Le charisme prophétique d’Eunous apparaît particulièrement dans le fait que les esclaves de Damophile et Megallis, excédés par les mauvais traitement que ceux-ci leur infligeaient, vinrent consulter le devin pour savoir si leur projet d’assassiner leur maître et son épouse était approuvé par les dieux. Eunous assura les conjurés de l’assentiment des dieux et prit la tête d’une troupe de quatre cents hommes pour prendre la cité d’Enna dans laquelle il pénétra en lançant des flammes de sa bouche386. Les délires prophétiques d’Eunous, liés au culte extatique d’Atargatis (Florus parle de « fureur fanatique »), ont assurément apporté une puissante caution religieuse à une révolte où les orientaux constituaient la majorité des esclaves en armes. Le dionysisme était également actif dans les révoltes de Sicile. Lors du siège d’Agrigente, Eunous fit jouer sous les yeux des assiégés des représentations de mimes dans lesquelles les esclaves interprétaient la révolte contre leurs maîtres387, or le théâtre était un rite dionysiaque. Ces représentations scéniques étaient l’expression d’une inversion sociale, caractéristique du culte dionysiaque, en voie de s’inscrire dans la réalité. De même, Diodore dit de Salvius, le leader de la seconde révolte, qu’il « jouait de la flûte de façon à faire délirer dans les fêtes de femmes », allusion évidente au délire des ménades lors des célébrations dionysiaques388. Salvius passait aussi pour être expert en haruspicine (jåñïóêïðßá) et manifesta sa dévotion aux Paliques, dieux locaux qui furent sans doute considérés par les esclaves révoltés comme leurs protecteurs. Les premiers fuyards se réfugièrent en effet dans leurs sanctuaires où, en raison de l’asylie qui leur était concédée, l’on appliquait des procédures divinatoires. Athénion, général et successeur de Salvius, versait, quant à lui, dans l’astrologie (PóôñïìáíôéêÞò). Les dieux lui avaient annoncé sa destinée royale et il impressionna ses troupes par l’exactitude d’une prédiction faite sous les murs de Lilybée389. Des influences dionysiaques sont également perceptibles lors de la révolte de Spartacus puisque Plutarque écrit que sa compagne était une « prophétesse sujette aux transes des mystères dionysiaques » et qu’elle lui avait prédit qu’il exercerait un grand pouvoir390.

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Diodore, Bibl. hist. XXXIV/XXXV, 2, 5-11 ; Florus, II, 7, 4-6. Diodore, Bibl. hist. XXXIV/XXXV, 2, 46. Ibid. XXXVI, 4, 4. Sur ces traces de dionysisme dans les révoltes serviles, voir J.-C. Dumont, Servus, p. 263-265. Diodore, Bibl. hist. XXXVI, 5, 1-4. Plutarque, Crassus 8, 4. Spartacus était originaire de Thrace où le culte de Sabazios, apparenté à Dionysos, était très populaire ; voir R. Turcan, Les cultes orientaux, p. 289-324.

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Les révoltes serviles étaient empreintes de religiosité orientale, cadre originel de la spiritualité de la plupart des révoltés. L’exhortation de l’agronome Columelle à ne pas laisser les esclaves fréquenter les magiciens, les sorcières ou les haruspices391 montre bien que cette indépendance religieuse fondée sur des influences extérieures représentait encore une menace au début de l’Empire. Le sénateur Cassius Longinus, préoccupé par le danger que leur nombreuse domesticité faisait peser sur les maîtres, nourrissait sa suspicion à l’égard des esclaves parce qu’ils suivaient « des coutumes différentes, des cultes étrangers ou inexistants »392. Le christianisme, du fait de la considération qu’il portait aux esclaves en tant qu’êtres individuels et capables de choix, pouvait être compté par les grandes maisons romaines, représentatives de ce type de conservatisme, parmi ces superstitiones externae considérées comme causes de subversion. Il n’était guère rassurant de voir l’antimonde des esclaves s’intéresser à une secte où l’on se proclamait serviteurs les uns des autres et dont la doctrine, en plus de réprouver ouvertement les valeurs communes, enseignait la venue d’un royaume où domineraient les plus humbles. Les églises faisaient quelquefois preuve d’une solidarité suspecte avec les esclaves. Bien que le rachat des esclaves ne fût pas considéré comme une mesure de piété obligatoire, les communautés chrétiennes encouragèrent les chrétiens les plus riches à investir une partie de leur fortune pour leur libération393. Certaines assemblées durent même faire face à la demande insistante d’esclaves convertis qui faisaient pression pour obtenir leur liberté aux frais de l’église locale394. Il arriva même que des chrétiens transgressent les lois en ravissant un esclave à son maître. L’esclave Sabine était chrétienne contre la volonté de sa maîtresse Politta. Dans le but de lui faire renoncer à la foi, Politta envoya Sabine entravée dans une partie reculée de ses propriétés395 où celle-ci ne put subvenir à ses besoins que grâce à la nourriture que les frères de Smyrne lui apportaient secrètement. Les chrétiens firent leur possible pour délivrer Sabine de ses liens et de Politta. Comme ils n’y parvenaient pas, Pionius finit par la recueillir, lui donnant le nom de Théodote pour camoufler son identité396. On le voit, la conversion des esclaves les faisait entrer dans une société qui, en assurant la promotion individuelle de personnes d’abord considérées comme des instruments de travail, ébranlait l’autorité dominicale dont ils dépendaient. 391 392

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Columelle, De re rustica I, 8, 5 ; XIV, 44, 3. Tacite, Ann. XIV, 44, 3. R. Turcan, Les cultes orientaux, p. 17 considère l’absence de culte comme une « allusion évidente aux premiers chrétiens ». Voir les textes rassemblés par C. Munier, L’Eglise, p. 79-80. Ignace, Ad Polyc. 4, 3. Les entraves aux pieds étaient une punition couramment infligée aux esclaves insoumis ; voir Plaute, Asin. 2, 2, 298-305. Pass. Pionius 9, 3-5.

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4.4 La conjuration chrétienne 4.4.1 Les désordres publics La question du fondement juridique des poursuites engagées contre les chrétiens a longtemps mobilisé la réflexion des historiens. La difficulté de cerner le contour des mesures légales utilisées pour réprimer la foi chrétienne s’est plus particulièrement révélée pour la période qui s’étend entre le milieu du Ier siècle et le milieu du IIIe siècle. Ce n’est en effet qu’avec Valérien, sinon avec Dèce, que le pouvoir central légiféra directement contre les chrétiens en donnant un caractère général aux poursuites qui les frappaient. Mais le rescrit de Trajan, qui fit autorité sur toute la période précédente, avait clairement stipulé que les chrétiens ne devaient pas être recherchés. Après avoir suivi plusieurs pistes de réflexion (législation spécifique dès le Ier siècle ? procédures criminelles communes appliquées aux chrétiens ? crimes de lèsemajesté ou de sacrilège jugés par les magistrats ?) , la recherche peut aujourd’hui tenir pour acquis que les actions menées contre les chrétiens l’ont été en vertu du pouvoir de coercitio des magistrats. Dotés d’un imperium délégué par l’empereur, ils étaient en effet disposés à recevoir les plaintes portées devant eux par leurs administrés et à prononcer un jugement qui fut en accord avec la volonté impériale. Car si les magistrats bénéficiaient d’une capacité d’évaluation personnelle, il leur revenait tout de même, en tant que relais du pouvoir central, de tenir compte des directives impériales. Au besoin, ils devaient directement consulter l’empereur, comme le fit Pline au sujet des chrétiens397. La base légale de la répression antichrétienne fut justement le rescrit de Trajan, appelé à faire jurisprudence après son émission en réponse à la consultation de Pline et ainsi destiné à orienter les mesures locales des magistrats. Le fondement juridique des poursuites étant établi, la question qui se pose maintenant, en relation avec le sujet de la présente étude, est : quelles sont les raisons qui ont conduit Trajan à déclarer les chrétiens hors-la-loi et ses successeurs à confirmer cet état ? La relation avec les sentiments antichrétiens est étroite puisque la jurisprudence impériale a été mise en place suite à la demande d’un gouverneur qui répercutait l’hostilité de ses administrés. Les chrétiens furent à l’origine d’une inquiétude populaire qui pouvait devenir une cause de désordre et si Pline s’appliqua si fermement à punir les plus obstinés d’entre eux, c’est parce qu’ils constituaient une menace pour la tranquillité publique. Pline ne prit même pas en considération les crimes imputés aux chrétiens par la rumeur populaire, qu’il savait être faux. Il ne sévit contre eux qu’en raison du potentiel de trouble qu’ils représentaient. Pline avait été 397

Exposé de la recherche par H. Last, « Christenverfolgung II (juristisch) », RAC II (1954), col. 1208-1228 ; C. Munier, L’Eglise, p. 222-227.

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nommé par Trajan comme légat impérial extraordinaire398 de la province de Bithynie et du Pont pour reprendre en main une administration très négligée. Les proconsuls qui avaient normalement la charge de cette province sénatoriale s’étaient montrés peu efficaces : les comptes des cités étaient mal tenus ; les travaux publics étaient souvent suspendus, l’argent destiné à les financer ayant quelquefois été détourné399 ; les décisions de justice n’étaient pas appliquées400 ; les cultes officiels, privés du soutien des autorités, étaient délaissés401 ; les hétairies, qui constituaient d’importants relais d’influence, s’étaient multipliées et étaient souvent cause de désordre dans les cités402. La condamnation des chrétiens doit se comprendre dans ce contexte général de remise en ordre. La répression avait pour but de mettre fin aux perturbations populaires que provoquait ce groupe d’individus. L’attitude de Pline n’est pas un fait isolé. La prédication chrétienne fut en effet plusieurs fois à l’origine de l’émoi populaire. Il n’y a qu’à suivre le parcours missionnaire de Paul pour s’en rendre compte. A Antioche de Pisidie, les notables expulsèrent Paul et Barnabas de la ville pour éviter que l’agitation qui avait gagnée la synagogue ne dégénère en troubles publics403. A Iconium, païens et Juifs s’apprêtèrent à lapider les deux apôtres qui furent une nouvelle fois dans l’obligation de quitter les lieux404. A Lystre, la foule lapida Paul et le traîna hors de la ville où il fut laissé pour mort405. A Philippes, Paul et Silas furent accusés de troubler la ville et la foule s’ameuta contre eux406. A Thessalonique, des attroupements furent organisés et agitèrent la cité ; on se précipita sur la maison de Jason pour livrer Paul et Silas au peuple, mais ceuxci étant absents, ce furent Jason et quelques disciples qui furent traînés jusque devant les politarques où ils durent répondre des accusations de révolte et de troubles publics ; la foule fut assez émue par ces accusations pour que les apôtres se décident à quitter Thessalonique de nuit407. A Corinthe, le procès de Paul fut également occasion de désordre public408. A Ephèse, le tumulte (ôÜñá÷ïò ; èüñõâïò) provoqué par Démétrios remplit la ville de confusion (óýã÷õóéò) ; Gaïus et Aristarque furent entraînés par la foule jusqu’au théâtre où le secrétaire de la ville parvint à disperser les Ephésiens en colère en faisant valoir que cet attroupement pouvait passer pour un acte de sédition (óôÜóéò) 398 399 400 401 402 403 404 405 406 407 408

CIL V, 5262, l. 2-3. Pline, Ep. X, 17b, 2 ; 18, 3 ; 23-24 (70-71) ; 37-40 ; 43, 1 ; 47-48 ; 77, 2. Ibid. X, 31 ; 56. Ibid. X, 49-50 ; 96, 10. Ibid. X, 33-34 ; 92-93. Ac 13, 49-50. Ibid. 14, 5. Ibid. 14, 19. Ibid. 16, 20. 22. Ibid. 17, 5-10. Ibid. 18, 17.

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aux yeux de l’autorité romaine409. A Jérusalem, les Juifs d’Asie soulevèrent la foule contre Paul qui manqua d’être lynché ; l’ampleur du désordre alerta le tribun de la cohorte qui fit charger la foule ; le tumulte (èüñõâïò) ne cessa pas pour autant car les Juifs réclamèrent au tribun la mort de Paul en hurlant et en frappant la terre avec leurs manteaux pour soulever la poussière410. La perturbation de l’ordre public constitua le support principal de la plainte portée contre Paul par les autorités juives devant le procurateur de Judée. La plaidoirie de Tertullus met volontairement en opposition la « grande paix » dont les administrés de Félix jouissent grâce à l’excellence de ses réformes et le reproche fait à Paul de susciter des révoltes (óôÜóåéò) chez les Juifs. Dans sa défense, Paul cherche à se disculper de cette accusation en affirmant qu’on ne le vit à aucun moment provoquer un rassemblement séditieux (dðßóôáóéí ðïéï™íôá)411. Les Actes des Apôtres ne sont pas les seuls témoins de ces interventions populaires contre les chrétiens. Suétone fait entendre que la prédication chrétienne fut cause de tumulte à Rome ; le désordre public fut assez important pour que la décision d’expulser les Juifs de la Ville soit prise412. Eusèbe écrit que Quadratus adressa son apologie à l’empereur Hadrien parce que de « méchants hommes » avaient troublé (díï÷ëåsí) les chrétiens413. Il faut certainement reconnaître un tumulte antichrétien derrière ces mots qui apparaissent comme le résumé des motivations qui ont poussé l’apologiste à rédiger son ouvrage. En 167, à Smyrne, la foule réunie dans le stade réclama la mort des chrétiens et plus particulièrement celle de Polycarpe414. La persécution engagée contre les chrétiens de Lyon en 177 le fut à la suite d’une initiative populaire. Les chrétiens furent d’abord chassés des maisons, des bains et de la place publique : il leur était « interdit absolument de paraître en quelque lieu que ce fut ». Puis l’hostilité dégénéra en violence et les fidèles furent « insultés, frappés, traînés par terre, pillés, lapidés, emprisonnés ensemble. On leur fit subir tout ce qu’une multitude déchaînée a coutume de faire contre des adversaires et des ennemis ». Sous la pression populaire, le tribun de cohorte et les magistrats de la ville interrogèrent publiquement les chrétiens qui confessèrent leur foi et furent jetés en prison en attendant la

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Ibid. 19, 23-40. Ibid. 21, 27. 30-36 ; 22, 22-23. Ibid. 24, 3. 5. 12. 18. Suétone, Néron 16, 3. Eusèbe, HE IV, 3, 1. Mart. Polyc. 3, 2 ; 12, 2. On trouve ici la trace d’un vote par acclamation populaire, l’dðéâüóéò, qui permettait au äyìïò des cités libres d’exercer une juridiction criminelle en matière religieuse ; voir J. Colin, « Les exigences de la populace païenne dans la littérature grecque chrétienne du IIe siècle », REG 78 (1965), p. 330-335 ; Les villes libres de l’Orient gréco-romain et l’envoi au supplice par acclamations populaires, Bruxelles, 1965, p. 109152.

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venue du gouverneur415. Le peuple réclama tout aussi violemment la mort des chrétiens, quelquefois par leur nom, lors de leur jugement et dans l’amphithéâtre416. Dans son apologie adressée à Marc Aurèle, Méliton de Sardes avertit l’empereur qu’en Asie, suite à la promulgation de nouveaux édits, « des sycophantes sans pudeur, désireux des biens d’autrui, tirent prétexte de ces ordonnances pour voler ouvertement et piller de nuit et de jour, ceux qui n’ont pas commis d’injustice » et lui demande de ne pas abandonner les chrétiens à « un tel brigandage public »417. L’existence de ces « nouveaux édits » (êáéíïsò äüãìáóéí) a donné lieu à de multiples interprétations418. Quelque soit leur origine et leur contenu, leur promulgation fit penser aux dénonciateurs qu’ils agissaient légalement et leur fit même espérer l’impunité pour les actes de pillage commis à l’encontre des propriétés chrétiennes. Théophile d’Antioche témoigne encore des violences populaires dont étaient victimes les chrétiens pendant le règne de Marc Aurèle lorsqu’il écrit que les Grecs poursuivaient sans cesse les fidèles et qu’« ils ont lapidé les uns et mis à mort les autres »419. Tertullien tient des propos presque similaires pour le règne de Septime Sévère : « Tous les jours nous sommes assiégés, tous les jours nous sommes trahis, et bien souvent, jusque dans nos réunions et nos assemblées même, nous sommes surpris »420. L’apologiste parle plus loin de la violence spontanée d’une « populace hostile » qui, sans la permission des magistrats, se jette fréquemment sur les chrétiens avec des pierres et des torches421. Il met d’aileurs en cause le comportement des magistrats, auxquels l’Apologétique s’adresse, en les accusant d’être trop à l’écoute du peuple et de condamner les chrétiens pour lui faire plaisir422, ce qui est une façon de critiquer l’emploi de l’imperium pour prévenir le désordre public que l’hostilité antichrétienne pouvait susciter à tout moment. La réclamation de la destruction des cimetières chrétiens à Hilarianus montre bien que les magistrats devaient toujours faire face à ce type d’action populaire au début du IIIe siècle423. Tertullien affirme à plusieurs reprises que le peuple rassemblé dans le cirque réclame souvent la mort des chrétiens424. Les arrestations étant le résultat de dénonciations et non le fruit d’enquêtes menées par les magistrats, le Carthaginois en vient à 415

Eusèbe, HE V, 1, 5-9. Sur cette pression populaire à Lyon, voir H. Ménard, Maintenir l’ordre, p. 141-145. Ibid. V, 1, 10. 18. 30. 38-39. 43-44. 50. 53. 417 Eusèbe, HE IV, 26, 5-6. 418 P. Keresztes, « Marcus Aurelius », p. 335-340 ; « Imperial Roman Government », p. 302-304. 419 Théophile, Ad Autol. III, 30. 420 Tertullien, Apol. 7, 4. 421 Ibid. 37, 2. 422 Ibid. 49, 4 ; 50, 12. A propos de cette critique, voir H. Ménard, Maintenir l’ordre, p. 147149. 423 Id., Ad Scap. 3, 1. 424 Id., De idol. 14, 2 ; De spect. 27, 1 ; Scorp. 10, 10 ; comparer avec Apol. 40, 2. 416

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considérer qu’il « n’y a pas d’accusateurs plus acharnés des chrétiens que le peuple »425. Hippolyte de Rome, qui écrivait dans le premier tiers du IIIe siècle, dépeint aussi très vivement les brutalités populaires dirigées contre les chrétiens : … ils [Juifs et païens] épient le jour propice, et, pénétrant en intrus dans la maison du Seigneur, quand tout le monde y prie et chante des hymnes à Dieu, ils se saisissent de quelques-uns, les tirent au dehors et leur font violence en leur disant : « Allons, ayez commerce avec nous et honorez les dieux. Sinon, nous témoignerons contre vous ». Et comme ceux-ci n’y consentent pas, ils les conduisent devant le tribunal et les accusent d’agir contrairement au décret de César et les font condamner à mort.

L’auteur précise bien qu’une fois dénoncés et livrés par le peuple aux autorités, les chrétiens « n’échappent pas aux mains des juges. Mais ils sont condamnés par eux, et meurent »426. Là encore se trouve exprimée cette relation entre l’action populaire et le jugement prononcé par les magistrats pour faire revenir le calme. Hippolyte écrit encore : « Les gens iniques ne cessent de crier contre nous et de dire : "Otez-les de la terre, les gens de cette sorte. Il ne faut pas qu’ils vivent" »427. Ces propos laissent penser que les clameurs populaires devaient être assez fréquentes. Deux cas illustrent concrètement ces brutalités subies par les chrétiens au cours de cette période. En 222, pendant le règne d’Alexandre Sévère, le presbytre romain Calepodius fut lynché dans la rue et son corps jeté dans le Tibre. La même année, l’évêque Calixte fut à son tour victime de violences populaires : il fut défenestré, jeté dans un puits et lapidé428. D’autre part, à Alexandrie, Origène faillit plusieurs fois être massacré par la foule429. En 248, la communauté chrétienne de la ville fut victime d’un véritable soulèvement populaire ; plusieurs fidèles furent lynchés 425 426

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Id., Apol. 35, 8. Hippolyte, In Daniel. I, 20-21 ; voir I, 15 où l’auteur dit que « les faits et gestes de l’Eglise sont l’objet d’un espionnage et d’une surveillance méchante de la part des païens et des Juifs de la Circoncision ». Ibid. I, 23. Ces faits sont connus par la Passio Callisti, document tardif auquel on ne peut accorder une confiance absolue. Les dates de la mort de Calepodius et Calixte (1er mai et 14 octobre) coïncident avec les données fournies par les martyrologes. La passion rend Alexandre Sévère responsable de leur mort, mais rien n’étaye cette affirmation car, contrairement à ce qu’affirme ce document, Alexandre ne manifesta aucune hostilité contre les chrétiens. La réalité historique du tumulte populaire se déduit aussi du lieu insolite de la sépulture de Calixte qui, curieusement, ne fut pas inhumé dans le cimetière qu’il avait créé sur la via Appia, mais dans le cimetière de Calepodius, sur la via Aurelia, proche du Transtévère où la tradition situe son martyre. Cette anomalie témoigne de l’existence des conditions tumultueuses qui ont empêché les chrétiens d’emmener le corps de l’évêque de l’autre côté de la ville. Voir L. Duchesne, Le Liber Pontificalis, T1, Paris, 21955, p. XCII-XCIII. Eusèbe, HE VI, 3, 4-6 ; 4, 1 ; voir supra p. 99.

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et les maisons chrétiennes mises à sac430. Les interventions impériales à propos de la question chrétienne qui jalonnent les IIe et IIIe siècles confirment l’existence de ces tumultes populaires. Le gouverneur d’Asie Sérénius Granianus, comme le fit Pline avant lui, consulta l’empereur Hadrien au sujet des nombreuses dénonciations de chrétiens qui lui étaient présentées. Granianus n’avait pas reçu de libelle anonyme, comme Pline. Les dénonciations, cette fois-ci, étaient spontanément adressées par la foule au gouverneur. Hadrien répondit au successeur de Granianus, Minucius Fundanus, qu’il ne fallait pas prendre en considération ce genre d’action et qu’il était plus convenable d’engager une enquête pour juger de la recevabilité de telles dénonciations et ainsi « faire cesser les troubles ». Les accusateurs devaient aussi être en mesure de soutenir leur plainte devant un tribunal et ne plus se contenter « de pétitions ou de cris »431. Méliton de Sardes écrit dans son apologie qu’Antonin le Pieux envoya un message « aux habitants de Larissa, de Thessalonique, d’Athènes et à tous les Grecs » pour leur signifier de « ne rien innover » (ìçäcí íåùôåñßæåéí) au sujet des chrétiens432. Puisque les rescrits d’Antonin adressés à ces villes de Grèce et à l’assemblée provinciale d’Asie (sans doute désignée par l’expression « tous les Grecs ») préconisaient de ne rien innover, c’est que les mesures ordonnées par ses prédécesseurs, et principalement Hadrien, auquel Méliton se réfère plus spécialement, n’étaient pas respectées. L’apologiste fait ainsi entendre qu’Antonin avait remis en vigueur la législation de son père, ceci dans le but de résorber les désordres que causaient à nouveau les clameurs antichrétiennes433. A Lyon, apprenant que l’un des chrétiens déférés devant lui était citoyen romain, le gouverneur suspendit les exécutions et écrivit à Marc Aurèle pour obtenir des informations supplémentaires sur la procédure à suivre. L’empereur répondit « qu’il fallait mettre les uns à la torture, mais libérer ceux qui renieraient »434, marquant par ces propos sa fidélité aux dispositions de Trajan déjà confirmées par Hadrien et Antonin. Marc Aurèle, comme ses prédécesseurs, n’innovait pas à propos des chrétiens. Comme eux, il jugeait que la jurisprudence courante était suffisante pour punir les chrétiens récalcitrants et ainsi venir à bout des troubles dont ils étaient la cause. Les règles imposées par Trajan continuèrent d’être observées dans la première moitié du IIIe siècle. Tertullien raconte que Septime Sévère intervint un jour pour empêcher que des membres de la classe sénatoriale ne soient victimes des violences de la populace : « Et encore 430 431 432 433

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Ibid. VI, 41, 1-9 ; supra p. 100-101. Justin, 1Apol. 68, 6-10. Eusèbe, HE IV, 26, 10. W. H. C. Frend, Martyrdom and Persecution, p. 238-239 ; T. D. Barnes, « Legislation », p. 37 ; P. Keresztes, « The Emperor Antoninus Pius », p. 12-13 ; « Imperial Roman Government », p. 294 ; C. Munier, L’Eglise, p. 236-237. Eusèbe, HE V, 1, 44. 47.

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Sévère, à propos de femmes et d’hommes clarissimes, sachant qu’ils étaient de cette secte, non seulement ne leur fit pas du tort, mais les honora de son témoignage et s’opposa ouvertement à un peuple en fureur contre nous »435. Ce témoignage contemporain des faits indique que Sévère restait guidé par le souci du maintien de l’ordre mais que, contrairement à l’époque précédente, du fait du climat de tolérance religieuse qu’inaugurait l’accession de sa dynastie au pouvoir, ce respect de l’ordre ne passait plus obligatoirement par l’exécution des chrétiens436. Le christianisme n’en restait pas moins hors-la-loi, et toujours sur les bases pénales définies par Trajan, puisque le juriste Ulpien réunit dans le septième livre de son traité Sur la charge de proconsul (De officio proconsulis) tous les rescrits impériaux qui avaient traits au christianisme afin de fournir aux gouverneurs une compilation pratique chargée de les renseigner sur les peines applicables aux chrétiens437. Par ailleurs, Tertullien ne se serait pas employé à critiquer le rescrit de Trajan avec autant d’ardeur s’il ne constituait plus le fondement pénal des poursuites contre les chrétiens438. Les proscriptions officielles du christianisme n’apaisèrent évidemment pas les sentiments populaires qui étaient à l’origine de ces tumultes. Ces expressions spontanées de la haine antichrétienne restent repérables au cours de la persécution de Dèce. Les chrétiens d’Alexandrie et de Smyrne furent pressés par le peuple439 tandis qu’à Carthage, quelques uns subirent les assauts de la populace440. La clameur populaire réclama vivement Cyprien pour le supplice, ce qui le poussa à quitter la ville. L’évêque se désolait de ne pas pouvoir mettre un terme à son exil volontaire, craignant que

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Tertullien, Ad Scap. 4, 6. Cela s’inscrit en faux contre l’existence d’un édit de Sévère interdisant la conversion au judaïsme et au christianisme. Seul le témoignage tardif de l’Hist. Aug., Sévère 17, 1 postule son existence. P. Keresztes, « The Emperor Septimius Severus : A Precursor of Decius », Hist 19 (1970), p. 565-578 ; W. H. C. Frend, Martyrdom and Persecution, p. 319-323 ; « Open Questions concerning the Christians and the Roman Empire in the Age of the Severi », JTS 25 (1974), p. 333-351 ; « A Severan Persecution ? Evidence of the "Historia Augusta" » dans Forma Futuri. Studi in onore del cardinale M. Pellegrino, Turin, 1975, p. 470-480 se prononcent pour son existence, tandis que K. H. Schwarte, « Das angebliche Christengesetz des Septimius Severus », Hist 12 (1963), p. 185-208 ; M. Sordi, Il Cristianesimo i Roma, Bologne, 1965, p. 217-231 ; « I rapporti », p. 345-351 ; E. Dal Covolo, « 202 dopo Cristo : Una persecuzione per editto ? », Salesianum 18 (1986), p. 363369 ; P. Maraval, Les Persécutions, p. 55-59 ; A. Daguet-Gagey, « Septime Sévère, un empereur persécuteur des chrétiens ? », REAug 47 (2001), p. 3-32 se prononcent contre. Lactance, Div. inst. V, 11, 19. Tertullien, Apol. 2, 6-20 ; Ad Scap. 4, 2-3 où sont donnés des exemples de magistrats qui ont appliqué le rescrit sans vigueur. Voir aussi Ad nat. I, 2, 1-3. Eusèbe, HE VI, 41, 11. 15-16 ; Pass. Pionius 3, 4-6 ; 6, 1-7, 1. 4 ; 10, 1. 5. 7 ; 11, 1 ; 18, 5. Pression au tribunal : Cyprien, Ep. 6, 4 ; 56, 1, 1 ; voir aussi 10, 2, 2 ; 38, 1, 2. 2, 1.Violences populaires : 40, 1, 1 (comparer Ac. Maxime 2).

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son retour en ville n’alimente le tumulte et n’aggrave la persécution441. La Grande Persécution fut aussi l’occasion de violences populaires442. La législation de Trajan comptait sur l’apostasie et l’exécution des récalcitrants pour faire disparaître les chrétiens et assurer l’unanimité religieuse nécessaire à la tranquillité sociale. L’interdiction de les rechercher visait à limiter les désordres que de telles menées inquisitoriales pouvaient provoquer lorsqu’elles étaient laissées à l’initiative des particuliers. Mais les sentiments hostiles qu’inspiraient les chrétiens étaient si vifs que la loi ne put jamais vraiment être respectée sur ce point. La pression populaire se fit souvent assez forte pour que les magistrats soient amenés à consulter l’empereur pour faire préciser une législation sans cesse contournée. Les populations réagissaient violemment contre des individus qui, en se montrant irrespectueux des traditions, déstabilisaient les esprits et quelquefois les économies locales. Sans doute Trajan resta-t-il fidèle à la tolérance coutumière des Romains en matière de religion en interdisant de rechercher les chrétiens, mais il jugea néanmoins qu’ils étaient condamnables et que leur culpabilité devait être définie sur la base de l’insoumission religieuse et politique que révélait leur refus d’invoquer les dieux et de sacrifier devant les statues des divinités et l’image de l’empereur443. Conformément aux dispositions de Trajan, Celse considérait les chrétiens comme de véritables malfaiteurs et il n’hésitait pas à affirmer que leur condamnation à mort était la juste punition de leur mépris des dieux et de l’empereur444.

4.4.2 Un état d’esprit hostile T. Mommsen a autrefois émis l’hypothèse que les chrétiens se rendaient coupables d’apostasie nationale en refusant de se soumettre aux cultes traditionnels. Ils tombaient ainsi sous le coup de la loi punissant les crimes de 441 442

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Cyprien, Ep. 7, 1 ; 14, 1, 2 ; 20, 1, 2 ; 43, 4, 2 ; voir aussi 59, 6, 1. Présentation très générale d’Eusèbe, HE VIII, 3, 2-3. Remarquons que l’Eglise, en fonction de son importance grandissante et de la fermeté qu’exigeait la défense de ses intérêts, put réellement être à l’origine de désordres publics. Ainsi Maxence, qui avait fait cesser la persécution à Rome, fit-il exiler Marcel, l’évêque de la Ville, suite à un tumulte provoqué par les apostats qui voulaient réintégrer l’Eglise sans condition. Son successeur, Eusèbe, fut choisi au grand mécontentement des apostats qui avaient soutenu contre lui la candidature d’Héraclius, auquel ils se rallièrent malgré le résultat de l’élection. L’ordre public pâtit à nouveau de cette situation si bien qu’au bout de quatre mois, l’autorité impériale intervint et ordonna l’exil des deux chefs ; voir Damase, Epigr. 18 ; 40 ; Liber Pontificalis 31 (éd. Duchesne, T1, p. 164). Les apostats semblent déjà avoir été cause de désordre au temps de Cyprien, voir Ep. 20, 3, 1 ; 27, 3, 1 ; De laps. 18. Voir H. Ménard, Maintenir l’ordre, p. 169172. Pline, Ep. X, 96, 5 ; 97, 1. Origène, CC VIII, 39. 41. 54. 67-69.

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lèse-majesté, dans la mesure où l’exclusivisme de leur religion, tournée vers un Dieu unique en dehors de toute appartenance civique ou nationale, faisait d’eux des traîtres à l’Empire445. Tertullien écrit effectivement que l’on reprochait aux chrétiens d’avoir lésé la majesté des dieux et de l’empereur446. Mais il ne faut certainement pas donner une valeur technique à cette qualification. Elle appartient à l’ensemble des expressions rhétoriques (comprenant celles de sacrilegium et de laesae religio) que l’apologiste emploie pour nommer les griefs habituellement imputés aux chrétiens. La réponse de Trajan montre que la profession du christianisme n’entrait pas dans la catégorie des crimes de lèse-majesté puisqu’il refuse que les poursuites contre les chrétiens soient engagées sur la base de dénonciations et ceci parce qu’elles rappelaient les excès commis par les délateurs qui agissaient au nom de la majesté impériale lors des règnes précédents447. Les chrétiens ne furent pas l’objet de la stricte application de la loi de majesté. Par contre, le contenu de celle-ci fournit les causes morales qui motivèrent leur condamnation. C’est l’esprit de la loi qu’il faut considérer pour saisir l’arrière-plan mental de l’hostilité antichrétienne. Si Tertullien, grand connaisseur de la langue juridique, a utilisé ce vocabulaire de lèse-majesté, c’est qu’il jugeait qu’il était le mieux adapté pour qualifier les motifs de la persécution des chrétiens. Les expressions qu’il utilise apparaissent plutôt comme la transcription en termes juridiques de l’opinion nourrie par la population et les magistrats à l’égard des chrétiens. La majesté était l’attribut naturel des institutions et des individus auxquels étaient attachées les notions d’autorité et de respect (les dieux, la République, l’empereur, le Sénat, les magistrats, le peuple, le père)448. Elle consistait dans la grandeur et la dignité du nom romain449, et se rendre coupable de lèse-majesté revenait, d’un point de vue strictement politique, à infliger un grave préjudice à la grandeur de l’Etat ou à en détruire les fondements450. L’accusation de lèse-majesté, apparue à la fin du IIe siècle av. J.-C., avait pris le relais de l’ancienne accusation de trahison (perduellio). Plusieurs fois définie lors de la période républicaine, elle visait à réprimer toute action susceptible de déstabiliser l’Etat451. Avec l’instauration de 445

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T. Mommsen, « Der Religionsfrevel nach römischen Recht », HZ 28 (1890), p. 384-429 ; Le droit pénal romain, p. 278-280. Tertullien, Apol. 10, 1 ; 28, 3 ; 29, 1. 4 ; 35, 5 ; voir aussi 2, 8 ; 27, 1 ; Ad Scap. 2, 5 ; 4, 8. Pline, Ep. X, 97, 2. On ne peut guère suivre l’analyse de G. J. Johnson, « De conspiratione delatorum : Pliny and the Christians Revisited », Latomus 47 (1988), p. 417-422 qui considère que les accusations de christianisme ne furent qu’un prétexte utilisé dans le cadre des luttes entre factions qui secouaient la Bithynie. Kübler, « Maiestas », RE XIV.1 (1930), col. 542-544. Cicéron, Part. or. 30, 105 (cité par Quintilien, Inst. or. VII, 3, 35) ; De inv. II, 17, 53 ; De or. II, 39, 164. Rhet. ad Her. II, 17. Kübler, « Maiestas », col. 544-550.

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l’Empire, la lex Iulia de maiestate fixa finalement les modalités du crime de lèse-majesté au seul bénéfice du princeps en prévoyant les sanctions les plus graves envers ceux qui, « animés d’un esprit hostile contre la République et l’empereur », se rendaient coupables de trahison452. La position ambiguë des chrétiens vis-à-vis de l’Empire et de ses valeurs –que l’empereur, en tant que chef politique et religieux, avait pour mission de préserver– les faisait correspondre è cet « hostilis animus » exprimé par la loi. Refuser d’offrir des marques de dévotion et de respect aux dieux et à l’empereur était une manière de porter atteinte à la majesté du nom romain. L’acte d’insoumission dont les chrétiens se rendaient coupables équivalait à une critique de l’ensemble des règles de conduite et de croyance conformes à l’idéal collectif garanti par l’autorité romaine. « Un chrétien, tu le crois coupable de tous les crimes, ennemi des dieux, des empereurs, des lois, des mœurs, de la nature entière, et tu le forces de nier, pour l’acquitter, ne pouvant l’acquitter que s’il nie », écrit Tertullien453. Le discours et le comportement des chrétiens étaient perçus comme un témoignage continuel de leur antipathie envers le système politicoreligieux soutenu par l’état romain.

4.4.3 Le refus du culte impérial Le refus du culte impérial était l’une des manifestations les plus patentes de l’opposition des chrétiens aux structures du monde gréco-romain. L’imbrication du politique et du religieux était telle que le manque de respect à l’égard de l’empereur était considéré comme un acte d’impiété et d’irréligion454. « Un crime très proche du sacrilège est celui que l’on nomme de lèse-majesté » énonce Ulpien455. Il était en réalité impossible de séparer la religion de l’attachement au princeps que le gouvernement de l’Empire situait à un stade intermédiaire entre les hommes et les dieux456. Toutefois, les persécutions n’ont jamais eu pour prétexte officiel ce refus obstiné d’adorer les 452

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Dig. XLVIII, 4, 11. Voir C. W. Chilton, « The Roman Law of Treason under the Early Principate », JRS 45 (1955), p. 73-81 ; J. E. Allison & J. D. Cloud, « The lex Julia Maiestatis », Latomus 21 (1962), p. 711-731. La condamnation à l’exil initialement prévue par la loi évolua vers la peine capitale : les bêtes ou le bûcher pour les humiliores, le glaive pour les honestiores (Paul, Sent. V, 29, 1). Tertullien, Apol. 2, 16. Tacite, Ann. II, 50, 1-2 où le crime de majesté comprend ce que Varilla « de Augusto inreligiose dixisset » ; VI, 47, 2 où Albucilla est déférée pour « impietas in principem » ; Pline, Traj. Paneg. 33, 3-4 identifie « impietas » et « crimina maiestatis » ; Dion Cassius, Hist. rom. LVII, 9, 2 nomme clairement « PóÝâåéá » le crime de lèse-majesté ; voir aussi Philostrate, Vita Apoll. I, 15 ; IV, 44. Dig. XLVIII, 4, 1 pr. S. R. F. Price, « Between Man and God : Sacrifice in the Roman Imperial Cult », JRS 70 (1980), p. 28-43.

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empereurs. Le culte impérial ne fut rien d’autre qu’un test qui permettait d’établir efficacement la culpabilité des chrétiens et, dans le meilleur des cas, de notifier leur apostasie s’ils consentaient à s’y soumettre457. Sacrifier devant l’image de l’empereur était un acte de loyalisme chargé de concrétiser la soumission des sujets à leur chef. Malheureusement, ce qui n’était qu’un geste rituel de loyalisme pour la plupart des habitants de l’Empire était un acte d’idolâtrie pour les chrétiens qui préféraient apporter leur soutien aux princes par l’intermédiaire de la prière. Les implications du culte impérial dépassaient le problème des honneurs divins qu’il fallait accorder à un homme, car ne pas afficher sa soumission à l’empereur, c’était, ni plus ni moins, s’opposer à la romanitas et à l’ordre qu’elle représentait. Le sacrifice ordonné par Pline n’avait d’autre but que de faire revenir les chrétiens dans le giron de l’Empire dont ils avaient été détournés par leur superstition458. De même, l’injonction faite à Polycarpe de jurer par la fortune de César est couplée avec celle de renoncer à l’adoration exclusive qu’il portait au Christ459. Le caractère communautaire de la religion romaine et le rôle central que la dévotion impériale y joue sont clairement exposés par le proconsul Saturninus aux martyrs de Scilli : « Nous sommes religieux et notre religion est simple, explique-t-il ; nous jurons par le génie de l’empereur notre maître et nous prions pour son salut, ce que vous devez faire vous aussi »460. A l’évêque Fructuosus qui refusait de reconnaître l’ordre de Valérien de sacrifier, le gouverneur Aemilianus explique : « Ceux-ci [les dieux] sont obéis, craints, adorés ; si les dieux ne sont pas honorés, les images des empereurs ne seront pas adorées »461. Il suggère ainsi que l’ordre romain passe nécessairement par le respect dû aux dieux et au princeps. Le soldat Marinus s’apprêtait à recevoir le cep symbolisant sa promotion au rang de centurion lorsqu’il fut dénoncé publiquement par un autre soldat qui déclara « qu’il n’était pas permis à cet homme d’avoir part à une dignité romaine, selon les lois anciennes, parce qu’il était chrétien et ne sacrifiait pas aux empereurs »462. Sur le chemin qui le menait à son lieu d’exécution, le diacre Euplus, martyrisé à Catane en 304, fut précédé d’un héraut qui criait : « Euplus, chrétien, ennemi des dieux et des

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L. Cerfaux & J. Tondriau, Un concurrent du christianisme :Le culte des souverains dans la civilisation gréco-romaine, Tournai, 1957, p. 392-397 ; F. Millar, « The Imperial Cult and the Persecutions » dans Entretiens de la Fondation Hardt, T19 : Le culte des souverains dans l’Empire romain. Ed. W. den Boer, Vandoeuvres-Genève, 1973, p. 148-176. Pour une présentation générale du problème, voir D. L. Jones, « Christianity and the Roman Imperial Cult », ANRW II. 23. 2 (1980), p. 1023-1054. Pline, Ep. X, 96, 5-6. 9-10. Mart. Polyc. 9, 2-3. Ac. mart. scillitains 3. Mart. Fructuosus 2, 6. Eusèbe, HE VII, 15, 1.

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empereurs »463. Ces quelques témoignages montrent que les chrétiens, en ne respectant pas les rites locaux et le culte impérial, s’excluaient de la communauté romaine, et par conséquent, étaient en situation de ne plus se soumettre à l’autorité de l’empereur. Le lien entre le respect dû à la religion et à l’empereur a une position centrale dans la démonstration de Celse464. Le philosophe ne doute pas que le règne des princes et des rois soit un effet de la volonté divine. Refuser d’adorer les dieux et de jurer par la fortune de l’empereur jusqu’à subir les supplices et la mort est un comportement inconsidéré qui provoque à juste titre la colère des autorités. Le culte impérial est la conséquence logique de l’élection divine du prince qui, de par sa position intermédiaire, prolonge l’action des dieux dans la sphère des hommes : « Même si l’on t’ordonne de jurer par un empereur parmi les hommes, il n’y a rien à craindre. Car les choses de la terre lui ont été remises, et tout ce que l’on reçoit en cette vie on le reçoit de lui »465. Celse n’hésite pas à affirmer que la contestation des honneurs habituellement adressés aux dieux et à l’empereur pourrait entraîner la disparition du monde civilisé dans la mesure où l’Empire se trouverait privé de la protection divine et le prince des signes élémentaires de soumission et d’obéissance que doivent lui accorder ses sujets466. S’efforçant de contrer l’action délétère des chrétiens, il les appelle à collaborer avec l’empereur, en tant que soldats ou magistrats, « pour la défense des lois et de la piété »467. Cet appel à s’engager au service de l’Empire, qui sert de conclusion au Discours véritable, cherche à réintégrer les dissidents chrétiens dans la communauté romaine. Or, cette réintégration ne peut avoir lieu que sur la base d’une soumission totale au pouvoir politique et à la religion traditionnelle. L’absence des chrétiens aux fêtes impériales468 amenait les païens à croire qu’ils n’avaient « nul souci du salut des Césars »469. Or, ne pas se soucier du salut des Césars revenait à négliger la destinée du genre humain dont le bienêtre dépendait de la santé de l’empereur470. C’est d’abord parce qu’ils semblaient ne pas honorer les empereurs que les chrétiens étaient considérés comme « ennemis publics » (hostes publici) ou « ennemis des empereurs romains » (hostes principum Romanorum)471. On allait jusqu’à leur dénier la qualité de Romains en raison de cet abstentionnisme qui les plaçait si 463 464 465 466 467 468 469 470

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Ac. Euplus 3, 2 (recension latine). J. Fernandez Ubiña, « Celso, la religion y la defensa del estado », MHA 7 (1986), p. 100-106. Origène, CC VIII, 63. 65-66. Ibid. VIII, 68-71. Ibid. VIII, 73. 75. Tertullien, Apol. 35, 1-3 ; De spect. 6, 2. Id., Apol. 31, 1. Pline, Ep. X, 52 : « … nous avons demandé aux dieux dans nos prières de te garder en santé et prospérité pour le genre humain, dont la protection et la sécurité reposent sur ton salut ». Tertullien, Apol. 35, 1. 5. 10 ; 36, 1 ; voir aussi 37, 8. 10.

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nettement en dehors de la cité472. Et là encore, ce n’est pas un hasard si Tertullien emploie cette qualification d’« ennemis publics », puisqu’elle était appliquée par le Sénat aux individus qui adoptaient un comportement séditieux473. Le sentiment d’appartenance à l’Empire s’est trouvé considérablement renforcé avec le don de la citoyenneté romaine à tous les habitants de l’Empire opéré par Caracalla (212). L’empereur n’a évidemment pas songé à marginaliser les chrétiens en prenant cette mesure, mais il est très probable que cet élargissement de la civitas a préparé les proscriptions générales dont ils furent ensuite les victimes474. Le texte de la décision impériale ne nous est malheureusement pas parvenu dans son intégralité. Il est seulement connu grâce au Papyrus Giessen 40 qui nous livre une copie très mutilée de la constitution (encore n’est-il pas sûr qu’il s’agisse du texte officiel). Mais ce qui nous reste montre assez clairement que la promotion politique des membres de l’Empire a été accompagnée de considérations religieuses. Peut-être ne correspondaient-elles pas aux principales motivations qui ont conduit Caracalla à prendre cette décision. Il n’en reste pas moins qu’il paraissait normal d’impliquer les dieux dans l’extension de la communauté romaine. Maintenant donc … il vaut mieux, en repoussant les plaintes et les libelles, rechercher comment je peux rendre grâce aux dieux immortels de m’avoir conservé sain et sauf … par une telle victoire. C’est pourquoi je pense pouvoir ainsi magnifiquement et pieusement donner satisfaction à leur majesté, si j’amène au culte des dieux les pérégrins chaque fois qu’ils entrent au nombre de mes sujets. Je donne donc à tous les pérégrins qui sont sur la terre le droit de cité romaine (tout genre de cité demeurant), exception faite pour les déditices. Car il faut que la foule non seulement … tout … mais encore soit englobée par la victoire. En outre, cet édit augmentera (?) la majesté du peuple romain quand sera accordée la même dignité à l’égard des autres pérégrins (?) …475

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Ibid. 35, 5. Ainsi pendant les guerres civiles de la fin de la République, Marius et ses partisans ( Tite Live, Per. 77, 2 ; Valère Maxime, Fact. et dict. I, 5, 5) ; Sylla et ses partisans (Appien, BC I, 86) ; Catilina et Manlius (Salluste, De conj. Cat. 36, 2 ; Florus, II, 12, 7. 12) ; Marc Antoine (ibid. II, 16, 3) ; également les concurrents impériaux, comme Avidius Cassius (Hist. Aug., Marc Antonin 24, 9 ; Avidius Cassius 7, 6-7). Sur l’équivalence entre « hostis » et « perduellio », voir Festus, De verb. sign., s. Hostis (éd. Lindsay, p. 91). La sédition entrait dans la catégorie des crimes de lèse-majesté ; voir Cicéron, Part. or. 30, 105 ; Dig. XLVIII, 4, 1. Sur les relations entre la constitutio antoniniana et le christianisme, voir E. Dal Covolo, « La Constitutio Antoniniana e lo sviluppo dell’impero e della chiesa nell’età dei Severi », Aug 37 (1997), p. 303-309. Pour Dèce, voir les remarques de J. B. Rives, « The Decree of Decius », p. 152-154. Sur la restitution et l’interprétation du texte, voir J. Gaudemet, Les institutions de l’Antiquité, p. 528-534. Pour les implications civiques de la constitution, voir A.-N. Sherwin-White, The Roman Citizenship, Oxford, 1973, p. 380-394.

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Le lien politique unissant tous les citoyens était sous-tendu par la communion des sujets autour du culte des dieux et l’édit exprime que cette étroite relation affermissait tout autant l’autorité et la dignité des dieux que celles du peuple romain. En prenant cette mesure, Caracalla « se présente comme seul responsable de ses sujets et de leur dévotion au regard des dieux, comme seul juge de la piété humaine, avec l’idée sous-jacente que cette piété de tous les Romains, anciens et nouveaux, conditionne primordialement le salut de l’Empire et donc de l’empereur ». Il manifeste aussi le souci « d’une religion unitaire rassemblant les Romains de toute condition et de toute origine autour de celui même qui incarnait l’unité de l’Oikoumène : l’Auguste régnant sur qui rejaillissait nécessairement le prestige des dieux et des empereurs "consacrés" »476. En affichant leurs réserves à l’égard des dieux et de l’empereur, les chrétiens se rendaient coupables d’un réel séparatisme. Cette dissidence morale et religieuse était quelquefois nettement mise en évidence par les autorités chargées de punir les récalcitrants, comme dans le cas de l’évêque d’Héraclée, Philippe, et de son diacre Hermès, qui, en 304, furent solennellement déchus de la citoyenneté romaine pour avoir méprisé les décrets de l’empereur et les lois de l’Empire477. Les chrétiens se caractérisaient par leur attachement inconditionnel aux enseignements contenus dans leurs livres saints. Les païens percevaient bien le rôle de la réglementation biblique dans l’obstination des chrétiens à ne pas se soumettre à la romanitas et c’est pour cette raison que Dioclétien ordonna la confiscation et la destruction des Ecritures478. Pendant la Grande Persécution, les martyrs ont souvent opposé face à leurs persécuteurs la loi de Dieu à la loi impériale479. Les magistrats chargés de saisir les livres saints parlaient devant les chrétiens des « Ecritures de votre loi »480. Elles imposaient un état d’esprit et des comportements qui allaient à l’encontre des lois divines et sacrées édictées par les tétrarques481. Il paraissait inadmissible à Galère que les chrétiens, au mépris des usages ancestraux, se forgent eux-mêmes des lois qui

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R. Turcan, « Le culte impérial au IIIe siècle », ANRW II. 16. 2 (1978), p. 1065 et 1066. Mart. Philippe d’Héraclée 22. Eusèbe, HE VIII, 2, 4. Ac. Julius le vétéran 3, 3 ; Mart. Philippe d’Héraclée 20 ; Ac. Saturninus, Dativus et comp. 8. 14. 17 ; Mart. Pierre Balsamos 2. 3 ; Ac. Euplus 1, 2. 4 ; Ac. Taraque, Probus et Andronicus 3. 18. Gesta apud Zenophilum 3 (J.-L. Maier, Le dossier du donatisme, T1, p. 218) ; Pass. Athénogène 35. Dans une lettre adressée à Félix, évêque d’Abthugni, Alfius Caecilianus, duumvir de la ville chargé, en 303, de saisir les Ecritures, appelle le chrétien Galatius « un de votre loi » (unus ex lege vestra) ; Ac. purg. Fel. 5 (J.-L. Maier, Le dossier du donatisme, T1, p. 179). Ibid. ; Pass. Athénogène 36 où le gouverneur affirme l’origine céleste de l’édit de persécution et reproche aux chrétiens de se tenir « hors les lois divines qui ont été édictées ».

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les plaçaient si manifestement en dehors du cadre politique de Rome482. La prétention des chrétiens à ne reconnaître que la loi divine consignée dans les écrits bibliques les faisait tendre vers une autonomie –il faut comprendre le mot dans son sens littéral– qui les amenait à s’affranchir des coutumes réglementant la vie sociale et de l’autorité impériale. L’opposition politique des chrétiens s’exerçait avant tout contre la forme des hommages qu’il fallait rendre à l’empereur. Au cours des trois premiers siècles, les autorités ecclésiastiques ne se sont jamais concertées pour mobiliser les forces chrétiennes contre le pouvoir impérial. Les églises se sont bien gardées de prendre parti dans les luttes pour la conquête de la pourpre et les prises de position en faveur de tel ou tel candidat, si elles ont eu lieu, n’ont été le fait que de décisions individuelles. Les chrétiens ont toujours exprimé leur soumission à l’empereur en place, même lorsqu’il se montrait persécuteur. Ils se sont plutôt employés à chercher un terrain d’entente qui leur aurait permis de vivre leur foi librement tout en restant respectueux du cadre politique483. Cependant, la Grande Persécution fut le théâtre de certaines actions qui s’apparentent à d’authentiques crimes de lèse-majesté. La vitalité de la contestation du pouvoir romain manifestée par quelques chrétiens durant cette période tient au fait que, grâce à la Petite Paix de l’Eglise, l’Eglise augmenta considérablement ses effectifs, si bien qu’au début du IVe siècle, elle représentait une véritable force sociologique dans l’Empire. Décidés à incarner cette force et sans doute conscients de l’enjeu que représentait cette violente confrontation pour l’avenir de l’Eglise comme pour l’avenir de l’Empire, quelques chrétiens intrépides n’hésitèrent pas à contester ouvertement le pouvoir politique. Le crime de lèse-majesté ne concernait pas seulement les actes, mais aussi les « paroles impies et les injures » (verbis impiis et maledictis)484. Ce fut le cas de ce chrétien de haute naissance qui arracha et déchira le premier édit de persécution qui venait tout juste d’être affiché à Nicomédie sur les ordres de Dioclétien et Galère, tous les deux présents dans la capitale de l’Orient485. C’était un acte sacrilège car ce document devait être l’objet du même respect religieux que la parole et la personne de l’empereur486. De plus, le chrétien se moqua de l’édit en l’apparentant à un bulletin de victoire des Goths et des Sarmates. L’assimilation du populus romanus à ces 482

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Lactance, De mort. pers. 34, 2 ; Eusèbe, HE VIII, 17, 7. Voir aussi la réponse de Maximin Daïa à la ville de Tyr où les chrétiens sont qualifiés d’ « hommes sans loi » (Pèåìßôùí Píèñþðùí) ; ibid. IX, 7, 9. L’attitude de Tertullien est à cet égard particulièrement révélatrice. Cet écrivain connu pour son intransigeance a toujours exprimé un réél loyalisme pour l’Empire. A ses yeux, c’est surtout l’engagement du chrétien dans la cité qui pose problème ; voir l’étude de J.-C. Fredouille, « Tertullien et l’Empire », RechAug 19 (1984), p. 111-131. Paul, Sent. V, 29, 1 ; voir Tacite, Ann. II, 50, 1 ; Suétone, Tibère 58, 3. Lactance, De mort. pers. 13, 2-3 ; Eusèbe, HE VIII, 5. J. Moreau, La mort des persécuteurs, T2, p. 279-280.

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peuplades barbares était également un outrage. L’individu fut torturé et brûlé vif487. La première victime de la Grande Persécution fut donc punie en raison d’un délit de lèse-majesté, et non pas directement à cause de sa foi488. En 306, à Césarée, Apphianos, lui aussi chrétien de rang honorable, se fraya un chemin jusqu’au gouverneur Urbanus qu’il empêcha de sacrifier alors qu’il procédait à une cérémonie publique. Il s’en fallut de peu que l’escorte militaire du magistrat ne le taille en pièce ; frappé au visage, jeté à terre et foulé aux pieds, il fut jeté en prison et torturé dès le lendemain489. Quelques temps plus tard, son frère Aedesios s’en prit encore plus violemment au préfet d’Egypte Hiéroclès qu’il frappa au visage, renversa sur le dos et battit en l’avertissant de ne plus rien commettre contre les chrétiens ; il fut également torturé et exécuté490. En 308, encore à Césarée, trois chrétiens assaillirent le gouverneur Firmilianus qu’ils empêchèrent de sacrifier ; ils furent exécutés sans passer par la torture491. Même si elles étaient en partie aiguisées par le désir du martyre, ces voies de fait contre les délégués de l’empereur rendaient leurs exécutants coupables de lèse-majesté. Quelques chrétiens critiquèrent ouvertement le pouvoir impérial, tel Procope qui cita ce vers d’Homère : « Il n’est pas bon qu’il y ait plusieurs chefs : qu’il y ait un seul chef, un seul roi » au moment où on lui ordonna de faire des libations aux quatre empereurs ; cette critique de la tétrarchie lui valu d’avoir la tête tranchée492. Eusèbe cite également le cas d’une chrétienne qui, après avoir été arrêtée à Gaza pour avoir assisté à une réunion clandestine, fut soumise à la torture par le juge parce qu’elle avait ouvertement critiqué l’empereur d’avoir délégué son pouvoir à des magistrats aussi cruels493. Bien qu’arrêtée pour cause de christianisme, ce sont finalement ses paroles contre le pouvoir impérial qui entraînèrent sa condamnation. La rédaction de libelles outrageants pour les empereurs fut également imputée à des chrétiens. Or, ce délit entrait dans la catégorie des crimes de lèsemajesté494. Sévérianos et Ariston, respectivement chantre et lecteur de l’évêque Athénogène, exaltés par le martyre obtenu par des fidèles, s’exhortèrent mutuellement et allèrent à Sébastée se présenter devant le gouverneur auquel ils remirent un libelle signé de leurs noms « contenant beaucoup d’insultes contre les empereurs et les césars parce qu’ils persécutaient les chrétiens de 487

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Paul, Sent. V, 29, 2 indique qu’aucune dignité n’exonère de la torture celui qui se rend coupable de lèse-majesté. J. Moreau, La mort des persécuteurs, T2, p. 281. Eusèbe, Mart. Pal. 4, 8-10. Ibid. 5, 3 (recension longue). Ibid. 9, 4-5. Ibid. 1, 1. Ibid. 8, 4-5. Comparer avec les Ac. Taraque, Probus et Andronicus qui sont émaillés d’injures proférées par les trois chrétiens contre les dieux, les empereurs et le gouverneur. Tacite, Ann. I, 72, 3-4 ; voir aussi IV, 34-35 ; Suétone, Aug. 55 ; Dion Cassius, Hist. rom. LVI, 27, 1.

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manière impie »495. Le procès-verbal de la condamnation d’Ariston le présente comme « un libelle inconvenant (ëéâåëëïí Tôïðïí), qu’il n’est permis à aucun homme religieux ni d’entendre, ni de dire »496. L’ouvrage affirmait notamment qu’il fallait brûler les temples497. Dans un premier temps, Ariston et Sévérianos avouèrent avoir conjointement rédigé ce libelle, mais tandis qu’Ariston resta fidèle à sa déclaration, Sévérianos, cédant sous la violence de la torture, accusa Athénogène de leur en avoir suggéré la rédaction, puis d’en être le véritable auteur ; eux deux avaient seulement été chargés de le remettre au gouverneur498. Bien que le gouverneur ne semblât pas dupe de la dénonciation du chantre, Athénogène fut jugé coupable d’avoir écrit ce libelle et Sévérianos fut brûlé vif avec l’évêque pour l’avoir apporté au magistrat ; le document fut sur le champ détruit par le feu499. Un diacre africain nommé Félix rédigea lui aussi une « lettre diffamatoire » (famosam epistulam) sur l’empereur Maxence qui avait pris le pouvoir en Italie et en Afrique en 306500. Ce pamphlet fut rédigé au moment où l’Afrique était passée sous la domination de L. Domitius Alexander qui avait fait sécession et pris le titre d’Auguste en 308. Le diacre fut mis en accusation après la reconquête de l’Afrique par Maxence. Il se réfugia auprès de Mensurius, évêque de Carthage, qui fut convoqué par l’empereur (à Rome ?) pour s’expliquer de son refus de livrer Félix ; sa cause fut entendue et il fut autorisé à rentrer à Carthage501. Félix s’était senti libre de rédiger son libelle à un moment où Maxence n’exerçait plus son autorité sur l’Afrique. La critique du « tyran » fut facilement interprétée comme un signe d’allégeance à l’usurpateur, ce qu’elle était peut-être. La connotation politique fait apparaître les poursuites engagées contre Félix et Mensurius comme des

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Pass. Athénogène 22. 23. Ibid. 26. Ibid. 23. Ibid. 25. 31. Ibid. 36. T. D. Barnes, « The Beginnings of Donatism », JTS 26 (1975), p. 18-19 pense que le « tyrannus imperator » visé par le pamphlet de Félix était Maximien, le père de Maxence, qui abdiqua en 305. L’auteur estime qu’Optat, qui relate l’affaire, n’aurait pas ainsi désigné l’empereur qu’il présente tout de suite après comme ayant mis fin à la persécution (I, 18, 1). Mais on imagine mal Maximien convoquer un évêque pour s’expliquer alors que le christianisme était officiellement proscrit. La difficulté à dater les événements entourant la fin de l’épiscopat de Mensurius conduit Y. Duval, Chrétiens d’Afrique à l’aube de la paix constantinienne. Les premiers échos de la grande persécution, Paris, 2000, p. 122-127 et 216-221 à douter de l’historicité de cet épisode. Il faut souligner que le pamphlet ne se présente pas comme une dénonciation de la persécution, mais comme la critique plus globale d’un empereur. La répression engagée par Maxence en Afrique après la défaite d’Alexander fournit un contexte historique convenable à l’enquête entreprise contre Félix. Optat, I, 17, 1-2.

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effets de la terrible répression que Maxence mena après la défaite d’Alexander502.

4.4.4 L’Eglise, société mystérieuse D’une façon générale, la suspicion devait toujours peser sur les communautés chrétiennes et ceci en raison de leur mode d’organisation. L’existence de l’Eglise, bien loin d’être optionnelle, faisait partie intégrante de la doctrine chrétienne, si bien que le chrétien ne répondait pas totalement à sa vocation s’il ne participait pas au rassemblement ecclésial. La célébration spirituelle du culte n’imposant aucune exigence spatiale, les chrétiens commencèrent à se réunir dans les maisons privées mises au service de la communauté. Les réunions de maisons furent ainsi le principal mode de rassemblement des chrétiens jusqu’au IIIe siècle. Il avait pour effet de placer le culte chrétien hors du cadre public dans lequel devait normalement s’épanouir l’expression religieuse. D’autre part, les réunions chrétiennes développèrent une tendance à la clandestinité à cause de la menace permanente des dénonciations et des persécutions. Le genre de vie inhabituel des chrétiens, leur refus de participer aux fêtes religieuses et d’honorer les empereurs, associés à la célébration marginale de leur culte amenaient les observateurs extérieurs à assimiler l’Eglise à une société souterraine et menaçante. Celse remarque que les chrétiens, toujours absents des fêtes publiques, évitent « d’édifier des autels, des statues et des temples » et que c’est là « le mot d’ordre convenu de [leur] association secrète et mystérieuse »503. Il dit encore qu’il lui semble scandaleux qu’« en cachette les chrétiens pratiquent et enseignent ce qui leur plaît »504. Tertullien, et Minucius Felix à sa suite, nous apprennent que les chrétiens étaient accusés de former des « factions illicites » (illicitas factiones)505. Or, la factio, parce que l’objet même de son existence était d’aller à l’encontre du consensus fondant l’ordre civique, était considérée comme le principal facteur de la seditio506. La rétorsion de Tertullien est entièrement fondée sur la description de la vie intérieure des communautés chrétiennes, ce qui montre bien que l’inquiétude des païens était inspirée par la présence dans la ville de

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Paneg. IX, 16, 1 ; X, 32, 6 ; Zosime, Hist. II, 14, 4 ; voir aussi Aurélius Victor, De Caes. 40, 19. Origène, CC VIII, 17. 21. Ibid. I, 3. Tertullien, Apol. 38, 1 ; 39, 1. 20-21 ; Minucius Felix, Oct. 8, 3 (voir 31, 6); voir aussi Origène, CC VIII, 15. Salluste, De conj. Catil. 34, 2 ; 51, 32 ; Festus, De verb. sign., s. Factio (éd. Lindsay, p. 76) ; Paul, Sent. V, 29, 2 ; voir aussi Cicéron, De rep. VI, fgt 3.

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ces rassemblements plus ou moins cachés507. La cité antique était très méfiante à l’égard des rassemblements privés qui, précisément parce qu’ils échappaient au regard public, semblaient naturellement dotés d’une force contestatrice. Les gens ainsi réunis s’inscrivaient potentiellement contre les valeurs et les usages de la cité. Il est d’ailleurs probable que les chrétiens aient quelquefois subi la stricte application des lois associatives romaines. La lex Iulia de collegiis n’autorisait pas la constitution de sodalités, de collèges ou d’hétairies parce que ces associations pouvaient facilement devenir des lieux de contestation politique et dégénérer en factions508. La création de tout nouveau collège était soumise à l’autorisation du Sénat et de l’empereur509. Les communautés chrétiennes, évidemment constituées sans l’accord des autorités, étaient facilement assimilables à des collèges illicites. Les chrétiens de Pont-Bithynie arrêtèrent de se réunir après que Pline eût interdit les hétairies dans la province sur l’ordre de Trajan510. Celse accuse les chrétiens de former ce genre de société illégale : Les chrétiens forment entre eux, au mépris des lois établies, des conventions secrètes. Parmi les conventions, les unes sont publiques, toutes celles qui se conforment aux lois, les autres sont occultes, toutes celles dont l’accomplissement viole les lois établies.511

L’identification des communautés chrétiennes à des factions illicites dont témoigne Tertullien doit être liée aux circonstances de son temps puisqu’il est le seul apologiste à en parler. Il est possible que la recrudescence de la répression antichrétienne sous le règne de Septime Sévère soit l’effet de la réactualisation de la législation associative par l’empereur après l’élimination

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Tertullien, Ad nat. I, 7, 19 parle des assemblées chrétiennes comme d’« assemblées secrètes » (arcanis congregationibus). Dig. XLVII, 22, 4 ; voir Suétone, Aug. 32, 2-3. Exemple de désordre causé par des collèges illicites chez Tacite, Ann. XIV, 17, 1-2 ; les meneurs furent accusés de « seditio ». L’association de secours mutuels de la cité libre d’Amisos est autorisée par Trajan tant qu’elle ne sert pas à « organiser des troubles et des réunions illicites » ; voir Pline, Ep. X, 93. Sur la restriction des collèges par l’état romain, voir W. Cotter, « The Collegia and Roman Law. State restrictions on voluntary associations 64 BCE-200 CE » dans Voluntary Associations, p. 74-89. Dig. III, 4, 1. Malgré la requête de Pline, Trajan refusa la création d’un collège d’ouvriers chargés de lutter contre les incendies à Nicomédie de peur qu’il ne devienne une hétairie et ne dégénère en faction ; voir Pline, Ep. X, 33-34. Ibid. X, 96, 7. Origène, CC I, 1. Celse considère les assemblées chrétiennes comme des associations d’entraide (PãÜðç) qui enfreignent la « loi commune » ; voir P. Mariño, « ¿ Los agapes cristianos como "colegios" dentro del derecho romano ? », RIS 33 (1975), p. 55-75 ; voir aussi R. L. Wilken, The Christians, p. 31-47.

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de Pescennius Niger et Clodius Albinus, ses concurrents au trône512. Le droit associatif permettait de définir l’illégalité des réunions chrétiennes et fournissait occasionnellement aux magistrats les moyens de les interdire. Il est tout aussi intéressant de cerner les représentations plus ou moins imaginaires qui accompagnaient la perception de ces communautés marginales par la population. Lorsque l’on examine les textes de près, on s’aperçoit que les Romains ont appliqué aux rassemblements chrétiens les notions péjoratives attachées à l’idée du complot. Une simple comparaison des propos antichrétiens avec les modèles littéraires transmis par les auteurs qui ont traité ce thème du complot (Cicéron, Salluste, Plutarque, Florus, Dion Cassius pour la conjuration de Catilina, Tite-Live pour les Bacchanales) permet de s’en rendre compte : 1. Les conspirateurs sont moralement corrompus et étendent leur perversion à ceux qu’ils entraînent dans leurs menées secrètes, surtout les femmes et les jeunes gens513. 2. La conspiration est constituée de gens dépourvus de culture et de noblesse514. 3. Les conspirateurs entretiennent le secret autour de leurs activités et organisent souvent des réunions nocturnes515. 4. Les conspirateurs se livrent à la débauche516. 512

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Dig. LXVII, 22, 1. A. Daguet-Gagey, Septime Sévère. Rome,l’Afrique et l’Orient, Paris, 2000, p. 402-411 ; « Septime Sévère », p. 14-22. Pline, Ep. X, 96, 7 où le gouverneur semblait s’attendre à ce que le serment des chrétiens ait eu pour objectif de « perpétrer quelque crime »; peut-être Pline avait-il le modèle livien des Bacchanales à l’esprit, voir R. M. Grant, « Charges », p. 161-162 ; Tertullien, Ad nat. I, 5, 1 (voir 4, 12-13) ; Minucius Felix, Oct. 9, 1. 4 ; Origène, CC III, 44. 50. 55. 59. 65. 71. 75. 78 // Cicéron, Catil. II, 4, 7-8 ; 10, 22-11, 24 ; Salluste, De conj. Catil. 14, 1-7 ; 16, 1-2 ; 17, 6 ; 24, 3 ; 43, 2 ; 52, 26 ; Plutarque, Cicéron 18, 4. 7 ; Dion Cassius, Hist. rom. XXXVII, 30, 2 ; Tite-Live, Hist. Rom. XXXIX, 10, 6 ; 13, 14 ; 15, 9. 12-13; comparer avec les sectateurs du manichéisme présentés comme oisifs, très vils et ayant l’esprit dépravé, Mos. et Rom. Leg. Coll. 15, 3, 1. 3. Minucius Felix, Oct. 5, 4 ; 8, 4 ; 12, 2. 7 ; Origène, CC III, 44. 50. 55. 59. 75 // Les auteurs accentuent le caractère abject de la conjuration de Catilina en insistant sur la participation des esclaves : Cicéron, Catil. III, 4, 8 ; 6, 12-14 ; Salluste, De conj. Catil. 24, 4 ; 30, 2 ; 46, 3 ; Plutarque, Cicéron 18, 5 ; Dion Cassius, Hist. rom. XXXVII, 33, 2 ; 35, 3. Cicéron, Catil. II, 8, 18 noircit le portrait des conjurés en s’en prenant à leur dignité alors qu’ils étaient, certes ruinés, endettés et désireux de se refaire une fortune, mais tout de même en majorité de noble origine ; voir Salluste, De conj. Catil. 20, 7. 13 ; 28, 4 ; 37, 4-11 ; Florus, II, 12, 3. 6. Pour les bacchants, voir Tite-Live, Hist. rom. XXXIX, 17, 6 (plébéiens et campaniens). Pline, Ep. X, 96, 7 (réunions avant le lever du soleil ; celles pour manger ensemble devaient avoir lieu le soir) ; Minucius Felix, Oct. 8, 4 ; 9, 4 ; Origène, CC I, 1. 7 (réunions et doctrine secrètes) ; VIII, 17 // Salluste, De conj. Catil. 20, 1 ; 27, 3 ; 42, 2 (comparer avec Plutarque, Publicola 4, 2) ; Dion Cassius, Hist. rom. XXXVII, 30, 1 ; 32, 3 ; Tite-Live, Hist. rom. XXXIX, 8, 4 ; 12, 4 ; 13, 5. 9 ; 14, 4. 6 ; 15, 6. 12 ; 16, 11; comparer avec Diodore, Bibl. hist. XXXIV/XXXV, 2, 24b (serment nocturne des esclaves révoltés). Justin, 1Apol. 26, 7 ; 2Apol. 12, 2 ; Dial. 10, 1 ; Théophile, Ad Autol. III, 4 ; Tertullien, Apol. 7, 1. 5 ; 39, 11 ; Minucius Felix, Oct. 9, 2. 6-7 // Salluste, De conj. Catil. 14, 7 ; 25, 1-4

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5. La conspiration est d’inspiration religieuse ou cautionnée par une idéologie religieuse517. 6. Les conspirateurs commettent un meurtre rituel pour sceller leur engagement (il est aussi quelquefois question d’un serment)518. Les soupçons de séparatisme qui pesaient sur les chrétiens ont assurément été amplifiés par le manque de visibilité sociale des communautés chrétiennes au cours des trois premiers siècles de leur existence. Les rassemblements chrétiens réunissaient toutes les caractéristiques de la conjuration. Il semblait qu’à l’instar de Catilina ou des bacchants, les chrétiens, liés entre eux par un engagement solennel, se concertaient secrètement pour renverser l’ordre établi. Leurs réunions correspondaient d’autant mieux à la définition de la conjuration que ce terme était employé par les auteurs latins pour désigner les complots internes qui mettaient l’Etat en danger. C’était évidemment le cas pour le complot de Catilina519. Tite-Live parle également des révoltes d’esclaves comme de « conjurations »520 et le mot et ses dérivés reviennent plusieurs fois sous sa plume pour qualifier les Bacchanales521. La caractéristique principale de la conjuration est d’être formée d’hommes et de femmes qui paraissent normalement intégrés dans la société. Ce sont des voisins, peut-être des

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(comportements personnels de Catilina et Sempronia) ; Florus, II, 12, 1 (Catilina). 6 (Fulvia) ; Tite-Live, Hist. rom. XXXIX, 8, 5-8 ; 11, 7 ; 13, 10. 13 ; 15, 3. 9. 12-14 ; 16, 5. 11 ; 17, 3-4 ; comparer avec Euripide, Bacch. 485-487 (les rites nocturnes sont un piège pour les femmes). La chose est évidente pour le christianisme et les Bacchanales. L’un des membres de la conjuration de Catilina, le préteur Lentulus, faisait valoir qu’un oracle sibyllin et la consultation des haruspices le désignaient comme le troisième Cornelius qui devait recevoir un pouvoir de nature royale à Rome, après Cinna et Sylla ; il affirmait que l’année 63 marquait la fin de Rome et de son empire parce qu’elle correspondait à la dixième année après l’acquittement des vestales et à la vingtième année après la destruction du Capitole (lors de la guerre entre marianistes et syllaniens), voir Cicéron, Catil. III, 4, 9 (voir IV, 1, 2) ; III, 5, 10 ; Salluste, De conj. Catil. 47, 2 ; Florus, II, 12, 8. Plutarque, Cicéron 17, 5 dit que les espérances de Lentulus furent éveillées par « de faux prophètes et des charlatans » qui utilisèrent des oracles qu’ils avaient forgés. Pline, Ep. X, 96, 7 (serment) ; Athénagore, Legatio 35, 1-6 ; Tertullien, Ad nat. I, 7, 20. 23 ; Apol. 7, 1. 5 ; 8, 2. 7 ; Minucius Felix, Oct. 9, 5 (serment et sacrifice) ; Origène, CC VI, 27 // Salluste, De conj. Catil. 22, 1-4 ; Plutarque, Cicéron 10, 4 ; Dion Cassius, Hist. rom. XXXVII, 30, 3 ; comparer avec Plutarque, Publicola 4, 1 et Diodore, Bibl. hist. XXXIV/XXXV, 2, 24b (serment et sacrifice) ; Tite-Live, Hist. rom. XXXIX, 8, 8 ; 10, 7 ; 13, 11. 13 ; 18, 3 (serment) ; dans le cadre du culte dionysiaque, le crime rituel est lié à la folie religieuse inspirée par le dieu, voir Euripide, Bacch. 737-747 (animaux). 750-756 (rapt d’enfants). 1122-1147 (humain). 1183-1185 (idée de consommer les restes dépecés de la victime humaine). Dans Philostrate, Vita Apoll. VII, 11. 19 le sacrifice humain est accompli dans un but divinatoire : il s’agit d’établir si la conspiration atteindra son but. Il est accompagné d’un serment (voir VII, 33). Salluste, De conj. Catil. 17, 1. 7 ; 23, 4 ; 24, 1 ; 27, 3 ; 36, 5 ; 37, 1 ; 39, 5 ; 40, 6 ; 41, 5 ; 43, 1 ; 46, 2 ; 47, 1 ; 48, 1. 4 ; 51, 10 ; Florus, II, 12, 4. 5. 11. Tite-Live, Hist. rom. XXII, 33, 2 ; XXXII, 26, 7. 10 ; XXXIII, 36, 1. 3 ; XXXIX, 29, 9 ; 41, 6. Ibid. XXXIX, 13, 13 ; 14, 4. 8 ; 15, 10 ; 16, 3 ; 17, 6 ; 18, 3.

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proches, amis ou membres de la famille, dont rien ne laisse penser qu’ils participent à un projet visant à semer le désordre dans la cité. Le conjuré est l’ennemi de l’intérieur, et il est d’autant plus redoutable qu’il est invisible. C’est pourquoi Cicéron parle de « guerre domestique et intestine » à propos de la conjuration de Catilina522. Salluste évoque la méfiance générale qui se répandit à Rome lorsque la rumeur de la conjuration commença à circuler523. Dion Cassius, faisant état des recherches menées par le consul, cite le cas de sénateurs qui entreprirent des enquêtes privées dans leurs familles pour débusquer les conjurés524. Dans le récit des Bacchanales de Tite-Live, la panique s’empare des sénateurs, non seulement à cause de l’intérêt public qui se trouve menacé, mais aussi « à titre personnel, dans la crainte que quelqu’un des leurs ne fût complice de ces crimes »525. Cécilius dit que les chrétiens forment « une foule de conjurés impies » (plebem profanae coniurationis) et se donne pour mission de révéler l’étendue de la « conspiration » (consensio)526. Ce modèle de la conjuration chrétienne, peut-être les mots eux-mêmes, ont certainement été empruntés au discours de Fronton. Cette présentation a pour effet de révéler ce qui a motivé le fameux rhéteur à écrire, et sans doute à lire publiquement, sa diatribe antichrétienne. Il se plut visiblement à jouer le rôle d’un nouveau Spurius Postumius ou d’un nouveau Cicéron en prenant la parole contre ce qui, à son époque, mettait la République en péril. Comme avec les bacchants et Catilina, l’intégrité de l’Etat se trouvait menacée, mais cette foisci, à cause de l’association secrète constituée par les chrétiens. Ce discours, qui prétendait mettre en pleine lumière le péril occulte que représentait le christianisme, apparaît comme la contribution de Fronton à la défense de l’Empire à un moment où celui-ci devait assurer son unité pour faire face à la peste et aux barbares. Les païens devaient sentir la force grandissante du christianisme. Tertullien en joue habilement pour montrer à ses lecteurs combien il était injuste de s’en prendre à des gens qui formaient une si grande partie de la population527. Il exagère sciemment pour frapper l’imagination de ses lecteurs, surtout lorsqu’il écrit que la force des païens serait négligeable face à la révolte 522

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Cicéron, Catil. I, 5, 11 (domesticum bellum) ; II, 13, 28 (bellum intestinum ac domesticum ; voir aussi Salluste, De conj. Catil. 5, 2) ; III, 6, 14 ; 12, 28 (domesticorum hostium ; voir aussi 7, 16). Comparer avec Mart. Philippe d’Héraclée 6 qui raconte que la destruction du lieu de culte chrétien d’Héraclée fut à l’origine dans la ville d’une « guerre domestique, d’une sédition soudaine et d’un désordre privé » (Bellum itaque domesticum et seditio subita fuit ac privata confusio). Salluste, De conj. Catil. 31, 2. Dion Cassius, Hist. rom. XXXVII, 36, 3-4. Sur le malaise entraîné par la répression, voir 41, 2. 4. Tite-Live, Hist. rom. XXXIX, 14, 4 ; voir aussi 16, 5. Minucius Felix, Oct. 8, 4 ; 9, 1. Tertullien, Apol. 1, 7 ; 37, 3-8 ; Ad Scap. 2, 10 ; 5, 2-3.

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vengeresse des chrétiens ou bien que la retraite volontaire de ces derniers entraînerait la désertification du monde. Mais un autre texte de Tertullien, dénué de considérations apologétiques, fait tout de même entendre que la réunion de tant de personnes suscitait une véritable inquiétude populaire. Le Carthaginois se fait en effet l’écho dans le De fuga de la crainte que les fidèles ressentaient sur le chemin des réunions lorsque l’atmosphère entre chrétiens et païens était tendue : « Vous dites en effet : Parce que nous nous rassemblons sans ordre, que nous nous réunissons tous en même temps et courons en grand nombre à l’église, nous craignons de perturber les païens et qu’ils se mettent à notre recherche »528. Les païens éprouvaient de l’hostilité pour ces gens dont la discrétion semblait masquer le nombre et cacher de sombres projets. Leur style de vie particulier, leur insoumission religieuse et politique et la volonté d’organiser leur vie religieuse en dehors du cadre public entretenaient cette représentation de la conjuration chrétienne. « Mais vous êtes des nôtres et vous conspirez contre les nôtres » reprochait-on aux chrétiens. Et l’idée qu’ils agissaient dans l’ombre contre les intérêts de la communauté était si bien acceptée qu’on les appelait « ennemis du peuple » (hostes populi)529. Etant donné le poids des soupçons qui pesait sur eux, il ne fut pas difficile d’attribuer aux chrétiens la responsabilité de l’incendie de Nicomédie qui endommagea une partie du palais impérial de Nicomédie (dont la chambre privée de Dioclétien) peu de temps après la publication du premier édit de persécution en 303530. Accusés d’avoir comploté contre Dioclétien et Galère, les chrétiens du palais furent impitoyablement recherchés et exécutés. Lactance accuse Galère d’avoir machiné cet incendie pour intensifier la persécution, mais cette présentation des faits rejette, de façon tendancieuse, la responsabilité imputée aux chrétiens sur l’empereur qu’il ne cesse de dénoncer comme le principal instigateur de la guerre faite aux fidèles. Nous ne trouvons pas d’éléments complémentaires chez Eusèbe qui ignore les causes du sinistre. Par contre, Constantin, qui était sur les lieux au moment des faits, le met au compte de la foudre. Même si cette version vient appuyer le thème apologétique d’un Dioclétien ennemi de Dieu et sourd à ses avertissements, elle semble mieux correspondre à la vérité historique. Mais bien que l’incendie fût provoqué par une cause naturelle, il n’en reste pas moins que les chrétiens furent aussitôt considérés comme responsables et dénoncés comme « ennemis publics » (hostes publici)531. Quinze jours plus tard, le feu prit à nouveau dans le palais. Il était de moindre ampleur et fut vite maîtrisé, mais la menace paraissait si

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Id., De fuga 3, 2. Id., Ad nat. I, 17, 3-4. Lactance, De mort. pers. 14, 2-7 ; Eusèbe, HE VIII, 6, 6 ; Constantin, Oratio 25. Lactance, De mort. pers. 14, 2 ; voir Arnobe, Adv. nat. I, 1 où il est dit que les chrétiens sont « haïs comme des ennemis publics ».

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réelle que Galère précipita son départ de Nicomédie, prétextant qu’il ne se sentait plus en sécurité dans le bâtiment impérial. L’Eglise fut encore considérée comme un véritable foyer d’opposition politique dans le cadre de la lutte pour le pouvoir entre Constantin et Licinius. Il était évident que le partage du pouvoir entre les deux hommes, issu de leurs victoires respectives sur Maxence et Maximin Daïa, devait aboutir à une lutte ouverte dont l’enjeu serait le contrôle de tout l’Empire. Il s’avère que la question religieuse entra dans l’ensemble des considérations qui les amenèrent à s’affronter. Licinius, bien que respectueux des décisions prises en 313 avec Constantin, ne marqua jamais la même sympathie que son collègue pour le christianisme. Les multiples privilèges que Constantin accorda à l’Eglise d’Occident conduisirent Licinius à se méfier des chrétiens qui vivaient dans ses états : les communautés chrétiennes lui paraissaient constituer le rassemblement des partisans de Constantin532. C’est la raison pour laquelle Licinius finit par prendre une série de mesures destinées à limiter l’influence des chrétiens dans les territoires qu’il commandait, sans doute à partir de 320, date à laquelle Constantin fut désigné au consulat avec son fils Constantin II, désignation qui rompait l’équilibre politique fondé sur le partage du consulat entre les deux empereurs et leurs fils533. Licinius interdit aux évêques de communiquer entre eux et de se réunir en synodes534. Il écarta ensuite les chrétiens de l’administration impériale et contraignit tous les soldats à sacrifier535. Les fidèles ne furent plus autorisés à se réunir pour célébrer le culte536. Les édifices cultuels furent ensuite fermés ou détruits et les évêques, considérés comme les leaders de l’opposition, devinrent l’objet principal des poursuites537. Toutes ces mesures furent abolies après la victoire finale de Constantin sur Licinius en 324. Eusèbe, en présentant l’intervention de Constantin contre Licinius comme une guerre de libération religieuse, exprime sans aucun doute ce que les chrétiens d’Orient (dont il faisait partie) ont ressenti lors de la victoire du « pieux empereur »538. Ce dernier a probablement profité de la sympathie que les fidèles éprouvaient depuis longtemps à l’égard d’un prince dont la politique avait été tellement favorable pour leurs frères d’Occident.

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Eusèbe, HE X, 8, 16. M. Besnier, L’empire romain, p. 373-374. Id., Vita Const. I, 51, 1-2. Id., HE X, 8, 10 ; Vita Const. I, 52 ; 54, 1. Ibid. I, 53. Id., HE X, 8, 14-17 ; Vita Const. I, 56 où il est dit que Licinius « dirigea ses attaques contre les évêques qu’il regardait comme ses pires adversaires, portant une inimitié spéciale contre ces hommes que le grand et pieux empereur traitait comme ses amis ». Id., HE X, 9.

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4.4.5 Espérances eschatologiques et révolution politique Le refus d’honorer l’empereur était une attitude de dissidence politique. L’abstention du sacrifice en sa faveur fut dès le départ conçu par l’autorité romaine comme une preuve irréfutable de christianisme539. Les chrétiens, contrairement à l’usage, ne juraient pas par le genius de l’empereur et ne lui accordaient aucun titre divin540. Mais contrairement à ce que l’on pourrait penser, les chrétiens n’ont pas été les seuls à être condamnés pour ce genre de faits. La répression s’est aussi abattue sur des Romains qui ont manifesté leur contestation politique en refusant d’apporter à l’empereur les hommages qui lui étaient dus. Suétone témoigne des poursuites dont furent victimes les membres des vieilles familles romaines qui marquèrent leur désaccord avec l’absolutisme oriental de Caligula. L’empereur condamna aux travaux forcés et à la peine capitale des nobles romains qui avaient critiqué sa politique de munificence ou qui n’avaient jamais juré par son génie541. Mais le témoignage le plus concret de ce type d’opposition politique à l’absolutisme impérial est certainement celui du sénateur stoïcien Thrasea Paetus tel qu’il est relaté par Tacite. Ce sénateur stoïcien n’avait jamais caché son désaccord avec la façon de gouverner de Néron. Héraut de l’indépendance sénatoriale, il opposait le modèle républicain au pouvoir tyrannique de l’empereur. Fidèle à la moderatio romaine, il se garda toujours de participer aux cérémonies qui accentuaient la dimension religieuse du pouvoir de Néron : il ne se rendait pas aux Juvénales, concours artistique institué par l’empereur au cours duquel il était acclamé comme un dieu ; il ne fut pas présent aux funérailles de Poppée alors que l’on décernait à celle-ci des honneurs divins ; chaque début d’année, il ne prononçait pas le serment solennel et n’assistait pas à la proclamation des vœux ; surtout, il n’immola jamais de victimes pour le salut du prince ; Thrasea protesta également contre les abus de pouvoir de Néron en boycottant les séances du Sénat542. Ses accusateurs lui reprochèrent de ne pas apprécier les succès du prince à leur juste valeur, grave incrimination puisque l’expression artistique était un élément à part entière du pouvoir politique chez Néron. Ils firent aussi valoir que « ne pas croire à la divinité de Poppée procède du même esprit que de ne pas jurer sur les actes du divin Auguste et du divin Jules ». Voilà donc Thrasea coupable de lèse-majesté. Son absence aux cérémonies officielles et son refus de sacrifier démontraient qu’il n’avait aucun souci de la conservation du prince. Enfin, son absence de la curie était interprétée comme une « sécession » (secessio) et une « dissidence » (pars) qui 539 540

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Pline, Ep. X, 96, 5. Tertullien, Apol. 32, 2-3 ; 33-34 ; Justin, 1Apol. 18, 1 ; 21, 3 ; Tatien, Oratio 4 ; 10 ; Théophile, Ad Autol. I, 11; Minucius Felix, Oct. 29, 3-5. Suétone, Caligula 27, 5. Tacite, Ann. XVI, 21, 1-2 ; 22, 1.

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menaçait l’Empire. En adoptant une telle attitude il se dressait « contre les institutions et les cérémonies ancestrales » et faisait « ouvertement figure de traître et d’ennemi public ». Ses ennemis présentèrent le sénateur comme un séparatiste (desciscentem) et le chef et l’instigateur d’une révolution (nova dux et auctor)543. Thrasea ne songea jamais à prendre les armes contre Néron, mais sa critique du pouvoir impérial et son retrait de la vie publique suffisaient à faire de lui un ennemi de l’Empire. Il ne manifestait aucune satisfaction de la paix répandue dans le monde, « considérait comme un désert les places, les théâtres et les temples » et « ne reconnaissait ni les décrets rendus ici, ni les magistratures, ni la ville de Rome ». Pour Marcellus Eprius, la mort, qu’il réclama au Sénat contre Thrasea, était la meilleure façon de concrétiser cette rupture avec une cité qu’il avait « rejetée depuis longtemps de son cœur et maintenant même de sa vue »544. Ayant appris la décision du Sénat, et après avoir disserté avec Demetrius le Cynique sur la nature de l’âme et la séparation de l’esprit et du corps, Thrasea se suicida en offrant son sang en libation à Jupiter Liberator545. On le voit, bien des points reprochés aux chrétiens ont été dirigés contre Thrasea. Son cas met en lumière l’arrière-plan moral des accusations proférées contre les opposants politiques. Ne pas sacrifier en l’honneur de l’empereur et ne pas participer à la vie publique était un grave délit qui plaçait celui qui s’en rendait coupable en situation de dissidence politique. Ce sécessionnisme était synonyme de « haine contre le genre humain » dans la mesure où la destinée de l’empereur était inséparable de celle de Rome. Ne pas reconnaître le pouvoir supérieur de l’empereur, sans l’aval duquel toute action en faveur de l’Etat ne pouvait être menée, revenait à rejeter Rome elle-même. Les chrétiens ont toujours prétexté de leur soumission au pouvoir impérial. Les apologistes du IIe siècle ont plaidé en faveur de leur cause en espérant que les princes intègrent le christianisme dans la défense de l’intérêt général. Mais les chrétiens ne se départirent pas non plus d’une certaine méfiance à l’égard d’un pouvoir derrière lequel ils discernaient des influences spirituelles négatives. Ils affirmaient qu’ils priaient pour l’empereur et payaient leurs impôts, mais ils condamnaient avec la même force de conviction la tyrannie dont ils étaient les victimes et le laxisme moral dans lequel baignait l’Empire, l’un et l’autre inspirés par les forces démoniaques546. Les païens ne manquaient sûrement pas d’être impressionnés par le caractère subversif de la doctrine chrétienne qui prônait la soumission aux autorités de ce monde tout en 543 544 545 546

Ibid. XVI, 22, 2-4 ; 28, 1-2. Ibid. XVI, 28, 3. Ibid. XVI, 34-35. E. Pagels, « Christians Apologists and "the Fall of the Angels" : An Attack of Roman Imperial Power ? », HTR 78 (1985), p. 301-325 ; voir aussi R. Turcan, « Le culte impérial », p. 1078-1080.

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proclamant la venue prochaine d’un nouveau royaume. Ce qui était du domaine de l’espérance pour les chrétiens apparaissait quelquefois comme un projet réel pour les païens, tant les croyants étaient convaincus que la rénovation de l’humanité s’inscrirait dans un cadre temporel. La royauté de Jésus faisait directement concurrence à celle de l’empereur, étant donné la place centrale du Christ dans la foi des fidèles et dans l’accomplissement des temps. En Judée, les Romains durent plusieurs fois faire face aux désordres engendrés par des prétentions royales et messianiques. Jésus lui-même pâtit de la défiance des autorités juives et romaines à l’égard des mouvements messianiques547. A Thessalonique, les disciples furent traînés par la foule en colère devant les politarques : « Ces gens qui ont soulevé le monde entier, criat-on, sont maintenant ici, … ceux-ci agissent tous contre les édits de César, disant qu’il y a un autre roi, Jésus »548. Les Thessaloniciens accusent clairement les chrétiens d’activité séditieuse et les menacent ainsi de tomber sous le coup de la loi de majesté. Il est nécessaire de souligner que c’est bien la focalisation de leur foi sur la personne de Jésus qui provoque la fureur de la population. Pline avait établi au cours de son instruction que les chrétiens adoraient le Christ comme un dieu. C’est pourquoi il força ceux qui comparurent devant lui à prononcer des paroles injurieuses contre le Christ (maledicerent Christo)549. Si le gouverneur s’était donné cette peine, c’est qu’il avait jugé que cet honneur religieux faisait concurrence à celui qui était dû à l’empereur. Des chrétiens se soumirent à cet ordre émanant des représentants du pouvoir impérial, mais d’autres s’y refusèrent promptement, à l’image de Polycarpe qui répondit au proconsul qui l’engageait à jurer par la fortune de l’empereur et à maudire le Christ : « Comment pourrais-je blasphémer mon roi qui m’a sauvé (ô’í âáóéëÝá ìïõ ô’í óþóáíôá ìc) ? »550. Les titres messianiques employés par l’évêque étaient dotés d’une forte connotation politique où les qualités normalement dévolues à l’empereur étaient attribuées au Christ. La fidélité absolue des chrétiens à leur divin maître et la certitude de son proche avènement avait quelquefois pour effet de faire naître les craintes d’une véritable sédition. Les Actes de Paul mettent en scène la conversion et le témoignage de Patrocle, l’échanson de Néron, qui devient chrétien après avoir été ressuscité grâce aux prières de l’Apôtre. L’empereur, qui avait appris la mort accidentelle de Patrocle, fut surpris de le retrouver vivant au palais. Son serviteur lui explique que c’est « le Christ Jésus, le roi des siècles » qui l’a fait revenir à la vie. Néron, inquiet, croit discerner une menace pour son pouvoir 547

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Mt 27, 11-14. 37/Mc 15, 2-5. 26/Lc 23, 1-5. 38 ; Jn 18, 33. 37. 39 ; 19, 12. 19-22. Le titre divin et messianique de « Roi des rois et Seigneur des seigneurs » est attribué à Jésus, Ap 17, 14 ; 19, 16 ; voir 1 Tim 6, 15. Ac 17, 6-7. Pline, Ep. X, 96, 5. 7. Mart. Polyc. 9, 2-3.

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dans le titre accordé à Jésus, ce que confirme Patrocle : « Oui, il renverse toutes les royautés sous le ciel, et il sera seul roi, il n’y aura pas de royauté qui lui échappera ». Après cette confession, Néron fait enfermer et torturer Patrocle et tous les membres de la maison impériale engagés au service de ce roi des siècles puis promulgue « un édit ordonnant que tous ceux qui seraient trouvés chrétiens et soldats de Jésus soient tués ». Néron, ayant fait comparaître Paul devant lui, demande : « Homme du grand roi, toi qui es livré à moi, pourquoi as-tu jugé bon d’entrer secrètement dans l’empire des Romains et d’enrôler des soldats relevant de mon commandement ? »551. L’intérêt de ce récit fictif réside, non pas dans les faits, issus de l’imagination de l’auteur, mais dans les conceptions populaires que l’œuvre véhicule à propos de l’espérance des chrétiens et de l’idée que les Romains se faisaient de la royauté du Christ. Ce que l’on pourrait a priori imputer à l’exagération romanesque se trouve confirmé par le témoignage plus sûr de Justin : Quant à vous, lorsque vous entendez dire que nous attendons un royaume, vous imaginez sans discernement que nous parlons d’un royaume humain, alors qu’il s’agit de celui qu’on partage avec Dieu, ainsi qu’il ressort des réponses que nous donnons à vos interrogatoires quand nous nous déclarons chrétiens, conscients que nous sommes de la condamnation à mort qu’un tel aveu nous fera encourir. De fait, si nous attendions un royaume humain, nous nous renierons pour éviter la mort et nous essaierions de nous cacher pour pouvoir combler notre attente ; mais puisque nous n’avons pas d’espérance pour le temps présent, peu nous importent nos bourreaux, et, du reste, ne faut-il pas, de toute, façon, mourir ?552

Les chrétiens étaient donc régulièrement interrogés sur le royaume qu’ils attendaient dans le cadre des poursuites judiciaires engagées contre eux. Les magistrats se donnaient la peine de vérifier les informations véhiculées par la rumeur à laquelle Justin répond en disant que les chrétiens ne se livrent à aucune activité clandestine. Et si les agents impériaux jugeaient nécessaire de demander des précisions à ce sujet, c’est que la royauté du Christ était a priori perçue comme une réelle menace politique, en grande partie à cause de la détermination des chrétiens, d’emblée considérés comme des malfaiteurs, à rester fidèle à leur Maître. Cette loyauté était synonyme de fidélité à un système de pensée qui ne s’accordait pas avec les valeurs gréco-romaines de l’Empire. L’ambiguïté réapparaît lors de l’interrogatoire d’Alphée et Zacchée, martyrisés à Césarée en 303. Eusèbe, témoin oculaire ou lecteur de leurs actes, raconte qu’« après avoir confessé un seul Dieu et un seul Christ roi, Jésus, ils 551 552

Ac. Paul 14, 2-3. Justin, 1Apol. 11, 1-2. Comparer avec le récit d’Hégésippe relatant la comparution des deux petits-fils de Jude devant Domitien, dans Eusèbe, HE III, 20, 1-6. Les deux accusés sont interrogés « sur le Christ et sur son royaume, sur sa nature, le lieu et les temps de sa manifestation… ».

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eurent la tête coupée … comme s’ils avaient prononcé un blasphème »553. Pollion, arrêté et interrogé l’année suivante à Cibalis, suscite encore l’inquiétude du gouverneur Probus lorsqu’il évoque « les commandements du roi éternel » que les chrétiens s’appliquent à suivre en dépit des édits impériaux554. Quelques années plus tard, de nouveau en Palestine, le quiproquo fut encore plus flagrant. En 310, cinq chrétiens égyptiens furent arrêtés à Césarée alors qu’ils rentraient chez eux après avoir escorté un groupe de confesseurs déportés en Cilicie. Ces chrétiens comparurent devant le gouverneur Firmilianus et firent de mystérieuses réponses (d’inspiration biblique) aux questions qu’il leur posa. Lorsque celui-ci leur demanda de décliner leur identité, ils ne livrèrent pas leur patronyme de naissance mais dirent s’appeler Elie, Jérémie, Isaïe, Samuel et Daniel, signifiant ainsi « qu’ils étaient le Juif secret, l’authentique et pur Israël de Dieu ». Questionnant ensuite l’un des Egyptiens sur sa patrie d’origine, celui-ci lui répondit Jérusalem. Firmilianus ne comprit évidemment pas qu’il s’agissait de la « Jérusalem céleste » et il fit soumettre le chrétien à la torture pour savoir où se trouvait cette ville qu’il ne connaissait pas (la ville s’appelait Aelia Capitolina depuis Hadrien). L’Egyptien lui livra des indications dans le même goût mystique en disant « que c’était la patrie des seuls fidèles ; que personne d’autre, sinon eux seuls, n’en faisait partie, qu’elle était située du côté de l’Orient et vers le soleil levant ». Ces explications ne firent qu’augmenter l’alarme du gouverneur qui en vint à penser « que les chrétiens s’étaient peutêtre organisés pour eux-mêmes une ville ennemie pour combattre les Romains ; il se multipliait pour la découvrir et rechercher la susdite contrée vers l’Orient »555. Ce récit illustre parfaitement le décalage qui existait entre le sens donné par les chrétiens à leur espérance, centrée sur un royaume à venir mais déjà intensément vécu dans leur expérience présente, et la perception politique que les Romains projetaient sur elle, ne pouvant saisir toutes les implications d’une aspiration eschatologique étrangère à leur mentalité. Les chrétiens étaient certains que ce monde était appelé à disparaître et qu’il en viendrait un nouveau dans lequel ils régneraient aux côtés du Christ. La victoire finale des chrétiens s’accompagnerait du châtiment des impies, c’est-à-dire de tous ceux qui n’auront pas reconnu le seul vrai Dieu et qui auront porté la main contre les fidèles. Les apologistes dressent un tableau saisisssant du contraste entre la félicité dont jouiront les justes et les tourments qui affligeront les nations idolâtres et persécutrices. La contemplations de ces tourments par les justes prend sous la plume de ces auteurs des allures

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Id., Mart. Pal. 1, 5. Mart. Pollion 2. Eusèbe, Mart. Pal. 11, 5-12 ; voir aussi 11, 1k (version longue).

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d’activité vengeresse556. Une compréhension littérale de ce tableau pouvait également laisser planer le doute quant à la réalité d’une action violente de la part d’individus désireux de prendre leur revanche sur un monde dont ils étaient honnis. L’espérance de la seconde venue du Christ était fondée sur l’interprétation messianique des prophéties contenues dans les livres saints, en particulier les Ecritures juives dont la prestigieuse antiquité était considérée comme un gage absolu d’autorité. La lecture de ces écrits était relayée par celle d’ouvrages parallèles, tels que les oracles sibyllins juifs et chrétiens qui annonçaient le règne des justes et la destruction de Rome, symbole de l’oppression. Or, l’autorité romaine s’est toujours montrée méfiante à l’égard des ouvrages et des comportements prophétiques. Les pratiques oraculaires étaient liées de trop près à l’exercice irrationnel de la mantique. Les Romains se sont tout de même montrés respectueux de la démarche de leurs ancêtres qui avaient introduit dans la religion de la cité les prophéties contenues dans les livres sibyllins. Mais leur consultation était strictement interdite au public et seuls les quindecemvirs, chargés de la gestion des cultes de rite grec, étaient aptes à les recevoir, les consulter et les interpréter, et toujours en accord avec le Sénat et l’empereur557. Les empereurs savaient qu’un oracle interprété de façon tendancieuse était susceptible de soutenir les plus ambitieux projets politiques. Jules César en avait lui-même donné l’exemple puisqu’en 44 av. J.C., le bruit circula à Rome qu’il devait recevoir officiellement le titre royal en raison d’un vers sibyllin qui affirmait que seul un roi pourrait triompher des Parthes, contre lesquels il préparait une expédition558. Cette habile propagande du dictateur servait tout autant ses intérêts en politique intérieure. Auguste était conscient des abus qui pouvaient être faits en ce domaine et quelle menace cela représentait pour le pouvoir personnel qu’il parvint lui-même à mettre en place. C’est la raison pour laquelle il prit soin de faire épurer les oracles sibyllins et fit rassembler sous l’autorité du préteur urbain tous les recueils de prophéties grecs et latins qui circulaient dans l’Empire afin de les faire brûler et il interdit formellement qu’aucun de ces livres ne soit conservé à titre privé559. Tibère fut tout aussi réticent que son père adoptif sur cette question. Suite à la circulation d’un vers sibyllin qui annonçait la destruction de Rome, il fit à son tour examiner tous les livres contenant des traces de divination pour les expurger560. Il réprimanda également le quindecemvir Caninius Gallus pour avoir soumis à l’avis du Sénat l’intégration d’une nouvelle prophétie dans les 556

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Tertullien, De spect. 28, 1-2 ; 30, 2-7 ; Pass. Perpétue et Félicité 17, 2 ; 18, 7-9 ; Cyprien, Ep. 58, 10, 1. 11 ; Ad Dem. 24. Cicéron, De div. I, 2, 4 ; Dion Cassius, Hist. rom. LIV, 17, 2 ; Pline, Hist. nat. VII, 35, 1 ; XVII, 38, 3. Suétone, César 79, 4 ; Dion Cassius, Hist. rom. XLIV, 15, 4 ; Cicéron, De div. II, 54, 112. Voir aussi l’exemple de Lentulus, supra p. 484, n. 517. Suétone, Aug. 31, 1 ; Tacite, Ann. VI, 12, 2. Dion Cassius, Hist. rom. LVII, 18, 4-5.

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livres sibyllins sans l’avoir préalablement présentée à l’examen de ses collègues et, pour cette raison, fit recommencer la procédure561. Nous savons que Marc Aurèle relégua dans l’île de Syros un homme qui avait prophétisé durant la révolte d’Avidius Cassius, faisant de nombreuses révélations imputées à l’inspiration divine562. Cette mesure montre que la législation impériale correspondait à une menace réelle et l’événement explique peut-être le durcissement de la politique impériale à l’égard des superstitions étrangères opéré par Marc Aurèle. Justin nous apprend que les lecteurs des ouvrages d’Hystaspe, de la Sibylle ou des Prophètes étaient passibles de la peine capitale563. Le contenu apocalyptique de ces livres remettait en cause la domination romaine. Les livres juifs furent certainement proscrits après la révolte messianique de Simon Bar-Kosiba. Hadrien avait vraisemblablement saisi le rôle primordial que jouait les Ecritures dans l’attente du libérateur d’Israël (les partisans de Simon s’appuyaient sur une interprétation de Nb 24, 17 pour voir en lui le Messie) et c’est sûrement pour cette raison qu’il interdit aux Juifs l’étude de la Loi564. Cette restriction n’empêche toutefois pas Justin d’affirmer à Antonin et Marc Aurèle que les chrétiens continuent de lire ces ouvrages, qu’ils divulguent leur contenu pour convaincre les hommes de la Vérité et les propose même à l’examen des empereurs !565 De fait, les oracles de la Sibylle sont fréquemment cités par les apologistes chrétiens566. Cette propagande était connue des païens puisque Celse savait que des chrétiens utilisaient des vers interpolés de la Sibylle567 et mentionne même l’existence de « sibyllistes »568, qu’il inclut parmi les différentes écoles chrétiennes dont il avait connaissance. Peut-être s’agissait-il d’un groupe judéo-chrétien qui accordait une importance particulière aux oracles sibyllins (il les cite après avoir fait mention de chrétiens qui voulaient se soumettre à la loi juive), mais il 561

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Tacite, Ann. VI, 12, 1-3 ; sur les réticences de Tibère à propos des oracles sibyllins, voir I, 76, 1. Mos. et Rom. Leg. Coll. 15, 2, 5. Les prophéties étaient fréquentes au cours des guerres civiles, car elles apportaient une caution religieuse à ces luttes fratricides ; voir par exemple Cicéron, De div. I, 2, 4 ; Plutarque, Sylla 27, 12-13 ; Dion Cassius, Hist. Rom. XLI, 14, 4. Justin, 1Apol. 44, 12. Les textes de la Mishna et du Talmud se référant à l’interdiction par Hadrien de la circoncision, de l’observance du sabbat, de l’ordination des rabbis et de l’étude de la Loi sont cités par E. M. Smallwood, Jews, p. 464. Justin, 1Apol. 44, 12-13 ; voir 20, 1 où Justin renvoie déjà à Hystaspe et la Sibylle. Même démarche dans la Préd. Pierre, fgt 6 (=Clément, Strom. VI, 43, 1). Athénagore, Legatio 30, 1 ; Théophile, Ad Autol. II, 3 ; 36 ; Clément, Strom. III, 14, 2 ; V, 108, 6 ; 115, 6 ; Lactance, en particulier, accorde une grande valeur démonstrative à la citation des oracles sibyllins : Div.inst. I, 6, 6-17 ; 7, 13 ; 8, 3 ; 11, 47 ;14, 8 ; 15, 15 ; II, 8, 48 ; 10, 4 ; 11, 18 ; 12, 9. 19-20 ; 16, 1 ; IV, 6, 5. 9 ; 13, 21 ; 15, 3. 9. 15. 18. 24-30 ; 16, 17 ; 17, 4 ; 19, 5. 10 ; V, 13, 21 ; VI, 10, 4-5 ; 24, 25-29 ; VII, 19, 2 ; 24, 2 (voir encore infra p. 501); De ira Dei 22, 5-23, 11 ; voir aussi Constantin, Oratio 21. Origène, CC VII, 53. Ibid. V, 61.

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paraît plus probable que le mot soit une désignation péjorative utilisée par le philosophe pour dévaloriser l’utilisation de ces vers falsifiés par certains chrétiens. La foi en un retour imminent du Christ est l’une des données permanentes de la foi chrétienne des trois premier siècles. Les fidèles scrutaient impatiemment les signes annonciateurs de la Parousie. L’hostilité ambiante dans laquelle ils évoluaient ne faisait qu’exacerber leurs espoirs eschatologiques. Un événement comme l’incendie de Rome en 64 a certainement favorisé l’expression spontanée de leur espérance. La catastrophe qui s’abattit sur la Ville semblait correspondre au contenu des prophéties annonçant les cataclysmes de la fin des temps. Elle provoqua sûrement l’allégresse des chrétiens qui voyaient leur délivrance approcher alors que tout le monde autour d’eux se désolait. La réjouissance qu’ils manifestaient au milieu de la détresse générale témoignait puissamment de la haine qu’ils portaient au genre humain et a sans doute facilité leur désignation comme auteurs probables de l’incendie569. Le christianisme, rappelons-le, n’était pas encore nettement différencié du judaïsme au moment des faits. Or, il se trouve que dans la même période, en Judée, le terrorisme religieux des sicaires était en plein développement et que les mouvements messianiques se multipliaient570. Il n’aura pas été difficile lors de l’enquête menée après le sinistre de faire le rapprochement entre les chrétiens, adhérents d’une secte messianique, et les activités antiromaines de Judée qui, catalysées par des espérances religieuses de délivrance nationale, devaient conduire à la guerre deux ans plus tard. Les autorités romaines ont sûrement été amenées à apprécier la menace que représentait le christianisme pour l’ordre public à l’issue de l’enquête destinée à trouver les responsables de l’incendie. Néron n’a toutefois pas pu déclarer l’illégalité du christianisme dans un édit de portée générale, pour la bonne raison qu’au Ier siècle, l’empereur n’était pas doté des compétences juridiques qui le lui auraient permis. L’« institutum neronianum » dont parle Tertullien571, et qui a fait couler tant d’encre, ne peut donc pas être considéré comme une loi spécialement promulguée pour interdire l’existence des chrétiens dans tout l’Empire. Les actes de Néron ayant de toute façon été abolis après sa mort, on ne voit pas comment cette loi serait seule restée en vigueur. Il n’en reste pas moins que les chrétiens étaient dans le collimateur de la justice romaine puisque Pline savait que le simple fait d’être chrétien était punissable ; il ignorait seulement pourquoi572. C’est à cause de cette ignorance 569

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A. Giovannini, « Tacite, l’ "incendium neronis" et les chrétiens », REAug 30 (1984), p. 1318. E. M. Smallwood, Jews, p. 274-277. Tertullien, Ad nat. I, 7, 9. Pline, Ep. X, 96, 1.

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qu’il demanda conseil à Trajan. Malheureusement, l’empereur n’est guère plus loquace que son légat à propos du fondement juridique des poursuites contre les chrétiens. En l’absence de données plus précises que celles fournies par Tacite, Tertullien et la correspondance entre Pline et Trajan, les historiens sont réduits à formuler des hypothèses sur le substrat légal de l’action contre les chrétiens. Ce flou juridique était peut être dû au fait qu’il revenait au Sénat de prendre les mesures garantissant la sécurité publique à Rome et en Italie. Suite à l’enquête de 64, l’assemblée a pu être amenée à décréter par sénatus-consulte une interdiction générale du christianisme, comme elle l’avait fait contre les Bacchanales en 186 av. J.-C. ou contre les Juifs de Rome en 19 ap. J.-C. La décision du Sénat fut ensuite étendue aux provinces qui relevaient de son autorité (dont faisait partie le Pont-Bithynie) par l’intermédiaire de l’édit que les gouverneurs choisis par l’assemblée publiaient lors de leur entrée en charge573. Si la mesure d’interdiction visait plus spécialement le droit de réunion des chrétiens, comme cela fut le cas pour les bacchants574, on comprend pourquoi Pline, arrivant une cinquantaine d’années après la promulgation de l’édit et confronté à ce laconisme administratif, avait connaissance de la prohibition du christianisme, mais pas de ses causes. En tout cas, il avait été officiellement jugé que le christianisme représentait une menace pour l’ordre romain. Et Pline paraît conscient de la nature politique de l’opposition des chrétiens puisqu’il les oblige d’emblée à sacrifier par l’encens et le vin devant l’image de l’empereur. La Première Epître de Pierre, adressée à des communautés chrétiennes réparties en Asie, confirme le caractère politique de l’ostracisme dont étaient victimes les chrétiens. Elle atteste également de la permanence de l’état d’esprit qui amenaient les chrétiens à être perçus comme un danger pour la tranquillité de l’Empire. Les destinataires de la lettre étaient éprouvés à cause de l’hostilité manifestée par leur entourage. Le document nous livre l’axe principal de la critique proférées contre eux par les païens : ils étaient considérés comme des « malfaiteurs » (êáêïðïéïé)575. 1P 4, 15-16 appelle encore plus précisément le fidèle à ne pas souffrir « comme meurtrier, voleur, malfaiteur, ou comme se mêlant des affaires d’autrui » (©ò öïíå˜ò } êëÝðôçò | êáêïðïé’ò } ©ò Pëëïôñéåðßóêïðïò), mais plutôt comme chrétien. L’aspect politique de ces termes se trouve renforcé par le lien immédiat que l’auteur fait 573

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C’est l’intéressante hypothèse d’A. Giovannini, « incendium neronis », p. 18-22 ; voir aussi « L’interdit contre les chrétiens : raison d’état ou mesure de police ? », CCG 7 (1996), p. 112-129. Tite-Live, Hist. rom. XXXIX, 14, 7. La première mesure prise par Claude contre les Juifs fut également une interdiction de réunion (Dion Cassius, Hist. rom. LX, 6, 6). Le Sénat fut probablement associé à cette mesure, comme au temps de Tibère. 1P 2, 12 ; 3, 16. E. G. Selwyn, The First Epistle of St. Peter, Grand Rapids, 21981, p. 225, en admettant le mot « maleficus » comme l’équivalent latin de êáêïðïéüò privilégie le sens de « sorcier ». Mais rien dans l’Epître ne permet d’appuyer cette interprétation.

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en 2, 12-17 entre l’accusation et l’exhortation faite aux fidèles de se soumettre à l’autorité de l’empereur et de ses envoyés, les gouverneurs. Il est persuadé que le respect que les chrétiens démontreront à l’égard des autorités réduira au silence les calomnies, à condition qu’ils se comportent « en hommes libres, sans utiliser la liberté comme un voile pour [leur] méchanceté », ce qui signifie que la liberté apportée par la foi en Christ ne doit pas être un prétexte pour ne pas accepter l’autorité du roi et de ses délégués. Etre chrétien implique une réelle soumission au pouvoir du roi. Ceux qui ne se plient pas à cette exigence sont des hypocrites et risquent de laisser planer un doute quant à la sincérité de leur position. 1P 4, 15 est une énumération de termes couramment utilisés pour qualifier le brigandage, à l’exception du dernier, qui est un hapax absolu. Il s’agit étymologiquement de « celui qui surveille ce qui lui est étranger » et paraît désigner quelqu’un « qui fait preuve d’une curiosité déplacée et en conséquence d’un activisme illégitime »576. Il semble bien que des chrétiens se rendaient coupables d’un interventionnisme inconvenant au nom de leurs convictions religieuses. On ne peut évidemment pas cerner sous quelle forme ils agissaient, mais l’association du terme à ceux de meurtrier, voleur et malfaiteur conduit à penser que leurs comportements et leurs propos semblaient faire peser une violente menace sur la tête des païens577. Inutile de songer ici à une prise d’armes des chrétiens. L’espérance de l’achèvement des temps, inaugurée par la persécution, était suffisante pour inquiéter leur entourage. La lettre appelle les frères à être « toujours prêts à défendre (Pðïëïãßá) l’espérance qui est en [eux], mais avec douceur et crainte, en ayant une bonne conscience », c’est-à-dire sans laisser croire que le sentiment de confiance qui les porte à attendre la réalisation de leur délivrance corresponde à une action révolutionnaire dont ils seraient les agents578. L’auteur témoigne de la disposition des chrétiens en entretenant cette tension eschatologique : l’épreuve de la foi à laquelle sont soumis les fidèles précède de peu de temps l’apparition de Christ qui correspondra à l’accomplissement total du salut annoncé par les Prophètes579 ; « la fin de toutes choses est proche », le jugement est imminent et il doit commencer par la « maison de Dieu » avant d’atteindre les pécheurs580 ; le brasier qui éprouve les justes indique

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S. Bénétreau, La Première Epître de Pierre, Vaux sur Seine, 21992, p. 253-254. J. Moffatt, The General Epistles : James, Peter, and Judas, Londres, 1928, p. 158 et F. W. Beare, The First Epistle of Peter, Oxford, 1958, p. 167 pensent qu’il est ici fait référence à des agissements révolutionnaires. 1P 3, 15. Les vv. 13-14 impliquent que c’est à cause de cette espérance que les chrétiens sont maltraités, souffrent, qu’ils ont peur et sont troublés ; le v. 17, en disant qu’il est « mieux de souffrir en faisant le bien, si c’est la volonté de Dieu, qu’en faisant le mal » souligne l’ambiguïté attachée à l’expression de cette espérance. Ibid. 1, 6-13. Ibid. 4, 5. 7. 17-18.

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l’apparition prochaine de la gloire de Christ581. La mention de Babylone à la fin de l’Epître contribue également à accentuer l’attente de la fin des temps en identifiant Rome à la cité qui, dans les imaginaires juif et chrétien, symbolisait tout autant l’oppression que le jugement de Dieu sur les nations582. Les chrétiens d’Asie, dont nous savons qu’une grande partie était marquée par une mentalité judéo-chrétienne, entretenaient donc des idées et des attitudes très proches, sinon similaires, à celles qui avaient animé les chrétiens de Rome au moment de l’incendie. Le bouleversement universel qu’ils appelaient de leurs vœux pouvait facilement les faire paraître pour des agitateurs politiques. Et c’est encore ce type d’espérance eschatologique qui fut à l’origine des persécutions subies par les communautés asiates de l’Apocalypse. La lettre adressée à l’église de Pergame parle du « trône de Satan » qui est installé dans la cité583. Il est ici fait allusion à une réalité, attachée à l’identité de la ville, qui devait être évidente pour les destinataires de la lettre, mais qui reste énigmatique pour nous. Plusieurs propositions ont été faites pour identifier ce trône. Il peut s’agir du temple d’Auguste et de Rome, édifié pour le culte impérial en 29 av. J.-C., du grand autel de Zeus Sôter, immense bas-relief représentant une gigantomachie mis en place sur l’acropole pendant le règne du Séleucide Eumène II (197-159), du temple d’Asclépios (Pergame était le principal lieu de culte de ce dieu guérisseur), dont le symbole était un serpent, ou bien encore le tribunal du proconsul romain, dont la ville était le siège. Ces différents éléments peuvent conduire à comprendre le « trône de Satan » comme l’image de la ville elle-même parce que, en tant que haut-lieu de la religion grecque et centre régional du culte impérial, c’était ici que la persécution –la domination de Satan– se faisait le plus durement sentir584. Il est vrai que les chrétiens de Pergame sont félicités pour leur persévérance dans la foi malgré la persécution qui s’abat sur eux. Un certain Antipas est cité en exemple pour le « témoignage » de foi qu’il a maintenu jusqu’à la mort. Le fait que le trône de Satan soit encore mentionné en 13, 2 où le dragon (identifié à Satan en 12, 9) le donne à la Bête qui surgit de l’eau, c’est-à-dire l’empereur, montre que ce trône est associé au pouvoir impérial. Or, il est clair que les communautés de l’Apocalypse espéraient bientôt, au terme d’un bouleversement général, être délivrés de l’autorité persécutrice. Comme dans 1P, Rome est Babylone. Son jugement est déjà prononcé et sa chute prévue585. Le règne de mille ans attendu par les fidèles est directement opposé au règne 581 582

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Ibid. 4, 12-13. Voir Es 13-14 ; comparer avec Or. sib. V, 143. 159 ; II Baruch 11-12 et l’Apocalypse (infra n. 583). Ap 2, 13. Le catalogue de ces différentes propositions est fait par D. E. Aune, Revelation, T1, Dallas, 1997, p. 182-184. Ap 14, 8 ; 16, 19 ; 17, 5. 18 ; 18, 1-24.

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de la Bête « et des rois de la terre », tous défaits par le « Roi des rois et le Seigneur des seigneurs », tandis que ceux qui auront confessé Jésus jusqu’au bout seront associés à son règne586. Il est fort probable que le courant millénariste qui traversait les communautés de l’Apocalypse ait été interprété comme une opposition au pouvoir temporel de l’empereur. La persécution évoquée dans l’Apocalypse n’est pas directement liée à l’exigence qui leur était faite de se plier au culte impérial, comme on l’a trop souvent cru587, mais à la confession d’une espérance qui s’opposait à la puissance politique de l’empereur. La Première Epître de Pierre et l’Apocalypse montrent qu’il convient de tenir compte de l’attente eschatologique des chrétiens pour expliquer le rejet dont ils étaient l’objet588. La haine du monde prenait ici l’apparence d’un espoir appelé à s’inscrire concrètement dans l’Histoire. Les chrétiens étaient convaincus que le règne du Christ devrait, à un moment donné (le ðïsïí êáéñ’í de 1P 1, 11), interférer avec le pouvoir de l’empereur. La population et les autorités avaient tout lieu de s’inquiéter d’un tel état d’esprit. Ces dispositions étaient évidemment alimentées par les signes annonciateurs de la fin des temps que les chrétiens, conformément aux révélations du Christ, discernaient dans les catastrophes qui s’abattaient sur l’Empire et dans les persécutions qui leur étaient infligées589. C’est la raison pour laquelle l’espoir de la seconde parousie ne fut pas un trait particulier des premières générations chrétiennes. Dans la seconde moitié du IIe siècle, l’Asie fut fortement marquée par la ferveur eschatologique des montanistes. Montan, le fondateur du mouvement, prophétisait l’établissement prochain de la Nouvelle Jérusalem590. La prophétesse Maximilla, quant à elle, annonçait les guerres et les bouleversements des derniers temps591. La Passion de Jacques et Marien fournit une bonne illustration de l’état d’esprit dans lequel les persécutés se trouvaient. Elle relate que, sur son lieu d’exécution, Marien, 586 587 588

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Ap 19, 18-19 ; 20, 4. Voir par exemple, D. L. Jones, « Christianity », p. 1034. Les historiens ne s’accordent pas tous sur la datation de ces deux documents. Pour 1P, elle dépend en grande partie du crédit que l’on accorde à l’attribution pétrinienne. F. W. Beare, The First Epistle, p. 9-19 en fait un document contemporain de la persécution de Pline. F. G. Downing, « Pliny’s Prosecutions of Christians : Revelation and 1 Peter », JSNT 34 (1988), p. 105-123 joint l’Ap à 1P et les date de la même période. C. Lepelley, « Le contexte historique de la première lettre de Pierre. Essai d’interprétation » dans Etudes sur la Première Lettre de Pierre. ACFEB, Congrès de Paris 1979, Paris, 1980, p. 61-64 privilégie la période de Domitien. Mais l’épître témoigne d’un état d’esprit plus que d’une situation et le contexte d’hostilité qu’elle décrit existait assurément avant Domitien et Trajan. Pour l’Apocalypse, la plupart des hypothèses l’insèrent entre 70 et 90, voir D. E. Aune, Revelation, T1, p. LVILXX. Mt 10, 21-23 ; 24, 9/Mc 13, 9-13/Lc 21, 12-19. Eusèbe, HE V, 18, 2. Ibid. V, 16, 18.

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« rempli de l’esprit prophétique, annonçait avec confiance et force que le sang du juste serait bientôt vengé et les plaies de toutes sortes dont était menacé le monde depuis le haut des cieux, comme les épidémies, l’esclavage, la famine, les tremblements de terre et la souffrance d’insectes empoisonnés »592. Au début du IIIe siècle, un dénommé Jude, inconnu par ailleurs, écrivit un commentaire de Daniel dans lequel, après avoir établi une chronologie précise basée sur les soixante-dix semaines du livre prophétique, il fixait l’apparition de l’Antéchrist pour la dixième année de Septime Sévère (soit 202-203), « tellement, commente Eusèbe, la violence de la persécution (soulevée) contre nous troublait le plus grand nombre des esprits »593. Cet écrit révèle que l’angoisse suscitée par l’opposition créait un véritable espoir de délivrance eschatologique. C’est dans la même période qu’Hippolyte rédigea son traité intitulé L’Antéchrist dans lequel il affirme sa foi en la venue du dernier adversaire de Dieu et la chute de Rome (évidemment assimilée à Babylone) tout en se gardant d’identifier la personne qui se cache derrière le 666 d’Ap 13, 18 et sans avancer aucune date pour son apparition, ceci dans le but de calmer les inquiétudes qui traversaient les églises de son temps. Hippolyte commenta à son tour le livre de Daniel mais assura ses lecteurs que 5500 ans s’étaient écoulés entre la création du monde et la première venue du Christ alors que la création devait durer 6.000 ans ; il restait donc environ trois cents ans avant la parousie594. L’exégète raconte une anecdote révélatrice de l’atmosphère qui régnait alors dans les églises et des résultats qu’elle pouvait provoquer. En Syrie, un évêque entraîna les chrétiens de son assemblée, avec femmes et enfants, à la rencontre du Christ dans le désert. Beaucoup s’égarèrent sur les chemins et les montagnes et un tel déplacement finit par attirer l’intention du gouverneur qui s’apprêta à faire arrêter et exécuter pour brigandage toutes ces personnes errantes. Seule l’intervention de sa femme, convertie au christianisme, sauva les fidèles de la répression qui allait s’abattre sur eux595. L’attente de la parousie était susceptible de provoquer la réaction des autorités. L’histoire d’Hippolyte montre qu’elles étaient prêtes à intervenir contre une population nettement identifiée et coupable de troubler l’ordre public. Les chefs de communauté, entraînés par la conscience de leur responsabilité pastorale, avaient toujours tendance à donner un sens providentiel à la persécution pour encourager les fidèles à y faire face. Sans pour autant verser 592 593 594 595

Pass. Jacques, Marien 12, 7. Eusèbe, HE VI, 7. Hippolyte, Comm. in Daniel. IV, 23-24. Ibid. IV, 18. Hippolyte raconte aussi l’histoire d’un évêque du Pont qui, après avoir reçu trois songes, prédit le jugement dernier pour l’année suivante. Les chrétiens vécurent l’imminence de l’événement dans une grande crainte, passant leur temps dans la prière, certains allant jusqu’à abandonner leurs champs et à vendre leurs biens. La confusion s’abattit sur l’évêque et ses fidèles après que l’année fatidique se fût écoulée sans que rien ne se passe ; ceux qui s’étaient séparés de leurs biens furent contraints à la mendicité (19).

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dans les outrances de l’évêque de Syrie cité par Hippolyte, ils étaient naturellement portés à discerner les signes des temps dans les violences qui s’abattaient sur l’Eglise. Cyprien était persuadé que la persécution de Dèce annonçait l’apparition de l’Antéchrist et l’instauration imminente du royaume du Christ596. Et l’érudit Lactance, au plus fort de la tourmente, révèle à ses lecteurs païens, dans le livre VII des Institutions divines, les bouleversements prophétisés dans les Ecritures. Il utilise sans complexe les Sibylles et Hystaspe, auxquels il accorde une autorité quasi-équivalente à celles des Prophètes et de l’Apocalypse, pour dresser le spectacle saisissant de la fin des temps : les prophétesses s’accordent avec les oracles bibliques sur la destruction de l’ancien monde597, l’avènement glorieux du Christ, la disparition des faux dieux598, la résurrection des morts, le jugement dernier599, le règne des justes et la condamnation des impies600, l’établissement du règne de Dieu sur un monde régénéré où tous les rois de la terre adoreront et honoreront le « grand Roi »601. Elles confirment également les prophéties du mède Hystaspe pour lequel « le nom romain, par lequel le monde est aujourd’hui gouverné, sera chassé de la terre, et le pouvoir reviendra à l’Asie ; l’Orient dominera à nouveau et l’Occident sera réduit à la servitude »602. L’apologiste n’ a pas peur ici de se référer au prestige d’une figure appartenant au patrimoine religieux des Perses, ce qui était une démarche pour le moins délicate dans la mesure où les relations avec les Sassanides étaient tendues et le manichéisme, considéré comme un étendard de la religiosité perse, banni de l’Empire. Annoncer avec autant de force la chute de l’Empire en s’appuyant sur des ouvrages prophétiques prohibés par la loi, à une heure où le christianisme se heurtait mortellement à l’autorité romaine, pouvait apparaître comme une véritable provocation, presque comme un défi. Lactance ne s’y serait pas risqué s’il n’avait pas été guidé par la profonde conviction, partagée par toutes les générations chrétiennes précédentes, que le royaume du Christ allait bientôt s’établir sur cette terre aux dépens de Rome. Cette analyse de la « haine du genre humain » nous permet de mieux cerner les raisons des persécutions antichrétiennes. Nous pouvons constater que les précautions des chrétiens à l’égard des actes sociaux, qu’ils jugeaient entachés d’idolâtrie, et leur désintérêt pour l’engagement politique étaient à l’origine d’une absence interprétée par leurs concitoyens comme une hostilité latente. Ils 596 597 598 599 600 601 602

Cyprien , Ep. 58, 1-2. 7 ; voir 59, 13, 4. Lactance, Div. inst. VII, 16, 5-14. Ibid. VII, 18-19. Ibid. VII, 20. Ibid. VII, 23-24. Ibid. VII, 24. Ibid. VII, 15, 11 ; voir aussi 18, 2.

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posaient un regard très critique sur un univers dans lequel la religion étaient intimement liée aux activités sociales, économiques et politiques. La particularité du christianisme était de dissocier les dieux de ces activités et dans l’esprit antique, cela revenait à se dissocier de la cité elle-même. L’Evangile proclamait : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu »603. Les chrétiens se sont employés à respecter cette sentence, même au péril de leur vie. C’est pourquoi le sentiment populaire et la volonté politique se sont alliés pour ostraciser les chrétiens. La persécution, spontanée ou organisée, était la réalisation matérielle d’une séparation qui existait déjà dans les esprits, tant chez les chrétiens, qui vivaient spirituellement en exil sur cette terre, que chez les païens, pour lesquels le manque d’implication des chrétiens dans la cité était intolérable. C’est ce qui explique la volonté d’élimination physique manifestée dans les actions violentes contre les cimetières chrétiens, l’épuration progressive précédant la Grande Persécution ou bien encore les campagnes de pétitions organisées pendant le règne de Maximin Daïa. Le malaise conçu par la population à l’égard des chrétiens a été entretenu par le caractère clandestin du culte, surtout aux Ier et IIe siècles. Une aura de mystère devait toujours planer autour de cette doctrine constituée à partir de concepts étrangers à la culture gréco-romaine, certains d’entre eux, comme la vision de la fin des temps, pouvant susciter les plus vives inquiétudes. Une communauté qui souhaitait un tel bouleversement, et que l’on savait soudée par l’engagement solennel de ses membres, représentait forcément un danger pour la société et l’Etat. Les chrétiens ont subi un rejet du même type que celui dont furent victimes les bacchants et les néopythagoriciens. On croyait en effet que le serment d’initiation prononcé par les bacchants pouvait les conduire à se sentir plus liés à la secte qu’à la patrie (c’est là toute la menace de la coniuratio). D’autre part, la participation de nobles, de femmes et d’esclaves au culte bachique était une transgression manifeste de la rigoureuse codification sociale imposée par la cité romaine et cette confusion semblait faire planer une menace de déstabilisation générale604. Les sectes pythagoriciennes furent pareillement proscrites à Rome à cause des puissants liens de solidarité, certainement sanctionnés par un serment d’initiation, qui unissaient les membres des confréries et des activités secrètes de ces « loges » au sein desquelles on partageait un savoir ésotérique qui poussait souvent les adeptes à s’isoler socialement (ils ne consommaient ni viande ni alcool, par exemple)605. Et tout comme pour les chrétiens, l’opinion populaire soupçonnait les bacchants et les néopythagoriciens de commettre des actes répréhensibles. La proscription visait donc à éradiquer du corps social les

603 604 605

Mc 12, 17/Mt 22, 21/Lc 20, 25. G. Freyburger dans Sectes religieuses, p. 201-204. Ibid., p. 217-219 et 230-233.

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groupes anticonformistes considérés comme des sources d’instabilité et de désagrégation. Dans le cas qui nous intéresse, l’état romain fut amené à se rendre compte que le christianisme était doté d’une telle dynamique spirituelle qu’il n’était pas possible de le marginaliser. C’est la raison pour laquelle les autorités romaines prirent la décision officielle de le proscrire.

Conclusion générale Les apologistes du IIe siècle se sont efforcés de démontrer que les chrétiens étaient des individus comme les autres, qu’ils ne se livraient à aucune des monstruosités que la rumeur leur prêtait et qu’au contraire, ils vivaient en accord avec des règles de vie strictes basées sur un système idéologique rationnel comprenant assez d’éléments logiques pour trouver sa place au sein de la culture hellénique. Ces défenseurs du christianisme s’offusquaient du traitement particulier auquel les fidèles étaient soumis : pourquoi leur refusaiton le droit d’adorer leur Dieu alors que les autres populations de l’Empire adoraient librement les leurs ? Pourquoi les punissait-on alors qu’on ne leur reprochait rien d’un point de vue légal, sinon d’être chrétiens ? En résumé, les apologistes s’opposaient à ce que l’on fasse des chrétiens des êtres différents. Paradoxalement, si les chrétiens ont été si mal tolérés, c’est parce qu’ils ne paraissaient pas assez différents. Comme le disaient l’auteur de l’Epître à Diognète et Tertullien, les chrétiens vivaient dans le monde, au milieu de leurs contemporains et se livraient aux mêmes activités sociales que ces derniers, tant qu’elles ne contredisaient pas leur foi. Mais la population discernait chez ces concitoyens, non pas une autre norme, qui, dans l’absolu aurait pu représenter un mode de vie alternatif, mais une anomalie : les chrétiens n’étaient pas ce qu’ils paraissaient extérieurement. Le conflit entre christianisme et société païenne est lié à la confrontation d’un groupe doté d’une forte identité avec un monde dont le caractère permanent et fondamental était façonné par des valeurs séculaires. La définition de l’identité personnelle repose en grande partie sur une intériorisation du vécu social. Le rejet du chrétien était un effet de cette tension permanente qui existe au sein des groupes sociaux entre le regard porté sur soi et le regard porté sur l’autre. Le chrétien était victime de ce processus naturel de catégorisation sociale. Comme le dit Tertullien, Gaïus et Lucius peuvent être reconnus honnêtes et intelligents, le seul fait qu’ils soient chrétiens leur attribue une valeur négative1. Etre chrétien le remportait sur les autres éléments qui constituaient l’identité sociale de la personne (origines familiales ou ethniques, activités professionnelles ou politiques). L’analyse sociologique a repéré que le groupe d’appartenance a toujours tendance à se valoriser et à développer un esprit de corps dont l’effet immédiat 1

Tertullien, Ad nat. I, 4, 8-10 ; Apol. 3, 1-2.

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est de renforcer la cohésion communautaire. Mais cette impulsion interne est secondée par une tension externe tout aussi nécessaire à l’affirmation ou à la défense identitaire. L’identité du groupe, pour figurer son unité, ne peut s’empêcher d’attribuer une identité négative à l’« autre ». « En effet, l’identité ne se définit pas seulement par un ensemble de traits positifs (ceux que le groupe propose comme modèle), mais aussi par des traits négatifs à travers lesquels l’individu apprend par avance ce qu’il devra éviter. Ainsi, l’identité apparaît comme un système dynamique qui est le lieu d’une tension entre traits positifs et traits négatifs. Cette polarité vient souvent s’inscrire dans les relations entre identités groupales. L’identité négative projetée sur l’autre … permet de purifier, d’unifier et de conforter la communauté, débarassée ainsi des éléments refoulés ou jugés menaçants pour la cohésion sociale »2. L’hostilité antichrétienne se comprend comme un mouvement de réaction contre un groupe représentant une menace pour les valeurs et les structures identitaires de la cité. La conversion chrétienne était l’expression d’une mobilité religieuse qui remettait en cause l’héritage socio-culturel intégré par la majorité de la population et que le dispositif politico-religieux de la cité avait la charge de préserver. La réaction antichrétienne a revêtu des formes différentes qui pouvaient aller de la moquerie populaire jusqu’à la persécution ouverte, spontanée ou organisée. L’oscillation constante (et souvent complémentaire) entre mécontentement populaire et mesure politico-judiciaire montre bien que le christianisme faisait office de repoussoir destiné à faire valoir la légitimité des cadres sociaux et religieux traditionnels. Durant la période précédant la Paix de l’Eglise, les chrétiens ont souvent été les victimes de ce consensus social. Or, il apparaît que la situation des chrétiens s’insère parfaitement dans le schéma directeur de la persécution collective établi par l’anthropologue R. Girard. Selon cet auteur, la logique persécutrice comprend quatre stéréotypes3, auxquels nous pouvons faire correspondre les éléments qui ont conduit au rejet violent du christianisme. 1) Les grandes crises sociales entraînent un processus d’indifférenciation. Les frontières hiérarchiques et sociales s’estompent car toutes les catégories de personnes sont indistinctement touchées par le malheur. L’effondrement des institutions provoque la perturbation des échanges et l’effacement du culturel. Ce fut le cas lors des pestes, des catastrophes naturelles et des guerres (invasions barbares et conflits civils) qui frappèrent l’empire romain aux IIe et IIIe siècles. 2) La foule se mobilise autour d’accusations stéréotypées (crimes de violence, sexuels ou religieux) qui ont pour trait commun de porter atteinte au lien social et d’ébranler l’ordre culturel. Les chrétiens étaient accusés de 2 3

E. M. Lipiansky dans L’identité. L’individu, le groupe, la société, Auxerre, 1998, p. 146-147. R. Girard, Le bouc émissaire, Paris, 1982, p. 23-36.

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comploter, mais aussi de sacrifice rituel et d’anthropophagie. La débauche sexuelle qui leur était imputée supposait viol et pédérastie et l’onocéphalolâtrie évoquait la bestialité. 3) Les victimes de la persécution appartiennent à des catégories exposées (minorités ethniques et religieuses, défauts physiques, statut social). Les chrétiens étaient visés à cause de l’originalité de leur éthique et de leur culte. 4) La violence est exercée contre la personne ou le groupe jugés responsables de la crise. Les chrétiens étaient persécutés parce qu’ils n’adoraient pas les dieux de la cité et brisaient l’unité morale de la communauté (assurée par la romanitas). Les populations locales s’inscrivirent dans un processus de défoulement cathartique qui devait être plus fréquent qu’on ne l’imagine. Philostrate raconte comment Apollonius de Tyane conduisit un jour la foule d’Ephèse à lapider un mendiant (en réalité un démon, selon l’auteur) que le philosophe avait jugé responsable de la contagion qui accablait la cité ; il le livra à la vindicte populaire en le qualifiant d’« ennemi des dieux »4. Les persécutions étaient la concrétisation, sous forme d’expression violente, d’un sentiment d’antipathie à l’égard d’un « autre » groupe (la communauté chrétienne) que le groupe de référence (la cité). L’antipathie était d’autant plus forte que « l’autre » semblait faire partie du groupe de référence alors qu’en réalité, il en refusait foncièrement les règles. La condamnation dont les chrétiens furent l’objet ne fut pas qu’une action politique. La méfiance et la haine populaires ont joué un rôle fondamental dans le rejet du christianisme et il est clair que les préjugés conçus à son égard, mêmes les plus absurdes, ont été déterminants. « Adhérer à une rumeur, c’est manifester son allégeance à la voix du groupe, à l’opinion collective. La rumeur fournit une occasion au groupe de se compter, de s’exprimer : cela se fait en général sur le dos d’un autre groupe, de quelque bouc émissaire. L’identité se bâtit facilement par la désignation unanime de l’ennemi commun »5. Le groupe social réagissait contre le christianisme non seulement parce qu’il ne se reconnaissait pas dans cette expression religieuse (minorité religieuse, nouveauté et origine barbare, radicalité monothéiste), mais aussi parce qu’il se sentait menacé par elle (évangélisation conquérante, atteinte aux intérêts économiques et religieux [Ephèse, Pont-Bithynie, Alexandre] et aux repères sociaux [sacrifices, banquets publics, familia, culte impérial]). Les crimes attribués aux chrétiens légitimaient les actions entreprises contre eux. A cet égard, la rumeur remplissait parfaitement sa fonction déculpabilisante, bien qu’elle apparaisse clairement comme la projection sur le groupe rejeté des peurs (sacrifice rituel, anthropophagie) et 4

5

Philostrate, Vita Apoll. IV, 10. Ce récit est une illustration de ce que R. Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair, Paris, 1999, p. 83-99 (où ce texte est traité) appelle « un emballement mimétique dans le sens de la violence ». J.-N. Kapferer, Rumeurs, p. 124.

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des fantasmes (sexualité débridée) du groupe de référence. Ce processus d’ostracisme explique le rôle que les flagitia ont pu joué dans les poursuites judiciaires. Dans un monde où le sacré avait une place très importante, les chrétiens se sont trouvés être les agents victimaires d’un processus de sacralisation au cours duquel ils revêtirent tour à tour les aspects maléfiques (ils étaient jugés comme étant la cause essentielle des problèmes de la communauté) et les aspects bénéfiques (leur élimination expiait la souillure qu’ils représentaient). Trouver un coupable, surtout en période de crise, c’est mieux cerner le mal et déjà entreprendre sa résorption6. La persécution prenait dès lors l’aspect d’un rite collectif de purification dont le test de la supplicatio fut la meilleure expression. Les chrétiens des trois premiers siècles furent en fait les victimes d’un enchaînement ordonné de faits répondant à un modèle applicable à d’autres cas, comme les sorciers et les sorcières de l’époque médiévale ou les Juifs accusés d’avoir empoisonné les puits et les rivières durant la peste noire (1346-1353)7. Quelques unes des accusations proférées contre les chrétiens de l’Eglise primitive se retrouvent sous des formes presques similaires à d’autres époques et en d’autres circonstances. Nous voyons ainsi Adémar de Chabannes préciser dans sa Chronique que les chanoines de Sainte Croix d’Orléans, condamnés au bûcher en décembre 1022 pour « manichéisme », avaient été trompés par un paysan du Périgord « qui disait faire des prodiges et qui portait avec lui de la poussière de cadavres d’enfants »8. Selon Raoul Glaber, ces hérétiques affirmaient « que la débauche n’[était] pas un péché que sanctionne un châtiment vengeur »9. L’accusation portée contre les chanoines, contenue dans le cartulaire de Saint-Père de Chartres, décrit les réunions des hérétiques à l’aide d’une rhétorique qui rappelle Tertullien et Minucius Felix : ils se rassemblaient « certaines nuits » dans une maison pour invoquer les démons « chacun tenant des lampes dans leurs mains » et lorsque, soudain, le diable leur apparaissait, « toutes les lumières étant éteintes, chacun pouvait se saisir de la femme qui se présentait à portée de main pour en abuser, sans crainte du péché, important peu que ce soit une mère, une sœur ou une religieuse qui soit prise », ce genre de rapport sexuel étant considéré comme un acte de sainteté et de religion. Et si « un enfant naissait de cette immonde copulation … il était sacrifié par le feu le huitième jour, selon l’usage des païens d’autrefois. Les cendres étaient ramassées et étaient conservées, tout comme la religiosité chrétienne a l’habitude de conserver le corps du Christ, pour être données comme viatique

6 7 8 9

Ibid., p. 144. R. Girard, Le bouc émissaire, p. 7-21 et 69-83. Adémar de Chabannes, Chron. III, 59. Raoul Glaber, Hist. III, 8 (trad. d’E. Pognon, L’an mille, Paris, 31947, p. 99).

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aux malades sur le point de quitter ce monde »10. Marie-Antoinette, la reine étrangère (l’« Autrichienne »), fut officiellement accusée par le tribunal révolutionnaire, non seulement d’intelligence avec l’ennemi, mais aussi d’inceste11. Au XIXe siècle, les Chinois, les Tonkinois et les Annamites soupçonnaient les missionnaires catholiques venus d’Europe de pratiquer la magie et l’on mettait les calamités publiques au compte de leur présence12. L’accusation de meurtre rituel pesait toujours sur les Juifs au début du XXe siècle13. Parallèle tout aussi intéressant, bien que moins dramatique, les communautés pentecôtistes de Sicile sont aujourd’hui qualifiées par leurs adversaires d’« antres de sorcières et de putains », ce qui, au sein d’une société encore puissamment marquée par le modèle patriarcal, revient à souligner de façon péjorative l’émancipation des femmes qui, en rejoignant ces communautés, exercent « un pouvoir religieux féminin prohibé » (car depuis longtemps monopolisé par l’homme) et ne sont plus soumises au contrôle masculin du père, des frères ou du mari14. Les contextes ont beau être différents, il n’en reste pas moins que le sentiment populaire reste réceptif à tout ce qui permet de qualifier négativement l’objet exécré et de justifier la lutte contre lui. Les mentalités ont joué contre les chrétiens avant l’épée. Il en est pour preuve l’importance des délations populaires alors que Trajan avait interdit de rechercher les chrétiens. Ceux-ci se sont retrouvés au centre d’un faisceau de présomptions générées à partir des données culturelles de la conscience collective avant d’être officiellement proscrits. Il aura fallu que l’Empire connaisse une véritable mutation politique et sociale pour que les fidèles cessent d’être inquiétés par les populations et le pouvoir. L’impulsion déterminante de ce changement fut donnée par Constantin qui sut discerner dans le christianisme la force vive dont l’Empire avait besoin. Mais là encore, la conquête des esprits avait précédé la tolérance et les privilèges accordés par l’autorité impériale. L’Eglise avait subi les assauts successifs de la persécution sans jamais renoncer à son dynamisme conquérant. Elle avait réussi à maintenir et à développer un réseau de communautés réunissant des individus de races, de conditions et de sexes différents, tous assurés du même salut. Les succès du christianisme furent par ailleurs facilités par les faiblesses d’une tradition religieuse que ni le syncrétisme cultuel ni la réflexion philosophique (en l’occurrence, néoplatonicienne) ne parvinrent à régénérer, parce que la volonté fédératrice, exprimée par les élites politiques et intellectuelles, venait 10

11 12 13 14

M. Guérard, Collection des cartulaires de France, T1/1 : Cartulaire de l’abbaye de SaintPère de Chartres, Paris, 1845, p. 112. Exemple cité par R. Girard, Le bouc émissaire, p. 33. E. Le Blant, Les persécuteurs, p. 348-350 et 352. J.-P. Waltzing, « Le crime rituel », p. 205-207. H. Cox, Retour de Dieu. Voyage en pays pentecôtiste, Paris, 1995, p. 182-183.

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d’en haut. La Petite Paix de l’Eglise (260-303) se révèle une période clef, car une part importante de la génération qui s’inscrivit dans ce laps de temps fut gagnée au monothéisme radical et à l’éthique rigoureuse proposés par le christianisme. Constantin apporta le concours du pouvoir politique à une vision qui avait déjà fait de grands progrès dans la population (surtout en Orient). La christianisation de l’Empire était en marche et trouva son aboutissement dans la législation unificatrice de Théodose Ier qui imposa l’orthodoxie nicéenne comme religion d’état et interdit toute manifestation des cultes polythéistes. Le groupe de référence changea alors définitivement. Désormais, « l’autre », ce sera le païen ou l’hérétique.

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Document 1 : Graffiti découvert dans le tombeau du Viale Manzoni. Reproduit dans J. Carcopino, De Pythagore aux Apôtres. Etudes sur la conversion du Monde Romain, Paris, 1956, p. 94.

Document 2 : Reproduction du graffiti caricatural du Palatin par R. Garrucci dans Annales de Philosophie chrétienne 55 (1857), p.102.

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Document 3 : Copie de l’inscription de Didymes insérée dans les addenda du tome I du Corpus Inscriptionum Graecarum (n° 2883d), reproduite par H. Grégoire, « Les chrétiens et l’oracle de Didymes » dans Recueil de mémoires concernant l’antiquité grecque offerts à Maurice Holleaux, Paris, 1913, p. 81-82.

Abréviations AB AC AFLSHN AJA AJP AncW Ang ANRW AntChr APC Apocr Ath ATR Aug BAR BFLS Bib BibRes BICSUL BJRL BLE Byz CBQ CCG CCSL C&M CGITA ChHist CII CIL ConnHell CPh CPJ

Analecta Bollandiana L’Antiquité Classique Annales de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Nice American Journal of Archaeology American Journal of Philology The Ancient World Angelicum Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt Antike und Christentum Annales de Philosophie Chrétienne Apocrypha Athenaeum Anglican Theological Review Augustinianum Biblical Archaeology Review Bulletin de la Faculté des Lettres de Strasbourg Biblica Biblical Research Bulletin of the Institute of Classical Studies of the University of London Bulletin of the John Ryland Library Bulletin de Littérature Ecclésiastique Byzantion Catholic Biblical Quarterly Cahiers du Centre Gustave Glotz Corpus Christianorum Series Latina Classica et Mediaevalia Cahiers du Groupe Interdisciplinaire du Théâtre Antique Church History Corpus Inscriptionum Iudaicarum Corpus Inscriptionum Latinarum Connaissance Hellénique Classical Philology Corpus Papyrorum Judaicarum

514 CQ CrSt CSEL DACL DAGR DHGE DJD DSp DTC EC EstCl EstFr GCS GIF GLAJJ Helm Hist HSCP HTR HZ IPHO JAC JBL JECS JEH JETS JJS JQR JRH JRS JSNT JSS JTS MEFRA MGWJ MHA NTS OGIS POC P&P

Abréviations

Classical Quarterly Cristianesimo nella Storia Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum Dictionnaire d’Archéologie Chrétienne et de Liturgie Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines Dictionnaire d’Histoire et de Géographie Ecclésiastique Discoveries in the the Judean Desert Dictionnaire de la Spiritualité Dictionnaire de Théologie Catholique Les Etudes Classiques Estudios Clasicos Estudios Franciscanos Die Griechischen Christlichen Schriftsteller der ersten drei Jahrhunderte Giornale Italiano de Filologia Greek and Latin Authors on Jews and Judaism (M. Stern) Helmantica Historia Harvard Studies in Classical Philology Harvard Theological Studies Historische Zeitschrift Institut de Philologie et d’Histoire Orientales Jahrbuch für Antike und Christentum Journal of Biblical Literature Journal of Early Christian Studies Journal of Ecclesiastical History Journal of the Evangelical Theology Society Journal of Jewish Studies Jewish Quarterly Review Journal of Religious History Journal of Roman Studies Journal for the Study of the New Testament Journal of Semitic Studies Journal of Theological Studies Mélanges de l’Ecole Française de Rome (série Antiquité) Monatsschrift für Geschichte und Wissenschaft des Judentums Memorias de Historia Antigua New Testament Studies Orientis Graeci Inscriptiones Selectae Proche-Orient Chrétien Past and Present

Abréviations

Prud RAC RB RE REA RechAug RechSR REG REJ RevSR RHE RHPR RHR RILSL RIS RivBib RSCI RSLR SCO SH SIG SO SP SROC ST TAPA TDNT ThEv TU TWNT TyB TZ VCh VetChr VetTest WS WTJ ZAC ZNW ZK

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